La fabrication de l'ennemi - ou comment tuer avec sa conscience pour soi 9782221127360

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La fabrication de l'ennemi - ou comment tuer avec sa conscience pour soi
 9782221127360

Table of contents :
Du même auteur
Titre
Copyright
Préfacede Michel Wieviorka
Introduction
I. QU'EST-CE QU'UN ENNEMI ?
L'ennemi est un objet politique
Le droit de la guerre : mieux vaut porter un uniforme
L'ennemi est un autre soi-même
Une guerre juste : moyens acceptables, nécessité absolue, supériorité garantie
Les « marqueurs » d'ennemis
II. LES FIGURES DE L'ENNEMI :ESSAI DE TYPOLOGIE
L'ennemi proche : les conflits de frontières
Le rival planétaire
L'ennemi intime : les guerres civiles
L'occupé comme figure du barbare
L'ennemi caché ou la théorie du complot
L'ennemi absolu ou la guerre cosmique contre le Mal
L'ennemi conceptuel
L'ennemi médiatique
III. LA DÉCONSTRUCTIONDE L'ENNEMI
Vivre sans ennemi étatique : c'est difficile mais on y arrive
Sortir des guerres civiles : oubli, pardon, justice
Justice internationale : la justice des puissants
Ressorts de guerre toujours tendus
Conclusion

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« LE MONDE COMME IL VA » Collection dirigée par Michel Wieviorka

PIERRE CONESA

LA FABRICATION DE L'ENNEMI ou Comment tuer avec sa conscience pour soi

ROBERT LAFFONT

© Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2011 couverture : © Grove Pashley, Getty Images Dépôt légal : août 2011 ISBN e-pub : 9782221127360 Ouvrage composé et converti par Etianne composition

Préface de Michel Wieviorka La carrière de Pierre Conesa s'est faite pour l'essentiel dans l'univers de la stratégie militaire. Je l'ai personnellement connu dans les années 1990, lorsqu'il était un des directeurs de la Délégation des affaires stratégiques (la DAS) du ministère de la Défense, et qu'il m'a demandé de réfléchir aux nouvelles formes que revêt la violence dans le monde1. Je l'ai croisé ensuite à plusieurs reprises dans ses fonctions de directeur général de la Compagnie européenne d'intelligence stratégique, un important bureau d'études. Autant dire que lorsqu'il traite de la guerre et de la défense, de la violence et de la stratégie, Pierre Conesa sait de quoi il parle. Ce n'est pas un essayiste ignorant. D'où le choc, salutaire, qu'apporte ce livre, qui pulvérise à bien des égards non seulement les modes d'approche communément adoptés dès qu'il s'agit de la guerre et de la paix, mais les idées que nous pouvons avoir à propos d'innombrables situations dont nous croyons maîtriser intellectuellement les tenants et les aboutissants. On ne parlera plus de stratégie militaire, après la lecture de ce livre, comme on en parlait avant, on regardera autrement les situations concrètes, historiques, qu'il évoque. Nous sommes avec cet ouvrage au plus loin d'un manuel de stratégie, et Pierre Conesa aurait pu le présenter comme un véritable « anti-manuel ». Car il s'agit bien ici d'une rupture avec l'analyse stratégique traditionnelle, même amendée pour tenir compte de la fin de la Guerre froide qui apportait aux deux grands camps, l'Ouest et l'Est, une définition bien commode de l'ennemi. En amont du calcul, de l'élaboration de raisonnements militaires et diplomatiques, géopolitiques, si l'on veut, il se joue en effet, nous explique Pierre Conesa, des processus capitaux de fabrication de l'ennemi. Ce n'est qu'une fois celui-ci

identifié, désigné comme tel par ceux qui produisent et influencent l'opinion – les médias, le pouvoir politique, les intellectuels, les leaders religieux, etc.  – que la raison militaire se mettra éventuellement en marche, pour promouvoir les modalités jugées les mieux à même de l'anéantir ou de le soumettre. C'est donc un nouveau questionnement que propose Pierre Conesa, dont la démarche, singulièrement fructueuse, va consister à élaborer une typologie des modes de fabrication de l'ennemi, et une analyse des principaux procédés qui peuvent être utilisés à cette fin. Cette manière de réfléchir est ravageuse pour les idées reçues, car elle montre que le calcul stratégique s'appuie constamment sur des mythes, des idéologies, des mensonges plus ou moins délibérés, des connaissances inexistantes du terrain ou des acteurs concernés. Elle nous éloigne des penseurs stratégiques, même les plus prestigieux, comme Karl von Clausewitz. Elle rapproche par moments de Carl Schmitt, juriste et philosophe sulfureux qui considère que la définition de l'ennemi est la fonction première du politique. Même si Pierre Conesa s'en différencie en soutenant que la déconstruction de l'ennemi est aussi un processus politique. Avec l'auteur, les approches concrètes sur lesquelles se fondent bien des décisions stratégiques sont mises à nu. À la manière de Jean Baudrillard qui, paraphrasant une formule célèbre de Karl von Clausewitz, a dit que la guerre en Irak voulue par George W.  Bush constituait la poursuite de l'absence de politique par d'autres moyens. Pierre Conesa a une façon bien à lui de déconstruire ainsi la pensée classique. De façon systématique, il met en avant idées, remarques, constats précis qu'il illustre à chaque fois par un ou quelques exemples concrets, jamais en plus de quelques lignes, et sans renvoyer à de trop nombreuses références – son essai n'est pas une thèse universitaire, il n'en est pas moins rigoureux. Il peut se permettre un tel mode d'exposition, car pour chaque expérience évoquée brièvement, il maîtrise parfaitement le sujet, connaît bien le dossier, et pourrait argumenter de façon décisive. Je ne suis pas toujours d'accord avec lui, je trouve même qu'il y va parfois un peu fort, mais je suis dans l'ensemble comme emporté par la puissance de cette méthode, qui chez d'autres auteurs risquerait de passer pour pointilliste ou superficielle, alors qu'il s'agit d'illustrer de façon claire et nette un ensemble de points qui forment un raisonnement intégré à l'aide d'exemples sur lesquels chacun peut aisément s'informer plus en profondeur s'il le désire. La plume de Pierre Conesa est alerte, et même corrosive, trempée dans le vitriol – il ne fait pas de cadeau à la bêtise, aux faux-semblants, à l'idéologie, à la paresse intellectuelle ou au mensonge, il n'accepte pas le « deux poids deux

mesures », qui fait que l'on applique à d'autres, les ennemis, des modes de pensée que l'on n'accepte pas pour soi-même. En lisant ce livre décapant, on partage constamment la jubilation de Pierre Conesa qui, dix fois par page, nous dévoile clairement et implacablement les turpitudes intellectuelles de ceux qui contribuent à la fabrication des ennemis. Et une fois ce premier moment de plaisir épuisé, ou derrière nous, on a froid dans le dos. On se prend à réfléchir aux grandes affaires du monde contemporain, et à s'interroger sur tous ces gâchis meurtriers qu'un peu plus de réflexion, de raison et de sens de la justice permettrait d'éviter à l'humanité. Avec Pierre Conesa, la pensée stratégique a trouvé son intellectuel critique.

1 Cette réflexion, menée collectivement au sein du laboratoire que je dirigeai alors, le CADIS, a abouti à l'ouvrage Un nouveau paradigme de la violence ?, publié en 1998 par la revue Cultures et Conflits.

Introduction « Soyons enfin clairs. « Les Ouménés de Bonnada ont pour désagréables voisins les Nippos de Pommédé. Les Nibbonis de Bonnaris s'entendent soit avec les Nippos de Pommédé, soit avec les Rijabons de Carabule pour amorcer une menace contre les Ouménés de Bonnada après naturellement s'être alliés avec les Bitules de Rotrarque ou après avoir momentanément, par engagements secrets, neutralisé les Rijobettes de Billiguettes qui sont situés sur le flanc des Kolvites de Beulet qui couvrent le pays des Ouménés de Bonnada et la partie nord-ouest du turitaire des Nippos de Pommédé au-delà des Prochus d'Osteboule. « La situation naturellement ne se présente pas toujours d'une façon aussi simple car les Ouménés de Bonnada sont traversés eux-mêmes par quatre courants, ceux des Dohommédés de Bonnada, des  Odobommédés de Bonnada, des Orodommédés de Bonnada et enfin des Dovoboddémonédés de Bonnada. Ces courants d'opinion ne sont pas en fait des bases et se contrecarrent et se subdivisent, comme on pense bien, suivant les circonstances, si bien que l'opinion des Dovoboddémonédés de Bonnada n'est qu'une opinion moyenne et l'on ne trouverait sûrement pas dix Dovoboddémonédés qui la partagent, et peut-être pas trois, quoiqu'ils acceptent de s'y tenir pour quelques instants pour la facilité, non certes du gouvernement, mais du recensement des opinions qui se fait trois fois par jour, quoique selon certains ce soit trop peu même pour une simple indication, tandis que, selon d'autres, peut-être utopistes, le recensement de l'opinion du matin et de celle du soir serait pratiquement suffisant. « Il y a aussi des opinions franchement d'opposition, en dehors des Odobommédés. Ce sont celles des Rodobodébommédés, avec lesquels aucun accord n'a jamais pu se faire, sauf naturellement sur le droit à la discussion, dont ils usent plus abondamment que n'importe quelle autre fraction des Ouménés de Bonnada, dont ils usent intarissablement. » HENRI MICHAUX Face aux verrous 2 3

Comme le dit de façon si limpide Henri Michaux, identifier ses ennemis et ses amis est une mécanique indispensable avant de déclencher une guerre. Une fois

le conflit terminé, les belligérants tirent tous un bilan identique et négatif  : la guerre était bien la pire des solutions, mais une fois de plus les hommes y ont cédé. Il est donc logique d'essayer de comprendre comment se produit l'hubris guerrière qui amène les hommes à se massacrer légalement. Car la guerre est d'abord cela, une autorisation délivrée légalement de tuer des gens qu'on ne connaît pas (ou parfois qu'on connaît très bien, dans les guerres civiles), mais qui vont tout à coup devenir des gibiers à poursuivre et à détruire. La guerre est le moment « anormal » où le refus de tuer un ennemi peut être puni de mort. Autant le faire de bon cœur et être convaincu. L'objet de ce livre n'est pas d'identifier une méthode acceptable ou intolérable de tuer, mais d'analyser comment se crée le rapport d'hostilité, comment se construit l'imaginaire avant d'aller guerroyer. Avant même l'étude des formes de la violence quelles qu'elles soient, c'est la façon de les rendre légitimes et acceptables qui nous intéresse –  dans les démocraties, la guerre doit être « démocratique ». Les exemples de fabrication d'ennemis sont nombreux dans l'histoire. On a connu le « Péril jaune », géniale invention de Guillaume  II pour justifier la participation de l'Allemagne au dépeçage de la Chine ; la « perfide Albion », accusation française contre la Grande-Bretagne qui l'empêchait de coloniser en paix ; le « complot judéo-maçonnique des ploutocrates » qui fleurit dans l'entredeux-guerres, puis servit à justifier l'holocauste et les déportations avant de refaire sporadiquement surface... Mais la mécanique qui produisit ces mythes légitimant tant de guerres a-t-elle complètement disparu ? Le discours sur l'état de l'Union de George Bush, le 29  janvier 2002, désignant unilatéralement les trois pays de l'« axe du Mal », est un exemple contemporain de production artificielle d'ennemis par la plus puissante démocratie du monde. Aucun des trois États désignés (Irak, Iran et Corée du Nord) ne pouvait être soupçonné d'implication dans les attentats du 11-Septembre 2001, mais le président Bush annonçait au peuple américain, traumatisé par le terrorisme, la guerre contre... la prolifération des armes de destruction massive ! L'Europe, qui avait toujours été  unie contre l'ennemi soviétique, éclata en deux camps opposés. La « vieille Europe » voyait Saddam Hussein comme un problème, mais refusait de considérer que le dictateur de Bagdad justifiait une guerre ; la « nouvelle Europe » suivit Washington et s'associa à la guerre d'agression contre la « menace irakienne ».

En énonçant, en 1989, sa célèbre phrase « Nous allons vous rendre le pire des services, nous allons vous priver d'ennemi ! », Alexandre Arbatov, conseiller diplomatique de Mikhaïl Gorbatchev, a mis en évidence le risque de chômage technique du secteur stratégique occidental. Plus de menace mortelle ! Une paix véritable ! Pourtant les conflits et les menaces de guerre n'ont pas diminué en quantité – peut être un peu en gravité. Désormais régionaux, ils nous paraissent parfois incompréhensibles. Comment expliquer le conflit entre l'Équateur et le Pérou de 1997 pour une zone de forêt vierge inexplorée ? Ou la fermeture de la frontière entre l'Algérie et le Maroc, vieille de vingt-cinq ans, alors que l'union du Maghreb arabe est proclamée comme un objectif majeur dans la construction régionale ? Ou la célébration par la Bolivie de la « Journée de la Mer », pour commémorer la défaite de la guerre du Pacifique de 1833 et rappeler la revendication d'un accès maritime ? La belligérance trouve ses racines dans des réalités, mais aussi beaucoup dans des constructions idéologiques, des perceptions ou des incompréhensions. Cet  essai pose comme postulat que l'ennemi est une  construction. La relation stratégique, quand elle aboutit à la guerre, est un processus dialectique dans lequel l'action et l'image de l'un influencent l'image et l'action de l'autre. Contrairement à ce qu'on peut lire dans les manuels de relations internationales, la démocratie n'est pas par elle-même porteuse de paix, sinon les colonisations française et britannique n'auraient jamais eu lieu, les Américains ne seraient pas en Irak et les Israéliens ne coloniseraient pas les Territoires occupés. À l'inverse, toute dictature n'est pas belliciste. Le régime militaire du Myanmar ou le Portugal de Salazar en sont des exemples. Une dictature a simplement une plus grande facilité à se doter d'un ennemi  : qu'il soit intérieur comme pour la dictature militaire birmane ou extérieur comme pour les généraux argentins revivifiant la revendication sur les Falklands britanniques ; ou qu'il combine les deux comme le régime hitlérien désignant les Juifs, les races inférieures, les démocraties, la France, les communistes, etc., ou le stalinisme dénonçant les trotskistes, les boukhariniens, les espions, les ennemis de socialisme, les impérialistes... Mais les démocraties ? Poursuivons l'interrogation. Une image internationale se construit et se perpétue dans l'opinion selon des modalités qu'il faut disséquer  : ainsi l'Inde, la plus grande démocratie du monde, a définitivement acquis, avec le Mahatma Gandhi, le titre de « pays de la non-violence ». Cependant, elle a déjà mené six guerres extérieures –  quatre contre le Pakistan, une contre la Chine, une

intervention au Sri Lanka –, a vu assassinés trois de ses Premiers ministres, et a mené une attaque militaire comme opération de police intérieure contre le Temple d'Or d'Amritsar pour briser le nationalisme sikh. Étrange définition de la non-violence ! À l'inverse, la Chine, très souvent présentée comme une menace, semble surtout préoccupée par sa stabilité intérieure. Elle n'est intervenue depuis 1949 que dans deux conflits extérieurs (Corée et Inde) et une reconquête coloniale (Tibet). Les mêmes événements, les mêmes images, les souvenirs, les batailles, les mêmes dates ne donnent pas lieu aux mêmes perceptions et n'ont pas la même signification partout. Notre vérité de démocratie n'est que partielle. La création de l'État d'Israël est, pour les Juifs du monde entier, la fin d'une longue persécution qui trouva son paroxysme dans la Shoah, génocide commis par des Européens, mais qui n'a aucune signification dans les pays musulmans qui ont assez largement assuré pendant des siècles la protection et la sécurité aux Juifs chassés par la Chrétienté. Le retrait soviétique d'Afghanistan est analysé comme la victoire des  démocraties. Pour les islamistes, il est la démonstration de leur capacité à vaincre la plus grande armée du monde occupant une terre d'Islam. La remarque vaut également entre Européens. Jacques Droz dans un essai très intéressant4 explique les difficultés rencontrées par les historiens français et allemands pour écrire un manuel d'histoire commun quand il s'agit de déterminer les causes de la Première Guerre mondiale. On pourrait ainsi multiplier les exemples pour bien faire comprendre l'importance des termes et des perceptions réciproques dans la fabrication de l'ennemi. Pourquoi un ennemi ? Quel rôle social et politique joue-t-il dans les sociétés contemporaines ? Une identité doit-elle obligatoirement se construire contre « un Autre » ? Carl Schmitt considère que c'est la fonction même du politique. L'ennemi serait donc l'Autre, le mal, la menace, aussi indissociable de la vie que l'est la maladie... Il rend de multiples services. Il fait fonction notamment d'anxiolytique par sa responsabilité (réelle ou imaginaire) dans nos angoisses collectives. La fabrication d'un ennemi peut cimenter la collectivité, peut être une échappatoire pour une autorité en difficulté sur le plan intérieur. L'ennemi est absent des manuels essentiels de la stratégie militaire. Seule la guerre, présentée d'entrée comme une donnée, occupe les réflexions. Les historiens étudient a posteriori les facteurs objectifs qui ont provoqué les guerres et dont les hommes n'étaient pas obligatoirement conscients. Mais il faudrait aussi s'attacher à

comprendre comment se construisent les imaginaires de l'hostilité et identifier les marqueurs sociaux qui font l'opinion. Qui fabrique l'ennemi ? Depuis la Révolution française, le souverain n'est plus seul à décider de la guerre ou de la paix. La naissance des nationalismes et les conflits mondiaux du XX e  siècle supposent l'adhésion de l'opinion, facteur

essentiel de la mobilisation guerrière. L'explication des guerres par le jeu des marchands de canons ou par l'intérêt du grand capital est un peu courte pour couvrir la totalité des conflits actuels. Les organismes de réflexion stratégique dans les grandes démocraties, ceux que les Anglo-Saxons appellent les strategists, ont pour mission officielle de produire une analyse et un discours sur le contexte international et les menaces, de formater la puissance militaire indispensable pour faire face à celles-ci, et enfin, si nécessaire, de légitimer l'emploi de la force. L'ère qui suivit la fin de l'URSS les plongea dans un grand désarroi. « Qui vit de combattre un ennemi a tout intérêt de le laisser en vie », écrit Friedrich Nietzsche dans Humain, trop humain. Menacés de chômage technique, comme toute structure, les strategists ont produit tout au long de la décennie 1990 du concept et de l'ennemi qui, analysés avec le recul du temps, se révèlent étonnamment artificiels et circonstanciels. Fabriquer de l'ennemi suppose diverses étapes  : une idéologie stratégique donnée, un discours, des faiseurs d'opinion que nous appellerons des « marqueurs » et enfin des mécanismes de montée à la violence. Les « marqueurs d'ennemi », qu'il faudrait ajouter à la catégorie des marqueurs identitaires des sociologues, sont multiples et différents selon les types de conflits. Ce ne sont pas les plus fins analystes de la situation, mais les plus influents. Déroulède en France a plus pesé que Jaurès dans le premier conflit mondial ; Kipling et Pierre Loti ont largement convaincu l'opinion de la culture de l'impérialisme. Hollywood a produit quantité de westerns sur la conquête de l'Ouest, qui, longtemps, a été vécue par les spectateurs comme une grandiose épopée fondatrice, alors qu'il s'agissait de l'extermination systématique des tribus indiennes. Ailleurs, on aurait parlé de propagande génocidaire, dans ce cas, on parle de genre cinématographique... Si donc l'ennemi est une construction, il doit être possible d'en dresser une typologie, de définir les grands types de belligérances et leurs processus de fabrication. L'ennemi proche est le voisin avec lequel un différend frontalier crée le conflit qui se joue traditionnellement à deux. L'enjeu est un morceau de terre et la guerre une expropriation violente.

Le rival planétaire est le concurrent dans la rivalité des deux puissances se donnant une vocation mondiale, comme le furent la Guerre froide ou la rivalité des impérialismes dans la course à la colonisation. La guerre est une manifestation de puissance et un acte cynique d'autorité sur une carte. L'ennemi intime, c'est la guerre civile, l'Autre sur mon territoire, le massacre entre voisins qui semblaient jusque-là vivre en paix. Commencée dans les mots et jamais déclarée, elle finit par le meurtre par anticipation : tuer avant d'être tué ! La guerre civile est une épuration schizophrène. Le barbare, c'est ainsi que l'occupant considère la population occupée, composée de sous-développés qui ne comprennent que la force. La population occupée est l'ennemi, sorte de squatteur toléré dans la maison. La répression est une « pacification ». L'ennemi caché, puissance occulte censée tirer les ficelles et maîtriser le sort de populations entières, est une psychose engendrée par la « théorie du complot ». C'est la base de l'antisémitisme mais aussi des coups d'État militaires en Amérique latine contre les « communistes ». C'est une maladie auto-immune, c'est-à-dire que l'organisme se fait plus de mal à lui-même que n'en fait le virus. La guerre est une paranoïa violente qui refait régulièrement des métastases. La guerre du Bien contre le Mal ne se limite pas aux conflits religieux, elle est aussi celle des grands totalitarismes laïcs du XX e siècle. Les idéologies ont été aussi massacreuses que les religions. L'Autre étant « le Mal » voire « le Malin », la guerre doit conduire à son extermination complète à l'échelle de la planète, mais aussi à celle des traîtres et des comploteurs. La guerre est un exorcisme. L'ennemi conceptuel est le seul à la mesure de l'unilatéralisme, acte impérial de l'hyperpuissance, situation rare que le monde a connue sous la présidence de George W. Bush. Le dominant n'a pas d'ennemis à sa mesure, il ne peut se battre que contre des concepts dans une lutte globale. C'est la « guerre globale contre la prolifération et le terrorisme ». La guerre est une prophylaxie. L'ennemi médiatique, enfin, est le cas le plus récent dans le vide idéologique et stratégique de l'après-Guerre froide, envahi par la médiatisation, où l'image l'emporte sur le texte. Cette menace non stratégique est définie non par les institutions stratégiques mais essentiellement par des intellectuels médiatiques, des diasporas et/ou des humanitaires. Elle donne lieu à des actions militaires sans ennemi, avec l'envoi de casques bleus, seconde armée de la planète après celle des États-Unis. Vue d'Occident, la guerre est un psychodrame. Aucun des éléments de cette typologie n'est totalement pur et souvent les différents genres se mêlent dans un même conflit. Chacun des cas répond à des

caractéristiques stratégiques, se construit sur un discours spécifique avec des marqueurs propres et des signaux identifiables. Si l'ennemi est une construction, il doit être possible de le déconstruire. La plus importante originalité de notre époque est probablement la réconciliation historique de la France et de l'Allemagne après trois guerres dévastatrices entre deux ennemis qualifiés d'« héréditaires ». L'expiation de l'Allemagne est unique (peut-être parce que son crime est unique), elle n'a jamais été imitée par le Japon ni par aucun autre pays à la conscience lourde de massacres de masse. Le modèle de la réconciliation de deux ennemis traditionnels, malgré de nombreuses tentatives, n'a jamais été copié ! La construction de l'Union européenne, qui progresse par la négociation, en abandonnant certaines des compétences les plus régaliennes qui soient, n'était possible qu'à ce prix et reste, elle aussi, encore largement unique. Entité sans ennemi, l'UE tente difficilement de construire une défense commune. En matière de réconciliation entre ennemis héréditaires, d'autres signaux positifs s'allument ailleurs, telles la proposition de création d'une commission d'historiens arméniens et turcs pour travailler sur le « massacre » de 1915 ou l'amorce de réconciliation polono-russe. D'autres méthodes de déconstruction de l'ennemi ont été testées : expiation, amnistie, aveu, mémoire commune, justice... Elles ont connu des succès divers. Depuis les années 1980, au sortir des périodes de dictature et de guerres civiles, des mécanismes nationaux de déconstruction sont nés. En Espagne ou dans certains pays d'Amérique latine, les lois d'amnistie ont préféré l'oubli à la justice et à la punition, pour favoriser le retour à la démocratie –  mais la justice se rappelle régulièrement au souvenir des amnistiés. En Afrique du Sud, la commission Vérité et Réconciliation a instauré le pardon par la parole et privilégié la mémoire commune à l'oubli et l'aveu à la réparation. S'agit-il là d'une déconstruction durable ? Enfin, avec l'instauration de la justice internationale, le monde se charge de punir les coupables de crimes contre l'humanité ou de génocides. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, la justice internationale modifie les règles de sortie de conflit en se substituant aux mécanismes traditionnels de revanche ou de vengeance. Encore faut-il qu'elle ne reste pas limitée à la poursuite d'auteurs de massacres issus des pays pauvres ou dictatoriaux. Qui juge qui ? Ce livre est un essai écrit par un praticien enseignant. Il est donc une théorisation imparfaite et simplificatrice et son plus grand espoir serait qu'il

suscite débats et critiques.

2 Michaux (H.), Face aux verrous (1954), Gallimard, 1992. 3 Les notes sont regroupées en fin d'ouvrage. 4 Droz (J.), Les Causes de la Première Guerre mondiale : Essai d'historiographie, Le Seuil, coll. « Points », Paris, 1973, 187 p.

Livre 1

QU'EST-CE QU'UN ENNEMI ? L'ennemi est-il une nécessité ? Un des meilleurs analystes français, le général Éric de La  Maisonneuve, constatait avec cynisme  : « L'ennemi soviétique avait toutes les qualités d'un “bon” ennemi : solide, constant, cohérent. Militairement, il nous était semblable, construit sur le plus pur modèle “clausewitzien” ; inquiétant certes, mais connu et prévisible. Sa disparition entame notre cohésion et rend vaine notre puissance5. » La rupture née de la disparition de l'URSS a rendu inutile une des clés d'explication des guerres : la bipolarité a en effet servi pendant près de cinquante ans pour analyser presque tous les conflits. Les crises vécues depuis la fin du communisme ont toutes été locales (Yougoslavie, Somalie, Timor, Rwanda, Congo, Haïti, Afghanistan...) et les ressorts qui les animent méritent des explications régionales. Aucun paradigme global ne peut en donner une lecture facile sans expertise précise. L'histoire et la géographie reprennent leurs droits après l'hypnose cathartique de la Guerre froide. Il faudra donc revenir aux démarches traditionnelles d'identification de l'ennemi dans chacun des cas. Mais regardons d'abord ce qu'en disent les théoriciens, politologues, juristes, sociologues, stratèges...

5 La Maisonneuve (général de), « Société de stratégie », Agir, novembre 2002.

L'ennemi est un objet politique Dans le Léviathan, Hobbes oppose un état de nature préexistant à la société humaine dans laquelle la guerre est l'ordre naturel. Il suppose que les hommes agissent par la violence et que seule l'organisation commune les tient en respect. Il critique la conception aristotélicienne selon laquelle l'homme est un être politique. Celui-ci serait sociable par contrainte et pas par nature. L'ennemi est donc pour lui une donnée naturelle, théorie rapidement résumée par la formule célèbre : « L'homme est un loup pour l'homme. » La fabrication de l'ennemi est structurelle, puisque l'état de nature est celui de la « guerre de tous contre tous ». Dans cet état, les hommes sont gouvernés par le seul instinct de conservation. Originellement égaux, ils ont les mêmes droits sur les choses et les mêmes moyens pour les obtenir, par ruse ou violence. Chacun est seul juge des méthodes pour y parvenir, y compris la guerre. L'homme attaque avant d'être attaqué, pour anticiper le danger. La violence n'est qu'une anticipation de la peur contre la menace, réelle ou supposée. Hobbes ne se pose pas la question du processus de choix de l'ennemi, puisque la guerre est une situation normale. Rousseau, dans L'État de guerre 6, critique « l'horrible système de Hobbes » qui fait de la guerre l'ordre normal de la société humaine. C'est l'Institution de l'état social qui, au contraire, en mettant fin à l'état naturel, justifie la guerre et la rend quasi perpétuelle. Homme de son temps, Rousseau se place dans le cadre des relations d'État à État et prend comme référence la guerre de Sept Ans7. Les hommes ne sont ennemis que dans la situation circonstancielle des guerres entre États dont ils sont partie prenante comme soldats, pas dans l'état de nature ! Ces grandes théories fondatrices partent d'un présupposé de « nature humaine », bonne ou mauvaise. La persistance des guerres sous les formes les plus diverses suppose de chercher dans d'autres registres théoriques.

Les manuels fondateurs de la stratégie traitent de la guerre, pas de l'ennemi. Aussi étonnant que cela puisse paraître, la réflexion stratégique classique s'intéresse assez peu à l'ennemi avant la guerre. Chacun semble suivre Alberico Gentilis qui, au XVII e  siècle, dans De jure bellis, définit la guerre comme un conflit « armé, public et juste ». On ne discute pas de l'ennemi, puisque la guerre est « juste », donc inévitable. Nous sommes pourtant aujourd'hui dans une période historique sans risque stratégique grave, mais pas sans guerre. Alors ? La réflexion militaire s'intéresse à la façon de gagner la guerre. Jacques Antoine Hippolyte de Guibert dans son Essai général de tactique (1770) part du postulat de la guerre comme donnée. De même, pour le Prussien Clausewitz et le Suisse Antoine Henri Jomini, la question de l'origine des conflits leur paraît de faible intérêt, puisque leur ennemi identifié est structurel, c'est Napoléon. D'ailleurs, les deux stratèges ont combattu l'Empereur dans les rangs de l'armée russe, avant de regagner leurs patries respectives. Au XX e  siècle, Liddell Hart, marqué par les horreurs des tranchées,

consacre toute son intelligence à la bonne manière de gagner la Grande Guerre. Gaston Bouthoul, profondément horrifié par la Seconde Guerre mondiale, fonde en 1945 la « polémologie » comme discipline sociologique. En homme de son temps qui a vécu deux guerres mondiales et en partie la Guerre froide, la belligérance lui apparaît comme une permanence dans les sociétés des hommes, puisque le « Jamais plus ! » de l'entre-deux-guerres n'a rien empêché. Il construit son analyse sur ce qui lui semble les véritables ressorts de la violence guerrière dans le corps social. Il cherche à systématiser les causes de la guerre. Dépassant les causes immédiates politiques propres à chaque conflit, il tente une approche pluridisciplinaire du phénomène. Dans son Traité de polémologie 8, il s'intéresse au combattant qu'il appelle Homo Furiosis. Selon lui, ce ne sont pas des États ou des individus mais des convictions et des croyances qui rassemblent et mobilisent pour le conflit. La guerre naîtrait de volontés collectives et de valeurs sociales reconnues qui seraient les privilèges sociaux et symboliques du guerrier, la « condition guerrière », le sentiment de puissance, la divinisation de la guerre, le « sens de l'histoire », ou la régulation démographique qu'induisent les conflits... Bouthoul, à la différence de l'historien expliquant la guerre par une conjoncture particulière, veut trouver des causes structurelles. Il remarque que pour qu'un conflit éclate, il faut que « les passions belliqueuses » l'emportent, car l'affrontement ne se produit que si les populations concernées y adhèrent. Là encore, la responsabilité du nazisme, comme plus tard celle du communisme, dans

la conflictualité étaient évidentes. Mais l'analyse trop proprement étatique et européocentrique de Bouthoul ne prévoit ni les guerres de  décolonisation ni les guerres insurrectionnelles, révoltes contre l'injustice, ni les guerres civiles. La pensée marxiste simplifie considérablement les scénarios en posant un principe de guerre civile universelle et désigne la bourgeoisie comme ennemi absolu, « l'ennemi de classe ». Engels, dans Le Rôle de la violence dans l'histoire (1888), montre le caractère inéluctable et même indispensable de celle-ci pour la future dictature du prolétariat. Avec Lénine, dans L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme(1916), la guerre mondiale a une explication simple et systémique, à savoir les rivalités impérialistes, structurellement bellicistes, prolongation armée de la rivalité commerciale. Les bourgeoisies industrielles et financières qui ont légitimé la conquête coloniale poussent leur pays à la guerre contre le rival le plus dangereux. Ç'aurait pu être une guerre de la France contre l'Angleterre, ce fut contre l'Allemagne ! C'est la guerre expliquée par les marchands de canons. Les communistes eurent toujours des difficultés à penser les guerres de décolonisation, le tiers-mondisme et les non-alignés qui n'entraient pas simplement dans ces critères d'analyse. Ils furent encore plus désorientés par le conflit sino-soviétique, l'invasion du Cambodge par le Vietnam, puis la guerre des frontières entre Hanoi et Pékin. Des pays communistes ne pouvaient pas se faire la guerre ! Dernier grand stratège communiste et disciple de Sun Zu, Mao Zedong9 change les termes de la guerre, et s'intéresse à son ennemi, mais en bon marxiste. Dans le contexte de la révolution chinoise, il dessine une alliance mythique des quatre classes révolutionnaires contre la bourgeoisie chinoise et le camp impérialiste japonais et occidental. Devenu chef d'État, Mao change le paradigme international  : l'URSS, fidèle alliée du camp communiste, puissance anti-impérialiste des débuts, devient, avec le conflit idéologique puis frontalier (incidents sur l'Oussouri de 1967), l'ennemie classée à égalité avec Washington. Avant de devenir l'ennemie principale pendant la Révolution culturelle, dénoncée comme puissance révisionniste –  traîtrise majeure en matière de conflit idéologique. Enfin, à partir de 1971, Mao théorise un front uni mondial antisoviétique et anticapitaliste et définit la « théorie des trois mondes » où le tiers monde, guidé par Pékin, se dresserait contre les deux superpuissances. Raymond Aron, fasciné par le risque nucléaire définitif, consacre plus de place à la paix qu'à la guerre10, l'ennemi communiste ne posant pas de problème d'identification. Il ne se laisse cependant pas piéger par la mécanique du monde bipolaire et propose une typologie de différentes paix selon les capacités qu'ont les puissances d'interagir entre elles. Dans la « paix d'équilibre » les puissances

s'égalisent ; dans la « paix d'hégémonie » une nation prédomine sur les autres ; dans la « paix d'empire » un État puissant limite la libre autonomie des nations soumises. La « paix d'impuissance » est celle de la terreur ou de l'intimidation réciproques, née de la menace atomique. Il admet cependant que puisse s'installer une « paix de satisfaction », idéal où l'absence de guerre naît de l'absence de revendications. L'Union européenne se construisait pourtant sous ses yeux, mais la brutalité du conflit Est-Ouest semblait lui masquer l'originalité forte du traité de Rome. Les penseurs de la stratégie ont peu cherché à savoir comment une société déterminait ses ennemis, se limitant à reprendre systématiquement la formule devenue célèbre de Clausewitz  : « La guerre n'est que la continuation de la politique par d'autres moyens. » La formule est exacte mais présente deux limites. Elle est vraie tant qu'on s'intéresse aux conflits entre États ayant eu des relations politiques et diplomatiques, mais on ne peut l'appliquer aux guerres civiles, aux grands massacres, aux actes terroristes ou aux conflits religieux. Deuxièmement, la guerre nucléaire n'entre pas dans cette logique puisque, comme disait amèrement Sakharov  : « Une guerre thermonucléaire serait tout autre chose qu'une simple continuation de la politique par d'autres moyens : ce serait le moyen d'un suicide collectif ! » La réflexion stratégique actuelle n'apporte pas plus de réponse. La pensée militaire s'intéresse aux caractéristiques structurelles et stratégiques de l'ennemi, une fois celui-ci désigné. Ainsi les Military Balances, ouvrages de référence internationale de la réflexion stratégique, publiés par l'International Institute for Strategic Studies de Londres, recensent l'état des forces armées dans le monde, compris comme indicateur de menaces et de rivalités potentielles par la quantité des matériels et la puissance des systèmes militaires. Le budget américain a atteint en 2010, 708  milliards de dollars, c'est-à-dire près de trois fois les budgets militaires combinés de la Chine, de la Russie, de Cuba, de la Corée du Nord et de l'Iran, selon Winston Wheeler11. L'ennemi est donc sous-entendu, sinon, la superpuissance militaire américaine, largement dominante depuis 1991, représentant la moitié des dépenses militaires de la planète, serait perçue comme une menace universelle. Ce qu'elle n'est pas, en tout cas pour la majorité des lecteurs occidentaux. Pour les autres, on croit deviner la réponse... Les ouvrages des think tanks les plus connus comme le CSIS américain, l'ISS britannique ou l'IFRI français décrivent la situation internationale en fonction des appréciations idéologiques du moment. Le Ramsès 2002, ouvrage de

prospective stratégique annuel publié par l'IFRI, écrit en milieu d'année 2001, avant les attentats du 11-Septembre, ne consacrait aucun article au phénomène islamiste. Le terrorisme ou l'Afghanistan ont connu des effets de mode, selon qu'on décide de faire du premier une menace majeure alors que ce n'est qu'un moyen, et, du second, une mythologie, une épopée ou une menace... L'ennemi est un choix, pas une donnée. La véritable rupture est venue de l'école américaine, ou plutôt allemande. Carl Schmitt12 affirme qu'« est souverain celui qui décide de la situation d'exception13 ». C'est donc la nature même du politique que d'établir la distinction entre ami et ennemi. Le politique est « ce qui est censé être atteint, combattu, contesté et réfuté ». Une collectivité s'identifie par opposition à ce qui est son contraire. La guerre est donc l'acte politique par excellence, car pour exister soi-même, il faudrait, selon Schmitt, identifier son ennemi et le combattre. L'État est la forme la plus élaborée du politique parce qu'il a seul le pouvoir d'identifier et de nommer l'ennemi. Celui qui mène une politique pacifiste cesserait d'être une entité politique. Carl Schmitt est un homme de la république de Weimar. Selon lui, la Constitution démocratique du IIe Reich, exemple même

de parfait équilibre des pouvoirs, était totalement paralysante. Il souhaitait un renforcement de l'exécutif qui viserait à la remise en question du « Diktat de Versailles », opinion partagée par la quasi-totalité de ses concitoyens. Il accorda son soutien à Hitler qui annonçait ces objectifs. L'approche de Carl Schmitt et de ses successeurs s'ancre dans la théorie allemande du droit qui pense l'État. Mais audelà de la nécessité pour le politique de définir l'ennemi, Schmitt, en homme de son temps, ne se demande pas quels mécanismes contribuent au choix de l'ennemi. En revitalisant les théories du droit naturel et de la guerre juste, Leo Strauss régénère la querelle des Anciens et des Modernes. Il croit à l'existence de valeurs universelles et de vérités d'évidence. Il est apparu, peut-être à tort, comme un des fondateurs des certitudes des néoconservateurs américains14. Car son approche philosophique a été utile aux Krystol, Wolfowitz et autres inspirateurs de la diplomatie de G.  W.  Bush, prétendant incarner des valeurs universelles dans l'action internationale. Ces derniers reprenaient une tradition américaine du droit naturel, mélange d'optimisme et d'action. Avec Leo Strauss, ils trouvèrent une justification philosophique et morale à la notion de « guerre préemptive » par exemple, utilisée avec cynisme contre l'Irak. La conviction d'être le pays des valeurs les a amenés à justifier la force et la puissance. Leur bible fut le Project for a New American Century (PNAC) écrit dès 1997, qui énonçait le double

principe selon lequel ce qui est bon pour l'Amérique est bon pour le monde, et donc qu'il faut empêcher l'émergence d'un rival (peer competitor). La violente campagne de dénonciation que suscita l'opposition de la France, de l'Allemagne et de la Russie à la guerre en Irak démontre que certains penseurs de Washington considéraient ces trois pays dont deux alliés comme des « ennemis15 ». Rival, concurrent, ennemi : les catégories se mélangent. Si la théorie politique n'apporte pas de réponse précise sur les mécanismes de choix de l'ennemi, voyons ce que dit le droit international dont la violation peut constituer un casus belli et donc aider à identifier l'ennemi.

6 Rousseau (J.-J.), L'État de guerre, Actes Sud, coll. « Babel », Arles, 2000, 85 p. 7 La guerre de Sept Ans (1756-1763) est considérée comme une sorte de premier conflit mondial. Occasionnée par des conflits entre colons anglais et français au Canada, elle engagea l'Europe entière dans la guerre. France et Autriche, qui se faisaient la guerre depuis deux cents ans, s'unirent, alors que le roi de Prusse, Frédéric II, conclut une alliance avec l'Angleterre. 8 Bouthoul (G.), Traité de polémologie : sociologie des guerres, éd. Payot, coll. « Bibliothèque scientifique », Paris, 1991, 562 p. 9 Mao Tsé-Toung, La Guerre révolutionnaire (1936), éd. du Trident, Paris, 1989, 146 p. 10 Aron (R.), Paix et guerre entre les nations (1962), Calmann-Lévy, coll. « Pérennes », Paris, 2004, 794 p. 11 Wheeler (W. T.),The Wastrels of Defense : How Congress Sabotages U.S. Security, Naval Institutes Press, 2004, 278 p. 12 Schmitt (C.), Freund (J.), Steinhauser (M.L.), La Notion de politique : Théorie du partisan, Flammarion, coll. « Champs classiques », Paris, 2009, 323 p. 13 Schmitt (C.), Théologie politique : 1922, 1969, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », Paris, 182 p., p. 15. 14 Voir l'article de Corinne Pelluchon dans la revue Le Banquet, no 19, 2004. 15 Frum (D.), Perle (R.),An End to Evil : How to Win the War on Terror, Ballantine Books, 2004, 288 p.

Le droit de la guerre : mieux vaut porter un uniforme Le droit international est apparu avec l'émergence de relations internationales entre États modernes, entités politiques souveraines aux frontières reconnues. Traditionnellement, les conflits portent sur les limites ou l'existence d'un État. Le droit de la guerre pose alors deux problèmes : la définition juridique de la guerre et le statut de l'ennemi. La guerre se définit comme le conflit entre deux États dotés d'armées régulières. Elle passe par un acte volontaire : la déclaration de guerre, préalable à l'ouverture des hostilités. Dès lors, le soldat, porteur d'un uniforme, est intégré dans une hiérarchie donnant et recevant des ordres. Il devient pénalement irresponsable des morts qu'il cause dans les limites du droit de la guerre. Les militaires des deux camps sont donc à la fois soumis aux conventions de Genève de 1949 définissant les règles de protection des soldats et prisonniers de guerre et couverts par elles, et leur statut est garanti. Mais toutes les civilisations n'ont pas la même lecture du statut du prisonnier de guerre. Les Japonais, suivant la philosophie du Bushido qui exige que le combattant meure plutôt que de se rendre, ont considéré que leurs prisonniers de guerre ne méritaient pas de vivre : ils les ont laissés mourir de faim et de mauvais traitements. Cependant, la déclaration de l'état de guerre oblige l'État belligérant par exemple à reconnaître le statut de combattant à des insurgés ennemis. Dès lors, pour  contourner l'état de guerre, les techniques d'évitements sont nombreuses  : on parle d'« événements » (guerre d'Algérie), de « pacification » (guerres de décolonisation), de « mesures de police », de « lutte antiterroriste » (Afghanistan), voire d'« action préemptive » (Irak). Ces actions guerrières sont destinées à faire face à un « risque », une « déstabilisation », une « menace sur la paix », à défendre

des intérêts, garantir un libre accès, protéger des ressortissants... mais font perdre à l'ennemi son identité juridique. Il devient un « rebelle », un « terroriste », un « insurgé », un « extrémiste », un « agitateur »... Tous ces qualificatifs le placent dans un statut de droit minimum. En droit de la guerre, les civils sont une espèce générique qui doit s'interdire le port d'armes. Dans le cas contraire, on ne sait trop où classer le combattant armé sans uniforme. Il peut être traité comme un « criminel » et condamné sur la base du droit pénal  ou d'une législation spécifique. On peut aussi créer une catégorie juridique nouvelle. Les Américains, pour justifier la prison, la torture et la détention arbitraire de Guantanamo, ont inventé la catégorie de « combattant illégal », inconnue du droit international. La contorsion juridique est habile  : Washington explique que la guerre contre le terrorisme n'étant pas une guerre contre un État, les conventions de Genève ne s'appliquent pas à ces gens arrêtés à l'autre bout de la planète, avec ou sans armes. CQFD. Mais le droit est plein de ressources. Dans le procès contre Omar Khadr, fait prisonnier en Afghanistan alors qu'il n'avait que quinze ans et détenu à Guantánamo, les avocats de la défense font valoir que Khadr doit être considéré soit comme un enfant-soldat au regard de son âge lors de sa capture et donc pénalement irresponsable ; soit comme un combattant responsable de ses actes auquel on ne peut donc reprocher d'avoir tué un soldat (américain), cas fréquent dans une guerre. Les puissances occidentales, qui se veulent États de droit, tentent donc d'adapter le droit international pour légitimer les dommages collatéraux dans les guerres asymétriques. L'opération israélienne « Plomb durci » contre Gaza a fait environ 1 400 morts palestiniens pour 14 soldats de Tsahal tués. D'où la volonté d'Israël, soutenu par les États-Unis, la Grande-Bretagne et le Canada, de modifier les conventions de Genève qui différencient civils et combattants. Ce qui permettrait de tuer des civils « plus légalement ». Mais dans ce cas, comment juger l'acte terroriste ? Le droit de la guerre est donc pour le moment un acte unilatéral, applicable ou pas, selon la décision des États belligérants. L'État de droit est une notion à usage strictement interne ou à usage publicitaire quand on traite de questions stratégiques entre gens sérieux ! Bien que la Justice pénale internationale change un peu la donne depuis quelques années, le droit de la guerre est encore la justice applicable par le fort sur le faible. Les soldats du plus fort restent inatteignables, comme l'ont décidé les États-Unis en refusant de ratifier le traité de création de la Cour pénale internationale ! Depuis la guerre d'Irak, il faut étendre cette immunité aux compagnies privées de sécurité (quand elles sont américaines).

La définition de l'ennemi apparaît plus sociologique que juridique, sa fabrication doit répondre à une analyse de cette nature.

L'ennemi est un autre soi-même L'ennemi répond à un besoin social, il participe d'un certain imaginaire collectif propre à chaque groupe. C'est un autre soi-même qu'il faut « altériser », noircir, et rendre menaçant, afin que l'usage de la violence puisse apparaître légitime.

Un besoin identitaire : l'Autre Dans L'Illusion identitaire, Jean-François Bayart16 démontre que les faits politiques n'existent pas en tant que tels, mais comme objets d'interprétation, en fonction de « schèmes cognitifs, émotionnels, symboliques » propres à chaque société. L'espace politique est un « théâtre où comptent non seulement les actions des hommes, mais le retentissement de leurs actions et la façon dont elles sont comprises, perçues et interprétées ». Le processus de fabrication de l'ennemi entre parfaitement dans cette mécanique. René Girard analyse dans La Violence et le Sacré 17, le rôle du sacrifice dans des situations de crise pour dévier la violence collective vers un homme ou un animal. Le sacrifice préserverait ainsi l'unité du groupe. C'est le processus de la victime émissaire. Celle-ci est souvent choisie de façon à ne pas créer de risque de vengeance dans le groupe  : orphelin, vieillard, veuve, captif. En Iran chiite, les victimes désignées sont des Bahais parce que, prétendant eux aussi au retour d'un Imam caché, ils sont des concurrents directs qualifiés d'hérétiques par la hiérarchie au pouvoir.

La justice publique, qu'elle soit codée ou institutionnalisée, est mise en place pour sortir des vengeances tribales qui divisent. On peut penser que l'ennemi est celui qu'on va considérer comme un Autre menaçant. La guerre qu'on peut légitimement lui déclarer peut être analysée comme un rituel sacrificiel qui maintient, voire reconstitue, l'unité de la collectivité qu'elle soit nation, camp, église, alliance ou groupe ethnique. Dans Achever Clausewitz 18, René Girard évacue la question du choix de l'ennemi par une pirouette intellectuelle. Se plaçant dans le rituel religieux du christianisme, il renonce à analyser comment l'ennemi est choisi. Le sentiment d'hostilité, ce qu'il appelle la « passion guerrière », parvient toujours à déborder l'« intention hostile », c'est-à-dire la décision raisonnée de combattre. Girard finit par voir la guerre nucléaire comme la preuve de la justesse des visions apocalyptiques bibliques. Chaque groupe s'identifie par des signes symboliques d'appartenance  : uniformes militaires, discours de l'exaltation et de la différenciation, signes de reconnaissance, symboles, rites initiatiques. L'uniforme permet par exemple de classer les islamistes entre eux et de les différencier des non-musulmans  : les takfiristes portent le pantalon mi-jambe pour ne pas se salir en ramassant les souillures laissées par les non-musulmans (préoccupation qui semble ne pas concerner les femmes qui doivent porter un voile traînant par terre), ils portent aussi la barbe, parce qu'on suppose que Mahomet ne se rasait jamais, et des sandales en peau de chameau, comme au temps du Prophète. On retrouve d'autres rituels guerriers chez les hooligans du football ou dans les bandes de banlieues (tatouages, coiffures, vêtements, etc.). Chacun se positionne dans un lien hiérarchique qui l'intègre dans le groupe. La hiérarchie légitime les ordres qui garantissent la justesse du combat et l'impunité du soldat. Le groupe se reconnaît dans ses morts à la guerre à l'exclusion de toute troupe auxiliaire. A contrario, les monuments aux morts du temps de l'Algérie française ne mentionnaient pas les noms des soldats musulmans morts au combat, ceux des États-Unis excluent les soldats portoricains mobilisés et morts au Vietnam, comme le sanctuaire de Yasukuni au Japon réunit soldats et criminels de guerre condamnés par le tribunal de Tokyo, attitude caractéristique des sociétés impériales à forte identité nationale. La violence contre l'ennemi est ainsi légitimée puisqu'elle reconstitue l'unité du groupe et/ou l'identité nationale. La collectivité ennemie devient l'entité destinée au sacrifice. La fabrication d'un ennemi peut cimenter la collectivité, quelle que soit la dangerosité réelle, comme le sentiment revanchard qui mobilise encore l'exécutif américain contre Cuba. Les hommes politiques grecs ont besoin

de l'ennemi turc, comme ceux d'Alger ont besoin de l'ennemi marocain. Dans certains pays, la dénonciation répétitive de l'ennemi est constitutive de la vie politique  : le Pakistan, déchiré par la guerre civile entre Muhajirs, Sindhis et Penjabis, ne s'unifie que dans l'hostilité contre l'Inde. La dénonciation de la France tient lieu de légitimité politique pour les équipes FLN qui ne veulent pas lâcher le pouvoir en Algérie. L'analyse est valable même dans les démocraties qui deviennent rapidement victimes de leur propre propagande. « Laissez-moi vous assurer qu'il n'y a rien de plus égocentrique qu'une démocratie en guerre ! [Elle] tend alors à attribuer à sa cause une valeur d'idéal qui déforme sa vision des choses. Son ennemi devient l'incarnation du mal, tandis que son propre camp est le centre de toutes les vertus », constatait, lucide, George F.  Kennan19, l'inventeur du containment, doctrine visant à endiguer l'expansion communiste. On se souvient de l'enthousiasme des Britanniques lors du déclenchement de la guerre des Malouines, ou des soldats américains partant en Afghanistan. Parfois l'identité du groupe est définie artificiellement par l'Autre. Theodor Herzl faisait cette remarque au Congrès sioniste de Bâle : « Je crois que la nation est un groupe historique d'hommes dont la communauté perceptible est maintenue par un ennemi commun », et il en concluait que « le peuple juif n'a pas besoin de se définir lui-même puisque les antisémites s'en chargent18 ».

Un anxiolytique pour angoisses collectives « Quand la société souffre, elle éprouve le besoin de trouver quelqu'un à qui elle puisse imputer son mal, sur qui elle puisse se venger de ses déceptions », disait Durkheim. Dans un livre récent, Dominique Moïsi dresse une « géopolitique de l'émotion » qui constate la culture de la peur qui envahit l'Occident sur laquelle un marché de l'angoisse fleurit. Faut-il voir dans l'héritage de la peur du conflit nucléaire l'hypersensibilité des sociétés contemporaines aux angoisses collectives ? Elles sont les plus sûres que l'humanité ait jamais connues et elles inventent pourtant le « principe de précaution » qui conduit à dramatiser et exagérer le risque. Les pics d'inquiétude collective se multiplient dans les domaines les plus divers : bug de l'an 2000, menace sud, maladies de la vache folle, grippe aviaire, virus H1N1, hyperterrorisme, prolifération, crime organisé, sida, islamisme,

piraterie, virus informatique imparable... Chacune de ces peurs, quel que soit son degré de gravité, prête à discours, angoisse, surévaluation du risque, voire recherche de responsabilités. La population des pays développés, qui a surmonté la faim, les grandes épidémies et qui a plus de chances de mourir d'un accident de la route que d'un attentat terroriste ou d'une guerre nucléaire, vibre à ces prédictions stratégiques dramatiques et attend des pouvoirs publics qu'ils les prémunissent contre l'imprévisible, voire contre la fatalité. Ces crises épisodiques se doublent d'angoisses apocalyptiques rémanentes qui peuvent changer d'objet mais pas de nature. Il faut donc un anxiolytique. Comment se construit l'ennemi dans un contexte de peurs collectives ? La réponse ne vient pas toujours d'analyses froides et réfléchies, elle vient beaucoup de productions de masse littéraires, médiatiques ou cinématographiques. L'angoisse est un marché, Hollywood ne s'y est pas trompé, de la perfide inhumanité du Péril jaune (le docteur Fu Manchu) à l'omnipotence arachnéenne du Péril rouge (les films d'espionnage de la Guerre froide) et plus récemment l'omniprésence insidieuse, imminente et cruelle du Péril vert (le terroriste islamiste qui a posé une bombe dans une série comme 24  heures chrono, par exemple). Le rôle du méchant fut longtemps tenu dans les westerns par le Mexicain, en général cruel, mal rasé, suintant et au rire gras. Dans les films de guerre, l'espion allemand puis soviétique avait le calme froid des machines. Dans les thrillers des années 1990, le Colombien, narcotrafiquant raffiné, parfaitement soigné mais incroyablement cruel, au sourire inquiétant, reprend le rôle du méchant. Enfin depuis 2001, le Moyen-Oriental sans scrupules se reconnaît à son accent roulant par lequel il propage son discours fanatique. Le rire sardonique qui accompagne l'acte de malveillance est un tic d'acteur, puisqu'on le retrouve chez la quasi-totalité des personnages maléfiques cités plus haut. En quelques mois, AlQaïda est devenu une menace mythique d'une ampleur proche de celle des Grandes Invasions, justiciable de toutes les suspicions et du déploiement de tous les moyens policiers et militaires occidentaux. Alors que le groupe terroriste n'est pas véritablement une menace stratégique, la réaction politique ressemble fort, diraient les psychanalystes, à une prophétie autoréalisatrice ! La peur d'une violence surdimensionnée engendre une violence plus grande, qui elle-même légitime la violence en retour ! L'expression de la peur collective est particulièrement sensible dans les cercles stratégiques qui réfléchissent à la sécurité internationale. Écrire que le monde est « en mutation », « changeant et incertain » et plein de « risques », de « défis », s'inquiéter de la « croissance économique de la Chine » qualifiée de «

montée en puissance », comme on s'inquiétait de la « Révolution culturelle » font partie de ces paradoxes dont l'histoire de la géopolitique regorge. Après les attentats du 11-Septembre, les plateaux de télévision n'étaient accessibles qu'aux experts qui annonçaient des attentats nucléaires ou chimiques pour les semaines à venir. À l'inverse, les médias arabes répètent à l'infini le discours sur l'islam religion de paix et sur les « mauvais musulmans » pour qualifier les terroristes : chacun ses ennemis.

Un être différent Erik Erikson, psychanalyste américain, décrit la guerre comme un phénomène de « pseudo-spéciation », c'est-à-dire comme le moment où un groupe est capable de considérer les membres d'un autre groupe comme s'ils appartenaient à une espèce autre à chasser et détruire sans inhibition. On constate souvent que, même dans les guerres les plus sauvages, certains font acte de courage pour sauver un individu ennemi. En revanche, l'entité ennemie n'a pas droit à la pitié. Jacques Sémelin20 cite un épisode qu'a vécu Michael Ignatieff  : « Dans le bunker serbe, j'ai entendu des réservistes dire qu'ils détestaient respirer le même air que les Croates, qu'ils détestaient se trouver dans la même pièce qu'eux... » L'Autre est une humanité collective. Les guerres modernes tuent jusqu'à 90 % de civils pour 10 % de militaires. L'ennemi est une totalité dont il devient possible de tuer, de façon légale, les différents atomes. La différenciation est d'abord verbale. Toutes les langues ont des termes destinés à dégrader l'Autre. Les Barbarophonoi des Grecs sont ceux qui, ne parlant pas grec, s'exprimaient par phonèmes incompréhensibles. En Afrique du Sud actuelle, les Makwere sont ceux qui parlent des langues inaudibles et les Buyelakhaya sont les « Rentre chez toi ! », des étrangers, comme l'étaient les Ghana must go expulsés du Nigeria en 1980. L'Autre doit également être disqualifié dans le vocabulaire : rebelle, bandit, barbare, assassin, violent aveugle, terroriste... rarement combattant ou ennemi. Les intellectuels peuvent y apporter leur concours. « Un anticommuniste est un  chien, je ne sors pas de là, je n'en sortirai plus jamais ! Au nom de principes qu'elle m'avait inculqués, au nom de l'humanisme et de ses “humanités”, au nom de la liberté, de l'égalité, et de la fraternité, je vouai à la bourgeoisie une haine qui ne finira qu'avec moi », écrivait Sartre dans Les Temps modernes (octobre-novembre 1961).

La différenciation est ensuite culturelle. On connaît les différentes théories raciales européennes. Le Japon développa aussi un nationalisme dominateur exacerbé à l'égard des autres Asiatiques, en particulier des Chinois. Dès le début des années 1930, en prenant pour fondement la doctrine du Kokutai no Hongi (les principes de la nation), il posait le principe de la supériorité raciale nippone. Les Occidentaux matérialistes seraient des décadents à la société individualiste et matérialiste, dont l'expansion ne donnerait lieu qu'à une guerre entre « l'esprit et la matière ». La propagande Showa présentait les autres Asiatiques comme des décadents, des faibles qui ne peuvent se protéger seuls. Aussi, suivant la doctrine du Hakko Ichiu (« le monde entier sous le même toit »), l'ethnie japonaise, seule nation dirigée par une divinité, le Tennô, devait prendre en charge leur devenir en leur accordant protection en échange de leur contribution à son effort de guerre et à son expansion. Y résister était un crime contre la logique des choses imposée par la transcendance divine et une preuve de mauvaise foi. Le racisme japonais, soutenu par la religion shintô, était une légitimation de la guerre, comme beaucoup d'autres racismes. La sémantique guerrière sert à qualifier différemment le même acte commis par l'un ou l'autre camp. L'attentat terroriste « aveugle » est supposé, par nature, plus horrible que les bombardements aériens « ciblés ». On n'utilise pas les mêmes termes pour désigner les mêmes violations des droits de l'homme  : enlever quelqu'un et lui interdire tout contact avec sa famille, ne pas lui signifier des motifs d'enfermement et lui refuser sans limite de temps un avocat et un procès, ça s'appelle en Colombie une prise d'otages ; en Tchétchénie un kidnapping ; en Israël, une détention administrative ; à Guantánamo, un déni de droit. Il s'agit pourtant dans tous les cas d'enlèvement illégal. Dans De l'Algérie, Tocqueville résume bien la violence de la conquête  : « Barbares pour barbares, les Turcs auront toujours sur nous l'avantage d'être des barbares musulmans. » L'Autre doit être regardé comme potentiellement menaçant. Il est intéressant à cet égard de remarquer le parallélisme des thématiques employées pour décrire le Péril jaune auquel Jacques Decornoy a consacré un remarquable ouvrage21 et les concepts les plus fréquents utilisés pour décrire la montée de l'islamisme. D'abord le principe agrégatif est très utile en géopolitique, le Péril est « jaune » et s'étend selon certains analystes jusqu'à l'Inde et au Siam en passant par la Mongolie et le Tibet (voir Black et Mortimer  : Le Secret de l'Espadon). L'islamisme (Péril vert) est censé submerger l'ensemble du monde arabomusulman en miroir du thème de l'Oumma, communauté des croyants. La menace peut changer de responsable en cours de route sans modifier le risque. La

Chine effrayait les colonisateurs par sa masse démographique, puis ce fut le Japon après la victoire de Tsushima sur les Russes et la Seconde Guerre mondiale, enfin la Chine de Mao reprit le flambeau après 1949. Le schéma intellectuel est le même et change de support. Chaque fois, le pays leader devait entraîner derrière lui des « masses fanatisées, indifférentes à la mort ». Pour l'islam, la révolution iranienne fut le choc des années 1980 et annonçait le déferlement. L'Algérie des islamistes prit le relais dans la décennie 1990, enfin l'Afghanistan des talibans devait entraîner des foules de fanatiques dont l'avant-garde armée venait s'entraîner dans ses camps. C'est pourtant l'Arabie Saoudite qui fournit partout ses prêcheurs wahabbites et ses candidats au suicide. Mais ne confondons pas, il s'agit d'un allié... Une mention toute particulière doit être adressée aux prévisions démographiques souvent utilisées pour expliquer la menace pour l'avenir. La submersion démographique est un outil d'usage courant pour donner corps à la montée en puissance d'un péril. Le « Péril jaune » est inventé alors que la Chine ne compte que 400  millions d'habitants. Avec 1,3  milliard d'habitants aujourd'hui, on attend toujours qu'elle déverse son « trop plein démographique ». Aujourd'hui, on évoque souvent le « milliard » de musulmans comme une masse homogène. On trouve l'argument dans nombre de programmes politiques dénonçant l'invasion et pas seulement dans ceux du Front national. En Jordanie, où les réfugiés palestiniens sont nombreux, la haute hiérarchie militaire a fait parvenir le 1er  mai 2010 au roi Abdallah  II le mémorandum suivant  : « Nous voulons préserver l'identité nationale jordanienne. Le nombre de Palestiniens a désormais atteint les 4,5  millions dans un pays dont la population totale est de 6,2  millions d'habitants, le chiffre a de quoi inquiéter. » Youssef Courbage22 démontre, à travers les exemples des populations d'Irlande du Nord et du Kosovo, combien les mythologies construites à partir de prévisions démographiques ont été peu ou pas vérifiées par la suite. Pierre Desproges faisait une remarque humoristique qui résume bien certaines distorsions démographiques : « Pour nous, il y a six milliards d'étrangers. Pour les Chinois, il n'y en a que cinq. Nuance ! » Sont-ils plus ou moins inquiets que nous ? Les analyses culturalistes viennent renforcer l'angoisse. Le Jaune est sournois, vicieux et cruel, il ne rêve que de conquérir l'Occident. L'Arabe, paré d'une inhumanité légendaire, manie le couteau à tout va. Le communiste avait le couteau entre les dents (ce qui ne devait pas rendre facile le travail de propagande) et le bourgeois un éternel cigare dans la bouche (avant l'interdiction du tabagisme). Ben Laden était le Docteur Fu Manchu de l'islamisme : calme, cruel,

fanatique, visant le pouvoir total. Beaucoup de ces mythes naissent alors que les Occidentaux dominent le monde. Le Péril jaune annonce une invasion rappelant Gengis Khan tandis que les puissances européennes dépècent la Chine après deux guerres destinées à la forcer à acheter l'opium23 produit par les colonies. De même, l'islamisme décolle véritablement  dans l'opinion arabe après l'humiliante défaite de la guerre des Six Jours, l'occupation israélienne et la colonisation des Territoires occupés. Huntington, dernier avatar des théories culturalistes, voit la civilisation musulmane comme naturellement expansionniste, ce qu'un observateur neutre aurait bien du mal à constater pour ne parler que des interventions armées ou guerres internationales menées par les pays occidentaux depuis 1945. Enfin la menace est internationale mais aussi intérieure : le Péril jaune sert à endiguer l'arrivée d'immigrants asiatiques en Californie après la fin des travaux du chemin de fer au début du XX e siècle. En Europe aujourd'hui, l'islamisme serait derrière les émeutes des banlieues pauvres des grandes métropoles, à en croire certaines analyses des violences de novembre 2008 en France. L'ennemi, responsable de nos angoisses, c'est l'Autre ! La violence subie renforce la cohésion du groupe. Les bombardements massifs sur les villes allemandes décidés par les Britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale, qui firent plus de morts qu'Hiroshima, avaient pour but stratégique de faire plier la population. Ils semblent surtout avoir eu pour conséquence de souder autour du régime nazi la population qui considérait les bombardements alliés comme une « violence aveugle ». On retrouve la même réaction chez les Pakistanais actuels. Selon un sondage récent, 65 % de la population souhaite un retrait des troupes américaines et 25 % seulement pensent que leur pays pâtirait d'un retour des talibans24.

Animaliser le barbare « Altériser » l'ennemi est un processus indispensable du discours stratégique. « Ils viennent jusque dans vos bras égorger vos fils, vos compagnes... » Les paroles de La Marseillaise sont de la pure sémantique guerrière : à l'époque de Rouget de Lisle, l'Autre, le barbare prêt à tout, égorgeait ; aujourd'hui il violerait. Bien des « experts » voient dans les attentats du 11-Septembre 2001 une rupture stratégique. Ce n'est pas tout à fait exact. Le premier attentat

bioterroriste réussi eut lieu à Dalles, dans l'Oregon, en 1984, où la secte Rajneeshee, pour peser sur le résultat d'élections locales, avait répandu de la salmonelle dans les buffets de divers restaurants, affectant 751 personnes. Aucune mesure policière particulière n'avait alors été prise contre les sectes apocalyptiques, pour cause de protection de la liberté religieuse. On ne savait donc rien sur Timothy McVeigh, disciple suprémaciste, secte religieuse d'extrême droite américaine croyant à la supériorité de la race blanche chrétienne, dénonciatrice de la « dictature du pouvoir fédéral ». Il fut responsable du premier attentat de masse sur le territoire américain. La bombe d'Oklahoma City (168  morts, 680  blessés), en avril 1998, détruisit aussi la crèche située dans l'immeuble fédéral. La rupture psychologique qui a marqué les attentats du 11-Septembre, plus que l'événement lui-même, c'est le regard et la médiatisation dont il a été l'objet. Les quelques documents trouvés dans les papiers de Ben Laden démontrent sa volonté d'instaurer une stratégie de la tension, classique des groupes terroristes, afin de forcer l'autre à surréagir, de disperser les forces de sécurité, les user, maintenir un niveau d'alerte élevé et créer un sentiment de psychose dans la population. La réalité de la menace terroriste n'est pas discutable. Elle est imprévisible et planétaire, mais elle n'est pas stratégique. Personne n'a pensé une seule minute que les attentats du 11-Septembre feraient sombrer les États-Unis ou les pays européens. La réaction aurait dû être policière et affaire de renseignement, elle fut ce qu'en attendait Ben Laden. La Maison-Blanche chercha des ennemis et déclara une lutte « globale » à dimension planétaire dans une véritable hubris guerrière  : deux guerres, quatre-vingt-six groupes terroristes inscrits sur la liste du Département d'État en 2002 et des centaines de milliers de morts. C'est le cycle violence-répression, comme le massacre de Sétif en 1945 qui conduisit à  la révolte algérienne  : des Européens tués, une répression militaire brutale contre les indigènes collectivement responsables. On connaît la suite. Les indices de la dangerosité de l'Autre se déclinent dans la gamme religieuse, sociale et culturelle autant que militaire. Que ce soit en Irlande du Nord entre catholiques et protestants ou pendant la fin de vie de la Yougoslavie, même dans des matrices religieuses identiques, l'animosité est alimentée par les chefs religieux. Les discours de Ian Paisley, le leader protestant, à l'encontre des catholiques irlandais, sont de même nature que ceux des prédicateurs wahhabites à l'égard des chiites, et, en tout état de cause, bien plus virulents que ceux de JeanMarie Le Pen.

Enfin, l'ennemi est un choix politique. L'Iran est bien moins proliférant et terroriste que ne l'est le Pakistan, puissance nucléaire et siège de multiples madrasas par lesquelles passent les terroristes les plus actifs, mais Washington a unilatéralement choisi le Pakistan. De même, l'Iran est bien moins islamiste que l'Arabie Saoudite qui envoie ses prédicateurs wahhabites en Occident mais qui, en revanche, est un allié. Ce cadre conflictuel posé, il faut donc alors analyser maintenant ce qui, dans les démocraties, conduit à légitimer l'usage de la force armée.

16 Bayard (J.-F.), L'Illusion identitaire, Fayard, Paris, 1996, 380 p., p. 177. 17 Girard (R.), La Violence et le Sacré, Grasset, Paris, 1972, 455 p. 18 Girard (R.), Achever Clausewitz : entretiens avec Benoît Chantre, Carnets Nord, Paris, 2007, 363 p. 19 Kennan (G.)Russia and the West Under Lenin and Stalin, Little and Brown, 1961. 20 Sémelin (J.), Purifier et détruire  : usages politiques des massacres et génocides, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », Paris, 2005, 485 p., p. 48. 21 Decornoy (J.), Péril jaune, peur blanche, Grasset, Paris, 1970. 22 Courbage (Y.), « Utilisation politique de l'analyse démographique des minorités », dans Congrès de l'IUSSP, Salvador, Brésil, 18-24 août 2001, http://www.iussp.org/Brazil2001/s30/S35–-3>02–-3>Courbage.pdf 23 Les guerres de l'opium opposèrent la Chine qui interdisait l'opium sur son territoire à plusieurs pays occidentaux qui en fabriquaient dans leurs colonies. La première guerre, de 1839 à 1842, opposa la Chine à la Grande-Bretagne. La seconde, de 1856 à 1860, se fit contre la France, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la Russie. Pékin fut contraint d'autoriser le commerce de l'opium et de signer les traités inégaux. Plusieurs autres pays occidentaux en profitèrent pour forcer l'ouverture des ports chinois au commerce. 24 Pew Research Center,Numbers, Facts and Trends Shaping your World, http://pewresearch.org/pubs/1683/pakistan-opinion-less-concern-extremists-america-image-poor-india-threat-supportharsh-laws

Une guerre juste : moyens acceptables, nécessité absolue, supériorité garantie « — Comment cela s'appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd'hui, et que tout est gâché, et que tout est saccagé, et que l'air pourtant se respire, et qu'on a tout perdu, et que la ville brûle, que les innocents s'entre-tuent, mais que les coupables agonisent dans un coin du jour qui se lève ? — Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s'appelle l'aurore ! » 1 LIGNE JEAN GIRAUDOUX, Électre

Gloire à la guerre ! La planète compte un musée de la guerre par pays et très peu de musées de la paix, moins attractifs par nature. La guerre est divinisée dans les sociétés polythéistes traditionnelles, légitimant le pouvoir des classes qui se qualifient ellesmêmes d'aristocratiques (chevalerie, héros antiques, boyards ou samouraïs...). La divinisation de la guerre sanctifie le meurtre collectif et l'hubris dans laquelle le combattant est censé n'être plus lui-même. La victoire démontre la supériorité du panthéon du vainqueur et justifie son adoption par les vaincus. Il en reste des remugles dans les slogans nationaux  : In God we trust ! Got mit uns et autres Allahou Akbar ! George W. Bush semble bien informé de l'engagement divin. Il conclut en ces termes un discours aux forces armées, le 28 octobre 2005 : « La liberté et la terreur, la justice et la cruauté ont toujours été en guerre, et nous

savons, qu'entre elles, Dieu n'est pas indifférent. » Pourtant Dieu, quel qu'il soit, souvent appelé à l'aide, ne s'est pas manifesté de manière claire depuis que les hommes se battent ! En Libye aujourd'hui, insurgés et kadhafistes en appellent au même Dieu (cruel dilemme). La guerre est également divinisée sous des formes laïques dans les sociétés contemporaines, qu'elle qu'en ait été la légitimité. La France ressasse sur ses avenues et boulevards la « légende rose » de la Grande Armée, contraire au souvenir que l'Empereur a laissé dans le reste de l'Europe. L'entretien du souvenir est un rituel, que la guerre ait été fondatrice (guerre de libération en Algérie), libératrice (guerre contre le fascisme), malheureuse (guerre du Pacifique pour la Bolivie), victimaire (défaite du champ des Merles dans le nationalisme serbe) ou honteuse (guerre du Vietnam pour les États-Unis). La cérémonie du souvenir contribue à construire les représentations collectives de l'identité du groupe. L'invention du soldat inconnu est destinée à rendre hommage aux morts de toutes les guerres, qui ponctuent la mémoire de  l'espace public. Les monuments aux morts de 14-18 qui portaient la mention « Maudite soit la guerre ! » ne furent jamais inaugurés par les autorités qui y voyaient une atteinte au sacrifice des combattants. Au-delà de processus communs, comme le triomphe ou le défilé de la victoire accordé aux soldats vainqueurs, le rapport de chaque civilisation à la guerre et la violence reste très différent. L'enseignement de l'histoire-bataille officielle est essentiel dans la vision de la violence armée propre à chaque société. Heureusement les deux gares, française d'Austerlitz et anglaise de Waterloo, ne sont pas directement reliées. L'enseignement contribue à présenter des défaites comme des victoires ou des hauts faits d'armes. La retraite de Russie, que Napoléon termine dans une troïka pour revenir rapidement à Paris, ressemble fort à un abandon des troupes par le commandant en chef. Mais la souffrance des soldats et l'héroïsme des pontonniers du général Éblé masquent l'image honteuse de la fuite de l'Empereur. Selon la façon dont le récit national épique est diffusé autour des victoires, la guerre n'est plus seulement une destruction mais une épopée, et la responsabilité est estompée. Selon que le pays a, ou n'a pas, connu l'occupation par des forces étrangères, la destruction par bombardement sur son sol, les villes rasées ou les otages fusillés, la guerre est vécue comme une solution plus ou moins acceptable, surtout si elle doit se dérouler sur le territoire de l'adversaire. L'Allemagne de 1918, qui n'avait connu ni les tranchées, ni les destructions sur son territoire, ni les « planqués » –  car l'arrière souffrait aussi du blocus –, n'estimait pas avoir perdu la guerre. Le

discours hitlérien de la Revanche n'en est apparu que plus acceptable alors que la France de Daladier, encore très marquée dans son sol par les séquelles du premier conflit mondial, poussait un immense soupir de soulagement lors du retour du président du Conseil qui venait de signer les accords de Munich. Les États-Unis n'ont jamais connu les horreurs de la guerre étrangère sur leur territoire, ni villes rasées, ni tickets de rationnement, ni files d'attentes devant les points d'eau. La masse de la population a vécu la guerre dans un rapport cinématographique. Le pays, qui a compté 1  million de morts (militaires) et pratiquement aucun mort civil dans les différents conflits du XX e siècle, ne peut

pas avoir le même rapport à la guerre que le Vietnam qui a vécu trente ans de guerre d'indépendance et près de 4  millions de victimes civiles et militaires, ou que la Russie saignée à blanc par les deux guerres mondiales. Les États-Unis ont donc des stratégies militaires d'autant plus destructrices chez l'adversaire (bombardement massif25, guerre chimique26...) qu'elles ne renvoient à aucun souvenir vécu par la population, à la différence des Européens. Ainsi la guerre classique menée par les Américains en 2002, après avoir détruit toutes les infrastructures irakiennes, tentait de démontrer aux populations locales qui n'avaient plus ni l'eau, ni l'électricité, ni la police, ni les services publics, qu'elles avaient « la chance d'avoir la démocratie ». L'ethos du guerrier américain, censé être prononcé par chaque soldat, traduit assez bien le rapport à la violence guerrière : « Je me tiens prêt [...] à m'engager contre l'adversaire et à détruire les ennemis des États-Unis. [...] Je suis le gardien de la liberté et de l'art de vivre américain. » Ce credo, réécrit en 2003 sous l'influence des néoconservateurs, est à comparer avec celui du soldat français : « Maître de sa force, [le soldat] respecte l'adversaire et veille à épargner les populations. Il obéit aux ordres dans le respect des lois et des coutumes de la guerre et des conventions internationales. [...] Il est ouvert sur le monde et la société et en respecte les différences27. » Cette comparaison permet de mesurer les différences d'approche en théorie et en pratique dans les conflits en cours. La stratégie militaire américaine cherche à détruire les infrastructures et les soutiens de l'adversaire par quelque moyen que ce soit pour l'amener à la paix. Les forces européennes cherchent à priver l'adversaire de sa base sociale par des stratégies combinant actions civiles et militaires. Les guerres menées en Afghanistan et en Irak sont de véritables catastrophes militaires, sociales et culturelles dont on ne mesure pas encore tous les effets. La guerre peut aussi être valorisée comme une sorte de purgatif et l'armée comme une discipline. Il fut un temps où on pouvait dire : « Il leur faudrait une

bonne guerre ! » La guerre présentée comme une rédemption après une défaite ou une humiliation est un procédé commun à de nombreuses cultures. On connaît la crise de conscience expiatoire de la défaite de 1940 en France. En Allemagne, après la défaite d'Iéna, le nationalisme rédempteur va renaître dans le militarisme prussien. Des processus de même nature se sont déroulés un peu partout. Pour les Américains, l'année 1979 est une annus horribilis marquée par la chute de leur fidèle allié le shah d'Iran, l'arrivée de Khomeiny au pouvoir, la prise d'otages de l'ambassade à Téhéran et l'invasion soviétique en Afghanistan. La faiblesse de la présidence Carter, incapable de libérer les otages après une opération militaire qui vira à la catastrophe, fit brutalement basculer nombre d'intellectuels plutôt libéraux vers le néoconservatisme, convaincus de la nécessité du réarmement militaire et moral du pays. Beaucoup des personnalités néoconservatrices appartiennent à la génération traumatisée par la défaite du Vietnam, critiques à l'égard de la diplomatie des droits de l'homme de Jimmy Carter. Krystol, pionnier du néoconservatisme, diagnostiqua  : « Un néoconservateur est un gauchiste rattrapé par la réalité. » À l'autre extrémité du globe, l'opinion arabe, humiliée par la défaite dans la guerre des Six Jours, constata l'échec du socialisme arabe et se mit à débattre du retour aux valeurs propres de la civilisation musulmane, sous l'impulsion des islamistes. Selon Bar-Zvi, colonel en retraite de l'armée israélienne, on voit se concrétiser le même processus aujourd'hui en Israël où certains experts justifient la nécessité de la violence par la Shoah, mais aussi par deux défaites : Massada, et la bataille de Tel-Haï, au début de 1920, petite colonie juive de Galilée attaquée par des habitants arabes, et qui s'est soldée par six morts juifs28. La semi-défaite de la guerre du Kippour de 1973 a en revanche été vécue comme une rédemption par l'Égypte qui, dès lors, a pu envisager de négocier avec Jérusalem. Enfin un mot sur l'image que se donne le pays de lui-même. Les Australiens, qui commirent les mêmes crimes à l'encontre des Aborigènes que les Américains ou les Espagnols à l'encontre des Indiens, n'ont jamais osé produire des figures de héros positifs à vocation universelle comme le fut John Wayne dans la construction nationale américaine. Il en est de même encore aujourd'hui où Hollywood lave plus blanc que blanc en contribuant à revisiter la défaite vietnamienne par des références élogieuses d'anciens combattants qui peuplent les séries télévisées. La guerre ne doit pas avoir, à Hollywood, l'odeur nauséabonde de la mort. Les Japonais et les Allemands sont bridés par le poids de leurs responsabilités du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Mais les

Japonais sont parvenus à éviter l'expiation : le débat intérieur sur leurs massacres est recouvert par leur statut de seule et unique victime de la bombe atomique. Le révisionnisme japonais revient donc de temps en temps dans les manuels d'histoire ou, par exemple, à l'occasion de la visite du Premier ministre Nakasone Yasuhiro, le 15 août 1983, au sanctuaire de Yasukuni qui, on l'a vu, réunit les dépouilles des soldats et des criminels de guerre. Le statut social et culturel du soldat pèse aussi considérablement dans la sensibilité de l'opinion aux risques de guerre. La multiplicité des films de guerre hollywoodiens dits de « série B » donnant une image totalement romanesque du guerrier, tête brûlée mais bon cœur, individualiste forcené, contestant sa hiérarchie mais toujours vainqueur, sont difficilement imaginables en Europe. La mythologie est d'autant plus étonnante que Sylvester Stallone, le mythique créateur-acteur de Rambo, bien qu'en âge d'être mobilisé, n'a pas participé à la guerre du Vietnam. Il le regrette sans doute puisque dans le film Rambo II, avant de partir délivrer des prisonniers américains emprisonnés dans des cages à tigres vietnamiennes, il prononce cette phrase : « Cette fois, on y va pour gagner ! » Le héros tue soixante-quinze ennemis à lui seul (chiffre vérifié par l'auteur), au prix d'une simple coupure à la main. Peut-on imaginer un film identique français sur la guerre d'Algérie ou russe sur la guerre d'Afghanistan ? Il serait qualifié de « propagande guerrière ».

La guerre juste Les Américains présentèrent la conquête du Texas sur les Mexicains en 1836 comme une libération. Ils y rétablirent immédiatement l'esclavage interdit par la monarchie espagnole depuis longtemps. Dans les sociétés occidentales, légitimer l'emploi de la force revient à démontrer que « la guerre est juste ». Dans deux textes fondamentaux  : La Théorie du partisan (1963), et Le Nomos de la Terre (1950), Carl Schmitt étudie les caractéristiques de la guerre au XX e  siècle. La fin d'une certaine forme de guerre entre États et armées régulières lui permet d'établir une distinction entre le jus ad bellum – droit de faire la guerre – et le jus in bello – droit dans la guerre. Il critique la doctrine chrétienne de la Somme théologique de Thomas d'Aquin, en vigueur jusqu'au XVI e siècle. Selon le théologien, pour qu'il y ait cause juste,

« il faut que ceux que l'on attaque aient mérité par une faute d'être attaqués », la guerre doit être faite sous l'autorité du prince sinon elle serait « injuste » et elle doit avoir une « intention droite », c'est-à-dire viser le bien commun. Carl Schmitt démontre que la « guerre juste » ouvre la voie à une guerre illimitée puisque, fondée sur la justesse de la cause, elle ne reconnaît aucune légitimité à l'ennemi, à la différence des guerres d'époque monarchique. Dans la guerre juste, l'ennemi se désigne lui-même par son agressivité, il ne peut donc qu'être attaqué. C'est ce qu'avait affirmé le Premier ministre britannique Tony Blair prétendant que Saddam Hussein avait des « missiles déployables en quarante-cinq minutes ». La cause doit être juste, notion qui donne le plus lieu à interprétation. C'est aussi la ligne de défense de Tony Blair devant la commission parlementaire Chilcot : « Ce qui a changé, c'est notre perception du danger, notre évaluation du risque... Nous avons pris conscience [après l'attaque du 11-Septembre] que ces fanatiques auraient pu tuer 30 000  personnes s'ils avaient eu des armes de destruction massive entre les mains [...] à partir de là, il fallait agir29. » On comprend l'argumentaire que les penseurs du néoconservatisme tirèrent de Carl Schmitt et de Leo  Strauss en posant le principe de la « guerre préemptive » que les États-Unis pourraient décider unilatéralement lorsqu'ils auraient jugé que les conditions de la « guerre juste » étaient réunies  : intérêt public (ce qui pour eux signifiait vision américaine de l'intérêt de la planète) et État voyou (Rogue State), donc agressif par nature. Enfin, dernière forme du discours de légitimation de la violence guerrière : la sémantique technique attachée aux armements modernes dits « intelligents » et le concept beaucoup employé ces dernières années de « zéro mort ». La révolution dans les affaires militaires (RMA) lancée dans les années 1990 par l'Office of Net Assesment, think tank américain d'Andy Marshall, annonce que des armes technologiques intelligentes permettent d'atteindre des objectifs parfaitement ciblés. La violence devient alors parfaitement maîtrisable et les effets collatéraux, en particulier sur les civils, en sont limités au minimum. De plus, la technologie, permettant des tirs à distance de sécurité, garantit la sauvegarde absolue du soldat. On en arrive ainsi à considérer que la bombe de 500  kilos lancée par avion sur une maison théoriquement habitée par un « terroriste » est un moyen adéquat de lutte antiterroriste, à Gaza ou dans  les zones tribales du nord du Pakistan. Les dommages collatéraux sont ainsi censés être limités au minimum. Théorie difficilement vérifiable dans les faits : selon Irak Body Count, en 2007, on comptait 20 Irakiens tués pour 1 Américain, selon The Lancet, 200 pour 1. Mais on ne peut préjuger de la maladresse des pilotes et des artilleurs...

Une violence nécessaire et acceptable La guerre, en dépit des interdictions de principe qu'en firent la SDN puis l'ONU, est le matériau de base de l'histoire nationale. Le souvenir de la guerre fournit les mythologies collectives identitaires du groupe. Il permet tous les recyclages pour construire de nouvelles grilles idéologiques. L'histoire relève plutôt de la justification, si on en sort victorieux, de la dramaturgie ou de l'excuse si on est vaincu. Nul ne peut être puni pour avoir tué dans la forme légitime qu'est la guerre : « Frappez-les à mort ! On ne vous en demandera pas de comptes au Jugement dernier », disait von Kleist, général allemand contemporain des deux guerres, en parlant des Français. Les soldats-bourreaux sont lavés par la victoire et, dans les sociétés traditionnelles, les victimes défaites doivent changer de culture ou de religion. Légitimer la force suppose aussi un lexique de la menace qui offre une large palette de possibilités. L'argument culturaliste sert beaucoup  : l'URSS était l'Empire du Mal et, dans nombre d'analyses récentes, le terroriste serait un malade dont la vision de la mort et le respect de la vie sont différents des nôtres. Ne comprenant que la force, il serait sournois, endoctriné, cannibale ou sodomite, réfractaire à la civilisation, son cerveau ne serait pas fait comme celui de l'homme blanc ! L'attentat-suicide serait, chez de nombreux analystes, une caractéristique de l'islam radical, alors que pendant longtemps les Tamouls (chrétiens, bouddhistes ou animistes) au Sri Lanka ont plus employé cette forme terroriste que les Palestiniens. Dans la nouvelle sémantique post-1989, plus modérée et plus floue, les « risques » prennent la place des « menaces », les « défis » celle du « conflit EstOuest », les « risques de déstabilisation » remplacent les menaces de « coups d'État » ; les « intérêts » et les « zones d'influence » deviennent plus acceptables que les théories impériales. La thématique des « droits de l'homme et de la défense de la démocratie » devient plus usuelle, dans la limite toutefois des intérêts stratégiques ; les « actions de stabilisation » remplacent l'aide et l'assistance aux régimes amis, les guérillas sont dorénavant appelées « guerres asymétriques ». La guerre globale contre le terrorisme a donné une nouvelle jeunesse à la légalisation des moyens de torture. Le Torture Memo diffusé le 1er août 2002 par le service de conseil légal auprès du Département de la justice américain pour les troupes est un chef-d'œuvre d'ignominie. D'éminents juristes y ont déployé toute leur expertise. La justification juridique de la torture mise en œuvre à Abou Ghraïb, à Baggram

et dans les prisons secrètes de la CIA est simple  : la guerre globale contre le terrorisme n'est pas une guerre contre un État, donc les conventions de Genève ne s'appliquent pas aux prisonniers pour lesquels on invente la catégorie juridique nouvelle de « combattants illégaux ». Faute de protection légale, on leur offre des garanties. C'est l'objet du mémo ! Il n'y a pas torture si on ne laisse pas de trace, pas de bras cassé par exemple ! On légalise des pratiques inhumaines au nom du vieil adage : quand on combat des barbares, on utilise des méthodes barbares. À la différence du général Massu qui s'était soumis à la gégène pour juger de la douleur infligée, le président Bush n'a pas pensé utile de tester pour savoir si les pratiques devenues légales étaient inhumaines ! Enfin, l'imminence de la menace est en général le facteur permissif de l'emploi de la force. Les médias jouent un rôle essentiel pour convaincre l'opinion en donnant corps au sentiment de proximité et d'immédiateté du risque, ils permettent de visualiser et parfois d'amplifier pour donner du relief à l'événement. Le groupe Fox News a joué un rôle de propagandiste dynamique de la guerre en Irak en invectivant les opposants (« Chirac est un ver », titrait le Sun). Une étude statistique sur la guerre en Irak réalisée sur un échantillon de 3 334 téléspectateurs de différentes chaînes américaines, réalisée par le Program on International Policy Attitudes entre 2003 et 2004, montre que 80 % des téléspectateurs de Fox News croyaient au moins une des quatre (fausses) idées suivantes : le lien évident entre Bagdad et Ben Laden (67 % pour Fox News, 45 % pour ABC) ; l'implication de l'Irak dans les attentats du 11-Septembre ; la découverte en Irak d'armes de destruction massive ; enfin le soutien universel à la guerre en Irak. Le slogan publicitaire de Fox News est « We report, you decide » (« Nous rapportons, vous décidez »). La possession exclusive de moyens de renseignement permet enfin tous les mensonges. Le programme nucléaire iranien a été annoncé par les services américains et israéliens, comme imminent pour 1994, puis 1996, puis 2000 puis 2006, maintenant pour 2011 ou 2012. Qu'en penser ? Lors d'une conférence tenue devant le Council on Foreign Relations, le 23  janvier 2003, Paul Wolfowitz disait  : « La connexion entre les réseaux terroristes et les États qui possèdent des armes de terreur de masse fait peser la menace d'une catastrophe de plusieurs ordres de grandeur supérieure au 11-Septembre. Les armes de terreur de masse et les réseaux terroristes avec lesquels l'Irak est lié ne sont pas deux menaces distinctes. [...] Priver l'Irak de ses armes chimiques et biologiques de destruction de masse et démanteler son programme de développement d'armes nucléaires est un élément crucial de la victoire dans la guerre contre le terrorisme. » La même

idée figure de façon moins brutale, mais juridiquement plus autorisée, dans la résolution du Congrès sur l'usage de la force contre l'Irak du 11 octobre 2002 : « Considérant que le risque que l'Irak emploie ses armes [de destruction massive] pour lancer une attaque surprise contre les États-Unis ou ses forces armées ou les fournisse à des  terroristes internationaux qui le feraient, et l'extrême magnitude des dommages qui en résulteraient pour les États-Unis et leurs citoyens, se combinent pour justifier que les États-Unis agissent pour se défendre... » Magnifiques exemples de mensonges bâtis sur de supposés renseignements. La fabrication de l'ennemi comme Autre menaçant est donc bien un acte politique, comme l'a démontré Carl Schmitt. Mais comment fonctionne ce processus de désignation ? Selon nous, il allie des institutions spécialisées, l'élaboration d'un discours stratégique, des relais d'opinion que nous appellerons des « marqueurs d'ennemis », et enfin la légitimation de la violence armée. C'est l'objet du chapitre suivant. Mais à titre d'illustration, repassons le film d'une thématique célèbre, celle du Péril jaune.

Le Péril jaune : une valeur sûre L'expression, forgée en pleine poussée coloniale européenne, serait à l'origine attribuée à Guillaume II qui l'aurait imaginée lors de la tentative de « fédérer » les nations occidentales ayant des colonies en Asie contre le péril de la montée en puissance de la Chine et du Japon. Le terme est lancé peu de temps après les deux guerres de l'opium (1839-1842 puis 1856-1860) faites par la France et l'Angleterre pour ouvrir le marché chinois aux drogues produites par leurs colonies. Mais l'expression est déjà entrée dans la culture populaire par divers ouvrages de romanciers, essayistes, militaires, géographes et diplomates, couplée à la métaphore entomologique de la « fourmilière » asiatique, à des analyses anthropologiques insistant soit sur le caractère cérébral primaire, soit sur l'obéissance innée, soit sur la cruauté des populations jaunes où peuvent être indifféremment mêlés Chinois, Japonais, Mongols ou Hindous, selon les besoins. Jacques Decornoy, dans Péril jaune, peur blanche 30, montre que le « Péril jaune » est une invention des « Blancs impérialistes et colonialistes » et « s'inscrit dans la continuité du mythe des Barbares, avec lequel il partage l'expression occidentale d'une peur de la décadence ». L'inquiétude touche les nations européennes effrayées par la démographie chinoise  : « 400  millions d'habitants, 30  millions d'hommes en armes ». On craint que les Japonais ne fusionnent avec les Chinois,

les modernisent, en fassent des « citoyens », et qu'ils deviennent ainsi la première puissance du monde. Un manuel français pour les élèves normaliennes de la fin du XIX e  siècle présente le Péril jaune comme l'inquiétante réaction à la

colonisation : « L'invasion de la Chine par les étrangers n'est que la forme la plus grave de la question d'Extrême-Orient. La Chine contient la plus formidable réserve d'hommes qui soit au monde et elle n'est point passive, elle réagit : cette réaction constitue le Péril jaune. » Depuis que les Chinois se sont fait battre par les Japonais, dix fois moins nombreux, les pessimistes ont fait volte face. Le Péril jaune n'est plus à craindre sous une forme militaire. En revanche, en 1905, avec la défaite de la Russie à Tsushima face à la flotte japonaise, naît le Péril japonais : les quotidiens à gros tirages de l'époque couvrent le conflit. Louis Aubert dans Le Siècle du 8  février 1904 parle de l'attaque « surprise » du Japon sur la Russie : « Le Japon, c'est un peuple enfant. Maintenant qu'il a ces jouets-colosses (cuirassés), il n'est pas assez raisonnable, il n'est pas assez vieux pour ne pas les essayer. Il veut savoir comment on s'en sert. » Le 10 février : « Orgueil et goût de la guerre ont pu être pour quelque chose dans la conduite du Japon. On ne manquera pas de représenter les Japonais comme des perturbateurs de l'ordre public et de la paix, qu'ils sont incontestablement, comme des barbares qu'ils sont restés, malgré les emprunts faits à l'Europe civilisée. » Bien plus tard, même le général de  Gaulle cède aux délices du Péril jaune dans le discours de Brazzaville en 1945  : « Voilà pourquoi nous allons former cette Communauté franco-africaine [...] parce que nul n'ignore qu'il y a de grands dangers qui sont latents dans le monde, des menaces qui pèsent sur l'Afrique [...]. Il y a [...] particulièrement en Asie, de grandes masses humaines qui cherchent à s'étendre faute d'avoir avec elles des moyens suffisants pour vivre. » La déclinaison la plus récente du Péril jaune est celle des néoconservateurs américains dénonçant la croissance économique de la Chine et son effort militaire. Paul Wolfowitz, en visite à Pékin en 2005, s'émouvait de la dépense militaire du pays qui avoisinait les 90 milliards de dollars – quand le budget américain frisait les 700 milliards. Dans son rapport annuel public du 25 mai 2007, le Pentagone s'est inquiété de la montée en puissance de l'armée chinoise, en insistant sur trois secteurs  : la panoplie de missiles à longue portée, sa flotte de sous-marins nucléaires capables de lancer des missiles JL-2 d'une portée de 8 000 kilomètres, et enfin sa capacité spatiale. Ce rapport a vocation à encourager l'effort de défense américain, c'est-à-dire à conforter la thèse des experts, notamment républicains, qui ne cessent d'alerter le Congrès et l'opinion américaine sur le fait que Pékin

est, à long terme, le seul véritable ennemi stratégique des États-Unis. Toujours selon le rapport, la Chine ne cacherait pas que son objectif final serait de disposer de forces armées informatisées capables de gagner les guerres du XXI e  siècle.

Pékin aurait pour ambition de s'opposer aux forces adverses soutenant « l'indépendance de Taïwan et de les contenir » – manière indirecte de désigner les États-Unis. La doctrine chinoise ne serait pas éloignée d'une stratégie de « préemption », c'est-à-dire qu'elle projetterait de « prendre l'initiative avec des frappes offensives » et de « détruire les capacités ennemies avant qu'elles ne soient employées ». Pékin chercherait ainsi à maintenir son accès à des ressources et des marchés indispensables à son développement économique et à établir une présence et une influence régionales susceptibles « d'équilibrer et d'entrer en compétition avec d'autres puissances, dont les États-Unis, le Japon et l'Inde, dans des zones éloignées des frontières de la Chine », note encore le Pentagone. Finalement, on reproche à Pékin de faire la politique des néoconservateurs américains. En tant qu'Européens doit-on, comme George W.  Bush, considérer que l'expansion chinoise est un danger ou au contraire que la diplomatie doit aider Pékin à s'intégrer dans le concert international, comme semble le penser Barack Obama aujourd'hui ? Quand un bateau de guerre chinois apparaîtra dans le Golfe arabo-persique pour « sécuriser les voies d'approvisionnement pétrolières partant vers l'Asie », comme nous le faisons nous-mêmes, faudra-t-il y voir un danger comme l'énoncent les néoconservateurs américains ou une contribution à la sécurité internationale ? Pékin a participé à dix-huit opérations onusiennes de maintien de la paix. La Chine est un pays dictatorial, certes. Impérialiste ? À voir.

25 Durant la guerre américaine, les trois pays d'Indochine reçurent trois fois plus de bombes que l'ensemble des pays durant la Seconde Guerre mondiale. 26 Utilisation de l'« agent orange », destiné à détruire les forêts que traversait la piste Hô Chi Minh. L'agent orange fabriqué par la firme Monsanto est celui qui provoqua la catastrophe de Seveso en Italie. 27 Voir le remarquable article de Barry (J.-C.), « Vaincre l'ennemi ou le détruire ? American Warrior », Inflexions civiless et militaires : pouvoir dire, septembre 2010. 28 Zertal (I.), La Nation et la Mort  : la Shoah dans le discours et la politique d'Israël, La Découverte, coll. « La Découverte poche », Paris, 2008, 289 p. ; Bar-Zvi (M.), Éloge de la guerre après la Shoah, Hermann, coll. « Philosophie », Paris, 2010, 204 p. 29 Le Monde du 1er février 2010. 30 Decornoy (J.),op. cit.

Les « marqueurs » d'ennemis En 1992, le monde se mobilisait pour aller sauver la Somalie des griffes des chefs de guerre et l'opération ONUSOM rassemblait des forces venues de seize pays. Aujourd'hui la crise persiste mais la Somalie ne mérite pas plus qu'une conférence internationale. Comment se constitue la vision publique d'une crise et se justifie l'envoi de soldats ? Qui sont les faiseurs d'opinion ? Faut-il considérer comme témoins d'une époque les intellectuels, même médiocres mais plus lus et diffusés, à même de se faire entendre quelle que soit leur expertise sur le sujet traité, ou au contraire les visionnaires qui par la suite se sont révélés avoir eu raison, mais plus tard ? Déroulède ou Jaurès pour comprendre l'ambiance de l'été 1914 ? Sartre ou Aron sur le communisme ? Faut-il prendre comme marqueurs les différents chroniqueurs qui ont entretenu le mythe du Péril jaune ou ceux qui l'ont critiqué ? Philippe Sollers ou Simon Leys sur la Révolution culturelle chinoise ? Évidemment les premiers ont bien plus influencé l'opinion. Nous appellerons donc « marqueurs d'ennemis », à l'instar des « marqueurs identitaires », les entités publiques ou privées, institutions ou individus qui, au nom de l'intérêt public, contribuent à désigner l'ennemi à l'opinion. La guerre n'est plus l'affaire de quelque souverain en mal de gloire, elle est devenue l'affaire de tous. C'est pourquoi la préparation des esprits dans le choix de l'ennemi procède aussi d'un mécanisme sociologique qui construit l'adhésion collective. Pour comprendre l'état d'une opinion belliciste, il  faut prendre en compte d'abord les institutions publiques spécialisées, système composite dans lequel se mélangent organismes militaires, policiers, services de renseignement, organismes administratifs et think tanks. Mais il faut aussi étudier les « marqueurs d'ennemis » qui se consacrent plus particulièrement à l'analyse des rapports de la collectivité avec l'Autre  : intellectuels, médias, journalistes, enseignants, universitaires et intellectuels, géographes, explorateurs...

Regardons d'abord quels sont les éléments qui composent la catégorie de ce que les Américains appellent les strategists dont la fonction officielle est d'apporter leur expertise pour identifier une menace, expliquer une crise, construire un discours, voire désigner l'ennemi.

Les strategists : le complexe militaro-intellectuel Les think tanks stratégiques « Bien sûr l'Amérique avait été découverte avant Colomb, mais le secret avait été bien gardé. » Cette phrase d'Oscar Wilde dit de façon humoristique le travers né avec la domination militaire européenne de la planète amorcée au XVIII e  siècle  : ne pas savoir penser comme l'Autre. Avec les grands Empires

coloniaux et les rivalités planétaires naissent dans les milieux universitaires et culturels les premières sociétés de géographie, les départements universitaires, les expositions exotiques, les premières grandes théories géopolitiques à base raciale pour justifier et orienter l'impérialisme européen. Ces lieux de réflexion stratégique, ancêtres des think tanks, apparaissent hors de l'administration. À l'occasion des deux conflits mondiaux, les États modernes se dotent de services de renseignement, d'abord militaires pour percer les secrets de l'ennemi proche, puis de plus en plus politico-militaires et globaux. La mécanique de production de l'ennemi est aujourd'hui le mélange de ces deux ensembles publics et privés, fonctionnant en grande partie sur financement public. Les institutions de réflexion stratégique travaillant pour les ministères de la Défense ont pris, dans les démocraties occidentales, une ampleur sans précédent pendant la Guerre froide. Elles avaient une triple raison d'être : d'abord qualifier une menace, en comprendre les mécanismes, si possible en identifier l'auteur ; ensuite justifier le système de défense et le format des armées en établissant la hiérarchie des risques ; et enfin légitimer l'emploi de la force. Les think tanks sont historiquement nés aux États-Unis où on en compte environ 1 500. Ils créent un maillage idéologique puissant et dominant, selon le rapport de Foreign Policy en 200831 qui porte sur 5 465 institutions opérant dans 169 pays. Le nombre de ces organismes est en pleine croissance depuis la chute du

Mur. En Amérique seule, 58 % des think tanks observés ont été créés dans les vingt-cinq dernières années. Les États-Unis investissent cinq fois plus dans les idées  : 561,1  millions de dollars investis dans les dix premiers think tanks américains, contre 112,2 millions de dollars en Europe. Dickson32 parlait déjà en 1971 de « complexe militaro-intellectuel ». Le plus célèbre des instituts américains, la RAND Corporation, emploie près de mille cinq cents personnes et dispose de cinq bureaux aux États-Unis et quatre à l'étranger33. Mais il est de très loin dépassé par d'autres organismes moins connus mais beaucoup plus riches, comme Aerospace (800 millions de dollars) ou MITRE (1,3 milliard de dollars), rattachés à l'une ou l'autre des armées ou institutions de défense, avec vocation à justifier les budgets demandés au Congrès. La RAND ou le Center for Strategic and International Studies (CSIS) jouent un rôle prestigieux sur le plan international. Rien de comparable n'existe dans les autres démocraties dont les principaux centres vivent au moins en partie avec l'aide publique : le Centre d'analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères français, devenu depuis peu Direction de la prévision, ne comptait qu'une vingtaine de personnes pour 1 million d'euros de budget d'études en 2009, la Délégation aux affaires stratégiques du ministère de la Défense (plus d'une centaine de personnes et un budget d'études de 4 millions d'euros environ) pour faire vivre un milieu de l'expertise universitaire dont le navire amiral est la Fondation pour la recherche stratégique (une trentaine de  chercheurs et 5 millions d'euros de budget). Le SIPRI, en Suède, compte une cinquantaine de chercheurs, l'IISS, en Grande-Bretagne, une quarantaine pour 8 millions de livres. Tous ces organismes sont des nains à côté des centres américains qui attirent les meilleurs experts étrangers. Sur le marché des idées, la prééminence américaine, particulièrement forte durant la Guerre froide où le scénario de conflit était l'affrontement majeur avec l'URSS, est encore puissante  : les instituts d'outreAtlantique sont  considérés comme un passage obligé dans une carrière académique. Les débats stratégiques occidentaux sont donc aujourd'hui encore pour l'essentiel formulés par les cercles américains et retraités par les autres. Qu'on se souvienne du succès de l'article puis du livre de Samuel Huntington Le Choc des civilisations, traduit en trente-cinq langues, tiré à plusieurs dizaines de millions d'exemplaires, objet de multiples controverses partout dans le monde ! Peu importait qu'on soit en accord ou en désaccord, puisque les termes du débat étaient fixés. Selon l'étude de Foreign Policy citée plus haut, la liste des dix « meilleurs » think tanks en matière de politique internationale et sécurité ne contient aucun

centre non occidental, ce qui ne peut qu'interpeller l'observateur. Aucun pays du globe ne produirait donc d'analyse valable sur les questions diplomatiques ou de sécurité ? Le monde sinisé en pleine croissance économique ou le monde russe n'auraient aucune production de qualité et aucune expression d'un besoin de sécurité face à l'Occident ? Que dire du Singapore Institute for International Affairs, très respecté dans toute l'Asie du Sud-Est ? On voit bien là le jugement de valeur que sous-tendent les termes de « meilleur think tank ». Comment ce système prend-il en compte les analyses des « autres » ? Le marché américain consomme peu de traductions étrangères. Celles-ci y représentent, tous domaines confondus, moins de 3 % de la production de titres, dont 0,8 % de livres français, les plus traduits avant les livres de langue espagnole. Il est vrai que le marché américain, avec ses 172 000 nouveaux titres publiés en 2005, est peu demandeur d'une « offre additionnelle (étrangère)34 ». La réflexion stratégique occidentale, américaine, mais aussi européenne, est peu apte à entendre des voies différentes et parfois dissonantes. Dans l'étude de Foreign Policy apparaît la notion de hubs, c'est-à-dire de points nodaux géographiques où se concentrerait la  réflexion. En Europe ce sont Bruxelles, Berlin, Londres. TelAviv et Istanbul au Moyen-Orient. Les deux gros centres que sont l'Emirates Center for Strategic Studies and Research (ECCSR) d'Abou Dhabi et le Gulf Research Center de Dubaï ne sont mentionnés qu'une fois. L'étude est à l'image des a priori idéologiques qui opposent la réflexion des Occidentaux, principalement anglophones, au reste de la planète. Dans les régimes autoritaires, le chef et le parti unique concentrent les questions stratégiques entre quelques mains (parfois une seule) et rendent le débat interne impossible. Les intellectuels qui veulent se consacrer à ces sujets sont rapidement marginalisés et souvent émigrent. Le débat est donc fermé et réservé à quelques petits cercles et les productions sont la répétition de discours officiels. Ainsi la rivalité entre le Maroc et l'Algérie ne donne lieu à aucune publication scientifique sérieuse. La censure appauvrit les bibliothèques. Dans le monde arabe, la réflexion stratégique est monocolore sur Israël  : « Le rejet d'Israël est l'aphrodisiaque le plus puissant des musulmans ! » disait ironiquement Hassan II en parlant des régimes arabes tout occupés à réprimer leurs opposants en expliquant qu'ils ne fallait pas se diviser afin de lutter contre l'ennemi sioniste. La réflexion est quasi inexistante sur les problèmes internes comme la montée du radicalisme religieux et des jihadistes. Seuls les militaires (algériens en particulier) mènent des réflexions sérieuses puisqu'une partie de leur mission est la défense du régime.

On a donc affaire à deux mondes qui ne se comprennent pas, l'occidental parce qu'il raisonne comme instrument de puissance et ne prend pas en compte les thèses de l'Autre, l'arabe, parce que jusqu'à présent il a souvent répété ce que disait le dirigeant local. On attend avec intérêt les effets stratégiques du Printemps arabe. La diffusion des idées est un enjeu énorme. Dans les démocraties, les strategists, disciples du débat, sont tenus d'élaborer un discours public, officiel ou quasi officiel : « White Papers » de la Strategic Defence Review (SDR) en 1998 et SDR New Chapter en 2002, National Security Strategy (octobre 2010) en Grande-Bretagne ; Towards a Grand Strategy for  an  Uncertain World. Renewing Transatlantic Partnership aux États-Unis, « Livre Blanc sur la défense » en France en 1994 puis en 2008. Tous ces travaux sont publics et les décideurs politiques et autres spécialistes viennent y trouver leurs analyses. Il faut remarquer l'énorme production d'études sur le terrorisme qui ont vu le jour immédiatement après le 11-Septembre. La RAND a fait en 2002 et 2003, à la seule demande des diverses autorités, plus d'une centaine de rapports. Un grand nombre de scénarios- catastrophes demandés par les autorités ont fleuri. Un groupe de chercheurs de Berkeley (NFS) a été doté d'un budget de 5,46 millions de dollars par le Department of Homeland Security (DHS) créé à la suite du 11Septembre, pour construire un modèle valide d'Internet dans le cadre d'une « cyberguerre ». Le système américain est un exemple rare de débat démocratique et public sur des sujets stratégiques essentiels. La porosité est quasi complète entre les think tanks, le système politique et le monde de la défense. Les experts font carrière dans l'un ou l'autre monde selon les aléas électoraux. Ils fournissent les conseillers des décideurs politiques et médiatisent la relation avec le monde extérieur comme le font les cabinets ministériels en France. Neil Sheehan, journaliste au New York Times, les a appelés les « spécialistes de la solution de problèmes35 » à l'époque de Robert McNamara et de son « brain trust » composé des meilleurs esprits sortis des meilleures universités et instituts de réflexion stratégique. Ceux-ci, spécialistes de la théorie des jeux, de l'analyse des systèmes, soviétologues divers, etc., conduisirent directement à l'engagement au Vietnam sur des justifications et motivations fausses et avec la certitude de la victoire. Mus par l'impossibilité de la défaite, ils conçurent la campagne de bombardements stratégiques sur les digues du delta du fleuve Rouge afin de provoquer des inondations qui auraient coûté la vie à des centaines de milliers de personnes. Puis pour couper la piste Hô Chi Minh qui approvisionnait la guérilla du Vietnam du Sud en passant à travers les

forêts, ils conçurent la dernière guerre chimique menée par une démocratie moderne. Les bombardiers B-52 déversèrent près de 150 000  litres d'« agent orange », pesticide extrêmement dangereux (catégorie Seveso, aujourd'hui).

Une mode intellectuelle américaine : la futurologie Les « trente glorieuses » donnèrent le sentiment d'une prévisibilité de l'avenir, fondée sur la confiance dans le modèle économique et technologique. La futurologie naissante s'appuie sur une série de méthodes définies, comme l'extrapolation linéaire à base de statistiques, l'analyse fonctionnelle, la simulation sur ordinateur, les arbres de pertinence et l'usage de scénarios. En peu de temps, on a vu la prospective se constituer en « science » et les futurologues devenir des gourous. En 1972, le livre d'Herman Kahn L'An 2000, tiré des travaux du Hudson Institute et de l'American Academy of Arts and Science, était sous-titré « La bible des trente prochaines années ». En l'an 2000, la moitié du tiers monde devait atteindre un PIB par tête de 10 000 dollars et, en 2050, les vingt milliards d'habitants de la planète jouiraient d'un revenu individuel de 20 000 dollars. Kahn affirmait qu'il y aurait des armes créant des raz de marée et que l'on exploiterait le minerai lunaire, qu'on changerait de couleur de peau à volonté, et que l'on s'adonnerait à la « stimulation électronique du plaisir ». L'homme sur la Lune et la vie dans des satellites ou sous les océans, les « plates-formes volantes individuelles » revenaient comme de vieilles anticipations. Le bulletin météorologique sûr à cent pour cent était promis pour 1975. Alvin Toffler, dans La Troisième Vague, annonçait la fin des luttes des classes ou des nations. La troisième vague, sorte de « révolution planétaire », « saut quantique dans l'histoire », se démarquait de la seconde, celle de l'industrie. La « révolution super-industrielle » appelait une « super-idéologie, au-delà du capitalisme et du communisme », une « psycho-sphère » adaptée à la nouvelle « techno-sphère »... La France ne fut pas en reste. Le Défi américain de Jean-Jacques ServanSchreiber expliquait en 1967 que, dans une génération, la France risquait d'être dépassée par l'Allemagne de l'Est, la Pologne ou l'Australie, devenues de vraies sociétés postindustrielles. Le rapport du Hudson Institute de 1972 fait à la demande de la DATAR et intitulé Survol de la France démontrait au contraire que, sauf retard imprévu, en 1985, le pays deviendrait une puissance industrielle

très supérieure à la RFA et ignorerait le chômage. La « société des loisirs » attendait le citoyen occidental. La prospective aux États-Unis est devenue en une trentaine d'années un exercice à prétention scientifique. Le même raisonnement valait en Union soviétique au nom du « matérialisme scientifique ». Fondée sur l'analyse des évolutions technologiques, la futurologie ignorait les évolutions politiques comme la chute du communisme et le retour de l'islam, exclus du champ intellectuel. Il ne s'agit pas de railler la prospective, exercice toujours difficile qui modifie l'environnement par sa simple expression. Il est plutôt question de montrer l'incroyable perméabilité des médias et des leaders à ce qui apparaissait sérieux parce que américain. Karl Popper dans Misère de l'historicisme et La Société ouverte et ses ennemis constatait que la futurologie est typique de l'historicisme dont ont souffert les sociétés modernes. Il critique cette théorie, touchant toutes les sciences sociales, qui fait de la prédiction historique leur principal but et qui enseigne que ce but peut être atteint si l'on découvre les rythmes ou les motifs, les lois, ou les tendances générales qui soustendent les développements historiques. Toutes ces théories s'appuyant sur un prétendu « cours de l'histoire », comme le marxisme qui ramène tout à la lutte des classes, sont invalides et ont conduit aux totalitarismes du XX e  siècle. Popper pense que la connaissance progresse par essai/erreur et par des approximations successives, afin de pouvoir comprendre l'effet de telle ou telle mesure, et d'en corriger les inévitables conséquences. La futurologie s'est depuis adaptée.

Les services de renseignement Moins connus que les think tanks, les services de renseignement sont des acteurs plus récents dans ce processus de désignation de l'ennemi. Ils n'étaient pas inscrits dans le paysage administratif avant la Seconde Guerre mondiale. L'OSS, constituée par les Américains en 1936 pour lutter contre l'Allemagne nazie, est supprimée en 1945 et ne reverra le jour sous la forme de la CIA qu'en 1947. Nés lors des conflits du XX e  siècle, les services ont originellement une fonction de défense, tournée d'abord vers les pays voisins pour préparer l'affrontement militaire. Ils se sont développés avec la Guerre froide, à partir d'une géopolitique assez stable  : URSS, pays satellites, et zones de confrontation Est-Ouest. Le renseignement de guerre – celui qui constituait la raison d'être de ces services – se recueillait dans la capitale adverse où se trouvaient les militaires, les ambassades et

les pouvoirs. Pour accumuler des données quantifiées sur les matériels, sur les forces et les infrastructures adverses, les grandes puissances ont investi dans des technologies permettant de contourner les difficultés du recrutement humain  : observations satellite de toutes sortes, cryptologie, interceptions de télécommunications, écoutes... C'était un face-à-face du secret d'État. Le renseignement délaissait la connaissance politique globale, plutôt dévolue aux diplomates. Univers du secret, le monde du renseignement s'est imposé des règles de sécurité qui ont peu à peu uniformisé et affaibli le recrutement des personnels. Les systèmes sont aujourd'hui devenus obèses : 75 milliards de dollars, soit plus que le PIB de l'Irak ou du Qatar, et 200 000  personnes partagées entre les quatorze agences américaines. Le réseau d'écoutes Échelon, unissant le Canada, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni et la NSA (National Security Agency) américaine, emploie quelque 47 000 personnes. La France n'a, comme le Japon, « que » six services de renseignement ou de polices spécialisés. Cette parcellisation rend nécessaire des mécanismes de coordination toujours difficiles à faire fonctionner entre des services concurrents au culte parfois excessif du secret (Conseil national de sécurité aux États-Unis, Coordinateur du renseignement en France)37. La philosophie des services durant la Guerre froide était binaire  : « Les ennemis de nos ennemis sont nos amis », principe qui présente l'avantage de simplifier l'analyse. Une grande importance est donc attribuée aux renseignements fournis sur les dictatures ennemies par les transfuges et les partis politiques d'opposition : Ahmed Chalabi sur l'Irak pour la CIA, Massoud Radjavi et Mme, leaders-gourous des Moudjahidines du peuple sur l'Iran pour la France des années 1980. On forme aussi des « Combattants de la liberté » pour lutter contre les Soviétiques ou les mouvements de gauche : Ben Laden ou Gulbuddin Hekmatyar recrutés en Afghanistan pour lutter contre les Soviétiques, le Hezbollah turc pour lutter contre le PKK kurde, les militaires sud-américains pour les coups d'État dans les années 1970... Les services connaissent leur heure de gloire dans les années 1950 et 1960 en organisant des coups d'État, des assassinats ou des provocations. La CIA à elle seule aurait été à l'origine d'une cinquantaine de coups d'État dans le monde avec un certain succès, contribuant ainsi à revitaliser la théorie du complot dont nous parlerons plus loin. Les services secrets jouent un rôle essentiel dans la prospective et la désignation de l'ennemi, donnant une apparence de sérieux fondée sur le secret qui occulte les postulats idéologiques. La focalisation sur l'ennemi désigné n'exclut pas d'en fabriquer soi-même. À la DGSE, lors de l'affaire du Rainbow Warrior, il était d'usage de dire : « Les Verts

c'est comme les pastèques  : verts dehors, rouges dedans ! » Analyse gustative (savoureuse quand on la réexamine trente ans plus tard) qui conduisit à la ridicule opération de destruction du bateau écologiste dans le port d'un pays allié. Après la disparition de l'URSS, ces énormes machines s'interrogèrent sur leur avenir. On inventa la « guerre économique mondiale ». Le réseau Échelon fut réorienté contre les hommes d'affaires de  pays alliés, haussés au rang de « concurrents-ennemis ». Mais en analysant les turpitudes liées à leurs pratiques, on découvrit aussi les pratiques corruptrices de ses propres hommes d'affaires, voire de ses propres hommes politiques. Puis il y eut la dévalorisation de certaines crises comme l'Afghanistan et les experts du sujet furent licenciés. Les débuts d'Internet donnèrent accès à une multiplicité d'informations jusque-là difficilement accessibles. Bref les services secrets, surtout américains, étaient un peu désœuvrés, voire désorientés, avant le 11-Septembre. Les services de renseignement dans les démocraties ont un intérêt évident. Ils permettent d'énoncer sans avoir à expliquer, ni à justifier. Ils donnent le privilège du savoir, donc le privilège du mensonge incontestable. Ainsi le discours de Colin Powell le 5 février 2003 à la tribune de l'Assemblée générale de l'ONU destiné à justifier la guerre contre l'Irak en montrant de petites fioles contenant des produits très  dangereux (que contenaient-elles en fait ?), ou  le  pseudo-rapport Butler présenté par le Premier ministre britannique Tony Blair expliquant que Saddam avait des missiles longue portée, déployables en quarante-cinq minutes, étaient tous deux « fondés sur des renseignements secrets » (et pour cause !). Le rapport Butler était une copie du rapport fait par un stagiaire à partir de données de presse labellisées renseignement. C'est le rapport de la commission du Congrès américain sur le 11-Septembre publié en 2004 qui a porté l'estocade finale à ce monde en crise profonde. Le réveil fut difficile : « Les renseignements étaient faux [...] excessifs [...] pas étayés [...]. La plupart des problèmes proviennent d'une culture défaillante et de la faiblesse de la direction de la CIA », conclut le rapport. La littérature romanesque consacrée aux services de renseignement avait donné corps à une mythologie de l'omniscience et de la toute-puissance des services que les faits ont malheureusement largement démentie. Les erreurs du KGB à l'origine de l'invasion soviétique en Afghanistan et de la CIA à propos de la menace islamiste sont assez comparables38. Certains responsables politiques importants en sont pourtant issus (Bush père, Andropov, Poutine). De fait, les services secrets affrontaient depuis la fin de la Guerre froide diverses difficultés pour s'adapter au nouveau contexte géopolitique. Cependant le grand public et Hollywood

l'ignoraient. Le terroriste, lui aussi homme de l'ombre, leur redonne une raison d'être39. Certains services de renseignement publient des rapports de prospective. Ceux de la CIA40, préfacés en France par un conteur flamboyant, sorte de Nostradamus moderne, Alexandre Adler, sont des exemples intéressants de prospective inutilisable. Beaucoup de pays ou d'organisations internationales publient des White Papers, Livres blancs, ou réflexions officielles41 sur la situation stratégique mondiale. Dans la dizaine de documents consultés, plus personne n'a d'ennemis. Seul demeure un consensus autour de quelques concepts comme la prolifération, la faim dans le monde, les problèmes d'eau, de terres cultivables, le développement durable ou le terrorisme. L'ennemi n'existe plus. Pourtant il est peu probable que ce consensus annonce un monde sans guerre. Poursuivons l'investigation.

L'invention d'une menace par les services de renseignement Il est de plus en plus difficile de distinguer le renseignement de l'information, les clients des producteurs, le privé du public, les alliés et les concurrents. Pour Dan Butler, chargé du développement stratégique à l'Office of Director of National Intelligence  : « Nous devons réaliser que nous n'avons pas toutes les réponses ni tous les experts, et donc nous ouvrir à l'expertise extérieure, et passer de la communauté du renseignement au renseignement par la communauté. » L'Open Source Intelligence (OSINT) est une discipline qui révolutionne la pratique du renseignement. La communauté du renseignement constate avec retard qu'elle doit s'y mettre et abandonner la culture du secret, la mentalité et les méthodes héritées de la Guerre froide, le cloisonnement, l'étanchéité et la guerre des services au profit du partage d'informations, des pratiques collaboratives et du knowledge management. Une récente présentation faite par le 304e Military Intelligence Battalion de l'armée américaine et reprise par la Federation of American Scientists42 sur la possible utilisation de technologies de communication mobiles (GPS, Skype, Twitter, mashups cartographiques, ou encore... fonds d'écran) par les terroristes d'Al-Qaïda a fait le tour de la blogosphère et des médias internet. « Et si les terroristes utilisaient les mêmes moyens de communication qu'un individu lambda

? » Au-delà de la seule menace terroriste, le rapport souligne que « Twitter est devenu un outil d'activisme social pour des socialistes, des groupes pour les droits de l'homme, des communistes, des végétariens, des anarchistes, des communautés religieuses, des athées, des militants politiques, des hacktivistes et d'autres ». Préparée grâce à l'outil de traduction de Google par quelqu'un qualifiant sa compréhension de l'arabe de « rudimentaire », l'étude du renseignement militaire citée par la Fédération de scientifiques est exclusivement basée sur des sources ouvertes, accessibles sur Internet. L'aspect le plus intéressant de cette étude est donc la désignation d'un outil nouveau (Twitter) plutôt qu'une analyse : les terroristes du 11-Septembre avaient utilisé des couteaux et on n'en avait pas accusé les couteliers. Faute d'ennemis on peut toujours diaboliser le média.

Les stratèges officieux : les mythologistes « J'aime bien les films de guerre qui se terminent bien. » JEAN-MARIE GOURIO, Brèves de comptoir

Les sociétés modernes connaissent-elles des moments d'hubris collective, fureur guerrière des Grecs, moment de folie pendant lequel l'homme n'est plus dans son état normal ? Avec la Révolution française, la naissance des nationalismes et les conflits mondiaux du XX e siècle, l'adhésion de l'opinion est

devenue un facteur essentiel de la mobilisation guerrière. Des acteurs sociaux et politiques vont, par leurs écrits ou leurs discours et par les mythologies qu'ils vont créer, donner consistance à ces émotions collectives en parlant à l'opinion. Comme les marqueurs identitaires, les marqueurs d'ennemis participent à la définition identitaire du groupe. Ce peuvent être des individus ou des groupes qui s'attribuent l'identité collective en faisant de leur choix celui de la collectivité. C'est une construction mythique qui peut parfois s'appeler propagande, parfois simplement nationalisme ou chauvinisme, parfois idéologie... dans laquelle le réel et l'imaginaire se combinent selon des formules complexes et différentes. Ils recyclent d'anciens thèmes historiques pour en faire une nouvelle mythologie. La captation du discours peut se faire au titre des souffrances subies, de l'intérêt supérieur du pays ou de l'identité menacée du groupe. « L'histoire, écrit Paul

Valéry, est le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait élaboré [...] elle fait rêver, enivre [...], engendre de faux souvenirs, [...] entretient les vieilles plaies, [...] conduit au délire de grandeur ou à celui de la persécution43. » La crise yougoslave est illustrative du processus sociologique posé ici : anciens intellectuels dissidents, hiérarchies religieuses, anciens combattants, leaders politiques, familles... chacun a apporté sa contribution au discours de fabrication de l'ennemi, pour aboutir à la guerre civile. Les créateurs civils de mythologies nationalistes sont d'abord les historiens et les géographes qui décrivent une identité historique embellie et peu contradictoire sur une cartographie valorisante. Les historiens44 ont créé les termes d'ennemi « héréditaire », « traditionnel » ou « ancestral », inventé des « droits historiques » comme si l'histoire ne modifiait pas constamment les données. Ils contribuent aussi beaucoup à la mythologie des Grands Hommes, généraux victorieux, rebelles, rois ou chefs d'État, sortes de demi-dieux tragiques. En Amérique latine, les figures du rebelle45 participent de la dramaturgie de la révolte contre la misère. Zapata au Mexique ou  Che Guevara en Bolivie sont morts au même âge  quasi christique de trente-neuf ans. La manie française des citations napoléoniennes efface la hasardeuse expédition d'Égypte ou la désastreuse campagne de Russie. Le ministère des Affaires étrangères français aime beaucoup classer les populations entre francophiles et francophobes, comme si ce référentiel suffisait à diviser la planète et à expliquer les comportements. Les géographes et les explorateurs du XIX e et du début du XX e siècle ainsi que la géopolitique traditionnelle46 ont beaucoup réfléchi sur les frontières « naturelles », la découverte des « terres inconnues [d'eux] », les « zones d'influence », les « glacis ». Les publicistes ont ensuite popularisé les thèmes des bons sauvages ou des méchants cannibales, de la mission civilisatrice, en littérature avec Pierre Benoit, Pierre Loti ou Rudyard Kipling ; en peinture avec les premiers orientalistes ; en littérature enfantine avec Tintin au Congo ou Tarzan. Les idéologues religieux procèdent de la même façon en embellissant une mythique unité ou un âge d'or au retour desquels s'opposeraient les mécréants. L'islamisme actuel n'est qu'une pièce du renouveau intégriste qui touche toutes les religions surtout monothéistes (dont l'article premier est la base de l'intolérance moderne). Les intellectuels peuvent aussi donner de la crédibilité à des mythes « savants » pour asseoir des théories racistes, idéologiques ou simplement géopolitiques. L'Académie des sciences serbe, avec son mémorandum de 1986, écrivit le manifeste du renouveau  grand-serbe. Mme  Plavsic, dirigeante des Serbes de Bosnie, déclara pendant son procès devant le Tribunal de La Haye : « Les Serbes

de Bosnie [...] ont développé à l'extrême le sens de l'intérêt national, ce qui leur permet de savoir quand la Nation est en danger. [...] Je suis biologiste et je sais47... » Les intellectuels déclinent aussi la gamme du lyrisme patriotique de la défense des valeurs et de la mobilisation nationaliste48, du refus de la politique de l'apaisement, de la dénonciation de l'esprit munichois. La gauche s'est spécialisée dans la dénonciation du « fascisme » et du « génocide » pour qualifier n'importe quel massacre... « Voilà qui ne pourrait que  jouer en faveur d'une disposition d'esprit prête à  passer l'éponge sur toute forme de massacre et autres crimes de guerre tant qu'il ne s'agit pas de Génocide », en conclut Hannah Arendt49. L'analyse la plus aboutie parue récemment sur le processus de construction d'une identité mythique mélangeant « morceaux de mémoire religieuse juive et chrétienne sur la base desquels leur imagination fertile a inventé un enchaînement généalogique continu » est celle de l'universitaire israélien Shlomo Sand. Dans Comment le peuple juif fut inventé 50, l'auteur démontre, dans le cas particulier d'Israël, comment le mythe ethnique est devenu un imaginaire civique. Les nationalismes européens ont été assez bien analysés surtout après les conflits qui ont déchiré le continent, mais on manque d'études comparables sur nombre d'identités nationales. Les journalistes, surtout à l'époque de la presse écrite, donnaient une dimension épique à toute aventure exotique, encouragés par des patrons de presse menant une stratégie de diffusion où la guerre jouait un rôle commercial. En 1898, William Hearst, à la tête du New York Journal, tentait de l'emporter sur son principal concurrent, le magnat local Joseph Pulitzer. Il voyait avec la guerre d'indépendance de Cuba contre l'Espagne l'opportunité de renverser la tendance en éclairant le lectorat américain sur la cruauté des colonisateurs. Hearst publiait attaque sur attaque contre l'Espagne et contre l'immobilisme de la diplomatie américaine. Ses journaux se vendaient de plus en plus mais ses reporters se plaignaient qu'il ne se passait rien à Cuba. Hearst leur répondit cette phrase restée célèbre  : « Fournissez les photos, je vous fournirai la guerre ! » Il fournira effectivement la guerre et l'emporta sur son rival ! Aujourd'hui on retrouve la même posture avec le magnat Rupert Murdoch qui pèse de tout le poids de son groupe de presse et dont la chaîne, Fox News, a poussé à la guerre en Irak pour mieux en profiter. Ted Turner, vice-président du groupe AOL Time Warner et de CNN, lors d'une conférence de presse, n'a pas hésité à dénoncer Rupert Murdoch : « C'est un fauteur de guerre ! Il a soutenu et encouragé la guerre en Irak. »

Dans l'angoisse post-11-Septembre est apparue une  génération spontanée d'experts du terrorisme, présidents d'observatoires ou de centres divers, mais toujours « internationaux », et « spécialistes en renseignement ». Il fallait promettre toujours plus d'angoisse et de secrets révélés pour accéder aux médias. Le risque d'attentats par des moyens chimiques, nucléaires ou bactériologiques, devenu une menace présentée comme imminente, était un thème vendeur. Un bon plateau télé de l'époque devait produire de l'anxiété. Le cinéma a beaucoup cultivé le marché de l'angoisse. Tous les pays ont usé du « septième art », les Américains restant de loin les meilleurs dans la propagande filmée51. Beaucoup de productions hollywoodiennes apparurent prophétiques ou prémonitoires après les attentats contre le World Trade Center. La Tour infernale (1974) décrit l'incendie d'une tour. Dans Piège de cristal, sorti en 1988, une douzaine de terroristes prennent le personnel d'une grande société en otage. Mais Bruce Willis, à lui seul, les met en échec. Les islamistes n'apparaissent qu'en 1998 dans  Couvre-Feu, dont certains dialogues laissent songeur  : « Messieurs, il va falloir sortir vos atlas ! s'exclame ainsi l'un des conseillers du président. Le cheikh responsable des attentats était notre allié et il s'est retourné contre nous. Mais il faut les comprendre : on les a aidés et puis on les a laissés tomber ! » Le bioterrorisme est traité en 1995 dans Alerte. L'agression internationale montée de toutes pièces par des spin doctors est le sujet Des hommes d'influence (1997) dans lequel un conseiller en communication convainc le président des États-Unis en campagne électorale de provoquer une intervention guerrière contre... l'Albanie (le Kosovo était peu connu à l'époque). Le flot s'est soudainement tari après le 11-Septembre, les studios choisissant d'annuler la sortie de certains films-catastrophes –  comme Nose Bleed où un complot visait à détruire le World Trade Center  – et de gommer en cours de tournage les références au terrorisme, aux avions qui explosent, aux immeubles qui s'effondrent. Où s'arrête le mythe et où commence la réalité ? Enfin, parmi les fabricants de mythologie, les hommes politiques, garants de l'honneur national, sont particulièrement importants, refusant de rester inactifs face à une « provocation ». En Yougoslavie, les leaders des États éclatés de l'exYougoslavie, Karadzic, Tudjman et Izetbegović, ont tous propagé à l'intention de leur communauté le discours de différenciation ethnique et de libération contre l'oppression et l'humiliation. « Personne n'a le droit d'humilier cette nation ! » déclarait Milošević dans son discours du six centième anniversaire de la bataille du champ des Merles, alors que les Serbes avaient une place de choix dans la Yougoslavie titiste. C'était avant le début de la guerre et le massacre final.

En plus des producteurs intellectuels, il faut un discours qui paraisse le plus scientifique possible, sinon c'est de la propagande ! Comme le constate Bartholomé Benassar, dans son livre sur la guerre d'Espagne52 : « Rien n'est plus consternant pour l'historien [...] que le pouvoir de nuisance prolongé de falsifications protégées par le prestige d'un magistère intellectuel ou spirituel. La guerre d'Espagne en offre deux cas d'école. Dans un camp (les franquistes), une “croisade pour la défense de la civilisation chrétienne” ayant pour troupes de choc des musulmans, des nazis et qui recourt aux services de tortionnaires [...]. Dans l'autre camp (les républicains), un égal fanatisme, l'exaltation de la patrie du socialisme et de la “Nouvelle Rome” par des hommes recourant à la diffamation, la torture et l'assassinat pour éliminer ceux qui connaissaient la vérité à son propos et risquaient de la révéler. »

Les ressorts du discours : Tout est stratégique ! Tout est risque ! Double standard ! L'opinion manifeste un grand intérêt pour les questions géopolitiques, mais elle ne mesure pas toujours combien le propos stratégique des grandes démocraties (ne parlons pas des dictatures...) est d'abord un discours avec ses mots, ses mythes et sa schizophrénie. C'est une mythologie, au sens où Raoul Girardet les définit51  : « un système de croyances cohérent et complet ». Il repose sur des bases idéologiques, une syntaxe agrégative et un relativisme culturel qui légitime le double standard où l'Autre ne nous est jamais comparable, comme les médecins diagnostiquant : « Faites ce que je dis, pas ce que je fais. » L'objectif est toujours l'expression de la puissance à travers des analyses axées sur des perceptions de menace ou de risques, de concepts internationaux peu égalitaires et mal définis, mais qui marquent des limites et des contraintes pour les autres. L'analyse stratégique est une construction qui vise toujours à établir une rationalité de la puissance d'un pays donné, c'est-à-dire sa capacité à imposer sa volonté aux autres. Le propos est schizophrène : il entend contribuer à la sécurité internationale en définissant, à l'intention des Autres, les conditions non négociables de la sécurité du pays. La pensée stratégique cherche les voies et moyens d'imposer ses vues sans tenter de comprendre ce qui fait la spécificité de l'Autre. L'invasion de l'Afghanistan par les forces de l'OTAN est l'exemple même

d'une erreur stratégique, parce qu'elle postulait que le problème taliban pourrait se régler par des voies militaires. C'était mal connaître le tempérament afghan (taliban ou pas). Dans le discours stratégique, la simple prise en compte des intérêts de sécurité de l'Autre, quelles qu'en soient la taille et la puissance, semble avoir pour effet immédiat et implicite de faire perdre le statut revendiqué de « puissance ». Pourtant, il ne peut y avoir de réflexion stratégique à l'ère de la globalisation qui ne prenne en compte les perceptions réciproques, ce qui est loin d'être le cas dans les lieux de réflexion des pays qui se qualifient eux-mêmes de puissances démocratiques. Le Livre blanc français sur la défense de 1994, comme ses homologues des grands pays occidentaux, mentionnait par exemple comme fonction stratégique la « projection de forces militaires pour contribuer à la sécurité internationale ». Ce mandat auto-attribué se retrouve dans les documents publics d'autres grandes démocraties. Mais à la lumière des interventions occidentales en Irak et en Afghanistan ou en Libye aujourd'hui, peut-on, dans le reste du monde, penser que le soutien à la démocratie justifie seul ces guerres et donc ces capacités militaires occidentales ? L'analyse internationale est donc un crible fait entre pays amis et ennemis. Le Pakistan est un pays proliférant nucléaire, qui fournit son quota de terroristes et de Jihadistes, et les minorités religieuses y sont régulièrement l'objet d'attaques. Mais les Occidentaux ont décidé de ne pas le retenir parmi les pays de l'« Axe du Mal ». Qui peut le croire sérieusement ? Les élections iraniennes de 2009 ont été truquées, et la condamnation internationale est normale ! Mais pourquoi se taire sur des pays comme l'Égypte où il était question de la succession dynastique de Moubarak au profit de son fils ? Les Égyptiens ont récemment démontré l'ineptie de cette démarche. Ainsi, plus l'État est puissant, plus ses conditions de sécurité prévalent sur celles des autres. C'est le principe de la doctrine Monroe, énonçant la tutelle de Washington sur l'Amérique latine, pendant américain de la « théorie de la souveraineté limitée » énoncée par Leonid Brejnev pour rappeler à l'ordre les pays satellites. « Le jour n'est pas éloigné où trois drapeaux étoilés signaleront en trois points équidistants l'étendue de notre territoire  : l'un au pôle Nord, l'autre au canal de Panamá, le troisième au pôle Sud... en vertu de la supériorité de notre race », déclarait, emporté par le lyrisme, le président Ta en 1912. Le document stratégique britannique de 2004 qui s'intitulait Delivering Security in a Changing World (« Apporter de la sécurité dans un monde changeant ») est en soi un

exemple récent de double langage venant d'un pays qui se préparait à envahir l'Irak.

Tout est stratégique ! Le discours se veut scientifique. Les thématiques ludiques comme « le grand échiquier », « le grand jeu », « la théorie des dominos », « le joueur d'échecs contre le joueur de go » sont fondamentales pour démontrer la rationalité froide de l'adversaire et sa détermination. C'est essentiel pour montrer combien l'ennemi est machiavélique et dangereux. Ainsi Saddam Hussein aurait été un joueur d'échecs et Assad, le président syrien, un joueur de go, ce qui n'est confirmé par aucun partenaire de jeu de l'un ou l'autre des dictateurs. La géopolitique, longtemps diabolisée après les excès du nazisme, est revenue à la mode. De la même façon que, dans les années 1970, tout était politique, dans les années 1980 tout était sexuel, aujourd'hui tout est géopolitique53. Les envolées géopolitiques comme l'« arc de crises », le « verrou », l'« axe » (de géométrie non euclidienne) reliant des capitales ennemies, la « finlandisation » (concept qui laissait penser que le pays était un satellite de Moscou, ce que les Finlandais dénoncent encore et toujours), la « descente vers les mers chaudes », les « risques » ou les « intérêts » positionnent le discours dans une dimension planétaire. Selon les commentateurs avisés, il n'existerait à la surface du globe aucun territoire sans intérêt stratégique ou qui n'appartienne à une zone d'influence. Toute crise, même locale, s'explique par « la situation stratégique du pays ». Ainsi était justifié dans les cercles officiels le soutien inconditionnel de la France accordé au président rwandais Habyarimana jusqu'au  génocide de 1994, contre les ambitions anglo-saxonnes. Pourtant la disparition de l'homme, enlevé brutalement à l'affection de nos dirigeants avec sa propre folie génocidaire, n'a pas radicalement ébranlé la situation stratégique de la France en Afrique. Paris, reconnaissant, accueillit sa veuve, personnellement responsable de la mise en place des Interhamwe, milices du génocide, en lui versant un petit pécule de 200 000 francs pris sur la caisse de la Mission militaire de coopération, pour lui faciliter l'installation à Paris. Il s'agissait bien d'intérêt, mais pas stratégique. Un ennemi de circonstance peut masquer un ennemi traditionnel. Durant la guerre du Vietnam, les Khmers rouges ne redoutaient-ils pas plus les Vietnamiens que les Américains qu'ils combattaient pourtant ? Et ceux-ci, après leur défaite et

le départ honteux de Saigon, préféraient encore les Khmers aux mains encore rouges du sang du génocide parce qu'ils affrontaient le régime provietnamien installé en 1979. Les Khmers rouges, dont tout le monde à cette époque connaissait les massacres, restèrent encore quelques années les représentants officiels à l'ONU du Cambodge, pays qu'ils avaient saigné à blanc, avec l'appui des membres permanents du Conseil de sécurité.

Tout est risque, menace ou défi ! En matière stratégique, deux thèmes sous-tendent les discours  : l'identification d'un risque crédible et les ruptures. La capacité à diffuser de l'angoisse et à annoncer un bouleversement majeur de la vie internationale contribue largement au succès éditorial du livre qui l'annonce, si ce n'est à la crédibilité des prévisions. Si ce livre émane d'un expert ou d'un think tank américain, une couverture médiatique lui est garantie. Des études américaines des années 1960 prévoyaient qu'il y aurait, en l'an 2000, plus de 25 pays nucléaires sur la planète. On en est péniblement à 9, plus quelques pays du seuil (c'est-à-dire dont on pense qu'ils seraient capables de faire la bombe mais ne l'ont pas fait). D'autres pays, annoncés comme menaces, y ont renoncé. Les bibliothèques sont pleines d'études sur l'« URSS en 2050 », de prospectives catastrophistes sur le déclin de l'Occident et son désarmement moral et matériel. C'est une question de métier... Le discours dramatise mutations et changements comme si, à un moment de l'histoire de l'humanité, il y avait eu une situation totalement statique. C'est ainsi que, dans des analyses stratégiques récentes, on peut lire des phrases comme « l'incertitude et la volatilité ouvrent l'histoire du XXIe siècle, annonçant ruptures et surprises de tous ordres54 ». Il faut croire qu'il y aurait eu, à un moment de l'histoire de l'humanité, une stabilité stratégique absolue, sorte d'« âge d'or » des Travaux et les jours d'Hésiode. En matière de prévision économique en revanche, le ton doit être positif si on veut accéder aux médias. Nombre d'analyses économiques euphoriques ont précédé la crise financière actuelle55. Les expressions toutes faites sont légion dans les livres de stratégie : « l'année de tous les dangers », l'ennemi « ne fait pas mystère de ses intentions de restaurer son hégémonie sur l'ensemble de son aire d'influence » (pourquoi est-il assez

stupide pour l'annoncer ?), son programme militaire est toujours « ambitieux », il prépare des « guerres d'agression futures » (on peut déjà les prévoir), génère des « menaces diffuses », le monde, entre « rupture et continuité », tente de « défendre ses valeurs ». Le ton prophétique permet des titres choc : J'ai vu mourir le monde ancien, Un monde plein d'incertitudes... La géopolitique est grande consommatrice de concepts agrégatifs nouveaux comme tiers-mondisme, néocolonialisme, hyperterrorisme, société post-industrielle, globalisation et mondialisation... qui simplifient la complexité et euphorisent le lecteur. La qualification du problème est un aspect essentiel de l'analyse stratégique. On parle du problème palestinien alors qu'il s'agit du problème de la colonisation israélienne, ou du problème noir aux États-Unis alors qu'il était d'abord le problème blanc, du problème du statut de la femme dans les pays musulmans alors qu'il s'agit bien évidemment du problème de l'attitude des hommes. Dans les questions stratégiques, l'habileté des Soviétiques dans les années 1980 fut par exemple de parler de la question des missiles Pershing en Allemagne pour mobiliser l'opinion et provoquer des manifestations et dénonciations, alors qu'il s'agissait surtout de répliquer à l'installation des missiles SS  20 soviétiques. Comme l'avait dit le président Mitterrand devant le Bundestag  : « Les missiles sont à l'Est et les manifestants à l'Ouest ! » Les commentateurs, pour pimenter leurs propos, n'hésitent pas à voir des « ambitions secrètes », des « plans cachés », des « intérêts objectifs »... excluant par principe l'ignorance, voire la bêtise humaine des explications. Pas de place pour la stupidité ou l'irrationalité du dictateur qui a perdu l'habitude d'être contredit depuis des décennies, ni a fortiori de l'insondable ignorance de certains décideurs des grandes démocraties56 ! Le champion du décryptage des actions des services de renseignement en la matière est Alexandre Adler, sorte de Zébulon de la vie internationale sautant de crise en crise, éditorialiste du Figaro, qui cite régulièrement les services secrets, certain ainsi de n'être jamais contredit... sauf par les faits eux-mêmes57. Fort heureusement, ses articles sont suffisamment compliqués et contradictoires pour laisser le lecteur impressionné mais dubitatif.

La fabrication de l'ennemi : la Russie de Poutine Le journaliste Roberto Saviano, auteur de Gomorra, est menacé de mort par la Camorra et doit vivre dans la clandestinité, mais il ne vient à personne l'idée de

mettre en accusation le gouvernement italien. En revanche, les assassinats de journalistes russes comme Anna Politkovskaïa ou d'humanitaires comme Natalia Estemirova, tuée le 15 juillet 2009 en Tchétchénie, sont évidemment attribués à l'action du Kremlin. On insiste avec raison sur le passé d'ex-officier (modeste) du KGB de Vladimir Poutine, mais pas sur le fait que le président Bush père était directeur de la CIA... On peut nommer en France un ancien directeur de cabinet du Premier ministre à la tête de Gaz de France, mais ce sont les relations entre la direction de Gazprom et le Kremlin qui inquiètent. Succédant à Donald Rumsfeld, Hillary Clinton appelle Moscou à respecter les droits de l'homme, mais autant qu'on sache, c'est bien Washington qui emprisonne depuis maintenant dix ans des prisonniers à Guantánamo en leur refusant les droits minimaux ! On réagit avec vigueur à l'invasion des forces russes sur le territoire souverain de la Géorgie en exigeant un calendrier de retrait, mais on formule le souhait poli qu'Israël stoppe la colonisation des territoires. On en arrive même à reprocher à la Russie de vouloir faire payer le gaz livré à l'Ukraine au prix du marché et non plus au tarif préférentiel de  l'ex-gazoduc de l'Amitié. Claude Mandil dans son rapport du 21 avril 2009 au Premier ministre « Sécurité énergétique et Union européenne » faisait déjà remarquer qu'il y avait quelque contradiction à diaboliser la Russie sur la crise ukrainienne et en même temps chercher à en faire un partenaire normal de la sécurité énergétique de l'Union. La schizophrénie a toujours fait partie de la géopolitique, qui reste un habillage « rationnel » des rapports de force internationaux. Dans le cas de la Russie et des États-Unis, on atteint des délires (inversés). Il ne s'agit pas de délivrer un brevet de démocratie au régime en place au Kremlin qui a encore de gros efforts à faire en particulier sur la Tchétchénie et la protection des journalistes. Mais la critique serait plus positive et certainement plus efficace si elle utilisait avec mesure la comparaison. Est-ce parce que nombre de chroniqueurs des questions internationales ont eu un passé communiste, resté comme une tache indélébile, que la critique doit être systématique ? Est-ce parce que la France connaît avec dix ans de retard la vogue du néoconservatisme qui, avec Condie Rice, avait comme priorité stratégique (avant les attentats du 11-Septembre) le refoulement (roll back) de l'ancienne URSS ? Est-ce parce que l'Europe politique qui se construit sous nos yeux n'a pas d'ennemi et peine à mettre sur pied une politique de défense ? La Chine avait joué le rôle d'ennemi de substitution sous l'administration Bush, mais le président Obama travaille à normaliser les relations avec Pékin. On ne peut plus compter sur personne58.

Le double standard ! Le discours de la puissance est schizophrène  : il exprime des jugements différenciés sur les actions des puissances ou de leurs alliés, par rapport à celles de leurs « ennemis ». De Gaulle justifiait la possession de l'arme nucléaire par la France en expliquant qu'elle est un égalisateur de puissance interdisant à un grand pays de dicter sa volonté à un petit pays. Il rappelait que la France ne voulait plus connaître l'invasion et refusait de signer le traité de non-prolifération, en accord avec l'Inde. Ce discours peut être transposé à tous les pays colonisés qui ont vécu l'invasion dans leur chair. Comment condamner la prolifération d'armes nucléaires d'autres nations aujourd'hui ? Par l'interdit, tout simplement. Le discours stratégique prône un système de valeurs dont la mise en œuvre devrait structurer le fonctionnement de la vie internationale. Le communisme fut ainsi le « paradis des ouvriers [où la grève était interdite] et la puissance de la paix et de la sécurité » ; la France, deuxième puissance coloniale de l'histoire, reste malgré tout le « pays des droits de l'homme », le président Wilson et ses successeurs qui défendirent le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes contre la France et la Grande-Bretagne, lors du traité de Versailles puis dans la décolonisation, appliquaient la doctrine Monroe sur l'Amérique latine. Enfin l'Autriche s'offusqua qu'on découvre le passé nazi de leur président, Kurt Waldheim, qui avait, semble-t-il, été soigneusement caché jusque-là. Le « deux poids, deux mesures » est la base idéologique du discours stratégique. Le même pays plaide pour la libération des colonies et garde la main sur ses propres conquêtes. Les différents gouvernements espagnols réclament la restitution de Gibraltar à la Grande-Bretagne mais refusent de discuter avec les autorités marocaines de l'abandon des Présides (enclaves de Ceuta et Melilla). Les démocraties occidentales se trouvent ainsi à refuser de reconnaître à Gaza le gouvernement Hamas issu des élections surveillées par des observateurs occidentaux, avec raison puisque celui-ci ne veut pas admettre l'existence d'Israël. Mais, en même temps, ces gouvernements maintiennent des relations normales avec le gouvernement actuel de Tel-Aviv qui poursuit la colonisation et compte en ses rangs un ministre raciste, M.  Lieberman, dont les propos seraient condamnés en France au titre de la loi de 1972 contre le racisme. Il faut alors en conclure que les seules élections valables sont celles qui donnent des régimes prooccidentaux. C'est d'ailleurs pourquoi les présidents Moubarak ou Ben Ali n'en organisaient pas : elles risquaient d'amener au pouvoir des Frères musulmans. Le

printemps arabe, qui n'a exprimé que des revendications démocratiques, est venu démontrer la fausseté de cette thèse. La disqualification de l'interlocuteur est un exercice imposé quand on veut désigner un « ennemi ». « On ne peut pas se battre avec les États-Unis, à moins d'avoir des armes nucléaires. » Ces mots qui justifient la prolifération nucléaire ne sont pas de Kim Jong Il, ni du président iranien Ahmadinejad, mais d'un chef d'état-major des armées indien, discutant avec Les Aspin, haut responsable américain. Cette phrase d'un grand bon sens est l'analyse militaire froide d'un responsable de la plus grande démocratie du monde et n'a pas soulevé de tempête des habituels experts du nucléaire. Y aurait-il donc deux façons de juger de la prolifération nucléaire ?

Truismes idéologiques Les démocraties seraient par nature « porteuses de  paix », thématique énoncée au mépris de l'analyse.  France et Grande-Bretagne ont toutes deux combattu militairement la décolonisation. Les États-Unis reprennent leur effort de défense sous Clinton en 1994 alors qu'aucune menace ne les défie et, quelques années plus tard, s'inquiètent de l'effort de défense chinois qui ne représente qu'un sixième du leur. Israël n'obtient la fin du mandat britannique sur la Palestine en 1947 qu'au prix d'un attentat terroriste contre l'hôtel King David, siège de l'étatmajor britannique, qui fit 96 morts. Le gouvernement de Tel-Aviv se retrouve dans la même situation que les autorités algériennes qui ont obtenu l'indépendance du pays par des attentats terroristes et s'indignent des pratiques terroristes de leurs adversaires actuels. « La pauvreté est génératrice de guerre. » Autre affirmation qui pourtant n'est que rarement vérifiée depuis la Seconde Guerre mondiale. Le cas haïtien, sur lequel le monde se penche aujourd'hui, en est un pathétique exemple. Les nations riches ont provoqué plus de conflits dits « de puissance » ou de coups d'État que les nations pauvres, souvent pour maîtriser les ressources, comme c'est le cas en Irak. « Le développement économique serait un facteur de paix. » Bien au contraire, c'est souvent l'affirmation de puissance liée à la croissance économique qui modifie l'ordre international et, en tant que telle, inquiète les puissances en place. C'est la croissance économique naissante de l'Allemagne wilhelminienne

qui menace la France et la Grande-Bretagne et finit par déclencher la Première Guerre mondiale. C'est la puissance économique chinoise qui alerte aujourd'hui les États-Unis. La géopolitique du catastrophisme a beaucoup utilisé la « théorie des dominos », qui affirme que la chute d'un gouvernement donné entraînerait mécaniquement les États voisins. Énoncée pour l'Extrême-Orient, elle ne s'est jamais vérifiée nulle part mais reste un exercice imposé. « C'est un monde rempli de dominos », disait Leslie H.  Gelb, journaliste au New York Times, probablement fatiguée d'entendre toujours la même dramaturgie des conflits.

Le risque stratégique des années 1990 ? Le chômage technique La phrase d'Arbatov « Nous allons vous rendre le  pire des services, nous allons vous priver d'ennemi ! » mettait la filière de production stratégique face à un risque de chômage technique. La fin du communisme laissait les armées conventionnelles occidentales sans ennemi à leur pointure et posait un énorme problème. On trouva quelques arguments de circonstance pour défendre le budget  : « Ne pas baisser la garde ! », « Il est trop tôt pour engranger les dividendes de la paix »... Mais le cœur n'y était plus. La régionalisation des crises laissait désorientés les stratèges qui cherchaient un paradigme planétaire alternatif. La CIA licencia ses experts de l'Afghanistan qui retombait dans l'oubli ; les soviétologues réutilisèrent les mêmes outils pour analyser la Russie d'Eltsine et de Poutine ou les nouveaux pouvoirs des États d'Asie centrale ; la cellule Afrique de l'Élysée continua à brandir la « carte africaine » pour vanter le statut planétaire de la France... La mécanique de production stratégique eut donc le réflexe de toute structure déstabilisée par une nouvelle conjoncture  : montrer son utilité et produire de l'ennemi. Le système intellectuel américain montra toute sa puissance à la recherche d'un nouveau paradigme planétaire. Après la libération du Koweït, on crut au « nouvel ordre mondial, ère du droit au service de la paix » : les armées des grandes démocraties, sous l'autorité des Nations unies, interviendraient pour faire respecter le droit international et libérer le Koweït (mais pas les Territoires occupés). Puis on lança l'idée de la « Menace Sud » pour remplacer la « Menace Est », espérant qu'une simple réorientation géographique permettrait de conserver un cadre stratégique et des

moyens identiques. Mais le Sud, trop hétérogène, s'est rapidement limité au monde arabe. On tenta alors la « guerre économique mondiale », mais cela n'occupait qu'une partie des moyens du renseignement, pas ceux de la défense ! On chercha à « militariser » le traitement du crime organisé ou du terrorisme, comme dans le plan américain Colombia destiné à lutter contre le trafic de drogues. La réflexion stratégique américaine se livra aussi à des prédictions dramatiques qu'il est intéressant de rappeler trente ans plus tard. Au-delà du Choc des civilisations déjà cité, des experts voulurent mettre en relation mondialisation et instabilité  : pour Thomas Barnett59, « tous les grands problèmes [...] ont été résolus », c'est du monde non « connecté à la mondialisation », nouvelle terra barbaris, qu'émergeraient toutes les menaces. Il dessinait une carte des futures implantations de bases avancées américaines sur la planète à même d'arrêter cette « menace ». Cette vision d'un nouveau limes ne traitait pas du cas de l'Arabie Saoudite, pays allié parfaitement intégré à la mondialisation, pourtant gros fournisseur de terroristes. Devant le constat d'échec au Moyen-Orient, il reste la « menace chinoise » qui vient à nouveau de faire l'objet d'un rapport alarmiste du Pentagone en septembre 2010, soit en même temps que le vote du budget de la défense au Congrès. En quelques années, faute d'ennemis, la production stratégique a abandonné une réflexion peu crédible sur la menace pour lui substituer une réflexion sur les capacités militaires. L'effort de défense américain est reparti à la hausse en 1994, sous l'administration Clinton, alors qu'aucune menace avérée ne le justifiait. Faute d'ennemis, on insista sur les moyens militaires en dérivant vers un véritable « fétichisme technologique ». Furent alors lancés des programmes comme le Joint Strike Fighter (avion de combat de sixième génération, programme le plus cher de l'histoire du Pentagone, dépassant de 40 % les prévisions), le Transformation Satellite Program (TSAT) abandonné aujourd'hui, de même que le satellite de communication au laser. Le fétichisme technologique trouva ses limites dans les attentats du 11Septembre qu'aucun système technique de renseignement n'avait détectés. Les terroristes étaient passés au-dessous des radars et autres détecteurs, armés de cutters, dans des avions de ligne intérieurs américains. Le projet de défense antimissile fut particulièrement significatif. Annoncé par G.  W.  Bush et soutenu par la grande majorité des pays européens, en particulier la Grande-Bretagne, il se révélait pourtant extrêmement coûteux et techniquement très douteux. Créant un déséquilibre stratégique entre pays nucléaires, il fut donc fortement critiqué par la Russie et par la France. Le

17 septembre 2010, le président Obama renonça au système de défense antimissile et les gouvernements européens saluèrent cette décision américaine comme ils avaient salué la précédente. On constate alors que les laudateurs de la diplomatie de G.  W.  Bush deviennent les laudateurs circonstanciels de celle de Barack Obama, pourtant très critique à l'encontre de son prédécesseur. Y aurait-il un conformisme washingtonien comme il y avait un conformisme communiste moscoutaire, ainsi que l'on disait en d'autres temps ? L'OTAN, qui a survécu à la disparition du pacte de Varsovie, est aujourd'hui la seule alliance militaire à la surface de la planète. Elle apparaît à beaucoup de non-Occidentaux comme une garde armée des pays riches, puisque Japon et Australie débattent d'une éventuelle candidature. Certains États méditerranéens se demandent d'ailleurs pourquoi les pays européens souhaitent créer une « Europe de la défense » en plus de l'OTAN, pensant qu'elle serait exclusivement orientée contre eux. Officiellement sans ennemi depuis la disparition de l'URSS et du pacte de Varsovie, l'Alliance atlantique a défini l'an dernier son nouveau concept stratégique alors que ses soldats sont empêtrés en Afghanistan (soit « hors zone », comme on disait à l'époque de la critique gaullienne) dans une guerre qu'elle ne sait pas mener. L'OTAN a démontré aux Occidentaux son utilité militaire avec l'intervention en Libye. Mais est-ce une raison suffisante, surtout pour le reste du monde ? Les vingt dernières années sans ennemi n'ont pas été des décennies sans guerre. Les Américains, concentrés sur le refoulement de l'ex-puissance soviétique (le roll back), ont soutenu les révolutions de couleur en Ukraine, en Géorgie ou au Kirghizstan, mais ils ne virent pas la montée de l'islamisme. Vieille habitude de pays vainqueur de rejouer la guerre précédente. La carte du monde n'est plus le lieu de la grande rivalité traversée de grandes flèches de couleur et marquée de petits drapeaux des avancées de l'un et des reculs de l'autre. Les crises de ces vingt dernières années, débarrassées des oripeaux de la Guerre froide, ont été locales, sans enjeu planétaire, et les ressorts qui les alimentent méritent des explications internes. Les dépôts d'armes laissés par la Guerre froide servent aux conflits, sans apport extérieur. On se tue dorénavant à la kalachnikov ou à la machette. Aucun paradigme global ne peut donner une lecture facile des crises, ce qui sape un certain nombre de principes des discours stratégiques de puissance sur la stabilité de la planète. Même les poussées terroristes s'ancrent dans des contextes régionaux spécifiques et sont plus affaire de police que d'armée. Dans cette nouvelle géographie du monde inutile60, toutes les crises ne se valent plus. Les motivations de politique intérieure aux grandes démocraties prennent le pas sur les analyses

stratégiques globales. Quelle crise dorénavant vaudrait la mort d'un soldat occidental ? La Bosnie oui, mais pas le génocide rwandais (où l'armée française s'est retrouvée seule), ni la crise du Congo, conflit le plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale ! Comment donc expliquer ces guerres qui continuent à polluer la planète ?

31 Classement des think tanks dans le monde  : Foreign Policy, http://www.foreignpolicy.com/files/2008–-3>Global–-3>Go–-3>To–-3>Think–-3>Tanks.pdf 32 Dickson (P.),Think Tanks, New York, Atheneum, 1971, p. 133. 33 Les données sont extraites de la thèse de Samaan (J.-L.), « Contribution à une sociologie de l'expertise militaire : la RAND Corporation dans le champ américain des études stratégiques depuis 1989 », Paris, 2008, thèse non publiée. 34 Cohen (D.) et Verdier (T.), La Mondialisation immatérielle, Documentation française, coll. « Les rapports du Conseil d'analyse économique », Paris, 2008, 219 p., http://www.cae.gouv.fr/IMG 35 « The Pentagon Papers »,The New York Times, 1971. 36 Valéry (P.), Regards sur le monde actuel, Gallimard, « NRF », Paris, 1945, 328 p., p. 43. 37 Le « Rapport final de la commission nationale sur les attaques terroristes contre les États-Unis » évalue à dix les occasions ratées d'actions coordonnées police-renseignement de nature à empêcher les attentats du 11-Septembre ; Conesa (P.), « Renseignement de crise et crise du renseignement », in revue Agir, no 25, mars 2006. 38 Baer (R.), La Chute de la CIA : les Mémoires d'un guerrier de l'ombre sur les fronts de l'islamisme, Gallimard, Paris, 2003, 392 p. ; Clarke (R.), Contre tous les ennemis : au cœur de la guerre américaine contre le terrorisme, Albin Michel, Paris, 2004, 363 p. 39 « Top Secret America »,The Washington Post, 18 juillet 2010. 40 Adler (A.), Rapport de la CIA : comment sera le monde en 2020 ?, Robert Laffont, Paris, 2005, 268 p. ; Adler (A.), Le Nouveau Rapport de la CIA : comment sera le monde en 2025 ?, Robert Laffont, Paris, 2009, 298 p. 41 États-Unis : dernière Quadriennal Defence Review (QDR), en février 2010 ; Grande-Bretagne : Green Paper de février 2010, en vue de la Strategic Defence Review de novembre 2010 ; Canada et Australie ; France : Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 ; Allemagne : Livre blanc 2006 sur la politique de sécurité ; Russie : Stratégie de sécurité nationale, mai 2009, Nouvelle Doctrine russe de défense, février 2010 ; Chine : Sixième Livre blanc sur la défense nationale, janvier 2009. 42 Federation of American Scientists : http://www.fas.org/irp/eprint/mobile.pdf 43 Valéry (P.), Regards sur le monde actuel, Gallimard, « NRF », Paris, 1945, 328 p., p. 43. 44 Ferro (M.), Comment on raconte l'histoire aux enfants à travers le monde, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », Paris, 2004, 464 p. 45 La figure du héros a besoin d'un support  : à Tegucigalpa, une statue de Morazán, héros de l'unité centreaméricaine, est en fait une statue du maréchal Ney que la délégation guatémaltèque envoyée à Paris a pu se procurer aux Puces, après avoir dépensé le budget dans les fêtes de la capitale. Ce n'est pas grave, le héros a son support. 46 Voir le toujours actuel : Lacoste (Y.), La Géographie, ça sert d'abord à faire la guerre (1976), La Découverte, coll. « Fondations », Paris, 1985, 216 p. 47 Cité par Sémelin (J.), op. cit., p. 55. 48 Anatole France, mobilisé par la propagande nationaliste pour entraîner les foules, avait été l'acteur d'un film muet dans lequel il était censé prononcer un vibrant discours patriotique. Un jour, un muet qui lisait sur les lèvres fut pris d'un fou rire pendant la projection du film : Anatole France récitait en fait Le Corbeau et le Renard. 49 Harendt (H.), Du mensonge à la violence  : essais de politique contemporaine, Pocket, coll. « Agora », Paris, 2002, 249 p., p. 44. 50 Sand (S.), Comment le peuple juif fut inventé : de la Bible au sionisme, Flammarion, coll. « Champs », Paris, 2010, 606 p., p. 47. 51 Valantin (J.-M.), Hollywood, le Pentagone et Washington : les trois acteurs d'une stratégie globale, Autrement, coll. « Frontières », Paris, 2003, 207 p. 52 Benassar (B.), La Guerre d'Espagne et ses lendemains, Perrin, coll. « Tempus », Paris, 2006, 550 p. 53 À ce jour, il existe plus de cent cinquante titres disponibles en français contenant le terme de « géopolitique » –  dont une Géopolitique de la Nièvre... 54 Baverez, (N.), Nouveau monde, vieille France, Perrin, coll. « Tempus », Paris, 2006, 393 p.

55 Voir le site toujours intéressant : www.huyghe.fr 56 Telle était pourtant l'interprétation la plus claire de la majorité des décisions de politique internationale du président Bush qui n'était jamais sorti des États-Unis avant son élection, si ce n'est pour aller au Mexique. 57 Voir en particulier « Et si la guerre d'Irak n'avait pas lieu » dans Le Figaro des 8-9  mars 2003, dans lequel l'auteur, citant ses « sources » américaines, évoque les hésitations de Washington. 58 Extrait d'un article de l'auteur publié dans Libération, janvier 2010. 59 Barnett (T.),The Pentagon's New Map : War and Peace in the Twenty-First Century, G. P. Putnam's Sons, New York, 2004, 448 p. 60 Conesa (P.), « Une géographie du monde inutile », in Le Monde diplomatique, mars 2001.

Livre 2

LES FIGURES DE L'ENNEMI : ESSAI DE TYPOLOGIE Depuis la fin de l'URSS, la purulence guerrière n'a pas disparu, les crises et les conflits ont retrouvé leurs ressorts traditionnels que l'analyse bipolaire masquait. L'histoire et la géographie reprennent leurs droits après l'hypnose idéologique du conflit Est-Ouest. Les mécanismes de reproduction et de fabrication de l'ennemi se pérennisent dans nombre de pays (démocratiques ou pas) après 1991 : tentons donc de dresser une typologie des ennemis. Aucun des modèles développés ici n'est totalement pur, un ennemi est souvent un mélange de plusieurs catégories, mâtiné de multiples ingrédients qui expliquent la durée des rivalités meurtrières. À chaque type de conflictualité ses règles.

L'ennemi proche : les conflits de frontières La question de la dispute frontalière est le cas le plus traditionnel et le plus répandu. Elle a donné naissance à des binômes conflictuels  : Inde-Pakistan, Pakistan-Afghanistan, Inde-Chine, Grèce-Turquie, Libye-Tchad, Algérie-Maroc, Grande-Bretagne-Argentine (Malouines), Pérou-Équateur, Bolivie-Chili, Colombie-Venezuela, Irak-Iran, Israël-Syrie, Arménie-Azerbaïdjan, CambodgeVietnam, Espagne-Maroc (Présides), Moldavie-Russie (Transnistrie), RussieGéorgie, Japon-Russie (Kouriles), Inde-Chine, Égypte-Soudan... Liste non exhaustive. Le traçage et la matérialisation des frontières est un phénomène récent qui a progressé de façon différente selon les continents. Michel Foucher dans Fronts et frontières 61 estime que 252 000 km de frontières divisent la planète et constate que plus de 60 % de celles-ci ont été tracées par des puissances extérieures aux pays concernés. Seules 2 % des frontières du monde en 1991 sont le résultat de référendums, montrant par là même combien la guerre a été le phénomène majeur de délimitation frontalière. En outre, plus de 90 000  km de frontières nouvelles sont apparus depuis 1991 et 24 000 ont fait l'objet d'accords internationaux. Les différends frontaliers peuvent-ils constituer demain des motifs de guerres ? Définissant la frontière comme « une structure spatiale élémentaire de forme linéaire à fonction de discontinuité géopolitique, de marquage de repères dans les trois registres du réel, du symbolique, et de l'imaginaire », Foucher écarte tous les argumentaires impériaux pseudo-géographiques hérités des XIX e et XX e siècles, sur les « frontières naturelles », les « frontières véritables », les « frontières historiques ». Il relativise aussi les différents concepts de partage du monde qui

ont fonctionné dans la géopolitique traditionnelle comme la « balkanisation », le « cordon sanitaire », l'« État tampon », la « sphère d'influence » et le « glacis ». Le traçage des frontières débute véritablement au XVIII e siècle en Europe

et s'étend surtout par expansion impériale sur le reste de la planète. La conquête coloniale donna lieu à de grandes conférences de partage du monde (Berlin, Versailles, Potsdam, Yalta...). Naquirent ainsi sur des coins de table des tracés rectilignes dans les zones mal connues des Occidentaux (Afrique, MoyenOrient...) et des disparitions, des créations ou des translations d'États. La doxa du droit international soutient l'autorité et la souveraineté de l'État dans ses frontières, mais les luttes de décolonisation et différentes révoltes sécessionnistes ont fait accepter le principe du « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes » inscrit dans le premier article de la charte des Nations unies et surtout dans la résolution 1514 de l'Assemblée générale sur l'indépendance des peuples colonisés. Le tracé des frontières est donc un sujet contraint entre deux principes contradictoires qui prêtent aisément à conflit. Dès lors le tracé revendiqué devient l'expression d'une conception sociologique et historique du rapport à la terre. Ainsi l'article 2 de la Constitution cambodgienne de 1993, inquiète de la poussée vietnamienne, stipule  : « L'intégrité territoriale [...] est absolument inviolable dans ses frontières délimitées sur les cartes au 1/100 000 dressées entre 1933 et 195362. » Cette référence exceptionnelle est la traduction cartographique de deux conceptions du nationalisme : celui des Khmers, pour qui le territoire est celui où résident des Khmers (positionnés sur la carte), opposé au nationalisme paysan vietnamien progressant dans une logique de front pionnier.

La mécanique idéologique de la guerre frontalière L'école publique, qui enseigne un nationalisme religieux, est largement impliquée dans la mémoire des conflits. Des dates ou des lieux sont élevés au statut de symboles : les élèves français ont été préparés à la guerre par l'image de Bismarck triomphant dans la galerie des Glaces en 1871 et le crêpe noir sur les cartes de l'Alsace-Lorraine. Les cartes syriennes contiennent toujours le port de Lattaquié perdu au bénéfice de la Turquie, et la Bolivie, pays enclavé depuis la perte de son littoral lors de la guerre du Pacifique en 1883, célèbre toujours le 23 mars la « journée de la Mer » pour revendiquer un accès au Pacifique que le

Chili persiste à lui refuser. Au nom de la bataille du champ des Merles perdue contre les Ottomans le 15  juin 1389, les nationalistes serbes continuent à revendiquer le Kosovo... Les historiens, les géographes, les organisations nationalistes, les anciens combattants survivants des conflits précédents, parfois les diasporas des populations expulsées ou séparées de la mère patrie, sont les tenants les plus fervents de la conflictualité appuyée sur des discours à fondement légendaire. La littérature donne une dimension épique au sujet. Les géographes ont le redoutable devoir d'expliquer que les cartes prouvent le bien-fondé de la revendication de leur pays. Ainsi le « misérable conflit » entre le Pérou et l'Équateur en janvier 1995 portait sur une zone de forêt vierge inconnue lors de la définition des frontières adoptée par le « protocole de paix, d'amitié et de frontières » signé le 29 janvier 1942 à Rio. Depuis cette date, tous les gouvernements équatoriens ont rejeté ce protocole et, dans les écoles, les cartes officielles ne tiennent nullement compte de l'amputation de 1942. La guerre de 1995 tua autant d'hommes par malaria que par balles et aboutit à un accord. L'ennemi est « héréditaire » de façon à l'ancrer dans le passé et constituer un élément de la construction identitaire. Peu importe que le pays lui-même soit divisé par des fractures internes comme le Pakistan ou le Soudan : la solidité du groupe tient à la virulence du discours d'hostilité à l'Autre. Ainsi, le Pakistan, déchiré par une guerre civile quasi journalière, semble ne retrouver son unité que contre l'Inde sur la question du Cachemire. De même, les hommes politiques grecs usent et abusent de la « menace turque » pour retrouver de la crédibilité en politique intérieure. Ils protestent à l'occasion de survol d'avions de combat turcs sur la mer Égée – axe de passage – qu'ils considèrent comme mer intérieure. Ils installent leurs armements les plus modernes sur les îles mitoyennes du littoral turc. En Algérie, les lycéens n'apprennent rien sur le Maroc, qui n'existe tout simplement pas. La guerre est sacralisée par l'histoire-bataille qui ponctue les discours nationalistes. Les héros guerriers sont élevés au rang de mythes. L'épopée militaire napoléonienne joue, dans la conscience nationale française, le rôle de la conquête du Far West et du western dans le sentiment national américain ou la Grande Guerre patriotique des Russes contre Napoléon battu pour la première fois par le maréchal Koutousov. Le discours de l'hostilité est appuyé sur un nationalisme aux accents variés qui peut être alarmiste (Grèce), revanchard (Bolivie), nostalgique (l'Espagne et les présides, Russie et URSS), victimaire (Serbie), mystique (Grand Israël), populiste

(Hongrie et le traité de Trianon), impérial (Chine sur le Tibet), légendaire (Jérusalem pour les religions monothéistes). La révélation de ressources en matières premières miraculeuses, frontalières et cachées tente de fournir une base matérielle à la rivalité. Au plus fort du différend entre la Libye et le Tchad sur la bande d'Aouzou, on parla d'uranium... qu'on ne découvrit jamais. La futilité de certains différends frontaliers pour des cailloux desséchés et dépeuplés laisse rêveur : le Maroc et l'Espagne manquèrent de se faire la guerre en 2002 pour l'îlot Persil, bloc rocheux habité par les goélands situé à 100 mètres des plages marocaines. De même, entre la Grèce et la Turquie pour l'îlot d'Imia en 1995, à propos d'un cargo turc échoué qu'une frégate turque tentait d'aider : les flottes de guerre des deux pays vinrent faire de farouches ronds dans l'eau. Derrière les conflits de frontière apparaît rapidement l'idée d'unité ethnique, les populations transfrontalières servant de base aux revendications de rattachement territorial à la mère patrie. Le traitement qui leur est imposé ou le simple récit qu'elles en font peuvent contribuer à entretenir l'hostilité. En Hongrie aujourd'hui les partis d'extrême droite tel que Jobbik parlent encore de la « souffrance hongroise » consécutive à la dispersion des minorités dans les différents États périphériques depuis le traité de Trianon (1920). En Roumanie et en Slovaquie aussi, les minorités entretiennent le souvenir de l'Empire austrohongrois. Les différentes théories de la solidarité culturelle, nées à l'époque des nationalités aux XIX e et XX e siècles, énonçaient comme principe de dessin des

frontières la réunion des populations de même culture dans un État unifié  : panturquisme, pangermanisme, panslavisme, panarabisme, pantouranisme, pansomalisme, panasiatisme –  parfois nommé panmongolisme par les Occidentaux  – du début du siècle... Ces différentes théories ont vécu dans des projets impériaux comme la Grande Allemagne, la Grande Serbie, ils survivent encore dans des concepts actuels comme la Grande Syrie, la Grande Hongrie ou la Grande Albanie. Les confédérations d'États nées sur ces bases ont toujours tourné à l'échec  : République arabe unie, Tchécoslovaquie, Union LibyeTunisie63, Yougoslavie, Grande Colombie bolivarienne, Sénégambie... On en parle moins aujourd'hui. La légitimation de l'usage de la force passe, sauf très rares exceptions, par l'idée de la revanche ou de la vengeance, appuyée d'arguments légendaires comme la terre sacrée, ou les massacres passés (ceux de Chios pour les Grecs) et les lieux de mémoire. « Toute terre où sont enterrés des Serbes est serbe », dans la mythologie nationaliste de Milošević. Alors que, pour les Khmers, « est khmère toute terre sur laquelle vivent des Khmers ». Il est rare que le discours historique

enseigné tente de faire la part des choses dans la responsabilité des conflits passés. Il aide au contraire à faire croire que le recours à la force est inévitable. Même les premières actions offensives d'Hitler, comme l'occupation de la Rhénanie, ont été présentées aux Allemands comme une revanche sur l'humiliation du Diktat de Versailles. Il n'est alors pas question de revenir sur le traité de Brest-Litovsk signé avec la Russie tsariste qui a amputé ce pays d'une superficie équivalente à France et Grande-Bretagne additionnées et du quart de sa population. Le revanchisme sert sur le plan politique comme sur le plan des objectifs militaristes à la recherche de casus belli. Le rappel systématique des contentieux érige la « revanche » en volonté marquée, froide et systématique de maintenir l'animosité envers l'Autre dans l'esprit des citoyens. Une fois les hostilités déclenchées, le climat créé apporte une puissante mobilisation pour les armées et l'effort de guerre. La proximité géographique fait naître le sentiment de menace. Les militaires qui doivent rester mobilisés définissent des concepts opérationnels très orientés contre le voisin (ligne bleue des Vosges, armement des îles de la mer Égée pour les Grecs, concept de défense chilien contre la Bolivie et l'Argentine). Quand les crises éclatent, ils poussent au déclenchement des hostilités pour avoir l'avantage de l'offensive sur des théâtres d'opérations par nature géographiquement limités (guerre de 1914, guerre des Six Jours). La presse de caniveau joue un rôle incendiaire car le ton chauvin assure le tirage comme le fit le groupe de presse Murdoch en Grande-Bretagne lors de la guerre des Malouines et de celle d'Irak. Les accélérateurs de crise sont surtout les militaires et les hommes politiques en mal de légitimité, chaque catégorie tenant l'autre par la barbichette au nom de la défense du sol sacré de la patrie ou de l'intérêt supérieur du pays. Le reste de la population, souvent écarté du pouvoir de décision et préoccupé par des problèmes quotidiens, y accorde peu d'intérêt sauf en période d'incendie nationaliste. La « Marche verte » déclenchée par Hassan  II, en 1975, dans le but d'annexer le territoire du Sahara occidental libéré par Madrid, mobilisa 350 000  volontaires civils portant chacun un coran et un drapeau. On suppose que les moyens logistiques d'une telle démonstration de force avaient été fournis par les autorités du pays qui pourtant auraient pu avoir d'autres priorités. La tension politique sur le différend bilatéral est artificiellement entretenue et la frontière algéromarocaine est donc fermée depuis plus de vingt-cinq ans. Les causes de déclenchement de la guerre peuvent être internes plus qu'internationales. L'attaque par les militaires argentins des îles Malouines en 1982, la déclaration unilatérale des colonels grecs du rattachement (l'Énosis) de Chypre en 1973, ou la guerre indo-pakistanaise à Kargill de 1999 dite « guerre

des glaciers » à cinq mille mètres et à des températures inférieures à 0 °C, en sont des exemples contemporains. Une bonne frontière est une frontière acceptée par les deux voisins et par la communauté internationale. Ce genre de conflits diffuse assez peu et peut être solutionné si existe une instance régionale de règlement des conflits.

Intensité du problème des frontières L'Afrique L'Afrique est le continent des frontières subies, dessinées par les colonisateurs essentiellement britannique et français sur des principes de sphères d'influence. L'essentiel des frontières actuelles a été tracé en moins de vingt-cinq ans. Les États africains tiennent au respect du principe de uti possidetis, c'est-àdire l'intangibilité des frontières héritées de la colonisation comme il est énoncé dans la résolution de l'Organisation de l'unité africaine de 1964 et dans l'acte de l'Union africaine de 2000. Seuls deux États membres exprimèrent à l'époque des réserves : le Maroc et la Somalie. De fait, les frontières ont été assez peu modifiées (Soudan, Sahara occidental, Érythrée et Somaliland aujourd'hui). L'Afrique compte 80 700  kilomètres de frontières internationales mais une faible proportion est matérialisée sur le terrain. Plusieurs États ont de grandes difficultés à établir leur autorité territoriale, notamment sur les zones périphériques situées en terrain inaccessible (montagnes, déserts, jungles). Les frontières africaines sont des zones de très grande perméabilité, ce qui autorise des activités transfrontalières plutôt qu'une séparation étanche entre peuples proches. Pour certaines populations vivant à cheval sur les frontières, il n'est même pas utile de penser en termes de limites d'États, car  l'administration est quasi inexistante comme par exemple au nord du Tchad. Pour les groupes nomades, il n'est pas question de subvertir les frontières ou d'exprimer des revendications identitaires transfrontalières, mais de continuer la vie dans la mesure où l'existence symbolique d'une frontière ne change pas les pratiques et coutumes quotidiennes. Le débat sur les frontières africaines est constant, mais, comme le fait justement remarquer Michel Foucher, elles ne sont pas contestées de la même façon dans toutes les parties du continent et, si elles le sont, c'est en s'appuyant

sur le droit colonial et non sur la séparation de communautés transfrontalières. Les frontières subsahariennes posent problème parce qu'elles enferment des populations qui ont peu d'intérêt à vivre ensemble. Le Nigeria à lui seul compte plus de deux cent cinquante regroupements ethniques. Les conflits y sont internes plutôt qu'internationaux. Le pouvoir d'État est une « table tournante » entre les différentes ethnies de pays selon l'expression de Jean-François Bayard. Deux tiers des pays africains ont été frappés par des coups d'État militaires depuis les indépendances, alors que les conflits frontaliers ont été exceptionnels et ont pris plutôt la forme de guerres civiles ou d'expulsions massives (Togo-Nigeria, MarocAlgérie, Rwanda, Sénégal-Mauritanie). L'« étranger » est un concept utilisé pour disqualifier un opposant politique, comme lors de l'invention de la notion d'ivoirité64 qui a été à l'origine de la grave crise en Côte d'Ivoire, ou pour discriminer une composante ethnique. Les Tutsis dans les pays des Grands Lacs furent présentés par certains régimes comme des « étrangers »  : un peuple nilotique venu conquérir les autochtones d'origine bantoue ; et les Maures au Sénégal sont à la fois une corporation d'épiciersprêteurs et une ethnie, parfaitement ciblée lors des grandes crises alimentaires. L'Afrique est le continent qui compte le plus de réfugiés au titre du HCR. Ceuxci, mus par la volonté du retour sur les terres de leurs ancêtres (quelle que soit la légitimité de leur approche), sont des facteurs de régénération des crises comme on l'a vu au Rwanda ou aujourd'hui au Congo ex-Zaïre. Les armées, destinées à protéger le pouvoir plus que le pays, sont déployées autour des capitales plutôt que des frontières. En dépit de la déclaration souvent faite par les dirigeants et intellectuels africains sur l'« artificialité » des frontières et le découpage des sociétés préexistantes par les colonisateurs, il n'y a que peu de mouvements irrédentistes sur le continent. Les vingt-quatre tentatives de sécession qui ont éclaté entre 1946 et 1998 ont presque toutes échoué65. Redessiner la carte de l'Afrique en fonction de la séparation des ethnies, alors que le continent en compterait sept cents parlant mille deux cents langues, pourrait accroître les conflits plutôt que les apaiser. Le Swaziland a rejeté une offre de l'Afrique du Sud en 1982 lui accordant la souveraineté du territoire de KaNgwane où plus d'un million de Swazis étaient implantés. L'Afrique subsaharienne est aujourd'hui le continent ayant le plus d'affaires contentieuses réglées par moyen juridique devant la Cour internationale de justice comme le contentieux Nigeria-Cameroun, ou devant la cour arbitrale sur la presqu'île de Bakassi. Malgré les nombreuses guerres civiles, le continent n'a

pas subi la « balkanisation » longtemps annoncée et ses frontières ont beaucoup moins changé que celles de l'Europe et de l'Asie pendant la même période. En revanche, l'ethnicisation des forces politiques, les stratégies prédatrices des élites et les nouveaux intérêts économiques étrangers sur des zones à fort potentiel de ressources constituent une mécanique guerrière renouvelée comme dans les guerres civiles au Liberia, en Sierra Leone ou au Congo. L'appartenance ethnique est instrumentalisée pour avancer des intérêts autres (économiques, stratégiques, politiques, militaires) d'un groupe particulier. L'affirmation par l'Angola d'un droit « de poursuite géologique » pour la guerre en République démocratique du Congo est un précédent inquiétant. Face à ce genre d'acteurs la communauté internationale est active mais se heurte à des résistances de toutes sortes tant politiques qu'économiques. La paralysie de l'ONU après le rapport Brahimi66, qui avait identifié précisément des acteurs locaux et internationaux qui profitaient de la crise du Congo, en est un exemple dramatique. Michel Foucher estime qu'environ 16 % (13 000 kilomètres) des frontières du continent font l'objet de contestation et pour l'essentiel au Maghreb, parfois sans fondement aucun (exemple de l'Algérie sur le Sahara occidental) ou sur la base des revendications d'origine coloniale (exemple de la bande d'Aozou pour la Libye s'appuyant sur des cartes de l'Italie fasciste). Le Maroc dépense la moitié de son budget de défense au contrôle de la frontière du Sahara occidental. L'Union du Maghreb arabe est ainsi morte dès sa naissance. La diplomatie vindicative du colonel Kadhafi, qui remit systématiquement en cause les frontières agréées lors de la décolonisation, fut cependant plus procédurière que militaire. La Libye est l'État africain qui s'est présenté le plus grand nombre de fois devant la Cour internationale de justice pour règlement de différends, territorial et maritime à l'encontre de la Tunisie et territorial avec l'Algérie, le Niger et le Tchad sur la bande d'Aozou. Après annexion des 100 000  km2 d'Aozou de 1972 à 1987, provoquant une guerre avec son voisin, elle a abandonné ses revendications avec le règlement de la CIJ favorable à Ndjamena en 1994.

L'Amérique latine L'Amérique latine est la zone des « frontières vivantes67 ». La décolonisation du XIX e siècle a donné naissance à des pays décalqués des anciennes vice-royautés et le bolivarisme comme mythologie unitaire continentale y reste vivace. Le

peuplement s'étant fait depuis les villes littorales vers l'intérieur et les fronts pionniers progressant notamment dans les zones de forêt vierge comme l'Amazonie ou dans des zones montagneuses, les limites frontalières ont longtemps été théoriques. La frontière paraguayenne avec le Brésil a par exemple reculé de 100  kilomètres pendant les dernières décennies. Quelque chose de similaire peut être en train de se passer en Guyane française par exemple ou en Bolivie dans le département frontalier de Santa Cruz où quelque deux cents  familles d'agriculteurs brésiliens cultivent 350 000  hectares de soja qui constituent 35 % de la production bolivienne. Cette région a été le berceau de coups d'État, comme celui du général Hugo Banzer en 1971, accompli avec le soutien non dissimulé de la dictature militaire brésilienne. Fondées sur des données d'époque espagnoles, les limites frontalières ont fait jouer un rôle particulier aux avocats et autres docteurs en droit ainsi qu'aux latifundistes des zones pionnières, très représentés en politique. Les militaires se posent en gardiens du sol sacré puisque 20 % seulement des tracés frontaliers seraient d'origine coloniale, le reste ayant été modifié par guerres ou échanges par les Sud-Américains eux-mêmes. Quelques conflits particulièrement violents du XIX e et du début du XX e  siècle marquent encore fortement les identités

nationales  : la guerre du Paraguay (1864-1870), la guerre du Pacifique (18791884) ou la guerre du Chaco (1932-1935). Les années 1960 ont donné lieu à une véritable course aux frontières, dès 1964 au Brésil puis en Argentine et au Chili à partir de 1973. Les états-majors voulaient justifier leurs dictatures par la vision d'un destin national « manifeste », donnant au pays une importance plus que proportionnelle à sa réalité. Au-delà de la « sécurité nationale », ils dessinaient une projection continentale et maritime en formalisant le concept de « frontières vivantes », justifiant ainsi par l'ambition géopolitique rigueur économique, contraintes intérieures et atteintes aux libertés. Au Brésil, le général Golbery do Couto e Silva68, avec la théorie des « frontières vivantes », divisait le cône sud en cinq aires géopolitiques dominées par son pays. L'amiral Hernani Goulart Fortuna, commandant de l'École supérieure de guerre, soutenait que même si le Brésil n'avait pas de contentieux frontaliers, « des problèmes se présentaient aux frontières » non contrôlées, ouvertes aux trafics de drogues, guérillas et contrebande d'armes qui « débordaient depuis les pays voisins ». En Argentine, Perón refusa les « frontières idéologiques » pour justifier une coopération avec l'URSS et développa l'idée d'une « frontière intérieure » destinée à rassembler et d'une « Gran Argentina » à partir du plateau continental sous la

mar Argentina, incluant les Malouines. L'Argentine « insulaire », « circulaire », exportant de l'agro-alimentaire, devait être dépassée par une vision « péninsulaire », « triangulaire », « continentale, ouverte sur l'Atlantique et l'Antarctique ». Les militaires chiliens dessinèrent une « mer du Chili », de la frontière péruvienne et l'île de Pâques dans le Pacifique, à la terre de Graham au sud et aux Sandwich, et à la Géorgie du Sud dans l'Atlantique. Dès 1978, Pinochet évoqua les « frontières organiques » vers l'Antarctique et engloba dans sa doctrine de sécurité nationale la politique autoritaire d'homogénéisation sociale. En 1995, le conflit entre le Pérou et l'Équateur, pour 78 km de frontière, est une preuve récente de la vitalité des contentieux frontaliers mineurs, vers lesquels militaires, hommes politiques, tenants de la mémoire collective, entreprises étrangères, et même parfois intellectuels, actionnent les ressorts de la guerre. L'existence de l'OEA (Organisation des États américains) est un facteur de réduction des conflits. Un exemple fera comprendre l'état d'esprit des militaires du continent  : l'armée de terre chilienne souhaitait en 1999 acquérir quatre cents chars de combat modernes, soit plus que la France, dans un pays qui fait 3 000 km de long du nord au sud pour une largeur maximale de 20069. Pourquoi ? Parce que l'étatmajor général raisonnait encore, en l'an 2000, sur la répétition du scénario de la « guerre du Pacifique » (1836-1839) puis de la « guerre du Salpêtre » (1879-1884) durant lesquelles s'opposèrent le Chili d'une part et le Pérou et la Bolivie d'autre part. Ce conflit causé par l'annulation de l'autorisation accordée par la Bolivie à une compagnie chilienne se termina par la victoire du Chili. La Bolivie perdit son accès à la mer et, depuis, La Paz demande au gouvernement chilien un droit d'accès civil au Pacifique qui lui est régulièrement refusé par Santiago craignant une hypothétique revendication territoriale. Résultat aberrant de ce différend non réglé vieux de cent cinquante ans  : la Bolivie, productrice de gaz et de pétrole, refuse constitutionnellement d'exporter ses produits par le Chili qui lui refuse l'accès à la mer. Le Chili, sans ressources énergétiques, importe du pétrole du Venezuela tandis que la Bolivie choisit de construire un pipe-line à travers l'Argentine vers l'océan Atlantique et se ferme les marchés asiatiques. Cet exemple, ridicule s'il n'était dramatique, montre la spécificité de la société militaire dans un pays d'Amérique latine ayant connu la dictature. Sur ce continent aussi, les tentatives de confédération ont échoué (Confédération péruvo-bolivienne ou provinces unies de Centre America). Les gesticulations orales entre les présidents colombien et vénézuélien dans l'actualité récente peuvent très bien dégénérer en accrochages qui resteront toutefois limités.

L'Asie L'Asie est la terre des modifications de frontières  : depuis 1945, plus de cinquante-trois partages pacifiques ou violents ont dessiné des frontières nouvelles. Le Proche- et le Moyen-Orient ont été l'objet de découpages en frontières rectilignes tracées en 1916 par les Occidentaux (accords Sykes-Picot). Le vieux rêve du panarabisme continue à attiser les rivalités. La théorie énoncée au XIXe  siècle par des Arabes chrétiens était à dominante laïque et s'ancrait dans l'idée de la renaissance arabe, la Nahda. Soutenue par les élites, elle donna naissance au « socialisme arabe », longtemps regardé comme antioccidental par les strategists. Au Moyen-Orient, les deux ressorts de la conflictualité sont la volonté de prendre le leadership du monde arabe et l'hétérogénéité sociale, ethnique et religieuse de certains États gouvernés par des dictateurs qui font de l'ambition territoriale un thème récurrent de politique intérieure (Irak, Syrie, Libye...). Les contentieux frontaliers sont nombreux et largement instrumentalisés par les pouvoirs en place, tous plus ou moins autoritaires et militarisés. Les seules réalités géopolitiques du Moyen-Orient sont les nations turque et iranienne qui cernent les populations proprement arabes. Les nombreux projets d'Union lancés par Nasser ou par le colonel Khadafi ont échoué. Le panarabisme est mort en même temps que le socialisme arabe, lors de la défaite éclair de la guerre des Six Jours. L'islamisme moderne dénonça le caractère œcuménique du panarabisme pour en avancer un autre à base religieuse, définissant les nouvelles frontières de la communauté arabo-musulmane, l'Oumma. Celle-ci est en train de mourir dans la guerre civile qui oppose actuellement chiites et sunnites en Irak, au Pakistan et au Liban. Le panturquisme ou pantouranisme, qui visait à réunir tous les peuples turcs dans un même État, fut popularisé par les Jeunes-Turcs mais rejeté par Mustafa Kemal. Une tentative de résurgence du panturquisme s'est exprimée lors de l'indépendance des États d'Asie centrale, mais sans résultat probant. Dans la péninsule arabique, les tribus nomades ont été soudainement enrichies par l'économie pétrolière. Ceci a obligé à des tracés de frontières, contestées mais peu belligènes. Les régimes achètent des armes pour avoir la protection des vendeurs qui eux-mêmes n'entendent pas faire la guerre pour cela. Seule l'intention hégémonique d'un tyranneau local bouleversant les règles

pétrolières provoquerait une intervention de soutien (exemple de l'invasion du Koweït par Saddam Hussein). La région est aussi profondément instable en raison des comportements occidentaux. Elle est l'objet du dernier projet expansionniste avec le projet américain de Great Middle East, projet impérialiste et celui de Grand Israël, projet à fondement religieux et raciste, basé sur une colonisation forcée dans les territoires occupés par Israël en 1967. Tolérée par les pays occidentaux, cette occupation s'est doublée d'un mur qui, dans son tracé final, inclut une quarantaine d'enclaves et près de 390 000  Palestiniens, et sépare physiquement toutes les parcelles du territoire de Cisjordanie. Elle crée les conditions techniques d'une éviction ethnique et d'une guerre de longue durée dont les Occidentaux portent la responsabilité entière. Avec le projet de Great Middle East, les néoconservateurs américains ont voulu faire d'un nouveau tracé des frontières la solution des problèmes du MoyenOrient. Ils sont en cela les héritiers des diplomates de l'impérialisme francobritannique qui ont laissé derrière eux une grande partie des problèmes actuels dans la région. Les invasions, américaine en Irak et « otanienne » en Afghanistan, ont créé les conditions d'une déstabilisation stratégique majeure (sentiment antioccidental, radicalisme religieux, guerre entre sunnites et chiites, Kurdistan quasi indépendant, déstabilisation du Pakistan...) dont les effets mondiaux dureront encore longtemps. Les revendications irrédentistes des 30  millions de Kurdes se heurtent aux rigidités politiques en Turquie, en Syrie, en Irak et en Iran. Les Kurdes resteront des sujets que les décideurs instrumentaliseront selon les besoins. Foyer de crise durable ! La question des frontières est un problème pérenne dans cette région où les Occidentaux conservent leurs tics de puissance. L'Extrême-Orient est marqué par la présence d'entités étatiques anciennes : Chine, Vietnam, Cambodge, Inde, Japon, Corée et Russie sur la frontière nord. Les frontières y sont donc une tradition historique mais les diasporas aussi. Le rappel des contentieux des frontières traditionnelles ou des annexions y est récurrent puisque appuyé sur des histoires anciennes et opposées. Aucune conférence internationale n'a procédé à des tracés artificiels, mais aucun système régional n'a acté un principe fondateur (comme l'a fait l'OUA par exemple) ou ne permet de régler les conflits frontaliers. C'était le lieu d'application de la « théorie des dominos », chérie des strategists qui justifia les interventions américaines dans la région durant la Guerre froide.

La Chine se pense comme centre de la région mais son « ascension pacifique » (Heping juequi selon l'expression de Deng Xiao Ping) suppose un règlement non militaire des différends frontaliers –  ce qu'elle fait actuellement. Des problèmes subsistent avec l'Inde sur un glacier de 38 000 km2 conquis en 1962 et l'Arunal Pradesh, État himalayen revendiqué par la Chine parce que s'y trouve un monastère lieu de naissance du sixième Dalaï Lama, sorte de projection extérieure du problème tibétain. Enfin, le Tibet, conquête de l'Empire, est revendiqué au titre d'une suzeraineté ancienne par le régime communiste qui se vante d'avoir mis fin au régime impérial. Les ambitions chinoises sont maritimes plus que continentales, d'où la montée en puissance de la marine. La vieille revendication sur Taiwan est un exercice de style d'autant plus artificiel que la population indigène n'était pas chinoise – seule l'occupation en masse de 1947, par les cadres en fuite du Kuomintang, a fait naître cette question. Le Vietnam, dont la longue histoire n'est qu'une lancinante résistance à la poussée chinoise, a lui-même un rapport conquérant à son environnement régional, notamment cambodgien. Le différend le plus grave de la région est maritime, il s'agit de l'occupation chinoise des îles Paracels et Spartleys, revendiquées par plusieurs pays côtiers. Enfin, l'Extrême-Orient abrite le seul cas actuel de régime militariste dictatorial, la Corée du Nord –  le régime a besoin de la menace guerrière pour justifier les privations imposées à sa population. Le cas de l'Inde est paradoxal. Pays officiel de la « non-violence » depuis le Mahatma Gandhi, il est celui qui a été mêlé au plus grand nombre de conflits et annexions depuis l'indépendance. Son intransigeance sur le problème du Cachemire, attribué partiellement par Sir Cyril Radcliffe à New Delhi lors du partage de 1947, est une cause rémanente de crise. Le pays conserve cependant dans les réflexions stratégiques son statut de puissance non violente, sans ambition publique stratégique affichée sauf une grande suspicion à l'encontre de la Chine et du Pakistan. Ce dernier a une unité politique qui ne fonctionne que lors de conflits contre son grand voisin. La Russie a hérité de l'époque tsariste et communiste une conception de la double frontière, les États glacis étant censés protéger le cœur du pays contre les invasions. La diaspora russe dispersée dans les anciens États de l'URSS après 1991 est aujourd'hui un nouvel argument d'ingérence qui rappelle les thèses du panslavisme véhiculées par les milieux nationalistes russes. La théorie développée par le philosophe russe N.  I. Danilevski (1822-1885) valorisait l'identité commune que partageraient les différentes entités slaves  : Russes, Polonais, Tchèques, Slovaques, Slovènes, Croates, Serbes, Monténégrins, Macédoniens,

Bulgares, Biélorusses, Ukrainiens et autres Ruthènes. Il préconisait leur union politique sous l'égide de la Russie. Cette conception a servi de base idéologique à la formation de la Yougoslavie en 1918, aux interventions tsaristes dans les Balkans et a été utilisée par l'URSS avant et après la guerre. On en retrouve certains aspects dans le soutien russe à la Serbie durant la crise yougoslave. Le panslavisme subsiste encore dans des analyses d'Alexandre Soljenitsyne, pourtant farouche adversaire du régime communiste, qui souhaitait que la Russie annexe les Oblasts russophones du nord du Kazakhstan. La Russie a subi de plein fouet la modification des frontières soviétiques qu'elle a acceptée de façon pacifique. Les frontières internes de l'URSS, dessinées par le commissaire aux nationalités Josef Staline sur la base de la division et d'ethnonymes artificiels, sont devenues des frontières internationales depuis l'éclatement de l'URSS en dix-sept États. Selon Michel Foucher, l'éclatement de l'Union soviétique aurait généré environ quatrevingts sujets de friction bordiers en 1991 qui n'ont donné lieu qu'à un seul conflit avec la Géorgie en 2009. En Asie centrale, les frontières poseront un double problème à l'avenir : d'abord celui de difficiles coexistences ethniques, comme on le constate dès aujourd'hui au Kirghizistan qui expulse les populations ouzbeks. D'autre part, l'expansion coloniale russe étant une continuité géographique – à la différence de celles de la France et la Grande-Bretagne  –, les Russes vivent la décolonisation comme une dépossession territoriale. Moscou continuera donc à considérer la sécurité de sa frontière sud comme une affaire intérieure et non internationale. La Tchétchénie est un peu pour la Russie ce qu'est l'Irlande du Nord pour la Grande-Bretagne. L'ouverture des frontières à l'intérieur de l'Union européenne s'est révélée être un levier efficace de règlement des différends frontaliers en Europe. Comme l'écrivait Robert Schuman dans Pour l'Europe  : « Les frontières politiques sont nées d'une évolution historique et ethnique respectable et d'un long effort d'unification nationale, on ne saurait les effacer. À d'autres époques, on les déplaçait par des conquêtes violentes ou par des mariages fructueux. Aujourd'hui, il suffira de les dévaluer. » L'Allemagne a reconnu la frontière Oder-Neisse pour permettre l'entrée de la Pologne et a écarté les revendications d'indemnisation des associations d'Allemands des Sudètes expulsés en 1945 à l'encontre de la Tchécoslovaquie. La Hongrie a renoncé à d'éventuelles réclamations sur les minorités frontalières... Aucune tentative de même ambition et de même ampleur que l'UE n'a abouti ailleurs sur la planète (citons tout de même les initiatives de l'Alena, de l'Union du Maghreb arabe ou du Conseil de coopération des pays du Golfe).

« Il n'y a pas de problèmes de frontières, il n'y a que des problèmes de rapports entre États et peuples autour des frontières », conclut Michel Foucher. Les guerres frontalières sont des guerres limitées qui ne visent pas à la disparition de l'Autre mais à des gains de territoire parfois de la taille d'un lopin. La formation d'États par la violence au cours du XX e siècle a joué dans cent quinze

cas dans le début du siècle et trois cas seulement dans les trente dernières années. En revanche, un mouvement de construction de murs et de clôtures dessine de nouvelles frontières légales ou non légales. Longs de plus de 18 000  kilomètres dans huit régions du monde (Corée, Inde-Pakistan, Chypre, Irlande du Nord, Sahara occidental, murs enclavant Ceuta et Melilla au Maroc, mur marocain du Sahara occidental, mur de la frontière sud des États-Unis, mur entre l'Arabie saoudite et le Yémen, entre le Koweït et l'Irak, mur israélien dans les territoires occupés et depuis peu entre la Grèce et la Turquie), ces murs traduisent une impossibilité de vivre ensemble ou à côté. La problématique des ressources rares (eau, énergie, terres) laisse penser qu'on n'en a pas fini avec le découpage possessif de la planète dans les années à venir. Mais rien n'est écrit ! Petite note d'espoir  : l'essentiel des différends frontaliers concernent dorénavant des zones maritimes (zone économique exclusive, ressources pétrolières sous-marines, zones de pêche), dont seulement 30 % ont fait l'objet d'accords. La nature aqueuse de ces différends vide du contenu émotionnel les argumentaires sur la « terre sacrée » et sur les cimetières des ancêtres (sauf si ceux-ci étaient des corps de marins jetés à la mer). Cependant, ils permettent au génie inventif et guerrier de l'homme de se déployer vers de nouveaux horizons, comme l'ont récemment montré les Russes qui sont allés planter leur drapeau sous la calotte glaciaire de l'Arctique, dans une des zones disputées.

De l'ineptie d'avoir un ennemi artificiel : le cas grec Le nationalisme douloureux de la Grèce après la Première Guerre mondiale ne suffit pas seul à expliquer sa posture de défense actuelle. Les caractéristiques du nationalisme grec doivent être rappelées : la « Grande Idée », sorte de panhellénisme développé depuis le XIX e  siècle, visait à réunir tous les Grecs, les hellénophones ou même les orthodoxes, sous l'autorité d'un État dont la capitale aurait été Constantinople. L'idée est restée vivace au XX

e  siècle et elle est rapidement devenue un argument de politique intérieure instrumentalisée par tous les politiciens, à tout moment. Lors du premier conflit mondial, la Grèce, indécise sur l'alliance susceptible de lui permettre d'acquérir des territoires, n'entra dans la guerre qu'en 1918 et en récolta les fruits par le traité de Sèvres qui lui accorda la côte ouest de la Turquie. Athènes voulut étendre ses possessions vers l'intérieur et lança ses armées jusqu'à Ankara. Finalement battue par Mustafa Kemal, ce fut la « Grande Catastrophe ». 1,2 million de Grecs d'Anatolie et 700 000 Turcs de Grèce durent émigrer dans un sens et dans l'autre. De quoi entretenir la conflictualité. La Grèce continue dans sa cartographie officielle et dans sa diplomatie à vouloir faire de la mer Égée une mer intérieure, en dépit des principes du droit de la mer. La survivance de ce nationalisme sourcilleux contribue à expliquer le rôle excessif exercé par l'armée dans ce pays, dernier pays occidental à avoir connu une dictature militaire de 1967 à 1974. La proclamation de l'Énosis, c'est-à-dire le rattachement unilatéral à la Grèce de Chypre indépendante (où vivait une forte communauté turque), fut le dernier acte diplomatique du régime des colonels en 1974. Il provoqua l'invasion turque destinée à protéger les minorités musulmanes de l'île. Depuis 2004 et l'entrée de Chypre dans l'UE, le problème est devenu européen. L'école publique grecque continue à diffuser une idéologie nationaliste inquiétante puisque, selon un sondage réalisé en 2009, 77 % des Grecs pensent que la Turquie est la principale menace. La Grèce avait encore, en 2005, le plus important programme d'achat d'équipements militaires des pays de l'OTAN alors qu'elle n'a aucune industrie de défense  : 2,8 % du PIB avec des pointes à 6 %, contre 1,7 % en moyenne dans les pays de l'Alliance atlantique. L'armée représentait 2,9 % de la population active contre 1,1 % en moyenne dans le reste de l'UE. La Grèce persiste à voir la Turquie comme une menace alors que les deux pays appartiennent à l'Alliance atlantique. Les contrats d'armements ont longtemps été un des moyens essentiels de financement des partis politiques. Fautil y voir la raison du consensus entre les différents gouvernements sur les programmes militaires ? Il ne reste plus qu'à espérer que les hommes politiques grecs deviennent sérieux – la crise économique les a rappelés à l'ordre.

La désastreuse guerre du Chaco (1932-1935)

La guerre se déroula entre 1932 et 1935 et opposa la Bolivie et le Paraguay. Elle causa la mort du quart des combattants engagés et reste une des guerres les plus meurtrières de tous les temps. Ce conflit, comme beaucoup des guerres latino-américaines des XIX e et XX e siècles, trouve ses origines dans l'incertitude

des frontières et des compétences héritées des gouvernorats coloniaux espagnols mais aussi de l'absence d'occupation effective sur de vastes portions de territoires. Le premier conflit du désert du Gran Chaco, de 1865 à 1870, opposa le Paraguay à une coalition formée par l'Uruguay, l'Argentine et le Brésil (la Triple Alliance) qui tourna à la totale déconfiture du Paraguay, l'Argentine s'assurant le contrôle du Chaco. Profitant de cette défaite, la Bolivie considéra le Gran Chaco Boreal comme faisant partie de sa sphère d'influence. Mais aucune implantation permanente ne s'établit vu l'âpreté du pays, les conditions climatiques infernales et l'absence de toute infrastructure. En 1884, la Bolivie, qui après la guerre du Pacifique avait perdu tout accès à l'océan Pacifique au profit du Chili, développa des velléités en direction du fleuve Paraguay pour s'ouvrir un accès à l'Atlantique, ce qui fut ressenti au Paraguay comme une provocation. Le Paraguay commença à établir des colonies militaires dans le Chaco à partir de 1921. La Bolivie en fit de même avec une ligne de fortins, misérables huttes surmontées d'un toit de paille et entourées d'un fossé. Sur la base de rumeurs selon lesquelles on avait trouvé du pétrole dans cette région, les deux pays extrêmement pauvres se déclarèrent la guerre. La Bolivie était soutenue par la compagnie pétrolière américaine Standard Oil et le Paraguay par des compagnies britanniques et Shell. Le casus belli eut lieu en juin 1932 à la lagune Pitiantuta, point d'eau où un fortin bolivien fut détruit par les Paraguayens. La guerre fut un désastre humain. En plus des 100 000 victimes combattantes (chiffre optimiste), on estime qu'il y a eu tout autant de morts, voire plus, pendant et après la guerre, à cause de la malaria et de la disparition de groupes entiers de soldats perdus dans un terrain désertique aride couvert de marécages insalubres. Une commission internationale composée de la Colombie, de Cuba, du Mexique, de l'Uruguay et des États-Unis obtint le rétablissement du statu quo, tandis que le Paraguay, comme agresseur, était rappelé à l'ordre par la SDN. Le cessez-le-feu fut négocié le 12 juin 1935, le traité de paix ne fut paraphé qu'en 1938 mais ne sera signé que soixante-quatorze ans plus tard. Les militaires boliviens, comme souvent, rendirent les civils responsables de la non-victoire et fomentèrent un coup d'État en 1943. Le Chaco est toujours aussi vide de pétrole.

61 Foucher (M.), Fronts et frontières  : un tour du monde géopolitique, éd. Fayard, Paris, 1991 ; Foucher (M.), L'Obsession des frontières, Perrin, Paris, 2007, 248 p. 62 Foucher (M.), L'Obsession des frontières, op. cit. 63 Quand fut proclamée l'union entre les deux pays, le colonel Kadhafi, jamais avare d'effets médiatiques, prit, devant les caméras de la télévision nationale, les commandes d'un bulldozer et détruisit lui-même les baraques des douaniers libyens, afin de montrer que l'unité était effective. Depuis ce jour, les douaniers de la Jamahiriya sont abrités... par leurs collègues tunisiens. 64 L'ivoirité est un concept visant à définir la nationalité ivoirienne dans un pays composé de plus de cinquante ethnies. Le concept réapparaît en 1994 avec le président Konan Bédié pour écarter son principal rival, Ouattara, accusé d'être un étranger. 65 Foucher (M.), L'Obsession des frontières, op. cit., p. 59. 66 Drop, Réseau francophone de recherche sur les opérations de paix, www.operationspaix.net/Rapport-Brahimi 67 Charnay (J.-P.), « Les Amériques dans leurs géopolitismes », ISC, 2005, www.stratisc.org 68 Geopolitica do Brasil. Conjuntura Politica Nacional o Poder Executivo, José Olympio, Rio de Janeiro, 1981. 69 Le seul et unique emploi des chars de combat par l'armée chilienne eut lieu le 11 septembre 1973, lors l'attaque du palais de la Moneda et la mort du président Allende.

Le rival planétaire « Ô Blanc, reprends ton lourd fardeau ; Tes récompenses sont dérisoires, Le blâme de celui qui veut ton cadeau, La haine de ceux-là que tu surveilles. La foule des grondements funèbres Que tu guides vers la lumière ; Pourquoi dissiper nos ténèbres, Nous offrir la liberté ? » RUDYARD KIPLING, Le Fardeau de l'homme blanc (1899), extrait

Les rivaux pour la suprématie planétaire comme le furent la France et la Grande-Bretagne au début du siècle, les États-Unis et l'URSS pendant la Guerre froide et peut-être demain les États-Unis et la Chine, raisonnent à l'échelle de la planisphère. Les mêmes mécaniques idéologiques assoient leur raisonnement belliciste : le sentiment de destinée manifeste qui justifie leur statut de puissance, la vision planétaire de leurs ambitions qui aboutit parfois à un partage du monde, des guerres sous mandat, mais aussi des conflits mondiaux. Au XIX e  siècle et au début du XX e, les explorateurs, les militaires, les

associations de géographes et autres géopoliticiens jouèrent un rôle historique central dans la vision planétaire de la rivalité. Il s'agissait alors d'explorer le monde inconnu (des Blancs), d'expliquer la supériorité de la civilisation occidentale et de justifier la colonisation. La rivalité de l'époque est un rallye géographique où parfois les missions concurrentes manquent de déclencher la guerre, comme ce fut le cas à Fachoda le 18  septembre 1898 entre Français et Britanniques, dans ce qu'on appelait à l'époque la course à l'Afrique. Le « recul »

du colonel Marchand sur instruction des autorités françaises provoqua une crise politique intérieure au cours de laquelle le gouvernement, vertement accusé de « trahir » et de bafouer « l'honneur du pays », tomba.

L'impérialisme occidental L'affirmation d'un nationalisme prédestiné à la domination universelle est en général la base idéologique du système de l'impérialisme. La « destinée manifeste » des États-Unis, l'impérialisme victorien porteur du « fardeau de l'homme blanc » de Kipling, le droit-de-l'hommisme et la « mission civilisatrice » de la France de Jules Ferry, héritière de la Révolution pour aller coloniser la planète, sont aujourd'hui enseignés dans les livres d'histoire. L'URSS inventa une version plus moderne de l'impérialisme : l'« internationalisme prolétarien » et la « patrie des ouvriers » dont Moscou était le phare et la IIIe Internationale le creuset. La Chine

de Mao fit beaucoup dans le chromo de « l'amitié entre les peuples », façon de dénoncer le dirigisme de Moscou gérant les partis au détriment des peuples. Toutes ces idéologies sont connues, et il est inutile d'y revenir longuement si ce n'est pour rappeler qu'elles continuent à fonder une grande partie des raisonnements des stratèges sur  la sécurité internationale. En effet, elles sont toutes destinées à justifier la notion de « puissance » et chacune développera la sienne pour assurer ses ambitions et entraver la progression de l'autre. La dimension idéologique de l'impérialisme est donc essentielle. « Apprenez à penser impérialement ! » aimait à dire le secrétaire d'État aux Colonies britanniques, Joseph Chamberlain. La foi impériale a donné naissance à la Geopolitik du XIX e siècle, celle des grandes théories impérialistes « scientifiques » et à la colonisation. Dans ce darwinisme géopolitique, la puissance s'identifie à des territoires, des ports et des ressources. Friedrich Ratzel, père de la Geopolitik allemande, naturaliste passé à la géographie, décrit l'État comme un être vivant  : « L'État subit les mêmes influences que toute vie. Les bases de l'extension des hommes sur la terre déterminent l'extension de leurs États. [...] Les frontières ne sont pas à concevoir autrement que comme l'expression d'un mouvement organique et inorganique. » L'expansion des peuples doit leur permettre de récupérer les espaces de pays moins vigoureux, vision qui légitime toutes les annexions territoriales.

Karl Haushofer (1969-1946) affine la notion d'« espace vital » et prévoit un partage du monde en quatre zones  : une zone paneuropéenne recouvrant l'Afrique et le Moyen-Orient dominée par l'Allemagne ; une zone panaméricaine dominée par les États-Unis ; une zone panrusse incluant l'Asie centrale et l'Asie du Sud dominée par la Russie ; il y ajoute une zone panasiatique dominée par le Japon, allié de l'Allemagne, recouvrant l'Extrême-Orient (Chine), l'Asie du SudEst et le Pacifique Nord, afin de contrer l'encerclement anglo-saxon. Cette vision sera appliquée sous le IIIe  Reich pour lequel les « Grands Peuples » devaient se

partager la planète en fonction d'alliances et d'une hiérarchie à base raciale. L'école anglaise de l'amiral MacKinder (1861-1947) insistait sur la puissance maritime (le sea power). Le globe se décompose entre mers et océans (9/12 de la planète). La Grande-Bretagne maîtrise l'île mondiale que MacKinder appelle le Heartland, et les grandes îles périphériques ou Outlyings Islands (comme l'Australie), moins stratégiques. Le Heartland, véritable pivot géographique du monde, s'étendrait de la plaine de l'Europe centrale à la Sibérie occidentale et en direction de la Méditerranée, du Moyen-Orient et de l'Asie du Sud. Selon MacKinder, l'Empire britannique, dominant les mers, devait, pour rester une grande puissance mondiale, s'attacher à se positionner sur cette terre en maîtrisant les moyens de transport, notamment le chemin de fer. L'école américaine avec l'amiral Mahan (1840-1914) s'est plus intéressée aux développements technologiques des civilisations, même si elle insiste aussi sur la puissance maritime. Les grands commandements militaires américains qui, aujourd'hui encore, se divisent la planète, regardent toujours la terre depuis la mer. La politique d'« endiguement » (containment) est la base de la stratégie américaine contre les Européens en Amérique latine puis plus tard contre l'URSS, et demain contre la Chine. L'énoncé de la doctrine Monroe a eu pour effet de délimiter précisément une aire géographique interdite aux autres impérialismes. « Nous considérons que toute tentative de l'Europe en vue d'étendre son système à quelque fraction que ce soit de cet hémisphère [les Amériques] serait dangereuse pour notre paix et notre sécurité », déclara-t-il clairement dans un discours de 1823. Puis la théorie du containment laissa la place au roll back, le reflux de la Russie dans la décennie 1990 qui amena les États-Unis, sous couverts d'ONG de défense des droits de l'homme, à financer nombre de partis politiques durant les révolutions de couleur en Géorgie, Ukraine, Kirghizistan... L'école américaine a également beaucoup insisté sur la dimension culturelle de la puissance. Il en reste des éléments dans les débats récents entre le hard power (les moyens militaires) et le so power (l'influence et la culture – la propagande, pour aller vite). La version

moderniste de ce découpage géoculturel impérialiste de la planète est le livre Le Choc des civilisations, de Samuel Huntington.

La propagande, outil de conquête Le statut de puissance donne une importance toute particulière à la propagande, ce qu'on appellera plus tard d'un terme anglo-saxon (c'est plus noble), le so power. Chaque rival est porteur d'un message civilisationnel véhiculé par les politiques, les intellectuels et les artistes, vantant la supériorité de leur système de valeurs et donnant corps à la menace. Dans le cadre des accords Blum-Byrnes de 1946 destinés à accorder un prêt américain à la France en reconstruction (avant le plan Marshall), Washington imposa l'ouverture du marché national aux productions hollywoodiennes. C'est l'époque où les bibliothèques des universités sud-américaines reçoivent la collection complète du Readers' Digest70 et les bibliothèques communistes se remplissent de livres bon marché des Éditions du Peuple, mettant Marx et Engels à la portée de toutes les bourses. Les séries télévisées américaines diffusées sur les télévisions naissantes offrent l'image d'une famille blanche à deux enfants, habitant une maison individuelle autour de laquelle ne rôde jamais aucun Noir. Le cinéma soviétique et l'agit prop ont aussi leur heure de gloire mais succéder à Eisenstein est difficile. De plus Stakhanov, héros socialiste, manque singulièrement d'humour. La Chine communiste n'a pas de savoir-faire  : les rues des villes sont jalonnées de grands chromos de foules mêlant hommes et femmes de toutes les races au sourire publicitaire, marchant d'un pas fier, la poitrine en avant, prêts à sortir de l'affiche. En arrière-fond, le visage poupin de Mao cerclé d'un halo de lumière veille benoîtement sur ses petits. En fait, le racisme de la société chinoise éclate alors régulièrement dans les cités universitaires, sous forme de pogroms contre les étudiants africains. L'Autre, qui doit être un ennemi à sa mesure, est affublé d'attributs démontrant sa puissance menaçante et ses intentions malignes  : l'Angleterre est pour les Français la « perfide Albion », après Fachoda ; suite à la crise du Maroc de 1911, l'Allemagne devient « l'Ogre ». La propagande de la Guerre froide ne lésine pas dans la caricature : le communiste de base vit mal coiffé avec un couteau entre les dents, et le capitaliste a un problème d'obésité et de dépendance tabagique.

Une mention particulière doit être décernée aux « compagnons de route », c'est-à-dire aux intellectuels, journalistes ou artistes qui, ne vivant pas sur place, vantent aveuglément les valeurs d'un camp. L'URSS s'en fait une spécialité et nombre d'intellectuels ou d'artistes vont voir le « paradis du socialisme » avec parfois de réelles dilemmes de conscience que certains surent taire70. Les ÉtatsUnis sont plus habiles avec des personnalités comme Jean Cau, présenté comme l'intellectuel anti-Sartre ou Raymond Cartier71 qui, dans ses multiples ouvrages destinés à « expliquer » les États-Unis, ne voit jamais aucun problème noir dans les rues des villes américaines. Au même moment, Boris Vian, jazzman, écrit sous pseudonyme un ouvrage fort sur la condition misérable de la minorité noire72. Le discours des intellectuels sur l'anti-impérialisme amène à quelques errements coupables  : Le Monde, qui a pourtant parfaitement analysé la guerre d'indépendance algérienne et dénoncé la guerre américaine du Vietnam, se trompe complètement sur la nature des Khmers rouges qui, combattant l'impérialisme américain, ne peuvent qu'être des combattants de la Liberté. En 1974, le quotidien titra : « Le drapeau de la résistance flotte sur Phnom Penh ! » En fait, le massacre commençait. Pour la guerre civile au Liban, on invente le concept d'« islamo-progressisme » transposant les critères progressistes-réactionnaires d'analyse germano-pratins sur ce pays. Avec quelques années de recul, on croit rêver. Dans un autre moment de délire idéologique, bon nombre d'intellectuels revenus de visites organisées dans la Chine de la Révolution culturelle se plongent (mais à Paris) dans les délices de la « pensée Maozedong », empreints de grâce divine, comme un bouddhiste ayant rencontré le Dalaï Lama. Il en reste aujourd'hui chez les dirigeants pékinois du miracle économique le sentiment nouveau que la Chine est un modèle et chez les anciens intellectuels maoïstes convertis aux bienfaits du marché quelques citations et beaucoup de hargne d'amant trahi. Le procès en diffamation intenté en 1949 contre les Lettres françaises par Victor Kravtchenko73, qui venait de publier J'ai choisi la liberté, est un exemple intéressant de mobilisation d'intellectuels contre des témoins visuels, c'est-à-dire la théorie pure pour contredire les faits. Le revers de la médaille de ce rôle nouveau joué par les artistes fut les différentes campagnes de dénonciation de leur influence pernicieuse  : celle de Jdanov en URSS, les Cent Fleurs en Chine et les procès de McCarthy aux ÉtatsUnis.

Les lignes de partage du monde Les grandes théories impérialistes justifiant le découpage du globe en différents espaces de soumission donnèrent naissance à des concepts qui continuent à structurer la pensée stratégique  : colonies, protectorats, zones d'influence, États tampons, glacis, pays alliés, soumis ou satellites, finlandisation (terme qui a le don de révolter les Finlandais). Ces termes traduisent tous une conception plus ou moins explicite de la « souveraineté limitée » des pays satellites, qu'elle soit exprimée par Brejnev à l'encontre des pays du pacte de Varsovie, par le président américain Monroe à l'égard des États d'Amérique latine, ou par de Gaulle pour les anciennes colonies africaines... Il s'agit de contribuer à la « sécurité » de la planète. Les jeux d'équilibre des puissances ont leur grand-messe que sont les conférences internationales de découpage du monde : conférence de Berlin de la fin du XIX e  siècle pour partager l'Afrique entre Grande-Bretagne, France et Allemagne et constituer des États tampons comme le Congo, propriété personnelle du roi des Belges (lequel le mettra en concession à une grande compagnie privée puis le cédera à l'État belge), l'Afghanistan ou le Siam. On s'y livre à des exercices de dessin collectif avec le tracé des frontières. Les accords Sykes-Picot de 1916 partagent le Moyen-Orient après la chute de l'Empire ottoman. Les traités de Versailles et les conférences de Potsdam et Yalta redessinent l'Europe. Le crayon rouge des puissants détermine l'avenir de populations entières, fait translater ou dévier des frontières, crée des pays hybrides laissant les problèmes pour l'avenir quand l'un ou l'autre des rivaux jettera l'éponge. Le point d'orgue du partage de la puissance est l'Organisation des Nations unies dont le Conseil de sécurité est structuré autour du droit de veto de ses cinq membres permanents, c'est-à-dire le droit pour ces pays de faire la guerre, en interdisant à l'ONU de s'en mêler. L'analyse stratégique est binaire. Toutes les crises sont analysées à travers le prisme bilatéral, jamais en fonction de l'intérêt propre des acteurs locaux. Elles servent de lieux de rivalité militaire pour éviter l'affrontement direct (Fachoda, Maroc de 1911 entre la France et l'Allemagne, Corée en 1953, Vietnam en 19621975, Angola et Mozambique en 1980, Afghanistan en 1979). Le conflit est géographique donc la lecture des crises, quelles qu'elles soient, est toujours planétaire. Les analyses des stratèges de l'époque rivalisent de truismes géopolitiques comme « l'avenir du monde libre se joue à... », « l'agression

impérialiste contre le camp du socialisme », « le régime fantoche », la « poussée vers les mers chaudes ». Les enchaînements des analyses géopolitiques sont mécaniques. Tout coin perdu de la planète devient un « verrou », une « position stratégique majeure », « une étape dans la marche vers... ». Ainsi le Frolinat, mouvement des nomades toubous du Tchad, vivant de razzia sur les régions sud du pays, pour justifier l'aide soviétique et libyenne, se qualifia un moment de « mouvement des ouvriers et paysans tchadiens », deux catégories rares dans ce pays. Dans les think tanks, les experts de l'ennemi principal – les soviétologues ou les sinologues – prennent le pas sur les spécialistes des crises régionales. Mais ils les comprennent mal, puisque tout passe par l'analyse bilatérale  : ainsi la diplomatie de l'Inde, proche de Moscou mais démocratie parlementaire, est mal comprise à Washington pour qui toute démocratie doit se rallier au panache américain. Il en est de même à Moscou, à propos de la ligne titiste de la Yougoslavie. À l'occasion de l'invasion soviétique en Afghanistan, les débats entre soviétologues portèrent sur la puissance du complexe militaro-industriel soviétique à partir des travaux de Cornelius Castoriadis et donc sur la rapidité de la victoire de l'Armée rouge. Bennigsen, spécialiste du Caucase et de l'Asie centrale, fut le seul à prédire son échec. Condoleeza Rice, secrétaire d'État du président Bush, est une universitaire spécialiste de l'URSS. Quand elle accède au pouvoir en 2000, elle soutient une politique de roll back contre la Russie, mais ne sait rien de l'islamisme. Pourtant, si elle avait compris que le retrait soviétique d'Afghanistan était aussi la victoire des combattants islamistes qui pouvaient se vanter d'avoir fait reculer la plus puissante armée du monde, elle aurait soupçonné l'argument qu'un certain Ben Laden allait en tirer73. Les concepts militaires et stratégiques sont toujours officiellement des formes de défense avancée  : les Anglais affichaient clairement, au XIX e  siècle, leur forward policy (expansionnisme préventif) qui justifiait à leurs yeux la constitution d'États tampons contre d'autres poussées impérialistes : l'Afghanistan contre la poussée russe en Asie centrale ; le Siam contre la poussée française d'Extrême-Orient ; le Congo belge contre les présences française et allemande en Afrique centrale. Les ports d'escale sont détachés des Empires, Hong Kong, Singapour, Gibraltar... Pendant la Guerre froide, les bases avancées des dispositifs militaires américain et russe essaimèrent sur la planète et prirent sous tutelle la sphère d'influence de chacun. La constitution de grands systèmes d'alliance (Triple Entente contre Triple Alliance ; OTAN-pacte de Varsovie, pacte de Bagdad, ANZUS...) permet

d'organiser la planète pour préparer la guerre. Si les grandes lignes de partage du monde ont été agréées, les conflits se passent dans les régions à statut indéterminé dans des guerres sous mandat. Chacun fait s'affronter ses champions ou ses sousfifres pour ne pas risquer le conflit majeur (crises africaines, Vietnam contre Cambodge, Cubains en Angola et Mozambique). En revanche, quand le système dérape, c'est la guerre mondiale. La rivalité idéologique doit permettre de démontrer que de nouveaux pays deviennent des alliés « volontaires ». Les coups d'État organisés par les militaires ou les services secrets permettent de porter au pouvoir un leader politique local qui vient faire acte d'allégeance. Sur le plan de la propagande, c'est mieux : c'est le « coup de Prague » en 1948 qui amène les communistes au pouvoir. Gottwald, le secrétaire général du Parti communiste tchèque, fait une déclaration publique savoureuse pour préparer le coup d'État  : « Le peuple des travailleurs [doit] se tenir prêt dans l'éventualité d'une réaction. » Le renversement par la CIA en 1953 du Premier ministre iranien Mossadegh, nationaliste démocratiquement élu qui venait de nationaliser le pétrole, pour le remplacer par le shah, permit accessoirement de redistribuer les champs pétroliers au bénéfice des sociétés américaines et au détriment des Britanniques. Babrak Karmal, mis en place à Kaboul par Moscou, proclame le régime « des ouvriers et des paysans » [sic] en Afghanistan. Dans le couloir de certaines écoles militaires américaines, on peut voir l'« allée des dictateurs », photos des promotions ayant accueilli de futurs dictateurs des coups d'État militaires des années 1970 et 1980 en Amérique latine. Le scénario du « coup d'État spontané » se serait passé plus de soixante-dix fois à l'initiative de l'un ou l'autre des puissants depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En 1951, dans son discours d'adieu, le président guatémaltèque Arevalo déclara avoir échappé pendant son mandat à trente-deux conspirations militaires, pour la plupart aidées par les Américains. Pour justifier l'intervention américaine à Saint-Domingue74 contre le président élu Juan Bosch, le président Johnson, le 28  avril 1965, s'excusait presque  : « Ce n'est pas sans répugnance que j'ai donné l'ordre d'intervenir en République dominicaine », reprenant ainsi les paroles de Theodore Roosevelt, cinquante-neuf ans plus tôt : « C'est avec la plus grande répugnance que je me suis vu obligé de faire le premier pas pour intervenir dans cette île. » Bref, l'impérialisme malgré lui ! Toute intervention se fait « pour sauver la démocratie » comme l'intervention soviétique à Prague en 1968 l'était pour « sauver le socialisme ».

La lecture stratégique binaire permet toutes les libertés d'action. L'ennemi de classe et la politique internationale de l'URSS n'ont pas empêché le pacte germano-soviétique de 1939 ou la reconnaissance des  dictatures militaires sudaméricaines. Les démocraties ont soutenu les pires régimes de la planète et les plus graves coups d'État, à commencer par le régime saoudien, sans doute plus islamiste que l'Iran de Khomeiny. Quel que soit son régime, l'allié obéissant est le « Bon », et l'allié de l'ennemi est le « Méchant », quitte à changer de catégorie en cas de renversement d'alliance. Ainsi Syiad Barre, dictateur somalien, toujours à la recherche d'argent, était de temps en temps allié de Washington, de temps en temps de Moscou selon ses difficultés ou ses besoins. Nasser, pour construire le barrage d'Assouan, s'adressa d'abord à l'aide américaine qui lui fut refusée parce qu'on le qualifiait dans les cercles stratégiques de « Mussolini du Nil ». Il obtint l'aide de Moscou, ce qui ne l'empêchait pas de mettre en prison les communistes égyptiens. La diplomatie française au Rwanda, soutenant la dictature d'Habyarimana, visait à contrer la présence de pays anglophones. En effet, Paul Kagamé, enfant de réfugié vivant en Ouganda, ancienne colonie anglophone, ne parlait pas le français. Selon les penseurs militaires officiels de Paris, il ne pouvait qu'être soutenu par Londres ou Washington. On rejouait Fachoda. Les outils d'analyse sont donc essentiellement les référents en usage en Occident. Saddam Hussein fut  successivement le « leader moderniste arabe, défenseur de la laïcité », avant de devenir le chef d'État dictatorial d'un des pays de l'« axe du Mal ». En 1954, Ngô Dinh Diêm, chef d'État catholique du SudVietnam bouddhiste, était qualifié par les penseurs américains de l'interventionnisme de « Churchill de l'Asie du Sud-Est » etc. Le concept de « chef d'État moderniste » parce que pro-occidental a brutalement volé en éclats avec le renversement de Ben Ali et de Hosni Moubarak. Combien en faudra-t-il d'autres ?

La course aux armements La rivalité prend rapidement une dimension militaire de course aux armements. À la fin du XIX e siècle, les marines, grands instruments de présence

planétaire, sont les symboles militaires de la puissance (la « politique de la canonnière ») et la carte des Empires est d'abord tracée à partir des ports d'escale. C'est l'époque du « prestige de l'uniforme » et de la mode du costume marin pour

les enfants. Puis l'aviation détrôna la marine. Les grands défilés de la place Rouge et la propagande militariste hollywoodienne au XX e  siècle participèrent à la

construction du consensus populaire. Chacun pense la stabilité à partir de la supériorité armée, comme le double standard britannique qui imposait des limites à la flotte des nations rivales. À la fin de l'URSS, au moment de la Perestroïka, les dirigeants russes durent reconnaître qu'ils ne savaient pas précisément combien ils avaient de têtes nucléaires. Dans le monde communiste, à Moscou comme à Pékin, la réflexion stratégique relevait de l'Académie des sciences. L'époque donnait la primauté aux ingénieurs et aux experts. Le même scientisme à Washington amena Walt Rostow, spécialiste du sous-développement devenu conseiller à la Sécurité nationale du président Johnson, à promouvoir des bombardements sur les installations industrielles du Nord-Vietnam. Il affirmait que le pays céderait à des vagues des B-52 afin de protéger son industrie naissante. Rostow avait des analyses strictement théoriques, sans aucune base d'expertise sur le Vietnam lui-même, où il n'y avait pas d'industries. Les scientifiques et ingénieurs militaires qui participaient à la course aux armements apportaient une touche d'analyse technologique. Un génial ingénieur américain trouvait que les bombes à billes75 lancées contre les Vietnamiens souffraient d'un défaut majeur : les billes en acier qui pénétraient profondément dans les chairs étaient repérables aux rayons  X et pouvaient donc être extraites. Il proposa qu'elles soient remplacées par des billes de plastique aussi efficaces, mais inopérables. Un handicapé coûte plus cher à la collectivité qu'un mort. Expliquer la gravité technique de la menace permet de lancer de nouveaux programmes assurant la supériorité militaire. La course aux armements caractéristique de cette rivalité planétaire donne une place  grandissante au complexe militaro-industriel, conjonction sociologique dans laquelle se mélangent les militaires soucieux d'avoir les meilleurs équipements, les industriels intéressés à se faire financer de nouvelles recherches par des aides publiques et les ingénieurs spécialistes de l'armement qui testent continuellement de nouvelles technologies. Dès la Première Guerre mondiale, la rivalité entre Krupp (le fabricant de canons allemand) et Schneider (le fabricant français) fit rage. Les vastes programmes d'armement inutiles sont nombreux. Les grands cuirassés du début du XX e siècle

qui servirent peu sont légion. Le Richelieu français ne tira jamais un coup de canon avant d'être envoyé à la casse. Plus tard, le missile tactique à tête nucléaire Pluton, stationné sur le territoire pour en assurer la survie en cas d'invasion soviétique, n'avait qu'une portée de 150 kilomètres. Il ne pouvait donc tomber...

qu'en Allemagne. Le constat du poids excessif du complexe militaro-industriel a été fait par le président Eisenhower dans son discours du 17 juin 1961. Mais la course aux armements n'a cessé de devenir de plus en plus technologique et onéreuse, et l'espionnage s'est concentré sur les progrès de l'adversaire. Les marqueurs sont multiples puisqu'une grande partie des forces économiques et sociales est structurée par les budgets de défense et l'inévitable guerre. Cornelius Castoriadis, célèbre pour ses analyses du complexe militaroindustriel soviétique, soutenait que le contrôle de l'État (y compris l'armée) par le Parti (c'est-à-dire par la police secrète) s'était changé en contrôle de la société civile par la société militaire. Il y aurait eu en réalité deux sociétés russes  : le domaine militaire secret et le domaine civil qui ne profitait aucunement. C'était la seule façon de rendre compréhensibles l'infériorité russe en matière d'économie civile et la supposée supériorité russe en matière d'armements : « Contrairement à Khrouchtchev, qui partageait les idées décadentes et réactionnaires des Américains sur l'impossibilité de “gagner” une guerre nucléaire, écrit Castoriadis76, la nouvelle stratégie proclame explicitement que la mission de l'Armée est de “livrer et gagner une guerre nucléaire”, et la prépare – ainsi que le pays – à cette fin. Elle est par là conforme à ce qu'on peut appeler le fondement et le projet ontologique d'une Armée : livrer et gagner la guerre. Une Armée sans perspective de guerre et de victoire, c'est un curé qui ne croit pas à la résurrection des morts. C'est la situation de l'Armée américaine. » En fait, on découvrit avec l'invasion soviétique en Afghanistan les inimaginables carences dont souffrait l'Armée rouge. La guerre étant toujours imminente, la dénonciation du défaitisme et du « désarmement moral » est une antienne  : l'état d'impréparation des armées et la faiblesse des équipements sont des thèmes répétés à l'occasion des réductions budgétaires et la démission de chefs d'état-major en est parfois la traduction acrimonieuse. Bref, la guerre à venir sera perdue, sauf exception. Durant la Guerre froide, l'arme nucléaire obligeait heureusement à être prudent : on se fit donc la guerre sur des théâtres secondaires (Corée, Vietnam, Indonésie, Malaisie, Angola, Mozambique...). En Europe, on se fit face, prêts à tout pendant soixante ans. Buzzati en tirera Le Désert des Tartares. Accessoirement, mais de façon plus discrète, on peut aussi avoir besoin de l'aide du crime organisé. Ainsi, quand Castro prend le pouvoir à Cuba, l'île est la salle de jeux, le fumoir à opium et le bordel officiel de l'Amérique. Selon René Dumont, il y avait en 1958 plus de prostituées que d'ouvriers78. Bref, les intérêts américains qui sont lésés quand les barbudos au pouvoir interdisent jeu, drogue et prostitution sont ceux de la mafia. Kennedy saura parfaitement le défendre en

soutenant le débarquement raté de la baie des Cochons. Les héritiers de Meyer Lansky, le boss incontesté de La Havane des années 1950 sous Batista, se plaignirent d'être lésés et de n'hériter que de 57 000 dollars77. En France, on se limita à solliciter l'aide du crime organisé pour briser les grèves de dockers à Marseille qui s'opposaient à l'embarquement de troupes vers l'Indochine. Ce fut le début du trafic des piastres puis de la French Connection exportant l'opium d'Asie du Sud-Est vers les États-Unis dans la décennie 1970. Dans ce monde bicéphale, les diplomaties dissidentes comme celles du général de Gaulle, de Tito, ou de Nasser sont rapidement diabolisées avec des moyens adaptés78. L'évolution de la Chine maoïste ou la politique d'indépendance de la Finlande furent des exemples d'évolutions incompréhensibles dans le contexte de la bipolarité. La conférence de Bandoeng marquant la naissance des non-alignés est prise pour une manœuvre communiste, l'arrivée au pouvoir de Nasser et la nationalisation du canal de Suez comme une révolution contre le camp de la Liberté... Que dire des qualificatifs donnés à Nelson Mandela dont l'association des étudiants britanniques, proche du parti conservateur, proclamait sur des posters : « Pendez Nelson Mandela et tous les terroristes de l'ANC ! Ce sont des bouchers ! » ? Le cas le plus cocasse, s'il n'était dramatique, est probablement celui de la lutte de libération de l'Érythrée, colonie italienne depuis 1890, conquise en 1941 par les forces britanniques, que Londres gère jusqu'en 1952. Les Nations unies à cette date confient la gestion du pays à l'Éthiopie, sorte d'annexion autorisée, comme cela se pratiquait à l'ONU à l'époque. La lutte d'indépendance contre Addis Abeba dura trente ans, de 1961 à 1991. Les cadres du Front populaire de libération de l'Érythrée (FPLE) étaient formés à l'université Lumumba de Moscou. Mais quand les officiers rouges prirent le pouvoir à Addis, l'URSS changea d'alliance et préféra l'Éthiopie. Moscou, patrie des opprimés, laissa tomber ses anciens étudiants qui allèrent chercher de l'aide à Washington, etc. On ne peut plus compter sur personne. Pour ce qui concerne l'Amérique latine, autre cas dramatique de continent soumis à une « exploitation libératrice », les premiers vers du poème intitulé United Fruit Co. de Pablo Neruda valent mieux qu'une analyse : « Quand sonna la trompette et que tout fut prêt sur la terre, Jéhovah répartit le monde Entre Coca Cola Inc., Anaconda, Ford Motors et autres

La compagnie fruitière United Fruit Inc. se réserva la meilleure terre, La côte centrale de mon pays, La douce terre des Amériques. Il rebaptisa ses terres “Républiques bananières” » PABLO NERUDA Canto General (1950)

Le système bipolaire analysé ci-dessus est transposable pour comprendre la future rivalité entre Pékin et Washington. Les indicateurs sont déjà en place. La véritable instabilité naîtra de la période de transition pendant laquelle la Chine revendiquera sa place, contestant l'unilatéralisme américain. Les Européens, à la différence des stratèges néoconservateurs américains, ont intérêt à faciliter cette transition pacifiquement plutôt qu'à la diaboliser.

La géopolitique victorienne Le président bolivien Mariano Melgarejo était un ex-sergent arrivé au pouvoir par un coup d'État, ce que l'on appelle un golpiste. En 1870, irrité par l'ambassadeur anglais à La Paz qui se refusait à signer un traité, il le fit enduire de chocolat et lui fit faire un tour de ville monté en croupe à l'envers sur une mule puis l'expulsa du pays. Quand l'incident parvint à Londres, la reine Victoria, au sommet de sa puissance, décida de ne pas laisser l'outrage impuni et donna l'ordre d'envoyer une canonnière contre La Paz. Quand le Premier ministre Gladstone lui fit remarquer que La Paz était à 500 kilomètres de la mer et à 4 000 mètres d'altitude, la reine se fit apporter une carte géographique et, après avoir découvert où se trouvait le pays, elle l'effaça d'un trait de plume en déclarant : « La Bolivie n'existe pas. » Jusqu'à la fin de son règne, le pays disparut des cartes britanniques.

Pourquoi les négociations avec l'Iran n'aboutissent pas En Occident, les appels à une diplomatie coercitive, voire à la guerre contre le programme nucléaire iranien79, se multiplient dans les médias, comme si

l'énoncé des menaces faites par George Bush dans son fameux discours du 29  janvier 2002 sur les « axes du Mal » avait définitivement défini le paysage stratégique. C'est au nom de la guerre contre le terrorisme que George Bush définit les pays supposés « proliférants », faisant ainsi un lien artificiel entre les deux menaces. La prolifération serait le fait des seuls pays de l'axe du Mal : Irak, Iran, et Corée du Nord. Il est désormais permis de regarder Inde, Pakistan et Israël comme de « bons proliférants ». La prolifération n'est donc pas un mal en soi mais vaut par la définition unilatérale qu'en donne Washington. Il est vrai que les trois pays de l'axe du Mal avaient signé le traité de non-prolifération (TNP). Selon l'expression de Shirin Ebadi, avocate iranienne Prix Nobel de la Paix, l'Iran islamiste, c'est le « syndrome de Frankenstein », c'est-à-dire le monstre que les Occidentaux ont fait naître au cours des soixante dernières années. Rappelons quelques faits : en 1953, le coup d'État organisé par la CIA contre le régime élu de Mossadegh pour l'empêcher de nationaliser le pétrole – ce que fit le régime de Reza Shah vingt ans plus tard –, ouvre vingt-cinq ans de dictature. Pro-occidental et gendarme du Golfe, doté d'une très efficace police politique, la Savak, capable d'assassiner des opposants à l'étranger aussi bien que les gardiens de la Révolution aujourd'hui, intervenant en Oman pour défendre la petite monarchie féodale, le shah reçoit toutes les armes high tech des Occidentaux. Les Européens l'aident même à développer une filière nucléaire militarisable avec le programme français Eurodif. Celui-ci fut arrêté au début de la révolution, par le régime de Khomeiny, qui estimait que la république islamique avait d'autres priorités et aucun besoin énergétique de la sorte. La France mit plus de dix ans à rembourser l'argent versé par le shah, en contestant la légitimité du régime issu de la Révolution80. Après la révolution de 1979, l'Iran subit immédiatement l'agression de l'Irak, déclenchée avec le soutien de tous les pays occidentaux qui, en violation totale des dispositions du chapitre 7 de la charte des Nations unies, refusèrent leur concours au pays agressé et le placèrent même sous embargo. En revanche, ils fournirent tous les équipements possibles à l'agresseur irakien. Le premier emploi des armes chimiques par Saddam Hussein pour repousser l'offensive des bassidji en 1982 sur la péninsule de Falloujah laissa les Occidentaux muets alors que certains blessés iraniens furent soignés en France. Les 500 000 morts iraniens du conflit pèsent dans la mémoire collective iranienne, comme chez nous le poids des anciens combattants de la guerre de 14-18. En matière de terrorisme, le régime de Téhéran a aussi des analyses différentes de celles des Occidentaux. Ayant eu à subir les attentats organisés par

les Moudjahidines du peuple comme celui qui tua la moitié du gouvernement en 1981, le gouvernement disait ne pas comprendre pourquoi les Occidentaux lui reprochaient des attentats à Paris, alors que la France accordait l'asile politique à ce mouvement qui revendiquait ouvertement les attentats commis à Téhéran. Après la libération du Koweït en 1991, les inspections internationales permirent la découverte de l'avancée des programmes nucléaires, bactériologiques et chimiques du régime de Saddam Hussein qui avaient été largement aidés par ces mêmes Occidentaux  : le nucléaire pour la France, les précurseurs des armes chimiques par les États-Unis... Le choc de la découverte de tous ces programmes aida certainement Téhéran à se convaincre qu'aucune garantie internationale n'était assez solide pour assurer la paix et l'indépendance du pays. Le programme nucléaire iranien a été repris à ce moment par ceux qu'on appelle aujourd'hui les « Modérés », c'est-à-dire Rafsandjani et compères. Quel dirigeant ayant subi la même histoire pourrait interdire à l'Iran de réfléchir à l'arme nucléaire ? Certainement pas la France qui a ainsi justifié son propre nucléaire. Aussi inacceptable que soit le régime islamique, l'Iran a quelques bonnes raisons de ne pas confier sa sécurité aux garanties internationales occidentales, offertes par différents ministres des Affaires étrangères comme le Français Douste-Blazy qui visiblement ne connaissait pas l'histoire. L'Iran ne respecte pas le droit international, certes ! Il applique une logique de puissance dont d'autres lui démontrent tous les jours qu'elle est la seule valable. Il n'est pas le seul ! Accessoirement on remarquera que l'invasion américaine de l'Irak s'est faite en violation complète de la charte des Nations unies. Si des pays peuvent aider Ahmadinejad à entendre raison, ce ne sont certainement pas les pays occidentaux. Et quand le président brésilien Lula et le Premier ministre turc Erdogan tentent une médiation, les autorités des pays occidentaux qui sont responsables de tant d'erreurs devraient avoir la dignité de se taire.

70 Rama (G.), « Educacion y movilidad social en Colombia », ECO, décembre 1969, cité dans Galeano (E.), Les Veines ouvertes de l'Amérique latine : une contre-histoire, Pocket, coll. « Terre humaine », Paris, 2001, 389 p. 71 Raymond Cartier demanda la nationalité américaine qu'on lui refusa, estimant qu'il était plus utile propagandiste en étant français. 72 Vian (B.), J'irai cracher sur vos tombes, LGF, coll. « Le Livre de poche », Paris, 2008, 219 p. 73 Kepel (G.) et Milelli (J.P.), Al-Qaïda dans le texte : écrits d'Oussama Ben Laden, Abdallah Azzam, Ayman alZawahiri et Abou Moussab al-Zarqawi, PUF, coll. « Quadrige. Essais, débats », Paris, 2008, 474 p. 74 Qui fit plus de 4 000 morts, soit plus que les attentats du 11-Septembre. 75 Les bombes à billes (aussi appelées bombes à fragmentation) explosent en touchant le sol et en projetant de multiples billes d'acier destinées à blesser ou tuer les hommes. Les organisations humanitaires en demandent l'interdiction totale.

76 Castoriadis (C.), Devant la guerre – volume I, Les Réalités, Fayard, Paris, 1982, p. 275. 77 English (T. J.), Nocturne à La Havane, La Table Ronde, Paris, 2010, 438 p. 78 Un ouvrage, qui eut son heure de gloire, en est le symbole : Topaze, de Léon Uris décrit le général Lacroix (de Gaulle), très myope mais trop coquet pour porter des lunettes, se faisant lire ses documents par un assistant qui était en fait un agent soviétique. 79 Delpech (T.), L'Iran, la bombe et la démission des nations, Autrement, coll. « CERI-Autrement », Paris, 2006, 135 p. ; Jahanchahi (A.), Vaincre le IIIe totalitarisme, Ramsay, coll. « Coup de gueule », Paris, 2001, 200 p. 80 « Échouez ! » telle fut l'instruction donnée par le Premier ministre français aux diplomates partant négocier le remboursement de la dette Eurodif à Téhéran (entretien direct de l'auteur avec un des négociateurs français).

L'ennemi intime : les guerres civiles « Je suis la Guerre civile. Et j'en ai marre de voir ces andouilles se regarder en vis-à-vis sur deux lignes, comme s'il s'agissait de leurs sottes guerres nationales. Je ne suis pas la guerre des fourrés et des champs. Je suis la guerre du forum farouche, la guerre des prisons et des rues, celle du voisin contre le voisin, celle du rival contre le rival, celle de l'ami contre l'ami. Je suis la Guerre civile, je suis la bonne guerre, celle où l'on sait pourquoi l'on tue et qui l'on tue  : le loup dévore l'agneau, mais il ne le hait pas ; tandis que le loup hait le loup. Je régénère et je retrempe un peuple ; il y a des peuples qui ont disparu dans une guerre nationale ; il n'y en a pas qui aient disparu dans une guerre civile. » HENRY DE MONTHERLANT, La Guerre civile (1965)

Dans la guerre civile, l'ennemi est un intime. Le mécanisme de différenciation hostile qui va légitimer la violence y est donc plus intense et plus radical que dans d'autres conflits. La violence devient un continuum qui débute dans la paix, dont la guerre n'est que le paroxysme et qui se poursuit parfois après le conflit par la répression exercée par la partie victorieuse. Cette guerre sans déclaration préalable ne fait plus de différence entre ligne de front et arrière et les massacres sont des réactions généralisées d'anticipations. Les marqueurs identitaires des guerres civiles sont les familles, les intellectuels et les institutions religieuses plus que les armées ou les strategists. Là s'entretiennent les souvenirs des tueries antérieures comme un feu de tourbe en profondeur qui éclate après un lent processus de cristallisation. La crise politique sert d'élément déclencheur. La guerre civile est donc une épuration schizophrène par affirmation d'une identité exclusive d'une partie du corps social contre toute autre et visant à son exclusion géographique ou physique. « Les meilleurs ennemis, contrairement à

une idée reçue, ne se recrutent pas dans la différence, mais dans la ressemblance et la proximité », écrit Michel Hastings dans L'Imaginaire des conflits communautaires.

L'Autre sur ma terre Effectivement, la guerre civile, c'est le conflit du « Eux » contre « Nous » sur un espace clos, sachant que les deux parties sont des semblables. La psychologie des guerres civiles s'inscrit dans le temps long d'une histoire partagée qui ressemble à une longue répétition de révoltes, de répressions, de massacres, de famines, d'expulsions, et de discriminations réciproques. La guerre civile est d'abord une guerre sociale. Le génocide de 1994 au Rwanda a été précédé des massacres de 1959, 1963, 1972 et 1973, et à un moindre degré 1992 et 1993, aboutissant chaque fois à une expulsion et une nouvelle répartition des terres. En Irlande, le gouvernement britannique de la reine Victoria, le plus riche de la planète à l'époque, laissa la « Grande Famine » de la maladie de la pomme de terre frapper la population locale sans rien faire, sorte d'Holodomor avant l'heure. Entre 1848 et 1851, la famine fit 500 000 à 1  million de morts et provoqua l'exode vers l'Amérique d'environ 2  millions de personnes. On comprend pourquoi la diaspora irlandaise américaine a tant aidé l'IRA. La Yougoslavie titiste ne fit pas moins. En 1945, après les massacres entre oustachis croates et tchetniks serbes durant la Seconde Guerre mondiale, Tito réclama que lui soient livrés les réfugiés en Autriche. 12 000 à 15 000 Slovènes, dont des membres de l'ancienne milice, 7 000  Serbes et 150 000 à 200 000 Croates, dont environ 40 000 oustachis, furent forcés par les Alliés à repasser la frontière. En quatre jours de marche forcée portant le joli nom de « Marche blanche », environ 120 000  personnes moururent d'épuisement ou furent exécutées. La première année de pouvoir communiste se serait traduite par la mort de 700 000  personnes, dont 260 000  exécutions expéditives. Certains villages du Kosovo tenus par la guérilla partisane de la Grande Albanie (proche des Allemands) furent rasés et leur population massacrée. L'Algérie aussi a vécu toutes les conditions préalables à une guerre civile. La dureté de la guerre d'indépendance, les tueries entre harkis et moudjahids, les diverses opérations d'intoxication menées par l'armée française qui aboutirent à des épurations sanglantes, les 150 000  harkis et leurs familles abandonnés par

l'armée française et massacrés comme traîtres à l'indépendance, les injustices de la politique de collectivisation socialiste, l'urbanisation sauvage sans titre de propriété suivie d'expulsions, la pénurie de logements avec les « attributions administratives », la corruption des élites... ont fait de cet État un pays riche avec une population pauvre. La jeunesse interdite de sexualité par répression morale, de culture par la défaillance du système éducatif, de mariage par manque de logements, de travail par le chômage endémique, de politique par captation du pouvoir par le FLN était composée de chômeurs hittistes (littéralement les « teneurs de mur » expression humoristique pour désigner les jeunes sans emploi). Ce fut le creuset de la révolte sociale de 1988, des militants de l'islamisme puis de la guerre civile. On retrouve les mêmes caractéristiques de violence sociale dans les guerres civiles sud-américaines  : la guerre des Mille Jours (1899-1902) puis la Violencia colombienne (1946-1957) auraient fait de 100 000 à 300 000 morts, sous forme de révoltes paysannes, assassinats de syndicalistes, tueries de milices de grands propriétaires... Les survivants de tous ces massacres en font le récit à leurs enfants, futurs adultes chargés moralement de la vengeance contre les assassins des aïeux. La mémoire cachée des massacres antérieurs est conservée chez les marqueurs identitaires  : milieu familial, anciens combattants, Églises, quelle que soit l'idéologie unificatrice du régime. Le titisme avait imposé pendant plus de quarante ans l'idée yougoslave forgée dans la résistance à l'occupation allemande. Pourtant les identités serbe, croate et slovène y ont survécu. La rapidité de réminiscence des images des tchetniks et des oustachis prouve que le souvenir en était vivace et pas obligatoirement selon l'iconographie diffusée par le régime. La persistance de l'inimitié se loge aussi à l'école. En Irlande du Nord, 90 % des enfants continuent à aller dans des écoles religieuses séparées. La définition officielle de l'identité nationale a à la fois calmé et créé les conditions de la crise. Le titisme yougoslave, forgé dans la résistance, fonda le nouveau régime sur l'idéologie communiste et un découpage en États censés prendre en compte les identités nationales tout en bridant le nationalisme serbe. La Ligue des communistes yougoslaves et la police politique constituèrent le ciment forcé du pays. Mais la prise n'eut pas lieu. L'apparition de la population des « Musulmans » (avec un M majuscule) dans les recensements yougoslaves, afin d'identifier une population considérée comme ni serbe ni croate, fut un des indicateurs du début du conflit ethnico-religieux qui allait éclater. L'Algérie se définissait à l'indépendance comme nation arabe, alors que la part des Berbères,

toutes catégories confondues, y est probablement majoritaire. Le Liban choisit de différencier les identités religieuses et tribales sur une base démographique figée. Les recensements démographiques réguliers des populations, continuellement tiraillés entre reconnaissance d'identités différentes et « marquage » de populations minoritaires, devinrent des moments potentiellement conflictuels, jusqu'à ce qu'on décide de ne plus en faire. Casser le thermomètre... Si l'identité nationale est difficilement installée, la somme des différentes identités coexiste mal. En Espagne, les autonomies catalane et basque se revivifièrent avant la guerre civile. Au Rwanda, les distinctions entre Hutus et Tutsis existaient dès avant la colonisation belge et survivront longtemps dans les documents d'identité. La conquête de Cromwell au XVII e  siècle instaure la

différence entre catholiques irlandais d'un côté et protestants anglais et presbytériens écossais de l'autre. Croates catholiques et Serbes orthodoxes, divisés depuis la séparation entre Empire romain d'Occident et Empire romain d'Orient, puis par le schisme de 1054, puis par la frontière entre l'Empire austro-hongrois et l'Empire ottoman, sont de même religion, parlent la même langue écrite dans des alphabets différents. Ils ne se sont réunis que lors du premier royaume des Serbes et des Croates créé en 1919. Ce qui ne les empêcha pas de se massacrer allègrement à la fin du XX e siècle. Le rôle des mythologistes est important dans la gestation de la crise. Intellectuels, même parfois dissidents contre l'ancien système, hiérarchies religieuses et autres jouent un rôle essentiel dans la démarche de séparation et l'appel à la violence. L'histoire est d'abord réécrite à travers un prisme ethnique ou social, par des intellectuels qui remettent d'actualité des mythes passés. Ainsi le statut de victime attribué à la Serbie par les ultranationalistes, remonterait au XVI e siècle81. L'écrivain serbe Dobrica Cosic, ancien dissident sous Tito et inspirateur

du futur mémorandum de l'Académie des sciences, serait l'auteur de la célèbre phrase  : « Les Serbes ont toujours gagné les guerres et perdu la paix. » Au Rwanda, le manifeste des Bahutu, texte d'un racisme éhonté pour justifier les massacres, est écrit dès 1957 (voir encadré infra). La guerre d'Espagne des franquistes se fit sous la bannière de « la Croisade et de la Reconquête », comme si, après l'expulsion des Arabes et des Juifs, il fallait expulser les ouvriers et les pauvres.

L'Autre génocidaire

L'accusation de génocide apparaît très rapidement dans le discours schizophrène de création de l'ennemi. L'Église orthodoxe serbe l'emploie pour la première fois en 1987 pour évoquer les conditions de vie de ses coreligionnaires du Kosovo. Milošević qui parlait du peuple serbe comme d'un « peuple céleste », et Tudjman qui qualifiait la race croate de « plus ancienne et plus pure noblesse qu'a l'Europe », n'hésitaient pas à parler de génocide physique, politique et juridique de leur peuple. Les futurs leaders de la guerre civile passaient ainsi pardessus la tête des cadres encore titistes du pays. Les lieux de pouvoir intellectuels (académies, universités et télévision publique) et des médias, qui vont diffuser quotidiennement le discours de la haine, cristallisent les idéologies  : la radio Mille Collines au Rwanda parlait des Tutsis comme des « cafards » et des « cancrelats », les journaux nationalistes yougoslaves échangeaient des accusations réciproques d'oustachis et de tchetniks. Les médias popularisent la peur de la proximité de l'ennemi  : les Serbes de Croatie sont désignés comme s'ils étaient des citoyens d'un « autre État » et donc des ennemis du nouvel État croate. Le mythe du « suicide de la race82 » réapparaît hors de toute réalité. Les différentes franges de la population ressentent comme menaçantes les minorités à fort taux de natalité  : les Serbes minoritaires au Kosovo s'inquiètent des taux de natalité des Kosovars. Le Liban cessa de recenser sa population à partir de 1960 pour ne pas faire apparaître le phénomène musulman devenu majoritaire qui remettait en question l'équilibre constitutionnel. Un complot international peut aussi être rendu responsable de la guerre. Les républicains espagnols de la guerre civile ne pouvaient être que des « rouges » aux yeux des franquistes. La campagne électorale de Milošević à Belgrade en 1992 se fit sur le thème  : « La Serbie n'est pas en guerre, c'est la communauté internationale qui attaque la Serbie en imposant des sanctions ! » Il en voulait pour preuve que la communauté internationale soutenait les Slovènes et les Croates et reconnaissait leurs indépendances ! Le conflit prit donc le nom de « guerre de défense de la Patrie » en Serbie, comme en Croatie. Tudjman, le président de la Croatie indépendante, dit dans Le Figaro du 18 janvier 1993 : « Les Croates [...] ont surtout défendu les régions croates en Bosnie-Herzégovine. Aujourd'hui ils se sentent menacés par les aspirations des Musulmans à établir un État islamique [...]. Dans leurs rangs, il y a des volontaires moudjahidines de pays comme le Pakistan ou l'Iran. Le président Izetbegović [leader des Bosniaques] compte sur le soutien des pays musulmans. » Il met ainsi au goût du jour le thème du complot international en lui donnant le visage menaçant de l'islamisme.

Les hiérarchies religieuses comme marqueurs identitaires sont directement impliquées dans la fragmentation de la société. En Espagne, la lettre pastorale de l'évêque de Salamanque Pla y Deniel du 30 septembre 1936 légitime le terme de « croisade » employé par Franco, puis la hiérarchie catholique ajoute une couche dans sa lettre au monde catholique en accusant les républicains « d'atteintes au droit de Dieu ». Dès 1982, peu après la mort de Tito, l'Église orthodoxe serbe publie un « Appel pour la protection des Serbes du Kosovo et de leurs lieux saints », puis, dans la fin des années 1980, elle débat du thème du pardon des crimes commis par les oustachis croates durant la Seconde Guerre mondiale, soit quarante ans plus tôt. Les oustachis avaient été soutenus par la hiérarchie catholique, et on en revenait ainsi aux vieilles animosités entre deux des branches du christianisme. Indirectement aussi, les prises de positions religieuses contribuent à aggraver la crise. En s'opposant à des mesures de contrôle des naissances, les hiérarchies religieuses visent surtout à faire croître la masse de leurs ouailles, même quand cela aboutit à régénérer la crise comme au Rwanda (sept enfants par femme en moyenne dans la décennie 1990). Elles poussent à la différenciation, même quand elles sont issues de la même famille religieuse  : catholiques contre orthodoxes en Yougoslavie et au Rwanda ; « papistes » catholiques contre protestants en Irlande du Nord ; chiites contre sunnites en Irak et au Pakistan, et tout récemment répression entre les chiites révoltés de Bahreïn par l'Arabie wahhabite... L'Église orthodoxe serbe dénonça les différents plans de paix, y compris celui de Dayton. Les thématiques religieuses (transposables partout) dénoncent le complot international des « serbophobes », des « islamophobes » et des « antisémites », et l'abrutissement de la société moderne que seul le retour à la tradition religieuse peut freiner. Le thème est fréquent chez les islamistes réprouvant les carences du socialisme arabe et condamnant sa « modernité ». La mobilisation des diasporas constituées de descendants des victimes qui ont fui les massacres précédents porte le souvenir du martyrologe sensibilise les opinions publiques étrangères et envoie de l'argent comme l'a fait la diaspora irlandaise des États-Unis par exemple. Elles peuvent aussi fournir une aide militaire et financière importante comme dans l'Est du Congo où se sont réfugiées les milices interhamwe du génocide rwandais. Elles incitent à la guerre et la sécession dès les premières fissures apparues, comme y ont poussé les associations de Croates d'Allemagne et des États-Unis pour faire reconnaître l'indépendance de la Croatie en 1991. Leur rôle politique est d'autant plus fort qu'elles séjournent dans des régimes démocratiques.

L'« Autre » est en trop et doit être éliminé de l'espace géographique commun. La « terre » joue un rôle majeur dans le durcissement progressif des antagonismes. La guerre civile espagnole, comme la plupart des guerres civiles sud-américaines, prend racine dans les réformes agraires jamais faites  : système latifundiaire dont vit une aristocratie nobiliaire ou bourgeoise au niveau de vie exceptionnel, par rapport à une population rurale misérable. Au Rwanda, chaque épisode de massacre donne lieu à une redistribution agraire, les vainqueurs occupent la terre et en chassent les vaincus. Ainsi se créent les conditions de la guerre suivante, les expulsés rappelant, non sans raison, que les terres disputées sont celles de leurs ancêtres. Milošević posait comme principe : « Est serbe toute terre où sont enterrés des Serbes. » On retrouve le thème en Belgique sous forme de la délimitation des cantons périphériques à  Bruxelles, ville francophone. En Yougoslavie, la  question a été réglée par Tito avec la Fédération des  États constitutifs. Mais dès sa mort, les ultranationalistes de chaque camp ont nié l'existence de la Bosnie, État tampon. Elle fut revendiquée par Tudjman au titre de la « croacité », reprenant une thématique énoncée par Ante Pavelić pendant la Seconde Guerre mondiale et par Milošević au titre du nationalisme serbe. La ville de Jérusalem est comme un résumé des guerres civiles pour l'espace. Les quartiers juifs cernent les quartiers arabes, les autorités incitent les coreligionnaires américains à acquérir des logements parfois très peu occupés pour changer la donne démographique de la ville, et les prêtres arméniens se battent avec les popes orthodoxes dans l'enceinte du Saint-Sépulcre, pour un candélabre déplacé. Et c'est la police israélienne qui les sépare.. Le rejet de l'Autre par différenciation prend des formes visibles. La séparation géographique ou administrative des communautés est un indicateur. Ainsi en est-il des ghettos catholiques dans les villes nord-irlandaises. À Londonderry ou à Belfast, les slums des bas quartiers sont occupés par des HLM où vivent des catholiques. Les peintures murales à la gloire de l'IRA y honorent le sacrifice des héros, des barbelés délimitent la ville haute et la basse. L'ethnicisation rampante passe d'abord par une révolution des symboles comme les noms des rues, le choix du drapeau régionaliste, la « purification » de la langue régionale... La manifestation identitaire est volontairement provocatrice, comme en Irlande, où les défilés orangistes traversent les quartiers catholiques avec l'appui de la police anglaise. En Belgique aujourd'hui, le Wooncode, code de l'habitat, et le principe Wonen in Eige Streek (habiter dans sa propre région) qui permet de refuser un logement à quelqu'un ne parlant pas flamand, visent à séparer physiquement les communautés. L'exclusion en Catalogne se manifeste par le

refus de parler castillan, quel que soit l'interlocuteur. En 2009, un groupe d'enseignants de l'enseignement public du Pays basque s'est vu refuser une prolongation de contrats au motif qu'ils/elles n'avaient pas réussi à passer les épreuves relatives au « profil linguistique ». C'est la différenciation ethnique froide entretenue dans la vie quotidienne. « Ce sont des gens qui se sentent très vite opprimés et qui vous sautent à la gorge au moindre soupçon de vexation possible ! » constate Kristien Hemmerechts, écrivain flamande parlant des nationalistes de sa propre communauté. Le second stade procède à la comparaison du statut des différentes « ethnies » et donne naissance à des revendications inégalitaires. « Le peuple serbe vivra dans un seul État, chaque peuple souhaitant vivre avec le peuple serbe de manière égalitaire étant le bienvenu », déclare Milošević, le 16 janvier 199183. Il suffirait de changer serbe par kurde, flamand ou israélien pour se retrouver dans les pays du Proche Orient, en Belgique ou en Israël actuels. Ce postulat pose immédiatement la question des minorités vivant hors du territoire, comme les francophones en Belgique flamande, les Serbes des Krajinas croates, les Croates de Serbie, les Hongrois de Roumanie qui deviennent la première cible des violences quand la crise dégénère en violence... Le mécanisme politique est grippé depuis un certain temps. L'aristocratie traditionnelle terrienne bloque toute évolution : ainsi des grandes familles féodales pakistanaises ou sud-américaines se transmettent-elles le pouvoir de façon dynastique afin d'éviter toute réforme susceptible de menacer leur suprématie. En Amérique latine et en Espagne, le « caciquisme » organise exclusivement la vie politique entre deux partis et réduit le processus électoral à un exercice vain. La vie politique sud-américaine est ponctuée d'ingérences militaires de droite ou de gauche. En Afrique sub-saharienne, beaucoup d'élites claniques organisent l'exercice du pouvoir autour de leur clan à l'exclusion de tout autre, cherchant à en tirer le plus vite possible le maximum de profit, et en appellent à la France quand la guerre civile pointe. C'est ainsi que Paris depuis quarante ans ne cesse de « résoudre la crise tchadienne ». La crise politique est le facteur déclenchant de la guerre civile. En Yougoslavie post-titiste, la décomposition progressive de la Fédération paralyse complètement le fonctionnement d'un pays en crise économique profonde. La dictature réduisait par la force les identités, le processus démocratique les libère. La démocratisation, en transformant les anciens sujets en citoyens réclamant leurs « droits », réveille les conflits. La crise des partis politiques fédéraux se manifeste par des mouvements culturels ou identitaires comme le « printemps croate » de

1971, le « printemps kabyle », etc. La décomposition de l'Empire soviétique dans ses périphéries a rouvert, dans les zones de confins, des guerres civiles larvées, comme actuellement au Kirghizistan. Chaque composante de la société réclame ses droits dont celui exclusif sur « sa » terre. Les questions ethniques avec leurs différentes caractéristiques, religieuses ou linguistiques, prennent le pas sur les questions sociales ou de classes. Les nouveaux partis politiques et associations se donnent pour but fondateur le bien-être de leur communauté, aux dépens des autres. En Yougoslavie dans les années 1990, les structures fédérales deviennent le lieu de cristallisation identitaire quand se pose la question de la libéralisation politique. Quels partis seront autorisés ? Ethniques ou nationaux ? Différents types de partis naissent : des partis conglomérats attrape-tout sans programme, si ce n'est la dénonciation de la « dictature » propre au populisme et au racisme (exemples  : Milošević ou le Front islamique du salut en Algérie) ; des partis historiques qui renaissent et se réclament de conflits anciens comme le Joddipp en Hongrie, héritier de l'amiral Horthy et des Croix-Fléchées ; parfois aussi les partis écolo-régionalistes comme le FLNC en Corse, la Ligue du Nord en Lombardie... Les chefs traditionnels contestés par ces évolutions politiques en rajoutent encore dans l'ethnicité comme au Liban, dont la classe politique héréditaire tient son pouvoir de la persistance des divisions ethniques. Quand existe une minorité tierce, la démarche d'ethnicisation tente de l'intégrer. Ainsi le 25  mars 1991, Tudjman, le leader croate, et Milošević, le leader serbe, se rencontrèrent pour se partager la Bosnie. La discussion échoua parce que, pour le premier, les Musulmans bosniaques seraient des Croates convertis et, pour le second, des Serbes convertis. Une nouvelle génération politique à la recherche de légitimité et d'un lien direct avec le « peuple » se saisit des thématiques ethniques et change le discours. Ainsi Laurent Gbagbo en Côte d'Ivoire a joué jusqu'au bout de l'ivoirité ou Izetbegović avait été condamné pour son Mémorandum islamiste. Les identifiants susceptibles de différencier la collectivité de ses voisins sont survalorisés (critères religieux, physiques, linguistiques, signes symboliques, drapeaux). L'identité est mythifiée. Une date anniversaire crée le moment de symbolique identitaire. En 1989, le six centième anniversaire de la bataille de Kosovo Polje où finit le royaume de Serbie battu par l'armée ottomane permit à Milošević d'atteindre l'opinion publique serbe en évoquant la situation de la minorité serbe du Kosovo et de présenter les Kosovars comme les descendants des envahisseurs ottomans. Sept mille membres de la diaspora serbe auraient fait le voyage pour l'occasion. Milošević énonce alors son programme : « Personne n'a le

droit d'opprimer ce peuple [serbe] ! » Dans les régions serbes de Croatie, l'anniversaire fut également fêté mais il fut en revanche dédaigné par les autorités nationales croates.

Le culte de la violence Même en temps de paix, les manifestations publiques violentes deviennent une sorte de rituel de passage pour les jeunes gens formés dans le culte du souvenir et de la pseudo-répression. Certains événements de substitution cristallisent la phase préguerrière comme des combats entre supporters, sortes de  règlements de comptes symboliques autour des matchs de football entre équipes serbes et croates. L'implication graduelle de plus en plus forte des jeunes à travers le réseau de soutien aux « combattants », la fourniture de caches et le portage de « valises » mènent progressivement à l'action violente. Au Pays basque, la kale borroka (violence urbaine contre des guichets bancaires, du mobilier urbain, des vitrines, incendies de conteneurs à ordures...) des groupes radicaux proches de l'ETA est  devenue un rituel pour les jeunes etarras. Selon une  étude présentée en novembre 2009, sur la « transmission des valeurs aux mineurs84 » faite par le médiateur Inigo Lamarca sur un échantillon de 1 829  enfants de douze à seize ans, 30 % de ceux-ci se refusent à condamner le terrorisme, 15 % le trouvent justifié et pour 12 % les actions de l'ETA sont bonnes pour l'Euskadi. Le rapport remarque que c'est la famille qui diffuse cette culture et souvent la mère plus que le père. Depuis plus de quarante ans, le phénomène terroriste lié à des positions nationalistes extrémistes de l'ETA a causé plus de 1 000  morts, presque 7 000  blessés, d'innombrables dégâts matériels et d'immenses souffrances à la population, alors que la région, une des plus riches d'Espagne, jouit de son autonomie, de sa police et de sa langue. La violence sociale devient peu à peu une violence guerrière. Le monopole étatique de la force du pouvoir central se délite et est remplacé par des milices. L'État central est contesté par tous. L'armée nationale yougoslave se décompose après l'indépendance slovène. Au Liban, les manifestations lors de la mort de Nasser en 1971 font prendre conscience de la multiplicité des armes qui circulent et les chrétiens commencent à s'organiser en milices armées pour une guerre qui ne débutera que deux ans plus tard. George Corm estime qu'au Liban, avant même la guerre civile, les différentes milices mobilisaient environ 10

000 personnes (0,3 % de la population), alors que l'armée libanaise ne comptait que 5 000 hommes. Les milices prétendent prendre en charge la défense de leur ethnie. « Les Serbes de Croatie appellent à l'aide ! » annonce la milice d'Arkan, l'un des pires chefs de guerre serbe. C'est l'indicateur le plus significatif de la marche vers la violence. Dès lors, la stratégie de chacun va tendre vers l'épuration ethnique par l'interdit, la peur ou le massacre « préemptif ». Le lumpenprolétariat s'identifie à ce discours populiste contre une victime proche et constitue la force de frappe de ces milices aux noms fleuris  : les Tigres d'Arkan, les Scorpions serbes, les Interahamwe (« ceux qui sont ensemble ») du Rwanda, les milices MAS, Muerte a los secuestradores, et les groupes paramilitaires en Colombie, les groupes Mai Mai du Congo ou les cavaliers Janjawid du Soudan... L'armée elle-même déchirée par les évolutions politiques se recompose en milices. Le massacre de purification ethnique est une violence par anticipation pour libérer la « terre » à laquelle s'assimile l'identité. « Nous n'avons pris aucun plaisir à faire cela, nous n'en avions aucune envie mais il fallait les empêcher de tuer des femmes et des enfants innocents », déclarait devant la commission sud-africaine pour la réconciliation un des militaires blancs pour expliquer les meurtres de Noirs lors de l'Apartheid85. La violence est d'abord un fait de voisinage par massacre du voisin. Les déplacements de populations suivent et la guerre générale s'amplifie, sans aucune déclaration officielle. Le massacre devient une règle de conduite : « Que crois-tu que nous puissions faire d'un officier fasciste ? De toute façon, les prisonniers, ça n'existe pas dans une guerre civile », déclara un commissaire politique durant la guerre d'Espagne86. La guerre éclate à l'occasion d'un incident meurtrier réel ou supposé. Le massacre des Maures au Sénégal, en plein Dakar en 1989, a été déclenché sur des rumeurs de mutilations infligées à des pasteurs sénégalais dans la région du Fleuve. Le massacre, qu'il se passe à Guernica ou à Vukovar, vise à tétaniser l'adversaire afin de le soumettre ou le faire partir. L'instruction réservée no 1 du général Mola du 25 mai 1936 donnée aux troupes franquistes déclarait : « L'action doit revêtir une extrême violence pour réduire le plus vite possible un ennemi qui est fort et bien organisé. » Le souvenir des massacres antérieurs, ajouté au thème du « suicide de la race », donne corps au discours sur la nécessité « d'en finir ! » et légitime le massacre pour contrer le risque de victoire de l'ennemi intérieur, qu'elle soit militaire (FPR tutsi au Rwanda), démographique (taux de natalité des catholiques irlandais ou des Kosovars), religieuse (musulmans au Liban), ou ethnique (Ouzbeks au Khirgizistan). Soupçonnant l'ennemi de vouloir pratiquer des massacres en cas de victoire, chacun anticipe dans une sorte de prophétie

autovalidante comme disent les psychiatres. Les dommages sont infligés à l'adversaire jusqu'à ce qu'il admette non seulement sa défaite, mais aussi son inexistence même dans les limites du pays. Les viols et les meurtres d'enfants visent à tuer l'« Autre » à travers ses génitrices et ses descendants (Rwanda, Yougoslavie, Congo, Sierra Leone, Liberia, Bosnie) et à empêcher toute réconciliation future. L'épuration ethnique peut être froide comme celle des Kosovars contre les Serbes dans les années 1980, ou brutale comme celles des Palestiniens chassés par les colons israéliens ou des Kosovars par les Serbes pendant le plan « Fer à Cheval » des années 1990. Quand la constitution de zones ethniquement pures n'est pas possible, le conflit se renouvelle régulièrement en fonction des caractéristiques démographiques et économiques du pays (exemples : Rwanda, Caucase, Kirghizistan). Les « traîtres », c'est-à-dire ceux qui ne veulent pas accepter la logique de la confrontation et du massacre, deviennent aussi la cible de violences. Au Rwanda, on les appelait les ibihindugemb, c'est-à-dire les « êtres sans queue ni tête ». Les modérés sont éliminés pacifiquement en Croatie et en Serbie, massacrés au Rwanda, écartés du monde politique au Liban dès le début des violences. En Espagne, le thème de la « cinquième colonne » fut inventé pendant la guerre civile pour parler des soutiens dont l'armée franquiste aurait disposé dans Madrid assiégé. On arrêta et on massacra par précaution ! Chaque avancée militaire accélérait les massacres de traîtres, d'accapareurs, d'auditeurs d'une radio adverse, d'« espions », de propagateurs de fausses nouvelles, de spéculateurs, de défaitistes (liste non exhaustive), tous supposés collaborateurs de l'adversaire. La guerre civile n'est pas une guerre. Jamais déclarée, elle est niée dans les mots. En Algérie, on parle des « années noires » pour évoquer la guerre contre les islamistes. En Serbie en 1992 encore, Milošević proclamait « la Serbie n'est pas en guerre87 ». Le Pakistan a connu en 2009 plus d'attentats kamikazes que l'Irak ou l'Afghanistan et plus d'années de régime militaire que civil, mais n'est pas « officiellement » déchiré par un conflit intérieur. La violence se prolonge après la victoire par une répression : « Espagnols attention ! La paix n'est pas un rempart confortable et est lâche face à l'histoire [...]. L'Espagne est toujours sur le pied de guerre face à tous ses ennemis de l'intérieur et de l'extérieur », annonce Radio Madrid le 2 avril 193988. La phase de répression est une rectification-éradication. En Espagne, sur les 430 professeurs d'université, seuls 160 gardèrent leur poste, 6 000  instituteurs furent exécutés et 7 000  emprisonnés. « Aucune réduction de peine ne sera accordée à ceux qui n'ont pas acquis les principes élémentaires de notre religion », écrivait le directeur général des prisons en janvier 194189. La

dernière exécution capitale liée à la guerre civile eut lieu en 1974 en Espagne, soit trente-quatre ans après la fin de la guerre. Les guerres civiles touchent aujourd'hui plusieurs types d'espaces géopolitiques. Les zones de confins d'abord : zones frontalières d'empires en crise, celles-ci sont des zones de montagne d'accès difficile ayant servi de refuges à des populations hétérogènes qui assuraient elles-mêmes leur propre sécurité. Les empires qui y assuraient par la force la paix civile ont progressivement perdu pied. On peut en identifier plusieurs  : les Balkans, le Caucase, le Mont Liban, l'Afghanistan et l'Asie centrale ex-soviétique et chinoise, l'Afrique des Grands Lacs... Nombre d'États d'Asie centrale aux frontières dessinées par le commissaire aux nationalités Joseph Staline, avec le seul souci d'en assurer le contrôle, peuvent s'enflammer brutalement, comme le Kirghizistan aujourd'hui. Les zones sahéliennes d'Afrique où la colonisation a découpé des États regroupant populations nomades trafiquant des esclaves, anciens royaumes vivant de la traite et populations réservoirs à esclaves libérées par la colonisation, vivent des guerres civiles chroniques. Depuis quarante ans, la France prétend régler la crise du Tchad ; le Soudan a de régulières poussées de massacres interreligieux opposant Nord et Sud ; le Mali, le Niger sont aujourd'hui les zones de prédilection d'AQMI parce qu'aucun État n'y a de légitimité réelle. Les guerres civiles sont aussi larvées dans des pays aux identités nationales incertaines, zones de contacts religieuses et ethniques comme au Nigeria ou en Côte d'Ivoire. Le Liberia et la Sierra Leone, États constitués artificiellement pour rapatrier des esclaves noirs d'Amérique, n'ont jamais dépassé la coupure introduite par les nouveaux arrivants exploitant les peuples indigènes. Charles Taylor, le chef de guerre du Liberia, est un descendant d'Américain. Les guerres civiles qui se déroulèrent dans ces deux pays furent particulièrement meurtrières : environ 200 000  morts pour une population de 3,5  millions d'habitants au Liberia, et 150 à 200 000 personnes pour 5 millions d'habitants en Sierra Leone. La guerre au Congo est le conflit le plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale, résultat du pillage systématique du pays par Mobutu, de l'artificialité du pays (deux cent cinquante ethnies, deux cent dix langues) et des conséquences du conflit ethnique né du génocide rwandais. Il est alimenté par les rivalités régionales. Aucune « puissance » n'envisage d'engager des moyens à la mesure du conflit. Depuis que l'Amérique latine est entrée en phase de transition démocratique, les guerres civiles y sont plus limitées. La réussite ou l'échec des politiques réformistes en cours pèsera beaucoup sur l'avenir du continent. Le

retrait des Américains, qui ont longtemps été le soutien inconditionnel de beaucoup de coups d'État, permet de penser que le scénario du golpe militaire est moins probable. Dans les pays d'Amérique isthmique, en Colombie et au Venezuela, la violence civile reste d'un niveau élevé  : drogues, maras (gangs aultraviolents), anciens miliciens. Les États qui aujourd'hui encore connaissent de très forts niveaux de violence sont ceux qui ont vécu de longues et sanglantes guerres civiles. Le taux d'homicides le plus élevé au monde en 2009 est celui du Salvador avec 72 homicides pour 100 000 habitants, suivi par l'Afrique du Sud avec 61. Le phénomène des maras est un résidu tenace des guerres civiles et crises sociales jamais résorbées et des expulsions massives pratiquées par Washington dans les années 1990. Vingt mille jeunes membres de gangs immigrés de deuxième génération réexpédiés dans le pays de leurs parents qu'ils ne connaissaient même pas. Des pays comme le Pakistan ou l'Irak sont entrés dans des phases durables de violence chronique avec un risque important de débordement régional. Au Pakistan, la guerre civile larvée oppose depuis l'indépendance Muhajir et Penjabis, sunnites et chiites, parfois d'accord entre eux pour tomber sur les chrétiens. Elle vient se doubler des destructions causées par les bombardements américains soutenus par le régime en place. Le Kurdistan irakien, qui gère sa quasiindépendance, peut servir de référence aux 30 millions de Kurdes et déstabiliser la région. Les États multiculturels peuvent aussi vivre en paix. Le Canada bilingue ou la Suisse confédérale en sont des exemples. Au Canada, l'affirmation identitaire francophone des années 1970 s'est résolue par l'accord du lac Meech de 1982, qui régla pacifiquement l'opposition entre les deux communautés. La scission des États multiethniques peut aussi être pacifique comme celle de la TchéquieSlovaquie le 31  décembre 1992 ou l'éclatement très largement pacifique de l'URSS. La crise belge démontre a contrario que, même en pleine Europe, l'ethnicisation de la démocratie est encore possible. La violence de l'ETA basque ou du FNLC corse sous leurs différentes appellations plus ou moins ridicules (Canal historique et Canal « habituel ») montre que l'incapacité à gagner par les urnes est contournée par un discours de légitimation de la violence, aveugle à toute réalité. Les guerres civiles sont d'une violence extrême, mais elles diffusent peu dans leur environnement géopolitique et l'intérêt de la communauté internationale est plus difficile à susciter. Le développement des communautarismes est le

fondement premier des guerres civiles et l'exemple libanais est là pour rappeler que les démocraties peuvent aussi en pâtir.

Les dix commandements des Bahutus Manifeste raciste antitutsi de Vincent Ntezimana, professeur d'université rwandais jugé depuis le 17  avril 2009 à Bruxelles. Ce texte a été publié en décembre 1990 dans la revue extrémiste rwandaise Kangura. La page de couverture portait une photo du président Mitterrand avec le commentaire, « Un véritable ami du Rwanda ». « 1.  Tout Hutu doit savoir que Umututsikazi [femme tutsie, NDLR], où qu'elle soit, travaille à la solde de son ethnie tutsie. Par conséquent est traître tout Hutu : qui épouse une femme tutsie, qui fait d'une femme tutsie sa concubine ou qui fait d'une femme tutsie sa secrétaire ou sa protégée. 2. Tout Hutu doit savoir que nos filles Bahutukazi [Hutu, NDLR] sont plus dignes et plus consciencieuses dans leur rôle de femme, d'épouse et de mère de famille. Ne sont-elles pas jolies, bonnes secrétaires et plus honnêtes ? 3. Femmes hutues, soyez vigilantes et ramenez vos maris, vos frères et vos fils à la raison. 4. Tout Hutu doit savoir que tout Tutsi est malhonnête dans les affaires. Il ne vise que la suprématie de son ethnie. Par conséquent est traître tout Hutu : qui fait alliance avec les Tutsis dans ses affaires ; qui investit son argent ou l'argent de l'État dans une entreprise d'un Tutsi ; qui prête ou emprunte de l'argent à un Tutsi ; qui accorde aux Tutsis des faveurs dans les affaires. 5.  Les postes stratégiques tant politiques, administratifs, économiques, militaires et de sécurité doivent être confiés aux Hutus. 6.  Le secteur de l'Enseignement (élèves, étudiants, enseignants) doit être majoritairement hutu. 7.  Les Forces armées rwandaises doivent être exclusivement hutus. L'expérience de la guerre d'octobre 1990 nous l'enseigne. Aucun militaire ne doit épouser une femme tutsie. 8. Les Hutus doivent cesser d'avoir pitié des Tutsis. 9. Les Hutus, où qu'ils soient, doivent être unis, solidaires et préoccupés du sort de leurs frères. Les Hutus de l'intérieur et de l'extérieur du Rwanda doivent rechercher constamment des amis et des alliés pour la Cause Hutu à commencer par leurs frères bantous. Ils doivent constamment contrecarrer la propagande

tutsie. Les Hutus doivent être fermes et vigilants contre leur ennemi commun tutsi. 10. La Révolution Sociale de 1959, le Référendum de 1961 et l'idéologie hutu doivent être enseignés à tous et à tous les niveaux. Tout Hutu doit diffuser largement la présente idéologie. Est traître tout Hutu qui persécutera son frère hutu pour avoir lu, diffusé et enseigné cette idéologie. »

81 Masson (D.), L'Utilisation de la guerre dans la construction des systèmes politiques en Serbie et en Croatie  : 1989-1995, L'Harmattan, Paris, 2002, 350 p., p. 106. 82 Schor (P.), Compter et classer : histoire des recensements américains, École des hautes études en sciences sociales, Paris, 2009, 383 p. 83 Masson (D.), op. cit., p. 90 et 104. 84 www.elcorreo.com/vizcaya/20090929/politica/ararteko-sostiene-apoyo-nace-20090929.html 85 Tutu (D. M.), Il n'y a pas d'avenir sans pardon, Albin Michel, coll. « Spiritualités vivantes », Paris, 2000, 283 p., p. 129. 86 Cité dans Benassar (B.), op. cit., p. 109. 87 Masson (D.), op. cit. 88 Hermet (G.), La Guerre d'Espagne, Le Seuil, coll. « Points Histoire », Paris, 1989, 339 p. 89 Cité par Hermet (G.), op. cit., p. 302.

L'occupé comme figure du barbare « C'est toujours l'oppresseur et non l'opprimé qui détermine la forme de la lutte. Si l'oppresseur utilise la violence, l'opprimé n'a pas d'autre choix que de répondre par la violence. » NELSON MANDELA, Mémoires

Que n'a-t-on entendu de sentences semblables à celles de ce Chinois du Xinjiang interrogé par le journaliste de Libération parlant des Ouighours qu'il dit « bien connaître » : « Ils estiment que le Xinjiang est à eux et se plaignent d'être plus pauvres que nous [...], mais le problème est qu'ils ne sont pas travailleurs [...]. Les minorités ethniques [du Xinjiang] sont des gens sans culture, de qualité inférieure, sales, qui défèquent en pleine rue et ne pensent qu'à se battre [...]. La seule solution pour les empêcher d'en découdre à nouveau, c'est de les mater le plus durement possible ! La langue ouighour n'est pas adaptée au XXI e siècle90. » Ce schéma d'analyse de la personnalité de la population occupée n'est pas propre aux sociétés dictatoriales, bien au contraire, souvent le régime démocratique de l'occupant sert de paravent à la domination, à la répression et la violence, comme ce le fut au Congo belge, en Algérie française hier, dans les concessions occidentales en Chine où certains lieux étaient « interdits aux chiens et aux Chinois », en Irlande du Nord britannique et dans les territoires occupés par Israël aujourd'hui91. Le paradoxe israélien est que les Arabes de nationalité israélienne, citoyens d'une démocratie, ont plus de droits qu'ils n'en auraient dans n'importe quel pays arabe de la région, mais pas les Palestiniens des territoires occupés. On peut retrouver le discours et les méthodes dans diverses crises

actuelles : Tibétains, tribus chan d'Asie du Sud-Est, Papous d'Indonésie, Indiens du Chiapas, populations noires soumises à l'apartheid, Kurdes, Baloutches, etc. Dans ces situations coloniales, la construction de la figure de l'occupé repose sur deux caractéristiques  : l'occupant se sent en guerre larvée et croit devoir démontrer continuellement sa force ; et toute violence de l'occupé contestatrice de l'ordre établi est culturellement disqualifiée en terrorisme ou autre rébellion et immédiatement « pacifiée ». Ces postulats permettent de justifier l'emploi de la force militaire en refusant le statut de combattant ennemi à l'Autre. Aucune déclaration de guerre avec ses contraintes juridiques ou internationales ne s'impose. La violence de l'occupant est donc une répression pacificatrice. L'occupation, c'est d'abord une prétention historique et culturelle. L'école est le creuset dans lequel est diffusée l'histoire officielle. Dès l'enfance se crée la vision de l'Autre92. L'occupant justifie sa présence au titre d'une légitimité tirée du passé ou de la richesse créée. « Nos ancêtres les Gaulois », apprenait-on dans les écoles coloniales françaises. Paradoxe  : la colonisation chinoise du Tibet est justifiée par le passé impérial... que le régime communiste a justement renversé. L'histoire est un enjeu  : les responsables du Hamas des territoires occupés s'indignent du fait que les manuels scolaires employés par l'Agence des Nations unies pour l'aide aux réfugiés palestiniens consacrent un chapitre à l'Holocauste qu'ils considèrent comme « un mensonge inventé par les sionistes » pour faire « accepter l'occupation de la Palestine ». De son côté, Gideon Sa'ar, ministre de l'Éducation israélien, interdit toute référence à la Nakba dans les manuels scolaires destinés aux enfants arabes d'Israël. La Nakba est « la Grande Catastrophe » de 1947, c'est-à-dire l'expulsion massive qui a précédé la création de l'État d'Israël93.

La terre, le territoire Le lien à la terre est constant : « C'est ma terre, mes parents sont nés ici, j'y suis né », dit l'occupant sud-africain blanc de l'Apartheid contre la communauté noire, comme le disaient les colons britanniques ou français. Dans les territoires occupés par Israël, la légitimité biblique, qui ne délimite pas les « frontières » au sens moderne du terme, sert à justifier l'expansionnisme revendiqué par les extrémistes religieux. La supériorité civilisationnelle de l'occupant est proclamée publiquement dans les conquêtes coloniales : « Interdit aux Chinois et aux chiens

! » disait un panneau célèbre affiché dans le Bund à Shanghai à l'époque des concessions. Dans les sociétés esclavagistes comme l'Afrique du Sud, la séparation était institutionnalisée ; tout ce qui aurait rapproché les communautés était interdit  : mariage, relations interraciales... Les colonisateurs belges au Congo se refusaient à former des cadres locaux : « Pas d'élites, pas d'ennuis » disait-on. En Irlande du Nord, les peace lines qui quadrillent Belfast ou Londonderry sont des tragiques frontières de ségrégation, comparables à l'Apartheid des Boers en Afrique du Sud ou au mur construit par Israël en Cisjordanie. D'un côté, le bienêtre, de l'autre la pauvreté. Le racisme est latent et pas toujours exprimé officiellement. Les premiers mots appris aux enfants dans la langue de l'Autre sont les injures. L'angoisse de l'occupant tient à son infériorité démographique et au sentiment d'incompréhension de la communauté internationale à l'égard de ses « droits historiques ». Estimant souvent n'avoir pas les moyens de faire accepter la domination, les forces de sécurité sont poussées à plus de violence puis finalement à la guerre. Les revendications même pacifiques des droits élémentaires de l'occupé ne sont pas prises en considération quand elles ne sont pas purement et simplement traitées par la force. Le Bloody Sunday, troisième manifestation pacifique pour les droits civiques en Irlande du Nord, le 30 novembre 1972, fut ensanglanté par les parachutistes britanniques qui tirèrent de sang-froid sur la foule, faisant quatorze morts. Il faisait suite à un autre Bloody Sunday du 21 novembre 1920, lors d'un match de football gaélique à Croke Park, quand une automitrailleuse anglaise pénétra sur le stade et tira dans la foule  : quatorze personnes tuées et soixante-cinq blessées. Le peuplement forcé tente de changer les équilibres démographiques  : les immigrants, souvent venus du lumpenprolétariat, y voient une opportunité pour sortir de la misère et se valoriser par le statut d'infériorité des indigènes, comme c'est le cas pour les Chinois au Xinjiang ou au Tibet. Le massacre d'un village au hasard sert à provoquer l'exil. Ce fut le cas à Vukovar, en Serbie, en novembre 1991, pour en faire partir les Croates, ou à Deir Yassine, le 9 avril 1948 (amplifié par les responsables palestiniens pour noircir l'attitude des forces israéliennes), entouré par les forces de l'Irgoun, l'organisation armée sioniste, qui exécutèrent de sang-froid une vingtaine de Palestiniens. Aujourd'hui encore, les colons israéliens détruisent les biens pour faire partir les Palestiniens. En d'autres régions du monde, on parlerait de purification ethnique. Le rapport officiel des Nations unies pour les Affaires humanitaires (OCHA) du 28  juin 2010 mentionne par exemple le cas de quatre-vingt-cinq hectares de terres appartenant à des familles

palestiniennes, saccagés, oliviers et amandiers arrachés, récoltes brûlées par des colons de Yitzahr. Les représentants élus des occupants sont seuls habilités à parler au nom des occupés et bloquent toute velléité de changement. Les élus de l'Algérie française parvinrent ainsi à annihiler les tentatives même les plus modérées comme le projet Blum-Viollette de 1936 qui visait à donner quelques droits électoraux aux élites locales. La volonté de négociation de l'occupé est écartée au nom d'arguments parfois étonnants. Le colon Shimon Karniel, installé depuis 1967 dans les territoires occupés, le dit : « Les Arabes peuvent vivre en paix dans un État juif. Il y a de la place pour tout le monde ! » Benyamin Netanyahou refusa de renoncer à la colonisation de la Cisjordanie et affirma le 11  novembre 2009 à Washington pour expliquer le refus opposé à sa politique de la « main tendue »  : « Les Palestiniens ne veulent pas la paix ! » Mauvais esprit sans doute. Le même argumentaire était employé durant l'Apartheid, lors de la création par les autorités de Pretoria des bantoustans, sortes de réserves indiennes dont devaient se satisfaire les populations indigènes, qui étaient censés régler définitivement la question. L'ennemi devient ainsi un ciment social dans la communauté d'occupation. Alain Dieckhoff parle de la société israélienne en disant que « l'option de la nation en armes a été privilégiée parce que, en faisant de la défense de la patrie l'affaire de tous, elle développe le sentiment de partager un destin commun au sein d'une même collectivité territoriale94 ». D'autres commentateurs, comme Daniel Bensimon de Haaretz, parlent de « guerre civile non armée » entre religieux et laïcs en Israël. Que serait Israël après la paix ? Ceux qui tentent de déconstruire la relation d'hostilité sont assimilés par le reste de la société à des « traîtres », comme ce fut le cas pour Albert Camus en Algérie, de l'avocat libéral Pierre Popie, président de la fédération MRP d'Alger, assassiné par l'OAS le 25 janvier 1961, ou d'Itzhak Rabin, assassiné par un extrémiste religieux juif, ou Sadate assassiné par les Frères musulmans, tous deux pour avoir négocié avec les Palestiniens. La répression est constante  : froide comme au Kosovo aujourd'hui à l'encontre des Serbes ou brutale comme celle des colons israéliens dans les territoires occupés, ou des Hans au Tibet et au Xinjiang. Le but est d'éviter le débat international qui n'éclate que lorsque l'occupé bascule dans la violence. Le regard du monde extérieur peut être dénonciateur ou au contraire complice. L'Apartheid fut unanimement condamné, mais nombre d'autres situations furent tolérées, comme celle des catholiques d'Irlande du Nord en Europe de l'Ouest et en plein XX e  siècle. Elle fut consensuellement acceptée par les démocraties

européennes comme une affaire intérieure britannique. La crise irlandaise a fait plus de 3 500 morts et nombre d'arrestations et détentions arbitraires en quarante ans. L'occupant se vit en guerre larvée. « Si nous sommes forcés de lever la hache contre une tribu, nous ne devrons jamais la reposer avant que celle-ci soit exterminée ou repoussée. [...] Dans la guerre, ils tueront certains d'entre nous. Nous devons les détruire tous ! » Ces phrases de Thomas Jefferson, président des États-Unis, décrit bien la dynamique de la colonisation du Far West. L'encadrement militaire des territoires se justifie par le risque que feraient peser les indigènes sur les populations occupantes. Les démonstrations régulières de domination visent à rappeler la prééminence de l'occupant  : imposition des commémorations de la conquête, humiliations imposées aux postes de contrôle, passeport intérieur ou permis de circulation obligatoires. La diabolisation consiste à qualifier les représentants politiques de l'occupé d'« extrémistes », manière de les expulser d'une centralité imaginaire que le pouvoir occupant définit seul. C'était le terme utilisé contre Nelson Mandela quand il était leader de l'ANC, contre Ferhat Abbas jeune leader algérien, ou contre l'IRA en Irlande du Nord. Les explosions annonciatrices de révolte prennent la forme de manifestations contre un état d'infériorité, attaquant des colons et leurs biens comme à Sétif en 1945, à Lhassa plusieurs fois en 2008 et 2009 ou au Xinjiang récemment. S'ensuit une répression brutale pour la « sécurité des biens et des personnes », menée par les colons eux-mêmes et par les forces de l'ordre, faisant disparaître la différence entre militaires et civils. Le terme de « ratonnades » doit avoir de nombreuses traductions. Les forces armées doivent donner à l'impudent occupé une « leçon » comme à Madagascar en 1947 pour la France, en Irak par les Britanniques contre la révolte de 1920, ou à Gaza avec l'opération « Plomb durci ». Le grand nombre de morts civils est la preuve que le mal était partout. Le rapport Goldstone livré le 15  septembre 2009 sur l'opération Plomb durci démontre les atteintes aux droits de l'homme des deux camps, mais est catégoriquement rejeté par le gouvernement de Tel-Aviv. L'opération dite de « pacification » ne fait pas de l'occupé un ennemi couvert par le droit de la guerre mais un bandit, un insurgé ou un rebelle, parfois accusé d'être manipulé de l'étranger alors que les populations locales ne souhaiteraient que « vivre en paix avec l'occupant ». La révolte de l'occupé contre l'armée de l'occupant est une guerre du faible au fort, ce qu'on appelait dans le temps la « guerre révolutionnaire » qui nous revient sous le nom de conflit asymétrique.

C'est une guérilla contre des militaires et des civils armés qui y voient une preuve de l'animalité, de la cruauté, de la lâcheté de l'occupé. Le terrorisme oppose ainsi une violence illégale sans uniforme à une violence légale en uniforme. Élie Barnavi dans Les Religions meurtrières écrit : « Il y a la civilisation et il y a la barbarie, et entre les deux il n'y a point de dialogue possible [...]. Ce terrorismeci, nous ne le comprenons pas, car il nous est radicalement étranger [...]. On ignore ce qu'ils veulent sinon tuer le plus de gens possible, voilà tout97. » Par ce genre d'argumentaires se légitiment le massacre de Sétif de septembre 1945 ou de Madagascar en 1947, la détention administrative de 11 000  Palestiniens95 et la torture comme moyen de lutte antiterroriste comme à Abou Graib. En regard, la violence des forces armées est considérée comme « légitime » comme le sont les bombardements américains en Afghanistan et sur le nord du Pakistan. Le Japon colonisateur s'est caractérisé par l'extrême dureté de ses répressions : 0,5 % de la population coréenne et 1 % de la population taïwanaise aurait disparu à la suite de l'annexion en 1905. L'argument culturaliste de la répression est tiré d'une prétendue connaissance de la psychologie des occupés  : mépris pour la vie humaine, compréhension limitée à l'usage de la force, barbarie, caractéristiques physiologique ou culturelle en particulier un rapport à la mort différent de celui de l'occupant, comportement vicieux et cruel... Le thème tout nouveau des boucliers humains en est une nouvelle version. Certains intellectuels justifient ainsi le nombre élevé de victimes dans les populations civiles. Dans son article « Pourquoi y a-t-il moins d'Israéliens tués96 ? » à propos de l'opération Plomb durci, Joel Mergui explique que « les Palestiniens ne connaissent que trop bien cette faiblesse des Israéliens qui consiste à privilégier la valeur de la vie humaine à l'efficacité militaire » ; ou aussi l'article « Une riposte excessive ? » d'André Glucksmann dans Le Monde expliquant que le Hamas « utilise les boucliers humains sans souscrire aux scrupules moraux et aux impératifs diplomatiques de son adversaire ». L'opération Plomb durci s'est soldée par 1 400  morts palestiniens contre 14 Israéliens. On pourrait ainsi réécrire l'histoire et rendre les Algériens responsables des morts de la répression des émeutes de Sétif et les insurgés du ghetto de Varsovie des morts civils de l'attaque nazie d'avril 1943. Les soumis qui se révoltent seraient dorénavant responsables des morts de la répression. Voilà enfin un débat historique réglé ! L'occupant recrute par la force ou la persuasion des collaborateurs par chantages à l'hospitalisation, au permis de travail, à des interdictions diverses levées de façon aléatoire97. Ce fut ainsi en Algérie pendant la guerre ou dans

l'Afrique du Sud de l'Apartheid, ça l'est en Israël aujourd'hui. Il en reste de profondes cicatrices dans la population occupée qui se règlent par des violences d'une effroyable cruauté  : pneus enflammés passés autour du cou pour les « traîtres » de la lutte anti-apartheid, nez, parties génitales ou oreilles coupés en Algérie pendant la « bleuite98 », élimination physique des harkis et de leurs familles après l'indépendance. La cruauté de la punition va ainsi contribuer à la dénonciation de la bestialité de l'occupé. Et la violence de l'occupant est donc pensée comme une action civilisatrice continue de pacification.

90 Libération, 5 juillet 2010. 91 Voir Bucaille (L.), « Israël et la Palestine, imaginaires croisés », in Feron (E.) et Hastings (M.), L'Imaginaire des conflits communautaires, L'Harmattan, coll. « Logiques politiques », Paris, 2002, 304 p. 92 Voir Bucaille (L.), op. cit., sur les sondages faits auprès d'enfants israéliens, p. 221. 93 Le Monde, 17 septembre 2009. 94 Dieckhoff (A.), « Les dilemmes territoriaux d'Israël », in Cultures et conflits, printemps 1996, p. 169. 95 Résolution du Parlement européen du 4 septembre 2008. 96 Le Monde du 7 et du 16 janvier 2009. 97 Amnesty international, rapport Donatella Rovera. 98 La « bleuite » fut une opération d'intoxication menée par les forces françaises qui aboutit à des épurations importantes dans les maquis du FLN.

L'ennemi caché ou la théorie du complot « Les Musulmans font l'objet d'une répression et d'une domination séculaires de la part des Européens et des Juifs [...]. Faut-il nous résigner à ce que nos jeunes se fassent exploser, commettent des assassinats et provoquent par là le massacre des nôtres ? Il doit y avoir un autre moyen. Quelques millions de juifs ne sauraient triompher d'un milliard trois cents millions de musulmans [...]. Les Européens ont tué six millions sur douze millions de juifs. Mais aujourd'hui les juifs gouvernent le monde par procuration. Ils obtiennent des autres peuples que ceux-ci se battent et meurent pour eux [...]. Leur puissance et leur apparent succès les rendent maintenant arrogants. Or, l'arrogance, tout comme la colère, amène à faire des erreurs ; on s'abstient de réfléchir. Les juifs commencent déjà à commettre des erreurs. Et ils en commettront davantage. » Ces propos ne sont pas tirés d'un vulgaire tract islamiste comme on en trouve à la sortie de certaines mosquées, mais du discours d'ouverture de Mahathir Mohamad, Premier ministre malaysien, au dixième sommet de l'Organisation de la conférence islamique (OCI) à Putrajaya du 16 au 18 octobre 2003. Comme on peut le voir la théorie du complot est toujours vivante, même chez les dirigeants les plus modernistes. La théorie du complot a connu sa phase paroxystique dans le délire antisémite, mais elle est bien plus que cela. Elle est une véritable clé d'explication du monde et de fabrication d'ennemi perpétuellement renouvelée. On la trouve aussi bien en Arabie Saoudite pour parler des chiites, que chez Aoum Shinri Kyo, fondateur de la secte japonaise Aoum responsable de l'attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo en 1995, en Occident aujourd'hui pour parler des islamistes, dans le monde arabo-musulman pour parler des Juifs, au Rwanda avant le génocide des Tutsis. Elle est à la base des radicalismes religieux actuels qui réécrivent l'histoire comme un complot enfin dévoilé. Le passé en fourmille

d'exemples : le complot jésuitique, la cinquième colonne, le complot maçonnique, la ploutocratie et les deux cents familles, l'œil de Moscou, le complot juif pour expliquer les attentats du 11-Septembre...

Une paranoïa dynamique et adaptable La mécanique intellectuelle de la théorie du complot a été parfaitement analysée par Raoul Girardet, dans Mythes et mythologies politiques. Les ressorts intellectuels en sont assez mécaniques  : rien n'est aussi simple que pourrait le laisser penser l'événement inimaginable que la société vient de vivre. Il y a donc une raison cachée qu'il faut révéler. Puis la rumeur est lancée, elle s'alimente du vieux principe « Pas de fumée sans feu ! » (dicton idiot depuis l'invention du fumigène). La théorie du complot prétend expliquer et permet en fournissant un raisonnement simple de détecter arbitrairement et à volonté l'ennemi « caché ». Elle a pour principale qualité de répondre à toutes les interrogations dans des situations de détresse ou de traumatisme fort et de faire apparaître le chaînon manquant qui va tout expliquer soudainement et simplement. Lors des premiers revers de l'armée française en 1940, on ressortit la cinquième colonne, puis, dans la défaite, on trouva le procès du complot judéo-maçonnique pour mettre en accusation le Front populaire et son leader Léon Blum qui avait l'incontestable avantage d'être juif et socialiste. L'ennemi caché peut être affublé de toutes les perversions les plus contradictoires : ainsi les Juifs sont-ils accusés simultanément ou successivement d'avoir fomenté la révolution soviétique ou d'être des capitalistes sans vergogne. En arrière-fond, deux thèmes récurrents reviennent. D'une part, l'angoisse diffuse à l'égard d'une menace impalpable. Le 11Septembre fut immédiatement qualifié d'ère de l'hyperterrorisme et une génération spontanée d'experts toujours « internationaux » du terrorisme annoncèrent plus d'angoisse et de secret avec attentats chimiques, nucléaires ou bactériologiques à volonté. S'est donc spontanément développé un marché de l'angoisse (psychologique, pas pharmaceutique). Il y a eu, un an seulement après  le 11-Septembre, soixante-neuf titres publiés contenant le terme « terrorisme » et douze contenant le nom de « Ben Laden ». Aux États-Unis, le recensement est encore plus impressionnant : cent quarante titres. 11-Septembre. Pour ne prendre que le cas des ouvrages français, la titulature dominante tournait

autour du secret et du complot, pratique qui serait aussi générale chez les terroristes que chez les autorités : la « guerre secrète », les « archives secrètes », le « spectre », la « nébuleuse islamiste », les « zombies », l'« ennemi invisible ». L'ancien vocabulaire de la guerre froide fut recyclé avec l'« Internationale islamiste » et il fait toujours vendre. Les autorités politiques ne s'en tiraient parfois pas mieux que les terroristes. En effet la théorie du complot permet de prendre tout le monde à contre-pied. Le meilleur coup éditorial furent les livres L'Effroyable Imposture ou Le Pentagate de Thierry Meyssan qui expliquaient qu'aucun avion n'avait frappé le Pentagone. Les « révélations » donnent le sentiment d'en savoir plus que les forces de police ou que celles-ci cachent des choses. La surenchère est un peu la règle à partir de données secrètes révélées sur le ton de la confidence et collectées on ne sait pas toujours où. Dans la psychose générale, on a même pensé que le tireur fou de Washington en 2002, John Allen Muhammad, était lié à Al-Qaïda. Les médias se sont souvent prêtés à ce jeu avec une certaine complaisance surtout si le rythme éditorial quotidien impose de produire à jet continu ou s'il faut réunir un plateau télé attractif et garantir des « révélations ». D'autre part, l'action d'une puissance étrangère explique l'incompréhensible. La paranoïa complotiste refleurit lors de grands traumatismes collectifs  : la révolution bolchevique, la crise de 1929, ou les attentats du 11-Septembre... Répondant et diffusant une angoisse sourde, la théorie du complot légitime a priori des explosions de colère populaire déclenchées n'importe quand, comme les attaques contre les magasins chinois en Algérie pendant le ramadan de 2009, les massacres des Ouighours au Kirghizistan en 2010, ou la Nuit de cristal contre les Juifs d'Allemagne... Un ennemi invisible est pire qu'un ennemi qu'on voit. Il tire les ficelles à travers ses alliés corrompus. L'ennemi caché n'est pas toujours proche, il  peut même parfois être très distant, mais il est capable d'influencer à distance. C'est la « main de l'étranger » qui associe l'ennemi caché à une traîtrise contre la communauté nationale. L'imagerie et la sémantique doivent parler à l'imaginaire : c'est la Pieuvre, les Rats, l'Araignée, la Ve internationale (islamiste), les diaboliques... L'influence des médias et celle de l'argent expliquent la manipulation. Ces thèmes sont particulièrement chéris des antisémites. L'acharnement avec lequel les autorités américaines accusent la chaîne AlJazirah d'être la tribune médiatique d'Al-Qaïda démontre que même dans le pays de la liberté de l'information, cette thématique peut être reprise. L'ennemi caché, jamais en première ligne, tire les ficelles en cachette, c'est ce qui fait sa force. Les

coups d'État militaires des colonels grecs aux généraux sud-américains se sont beaucoup servis de la « menace communiste » pour prendre le pouvoir et exterminer la gauche. Selon le rapport de la commission Valech, la dictature chilienne aurait fait, de 1973 à 1989, près de 29 000 victimes, dont 3 000 morts et disparus. C'est bien plus que les encartés du parti communiste. La dictature militaire argentine, qui comme toutes les dictatures sud-américaines employait beaucoup le thème du complot communiste, est à l'origine de 30 000 disparitions et de 15 000 fusillés. Les listes d'interdits, catalogue à la Prévert énoncées par les dictatures, sont censées dénoncer le degré d'infiltration de la société à protéger. Le codex de la manipulation est « révélé » par un document fondateur comme le Protocole des Sages de Sion. Ce faux célèbre fabriqué en 1901 à la demande de la police secrète russe, plan supposé de conquête du monde par les juifs et les francs-maçons reprenant toutes les thématiques du complot, circule encore aujourd'hui dans les libraires du monde arabo-musulman et montre que le mythe vit indépendamment de ses créateurs. La théorie du complot renverse la charge de la preuve, c'est à l'accusé, quand il a le droit de se défendre, de démontrer son innocence. Ainsi circulait beaucoup après les attentats du 11Septembre dans la rue arabe l'idée que tous les Juifs du World Trade Center avaient été avertis de l'attaque et y avaient donc échappé. La preuve absolue étant établie qu'il n'y aurait eu aucun Juif parmi les victimes. Il n'y avait aucun Français non plus. Que faut-il en conclure ?

Le complot est un roman La dimension épique est essentielle dans la compréhension du succès régulier de la théorie du complot parce que l'apport d'un non-spécialiste est censé déchirer le voile, c'est le rôle des journalistes (Meyssan), des autodidactes (Hitler), des intellectuels en crise (Garaudy), des psychiatres (Karadzic). Le succès des romans de Dan Brown construit sur ce thème prouve le ressort romanesque qu'offre cette théorie. La théorie du complot fait parfois de l'autoallumage. On constate depuis quelques années une inversion de la théorie du complot de la part de l'opinion publique israélienne qui en a pourtant souvent été victime. Est ainsi dressé un constat d'antisémitisme à l'encontre de toute critique adressée à la politique de Tel-Aviv. Quand la critique émane de penseurs juifs, a été inventée la notion de «

haine de soi », vieux principe aristotélicien de remise en cause de l'interlocuteur pour ne pas avoir à examiner la critique. Le même principe était adopté dans les grands procès de Moscou  : le critique est un traître vendu à l'ennemi. Shlomo Sand dans Comment le peuple juif fut inventé 99, attaqué par des critiques français qui n'avaient pas lu son livre, déclarait dans le Monde du 5-6 avril 2009 : « Paris n'est pas Tel-Aviv. En France, rien de plus facile pour faire taire des contradicteurs que d'insinuer qu'ils sont antisémites ou, peut-être encore, qu'ils n'aiment pas suffisamment les Juifs. » Shlomo Sand est professeur à l'université de Tel-Aviv. La théorie du complot a trouvé une seconde vie avec la vision cinématographique des services de renseignement omniscients et omnipotents durant la Guerre froide. Manipulations, agents doubles ou triples, satellites et interceptions de communications, coups d'État... ont redonné corps à l'idée d'une puissance secrète manipulant le monde. Ben Laden a été auxiliaire de la CIA, comme Shamil Bassaev, le chef tchétchène, a été agent du KGB, et Jamel Zitouni, le chef des GIA algériens, aurait été manipulé par la sécurité militaire selon la presse française. Dès lors, tout est possible, une chose et son contraire. L'action de l'un peut être interprétée comme un coup de billard à deux, voire trois bandes. La hausse des prix du pétrole aurait été voulue par les Américains, mais le contre-choc pétrolier et l'effondrement des cours aussi. La rue arabe voit partout l'action secrète d'Israël, l'influence du lobby sioniste américain, les services de renseignement de Washington ou de Paris (au Maghreb surtout). Le romanfeuilleton, la littérature d'espionnage et le cinéma contemporain en mal de communistes ont inventé des organisations secrètes voulant maîtriser le monde. Heureusement, depuis le 11-Septembre, l'Internationale islamiste est revenue fournir un nouveau carburant à la machine conspirationniste. Internet et les nouvelles technologies de l'information constituent une embellie formidable pour la théorie du complot. L'homme de la rue peut maintenant, grâce à son mail ou à Facebook, reproduire à l'échelle de la planète la fonction sociale de « café du commerce100 ». Les virus informatiques arrivés de nulle part, sorte de contamination reptilienne et silencieuse, sont facilement qualifiés de manœuvres secrètes. Il importe autant de le laisser croire que de le faire. C'est la théorie apparue avec le ver informatique Stuxnet soupçonné d'avoir visé le programme nucléaire iranien et donc d'avoir été inventé par la CIA ou le Mossad. Deux thèses se sont alors affrontées : ceux qui disaient qu'un ver d'une telle efficacité ne pouvait qu'avoir été conçu par de grosses équipes donc par des services secrets, et

en face ceux qui disaient que justement un ver d'une telle efficacité ne pouvait pas avoir été conçu par de grosses équipes trop hiérarchisées et administratives. Donc en théorie du complot  : poser d'abord la conclusion que vous souhaitez et développer l'argumentaire ensuite.

Une spécialité communiste La théorie du complot est très prisée par les régimes autoritaires, notamment communistes, car elle permet de désigner un responsable aux difficultés du moment et aux problèmes quotidiens de la population. Les sociétés communistes s'en étaient fait une spécialité, l'ennemi étant infiltré même jusqu'aux plus hautes autorités du Parti  : ennemis du socialisme, trotskystes, boukhariniens, liushaoshistes, tous agents de l'étranger, espions de la CIA (qui aurait bien aimé que ce fût vrai !), comploteurs antisoviétiques aux « blouses blanches », agents de l'impérialisme... Les campagnes d'épuration lancées régulièrement par Mao pour reprendre le pouvoir portaient toujours de jolis noms  : les Cent Fleurs, la Grande Révolution culturelle prolétarienne, la campagne contre le révisionnisme et la dérive droitière puis la dérive gauchiste... Elles visaient surtout les intellectuels et les dirigeants « traîtres » du Parti, cible parfaite des campagnes de « dénonciation ». Les pays qui ont connu des occupations étrangères, des dictatures et des régimes de collaboration active, des médias censurés où la rumeur vaut information, y sont aussi sujets, expliquant le présent par le passé et le jeu des acteurs politiques par une main secrète animée de l'étranger. Les marques sont profondes dans les mentalités collectives. Dans les anciens pays communistes où la délation était obtenue par la contrainte, les séquelles restent vives et alimentent encore des rancœurs, quand ce n'est pas purement et simplement un retour de l'extrême droite raciste. Hannah Arendt, en analysant « le système totalitaire » constate : « La fuite des masses devant la réalité est une condamnation du monde dans lequel elles sont contraintes de vivre et ne peuvent subsister puisque la contingence en est devenue la loi suprême et que les êtres humains ont besoin de transformer constamment les conditions chaotiques et accidentelles dans un schéma d'une relative cohérence. » La théorie du complot a encore de très beaux jours devant elle, tant le processus de mondialisation en cours distancie le citoyen des centres de décision et lui

fournit les moyens d'atteindre un auditoire mondial par Internet. Elle permet de fabriquer de l'ennemi à jet continu. Derniers bourgeons en date  : le président Obama est accusé par des sites complotistes américains d'être un musulman caché, à l'occasion du projet de construction d'une mosquée à proximité du site de Ground Zero à New York. Le succès de la méthode est tel que, selon les derniers sondages, 16 % des Américains sondés sont convaincus qu'il est de religion musulmane. Nul doute que la mort de Ben Laden ne va fournir nouvelle matière à théorie du complot. Moins qu'une guerre, la théorie du complot génère une épuration paranoïaque dont on peut lire un exemple récent dans l'encadré qui suit.

Le parti de la France, Hizb França version algérienne En octobre 1988, l'Algérie est secouée pendant plusieurs jours par des émeutes de la faim. L'armée tire et fait près de 800 morts. Voici l'explication donnée à l'époque par un site algérien : « Aux origines de la tragédie algérienne : Témoignages sur Hizb França », par Abdlehamid Brahimi, Center for Maghreb Studies, www.algeria-watch. « Le “parti de la France” a été explicitement mis en cause [...] par de hauts responsables. Il y a la main de la France dans les derniers événements. La preuve en est que cette opération est intervenue après la décision tranchée du président de la République [algérienne] de mettre fin à l'ère des établissements scolaires sous tutelle de la France en Algérie [...]. La France a estimé qu'il faut détruire le gouvernement algérien et le président Chadli Bendjedid [...] car l'Algérie est le pays qui compte le plus grand nombre de personnes parlant français [...]. Durant les événements, certains éléments traîtres, nostalgiques de la période coloniale, se sont glissés dans les rangs des manifestants pour crier le slogan “Vive la France !” et brûler les drapeaux algériens... » Al-Chaab, le 12  octobre 1988  : « Les événements destructeurs d'octobre étaient une occasion en or pour les médias français, qui les ont grossis à leur manière [...]. L'AFP a diffusé des nouvelles plus d'une heure avant qu'elles ne se produisent [...]. Est-ce que, se demande-t-on, les journalistes français venus ici ont participé aux actes de vandalisme ? Sûrement pas... Nous disons tout simplement que la presse française, “impartiale et objective”, travaille en coordination avec les services de renseignement, et bien sûr, nous savons tous qui se tient derrière. Il y

a sans aucun doute une ferme volonté [de détruire] les réalisations du peuple algérien [...] grâce à des agents à l'intérieur qui tentent d'affamer le peuple algérien et de faire régner une situation de tension dans le pays. » Et Selim Kalala écrit le 24  novembre dans Achaab  : « Qui est Hizb França ? Des Algériens, les communistes et les libéraux... Les enfants de l'Algérie défendent leur religion, leur langue, leur personnalité et leur appartenance civilisationnelle. Les enfants de la France défendent partout la langue française, les modèles politico-économiques occidentaux [...]. Il s'agit, soit d'appliquer le clivage révolutionnairesréactionnaires selon la méthodologie occidentale, soit le clivage enfants authentiques-enfants d'autrui. La perspective d'édification du Maghreb peut [...] offrir un moyen de contourner le verrou législatif qui protège le marché algérien : une société à capitaux français installée au Maroc pourrait investir en Algérie, mais ses bénéfices iraient à la société mère française, ou américaine, etc. D'autres impératifs entrent aussi en ligne de compte. L'Algérie n'a pas les moyens financiers pour lancer ces grands projets... Le marché algérien est donc ouvert, mais à celui qui peut offrir les meilleures conditions. Paradoxalement, dans cette situation, se rejoignent objectivement en Algérie deux courants que tout oppose apparemment  : les “nationalistes”, partisans du maintien à tout prix d'une position équilibrée envers les puissances extérieures, et ceux (du) “parti de la France”. La France avait donc intérêt à défendre tout cela. Peut-on, à partir de là, dire que c'est de Paris qu'ont été suscités les troubles, avec des complicités intérieures ? » « Les événements ont eu quatre répercussions directes et immédiates sur le plan international  : le report... des démarches unitaires avec la Libye, le ralentissement du rapprochement inter-maghrébin, la mise en veilleuse du conflit du Sahara occidental, et la tenue à Alger d'un Conseil national palestinien qui a reconnu la résolution 242 du Conseil de sécurité... Le Président Chadli Bendjedid avait annoncé que des « débats populaires » sur « l'œuvre unitaire entre l'Algérie et la Jamahyria arabe libyenne » devaient être lancés à partir du 20 septembre... pour la réalisation, de l'unité intégrale » entre les deux pays, la réalisation du Maghreb arabe « en tant que noyau de l'unité arabe globale », la réalisation de l'unité arabe, l'édification d'une société démocratique, populaire, socialiste, d'où seraient bannies toutes formes d'exploitation, ouverte à tous les États arabes acceptant les dispositions de la Constitution. Qui a intérêt à s'opposer à (cette union) ? À de nombreuses occasions, des hauts responsables américains ont exprimé leurs inquiétudes face au « rapprochement » algéro-libyen. En février 88, le Washington Post allait jusqu'à

déformer les propos du Président Chadli, en lui faisant déclarer que l'intégration de la Libye au sein du Maghreb vise à éviter qu'elle ne tombe sous la coupe de l'Union soviétique... Un bloc formé des deux pays dans la perspective de l'édification du Maghreb peut en effet constituer une locomotive à l'image de ce que représentent la RFA et la France pour l'Europe et donner au futur ensemble maghrébin une orientation anti-impérialiste prononcée... Constituait-elle un danger pour ceux qui voulaient un Maghreb raisonnable et pro-occidental ?... Une union algéro-libyenne peut aussi constituer un nouvel atout en faveur du Front Polisario qui bénéficie déjà du soutien de l'Algérie, mais plus de celui de la Libye... Si on adopte la thèse de la manipulation extérieure, qui est en mesure de mener un plan d'une telle envergure, avec la conjonction d'une série de faits qui n'ont apparemment aucun lien entre eux, mais qui constituent une véritable toile d'araignée ? Fin 1985, le prix du pétrole chute à cause de l'action de l'Arabie Saoudite qui avait déclenché « la guerre des prix ». L'Algérie est frappée de plein fouet... la situation s'aggrave, et se trouve, fin 88,... pratiquement en état de cessation de paiements. Pourtant, malgré ce coup, l'Algérie maintient ses positions politiques indépendantes. Mieux, elle réussit à aider à réunifier l'OLP en avril 87... avec pour résultat l'Intifada, dans les territoires occupés... L'Algérie parvient à réunir, en juin 88, un sommet arabe extraordinaire consacré exclusivement à la question palestinienne malgré les pressions américaines. Sur ces entrefaites, surviennent les événements (émeutes) du 8 octobre. Un mois plus tard, le CNP proclame l'État palestinien à Alger...S'il y a une ingérence extérieure dans les événements d'octobre, au profit de qui s'est-elle traduite dans les faits ?... Des navettes de camions frigorifiques ont de leur côté franchi la frontière marocaine pour ramener des produits alimentaires, selon l'AFP. Qui a payé ? Note  : Tout cela pour expliquer les émeutes de la faim les 8, 9 et 10 octobre dans les rues d'Alger...

99 Sand (S.), op. cit. 100 Voir le site francophone www.hoaxbuster.com.

L'ennemi absolu ou la guerre cosmique contre le Mal « Alors les cieux s'ouvriront, la tempête fera rage et le Christ descendra, muni d'une grande puissance et une lueur de feu le précédera, ainsi qu'une cohorte d'anges innombrables. Cette foule de mécréants sera anéantie et le sang coulera à flots [...]. La paix revenue et les maux supprimés, le Dieu juste et victorieux soumettra les vivants et les morts à un jugement terrible et Il asservira tous les peuples païens, placés sous le joug des justes survivants ; aux justes trépassés, Il accordera la vie éternelle et Il régnera lui-même avec eux sur cette terre et fondera la Cité Sainte. Et ce royaume des justes durera mille ans [...]. Alors la pluie descendra sur la terre matin et soir comme une bénédiction et la terre produira tous ses fruits sans l'aide du labeur humain. Le miel dégouttera en abondance des rochers ; des sources de lait et de vin jailliront. » « Il y aura une fois un Dies Irae tel qu'on n'en aura jamais vu de pareil  : toute l'industrie européenne sera fichue, tous les marchés seront encombrés, toutes les classes possédantes seront en déconfiture, la bourgeoisie sera en faillite complète, la guerre et la dépravation s'étaleront partout. » Ces textes ne sont pas écrits par quelque Imam décidé à recruter un terroriste candidat au suicide en lui promettant le lait et le miel. Le premier est de Lactance, auteur du IV e siècle après J.-C. qui réplique ainsi aux persécutions de Dioclétien. Le second est une lettre d'Engels à Marx du 26 septembre 1856. On pourrait y ajouter l'analyse d'un spécialiste du paradis socialiste passé à l'islam fanatique, Carlos Ramirez Sanchez, et on comprendra mieux le rapprochement fait ici entre guerre religieuse et guerre des grandes idéologies totalitaires : « Aujourd'hui, face à la menace qui pèse sur la civilisation, il existe une réponse : l'Islam révolutionnaire ! Seuls des hommes armés d'une foi totale dans

les valeurs fondatrices de vérité, de justice, de fraternité seront aptes à conduire le combat et délivrer l'humanité de l'empire du mensonge101. »

Le religieux et le politique Tous les éléments des guerres idéologiques sont réunis : le guide et les élites de l'idéocratie, sorte de parti d'avant-garde, la foi, le militant-combattant-martyr, la légitimité du combat cosmique ultime, l'empire du Mal à exterminer... Les fanatiques de l'Apocalypse sont de même nature que les fanatiques du Paradis sur terre. Le conflit idéocratique, c'est-à-dire la guerre contre un ennemi représentant le Mal absolu, doit être pris dans une vision large comme la forme perpétuellement renouvelée de l'utopie parousique annonçant le retour du paradis sur terre avec ou sans messie. La guerre est alors un exorcisme. Ces guerres naissent d'une foi, d'une soumission à un leader christique, d'une éducation militante réduite à un Codex et d'un ennemi assimilé au Diable. Le secrétaire du parti communiste chinois en charge du Tibet a d'ailleurs récemment déclaré que le comité central du parti est le « Vrai Bouddha des Tibétains », bouclant ainsi la boucle. Le rapprochement peut choquer mais il est revendiqué : Saïd Qotb, théoricien des Frères musulmans et aïeul des deux frères Ramadan, déclarait « Dire que seul Dieu est Dieu pour l'ensemble de l'univers signifie la révolution globale contre toute attribution de pouvoir à l'être humain ». En réservant les pouvoirs aux interprètes de l'idéologie divine, il ne dit rien de plus que les communistes quand ils expliquaient le rôle d'avant-garde de la classe ouvrière dans la marche vers le paradis socialiste. Moscou ou Pékin, souvent qualifiées de « Mecque du communisme », ne savaient pas qu'elles laisseraient un jour le flambeau à cette ville mais pour un autre combat. Les idéologies totalitaires laïques sont mortes avec la fin du communisme. La guerre idéologique prend aujourd'hui la forme du conflit religieux. Né de la crise de la modernité, le renouveau religieux a des formes de plus en plus teintées d'intégrismes, se référant aux racines théologiques légendaires pour légitimer la violence. Dans le monde arabo-musulman, le discrédit des régimes autoritaires en place a emporté avec lui les valeurs de la modernité (démocratie, place de la femme, débat sur l'homosexualité, laïcité...). Les hiérarchies religieuses officielles ont été discréditées en se prêtant volens nolens au soutien des régimes. L'islam

dissident a fleuri hors des structures officielles. Si l'islamisme politique est apparu au grand jour avec la révolution iranienne, le phénomène ne peut se limiter à cette vision partielle. Dans les anciens pays communistes, pendant les décennies de laïcité violente et de dictature, le religieux a porté le discours de la dissidence pour devenir une caractéristique identitaire en Pologne, en Roumanie et en Yougoslavie. En Israël aujourd'hui, la continuation de la colonisation est le fait de radicaux juifs. Aux États-Unis, la mouvance religieuse de Christian Identity, les chrétiens néo-évangélistes102 et plus largement de la frange conservatrice religieuse, a accédé au pouvoir avec l'élection de George W.  Bush et se pérennise dans la droite conservatrice. Même l'Inde avec le BJP et le RSS et la Chine avec la secte Fan Lun Gong sont concernées par ce bouillonnement religieux. La religion, dans nombre d'endroits du monde, est devenue un principe substitutif du politique. Dans le monde arabe comme aux États-Unis, les Born again qu'ils soient Reborn Christians ou Reborn Muslims et les nouveaux adeptes des sectes réinterprètent la totalité du monde à la lumière de leur conversion. Les stratégies politiques de conquête du pouvoir sont souvent analogues alternant conversions « par le bas » (pratiques quotidiennes, débat de société, associations de toutes natures, prosélytisme individuel des nouveaux convertis....) et par « le haut » en recrutant des croyants parmi les intellectuels déçus, les policiers, les militaires, les magistrats, en pratiquant le noyautage de partis politiques extrêmes ou religieux. On retrouve ces attitudes aussi bien dans le BJP indien, dans l'Iran khomeiniste chez les islamistes radicaux et jihadistes, chez les néoconservateurs américains, dans les sectes que chez les disciples de l'école du Merkaz HaRav ou du Goush Emoumin en Israël.

Le Messie et son livre Une foi ! C'est ce qu'ont voulu être la pensée marxiste-léniniste, le maoïsme ou le stalinisme, c'est ce que sont aujourd'hui l'islamisme et plus largement les intégrismes religieux qui affichent la certitude monolithique d'avoir réponse à tout. Le Livre saint est brandi comme étendard, qu'il soit Petit Livre rouge, Coran, Torah ou Bible, écrit ou interprété par le gourou illuminé de lumière sur les chromos. Le poster de Ben Laden en saint Georges tuant le dragon dans le souk de Peshawar vaut bien celui de Mao sauvant des eaux des naufragés tenant le Petit Livre rouge. « Le monde entier a les yeux tournés sur le Kampuchea

démocratique, car la révolution khmère est la plus belle et la plus pure. [Elle] est sans précédent dans l'histoire du monde. Elle a résolu l'éternelle contradiction entre la ville et la campagne. Elle développe Lénine et va au-delà de Mao Zedong », déclarait Pol Pot reprenant le thème classique des Prophètes dépassés par le Messie103. Le leader est un surhomme ou un demi-dieu : Lénine, Staline et Mao furent momifiés pour être quasi divinisés  : « Dans le IIIe  Reich, les paroles du Führer avaient force de Loi », dit Eichmann à son procès. « Notre amour, notre fidélité, notre force, notre cœur, notre héroïsme, notre vie –  tout est à toi, ô Grand Staline, tout t'appartient, ô leader de la patrie commande à tes fils, ils sont capables de se déplacer dans les airs et sous terre, dans l'eau et dans la stratosphère. Les humains de toutes les époques diront que ton nom est le plus glorieux, le plus fort, le plus sage et le plus beau de tous [...]. Si ma femme bien aimée met au monde un enfant, le premier mot que je lui apprendrai sera Staline ! » pouvait-on lire à la grande époque dans la « Gazette rouge de Leningrad ». À travers les yeux embrumés de la foi des nazis, Hitler, petit brun aux yeux foncés, avait réussi à se faire passer pour le Guide de la race des grands blonds aux yeux bleus. Dans les religions sans hiérarchie comme le sont le sunnisme ou le protestantisme des néoévangélistes, le leader peut être l'imam de quartier, le téléprédicateur protestant ou le rabbin intégriste qui se targue d'avoir le contact direct avec Dieu par l'interprétation pure et dépolluée du texte sacré. La hiérarchie politique ou religieuse contestée par cette génération spontanée résiste parfois à la divinisation du chef  : les adeptes iraniens voulurent faire de Khomeiny, au plus fort de sa gloire, le douzième imam, le messie des chiites duodécimains. Mais les camarades de celui-ci s'y opposèrent fermement. L'idéologie est une croyance fermée. Le militant-combattant doit limiter sa formation à la simple lecture du texte sacré et éviter le contact avec les Autres : les madrasas du Pakistan n'apprennent pas plus que les écoles de cadres des partis communistes chinois, nord-coréen ou russe, ou que les écoles talmudiques des intégristes juifs. La connaissance est un « par cœur » qui doit permettre de réciter les textes sacrés à l'endroit et à l'envers comme le faisait la scholastique dont Rabelais se moquait au XVI e siècle. Un seul livre, mais le bon. Voilà la crise de l'école réglée. Pouvoir prouver une chose et son contraire en citant le Codex, telle est la certitude de base de l'homme de foi. À une certaine époque au Quartier latin, il était très chic chez les intellectuels maoïstes de pouvoir citer Marx ou Mao dans le texte  : « Le un se divise en deux ! » et « Le deux se réunit en un ». En islam, le voile des femmes divise ceux qui pensent qu'il n'a pas lieu d'être, ceux qui pensent que seuls les

cheveux doivent être couverts, ceux qui pensent que les mains également, ceux qui pensent que seuls les yeux doivent être visibles et ceux qui pensent que la femme doit ressembler à un fantôme. Et tous ont raison. Dans la chrétienté, il y a ceux qui lisent le message de Jésus comme interdisant le mariage des prêtres, ceux qui pensent qu'il n'y aucun interdit de cette nature mais que les épouses doivent ressembler à des femmes islamistes et puis les protestants qui ne s'attachent pas à ces détails. L'idéologie n'hésite pas à revendiquer l'appui de la science. Ainsi après le socialisme scientifique, la science raciale nazie, la génétique socialiste à la Lyssenko, on a maintenant le néocréationnisme et, en Algérie, tout fraîchement sorti, le salafisme scientifique. La désinformation médiatique dont se prétend victime la « secte » permet de développer un modèle de contre-culture et d'isoler les adeptes. Le militant peut ainsi défendre avec la plus grande conviction des contre-vérités  : pour les communistes du monde entier, Katyn était un massacre commis par les nazis et pour l'extrême droite Guernica avait été incendié par les communistes. Pour les islamistes, un terroriste kamikaze qui fait sauter une ceinture de dynamite conserve un corps intact pour aller au Paradis et satisfaire les houris promises. Croyance étonnante quand on sait qu'on identifie l'auteur de l'attentat au corps coupé en deux par le milieu. Le sentiment de détenir la vérité cachée des choses donne la certitude d'appartenir à un groupe « élu » légitimant une nouvelle forme de racisme. Ainsi comme me le rapportait un responsable associatif qui tentait de créer du lien interreligieux en France dans une action associative : « Quand l'un des responsables religieux refuse de s'asseoir à ma table parce que sa pratique religieuse lui interdit de partager son repas avec un mécréant, c'est du respect religieux ! Si c'est moi qui refuse, c'est du racisme ! » Les disciples répètent à l'infini le propos simpliste désignant le Mal, c'est-àdire l'ennemi. La vie quotidienne du militant est réglée dans tous ses détails pour éviter le déviationnisme  : les sites islamistes sur Internet prétendent avec une ingénuité désarmante que le Coran a réponse à tout en particulier sur les règles à observer quand on vit en promiscuité avec des mécréants104.

Théologie de la violence Toutes les religions, en tant qu'idéologies sociales régulatrices, prescrivent un comportement non violent d'harmonie et de quiétude mais, sous certaines

conditions, elles peuvent prôner la violence. Dans les conditions définies théologiquement (jihad, croisades...), elles énoncent comme normales et impératives des prescriptions violentes. La nécessité de sauver la « vraie foi » contre les attaques, de défendre des valeurs morales que la religion a su préserver et que l'État moderne laïc, qu'il soit américain, socialiste arabe, ou travailliste israélien, aurait violées. Même le bouddhisme, associé communément avec le principe de non-violence, peut justifier des comportements violents105. Les conditions théologiquement acceptables s'allongent. Le discours qui prétend « défendre la communauté des croyants » pour justifier de frapper les « Autres » est présent dans les colonies juives de la bande de Cisjordanie, chez Ian  Paisley, le leader protestant irlandais, comme il l'était chez Ben Laden, ou chez Timothy McVeigh, le suprémaciste américain, auteur de l'attentat d'Oklahoma City le 19  avril 1998. « Sauver la révolution » contre les attaques des impérialistes américains était la clé d'explication universelle de l'URSS pour justifier répressions internes et interventions armées (Hongrie 1956, Prague 1968, Kaboul 1979). En deux décennies, la violence terroriste a touché toutes les religions. Dans la liste des organisations terroristes du Département d'État américain, en 1980, il n'y avait aucun mouvement de nature religieuse ; en 1998, la moitié des trente plus dangereux groupes l'était ; en 2004, ce sont les deux tiers ; en 2008, il y en a encore 26 sur 45. Et encore cette liste exclut-elle les groupes proprement américains qui relèvent du FBI mais qui ont plusieurs fois mené des actions violentes contre des cliniques pratiquant l'avortement, des agressions racistes et antisémites des attentats comme à Oklahoma City en 1995 (168 morts dont 19 enfants) ou aux Jeux olympiques d'Atlanta en 1996. « Le concept d'ennemi, constate le sociologue américain Mark Juergensmeyer106, est le fruit d'un assemblage social [...]. Si l'on considère que le rôle du scénario de la guerre cosmique est de donner un sentiment de force et d'espoir à ceux qui y croient, il est évident que la figure de l'ennemi devient absolument nécessaire. » L'ancrage idéologique et historique, en justifiant la violence, se situe dans le temps long : histoire biblique, coranique ou simplement mythologique comme dans la lutte des classes et les modes de production dans le marxisme107. Il s'agit d'expliquer que le monde vit la phase finale d'une guerre millénaire, qu'une « renaissance » est en cours et qu'une perspective messianique s'annonce. Ben Laden fait débuter l'oppression des musulmans à la suppression du Califat par Ata Turk en 1924 et Richard Butler, un des idéologues de Christian Identity, parle de « la guerre entre les fils de Caïn et ceux de Dieu qui fait rage

depuis six mille ans ». Le recours à la violence est aussi justifié par la volonté d'éviter une violence plus grande encore. Une Église américaine, les sionistes chrétiens, en appelle à la déportation des Palestiniens pour préparer le retour du Messie et empêcher des attentats. L'histoire donne lieu à une relecture exclusivement religieuse à la recherche des signes envoyés par Dieu. En Israël, la victoire de la guerre des Six Jours a fait naître un « sionisme messianique » porteur d'une vision du « Grand Israël », exigeant la colonisation forcée de Jérusalem et des Territoires occupés par des militants du « Bloc de la Foi ». À l'opposé, chez les musulmans radicaux, la défaite de 1967 a été lue comme un signe de Dieu démontrant que les régimes laïcs arabes étaient incapables de lutter contre l'identité sioniste et que seul le retour à la religion permettrait de vaincre. Chez les chrétiens évangélistes américains, ce sont le choc de la défaite au Vietnam, de la révolution iranienne, la prise d'otages de l'ambassade de Téhéran le 11  septembre (déjà) 1979 et les différentes avancées géopolitiques du communisme qui constituent le traumatisme donnant naissance au « patriotisme biblique » dont G.  W.  Bush, Reborn Christian déclaré, est devenu le héraut. Certaines milices américaines comme The White Army Resistance, The Sword and the Arm of the Lord ou encore The White Army Bastion ne laissent aucun doute sur leur rapport aux autres.

La dérive raciste Les « Autres » ne sont pas définis politiquement, mais par des termes globalisants  : les « croisés », les « hypocrites », les « juifs », « les papistes », « l'Amérique »... La dérive raciste présente l'avantage de simplifier le discours et de désigner des objectifs atteignables en autorisant tous les amalgames108. Cheikh Omar Abdul Rahman, inspirateur du premier attentat contre le World Trade Center, disait en parlant du tourisme : « Il est hors de question que la terre des musulmans devienne lieu de débauche pour des personnes de toutes les races et de toutes les couleurs. » La figure de l'ennemi est animalière : le rabbin Meir Kahane décrivait les Arabes comme des « chiens » ou des « mouches » qu'il fallait tuer, et il envisageait à cette fin l'arme nucléaire. Les prêches de Cheikh Yassine, leader du Hamas en 1987, parlaient des Juifs comme des « descendants des singes109 » (revenant ainsi à une conception darwinienne de l'homme pourtant dénoncée par ailleurs par tous les intégrismes).

La géopolitique du conflit sépare la terre où la foi a triomphé (Dar El Islam, le Grand Israël biblique ou URSS, la patrie des ouvriers) et le monde à conquérir. Les néoévangélistes américains en terre d'islam ou en Afrique ; les musulmans qui doivent faire triompher la vraie Foi dans le Dar El Harb où vivent les mécréants ; les sionistes chrétiens, les extrémistes juifs de l'école talmudique du Merkaz Harav, tous définissent ainsi des « fronts » de combat. La solidarité entre militants-croyants devient a-géographique et déterritorialisée puisque l'objectif final est planétaire. La frontière entre combattant, militant et soutien est plus qu'ailleurs difficile à définir dans les guerres idéocratiques. L'essentiel des tentatives d'attentats islamistes recensées en Occident depuis le 11-Septembre 2001 a été conçu et exécuté par des jeunes intégrés et non pas par des Afghans ou des Irakiens. Les Brigades internationales qui réunirent les militants de tous pays mobilisés pour aller sauver le régime républicain espagnol menacé par les franquistes pendant la guerre civile avaient-elles une démarche différente de celle des jeunes des banlieues de l'islam qui veulent partir en Afghanistan ou en Irak ? La guerre n'est pas un combat, c'est un exorcisme à visée planétaire. Un des premiers génocides de l'histoire était religieux. « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! », phrase célèbre prononcée pour légitimer le massacre des Albigeois en 1209 par le légat pontifical et abbé de Cîteaux, homme certainement très chrétien mais convaincu de lutter contre le Diable. La dénonciation de l'ennemi est globale et univoque, fondée sur une géopolitique simpliste  : pour les jihadistes, c'est « l'oppression des musulmans dans le monde » en rapprochant Israël, Tchétchénie, Philippines et la loi sur le voile en France. Ben Laden ne visait pas un État strictement musulman mais le rétablissement du Califat et l'union de l'Oumma. La génération de kamikazes qui commettent aujourd'hui des attentats-suicides en Indonésie, en Arabie Saoudite, en Afrique de l'Est... n'a plus de référence géopolitique. L'ennemi est satanique : c'est le « Grand Satan » (États-Unis) et le « Petit Satan » (Israël) de la révolution iranienne, les papistes pour les orangistes irlandais... Pour les islamistes, l'Amérique est l'ennemi cosmique rêvé, puissance absolue, porteuse de toutes les valeurs du Mal et de la modernité. Censée être partout par la puissance de ses médias et de ses services secrets, elle correspond parfaitement à la description des forces du Malin des textes religieux. Impossible à vaincre par des moyens terrestres, l'acte de violence (l'attentat-suicide) parvient à la vaincre sur le terrain moral en démontrant le sacrifice de la vie que le croyant est prêt à accepter. À l'inverse, pour les néoconservateurs, l'islam est devenu une puissance tentaculaire, le symbole du mal absolu. Pat Robertson, téléprédicateur

américain, explique que « l'Islam n'est pas une religion » et Franklin Graham, le fils de Billy, se contente d'en faire une « religion diabolique ». Le mensonge est légitime, puisque la volonté divine l'excuse : la Taqiya des chiites, les mensonges de l'équipe de G.  W. Bush pour la guerre en Irak, la légitimité biblique des radicaux juifs pour expulser des Palestiniens... Ces références mettent les hiérarchies religieuses officielles en difficulté et expliquent leur attitude ambiguë dans la condamnation des violences et les rares excuses officielles. Les militants de base viennent du lumpenprolétariat à qui l'idéologie offre un renversement de la hiérarchie en place et une justification à la violence, mais peuvent également être de jeunes diplômés séduits par le radicalisme novateur du discours. Les gardes rouges chinois sont lancés contre la hiérarchie du Parti pendant la Révolution culturelle comme les troupes des GIA algériens sont lancés contre les imams officiels ou les kamikazes sunnites irakiens contre les lieux de culte chiites aujourd'hui. La mort du martyr est le témoignage de sa foi  : les vidéos de jeunes islamistes sont des autodafés pour justifier leur mort. Yigal Amir, assassin du Premier ministre israélien parce qu'il avait signé les accords d'Oslo, se réjouit de sa condamnation ; le garde rouge prodige (aujourd'hui oublié) Lei Feng, modèle des enfants chinois, est supposé mourir héroïquement, Timothy McVeigh, auteur de l'attentat d'Oklahoma City, renonce à faire appel de sa condamnation à mort, ainsi tous témoignent de leur volonté sacrificielle. La disqualification des critiques adressées à la cause leur incombe. Ainsi étaitil de bon ton de dénoncer « l'anticommunisme primaire » (bien qu'on n'ait jamais su ce qu'était un anticommuniste secondaire), comme il est aujourd'hui fréquent d'accuser d'« islamophobie » ou d'« antisémitisme » quand s'exprime telle ou telle critique.

Une victoire certaine mais lointaine Les extrémismes religieux, parce qu'ils se présentent comme vengeurs, fonctionnent en miroir. Le rabbin Kahane, surnommé l'« Ayatollah juif » par certains de ses coreligionnaires d'Israël, prêchait l'extermination des Palestiniens. Il fut assassiné à New York, le 5 novembre 1990, par El Sayed Nosair, immigrant égyptien. Le groupe islamiste auquel appartenait l'assassin demanda la libération de ce dernier à l'occasion de la première attaque contre le World Trade Center

(1993). Baruch Goldstein se prévalut de l'assassinat de Kahane pour justifier l'attaque contre les croyants en prière au tombeau des Patriarches (1994) auquel, à l'autre extrême, le Hamas répondit par les premiers attentats-suicides la même année. La victoire finale n'est pas à l'échelle humaine mais elle est certaine et apportera une rédemption collective qui rend les sacrifices individuels nécessaires. La négociation ne serait pas une faute politique, mais un péché pour les Juifs intégristes comme pour les radicaux du Hamas. Les intégristes Juifs refusent toute forme de concession à l'égard des Palestiniens (rejet du plan Sharon par le Likoud, manifestations de colons portant des caricatures de Rabin vêtu d'uniforme nazi) et appellent les soldats à la désobéissance. La fin parousique justifie les moyens employés y compris les actes terroristes aveugles puisqu'il n'y a pas d'innocents chez l'Autre. Des attentats comme celui du 12  octobre 2002 contre un hôtel touristique à Bali habité par des Australiens (202  morts, 250  blessés) sont des punitions collectives contre les mécréants. Ni les kamikazes ni les touristes n'avaient le moindre rapport avec l'oppression de musulmans sur la planète.

Ennemi = traître, déviationniste, relaps L'ennemi, c'est aussi l'hérétique, « manipulé » par le Malin ou par l'étranger. L'objectif final de la lutte est un refaçonnage social complet et planétaire  : l'homme nouveau est en vue. Pour atteindre ce but, il faut purifier son camp. Ben Laden évoquait souvent les « hypocrites » (les mauvais musulmans... sinon il n'y aurait plus personne sur terre), comme Lénine disait « Le parti se renforce en s'épurant... Notre pire ennemi est dans nos rangs » annonçant ainsi la Guépéou. Les intellectuels porteurs d'éventuelles contestations sont particulièrement visés : au Kampuchea démocratique, ils étaient les « porteurs de lunettes » ; chez les islamistes, ce sont les artistes  : Naguib Mahfouz, Prix Nobel de littérature égyptien, fut victime d'une tentative d'assassinat par un jeune islamiste illettré. L'ennemi est partout puisque tout le monde est coupable. L'épuration peut ainsi devenir un autogénocide. Le délire sacrificiel d'Hitler dans la fin de la guerre, prêt à sacrifier le peuple allemand, procède de cette démarche. Les GIA algériens qui n'avaient pas été suivis dans leurs instructions de boycott des élections décidèrent de purifier le peuple impie avec quelques massacres de villages entiers. Le Cambodge des Khmers rouges a poussé très loin cette démarche en assassinant en masse avant d'épurer ses propres rangs. Pol Pot, le « frère no 1 » du régime

khmer rouge, fit condamner Son Sen, le « frère no 2 », signataire des accords de paix à Paris puis responsable de la politique de répression. Douch, accusé devant le tribunal de Phnom Penh, qui dirigeait le centre de torture S21 dans lequel moururent près de 14 000  personnes, amoureux des statistiques, expliqua à son procès que 78 % des victimes du centre étaient des cadres du régime arrêtés pour trahison. Ces grandes idéocraties ont toutes inventé leur mécanique d'exclusion et de répression : Fitna, déviationnisme, Inquisition, Brigade pour la répression du Vice et la propagation de la Vertu et autres Moutawas, police religieuse de wahhabites. La Guépéou, le KGB, la Gestapo ont une matrice commune  : tout le monde a quelque chose à se reprocher et doit trouver la bonne manière de progresser constamment dans la vraie foi (autocritique, confession, exorcisme). L'Apostasie est le Mal absolu dont l'exécution devient un acte de foi. Abou Hamza, prédicateur réfugié politique londonien, avait émis une fatwa en 1995 justifiant l'exécution des membres de la famille d'apostats. La fabrication puis l'élimination de l'hérétique sont des processus d'épuration cycliques qui permettent au système de sortir des difficultés qu'il ne manque pas de rencontrer dans son ambition de pouvoir. Le titiste et le trotskiste chez les communistes renvoient aux chiites considérés comme des « demi-juifs » pour les jihadistes sunnites. Khaled Kelkal, impliqué dans les attentats de 1995 à Paris, déclarait dans une interview faite peu auparavant par le sociologue allemand Dietmar Loch que « le chiisme avait été inventé par les juifs pour diviser l'Islam ». En Irak aujourd'hui, certains attentats à la voiture piégée, commis par les groupes sunnites visent directement des pèlerins chiites à l'immédiate proximité de sites sacrés. Le 2  mars 2004, neuf attentats simultanés commis dans la cité sainte chiite de Karbala pendant le pèlerinage de l'Achoura firent 185  morts et 556  blessés. En Israël, les quelque 200 000  ultraorthodoxes rivalisent avec leurs collègues dans les interdits  : en juillet 2009, la journée d'émeute dans le quartier ultra-orthodoxe de Jérusalem fut déclenchée par l'arrestation par la police d'une mère juive orthodoxe – souffrant apparemment de troubles mentaux  – soupçonnée d'avoir délibérément et dangereusement affamé son fils de trois ans. Le refus de soins à un enfant pour des raisons religieuses rappelle beaucoup les témoins de Jéhovah. On ne peut être plus clair.

Le militantisme provocateur

Les provocations prennent la forme de manifestations de foi collective  : prières collectives dans la rue en Algérie avant le début de la guerre civile associées à des manifestations de dénonciation du régime ; provocation d'Ariel Sharon sur l'esplanade des mosquées de Jérusalem ; défilés orangistes dans Londonderry, manifestations de chiites à La Mecque à l'époque où Khomeiny demandait la gestion collective des Lieux Saints... La violence contre l'Autre devient un acte purificateur comme dans certains meurtres quasi rituels commis en Irlande du Nord sur des individus anonymes (crucifixion, assassinat de familles mixtes y compris les enfants) ; massacres collectifs de villageois, assassinat de jeunes enfants pour s'être rendus à l'école malgré une fatwa d'interdiction des GIA algériens. L'assassinat de médecins ayant pratiqué des avortements, aux États-Unis, est justifié par les militants de Christian Identity comme « le meurtre d'assassins d'enfants ». L'objectif de la violence religieuse n'est pas guerrier mais symbolique. L'acte terroriste a pour enjeu le terrain moral afin de démontrer la supériorité spirituelle de ses combattants, et psychologique en diffusant la terreur de l'adversaire. Il vise à nier l'existence de l'Autre par le dédain complet pour la qualité des victimes, à montrer la supériorité du militant-combattant en faisant du terroriste un héros martyr110 et enfin en confirmant la vérité de la foi par la promesse du paradis. La croissance exponentielle du phénomène des attentats-suicides en est une manifestation. En avril 2000, on avait recensé 275 cas depuis 1982, date d'apparition du phénomène. Dans les années 2000 à 2003, on en aurait eu approximativement 267. Les guerres d'Irak et d'Afghanistan et leurs conséquences au Pakistan et en Europe ont fait exploser les compteurs. La violence passe par le martyrologe des combattants sacrifiés (étymologiquement  : sacer facere, rendre sacré). Il n'est pas question de distinction civil-militaire, on nie à l'adversaire ou aux victimes une quelconque valeur humaine. L'attentat-suicide n'est pas l'exclusivité des islamistes, les Tigres Tamouls en avaient fait une stratégie guerrière contre les forces sri-lankaises ! Le martyr est l'objet d'un culte : celui qui s'était développé sur la tombe de Baruch Goldstein a fini par être interdit par le gouvernement de Tel-Aviv. Le terrorisme apocalyptique de masse se situe à l'opposé du terrorisme politique dont la lisibilité doit rester la caractéristique première pour faire basculer une partie de l'opinion. Le « caractère symbolique des actes terroristes, d'une certaine façon, singe les rituels religieux111 ». L'immeuble d'Oklahoma City le 19  avril 1995 contenait des services administratifs fédéraux, essentiellement des services sociaux, mais aussi une crèche et des bureaux.

Un bel avenir La montée des extrémismes religieux dans un certain nombre d'États multiconfessionnnels est devenue une donnée centrale de la vie internationale  : Liban, Yougoslavie, Inde, Nigeria, Cameroun, Soudan ou Côte d'Ivoire, Sri Lanka, Indonésie, Philippines, persécutions des Bahaïs en Iran, États du Caucase... La violence religieuse atteint également des communautés se réclamant du même monothéisme : sunnites et chiites au Pakistan, en Arabie Saoudite et en Irak ; catholiques et protestants en Irlande du Nord. Il faut ajouter à ce phénomène la contestation religieuse violente interne dans la quasi-totalité des pays arabo-musulmans : Syrie, Arabie Saoudite, Algérie, Tunisie, Maroc, Égypte, Turquie, Afghanistan,... Le conflit religieux avec les formes décrites ci-dessus est donc un des risques graves à la surface de la planète aujourd'hui. Le terrorisme religieux serait le plus disposé à l'emploi d'armes non conventionnelles. La secte Aoum a organisé le premier attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo pour accélérer la venue de l'« Apocalypse ». La crise la plus longue à l'intérieur de l'Union européenne reste celle d'Irlande du Nord qui continue à opposer catholiques et protestants depuis 1968 soit environ quarante ans. Le traité de paix en cours laisse quelque espoir. Ce rappel invite à ne pas regarder que les guerres religieuses des autres. Les pays démocratiques sont confrontés à des contradictions politiques majeures. Ils acceptent d'accorder l'asile politique pour des raisons de liberté religieuse à des prédicateurs extrémistes qui diffusent un discours de la haine. Abou Qatada et Abou Hamza, figures célèbres du Londonistan, obtinrent le statut de réfugiés politiques en Grande-Bretagne. L'extradition du premier était demandée par la Jordanie pour actes de terrorisme. Le second était poursuivi au Yémen pour la mort de quatre touristes. Ils risquaient la peine de mort en cas d'expulsion et ne furent pas extradés. Leurs violentes diatribes dominicales à Hyde Park contre la démocratie étaient donc considérées comme du libre droit d'expression, jusqu'à ce que les attentats de Londres du 7 juin 2005, commis par de jeunes musulmans de deuxième génération, rappellent aux Britanniques que la liberté religieuse n'est pas un principe inattaquable. Ils furent donc expulsés. La justice britannique fit mieux encore avec le cas de Rachi Ramda, soupçonné par la justice française d'être l'organisateur de la vague d'attentats qui frappa la France en 1995. Malgré trois demandes françaises, il fallut attendre dix ans l'extradition prononcée par la justice de Londres, le dernier refus ayant été motivé par le «

risque de torture » auquel il aurait été exposé dans les locaux de la police à Paris. L'expulsion fut finalement prononcée fin 2005. Il faut dire qu'entre-temps Londres avait subi deux attentats ayant causé 56 morts et 700 blessés. L'engagement militaire occidental en Afghanistan, et surtout en Irak, prôné par le gouvernement américain est perçu dans l'ensemble du monde arabomusulman comme une agression religieuse majeure alors que les mêmes gouvernements occidentaux ne parviennent pas à stopper la colonisation juive dans les territoires occupés. Dans un cas, il y a expédition militaire et dans l'autre discours. On ne peut trouver meilleur prosélyte de la radicalisation religieuse des jeunes musulmans que le bloc de la foi des radicaux juifs et le néoévangélisme américain. La terreur de la montée de l'islamisme a conduit la diplomatie des pays occidentaux à défendre et à soutenir au-delà de l'acceptable des présidents à vie ou des monarques archaïques. On ne sait ce qui naîtra à terme du printemps arabe de l'hiver 2010 et de l'intervention de l'OTAN en Libye : démocratie pluraliste ou triomphe des islamistes ? Respectera-t-on alors le résultat des urnes ?

L'interdit religieux comme moyen de détection de l'ennemi intérieur La créativité des intégrismes religieux dans la dénonciation du Mal étant sans limites, il n'est pas possible d'attribuer le titre à l'un ou à l'autre, il nous a paru donc préférable de dresser un florilège. Les talibans étant les candidats les plus crédibles à la réalisation de la société islamiste absolue, il faut rappeler quelques-uns de leurs interdits permettant l'exercice de la répression. Décret de la direction générale de l'Amr Bil Malouf et du Nai Az Munkar (police religieuse  décembre 1996 cité par Ahmed Rashid dans L'Ombre des talibans 115 : — Est interdit à un homme de se raser la barbe (prison jusqu'à ce que la barbe repousse), l'élevage des pigeons, les cerfs-volants. — Est obligatoire la suppression des images et portraits dans les véhicules, magasins, hôtels (pour lutter contre l'idolâtrie). — Sont interdites les coupes de cheveux anglaises ou américaines, la batterie et plus généralement la musique (qui détourne de la prière).

— Enfin sur les stades les spectateurs n'ont le droit d'encourager les équipes qu'en criant « Allah ou akbar ». Ennemi premier et ennemi second. Chez les néoévangélistes américains, le courant le plus intéressant est celui des chrétiens sionistes dits revivalistes, qui a fait la synthèse de ce qu'on peut faire de pire entre le projet colonial et la volonté d'imposer la loi religieuse à la société. Son principal projet est l'annexion des territoires et le « transfert » des Palestiniens. Pour ce courant fondamentaliste se voulant héritier des premiers colons américains, la traversée de l'Atlantique a ressemblé à celle de la mer Rouge par Moïse et la conquête du pays sur les Amérindiens a reproduit les conquêtes de Josué. Ces fondamentalistes sont antisémites et pensent que les Arabes incarnent le mal (Armaggedon), qu'il faut donc les expulser hors d'Israël. Pour ce courant millénariste qui croit à la fin des temps, les juifs devront au bout du compte se convertir à la vraie foi sous peine de disparition. Certains des principaux bailleurs de fond des colonies religieuses en Cisjordanie sont donc des antisémites avérés. Dans les colonies de Cisjordanie, les ultra-orthodoxes rivalisent avec leurs collègues dans les interdits. Leur dernière invention est la manifestation contre l'arrêt de la Cour suprême interdisant la discrimination entre enfants ashkénazes et séfarades dans une école religieuse de la colonie juive d'Immanuel en Cisjordanie occupée. Les parents ashkénazes (originaires d'Europe centrale et de l'Est) refusent que leur progéniture aille en classe avec des fillettes séfarades (d'origine orientale), et ont retiré leurs filles de l'école.

101 Carlos, L'Islam révolutionnaire, éd. du Rocher, Monaco, 2003, 273 p., p. 1. 102 Victor (B.), La Dernière Croisade : les fous de Dieu version américaine, Plon, Paris, 2004, 344 p. 103 Deron (F.), Le Procès des Khmers rouges : trente ans d'enquête sur le génocide cambodgien, Gallimard, coll. « La suite des temps », 2009, 465 p. 104 De vifs débats opposèrent des imams lors de tables rondes sur la chaîne Al Djezira, après l'affaire Monica Lewinski, pour savoir si la fellation était ou non condamnable ; voir Pierre Conesa, Le Guide du paradis, L'Aube, La Tour-d'Aigues, 2004. 105 Juergensmeyer (M.), Jerryson (M.),Buddhist Warfare, Oxford UP, Oxford, 2009. 106 Juergensmeyer (M.), Au nom de Dieu, ils tuent : chrétiens, juifs, ou musulmans, ils revendiquent la violence, Autrement, coll. « Frontières », Paris, 2003, 237 p. 107 Conesa (P.), « La violence au nom de Dieu », in Revue internationale et stratégique, no 57, printemps 2005, p. 73-142. 108 Aoum Shinri Kyo était antisémite. Il reprenait du discours du radicalisme chrétien l'idée du complot juif. Il expliquait ainsi que les Juifs américains, pour entraîner Washington dans la guerre et sauver leurs congénères d'Europe de l'extermination, avaient poussé les États-Unis à attaquer le Japon en 1941. 109 Citations extraites de Hoffman (B.), La Mécanique terroriste, Calmann-Lévy, Paris, 1999, 350 p. 110 Conesa (P.), « Aux origines des attentats-suicides », in Le Monde diplomatique, juin 2004. 111 Juergensmeyer (M.), op. cit., 2003, p. 123.

L'ennemi conceptuel Le monde n'a connu qu'un seul exemple de diplomatie unilatérale  : la présidence de G. W. Bush de 2000 à 2008. L'unilatéralisme américain est l'action internationale d'une puissance sans égale à la dimension planétaire qui justifie sa spécificité comme une sorte de « particularisme sacralisé » ou de « messianisme démocratique radical112 ». L'unilatéralisme a inventé l'ennemi conceptuel113, le seul à sa mesure.

Un nationalisme sacralisé Le caractère politico-religieux du nationalisme américain lui donne une vocation missionnaire. Dès 1997, le Project for a New American Century(PNAC), bible des néoconservateurs qui accèdent au pouvoir avec G.  W. Bush, pose un principe fondamental pour le XXI e  siècle  : le leadership américain est bon pour le monde. La tradition d'exception américaine place les États-Unis hors du champ de l'analyse, et seuls capables de qualifier le Bien et le Mal, le Juste et l'Injuste. Richard Haass, directeur des études à la Brookings Institution et ancien conseiller spécial du président George Bush (père), dans le livre The Reluctant Sheriff (« Le Shérif malgré lui »), suggérait que les États-Unis deviennent le shérif planétaire en tirant argument de la guerre du Golfe, modèle à suivre. Selon lui, Washington se mettrait au travail seulement quand il serait nécessaire d'organiser un raid contre des puissances récalcitrantes –  des « Étatsparias » dans son jargon –, autrement dit des zones ou des groupes qui n'acceptent pas l'ordre imposé. Le shérif réunit alors un détachement d'« États volontaires »,

un posse comme dans les westerns, pour l'aider à rétablir l'ordre. Dans cette conception qui bénéficie d'un large consensus aux États-Unis –  la Brookings Institution est considérée comme « centriste » –, la politique étrangère se réduit à la mobilisation de milices étatiques armées. Déjà Ronald Reagan, le grand ancêtre, qualifiait l'URSS d'« empire du Mal » devant l'Assemblée des pasteurs évangéliques le 16  mars 1983 et affirmait simplement que « le mode de vie américain ne se négocie pas114 ». Le porte-parole de George W. Bush, commentant le rejet du protocole de Kyoto, déclarait aussi : « Une forte consommation d'énergie fait partie de notre mode de vie et le mode de vie américain est sacré ! » Le dogme politique recourt au lexique quasi religieux. Les attentats du 11-Septembre furent analysés par certains néoévangélistes comme des signes célestes appelant à la rédemption : « Il s'agit là d'un coup de semonce, clamait Franklin Graham, célèbre évangéliste, car le matérialisme est devenu le Dieu de l'Amérique. Dieu a laissé faire tout comme il avait laissé faire les Babyloniens... tout comme il avait laissé faire l'Holocauste afin qu'Israël renaisse de ses cendres. » Thomas Friedman, porteur inconscient de ce sentiment de particularisme, allait ainsi s'interroger dans les colonnes de l'International Herald Tribune : « Après le 11-Septembre, les Américains se sont demandé : Pourquoi nous haïssent-ils ? », en parlant du monde musulman. Après la guerre en Irak, la question était devenue : « Pourquoi est-ce que tout le monde nous hait115 ? » plaçant ainsi le débat sur le terrain affectif plutôt que politique. La réponse est venue en termes moraux : « Parce que nous sommes le Bien et qu'ils sont le Mal. » La diplomatie américaine repose donc sur un consensus posant le principe premier de l'intangibilité et de l'universalité des valeurs occidentales, excluant tout relativisme culturel ; la conviction d'une mission à remplir, y compris par l'emploi de la force116. Hitler voyait le Reich de mille ans, Wolfowitz, plus modeste, se limitait à deux générations. Le traumatisme de l'humiliation et le sentiment de perte de pouvoir des États-Unis ont été les facteurs mobilisateurs de cette mouvance politico-religieuse du néoconservatisme. La défaite du Vietnam, la révolution islamique à Téhéran, l'invasion soviétique en Afghanistan, l'humiliation de la crise des otages en Iran en 1979 et la présence des troupes cubaines en Angola et au Mozambique démontraient le recul américain contre lequel une réaction s'imposait. Le mouvement s'amorça chez les intellectuels qui rédigèrent le PNAC.

Une pensée impérial(ist)e Les différents best-sellers américains de la décennie 1990 de Samuel Huntington, Francis Fukuyama, Joseph S.  Nye Jr, Paul Kennedy, Zbigniew Brzezinski, Thomas Barnett, Robert Kagan proposent tous une vision conflictuelle du monde. Huntington voit dans le « choc des civilisations » l'inévitable conflit entre l'Occident et le monde musulman. En février 1994, Robert D. Kaplan publie dans l'Atlantic Monthly un essai très controversé intitulé The Coming Anarchy (« L'anarchie à venir »). L'augmentation de la population, l'urbanisation et l'épuisement des ressources naturelles fragilisent les gouvernements du Sud, faisant le lit d'une anarchie, sorte d'état de guerre permanent dans certaines zones et représentant une menace pour le monde. Selon lui, « l'Afrique de l'Ouest est devenue le symbole de la crise mondiale, démographique, environnementale et sociale dans laquelle c'est l'anarchie criminelle qui apparaît comme le vrai danger stratégique ». Paul Bracken publie en 1999 L'Orient en feu dans lequel il dessine une carte qui traduirait, selon lui, la « crise d'espace » qui amènerait à des conflits futurs. Nouvelle métastase du Péril jaune ? Barnett explique que les zones dangereuses sont celles qui sont exclues du processus de la mondialisation et que le réseau des bases américaines doit encercler ces zones à risque. Le Grand Échiquier de Zbigniew Brzezinski117 est le bréviaire de la vision unilatéraliste post-Guerre froide des dirigeants américains. L'important n'est plus l'ennemi, mais le maintien de la suprématie : « Puisque la puissance sans précédent des États-Unis est vouée à décliner, la priorité est donc de gérer l'émergence de nouvelles puissances mondiales [susceptibles de] mettre en péril la suprématie américaine » et « une Europe plus vaste permettrait d'accroître la portée de l'influence américaine [...]. L'Europe de l'Ouest reste dans une large mesure un  protectorat américain et ses États rappellent ce qu'étaient jadis vassaux et tributaires d'anciens empires ». On ne s'inquiète des « zones grises » et des « États déchus » (failed states) qui échappent au droit que si les crises qui les secouent ont des conséquences directes sur la sécurité américaine. Le principe de l'Imperium étant acquis, les débats portent sur la méthode plutôt que sur le but. Joseph Nye118 insiste sur la nécessité des capacités d'influence, le so power, pour décrire la capacité d'influencer indirectement le comportement d'un acteur à travers des moyens non coercitifs. La méthode est d'autant plus compréhensible que les États-Unis maîtrisent la quasi-totalité des

moyens du so power (production cinématographique et télévisée, think tanks, etc.) ! La guerre « globale et conceptuelle » (contre le terrorisme et la prolifération) reconstitue le paradigme planétaire unique indispensable à l'identification de l'ennemi. L'hyperpuissance peut se dispenser des règles internationales appliquées aux autres, quitte à démanteler l'organisation de la sécurité héritée de la Guerre froide en refusant d'adhérer à tous les traités internationaux ou presque. « La sécurité du pays ne doit dépendre d'aucune contrainte extérieure », répétait souvent dans ses discours officiels Condoleeza Rice, conseillère à la Sécurité nationale du président Bush. C'est la puissance dominante qui détermine seule l'agenda, choisit les crises importantes et désigne l'ennemi par une diplomatie du Double Standard. L'équipe Bush s'autorisait à redessiner la carte du monde avec le projet Great Middle East et se réservait de modifier la nature des régimes politiques avec le concept de regime change. L'hyperpuissance peut déterminer arbitrairement les crises qui portent atteinte à ses intérêts qu'elle considère comme « la » sécurité internationale. Ainsi le Pakistan est un « bon » proliférant et un « bon » État terroriste, puisque c'est un allié. Les États-Unis sont seuls maîtres des moyens militaires dimensionnés pour pouvoir agir seuls. Le « monde inutile119 » ne mérite qu'une attention sélective : la mort de dix-sept GI's en Somalie ne justifiait plus l'intervention, il n'y eut donc pas de GI's pour empêcher le génocide rwandais, quelques années plus tard. L'action internationale de l'hyperpuissance a un caractère prophylactique visant à un traitement planétaire120 des armes de terreur, des groupes terroristes et des régimes dictatoriaux. Mais c'est un traitement symptomatique. Un général américain disait d'ailleurs : « Faire la guerre au terrorisme ou à la prolifération est aussi idiot que si on avait décidé de ne faire la guerre qu'aux seuls sous-marins, pendant la Seconde Guerre mondiale. » La longue liste du Département d'État des 85 groupes terroristes, énoncée dès 2002, démontre l'action curative éradicatrice qu'entend exercer Washington.

Le recours à la force N'ayant jamais connu sur leur territoire les destructions de la guerre, les États-Unis ont une conception de l'emploi des armées différente de celle de

l'Europe. Le rapport Rebuilding America's Defenses (« Reconstruire les défenses de l'Amérique »), rédigé par les membres du PNAC avant le 11Septembre, pose les principes de légitimité de la guerre préemptive et de l'usage de l'arme nucléaire avec les mini-bombes nucléaires (mininukes). Selon eux, la puissance dominante peut légitimement déclencher une « guerre préemptive » si ses propres structures de fabrication de l'ennemi décident de l'imminence du danger. Aucun autre pays n'aurait pu, sans soulever une tempête de protestations internationales, énoncer une notion analogue. Ce concept justifiera l'invasion de l'Irak, que suivront la moitié des États de l'Union européenne. L'imminence du péril reste à la seule appréciation de l'hyperpuissance. Ce fut l'objet du discours de Colin Powell en février 2003 à la tribune des Nations unies, brandissant ses petites fioles et ses photos pour prouver que Saddam Hussein possédait des armes de destruction massive. Contenaient-elles des bacilles de l'anthrax qui furent propagés aux États-Unis après le 11-Septembre, dont on sut par la suite qu'ils sortaient du laboratoire militaire du Pentagone, ou de la farine ? La propagande diffuse des valeurs guerrières et les vertus viriles des conflits qu'on retrouve dans le cinéma hollywoodien et dans les séries télévisées  : militaires, espions, policiers américains y triomphent alors que les assassins de Kennedy et de Luther King courent toujours, que la CIA a montré ses limites, et que les GI's sont empêtrés en Irak et en Afghanistan. Cela ressemble fort à un monde rêvé ! La mythologie valorisante des anciens marines, corps expéditionnaire des interventions impériales, n'est concevable qu'aux États-Unis. Pourrait-on imaginer, sur nos écrans, une série télévisée consacrée aux Spetsnaz, troupes d'élites soviétiques en Afghanistan, ou aux parachutistes de la guerre d'Algérie ? Victimes de leur omnipotence, les États-Unis ont réagi aux événements du 11-Septembre de façon dangereuse en déclenchant trois guerres en deux ans, deux contre des États (Afghanistan 2001, Irak 2003) et une contre la terreur. C'était un des buts recherchés par Oussama Ben Laden dans un entretien sur Al Jazeera le 21 octobre 2001121. Il est vrai que, comme le dit John Parachini du MIT  : « C'est tellement plus simple de frapper avec un missile de croisière. » Jürgen Habermas avait mis en garde peu après les attentats en 2001 : « On ne peut pas délimiter le risque. Cela place la nation menacée dans une position difficile : elle ne dispose, pour réagir à ces risques indéterminés, que de la force organisée dans le cadre étatique, et elle peut donc être conduite à sur-réagir [...]. Les États courent le risque de se ridiculiser en faisant la démonstration du caractère

inadapté de leurs moyens, tant à l'intérieur s'ils utilisent les mesures de sécurité –   quitte à mettre en danger l'État de droit  – qu'à l'extérieur s'ils mobilisent une trop grande force de frappe qui apparaîtra à la fois disproportionnée et inefficace. »

Ennemi, rival, compétiteur L'ennemi est invisible, c'est le terroriste, auquel on dénie le statut d'ennemi. Et il se combat par tout moyen partout sur la planète  : Abou Ghraïb et Guantanamo, enlèvements de suspects par la CIA, prisons secrètes de la CIA dans certains pays alliés, usage légal de la torture... En peu de temps, les États-Unis ont rattrapé le reste de la planète et des pays démocratiques confrontés au terrorisme. Les différentes atteintes aux droits de l'homme dont s'est rendue responsable l'administration Bush ont brutalement fait exploser les garanties juridiques dont auraient pu se prévaloir les étrangers. En revanche, les citoyens américains « égarés » comme le jeune John Walker Lindt, taliban américain arrêté en Afghanistan en 2002, ont eu droit à un procès aux États-Unis. Le seul souci juridique de l'administration républicaine a été de justifier du point de vue du droit la différence de traitement entre les citoyens américains et les étrangers. Au-delà de l'ennemi, la stratégie générale tend aussi à empêcher l'émergence d'un compétiteur, d'où le discours accusateur tenu par les néoconservateurs à l'encontre de la Chine et de la Russie. La distinction entre ennemi, rival, compétiteur et concurrent est parfois difficile à comprendre. Les alliés militaires traditionnels comme la France ou la Grande-Bretagne sont également des rivaux commerciaux contre lesquels l'emploi des moyens du renseignement du Réseau Échelon se justifie, puisqu'il s'agit de « guerre » économique. Les alliés dont les points de vue divergent sont écartés avec mépris voire par une campagne de dénigrement. Le livre de David Frum et Richard Perle, An End to Evil, explique pourquoi il faut regarder la France et l'Arabie Saoudite comme des ennemis. Le French Bashing, c'est-à-dire la francophobie, s'est déchaînée aux États-Unis en 2003, lorsque Paris, associé à Berlin, Moscou et Pékin, refusa d'approuver l'invasion de l'Irak à l'ONU. Condy Rice déclara : « Nous allons punir la France, ignorer l'Allemagne, et pardonner à la Russie pour leurs postures rétives. » Donald Rumsfeld qualifia Paris et Berlin de « vieille Europe », et de « nouvelle Europe » les nombreux pays de l'Est qui soutenaient la position américaine. Le

futur candidat à la présidence John MacCain choisit pour sa part le terrain du sexisme dans le New York Times du 14 février 2003 : « La France est comme une vieille actrice des années 1940 essayant toujours de se faire inviter à dîner pour son look, mais qui n'a plus la tête pour ça ! » Ceci pour ne parler que de prises de position de hauts responsables américains. C'est ainsi qu'une vague d'hystérie collective peut saisir même une grande démocratie. L'hyperpuissance du modèle américain actuel n'a eu comme équivalent historique que l'Empire romain, qui régnait par son modèle culturel intégrateur autant que ses armées et s'entourait d'un limes contre les Barbares aux frontières lointaines de l'Empire. Les Européens devraient commencer à penser leur sécurité et celle des démocraties par eux-mêmes : relations avec la Russie, avec la Chine, construction d'une sécurité multipolaire, réflexion propre sur le concept stratégique de l'OTAN... Totalement dépendants de la réflexion américaine, ils ne cherchent pour l'heure que les moyens de consolider la relation avec les États-Unis. L'ancien Premier ministre Édouard Balladur dans son livre intitulé Pour une alliance euroatlantique évoque le « camp des démocraties » en ne citant jamais le Japon, l'Australie, la Corée ou l'Inde, démontrant par là même la dépendance aveugle que nombre d'élites du plus haut niveau continuent à conserver à l'égard de Washington. La dynamique politique américaine actuelle à travers le mouvement des tea parties permet de penser que l'unilatéralisme ne s'est peut-être pas définitivement éteint avec G. W. Bush. Que feraient alors les Européens ?

David Frum : la lutte de contre-prolifération par la prolifération David Frum, en fonction dans l'administration américaine de 2001 à 2002, est l'un des auteurs du discours de G. W. Bush sur les « axes du Mal ». Il est l'auteur de l'article intitulé « La rupture mutuellement assurée », paru dans le New York Times du 10 octobre 2006, dont voici un extrait. Il entend lutter contre la prolifération des armes de destruction massive... par la prolifération. « L'essai nucléaire coréen [...] marque le dramatique échec d'une douzaine d'années de diplomatie américaine. Une nouvelle approche est indispensable et l'Amérique doit se donner trois objectifs.

« Le premier est l'accroissement de la sécurité de ses alliés directement menacés [...]. Le second est de bien mesurer le coût que doit payer la Corée du Nord pour son programme nucléaire, prix qui doit être assez élevé pour dissuader l'Iran et d'autres régimes voyous tentés par une démarche analogue [...]. Le dernier est de punir la Chine sans laquelle Pyongyang n'aurait pu mener à bien son programme, par manque d'approvisionnements en nourriture et en énergie. Apparemment,  Beijing trouve quelque avantage dans l'instabilité qu'introduit ainsi la Corée du Nord. Si la Chine peut se comporter ainsi gratuitement, qu'estce qui peut dissuader Moscou d'aider l'Iran et le Pakistan demain ? D'aider l'Arabie nucléaire ou l'Égypte ? [...] Pour atteindre ses objectifs, les États-Unis ont quatre réponses rapides. « 1.  D'abord poursuivre le programme de défense antimissiles qui n'a pas besoin d'être totalement efficace pour rendre la vie beaucoup plus compliquée à un pays agressif mais faible comme la Corée du Nord. Déployer le système antimissiles d'efficacité croissante permettrait d'atteindre un autre objectif, à savoir la punition indirecte de la Chine qui verrait s'éroder l'efficacité de ses missiles, utilisés pour faire pression sur Taiwan. « 2. Mettre un terme à l'aide humanitaire et convaincre la Corée du Sud d'en faire autant [...] ferait peser le véritable prix que doivent payer la Corée du Nord mais aussi la Chine dont les dirigeants expliquent qu'une catastrophe économique et humaine chez leur voisin enverrait des flots de réfugiés dans leur pays. C'est du bluff ! Si le risque effraie tant Beijing, pourquoi les États-Unis et la Corée du Sud devraient l'aider à y faire face ? Laissons la Chine payer le prix véritable du soutien apporté à son client. « 3.  Inviter le Japon, la Corée du Sud, l'Australie, la Nouvelle-Zélande et Singapour à rejoindre l'OTAN –  et même inviter Taiwan à envoyer des observateurs [...]. « 4.  Peut-être Chinois et Nord-Coréens pensent-ils que le récent test nucléaire a changé l'équilibre stratégique dans le Pacifique en leur faveur ? [...] Encourager le Japon à renoncer au traité de non-prolifération et à créer sa propre dissuasion nucléaire montrerait que la Seconde Guerre mondiale est bel et bien finie [...]. Un Japon nucléaire est ce que Chine et Corée du Nord redoutent le plus [...]. Peut-être même l'Iran en tirerait-il les leçons [...]. La politique parallèle serait évidemment d'aider Israël à améliorer ses programmes nucléaires et ses capacités de ciblage. « Des pays comme la Corée du Nord et l'Iran cherchent à se doter de l'arme nucléaire parce qu'ils pensent que cela va assurer leur sécurité. La seule manière de

les contenir est de les convaincre qu'il n'en est rien [...]. Quand la négociation échoue, comme cela fut le cas avec la Corée du Nord et comme ça l'est actuellement avec l'Iran, les régimes voyous doivent mesurer le prix exact de leurs dangereuses ambitions nucléaires. »

112 Selon l'expression de Gnesotto (N.), « Europe et États-Unis – Visions du monde, visions de l'autre », Institut d'études de sécurité, Analyse, mars 2004. 113 L'essentiel des analyses développées ici sont reprises de Conesa (P.), Les Mécaniques du chaos  : bushisme, terrorisme et prolifération, éd. de l'Aube, coll. « Monde en cours », La Tour-d'Aigues, 2007, 171 p. 114 Exactement comme les islamistes radicaux excluent l'idée même de compromis sur le mode de vie « islamique » ou l'adaptation de la religion à la modernité. 115 « Why the Rest of the World Hates America ? », International Herald Tribune, 2 juin 2003. 116 Voir l'analyse de Tertrais (B.), La Guerre sans fin : l'Amérique dans l'engrenage, Le Seuil, coll. « La République des idées », Paris, 2004, 96 p. 117 Brzezinski (Z.), Le Grand Échiquier : l'Amérique et le reste du monde, Hachette Littératures, coll. « Pluriel, Actuel », Paris, 2004, 288 p. 118 Nye Jr (J.S.), So Power : The Means to Success in World Politics, Public Affairs, Harvard, États-Unis, 2005, 208 p. 119 Conesa (P.), op. cit, 2001. 120 Dans l'affolement du 11-Septembre, quand l'Amérique cherchait des cellules terroristes sur toute la surface de la planète, un analyste de la CIA fit savoir confidentiellement à la presse que la Côte d'Ivoire était infectée. En fait il avait confondu « Abidjan » et « Azerbaïdjan ». Histoire véridique. 121 Traduction par CNN, disponible sur YouTube.

L'ennemi médiatique Un article paru dans le Point du 24  mars 2011 retrace la genèse de la diplomatie française en Libye : « La diplomatie est parfois simple comme un coup de fil passé depuis un salon rococo de l'hôtel Raphaël. Bernard-Henri Lévy  : “Je t'appelle car je pars demain en Libye. Si jamais j'ai un contact intéressant sur place, qui peut être utile ou nous éclairer sur la situation, je peux te téléphoner de là-bas ?” Nicolas Sarkozy : “Naturellement, n'hésite pas !” Dimanche 27 février, le philosophe raccroche son téléphone et boucle ses valises [...]. La réunion du Conseil national de transition (CNT) se tient dans une maison coloniale, qui fut une résidence protocolaire du temps où Kadhafi avait la main sur la ville. [BHL] prend la parole devant les huit membres du comité  : “Je suis en contact avec Nicolas Sarkozy. Je n'appartiens pas au camp politique de mon président, mais je peux essayer de vous le faire rencontrer.” À l'unanimité, les membres du CNT présents acceptent la proposition [...]. Deux heures plus tard, BHL réussit enfin à joindre Sarkozy. Il lui raconte la Libye, le chaos, mais aussi l'espoir et la réunion du CNT. “Prends contact avec Jean-David Levitte. Je recevrai tes amis avec plaisir”, lui répond le président. “Ce sont les Massoud libyens, crois-moi. Si tu les reçois, c'est un acte politique majeur.”122 »

Cet extrait démontre le rôle nouveau joué par les intellectuels médiatiques dans les crises actuelles. En effet, il n'existe plus de risque de guerre mondiale ou de crise stratégique menaçant l'existence d'une grande démocratie. Rien aujourd'hui ne permet de penser que la prolifération ou le terrorisme constituent une menace de l'ampleur de ce qu'a été le complexe militaro-industriel soviétique. La planète n'est pas plus sûre, elle est simplement moins dangereuse. Mais entre les rébellions recensés par Mondes Rebelles 123 et les Ongoing conflicts du CSIS américain, comment se font dorénavant les choix ? Qui pèse dans les émois publics ? Qui désigne les victimes et les bourreaux ? Pourquoi les pays occidentaux se sont-ils trouvés militairement engagés au Timor, en Haïti ou en Libye ? Pourquoi une telle mobilisation pour le Tibet occupé par la Chine

communiste alors que le Dalaï Lama, « Dieu vivant sur terre », est le représentant d'un des régimes théocratiques les plus archaïques qui soient ? Pourquoi est-il fait citoyen d'honneur par Paris, capitale du pays de la laïcité ? Nous sommes entrés dans l'époque de l'ennemi médiatique, catégorie propre à la période actuelle. « Internationaliser » une crise sans enjeu stratégique est un savoir-faire qu'il faut tenter de comprendre. On entend ici par internationalisation non pas le risque d'extension du conflit, mais l'intérêt que va lui manifester la communauté occidentale. L'exemple le plus typique a été la mobilisation internationale pour la crise somalienne en 1992. Les chefs de guerre pillaient l'aide humanitaire et les casques bleus pakistanais, impuissants et peu désireux de s'y opposer, donnaient le sentiment d'un défi lancé à la communauté internationale. L'émoi médiatique suscita l'opération multinationale « Restore Hope » (« Ramener l'espoir ») mise sur pied fin 1992 sous commandement américain afin d'assurer le respect du cessez-le-feu à Mogadiscio la capitale, et la protection du personnel, des installations et du matériel de l'ONU. Elle devait aussi escorter l'aide humanitaire jusqu'aux centres de distribution. Des GI's au visage noirci débarquèrent en rampant de nuit sur les plages somaliennes sous les projecteurs des caméras de télévision américaines qui transmettaient en direct. Bernard Kouchner, alors secrétaire d'État à l'Action humanitaire, avait pris la pose pour les photographes, un sac de riz sur le dos, et un présentateur du JT de la première chaîne française fit son journal depuis Mogadiscio. Les chefs de guerre somaliens en avaient décidé autrement : dix-huit soldats américains furent tués dans une embuscade, des corps brandis comme des trophées traînés à l'arrière de véhicules et c'en était fini de la force internationale. Aujourd'hui, la Somalie est dans un état à peu près équivalent et les Somaliens souffrent toujours. Pourtant, ils ne mobilisent plus l'opinion. La dimension humanitaire de la crise ne suffit plus. C'est la piraterie qui a pris le dessus. Il y aurait donc de bonnes et de mauvaises crises ? Certains faiseurs d'opinion sont prompts à les classer.

Comment faire ? Pour la première fois de l'histoire, la guerre du Golfe en 1991 fut suivie en direct grâce à CNN. Dans le vide idéologique et stratégique de l'après-Guerre froide, c'est dorénavant la médiatisation qui crée l'événement. Romeo Dallaire,

général canadien commandant les forces onusiennes, témoin impuissant du massacre des Tutsis au Rwanda, dit un jour « qu'un correspondant de presse valait un bataillon sur le terrain ». L'image et l'émotion l'emportent sur l'analyse, les facteurs intérieurs d'émoi de l'opinion deviennent les déterminants forts de la politique étrangère et l'emportent sur l'enjeu stratégique réel de chacune des crises. Mais l'espace intellectuel du journal télévisé, véritable thermomètre émotionnel, est limité, car il n'est pas techniquement possible d'évoquer deux crises graves dans le même journal. L'« ennemi médiatique » est donc celui que les médias vont choisir de désigner au journal du soir puis ensuite dans les hebdomadaires et les quotidiens. Noam Chomsky avait étudié le phénomène à propos de la guerre du Vietnam dans un livre très fouillé124. À l'inverse, une bonne partie de l'opinion publique arabe regarde Al-Jazirah qui a offert nombre d'interviews à Thierry Meyssan et elle croit à la thèse de l'attentat du 11Septembre fomenté par les Juifs et les Américains. Pour être internationalisée, une crise doit dorénavant obéir aux canons médiatiques. Quels sont-ils ? Des images, du sang, des victimes. Au Myanmar (ex-Birmanie), on entend parler de répression mais on a peu d'images : difficile de se passionner longtemps. Au Sud-Soudan, les victimes sont visibles, mais la crise est trop complexe et les agresseurs ressemblent aux victimes. Aucune crise ne peut survivre à l'absence durable d'images. En Syrie actuellement, l'usage des téléphones portables permet la transmission d'images mais leur qualité médiocre en rend difficile l'exploitation. Si elles manquent, on peut toutefois les remplacer, si les faits de répression sont établis : ainsi des photos de manifestations des moines bouddhistes réprimées par la police népalaise ont été utilisées par la presse de caniveau allemande pour illustrer la répression chinoise à Lhassa. Tout est  une question de cadrage ! La télévision française s'est aussi trompée. Pour montrer les manifestations réprimées par la police en Iran contre l'élection du président Ahmadinejad, elle utilisa des images prises au Honduras125. Mais personne ne discute la répression à Téhéran ou à Lhassa ! Donc... Des victimes filmables sont essentielles, quitte à oublier l'analyse : les zones tribales du nord du Pakistan, fermées aux journalistes, ne produisent pas d'images des victimes des bombardements américains, en revanche les télévisions abondent d'images des victimes des attentats à Peshawar ou à Karachi. La violence terroriste, plus visible, semble donc plus condamnable que la violence militaire des bombardements alliés. À l'inverse, la loi américaine interdisant de montrer des images reconnaissables des victimes américaines, les corps disloqués ou brulés

des attentats du 11-Septembre n'ont pas été filmés. En revanche, les médias américains peuvent montrer des images de victimes non américaines des attentats. Pour la rue arabe, il n'y avait pas de victimes américaines. Preuve subliminale du complot. De l'émotion, si possible chiffrée ! L'aide en Somalie aurait été pillée à « 80 % ». Ce seul chiffre dont personne ne connaît l'origine suffisait à soulever le cœur. L'armée irakienne était « la quatrième armée du monde » (on ne sait toujours pas laquelle était la troisième). Le plus magnifique exemple d'émotion provoquée par une manipulation médiatique est l'histoire du pillage des couveuses dans les maternités koweitiennes par les troupes de Saddam Hussein lors  de l'invasion du pays en 1991. Raconté par une jeune fille en larmes en direct lors d'une audience du  Congrès, cet épisode contribua fortement à convaincre les téléspectateurs américains de l'ignominie de Saddam et donc de la justesse de la cause. On découvrit par la suite que l'histoire, montée par le gouvernement koweïtien en exil avec l'aide d'une société de communication américaine, était complètement fausse et que la jeune fille était la fille de l'ambassadeur du Koweït aux États-Unis. Elle n'avait donc jamais pu assister aux scènes qu'elle avait racontées avec tant d'émotion. Parallèlement, le massacre froid causé par l'embargo de plus de dix ans contre l'Irak, responsable de la mort de plusieurs centaines de milliers d'Irakiens, des enfants surtout, mobilisa peu l'opinion, faute d'images. Le leader rebelle doit être médiatique : Izetbegović avec son béret ; Massoud avec sa belle gueule de chef de guerre et son couvre-chef tadjik dans les montagnes du Panshir ; Aung Son Suu Kyi avec son beau visage de femme inflexible ; tous sont plus médiatiques qu'Ibrahim Rugova, le leader pacifiste du Kosovo avec son vieux pull tricoté par sa mère et son écharpe pendante d'étudiant attardé. « Il nous faudrait un Dalaï Lama ! » proclama Rebiya Kadir, figure de la lutte des Ouighours en 2010. À l'inverse, un leader qui ne veut pas se montrer gêne la médiatisation d'une crise, aussi légitime soit-elle. Prabarakhan, le leader des Tigres Tamouls, ne se laissait jamais photographier et n'accordait aucune interview. Cela dit, un leader masqué, cela marche un certain temps : le sous-commandant Marcos avec son passe-montagne et sa pipe a largement fait connaître la cause des Indiens du Chiapas. L'exotisme doit prêter à un certain romantisme  : les fiers moudjahidin afghans « combattants de la liberté » ; les farouches guerriers tchétchènes contre la barbarie russe ; les moines tibétains en robe safran poursuivis par des policiers chinois... Les Ouighours doivent encore se trouver un créneau, les manifestations

de rues ne suffisent plus. Une petite touche de bon sauvage happé par le modernisme est toujours crédible. Le Tibet représenté par le Dalaï Lama (étymologiquement « Océan de sagesse », quatorzième du nom, Dieu vivant sur terre) est plus médiatisable que le Parlement des Tibétains en exil, pourtant plus proche de nos canons politiques. Le programme doit renvoyer à des thèmes politiquement corrects. Ainsi les discours du Dalaï Lama devant le Conseil de l'Europe insistent-ils sur le respect de l'environnement et la non-violence voire le pacifisme, pas sur le statut du régime théocratique qui se reconstituerait en cas de retrait de la Chine. Ainsi a-t-il pu devenir citoyen d'honneur de la ville de Paris, capitale du pays de la laïcité qui vient d'adopter diverses lois pour interdire le port de signes religieux dans l'espace public ! La médiatisation impose aussi d'être très attentif aux contraintes de calendrier : ne jamais annoncer un génocide ou même chercher à populariser une cause pendant un événement sportif planétaire comme les Jeux olympiques ou la Coupe du monde de football. Les médias ne pouvant pas, on l'a vu, traiter deux crises graves simultanément, il faut se coordonner. Un scénario simple, voire simplifié, rend identifiable le rôle de chacun, du bon et du méchant, et permet de raconter une histoire : c'est le « storytelling » indispensable en communication126. Les crises trop compliquées comme celle du Congo, conflit le plus meurtrier depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, suscitent difficilement l'intérêt : combattants irréguliers, leaders corrompus, chefs de guerre, violences aveugles, viols collectifs, enfants-soldats... Il faut pouvoir exposer une cause bipolaire dans laquelle les victimes sont pures et les méchants impurs. « Pendant dix ans, l'Armée rouge a cassé l'Afghanistan, dans les ruines s'installèrent les gangsters puis les talibans, et Ben Laden vint. Conclusion les Twin Towers ! » écrit Glucksman dans un raccourci saisissant127. Mais c'est bien sûr ! Que n'y a-t-on pensé plus tôt ? Les méchants parfaits sont les Chinois, les Iraniens, les Russes... Il est plus difficile de dénoncer le gouvernement mexicain pour la crise du Chiapas ou le gouvernement pro-occidental du président Moubarak qui voulait nommer directement son fils à sa succession. L'innocence ! De mauvais comportements des victimes mettent les médias et les soutiens en difficulté. Le sort des musulmans opprimés ne touche pas les opinions occidentales parce qu'implicitement leur cause peut être disqualifiée pour acte de « terrorisme ». Le séisme en Arménie de 1988 souleva une vague de solidarité que le tremblement de terre en Iran quelques mois auparavant n'avait pas provoquée. La prise d'otages de l'école primaire de Beslan qui aboutit à

365 morts, dont 189 enfants, et près de 700 blessés, a brutalement entaché l'image des « fiers combattants tchétchènes ». Prendre un otage occidental peut être une arme à double tranchant. Aujourd'hui l'enlèvement est devenu une industrie (14 000 kidnappings dans le monde en 2008) et il devient difficile pour les médias de différencier l'enlèvement crapuleux comme il se pratique en Colombie, la prise d'otages à but politique afin d'échanges de prisonniers (1 000  prisonniers palestiniens contre le soldat Shalit), du rapt exécuté par les services de la CIA. Les belligérants des conflits contemporains ont compris l'intérêt de la communication. Dans la guerre civile yougoslave, chacun des trois camps avait adopté une stratégie propre. Les Serbes pratiquaient le journalisme censuré à la yougoslave qui doit dire ce qu'on lui dit de dire. Ils ont perdu la bataille de la communication. Les Croates, en position d'infériorité militaire, ont rapidement adopté le journalisme « ouvert » en organisant des visites guidées destinées à montrer l'injustice de la situation et la violence de l'épuration ethnique par les Serbes. La région des Krajinas, occupée par les sécessionnistes serbes, a été un lieu de nombreuses visites organisées à destination d'hommes politiques et de journalistes occidentaux. Mais l'accès en fut brutalement fermé quand l'armée croate reprit la région par la force, procédant à son tour à l'épuration ethnique des habitants serbes. Les Bosniaques, pour leur part, ont vite compris l'avantage de la stratégie victimaire consistant à présenter un tableau volontairement aggravé de la situation humanitaire ou militaire à Sarajevo. Selon un correspondant de l'AFP sur place, à chaque bombardement, les chiffres de victimes étaient fortement grossis et ne correspondaient jamais au nombre de tombes fraîches creusées au cimetière de la ville assiégée. Dans la guerre civile algérienne, l'unité de compte des victimes ne pouvait être que des morts par milliers, phénomène difficilement compréhensible dans un conflit de « basse intensité ». Quand les conditions médiatiques sont remplies, se pose une seconde question : qui porte la cause ? Qui va accéder à l'espace médiatique pour jouer le rôle du défenseur porte-parole ? Sont donc apparus dans le champ médiatique de nouveaux médiateurs qui contribuent à hiérarchiser la crise et désigner l'ennemi, de nouveaux « marqueurs d'ennemi » : intellectuels médiatiques, diasporas et dans certaines conditions organisations humanitaires. Mais l'ennemi médiatique, à la différence des catégories précédentes, ne justifie pas toujours une action armée, il peut être simplement un objet de dénonciation consensuelle.

J'accuse... (moi aussi)

Le titre du fameux manifeste de Zola de 1898 contre la condamnation du capitaine Dreyfus est devenu un exercice imposé pour les intellectuels, à la recherche de causes internationales depuis la disparition du monstre communiste128. Les intellectuels médiatiques français sont une catégorie contemporaine d'hommes omniscients qui tirent leur notoriété d'une posture de défense des valeurs (des « porte-concepts », dit-on) et de la personnalisation qu'ils font d'une crise plus que de leur expertise sur le sujet. Ils se posent donc en « briseurs de tabous », en « pourfendeurs d'idées reçues »129. La décennie 1970 a marqué une rupture générationnelle : nous sommes passés des pétitionnaires aux hommes de médias130. « Esprits brillants » –  catégorie spécifiquement française  –, ils se prononcent sur tout. Leur capacité d'accès aux médias permet à certaines causes de « sortir ». Paul Garde, universitaire, véritable connaisseur de la Yougoslavie contemporaine, avait du mal à faire paraître des articles sur la crise naissante en 1989-1990, jusqu'à ce que BHL et d'autres intellectuels se mobilisent. Qu'est-ce qui fait l'originalité de cette génération ? À la différence de leurs prédécesseurs plutôt pacifistes, ils sont interventionnistes. La génération de la liste pour les élections européennes de mai 1994 « L'Europe commence à Sarajevo ! », composée de Bernard-Henri Lévy, Pascal Bruckner, André Glucksmann... constituée pour alerter l'opinion, s'afficha interventionniste comme plus tard celle des intellectuels américains qui soutinrent la guerre en Irak. Le manifeste des 60 (intellectuels américains) intitulé « Pourquoi combattons-nous ? », paru en février 2002, apporta son soutien à la guerre décidée par la Maison-Blanche et inscrivit la lutte contre le terrorisme dans les paramètres traditionnels de la guerre juste. Le manifeste proclame le droit des États-Unis à répondre à l'attaque subie le 11  septembre 2001, droit que personne ne met réellement en doute, mais sans répondre aux questions que pose la riposte américaine : Qui est l'ennemi ? Quelle est la limite permise des opérations de guerre que comptent mener les États-Unis au-delà de l'Afghanistan ? Globe-trotters des malheurs du monde, les intellectuels médiatiques font du « résistentialisme » selon le mot de Pascal Bruckner. Ils n'hésitent pas à dénoncer les mal-pensants. Ainsi dans un article récent, intitulé « J'accuse le régime chinois ! », Guy Sorman131 fustige-t-il « les sinophiles en quête de visa [...], nos affairistes en quête de contrats [...], nos politiciens en quête de flatteries [...] sans états d'âme. » Ils se veulent hommes de terrain, habités d'une fascination certaine pour les lieux de guerre. « Chacun sa guerre d'Espagne », constatait Bernard Kouchner en

1996132. BHL avait prétendu qu'avec quelques avions de combat, Sarajevo aurait été libéré133. Dans un reportage intitulé sobrement « Choses vues en Algérie » du Monde des 8 et 9 janvier 1998, il expliqua que le centre d'Alger des années noires vivait normalement. Il n'avait pas besoin de se déplacer pour dire cela. On pourrait trouver nombre d'exemples comme ses papiers récents faits à l'occasion d'une visite faite sur la place Tahrir durant la révolution égyptienne ou Le Journal du Dimanche du 6  mars 2011 à la suite de son retour de Lybie. On trouvera plus bas son reportage sur le bombardement de Gaza intitulé « La guerre vue d'Israël », dans lequel il utilise le même processus de démonstration : être allé sur place pour expliquer le drame du canonnier de char qui doit tirer sur une maison civile. D'autres, moins voyageurs, argumentent à distance grâce à des artifices intellectuels  : Alexandre Adler écrit ainsi sur n'importe quelle crise134, associant avec maestria les pièces imaginaires d'un puzzle compliqué. Ainsi à l'occasion d'une émission « C dans l'air » du mardi 3  mai, a-t-il été le seul à expliquer les rapports compliqués entre la CIA et les services de renseignement pakistanais, certain de n'être jamais démenti ni par l'une ni par les autres qui n'ont pas pour habitude de faire des communiqués publics. L'argumentaire destiné à la mobilisation de l'opinion publique est assez récurrent  : l'« esprit munichois » des responsables politiques occidentaux, la « barbarie à nos portes », le « témoignage vécu » par l'intellectuel... Certains sont multicartes (BHL sur  l'Afghanistan, la Bosnie, la Libye, l'Égypte, le Pakistan, Israël, l'Algérie d'où il ramène des « Carnets de guerre »...), d'autres sont spécialisés (Glucksmann sur la Russie et ses appendices). L'expertise ou la qualité de l'analyse importe moins que le succès de librairie. BHL, lyrique sur l'Amérique, écrit  : « L'Amérique est une terre-de-contrastes  : “magnifique et folle”, “gourmande et modeste”, “ivre de matérialisme et de religiosité”, “puritaine et outrageuse”, “regardant vers l'avenir et obsédée par le passé”135. » La pétition, moyen traditionnel, est devenue surannée. (Elle reste cependant une forme de soutien plus distant sur des causes qu'on connaît mal  : l'Organisation des Moudjahidines du peuple, secte politico-religieuse iranienne responsable de quelques dizaines d'attentats en Iran, a le soutien pétitionnaire de Mme  Mitterrand, Mgr  Gaillot et José Bové.) La pétition est aujourd'hui remplacée par une chronique dans un grand média ou une émission télévisée. Ainsi BHL a, par deux fois, réglé la crise afghane dans sa chronique du Point  : une première fois le 24  septembre 2009, puis une seconde fois le 5  novembre, expliquant pourquoi et comment les talibans peuvent être vaincus. Il n'est pas le seul à pouvoir résoudre la crise afghane. Guy Sorman dans Le Figaro du 21 août

2009 propose un plan Marshall pour l'Afghanistan : « investir massivement [...] dans la production d'énergie, dans des industries agricoles, mécaniques, textiles ». La France a des Super Intellectuels comme les Américains ont des super héros. On aurait pu imaginer un tandem BHL-Stallone pour régler la question afghane. Il existe quelques produits dérivés. BHL invente une nouvelle catégorie d'enquête, le « romanquête » consacré à l'assassinat de Daniel Pearl qui lui permet d'affirmer sans aucune preuve, ni investigation. Il a été vertement contredit par Mme  Pearl et par Ahmed Rashid, journaliste pakistanais, de loin le meilleur connaisseur des talibans. Il est vrai qu'on a quelque mal à imaginer BHL enquêtant dans les rues de Peshawar. Mais son succès est assuré par l'accès aux médias. Thierry Ardisson, dont les émissions sont souvent prescriptrices, garantit un bon lancement. Ses « Infotainments », mélanges d'informations et de distraction, ont assuré également une part du succès de Thierry Meyssan, avant qu'Ardisson se voie rappelé à l'ordre par le CSA. Les intellectuels médiatiques se veulent conseillers du Prince avec parfois une capacité d'influence certaine  : le président de la République et le ministre des Affaires étrangères ont commandé à BHL, en février 2002, un rapport sur l'Afghanistan dans lequel il explique comment la guerre est gagnable. On regrette de ne pas lui avoir confié le poste de commandant en chef (qui malheureusement l'aurait éloigné de Paris). Dans les opinions occidentales, l'enjeu de la crise n'est plus stratégique mais politico-médiatique. Tony Judt, historien américain spécialiste du mouvement intellectuel en France, faisait le constat suivant136 : « Le fait d'écrire des livres sur la Bosnie dans lesquels la plupart des auteurs n'ont pas grand-chose de nouveau à dire, mais veulent que ce soit dit par eux, constitue un élément théâtral. » L'analyse faite pour la guerre en Bosnie est généralisable à nombre de crises actuelles.

Touche pas à mon génocide ! Les diasporas sont un phénomène en croissance continue, tant en termes de variétés que d'organisations. Yves Lacoste réserve le terme à une communauté marquée par un exode massif provoqué par une contrainte violente plutôt que par une quête individuelle de meilleures conditions de vie. Le souvenir douloureux contribue à maintenir l'identité des expatriés et la volonté d'une justice même

tardive. Pourquoi ne retenir que cette définition des diasporas ? Parce que, selon nous, la démarche adoptée par nombre d'entre elles contribue à la nouvelle désignation d'ennemis, l'enjeu n'étant plus cette fois la guerre, mais la visibilité politique. Les diasporas jouent de leur double identité pour, d'une part, se faire reconnaître un statut, et, d'autre part, influencer la diplomatie de leur pays d'accueil. Aux États-Unis, ce sont les Juifs137, les Cubains, les Arméniens, les Irlandais et, d'une façon générale, les Américains à trait d'union  : ItaloAméricains, Afro-Américains, Hispano-américains... ; en Grande-Bretagne, les Pakistanais, les Antillais ; en Allemagne, les Croates, les descendants des Allemands des Sudètes expulsés en 1945 ; en France, ce sont les Juifs, les Arméniens, les Antillais, les Algériens ; en Australie, les Aborigènes et les Croates ; au Canada, les descendants des Indiens et des Ukrainiens qui veulent faire reconnaître comme génocide la grande famine organisée par le pouvoir stalinien en 1932-1933, l'Holodomor (l'extermination par la faim). Les diasporas ont d'autant plus d'influence qu'elles agissent dans le cadre de pays démocratiques ayant un rayonnement international. La magistrature morale du martyre donne un poids et une responsabilité nouvelle. Comme le fait remarquer Tzvetan Todorov138, la vision des guerres a changé depuis la Shoah et les guerres de décolonisation. Selon lui, une mutation s'est produite dans la  mémoire collective. Aujourd'hui ce sont les anciennes victimes plutôt que les anciens héros qui font l'objet d'un maximum d'attentions et de sollicitations. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, selon Todorov, on parlait avec le plus de respect des déportés politiques, anciens résistants ; ils avaient agi, ils méritaient donc la reconnaissance de la patrie. L'existence même des déportés « raciaux », c'est-à-dire juifs, était souvent passée sous silence. Ils n'avaient rien fait, il n'y avait donc pas de raison d'en parler. Trente ans plus tard, la situation s'est inversée. « Car l'attention s'est déplacée vers les victimes de la persécution antisémite, objet du crime suprême, le crime contre l'humanité. Ces victimes-là n'avaient pas agi, le mal qui leur était infligé était encore plus grand. Cette consécration au sommet d'une hiérarchie symbolique du récit victimaire à la place du récit héroïque témoigne indirectement d'un renforcement... de l'idée de justice  : qui aurait l'idée de se réclamer de la place de victime s'il n'y avait espoir de voir reconnue sa souffrance et d'obtenir réparation. » Ce constat doit se doubler d'un second, plus médiatique, lié au capital politique que délivre la dénonciation d'un génocide que revendiquent aujourd'hui nombre de diasporas  : Arméniens, Noirs antillais, Ukrainiens, Allemands des

Sudètes... On compte près de quatre-vingt-dix lieux de mémoire sur la Shoah139 dans le monde, dont vingt-cinq aux États-Unis, quatre au Canada, un seul en Asie (Japon), trois en Amérique latine. En dépit de l'unicité du massacre juif par les Européens, le génocide n'a pas valeur universelle, ce que les Occidentaux ne comprennent pas. Washington DC a un musée consacré à la culture indienne et n'a toujours pas de musée de l'esclavage, et New York un musée de l'Holocauste, génocide imputable aux Européens, alors que n'existe aucun mémorial au massacre des Indiens, génocide spécifiquement américain. Les génocides des autres permettent de donner des leçons, les siens, c'est plus compliqué ! Le phénomène n'étant heureusement pas si fréquent que cela, on l'a décliné en produits dérivés : « judéocide » pour n'importe quelle tuerie de Juifs, « écocide » pour la destruction d'un écosystème, « féminicide » pour dénoncer l'oppression de femmes, « libricide » pour la destruction de bibliothèques, « culturicide », « ethnocide »... Liste non exhaustive –  pour plus ample information, voir le livre de Jacques Sémelin Purifier et détruire 140. La victimisation est un élément important de cohésion de la diaspora. La stratégie se décompose en trois temps : la qualification légale du massacre originel en crime contre l'humanité ou génocide ; l'inscription dans les programmes de l'enseignement de l'histoire ; et si possible une action de défense en justice. Une loi permet la pénalisation du débat et de la recherche historique. La rétroactivité, normalement impossible en droit pénal, permet dorénavant dans les cas imprescriptibles de crimes contre l'humanité de mener une action pénale à l'encontre d'un crime commis il y a près de six siècles, si un historien s'amuse à contester certaines données concernant, par exemple, l'esclavage. En plus des six lois existantes (dont les lois du 13  juillet 1990 Gayssot, du 21  mai 2001 dite Taubira sur l'esclavage, du 29  janvier 2001 sur le génocide arménien et du 23 février 2005 sur la présence française outre-mer), il y aurait une vingtaine de projets de lois mémorielles sur le bureau des questeurs de l'Assemblée selon Pierre Nora141. « La liste des lois mémorielles montre bien quelles ont été les considérations à l'origine de leur adoption  : des considérations essentiellement électorales qui ne sont pas méprisables mais qui relèvent plus de l'émotion que de la raison », constatait René Rémond. La mécanique se déchaîne s'il est possible d'accéder à une organisation internationale dont le résultat médiatique est plus assuré. Le point 150 du document final de la conférence de Durban est le dernier relevé de victimologie. Qu'on en juge. La conférence « appelle les États à s'opposer à toutes formes de racisme, à reconnaître la nécessité de contrer l'antisémitisme, l'anti-arabisme, et l'islamophobie partout dans le monde ». La

mécanique étant lancée, on trouve du génocide partout : ainsi la charte fondatrice du BJP, parti nationaliste et raciste hindou, mentionne « l'Holocauste que les Musulmans ont fait subir [aux Indiens]142 ». Une place dans les programmes scolaires, c'est-à-dire une réécriture de l'histoire du point de vue des victimes « statutaires », est un pas important. Un étrange parallélisme rapproche deux de nos lois. L'article  2 de la loi Taubira précise : « Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l'esclavage la place conséquente qu'ils méritent. La coopération qui permettra de mettre en articulation les archives écrites disponibles en Europe avec les sources orales et les connaissances archéologiques accumulées en Afrique, dans les Amériques, aux Caraïbes et dans tous les autres territoires ayant connu l'esclavage sera encouragée et favorisée. » L'alinéa 2 de l'article 4 de la loi sur la présence française outre-mer déclare pour sa part : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l'histoire et aux sacrifices des combattants de l'armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. » On invente une sorte d'histoire à la carte relevant de la loi et pas de la recherche historique. Enfin le poids institutionnel d'une diaspora dans le débat public donne un accès reconnu à l'espace politique important en termes de lobby. L'American Israeli Cooperation Enterprise affiche sur son site son influence directe sur 14 sénateurs sur 100, et 31 représentants sur 435 (pour une population juive de 2 % de la population américaine totale). Les leaders de la diaspora peuvent chercher à interdire certains débats. Lors du procès de Kravtchenko, Margaret Buber-Neumann, rescapée du goulag et de Ravensbrück, femme du dirigeant du PC allemand emprisonné, donnant son témoignage sur le goulag, fut traitée d'épouse de « renégat » par des communistes français. Et la condamnation, le 27  mai 2005, par la cour d'appel de Versailles d'Edgar Morin, sociologue de renommée internationale, de Sami Naïr, ancien député européen, et de Danièle Sallenave, universitaire et écrivain, équivaut à dire que la critique d'Israël est de la diffamation raciale. Enfin, une action en justice, qu'elle soit individuelle ou collective, permet d'attirer les médias. Le Collectifdom 143 assigne en justice Olivier PetreGrenouillau, auteur des Traites négrières 144, en utilisant un argument intéressant  : « En disant que la traite s'est étendue sur treize siècles et cinq continents, M.  Petre-Grenouilleau a révélé la volonté d'éluder le  caractère particulier de la traite transatlantique, en impliquant une couverture temporelle et

géographique plus vaste que celle de la loi. » Les communautés noires de France dénoncent le travail de cet historien parce qu'il démontre que les trois formes d'esclavages qui ont frappé l'Afrique (commerce triangulaire, traite vers le monde arabe en Afrique de l'Est et traite intra-africaine) auraient eu les mêmes effets démographiques, ce qui donc banaliserait la traite faite par les Occidentaux. Il faut reconnaître que celle-ci crée du capital politique dans les démocraties, les deux autres, non. L'action en justice vise aussi à créer une responsabilité universelle et éternelle susceptible de toujours tirer argument. Ainsi une class action (action collective) américaine attaqua la SNCF pour complicité avec l'occupant allemand pour avoir déporté des Juifs français. Individuellement, on peut aussi tenter sa chance, comme le fit Alain Lipietz, le député vert, également contre la SNCF, au titre de ses parents déportés. Quel rapport avec la fabrication de l'ennemi, le pays d'accueil n'ayant qu'un rapport lointain avec le  massacre fondateur ? Il y a alors trois niveaux d'action possibles : empêcher la paix, aider la révolte et empêcher la réconciliation. Le statut de victime est devenu socialement plus important que celui du héros guerrier. Si la Shoah a un caractère spécifique par la volonté explicite d'extermination complète d'un peuple, d'autres massacres ou attitudes génocidaires méritent aussi l'attention. Mais il est difficile d'en discuter et de laisser les historiens faire un travail d'analyse. La communauté arménienne de France s'est opposée à la constitution d'un comité d'historiens pourtant décidé par les gouvernements turc et arménien145. Les Allemands des Sudètes ont tenté de faire pression sur le gouvernement de la République fédérale pour empêcher la candidature de Prague à l'UE, sous réserve d'indemnisations à verser à leurs parents expulsés en 1945. On connaît le rôle essentiel joué par la communauté juive américaine qui combine plusieurs atouts  : implantée dans le pays le plus puissant du monde, organisée en associations capables de peser dans les élections locales, elle est d'autant plus liée au sort d'Israël qu'elle pense avoir failli pendant l'Holocauste. Mais la dérive extrémiste du gouvernement israélien a créé ces dernières années des fissures qui semblent profondes avec les coreligionnaires américains. Esquiver la question de l'expatriation est aussi un ressort de l'action. La renaissance du pays (création de l'État d'Israël, indépendance de l'Arménie) remet face à ses responsabilités la diaspora déchirée entre ses deux appartenances. Où est son devoir ? La communauté juive américaine, empreinte de mauvaise conscience du fait de la Shoah contre laquelle elle n'a pas réagi, se remobilise à partir de la naissance d'Israël et surtout de la guerre des Six Jours. En France, la communauté

juive d'origine sépharade venue du Maghreb qui n'a pas connu le génocide ne découvre Israël qu'après l'indépendance de l'Algérie et surjoue sa fonction de soutien. Le soldat Shalit, jeune Français qui a choisi de faire son service militaire dans Tsahal en Israël, enlevé par le Hamas, doit être échangé contre plusieurs centaines de prisonniers palestiniens, alors que Salah Hamouri-Guidoux, jeune citoyen français de religion musulmane arrêté le 13  mars 2005 pour tentative présumée d'attentat, dont  le procès a été reporté vingt-cinq fois, ne fait l'objet d'aucun soutien. Le parallélisme des deux cas serait pourtant possible. La communauté arménienne, confrontée à la renaissance de l'Arménie indépendante après 1991, manifeste sa solidarité lors du conflit contre l'Azerbaidjan et surtout du tremblement de terre. Elle fait adopter à distance une loi de condamnation du génocide, sans enjeu politique pour la France, qui risque d'aboutir à des aberrations juridiques  : un historien français pourra-t-il travailler en toute quiétude sur le sujet des massacres de 1915 ? Enfin le retour téléguidé de membres de la diaspora dans un certain nombre de pays ex-soviétiques a dans quelques cas provoqué des crises internationales. Le président Shaakashvili, certain du soutien américain dans la crise géorgienne, a pris l'initiative d'attaquer l'Abkhazie en 2008 et de risquer la riposte russe en pensant que Washington ne laisserait pas faire. Rivalité des victimisations  : le précédent des communautés juives et de l'horreur de la Shoah a fait naître une concurrence victimaire : Holocauste contre Nakba, Holocauste contre traite des Noirs, commerce triangulaire contre traite intra-africaine ou islamique, catastrophe (turque) contre génocide (arménien), grande catastrophe (grecque). Dieudonné s'est fait une spécialité peu ragoutante de dénoncer la « guerre » déclarée par les Juifs et les autorités sionistes contre le monde noir. Dans une conférence faite à Alger, le 16 février 2005, il reprend ses antiennes sur la responsabilité des Juifs dans l'esclavage, là encore sans aucune connaissance historique sérieuse. Le Code noir, ordonnance royale de 1685 réglant la vie des esclaves noirs dans les îles françaises, interdisait dans son article  1er le commerce des esclaves aux Juifs et conseillait même de chasser les Juifs des îles où ils étaient installés146. Vérité historique sans doute sans importance pour Dieudonné. L'autre principe important est celui de la défense collective. C'est une des conditions pour faire masse et peser dans le débat démocratique. La captation du statut de victime, voire son monopole, est essentielle pour interpeller un « responsable » vivant ou l'un de ses descendants. Plus le massacre ou le génocide est important, plus le champ de la responsabilité est vaste. Dès lors se crée un débat comparatif qui va déterminer le poids politique et médiatique de la

diaspora  : la Shoah a-t-elle un caractère « incomparable » ? Le commerce triangulaire d'esclaves organisé par l'Europe est-il plus ou moins grave que l'esclavagisme intra-africain ou l'esclavagisme musulman pratiqué en Afrique saharienne et de l'Est ? Les revendications de certaines associations noires participent de ce genre de rivalité mimétique. Les musulmans français, au lieu de se désolidariser des extrémistes qui demandent avec des motifs religieux des dérogations à la loi républicaine, jouent continuellement de l'ambiguïté et ont même inventé le concept d'« islamophobie » qui devient aussi présent dans le débat public que l'accusation d'antisémitisme. Le rappel des massacres passés vise à créer une créance à dimension universelle et éternelle. Pourtant les populations asiatiques chinoises et indiennes ont un peu de mal à se sentir responsables des trafics d'esclaves du commerce triangulaire ou de la Shoah comme les Occidentaux ont quelque difficulté à se sentir responsables des massacres dans la communauté chinoise en Indonésie. Les différentes lois mémorielles qui ont été peu à peu imposées sous la pression des diasporas posent des questions de plus en plus difficiles, surtout quand un pays colonisé demande ensuite au pays colonisateur de reconnaître un ou plusieurs génocides humains ou culturels comme le fait régulièrement l'Algérie pour la France.

Des victimes, mais pas d'ennemis « Pour les humanitaires, la gravité d'une crise ne peut être évaluée qu'à l'aune de son ampleur et non de sa distance. La responsabilité humanitaire s'exerce, par définition, de façon universelle. Ses principes exigent que toute souffrance, où qu'elle se produise, appelle une réponse et l'on ne voit pas pour quelle raison cette réponse devrait être reliée à l'action ou à l'inaction des Grands de ce monde. Toute hiérarchisation géographique serait une forme de discrimination inacceptable, au contraire de la responsabilité politique qui s'inscrit dans un espace particulier », écrivait Rony Brauman en 1999147. « Depuis l'échec de la communauté internationale dans son approche de la Somalie il y a dix ans, celle-ci a abandonné toute ambition d'aider les populations et regarde ailleurs. La Somalie est l'endroit où le concept, autrefois fameux, de “nouvel ordre mondial” a commencé et s'est arrêté. Personne ne parle du peuple somali et de l'état dans lequel il vit. Non parce que la situation s'est améliorée,

mais parce qu'aujourd'hui il n'y a plus personne pour être témoin des souffrances de la population, à part une poignée de volontaires qui continuent à aider les patients dans le besoin. Nulle part ailleurs le fossé n'est plus grand entre la réalité des besoins et l'aide humanitaire réellement fournie », constatait Bruno Jochum, responsable du programme Somalie pour la section suisse de MSF en 2009. Rapprocher ces deux citations montre combien la démarche humanitaire s'est transformée et combien l'émoi médiatique s'est épuisé en une quarantaine d'années, surtout depuis 1991. Les humanitaires sont aujourd'hui les acteurs les plus proches de la réalité des crises, des souffrances des hommes et de leur culture. N'ayant d'intérêt que pour les victimes, ils ne passent pas les conflits au filtre d'arguments stratégiques ou de rapports de puissance. Ils sont les premiers sur la crise, ceux qui « voient », ce que les Anglo-Saxons appellent des bystanders, parce qu'ils sont témoins et non pas acteurs. Pour obtenir l'appui au moins de donateurs individuels, les ONG doivent créer de l'émotion par le biais de la défense des victimes, sachant que la volatilité de l'opinion peut être grande comme le démontre l'exemple somalien. C'est la crise du Biafra, crise fondatrice, qui émut les opinions occidentales et démontra le cynisme de la  diplomatie des grandes puissances. Les french doctors apportèrent aide et assistance aux victimes ibos contre la diplomatie cynique de Paris qui affichait une neutralité officielle à l'égard des parties. Le conflit causa entre 1 et 2 millions de morts du fait de l'embargo. Le « sans frontiérisme » dispose d'un capital moral que n'ont plus les États. Pour accéder au théâtre de conflit, les ONG se prévalent de leur neutralité et soignent toutes les victimes indifféremment. Ainsi au Biafra, la défense des populations affamées, émut plus les opinions occidentales qu'elle ne désignait comme barbares les autorités nigérianes responsables de l'embargo meurtrier. L'action des humanitaires désigne donc tacitement le Mal. Leur témoignage créant l'« effet de tapage » peut contribuer à tort ou à raison à sensibiliser une opinion et à décider d'une réaction des démocraties. Ce furent les fortes paroles de Bernard Kouchner et Philippe Douste-Blazy, tous deux médecins humanitaires à l'époque, qui soulevèrent l'indignation de l'opinion contre la famine du Biafra ou pour aider les boat people vietnamiens. Il en fut de même avec le début des massacres au Rwanda alors que le ministère des Affaires étrangères détournait les yeux, soucieux de ne pas froisser l'Élysée148. Le concept du « sans frontiérisme » connaît un réel succès avec plus d'une soixantaine d'ONG qui portent ce titre à ce jour. L'essentiel est à visée humanitaire, l'ennemi, pour elles, est celui qui empêche l'aide humanitaire d'atteindre son but ou la détourne à des fins bellicistes. L'ennemi contre lequel

l'opinion publique occidentale n'a pas de rapport direct d'hostilité doit au moins soulever le cœur. Progressivement, les ONG sont devenues parties à la crise et donc enjeu pour les belligérants, comme l'a montré Jean-Christophe Rufin dans ses écrits149. Déjà, en Éthiopie, l'aide mobilisée à grands renforts de concerts géants avait été détournée par le régime communiste du colonel Mengistu afin de déplacer des populations entières. Puis, lors de l'occupation vietnamienne du Cambodge, les Khmers rouges se servirent de l'aide pour tenir sous contrôle les réfugiés des camps installés en Thaïlande. Mais dénoncer un acteur risque de tuer l'aide aux victimes. Il devint cependant impossible dans certains cas de ne pas dénoncer l'ennemi. Dans le cas du Rwanda, le génocide se déroulait sous leurs yeux150. À l'inverse, la suspicion commence quand des ONG apportent une aide à des populations qui ne correspondent pas, à tort ou à raison, à ce que l'opinion va accepter comme victimes, si elles ont des pratiques mafieuses (Tchétchénie, guerres du Congo, Kosovo) ou si elles sont assimilées à des actions terroristes. C'est le problème des ONG islamistes qui souhaitent aider des populations musulmanes. Le sondage fait par le journal La Croix du 30 mai 2010 montre que les dix plus grosses ONG françaises dans la hiérarchie des crises les plus préoccupantes ne mentionnent qu'une seule fois la Palestine alors que le Congo arrive en tête de très nombreuses fois. Dès qu'une ONG, surtout si elle est musulmane, déclare s'occuper des Palestiniens, elle est soupçonnée d'alimenter le terrorisme, comme l'ont été les ONG turques CBSP et IHH qui participaient au cargo pour Gaza intercepté par la marine israélienne. Le concept d'« ingérence humanitaire » est apparu quand les humanitaires ont été empêchés d'accéder à certains lieux de conflits par les belligérants. Proposé par Mario Bettati et Bernard Kouchner à l'occasion de la crise somalienne, il ouvrait la porte à une militarisation de l'aide dans laquelle les États démocratiques s'engouffrèrent. Le prestige de l'action humanitaire a conduit les États à mêler les genres, voire à utiliser l'action humanitaire comme outil d'influence. Kennedy l'avait déjà fait avec le Peace Corp. Andrew S.  Natsios, administrateur de l'USAID, défendit en 2003 par exemple l'aide au tiers-monde151 en la justifiant par son utilité par rapport à la diplomatie américaine. « Bombs and bread », disait crûment le Premier ministre britannique Tony Blair, résumant ainsi le mélange d'action militaire et humanitaire en Afghanistan. Certaines ONG sont devenues des couvertures pour des actions diplomatiques internationales (ONG américaines aux élections de couleur dans la périphérie de l'ancienne URSS). Associer l'aide humanitaire à des forces militaires porte gravement atteinte à la

neutralité et fait des cibles désignées (enlèvements, attentats, raids sur les camps) par l'un ou l'autre des belligérants. Le nombre de travailleurs humanitaires ayant perdu la vie sur le terrain a triplé, passant de 30 à 102 personnes entre 1999 et 2009, et le nombre d'enlèvements est passé de 20 à 92. En juillet 2010, la flottille politico-humanitaire qui tentait de débarquer de l'aide  humanitaire à Gaza subit une attaque des forces israéliennes qui fit neuf morts. Le mois suivant en Afghanistan, dix humanitaires d'une ONG américaine sont tués de sang-froid. Dans les deux cas, la suspicion sur leurs motivations véritables est l'explication donnée par leurs bourreaux pour justifier la violence de l'action. La flottille turque était supposément mandatée par des ONG islamistes, mais, encore une fois, est-il possible d'aider une population en désarroi si elle est musulmane sans être soupçonné d'aider le terrorisme ? Est-il possible à l'inverse d'être une ONG chrétienne dans un pays musulman quel qu'il soit ? Si tant est qu'il y ait eu prosélytisme, est-ce un crime ? Les ONG sont donc avec le temps devenues des faiseurs d'opinion qui, par le biais de la défense des victimes, peuvent contribuer à définir l'ennemi dans des crises sans enjeu stratégique. Leur géographie des ennemis est celle des violences acceptées par l'opinion comme telles et présentant certaines caractéristiques humanitaires et médiatiques  : images, victimes visibles, ennemi tyrannique et cruel, conflit compréhensible.

La deuxième armée du monde n'a pas d'ennemi Aujourd'hui, la communauté internationale a inventé les opérations militaires sans ennemi. Les diverses actions onusiennes de maintien de la paix, de rétablissement de la paix, voire d'imposition de la paix, opérées par les casques bleus sont nombreuses. L'organisation des Nations unies, pendant la Guerre froide, était paralysée. Mais depuis, quelle activité ! En dix ans, le nombre de soldats et policiers de l'ONU (militaires, civils, forces de police) engagés dans la cinquantaine d'opérations a bondi de 20 000 à 116 000  personnes et représente désormais la deuxième armée déployée au monde derrière celle des États-Unis. Le budget total des quinze opérations onusiennes en cours est passé en une décennie de 840  millions à près de 8  milliards de dollars. Cette stratégie militaire sans ennemi n'est pas toujours aisée à vivre. Les casques bleus ont été régulièrement

tués par les deux camps à Sarajevo (84 soldats français) ; à Mogadiscio (17 GI's) ; massacrés de sang-froid à Kigali pendant le génocide rwandais (10  parachutistes belges). L'ennemi médiatique existe par la diabolisation plus que par la menace stratégique qu'il représente. La mobilisation de l'opinion à la crise se fait sur le plan de principes moraux énoncés par des intellectuels ou des représentants de diasporas. Mais la révolte d'une population occupée contre l'occupant divise quelquefois intellectuels et diaspora. La dénonciation peut désigner les actes de terrorisme, des massacres de civils de l'un ou l'autre camp. Dans le cas des Palestiniens, le terrorisme est régulièrement dénoncé. Par contre pour les Tchétchènes soumis à la puissance russe, les mêmes analystes dénonceraient plus facilement la brutalité de l'occupation que de l'action terroriste. Vérité en deçà des Pyrénées...

Bernard-Henri Lévy : « Libérez les Palestiniens du Hamas » Extraits de la chronique du Point du 8 janvier 2010. « N'étant pas un expert militaire, je m'abstiendrai de juger si les bombardements israéliens sur Gaza auraient pu être mieux ciblés, moins intenses [...]. Je suis évidemment bouleversé, moi aussi, par les images d'enfants palestiniens tués. Cela étant dit, et compte tenu du vent de folie qui semble, une fois de plus, comme toujours quand il s'agit d'Israël, s'emparer de certains médias, je voudrais rappeler quelques faits. « 1.  Aucun gouvernement au monde, aucun autre pays que cet Israël vilipendé, traîné dans la boue, diabolisé, ne tolérerait de voir des milliers d'obus tomber, pendant des années, sur ses villes : le plus remarquable dans l'affaire, le vrai sujet d'étonnement, ce n'est pas la “brutalité” d'Israël, c'est, à la lettre, sa longue retenue. « 2. Le fait que les Qassam du Hamas et [...] ses missiles Grad aient fait si peu de morts ne prouve pas qu'ils soient artisanaux, inoffensifs, etc., mais que les Israéliens se protègent, qu'ils vivent terrés dans les caves de leurs immeubles, aux abris : une existence de cauchemar, en sursis, au son des sirènes et des explosions – je suis allé à Sdérot, je sais.

« 3.  Le fait que les obus israéliens fassent, à l'inverse, tant de victimes ne signifie pas, comme le braillaient les manifestants [...] qu'Israël se livre à un “massacre” délibéré, mais que les dirigeants de Gaza ont choisi l'attitude inverse et exposent leurs populations : vieille tactique du “bouclier humain” qui fait que le Hamas [...] installe ses centres de commandement, ses stocks d'armes, ses bunkers, dans les sous-sols d'immeubles, d'hôpitaux, d'écoles, de mosquées – efficace mais répugnant. « 4. Entre l'attitude des uns et celle des autres il y a, quoi qu'il en soit, une différence capitale [...] les Palestiniens tirent sur des villes, autrement dit sur des civils (ce qui, en droit international, s'appelle un « crime de guerre ») ; les Israéliens ciblent des objectifs militaires et font, sans les viser, de terribles dégâts civils (ce qui, dans la langue de la guerre, porte un nom – “dommage collatéral” – qui [...] renvoie à une vraie dissymétrie stratégique et morale). « 5.  [...] les unités de Tsahal ont, pendant l'offensive aérienne, systématiquement téléphoné (la presse anglo-saxonne parle de 100 000 appels) aux Gazaouis vivant aux abords d'une cible militaire pour les inviter à évacuer les lieux [...]. « 6. Et quant au fameux blocus intégral, enfin, imposé à un peuple affamé, manquant de tout et précipité dans une crise humanitaire sans précédent (sic), ce n'est [...] factuellement pas exact : les convois humanitaires n'ont jamais cessé de passer, jusqu'au début de l'offensive terrestre, au point de passage Kerem Shalom ; pour la seule journée du 2  janvier, ce sont 90  camions de vivres et de médicaments qui ont pu, selon le New York Times, entrer dans le territoire ; et je n'évoque que pour mémoire [...] le fait que les hôpitaux israéliens continuent [...] de recevoir et de soigner, tous les jours, des blessés palestiniens. « Très vite, espérons-le, les combats cesseront. Et très vite, espérons-le aussi, les commentateurs reprendront leurs esprits. Ils découvriront, ce jour-là, qu'Israël a commis bien des erreurs au fil des années (occasions manquées, long déni de la revendication nationale palestinienne, unilatéralisme), mais que les pires ennemis des Palestiniens sont ces dirigeants extrémistes qui n'ont jamais voulu de la paix [...]. » Rappel : L'opération Plomb durci a fait 14 morts israéliens et 1 400 morts palestiniens. Pour conclure cet essai de typologie, il faut se demander quel avenir est réservé à chacun des ennemis identifiés.

Il semble que les guerres de frontières, typiques des ennemis proches, restent une hypothèse toujours possible dans quelque coin perdu de la planète. Mais le recours à la Cour internationale de justice est devenu une normalité même pour le ludion diplomatique qu'est le colonel Kadhafi. Les guerres sous mandat, caractéristiques des rivaux planétaires qui font faire par d'autres le conflit qu'ils ne peuvent ou ne veulent pas mener directement, est le résultat d'une géopolitique qui n'est plus dans l'air du temps. Elle est susceptible de revenir lorsque Beijing et Washington en seront au stade de la rivalité avérée. Les Européens peuvent commencer à penser leur véritable intérêt stratégique. Les guerres civiles, celles qui font du massacre une arme de guerre, constituent le scénario le plus probable des années à venir. Le continent africain, les pays du Moyen-Orient arabe, les pays d'Asie centrale ex-soviétiques et les zones de confins géopolitiques où chaque communauté assure sa propre sécurité par ses propres milices, constituent des réservoirs inépuisables pour ce genre de conflits. Les guerres de répression contre des populations occupées continueront en fond d'écran si elles ne donnent pas lieu à des massacres de masse susceptibles de soulever les opinions des grandes démocraties. L'opération Plomb durci a démontré les limites des solidarités habituelles, quand la brutalité dépasse certaines limites. La « guerre globale contre le terrorisme et la prolifération » était une invention stratégique à l'échelle de la superpuissance américaine. Le succès des tea parties et l'inculture internationale de Sarah Palin laissent penser qu'un retour de l'unilatéralisme ne peut être totalement exclu à Washington. Les déconvenues des troupes occidentales à Bagdad et à Kaboul rendent toutefois l'action guerrière unilatérale moins envisageable. La guerre par induction s'est imposée par solidarité aux Alliés. La guerre d'Irak a entraîné la moitié de l'Europe dans une coalition de 43  pays dans lesquels la population ne savait parfois même pas où était Bagdad. Les opinions publiques, prises de vitesse par la frénésie guerrière de G. W. Bush, ont depuis vivement réagi. Les guerres idéologiques prennent aujourd'hui la forme de guerres religieuses, les totalitarismes laïcs ayant vécu. Cette nouvelle version, qui annonce la victoire définitive d'une guerre sans fin, est promise à un bel avenir. Dynamisée par les radicalisations qui atteignent toutes les religions, elle crée des solidarités en réseau qui n'ont plus rien à voir avec le découpage de la planète en États. Le traitement militaire des extrémismes dans des guerres opposant donc des réseaux

de solidarité supranationaux à des forces armées d'États est une erreur stratégique majeure de ces derniers. La théorie du complot constitue un fond de commerce auquel Internet donne une tribune de dimension mondiale. C'est une grande pandémie analogue à celles du monde animal, naissant à un coin de la planète, se diffusant à la vitesse d'Internet autour d'un virus mutant. L'ennemi médiatique est continuellement réalimenté par l'actualité et l'appétit des acteurs clés cités plus haut. Ces deux derniers types de fabrication d'ennemis sont des scénarios moins préoccupants parce que générant des crises graves mais géographiquement limitées. Parce que l'ennemi rend tant de services à la vie internationale, il est probable que les différents mécanismes analysés plus haut continueront à en produire. Est-ce inévitable ? Peut-on déconstruire l'ennemi ?

122 Le Point, 12 décembre 2009. 123 La Grange (A. de), Balencie (J.-M.), Mondes rebelles : acteurs, conflits et violences politiques, Michalon, Paris, 1996, 500  p. ; La Grange (A. de), Balencie (J.-M.), Les Nouveaux Mondes rebelles  : conflits, terrorisme et contestations, Michalon, Paris, 2005, 503 p. 124 Chomsky (N.), Herman (E.S.), La Fabrication du consentement : de la propagande médiatique en démocratie, Agone Éditeur, coll. « Contre-Feux », Marseille, 2008, 653 p. 125 Schneiderman (D.), Libération, 4 janvier 2010. 126 Salmon (C.), Storytelling, la machine à fabriquer des histoires à formater des esprits, La Découverte, coll. « La Découverte poche », Paris, 2008, 251 p. 127 Le Monde, 4 octobre 2003. 128 Predrag Matvejevitch, célèbre écrivain croate, défendu par une pétition pleine de noms célèbres (dont celui de BHL) dans Le Monde du 24 juillet 2010, serait menacé de prison pour diffamation. Le 1er août 2010, Ivo Josipovic, président de la République de Croatie dans le même journal contestait la réalité de cet emprisonnement. Que penser ? 129 Chollet (M.), Cyran (O.), Fontenelle (S.) et Reymon (M.), Les Éditocrates ou comment parler de (presque) tout en racontant (vraiment) n'importe quoi, La Découverte, coll. « Cahiers libres », Paris, 2009, 196 p. 130 Sirinelli (J.-F.), Deux intellectuels dans le siècle : Sartre et Aron, Hachette Littératures, coll. « Pluriel », Paris, 1999, 400 p. 131 Le Monde, 6 et 7 juin 2010. 132 Libération, 15 septembre 1996. 133 Leblond (H.), « Bosnie, le J'accuse d'un général humilié », L'Express, 3 février 1994. 134 Pour les meilleures perles de ces différents penseurs, se reporter à Chollet (M.), Cyran (O.), Fontenelle (S.) et Reymon (M.), op. cit. 135 Citation relevée par Garrison Keillor dans son show radiophonique hebdomadaire Prairie Home Companion (Minnesota) et son article dans le New York Times du 29 janvier 2006. 136 Judt (T.), Un passé imparfait  : les intellectuels en France, 1944-1956, Fayard, coll. « Pour une histoire du XXe siècle », Paris, 1992, 396 p. ; Libération, 14 et 15 septembre 1996. 137 Kaspi (A.), Les Juifs américains, Le Seuil, coll. « Points Histoire », Paris, 2009, 139 p. 138 Todorov (T.), La Peur des barbares, Robert Laffont, Paris, 2008, 320 p., p. 94. 139 Novick (P.), L'Holocauste dans la vie américaine, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », Paris, 2001, 434 p. 140 Sémelin (J.), op. cit., p. 379-380. 141 Nora (P.) et Chandernagor (F.), Liberté pour l'histoire, CNRS Éditions, Paris, 2008, 58 p.

142 Bharatiya Janata Party, The Party With a Difference, www.bjp.org/philo.htm 143 Ce collectif d'Antillais, Guyanais, Réunionnais et Mahorais milite pour l'égalité des droits et contre les discriminations qui touchent les Français originaires d'outre-mer. 144 Petre-Grenouilleau (O.), Les Traites négrières  : essai d'histoire globale, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », Paris, 2004, 468 p. 145 www.watch.org, Le Monde du 2 octobre 2009. 146 Cité par Bruckner (P.), La Tyrannie de la pénitence : essai sur le masochisme en Occident, Grasset, coll. « Essai littéraire », Paris, 2006, 258 p., p. 181. 147 Brauman (R.), « Les dilemmes de l'action humanitaire dans les camps de réfugiés et les transferts de populations », in Moore (J.), Des choix difficiles : essai sur les dilemmes moraux de l'action l'humanitaire, Gallimard, coll. « NRF Essais », Paris, 1999, 459 p., p. 250-251. 148 L'ambassadeur de France à Kigali avait qualifié les massacres de « rumeurs ». 149 Rufin (J.-C.), Jean (F.), Économie des guerres civiles, Hachette, coll. « Pluriel », 1996. 150 Brauman (R.), Devant le mal : Rwanda, un génocide en direct, Arléa, Paris, 1994, 96 p. 151 Voir http://pdf.usaid.gov/pdf–-3>docs

Livre 3

LA DÉCONSTRUCTION DE L'ENNEMI Après la Première Guerre mondiale –  qu'on appela un temps la « Grande Guerre » avant de découvrir qu'on pouvait faire beaucoup mieux  –, les vainqueurs voulurent « faire payer l'Allemagne » sans souci de voir leur propre responsabilité dans le déclenchement du conflit, démarche classique de vainqueur. Simultanément, la guerre fut mise en accusation avec le slogan « Plus jamais cela ! ». On tenta le pacte Briand-Kellog pour l'interdire définitivement, alors que les ressorts d'un nouveau conflit subsistaient. Après la guerre de 1939-45, on chercha à faire payer non pas les pays, mais les responsables du nazisme et du militarisme japonais lors des procès de Nuremberg et de Tokyo. L'ennemi se différenciait pour la première fois du pays. Avec l'ONU dont la charte prohibe la guerre d'agression et reconnaît le droit à la légitime défense, on pensait avoir créé un mécanisme collectif susceptible de freiner la guerre et de condamner l'agresseur. Mais en donnant le droit de veto aux vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale au Conseil de sécurité, on stérilisa le mécanisme. Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité menèrent, à eux seuls, plus de cinquante-cinq guerres et interventions armées sans mandat onusien (hors coups d'État). Il s'agissait par le droit de veto, bien d'interdire la guerre... aux autres. Puis la Guerre froide figea les deux camps et un long brouillard idéologique recouvrit la planète. Il n'y eut pas d'interrogation sur les mécanismes de

fabrication de l'ennemi, les deux plus gros acteurs occupant tout l'espace de la réflexion stratégique. Seules les guerres de décolonisation vinrent troubler la belle ordonnance intellectuelle des think tanks  : la lutte des Vietnamiens était dirigée par les communistes et celle des Algériens, non. Tito se fâchait avec Moscou et Paris avec Washington  : quel désordre ! Aucun effort sérieux n'avait donc été tenté pour identifier et punir les agresseurs et déconstruire l'ennemi. La protection mensongère de la rivalité Est-Ouest bloquait tout mécanisme de justice internationale. La guerre du Golfe contre Saddam Hussein dégrippa les mécanismes onusiens et les massacres de la guerre civile de Yougoslavie reposèrent la question de la justice internationale et de la punition des coupables de crimes de masse. Les tentatives de déconstruction de l'ennemi ont progressé de façon chaotique, mais c'est pourtant un des processus contemporains les plus novateurs tant sur le plan national, régional qu'international. Tentons donc un bilan. D'abord est-il possible de vivre sans ennemi ? Si oui, comment faire pour déconstruire l'ennemi sur le plan national et international ? Quels sont les types de conflits identifiés ici dont les ressorts peuvent être démontés ?

Vivre sans ennemi étatique : c'est difficile mais on y arrive La reconnaissance de responsabilité et l'expiation Willy Brandt, chancelier d'Allemagne fédérale, s'est agenouillé devant les ruines du ghetto de Varsovie le 7  décembre 1970. Depuis 1945, l'expiation des horreurs du conflit n'a été réelle qu'en Allemagne, aucune autre nation ne l'a pratiquée. Cependant,  les demandes d'excuses, forme allégée de l'expiation, rencontrent un peu plus de succès. Le traité de l'Élysée du 22  janvier 1963 a démontré que la réconciliation entre ennemis héréditaires après trois guerres dévastatrices était possible. Un processus de réconciliation un peu comparable pourrait s'amorcer avec la reconnaissance par la Russie poutinienne de la responsabilité du massacre de Katyn où périrent 14 000 officiers et cadres polonais, autorisant ainsi de nouvelles relations avec la Pologne. Peuple martyr s'il en est, l'histoire récente du pays est marquée par des invasions et traîtrises diverses de Moscou  : pacte germanosoviétique de 1939, invasion et partage du pays en 1940, massacre de Katyn, insurrection de Varsovie de 1944 devant l'Armée rouge arme au pied de l'autre côté de la Vistule, coup d'État communiste de 1945, mensonge continu par partis communistes interposés, coup d'État du maréchal Jaruzelski soutenu par Moscou... Les efforts faits par Moscou pour ouvrir les archives et faire connaître en Russie par la diffusion sur la télévision publique russe du film de Wajda Katyn se heurtent encore à la suspicion d'une partie de la Pologne. Mais, comme l'a dit Marcin Wojciechowski, journaliste et intellectuel polonais, prix de la

réconciliation polono-ukrainienne, « l'histoire offre une occasion pareille une fois par décennie, voire une fois par siècle. Cette vérité vaut la peine d'être répétée jusqu'à l'ennui en Pologne et en Russie152 ». La réconciliation s'est faite avec l'Allemagne après le renversement du régime communiste, autre envahisseur de la Pologne à travers l'histoire. Le prix était la reconnaissance par la RFA de la ligne Oder-Neisse. Alors...

Le discours unilatéral de déconstruction de l'ennemi C'est une solution praticable à tout moment mais convainc-t-elle les anciens ennemis désignés ? En quelques déclarations et documents stratégiques, le président Obama s'est totalement démarqué des positions de son prédécesseur. Au Caire, le 4  juin 2009, il déclare « vouloir faire de l'islam un partenaire contre l'extrémisme » qui tue plus de musulmans que d'Occidentaux. Dans le document de Stratégie de sécurité nationale publié le 27  mai 2010, il reconnaît que la gouvernance du monde ne peut être que partagée et multipolaire. Juste avant, en avril 2010 dans la Nuclear Posture Review, il en appelle à un monde sans arme nucléaire. C'est donc une sorte de « Rapport du XXe Congrès » à l'américaine,

comme l'avait fait Krouchtchev en dénonçant les méfaits de son prédécesseur. Cette diplomatie nouvelle n'est pas synonyme d'un irénisme irraisonné du président Obama, plutôt d'un rapport au monde qui n'exclut pas la guerre comme solution ultime, mais la rejette comme moyen de maintien de l'ordre. Le reluctant sherif cher à Richard Haass était en effet de moins en moins reluctant et de plus en plus shérif avec G.  W.  Bush. Mais les guerres d'Afghanistan et d'Irak marquent-elles vraiment la fin d'une conception occidentale qui s'auto-attribue une mission pacificatrice planétaire à base de moyens militaires, sur des missions sans véritable enjeu stratégique de sécurité ? On s'inquiète aujourd'hui dans les think tanks occidentaux, y compris européens, de la possibilité d'un « déni d'accès » c'est-à-dire l'impossibilité pour les forces armées occidentales d'intervenir en certains points du globe153. Est-ce la vocation de l'Europe de pouvoir envoyer des forces armées partout ? Il n'y a pas pour l'heure de pensée stratégique proprement européenne154.

Un changement de discours est une manière intéressante de déconstruction d'une hostilité. Mais les relations apaisées se tissent avec le temps, avec des rapports politiques plus qu'avec des déclarations, et encore faut-il avoir un soutien fort de sa propre population. Le mouvement des tea parties, résurgence populiste de droite, aux États-Unis, montre les limites de cette nouvelle diplomatie américaine.

La réconciliation plus difficile mais plus efficace L'heure est aux excuses. Le voyage pontifical de 2003 en Croatie, suivi quelques semaines plus tard d'un voyage historique à Banja Luka, dans l'entité serbe de Bosnie-Herzégovine, a donné l'occasion au pape de demander pardon pour les crimes commis par les catholiques durant les guerres yougoslaves. Ce changement de posture marque une normalisation fondamentale de la situation de l'Église, peu habituée à reconnaître ses erreurs. Là aussi la démarche est restée unique, les autres religions dominantes persistant dans le discours du martyrologe. Mais s'amender n'empêche pas les ambigüités. Le cardinal Alojzije Stepinac, mort en résidence surveillée peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, a été béatifié par le même Jean-Paul II à l'automne 1998, lors de son second voyage en Croatie. Est-il un « martyr du communisme » ou un « collaborateur » du régime pro-nazi des oustachis ? La Grande-Bretagne, avec le rapport d'enquête sur le Bloody Sunday155 qui vit la mort de 14  manifestants catholiques abattus de sang-froid par l'armée britannique le 30  janvier 1972 à Londonderry, vient de faire un premier pas, trente-huit ans après. Le Premier ministre David Cameron devant la Chambre des communes en juin 2010 a présenté des excuses. Les Turcs n'en sont pas encore là et ont d'abord décidé de créer une commission mixte d'historiens avec l'Arménie sur le génocide de 1915. En revanche, le Japon n'a jamais accepté de pratiquer l'exercice d'introspection et de reconnaissance de responsabilité à l'égard de ses voisins asiatiques, pas plus que la France à l'égard de l'Algérie156 qui le réclame. L'ambassadeur de France en Algérie, pour le soixantième anniversaire du massacre de Sétif, a parlé d'une « tragédie inexcusable ». Les États-Unis pas plus à

l'égard du Vietnam... En l'absence d'initiatives publiques en ce sens, les mécanismes d'entretien de l'hostilité subsistent, comme le montrent par exemple les polémiques sur les films Hors la loi en France ou Rambo 2 aux États-Unis. Comment sortir de la guerre des mémoires ? Passer outre n'est pas simple surtout quand les histoires sont contradictoires. Le déplacement du monument au soldat soviétique en Estonie en 2008 montre combien les choses sont difficiles. « Pour les Estoniens de souche, le nazisme c'est quatre ans, et le communisme, c'est cinquante ans », écrit Marek Tamm157, journaliste et historien estonien. Par contre, pour les Russes restés sur place après la fin de l'Empire qui représentent encore 20 à 30 % de la population locale, ce monument est le symbole des indicibles souffrances subies pour repousser le nazisme. Pour les Estoniens, le retour de l'Armée rouge en 1944 est une nouvelle occupation, pour les Russes une libération. Comment concilier les mémoires ? Dès lors, les médias ressortent les argumentaires traditionnels de la fabrication de l'ennemi  : la presse russophone rappelle que les Estoniens ont accueilli les envahisseurs allemands et ont fourni des troupes SS. Conclusion : « Le fascisme revient. » De plus, la presse russophone rappelle qu'il n'y aurait pas de spécificité estonienne puisque la répression stalinienne a frappé l'Estonie comme toutes les autres minorités de l'Empire, mais plus encore les Russes. Le même argument est avancé aux Ukrainiens qui veulent faire reconnaître l'Holodomor comme génocide. La presse russe leur rappelle que les Russes ont autant souffert. Finalement le monument est-il là pour célébrer la victoire ou les morts ? Les manuels d'histoire du programme des écoliers d'Estonie sont complexes à écrire.

Sortir des litiges frontaliers Des règlements pacifiques de différents frontaliers se sont déroulés dans cinquante-cinq cas pendant les deux dernières décennies, démontrant ainsi que la guerre comme moyen de dessin de frontières régresse plutôt. Dans environ deux tiers des cas de conflit et les trois quarts des cas de partage pacifique, les frontières administratives antérieures ont prévalu, prouvant ainsi que la guerre, quand elle avait eu lieu, avait été inutile. Le monde a connu après la disparition de l'URSS un de ses plus vastes mouvements de création d'États nouveaux et de délimitation de nouvelles

frontières depuis le Traité de Versailles (Tchéco-Slovaquie, ainsi que dix-sept États nés de l'éclatement de l'URSS). À part quelques cas conflictuels (Yougoslavie, Caucase), la plus grande part s'est passée de façon pacifique et négociée. À l'échelle de la planète, les contentieux frontaliers paraissent un scénario moins belligène aujourd'hui. Entre le 22 mai 1947 et le 10 août 2010, cent quarante-neuf affaires ont été inscrites au rôle de la Cour internationale de justice de La Haye et sur les seize affaires pendantes en 2010, seules six concernent des questions de frontières.

L'Union européenne : une entité sans ennemi Le couple franco-allemand réconcilié a servi de moteur à la construction de l'Union européenne, sorte d'OVNI politique construit sur le consensus et la dévolution de moyens régaliens, et aussi et surtout entité sans ennemi. L'ouverture des frontières dans l'espace Schengen change la donne : la principale frontière française est maintenant l'aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle et il est difficile de concevoir un conflit frontalier dans ce cas. L'adhésion rapide des pays ex-communistes à l'espace de paix et de croissance économique de l'UE est aussi significative que leur volonté en parallèle de garantir leur entrée dans l'OTAN. La valeur pacificatrice de l'UE a été démontrée en de nombreuses occasions. La reconnaissance de la ligne Oder-Neisse par l'Allemagne, le traité de Timisoara sur le droit des minorités hongroises en Roumanie et la reconnaissance des différentes frontières internationales dessinées en 1945 n'en sont que quelques exemples. Entité sans ennemi, l'Europe cherche aujourd'hui à définir son concept de défense. Exercice compliqué s'il en est. Mais l'UE souffre de nombreux handicaps congénitaux. D'abord membres d'un marché commun, les nations de l'UE sont un mélange hétérogène de politiques de défense et de sécurité. Certains pays définissent la leur par rapport à Washington dans le cadre de l'OTAN ; certains membres de l'UE sont neutres ; d'autres enfin estiment que la mission de l'OTAN doit être systématiquement et géographiquement limitée. Il y a donc confusion entre l'Europe de la défense et la défense de l'Europe que certains pays estiment impossible sans lien structurel avec les États-Unis. Ils héritent ainsi des ennemis définis par Washington. L'éclatement de l'Europe face à la guerre en Irak, à laquelle nombre de pays européens ont participé par solidarité transatlantique, traduit la contradiction fondamentale sur laquelle l'Europe de la

défense bute. L'intervention militaire pour soutenir les insurgés libyens a fait apparaître d'autres divisions de l'Europe de la défense. L'UE est un objet politique non identifié (OPNI) : peut-on construire une défense commune sans ennemi ? C'est difficile et le cas reste unique. Les tentatives d'unions pacifiques ont été nombreuses dans le monde arabe, en Afrique subsaharienne, en Amérique latine et en Asie mais sans connaître le succès politique de l'Union européenne. Il y a d'autres modalités de déconstruction de l'ennemi. Les processus nationaux de sortie des guerres civiles ont été les plus créatifs, en partie parce que la communauté internationale est parvenue à imposer des règles de justice qui atténuent les mécanismes de vengeance.

152 Mink (G.), « Le crash de Smolensk a réveillé les démons russo-polonais », Libération, 28 juillet 2010. 153 Brustlein (C.), « Vers la fin de la projection de forces ? », Parades opérationnelles et perspectives politique, Focus stratégique no 20 et 21, avril 2010. 154 Conesa (P.), « Quelle réflexion stratégique européenne », Le Monde diplomatique, novembre 2009. 155 Bloody Sunday Report www.guardian.co.uk 156 Bucaille (L.), « Exiger des excuses de la France », Raison publique, mai 2009. 157 Le Monde, 18 et 19 octobre 2009.

Sortir des guerres civiles : oubli, pardon, justice « Nul n'aura le droit de reprocher le passé, aux Trente, aux Dix, aux Onze et aux anciens gouverneurs du Pirée, ni même à ceux-ci après leur reddition de comptes. » Cette mesure d'amnistie générale interdisant à quiconque de rappeler le passé sous peine de mort fut énoncée dans l'édit de Thrasybule mettant fin à la guerre du Péloponnèse et aux Trente Tyrans en 403 (Aristote, Constitution d'Athènes, XXXIX, 6). Le thème du pardon-oubli n'est pas tout à fait nouveau.

La renonciation unilatérale à la violence et l'oubli C'est le mode le plus simple de déconstruction lors de guerres civiles, il a apporté peu de résultats. L'IRA, par la bouche de Jerry Adams, l'a fait, le M19 d'Uruguay aussi, mais les Tupamaros, autre mouvement de guérilla d'Uruguay, ne l'ont pas accepté. L'ETA le fait aussi régulièrement qu'il assassine. Certains pays ont préféré l'oubli sans adoption de loi, comme le Maroc pour enterrer les sombres années Hassan II ou la Russie pour ensevelir la période communiste. Mais ceci reste l'exception. Dans les anciens pays communistes où aucun procès ni aucune expiation n'a eu lieu, l'ouverture des archives sans procès a été le minimum obligé. Les cicatrices resteront longues à se refermer158.

Après les guerres civiles, la loi d'amnistie signifie l'enfouissement sans la justice Une trentaine de pays ont voté des lois d'amnistie après des périodes de guerre civile (Espagne, Grèce) ou de longues dictatures répressives équivalentes à des guerres civiles (Argentine, Chili, Pérou, Brésil, États d'Afrique subsaharienne). Les mesures adoptées sont volontairement limitées dans le temps et dans leur objet puisqu'elles ne visent qu'à amnistier les crimes « politiques » durant une période limitée à la durée de la dictature ou de la guerre. Les lois d'amnistie générale paralysent l'effort de recherche de la vérité et mènent à une contradiction  : les exactions ne sont pas oubliées mais aucun procédé de justice n'est engagé. Le processus de transition démocratique s'en trouve affaibli avec le risque de faire perdurer le ressentiment. L'Espagne, après trente-sept ans de franquisme, choisit avec la politique de conviviencia pacifica, le pardon, l'oubli et l'amnistie, mais pas le « pacte du silence ». Le plus grand nombre des acteurs de la guerre civile étaient morts mais le but était alors de savoir plus que de condamner. L'ouverture des archives permit aux historiens de travailler. Pour les juges, c'est plus difficile. La découverte récente d'enlèvements d'enfants de victimes du franquisme étend la douleur à la deuxième génération. Le 16  septembre 1999, le président algérien Bouteflika fit adopter, par référendum, la « loi sur la concorde civile ». Près de 6 000 maquisards de l'Armée islamique du salut (AIS) – chiffre officiel- se seraient rendus et, en janvier 2000, le président promulgua une grâce amnistiante en leur faveur. Le 29 septembre 2005, la « charte pour la paix et la réconciliation nationale », soumise à référendum, fut adoptée, avec extinction des poursuites judiciaires à l'encontre des islamistes armés qui, depuis janvier 2000, se sont rendus. Mais la loi concerne aussi les militaires. La coexistence des combattants désarmés et des victimes, sans travail de mémoire et/ou de justice, est alors une contrainte de politique publique mal vécue. L'assassinat dans des circonstances mystérieuses de certains combattants ayant déposé les armes, comme cela s'est passé en Algérie ou encore en Colombie et en Uruguay, est parfois à l'origine d'un retour dans les maquis et d'une reprise de la guerre. De plus, les anciens combattants, lorsqu'ils ont commis des actes d'inhumanité, tentent de propager ou de conserver une image dévalorisante de  leurs victimes pour se trouver des excuses. Le débat  n'étant pas public et ordonné, les cicatrices demeurent et les vengeances privées aussi. Toutes ces dispositions juridiques et politiques, qui concernent autant les terroristes, les

repentis, les familles de terroristes que celles des victimes, ont pour objectif de mettre fin à la « sale guerre ». Mais le terrorisme frappe encore en Algérie depuis 2007 par les groupes armés d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Il  reste donc à comprendre cette rémanence. Un reportage de France  2 rappelait les difficultés de sortie de la violence en donnant le cas d'un islamiste insurgé qui avait décidé de venger son frère policier égorgé pendant qu'il rentrait chez lui  : le venger de qui ? Des islamistes aux côtés desquels il combattait ou des forces de police ?

Le pardon par la parole est le phénomène le plus nouveau Traditionnellement, les stratégies de transition étaient fondées sur un « pacte de l'oubli159 » et une amnistie-amnésie, comme en France après la Seconde Guerre mondiale. Les commissions « Vérité et Justice » ou « Vérité et Réconciliation » (CVR) fondées sur le principe de la justice transitionnelle marquent une nouvelle approche en associant la vérité, la réconciliation nationale et la transition démocratique et pacifique. Comme le disait Desmond Tutu, qui présida la commission sud-africaine en rappelant une philosophie africaine  : « C'est aussi une façon de dire  : mon humanité est inextricablement liée à la vôtre. » Cette conception est fondamentalement opposée à celle d'Élie Barnavi cité plus haut. Une trentaine de pays ont adopté également cette procédure. Les CVR ont quatre caractéristiques. Elles se limitent à une période donnée du passé généralement beaucoup plus longue que celle retenue par les tribunaux internationaux ad hoc : trente-quatre ans d'apartheid en Afrique du Sud, trentecinq ans de dictature au Guatemala, dix-sept ans au Chili et sept ans de guerre intérieure en Argentine, seize ans au Nigeria, dix ans en Sierra Leone... Deuxièmement, elles ne se focalisent pas sur un événement spécifique mais tentent de retracer une image générale des abus et des crimes. Troisièmement, les commissions sont temporaires et à durée de vie limitée le plus souvent au dépôt d'un rapport. Enfin, une commission de Vérité par sa composition ne doit jamais avoir de lien avec le pouvoir. Composée de représentants de la société civile  : religieux, organisations de défense des droits de l'homme, juristes, universitaires et de personnalités reconnues pour leur probité par l'opinion publique, elle doit

jouir d'une autorité morale qui lui permet un plus grand accès à l'information, une plus grande sécurité ou protection pour creuser des sujets sensibles, et donc un plus grand impact dans les rapports qu'elle produit160. Grâce à elle, les démocraties en construction apprennent à affronter les années noires de leur histoire. La première commission créée pour établir une base mémorielle commune fut la « Commission nationale d'enquête sur les disparitions » en Bolivie, en 1982. Elle enquêta sur 155 personnes disparues entre 1967 et 1982, mais elle manqua de ressources et son mandat excluait une investigation sur certains aspects de la répression étatique, tels que la torture ou les détentions illégales et prolongées. Une loi d'amnistie fut votée en 1982 et seul l'ex-dictateur Garcia Meza et son ministre de l'Intérieur, Luis Arce Gomez, furent condamnés à trente ans de prison en 1992. En Argentine, la « Commission nationale sur la disparition des personnes » mise en place en 1983 avait un mandat restreint, mais, soutenue par une réelle volonté politique, elle a fait la lumière sur la disparition de plus de 9 000  personnes. Les principaux dirigeants de la dictature militaire furent condamnés à la prison à vie en 1985 dont le général Videla et l'amiral Massera. En 1986, la loi dite du « point final » fut votée et l'année suivante, celle dite du « devoir d'obéissance » tenta de mettre fin à la mise en accusation d'officiers du temps de la dictature. En mai 2003, le président Nestor Kirchner nouvellement élu annonça dès son investiture qu'il mettrait fin à l'impunité. Les lois ont été jugées inconstitutionnelles en juin 2005 par la Cour suprême. Trois mois plus tard, 45 anciens militaires dont l'extradition était réclamée par l'Espagne ont été arrêtés et le décret interdisant l'extradition de criminels de la dictature annulé. La dictature des militaires brésiliens de 1964 à 1985 a précédé celle des officiers argentins et chiliens. Les victimes sont moins nombreuses que dans les deux autres pays : environ 500 morts et disparus et 50 000 prisonniers politiques. En août 1979, une « loi d'amnistie des crimes politiques et connexes » permit le retour des exilés politiques au Brésil mais protégeait également les tortionnaires. Sorte d'autoamnistie que les militaires se donnaient à eux-mêmes, elle a été une étape indispensable vers la restauration d'un régime civil et le retour des opposants exilés. Mais les familles des victimes ont demandé une révision de la loi pour pouvoir juger les anciens tortionnaires, ce qu'accorda bien plus tard le président Lula en 2010. Le Brésil est à l'heure actuelle le seul pays d'Amérique latine à n'avoir demandé aucun compte à ses militaires pour la période de la dictature.

La dictature chilienne (1973 à 1989) s'est conclue par une loi d'amnistie promulguée par le général Pinochet lui-même. Le rapport Rettig de la commission nationale Vérité et Réconciliation mise en place lors du retour de la démocratie, le 25 avril 1990, associa anciens persécutés et partisans de la dictature. Elle recensa 2 279 morts et disparus. Le document évitait soigneusement le mot de « dictature » et personne ne fut mis nommément en cause. Quelques dirigeants ont néanmoins été jugés et condamnés dont le chef du service de renseignement pour l'assassinat à Washington de l'ancien ministre Orlando Letelier. Plus tard, sous la présidence du président Lagos, en 2004, le rapport de la commission dirigée par Sergio Valech dit « rapport de la commission nationale sur l'emprisonnement et la torture » (termes plus crus) recensa 29 000 victimes dont 3 000  morts et disparus. La justice arrêta le 1er  septembre 2005 plus d'une

centaine de militaires et policiers pour faits de torture. Le général Pinochet qui était protégé par son statut de sénateur à vie a failli être jugé, mais en Espagne, pour l'assassinat de ressortissants espagnols pendant la dictature. Il n'a pas été jugé au Chili avant sa mort en 2006, mais il était, à cette date, poursuivi pour vol et fraude fiscale (argent volé aux victimes et placé sur des comptes à l'étranger). Aujourd'hui la responsabilité de militaires de la dictature est engagée pour kidnapping et enlèvements d'enfants de familles d'opposants tués. Le cas chilien montre comment la justice tente de profiter, soit sur le plan national soit sur le plan international, des limites des lois d'amnistie. En Uruguay, la dictature de 1973 à 1985 s'est conclue par la loi de 1986 dite de « caducité de la prétention punitive d'État ». La Commission nationale d'enquête sur les disparitions n'avait pas mission d'investiguer sur les emprisonnements illégaux, aussi fréquents que les enlèvements, et son résultat fut limité. En avril 1989, les Uruguayens, dans la crainte du retour des militaires, ont renoncé par référendum à abroger cette loi. Il a fallu attendre 2006 pour voir les premiers procès, soit vingt-cinq ans après la fin de la dictature. En août 2006, le parquet a requis quarante-cinq ans de prison contre l'ancien dictateur, le général Bordaberry. En octobre, la Cour suprême a déclaré inconstitutionnelle la loi d'amnistie et Gregorio Alvarez, président de 1981 à 1985, a été reconnu coupable du meurtre de 37  personnes et condamné à vingt-cinq ans de prison. En avril 2009, une pétition a réuni suffisamment de signatures pour demander un nouveau référendum. Mais l'abolition a été rejetée lors du référendum. Au Pérou longtemps confronté à la guérilla extrêmement violente du Sentier lumineux, et à une répression qui l'était tout autant (environ 26 000 morts), une loi controversée, adoptée sous le régime d'Alberto Fujimori en 1995, a amnistié

les membres des forces de l'ordre faisant l'objet d'accusation ou de condamnation pour violations des droits de l'homme, commises au nom de la lutte contre la guérilla. En 2003, le rapport de la commission sur les violences commises entre le déclenchement de la guérilla du Sentier lumineux et la chute du régime d'Alberto Fujimori est basé sur les auditions de plus de 17 000  personnes. En 2006, Abimaël Guzman, chef du Sentier lumineux, a été condamné à la perpétuité, et en avril 2009 l'ex-président Fujimori à vingt-cinq ans de prison pour crimes contre l'humanité, peine maximale applicable dans cette affaire. Le jugement insiste sur l'existence d'un plan criminel, exécuté depuis un appareil de pouvoir organisé et dont l'ex-président avait le contrôle. Cette décision, qui le désigne comme commanditaire des crimes commis, représente un apport immense à la lutte contre l'impunité politique. Ailleurs l'impunité est la règle. C'est le cas au Guatemala où la guerre civile de 1960-1996 aurait causé 150 000  morts et 45 000  disparus. La dictature du général paraguayen Stroessner a duré de 1954 à 1989. Condamné par contumace en 1992 pour crime contre l'humanité et atteintes aux droits de l'homme, il est mort en 2006 à Brasilia en exil. Au Salvador, la guerre civile de 1979 à 1992 aurait fait plus de 70 000  morts. La loi d'amnistie a été décrétée en 1993 par Alfredo Cristiano (issu de l'Arena, la formation de droite directement impliquée dans certains des massacres). La victoire de la gauche au printemps 2009 a ranimé le débat sur une éventuelle abrogation de l'amnistie.

Comment juger ? Les gouvernements de transition démocratique ont adopté des lois d'amnistie au nom de la réconciliation nationale, mais les sociétés civiles hésitent entre plusieurs attitudes : le désir de tourner la page et d'effacer les traces matérielles ou la mémoire de la répression et l'instauration d'une indispensable réconciliation, sincère ou dictée par la peur. Cependant, les efforts des proches des disparus comme l'association de mères de disparus de la dictature argentine, les « Folles de la place de Mai », conjugués au besoin de savoir de la « génération innocente », la génération nouvelle qui veut comprendre et se souvenir, exercent une pression sur la justice. Une série de processus juridiques et mémoriels sur des terrains non couverts par la loi (poursuite de généraux chiliens et argentins pour enlèvements d'enfants, escroquerie sur des comptes bancaires des victimes, recherche d'argent

détourné contre le général Stroessner) aboutirent à une remise en question des lois d'amnistie, à des recherches juridiques de responsabilités et parfois à l'ouverture de fosses communes. Enfin, les juristes se battent pour faire admettre que des lois nationales ne peuvent amnistier des crimes contre l'humanité par nature imprescriptibles au titre des conventions internationales. Mais comment concilier les nécessaires compromis lors des accords de paix et de réconciliation sociale et le respect du droit international ? Les Nations unies ont interdit à leurs médiateurs de cautionner des amnisties générales, si elles concernent les auteurs de crimes contre l'humanité161. En Sierra Leone, une amnistie générale avait été votée lors des accords de Lomé et a constitué une condition nécessaire à la sortie de conflit. Ceci n'empêche pas aujourd'hui la Cour pénale internationale de poursuivre Charles Taylor, ou Milošević, qui se croyaient ainsi amnistiés par la simple signature des accords de paix. La mondialisation des procédures judiciaires aboutit à de surprenantes contradictions  : ainsi le juge espagnol Garzon ne pouvait rechercher la responsabilité de responsables franquistes espagnols en raison de la loi d'amnistie adoptée en 1977, mais était autorisé, au titre du droit espagnol, à poursuivre Pinochet pour la disparition de certains de ses concitoyens lors de la dictature militaire au Chili. Pourtant, selon la loi chilienne d'amnistie, le général est considéré comme amnistié et protégé par son statut. Le mandat d'arrêt international lancé contre lui alors  qu'il se trouvait en Grande-Bretagne ne fut pas  mis  en œuvre par Londres pour des raisons politiques. L'amnistie sans la justice ne permet pas de déconstruire l'hostilité des guerres civiles. Comme on l'a constaté plus haut, la mémoire des cicatrices et des vengeances des guerres civiles se conserve souvent dans l'espace clos des familles. Il y a donc dorénavant deux formes de justice dans la phase de sortie de guerres civiles qui peuvent fonctionner parallèlement : la justice restauratrice et la justice réparatrice. La justice restauratrice est punitive et se concentre sur les accusés et la confrontation entre défense et accusation. L'équité de la procédure, l'égalité et la proportionnalité des sanctions sont essentielles. Cette justice traite la question de l'« ennemi » coupable en se basant sur les victimes et les relations entre les victimes, les auteurs et la communauté dans son ensemble. Son objectif est la justice mais aussi la réconciliation. Or, entre la justice et la réconciliation, il existe une tension forte lorsque, comme au Rwanda, des franges importantes des groupes sociaux ont été impliqués dans les massacres, notamment chez les Hutus. Dans ce cas, la justice restauratrice permet la punition de certains coupables (pas

tous), mais pas la réconciliation au sein d'une communauté ou d'une nation. On en ressent les conséquences dans la prolongation des guerres ethniques au Congo aujourd'hui. La justice transitionnelle ou réparatrice, pour sa part, est non punitive. Elle est destinée à gérer la transition de la guerre à la paix ou d'un régime autoritaire à la démocratie. Elle peut et doit aborder le legs mémoriel des exactions massives. Elle est basée sur la conviction que l'exigence de justice n'est pas un absolu et qu'elle doit être équilibrée par le besoin de paix, de démocratie, de développement économique et de consolidation de l'État de droit. Son objectif est  d'affronter ensemble l'héritage des abus d'une manière globale englobant justice pénale, justice restauratrice, justice sociale et justice économique. En tant que politique responsable, elle doit tenter des mesures qui cherchent à la fois à établir la responsabilité pour les crimes commis dans le passé et à dissuader de nouveaux crimes, en tenant compte du caractère collectif de certains. Elle suppose que la victime et le bourreau participent de la même humanité  : « Même le pire des racistes peut évoluer ! » disait Desmond Tutu, qui présida la commission sudafricaine. La Truth and Reconciliation commission (CVR) d'Afrique du Sud, qui est le plus parfait exemple de justice transitionnelle, a été instaurée en 2001 après une conférence réunissant des spécialistes sud-africains et internationaux. Après négociation entre l'ANC et les anciennes élites blanches, la loi pour la « promotion de l'unité nationale et de la réconciliation » instaura une CVR composée de trois comités : l'un sur les violations des droits de l'homme qui dut mener les enquêtes et présenter un rapport ; le second sur la réparation et réhabilitation des victimes fit des recommandations sur les réparations ; le dernier est le comité qui pouvait accorder l'amnistie en échange de révélations complètes des acteurs sur leurs actes criminels s'ils prouvaient que ceux-ci répondaient à une logique politique. La CVR auditionna des bourreaux et des victimes des deux camps en donnant l'opportunité à ces dernières d'exprimer publiquement leur douleur, d'avoir une reconnaissance collective et de savoir ce qui était arrivé à leurs proches. Certaines des auditions réunissant bourreaux et proches des victimes furent particulièrement insoutenables. L'amnistie accordée par la CVR était conditionnée par la coopération réelle des criminels dans l'établissement de la vérité, moyen de trouver un accord politique entre victimes et bourreaux sur la base du compromis. Avec 19 000 témoignages de victimes et sur 7 100 demandes d'amnistie, 913 ont répondu aux critères exigés. La CVR d'Afrique du Sud a été

un succès et un exemple pour la communauté internationale. Elle a été jusqu'à présent la seule à être dotée d'un pouvoir d'amnistie. Au Rwanda, en 1999, ont été mises en place les gachachas, sortes de cours traditionnelles fonctionnant sur une approche communautaire dans la résolution des conflits, en complément des autres juridictions. Le but était double : accélérer les procès et vider les prisons d'une part, et impliquer les communautés hutues et tutsies dans l'établissement de la vérité en qualité de témoins et par l'élection des juges. L'ampleur du génocide – 800 000 personnes – rendait difficiles des enquêtes individuelles poussées mais la condamnation pour des faits incertains ne pouvait être une réponse satisfaisante à cette difficulté. Les gachachas, critiquées pour l'insuffisant respect des droits des accusés, se distinguent des CVR par l'absence de méthode destinée à établir la « vérité », étape importante dans le processus de réconciliation nationale. La désignation des membres des gachachas par élection semble aussi avoir peu respecté la mixité ethnique indispensable. La création d'une commission officielle chargée d'établir une histoire consensuelle du déroulement du conflit aurait certainement été un progrès dans la réconciliation. La réintégration des criminels dans la communauté aurait été impossible avec seulement une amnistie générale ou une condamnation par un système de justice punitive. Les normes et principes de la justice transitionnelle sont considérés comme transnationaux et adaptés, ou tout du moins adaptables, à toutes les sociétés en transition. Les CVR sont devenues une composante fréquente des politiques de sorties de conflits et de transition démocratique. Cette « utopie de la réconciliation », pour reprendre les mots de Pierre Hazan, a apporté d'incontestables résultats. Certaines CVR ont été des fictions. En Ouganda, Idi Amin Dada avait cédé devant la pression internationale en constituant une commission d'enquête sur les disparitions causées par son prédécesseur, Milton Oboté, en 1974. Elle est la plus ancienne des structures, qui, dans ce cas précis, se voulait « de transition ». Le rapport final ne fut jamais publié. Mais on imagine les limites de la « transition » telle que la concevait Amin Dada qui venait de prendre le pouvoir. Douze ans plus tard, Yoweri Museveni répétera le même exercice sans déclencher un grand intérêt. La Commission nationale de vérité et justice haïtienne enquêtant sur les violations des droits de l'homme entre septembre 1991 et octobre 1994 a retenu 5 450 témoignages sur un total de 20 000. Le président Jean-Bertrand Aristide n'a pas rendu publiques ses conclusions, ni entamé de poursuites contre les criminels.

Au Salvador, cinq jours après la présentation du rapport de la commission, le gouvernement promulgua une loi amnistiant tous les « crimes politiques ». Au Guatemala, les dictateurs avaient annoncé qu'ils pacifieraient le pays « même s'il fallait le transformer en cimetière »  : sur les 200 000  victimes, en majorité indigènes, seulement 626 massacres commis par l'armée, furent recensés par la « commission de clarification historique ». Après deux ans d'enquête, aucun responsable n'a été jugé. Un évêque menant des investigations parallèles a été assassiné deux jours après la publication de son rapport. Émotionnellement lourdes à vivre, les séances des commissions ne sont pas des psychothérapies individuelles ou collectives. Le face-à-face entre victimes et bourreaux vise à combattre le déni des violences, à lutter contre l'oubli et à mettre la société face à son histoire. Les CVR ont constitué un moyen efficace, en complément d'autres modes de justice, mais elles ne sont pas une solution miracle susceptible de prévenir le maintien et la résurgence de sentiments bellicistes. Leur objet n'est pas de traiter des causes économiques et politiques profondes des conflits mais de tarir les sources de l'animosité à l'intérieur des sociétés déchirées. La solution des CVR pose cependant deux questions : quid des chefs d'État et des milices ? Quel rôle pour la communauté internationale ? La responsabilité des chefs d'État dans les CVR reste entière. Certaines CVR ont travaillé en parallèle aux jugements des dictateurs, d'autres non. En Afrique du Sud, certains anciens ministres ont exprimé des regrets pour des actes commis au nom de la défense de l'Apartheid. D'autres comme l'ancien président De Klerk refusèrent de s'amender, prétendant que jamais la torture n'avait été encouragée ou couverte par les gouvernements successifs. Aucune sanction ne fut prise à son encontre.

Le jugement des milices reste encore pour longtemps une question de politique intérieure Celles-ci ont souvent été constituées pour lutter contre la guérilla dans des moments de faiblesse stratégique de l'État et avec parfois l'appui de grands propriétaires, notamment en Amérique latine. Le « sobel », terme de Roland Marchal pour définir ces hommes armés à mi-chemin entre soldat et rebelle, a connu des formes diverses. En Algérie, leur désarmement semble ne pas avoir posé de problèmes. En revanche, dans les guerres civiles d'Amérique latine où les

excès ont été nombreux, leur réintégration sans jugement est très difficile. Les victimes de leurs exactions n'obtiennent ni aveu, ni réelle réparation. Les milices qui avaient trempé dans l'économie illicite (trafic de drogue, racket) ne désarment pas et revendent leurs capacités militaires aux cartels de la drogue quand elles n'en prennent pas directement le contrôle. Dès lors il est difficile de les juger pour les seuls actes d'atteintes aux droits de l'homme pendant la guerre civile en excluant le trafic des stupéfiants. La Colombie a compté jusqu'à 32 000 paramilitaires qui ont reconnu près de 165 000  assassinats et 32 000  disparitions forcées. Elle n'est pas parvenue à régler la question. Seuls 1 000 paramilitaires seraient en prison. 4 000 démobilisés auraient repris les armes. Le gouvernement a obtenu un délai de sept ans avant de ratifier le texte de la CPI pour régler la question des milices. La crise de la Côte d'Ivoire divisée entre Sud et Nord a subi les méfaits des milices nées de la guerre civile. Leurs chefs, les dix comzones, contrôlaient 60 % du pays et 30 % de la population. La guerre civile n'est dès lors jamais complètement finie et la violence sociale ou criminelle ambiante poursuit la guerre sous une autre forme.

Justice nationale et internationale : comment peut agir la communauté internationale ? La CVR créée en 2000 en Sierra Leone à la suite de l'accord de paix de Lomé de 1999 avait pour mandat de produire un rapport historique impartial sur les violations des droits de l'homme pendant la guerre civile de 1991 à 1999. L'accord lui permettait d'enquêter sur les causes, la nature et l'ampleur des violations massives et de déterminer dans quelle mesure elles étaient l'œuvre d'un plan déterminé, d'une politique ou d'une autorisation du gouvernement, de groupes ou d'individus162. Il fallut attendre 2002 pour finalement voir sa mise en place effective malgré sa création par un acte voté en février 2000 (Truth and Reconciliation Commission Act). La version finale du rapport fut présentée aux Nations unies en octobre 2004 et elle s'attarda plus sur l'aide aux victimes qu'à la déconstruction des causes du conflit. Le rapport préconise que le gouvernement indemnise les amputés, les victimes de violences sexuelles, les veuves et les enfants déplacés. La commission souligne que la réconciliation est une procédure longue.

L'accord de paix en Sierra Leone de Lomé signé par le président Kabbah et Foday Sankoh prévoyait une immunité générale contre les poursuites. La MONUSIL puis la MINUSIL (Mission des Nations unies en Sierra Leone) devaient superviser sa mise en œuvre, notamment le désarmement. Le 5  mai 2000, 500 casques bleus furent pris en otage par le RUF et libérés vingt jours plus tard. Après cette attaque, le gouvernement de Sierra Leone obtint des Nations unies l'autorisation de création d'un tribunal spécial (TSSL). Mis en place en janvier 2002, il doit juger les responsables de crimes commis après le 30 novembre 1996 (date des accords d'Abidjan). La résolution qui crée le TSSL dit  : « qu'il importe de respecter le droit international humanitaire et [...] que ceux qui commettent ou autorisent la commission de graves violations du droit international humanitaire en sont responsables et comptables à titre individuel et que la communauté internationale ne ménagera aucun effort pour qu'ils soient jugés conformément aux normes internationales de justice, d'équité et de respect de la légalité ». Le TSSL n'est donc pas un tribunal pénal international comme ceux pour le Rwanda ou l'ex-Yougoslavie (TPIR et TPIY), et n'est pas non plus une cour pénale internationale (CPI). C'est une juridiction internationalisée, sorte de compromis entre justice internationale classique et justice interne. Le tribunal est créé par un accord « bilatéral » entre l'ONU et l'État mais reste intégré à l'ordre juridique interne du pays. C'est une loi nationale qui le crée et  ratifie l'accord entre le pays et l'ONU. Le tribunal complète l'ordre juridique interne, mais en reste indépendant. À la suite des menaces de reprise de la guerre civile, le TSSL a dû se délocaliser à La Haye. Il juge à la fois des exactions commises en Sierra Leone durant la guerre civile, reconnues par le droit international, et des crimes spécifiques du droit sierra-léonais. Par ce mélange, le TSSL cherche à éviter les écueils de la justice internationale (lenteur, manque d'effectivité, confidentialité, éloignement du pays d'origine), tout en permettant un cadre institutionnalisé et plus serein. Neuf des onze personnes inculpées pour crimes de guerre, crimes contre l'humanité et autres violations du droit international humanitaire sont en prison et deux d'entre elles ont été condamnées à une peine de cinquante ans de prison. Foday Sankoh, le leader du RUF, échappa au procès pour des raisons médicales. En revanche, le TSSL poursuit aujourd'hui Charles Taylor, ancien dirigeant du Liberia, pour meurtres, viols, mutilations de civils, esclavage sexuel de femmes et fillettes, recrutement d'enfants-soldats, pillages... Inculpé par le tribunal le 7 mars 2003, il est le premier chef d'État africain à être jugé.

Le travail en parallèle de la CVR et du TSSL pose parfois problème. Le TSSL n'a pas autorisé certains détenus à venir témoigner devant la CVR. Vérité, Aveu, Justice... Le même système de cour spéciale existe au Cambodge pour juger les Khmers rouges. Ces tribunaux siègent donc dans le pays d'origine mais une partie des juges et des procureurs sont internationaux et ils peuvent statuer selon des règles de droit international. L'Afrique est donc largement en pointe dans les processus nouveaux de réconciliation, de reconnaissance des mécanismes de justice internationaux et de poursuite de chefs d'État. D'autres continents, et certaines démocraties, sont en revanche encore très en retrait à commencer par les plus puissantes d'entre elles.

158 Voir le film de Von Donnersmarck (F. H.), La Vie des autres, Océan Films, Allemagne, 2006, 137 minutes. 159 Hazan (P.), « Les dilemmes de la justice transitionnelle », Mouvements, janvier 2008, no 53, p. 41-47. 160 Hayner (P.B.), « Fieen Truth Commissions-1974 to 1994  : A Comparative Study », Human Rights Quarterly, The Johns Hopkins University Press, vol. 16, no 4, novembre 1994, p. 597-655. 161 Hazan (P.), op. cit., p. 41-47. 162 www.trial-ch.org/fr/commissions-verite/sierra-leone

Justice internationale : la justice des puissants L'idée de la création d'une cour jugeant les violations du droit international humanitaire apparaît au lendemain de la guerre de 1870, mais reste sans suite. Le traité de Versailles de 1919 prévoyait également de juger le Kaiser pour « offense suprême contre la morale internationale et l'autorité sacrée des traités » par la création d'un tribunal international. Guillaume  II étant exilé aux Pays-Bas qui refusèrent de l'extrader, l'idée n'eut pas d'effet. Les nations avaient juridiquement interdit la guerre depuis la création de la SDN avec l'insuccès qu'on connaît, les sanctions infligées contre le Japon et l'Italie dans les guerres d'agression furent des tentatives de mise en œuvre, dont on n'eut pas le temps de voir les résultats. La création de l'ONU avait vocation à sécuriser la planète après le second conflit mondial, mais les membres permanents du Conseil de sécurité, par le droit de veto, se sont dotés eux-mêmes du pouvoir d'empêcher l'organisation internationale d'agir, ils n'avaient aucune raison d'instaurer une justice internationale autre que la leur. Les crimes commis durant la Seconde Guerre par les nazis et les Japonais sont donc les premiers crimes internationaux jugés comme tels. Le procès de Nuremberg est connu, il ne sera pas abordé ici. Le procès de Tokyo163 l'est moins. Le Japon s'est défait de toute obligation de demande de pardon grâce à deux artifices  : l'emploi de l'arme nucléaire contre les villes de Nagasaki et Hiroshima, qui le transmuait soudainement du rôle de responsable de la guerre à celui de victime. D'autre part, les modalités du procès de Tokyo l'ont aidé à s'autoamnistier. Ce procès fut une occasion ratée pour une justice ambiguë. Pour des raisons de géopolitique, MacArthur avait décidé de sauver l'empereur Hiro Hito pourtant largement responsable de la politique belliciste de

Tokyo. L'acte d'accusation fut donc fondé sur l'idée qu'une clique militaire criminelle avait comploté et dominé la politique japonaise en laissant à l'écart l'empereur. La thèse du complot instilla l'idée que la population japonaise avait, elle aussi, été manipulée et ne pouvait être tenue pour responsable de la guerre, comme le fut la population allemande. L'acte d'accusation retenait aussi l'idée de crime contre la paix pour avoir déclenché unilatéralement la guerre d'agression. L'accusation de crimes de guerre fut largement établie. Dans les camps de prisonniers militaires japonais, les taux de décès avaient été sept fois plus importants que dans les camps de prisonniers de guerre des nazis (27 % contre 4 %). La marche de Bataan imposée aux 85 000  soldats américains et philippins sur 120  kilomètres sans nourriture, ni eau, avait tué 8 000 personnes immédiatement et 27 000 dans les mois qui suivirent. Le taux de décès des prisonniers chinois était bien plus grand, en raison de la directive de l'empereur du 5 août 1937. 37 000 prisonniers de Grande-Bretagne, 28 500 des Pays-Bas et 14 500 des États-Unis furent libérés après la reddition du Japon, mais il restait seulement 56 Chinois. Les massacres de populations civiles avaient été effroyables : 200 000 morts dans le sac de Nankin et 20 000 femmes violées ou assassinées ; 130 000 meurtres aux Philippines dont 60 000 pendant le sac de Manille... Les exemples de violation des conventions de Genève pullulaient (décapitation de pilotes de bombardiers américains, travail forcé de prisonniers de guerre, femmes coréennes enlevées pour les bordels de soldats...). Mais ces faits restaient largement ignorés volontairement ou involontairement au Japon et dans les pays occidentaux à la différence de l'Allemagne. Le 21  décembre 1948, sept condamnés à mort furent pendus : six généraux et un ancien ministre des Affaires étrangères. Les cendres de leurs corps furent dispersées au-dessus de la mer, point final du procès de l'« Holocauste oublié ». Au total, on estime que 5 700 Japonais furent jugés et 920 exécutés. Sur les accusés des procès de Tokyo, outre les sept condamnations à mort, il y eut quinze condamnations à perpétuité, une à vingt ans, et une à sept ans. La plupart des condamnés, libérés quelques années plus tard, revinrent en politique. La Tokyo Fundation, un des principaux think tanks japonais actuels, est financée par la fondation franco-japonaise Sasakawa, un ancien criminel de guerre impliqué dans le massacre de Nankin, éditeur de livres révisionnistes164. Au procès de Tokyo, les neuf juges représentant les pays alliés avaient été complétés par un juge philippin et un juge indien dont les pays avaient également été victimes des crimes de l'armée japonaise. Certains des thèmes d'accusation furent donc fortement discutés. L'accusation de trafic d'opium par les autorités

japonaises fut abandonnée. France et Grande-Bretagne avaient elles-mêmes fait à la Chine les guerres de l'opium pour ouvrir le marché aux productions de leurs colonies (Inde et Vietnam). Cela ne les empêcha pas d'accuser le Japon. Le juge indien Radhabinod Pal exprima des opinions dissidentes et se fit le représentant de l'Asie colonisée par les pays alliés. Sur la guerre d'agression, il fit remarquer que l'embargo décidé par les puissances à l'encontre du Japon, agresseur de la Chine, équivalait à une participation directe des pays occidentaux dans la guerre. D'autre part, il argua que le crime d'agression japonaise à l'encontre du Vietnam français était difficile à établir puisqu'il y avait collaboration entre le gouvernement de Vichy et les pays de l'Axe. Dans un mémoire publié à son retour en Inde, le juge fit remarquer que les Alliés étaient eux-mêmes puissances occupantes et colonisatrices en Asie. Il se déclara opposé à la peine capitale appliquée aux accusés. Son mémorandum devint en quelque sorte l'acte fondateur du révisionnisme japonais. Le juge eut droit à une stèle au sanctuaire de Yasukuni. Il n'y eut donc pas au Japon de travail de vérité et d'expiation, le pays, à la différence de l'Allemagne, ne menant aucun procès audelà de celui de Tokyo. Cette cécité volontaire interdit des réconciliations régionales en Asie comme le permit le traité de l'Élysée. Rien sur Hiro Hito, rien sur l'unité  731 dans laquelle se pratiquaient des expériences sur des prisonniers vivants pour mettre au point des armes chimiques, rien sur les réparations aux femmes de  confort coréennes. La vérité a été sacrifiée aux intérêts géopolitiques et le révisionnisme japonais subsiste encore aujourd'hui et pas seulement dans les franges d'extrême droite comme en Europe. Parmi les accusés de l'immédiat après-guerre, aucun chef de zaibatsu, grandes entreprises qui poussèrent à l'expansion. L'idéologue de l'expansionnisme, Shumei Okawa, fut déclaré fou, échappa au procès et fut libéré de l'hôpital psychiatrique quelques années plus tard. Yasuji Okamura, gestionnaire des bordels des femmes coréennes enlevées et inventeur de la politique dite des « trois tout  : tue tout, brûle tout, pille tout ! ») ou encore Masanobu Tsuji, responsable du massacre de Singapour et de la marche de la mort de Bataan, échappèrent à toute poursuite. On remarquera que l'on est, dans les cas évoqués ici, dans une justice de vainqueur et non pas dans une justice universelle. Le camp vainqueur choisit les chefs d'accusation, poursuit les accusés – et parfois les amnistie – et constitue les preuves. Ce modèle est difficilement transposable, surtout si le vaincu est une grande démocratie responsable d'une guerre (États-Unis et Vietnam ou Irak, Grande-Bretagne et Irak, France et Algérie...).

Les tribunaux internationaux temporaires : un tour de chauffe de la justice internationale ? La justice pénale peut considérer que sa mission reste entière une fois que les armes se sont tues et ce fut le cas avec la crise yougoslave grâce aux accords de Dayton. L'amnistie n'est plus la règle normale de fin de conflit. Slobodan Milošević, aujourd'hui condamné par la CPI, prétendait avoir obtenu une garantie d'amnistie de la part du négociateur américain M. Richard Holbrooke, il est pourtant mort en prison à La Haye. L'ONU a instauré, dans la décennie 1990, divers tribunaux pénaux permanents (TPI), aux  compétences limitées instaurant une nouvelle jurisprudence qui change les termes des conflits futurs. Le TPI pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) mis en place en 1993 a un bilan modeste  : 48 accusés détenus, 31 faisant l'objet d'un mandat d'arrêt, 23 personnes jugées en 2009. Il a le mérite d'être le premier tribunal international à tenter de punir les crimes sexuels  : viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée, violence sexuelle et persécution basée sur le sexe. Le crime de viol n'a été formellement codifié que dans la convention de Genève de 1949, relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre. Le  tribunal de Tokyo ne retint pas l'accusation concernant les bordels installés par les troupes japonaises avec des femmes coréennes enlevées. Aujourd'hui encore la société civile japonaise ferme les yeux et refuse l'indemnisation des « femmes de confort » coréennes. Le TPI pour le Rwanda (TPIR) instauré en 1994 à Arusha connut des débuts peu encourageants : 50 personnes mises en accusation et 9 condamnations seulement. Il fonctionne en parallèle des commissions gachachas. Il est doublement entravé  : d'abord parce que le régime instauré par Paul Kagamé a rapidement renoncé à toute ambition démocratique. De plus l'instruction en cours menée en France sur l'attentat qui abattit l'avion du président Habyarimana dans lequel périrent des pilotes français a abouti à un mandat d'arrêt international lancé contre Paul Kagamé. La France, fidèle à sa tradition de pays donneur de leçons, renonçait à mener des investigations sur les possibles implications de ses propres responsables politiques ou militaires dans le soutien au régime génocidaire mais poursuivait le chef d'État du Rwanda. Le TPI pour la Sierra Leone (TSSL) créé en janvier 2002 doit juger les crimes commis durant la guerre civile. Celui pour le Liban a été créé après l'assassinat de Rafiq Hariri, le 14  février 2005. La Syrie a retiré ses troupes du

Liban et il est difficile de juger les responsables. Les menaces brandies par le Hezbollah contre la mise en examen de certains de ses membres risquent de relancer la guerre civile La création de ces tribunaux permanents a ouvert la voie à la Cour pénale internationale. Pour la première fois dans l'histoire, une cour peut modifier les règles de sortie de conflit et donc les relations internationales.

La CPI : une incontestable avancée... mais qui juge qui ? L'idée d'une CPI avait émergé en 1948 avec l'insuccès que l'on connaît. Par contre les années qui ont suivi la disparition de l'URSS ont traduit la volonté de certains belligérants et de la communauté internationale de concevoir des mécanismes de réconciliation et de jugement à même de disséquer les ressorts qui ont provoqué le conflit. Après la Yougoslavie et le Rwanda, en 1993, la commission du droit international soumit à l'Assemblée générale un projet de Cour pénale internationale permanente. Adopté le 17  juillet 1998 à Rome par 120  pays, il définit les pouvoirs et obligations de la Cour, indépendante du Conseil de sécurité. Le minimum de 60 États exigé pour qu'il entre en vigueur fut atteint en avril 2002. Depuis 2009, la CPI compte 110  États membres. Sa compétence couvre à la fois des conflits internes et internationaux et les crimes contre l'humanité de temps de paix. Elle n'est limitée ni dans le temps ni dans l'espace sur une crise particulière. Elle peut juger des individus. Sa compétence n'est pas rétroactive  : les crimes doivent avoir été commis après l'entrée en vigueur de son statut (1er juillet 2002). Contrairement aux TPI, elle applique un principe de complémentarité et n'engage de poursuites que si l'État concerné n'a ni la capacité ni la volonté de le faire. Une des trois conditions suivantes doit être remplie  : l'accusé doit être ressortissant d'un État partie au statut ou qui accepte la juridiction de la CPI. Le crime doit avoir été commis sur le territoire d'un État qui accepte la juridiction de la CPI. Enfin elle ne peut être saisie que par un État ayant signé le statut de Rome, par le procureur ou par le Conseil de sécurité des Nations unies. La Cour peut prononcer une peine d'emprisonnement, pas la peine de mort à la différence des tribunaux internationaux de l'après-Seconde Guerre mondiale.

Le crime d'agression a posé débat. En l'absence de consensus, la définition a été reportée à une date ultérieure ce qui la rend incompétente sur l'attaque contre l'Irak. On a exclu également de son champ d'action le crime terroriste. La CPI est un remarquable progrès. Ses faiblesses ne viennent pas tant des critiques qui lui sont régulièrement adressées que de l'absence de certaines grandes démocraties dans son champ d'action. Les critiques habituelles qui lui sont adressées sont compréhensibles  : des procès trop éloignés des victimes, parfois à plusieurs centaines de kilomètres des lieux des crimes (Arusha en Tanzanie pour le Rwanda, La Haye aux Pays-Bas pour l'ex-Yougoslavie), ou la difficile coopération internationale pour arrêter les suspects ou protéger les témoins, souvent défaillante pour des raisons politiques... En Republika Serbska, la CPI poursuit plus de deux cents personnes que le gouvernement local ne cherche pas à arrêter et que la justice locale ne poursuit plus après l'expiration du mandat de la CPI en fin d'année 2009. Des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU, seules la France et la Grande-Bretagne ont signé et ratifié le traité sur la CPI. La Russie, qui fait l'objet de nombreuses critiques pour son comportement en matière de droits de l'homme en Tchétchénie, a signé l'entente sans pour autant la ratifier par la suite. Quant à la Chine, elle ne l'a même pas signée. L'Europe représente un peu moins de la moitié des États parties au traité de Rome. L'Asie est le continent le moins représenté. Outre la Chine, deux puissances nucléaires, l'Inde et le Pakistan, ne soutiennent pas l'accord, de même que le Japon. Un seul État arabe a ratifié  : la Jordanie. Israël, qui a signé le traité, n'entend pas le ratifier à cause d'une clause qui fait du transfert de populations civiles dans des territoires occupés un crime de guerre. Les pays sud-américains et africains sont mieux représentés. La Libye aussi a refusé que ses concitoyens soient jugés par des cours étrangères en raison des attentats de Lockerbie (270  morts en 1988) et du DC10 d'UTA (170 victimes, 1989). Toutes ces critiques sont exactes mais sans commune mesure avec les conséquences de l'attitude du Congrès américain qui a refusé de reconnaître la Cour pénale internationale pourtant voulue par le président Clinton. Celui-ci signa le statut de Rome le 31  décembre 2000, dernier jour avant la clôture du délai. Dès l'entrée en fonction du gouvernement Bush, celui-ci a annulé la signature. Depuis les États-Unis ont lancé une campagne affirmant que la CPI avait la prérogative de mettre en accusation des citoyens américains pour des « raisons politiques ». Avec l'American Servicemen's Protection Act, Washington est allé très loin contre la CPI en obligeant certains pays alliés à signer des accords

bilatéraux d'immunité, sortes de conventions de non-extradition de citoyens américains même si la Cour le leur demandait. Adoptée en août 2002, cette loi contient des dispositions autorisant le président à user de « tous les moyens nécessaires et appropriés » pour faire libérer les citoyens américains détenus par la CPI (d'où le surnom de Hague Invasion Act). Le 15 juillet 2004, la Chambre des représentants a joint un amendement au projet de loi de crédits pour les opérations étrangères, connu comme l'amendement Nethercutt. Le gouvernement américain peut retirer l'aide du Fonds de soutien d'aide au développement à tous les pays ayant ratifié le traité mais n'ayant pas signé d'accord bilatéral d'immunité avec les États-Unis. Des conventions d'immunité ont été signées avec 44  pays (Israël, Bosnie, Albanie, Colombie, Togo, etc.). La trentaine de pays qui auraient résisté aux pressions de Washington ont été exposés aux menaces de réduction et/ou de suppression de l'aide militaire. La clause de non-assistance n'est pas applicable aux États membres de l'OTAN, aux alliés essentiels bien que nonmembres de l'OTAN (y compris Australie, Égypte, Israël, Japon, Jordanie, Argentine, République de Corée, Nouvelle-Zélande) ainsi que Taiwan. Les sanctions visaient 9 pays européens candidats à l'OTAN, 10 pays africains, 2 pays pacifiques et 14 pays sud-américains165. L'immunité de juridiction a été étendue aux membres des sociétés militaires privées (SMP) américaines travaillant en Irak et en Afghanistan. Sous contrat du ministère de la Défense américain en Irak, elles emploient aujourd'hui 180 000 hommes et femmes, soit plus que l'armée régulière avec ses 160 000 soldats. Un rapport du service d'étude du Congrès américain166, publié en juillet 2010, estimait à 104 100  le nombre de civils travaillant en Afghanistan pour le seul Pentagone. Les effectifs militaires, à la même époque, étaient de 63 950 soldats. Certaines sociétés sont sur le terrain pour protéger les intérêts privés ou publics américains. Dans certains cas, elles mènent des actions de combat en aide aux forces régulières dans des raids offensifs organisés par la CIA ou les forces spéciales. Une fusillade provoquée par les employés de Blackwater en septembre 2007 a causé la mort de 17  Irakiens et blessé au moins 20 autres. C'est là la plus importante d'une longue série de bavures attribuées à la SMP. Les poursuites contre les miliciens de Blackwater ont été abandonnées par le juge fédéral Ricardo Urbina en décembre 2009, qui a estimé que l'administration américaine qui poursuivait les employés n'avait pas respecté leurs droits constitutionnels : « Les personnes avaient violé les droits de la défense en utilisant les témoignages donnés par les accusés avec la promesse qu'ils ne seraient pas retenus contre eux ! » La

porte-parole de Blackwater, Anne Tyrrell, avait déclaré que « les employés [avaient] agi conformément à la loi en réponse à une attaque » et que « les civils sur lesquels il aurait été fait feu étaient en fait des ennemis armés et nos employés [avaient] fait leur travail pour défendre des vies humaines ». Le mémorandum 17 de l'Autorité temporaire, édicté par le proconsul américain Paul Bremer, garantissait aux employés l'immunité vis-à-vis de la justice irakienne. La société a donc repris son activité, bien que des éléments concordants aient montré que la fusillade n'aurait eu aucune justification militaire. Un rapport du Congrès167 publié en octobre 2007 recense, durant la période de 2005 à septembre 2007, 195 fusillades impliquant la société et dans 163 cas les employés de Blackwater ont tiré les premiers. Le rapport mentionne également le meurtre, en 2006, de l'un des gardes du corps du vice-président irakien par  un employé ivre. Moins de trente-six heures après, l'assassin a été autorisé par l'administration américaine à quitter le territoire sans être inquiété. La famille de la victime aurait reçu entre 15 et 20 000 dollars. Les auteurs du rapport notent qu'ils n'ont aucune preuve que le Département d'État ait tenté de contrôler Blackwater ou qu'il se soit interrogé sur le nombre de fusillades impliquant cette société. La société a continué d'opérer jusqu'à fin 2008. En mars 2009, elle a perdu son contrat en Irak au profit d'un clone, Triple Canopy. En octobre 2009, une clause introduite dans la loi de financement du budget de la défense américain soumet les sous-traitants privés au code de la justice militaire et au jugement en cour martiale. Avancée importante mais qui fait l'objet de nombreuses interprétations selon les experts et qui n'a, jusqu'à présent, jamais été mise en œuvre. « L'industrie de la sécurité privée a complètement changé avec l'Irak, et on ne reviendra plus jamais en arrière », affirme Leon I. Sharon, ancien officier des forces spéciales américaines, qui commande cinq cents gardes kurdes privés sur une base près de Bagdad. Il y a là de quoi s'inquiéter. Depuis 2004, seulement quatre enquêtes ont été ouvertes par la CPI à propos de crimes commis en République démocratique du Congo, en Ouganda, au Soudan et en Centre-Afrique. Depuis peu également, la Sierra Leone est venue s'ajouter à la liste. Trois investigations ont été entreprises à la demande des gouvernements concernés, la quatrième (le Soudan) a été déférée par le Conseil de sécurité et, le 4 mars 2009, la Cour a émis son premier mandat d'arrêt contre un chef d'État, le président soudanais Omar Al Bachir pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité au Darfour. Certains pays africains estiment, non sans raison, « que la justice internationale ne semble appliquer les règles de la lutte contre l'impunité qu'en Afrique comme si rien ne se passait ailleurs, en Irak, à

Gaza, en Colombie, dans le Caucase... ». Ils pourraient décider de quitter la Cour. Dans une interview du mensuel Le Courrier de l'Atlas de juin 2009, le procureur de la CPI, Luis Moreno Ocampo, annonce, pour la première fois, étudier les possibilités d'une poursuite pour les massacres de civils perpétrés à Gaza, en janvier 2009 : « Comment peut-on exclure la Palestine de la juridiction de la CPI (parce qu'elle n'est pas strictement un État), alors que personne d'autre ne peut intervenir en sa faveur ? » Il est donc à craindre que les juridictions nationales ne suivent pas toujours les demandes de la CPI quand les autorités publiques ne décident pas purement et simplement elles mêmes de s'en dispenser. La justice internationale risque d'être encore pendant longtemps une justice qui ne concernera que les faibles, des chefs de guerre ou chefs d'État du tiers monde, africains pour l'essentiel.

163 Jaudel (E.), Le Procès de Tokyo, un Nuremberg oublié, Odile Jacob, Paris, 2010. 164 Higashinakano (S.), The Nanking Massacre Facts Versus Fiction, cité par Le Monde, 23 juin 2010. 165 Bulgarie, Croatie, Estonie, Lituanie, Lettonie, Malte, Serbie-Montenegro, Slovaquie, Slovénie ainsi que dix pays africains –  Bénin, République centrafricaine, Lesotho, Malawi, Mali, Namibie, Niger, Afrique du Sud, Tanzanie, Zambie  –, Antigua, Barbade, Belize, Brésil, Colombie, Costa Rica, Dominique, Équateur, Paraguay, Pérou, SaintVincent et Grenadines, Trinidad et Tobago, Uruguay, Venezuela, Fidji, Samoa. 166 CRS DoD contractors in Irak and Afghanistan, http://www.fas.org/sgp/crs/natsec/R40764.pdf 167 Audience de Erik Prince devant le comité de surveillance de la réforme du gouvernement http://web.archive.org/web/reform.house.gov/UploadedFiles/grchistory.pdf

Ressorts de guerre toujours tendus La revendication de libération de l'occupé n'a souvent pas d'autre solution que la violence Le droit à la sécession reste encore une bizarrerie que seuls des pays scandinaves peuvent concéder sans crise majeure comme le fait progressivement le Danemark avec le Groenland. Les indépendances difficiles de Timor, du Kosovo, de l'Érythrée en sont les démonstrations militaires les plus récentes. Les causes palestinienne, kurde, tibétaine, etc., généreront encore beaucoup de souffrances. Le statut du combattant irrégulier (partisan ou terroriste), c'est-à-dire le civil sans uniforme faisant usage de ses armes, reste un problème international majeur. Les conventions de Genève et le droit de la guerre ne le reconnaissent pas s'il ne peut se réclamer d'un État constitué ou d'une armée régulière. N'ayant pas le statut d'ennemi, il est alors un rebelle, un bandit, un criminel passible d'exécutions sommaire ou de cour d'assises, sauf s'il remporte la victoire. Dans ce cas,  il est alors lavé de tout crime en devenant chef d'État ou de gouvernement. L'absence de statut du « rebelle », terme correspondant mieux aujourd'hui à la résilience de guérillas locales, est probablement une cause de prolongation de la violence.

L'unilatéralisme et les rivalités planétaires Ces conceptions idéologiques sont entre les mains d'individus taraudés par la notion de « puissance ». Le modèle est d'origine occidentale et il a diffusé

malheureusement partout. Les stratèges occidentaux ne manquent d'ailleurs pas de reprocher aux puissances émergentes d'en user, comme le docteur Frankenstein trahi par sa créature. Les notions nouvelles de rareté des ressources, de guerre de l'eau, de conflits climatiques sont la version récente d'une histoire annoncée des conflits. La puissance n'a rien à voir avec le niveau de vie, ni avec les droits de l'homme, sinon les pays scandinaves, le Japon, la Suisse et l'Allemagne ne seraient pas parmi les pays les plus riches de la planète. Mais c'est tellement plus simple de faire la guerre !

Les guerres idéocratiques Elles sont, pour aujourd'hui et demain, les principales causes de violence. Il ne s'agit pas de refaire ici une version adaptée de la « guerre des civilisations », expression de l'éternelle bonne conscience des sociétés occidentales soupçonnant de revendication violente les autres cultures. L'examen critique de tous les radicalismes religieux doit prendre le pas sur le principe de liberté religieuse. Ce processus critique a été entamé en France et en Europe, et très peu, voire pas du tout, ailleurs (USA, monde arabo-musulman et Israël).

Conclusion Pour toutes les raisons énoncées dans ce livre, la fabrication de l'ennemi, dans les décennies à venir, sera encore un gros secteur de production. Pourtant, comme le constatait Saint-Exupéry, « la guerre n'est pas une fatalité, elle est un ressort du comportement humain dont on ne se défait qu'au prix d'un énorme effort d'intelligence. Ce n'est pas une aventure, c'est une maladie, comme le typhus ». Ce diagnostic médical présente l'avantage de sortir de l'analyse fataliste. Les origines des conflits peuvent être soignées, mais le mal peut resurgir selon des ressorts imprévus. Si ce texte semble exprimer plus de critiques à l'encontre des démocraties qu'à l'égard des dictatures, il faut se rappeler que c'est l'objet même de cette réflexion que de démonter les mécanismes qui donnent bonne conscience à nos sociétés avant d'aller faire la guerre. D'autre part, l'inoxydable habitude des Occidentaux – qui ont déclenché deux conflits mondiaux, un génocide sans égal, colonisé la planète et mené des guerres atomiques et chimiques – de donner des leçons à l'univers, mérite qu'on leur rappelle quelque vérités. Enfin, l'auteur a plus d'espoir dans la capacité des sociétés démocratiques comme Israël de se réformer, que dans celles des gouvernements dictatoriaux. La démocratisation a pu être la cause de violences en donnant à d'anciens sujets d'Empire qui n'avaient pas la parole leurs « droits » sur la terre ou sur le pouvoir. Elle a réveillé des tensions que l'autoritarisme faisait taire de force, notamment dans les anciennes républiques soviétiques. Certains États vivent une guerre civile larvée ou une paix violente comme on veut, parce que la sécurité de chacun est assurée par les armes de son groupe et non par l'État. L'action de la communauté internationale visant à le reconstituer en lui redonnant le monopole de la force aboutit à rallumer la guerre civile, comme c'est le cas en Somalie, en Afghanistan, au Pakistan ou dans certains pays

africains. L'outillage intellectuel des faiseurs de paix onusiens devrait s'attacher à plus d'expertise des crises que de l'actuelle boîte à outils des solutions toutes faites. La paix n'est pas non plus le résultat assuré du désarmement. Le plus rapide génocide de l'histoire, celui du Rwanda (800 000 morts en quatre semaines), s'est fait à la machette. Les conflits africains vivent sur les stocks de la Guerre froide. La convention sur les petites armes est une urgence malheureusement bloquée par la plus puissante démocratie du monde. Les massacres quotidiens qui ensanglantent le Mexique se font avec des armes achetées dans les dix mille supermarchés américains de l'armement, situés de l'autre côté de la frontière. Enfin, l'incroyable capacité des anciennes victimes à devenir des bourreaux permet de bien augurer de l'avenir de l'espèce humaine. Les guerres civiles en Sierra Leone et au Liberia sont nées du refus des descendants d'esclaves rapatriés par les Américains ou les Britanniques de laisser une part du pouvoir aux « indigènes ». Les massacres perpétrés au Congo de 1996 à 2003 sont le fait du corps expéditionnaire tutsi du Rwanda martyrisé. La difficulté de la société israélienne à respecter les droits des Palestiniens en est un autre exemple. La ligne de défense consiste alors à nier la comparaison : le pouvoir tutsi nie le terme de « génocide » quand on parle du Congo. Chaque société n'apprend que de ses propres excès, pas de ceux qu'on a commis à son encontre qu'elle transmute plutôt en appel à la vengeance ! Le bilan d'ensemble est plutôt médiocre pour les démocraties encore imprégnées de notions de « puissance ». Ne parlons pas des actions de guerre (emploi d'armes chimiques, déportations) qui restent hors des juridictions internationales quand elles sont le fait de grandes puissances. Les victimes vietnamiennes de l'agent orange (dioxine), aujourd'hui parents d'enfants lourdement handicapés par des malformations à la naissance, victimes de l'hypertrophie, du rachitisme, ou des cancers des poumons, et autres maladies de la peau, du cerveau et du système nerveux, n'ont pas pu obtenir réparation de la justice américaine alors que les GI's victimes de ce même gaz toxique y ont eu droit. Il n'est pas question aujourd'hui de faire passer l'ancien président américain G. W. Bush ou le Premier ministre Tony Blair en procès devant la Cour pénale internationale pour crime contre la paix pour l'attaque contre l'Irak en 2003. La démocratie britannique procède au moins à des auditions parlementaires dans le cadre de la commission Chilcot pour que le Premier ministre s'explique. Le Sénat américain a exigé que le président Clinton fasse acte de contrition publique pour avoir menti sur une fellation faite par une stagiaire mais absolument rien au président Bush pour avoir entraîné le pays dans une guerre mensongère. Celui-ci

continue à donner des conférences sur la paix dans le monde. Sa simple punition aura été un tir tendu de chaussure par un lanceur irakien manquant d'entraînement. La construction de l'ennemi est un processus sociologique et politique. En ce sens la responsabilité des élites politiques et culturelles est plus significative que la nature des régimes. Certaines dictatures ne sont pas bellicistes, certaines démocraties qui s'attribuent une identité missionnaire ou policière le sont. Il est inutile de revenir sur la croyance énoncée régulièrement que les régimes démocratiques seraient par nature pacifiques. Ils ne sont pacifiques qu'en fonction du pacte social qu'ils ont tissé avec leur opinion à travers la construction historique de leur identité. Allez donc contester devant des Américains la notion de « destinée manifeste » ! Les États-Unis s'autoattribuent une mission de sécurité planétaire qui recouvre étrangement leurs intérêts. À échelle plus réduite, la politique africaine de la France ne brille pas par son aide à la démocratisation. L'intervention récente en Côte d'Ivoire (avril 2011) est bien la seule résultant d'un mandat onusien tendant au respect du  résultat des urnes. Mais le poids du passé est tellement lourd que la suspicion à l'encontre des objectifs de l'opération Licorne continue à prévaloir. En revanche, le rôle des leaders politiques dans les mécanismes de déconstruction est essentiel. De Gaulle et Adenauer, Willy Brandt s'agenouillant devant les ruines du ghetto de Varsovie, Gorbatchev puis Poutine ouvrant les archives soviétiques après avoir reconnu le massacre de Katyn, Nelson Mandela renonçant à la vengeance contre les responsables de l'Apartheid, le pape JeanPaul II demandant pardon en 2003 à Banja Luka ont montré que certains ressorts traditionnels des conflits pouvaient s'estomper avec la reconnaissance de responsabilités. Réduire les causes de conflit suppose des leaders politiques de qualité qui acceptent de renoncer au capital politique qu'un discours belliciste peut apporter. Il y faut aussi une collaboration des élites civiles et militaires qui, en tant que producteurs de mythes, peuvent contribuer à changer les mentalités. Cette réflexion sur les mécanismes de construction de l'ennemi ne doit pas laisser penser que toute menace est une construction. Il restera toujours à la surface de la planète des Kim Jong Il et des Saddam Hussein, ou des George Bush et des Tony Blair. Beaucoup de régimes dans le monde restent encore très « schmittiens », y compris des régimes démocratiques qui ont besoin d'ennemis pour cimenter l'unité nationale, mobiliser l'opinion, détourner l'attention des problèmes intérieurs, éviter un examen de conscience ou simplement affirmer leur puissance...

En revanche, ce qui a échappé à Carl Schmitt, c'est  la capacité politique à déconstruire l'ennemi. L'Europe politique, entité qui mutualise des pouvoirs régaliens, est sans ennemi, elle se bâtit sur le consensus et pas sur le conflit. « On ne peut tromper la violence que dans la mesure où on ne la prive pas de tout exutoire, où on lui fournit quelque chose à se mettre sous la dent », écrit René Girard. L'Europe pourtant ne répond pas à cette définition. De fait, il est particulièrement difficile de la convaincre de se doter d'une défense commune. Ce livre n'est pas un ouvrage pacifiste. « Sans l'épée, écrivait Hobbes, les traités ne sont que des mots. » Le point auquel j'ai voulu prêter attention est le poids excessif joué par les théories de la puissance qui inspirent les mécanismes publics de réflexions stratégiques dans les démocraties, générateurs de bellicisme inconscient. Cependant, on peut penser que l'analyse des mécanismes de détection de fabrication de l'ennemi peut aider à anticiper et à réduire les causes de conflits. L'entrée dans l'UE d'anciens pays rivaux et parfois ennemis l'a démontré par la pratique.