La doctrine Kantienne de l'objectivite

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La doctrine Kantienne de l'objectivite

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BIBLIOTH�QUE D'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE

LA DOCTRINE KANTIENNE DE L'OBJECTIVITE , L'AUTONOMIE COMME DEVOIR ET DEVENIR

PAR

BERNARD ROUSSET

PAR IS LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN 6, Place de la Sorbonne, V 8 1967

© Librairie Philosophique J. VRIN, 1967

« Qu'est-ce que l'homme?» (Lettre à Stiindlin, 4 mai 1793, XI, 414; - Log., IX, 24, Guil., 25).

« Je suis. - Il y a un monde extérieur à moi dans l'espace et le temps (indépendant de moi) et je suis moi-même un être mondain. Je suis conscient de cette relation et des forces motrices pour les impressions (percep­ tions) » (0.P., XXI, 63 (déc. 1800-fév. 1803)). « De l'idéalité ... au lieu de l'idéalisme... • (Découv., L.B., XX, 377).

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PRÉFACE

Si elle cherche encore ses fondements et ses règles, l'histoire de la philosophie a ses conventions et ses traditions: ainsi tout interprète de Kant doit-il, depuis plus de cent cinquante ans, dénoncer les contradictions et les ambiguïtés de la Critique de la raison pure; depuis un siècle, il se sent obligé d'expliquer à partir d'elles l'apparition des diverses philosophies post-kantiennes et de prendre en cela le parti de ces dernières, lors même qu'elles s'opposent au projet, aux affirmations et aux interdits critiques; depuis une cinquantaine d'années, il lui faut encore démontrer que ces insuffisances du criticisme ont été finalement perçues par Kant lui-même, en dépit de ses déclarations publiques, et qu'elles sont à l'origine de cette profonde transformation de sa pensée que révèlerait l'Opus postumum, sans qu'on puisse d'ailleurs préciser le sens exact de ce recueil de notes. Celui qui se donne pour tâche de faire connaître et comprendre la doctrine de Kant se trouve donc le plus souvent satisfait, lorsqu'il a réduit son objet à une contradiction se résolvant d'une manière obscure en une évolution, dont le terme s'oppose heureusement au point de départ, des brouillons inédits ayant le mérite de corriger les défauts, voire les erreurs des ouvrages publiés...

Un tel schéma s'avère fort commode. Il peut être repris à propos de n'importe quelle question ou notion du kantisme, comme de tout autre système: l'historien de la philosophie est assuré de pouvoir faire montre de ses talents de dialecticien et du recul que sait prendre sa réflexion en face des textes. Quant au philosophe, il dispose d'une image conventionnelle du ratio­ nalisme critique, à laquelle il fait constamment appel dans l'élaboration de sa propre pensée. Désire-t-on réfuter ou «dépasser» Kant? Il suffit d'évoquer rapidement les inconséquences «universellement connues» d'une doctrine, qui ne pouvait se maintenir sans modifications: il est rare que le formalisme, l'affirmation de la chose en soi, la négation de l'intuition suprasensible et la limitation de la connaissance à l'expérience soient autrement discutés; d'une manière générale, on se contente de rappeler les difficultés du kantisme, pour repousser l'avertissement critique et mettre en cause l'anthropologie rationaliste, tant pratique que théorique.

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Inversement, veut-on se dispenser de la rigueur et de la complexité d'une argumentation probante par elle-même? Veut-on poser la vérité de l'idéa­ lisme, la suprématie de la foi sur le savoir, la grandeur de l'esprit, la transcendance du sujet par rapport à la nature et sa rupture d'avec l'être, la dignité de la personne et son appartenance à un autre monde, qui nous interdisent de la traiter comme moyen? On use alors de l'argument qui est, en fait, le plus fréquent en matière de philosophie: l'argument d'autorité, et on se réfère à cette même image conventionnelle du kantisme, de ses tendances «véritables» et de son aboutissement «logique»: quel que soit le contenu réel des thèses et des réfutations de Kant, on invoque ce qu'il a dit, ce qu'il voulait dire, ce qu'il allait dire au moment d'achever son œuvre, ce qu'il aurait dû dire s'il avait su mieux s'exprimer... A la faveur de ce schéma, l'historien, qui expose l'antinomique et la dynamique du système, et le philosophe, qui refuse l'enseignement contenu dans les ouvrages publiés par Kant ou qui s'appuie sur ses intentions et sur l'orientation ultime de sa réflexion, parviennent donc au même résultat: les incohérences existant entre les thèses exposées dans les trois Critiques et l'évolution révélée par l'Opus postumum nous contrain­ draient à reconnaître le bien-fondé d'un dépassement de ce rationalisme et à accepter, à partir du kantisme lui-même, le retour à une métaphysique du sujet et de la personne, de la foi et aussi de l'absolu, la démarche critique n'étant qu'une nouvelle prise de conscience, plus rigoureuse et plus authentique, des vérités présentes dans la philosophia perennis. La critique n'étant qu'une «propédeutique», selon l'affirmation de Kant reprise contre lui par ses successeurs 1, la vérité du kantisme devrait être cherchée dans les philosophies romantiques qu'il a engendrées et qui, en dehors de rares exceptions, se sont imposées jusqu'à nos jours.

Des conclusions aussi négatives ne peuvent que nous inquiéter sur notre compréhension de l'œuvre de Kant: elles nous obligent à nous demander si nous l'avons examinée dans l'esprit et avec la méthode qui convenaient. «Nous sommes tous des post-kantiens 2 »: la mise en garde adressée par Y. Bélaval au lecteur de Descartes et de Leibniz est sans doute encore plus utile pour le lecteur de Kant. En effet, les questions et les concepts que nous avons hérités, à travers la tradition universitaire, de Fichte, de Schelling ou de Schleiermacher, s'avèrent presque aussitôt inadéquats et nous laissent désarmés, quand nous analysons les Méditations, !'Éthique, la Recherche de la vérité ou la Monadologie; mais, dans la mesure où ils viennent d'une réflexion, directe ou indirecte, sur le criti­ cisme, ils peuvent apparaître plus longtemps comme des instruments qui nous aident à comprendre les textes kantiens: rien ne nous fait nettement percevoir notre erreur de point de vue; nous avons tort, cependant, puisque nous n'en obtenons, en définitive, que la découverte 1. Cf. DE VLEESCHAuv..'ER: Déduction, III, 547-8 et Évolution, 192-3. 2. Y. BÉLAVAL: Leibniz, critique de Descartes, Paris, Gallimard, 1960, 18.

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d'obscurités, de difficultés et de contradictions sans cesse plus nombreuses et plus graves. En vérité, un double obstacle nous empêche alors de saisir le projet et l'enseignement du rationalisme critique : a) D'un côté, la plupart des doctrines postérieures au kantisme représentent l'utilisation des problèmes et des thèmes qu'il a introduits, en un sens qui est opposé à son intention et contre lequel il s'est immédia­ tement élevé avec force : philosophies de l'intuition, philosophies de l'absolu, pour lesquelles l'idéalisme est un simple moyen permettant une restauration de la métaphysique précritique de la transcendance, telle qu'elle avait été systématisée par le spiritualisme leibnizien, et, finalement, une résurrection inattendue de l'ontologie, de la religiosité, voire de la mystique néo-platonicienne; nous sommes donc préparés à discuter le criticisme plutôt qu'à le lire et surtout disposés à voir dans les termes qu'il emploie, et dans les solutions qu'il propose, ce que le XIX e siècle nous a habitués à tenir pour des évidences : nous nous condamnons ainsi à trouver insuffisant ou contradictoire tout ce qui est simplement kantien en Kant. b) Il est vrai qu'un grand nombre d'innovations critiques se sont imposées comme un acquis définitif fidèlement repris dans la réflexion philosophique la plus élémentaire: le fait de concevoir la connaissance comme une construction due à l'initiative de l'esprit, la mise en évidence de cette activité dans le travail expérimental du savant, la description des opérations opposées d'analyse et de synthèse, l'affirmation de la dignité de la personne, etc. Mais il est faux de penser que cette vulga­ risation du kantisme nous aide à comprendre Kant: ces idées sont devenues, en effet, à ce point banales que, lorsque nous les rencontrons sous sa plume, nous avons peine à croire qu'il a simplement dit ce que nous savons depuis les premiers mois de notre initiation philosophique; aussi cherchons-nous toujours - et trouvons-nous souvent - une intention plus profonde, une signification plus élevée, ce qui nous renvoie à nouveau aux systèmes postérieurs au sien et introduit l'incohérence dans sa pensée. Nous pourrons aisément le constater en examinant la nature de l'idéalisme critique ou de la Révolution copernicienne: la vérité permanente du criticisme nous en masque le véritable contenu. L'historien de la philosophie, qui désire présenter une image fidèle et explicative de la doctrine kantienne, est donc soumis à deux obligations : d'une part, oublier autant que possible les transformations post-kantiennes des découvertes critiques, les questions, les objections et surtout les évidences, qui les font apparaître insuffisantes ou incohérentes; d'autre part, affronter le risque de banalité, dans la mesure où il est possible que Kant, au prix d'une longue recherche et d'un choix révolutionnaire, ait seulement pensé avec effort ce qu'il nous a appris à penser facilement.

Dans la présente étude, mon intention est de démontrer : 1) Que le criticisme ne résout certes pas tous les problèmes de la philosophie, ni même tous ceux qu'il pose: il reste partiel, de l'aveu

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même de Kant, qui ne manque pas de signaler les tâches à remplir, les lacunes à combler; 2) Mais ce qui lui manque ne justifie nullement un refus de ce qu'il contient: il ne saurait être question, à partir de cette philosophie, de revenir sur ses enseignements et ses interdits ; quiconque choisit de faire appel à son autorité ne peut qu'étendre sa méthode et compléter sa doctrine; 3) Qu'il en est ainsi, parce que le criticisme apparaît comme un système cohérent, sans contradictions ni même ambiguïtés, s'il est examiné uniquement en fonction de ses propres problèmes et de ses propres principes, et que cette cohérence se révèle: a) Dans l'accord entre les différents éléments de la solution du problème théorique, b) Dans l'harmonie des diverses perspectives ouvertes par la solution du problème pratique, c) Dans l'unité de la philosophie théorique et de la philosophie pratique, la seconde ne venant pas remettre en question les conclusions de la première, mais exprimant une même conception de l'objectivité et s'inscrivant dans un même mouvement de recherche de réalité; 4) Que, par conséquent, rien, dans sa doctrine, n'obligeait Kant à modifier les thèses élaborées à partir de 1770 et exposées en 1781, en sorte que: a) Il ne pouvait y avoir une véritable évolution de sa pensée, une fois acquises les principales découvertes critiques: après la première édition de la Critique de la raison pure, il poursuit sa réflexion, change quelque­ fois son argumentation et complète son enseignement, sans revenir sur les résultats antérieurs; b) L'Opus postumum, en particulier, loin de représenter un abandon, un dépassement kantien du criticisme, n'est que le complément, l'appro­ fondissement et la systématisation de la doctrine des trois Critiques, qu'il était devenu nécessaire de défendre pour répondre aux thèses avancées par les Épigones.

Pour le prouver, il est nécessaire et suffisant de suivre Kant, de prendre à la lettre ce qu'il pose et ce qu'il refuse 3. Il peut évidemment s'agir de ses thèses les plus discutées, de celles qu'on tient souvent pour obscures ou contradictoires en leur acception littérale; mais, s'il est vrai qu'on ne parvient ainsi qu'à rendre inaccessible la signification du criticisme, il faut sans conteste, si l'on veut se donner des chances de le comprendre dans sa cohérence et sa continuité, prendre justement pour prémisses de l'analyse et de l'explication du système ce 3. Il suffira parfois de laisser parler les textes, en juxtaposant les citations : peut-être devrait-il d'ailleurs en être toujours ainsi ?

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qu'on a pris l'habitude de refuser : la seule condition à remplir est alors de définir et justifier avec précision ces principes du kantisme, ces fondements de son sens, au lieu de les contester. Il est dès lors possible de dresser la liste de ces « thèmes-clés » de l'interprétation du kantisme: il faut se reporter aux «lieux communs» des discussions, dont il a été l'objet; il convient surtout de retenir: a) Le formalisme dans la conception de l'a priori et du sujet, dans l'ordre pratique comme dans l'ordre théorique; b) L'existence et l'importance d'un a priori non pur; c) La position d'une intuition empirique complexe, qui relève de la réceptivité organique des sens et qui nous met immédiatement en rapport avec l'existence externe des choses elles-mêmes; d) L'affirmation de la chose en soi et l'identification de son être avec celui du phénomène; e) L'idée d'une Révolution copernicienne en tant que renversement historique, comme événement qui se produit dans le temps; f) L'identité de la raison dans ses deux usages, théorique et pratique; g) La moralité conçue comme autonomie de l'être raisonnable en tant que tel dans la dét�rrnination de ses actes dans le monde; h) L'idéalité de l'achèvement du savoir et de la réalisation de la moralité. Mais cette démonstration resterait incomplète, si elle ne résolvait le problème posé par I'Opus postumum, généralement considéré comme l'indice d'une évolution de la pensée kantienne vers l'idéalisme roman­ tique et, par suite, comme la preuve des insuffisances de la première doctrine critique ; il faut donc montrer que I'Opus postumum ne fait que développer fidèlement la recherche critique, en donnant les raisons de ce développement et en présentant une interprétation nouvelle des conceptions esquissées peu à peu à partir de 1795: passage de l'a priori au donné empirique, déduction des propriétés et de l'existence de la matière remplissant l'espace, présentation de la chose en soi en tant qu'ens rationis, introduction d'un phénomène de phénomène a priori, insistance sur le pouvoir qu'a l'esprit de s'affecter lui-même et de se poser lui-même comme objet, construction a priori de la faculté représentative dans sa réceptivité comme dans sa spontanéité, position de la conscience et de la connaissance de soi, production pure des idées de monde et de Dieu, etc. 4• Je me propose donc d'établir que l'explication des thèses caractéris­ tiques du criticisme et l'interprétation correcte des thèmes qui apparais­ sent dans l'Opus postumum, permettent de saisir la cohérence et la continuité du rationalisme critique.

4. Ces recherches sur l 'Opus postumum étaient achevées avant que j'aie pu prendre connaissance des travaux de Mathieu, dont la plupart des conclusions doivent être tenues pour définitives par l'historien du kantisme : cf., dans Les Études philosophiques (1960, 143), le compte rendu d'une communication que j'ai faite à la Société alpine de philosophie le 19 novembre 1959. 2

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Une telle preuve requiert une méthode appropriée: 1 ) Une étude partielle, qui porterait sur certains points de la doctrine, ne pourrait évidemment montrer son unité; il est donc nécessaire d'envi­ sager la totalité du projet kantien et d'examiner sa réalisation aussi bien dans le domaine pratique que dans le domaine théorique, ainsi que dans chacun de leurs secteurs : science et métaphysique, esthétique et téléologie, moralité, religion et histoire. 2 ) L'analyse des seuls principes invoqués par Kant pour fonder la connaissance et l'action objectives s'avère nettement insuffisante pour décider du vrai sens du criticisme : par exemple, on peut interpréter de multiples manières le formalisme et, par suite, le discuter sans fin, tant qu'on n'étudie pas la fonction précise des formes dans la construc­ tion du système. Il est donc indispensable de considérer les fondements à la lumière de leur mise en œuvre et de leurs applications; aussi ne doit-on pas s'en tenir aux trois Critiques, aux Prolégomènes et aux Fondements, comme l'ont fait la plupart des historiens du kantisme 5: si on veut dépasser l'image schématique, qui est responsable des critiques faciles et des utilisations abusives de cette œuvre, il faut aussi analyser les Métaphysiques de la nature et des mœurs, les doctrines de la science et de la moralité empiriques, ainsi que la théorie du « Passage» ( Uebergang) des premières aux secondes. 3 ) Un examen chronologique des différents textes critiques de Kant ne semble pas convenir parfaitement à l'objet de ma recherche: outre qu'il a déjà été entrepris, avec beaucoup de précision et de justesse 6, il risque - même s'il n'est pas inspiré par le préjugé d'une évolution nécessaire due à l'insuffisance des solutions successives - de mettre trop fortement en valeur de simples changements dans l'expression et l'argumentation ou le développement de problèmes laissés en suspens dans les écrits antérieurs; en tout état de cause, il ne peut qu'entraîner des redites inutiles, s'il y a unité de la pensée kantienne entre 178 1 et 1803. Seule, au contaire, une analyse simultanée des textes échelonnés à travers le temps est capable de mettre en évidence cette continuité, d'éclairer les prémisses par les conséquences et, éventuellement, de révéler des modifications indiscutables, un accent ou des thèmes nouveaux: il faut donc étudier le criticisme en tant que système, en considérant sa structure, l'organisation et les corrélations de ses différentes parties, qui ne pouvaient évidemment être méditées, rédigées et publiées que les unes après les autres. 4 ) Il n'y aura donc pas de partie spécialement consacrée à l'Opus postumum : ce serait encore présupposer une discontinuité ou rendre inévitables les répétitions; ce serait surtout s'interdire d'élucider le sens 5. Parmi les études de langue française, il faut évidemment faire exception en faveur des travaux de Delbos et Vuillemin. 6 . En particulier par Delbos et De Vleeschauwer.

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des dernières notes de Kant au moyen de tel paragraphe ou de telle formule d'un ouvrage antérieur ; n'oublions pas, enfin, que - malgré son unité interne, que nous aurons l'occasion de vérifier - l'Opus postumum est constitué de multiples brouillons, qui se rapportent à des problèmes distincts et qui ont été rédigés à des dates différentes, en sorte qu'il y a souvent une relation plus claire, plus immédiatement compréhensible entre un de ses paragraphes et un passage de la Critique qu'entre ses diverses pages. Jusqu'à présent, on l'a toujours examiné séparément, sans réussir ni à préciser sa signification exacte, ni à trouver l'unité de la pensée critique, obstinément défendue par Kant contre ses successeurs: il était donc permis de tenter une autre méthode ; si l'on veut situer l'Opus pos tumum dans le projet critique, il faut expliquer les conceptions qu'il développe ou qu'il esquisse, avec les théories des écrits précédents, au fur et à mesure qu'on analyse le problème critique et ses solutions: alors il sera facile de voir quel est le degré de fidélité dans le progrès de la réflexion kantienne 7•

*** Dans une recherche quelconque, il importe de choisir une question précise, qui nous donne un fil directeur et qui nous rende capables d'établir des conclusions décisives. En l'espèce, il faut sans aucun doute retenir le problème qui caractérise la pensée critique, qui détermine l'apparition et le développement de la doctrine, qui embrasse le système dans toute son ampleur et qui reste le centre de toutes les querelles chez les disciples et les interprètes: le problème de l'objectivité. Les autres problèmes soulevés par Kant et leurs solutions doivent être envisagés de ce point de vue privilégié; pour Kant lui-même, ce ne sont d'ailleurs que des questions subordonnées et des perspectives auxiliaires, des instruments ou des compléments de sa réflexion sur l'objectivité: c'est donc prendre son propre point de vue, c'est-à-dire le comprendre, que de les aborder de cette manière. Ainsi en est-il de ce qui est devenu une question centrale chez ses successeurs et pour ses interprètes, la théorie du sujet: il ne s'y intéresse que dans la mesure où elle lui permet de poser et de résoudre le problème de l'objectivité; je devais donc l'analyser, puisqu'elle intervient dans l'élaboration du système critique et qu'elle sert d'argument à l'idéalisme et au spiritualisme contre le kantisme, mais - ne serait-ce que par fidélité à Kant et pour éviter des développements excessifs - je n'en retiendrai que les points qui confirment l'interprétation adoptée pour la doctrine de la réalité objective et qui éliminent les objections et les contresens auxquels elle a donné lieu. Bien que restreinte au seul problème de l'objectivité, l'analyse de la pensée kantienne devait être allégée autant que possible, en raison de

7. Un Appendice rassemblera les résultats ainsi obtenus et rendra compte de l 'apparition chronologique de ces différents thèmes : il justifiera donc cette utilisation de I'Opus postumum et l'interprétation qu'elle implique.

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son étendue; j'ai donc exclu tout ce qui n'était pas indispensable à mon propos: a) J'ai laissé de côté la recherche d'une explication historique du kantisme, tâche essentielle, qui exigerait une étude spéciale et que le philosophe ne pourrait remplir qu'en s'assurant la collaboration de l'historien des événements et des sociétés 8 ; b) J'ai fait abstraction du problème de la formation de la pensée critique: d'ailleurs, l'évolution précritique de Kant, le surgissement des questions et des solutions successives de 1749 à 1781 ont déjà fait l'objet d'études précises et claires 9; c) J'ai écourté les démonstrations et limité le nombre des citations et des références, lorsque je faisais état d'une question, d'une notion ou d'une thèse connue de tous et comprise par tous dans le même sens 10 •

Mon intention n'est pas de suggérer un nouveau «retour de Kant». De toute manière, il n'appartient pas à l'historien de la philosophie, en tant que tel, de juger de la vérité d'une doctrine : il lui suffit amplement d'avoir à l'expliquer et à évaluer son degré de cohérence et de continuité. Il ne s'agit donc ici que de s'assurer de ce que Kant a dit et voulu dire. Mais il est évident que ce travail purement historique a une portée plus générale. Définir le contenu exact et l'orientation du criticisme et discuter les interprétations qui en ont été données, c'est d'abord compren­ dre le point de départ et le mouvement générateur de la philosophie moderne: c'est éventuellement mettre à jour son infidélité à l'esprit critique. Ensuite - et telle est sans doute l'utilité philosophique majeure de l'histoire de la philosophie - cet examen doit nous permettre de vérifier l'argument trop souvent employé, cet argument d'autorité par lequel un simple renvoi à Kant dispense de véritables preuves en faveur de l'idéalisme, du subjectivisme ou du spiritualisme. Il peut enfin nous aider à comprendre la cohérence du projet critique rationaliste, le sens d'une objectivité anthropologique. Nous sommes tous des post-kantiens, le plus souvent heureux de penser grâce à Kant - et maintenant grâce à Husserl - comme Hume ou Swedenborg: la réflexion sur l'objectivité est devenue le prétexte à un subjectivisme qui y renonce allègrement ou qui fait confiance à l'expérience invérifiable d'une objectivité transcendante et problématique; la critique s'est muée en hypercritique négatrice de la validité de son objet et de celle de son discours, en sorte qu'elle se refuse elle-même le droit de nous parler avec autorité et prétention à la vérité: il nous suffit de la suivre dans son mépris de l'objectivité et de l'universalité pour être autorisés à penser que ses affirmations et ses révélations ne 8. A ce sujet, on peut trouver quelques prmc1pes fort généraux ou des indications précises, mais très partielles, dans les ouvrages de Goldmann, Bnmschwig et Ayrault. 9. Cf. les travaux de Delbos, De Vleeschauwer et Tonelli. 10. Ce sera le cas, en particulier, dans l 'introduction, dans les deux premiers chapitres de la première partie, première section, et dans le premier chapitre de la troisième partie.

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regardent qu'elle, qu'elles ne nous concernent pas, qu'elles ne sauraient valoir pour nous. En effet, le respect de l'objectivité s'impose à quiconque veut donner un sens aux mots «vérité» et « valeur». Ce qui, dans la connaissance et dans l'action, ne vaut que pour moi ne vaut pas grand'chose: cela reste sans cesse contestable et contesté et je n'ai d'autre garant que ma complicité avec moi-même ; il n'est de validité théorique et pratique que celle que je peux éprouver, non plus dans une expérience personnelle, ni même dans un doute solitaire de style cartésien, qui facilement se relâche et succombe à la force des préjugés, mais dans un dialogue avec ceux-là mêmes qui me contestent et qui sont justement loin de cette complicité - à condition, bien entendu, qu'ils acceptent aussi cette épreuve de la discussion ; mais un accord ne peut s'établir qu'à propos de ce qui ne dépend pas de chacun de nous: si la valeur et la vérité impliquent !'intersubjectivité, celle-ci suppose à son tour l'objectif comme norme du dialogue. L'objectivisme doit être reconnu comme une nécessité de la raison, un besoin logique et moral de l'homme, une condition de possibilité du discours, si on ne veut pas que la recherche des sources et des fondements du savoir, de l'agir et du parler aboutisse à l'ignorance, à la méchanceté et au silence, si on ne veut pas que l'interrogation sur le sens ne puisse ptus enfanter que des interrogations vides de sens, si on ne désire pas la fin de l'esprit philosophique et le retour à la barbarie. C'est pourquoi la tâche la plus urgente pour le philosophe est d'apporter, avec l'épistémologie et l'anthropologie de notre siècle, une solution objecti­ vement valable au problème posé par l'objectivité contenue dans certaines de nos représentations et de nos actions: puisse l'étude du kantisme, qui a su formuler cette question en maintenant, en confirmant cette exigence, servir de Préface à la réalisation d'une telle entreprise !

INTRODUCTION

LE PROBLÈME DE L'OBJECTIVITÉ

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CHAPITRE PREMI ER

LA DÉCOUVERTE DE LA SUBJECTIVITÉ ET L'OBJECTIVISME KANTIEN

« La grande découverte de Kant, c'est la subjectivité. » L'affirmation de Fichte 1 peut étonner si l'on pense à la place tenue dans notre tradition philosophique par Socrate, saint Augustin ou Descartes : le premier trouve son inspiration dans le « Connais-toi toi-même » de Delphes ; le second nous invite à la recherche intérieure : « in interiore homine habitat veritas » ; Descartes, enfin, fait du Cogito et des idées qui lui sont immanentes, le point de départ, le point d'appui et le prototype de toute certitude. Mais le sujet dont il est alors question n'est jamais qu'une étape plus ou moins rapidement dépassée, soit par l'auteur lui-même, soit par ses héritiers : la réflexion intérieure de la conscience de soi conduit toujours à la reconnaissance d'une réalité indépendante du sujet et d'une vérité plus profonde et stable que celle de la conscience. Quelle que soit l'inter­ prétation adoptée pour le réalisme des idées, il est certain que Platon veut souligner la transcendance du vrai et du réel par rapport à la pensée ; quant à la démarche augustinienne ou cartésienne, elle aboutit à la découverte de l'être dans sa pure transcendance, source, pour le sujet, de son existence, de son essence et de tout son contenu. La subj ec­ tivité précritique peut être analysée et approfondie, elle n'est que le lieu de la découverte de l'obj ectivité, si bien que les disciples peuvent souvent la négliger ou la dévaluer, pour se consacrer à l'analyse du monde obj ectif : il faudrait confronter de ce point de vue Socrate et Platon, Descartes et Malebranche. Les successeurs de Kant, au contraire, restent attachés au primat de la subjectivité et à son exploration systématique : du point de vue théorique comme du point de vue pratique, l'idéalisme subjectif et la philosophie de l'immanence l'emportent pour longtemps. C'est que le sujet n'est plus conçu comme un lieu à reconnaître en vue de retrouver un être transcendant, mais comme un constituant originaire, parfois comme un créateur : le vrai, le beau, le bien, lui sont définitivement 1. Lettre à Reinhold, 28 avril 1795 , citée par Gu�ROULT : Fichte, 50.

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INTRODUCTION

rapportés et subordonnés, postérieurs et même inférieurs, non seulement dans l'ordo cognoscendi, mais encore dans l'ordo essendi, ce que l'on n'avait envisagé auparavant que pour aboutir, bon gré, mal gré, au scepticisme; désormais, au contraire, la subjectivité se pose, pleine de confiance et de certitude. Ce nouveau point de vue résulte, semble-t-il, de la tâche assignée par Kant à la philosophie, dès les premières années de sa réflexion critique : «Dans les sciences de la raison pure, la philosophie future est plus critique que dogmatique, recherche du sujet et, par là, possibilité de penser un objet 2 • » Qui plus est, selon la plupart des historiens de la doctrine, son évolution se laisserait définir comme l'approfondissement de cette découverte de la subjectivité et comme l'élargissement de ses conséquences: l'Opus pos tumum, avec la déduction a priori de la matière, la définition de la chose en soi comme ens rationis, la position de l'existence de Dieu et du monde comme existence en idée, exprimerait le triomphe total de l'idéalisme et de l'immanentisme.

*** Kant, cependant, désavoue ses disciples 3 ; ceux-ci, de leur côté, ne manquent pas de le critiquer, et c'est devenu un lieu commun que de s'en prendre à tout ce qui, dans le criticisme, semble contredire la découverte de la subjectivité, de l'idéalité et de l'immanence. L'on peut, certes, mettre en cause une incohérence dans la déduction des consé­ quences; on peut considérer cette condamnation comme l'effet d'un malentendu, d'une incompréhension due à la fatigue de l'âge, voire d'une précaution prise en face des périlleuses accusations d'athéisme portées contre Fichte 4• Ces réponses sont manifestement insuffisantes. En effet, ce n'est pas à un moment donné et dans des circonstances particulières, mais constamment, que le subjectivisme constitue le principal adversaire de Kant. La rencontre avec la pensée de Hume n'est peut-être pas la source de la réflexion critique, comme il l'affirme pour introduire les questions qu'il soulève 5; mais il est certain que la lutte contre le subjectivisme de Hume, l'effort pour le surmonter représentent la préoc­ cupation dominante de ses écrits théoriques : le subjectif est immédiate­ ment qualifié de faux 6 ; de même, dans d'innombrables textes, il tient à réfuter les doctrines de Descartes ou de Berkeley, qui avaient le tort, à ses yeux, de ne reconnaître que l'immanence des contenus du sujet et de rendre problématique ou de nier la réalité de l'existence extérieure; et c'est encore le subjectivisme qu'il poursuit, dans le spiritualisme visionnaire de Swedenborg ou dans les philosophies de l'intuition et de la croyance qui surgissent autour de lui 7 ; chacun sait enfin qu'en 2. Reflex., n ° 4465 ( 1772 ?), XVII , 562. 3. En particulier, dans la correspondance avec Tieftrunk et la Déclaration contre Fichte. 4. Cf. DE VLEESCHAUWER : Déduction, III, 546 sqq. 5 . Prolég., IV, 260, Gib., 13. - Cf. DE VLEESCHAUWER : Déduction, 1 , 129-30. 6. C.R.P., B, III, 129, T.P., 145 . . 7. C� . . Les rêves d'un visionnaire éclaircis par les rêves de la métaphysique, 1766, Sur l'illuminisme et les moyens d'y remédier, 1790 et Sur un ton de distinction nouvellement pris en philosophie, 1796.

L'OBJECTIVISI\ΠKANTIEN

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matière pratique, les morales du bonheur et du sentiment sont prec1sément condamnées en raison de la subjectivité de leurs principes. En vérité, Kant est résolument objectiviste: quels que soient les problèmes qu'il aborde ou qu'il crée, quelles que soient les solutions qu'il y apporte, quel que soit le sens qu'il doive donner à ce mot du fait de ces questions et de ces réponses, dans la connaissance et dans l'action, il confère à l'objectivité un privilège absolu, dont l'exemple le plus célèbre est cette « dignité» procurée à nos représentations par le rapport à un objet 8 • Il a sans doute découvert une subjectivité plus radicale que celle que connaissait la pensée précritique, mais c'est peut-être la raison précise pour laquelle son souci de l'obj ectivité s'affirme avec une telle vigueur, on dirait parfois avec une certaine exaspération, celle d'une recherche craignant de ne pas aboutir; et si l'on considère ses derniers écrits, on a le sentiment d'être en présence d'une volonté déçue de ne pas être comprise et suivie, les condamnations du subjectivisme allant de pair avec l'approfondissement de la subjectivité. Mais il ne s'agit pas là simplement d'une intention générale: l'objectivisme intervient dans la définition de chacun des concepts pré­ sents dans le système. Ainsi en est-il de l'idée de vérité: certes, dans une certaine mesure, Kant en a donné une nouvelle analyse, qui renonce au mythe réaliste de la conformité à l'obj et; mais l'idée d'une référence à l'objet et même l'idée d'adéquation restent pour lui l'élément essentiel caractérisant la vérité: on peut le constater non seulement dans la période précritique, lorsque la certitude est conçue de manière classique comme la représentation claire de la connaissance et de son accord avec l'obj et 9, non seulement lorsque les découvertes de la Dissertation de 1770 n'ont pas encore développé toutes leurs conséquences critiques 10 , mais dans la Critique de la raison pure elle-même: « Les catégories .... conduisent à la vérité, c'est-à-dire à l'adéquation de nos concepts avec l'objet 1 1 • » Si elle définit la vérité, la référence à l'objet doit caractériser la connaissance et la distinguer des autres genres de représentations : « Les représen­ tations, dans la mesure où » elles sont « rapportées à l'objet et à l'unité de la conscience de celui-ci, .... appartiennent à la connaissance 1 2 • » Il est inutile de démontrer l'importance de tels principes: il suffit de rappeler qu'ils fondent l'opposition qui définit l'esprit critique lui-même: celle du connaître et du penser. Ce dernier exemple prouve que, contrairement à ce que l'on pourrait croire B, nous ne sommes pas alors en présence d'une simple fidélité de Kant envers la tradition: au contraire, dans certains cas, et non des moindres, l'objectivisme devient un point de vue qui l'amène à modifier 8. C.R.P., III, 172, T.P., 187.

9. Reflex., n ° 2422 ( 1753-6), XVI , 359. 10. Comme l 'affirme De Vleeschauwer (Déduction, I, 254). 1 1 . C. R . P. , I I I , 426, T.P., 452 . 12. Jug . , Pre m. /ntrod. , XX , 206 . - Cf. Jug., Prem. Introd., XX, 222-3 ; - Reflex. , n ° s 5216 & 5221 ( 1773-8 ?), XVII I , 121 , 122 & 123 ; - C.R.P., I I I , 250 , T.P., 266 ; - C.R. Prat., V , 12, Pic ., 10. 13. Cf. les réserves faites sur la définition de la vérité par Vaihinger (Commen tar, 1 , 398), et l 'explication donnée par De Vleeschauwer : « Réaliste au plus profond de l 'âme , pa:ce que dépositaire de toute la tradition philosophique avec laquelle on ne rompt pas du Jou r au lendemain avec désinvolture » ( Déduction, I I I , 276).

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INTRODUCTION

ou à corriger les conceptions précritiques. La preuve en est la discussion kantienne de la définition du jugement: «Je n'ai jamais pu être satisfait de la définition que donnent les logiciens d'un jugement en général, qui est, à ce qu'ils disent, la représentation d'un rapport entre deux concepts » ; un jugement est «un rapport qui est objectivement valable, .... ce qui revient à dire que ces deux représentations sont liées dans l'objet 1 4 » : l'obj ectivité, c'est-à-dire la liaison des termes dans l'objet lui-même, telle qu'elle s'oppose à la simple liaison des représentations et des états du sujet, à l'association 1 5, constitue l'élément nouveau de la définition critique du jugement. L'objectivisme est donc responsable d'une modi­ fication dont dépendra toute la Déduction transcendantale, réflexion sur les conditions et les conséquences de l'objectivité contenue dans le jugement. Mais ce terme même de «transcendantal», comment le comprendre sans faire état de cette référence à l'objet ? En effet, en face de la logique générale, qui expose les règles de toute pensée 1 6 indépendamment de tout contenu 17, le propre de la logique transcendantale est d'analyser et de fonder les règles et les conditions de la pensée d'un objet, c'est-à-dire de la connaissance 1 8 ; cet adjectif sert donc pour désigner un rapport avec l'objectivité et son omniprésence dans les textes kantiens prouve l'importance de cette préoccupation. L'oublier conduirait à bien des méprises: d'une part, on verrait - et l'on voit - une expression comme celle de conscience transcendantale employée à tort, pour désigner une conscience dont la nature et la destinée s'élèvent au-dessus de notre condition quotidienne et terrestre, sans aucune référence à la connaissance objective; on ne comprendrait pas, d'autre part, ce qui a pu amener Kant à reprendre ce mot à la tradition scolastique : celle-ci qualifie de transcendantal tout ce que l'on peut attribuer à un obj et quelconque, indépendamment de toute détermination particulière: l'être, l'unité, le quelque chose, etc. ; dans le système kantien, le même mot indique ce qui permet de connaître un objet quelconque: les systèmes diffèrent sans conteste, mais le même terme peut être légitimement repris, en raison de la référence identique à un quelque chose 19 • Mais ce ne sont encore là que les conséquences ou les aspects particuliers d'un fait encore plus fondamental: l'objectivisme est, en réalité, une perspective personnelle de Kant, responsable de son éman­ cipation philosophique et de ses découvertes critiques: c'est pas à pas, 14. C.R.P., B, III, 113 & 114, T.P., 118 & 120. - Cf. Reflex. , n ° 3052 (1776-89 ?), XVI, 633 et Méta. Nat. , IV, 475 note, Gib., 18 note : « Le jugement est une action par laquelle des représentations données deviennent la connaissance d'un objet . » 15 . C.R.P. , B , III, 113 & 114, T .P., 118 & 120. - Dans les Prolégomènes (§ 19) , cette même obj ectivité constituait l'essence du jugement d 'expérience en face du jugement de perception . 16. C.R.P., B, III, 8 , T.P. , 15 . 17. C.R.P. , III, 130, T.P., 146. 18. C.R.P., III, 78 & 216, T.P., 80 & 233 ; il convient de remarquer que là où il avait écri t : « possibilité transcendantale » (C.R.P., Ill, 207, T.P., 221), Kant a précisé en marge : « possi­ bilité réelle » (Nachtrii.ge, n ° CXX I, XXIII, 48). 19. Les Reflexionen prouvent cette filiation : cf. n ° 4025 (1769-78 ?), XVII, 389, no 4150 (1769-72) , XVII, 435 , n ° 4656 (1769-78 ?), XVII, 627. - L 'addition de la seconde édition de la Critique de la raison pure (III, 97-9, T.P., 98-9), qui a pour objet la nature de l'un, du vrai et du bien, prouve aussi que la différence de doctrine permet la continuité du vocabulaire.

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et contre l'enseignement reçu, qu'il acquiert le sens de l'objet et élabore ainsi son système. La lente et scrupuleuse recherche, qui aboutit à la distinction du logique et du réel, nous en donne une preuve décisive 20. Le logicisme de Wolff, invoquant le fait que la raison peut légitimement affirmer les propriétés des choses dans le jugement et en vertu du raisonnement, réduisait toutes ces propriétés à des prédicats contenus dans leurs essences; il apparaissait dès lors possible de les en déduire par simple analyse, celle-ci étant de la compétence d'une raison finie pour les cas simples et abstraits, d'une raison infinie pour les cas concrets et complexes: en outre, les propriétés d'un objet étant inséparables de ses relations avec les autres objets, les relations étaient également conçues comme étant de nature logique, comme relevant de la déduction analytique prenant les concepts pour prémisses. Or Kant découvre des relations qui ne peuvent s'exprimer en termes logiques: celle de l'opposition, en vertu de laquelle deux forces ou deux sentiments, par exemple, se détruisent dans leurs conséquences propres pour produire un équilibre, c'est-à-dire quelque chose de réel, au lieu d'aboutir au néant contenu dans l'opposition logique, la contradiction de l'idée de cercle carré, par exemple 2 1 ; la relation de causalité, ensuite, dans laquelle un terme engendre un autre terme de nature différente ou le modifie pour en produire un troisième, différent des deux premiers: l'hétérogénéité est telle, qu'il est impossible de saisir une liaison logique déductible par la seule analyse des prémisses 22 ; la relation de réciprocité, enfin, celle dont relève le problème classique du commerce des substances, puis­ qu'alors une réalité, celle de l'interaction et de ses effets, ne saurait se comprendre à partir des concepts de chacune des substances prises séparément 23 • Il y a donc des relations réelles qui ne sont pas logiques. Mais considérons un objet en lui-même, sans songer à ses relations extrinsèques. Certaines de ses propriétés ne sont pas du ressort de la définition purement logique et de la déduction analytique: la spatialité, la grandeur, la différence de grandeur entre deux objets ayant la même définition, l'orientation, surtout, qui caractérise pourtant celui-ci en face de celui-là, son symétrique qui en diffère absolument tout en ayant le même concept 24 • Mais, avec encore plus d'évidence, il est quelque chose que l'on peut affirmer d'un objet et qui n'est pas une propriété logique de son essence: la réalité, l'existence même ; chacun reconnaît le nerf de la réfutation de l'argument ontologique : qu'un objet - Dieu, par exemple - existe ou non, je peux analyser et déduire la totalité des éléments de son concept; l'inexistence de Dieu ne m'empêche pas de définir complètement ce que j'entends par ce terme, et, si j'affirme son existence, je ne complète pas ce concept grâce à un nouveau prédicat, mais je pose l'objet dont j'avais un concept complet. L'existence est 20. Je me contente de résumer les conclusions des analyses précises et définitives de De Vleeschauwer (Déduction, I, 189-210). 21. Cf. l' Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative.

22. Ibid. 23. Dissert., §§ 1 6-22. - Certains éléments de cette analyse se trouvent déjà dans la Nouvelle explication des premiers principes de la connaissance métaphysique de 1755 ( 1 , 412 sqq . ) . 24. C f . l 'article Sur le premier fondement de la différence des régions de l'espace d e 1768 .

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INTROD UCTION

donc d'une autre nature, le réel d'un autre ordre que le possible, le concevable 25 • Mais le possible lui-même se distingue aussi du conceptuel. Si je dis, en effet, qu'il est possible que Pierre vienne me voir ce soir, il n'y a là aucune contradiction, s'il n'est pas incapable de se déplacer et si ses sentiments pour moi le permettent: sa visite est un possible logique ; encore faut-il qu'il ne soit pas maintenant si éloigné, qu'aucun moyen de transport ne puisse l'amener jusqu'à moi d'ici là ! Encore faut-il a fortiori que Pierre existe ... Pour qu'une chose ou un événement soit réellement possible, des conditions extra-logiques, des conditions empiri­ ques et l'existence du sujet sont requises, qui distinguent absolument le possible réel du possible logique 26 : « Une chose dont le concept est possible n'est pas pour cela une chose possible 27 • » De même, on ne saurait confondre la nécessité réelle et la nécessité logique, puisque, s'il est nécessaire, en vertu de l'essence, que Dieu soit bon ou que Pierre soit méchant, il faut autre chose pour rendre nécessaire l'existence d'un Dieu bon ou d'un homme méchant 28 • La coupure établie entre le logique et le réel vient donc diviser le possible lui-même, si bien qu'il faut distinguer trois termes: le logique, qui est du possible, le réel possible et le réel effectif 29 • Ces distinctions, nous le verrons, susciteront la mise en question de l'objectivité, dans la mesure où il apparaîtra indispensable de rechercher la réalité correspondant aux concepts ; mais elles détermineront également la déduction des éléments de la solution et, par là, la structure du système kantien : ces trois termes n'évoquent-ils pas immédiatement la distinction faite entre la pensée subjective, l'expérience possible et l'expé­ rience réelle? Suivons plus précisément le cheminement de la recherche kantienne, telle qu'elle se manifeste dans la Dissertation de 1770 : d'une part, l'opposition du réel et du possible donne naissance à la distinction de la sensibilité et de l'entendement 30 ; d'autre part, elle engendre une division au sein de l'entendement lui-même, envisagé tout à tour comme un entendement logique, c'est-à-dire comme une réflexion formelle indé­ pendante du contenu et pouvant, par suite, s'appliquer à tout contenu empirique pour produire les sciences du sensible, et comme un entende­ ment réel, réflexion de la pensée trouvant ses contenus en elle-même pour constituer la métaphysique de l'intelligible 31 • La doctrine se trans­ formera profondément: l'entendement producteur des sciences, toujours formel, trouvera son contenu immédiat dans l'intuition a priori, fondement de ses synthèses, si bien qu'il ne sera plus possible de le définir comme un entendement simplement logique, mais que cette relation originaire 25 . Cf. De l'unique fondement possible d'une preuve de l'existence de Dieu de 1763 . 26 . Ibid. - Cf. C.R.P., in extenso. 27. Progrès méta., XX, 325 . - Ce texte, di rigé contre les derniers tenants d 'une tradition qui avait donné à Kant sa formation philosophique, représente une synthèse parfaite des thèses et des arguments critiques contre le logicisme. 28 . Exis t. Dieu, passim. - Cf. Reflex. , n ° 4033 ( 1769), XVII, 391 ; - C.R.P. , I I I , 1 93 & 397-8 , T . P . , 208 & 426 . 29 . Dans l 'écrit de 1763 sur L 'existence de Dieu, la distinction n 'est pas encore faite, puisque c 'est la réalité de la possibilité du réel qui sert d 'argument pour l 'existence de l 'être suprême. 30 . Disse rt., §§ 5 , 6 & 23 . 3 1 . Dissert., I I & I I I .

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à la sensibilité en fera un entendement proprement réel; cette même relation étant désormais considérée comme indispensable, Kant niera complètement la possibilité pour la pensée de se donner une matière et rejettera, par conséquent, l'idée d'un entendement réel, tel qu'il le conce­ vait dans la Dissertation, pour lui substituer l'idée d'une raison qui reste purement logique: la découverte de la synthèse a priori et la condam­ nation des prétentions de la métaphysique classique entraînent donc une inversion du rapport, mais celui-ci subsiste avec toute son importance architectonique, puisque la distinction du réel et du logique fonde désor­ mais l'opposition de la logique transcendantale et de la logique formelle ainsi que la distinction critique par excellence, celle de l'entendement et de la raison. Tout le criticisme apparaît donc comme la conséquence du souci de l'objet, du réel, de l'existence et, chose bien connue, de l'expérience: «Ma place, c'est le fertile bathos de l'expérience» 32 ; à chaque instant, le sentiment s'impose d'un primat accordé à l'objet 33 • Mais il est même inutile d'examiner le système en son détail : l'objectivisme est inscrit dans la seule définition de la philosophie et de la méthode critique ; celles-ci, en effet, doivent déterminer les limites des facultés du sujet 34 : or, cette notion de limite n'a de sens que si l'on se réfère, implicitement ou non, à une réalité indépendante du sujet et extérieure à lui ; aussi tendra-t-elle à disparaître dans ['idéalisme absolu des Post-kantiens. Bien plus, Kant dénonce sans cesse la confusion du subjectif et de l'objectif, qu'il s'agisse de l'attribution à l'objet de ce qui relève du sujet 35 ou de l'attribution au sujet de ce qui provient de l'objet 36 : sous ses deux aspects, la critique de cette «Amphibolie» et de cette « Subreption transcendantale» suppose la même distinction absolue des deux termes et, par conséquent, l'entier respect de la spécificité de l'objectif. II en résulte même, quelle que soit l'importance de la découverte de la subjectivité, une nette dépréciation du sujet. Ainsi, l'analyse de ses facultés et de ses opérations, qui remplit la première moitié de la Déduction transcendantale dans la première édition de la Critique, peut­ elle être éliminée dans la seconde édition: Heidegger regrette cette disparition et l'explique par la place grandissante des préoccupations pratiques 37 ; il est vrai que la philosophie morale de Kant ignore et même combat la subjectivité humaine, au moins partiellement, mais la même méfiance règne dans le domaine théorique: l'analyse subjective n'est jamais qu'un auxiliaire, utile mais non indispensable, nous prévient Kant dès la préface de la première édition, c'est-à-dire, notons-le, avant 32 . Prolég., IV, 373 note, Gib . , 170 note . 33. Cf. BALLAUFF : Vorstellu ngsbegriff, 17-8 . 34 . Dès 1766, la métaphysique est définie comme la « science des limi tes de la raison humaine » (Rêves, I I , 367 ; - cf. les Remarques aux observations sur le sentiment du beau et du su blime, XX, 1 8 1 ) ; tel est le but assigné à la Critique de la raison pure ( I I I , 495 , T . P . , 518 ; - A, IV, 247 , T .P . , 3 1 9 , etc . ) . 35 . Lorsque nous rejetons s u r l 'objet en soi l e subjectif sensible (Dissert., § § 25-29) ou intellectue l (Disse rt., § 30) et, d 'une manière générale, tout ce qui appartient à notre connaissance de l 'objet (C. R .P., I I I , 391 & 413, T . P . , 420 & 440 ; - A, I V , 243 , T . P . , 314-5 ; O.P. , XXI I , 320, 322 , (août 1 799-avril 1 800) ) . 36 . Lorsque l 'on n i e , p a r exemple , l 'existence d 'une matière emp irique donnée : c f . I re partie, sect. I, chap. 3 . 3 7 . Kan t, § 3 1 .

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INTRODUCTION

la suppression de ce texte 38 • C'est que le sujet, sa nature et ses actes ne sont envisagés qu'en vue de l'objectivité, pour comprendre et fonder la connaissance d'un objet réel 39 • Bien plus, on ne parvient à déterminer ce qu'il est et ce qu'il fait qu'à partir de l'analyse de la connaissance d'un objet: même dans cette déduction «subjective», la méthode kan­ tienne est transcendantale, ayant à la fois pour prémisse et pour but la connaissance de l'objet, et non pas psychologique, réflexion du sujet en lui-même, sur lui-même et pour lui-même. Cette dernière n'aurait, d'ailleurs, aucun sens, puisque la conscience n'a de contenu et d'existence déterminable que par et dans sa relation à quelque chose d'extérieur, dont, Kant le souligne, elle n'est pas la créatrice 40 • Lachièze-Rey constate avec regret qu'il n'y a pas de philosophie du sujet dans l'œuvre critique 4 1 ; ce qui est certain, c'est que ce ne serait, pour Kant, ni possible, ni souhaitable: tout son intérêt est ailleurs. Il est tout entier porté du côté de l'objectivité théorique aussi bien que pratique. L'on peut estimer que cet objectivisme vient «écraser» les analyses kantiennes 42 ; on peut penser, au contraire, qu'il ne fait que traduire un sens profond de la vérité et de la valeur 43 • En tout état de cause, on ne saurait le considérer comme un maintien ou une survivance de l'esprit précritique: car c'est lui, nous venons de le constater, qui entraîne la rupture avec la tradition reçue, suscite les modifications et les innovations, détermine les questions et les réponses, qui ont préci­ sément pour fin de le justifier ; autrement dit, l'objectivisme est le principe constitutif du projet et du système critiques en face des diffé­ rentes doctrines - rationalisme absolu des Leibniziens ou empirisme de Hume et des moralistes du sentiment - condamnées par Kant en raison de la subjectivité de leurs principes et de leurs conséquences.

*** Le criticisme comporte donc, à la fois, une découverte de la subjectivité, définitive et irréductible, et un souci aigu de l'objectivité théorique et pratique: chacun de ces deux éléments définit son opposition aux doctrines régnantes ; leur alliance constitue son originalité. Mais comment cette alliance est-elle justement possible? C'est là tout le problème du kantisme et de son interprétation. 38. 39. 40 . 41 . 42. 43 .

C.R.P. , A, IV, 1 1 -2, T.P . , 8-9 . GURWITSCH : Conscience, 65 & 70 . Cf. I re partie, sect. I , chap . 5 et sect. IV, chap. 4. Idéalisme, 186 & 368. RICŒUR : Kant et Husserl, 49 . Cf. Préface, ad finem .

CHAPITRE II

LES RÉDUCTIONS KANTIENNES DE L'OBJECTIVITÉ

L'accord de ces deux perspectives caractéristiques de la pensée kan­ tienne ne se laisse comprendre que si l'on reconnaît, d'une part, que l'objectivité, mise en valeur et recherchée avec autant de netteté, n'est pas d'une nature telle qu'elle s'oppose à la découverte de la subjectivité, et, réciproquement, que cette dernière n'est pas indépendante de l'exigence objectiviste : on ne -peut y parvenir que par le moyen d'une analyse de l'objet, qui soit la mise en évidence de sa relation au suj et. Cette démarche est aussi proprement kantienne : auparavant, en effet, ou bien l'on considérait l'objet, chose ou essence, mais pour insister sur son extériorité et son indépendance, ou bien l'on découvrait l'importance du subjectif, mais par la réflexion sur le sujet et avec, pour conséquence, la négation ou la mise en doute de l'objectivité 1 ; chez Kant, au contraire, la réflexion sur l'objectivité en tant que telle est la révélation de la présence de la subjectivité. Elle doit mettre fin à l'illusion d'une connaissance de l'objet, qui serait la saisie des propriétés qui constituent son être indépendant de nous : d'un côté, elle «ramène » l'être de l'objet en tant qu'il est connu de nous, aux éléments subjectifs intervenant pour sa connaissance ; de l'autre, elle « dépouille» l'être de cet objet en tant qu'être en soi, des propriétés posées par cette connaissance, si bien qu'elle «diminue» d'autant ce que nous pouvons lui attribuer et qu'elle « réduit» ainsi notre prétention à l'objectivité totale. C'est pourquoi, selon le terme employé par Kant lui-même, cette démarche doit être appelée une «réduction 2». 1. De tous les textes classiques, l 'analyse cartésienne du morceau de cire est assurément le plus proche des analyses kantiennes ; il ne s 'agi t cependant pas , pour Descartes , de mon trer que ce qu'il y a de plus objectif dans la ci re dépend de notre pensée, mais que ce qu'il y a de plus clair en elle est objet de no tre pensée, non de nos sen s . 2. Dissert. , § 2 5 et Proleg., § 13. - Dans le premier de ces textes, Kant énonce ainsi « le PRINCIPE DE RÉDUCTION de tout axiome subreptice » rattachant à l 'objet in telligible des proprié­ tés relevan t de la sensibili té : « si d 'un concept intelligible quelconque on affirme générale­ ment tel prédicat, qui concerne un rapport d 'ESPACE ET DE TEMPS, il ne faut pas l'énoncer objectivement, et il n 'exprime que la condition sans laquelle le concept donné ne peut être connaissable sensiblement », car, alors , « il concerne seulement les conditions de la connais­ sance sensible humaine » ; dans le second, il argumente en faveur de « la réduction (Abwürdigung = dévaluation ) de l 'espace et du temps à de simples formes de notre intui tion sensible ».

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INTRODUCTION

Pour assurer ses démonstrations, le philosophe multiplie volontiers les arguments: chacun se différencie des autres par ses prémisses et son contenu, ainsi que par le degré de son originalité et de sa force probante ; il s'ensuit que chacun donne à ]a thèse soutenue une impor­ tance, un accent, voire un sens propres. Ainsi en est-il dans le kantisme pour l'analyse critique de l'objet : nous nous trouverons, en fait, en face de trois réductions différentes de l'objectivité 3 • Aussi connue soit-elle, cette partie de la doctrine kantienne doit être examinée avec précision. En effet, l'analyse de la réduction en général doit nous permettre de comprendre les motifs de la découverte de la subjectivité et la nature de la subjectivité ainsi découverte, ce qu'il est nécessaire de lui attribuer et, par contraste, ce qu'on ne peut considérer comme relevant d'elle, ainsi que la problématisation de l'objectivité et le cadre dans lequel pourra s'élaborer la solution. Quant à la distinction des différentes réductions, elle doit nous indiquer ce qui, en cette démar­ che, est plus proprement kantien et reste indispensable à une théorie critique de l'objectivité, et elle doit nous montrer le «jeu» que laisse l'hétérogénéité des arguments pour la démonstration et la discussion des réponses proposées.

A) LA RÉDUCTION PHÉNOMÉNALE

Au dire de Kant, le criticisme est né des antinomies, celles du divisible, en particulier 4• En effet, ! 'Antinomique de la raison pure résulte, on le sait, de deux nécessités contradictoires : d'une part, celle de trouver un terme simple ( dans les antinomies mathématiques) ou un terme ultime ( dans les antinomies dynamiques), qui soit l'élément dernier ou le fon­ dement absolu de toute composition et de toute liaison; d'autre part, la nécessité d'analyser tout terme donné, afin de trouver un élément encore plus simple ou un fondement encore plus radical, et ainsi à l'infini, si bien que nous avons toujours affaire à un terme provisoire et relatif dans la régression et la progression infinies de la division et de l'enchaînement. Or, à ces deux nécessités, correspondent deux types d'êtres possibles : d'un côté, des êtres doués de suffisance, de substantialité, 3 . Dans ce chapitre, je n e con sidérerai que les réductions de l 'objectivité théorique . avec leurs arguments théoriques et pratiques , dans la mesure où elles apparaissent comme déter­ minantes pour toute la philosophie kan tienne, théorique et pratique ; mais, dans la troisième partie, nous rencontrerons une double réduction de l 'objectivité pratique : d 'une part, la réduction, due avant tout à des arguments pratiques , de l 'objet moral (le bien et la fin) à la loi formelle de la raison du sujet et à l 'intention de sa volonté ; d 'autre part, la réduction , due surtout à des arguments théoriques , de l 'objet de la foi morale et religieuse (les postulats et leurs développements) au contenu purement subjectif de la croyance. 4. « L'année 69 m'a apporté une grande lumière », et Kant précise qu'il s 'agit de l'intérêt qu'il y a à « prouver des propositions et leur contraire » (Reflex . , n° 5037 ( 1776-8 ) , XVIII, 69) ; il le confirme dans une lettre à Beck (20 janv . 1792, X I , 300) et dans une lettre à Garve : « Le point dont je suis parti , . . . l 'antinomie de la raison pure » (21 sept . 1798 , XI I , 255 ) . La Dissertation de 1770, traitant du simple et du tout (§ 2, I l ) , se fai t l'écho de cette découverte, « la croix des philosophes », que l'on peut dater avec certitude de 1768-69, à la suite d e l'écrit s u r l 'espace , q u i n 'y fait p a s allusion . - L'importance d e s antinomies est incontes­ tab le : elles mettent radicalement en ques tion la cohérence et la portée de la rai son, elles font découvrir la phénoménalité des objets et aussi , nous le verron s , le caractère synthétique de la connaissance.

LES RÉDUCTIONS DE L'OBJECTIVITÉ

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d'absoluité; de l'autre, des êtres purement relatifs, sans unité ni indé­ pendance. Les antinomies mathématiques nous conduiront, par exemple, tantôt vers une substance simple et finie, tantôt vers un terme infiniment divisible et extensible, que nous songions aux éléments composant le monde ou au monde lui-même; quant aux antinomies dynamiques, elles nous présenteront, soit un être engagé dans la chaîne infinie des conditions, entièrement soumis à celles-ci, soit un être possédant une telle suffisance, que cet enchaînement s'arrête à lui ou se résume en lui, liberté absolue ou nécessité totale. A partir d'une réflexion sur la nature des êtres composés qui est le germe de l'antinomique kantienne, Leibniz avait déjà fait cette distinction et, par opposition à la substance, réalité absolue existant «en soi », avait appelé « phénomène» l'être constitué par un simple tissu de relations. Sur ce point, Kant a commencé par adopter les vues de ses maîtres leibniziens 5; mais ensuite, pour l'exposé de ses propres doctrines, il peut au moins reprendre cette terminologie connue de tous ses contemporains et nommer «phénomène» l'objet relatif visé dans les antithèses infi­ nitistes. Il ne s'agit plus, dès lors, que de démontrer que certains objets sont simplement des phénomènes, en précisant les raisons de cette «réduction phénoménale» et en indiquant les objets concernés par cette mise en ; question: 1 ) La solution des antinomies contient l'essentiel de la démonstration. En effet, les antinomies mathématiques nous obligent à poser des thèses contradictoires à propos du même être : le monde sensible et ses éléments; la conciliation est alors impossible 6 et les deux propositions doivent être rejetées; mais, en fait, cela nous conduit à renoncer à voir dans cet être antinomique un être absolu : le monde sensible ne peut donc être qu'un phénomène 7 • Les antinomies dynamiques démontrent et réfutent l'existence d'une cause libre et d'un principe nécessaire; mais nous pouvons alors prendre deux points de vue différents, en envisageant l'être, tantôt comme ensemble de relations et de conditions, tantôt comme absolu substantiel, et nous pouvons penser celui-ci comme constituant le fondement de celles-là 8 : une solution est donc possible, qui nous fait

5. Dans la Monadologie physique de 1756, il cherche à concilier la métaphysi que et la géométrie e n posant que ce sont deux points de vue différents et complémentaires , la p remière envisageant les substances et les forces ab solues et i n divisib les qui constituent l 'être même des choses , qui remp lissent l 'espace , alors que la seconde analyse l 'espace con tinu et infin iment divisible respon sab le de la divisibili té de la matière et de la relativité des forces phénoménales conçues par le phys icien. 6 . La solution retenue dans la Monadologie physique se trouve donc rej etée en ce qui concerne l 'infin i té et la d ivi sibilité du monde ; c 'es t qu 'en tre temp s , l 'espace est devenu pour Kan t u n terme aussi réel que la subs tance p hysique qui l 'occupe ( cf. DE VLEESCH AUWER : _ Evolu tion, 58) , que ce tte dernière n 'est p lus conçue elle-même que comme un tissu de relations (cf. les p rochai ns paragraphes) et que la poss ibilité d 'une connaissance de l 'élément simple suprasensible du sensible a été définit ivemen t écartée ( cf. Découv. et Progrès méta. ,

passim ) .

7 . C . R .P. , I I I , 346-8, T . P . , 379-8 1 .

8 . La doctrine de l a Monadologie physique est donc main tenue d 'une certaine manière à ce niveau de la causa l i té et de la nécessité inconditionnées fondant les phénomènes , avec, évidemment, cette res triction, qu 'elles sont désormais cons i dérées comme inconnaissab les .

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INTRODUCTION

concevoir le monde sensible comme un monde de phénomènes opposé à un monde de réalités absolues existant en soi 9• 2) Cette argumentation générale s'enrichit et se précise dans une démonstration particulière, qui lui donne une signification concrète et une force probante plus grandes : selon Kant, en effet, la seule réflexion sur la nature de l'objet scientifique, tel qu'il est conçu par le savant lui-même dans son travail et pour son analyse du donné, suffit pour établir son caractère simplement phénoménal, sans qu'il soit nécessaire de faire explicitement intervenir les préoccupations du philosophe s'interrogeant sur les contradictions de la raison. En effet, ses caracté­ ristiques correspondent exactement à celles de l'objet posé dans les antithèses infinitistes, qui se trouvent ainsi exprimer « le sens physique» des idées de monde, de simplicité, de spontanéité et de nécessité 10 • Avant tout, l'objet physique est spatial et temporel ; or, comme l'avait déjà vu Leibniz dans une certaine mesure, l'espace et le temps, en raison de leur continuité, de leur infinité et de leur divisibilité, ne sont ni ne comportent rien, qui puisse être considéré comme une unité absolument définie, comme un être achevé existant en soi et par soi ; l'objet physique ne peut donc être qu'un phénomène 1 1 • En outre, pour le concevoir et le définir, qu'il s'agisse d'une partie du monde ou du monde lui-même, il faut effectuer une synthèse continue, qui montre sa composition, extensible à l'infini, avec des éléments divisibles à l'infini 12 • Il s'ensuit, d'une part, que l'objet physique n'est qu'un ensemble de relations exté­ rieures entre des termes qui doivent à leur tour être analysés en systèmes de relations extrinsèques : la matière et la substance se résolvent en purs rapports externes 13 , telle est la conséquence de la mathématisation de la physique 1 4 ; d'autre part, sa nature, son existence et son action ne peuvent être définies qu'au moyen de ses relations avec les autres objets existant extérieurement à lui dans l'espace et le temps : Kant ne fait ici que prendre acte de la physique newtonienne, qui substitue le rapport de la loi aux notions substantielles de monde et d'élément 15 et qui place la nécessité dans la liaison des êtres, non dans les êtres pris isolément 1 6 ; en résumé, «l'intérieur manque ici, tout n'y est que relation extérieure 1 1 », «la science de la nature ne nous révèlera j amais l'intérieur des choses, c'est-à-dire ce qui n'est pas phénomène 18 ». Qui plus est, cette science repose sur l'affirmation de la relativité de ses termes premiers: relativité

9. C.R.P., 111, 362 sqq. , 378 sqq. , 485 & 515-6, T.P . , 395 sqq ., 408 sqq. 508 & 536. - Cf., pour le résumé de toute cette analyse, Prolég., IV, 347, Gib., 132 et Jug., V, 344, Philo., 168. 10. Reflex., n ° 4759 (1775-7), XVII, 710-1. 11. Cf . Découv., VIII, 200-9, Kempf, 45-57, où Kant invoque précisément Leibniz contre les Leibniziens. 12. C.R.P., III, 341 & 355 note, T.P., 375 & 378 note ; - Méta. Nat., IV, 506-7, Gib., 67. 13. C.R.P., III, 217-8, 224-5, 228, T.P., 235, 241, 244-5 ; - Méta. Nat., IV, 503-8, Gib., 61-70. 14. C.R.P., Il l , 151, T .P., 166-7. 15. Cf. E. BRÉHIER : Histoire de la philosophie, Paris, P.U.F., 1926-48, II, 540. 16. C.R .P., III, 193-5, T.P., 208-9. 17. O.P. , XXI, 419 (avant 1796). 18. Prolég., IV, 353, Gib. , 140. - Toute cette argumentation se trouve résumée dans les Quelques remarques sur l'écrit de Jacob : « Examen des heures matinale s de Mendels­ sohn » (VIII, 153-4).

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du mouvement 1 9 , de l'espace 20 , de la grandeur, puisque l'on peut aussi bien « se représenter tout l'univers dans une coquille de noix 2 1 », et même de la force, l'absolu des Leibniziens, qui est devenu uniquement un terme quantitatif mis en équation par le physicien 22 ; « C'est ce qui prouve que nos représentations sensibles ne sont que des phénomènes 23 », peut écrire Kant à propos de la relativité de la grandeur : il n'y a plus d'absolu physique, en effet, et rien ne nous autorise ici à suivre Leibniz ou Newton dans leur affirmation métaphysique d'une force ou d'un espace absolus venant doubler la force ou l'espace du physicien. Née du constat de la disparition de l'intérieur et de l'inconditionné dans la science de la nature, la réduction phénoménale n'est que l'expression philosophique de la physique de la relativité mécaniste, une fois qu'elle est dépouillée de la métaphysique qui lui est inutilement surajoutée 24 _ 3 ) Cette analyse de l'objet scientifique trouve sa contrepartie et sa confirmation dans une réflexion sur la possibilité d'un éventuel objet métaphysique et moral. Certes, il ne saurait être question, dans le criti­ cisme, d'en admettre la connaissance; mais il n'est même pas nécessaire, ici, de savoir si nous devons en former l'idée ou en penser subjectivement l'existence : il suffit d'examiner ce qu'il pourrait être, afin de définir son statut et de savoir ainsi ce que l'on met en question et de quel côté il convient de le chers;:.:her, que ce soit pour le nier ou pour l'affirmer; peut­ être pourrons-nous, en effet, tirer de cet examen quelques indications sur le statut qu'il convient d'accorder corrélativement à l'objet sensible connu par la science. Effectivement, cette analyse montre que l'objet métaphysique et moral doit présenter les mêmes caractéristiques que l'objet conçu dans les thèses finitistes des antinomies et qu'il doit entretenir avec l'objet physique les mêmes rapports que l'en soi avec le phénomène. D'une part, les préoccupations métaphysiques orientent la raison vers un terme absolu distinct de la réalité sensible, qu'il fait ainsi apparaître comme privée de l'être véritable et comme simplement relative: la notion même d'incondi­ tionné ne peut avoir de sens, que si l'on envisage un être extérieur à la série des conditions 25 ; l'idée de liberté devient impossible, si l'on ne se place pas à un autre niveau que celui du déterminisme causal 26 ; l'idée de Dieu, dans sa transcendance, reste sans champ d'application possible, si l'espace, le temps et la chose spatio-temporelle sont posés comme des réalités absolues, en dehors et au-dessus desquelles il n'y aurait rien de concevable: Kant peut remarquer que, si tout est chose en soi, Dieu est dans le monde et son action dans le temps, ce qui contredit ce que 19. Cf. Méta. Nat., IV, 481, 487, 489-90, 562-3, Gib., 27, 36, 41, 161 . - Cette idée est évi­ demment antérieure à la découverte critique (cf. Rist. univ. nat . , 1755, I, 260 sqq . et Théorie du mouvement et du rep os, 1758, II, 17) : elle peut en être la source (cf. Reflex., n o s 42, 43 & 59, XIV, 262 & 461-2). 20. Cf. Méta. Nat . , IV, 481 , 487, 489-90, 562-3, Gib., 27 , 36, 41, 161 . 21 . O.P. , XX II, 428 (aoû t 1799-av. 1800). 22. Découv. , VIII, 224 note, Kernpf, 74 note. 23. O.P. , XXI, 501 (juil . 1797-juil. 1798). 24. Cf. VUI LLEMIN : Physique, passim. 25 . C.R.P., III, 343, 348-9, T.P., 377, 382 ; - B, III, 14, T.P . , 20. 26 . C.R.P., I I I , 364-6, T. P., 396-7 ; - C.R. Prat. , V, 95, Pic., 101 ; - O.P. , XXI, 418-9 (avant 1796), 87 (déc. 1800-fév. 1 803), etc.

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INTRODUCTION

l'on pense par Dieu 27 ; l'âme, enfin, sa présence dans le corps tout entier, l'union de l'unité qui constitue son être avec la multiplicité matérielle qui définit le corps, voilà ce qui engendre les problèmes insolubles du dualisme, si l'on fait de cette matière et même de cette âme des réalités absolues existant en soi 28 • D'autre part, les préoccupations morales suscitent une certaine représentation de l'inconditionné, qui comporte les mêmes implications: le criticisme ne fonde certes pas la loi morale sur l'absolu, mais la simple idée d'un devoir inconditionné implique que l'on ne prenne pas pour prémisse de sa définition et de la déduction de son contenu la science de l'objet sensible, trop relatif ; elle pose surtout l'existence d'une causalité et d'une action - la liberté - qui ne sont pas simplement relatives et conditionnées, mais substantielles et absolues, et qui, loin d'être prisonnières du monde sensible et de ses déterminations résultant de l'enchaînement des causes et des effets, peuvent s'y opposer ou, au moins, les utiliser ; en outre, la réflexion sur la possibilité de la réalisation de la morale amène à concevoir la nature comme le produit subordonné et relatif d'un être parfait 29 • Les idées premières de la raison pure, théorique et pratique, ne sauraient certes fonder une démonstration ayant la valeur probante de l'analyse de l'objet scientifique, puisqu'elles restent problématiques et subjectives ; mais elles nous obligent à penser l'objet sensible connu dans la science de la nature comme étant un simple phénomène. Il est facile de constater que l'argumentation physique et l'argumen­ tation métaphysique et morale ne sont que des applications détaillées des antithèses infinitistes et des thèses finitistes des antinomies: la meilleure preuve en est que la distinction du monde sensible et du monde intelligible, du phénomène et du noumène, de la science de la nature et de la pensée de l'absolu constitue l'essentiel de la Dissertation de 1770, ouvrage immédiatement postérieur à la découverte des antinomies faite en 1768 ou 1769. Or nous avons vu que ces antinomies n'étaient que le développement systématique d'analyses leibniziennes, leur originalité révolutionnaire n'étant due qu'à la conclusion tirée par Kant: la décou­ verte d'une contradiction interne nécessaire mettant la raison en question ; il est donc permis de penser que Kant n'a pas seulement repris, avec le mot « phénomène», le vocabulaire de Leibniz, mais que toute la réduction phénoménale traduit une fidélité profonde à l'égard de la métaphysique classique, dont elle implique tous les présupposés. L'examen des principes implicites de l'argumentation le démontre clairement : 27. Reflex. , n ° 5962 ( 1785-9) , XVII I , 401 . - Cf. O.P., XXI, 440 (avant 1796) : « Si le monde était l 'ensemble des choses en soi, il serai t i mpossible de démontrer l 'existence d 'une chose hors du monde ; car elle devrait être rattachée au monde , sans lequel on ne pourrait conclure à cette chose . Elle devrait toutefois être d 'une autre espèce que le monde, sans quoi elle ferait partie du monde. Or comment pourrions-nous conclure, en partant des p ropriétés des choses que nous connais sons dans le monde et d 'après les lois de cohérence que les choses y suiven t, à quelque chose qui a d 'autres propriétés et agit suivant d 'autres lois ? Mais s i nous considérons le monde comme un phénomène , cela p rouve précisément l 'existence d 'une chose qui n 'est pas un phénomène. » 28 . La réduction phénoménale porte, en effet, aussi bien sur l 'âme que sur le corps, e n tant qu 'il s 'agit d 'objets connus de nous , dont nous nous efforçons d e penser l 'union : cf. C.R.P. , A, IV, 244-5, T.P., 315-7 ; - B, I I I , 278, T . P . , 3 1 8 ; - A Sommering, sur l'organe de l 'âme, XII , 31-2, ainsi que le brouillon de cet écrit , X III, 401 & 406 ; - Reflex. , n ° 5461 (?), XVI I I , 189. 29. Cf. 3e partie .

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a) La réflexion métaphysique et morale ne peut contribuer à la réduc­ tion de l'objet sensible connu par la science à un simple phénomène que dans la mesure où l'on admet que la constitution de la métaphysique, ainsi que le fondement et l'horizon de la moralité exigent une référence à l'absolu : Kant rendra compte de cette conception, pour en discuter la portée 30, mais il est incontestable qu'il est ici initialement en accord avec la tradition dominante de la philosophie classique. b) Le cas de la démonstration scientifique de la phénoménalité de l'objet est encore plus probant. En effet, pour passer du caractère rela­ tionnel de l'objet physique à son caractère phénoménal, Kant ne fait que reprendre l'argument leibnizien de la composition, de la spatialité et de la temporalité, leur continuité et leur divisibilité étant considérées comme exclusives de l'être véritable et substantiel: il admet, avec ses maîtres, que ce qui est relationnel et formel ne peut être que phénoménal, parce que la relation implique la divisibilité et l'extériorité réciproque de parties indépendantes et que la forme est une relation, un ensemble ou même un simple cadre de relations. L'analyse a donc pour principe une déréalisation de la relation, que nous pouvons estimer vraie, voire évidente, tant nous y sommes habitués, mais dont il convient de recon­ naître qu'elle n'est que l'autre aspect de la substantialisation du simple et de l'un: l'en soi, qui sert de terme de référence pour la réduction phénoménale, ressemble donc initialement à la monade et, de ce point de vue, l'œuvre kantienne apparaît comme le prolongement logique d'une ontologie traditionnelle dont l'origine remonte à Parménide. Il n'est pas de mon propos de discuter ici de tels présupposés, en cherchant à savoir s'il n'est pas nécessaire d'identifier l'être de la relation et l'être véritable de l'absolu et de l'en soi et s'il n'est pas possible de constituer une métaphysique et une philosophie pratique ignorant le besoin d'une réalité distincte de celle du phénomène. Mais la mise en évidence des principes sur lesquels repose cette argumentation kantienne, permet de comprendre la caractéristique principale de cette réduction phénoménale: elle ignore la subjectivité. Car, d'une part, dirigée par une conception implicite de l'en soi et du phénomène, elle ne résulte que d'une réflexion sur l'être de l'objet, celui de la science ou celui de la métaphysique et de la morale, sans qu'intervienne une réflexion sur le sujet ou sur la relation de l'objet au sujet ; d'autre part, le résultat d'une telle analyse est l'affirmation d'une phénoménalité de l'objet, qui ne signifie encore que la relativité de son être, non sa subjectivité. De cette manière, cette réduction se révèle aussi conforme à l'esprit de la philosophie classique dans sa méthode et sa conclusion, qu'elle l'était par son origine et ses présupposés: quelle que soit son importance incontes­ table, l'apport de Kant ne s'avère pas encore proprement révolutionnaire.

30 . Cf . 2c et 3c parties .

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I NTRODUCTION

B) LA

RÉDUCTION TRANSCENDANTALE OU CRITIQUE

( Première réduction subjective) Poser qu'un terme est un phénomène et non un être en soi reste insuffi­ sant; ce n'est pas, en effet, donner une réponse précise ni surtout positive à la question qui s'impose aussitôt : quelle espèce de réalité peut-il posséder? Quel es t son être ? Dans ses let tres à Arnauld et à Clarke, en particulier, Leibniz avait indiqué des principes généraux permettant, à ses yeux, de résoudre ce problème : une multiplicité provisoire et relative, privée en elle-même de consistance, d'unité et d'être, comme on peut le voir dans le cas de l'arc-en-ciel, par exemple, ne peut surgir et exister que par rapport à un «point de vue», principe de ce groupement et de son unité; l'être d'un agrégat ou d'un phénomène est ainsi une mamere d'être non réelle, mais « idéale » : il n'est que dans l'idée de l'être qui perçoit l'unité de cette multiplicité, de cette relation ou de cet ordre, et cela, d'autant plus, que cet être, qui est ce point de vue, est une substance spirituelle, la monade douée de conscience. L'être du phénomène est donc constitué par le rapport à un sujet conscient; mais une telle formule est déjà une systématisation excessive des indications données par Leibniz, qui s'en tient à des remarques éparses et qui, surtout, se préoccupe autant de l'élément objectif fondant l'être d'un agrégat, comme le prou­ vent les réflexions portant sur le vinculum substantiale ; Kant, au contraire, non seulement fait cette systématisation, mais, grâce à des arguments multiples et, pour la plupart, entièrement nouveaux, développe cette idée jusqu'aux ultimes conséquences, pour en faire le centre de sa doctrine et le principe d'une remise en question totale du savoir: l'objet de la science, qui est phénomène, est un objet pour et par un sujet. Telle est la nouvelle réduction kantienne, celle qui détermine la découverte de la subjectivité, l'apparition de la question critique et la construction de la philosophie transcendantale : c'est ici que le mot «phénomène» va prendre son sens proprement kantien et c'est ainsi que les conceptions héritées de l'ontologie classique vont se trouver révisées autant que possible 1 • Le rappel de l'origine leibnizienne de la question et de la réponse ne peut que mieux faire saisir le progrès de la recherche kantienne et l'originalité de ses résultats; l'examen rapide de l'argumentation élabo­ rée, pour l'essentiel, entre 1769 et 1775 2 doit confirmer cette impression. Le principe général en est simple et, à la limite, tautologique: l'objet 1 . Par exemple, cette réduction critique élimine en grande partie le présupposé parmé­ nidien, qui, dans la réduction phénoménale, faisait penser l'en soi comme un absolu simple et immuable : dans la célèbre lettre à Herz du 21 février 1772, Kant tient à préciser que les objets en soi ne sont ni changeants, ni immuables, car ils sont au-delà de ces déterminations (X, 129). 2. Entre la préparation de la Dissertation de 1770, qui contient déjà l'essentiel de cette réduction à propos de la sensibilité, alors qu'elle n'apparaissait pas nettement dans l'article de 1768 sur l'espace, et la rédaction des notes constituant le Duisburgsche Nachlass de 1773-5 , qui insiste surtout sur l'idée de synthèse ; le thème de la Révolution copernicienne et de l'autonomie semble encore postérieur ( cf. DE VLEESCHAUWER : Déduction, I, 1 76-80 & 267-81). Dans cette analyse, je suivrai donc approximativement l'ordre chronologique d'apparition des arguments.

LES RÉDUCTIONS DE L'OBJECTIVITÉ

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connu est relatif aux conditions de la connaissance de l'objet. Il semblerait facile de le démontrer directement, en posant que ce qui est connu de l'entendement est soumis à ce qu'il y a de subjectif en lui, que le conçu dépend du concept et, par là, du sujet concevant. Kant ne procède pas ainsi : l'argument serait sans valeur pour ses adversaires, qui estiment l'entendement capable de vaincre et de dépasser la subjectivité des sens et de saisir ainsi la nature réelle des choses telles qu'elles sont en elles­ mêmes 3 ; lui-même ne pense pas que l'entendement soit a priori, par nature, subjectif: dans la Dissertation de 1770, il pose que sa vocation est de parvenir à la connaissance de l'en soi et il ne le considère comme subjectif, que lorsqu'il est tourné vers la sensibilité 4; s'il refuse ensuite absolument la possibilité d'une telle connaissance, il n'en présente pas moins l'en soi comme l'éventuel objet d'un entendement pur, comme un intelligible, ne serait-ce que parce qu'il s'oppose à l'objet conçu par l'entendement dans son rapport avec la sensibilité s . Il faut donc emprunter une voie indirecte, plus complexe, qui est sans doute propre à Kant: mettre en évidence ce qui rend l'entendement subjectif dans sa connais­ sance de l'objet. 1 ) La Déduction transcendantale et la Dialectique transcendan tale pré­ tendent établir, la première directement et la seconde par l'absurde, qu'il n'y a d'objet conn9 de l'entendement que celui qui lui est donné par la réceptivité sensible: l'absence de tout entendement intuitif en l'homme, la vacuité de l'entendement synthétique et les apories de la raison qui ne cherche pas sa matière dans la sensibilité sont autant de preuves suffisantes, que j'aurai l'occasion d'analyser par la suite 6 • Mais, il s'agit ici simplement de savoir si nous pouvons connaître une réalité indépen­ dante de notre subjectivité; or, pour qu'elle soit un objet pour nous, il faut qu'elle soit reçue de nous; aussi se trouve-t-elle nécessairement soumise aux conditions de notre réceptivité 7 , qui est une sensibilité dans la mesure où elle est, non pas l'entendement, mais ce qui lui procure un contenu et, par conséquent, spécifiquement différente de lui 8 •

3 . Comme le prouven t les cri tiques des Leibniziens, que Kant est encore obligé de réfuter entre 1790 et 1795 (cf. Découv. et Progrès méta . ) . 4 . § § 24-30. S. De cette manière encore, comme dans la réduction phénoménale, l 'en soi envisagé par Kant ressemble, par son intelligibilité, à la monade leibn izienne : par opposition au phéno­ mène, il est pensé comme un « noumène •. Ainsi s 'explique la difficulté d 'un texte comme l 'Amphibolie des concepts de la réflexion : la confusion dénoncée est à la fois celle du phé­ nomène et de l 'en soi et celle du sensible et de l 'intellectuel (C.R.P. , I I I , 1 73 sqq . , T.P., 236 sqq . ) ; en fait, Kan t veut séparer, non le sensible de l 'intel lectuel dans le phénomène connu, mais ce qui relève de l 'entendemen t (puisqu'il s 'agit des « concepts » de la réflexion) tourné vers la sensibilité et ce qui relèverait d 'un éventuel entendement pur, c 'es t-à-dire l 'en soi . à condition que sa défi nition traditionnelle comme un intelligible soit jus tement conservée. Mais l 'œuvre de la Critique est précisément de montrer que ce qui est pensé par l 'entendemen t pur, le noumène, n 'est pas la chose en soi (cf. 1re partie, sect. I, chap . 6), si bien que l 'en soi n 'est pas vraiment un intelligible et que, réciproquement, le simple pen­ sable est entièrement subjectif : « Ce qui est uniquement pensé par concept est du domaine phénoménal ; de là l 'idéalité des objets ,, (0.P., XXI, 87 (déc . 1800-fév. 1803)). 6. Cf. t re partie , sect. I , chap . 2 à S . 7. Lettre à Beck, 2 0 janv. 1 792, XI, 302 ; - Anthrop. , V I I , 141 , Fouc ., 27. 8 . Le refus de la con tinuité établie par les Leibniziens entre entendemen t et sensibilité apparaît donc comme l 'une des p rémisses de la réduction subjective, ce qui explique l 'insis­ tance de Kant sur ce point.

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INTRODUCTION

Cette réceptivité sensible est une faculté du sujet 9 : l'objet est donc inséparable de conditions qui sont subjectives 10 • Nous pouvons nous en persuader, en constatant que le rapport entre l'objet et la sensibilité, la déformation que celle-ci lui fait subir, restent entièrement inconnus de nous et que, par suite, nous possédons nécessairement l'objet avec l'indice subjectif de la réceptivité 11• Mais nous pouvons le démontrer, en consi­ dérant la nature de la sensibilité dans les formes a priori qui la définissent: l'espace et le temps 1 2 • Ce ne sont pas des choses en soi: les antinomies, nous l'avons vu, avaient amené Kant à cette conclusion; mais la Disser­ tation de 1770 13 et l'Esthétique transcendantale 1 4 montrent que ce sont des conditions antérieures aux objets donnés en eux et qu'ils ont chacun pour caractéristiques l'unité, l'unicité, la continuité, l'infinité et l'infinie divisibilité, pour en conclure que ce ne sont ni des objets, ni des propriétés, des attributs ou des qualités des objets, ce que confirment leur nature intuitive, non conceptuelle, et plus encore leur nature formelle 15 ; il s'ensuit, comme seule possibilité restante, que c'est seulement par rapport à un sujet qu'un objet peut être spatial ou temporel et que l'espace et le temps n'ont d'être que de cette manière. Le plus souvent, Kant passe directement de ces caractères généraux de l'espace et du temps à leur subjectivité 16 ; mais l'analyse de certaines de leurs propriétés particulières précise l'argument: l'espace et le temps présentent, en effet, des divisions qui leur sont propres et qui entraînent le paradoxe de ces objets symé­ triques, qui, identiques dans leur définition et par leur concept, diffèrent dans leur être réel, puisqu'on ne peut les superposer: ce sont la gauche et la droite, le haut et le bas, l'avant et l'arrière pour le premier, l'avant et l'après pour le second 17 ; or ces distinctions n'ont de sens que par rapport à un centre de référence, un point de vue, qui puisse se les représenter, autrement dit: par rapport à un sujet conscient 18 • Ainsi sommes-nous assurés de la subjectivité de l'espace et du temps: il est facile d'en déduire immédiatement la subjectivité de l'obj et spatio-tempo­ rel ou, de manière moins directe, celle de la réceptivité sensible et de 9. Dissert., §§ 4 & 24-30. - Cf. , contre les Leibnizien s, Progrès méta . , XX , 266-7 . 10. C.R.P., III, 64, 1 5 1 , 224-6, T.P., 67-8, 167, 241-3 . 1 1. C.R.P., I I I, 225, T.P., 242. 12. Kant ne tire pas argument de la subjectivité du contenu particulier de la sensibilité, la sensation (C.R.P., B, I I I , 56, T .P., 59-60) : il veut une preuve a priori, tirée de la sensibilité dans son essence formelle et portant sur ce qui est présent dans l'objet connu, à savoir la spat iali té et la temporalité, alors que le contenu matériel des sensations subjectives ne s'y retrouve plus. 13. §§ 14-5 . 14. §§ 2 & 4. Kant parfois directement de l'antinomie du divisible à la subjectivité (cf . Méta. Nat., IV, 507, G i b . , 68). 1 5 . Cette argumentation suppose la conception du réel en soi, que nous avons vu présider à la réduction phénoménale et l 'Esthétique transcendan tale apparaît ainsi comme une consé­ quence de l'antinomique et de ses principes. 16. Cf. C.R.P., A, IV , 232, T .P. , 299. 17. Kant insiste ici beaucoup plus sur l'espace que sur le temps, parce que le cas du premier est plus clair et plus probant pour le lecteur, en raison de l'appel à la notion géométrique de symétrie ; mais on ne saurait négliger le cas du temps, surtout si l'on se rappelle l'importance de son irréversibilité pour l'élaboration du système des principes transcendentaux. 18. Espace, II , 379 ; il faut remarquer que, dans cet article de 1768 , le point de vue qui permet cette différenciation, c'est le corps et que l'espace est encore conçu comme une réalité absolue, en sorte que la découverte du rapport au sujet apparaît antérieure à la réduction phénoménale et à la découverte de l'idéalité. Mais l'argument est entièrement repris, une fois l'idéalisme transcendantal constitué : cf. S'orienter, VIII, 134-5 , Philo., 77.

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son objet, puis celle de l'entendement qui s'y rapporte et de son objet ; dans les deux cas, la réduction subjective de l'objet connu résulte de la nature de l'intuition 19 _ 2 ) L'analyse des déterminations propres de l'objet confirme et prec1se cette conclusion en un sens plus profondément critique. Comme l'a montré la réduction phénoménale, cet objet, parce qu'il est spatio-tem­ porel, est un composé toujours divisible. Or la divisibilité infinie signifie qu'il n'y a jamais de division en soi, mais seulement l'opération qui divise ; en outre, pour que la divisibilité soit effectivement infinie, il faut qu'il y ait conscience de la possibilité de poursuivre cette opération, sans quoi nous n'aurions jamais devant nous qu'une division finie 20: la divisibilité, caractéristique essentielle de l'objet connu, renvoie donc à une activité consciente d'elle-même. Il en est de même pour la composition de l'objet: dans tous ses ouvrages et avec une insistance encore accrue dans l'Opus pos tumum, Kant répète que la composition est une relation entre des termes multiples, qui ne peut être connue, que si l'on se représente cette multiplicité et son regroupement et, par suite, que si une opération effectue cette synthèse et ce, avec la conscience de l'effec­ tuer 2 1 • L'objet est donc une unité synthétique qui se rapporte à l'activité synthétique de l'entendement et à l'unité subjective de la conscience 22 et la manière même ,dont il est posé en face du sujet, comme possible, effectif ou nécessaire, n'est rien d'autre que son rapport à ce sujet 23 _ Nous devons évidemment généraliser cette conclusion et reconnaître que toute relation connaissable suppose une opération consciente de l'entendement qui effectue cette mise en relation, en faisant apercevoir le multiple, son unité et le rapport qui constitue cette unité du multiple. Ainsi en est-il de ces relations qui, d'une part, définissent les rapports entre les objets, déterminant par là-même la totalité de leurs propriétés, leur essence complète en fonction des autres objets, et qui, d'autre part, définissent les objets en eux-mêmes, puisqu'ils ne sont pour la connaissance que des tissus de relations: les lois, puisqu'il s'agit d'elles, se rapportent donc à l'entendement synthétique 24 • Tel est, par conséquent, le cas de l'unité de la nature qui repose sur ces lois 25 , et, en définitive, de l'unité 1 9 . Il est donc nécessaire que !'Esthétique t ranscendantale p récède la Logique transcen­ dantale. 20. Méta. Nat., IV, 506-7, Gib . , 67-8 . 2 1 . C.R.P., toute la première moitié de la Déduction transcendan tale de la p remière édition , en particulier : IV, 76 sqq . , T . P . , 109 sqq . ; - Progrès méta., XX, 271 ; - lettre à Beck, ter juil . 1794 , X I , 496 ; - O.P. , XXI, 274 (août-sept . 1798 ) ; - XXI , 162, 173 (sept .-oc t. 1798 ) ; XXI I , 1 72, 174, 187 (oct. ( ? )-déc . 1798 ; - XXI , 633 note , 637, 639 (déc . 1798-janv . 1799) ; XXI , 204 ( fév.-mai 1799) ; - XXI , 491 ( 1799 ? ) . 2 2 . « I l n 'y a rien d 'autre q u e l 'unité syn thétique d e la conscience qui soit exigé pour le concep t d 'un· objet » (O.P., XXI , 457 (avan t 1796)) ; - « La synthèse du divers dans le sujet est la base de l 'intuition de l 'objet » (0.P., XXII, 323 (août 1799-avril i800)). - Cf. C.R.P. , I I I , 168-9 , T . P . , 183-4 ; - A, IV , 76 sqq . , T.P. , 109 sqq . ; - B, I I I , 107 , 109, 124-5 , T . P . , 108 , 1 10, 137-9 ; - Reflex., n° 4375 ( 1 771 ) , XVI I , 524-5. - L'idée de synthèse, q u i s 'impose dans le Duisburasc'1e Nachlass de 1 773-5 , pour prendre l 'importance que l 'on sait dans le kantisme, a p robable�ent sa source dans la rélle_xi_o r;i su,r les antinom ies , puisq � e. l 'infin � ment divisible et ! 'infin iment extensible révèle l 'act1v1te d analyse et de cornpos1t1on qm est dans la connaissance . 23 . C . R . P., I I I , 1 97-8 , T . P . , 21 1-2. 24 . C.R.P., B, III, 127, T.P., 141 . 25 . I b id. et C.R.P., A, IV, 85-6, 92, T . P . , 128-9 , 140-1 .

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INTRODUCTION

Cette réœ�tice, qui implique l'activité reliant les multiples constatations il15''1.d conscience des lois justifiant cette unification 26 • Les objets, les lois, l'unité de la nature et de l'expérience renvoient donc à notre sensibilité et à notre entendement 27 et trouvent dans notre subjectivité leurs conditions de possibilité 28 • 3 ) Cette dernière formule, la plus célèbre du criticisme, conduit à une nouvelle démonstration de la subjectivité. Ce qui rend possibles la connaissance et l'expérience est, en effet, nécessairement antérieur à elles et indépendant d'elles ; sinon, nous verrions l'expérience dépendre de conditions qui auraient leur origine et leur fondement dans l'expérience, et nous ne pourrions sortir du cercle ; la possibilité de l'objet connu se situe donc dans un a priori. Nous savons que, parmi ces conditions, nous devons compter l'activité synthétique de l'entendement; il y a donc un a priori synthétique, qui comporte les concepts et les jugements synthé­ tiques a priori rendant possible notre connaissance des objets: ainsi, pour nous en tenir aux exemples précédents, le concept d'unité et le jugement énonçant le rapport des parties dans un tout infiniment divisible sont nécessairement présents dans les opérations de division et de compo­ sition requises pour la conscience d'un objet. En outre, ce qui est ainsi a priori est en même temps nécessaire, puisqu'il ne dépend pas de l'expérience, des constatations que nous pouvons y faire, des confirmations que nous pouvons en attendre ; réciproquement, il y a dans la connais­ sance un grand nombre de propositians que nous affirmons comme nécessaires, en dehors ou au-delà de toute donnée empirique: ce sont même celles-là que nous considérons et devons considérer comme objec­ tives 29 ; or nous ne pouvons les situer que dans l'ordre de l'a priori 30 • A priori, jugement synthétique a priori et nécessité, cette triple notion sert de prémisse à la principale preuve kantienne de la subjectivité, qu'il faut envisager sous ses deux aspects. D'une part, ce qui est ainsi indépendant de l'expérience et fonde la possibilité de l'objet connu, ne peut provenir de l'objet, ce qui supposerait une quelconque expérience: la question de la possibilité de l'a priori renvoie donc au sujet et révèle la présence de son activité à la source du savoir. D'autre part, cet a priori qui fonde la science, et cette nécessité que nous pouvons constater, au moins partiellement, dans ses énoncés ( les théorèmes et les lois ) , valent pour les objets connus, sans quoi ils ne se trouveraient ni à la racine, ni au cœur de la connaissance: l'a priori ne peut fonder la science du monde, que si ce monde, comme objet connu, possède une relation 26. Cf. tre partie, sect. II, chap. 1. - C'est là le résultat des interrogations de l 'époque, sans cesse reprises par Kant, sur le principe du • commerce des substances » : harmonie préétablie, idéale et miraculeuse, ou influx physique, réel mais incompréhensible pour un siècle qui ne sait accorder l'être à la relation ? L 'idéalité des synthèses effectuées par notre entendement reste alors la seule solution intelligible. 27. C.R.P., A, IV, 93, T.P., 143 ; - B, III, 12, T.P. , 19. 28 . « Ce que nous considérons comme objectif est en fait subjectif, c'est-à-dire comporte les conditions sous lesquelles seulement nous saisissons ou concevons un objet » (Reflex. , n° 5116 ( 1776-8), XVIII, 95 ) . - Cf. C.R.P., Ill, 52, 55, 66, T.P., 55, 58, 69 ; - A, IV, 95, T.P., 146 ; - Prolég., IV, 288 , Gib. , 51. 29. Cf . 1re partie, sect. I, chap. 1. 30. Ce sont là des thèmes constamment repris par Kant, en particulier dans l'introduction de la Critique de la raison pure et dans les Prolégomênes.

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nécessaire avec cet a priori; or celui-ci, nous venons de le voir, est subjectif; il ne vaut donc pour les objets connus, que si ces derniers se rapportent nécessairement à la subjectivité; qui plus est, puisque le rapport de l'a priori à la science est celui du principe à la conséquence, la question de sa valeur objective nous oblige à penser la relation de l'obj et connu au suj et comme un rapport de dépendance. Kant accorde une importance particulière à cette argumentation, la plus fréquemment reprise dans ses écrits. D'abord, elle présente l'avantage de la nouveauté. Ensuite, elle est plus probante que les autres : le rapport de l'obj et au sujet devient irréfutable, dès que l'activité du sujet est reconnue comme un a priori régissant la connaissance de l'objet, en sorte qu'il est désormais impossible de prétendre saisir l'en soi indépen­ dant de nous. Enfin, la conclusion se fait beaucoup plus précise : d'une part, la relation de l'objet au sujet se définit désormais comme une dépendance ; d'autre part, la subjectivité trouve dans l'a priori un contenu précis et positif, alors que nous en restions auparavant à la découverte d'une subj ectivité fort indéterminée : par là-même, la relation de l'objet au sujet va pouvoir être analysée et expliquée en un système clair et complet, qui va constituer la philosophie transcendantale. 4 ) Ces divers arguments conduisent au développement d'un thème, qui constitue un n9uvel argument, illustré par l'exemple célèbre de la « Révolution copernicienne 31 » : la connaissance de l'obj et est initiative et activité du sujet. Pour connaître, en effet, il faut d'abord chercher : il faut donc, avant tout, un homme actif et non passif en face du monde 32; pour déchiffrer la nature, une initiative de l'esprit est requise, où la raison commande 33 • Il faut ne serait-ce qu'une méthode, pour guider la recherche, diriger l'analyse ou orienter le travail expérimental 34, ce qui implique des principes antérieurs au savoir 35 • Cette recherche suppose aussi des concepts définissant son objet, anticipant donc sur ses résultats pour déterminer la voie à suivre 36; sans eux, nous en resterions toujours 3 1 . C.R.P., B, III, 1 2, T.P., 19. - Ce texte a suscité les polémiques et l'ironie : peut-on, en effet, comparer l'abandon copernicien de l'anthropocentrisme astronomique et l'instauration kantienne d 'un anthropocentrisme épistémologique qui subordonne l'objet au sujet ? En fait, ce qui compte dans la comparaison, c'est la seule idée d'un changement de point de vue permettant de résoudre un problème. Mais on peut la justifier plus profondément, en remar­ quant que l'abandon copernicien du géocentrisme est précisément la manifestation de l'activité de l 'esprit en face du donné, de l'initiative du sujet connaissant indispensable à la construction de la science ; il s'agit moins de comparer l'œuvre de Kant à l 'œuvre de Copernic, que d'illustrer la thèse kantienne sur la nature de la science par l'exemple du travail effectué par Copernic, comme elle l'a été, dans les paragraphes précédents du même texte, par l'exemple du travail effectué par Thalès, Galilée, Torricelli et Stahl, pour lesquels il est aussi parlé de révolution . Un texte confirme cette interprétation : « Les planètes, vues de la terre, tantôt vont en arrière, tantôt s'arrêtent et tantôt vont en avant. Mais si notre poin t de vue est pris du soleil, ce que seule la raison peut faire, leur course s'effectue régulièrement d ' après l'hypothèse de Copernic » (Conf!. Fac. , VII, 83, Gib. , 98 (souligné par moi)) ; cf. S. M. E NGEL : Kan t 's Copernican analogy, Kan tst., LIV, 1963, 243-5 1 . 32. Lettre de C . A . Willmanns citée par Kant in Confl. Fac. , VII, 70, Gib., 83-4. 33. C.R .P., III, 433, T.P., 458 ; - O.P., XX I I , 172-3 (oct. ( ?)-déc. 1 798). 34. C.R .P., III, 55 1 -2, T.P., 570-1 ; - Log., IX, 75 , Guil., 84 ; - An throp., VII, 223, Fouc., 88. - Sans nul doute, c'est là le résultat des questions que se pose Kant sur la méthode indispensable pour aborder le monde confus de la métaphysique (Dissert . , V). 35 . « Sans principes a priori , nous ne saurions pas même par où commencer pour consti­ tuer une expérience ne dérivant pas d 'un simple agrégat d 'observations » (O.P. , XXI I , 280 ( ?)). - Cf. C. P.P. , B , Préface. 36. Tels les concepts de matière pure (C.R.P. , III, 428-9, T.P., 454), de rac-e (Défin. concept race hum . , VIII, 91, Piob. , 129-30), etc.

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INTRODUCTION

au niveau de l'observation sensible la plus limitée, sans jamais atteindre le niveau de l'abstraction, l'ordre de la raison, là seulement où il y a science 37 _ Nécessité de principes et de concepts, de méthodes et d'hypo­ thèses, qui précèdent la science et la constituent: personne, avant Kant, n'avait systématiquement développé ce thème, devenu depuis une banalité, pour en tirer une problématique de l'objectivité; n'est-ce pas, en effet, une preuve irréfutable de la subordination de l'objet connu, en tant que tel, au contenu posé par le sujet? Il s'ensuit que la connaissance apparaît comme le produit de l'«autonomie» du sujet. Ainsi que nous l'avons vu à propos de la division et de la composition, nous ne pouvons comprendre que ce que nous faisons nous-mêmes: nous ne pouvons nous en tenir au donné, ni attendre de lui qu'il nous procure le savoir de l'objet; au contraire, «nous ne pouvons tirer des représentations sensibles qui constituent la matière de la connaissance que ce que nous y avons mis, selon le principe formel de la synthèse des données empiriques 38»; c'est pourquoi «l'on ne peut jamais philosopher sur un objet comme sur un être déjà donné, mais au contraire, sur lui comme sur un simple être de raison qui provient du sujet 39 » : la philosophie repose sur « l'autonomia rationis purae, sans quoi je serais privé de pensée, même avec une intuition donnée, comme une bête, sans savoir que j'existe 40 • » Ces analyses de la connaissance sont évidemment confirmées par les conclusions de la philosophie pratique, puisque la loi morale nous oblige précisément à réaliser notre autonomie, en nous ordonnant de ne penser que par nous-mêmes 41 • Grâce à tous ces arguments, les conclusions de la réduction phéno­ ménale se trouvent de plus en plus dépassées. L'objet n'est plus seulement considéré comme un être relatif opposé à l'être en soi: il est découvert comme un être relatif au sujet, ce qui constitue à la fois une « réduction subjective » et une révélation de la subjectivité. En cette démarche, la mise en évidence de ce qui subordonne l'objectivité à ses conditions de possibilité, aboutit à une définition précise du sujet par l'a priori fondant la science; or nous savons que Kant qualifie de transcendantal l'a priori permettant la connaissance de l'objet 42 ; aussi devons-nous parler d'une « réduction transcendantale», comme nous y invitent certaines formules employées par Kant lui-même pour décrire sa méthode: « Dès que j'élève mes concepts d'un objet jusqu'à la signification transcendantale,» je n'ai plus devant moi « un objet en soi, mais seulement un phénomène 43». Par ce moyen, nous devons parvenir à fonder la connaissance de l'objet, en établissant son véritable statut et en montrant sa relation avec les diverses facultés du sujet; or ce sont là les différents caractères de la 37. Log. , IX, 27 sqq . , Gui l . , 27 sqq. 38 . 0.P. , XXII, 3 19 (août 1799-avril 1800). 39 . O.P. , XXI, 96 (déc . 1800-fév. 1803). 40. 0.P., XXI, 82 (déc. 1800-fév. 1803). 4 1 . Cf. l'article Qu 'est-ce que l'Aufklii.rung ? - Cf. les 3e e t 4e parties de cette étude. 42. Cf. chapitre précédent . 43 . C.R.P., I I I , 168, T . P . , 184 . - Cette expression d e « réduction t ranscendantale » pré­ sente l 'avantage de rappeler la relation existant entre cette argumentation et la Déduction transcendan tale, qui démontre que les formes subjectives ont une valeur objective parce que les objets connus trouvent précisément en elles leurs conditions de possibilité (cf . t rc partie, sect . 1, chap . 2).

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méthode critique: celle-ci doit fonder la métaphysique 44; elle doit dis­ tinguer le sensible et le suprasensible 45, l'empirique et le rationnel 46 et empêcher ainsi toute amphibolie et toute subreption 47 ; elle doit y parvenir, en rapportant les jugements, les concepts, les objets connus et les prétentions à la connaissance, aux facultés qui en sont la source 48; il convient donc de parler également de « réduction critique» pour désigner les résultats de l'argumentation résumée dans les précédents paragraphes. Ces deux expressions: réduction transcendantale et réduction critique, indiquent nettement que nous sommes alors en présence du thème essentiel et original de la pensée kantienne, celui qui pose le problème de l'objectivité et qui détermine la réponse proposée pour le résoudre.

C ) LA

RÉDUCTION PSYCHOLOGIQUE D'IMMANENCE

( Seconde réduction subjective) Une fois ces deux réductions effectuées, une question semble devoir s'imposer à celui qui s'interroge sur l'être du phénomène: où existe-t-il ? L'alternative paraît simple: il est ou bien dans l'objet, ou bien dans le sujet. Or, nous le savons, il n'est pas dans l'objet en soi; il est, au contraire, relatif au sujet, il est le résultat de son activité. Il est donc dans le sujet. L'argumentation kantienne est ici facile à résumer. On pourrait, d'abord, rappeler que l'impression sensible est un état interne du sujet : Kant ne manque pas de le faire à chaque fois qu'il définit la sensation, mais nous avons vu, à propos de la précédente réduction, qu'il ne cherche pas à démontrer la subjectivité de la connaissance à partir de celle de la sensation, dans la mesure où il veut réfuter la prétention de parvenir à une connaissance de l'objet s'affranchissant de la subj ectivité de la sensation. Il doit donc s'en tenir de préférence à l'analyse de l'objet en tant que connu. Or, pour des raisons déjà invoquées dans les précédentes réductions, cet objet est dans l'espace et le temps, qui ne sont ni des réalités en soi, ni leurs propriétés: ce sont des formes de notre sensibilité; autrement dit, ce sont des formes du sujet, existant en lui; « les objets de cette représentation (l'espace et le temps) n'existent pas.... Car ils ne sont pas des objets de la perception objectivement, hors du sujet représentant, mais no tre représentation même, seulement subj ectivement dans notre représentation 1 »: selon la formule constamment reprise dans la Réfuta­ tation du paralogisme de l'idéalité de la première édition de la Critique 44 . Cf. la défi ni tion proposée dans la let t re à Herz du 11 mai 1781 : « métaphysique de la métaphysique » (X, 253 ) . 45 . Méta. Droit, VI , 207. 46 . C.R.P., I I I , 544-5 , T . P . , 563-4 ; - F.M.M., IV, 388, Delb ., 77 ; - Méta . Nat . , IV, 369, Gib . , 1 0 ; - C. R. Pra t . , V, 1 63, Pic., 175 . 47 . Cf. C. R . P . , Amphibolie des concepts de réflexion et Préface de la seconde édition . 48. C. R . P. , I I I , 2 1 5 , 476 , T.P., 232, 500 ; - Jug. , V, 392 note, 395 , Philo . , 208 note, 21 1 . 1 . O.P. , XXI I . 77-8 (avril-déc . 1800).

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INTRODUCTION

de la raison pure, ce sont des « représentations en nous 2 ». Mais il en est alors nécessairement de même de l'objet qui est en eux: le phénomène est une représentation en nous 3 ; ce qui avait d'abord été présenté comme détermination interne de l'âme 4 est défini, une fois le criticisme élaboré, comme détermination du sens interne 5 et Kant peut poser expressément que la matière et le mouvement sont en nous 6 • Si nous considérons en outre l'objet connu en tant qu'il est conçu par l'entendement et si nous nous rappelons qu'il est alors le produit de son activité synthétique, nous ne voyons pas comment il pourrait être extérieur à ce qui le construit et le pense 7 ; plus précisément, pour que les lois et les principes de l'unité de la conscience puissent s'appliquer aux objets connus, il faut que ceux-ci ne soient que des déterminations du sens interne, des contenus de cette conscience : toute la Déduction transcendantale repose ainsi sur la réduction du phénomène à une simple représentation intérieure du sujet 8 • D'ailleurs, la connaissance de l'objet est elle-même une représentation située dans l'entendement ; Kant peut donc exprimer à Beck son accord, lorsque celui-ci écrit que « la totalité des représentations est l'objet lui-même 9 » . Il semble même que l'idée théorique et pratique d'autonomie doive confirmer cette manière de voir, dans la mesure où il nous est ordonné de nous affranchir de toute détermination extérieure 10• Aussi l'extériorité - entendons l'extériorité absolue, celle de l'en soi, et non celle de cette représentation présente en nous et, par suite, immédiate, qu'est l'espace - ne peut-elle être que médiate 11 et l'impression d'une extériorité absolue n'est-elle qu'une illusion 1 2 : « Le sens externe .... n'est lui-même autre chose qu'un mode intérieur de représentations .... Il est évident qu'on ne peut pas sentir hors de soi, mais simplement en soi-même et que toute conscience de nous-mêmes ne nous fournit, par suite, uniquement que nos propres déterminations 13 » ; « Les représen­ sations de toute chose sont les représentations de notre état » et leurs relations sont « nos lois internes 1 4 • » Tout est intériorité; cette conclusion semble confirmée par les formules employées par Kant pour exposer l'une de ses principales thèses: n'insiste-t-il pas, en effet, sur la nécessité de restreindre le champ d'application de nos concepts, de nos principes et de nos idées, en renonçant à leur « usage transcendant » s'adressant 2. C.R.P., A, IV, 234-5, T .P., 302-3. - Cf. C.R.P., III, 65, T.P., 68 ; - O .P., XXII, 442 (août 1799-avri l 1800) ; - 5, 1 1 (avril-déc. 1800) ; - XXI, 66 (déc. 1800-fév. 1803). 3 . C.R.P. , A, IV, 94, 234-6, 241, T.P. , 145, 302-4, 312. 4. Reflex., n ° 1676 (1753-6), XVI , 76. 5 . C.R.P., A, IV, 77, 87, 9 1 , T.P., 1 1 1 , 130, 138. - Les données du sens externe sont aussi des données du sens interne, puisque la conscience d'un objet est une partie de la cons­ cience de soi (cf. 1re partie, sect. IV, chap. 1 ) . 6. C.R.P., A, I V , 242, T.P., 313. 7. L'on connaît la fortune de l'argument dans l 'idéalisme post-kantien, chez Hamelin, par exemple. 8. Cf. Ir• partie, sect. I, chap. 2. 9. Lettre à Beck, 20 janv. 1792, XI, 301 . 1 0 . Cf. troisième e t quatrième parties, dans lesquelles j e discuterai cette interprétation de l'autonomie. 1 1 . C.R.P., A, IV, 23 1, T.P., 298. 12. C.R.P. , A, IV, 24 1-2, T.P., 312. 13. C.R.P., A, IV, 237, T.P., 306. - Cf. C.R.P., A, IV, 25 1-2, T.P., 325-6. 14. Reflex. , n ° 3929 (1769), XVII, 351 .

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aux choses en soi et aux « principes transcendants», qui nous y conduisent, pour ne conserver que leur « usage immanent 1s »? Dès lors, l'objet connu n'est donc plus seulement un phénomène relatif au sujet: comme l'écrit De Murait, « il faut qu'il soit immanent au sujet .... L'objet est donc le sujet en tant que celui-ci est déterminé 16 . » Nous sommes ainsi en présence d'une « seconde réduction subjective» de l'objectivité: introduite par la question du lieu d'existence du phénomène et concluant à son intériorité, elle constitue une « réduction d'imma­ nence»; par opposition à la démarche précédente, qui était transcen­ dantale ou critique, dans la mesure où elle s'attachait à la relation de l'objet connu aux facultés du sujet comme fondement de la connaissance de cet objet, elle doit être considérée comme une « réduction psycho­ logique » puisqu'elle fait du connu un état, une représentation ou une loi internes de l'âme ou de la conscience 1 1 . La mise en évidence des principes implicites de cette nouvelle analyse doit justifier l'emploi de ces expressions et montrer en même temps sa spécificité en face des deux premières réductions : a) Elle repose, avant tout, sur une question précise: « où est le phénomène ? » Or cette question implique d'abord une conception selon laquelle le phénomène est « un être en un lieu », ce qui suppose que, d'une manière ou d'une autre, l'on pense tout être comme étant dans l'espace ou, ce qui fevient au même, que l'on pense l'espace comme la condition d'existence de tout être. Ensuite, elle présuppose que le phéno­ mène est « un être en quelque chose », comme peut l'être le prédicat ou l'accident par rapport au sujet ou à la substance, ce qui n'est qu'une reprise de l'adage de l'ontologie traditionnelle, dont Leibniz avait fait le principe de sa théorie de la substance et de sa métaphysique de la monade : « tout ce qui est, est ou bien en lui-même ou bien en autre chose»; ainsi la question se trouve-t-elle implicitement déterminée par la conception immanentiste de l'être, qui est envisagé soit comme sub­ stance existant en soi, soit comme son prédicat intérieurement compris dans son essence 18 • b) La recherche de la réponse est déterminée par la position d'une alternative fort stricte: le phénomène est « ou bien dans l'objet, ou bien dans le sujet». Il est évident que cette manière de préciser le problème suppose les mêmes conceptions locatives et immanentistes; la meilleure preuve en est que nous pourrions envisager une tierce possibilité : il pourrait être « dans la relation sujet-objet », ce qui per­ mettrait probablement de rester dans les limites de la seconde réduction; mais, pour qu'il en fût ainsi, il faudrait admettre un être réel de la relation en dehors de l'immanence et de l'inhérence, ce que Kant ne fait pas 19 • 15 . C.R.P., III, 236, 243-4 , 427, T.P., 252, 260, 453 ; - Jug., V, 342, Philo. , 166. 16. De MuRALT : Conscience, 184. 17. Dans le sens où Zocher oppose un « idéalisme métaphysique ou psychologique • à un « idéalisme sémantique » (Kants Grundlehre, 39-46) . 18. Nous avons déjà v u cette conception déterminer l a réduction phénoménale e t intervenir dans la réduction transcendantale, lorsque Kant niait que l'espace et le temps fussent des choses ou des propriétés des choses. 19. Comme l 'a déjà montré l'examen de la réduction phénoménale. 3

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c) Quant à la démonstration, elle établit que l'espace, le temps et le concept, le perçu et le conçu sont dans le sujet et sont distincts de l'objet, parce que ce sont des représentations; elle repose donc sur deux principes inséparables, à savoir : « les représentations sont dans le sujet», comme ses états immanents ou ses déterminations internes, et « les représentations sont ontologiquement distinctes des objets repré­ sentés», si l'on entend par là des objets en soi, non ces objets que la troisième réduction kantienne révèle comme uniquement constitués par certaines représentations intérieures; la présence de ces deux principes apparaît clairement dans la formule reprise à Beck par Kant, lorsqu'il fait état du problème posé par « le rapport d'une représentation comme détermination du sujet à un objet différent d'elle 20». Dans ces présupposés de l'argumentation, chacun reconnaîtra cette conception traditionnelle de la métaphysique, de la théorie de la connaissance et de la psychologie, selon laquelle la conscience de quelque chose - perception, imagination, mémoire, intellection, etc. - n'est pas une présence à la chose en elle­ même, ni une relation à un être transcendant, mais la possession imma­ nente d'une représentation - image, idée, etc. - ne correspondant que mystérieusement à son objet, comme un être doublant un autre être. d) Cette dernière conception implique elle-même une définition fort traditionnelle de la conscience, qui est alors conçue comme un sujet substantiel ayant les représentations pour « déterminations internes»; elle est donc pensée comme « un être clos» sur lui-même, n'ayant pas accès à l'extériorité absolue des choses en soi; certes, elle perçoit et connaît une extériorité, celle de l'espace et de l'objet qui le remplit, mais ce n'est qu'une « extériorité intérieure », celle qui est présente dans l'image immanente de l'étendue ou de la table, sans se trouver dans l'intériorité purement intérieure du sentiment ou de l'idée. L'ontologie de l'immanence et de l'inhérence développe ainsi toutes ses conséquences, en posant une psychologie et une épistémologie de l'intériorité : qui ne reconnaît ici la monade en ses caractéristiques essentielles ? Qui ne retrouve, à la source de cette description de la conscience et de cette réduction de l'objectivité, les motifs et les arguments logiques et méta­ physiques, qui avaient conduit Leibniz d'une philosophie du sujet et de la substance à une doctrine de l'esprit ? La troisième réduction kantienne repose sur la rencontre d'une ontologie et d'une psychologie de l'immanence, que la Monadologie avait précisément eu pour but de fonder et d'unifier à partir des principes communément reconnus par la tradition. Que nous soyons ainsi en présence, non d'une argumentation originale due à la réflexion personnelle de Kant et à ses progrès, mais du simple développement de conceptions antérieures héritées de la tradition en raison de la fidélité à l'enseignement reçu, il est facile de s'en assurer en considérant la date de quelques-uns des textes cités dans les para­ graphes précédents: certaines des Reflexionen insistant sur l'intériorité des représentations à l'âme sont de 1753-1756, c'est-à-dire des années pendant lesquelles Kant compose et publie ces écrits d'inspiration leibni20. Lettre à Beclc, Ier juil . 1794, XI, 495 .

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zienne, que sont la Nouvelle explication des premiers principes de la connaissance métaphysique et la Monadologie physique; c'est dans ces mêmes Reflexionen, à l'occasion d'une analyse de la Doctrine de la raison de Meier, qu'à partir d'une définition de la représentation comme déter­ mination interne de l'âme et d'une définition de la connaissance comme synthèse des concepts élémentaires composant cette représentation, il se pose le problème de la nature de la vérité, de la possibilité d'un accord entre cette représentation et la chose, pour répondre que la vérité ne peut être que l'homothétie de cette synthèse logique interne et de la composition réelle des parties de la chose externe 2 1 ; c'est le caractère absurde ou miraculeux de cette solution qui constitue le point de départ de la mise en question du rapport de la pensée et de l'objet dans la lettre à H erz de 1772 22 et encore dans la Critique de la raison pure 23 ; c'était déjà, dès 1766, cette conception de l'âme et de la représentation qui suscitait l'interrogation sur la possibilité de la connaissance: « Comment l'âme est-elle présente dans le monde, aussi bien des natures matérielles que des autres de son espèce 24 ?» Même s'il devait s'avérer qu'elle reste intacte durant tout le développement de la pensée critique de Kant 2s , la conception qui préside à la réduction psychologique d'imma­ nence, apparaît donc comme un acquis précritique, un point de départ amenant Kant à découvrir l'existence d'un problème de l'objectivité, mais qui n'en consHtue ni la mise en question, ni la solution proprement critiques. UNITÉ ET DIVERSITÉ DANS LES RÉDUCTIONS DE L'OBJECTIVITÉ ET LA DÉCOUVERTE DE LA SUBJECTIVITÉ

Kant critique donc la prétention traditionnelle à une connaissance saisissant la nature d'un objet substantiel existant en soi, extérieurement au sujet et indépendamment de lui, en montrant que l'objet connu est un simple tissu de relations, qu'il est relatif au point de vue d'un sujet, à ses diverses facultés et à son activité et qu'il est constitué de repré­ sentations intérieures à la conscience. Ces trois réductions se sont révélées fort différentes: a) Par leurs arguments et leurs résultats: il ne revient pas au même de poser que la relation n'est qu'un phénomène, connu est nécessairement solidaire du suj et connaissant représentation est immanente; seules les deux dernières

exactement que l'objet et que la réductions

2 1 . Reflex., n ° 1 676 ( 1753-6), X V I , 76-8 . 22. Lettre à Herz, 21 fév . 1772 , X , 1 26. 23 . C.R.P., § 14. -- Ces textes seront analysés dans le prochain chapitre e t dans la } re partie, sect. I , chap . 1 & 2. 24. Let tre à Mendelssoh n, 8 avril 1766 , X, 68-9. 25 . L 'analyse de la Réfu tation de l'idéalisme ( 1 re partie , sect. I , chap . 5) _ mon trera que Kan t tend à remettre en ques tion cet te conception immanentiste de la conscience et de la rep résen tation (cf. également, trc partie, sect. IV, chap . 4). Pour le moment , i l suffit de _ remarquer que la p lupart des textes ci tés dans les pages précédentes provenaient de la première éditio n de l a Critique de la raison pure.

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contribuent réellement à la découverte de la subjectivité: encore ne s'agit-il pas entièrement de la même subjectivité, lorsque l'on fait état de l'activité autonome manifestée dans la Révolution copernicienne ou de l'intériorité monadologique; b) Par leur originalité, qui s'est avérée très inégale: la réduction d'immanence n'est qu'une reprise accentuée de la conception monado­ logique de l'esprit; la réduction phénoménale exploite systématiquement certaines vues de Leibniz, pour en tirer une mise en question radicale; quant à la réduction transcendantale, si elle développe quelques indications leibniziennes, elle se transforme rapidement en une argumentation entiè­ rement originale et profondément révolutionnaire, qui en fait l'œuvre propre de Kant et l'élément constitutif du criticisme; c) Par le moment de leur apparition dans la réflexion kantienne, cet ordre chronologique correspondant parfaitement avec leur degré d'ori­ ginalité: les principes de la réduction d'immanence sont présents dans les premières manifestations de la recherche philosophique de Kant, en particulier en 1753-1756; la réduction phénoménale résulte de l'appro­ fondissement des antinomies entre 1768 et 1770; la réduction transcen­ dantale, partiellement effectuée en 1770, s'enrichit d'arguments nouveaux et s'élargit entre 1772 et 1781, pour aboutir à une affirmation de plus en plus nette de l'activité synthétique autonome, comme le prouvent l'évo­ cation de la Révolution copernicienne dans la seconde édition de la Critique et les formules répétées de l'Opus postumum 26 • Ces différences sont peut-être appelées à jouer un rôle important dans l'explication et la discussion de la doctrine kantienne de l'objec­ tivité 27, mais il est certain qu'on ne peut établir de distinction absolue entre ces trois réductions: dans le kantisme, tel qu'il a été voulu et exposé par son auteur, il n'y a ni séparation réelle, ni hétérogénéité véritable entre les éléments que l'historien et le philosophe doivent isoler. Du fait de l'enchaînement des questions et des réponses, chaque réduction conduit aux deux autres: la réduction de l'objet à la phéno­ ménalité de la relation privée d'en soi suscite le double problème de la nature de son être et de son lieu d'existence ou de son sujet d'inhérence, ce qui nous amène à le définir dans son rapport à un sujet conscient et à le placer en lui; inversement, la subordination de l'objet connu à l'activité du sujet connaissant semble devoir en faire un être intérieur au sujet, nullement une substance en soi; quant à l'immanence de la 26. Dans la Préface, j'ai annoncé que je n'étudierai pas la pensée kantienne du point de vue génétique : dans ce chapitre, je n'ai donc pas suivi l'ordre chronologique, malgré l'importance de ce point de vue. De nombreuses raisons peuvent être invoquées : d'abord, il était nécessaire de distinguer les différents types d'argumentation juxtaposés dans l'œuvre critique, de préciser leurs conclusions propres et de dégager leurs présupposés particuliers, la recherche des antécédents et des sources précritiques, même dans l'œuvre de Kant, n'étant alors qu'un instrument de vérification ; ensuite, il fallait montrer par quels intermé­ diaires les diverses réductions s'accordaient et s'enchaînaient logiquement, pour mettre en évidence l'organisation structurale des éléments du problème et de la solution ; pour com­ prendre la mise en question de l'objectivité, il importait, en outre, de suivre un ordre de réduction croissante d'objectivité et de démonstration croissante de subjectivité ; enfin, les arguments précritiques en faveur de l'immanence ne prennent leur sens critique, que si l'on sait déjà qu'ils ne concernent plus la seule représentation de l'objet, mais l'objet connu, parce qu'il a été doublement réduit à un phénomène. 27. Cf., en particulier, chapitre suivant et Conclusions.

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représentation, elle interdit l'accès de l'en soi et elle entraîne un lien indissoluble entre l'objet connu et le sujet, ses facultés, son activité, son unité. Les conclusions sont donc convergentes, en sorte que les résultats de chaque réduction doivent être compris à la lumière des deux autres: ainsi, la réduction phénoménale et la réduction psychologique d'imma­ nence resteraient de simples expressions particulières, plus ou moins développées, de l'enseignement leibnizien, si la réduction transcendantale ne venait donner un sens nouveau à une terminologie et à des thèses anciennes; inversement, celle-ci ne serait pas la réduction transcendantale effectuée par Kant - peut-être serait-ce déjà une réduction phénomé­ nologique - si l'objet connu, corrélat de l'activité de la conscience, n'y était conçu comme une relation phénoménale distincte de l'en soi sub­ stantiel et comme une représentation immanente opposée, au moins dans une certaine mesure, à une réalité transcendante. Le kantisme trouve donc son unité dans la rencontre des trois réductions de l'objectivité et comprendre leur identité, c'est percevoir la spécificité du criticisme kantien. Il apparaît dès lors indispensable de discerner le fondement de cette identification et de cette unification des trois démarches réductrices de l'objectivité. Il est facile de le faire, puisque les analyses précédentes ont révélé la présence des mêmes principes implicites à la source de l'argu­ mentation kantienne: la philosophie de l'immanence et de l'inhérence intervenait successivement pour inspirer la réduction phénoménale, pour poser certaines prémisses de la réduction transcendantale et pour consti­ tuer la totalité de la réduction psychologique d'intériorité ; elle intervenait pour susciter les questions déterminant le passage de l'une à l'autre ; elle intervenait, enfin, pour donner une même signification à leurs diverses conclusions, pour identifier, par exemple, la phénoménalité de ce qui est relatif au sujet connaissant, à la phénoménalité de ce qui est relation et à l'intérorité de la représentation. Le présupposé commun, responsable de l'unité des démarches kantiennes et de la spécificité de la doctrine, c'est donc l'immanence de l'être, que l'on songe au sujet logique des prédicats 2s, au substrat substantiel des propriétés ou au sujet psycho­ logique des représentations ; l'on sait que ce sont là les divers aspects de la Monade et nous avons vu que les conceptions monadologiques constituaient le point de départ de la recherche kantienne: le kantisme a pour principe implicite la philosophie de l'inhérence, telle qu'elle s'était imposée depuis Parménide dans l'ontologie traditionnelle transmise à Kant par ses maîtres leibniziens. Il est certain qu'un tel principe fait problème. Pour nous, d'abord, qui pouvons considérer comme « nécessaire de mettre à la question la thèse de notre père Parménide 29 » et d'accorder la pleine réalité ontolo­ gique à la relation en ses différents aspects: la relativité, le mouvement,' la structure ou la présence de la conscience à autre chose qu'elle-même ; 28 . Dans la réduction phénoménale et dans la réduction critique de l 'es p ace et du temps , nous avons reconnu l 'intervention de cette perspective logique, qui identifie implici tement le logique, l 'in telligible par opposition au sensible , et l 'en soi : par exemple , l 'espace n 'était ni u n ob j et, ni une propriété des objets, parce qu'il était une intuition, non un concept ou un prédicat logi que. 29. PLATON : Sophiste, 241 d.

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alors, en effet, la réduction transcendantale pourrait ne pas nous couper de l'en soi en nous présentant la relation, ni nous enfermer dans notre intériorité en nous révélant la conscience et son activité. Mais ce principe fait problème pour Kant lui-même : la réduction transcendantale déter­ mine, en effet, une condamnation de l'ontologie substantialiste et imma­ nentiste de la Monadologie, désormais considérée comme une vaine prétention transcendante n'ayant aucune valeur de vérité; dès 1772, par exemple, la chose en soi est déclarée ni changeante, ni non changeante 30 ; ensuite, la Critique de la psychologie rationnelle refuse l'identification de la conscience transcendantale à une substance simple, immuable, enfermée dans son intériorité 3 1 : il en résulte une Critique du paralogisme de l'idéalité, qui, dans la seconde édition de la Critique, devient une Réfutation de l'idéalisme, ces deux textes introduisant de plus en plus l'idée d'une relation immédiate de la conscience à un objet extérieur différent de la représentation 32 • Ainsi, la réduction transcendantale tend­ elle à réduire également le présupposé dont dépendaient quelques-unes de ses preuves, certes, mais surtout les deux autres réductions et, plus encore, l'unité et l'identité des trois démarches kantiennes. La référence à la Réfutation de l'idéalisme permet déjà de le pressentir : le problème de l'unité et de la diversité des trois réductions kantiennes, avec la mise en question éventuelle de leur principe commun, c'est le problème kantien de l'objectivité, de sa possibilité et de son sens. 30. Lettre à Herz, 21 fév. 1772, X, 129. 31. Cf. Ire partie, sect. IV, chap. 4. 32. Cf. Ire partie, sect. I , chap. 5.

CHAPITRE I I I

LE PROBLÈME D E L'OBJECTIVITÉ

LA POSITION DU PROBLÈME

L'exigence d'objectivité et de réalité suscite une analyse de la nature et des conditions de l'objet, qui renvoie définitivement au sujet, en sorte qu'elle ne peut plus être satisfaite que dans le cadre de la découverte de la subjectivité :, il est donc nécessaire de poser et de définir une nouvelle objectivité. La recherche et l'élaboration de cette solution occupe Kant entre 1770 et 178 1 ; il est même relativement facile d'en suivre le cheminement avec quelque précision 1 • La Dissertation de 1770 établit la subjectivité de l'espace et du temps et, par suite, celle du phénomène ; cette thèse provoque des accusations d'idéalisme, de la part de Lambert et de Schultz, entre autres: ceux-ci, niant que le mouvement soit une simple illusion subjective, affirment qu'il faut reconnaître son existence réelle et, par conséquent, celle de l'espace et du temps, qui en sont inséparables. La Correspondance avec Herz révèle les préoccupations et les recherches résultant de ces critiques: une première lettre annonce un ouvrage sur « les limites de la sensibilité et de la raison», qui doit distinguer entre « les principes subjectifs des forces de l'âme humaine » et « ce qui revient aux objets 2» ; mais c'est la lettre du 21 février 1772, justement célèbre, qui pose le problème de l'objectivité d'une manière générale et, en même temps, précise : « Sur quel fondement repose la relation à l'objet de ce qu'en nous nous appelons représentations 3 ? » Or l'objectivisme et la découverte de la subjectivité viennent exclure deux possibilités que nous serions tentés d'envisager : « Notre entendement n'est pas par ses repré­ sentations la cause des objets .... , ni l'objet la cause des représentations 1 . Il suffit de résumer rapidement les conclusions des travaux de De Vleeschauwer (Déduction, I, 250-61 et Évolu tion, 71-4) : celui-ci ne les présente p rudemment que comme des hypothèses, mais elles s ' imposent et paraissent irréfutables , tant elles s 'accordent avec les quelques documents dont nous disposons , tant elles rendent également clair, continu et cohérent l 'enchaînement des idées, qui conduisent de la Dissertation à la Critique. 2 . Lettre à Herz, 7 juin 1771 , X, 1 17 : ces expressions ne révèlent aucun changement quant au contenu , par rapport à la Disse rtation ; elles montrent simplement comment se dégage la question cri tique . 3 . Let tre à Herz, 21 fév. 1772, X, 124.

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de l'entendement 4»; l'objectivité devient ainsi une difficulté: on a pu, certes, faire état d'une intuition qui nous donnerait l'objet dans son essence, ou d'une harmonie secrète entre lui et nous; mais le rationalisme rejette des solutions aussi arbitraires et bien trop commodes: « Le Deus ex machina dans la détermination de l'origine et de la valeur de nos connaissances est la chose la plus absurde que l'on puisse choisir, et, sans compter le cercle trompeur dans la déduction de nos connaissances, présente l'inconvénient de favoriser toute lubie ou chimère pieuse ou subtile s. » Kant s'arrête sur ces questions et ces refus, qui constitueront le point de départ de la Déduction transcendantale 6 ; mais la réponse, qui sera alors donnée, se trouve déjà à l'état de germe dans la suite de cette lettre, lorsque Kant, passant à l'examen des critiques qui lui ont été adressées, affirme que la subjectivité de l'espace et du temps ne supprime pas l'effectivité des corps et des changements situés en eux: « Que ces changements soient quelque chose d'effectif, je le nie aussi peu que je nie que les corps soient quelque chose d'effectif, bien que je comprenne par là seulement que quelque chose d'effectif correspond au phénomène 7»; la formule reste obscure: située dans un terme corres­ pondant au phénomène, l'effectivité est donc pensée en dehors de lui, mais par rapport à lui, nullement dans la chose en soi, comme le prouve la suite de cette lettre, où l'on voit Kant rejeter l'effectivité du changement et de l'immutabilité à propos des « objets» considérés «en soi et objec­ tivement 8 »; toujours est-il que, ne serait-ce que d'une manière confuse, l'accord de la représentation avec l'objet, d'une part, l'effectivité de celui-ci, d'autre part, renvoient désormais à autre chose qu'à l'en soi. Mais ce ne sont encore là que des « propositions purement négatives; il faut reconstruire à la place de ce qu'on démolit.... C'est à cela que je suis présentement occupé 9» : il faut chercher une réponse positive pour une question aussi strictement déterminée; Kant la trouve entre 1773 et 1775, comme le prouvent les notes du Duisburgsche Nachlass 10 : l'objectivité du phénomène réside dans le phénomène lui-même, qui est relatif non seulement aux formes de la sensibilité, mais à l'activité synthétique de l'entendement et qui n'est rien d'autre qu'une synthèse de représentations contenues dans le sujet; la vérité de la connaissance, la référence à l'objet ainsi que l'effectivité de l'objet doivent donc désormais être définies comme les propriétés de certains contenus de la subjectivité 11 . Il en résulte une identification de l'objectivité et de la subjectivité, que la Critique de la raison pure expose et justifie au moyen de longues analyses minutieuses 1 2 et que l'Opus postumum met vigoureusement en valeur par Ibid . , X , 125 . Ibid., X , 126. C.R.P., § 14. Lettre à Herz, 21 fév. 1772, X, 129. 8. Ibid. 9. Ibid. 10. Cf . DE VLEESCHAUWER : Déduction, I, 264-5 . 1 1 . Ainsi, la vérité, qui ne peut plus être définie comme l'accord avec l'objet en soi, est conçue comme l'accord de la connaissance avec elle-même, la cohérence interne et formelle du phénomène : cf. Reflex., n ° s 2153, 2155 & 2177 (1776-89), XVI, 253, 254 & 259 ; - C.R.P., III, 79-80, T . P . , 80-1 ; - Log. , IX, 49-57, Guil. , 54-63. 12. Selon De Vleeschauwer (Déduction, 1, 210-50 & 284-329, et Évolution, 85-99), les années 1775-1780 auraient été occupées par l'élaboration de ces analyses. 4. 5. 6. 7.

LE PROBLÈME DB L'OBJECTIVITÉ

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l'emploi de formules frappantes: «Le subjectif est en même temps l'objectif, selon le principe d'identité n_ » Mais pour que le mot même d'objectivité ait un sens, il faut qu'il s'oppose à ce qui n'est que subjectivité ! Kant fait un usage constant de cette opposition: il distingue penser et connaître; il insiste sur la différence existant entre le jugement de perception et le jugement d'expé­ rience 14 ; dans la Critique de la faculté de juger, il multiplie les opposi­ tions, puisque successivement, en face de la sensation subjective de l'agréable, il pose le jugement de goût et le sentiment de beauté, en face de ces derniers, l'affirmation de la finalité objective dans le jugement téléologique, puis encore, en face de celui-ci, l'objectivité des détermina­ tions de la science mécaniste 1 5 • L'objectivisme et la découverte de la subjectivité ne peuvent donc se concilier, que si l'on établit dans la subjectivité des divisions permettant le jeu de ces oppositions 16. Deux passages de la Critique de la raison pure constituent, à cet égard, des exemples aussi probants qu'éclairants. La Réfutation de l'idéalisme s'efforce de montrer qu'il est possible de conserver un sens à l'opposition de l'extériorité de l'objet et de l'intériorité de la conscience de soi, malgré l'exclusion de l'extériorité de la chose en soi, dans la mesure où il existe une différence irréductible entre la représentation du sens externe et ce qui ne relève que du seul sens interne : bien qu'il s'agisse dans les deux cas de représentations du sujet, situées en lui, l'espace et ce qui le remplit se distinguent absolument de la conscience de soi 17 • L'explication et la démonstration des Analogies de l'expérience analysent le problème laissé en suspens dans la lettre à Herz avec encore plus de netteté et de précision : elles constatent que, d'un côté, nous avons toujours affaire à une succession d'intuitions sensibles, données dans le sens interne grâce à une appréhension du divers à unifier qui est toujours successive, puis­ qu'elle se fait nécessairement dans le temps, forme du sens interne ; il n'y a alors en nous qu'une succession subjective de représentations immanentes; mais, d'un autre côté, nous pensons la substance permanente, l'action transitive ou le commerce simultané, comme unité de ce divers : ce ne sont là, évidemment, que des phénomènes, nullement des choses en soi ; mais il s'agit d'autre chose que des représentations immanentes, subjectives ainsi unifiées: par exemple, nous appréhendons successivement les éléments permanents et simultanés d'une substance ou les termes simultanés d'un commerce de substances, et nous pouvons appréhender simultanément les deux termes du rapport de succession, qu'est l'action transitive; nous devons distinguer la succession ou la simultanéité des représentations immanentes de l'appréhension ( la perception ), d'une part, la permanence, la succession et la simultanéité phénoménales, de l'autre: au sein de la subjectivité, les premières sont subjectives et les secondes objectives 1 8 • 13. O.P., XXII, 453 (août 1799-avril 1800). 14. Prolég., § 18. 15. Cf. 2c partie, chap. 2 & 3. 16. Les analyses élaborées entre 1775 et 1780 concernent précisément les différents éléments constitutifs de la subjectivité : entendement, imagination, conscience de soi, etc. 17. Cf. 1re partie, sect. I, chap. 5 . 18. C. R.P., III, 158-85 , T.P., 173-200. - Cf. Ire partie, sect. II, chap. 3 et sect. III, 3- 1

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INTRODUCTION

Ces deux exemples montrent comment, sans aucune référence à la chose en soi, il est encore possible de donner un sens aux termes « objectivité», « effectivité» et « extériorité» en les opposant à la subjec­ tivité, à l'irréalité et à l'intériorité. Il devient même alors possible de concevoir un accord ou une discordance entre ces deux éléments: par exemple, la succession subjective des représentations immanentes dans l'appréhension du divers peut être conforme à la liaison de ce divers dans le phénomène, lorsque nous percevons simultanément les diverses parties d'une substance ou les différents termes d'un commerce d'action réciproque, ou que nous percevons successivement la cause, puis l'effet dans l'action transitive; au contraire, nous pouvons percevoir un terme séparément de l'autre, l'un après l'autre ou l'un avec l'autre, en contra­ diction avec la liaison contenue dans le phénomène, qu'est la substance, ou l'action causale ou l'action réciproque. Nous pouvons alors faire état d'une « vérité », définie comme l'accord avec ce qui est objectif, effectif et extérieur, par opposition à l'erreur et à l'illusion, définies par la contradiction et l'absence d'accord avec l'objet 19 : n'est-ce pas au moyen de l'idée traditionnelle d'accord ou de conformité, que les Postulats de la pensée empirique définissent le possible, l'effectif et le nécessaire 20 ? N'est-ce pas cette même idée d'accord, qui fournit le thème fondamental de la Déduction transcendantale et du Schématisme 21 ? Toute la question est alors de savoir comment il peut exister des divisions opposant le subjectif et l'objectif dans la subjectivité. La réponse est relativement simple: a) Considérons les différences existant entre un corps physique, la loi d'un mouvement ou la forme d'un objet, d'un côté, et une sensation de dureté, de déplacement ou de plaisir, de l'autre : il est facile de remarquer que, dans le premier cas, nous avons affaire à des termes conçus et définis par l'entendement, alors que, dans le second cas, il s'agit de données de la sensibilité; en outre, la substance matérielle relève du sens externe, puisqu'elle est située dans l'espace, alors que la sensation de plaisir ne nous renvoie qu'au sens interne, à la conscience de notre propre état. C'est donc l'opposition entre nos facultés, qui donne un sens à l'opposition de l'objectif et du subjectif, de l'extérieur et de l'intérieur, sans que nous sortions de la subjectivité; on comprend alors l'insistance de Kant sur la distinction de nos facultés 22 et sur la spécificité du sens chap. 4. - Cette di stinction correspond exactement à la différence faite dans les Prolégomènes entre le jugement de perception et le jugement d'expérience et, dans la Déduction transcen­ dantale, entre l 'association et le jugement. - Dans la philosophie pratique, l 'opposition faite entre la subjectivité des maximes emp iriques de l'action et l'objectivité des lois de la raison repose sur le même pri ncipe. 19. C.R.P., II I, 426-7, 532, T . P . , 452-3 , 55 1-2 . 20. C.R .P., III, 185-6, T.P., 200. - Cf . 1re partie, sect. II, chap. 3 . 2 1 . Cf. I re partie, sect. I, chap . 2 e t sect. II, chap . 1 e t 4 . 22. Cf . C.R.P., Amphibolie des concepts d e la réflexion. - J e n e prétends pas que la distinction de la sensibilité et de l'entendement provienne de la recherche de l'objectif s'op­ posant au subjectif : De Vleeschauwer pense plutôt que cette distinction est la source du problème de la réalité objective correspondant aux concepts de l 'entendement, séparés de la réalité sensible (Déduction, II, 171 sqq.) ; j e dis seulement que cette distinction est essen­ tielle pour établir une différence entre l'objectif et le subjectif dans la subjectivité ; je pense en outre que c'est le souci de ne pas confondre le réel avec le logique ou le conceptuel, qui est à sa source (cf . chapitre 1).

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externe 23 : la continuité établie par Leibniz entre l'entendement et la sensibilité, la critique faite par Berkeley de l'extériorité, en supprimant les oppositions, rendaient tout également subjectif, position inacceptable, à moins qu'elles ne rendissent tout également obj ectif, prétention insoutenable. b) Considérons, en outre, la sensibilité qui éprouve la sensation ou l'entendement qui pense le concept: nous avons, d'un côté, le pouvoir de sentir ou de concevoir, pure possibilité vide et formelle, capable d'avoir de multiples contenus différents ou de rester sans contenu, et, de l'autre, le contenu défini, réellement présent : le senti, le conçu; le cas de la conscience de soi est particulièrement clair, puisque, dans la réflexion, la subjectivité se prend elle-même pour objet et trouve en elle-même un réalité définie 24 : en généralisant, nous comprenons comment, à l'intérieur de la subjectivité, le contenu ou la matière constitue pour la faculté ou la forme une objectivité et une réalité zs. c) N'oublions pas, enfin, que la subjectivité découverte par Kant s'est caractérisée par son activité; or, par définition, une activité produit des termes, qui, une fois posés, deviennent pour le sujet qui les considère et pour l'activité qui poursuit son déploiement, des réalités définies: nous pourrions évoquer l'artisan ou l'artiste percevant, utilisant ou modifiant son œuvre; songeOI}S plutôt au mathématicien: son raisonnement et ses opérations aboutissent à la position de termes qui ne sont que les formes de l'activité mathématique ayant pris corps dans des définitions, mais qui deviennent, dès cette fixation, des contenus réels et définis, instru­ ments ou objets pour la poursuite de l'activité mathématique. Cet exemple privilégié 26 montre comment, à l'intérieur de la subjectivité, peut naître progressivement du sujet un �< produit » qui devient son objet 27 • La possibilité de l'objectivité dans le cadre de la découverte de la subjectivité paraît donc reposer sur les distinctions faites, d'abord, entre une « subjectivité subjective », celle de la sensation, du sentiment, et une « subjectivité objective», celle de la connaissance, puis, à l'intérieur de celle-ci, entre une « subjectivité objectivante », celle des facultés et des actes, et une «subjectivité objectivée», celle des contenus et des produits existant pour la conscience sous la forme de réalités extérieures déter­ minées 2s . Nous sommes ainsi amenés à faire état de plusieurs sujets, l'un produisant l'autre, l'un construisant ce qui est pour l'autre un objet présent et même déterminant : tel pourrait être le sens de la distinction faite entre un « sujet transcendantal » et un « sujet empirique 29 • » 23. Cf. Ire partie, sect. I, chap. S. 24. Cf. tre partie, sect. I, chap. 7 : l'autoaffection. - L'on sait l'importance accordée à la conscience de soi et à la réflexion dans les systèmes de Fichte, Schelling ou Hegel. 25 . Kant définit la « réalité » par le « remplissement ,. de la faculté (cf. les Anticipations de !a perception ) ; peu importe ici que ce contenu soit a priori ou empirique. - Cette opposition de la conscience, qui se représente, à son contenu déterminé représenté deviendra le princi pe suprême de la construction philosophique avec Reinhold , puis chez Fichte et Hegel ; dans l'idéalisme néo-kantien, chez Hamelin par exemple, le contenu de la conscience est tout son objet, sans que rien ne lui manque. 26. Kant attache une grande importance au caractère constructeur des mathématiques ; Maimon, puis Fichte en tireront argument pour discuter ou « dépasser » le criticisme kantien. 27. Les systèmes de Beck, Fichte, Schelling et Hegel reposeront sur ce principe de l'objec­ tivité pour le sujet de son propre produit. 28. Tel est le schéma, qui résume l'interprétation du kantisme proposée par Lachièze-Rey. 29. Cf. t rc partie, sect. I, chap. 5 & 7, sect. III, chap. 4 et sect. IV, chap. 1 & 2.

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INTRODUCTION

Dès lors, pour définir et fonder l'objectivité de nos représentations, il semble nécessaire et suffisant d'indiquer la partie ou l'instance du sujet, qui en est la source et la condition : nous retrouvons ainsi précisément la définition kantienne de la méthode critique, qui consiste à rapporter nos représentations aux diverses facultés qui en sont responsables 30• La tâche du philosophe apparaît donc, sinon simple, au moins claire : il doit analyser dans le détail les facultés, les instances et les actes du sujet et montrer comment se constitue ainsi progressivement l'objectif avec ses caractéristiques et dans sa diversité; c'est ce que tenteront Reinhold, Beck et Fichte, qui penseront réaliser ainsi l'intention de Kant et compléter son œuvre, puisqu'il semble s'être contenté, dans ses œuvres publiées, de poser le principe général de cette nouvelle objectivité : et si , dans l'Opus postumum, on le voit s'engager plus avant dans le détail de la construction du sujet et de l'objet, on dira, avec presque tous les historiens de la doctrine, qu'il suit, peut-être sans en avoir conscience, un chemin parallèle à celui de ses disciples.

Mais une telle solution laisse subsister nombre de difficultés. Nous avons été amenés à diviser la subjectivité et à distinguer différents sujets ; le problème se pose alors de leurs rapports et de leur unité: quelles peuvent être les relations, que peut-il y avoir de commun, pour que l'on puisse parler de la subjectivité et du sujet, entre la subjectivité subjective de la conscience empirique, la subjectivité objectivante de la conscience transcendantale et la subjectivité objectivée du connu 31 ? De même, nous avons été obligés de placer l'objectif dans l'externe par opposition à l'interne, dans le contenu et la matière par opposition à la faculté et à la forme, dans le produit par opposition à l'activité productrice ; mais qu'y a-t-il de commun entre ces diverses indications, entre la présence d'un contenu, d'un produit et d'une extériorité, par exemple ? Quelle est donc l'unité des différentes caractéristiques de l'objectivité ? Mais cette multiplication des termes subjectifs, dangereuse pour l'unité du sujet et pour l'unité de l'objet, nous fait entrevoir une autre difficulté, qui nous place au cœur du problème de l'objectivité : subjec­ tivité transcendantale et conscience empirique, entendement et sensibilité, catégorie et sensation, sens interne et sens externe, il n'y a rien en l'objectivité, que des éléments subjectifs ! Reportons-nous, par exemple, à la Dissertation de 1770: nous voyons une sensibilité subjective et un entendement, dont l'objet reste, en théorie, l'en soi ; mais, lorsque cet entendement s'applique au phénomène subjectif de la sensibilité, pour produire une vérité phénoménale, la connaissance reste sensible et subjec­ tive, nullement objective 32 • Or c'est là ce que la Critique de la raison pure présente comme une connaissance objective. On répondra que l'objectivité de 1770 est celle de l'en soi, par rapport auquel la phénoménalité est 30. Cf. chapitre précédent : la réduction transcendantale ou critique, ad finem. 31. Cf. Ire partie, sect. IV, chap . 1 & 2. 32. Dissert., §§ 14 (sixième point) & 24-5 .

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subjectivité, tandis qu'en 1781, l'abandon de cette objectivité permet l'attribution de l'obj ectivité au phénomène. Mais, en premier lieu, Kant conserve toujours l'horizon de la chose en soi, en sorte que cette objec­ tivité phénoménale ne saurait passer pour une obj ectivité complète, ce qu'elle ne pourrait être, semble-t-il, que si l'on consentait à l'élimination totale de toute référence à l'en soi que les Post-kantiens ont voulu opérer 33 ; ensuite, même si l'on exclut entièrement l'idée de la chose en soi, la difficulté reste: en quoi un élément subjectif est-il véritablement objectif pour le sujet ? Comment l'obj ectivité pourrait-elle sortir de l'opposition, de l'addition et de l'accord de termes subjectifs, comme le sont et la catégorie, et l'intuition sensible 34 ? Précisons les données du problème: si tout est représentation immanente du suj et, l'obj ectivité - c'est-à-dire la référence de la représentation à l'obj et ou, pour employer la terminologie de Beck, « l'attribution originaire» en vertu de laquelle un contenu est conçu comme la représentation de quelque chose - n'est elle-même qu'une représentation immanente du sujet: tout au plus, pour éviter de confondre les représentations référées à l'objet et la référence de ces représentations à cet objet, devons-nous, comme Beck, voir dans cette dernière, non une simple représentation, mais l'acte conscient de se représenter, c'est-à-dire la représentation spécifique de l'acte qui rapporte des représentations à un objet; de toute manière, en son essence même, l'obj ectivité apparaît alors comme un fait, un acte, un moment - peu importe - entièrement subj ectifs, et l'on ne voit toujours pas en quoi elle possède la « dignité » de l'objectivité, en quoi elle en mérite le nom. « On ne trouve j amais devant soi aucun objet, jamais rien que le moi lui-même 35»: ce n'est là ni l'énoncé par Kant du principe de sa doctrine, ni la remarque triomphante d'un disciple satisfait de la seule subjec­ tivité 36, ni un constat d'échec dressé par un historien notant que l'objec­ tivisme kantien aboutit à une objectivité dont tous les ingrédients sont subjectifs ; c'est le reproche fait par Kant à la doctrine de Fichte ! Selon Kant, il faut donc quelque chose d'autre que le moi, si l'on ne veut pas assister à « l'effondrement de l'objet 37»; c'est ce qu'il essaie d'indiquer dans une lettre à Beck, consacrée à « l'attribution originaire », c'est-à-dire à l'objectivité : il rappelle qu'elle consiste dans l'accord de l'appréhension 33 . Reinhold reproche à Kant de ne pas avoir étab l i l 'objec tivité de la synthèse pour les partisans de la chose en soi , c 'est-à-dire pour Kant lui-même ( Beitrii.ge, I, 303-10 , résumé par GUÉROU LT : Fich te, I, 77) ; de même , Hegel lui reproche d 'avoir posé nos pen sées comme subjectives du fai t de leur opposition à l 'en soi , au lieu de leur avoir accordé la pleine objectivité , en reconnaissan t en elles le véritable en soi des choses ( cf . Phénonzénologie de l 'esprit, chap . 3 ) . 3 4 . W . Ehrlich ( Ka n t u n d Husse rl, Halle, Niemeyer, 1 927 , 17) tient pour un cercle vicieux la démonstration de l 'objectivité des catégories subjectives par leur application aux données subjectives des sens et de l 'objectivation de cel les-ci par l 'intervention de celles-là . Cf. VON HARTI\H NN : Erkenn tn istheorie, 97-9 ; - C. CANTON! : L 'apriorité de l 'espace, R . M . M . , 1 904 , 3 1 2 ; - Ku NTZE : Objektivitèit, 67 , 73 & 80 ; - R. REI N INGER : Philosophie des Erkennens, Leipzig, Barth, 1 9 1 1 , 374 ; - BAUCH : Kan t, passim . 35 . Let tre à Tieftru n k , 5 avril 1 798 , X I I , 239 (souligné par moi ) . 3 6 . On pourrait penser à l a question posée p a r Fich te, un véritab le défi : « Kan t a -t-il _ _ réellement fondé l 'expérience , quant à son contenu empirique, sur quelque chose de distinct du moi ? » ( Seconde introduction à la Doctrine de la science, Sêimmtliche Werke, Berl i n , Veit, 1 845-6 , I , 480). 37. L 'expression est de Noll (Ding, 93 ).

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INTRODUCTION

(perception) et de l'aperception (conception) et il précise que «cet accord, puisqu'il ne réside ni dans la seule représen tation, ni dans la seule conscience .... , doit être rapporté à quelque chose .... de différent du sujet, c'est-à-dire à un obje t » ; mais il ajoute immédiatement ce qui peut passer pour un aveu: «En écrivant cela, je remarque que je ne me comprends pas suffisamment moi-même 38». I l semble, en effet, impensable qu'il puisse alors se comprendre: après les réductions de l'objectivité, après la découverte de la subjectivité, après l'exclusion de la chose en soi hors du champ de l'objectivité, comment peut-il y avoir autre chose que le moi, la représentation et la conscience ? Comment peut-il y avoir dans l'objectivité un objet, c'est-à-dire quelque chose de différent du sujet ? Le dilemme paraît clair : ou bien nous voulons conserver son seul sens possible à l'objectivité, et nous sommes obligés de faire état de quelque chose d'autre que le sujet, au détriment des réductions subjectives effectuées par Kant, ou bien nous voulons rester dans le cadre de la subjectivité, et nous sommes obligés de renoncer à ce quelque chose, c'est-à-dire à l'objectivité, telle qu'elle est définie et voulue par Kant. Mais il y a peut-être une troisième possibilité: il faut peut-être comprendre autrement les réductions kantiennes, en sorte qu'il y ait place, dans la subjectivité critique, pour quelque chose d'autre que le sujet : l'objet. On le voit, il est trop tôt pour s'engager, comme les Post-kantiens, dans la description minutieuse de la subjectivité et de l'Odyssée de la conscience. Les résultats précédents n'étaient que les données du problème: la nouvelle objectivité découverte par Kant reste encore à définir.

DÉLIMITATION DU PROBLÈME

La question de l'objectivité peut être abordée de manières fort diverses: on peut chercher à élucider les rapports de l'homme avec l'être ( celui des choses ou celui de l'absolu) dans l'action, la pensée, la vie organique ou les sentiments. Kant ne la traite pas avec une telle généralité: il délimite l'interrogation critique autour d'un problème fort précis. L'objectivité n'est cherchée et définie qu'à propos du jugement, qu'il soit, d'ailleurs, théorique ou pratique, scientifique ou esthétique. En effet, si nous sommes dans les objets par l'action ou en rapport avec eux par le sentiment, c'est seulement dans la connaissance explicitée sous forme de jugement que nous prétendons saisir, consciemment et sans mystère, la nature intrinsèque des choses: l'élucidation des principes d'une action ou du contenu d'un sentiment ne se fait-elle pas dans des jugements 39 ? En outre, tout jugement, comme en témoigne la copule «est», prétend à l'objectivité, à la réalité dans un objet de la liaison posée 40 : le problème 38. Lettre à Beck, ter juil. 1794, XI, 495 (souligné par moi). 39. D. Julia (Problématique et systématique kantiennes, R.M.M. , 1959, 429-32) montre que le problème philosophique devient le problème logique du jugement, dans la mesure où c� lui-ci est l'activité de l'esprit, qui est au fond de toutes les autres : restriction légitime, s1 le problème philosophique est celui de l 'objectivité, étonnante, si c'est celui de l'homme en général. Mais, nous le verrons, la question de l'homme provient de celle de l'objet et la valeur de la réponse dépend des conditions de l'objectivité. 40. C.R.P., B, III, 113-4, T.P., 118-20.

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de l'objectivité se concentre donc autour du jugement et celui du jugement se ramène à celui de son objectivité. Enfin, le jugement manifeste au plus haut degré l'activité de la conscience avec l'intervention de ses principes les plus subjectifs : le problème sera donc examiné dans toute son acuité. Il est inutile de considérer longuement le cas du jugement analytique: il ne fait qu'expliciter le contenu d'un concept, en restant dans l'ordre logique, sans prétendre, s'il se maintient dans ses propres limites, empiéter sur l'objectif et le réel : « On joue avec de purs concepts, sans avoir à s'occuper de leur réalité objective 41 ». Il peut certes résulter de l'analyse du concept d'un objet ou d'une intuition 42 ; s'il est alors objectif, ce n'est pas par lui-même, mais en raison de l'objectivité du concept analysé: son objectivité éventuelle n'est pas son fait, elle est empruntée au terme qu'il se contente d'expliciter. Inversement, nous savons que l'objet et la relation objective se caractérisent par leur nature synthétique 43 _ La question de l'objectivité doit donc être traitée à propos du seul jugement synthétique. S'il est empirique ou a posteriori, il n'est que l'énoncé d'un contenu complexe ou d'un rapport donnés dans et par l'expérience: l'or est jaune, la vitesse de la lumière est de 300.000 kilomètres à la seconde ; son objectivité résulte alors de celle qui peut être contenue dans la donnée empirique dont il est la constatation: nous pouvons même penser qu'il n'y a pas là --de véritable difficulté, dans la mesure où «nous avons toujours en mains l'expérience pour démontrer» sa «réalité objective 44. » En vérité, la difficulté est reportée sur un autre terme ; une synthèse empi­ rique n'est, en effet, qu'une manifestation particulière de la pure activité de synthèse : le jugement synthétique a posteriori a le jugement synthé­ tique a priori pour forme universelle et pure 45 ; plus précisément, pour que la synthèse empirique parvienne à l'objectivité et pour que nous soyons certains qu'elle la possède, il faut des conditions et des critères antérieurs : il faut des principes a priori fondant et garantissant la valeur des jugements synthétiques a posteriori 46 ; ces principes sont des juge­ ments, puisqu'ils posent des liaisons du divers: l'a priori de l'objectivité repose donc sur l'objectivité du jugement synthétique a priori. Qui plus est, celui-ci révèle la présence indiscutable de la subjectivité et de son activité: c'est même là l'argument le plus probant en faveur de la plus kantienne des réductions de l'objectivité, la réduction transcendantale 47 : c'est donc à son sujet, que la question sur l'objectivité devient la plus aiguë. L'interrogation portant sur la possibilité et la signification de 4 1 . Découv., VIII, '237, Kempf, 90-1. - Cf. C.R.P., III, 214, T.P., 231 . - On ne peut pré­ tendre que Kant élimine le problème du jugement analytique, parce que �elui-ci reste_rait toujours douteux, comme le fait E. von Aster ( Veber Aufgabe und Methode in den Bewezsen der Analogien der Erfahrung in Kants Kritik der reinen Vernunft, Berlin, Reimer, 1903, 5-6). 42. Par exemple, l'analyse du concept d'espace, qui révèle son caractère intuitif et sub­ jectif, ou l 'analyse du concept de matière dans l'Opus postumum. 43. Cf. chapitre précédent et I re partie, sect. I, chap. 1 . . . 44. C.R.P. , III, 99, T.P., 100 ( dans ce texte, Kant parle des concepts emp1nques, pour la prétention fonder pour déduction, une à recourir de nécessaire lesquels il ne semble pas à l'objectivité). 45 . Cf. tre partie, sect. I, chap. 1 , sect. ,II, ch�p . 3 et sect : 1 y , chap. _ 1, 2 & , 3. . 46. Tel est l'objet, en particulier, de l Analytzque des pnnczpes, qm sera etud1ée dans l ' analyse de la constitution de l'objectivité ( 1 re partie, sect. II, chap . 3). 47. Cf. le chapitre précédent.

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INTRODUCTION

l'objectivité doit ainsi se concentrer sur l'examen de la possibilité et de la signification du jugement synthétique a priori, qui constitue, à la fois, son fondement radical et son expression privilégiée, le lieu de sa plus grande acuité. On peut, sans doute, remarquer que nous sommes alors en présence de deux questions distinctes : celle de la possibilité du jugement synthétique a priori et celle de son objectivité 48 ; on peut même constater que Kant choisit tantôt l'une, tantôt l'autre, selon les ouvrages et selon les adver­ saires, la première pour répondre aux disciples de Hume, la seconde, à ceux de Leibniz. Mais on ne saurait les séparer, ni tirer parti de la distinction 49 : il n'y a, en vérité, qu'une question et qu'une réponse ; en effet, en nous faisant sortir du concept, le jugement synthétique pose une liaison existant dans un terme extra-logique, le réel ou l'objet 50 : sa possibilité est dans l'intuition et l'expérience 5 1 , c'est-à-dire dans son objectivité, et le problème de sa possibilité est celui de son objectivité, qui, nous l'avons vu, est celui de toute objectivité. C'est pourquoi Kant peut affirmer que la question de la possibilité de la connaissance synthé­ tique a priori constitue le préalable critique à toute recherche méta­ physique 52 et que les « trois pas » accomplis par la métaphysique pour son progrès sont, d'abord, la distinction des jugements analytiques et des jugements synthétiques, ensuite, la découverte de l'existence de jugements synthétiques a priori, enfin, la mise en question de la possibilité de ces derniers 53 . Du fait de cette délimitation de la recherche, le problème critique de l'objectivité s'identifie avec le problème de la métaphysique, puisque celle-ci est précisément définie par Kant comme une connaissance synthé­ tique a priori des objets 54 • Mais nous avons vu que l'objectivité du jugement synthétique a priori ne mérite de retenir notre attention que parce qu'il est, de manière privilégiée et particulièrement problématique, le fondement et l'essence de toute objectivité, y compris celle du jugement synthétique a posteriori et celle du jugement analytique ; malgré la délimitation de principe, la recherche concerne donc également toute connaissance non métaphysique, toute représentation constituée de juge48. C.R.P., Introduction, § 6. 49. Comme le fait De Vleeschauwer qui estime que, dans les Progrès de la métaphysique, la réflexion sur la possibilité de la synthèse a priori prend définitivement le pas sur l'étude de l'object_i vité, s'orientant ainsi vers l'idéalisme constructeur de l'Opus postumum (Déduction, III, 464 ; Evolution, 172-3). 50. La synthèse a priori est nécessairement réelle, transcendantale, non logique (Découv. , VIII, 242-6, Kempf, 97-102). 51. C.R.P. , III, 143-5 , T.P., 160-3 et B, III, 199, T.P., 213 . 52. Découv., VIII, 227, Kempf, 79. 53. Progrès méta., XX, 265-6. - Il semble que Kant rapporte ici sa propre démarche : avant 1770, avant qu'il ne se pose vraiment le problème de l'objectivité, il n'envisage d'a priori qu'analytique et de synthèse qu'empirique (cf. tous les écrits de 1763-1766 et Reflex., nos 3928, 3935 & 3938 (1769), XVII, 350 & 354) ; il voit ensuite que toute proposition universelle n'est pas analytique (Reflex., n ° 4280 (1770-1), XVII, 494), puis se demande comment une synthèse universelle et nécessaire peut être objective, au moment même où il énonce et médite la question de l 'objectivité (Reflex., n ° 4283 (1770-8 ?), XVII, 494-5 et, surtout, n o 4473 (1772), XVII, 564, qui apparaît comme un brouillon de la lettre à Herz du 21 février 1772). Cf. les indications de DELBOS : Jugement synthétique, 31. . 54. Il est donc illégitime de lire les Critiques sans se reporter constamment aux Métaphy­ siques de la nature et des mœurs : la distinction entre les deux est seulement celle du principe formel et du contenu d'une seule et même chose.

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ments empiriques, en sorte que le problème critique comprend aussi celui de nos connaissances empiriques 55 • Mais ce rapport au jugement empirique, qui apparaît, en définitive, comme la conséquence et le sens du jugement a priori, ne doit pas lui-même être négligé: la recherche critique inclut donc, en outre, une réflexion sur le «passage» (Uebergang) de l'a priori à l'a posteriori, de la métaphysique à la connaissance empirique des objets 56 • Dans ces conditions, le problème de l'objectivité, dans le domaine théorique comme dans le domaine pratique, doit être traité selon le plan suivant: a) La critique, qui définit les éléments et les principes de sa possibilité; b) La métaphysique, qui établit son contenu a priori; c) L'Uebergang, qui explique la possibilité du passage de son contenu a priori à son contenu empirique; d) La connaissance empirique, qui comporte les jugements a posteriori, dont l'objectivité a été ainsi déduite. Il était indispensable de rappeler avec précision la place occupée par l'examen du jugement synthétique a priori dans l'ensemble de la doctrine kantienne. Il fallait, en effet, comprendre pourquoi Kant en fait la question centrale de la philosophie; mais il fallait aussi rappeler qu'il n'en fait pas la question unique, qu'il n'ignore, ni refuse, ni méprise les connais­ sances produites par les jugements analytiques ou les jugements synthé­ tiques a posteriori: la délimitation du problème autour du jugement synthétique a priori relève d'une méthode rigoureuse, non d'une négation doctrinale; elle peut donner au lecteur l'impression de se trouver en présence d'un idéalisme constructeur absolu, mais cette impression n'est peut-être que l'ignorance du sens d'une méthode et de l'ensemble du système.

DÉTERMINATION DE LA PREUVE

Pour résoudre le problème de l'objectivité ainsi compris, on ne peut recourir à une démonstration quelconque. Aucune prémisse empirique n'est admissible: d'une part, elle nous ferait sortir du domaine de l'a priori, auquel nous venons d'être ramenés; d'autre part, ce ne serait qu'une donnée de fait, incapable de fonder une objectivité de droit, mais exigeant, au contraire, d'être elle-même fondée dans sa prétention à l'objectivité, sous peine de pétition de principe 57 • Sans doute Kant invoque­ t-il le fait de la réussite de la science, en face de l'échec de fait de la métaphysique traditionnelle, ou l'existence de fait de jugements synthé55. II faut donc égal emen t comprendre les Critiques et les Métaphysiques en se référant aux indications données sur la physique et la moralité empi riques (sur ce dernier point, cf. troisième partie). 56. C 'est là l 'objet des réflexions de Kant dans l 'Opus postumum. - Il convient de remarquer que le développement chronologique de la recherche kantienne à partir de 1781 correspond exactemen t à cet ordre logique des questions soulevées par le problème de l 'objectivité . 57. C.R.P., III, 99, 100, 103, T.P., 100, 101 , 103-4 et B, III, 105, T.P., 106 note .

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INTRODUCTION

tiques a priori, qu'il s'agisse des énoncés mathématiques ou physiques ou des obligations morales; mais il n'en est ainsi que dans les textes explicatifs ou préliminaires, dans les Préfaces ou les Introductions : dans le corps des œuvres critiques, il ne constate pas, mais déduit l'existence de la synthèse a priori, la réussite de la science ou la présence du devoir; l'objectivité n'est jamais admise, elle est démontrée: il n'est aucun présupposé empirique dans l'ordre des raisons chez Kant. La preuve de l'objectivité, qui est d'abord la preuve de l'objectivité de l'a priori, est donc elle-même a priori: « Les preuves des propositions transcendantales et synthétiques ont ceci de particulier .... que la raison .... doit démontrer auparavant a priori la valeur objective des concepts et la possibilité de leur synthèse. Ce n'est pas seulement une règle de prudence nécessaire: il y va de la nature et de la possibilité des preuves mêmes 58» ; «La philosophie transcendantale a ceci de particulier .... qu'elle peut indiquer aussi et en même temps a priori le cas où la règle doit être appliquée .... La raison de la supériorité qu'elle a .... , c'est qu'elle traite de concepts qui doivent se rapporter a priori à leurs objets et, par suite, dont la valeur objective ne peut être démontrée a posteriori, car on méconnaîtrait ainsi entièrement leur dignité 59 • » Cette démonstration a priori de la valeur pour l'objet de l'a priori subjectif ne peut donc prendre pour prémisse que le rapport entre l'obje t e t l e sujet e n général, présent en toute connaissance objective possible, abstraction faite de tout rapport particulier entre un objet et un sujet. Mais deux points de départ restent alors possibles : les deux pôles de cette relation, l'objet et le sujet; la démonstration peut donc suivre deux voies: a) Partir de l'objet en général, sans spécification, dans son simple concept, pour montrer qu'il implique les concepts et les jugements synthétiques a priori du sujet: cette preuve peut donc être qualifiée d' «objective » ; en outre, déduite de la notion d'objet, elle est analytique et c'est en ce sens, que « les propositions transcendantales a priori sont toutes analytiques et rapportées au concept d'une chose en général 60 »; b) Partir du sujet, de l'a priori synthétique dont nous constatons la présence en lui et montrer que son intervention produit la conscience d'un terme réel et déterminé, c'est-à-dire une connaissance d'objet, ce qui établit par le sujet la valeur de l'a priori pour l'objet: cette preuve peut donc être qualifiée de «subjective», bien qu'elle n'en démontre pas moins l'objectivité et la même objectivité, sans que nous puissions en tirer parti en vue d'une interprétation plus subjectiviste ou plus idéaliste du criticisme 61 ; elle est également synthétique, puisqu'elle repose sur la mise en œuvre de l'activité constructrice du sujet. Nous pouvons seulement remarquer que cette seconde voie apparaît plus radicale et plus probante : 58. C.R.P., III, 509, T.P., 531. 59. C.R.P., III, 133, T.P., 149-50. 60. Reflex., n ° 6386 ( 1790-5 ) , XVIII, 699. - La déduction de la matière première et de son existence et, d'une manière générale, le principe de la possibilité de l'expérience seront fondés sur cette nécessité analytique (cf. tre partie, sect. I, chap. 3 & 4, sect. II, chap. 1 & 3). 6 1 . On ne peut donc donner un sens doctrinal à la modification de méthode, qui entraîne la suppression, dans la seconde édition de la Critique, des premières pages de la Déduction transcendantale de la première édition, caractérisée par l ' emploi de cette voie subjective.

LE PROBLÈME DE L'OBJECTIVITÉ

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en effet, elle ne présuppose en rien l'existence d'un objet et d'une objectivité, ne serait-ce qu'en idée, mais elle en montre la présence, le surgissement nécessaires par et dans l'a priori subjectif ; elle présente donc le double avantage d'être plus conforme à l'esprit et à la méthode critiques et de pouvoir être adoptée, lorsque la voie objective est parvenue aux limites de ses possibilités démonstratives 62 •

*** Le problème posé par Kant se trouve ainsi parfaitement défini : il s'agit de comprendre, à propos du jugement synthétique a priori et dans une démonstration a priori, qui procède de préférence selon la voie subjective, comment il y a place, dans le cadre d'une subjectivité irré­ ductible, pour une véritable objectivité, qui ne nous laisse pas en présence du seul moi. On perçoit aisément le paradoxe de l'entreprise: la découverte de la subjectivité, qui en est le point de départ, l'activité synthétique a priori du sujet, qui en est la matière, la preuve a priori et, plus encore, la preuve subjective 63 , qui en sont les modes de démonstration, tout contribue à la mise en valeur du seul sujet et du seul a priori ; tout concourt à masquer l'importance et même l'existence de l'extériorité et de l'empirique : l'idéalisme constructeur absolu des Post-kantiens semble s'imposer. Mais il est possible que le criticisme kantien soit une solution, au moins partielle, du problème et qu'il parvienne à montrer qu'il n'y a paradoxe qu'en raison de nos préjugés et de nos incompréhensions. 62. A propos de la preuve des principes de l'entendement pur, Kant écrit : « Bien que cette démonstration ne puisse être menée plus loin objectivement • (c'est-à-dire à partir de connaissances objectives venant les fonder), « - c'est plutôt elle, au contraire, qui sert de fondement à toute connaissance de son objet -, cela n'empêche pas qu'il ne soit possible de tirer une preuve des sources subjectives de la possibilité d'une connaissance de l'objet en général, et même que cela ne soit nécessaire, puisque le principe encourrait autrement le grave soupçon d'être une assertion obtenue par simple surprise » (C.R.P. , III, 140, T.P., 157 (souligné par moi) : j'ai suivi le texte, seul intelligible, de la quatrième édition de 1794 et j'ai isolé la seconde proposition, pour rendre l'opposition des modes entre konnte et zugrunde liegt). 63. Mais la voie objective donne la même impression d'idéalisme, puisqu'elle s'appuie sur le seul concept d 'objet, nullement sur le fait de son existence réelle.

I

PREMIÈRE PARTIE

L'OBJECTIVITÉ THÉORIQUE

PREMIÈRE SECTION

LES ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS DE L'OBJECTIVITÉ THÉORIQUE

CHAPITRE PREMIER LA DÉTERMINATION D'OBJET : L'OBJECTIVITÉ CATÉGORIALE

La démonstration de l'objectivité, de sa possibilité et de sa réalité, et la définition précise de sa nature, indispensable pour cette preuve, exigent une analyse préalable, qui dégage les présupposés et qui isole les condi­ tions de ce que l'on entend communément par connaissance d'objet 1 • Aussi faut-il reprendre les principales étapes de cette analyse, trop connue, devenue trop célèbre, pour qu'elle fasse l'objet d'un examen détaillé. Si je suis sincère, je ne dis pas que l'émotion éprouvée en face d'un objet est un fait objectif, lorsque j'ai conscience qu'elle est due à mon tempérament ou à mes aventures passées: je ne l'affirme, que si je pense qu'elle dépend de ce qui est présent en face de moi; la première carac­ téristique de l'objectivité est donc « la référence à un objet 2», qui est l'élément primordial dans la définition de la connaissance, de la vérité, 1 . Cette analyse régressive est la méthode explici te des Prolégomènes et des Fondements ; les Critiques, qui exposent les résultats des recherches kantiennes, procèdent surtout selon la méthode syn thétique : elles partent des facultés du sujet pour établir l 'objectivité ; mais de nombreux passages viennent alors rompre le mouvement synthétique, pour laisser place à des analyses régressives de la nature et des conditions de l 'objet, afin de prouver que le résultat obtenu par la cons truction synthétique est bien l 'objectivité : ainsi en est-il dans les preuves des Analogies de l 'expérience et, surtout, dans la première moitié de la Déduction transcendan tale de la p remière édi tion de la Critique ; dans ce chapitre, je rappellerai les p rincipales conclusions de ce dernier texte, dont j 'examinerai ultérieurement le sens exact (cf. Ire partie, sect. I I I , chap. 4). 2. Re/ lex., n ° 1482 ( 1773-7), XVa, 688-9.

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LES ÉLÉMENTS DE L'OBJECTIVITÉ THÉORIQUE

de l'expérience et qui fait défaut dans un sentiment, qui ne renvoie qu'à mon état, qu'à ma vie, qu'à moi-même 3 • Ne puis-je pas dire, cependant, que le plaisir éprouvé devant une fleur se rapporte à cet objet ? Sans doute, mais je ne le pense pas comme une propriété appartenant à cet objet. De même, je peux affirmer que le soleil m'apparaît plat, mais si je pose qu'il « est » sphérique, je pense la liaison entre cette forme et cette source lumineuse comme inhérente à une réalité existant hors de moi : telle est précisément la signification objective inscrite dans la copule du jugement 4 • Pour définir l'objectivité avec plus d'exactitude, nous devons donc la concevoir comme « l 'appar­ tenance à l'objet » : la vérité objective est ainsi un accord avec l'objet 5 , qui saisit ce qu'est l'objet 6, « selon ce que la chose est en elle-même 7 » ; est objectif, ce qui réside dans la chose 8 ou, s'il s'agit d'une idée, d'un idéal ou d'une doctrine, ce qui appartient à son contenu 9 , sans qu'il soit fait état de son mode de formation ou de présence dans le sujet 10 ; la nécessité objective est celle qui réside dans l'obj et 1 1 • C 'est à ce titre, que Kant peut opposer les catégories, concepts qui définissent les pro­ priétés des choses, et les concepts de la réflexion, qui expriment les résultats des comparaisons faites par le sujet entre les objets 1 2 , le j ugement déterminant, qui pose une relation objective, et le jugement réfléchissant, qui ordonne le donné autour d'une idée qui ne définit pas sa nature intrinsèque 1 3 , la finalité téléologique, qui pense l'organisation interne du vivant et de la nature, et la finalité esthétique, qui constate la convenance d'un objet pour le sujet 14 • Si nous cherchons à préciser ce qu'il convient d'entendre par l'appar­ tenance à l'objet, nous trouvons ce qui constitue « l'essence même des choses 1 5 » ; or l'ensemble des caractéristiques définissant l'essence d'un objet, c'est le concept 1 6 : est donc objectif, ce qui est « dans le concept de la chose 17 • » 3. Cf. Introduction, chap. 1 . 4 . C.R.P., B, III, 113-4, T .P., 118-9. - Cette liaison des propriétés dans la chose, qui joue un grand rôle dans la doctrine critique, est appelée « affinité l) (C.R.P., A, IV, 85 & 90-1, T.P., 127-8 & 136-8 ; - cf. 1re partie, sect. III, chap. 4) ; Kant précise que ce terme est emprunté à la chimie (Anthrop. , VII, 177, Fouc., 54), celle-ci se définissant comme la science de l'affinité (O.P., XXII , 161-2 (oct. ?-déc. 1798)). 5. C.R.P., III, 532, T.P. , 552 . 6. C.R.P., III, 514, T . P . , 535 . 7. O.P. , XXII , 157 (oct. ?-déc. 1798 ) . 8 . Par exemple : l e principe vital intérieur à l'organisme (0.P., XXII, 295 ( ? ) ) ou les forces physiques internes de la matière (0.P. , XXII , 289 ( ? ) ) . 9. Paix perp. , VIII, 369, Gib. , 49. 10. « La religion est naturelle objectivement, bien que subjectivement une religion révélée l) (Religion, VI, 156, Gib. , 203-4). 11. C.R.P. , B , Il l , 114 & 129, T.P., 120 & 145-6. 12. C.R.P. , Amphibolie des concepts de la réflexion, début. - Cette opposition entre caté­ g? ries et concepts de . ré�exion avait empêché Kant de s'en tenir à une déduction métaphy­ sique des concepts obJectifs partant du seul pouvoir de comparaison de l 'entendement, comme il le faisait vers 1775 (cf. DE VLEESCHAUWER : Déduction, I, 235-43) : pour trouver les concepts définissant l'objet en lui-même, il doit s'adresser au jugement, qui pose une liaison constitu­ tive de l'objet et de l'objectivité, le jugement synthétique. 13. Cf. 2e partie, chap. 2 et 3 . 14. Ibid. 15 . Dissert. , II, 389, Mouy, 23. 16. Log., IX, 91 sqq., Guil., 100 sqq. 17. 0.P. , XXI I , 260 (sept.-oct. 1 798), 140 (oct. ?-déc. 1798). - En matière pratique, est également objectif, ce qui est dans le concept, non dans le sentiment (C.R. Prat., V, 40-1 , Pic., 40-1).

LA DÉTERMINATION D'OBJET

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Référence et appartenance à l'objet et au concept qui le définit, ces différentes caractéristiques communément admises dans la description de l'objectivité impliquent un même élément, qui doit aussitôt apparaître comme le terme essentiel de sa définition : la détermination nécessaire. En effet, si je vois successivement le papier et le crayon, cet ordre de succession dépend soit de mon choix, puisque je peux commencer par l'un ou par l'autre, soit du hasard des circonstances, qui fait que l'un est plus proche de moi que l'autre ; si je constate, au con traire, l'usure progressive du crayon, l'ordre dans la succession des longueurs est indépendant de mon arbitraire ou de ma position : la preuve en est qu'il est irréversible 18 ; par opposition à la référence au sujet, qui signifie l'arbitraire ou l'accidentel, la référence à l'objet se confond donc avec la nécessité : « Le valable objectivement et le valable nécessairement ne font qu'un. Ce que je suis obligé de dire de l'objet doit être nécessaire. Car, si c'est contingent, cela ne vaut que pour le sujet, mais non dans l'objet 19 » ; ainsi le lien de causalité possède-t-il la dignité de l'objectivité_ dans la mesure où il comporte la nécessité 20 : est objectif, ce qui doit être 2 1 , sans que l'on puisse ici faire de différence entre les lois scienti­ fiques et les lois morales. Nous parvenons à la même conclusion, si nous analysons l'autre aspect de l'objectivité, l'appartenance au concept : dans le concept définissant l'essence d'une chose, il n'y a place ni pour l'indéterminé, ni pour l'accidentel, ni pour l'arbitraire; l'appartenance au concept signifie la détermination nécessaire. Les conséquences de cette nécessité sont bien connues. En premier lieu, l'objectivité se caractérise par l'universalité : d'une part, l'universalité de la propriété contenue dans le concept pour tout objet ayant ce concept pour définition, car il ne s'agirait pas, autrement, d'une propriété néces­ saire des objets ayant cette nature 22; universalité pour tout sujet, d'autre part, puisqu'il est fait abstraction de l'arbitraire de tel sujet particulier ou des circonstances contingentes dans lesquelles il se trouve 23 • Ensuite, si nous cherchons ce qui nous permet de tenir pour objectifs des jugements, des croyances ou des représentations, nous trouvons la néces­ sité de la conviction ou de la démonstration, la certitude apodictique 24 • Mais quelle peut en être la source ? La nécessité interne au sujet, celle des lois de la raison; est donc objectif, ce qui résulte de celles-ci 25 , ce qui correspond au point de vue de la raison 26 : objectif et logique

18. Tel est le principe sur lequel repose la preuve des Analogie s Je l 'expérience. 19. Reflex., n ° 5915 ( 1776-89), XVIII , 383 . - Cf. Prolég. , §§ 18-19. 20. C.R.P., I II, 1 72, T.P ., 187. 21 . Ce qui doit être, ce qu ' on doit penser ou se représenter, ce qu 'on doit faire : Reflex., no 116 ( ?), XVa, 11 ; - n ° 196 ( 1768-9 ?), XVa, 73 ; - n ° 1599 ( ?), XVI, 30 ; - n ° 1612 ( 1772-7 ?), XVI, 36 ; - n ° 165 1 ( ?), XVI, 132. 22. C.R.P. , B , III , 29, T.P., 33 ; - Jug . , § 8 . - Il convient de remarquer que cette uni­ versalité implique la perpétuité ; la nécessité d 'un mouvement de l� matière, par _ exemple, vaut non seulement pour tout corps, mais en tout temps : « Perpetmtas est necess1tas phae­ nomenon » (0.P. , XXI, 182 (fév.-mai 1799), 503 (juil. 1797-juil. 1 798), 584 (mai-août ? 1799), XXII, 583 (août-sept. 1799)). 23. Conf/. Fac., VII, 98, Gib. , 1 15 . - Il s 'ensuit d'importantes doctrines de la vénté et de la communication avec autrui (cf. tre partie, sect. I II, chap. 3 et sect. IV, chap . 3). 24. Log., IX, 68 sqq., Guil., 77 sqq. 25 . O.P. , XXI, 78 (déc. 1800-fév. 1803). 26. Co nf/. Fac., VII , 22 & 29, Gib. , 19 & 30.

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LES ÉLÉMENTS DE L'OBJECTIVITÉ THÉORIQUE

se confondent n, l'objectivité est présentée comme une perfection logique 28 ; or les lois de la raison sont un élément a priori de notre connaissance 29; nous pouvions, d'ailleurs, remarquer que la nécessité est impossible à partir des seules données empiriques contingentes : l'objectivité trouve donc son principe dans l'a priori 30 • L'analyse des conceptions communes à tous ceux qui emploient ce mot, aboutit donc à la définition suivante : l'objectivité est la détermination nécessaire et universelle, en vertu du concept, d'un quelque chose différent du sujet. Mais cette définition s'avère insuffisante, comme le sont ces conceptions: en effet, nous ignorons encore la nature exacte de cette détermination et de cette nécessité ; il faut donc poursuivre l'analyse: nous pénétrerons ainsi progressivement dans la conception proprement kantienne de l'objectivité. Pour accomplir ce progrès décisif, il suffit de constater que, lorsque je pense à un objet quelconque, je conçois une multiplicité de qualités, d'aspects, de propriétés, d'éléments et de relations, mais que je n'ai affaire à un objet que si cette multiplicité comporte une unité : tout objet est une unité synthétique 3 1 • Nous pouvons nous en assurer en songeant au cas de la perception, qui nous procure des éléments divers et dispersés: tantôt la dureté, tantôt la couleur et même à un moment, telle couleur, à un autre, telle autre, l'objet étant alors l'unité de ces impressions fragmentaires et variables. Mais nous savons déjà que l'objet, tel qu'il est connu de la science, est l'unité d'une multiplicité de relations, qui sont elles-mêmes des unités de multiplicités 32 ; nous savons aussi qu'il n'est pleinement conçu qu'un fois définie la totalité de ses différences, de ses positions et de ses actions par rapport à tous les autres objets, et qu'il implique, par conséquent, l'unification de tout le divers, c'est-à-dire l'unité de l'expérience 33 . Or, si nous considérons ici uniquement le sujet et ses représentations, lorsqu'il a conscience d'un objet, cette unité synthétique du divers n'est rien d'autre que l'unité de la connaissance de ce divers, c'est-à-dire l'unité de la conscience elle-même, appelée pour cette raison « unité objective de la conscience 34». Celle-ci produit une conscience déterminée, claire et distincte du divers ainsi unifié ; cette clarté et cette distinction définissent ce que les Leibniziens nommaient aperception : l'unité synthé­ tique de la conscience peut donc être ainsi désignée et nous pouvons, par suite, affirmer que toute objectivité est aperception 35 ; en outre, s'il est vrai que, lorsque j'ai conscience déterminée de quelque chose, je pense, il y a équivalence entre l'objectivité et le Je pense 36 _ 27 . Reflex. , n ° 1482 (1773-7), XVb, 671 ; - n ° 1599 ( ?), XVI , 30. 28. Log., IX, 36 , Guil. , 38. 29. 0.P., XXI, 643 (déc. 1798-janv. 1799) . 30. Log., IX , 1 6 , Guil. , 1 4 . - Cf. Introduction, chap. 2. 31 . Telle est l'idée directrice dans les premières pages de la Déduction transcendantale, dans la première édition de la Critique de la raison pure. 32. Cf. Introduction , ch ap . 2. 33. C.R.P., A, IV , 83, T.P., 123-4. 34. C.R.P. , Déd. transe . , B , § 18. - Cf. C.R.P. , A, IV, 80, T.P. , 118. 35 . C.R.P. , Déd. transe., A, IV, 81-2, T.P., 120 ; - B, §§ 16 à 18. 36 . C.R.P., Déd. transe. , B , § 16. - Ces différentes notions seront analysées dans l'étude consacrée au sujet (sect. IV, chap. 1).

LA DÉTERMINATION D'OBJET

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Pour qu'elle soit explicite e t vraiment consciente, l'unification du divers doit se réaliser dans un jugement: celui-ci, en effet, pose en même temps une multiplicité - ses différents termes - et son unité - le jugement lui-même, défini comme « représentation de l'unité 37 »; nous pouvons donc poser que toute objectivité relève du jugement 38 _ Mais il faut faire une restriction : nous savons que l'objectivité implique la nécessité ; pour être objectif, le jugement doit donc énoncer une nécessité et être lui-même nécessaire, ce qui exclut toute autre liaison, comme la simple association 39 , et tout autre jugement, comme le jugement de perception ou le jugement réfléchissant 40: il ne reste donc que le jugement d'expérience ou jugement déterminant. Pour isoler l'élément responsable de l'objectivité, il suffit donc de découvrir ce qui, dans le jugement, contient le principe de l'unité synthé­ tique nécessaire. Une première analyse, purement grammaticale et logique, nous montre qu'il s'agit du terme qui énonce l'unité des autres termes: la copule, qui lie le sujet au prédicat ou le sujet au complément ; c'est donc la copule, qui est dépositaire de l'objectivité 41 • Mais encore faut-il savoir ce qu'est exactement une copule, quels sont sa nature, son contenu et sa fonction épistémologiques, quelle est la représentation procurée du fait de l'intervention de ce terme logique ; nous le saurons, si nous parvenons à préciser ce qu'est une unité synthétique ou une liaison nécessaire du divers: on voit immédiatement qu'il s'agit d'une relation déterminée, c'est-à-dire d'une règle ou d'une loi, et Kant peut écrire, à propos « de la règle générale», qu'elle est « l'unité objective de la conscience du divers des représentations 42 • » Or cette copule, cette règle ou cette loi est un concept. En effet, en elle, je possède la représentation déterminée de quelque chose, qui est l'unité du divers, j'ai une notion définissant l'unité du multiple 43 • Il importe de voir que le concept n'est pas ici le sujet ou Je prédicat du jugement, mais la définition de l'unité de ces termes: si je dis, par exemple, que la matière est pesante ou qu'un corps tombe en direction du centre de la terre, l'unité objective du jugement ne provient ni du sujet, ni du prédicat ou du complément (nous aurions alors affaire à des jugements analytiques) , mais du concept qui les relie, celui d'attraction ; Kant précise bien que les catégories - nous allons voir que c'est là le nom donné à ces concepts - ne sont pas des prédicats 44, des « concepts fon­ damentaux matériels », mais des « concepts fondamentaux formels 45». Ainsi pouvons-nous comprendre que le concept soit défini comme règle de synthèse 46 et qu'il n'y ait aucune différence entre lui et la loi, puisqu'ils 37. Reflex . , n ° 3044 ( 1773-7), XVI, 629 ; - n ° 3052 ( 1776-89 ?), XV I, 633. - Telle est la conséquence de la condition faite à l 'esprit humain, incapable d 'une intuition synthétique claire et distincte ( cf. chap . 2 & 3). 38. C.R.P., Déd. transe. , B, § 19. 39. C. R.P. , Déd. transe., A, § 2 ; - B, § 19. 40. Prolég . , §§ 18-19 ; - Jug . , Introd . , § IV. - Cf. chap . 3 et 2e partie, chap . 2 & 3. 41. C.R.P. , Déd. transe., B , § 19. 42. Reflex . , n ° 5708 ( 1780-9) , XVIII, 331 . - Cf. C.R.P., A, IV, 80, T.P. , 1 18 . - La « loi ,, est précisément définie comme étant une « règle » (C.R.P., A, IV, 85 & 92, T.P. , 128 & 141 ) . 43. C. R.P., A, IV, 8 1 , T.P. , 1 19. 44. 0.P., XXI , 458 (avant 1796). 45 . Reflex ., n° 4395 ( 1769-77 ?), XVII, 531 . 46. C.R.P. , A, IV, 81 , T.P. , 1 1 9.

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sont tous deux l'énoncé déterminé d'une relation unifiant des variables : le concept de masse, par exemple, n'est que la loi posant le rapport entre la force et l'accélération; nous comprenons aussi son identification avec la copule, puisque celle-ci ne fait qu'exprimer, au niveau grammatical et logique, l'unité synthétique, dont il est la représentation; pour la même raison, le concept peut, sinon se confondre avec le jugement, du moins en être le principe constitutif immanent 47, ce qui rend vaine la question de savoir si le kantisme est une philosophie du concept ou une philo­ sophie du jugement, s'il repose ou non sur une « logique analytique 48 », ces alternatives n'ayant de sens que si on pense au concept, qui est sujet, prédicat ou complément, non à celui, qui est fonction d'unité 49 • Dans ces conditions, il va de soi que l'objectivité, telle qu'elle a été décrite, repose sur le terme responsable de l'unité de la conscience: le concept, et, par suite, sur la faculté de concevoir qu'est l'entendement 50 • Mais cette unité n'est pas uniforme: par exemple, si je dis que A et B réunis constituent C et si je dis que A et B produisent C, le divers se trouve unifié de manière différente; il y a toujours unité de conscience dans un jugement par un concept, mais celui-ci varie : dans un cas, c'est celui de totalité, dans l'autre, celui de causalité. Nous devons donc reconnaître l'existence de différents concepts producteurs d'objectivité : Kant les appelle « catégories 51 » . L'exemple de la totalité et celui de la causalité permettent de comprendre les multiples indications données sur leur nature: les catégories ne sont que les différents types de jugement 52, c'est-à-dire les différents types de copule ou les différents modes de synthèse 53 • La catégorie est donc une représentation de la synthèse 54, en tant que celle-ci est rendue nécessaire dans l'unité d'un objet 55 , c'est-à-dire un type d'unité synthétique 56 , de concept synthétique 57 et, s'il est vrai que le concept doit trouver son contenu dans l'intuition, 47. Ainsi le « jugement déterminant » est-il présenté comme le produit du concept, qui définit la relation posée entre les termes (lug., Introd ., § IV). 48. LAsK : Fichtes ldealismus, passim. 49. On ne saurait donc opposer fonction et concept, comme le fait De Vleeschauwer (Déduction, II, 134) . 50. C.R.P., Déd. transe., A, § 3 . 5 1 . L'idée d e « catégorie » trouve son origine dans celle des concepts fondamentaux d e la connaissance, que Kant essayait de dégager dès 1764, dans l'Etude sur l'évidence des prin­ cipes de la théologie naturelle et de la morale, et, en définitive, dans les notions primitives conçues par la logique leibnizienne comme les éléments constitutifs de toutes nos idées ; le mot « catégorie », qui signifie étymologiquement « affirmation », désigne, dans la Scolas­ tique aristotélicienne, un type de terme affirmé dans la proposition : il peut donc servir pour désigner un type d'affirmation des termes du jugement dans le criticisme. - Je fais actuellement abstraction de la Table des catégories : leur nature importe plus ici que leur énumération, que j 'examinerai u ltérieurement (cf. sect. Il, chap. 3) ; l'idéalisme constructeur des Post-kan tiens nous la fait souvent considérer comme arbitraire (cf. DE VLEESCHAUWER : Déduction, Il, 125-30) : mais on peut répondre qu'il s'agit là d 'une donnée de fait, au-delà de laquelle on ne peut aller (C.R.P. , B, III, 1 16, T.P., 123-4) et qui se trouve confirmée par ses conséquences, puisque chaque principe de la physique correspond à une catégorie (cf. COHEN : Erfahrung, 408) ; en fait, on peut penser que la logique moderne, en établissant par ses matrices toutes les formes possibles de relations, donne un fondement plus solide pour le dénombrement des catégories : elle ne ferait alors qu 'accomplir le projet de Kant. 52. Prolég., § 20. 53. Prolég., § 22 ; - Progrès méta., XX, 271-2. 54. C.R.P., III, 64-5, T.P., 93. 55. C.R .P., 1 11 , 65, T.P., 93 ; - A, IV, 92, T.P ., 140 . 5 6 . C.R.P., III, 65, T.P., 93. 57. Prolég., § 20.

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un type d'unité de l'intuition 58 • Si nous considérons la conscience, qui se trouve unifiée par la synthèse de ses représentations, elle en est un type d'unité 59 , elle n'est « rien d'autre que l'unité synthétique de la conscience qui est exigée pour un concept d'un objet 60 » : il s'agit donc d'une forme pure de la pensée 61 , une des formes selon lesquelles le divers appartient à une conscience 62 ; si nous considérons l'activité productrice, elle apparaît comme une de ses formes, une « forme pure de l'usage de l'entendement 63 ». Les analyses antérieures permettent de voir que toutes ces définitions reviennent au même et que leur élément commun n'est rien d'autre que le principe, sur lequel repose toute objectivité : nous pouvons donc affirmer désormais que l'objectivité es t l'unité synthétique nécessaire, telle qu'elle est réalisée dans le jugement dont le concept unificateur ou copule est la catégorie. Mais la réciproque est-elle vraie ? L'unité synthétique nécessaire est-elle objectivité ? Oui, et pour plusieurs raisons. Nous pouvons, d'abord, remarquer que la nécessité signifie l'indé­ pendance par rapport à l'arbitraire du sujet et à la contingence des circonstances dans lesquelles il se trouve placé: elle suffit donc pour assurer l'existence de cette validité universelle s'imposant à tout sujet, qui constituait l'une des caractéristiques de l'objectivité. En outre, dans l'expérience de la nécessité, le sujet éprouve l'impression de se trouver en présence d'une ,.réalité extérieure à lui et indépendante de lui, impres­ sion parfaitement décrite dans le Platonisme par l'affirmation de la réminiscence et de la transcendance des idées. Mais, en dehors de toute doctrine avantureuse et de tout mythe, cette impression traduit une vérité plus profonde : lorsque, par exemple, je pense l'unité de la blancheur et de la dureté, je pense ce qui n'est ni la seule blancheur, ni la seule dureté, mais ce qui contient le principe de leur unité; en outre, ce ne sont pour moi que des représentations subjectives, des impressions sensibles, des états de mon être : en pensant leur unité, je pense donc un troisième terme distinct des représentations subjectives unifiées, qui apparaissent alors comme les diverses manifestations ou conséquences d'une réalité extérieure dépositaire du principe de leur unité ; il ne s'agit de rien d'autre que d'un objet, ce dans le concept de quoi est pensée l'unité synthétique nécessaire du divers des données subjectives de la sensibilité 64_ La synthèse n'est donc pas la « simple somme des repré­ sentations 65 » : elle renvoie toujours à quelque chose d'autre que ce qui est unifié ; elle est donc référence à l'objet, visée d'objet. Enfin, cette visée ne reste pas vide, ni ce troisième terme synthétique, un substrat mystérieux : l'unité de la force et de l'accélération, celle de la matière et 58. C.R.P., B, I I I , 116, T .P., 122. 59. Reflex. , n ° 5927 (1783-4), XVII , 388-9 ; - n ° 5931 (1783-4), XVI I I , 390- 1. 60. O.P., XXI, 457 (avan t 1796) . 6 1 . C.R.P., I I I , 75, 118-9, T . P . , 76, 126 ; - B , I I I , 116, 119, 199, T . P . , 122, 128, 212. 62. C.R.P., I I I , 244, T . P . , 261 ; - Reflex., n ° 5927 (1783-4), XVI I I , 388. 63. C.R.P. , I I I , 208, T . P . , 223. - Cf. lettre à Schultz, 17 fév. 1784, X, 343-4 ; - Reflex., n° 3930 (1769), XVI I , 352 ; - n ° 633 a (1794-5), XVI I I , 661. 64. C.R.P., I I I , 168, T.P., 183-4. - Cf. les définitions de l 'objet, 1re partie, sect. I I I , chap. 1 & 2. 65. Selon les définitions retenues pour l 'objet par Zwermann (Deduk tion, 456) et Noll (Ding, 84) .

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de la chute, par exemple, ne sont pas des x inconnaissables, mais des termes parfaitement définis et déterminés, clairement et distinctement représentés dans les concepts de masse ou d'attraction; grâce au concept qui unifie le divers, l'unité de celui-ci se trouve pleinement conçue, en sorte que toute synthèse constitue une détermination d'objet. Nous comprenons alors les affirmations de Kant, qui ne sont que les propositions réciproques de celles qu'il avait établies à partir de l'analyse de l'objectivité : l'unité de conscience et l'aperception sont déterminations d'objet 66 ; le jugement, dans sa copule et grâce à elle, est objectif 67 ; autrement dit, puisque la catégorie est un concept servant de copule, elle est « détermination d'objet 68», pur concept d'objet 69 , « essence de l'expé­ rience 10», s'il est vrai, comme nous le verrons, que l'objectivité, c'est l'expérience : après avoir montré que toute objectivité implique la caté­ gorie, nous pouvons donc affirmer que la catégorie est objectivité. La preuve en est que son intervention rend objective la représentation initialement subjective : ainsi transforme-t-elle le jugement de perception en jugement d'expérience 71 ; l'affirmation peut étonner, une telle mutation peut apparaître mystérieuse 72 : elle le serait, si la catégorie était un prédicat surajouté au donné de l'intuition, si, par exemple, l'addition du concept de causalité comme prédicat d'un jugement suffisait pour consti­ tuer une connaissance objective à partir de la perception d'un frottement ou d'un échauffement; mais, nous l'avons vu, la catégorie est un concept définissant un mode d'unification synthétique de la conscience : sa pré­ sence n'est donc rien d'autre que la présence de l'unité de la conscience 73 , des lois déterminantes de l'entendement 74 , des conditions transcendantales du jugement déterminant 75 , grâce auxquelles « les perceptions sont unifiées sous la notion d'objet 76 » ou, plus exactement, le donné est conçu comme le donné d'un objet; par exemple, le concept pur de causalité est la manière d'unifier le frottement et l'échauffement, de se représenter leur unité nécessaire dans un objet et de penser cette unité ou cet objet comme un terme déterminé, défini dans ce concept. S'il en est ainsi, si l'inter­ vention de la catégorie, comme mode d'unification de la conscience dans le jugement, est capable de rendre objective une représentation, elle apparaît comme un acte intellectuel producteur de l'objectivité : on peut donc la décrire comme étant une « objectivation n ». 66. C.R.P., A, IV, 80-2, T.P., 118-20 ; - B, §§ 16, 17 & 18. 67. C.R.P. , Déd. transe., B, § 19. - Cela ne vaut évidemment qu'à la condition qu'inter­ vienne, pour constituer le jugement, une copule qui soit une détermination nécessaire d'unité, c'est-à-dire une catégorie. 68. C.R.P. , A, IV, 249, T .P. , 322. 69. C.R.P. , III, 75 , 92, 104, T.P. , 76, 94 , 105 ; - B , III, 97, 106, 123, T.P., 98, 106 note, 136 ; - C.R. Prat., V, 136, Pic., 145-6 ; - let tre à Reinhold, 19 mai 1789, XI, 40 ; etc. 70. Prolég. , IV, 308, Gib . , 79. 71. Prolég. , §§ 19 & 39. - Cf. C. R.P. , B, III, 106 note, T .P. , 106 note. 72. Selon la critique de Chr. Schmidt rapportée par De Vleeschauwer (Déduction, II, 534). 73. Prolég., §§ 20 & 21a. 74. Reflex., n ° 305 1 (1776-89), XVI, 633. 75 . Prolég., § 22 note ; - Jug., V, 190, Philo. , 37. 76. An th rop. , VII, 128 , Fouc . , 18 ; - Log., IX , 113 , Guil. , 124. - La modalité prec1se de cette intervention de la catégorie et de la production de l'objectivité sera étudiée dans l a deuxième section, consacrée à l a constitution de l'objectivité. 77. Le mot revient fréquemment sous la plume des historiens de la doctrine : cf. A. STADLER : Kants Tlzeorie der Materie (Leipzig, Hirzel , 1883 ), I ; - COHEN : Erfahru ng, 437 ; - BAUCH : Kant, 433 ; - HEIDEGGER : Kant, § 16 ; - HINDERKS : Gegens tandsbegriffe, 125-50 ; - DAVAL : Métaphysique, 196-7 ; etc.

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Kant pose donc l'existence d'une objectivité inhérente aux seules caté­ gories, telles qu'elles sont introduites et définies dès la Déduction métaphysique. N'a-t-on pas coutume, cependant, de considérer que cette Déduction métaphysique est consacrée à la seule définition des catégories et qu'elle n'aborde pas le problème de l'objectivité, posé et résolu uniquement dans la Déduction transcendantale, qui la suit 78 ? N'ai-je pas été amené, dans les pages précédentes, à utiliser constamment les textes de cette Déduction transcendantale, pour analyser la nature de l'objectivité et pour établir l'objectivité des catégories ? Assurément, mais il est indispensable, pour la compréhension du criticisme, de remarquer que je n'ai pas eu à faire état de ces textes de la seconde Déduction, dans lesquels Kant se demande pour quelle réalité les catégories valent comme détermination d'objet et conclut qu'il ne peut s'agir que de l'intuition empirique 79 : je n'ai considéré que les textes, dans lesquels il se demande ce qu'est l'objectivité et répond que c'est la présence des catégories 80 . Car il s'agit d'un chapitre complexe, riche de perspectives et de conclusions multiples, et, en l'un de ses aspects, la Déduction transcendantale est la démonstra­ tion de l'objectivité propre aux termes définis dans la Déduction métaphysique. Certes, l'une des grandes préoccupations de Kclnt est de démontrer que les catégories ne sauraient à elles seules constituer une connais­ sance objective : la moitié de la Critique, la Dialectique transcendantale, est consacrée à cette démonstration. Mais cela ne doit pas nous masquer l'objectivité contenue dans les catégories, qui jouent un rôle déterminant dans l'ensemble du système kantien : ce sont elles, nous l'avons vu, qui transforment le jugement de perception en jugement d'expérience et l'intuition en connaissance objective; toute objectivité, qu'elle soit théo­ rique - celle des principes de !'Analytique, des lois de la Métaphysique de la nature et des concepts de I'U ebergang 8 1 - ou pratique - celle des catégories de la liberté, de la détermination du devoir ou de la déduction du droit s2 , trouve son fondement dans cette objectivité catégoriale, principe constructeur de toute la philosophie transcendantale ; et l'on peut même songer aux domaines pour lesquels Kant nie la possibilité d'une connaissance objective: non seulement les catégories constituent le principe de la déduction et de la description des idées esthétiques, téléologiques, rationnelles et, par suite, des idées de la foi morale et de la foi religieuse, mais c'est l'objectivité inscrite en elles, qui confère

78 . Cf. DE VLEESCHAUWER : Déduction, I I , 129-30. 79. Cf. le prochain chapitre. 80. Cela apparaît clairement dans la première partie de la Déduction transcendantale, dans la première édition de la Critique ; mai s, dans la seconde édition, les mêmes analyses se retrouvent : elles sont seulement plus dispersées, leur développement systématique se trou­ vant simplement reporté dans l 'Analytique des principes, où elles servent de preuves pour chacun des principes de l'entendement. 8 1 . Cf. } re partie, sect. II, chap. 3. 82. Cf. 3° partie, chap. 1.

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à ces idées subjectives ce qu'elles peuvent avoir d'analogie avec l'objec­ tivité, de relation avec elle et d'utilité pour elle 83 • Mais en quoi consiste exactement cette objectivité catégoriale? Quelle est sa nature et d'où provient-elle? Les catégories étant des concepts purs intervenant en toute représentation objective, nous devons, pour définir le résultat atteint au niveau de la Déduction métaphysique, parler de la forme universelle de toute objectivité, de la possibilité de l'objectivité ou, encore, de l'objectivité pure 84 • Pour préciser davantage, nous pourrions remarquer que nous en sommes restés aux seuls concepts de l'entende­ ment pur, dans le cadre de l'analyse du jugement: nous devrions donc la présenter comme une objectivité logique 85 • Mais une telle expression s'avère insuffisante: elle masque la véritable signification de la doctrine kantienne des catégories et elle n'explique pas la possibilité d'une véritable objectivité au niveau du concept dans une philosophie qui oppose avec autant de vigueur le logique et l'objectif. Nous devons d'abord constater que la Déduction métaphysique fait partie de la Logique transcendan tale, non de la logique générale; or, si celle-ci fait abstraction de tout contenu et de tout objet pour déterminer les seules formes subjectives de la pensée, la première s'efforce de définir les conditions de la possibilité de la connaissance d'un objet 86 ; il apparaît donc naturel que la catégorie, qui en relève, soit plus qu'une simple relation logique entre concepts, mais qu'elle comporte déjà un élément d'objectivité. Nous devons alors remarquer que la Déduction métaphysique ne traite pas du jugement et du concept en général, mais du jugement et du concept en tant que synthétiques; or nous avons vu que la synthèse, sous la condition de la nécessité, est détermination d'objet: c'est pourquoi nous nous trouvons, pour reprendre les formules de l'Opus postumum, non plus au niveau logique, qui est analytique, mais au niveau métaphy­ sique, qui est synthétique et, par là, objectif 87 ; nous devons donc parler ici d'une «objectivité métaphysique ». Mais, ainsi définie, la métaphysique apparaît comme une doctrine de l'objet en général, c'est-à-dire une ontologie 88, et, en tant que concepts purs d'objet, les catégories constituent des « prédicats ontologiques 89»: nous sommes donc en présence d'une « objectivité ontologique», celle qui exprime la nature de l'être en tant qu'objet conçu par l'entendement et pensé dans le jugement 90_ Mais en vertu de quoi avons-nous dépassé le niveau purement logique, 83. Cf. 2e partie, en particulier le premier chapitre, et 3e partie, chap. 2 & 3. 84. La première expression est de Kuhnemann (Kant, II , 52) ; la seconde reprend les multiples textes kantiens, qui définissent les catégories comme conditions de possibilité de la connaissance objective, de l'expérience ; la troisième s'inspire des formules employées par l'Opus post�mum, où la catégorie est définie comme une « représentation pure » (XXII , 11, 77, 79 (avnl-déc. 1800)). 85. Cf. ZsrnocKE : Schematismus, 189 ; - KUNTZE : Objektivitat, 2 & 80 ; - LASK : Fichtes ldealismus, 27-8. 86. C.R.P. , III, 76-8, T.P. , 78-9. 87. 0.P., XXII, 66, 67, 77, 79, 85 (avril-déc. 1800). - Cf. tre partie, sect. IV, chap. t . 88. C.R.P. , III, 547, T.P. , 566 ; - lettre à Jacob, 11 sept. (?) 1787. X , 471 ; - Progrès méta., XX, 260, 302 ; - Reflex., n ° 3959 (1769), XVII , 367 ; - n ° 4152 (1769-70) , XVII, 436 ; n ° 5603 (1778-83), XXIII, 247 ; - n ° 5936 (1780-9 ?), XVIII, 394. 89. Prolég ., IV, 358, Gib. , 147 ; - Jug. , V, 181, 473, 475, Philo. , 29, 275, 277. . 90. Les prochains chapitres seront consacrés à la définition progressive de l'être en ques­ tion, ce qui permettra ensuite une explication complète de cette formule (cf. 1re partie, sect. Ill , chap. 3).

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pour en atteindre un qui soit objectivité ? Nous pouvons remarquer que ce progrès suppose un terme différent du concept, qui ne peut être que l'intuition : peu importe encore sa nature, intellectuelle ou sensible, pure ou empirique, produite ou reçue 9 1 • Pour en avoir la preuve, considérons plus précisément ce que requiert la synthèse: il ne peut y avoir d'unifi­ cation synthétique dans le concept et par le jugement, que par référence à un divers à unifier, en sorte que la Déduction métaphysique doit commencer par poser l'existence du divers pur de l'intuition 92 . Nous pouvons même penser que la représentation de l'objet présenté dans la synthèse, c'est-à-dire de ce qui contient l'unité du divers intuitif, ne peut être que la représentation d'un terme situé dans l'intuition 93 : l' «X», sujet synthétique des prédicats, semble devoir être conçu comme existant au même niveau que ce qu'il unifie 94, si bien que penser l'unité de l'intuition, c'est avoir l'esprit tourné vers l'intuition; et surtout, puisque la synthèse nous fait sortir de la seule analyse du concept, puisqu'elle pose l'unité réelle de ce qui est logiquement hétérogène, elle se réfère nécessairement à un troisième terme non logique, extra-conceptuel, c'est-à­ dire intuitif: la possibilité d'une synthèse de prédicats pensée dans un concept repose ainsi sur l'orientation de l'entendement vers l'intuition 95 • Mais nous pouvons en trouver une preuve plus décisive et plus simple dans la pluralité des jugements et des catégories, qui resterait un fait inintelligible et même impossible au sein de l'unité de la conscience et au niveau du seul concept: le jugement hypothétique ne peut différer du jugement disjonctif et la catégorie de la causalité de celle de la communauté que dans la mesure où le divers peut être soit successif, soit simultané ; le contenu de la Déduction métaphysique parvient donc à l'existence dans l'entendement et trouve sa définition en fonction des pures déterminations de l'intuition, que sont les différents rapports du divers dans le temps ou, plus abstraitement, du divers du temps, autre­ ment dit des schèmes, présentés comme les « définitions réelles » des catégories 96 ; en ce sens, il est permis de définir la synthèse intellectuelle comme une analyse de l'intuition: un jugement synthétique est un jugement relatif aux « prédicats de l'intuition 97 » ; la catégorie est le « concept, qui représente l'intuition par rapport à une forme de juge­ ment 98 », l'entendement dans son rapport avec l'intuition possible en général 99 : « la possibilité et même la nécessité de ces catégories reposent sur le rapport que toute sensibilité et, avec elle, tous les phénomènes 91 . Ce sera l 'objet des deux prochains chapitres. 92 . C.R.P., § 10. - Cf. Reflex. , n ° 5927 ( 1783-4), XVIII, 388 . - C 'est pourquoi l'Esthétique transcendantale doit précéder la Déduction métaphysique. 93 . Lettre à Reinhold, 12 mai 1789, XI, 34-8 . 94 . C. R.P., B, I I I , 198-9, T . P . , 212-3 ; - Reflex., n ° 4676 (Duisb. Nachlass, 1773-5 ) , XVI I , 655 . 95 . C. R.P., III, 2 1 4 , 473 , 480 , T . P . , 23 1 , 498, 504. - Cette doctrine provient de l a réflexion sur les axiomes mathématiques, propositions synthétiques dont la possibilité se trouve dans l 'intuition non dans le seul concept (Reflex., n ° 3 132 ( 1773-8 ?), XVI, 672-3) . 96 . C.R .P., A , IV, 158-9, T . P . , 218-9 ; - B , I I I , 205 , T . P . , 2 1 9 note. - Cf. tre partie, sect. II, chap . 4. . . 97 . O.P., XXI I , 33 (avril-déc . 1800). - Cf. C.R.P. , I I I , 58, T . P . , 62 : « Cette propos1t10n est synthétique et elle ne peut être tirée uniquement de concepts. Elle est donc r� nfermée immédiatement dans l 'intui tion ». - Cf. RIEHL : Kriticismus, 1, 421 , qui parle de « Jugement d 'intui tion ». 98 . Prolég., § 2 1 a . 99 . C.R.P., B, I I I , 1 18, T.P., 126. 1

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possibles aussi ont avec l'aperception originaire 1 00». Qu'on l'envisage en général, dans ce qu'elle requiert et ce qu'elle pose, ou que l'on songe à sa spécification en différents modes, la synthèse trouve sa possibilité dans la référence à l'intuition ; par là-même, elle nous fait dépasser le niveau simplement logique, pour nous mettre en présence d'un contenu 1 01 et pour être une détermination d'un terme distinct de l'entendement unificateur, une détermination d'objet: le problème de sa possibilité se confond ainsi initialement avec celui de son objectivité, car c'est le même rapport à l'intuition, qui, dans la Déduction métaphysique, constitue la possibilité des catégories et définit l'objectivité catégoriale. Mais la référence à l'intuition n'est pas nécessairement sa présence. Le concept de cause, par exemple, renvoie à un divers à unifier et à la relation de succession qui l'unifie, mais il n'est lui-même qu'un concept de l'entendement, qui ne comporte ni ce divers, ni cette succession ; d'une manière générale, les représentations de l'unité synthétique, que sont les catégories, ne sont que des représentations de l'entendement, des pensées de l'intuition qui restent des pensées sans intuition: la distinction néces­ saire entre ce qui unifie et ce qui est unifié et la démarche précédente, qui nous a conduits à sortir de l'ordre logique du concept pour aller vers l'intuition, suffiraient pour nous en convaincre 102 • Dans ces conditions, la possibilité et l'objectivité des catégories résident dans leur relation à ce qu'elles ne sont pas. L'on comprend l'impression d'ambiguïté éprouvée par le lecteur de Kant 103 : comparée avec le contenu de la logique générale, la catégorie déduite dans la Logique transcendantale possède l'objectivité de la détermination synthétique de quelque chose, mais lorsqu'on en dégage le principe, on s'aperçoit que l'objectivité possédée par elle n'est pas contenue en elle, mais en un autre terme par rapport auquel elle apparaît en elle-même dépourvue d'objectivité, puisqu'elle n'est qu'un simple concept transcendantal, mais logique. Pour traduire et dépasser cette difficulté, nous devons parler ici d'une « objectivité intermédiaire», située entre la subjectivité vide et formelle du pur concept et l'intuition, qui vient lui conférer l'objectivité. Pour en préciser la nature, nous devons nous rappeler le principe de la définition et de l'explication des caté­ gories: celles-ci étaient présentées comme l'entendement dans son rapport avec l'intuition qu'il n'est pas; nous sommes alors amenés à penser à une objectivité, qui n'est pas celle de l'objet, mais celle de la relation à l'objet: par là, il faut entendre une orientation de l'unité intellectuelle de la conscience vers le divers de l'intuition, qui se trouve ainsi déterminé en objet selon les différentes modalités de cette orientation, que sont les catégories. Celles-ci ne sont pas autre chose que l'entendement, mais elles n'en sont pas les simples formes logiques et immanentes: elles sont les formes de son rapport avec autre chose que lui-même, qu'elles viennent

100. C.R.P., A, IV, 85, T.P., 125. 101. C.R .P., III, 76-8, T.P., 78-9 : il s'agit évidemment d'un contenu pur. 102. Une argumentation plus précise et plus probante sera développée dans le prochain chapitre. 103. Cf . DE VLEESCHAU WER : Dédu ction, Il, 405 et DAVAL : Métaphysique, 18.

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déterminer objectivement. Il n'y a donc pas ambiguïté: il n'y en aurait, que si l'on séparait l'intellectuel de l'intuitif, le logique du réel, le subjectif de l'objectif, mais nous avons ici affaire à leur relation et à ses modes; l'obj ectivité catégoriale apparaît alors comme la structure du rapport de l'entendement à l'intuition, qui détermine la conscience de quelque chose en conscience d'objet. Cette définition rend compte de ce que nous avons constaté, à savoir que les catégories interviennent dans toute connaissance objective, théo­ rique ou pratique, et qu'elles contribuent à donner une signification pour l'objectivité aux représentations subjectives, qu'elles engendrent : de cette manière, les catégories fondent suffisamment une objectivité, qui triomphe du subjectivisme et du phénoménisme de Hume, puisque nous possédons, grâce à elles, un élément de détermination nécessaire d'obj et. Mais cette définition permet de comprendre que les catégories restent, en elles-mêmes, de simples formes vides d'objectivité, puisqu'elles ne contiennent pas l'intuition, à laquelle elles devaient se référer pour trouver le principe de leur possibilité et de leur obj ectivité: si toute détermination d'objet implique la catégorie, la réciproque n'est vraie, la catégorie ne constitue une détermination d'obj et qu'en raison d'une orientation vers l'intuition, qui la définit, mais qui nous fait sortir d'elle: l'insuffisance de l'objectivité catégoriale est inscrite dans sa définition. C'est ce qu'il reste à établir de manière détaillée contre les Leibniziens.

CHAPITRE II

VALIDITÉ ET RÉALITÉ OBJECTIVES : L'INTUITION EMPIRIQUE EXTERNE

Concepts synthétiques purs de l'entendement, les catégories se sont révélées comme étant des déterminations vides d'objet, possédant certes une objectivité, mais insuffisante. Une question se pose alors immédiatement: qu'est-ce qui vient compléter cette objectivité ? Quel est le terme, qui remplit cette vacuité ? Or le concept, qui désigne le remplissement d'une forme vide, est celui de réalité 1 ; le problème est donc de découvrir la réalité, qui accomplit l'objectivité, à laquelle tendent et prétendent par nature les catégories, mais qu'elles ne trouvent pas elles-mêmes 2 : autrement dit, la Déduction métaphysique nous amène à chercher ce qui procure aux concepts purs de l'entendement leur « réalité objective» (objektive Realitat) ; c'est à cette recherche, qu'est consacrée la Déduction transcendantale, qui lui fait nécessairement suite. Mais, la même question peut être formulée autrement: s'interroger sur l'élément, qui donne aux catégories leur réalité objective, c'est, en effet, chercher par quoi et pour quoi elles valent comme déterminations d'objet; c'est donc poser le problème de la « validité objective » ( objektive Gültigkeit) des concepts purs de l'entendement et, à leur suite, de tous les termes qui en dépendent: principes de l'entendement pur, lois de la Métaphysique de la nature, concepts fondamentaux de l'Uebergang, etc., 1. Cf. la définition du schème correspondant à la catégorie de réalité (C.R.P., III, 137, T.P., 153-4). 2. Ce problème provient de l'analyse critique de la notion d'« entendement réel » : la Dissertation de 1770 (§§ 5 & 10) opposait à l'usage logique de l'entendement, qui analyse et compare les données de la sensibilité, son usage réel, dans lequel il travaille sur lui-même et élabore son propre contenu ; mais, faute d'intuition intellectuelle, cet usage réel ne s'avérait capable que d'une connaissance abstraite et symbolique ; Kant n e pouvait donc plus conserver l'idée d'un entendement réel par lui-même : c'est ce que traduisent la néga­ tion, dans la lettre à Herz du 21 février 1772 (X, 125), de l'entendement archétype producteur de son objet et, dans la Critique de la raison pure, l'affirmation du caractère vide et formel des catégories ; mais il devient alors nécessaire de chercher la réalité qui leur correspond, comme le fait ce dernier ouvrage dans la Déduction transcendantale ; la réponse apportée à cette question provoquera une inversion du vocabulaire, puisque c'est désormais dans son rapport avec la sensibilité que l'entendement trouve son usage réel, et dans son rapport avec lui-même qu'il en reste à un usage simplement logique.

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c'est-à-dire de toute la connaissance 3 ; c'est, par là-même, justifier la prétention à l'objectivité, qui, nous l'avons vu, est inscrite dans leur définition. La Déduction transcendantale n'est rien d'autre que la démons­ tration de cette valeur objective et la justification de cette prétention 4 . Quel que soit l'énoncé retenu, il n'y a jamais qu'un seul problème requérant une solution unique, puisque les catégories doivent valoir comme déterminations d'objet pour ce qui leur procure leur réalité : sinon, elles ne vaudraient pour rien, elles resteraient sans réalité. Mais le point commun de ces deux perspectives est la définition exacte du domaine dans lequel les catégories parviennent à accomplir leur prétention à l'objectivité, ce qui constitue, évidemment, une restriction de leur compétence et de leur ambition par rapport à l'extension indéterminée qui leur était reconnue dans la Déduction métaphysique : ainsi envisagé, le problème de la Déduction transcendantale apparaît comme celui de la « limitation » de la prétention objective et de l'usage réel des concepts purs de l'entendement; c'est là, à la fois, la formulation la plus critique du problème, celle qui suscite et justifie les refus de la Dialectique transcendantale, et l'aspect le plus connu du criticisme, sur lequel il est inutile d'insister longuement. De ces trois énoncés, le second apparaît préférable : la Déduction transcendantale est introduite par la mise en question de la validité objective des catégories et elle est définie comme la solution apportée à cette difficulté 5 • Ce choix a de multiples raisons : a) En premier lieu, cette question prolonge immédiatement la définition retenue pour les catégories et continue ainsi le mouvement constructeur de la Déduction métaphysique, puisqu'elle est directement posée par la prétention à l'objectivité inscrite dans leur nature; au contraire, le problème de la réalité corespondante et celui de la limitation de leur usage résultent du caractère insuffisant de leur objectivité, qui n'est qu'une conséquence dérivée de leur nature, nullement mise en évidence dans la Déduction métaphysique elle-même. b) Ensuite, la désignation de l'élément de réalité renvoie à un simple fait, qui peut apparaître contingent : la nature de notre intuition, et l'assignation de limites reste essentiellement négative; au contraire, l'analyse de la validité objective est plus positive, constructive et expli­ cative: si nous voyons que les catégories valent comme déterminations d'objet pour une certaine réalité, non seulement nous pouvons en déduire les réponses à donner aux autres questions, mais nous sommes déjà éclairés sur la nature du rapport existant entre l'élément de détermination et l'élément de réalité et, par suite, sur ce principe de la construction de la connaissance de celui-ci au moyen de celui-là 6 • c) La question de la validité objective des catégories présente, en 3. On comprend ainsi que la Déduction transcendan tale soi t reprise, résumée ou évoquée dans chacun des principaux écrits de Ka nt. 4 . C . R . P . , § 1 3 . - Pou r Kant, « déduction » signifie justification d 'une prétention . 5. C.R.P., § 13. . . . 6. La Déduction étab l i t ainsi que les catégories valent objectivemen t en tant que pn nc1pes de la possibi l i té de l 'expérience e t de la cons t i tution de la connaissance objective : cf. J re partie, sect . Il, chap . 1 .

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outre, l'avantage de la généralité: en effet, elle ne consiste pas seulement à chercher pour quelle réalité particulière elles valent comme détermi­ nations d'objet, mais à demander si elles valent pour tout objet possible ou si, au contraire, elles ne restent pas sans valeur pour tout ce qui ne relève pas de la compétence immédiate de l'entendement, dont elles sont les concepts purs; elle saisit dans toute son ampleur le problème posé par la prétention à l'objectivité incluse en elles. d) De ce fait, elle constitue, en vérité, une question préalable, qu'il faut résoudre avant d'aborder les autres : avant de poser qu'une certaine réalité vient donner un contenu aux catégories, il faut démontrer qu'elles valent comme déterminations d'objet pour toute réalité pouvant les remplir, ne serait-ce que pour écarter l'éventuelle objection, selon laquelle elles pourraient fort bien ne pas constituer des déterminations objectives pour l'élément, qui leur procure un contenu. L'on comprend ainsi les termes retenus par Kant pour formuler avec précision le problème de la Déduction transcendantale: une fois que nous disposons des concepts de pluralité, de causalité ou de nécessité, par exemple, et lorsque nous envisageons tous les objets que nous pouvons nous représenter: la beauté d'une chose, l'équation de son mouvement, l'esprit qui l'anime ou la divinité qui la produit, nous pouvons concevoir qu'il y ait des objets auxquels ces concepts ne conviendraient pas et ne s'appliqueraient pas comme déterminations objectives; en particulier, les objets sensibles, qui ne sont pas, comme les intelligibles, uniquement conçus par l'entendement, mais qui sont donnés en dehors de lui, risquent de rester en dehors du champ d'application de ses concepts 7; or !'Esthétique transcendantale a établi qu'il n'y a de donné que dans la sensibilité, si bien que les catégories risquent de ne valoir pour rien ! Plus simplement, puisqu'elles prétendent à l'objectivité en raison de leur référence à une intuition différente d'elles-mêmes, tout le problème est celui de la possibilité de les appliquer au donné d'une intuition non intellectuelle: indépendant d'elles, ce donné ne pourrait-il pas leur être rebelle, en sorte que leur objectivité ne vaudrait pas pour cette réalité ? Elles «ne nous représentent pas du tout les conditions sous lesquelles des objets sont donnés dans l'intuition et, par conséquent, des objets peuvent incontestablement nous apparaître, sans qu'ils doivent néces­ sairement se rapporter à des fonctions de l'entendement ni donc que celui-ci renferme leurs conditions a priori.... Il pourrait parfaitement y avoir des phénomènes ainsi faits, que l'entendement ne les trouvât pas du tout conformes aux conditions de son unité, .... si bien que ce concept serait tout à fait vide, nul et sans sens 8 • » 7. Par d éfinition , les concepts d e l'entendement doivent valoir pour les objets intelligibles : Kant l'admettra toujours, en précisant seulement que les intelligibles sont privés de toute réalité objective et qu'ils restent de simples pensées subjectives vides. 8. C.R.P. , 1 1 1 , 102-3, T.P . , 103. - Une Réflexion (n ° 215 ( ? ) , XVa, 82) évoque aussi les cas d'une sensibilité sans entendement, donc sans liaison , et d ' un entendement sans sensibilité donc sans réalité, et } 'Anthropologie (§ 40) compare la première à un peuple sans chef et 1� second , à un chef impuissant ; le même procédé sert à propos des lois empiriques de la physique, qui pourraient être si diverses et différentes , qu'elles ne répondraient pas à l'exigence d'unité systématique de notre entendement (]ug., Prem. introd. , XX, 209). Kant va montrer qu'il n 'y a d'objet « connu » que grâce aux catégories : l'hypothèse finale apparaît donc comme un artifice provisoire de méthode, sans signification réelle pour la

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*** Il est facile de réfuter cette hypothèse et, partant, d'éliminer l'objection préalable à la recherche de la réalité. Il suffit, en effet, de rappeler la définition de la catégorie et d'analyser ce qui fait qu'un objet est connu: si, d'une part, la catégorie est le concept de l'unité synthétique nécessaire qui transforme un divers quelconque en divers objectivement connu, et si, d'autre part, la connaissance objective du donné sensible exige l'unifi­ cation synthétique effectuée par l'entendement selon ses catégories, il est évident que les catégories valent pour tout divers, même sensible, et que le donné sensible, en tant qu'il est objectivement connu, ne saurait s'opposer aux catégories 9 • En tant que conditions de la conscience objective de quelque chose, les concepts purs de l'entendement ont donc nécessairement une validité objective universelle, s'étendant à tous les objets que notre conscience puisse connaître. A partir de là, nous pouvons librement chercher l'élément qui doit leur procurer leur réalité. Ce ne peut être que l'intuition: indépendamment de toute doctrine concernant sa nature, on appelle, en effet, tradition­ nellement intuition la faculté qui met l'esprit en présence d'un contenu réel. La principale preuve en est que les catégories trouvaient leur objectivité dans leur référence à l'intuition 1 0 et les autres arguments ne font que développer ce thème initial. Kant rappelle constamment que seule l'intuition est capable de fournir une matière à unifier et que sans elle, la pensée reste vide 1 1 ; il l'affirme, en particulier, contre les disciples de Leibniz , qui prétendaient constituer une métaphysique à partir de simples concepts 12 et il fait reposer sur ce principe, non seulement toutes les réfutations de la Dialectique transcendantale, mais aussi toutes les analyses consacrées à la description et à l'explication de la connaissance scientifique 13 • On pourrait objecter que l'intuition est indispensable pour donner le contenu initial, mais que la catégorie peut ensuite s'élever jusqu'à la pensée d'une réalité non intuitive 14 ; il faut donc faire intervenir un nouvel argument, qui précise le premier: si l'on veut que le terme unificateur - l'objet - soit homogène avec le divers unifié et, surtout, si l'on veut vérifier que la pensée de cet objet n'est pas une pensée vide, doctrine (De VLEESCHAUWER : Déduction, I I , 171-8), « un point de vue encore abstrait et incom­ plet » ( V U ILLEMIN : Révolu tion, 51 note ) , analogue au doute hyperbolique de Descartes ou à l 'hypothèse husserlienne de la « destruction du monde », qui ne laisse subsister que ces moments abstraits, que sont les « esquisses » sans l 'unité de l 'objet. Mais elle est fondée sur le fai t qu 'i l n 'y a d 'objet « donné » que dans u ne intuition indépendante de l 'en tendement : c 'est là, non une hypothèse , mais un p ri ncipe, sur lequel il ne sera pas question de revenir (cf . le p rochain chapitre ) . 9. C.R.P., I I I , 1 04-5 , T . P . , 105 ; - A, IV, 7 6 , 8 4 , 9 2 , 94, T . P . , 1 09, 1 25 , 1 4 1 , 144 ; B, I I I , 1 1 1 , 1 25 , T . P . , 1 1 5 , 139. - Cf. les analyses p récises du chapitre précéden t . 1 0 . Cf. l e chapi tre précédent. 1 1 . C.R.P. , III, 75 , 144, 2 1 1 , 214, T . P . , 77, 1 60, 228, 23 1 ; - A, IV, 239, T.P., 308-9 ; B, I I I , 1 16-7 , 199, T . P . , 1 24, 212 ; - Prolég., § 1 3 , Rem . I I , début ; - Méta. nat., IV, 475 note , 524, Gib . , 1 8 note, 97 ; - C.R. Prat., V, 135-6, Pic . , 145-6 ; etc . 1 2 . Découv. , VI I I , 1 88-9, 1 98 , 224, Kempf, 3 1 , 43 , 7 4 , ainsi que les Lose Blat t e r pour cet écri t (XX, 370- 1 ) et la Recension des textes d 'Eberhard et de Kas tner (XX, 399 & 4 1 3 ) . 1 3 . C f . sec t . I l . - K a n t pense l e s p rincipes , les l o i s et l e s concepts de la physique comme des formes ou des relations exigean t une matière qui leu r donne un con tenu d 'appiication : c 'est là une nouvelle conséquence de la conception newtonienne de la loi . 14. Telle était l 'objection faite par Eberhard (cf. Découv. , Recension, XX, 384 ) .

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mais la pensée d'une réalité, il faut que cet obj et conçu présente aussi sa réalité dans l'intuition ; par exemple, la substance conçue comme substrat des données sensibles doit avoir une signification intuitive - en l'espèce, la permanence dans l'espace - pour que soit éliminé tout risque de voir invoquer pour l'explication des données réelles de l'intuition une notion sans réalité ou sans rapport avec la réalité 1 5 : ce n'est que dans l'intuition, que le concept trouve « signification et vérité 16». Quelle est la nature de cette intuition? Selon Kant, elle est réceptivité sensible. Il ne nie certes pas la possibilité d'un entendement intuitif ou d'une intuition intellectuelle 1 7 , mais il nie que l'homme en soit doué: l'activité de la conscience n'est pas créatrice de son contenu, mais suppose une réceptivité différente de cette activité et cette réceptivité donne, non des êtres intelligibles ou des essences, mais des réalités sensibles. Nous pourrions mettre en doute la légitimité de ce refus, comme l'ont fait bon nombre Post-kantiens, qui ont affirmé l'existence d'un entendement créateur, c'est-à-dire intuitif 1 8 ; mais Kant nous invite sim­ plement à prendre en considération la nature humaine telle qu'elle est faite et à constater que la seule intuition que nous puissions trouver en elle, se rapporte à la passivité des sens : le nier, ce serait nier la finitude essentielle de l'homme, qui n'est pas la seule impuissance de la raison à dépasser certaines limites à l'intérieur desquelles elle serait souveraine, mais qui est son impuissance à créer quoi que ce soit dans le champ même de sa puissance législatrice ; alors que dans l'idéalisme fichtéen, par exemple, le moi fini apparaît comme un dieu partiel, créateur limité qui ne peut épuiser la totalité de l'absolu, le moi kantien n'est nullement créateur et n'a rien d'un Dieu : « Pauvre enfant de la terre que je suis, je ne suis pas du tout fait pour cette langue des dieux, qui est celle de la raison intuitive 19 • » Ce refus de l'intuition intellectuelle trouve sa confirmation dans le formalisme qui inspire toute la construction kan­ tienne : les concepts, les principes et les lois de la connaissance ne sont que des formes qui exigent une matière extrinsèque et qui aboutissent à la vacuité et aux contradictions dénoncées dans la Dialectique trans­ cendan tale, lorsqu'on croit pouvoir se dispenser de cette matière 20; au moment même où il construit la loi de l'intensité de la sensation, dans les An ticipations de la perception, Kant insiste sur l'impossibilité absolue d'une véritable anticipation du contenu même de la sensation 21 : a fortiori, 1 5 . Première analogie de l 'expérience. 16. Méta. nat. , IV, 478 , Gib . , 22. - Cf. Nachtrage (XXIII , 2 1 ) : « L'universel doit ê tre donné dans le si ngulier. Par là il a une signi fication. » 17. Cf. Disse r t . , § 10 ; - Jug . , § 77. - L'idée d'un « entendement originaire », « archétype » ou « intuitif », producteur de son contenu et de ses objets , n'est pour Kant que la repré­ sentation d'une possibi lité admise par ses adversaires , mais refusée par lui : elle ne joue aucun rôle positif dans l'élaboration de sa doctrine et il n'en fait état que de manière polémique , soit pour la dénoncer, soit pour situer sa propre conception de la connaissance par rapport aux métaphysiques et aux mysticismes de son temps . 1 8 . Par opposition à la tradition platonicienne, pour laquelle l'intu ition intellectuelle était conçue comme une réceptivité, pour Kant et ses successeurs elle est p résentée comme une activité créatrice , puisque l'entendement est désormais défini comme une activité de l'esprit. 19. Lettre à Hama n n , 6 avril 1774 , X , 148 . - Cf. Dissert., §§ 10 & 25 ; - C.R.P., I I I , 75 , 85 , T . P . , 76 , 87 ; - Prolég . , §§ 34, 57 ; - C . R . Pra t . , V , 49, 136 , Pic . , 49 , 146 ; - Jug., §§ 77 & 80 ; - Découv., VI I I , 2 1 6 , 218-9, 225 , Kempf, 65 , 66-9, 75-6 ; - Ton philos . , VII I, 400 note ; etc. 20 . C . R . P . , I I I , 80-1 , T . P . , 82. 2 1 . C . R . P . , I I I , 1 52-3 , 157-8, T.P., 168, 173 ; - Prolég., IV, 309, Gib . , 81.

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les principes, qui ne sont pas constitutifs, mais régulateurs de l'expérience, les Analogies et les Postulats, s'avèrent incapables de produire leur propre contenu 22 • Mais nous ne sommes pas condamnés à constater simplement l'absence· d'intuition intellectuelle : sans pouvoir certes la déduire a priori, ce qui serait probablement contraire à l'esprit du criticisme 23 , nous devons tenir compte de certaines données de fait, qui constituent des preuves décisives. En premier lieu, nous ne pouvons ignorer la contingence du donné de l'intuition 24 , qui concerne aussi bien « l'existence des objets contenus dans une intuition empirique possible 25 », « ce que nous déter­ minons d'après la loi 26 », c'est-à-dire le contenu des relations, telles que la causalité, que les formes selon lesquelles le donné se présente à nous, en particulier dans l'expérience esthétique et téléologique 27 ; cette contin­ gence caractérise les lois particulières de la nature, à la fois dans leur contenu respectif 28 et dans leurs relations réciproques 29 ; elle implique précisément que l'intuition n'est pas intellectuelle, mais extérieure à l'entendement: «Le particulier n'est pas déterminé par le général de notre entendement (humain) ; en combien de manières diverses des objets différents, qui s'accordent cependant en un caractère commun, peuvent apparaître à notre perception, cela est contingent. Notre entendement est une faculté de concept, c'est-à-dire qu'il est discursif; donc, pour lui, l'espèce diverse et,. la variété du particulier qui peut lui être fourni par la nature et rangé sous ses concepts, sont choses contingentes.... Le particulier n'est pas déterminé par le général et ne peut par suite être uniquement dérivé de celui-ci 30 • » Or cette contingence traduit l'écart existant entre le possible et le réel, c'est-à-dire entre le concept et le donné: Kant peut donc invoquer cette distinction, capitale pour la découverte et la constitution du criticisme 3 1 , pour prouver le caractère non intuitif de notre entendement 32 • Mais c'est précisément cette distinction qui rend problématiques la valeur et la réalité obj ectives du concept, en sorte que le caractère non intellectuel de l'intuition est suffisamment établi par la seule existence d'un problème de l'obj ectivité des catégories : en définitive, si l'entendement était intuitif, il produirait son propre contenu, ce qui supprimerait toute la difficulté ; en particulier, il n'y aurait plus place pour des déterminations intellectuelles incapables de trouver une 22. Prolég . , IV, 309, Gib . , 8 1 . - Il est trop tôt pour examiner ici le sens du formalisme pratique : si le formel s 'avérait suffisant en ma tière pratique , i l serait aisé de montrer que c 'est là ce qui dis tingue la moralité de la connaissance ; mais nous verrons que la raison pratique suppose aussi une matière emp i rique (cf. 3e partie, chap . 1 ) . 23 . C 'est seulement dans u n e perspective post-kan tienne , lorsque l a récep tivité n e va plus de soi , que l 'on peut songer à chercher des preuves a priori pour ce qui reste aux yeux de Kant un simple fait indubitable . 24 . S 'orienter, V I I I , 133, Philo . , 75 ; - Reflex., n ° 702 ( 1770-5 ?), XVa , 3 1 1 . 25 . C. R.P., I I I , 147, T . P . , 163 . 26. C. R.P. , I I I , 500, T . P . , 522. - Kant reconnaît la contingence d u contenu des lois e t même celle d e certai nes lois , mais il refuse la con tingence totale des principes affirmée par Hume. 27. Cf. 2e partie, chap . 2 & 3 : toute la théorie de la finalité repose sur l 'affirmation de cette conti ngence . 28 . Jug., V, 183, Philo . , 30-1 . 29. Jug . , V, 1 83-5, Philo . , 32. 30. Jug. , V , 406, Philo . , 220 . 31 . Cf. In troduction , chap. I . 32. Jug. , V , 402, Philo . , 216.

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réalité, il n'y aurait plus cette non-objectivité, que la Dialectique trans­ cendantale se contente de mettre en évidence. Qui plus est, si la catégorie était intuition, son contenu et l'unité de son contenu résulteraient analy­ tiquement de sa définition, puisqu'elle le produirait et le contiendrait en elle-même; mais la catégorie est synthétique, ce qui signifie simplement que le divers ne sort pas analytiquement d'elle, que, loin d'être immédia­ tement unifié, il doit être unifié par elle et qu'il se distingue d'elle comme !'unifié de l'unifiant ; c'est donc parce que l'entendement est synthétique, que nous pouvons être certains qu'il n'est pas intuitif et que l'intuition n'est pas intellectuelle: « Un entendement qui .... fournirait en même temps le divers de l'intuition .... n'aurait pas besoin d'un acte particulier de la synthèse du divers pour l'unité de la conscience, comme en a besoin l'entendement humain 33 ». Il suit donc de la nature de l'homme, dans lequel existe l'entendement, et de l'essence même de cet entendement, que les catégories ne prouvent leur valeur objective et en trouvent leur réalité objective que dans le contenu de la sensibilité 34 • Mais la sensibilité est encore une notion équivoque : on peut penser à la faculté de recevoir des impressions ou à ces impressions elles-mêmes, aux formes de la sensibilité ou aux sensations, à l'intuition pure ou à l'intuition empirique ; Kant pose lui-même l'alternative: après avoir montré que l' « X », le troisième terme, qui permet la synthèse et lui donne une signification réelle, est de l'ordre de l'intuition sensible, il se demande si cet « X » est « la forme de la sensibilité ou le réel de l'appréhension 35 • » A un premier niveau, les catégories trouvent leur élément de réalité dans l'intuition pure. Celle-ci leur fournit, en effet, une diversité à unifier, la multiplicité des points de l'espace et des instants du temps, et même une certaine unité de ce divers, l'unité formelle de l'espace et du temps, qui correspond à la représentation synthétique qu'elle constituent: « La synthèse de la composition du divers exige une intuition a priori pour que les concepts purs de l'entendement aient un objet, et ce sont l'espace et le temps 36 • » Il semble même qu'en raison de sa pureté, qui ignore tout élément empirique, seule cette intuition puisse convenir pour la catégorie, qui est un concept pur, et pour un j ugement, qui est une synthèse a priori, et résoudre la question de la possibilité et de la réalité de l'entendement pur 3 7 • Nous comprenons donc qu'elle soit présentée comme « le réel dans le sujet 3 8 ». Mais l'intuition pure est double, puisqu'elle comprend l'espace et le temps ; la réalité objective de la catégorie est donc également double: spatialité pure et temporalité pure, et Kant fait état de ces deux possi-

33. C.R.P., B , III, 1 12, T .P . , 1 16-7. - Cf. C.R.P., B , III, 1 10, T.P., 1 13. 34. Kant l'affirme constamment, en particulier contre les Leibniziens : cf. C.R.P. , III, 225-6, T .P . , 242 ; - Progrès méta. , XX, 296. - La relation à la sensibilité ne définit plus l'usage logique de l'entendement, comme dans la Disserta tion de 1770, mais l'entendement lui-même, dans sa distinction d'avec la raison. 35 . Reflex., n ° 4676 (Duisb. Nachlass, 1773-5) , XVII, 657. - Ces différents termes seront définis dans la 1re partie, sect. IV, chap . 1 . 36. Lettre à Tieftru nk, 1 1 déc. 1 797 , X II, 221. 37. Découv., VIII, 240-2, Kempf, 94-7. 38. 0.P., XXI I , 1 1 (avril-déc. 1800).

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bilités : la synthèse du divers spatial 39 et celle du divers temporel 40_ Mais une analyse plus rigoureuse l'oblige le plus souvent à distinguer entre les deux cas. D 'un côté, en effet, il est certain que toutes les représentations que nous pouvons avoir se trouvent dans le temps, alors que seules certaines d'entre elles concernent aussi l'espace, si bien que la réalité objective procurée par celui-ci est théoriquement plus restreinte que celle que peut fournir la temporalité, et que ce qui vaut objectivement pour le temps vaut aussi pour l'espace, alors que la réciproque n'est pas nécessairement vraie : l'intuition pure temporelle constitue donc pour les catégories une réalité objective plus générale, plus radicale et plus immédiate, celle qui est précisément envisagée dans le schématisme 4 1 _ Mais, d'un autre côté, le temps reste encore la simple forme de la succes­ sion subjective de nos représentations, la forme de la conscience de nous-mêmes, alors que l'espace ne peut être saisi comme une forme de la seule conscience de soi, ni encore moins de l'activité pensante du sujet : « Le temps ne peut être intuitionné extérieurement, pas plus que l'espace ne peut l'être comme quelque chose en nous 42 » ; il s'ensuit que ce dernier apparaît comme un terme plus nettement distinct de l'activité synthétique et, par conséquent, plus capable d'apporter à la catégorie un élément supplémentaire de réalité ; il en résulte aussi que « le temps lui-même ne peut être perçu 43 », que nous ne pouvons pas nous le représenter comme une réalité présente en face de nous, alors que cela est possible à propos de l'espace, qui peut ainsi apparaître comme une réalité au sujet cherchant à saisir ce qui correspond à ses concepts : la suprématie de celui-ci n'est-elle pas prouvée par le fait que, pour nous représenter le temps comme un objet réel, nous devons construire l'image d'une ligne, c'est-à-dire d'un terme spatial 44 ? Ce n'est enfin que dans l'espace, où la diversité est simultanée, et non dans le temps, où elle est successive, que nous pouvons trouver quelque chose qui corresponde à la liaison et à l'unification du divers conçues dans la catégorie. Pour toutes ces raisons, parce qu'elle possède plus de réalité objective que l 'intuition temporelle et parce qu'elle en est même la réalité objective, c'est l'intuition spatiale pure qui contient la réalité objective des caté­ gories 45 . Ce sont là deux points de vue complémentaires : si nous cherchons la valeur obj ective des concepts, il suffit de la montrer pour le temps, forme du sens interne, et, celui-ci valant pour toute représentation, donc pour le spatial, la démonstration s'applique à tout phénomène 46 ; si nous cherchons leur réalité obj ective, il faut insister sur le divers spatial, seul capable de présenter un tel apport, puisque, sans lui, le temps reste une simple succession subjective 47 • 39. Ce sont les exemp les donnés pour la « synthèse figurée » (C.R.P., B, I I I , 121 , T .P . , 132-3). 40. C 'est le cas du « schème » : cf. tre partie , sect. I I , chap . 4. 41 . Cf. Ibid. - L 'objectivi té doit donc être immédiatement refusée à l 'intemporel (C.R.P., B, I I I , 210, T.P. , 227). 42. C.R.P., III, 52 , T.P., 55. - Cf. Reflex, n °s 63 15 & 63 17 ( 1790-1 ), XVIII, 62 1 & 627 . 43 . C.R.P. , I I I , 60 , 163 , T . P . , 63 , 179 ; - B, I I I , 122, 159, 162, 167, 173, 181 , T .P. , 134, 174, 178 , 183 , 1 88, 195 . 44. C.R.P. , I I I , 60 , T . P . , 63 ; - B, I I I , 122 , T . P . , 134. 45 . La Réfu tation de l 'idéalisme repose sur ce principe (cf. chap . 5 ) . 46. Telle e s t l a voie suivie dans la Déduction transcendantale et le Schématisme. 47. C 'est le point de vue dominant dans ! 'Analytique des principes.

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Cependant, l'intuition pure, même spatiale, est, à son tour insuffisante pour contenir l'élément de réalité objective cherché pour les catégories: en effet, comme l'ont montré les Expositions métaphysiques de l'Esthétique transcendantale, symétriques de la Déduction métaphysique de la Logique transcendantale, l'intuition pure est subjective et reste formelle et vide, incapable de présenter un contenu ; de ce nouveau point de vue, il en est de l'espace comme il en était précédemment du temps pour des raisons particulières: « L'espace privé de matière n'est pas un objet perceptible 48 ». Nous devons donc commencer par établir la signification objective des formes a priori de la sensibilité, c'est-à-dire trouver d'abord l'élément qui leur procure une réalité objective, et prouver ensuite qu'elles ont une valeur objective pour lui. Pour répondre à la première question, il suffit de remarquer que l'intuition pure trouve la matière qui la remplit, dans l'intuition empirique: « Si une intuition pure est possible a priori antérieurement à l'objet, cette intuition même ne peut recevoir son objet ni, par suite, une valeur objective, que par l'intuition empirique, dont elle est la simple forme 49 • » Symétriques de la Déduction transcendantale de la Logique, les Expositions transcendantales de !'Esthétique résolvent le second problème, en mettant simplement en évidence le fait que les conditions d'apparition valent nécessairement pour ce qui apparaît, que les déterminations des formes de la réceptivité sont nécessairement présentes dans ce qui est reçu en elles et que, par conséquent, l'intuition empirique ne saurait avoir de propriétés qui s'opposent à celles de l'intuition pure et qui viennent mettre en échec leur prétention à constituer la nature du réel 50 • Nous devons donc conclure que la réalité objective des catégories réside dans la seule intuition sensible empirique qui remplit l'intuition pure. C'est elle qui doit fournir le divers à unifier; mais il n'est même pas permis, pour définir la nature de ce donné, de produire un concept, qui n'y trouve pas lui-même sa signification, comme prétendent le faire abusivement les Leibniziens, lorsqu'ils usent du concept d'un élément simple suprasensible fondant le sensible 51 : le concept synthétique, l'unifiant lui-même doit trouver et prouver sa réalité dans l'intuition empirique, si bien que la réalité et la possibilité du jugement synthétique a priori ont en elle leur unique fondement 52 • Kant peut donc affirmer au sujet des catégories que « notre intuition sensible et empirique peut seule leur procurer un sens et une valeur 53 »: « Tous les concepts, et avec eux tous les principes, en tant qu'ils peuvent être a priori, se 48. Méta. nat. , IV, 559, Gib. , 154. - Ce fait constituera le prmc1pe fondamental de la déduction de la matière première et de la négation du vide, en particulier dans l' Uebergang (cf. Ire partie, sect. Il , chap. 3). 49. C.R.P., III, 204, T .P., 218. 50. C.R.P., III, 55 , 102, 104, T .P., 58, 103, 105 . - L'argument est en définitive le même pour les formes de la sensibilité et pour les catégori es, qui sont objectives en tant que conditions, les unes, de ce qui est donné, les autres, de ce qui est connu (cf. C.R.P., A, IV, 84, T .P., 1 25). Mais il s'agit d'une Exposition, non d'une Déduction, parce que pour les p re­ mières, la preuve est immédiate, fondée sur une évidence intuitive, alors que pour les secondes, il faut passer par les longues analyses de la nature de la connaissance : elle n'était même pas développée séparément dans la première édition de la Critique. 51. Découv. , VIII, 204, 206-7, 213-4, Kempf, 50-1, 52-3, 61-2. 52. C.R.P., III, 471-4, T.P., 496-8. 53. C.R.P., B, III, 118, T.P., 126.

VALIDITÉ ET RÉALITÉ OBJECTIVES

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rapportent donc à des intuitions empiriques, c'est-à-dire à des données pour l'expérience possible. Sans cela, ils n'ont pas du tout de valeur obj ective, mais ils ne sont qu'un simple jeu de l'imagination ou de l'entendement avec leurs représentations respectives 54 . » Mais le rapport existant entre le temps et l'espace au niveau de l'intuition pure se retrouve nécessairement au niveau de l'intuition empirique: ce qui est temporel - une succession, une durée - a moins de réalité obj ective que ce qui est spatial - une matière, un corps, un mouvement - et doit même trouver en lui sa propre réalité objective; il n'y a donc, pour les catégories, d'autre élément parfait de réalité que l'intuition empirique externe : « Pour comprendre la possibilité des choses en vertu des catégories et pour démontrer, par conséquent, la réalité obj ective de ces dernières, nous avons besoin, non pas seulement d'intui­ tions, mais même toujours d'intuitions externes 55 . » ***

Dans leur recherche de ce qui complète et assure l'obj ectivité insuffi­ sante des catégories, !'Exposition et la Déduction transcendantales aboutis­ sent à un résultat, que l'on peut résumer dans le schéma suivant:

l

Catégories

Les formes de détermination d'obj et ont leur VALIDITÉ OBJECTIVE pour et seulement

(LIMITATION )

t 1

pour

Intuition pure

t 1

ce qui leur donne la RÉALITÉ OBJECTIVE l'élément de réalité

:

Intuition empirique

1 1

temp relle ; spatiale temp relle ; spatiale

La caractéristique la plus notable de cette analyse est incontestablement la multiplication des moments dans le développement de la démonstration: à partir des catégories, nous avons été amenés à distinguer différents niveaux successifs de réalité, l'intuition pure, l'intuition empirique et, en chacune, la temporalité et la spatialité; en outre, à chaque fois, nous avons démontré la réalité et la validité obj ectives du terme considéré 56 • 54. C.R.P., I I I , 204, T . P . , 2 1 8 . 55 . C.R.P., B , I I I , 200 , T . P . , 2 1 4 ( l e pl uriel emp loyé p a r K a n t e s t for t significatif, puisqu 'il i n s i s te con stamment sur la singularité de chacune des intuitions pures ) . 5 6 . Cette mul tiplication des étapes parcourues carac térisera la plupart des philosophies pos t-kan tiennes, quelle que soit la conception soutenue, comme elle avait consti tué l e trait dominan t des systèmes émana tistes : i l s 'agit sans dou te d 'une nécessité de méthode et de doctri ne, dès que l 'on aborde les problèmes de la cons truction du réel et de la participation de l 'hétérogène .

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LES ÉLÉMENTS DE L'OBJECTIVITÉ THÉORIQUE

Il s'ensuit que, lorsque nous cherchons à définir l'objectivité critique, nous trouvons plusieurs réponses différentes; mais il n'y a là ni ambi­ guïté, ni matière pour des interprétations divergentes de la pensée kantienne 57: il y a simplement place, dans le criticisme, pour plusieurs objectivités différentes. Cete affirmation s'éclaire, si nous songeons à la distinction faite par Kant entre le possible logique, le possible réel et le réel 58 : le premier est de l'ordre du concept; mais le second concerne déjà une réalité, donc l'intuition, sans se confondre, cependant, avec le réel: c'est qu'il trouve sa réalité objective dans l'intuition pure, alors que le dernier la trouve dans l'intuition emprique 59 • Mais la véritable signification de cette pluralité apparaît, dès que l'on constate que chacun des termes envisagés correspond à une science distincte: les mathéma­ tiques ont leur objectivité dans l'intuition pure 60 et, plus précisément, l'arithmétique dans le temps, la géométrie dans l'espace, alors que la science de la nature a la sienne dans l'intuition empirique 61 ; les distinc­ tions précédentes sont donc véritablement transcendantales, puisqu'elles permettent de définir et de distinguer l'objectivité propre de chaque science. Mais nous ne sommes pas en présence de la simple juxtaposition de termes équivalents : à chacune des étapes parcourues, à propos des rapports de la catégorie et de l'intuition pure, du temps et de l'espace, de l'intuition pure et de l'intuition emprique, nous avons vu qu'un terme procurait au terme précédent sa réalité objective et trouvait la sienne dans le terme suivant, pour lequel il prouvait sa validité objective ; nous avons donc affaire à des niveaux inégaux d'objectivité: ainsi, entre la catégorie et l'intuition empirique, l'intuition pure ou, entre la catégorie et l'espace, le temps apparaissent plus objectifs que ce qui les précède, mais moins objectifs que ce qui les suit ; par suite, ils exigent l'apport de ce dernier pour complèter leur objectivité insuffisante: ils semblent donc subordonnés à ce qui est plus proche de l'intuition empirique externe; ils paraissent alors privés de valeur propre et n'avoir d'autre rôle que celui d'intermédiaires entre les catégories et celle-ci. Il s'ensuit que les sciences correspondantes ne seront pas de véritables connaissances objectives, mais de simples instruments permettant à l'entendement et à ses catégories de construire la physique, seul savoir véritablement objectif du fait de la présence de l'intuition empirique externe 62 : les 57. Ainsi, les interprètes idéalistes tireront argument de l ' objectivité contenue dans l'intui­ tion pure déterminée par les catégories, alors que leurs adversaires leur opposeront le privi­ lège de l'intuition empirique. 58. Cf. Introduction, chap. 1. 59. C.R.P., III, 185-7, T.P., 200-2 ; - Méta. nat., IV, 475 note, Gib ., 18 note. - En outre, à côté du possible logique, qui est le simple non contradictoire (p. ex. : la liberté) et du réel, qui est le donné empirique (p. ex. : la présence d'un homme dans cette pièce), il fau­ drait distinguer le possible réel a priori, constructib le a priori dans l'intuition pure (p. ex. : le cercle) et le possible réel empirique, qui, sans atteindre la réalité donnée dans l'intuition empirique, est constructible à partir de données empiriques (p. ex. : la présence, ni constatée, ni démontrée, d'un homme dans la pièce voisine) ( cf. C.R.P., Il l, 188, T .P., 202-3). 60. Kant peut donc identifier « possibilité réelle » et « mathématicité » (Méta. nat., IV, 470, Gib ., 11). 61. Cf. 1re partie, sect. Il , chap. 2 & 3. 62. Cf. } re partie, sect. Il , chap. 2. - La même objectivité se retrouvera à propos du schème, détermination transcendantale de la temporalité pure, qui vient immédiatement après la catégorie et qui conditionne toute la connaissance (Cf. 1re partie, sect. II, chap. 4).

VALIDITÉ ET RÉALITÉ OBJECTIVES

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analyses précédentes contiennent donc le principe de la subordination et de la hiérarchisation des sciences, ce qui prouve une nouvelle fois leur valeur transcendantale. Du fait de cette subordination des différents termes successivement évoqués et des objectivités correspondantes, la multiplication des ins­ tances ne vient pas briser l'unité de l'inspiration qui préside à !'Exposition et à la Déduction transcendantales. Dans tous les cas et à chaque niveau, nous retrouvons, au contraire, les mêmes principes: a) D'une part, un thème unique, le plus célèbre, devenu le plus banal du criticisme: la relation fondamentale d'objectivité es t cons tituée par le rapport des catégories de l'entendement à l'intuition empirique externe de la sensibilité ; b) D'autre part, un argument unique, caractéristique de b méthode transcendantale, indispensable pour la construction de la connaissance 63 : forme sensible ou concept intellectuel, une représenta tion possède une validité objective pour ce qui lui procure une réalité objective, dans la mesure où elle es t la condition constitutive, soit de sa donation, soit de sa connaissance. Qui plus est, la subordination et l'emboîtement d'analyses successives développant le même thème et reprenant le même argument révèlent la présence d'un unique mouvement d'ensemble, qui nous conduit de la pure forme de la conscience à des contenus de plus en plus concrets et réels : la relation fondamentale d'objectivité, qui lie l'entendement à la sensibilité, apparaît alors comme le mouvement d'une conscience vide, à l'objectivité radicalement insuffisante, vers la présence d'une réalité, qu'est l'intuition empirique externe. Mouvement de recherche ou de construction ? Besoin ou puissance? Seule la suite permettra de décider. Mais nous sommes assurément en présence d'un dynamisme, que tradui­ sent assez bien certaines formules employées par les interprètes idéalistes, lorsqu'ils définissent l'objectivité par l'accord d'une intention et d'une réalisation 64 • N'oublions pas, cependant, que ce dynamisme est déjà apparu comme le résultat de la vacuité de la pure conscience et comme le progrès vers une réalisation objective de plus en plus parfaite: «Les catégories .... peuvent avoir encore moins de sens que ces formes sensibles pures, par lesquelles du moins un objet nous est donné, tandis qu'une manière propre à notre entendement de lier le divers ne signifie plus rien du tout, si l'on n'ajoute pas l'intuition, dans laquelle seule ce divers peut être donné 65 » ; Kant pose donc un primat de l'intuition, qui fait que l'accession à la réalité empirique n'est, pour la conscience, ni une dégradation, ni une exténuation, mais la pleine possession de son être, qui se définit autrement comme l'être d'une intention vide. C'est, en définitive, ce que nous savions à la suite du précédent chapitre. En effet, non seulement la validité pour tout objet connu, mais aussi la référence à l'intuition étaient inscrites dans la définition même des catégories ; de même, la validité pour tout donné et le renvoi à l'intuition 63. Cf. Ire partie, sect. II, chap. 1. 64. LACH IÎ::ZE-REY : / déalisme, 429. 65. C.R.P., B, Ill, 209, T.P., 223-4.

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LES ÉLÉMENTS DE L'OBJECTIVITÉ THÉORIQUE

emp1nque étaient contenus dans la définition de l'espace et du temps comme formes pures de la réceptivité; peut-être, enfin, la réalité objective supérieure de l'espace tient-elle au seul fait qu'il est la forme du sens externe 66 ? La doctrine de la validité et de la réalité objectives soutenue dans les Expositions et la Déduction transcendantales n'est donc que l'explication des définitions établies dans les Expositions et la Déduction métaphysiques 67 : «Cette conception sur la nature des catégories, qui les restreint en même temps au seul usage dans l'expérience .... dépend très exactement de leur dérivation ou déduction 68». S'il en est ainsi, nous avons la confirmation de ce que la relation fondamentale d'objectivité de l'entendement à l'intuition emp1nque externe, le mouvement qui l'anime et le primat de l'intuition qu'elle exprime, sont les simples conséquences de la nature même de la conscience 69 •

66. Cf. chap. 4 & 5 . 67 . O n comprend ainsi q u e Kant n 'ait séparé l e s Expositions transcendantales d e s Exposi­ tions métaphysiques que dans la seconde édition de la Critique et par simple souci de la clarté et de symétrie . On comprend aussi ses déclarations apparemment contradictoires sur l 'importance de la Déduction transcendantale : tantôt, il la déclare essentielle pour établir la validité objective des catégories et la limitation de leur usage (C.R.P. , A , IV, 1 1 , T . P . , 8 ; Prolég. , IV, 365, Gib . , 1 57-8 ; - lettre à Garve, 7 août 1783, X , 3 17 note) ; tantôt, il affirme que le caractère difficile et provisoire de ce texte , sujet à révision s , ne saurait éb ranler les conclusions de la Critique, l 'Esthétique transcendantale et la Déduction métaphysique suffi­ sant pour fonder la doctrine (Méta. nat., IV, 474 note, Gib . , 1 6-7 note). En fait, la Déduction transcendantale n 'est qu 'une explicitation , mais il est de la plus haute importance de dégager clairement et posi tivement des conséquences, qui avaient pu échapper au lecteur des pre­ mières pages de la Critique ; Kant précise d 'ailleurs plus tard parfaitement sa pensée : la limitation des catégories à l 'in tuition sensible, c 'es t-à-dire le « dessein négatif », résulte des seuls textes antérieurs et « cela est déjà clair, quand bien même on n 'aurait sous la main que !'Exposé des catégories (comme s imples fonctions logiques appliquées aux objets en général) » ; « mais . . . i l fallait démontrer encore spécialement la possibilité d 'une validité objective de tels concepts a priori par rapport au domaine empirique », ne serait-ce que pour expliquer la constitution de la connaissance et la construction de l 'expérience par l 'a priori (cf Ire partie, sect. II, chap . 1) : « c 'était là l 'intention positive, en vue de laquelle, évidemment, la Déduction est invinciblement nécessaire » (Téléol. , VIII, 184, Piob . , 210- 1 ) . 6 8 . Prolég., I V , 324, Gib . , 102. - C f . D . JULIA : Problématique et systématique kantiennes, R.M.M., 1959, 435 : « Le passage à la déduction transcendantale en général n 'est rien d 'au tre que l 'extension de l 'analyse du jugement , la prise de conscience philosophique du rapport à l 'objet contenu implici temen t dans tout jugement naturel et réflexivement posé dans la notion de « sens transcendantal » du concept, c 'est-à-dire dans celle d e catégorie . » Cette explicitation est susceptible de multip les présentations . Les Prolégomènes comportent le simple exposé de la relation fondamentale de l 'entendement à la sensibilité . La Critique, au contraire , multiplie les analyses et les points de vue : 1) elle cherche à démon trer tan tôt l 'objectivité des catégories, tantôt la limitation de leur usage ; 2) elle met en question soit leur validité objective, soit la réalité obj ective à laquelle elles s e rapportent ; 3 ) elle s 'appuie ici sur une analyse de la conscience , là sur une analyse de l 'objectivité, celle de l 'objet ou celle de l'expérience ; 4) elle prend pour point de départ soi t les catégories pour montrer leur référence à l 'intuition, soit l 'intuition pour montrer que sa transformation en connais­ sance implique les catégories ; 5) elle peut parcourir tous les niveaux de la relation : catégo­ rie, intui tion pure, intuition empirique , temporalité et spatialité, et répéter chaque fois la démonstration ; 6) elle peut, enfin , faire plus ou moins état des mécanismes psychologiques cons tituant l 'objectivité : apercep tion, conscience, Je pense, entendement, faculté de juger, imagination en général, ses diverses activités de synthèse, sensation, cette analyse pouvant ê tre menée séparément ou répartie dans l 'ensemble du chapitre . Ainsi s 'expliquent les chan­ gemen ts possibles d 'une édition à l 'autre et le plan complexe, comportant des répéti tions et des interférences entre les thèmes, du texte de chacune des éditions : chaque paragraphe traduit un choix parmi toutes ces possibilités résultant de la combinaison de ces différents points de vue (cf. les nombreuses tentatives de reconstitution de plan rapportées par DB VLEESCHAUWER : Déduction, I l , 208-17 & I I I , 24) . 69. C f . Ire partie , sect . I V , e n particu lier chap . 4 e t conclusion.

CHAPITRE III

NATURE DE L'ÉLÉMENT DE RÉALITÉ

L'objectivité critique étant définie par la relation de la catégorie à l'intuition empirique externe, qui est son élément de réalité, la véritable signification du criticisme apparaît entièrement tributaire du sens donné à la doctrine kantienne de l'intuition empirique : sa nature conditionne, en effet, le rôle qu'elle pourra jouer dans la construction de la science, et, par suite, la :q.ature même de la connaissance objective. Or, dans les analyses précédentes, il a été admis qu'elle était le donné sensible qui vient remplir les formes de la réceptivité ; mais cette définition de l'élément de réalité, même si elle correspond aux formules le plus fréquemment employées par Kant, semble devoir faire problème. Selon Kant, en effet, est « empirique» ce qui est donné dans et par l'expérience; mais sa principale thèse est que l'expérience est une construc­ tion, qui relève de l'activité du sujet et, plus précisément, des principes synthétiques de son entendement 1 : ne doit-on pas en conclure que, loin d'être une donnée de la sensibilité passive, l'empirique est un produit de l'entendement actif 2 ? Mais il importe avant tout d'établir une distinction précise, qui permette d'échapper à cette apparente contradiction et d'isoler ce qui fait difficulté : sans conteste, Kant pose l'existence de représentations empiriques, concepts de la physique et même intuitions résultant de l'expérimentation, qui font partie de la connaissance obj ective et, par conséquent, dépendent de l'activité transcendantale et de ses principes; il s'agit alors de ce que j'appellerai désormais « l'empirique construit », dont il faudra analyser le contenu , définir la nature et justifier l'appellation paradoxale 3 ; mais ce qui a été invoqué dans le précédent chapitre, c'est la donnée sensible de l'intuition empmque: il s'agit donc ici d'envisager « l'empirique donné » et de chercher à savoir s'il est et ce qu'il peut être. L'on ne saurait esquiver ces deux questions : en effet, alors que les analyses antérieures nous ont montré que la conscience était, par nature, 1. Cf. Introduction, chap . 2 et 1re partie, sect. II, chap . 1 . 2. Cf. LAcml::zE-REY : Idéalisme, passim . 3. Cf. trc partie, sect. II et sect. I I I , en particulier chap . 3. - Nous verrons alors que cette dis tinction est provisoire, dans la mesure où l'empirique construit n'est ri en d 'au tre que l 'empirique donné déterminé par l 'entendement ou provoqué par l 'activité expérimentale.

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LES ÉLÉMENTS DE L'OBJECTIVITÉ THÉORIQUE

un mouvement synthétique constructeur, l'existence d'une matière empi­ rique simplement donnée semble devoir limiter cette activité synthétique, restreindre cette puissance constructrice, faire obstacle à ce mouvement, en un mot, contredire la définition même de la conscience 4 • D'autre part, si nous essayons de saisir ce que peut être une telle donnée indépen­ damment de la conscience, de son activité intellectuelle et, en particulier, de ses opérations synthétiques, il ne nous reste plus qu'un terme infini­ tésimal, indéfinissable et inexistant pour la conscience: l'élément de réalité semble devoir s'évanouir devant l'analyse 5 • Le développement complet des conséquences de la définition kantienne de la conscience et la recherche d'une définition exacte de la donnée sensible s'accorderaient donc pour constituer une nouvelle réduction kantienne : la réduction de l'élément empirique de l'objectivité à un simple quelque chose infinitésimal, qui n'est presque rien et qui tend à n'être p] us rien du tout. Cette réduction, qui amènerait, à la limite, à une élimination complète, présen­ terait l'avantage, non seulement de laisser toute liberté au dynamisme synthétique constructeur et à l'autonomie de la conscience, mais encore de délivrer la doctrine kantienne de ce que l'on considère traditionnellement comme ses principales apories: l'existence d'une donnée empirique passi­ vement reçue dans la sensibilité n'implique-t-elle pas, en effet, l'existence d'une chose en soi et son action causale affectant le sujet 6 ? Dans ces conditions, lorsque Kant fait état d'un empirique donné, nous devions comprendre qu'il s'agit soit d'une survivance d'une conception commune insuffisamment soumise à l'examen critique, soit d'une expression super­ cielle et approximative, imposée par un souci d'adaptation aux habitudes mentales et linguistiques du lecteur: quoi qu'il en soit, l'évolution de la pensée kantienne montrerait bien quelle est la seule conclusion logique des découvertes critiques, s'il est vrai que l'Opus postumum expose la construction a priori de la matière empirique et analyse l'activité du sujet au niveau même de l'affection et de l'impression sensible 7• Mais cette réduction est-elle possible? Ne serait-elle pas, en effet, la réduction de ce qui est apparu comme l'élément indispensable de réalité dans la définition critique de l'objectivité? Est-elle seulement nécessaire et se trouve-t-elle logiquement contenue dans les indications données par Kant sur l'existence et la nature de l'intuition empirique?

A ) LE DONNÉ EMPIRIQUE SELON LES ŒUVRES CRITIQUES ANTÉRIEURES À L'OPUS POSTUMUM

I ) L'existence indépendante et ses deux conséquences :

l'antériorité et la sensorialité

L'affirmation d'une matière empirique distincte de l'a priori et indé­ pendante de l'activité synthétique de l'entendement ne devrait théorique4. Cf. LACHIÈZE-REY : Idéalisme, passim. 5 . On reconnaît là l'argument principal des philosophes et des psychologues du xIXe et du xxe siècles contre l'idée de sensation . 6. Cf. Ire partie, sect. I, chap. 6 & 7. 7. Cf. LACHIÈZE-REY : / déalisme, passim.

L'ÉLÉMENT DE RÉALITÉ

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ment pas donner lieu à contestations. Il n'est pas, en effet, de thème plus constant dans le criticisme que l'opposition établie entre le fait et le donné : chacun des paragraphes de la Critique de la raison pure et des Prolégomènes expose ou suppose cette distinction, posée comme point de départ de l'analyse 8 et mise en valeur dans les annotations manuscrites aj outées sur l'exemplaire de la Critique 9 ; lorsqu'il démontre la détermination a priori contenue dans les principes de l'entendement, Kant précise que « tout le reste est laissé à l'expérience 1 0» et, dans les œuvres pratiques, il pose également l'existence de données, qui échappent à la systématisation, à la construction métaphysique du droit et de la vertu 1 1 • La place accordée à l'empirique est mise en évidence par l'usage d'un vocabulaire relativement précis, qui le désigne spécialement et l'oppose à l'a priori : le mot « sensation» ( Empfindung) pour la donnée des sens résultant de l'« impression» ( Eindruck ) due à l'action de la réalité extérieure 1 2 et le mot « perception» (Wahrnehmung) pour celle-ci, lorsqu'elle est accompagnée de la conscience, encore indéterminée, de la présence de cette réalité 13 • L'existence de données empiriques indépendantes de l'a priori apparaît indiscutable, dès que l'on reconnaît la place faite dans le kantisme à la science correspondante, la physique empirique et, spécialement, la chimie 1 4, soigneusement distinguée de la métaphysique de la nature 15 : « Il y a en physique une infirµté de conjectures, .... parce que les phénomènes naturels sont des objets qui nous sont donnés indépendamment de nos concepts et dont, par conséquent, la clef n'est pas en nous et dans notre pensée pure, mais hors de nous 1 6 » ; lorsque l'occasion s'en présente, Kant ne manque pas de préciser le contenu de cette science, indiquant par là l'apport irréductible des données sensibles : les matières et leurs diffé­ rences spécifiques 17 , ainsi que les qualités sensibles 1 8 ; les formes des êtres naturels 19, parmi lesquelles il cite de préférence les cristallisations 20

8. Cf. C.R .P., III, 74-5, T . P . , 76 : « Ces deux éléments • (l'intui tion et le concept) « sont ou purs ou empiriques ». 9. Nachtriige, XXIII, 27, 28. 10. C.R.P., III, 158, T . P . . 173. 11. Méta. droit, V I, 205-6. 12. Cf. C.R.P., III, 50, 152-8, T.P., 53, 168-73 ; - B, III, 152, T.P., 167-8 ; - Anthrop., § 5 ; etc. 13. Cf . C.R.P., A, IV, 235, T.P., 303 ; - B , III, 152, 189, T .P. , 167, 204 ; - Prolég., IV, 300, Gib., 69 ; - Anth rop., § 9 ; etc. - Dans ce chapitre et les suivants, je complèterai ces indications : nous verrons ainsi que la « sensation » est une donnée des sens, un simple état du sujet, une représentation sans conscience de quelque chose de réel, telle qu'elle peut exister chez l 'animal, qu'elle est une synopsis, mais qu'elle ne comporte pas la représenta­ tion de la liaison synthétique, et qu'elle constitue la matière et la réalité que la conscience pourra rapporter à l'objet dans la connaissance, alors que la « perception » contient, en outre non la conscience déterminée d'un objet, car elle est aussi subjective, comme le prou�e le jugement de perception qu'elle fonde, mais la conscience de quelque chose de réel c'est-à-dire déjà la simple référence indéterminée à un objet. 14. Méta. nat., IV, 468, Gib., 9 ; - C.R. Prat., V, 26, Pic., 26 ; - Reflex. , n ° 61 (?), XIV, 470. 15. Prolég., § 15. 16. C.R.P., III, 332-3, T.P., 367. 17 . Reflex., n ° 45 ( 1775-7), XIV, 387. 18. C.R.P., III, 470, T.P., 494 : les qualités sensibles ne sont nullement exclues de la physique kantienne, mais seulement de la métaphysique de la nature. 19. Jug. , Prem. introd. , XX, 203, 217. 20. Ibid.

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et les organismes 2 1; enfin, les lois empiriques inconstructibles a priori, soit en elles-mêmes 22 , soit dans leur rencontre et leur concours, qui viennent constituer les corps physiques et les vivants 23 • On pourrait objecter qu'en tant que connaissance, cette science empirique ne peut être complètement indépendante de l'entendement, de ses concepts purs et de ses principes a priori 24 • Mais Kant fait également état d'une connaissance empirique dénuée de toute valeur scientifique, ce que, de nos jours, nous appellerions la connaissance commune : à l'unité objective de la conscience, fondée sur les catégories, il oppose son unité subjective, qui repose sur les seules lois de l'association 25 ; il évoque les jugements, qui n'ont d'autre fondement que l'habitude ou l'inclination 26 , les prétendues connaissances, qui ne sont que des aggrégats de représentations sans principe d'unité 27 , les divisions sans systèmes, présentées comme des «polytomies empiriques 28 », toutes ces règles empiriques, enfin, pour lesquelles « la condition de l'unité réside dans les simples perceptions 29 • » Comment, en outre, ignorer le cas de l'erreur, qui nous montre le jugement dépendant de principes subjectifs qui le subordonnent aux données matérielles de la sensibilité 30 • Dans les Prolégomènes 3 1 et dans la Logique 32 , Kant analyse longuement le cas d'un jugement issu des seules données empiriques, le « jugement de perception » : à la différence du jugement d'expérience, qui est posé par la faculté de juger selon le rapport défini dans un concept pur de l'entendement et qui constitue, par suite, une détermination nécessaire, c'est-à-dire une objectivité, ce jugement n'est que l'énoncé du contenu des sensations: l'or est jaune 33 , ou de leur succession dans la conscience du sujet: lorsque le soleil luit sur la pierre, elle s'échauffe 34 ; il reste donc contingent et subjectif 35 et il est à ce point différent du jugement d'expérience, que, fort souvent, il ne peut jamais devenir objectif comme celui-ci, ni être la matière d'une connaissance objective 36 • Mais ce n'est pas là le seul cas de cet ordre: dans la Critique de la faculté de juger, Kant fonde toute l'esthétique sur l'existence du « jugement de goût », 2 1 . Jug. , Prem. introd., XX, 217. 22 . C.R.P. , A, IV, 92-3, T.P., 141-3 ; - B, III, 1 27, T.P., 142 ; - Prolég. , § 36 ; - Jug. , Prem. introd . , XX, 203 , 205 , 210, 214 ; - lug. , § 70, début . 23 . Jug., Prem. introd . , X X , 2 1 7 . - Cf. tre partie, sect. I I , chap . 3 et 2 e partie, chap . 3 . 24. Cf . I re partie, sect. I I , chap . 3 . 25 . Cf . C . R . P . , B , Déd. transe. , § 18, et preuves d e s Analogies de l 'expérience. 26. C.R.P., I I I , 215 , T . P . , 232 . 27 . C.R.P. , I I I , 538 , T . P . , 558 . 28 . Log., I X , 147 , Guil . , 158 . 29. Reflex. , n ° 5708 ( 1780-9), XVI I I , 33 1 . - C 'est là le principe des prévisions empiriques (Anthrop. , §§ 34-5 ) . 30. C.R .P. , I I I , 234-5 , T . P . , 25 1-2. - Sans dou te, cette influence de l a sensibilité s 'exerce­ t-elle sur un jugement , qui repose déjà sur les catégories, dans la mesure où seul un juge­ ment d 'expérience peut être qualifié de vrai ou de faux (cf. LACHIÈZE-REY : Idéalisme, 3 14-5 ) , mais cela suffit pour établir que les données sensib les o n t une existence indépendante des principes de la vérité objective : il n'y aurai t , au trement , pas place pour l 'erreur empirique et toutes nos erreurs se ramèneraient aux seules illusions transcendantale s . 31 . Prolég. , § § 18, 19, 20, 21a & 22 . 32. Log. , IX, 1 1 3 , Guil . , 123-4 . 33. Prolég. , §§ 2b et 21a. 34 . Prolég., §§ 20 note et 29. 35 . Prolég . , § 1 8 ; - Reflex., n o s 3 145 & 3 146 ( 1790-1 804), XVI, 678-9 ; - n ° 5934 ( 1 783-4), XV I I I , 393. 36. Prolég., § 19 note.

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qui ne résulte pas de l'intervention des catégories et qui traduit, au contraire, la forme de l'intuition empirique de l'objet des sens 37 ; si l'on objecte que ce jugement comporte encore un a priori, le principe trans­ cendantal de la finalité esthétique, on peut trouver un exemple plus probant dans le « jugement de sensation », qui énonce la manière dont le suj et est affecté par le contenu matériel de la donnée sensible, en dehors de tout a priori 38 ; Kant explique même comment nous pouvons, à partir de ces jugements esthétiques singuliers, par simple comparaison, sans concept ni principe synthétique d'obj ectivité, former des jugements logiques universels, tels que : toutes les roses sont belles 39 _ Les indications données par Kant sur l'existence d'un ordre purement empirique sont donc assez nombreuses et variées, pour que nous nous contentions d'en prendre note et que nous considérions la cause entendue. Mais les interprètes, qui es timent que le kantisme ne devrait admettre rien d'autre que l'activité constructrice du sujet, n'ignorent pas ces textes : ils les signalent, au contraire, en expliquant que l'élimination de l'empirique n 'est j amais complète et en invoquant les insuffisances et les ambiguïtés de la doctrine 40• L'interprétation est aussi commode que subtile, puis­ qu'elle s'arroge le droit de ne pas expliquer ce dont elle ne peut rendre compte ! Pour la réfuter, il est nécessaire et suffisant de montrer que l'activité transcendantale suppose l'existence de données empiriques indé­ pendantes d'elle. ,Certes, nous le savons déj à, puisque nous avons vu, dans le précédent chapitre, que le caractère formel de la catégorie, la nature synthétique de l'entendement et la seule existence d'un problème de l'objectivité nous obligeaient à chercher l'apport complémentaire d'une matière intuitive distincte de l'a priori qu'elle devait remplir. Mais la fonction remplie par l'empirique dans l'acte constructeur doit compléter cette preuve et montrer de manière définitive qu'il n'en est pas le produit. La première fonction de la donnée des sens, la plus simple et la plus apparente, est d'apporter aux facultés du suj et un contenu réel, qui puisse « être rapporté à l'obj et 41 » ; l'on voit déjà que la matière empirique n 'est pas seulement un terme, dans lequel l'a priori constructeur de la représentation de l'objet finit par trouver une occasion de s'appliquer, mais qu'il est un moyen terme, grâce auquel il parvient à construire cette représentation : la luminosité et la chaleur ne sont pas de simples données, qui procurent un contenu au concept de soleil, mais ce sont des éléments, avec lesquels le sujet construit ce concept, selon les principes transcendantaux de la connaissance. Ce même exemple nous permet de comprendre les formules employées par Kant, lorsqu'il définit la connais­ sance comme la transformation de la perception en expérience, du 37. Cf. 3e partie, chap . 2. 38. Jug., Prem. introd. , XX, 224, 229-32, 248 ; - Jug., V, 215, 285 , 288 , Philo . , 58, 1 20, 122. 39 . Jug., V, 215, Philo . , 59. - De Vleeschauwer (Déduction, 1 1 1 , 345 , note) considère comme purement hypothétique ce rapprochement avec le jugement de perception ; mais il suffit ici qu'il soi t question d'un jugement sans catégories et relevant des seules données sensibles . 40 . LACHIÈZE-REY : Idéalisme, 363-4 : « Seule la sensation materialiter spectata paraît échap­ per au dynamisme de la pensée ; encore avons-nous vu qu 'elle n 'y échappe que d 'une manière partielle » ; mais la seule question est de savoir s i elle y échappe ou non : c'est un cas où il ne saurai t y avoir de milieu . 4 1 . C.R.P., B, I I I , 152, T . P . , 167-8 ; - Jug., V, 188-9, 206, Phi lo . , 36, 51 .

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jugement de perception en jugement d'expérience 42: la donnée sensible accompagnée de conscience et énoncée par la faculté de juger apparaît alors comme un présupposé de la construction de l'objectivité. Mais sa seconde fonction, plus complexe et moins connue, le prouve encore mieux: elle est un instrument requis pour la construction de l'a priori lui-même. C'est ce qui résulte de la distinction faite par Kant entre le pur et l'a priori: est pur, ce qui ne comporte aucune donnée empirique 43; est a priori, ce qui comporte éventuellement un contenu empirique, mais n'est pas fondé sur lui: «par exemple, cette proposition: tout changement a une cause, est bien a priori, mais n'est point pure cependant, puisque le changement est un concept, que l'on ne peut tirer que de l'expérience 44 _ » Le vocabulaire de Kant n'est sans doute pas parfaitement fixé 45, mais la doctrine est claire: l'a priori et, par suite, l'activité constructrice du sujet qu'il définit, exige des données empiriques comme éléments constitutifs. Des exemples permettent de comprendre le sens et l'importance de cette distinction et d'élucider la nature de cette intervention de la matière sensible: la catégorie de causalité, représentation de l'unité nécessaire d'un divers qui se succède, est un concept pur; mais la loi d'inertie, qui n'est certes pas établie à partir de vérifications expérimentales, puisqu'elle comporte une nécessité absolue et est présupposée par toute expérience, traduit la relation de causalité à propos d'un terme qui est une donnée sensible de l'expérience : le mouvement 46; de même, pour progresser encore dans la construction 42. Cf. Ire partie, sect. II, chap. 1 & 3. 43. C.R.P. , III, 74-5 , T.P., 76 ; - B, III, 28 , T . P . , 32. - Tel est le cas, dans l'ordre théorique, de l'espace, du temps, des catégories, des principes et des mathématiques (cf. 1re partie, sect. II, chap. 2 & 3). 44. C.R.P., B, III, 28 , T.P., 32. - Ainsi, un jugement analytique, fondé sur le principe de non contradiction, est a priori, même si les concepts analysés sont empiriques (Prolég., IV, 267, Gib . , 2 1 ) ; de même, le principe de finalité pratique, qui comporte le concept d'une faculté de désirer en tant que volonté libre, dont l'existence ne peut être donnée que par l'expérience, est cependant a priori, puisque la liaison entre une telle volonté et sa fin peut être déterminée, sans que l'expérience serve de preuve (]ug. , V, 182, Philo. , 30). 45 . La même proposition est, en effet, présentée, dans la page suivante, comme un juge­ ment pur a priori : plus tard, Kant se justifie, en précisant que, dans le premier cas, le mot « pur » a le sens indiqué plus haut, tandis que, dans le second cas, il sert seulement pour désigner ce dont le fondement ne réside pas dans l'expérience (Téléol. , VII I , 184, Piob., 210). Dans la première édition de la Critique. Kant distinguait seulement entre l'« absolument pur » et le « pur » (C.R.P. , A, IV, 22, T.P., 46), et encore de manière vague. Il est donc certain que le vocabul aire précis est tardif, probablement issu d'une réflexion rétrospec­ tive sur la Métaphysique de la nature, système de l'a priori non pur , et peut-être rendue nécessaire par la Critique de la raison pratique, doctrine d'un a priori absolument pur de toute référence à l'empirique : on peut le dater de 1788 (?). 46. C. R.P. , III, 64, 94, T.P., 66-7, 95 ; - B, III, 12 1-2 et note, T . P . , 133 et note ; Méta. nat., IV, 482, 554 , Gib. , 28, 146. - La théorie kantienne du mouvement est complexe : Kant pose l'existence d'un mouvement pur, qui est un acte du sujet, de son imagination parcourant et unifiant le divers pur de l'intuition , dans la construction géométrique, par exemple, et qui aboutit à la notion mathématique de déplacement ; on pourrait donc croire que le mouvement, dont a besoin la construction de la physique, est découvert par le sujet dans sa propre activité et qu'il en est le produit ; mais Kant établit une distinction absolue entre le mouvement pur du sujet et le mouvement de l'objet, présenté comme une donnée empirique (le ttre à Schütz, 13 sept. 1785 , X, 382-3 ; - C.R.P., B, III, 121-2 et note, T.P. , 133 et note) : le premi er, comme tout a priori pur, reste une simple possibilité for­ melle, incapab le de nous fournir l'existence effective d'un objet dans l'espace, que le second peut nous procurer, précisément parce qu'il est empirique ; aucune confusion n'est d'ailleurs possible : le mouvement physique doit pouvoir être déterminé de manière non arbitraire selon la quantité (grandeur), la qualité (intensité), la relation (p. ex . : causalité) et la moda­ lité (p. ex. : nécessité), ce que permet la présence d'une donnée des sens, alors que le déplacement mathématique, faute de cette dernière, ne peut être déterminé que selon la

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des lois a priori de la nature, en précisant ce qui est régi par cette loi de l'inertie, nous devons faire état d'un nouveau terme : la force motrice, qui n'est, elle aussi, qu'une donnée empirique 47 • L'a priori ne se réduit donc pas aux seuls éléments purs de la connaissance, établis dans la philosophie transcendantale : dans la métaphysique, définie, on le sait, comme la détermination a priori du donné empirique 48 , il y a place pour un a priori non pur, qui, non seulement contient des éléments empiriques, mais qui ne se laisse même construire progressivement, que grâce à l'adjonction successive de ces éléments empruntés aux sens 49 . On ne saurait être plus éloigné de l'idéalisme absolu de Fichte ou Hamelin, qui veulent que chaque moment de la construction crée ce qui sert de donné pour le moment suivant, afin précisément d'éviter tout emprunt à un donné non construit : ainsi apparaît la spécificité de l'a priori kantien au sein de la tradition idéaliste ; mais, avec elle, c'est l'originalité irré­ ductible de l'apport des sens, c'est-à-dire son existence indépendante de la pure faculté de construction, qui est mise en évidence de manière irréfutable. ***

Si nous l'envisageons du point de vue de son statut chronologique, il est évident que cette indépendance de la matière empirique nous permet de lui attribuer tfue antériorité par rapport au déploiement de l'activité constructrice ; la fonction, qu'elle remplit dans la constitution d'un a priori qui résulte d'emprunts faits à cette matière, nous interdit même de voir en elle un « contre-coup » ou un « sillage » de cette construction so : elle nous oblige, au contraire, à la considérer comme son point de départ. Kant peut et doit donc affirmer l'antériorité chronologique du donné sensible et, par conséquent, l'origine empirique de la connaissance 5 1 : « Les représentations sensibles précèdent sans contredit celles de l'enten­ dement s2»; comme le prouve le cas de l'enfant, qui sent avant de penser 53 , il y a « conscience d'un phénomène avant tout concept 54»; « C'est seulement par l'intuition, que m'est donné l'objet qui est ensuite pensé selon les catégories ss », en sorte que « toute notre connaissance commence par les sens 56 », « par l'intuition 57» : « Tous nos jugements sont d'abord de quantité et cela, arbitrairement, au gré du sujet, et que l� m_ouvem� nt subjectif _de _l'ima­ gination parcourant l 'espace n'admet même pas cette détermmat1on, pms g ue les categones ne s 'appliquent pas aux données de la seule expérience interne (cf. I re partie, sect. I I , chap. 2 , 3 & 4). 47. C.R.P. , III, 178, T . P . , 193. - Cf. I re partie, sect. II, chap . 3 . 48. Méta. nat., IV, 470, Gib. , 1 1 ; - Jug., V, 182, Philo., 29. - Dans ce dernier texte, i l s 'aoit d 'un principe métaphysique pratique : nous verrons, e n effet, que, comme la méta­ ph;sique de la nature ( 1re partie, sect. II, chap . 3 � , la mé_t�physique de_s mœurs est la construction de principe a priori comportant une matière empinque (3c partie, chap . 1 ). 49. Cf. VuILLEMIN : Physique, 42, 88-9. - Cf Ire partie, sect. II, chap . 3 . 50. Comme le pense Lachièze-Rey ( Idéalisme, 363 , 464). . . . 5 1 . II es t bien entendu que cette origine empirique de la connaissance ne sigmfie pas la nature empirique du fondement de son objectivité. 52. Anthrop., VII, 127, Fouc . , 17. 53. A n throp., VII, 127, 144, Fouc. , 17, 30. 54. Nach triige, XXI I I , 27. 55 . C.R.P., A, IV, 249, T.P., 322. 56. C.R.P., III, 237, T. P . , 254 . 5 7 . C.R.P., III, 460, T.P., 484.

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simples jugements de perception 58», «Tous les jugements d'expérience sont d'abord empiriques, c'est-à-dire qu'ils ont leur fondement dans la perception immédiate des sens 59», la connaissance étant précisément définie, ainsi que nous l'avons vu dans les pages précédentes, par la transformation de la perception en expérience, du jugement de perception en jugement d'expérience 60 • L'indépendance et son corollaire, l'antériorité de la matière empirique, ne se laissent comprendre que si nous lui assignons une origine spécifique­ ment distincte du principe intellectuel de la construction de l'a priori et de la connaissance. Dans les deux chapitres précédents, nous avons vu que les concepts purs de l'entendement exigeaient une intuition, qui ne fût pas de l'ordre de l'activité intellectuelle: elle avait donc été présentée comme étant une réceptivité sensible 61 ; de même, la plupart des textes cités depuis le début du présent chapitre parlaient, pour désigner la matière empirique, de représentation ou de donnée sensibles. Mais quelle est la signification de cet adjectif ? Il n'en est d'autre qu'organique: en effet, ou bien le mot de sensibilité reste entièrement vide, ou bien il désigne la possibilité, pour le sujet, de recevoir des impressions du fait de ses organes corporels ; comment donner autrement un sens à l'oppo­ sition faite par Kant entre la source des intuitions empiriques et l'unité intellectuelle de la conscience, qui doit venir les déterminer? En fait, à chaque fois qu'il examine avec plus de précision la nature du donné empirique, Kant fait état des organes des sens, de leur multiplicité, de leur structure et des modifications qu'ils subissent du fait des objets et des forces extérieures 62 : dans l'objectivité critique, l'élément de réalité est de nature sensorielle et d'origine organique 63 . C'est là une donnée de fait, qu'il serait contraire à l'esprit du criticisme de chercher à démontrer, dans la mesure précisément où il n'est pas un idéalisme constructeur absolu; mais une réflexion sur la nature de l'intuition empirique externe, la seule qui soit pour l'objectivité un véritable élément de réalité, peut nous convaincre de la légitimité de cette affirmation: il est, en effet, difficile de concevoir que la présence d'une intuition externe, qui nous fait percevoir, puis concevoir un terme comme étendu et comme extérieur à nous, puisse provenir de la simple conscience de nous-mêmes et de notre seule activité intellectuelle, qui sont absolument inétendues et parfaitement intérieures et dont la seule forme est la temporalité; il est, au contraire, permis de penser que l'extension et l'extériorité, qui nous sont incontestablement données en certaines de nos intuitions, quand bien même il ne s'agirait que de simples représen­ tations 64 , supposent que nous sommes autre chose qu'une conscience 58. Prolég. , IV, 298 & 299, Gib., 67 & 69. 59. Prolég. , IV, 297, Gib. , 66. 60. Cf. Jug., V, 184, Philo. , 31 ; - Anthrop. , VII, 127, Fouc. , 17. - Cf. tre partie, sect. I I, chap. 3. 61. Cf. C.R.P. , III, 47, T.P., 53 ; - B , III, 107, 117, T.P. , 107, 124. 62. C.R.P., A, IV, 34-5, T.P . , 59-60 ; - Anthrop. , §§ 15-22. 63. Cf. HEIDEGGER : Kant, § 29 ; - KRUEGER : Kritik, 44, 46. - Heidegger signale la diffé­ rence existan t entre la sensibil ité, qui a un sens métaphysique (la finitude de l 'intuition) et un sens scientifique (la non intellectualité des mathématiques) et la sensorialité, qui est d'ordre physiologique ; mais la première n 'est que la forme de la seconde : elle ne serait pas une sensibilité, si elle n'était pas une faculté du sujet relative à la sensorialité . 64 . Cf. l'analyse et la discussion de la Réfutation de l'idéalisme (1re partie, sect. I , chap. 5 ) .

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intellectuelle: seule, peut-être, la spatialité du sujet, c'est-à-dire sa nature corporelle, le caractère organique de sa sensibilité, est capable de rendre compte de l'existence d'une intuition spatiale ; elle seule, sans doute, s'avère capable de donner un sens à l'idée d'une réceptivité, dans laquelle le sujet se trouve affecté par des objets 65 . Certes, Kant n'explicite pas complètement sa pensée sur ce point; mais, dans l'écrit sur l'espace de 1768, il avait montré que la différenciation des différentes régions de l'espace trouvait son sens et sa possibilité par rapport au corps du sujet 66 et l'on doit constater, non seulement que rien, dans les ouvrages critiques ultérieurs, ne vient contredire sur ce point les affirmations de cet article, mais encore qu'en 1786, ce sont les mêmes conceptions qui sont invoquées pour donner un sens au verbe « s'orienter 67 ». Ce ne sont là que des indications fragmentaires, mais elles sont amplement suffisantes, s'il est vrai que la nature sensorielle et l'origine organique de l'intuition empirique ne pouvaient faire problème pour Kant, puisqu'elles étaient déjà contenues dans les affirmations de son caractère sensible, de son indépendance et de son antériorité.

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Les interprètes de la doctrine ont cependant volontiers refusé et même réfuté cette évidence kantienne au nom des principes kantiens. Il importe donc d'examiner leurs arguments et de répondre à leurs objections, afin de mieux comprendre le sens et la possibilité de l'existence indépendante et antérieure, relevant des organes des sens, accordée à l'élément de réalité. 1 ) L'on peut évidemment s'interroger sur la possibilité d'une donnée, qui serait en nous sans nous: il semble, en effet, que ce qui est dans la conscience doive dépendre de celle-ci et ne puisse échapper à ce qui constitue son être, l'activité, ses formes et ses principes synthétiques constructeurs 68 • Il n'est certes pas question de nier que la donnée empi­ rique dépende du sujet qui la reçoit, puisque la subjectivité des impres­ sions sensibles est souvent rappellée par Kant 69 ; mais nous devons d'abord constater qu'il définit précisément la sensation comme une « représen­ tation sans conscience 70» ; ensuite, si la perception est présentée comme une « représentation accompagnée de conscience 7 1 », il faut retenir qu'il s'agit alors d'une simple conscience « indéterminée» de l'existence de quelque chose et que, par conséquent, cette conscience est indépendante de l'activité transcendantale de détermination du divers. Car il est indispensable de distinguer la dépendance du donné par rapport au sujet et sa dépendance par rapport à son activité: on peut fort bien reconnaître la première, difficilement contestable, sans admettre la seconde, lorsqu'on fait état, comme Kant, d'une réceptivité passive permettant l'existence 65. Cf. l•e partie, sect. I , chap . 5 & 7. 66. Espace, I I , 379 ; - cf. I n t rod uction, chap . 2. 67. S 'orit!n ter, VIII, 134-5 , Philo. , 77. 68 . Cf. Z W ERMA N N : Dcdllk tion, 458 , 467 ; - H A N NEQU I N : Principes, 404. 69. Cf. C.R.P., I II , 250, T . P . , 266 ; - A, IV, 34-5, T . P . , 59-60 ; - B, I I I , 152, T.P., 1 67-8. 70. A n th rop . , § 5 : Kant prend ainsi l 'exemple de la représentation animale. 71 . Cf. C.R.P., A, IV, 235 , T . P . , 303 ; - B, I I I , 152, 189, T . P . , 167, 204 ; - Anth rop. , VII, 144, Fouc . , 30 .

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d'un donné en nous et même relatif à nous, qui n'est pas par nous ; conclure de la première à la seconde, c'est prendre pour principe de l 'interprétation du kantisme ce que l'on prétend établir contre ses affir­ mations les plus constantes, c'est admettre gratuitement que la présence de la conscience est toujours l'intervention de son activité pure 72 • 2 ) On répliquera que la Déduction transcendantale, pour démontrer la validité objective des catégories, pose que ce qui est donné à la conscience est nécessairement conforme aux conditions transcendantales de son unité ; cette conformité nécessaire apparaît indispensable pour écarter l'éventualité d'un donné qui s'opposerait aux concepts et aux principes de l 'activité déterminante 73 : « Dire : nous pouvons déterminer a priori la disposition des choses, et aussi, en même temps : les choses ont une disposition indépendante de notre pouvoir de les déterminer, est une contradiction 74 ». Mais la Déduction transcendantale a précisément commencé par poser que « des obj ets peuvent incontestablement nous appa­ raître, sans qu'ils doivent se rapporter à des fonctions de l'entendement ni que celui-ci renferme donc leurs conditions a priori 75 » : la démonstration de la conformité nécessaire du donné aux catégories n'est pas une négation de son indépendance, négation qui supprimerait le problème au lieu de le résoudre ; elle a uniquement pour but d'établir que le donné, en tant qu'objectivement connu, ne saurait s'opposer aux principes constructeurs de la connaissance, puisque ceux-ci sont indispensables, non pour qu'il soit donné, mais précisément pour qu'il devienne un donné objectivement connu 76 • 3 ) Mais cette distinction entre le donné sensible et le construit, relevant de l'entendement, ne vient-elle pas justement mettre en question ce qui constituait l'un des principaux arguments en faveur de l'existence d'une donnée empirique indépendante des catégories : l'existence du jugement de perception et sa spécificité en face du jugement d'expérience ? En effet, s'il est vrai que tout jugement, dans sa copule, exprime le caractère obj ectif de la liaison du sujet et du prédicat, on ne voit pas comment il pourrait exister un jugement de perception simplement sub­ jectif et contingent ; si le principe de la Déduction transcendantale est que toute liaison suppose les concepts et les principes a priori, il semble difficile d'admettre l'existence d'un jugement qui ne fasse pas intervenir les catégories : en tant que jugement, le j ugement de perception doit avoir pour principe le principe de tout jugement, qui est la catégorie, et l'on ne voit pas quel pourrait être le principe particulier qui le fonde et qui le distingue du jugement d'expérience 77 • Il semble donc qu'il faille renoncer à l'idée d'un jugement différent du j ugement construit par 72 . Il en serai t ainsi, si l'on concevait la conscience comme une substance permanen te qui pense toujours, ou comme un être défini par la seule activité ; mais l'affirmation d'une sensi bilité distincte de l'entendement et la réfutation du substantialisme de la psychologie rationnelle montrent que Kant refuse ces conceptions cartésiennes ou leibniziennes, qui ins­ pirent inconsciemment ses interprètes. 73 . Cf. chapitre précédent. 74 . Reflex. , n ° 5607 (1778-83) , XVI I I , 249. 75 . C.R.P., III, 102, T.P., 103. 76. Cf . chapitre précédent et Jre partie, sect. III, chap. 4. 77 . Cf. DE VLEESCHAUWER : Déduction, I I, 459, Ill , 142.

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l'entendement pur : la doctrine du jugement d'expérience, fondé sur les catégories, éliminerait la doctrine du jugement de perception 78 ; ainsi comprendrait-on que la seconde édition de la Critique de la raison pure, qui met si nettement en évidence l'objectivité contenue dans la copule de tout jugement, ne fasse plus état de cette théorie exposée dans les Prolégomènes 79 ; pour rendre compte de la présence épisodique, dans ce dernier ouvrage, d'une notion qui semble contredire les principes du criticisme, on peut même soutenir que Kant ne la fait pas sienne, mais qu'il expose simplement ce que les empiristes entendent par jugement, afin de montrer que cela ne correspond pas au vrai jugement de connais­ sance, qui est le jugement d'expérience : il s'agirait donc d'une analyse purement abstraite et polémique 80 • Il est évident qu'il serait alors impossible de tirer parti de l'existence du jugement de perception, pour prouver quoi que ce fût au sujet de la nature du donné empirique, tel qu'il est conçu par Kant. Rien ne nous autorise, cependant, à rej eter ainsi l'idée d'un jugement de perception distinct du jugement d'expérience. D'une part, l'argument de fait n'est pas probant, puisque Kant fait constamment état de juge­ ments qui ne sont pas fondés par les catégories et qui ne possèdent pas l'objectivité accordée au seul jugement d'expérience : les jugements constitutifs de la connaissance non scientifique, le jugement de goût, le jugement esthétiqy.e de sensation , etc. D'autre part, l'argumentation de droit est sans valeur : le criticisme laisse place à des jugements non objectifs, qui ne reposent pas sur l'intervention des catégories, puisque le jugement résulte, non de l'entendement, qui est une faculté de concevoir, mais de la seule faculté de juger ; sans doute, en tout jugement, la copule « est » exprime-t-elle une certaine prétention à l'objectivité, mais cette prétention est loin d'être toujours satisfaite : tout jugement se veut objectif, mais aucun ne l'est immédia tement ; pour qu'il le soit, il faut que la copule soit une vraie copule, une unité synthétique néces­ saire, une catégorie . Celle-ci, en effet, est le principe constitutif, non du jugement en général, mais seulement de la détermination qui le rend objectif ; c'est ce qu'indique clairement un texte, qui est précisément une addition de la seconde édition de la Critique : « Par rapport à l'usage simplement logique de l'entendement, on ne détermine pas auquel des deux concepts on veut donner la fonction de suj et, ni auquel celle de prédicat .... Au contraire, si je place dans la catégorie de substance le concept d'un corps, il est décidé par là que son intuition empirique doit toujours être considérée dans l'expérience comme sujet et j amais comme prédicat s 1 • » L'on doit donc reconnaître que le kantisme admet l 'existence de jugements qui ne relèvent que de la faculté de juger et de l'usage logique de l'entendement, qui analyse et abstrait le donné empirique et forme ainsi les concepts servant de suj et et de prédicat, mais qui ne relèvent pas de son usage transcendantal , dans la mesure où la liaison 78. Cf. C. MENCKE : Immanen t Kritik des kan tischen Wah rnehmungs- und Erfahrungsur­ theils, Halle , Phil. Fak . , Inaug. Diss . , 1886, 38. 79. Du VLEESCIIAUWER : Déduction, I II , 142. 80. NABERT : Expérience, 250 ; - E. W. SCHIPPER : Kan t's answer to Hum e 's problem, Kantst . , LIi i , 1961-2, 68-74 . 81. C.R.P., B, III, 106, T.P., 1 06.

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de ces concepts n'a pas pour principe ce concept copulatif pur qu'est la catégorie 82 . Cela ne suffit-il pas pour prouver l'existence d'un ordre de l'empirique distinct et indépendant de l'activité transcendantale de cons­ truction de la connaissance objective? 4 ) Mais l'admission de l'existence d'un jugemen t de perception risque, en définitive, d'aller à l'encontre de l'utilisation qui a été faite de cette doctrine dans les pages précédentes: ne sommes-nous pas, en effet, en présence d'une activité de la conscience au niveau de ce qui a été présenté comme indépendant de son activité? Nous devrions donc reconnaître l'existence d'une activité constructrice de la conscience, qui, différente de l'activité responsable de l'objectivité, se situerait au niveau de l'empi­ rique et qui serait responsable de ce qui constitue un donné pour la détermination catégoriale 83 . C'est ce que prouverait la doctrine kantienne de la perception. Celle-ci, nous le savons, est définie comme l'impression accompagnée de conscience et la conscience de l'intuition empirique comporte une synthèse qui parcourt et relie les diverses données des sens, la synthèse de l'appré­ hension 84 ; or, nous le savons aussi, une synthèse ne peut être produite par les sens, ne serait-ce que parce que le terme unificateur doit être différent des termes unifiés ; la perception reposerait donc sur la faculté de synthèse du sujet, l'imagination, et Kant tient à souligner l'importance et l'originalité de cette thèse: «Que l'imagination soit un ingrédient nécessaire de la perception elle-même, c'est ce qu'aucun psychologue n'avait encore bien vu 85 • » Mais nous ne pourrions en rester là: l'activité synthétique de l'imagination se laisse, en effet, définir dans des lois, par des concepts de l'entendement, qui expriment l'unité de l'acte de synthèse 86 ; en dernière analyse, si l'on veut prendre entièrement conscience de ce qu'elle suppose, la perception, solidaire de l'imagination, relèverait donc de l'entendement 87 ; il serait donc nécessaire de poser qu'elle est de l'ordre du jugement et qu'elle implique le concept, mais un concept encore privé de la nécessité et de l'objectivité conférées par 82. Un silence n'étant pas une négation, l'absence de la théorie du jugement de percep­ tion dans la seconde édition de la Critique ne prouve rien. On peut cependant l'expliquer aisément : ce n'est pas au moment où il supprime les analyses psychologiques de la première édition, que Kant va ajouter la description d'un jugement dont le fondement et la valeur restent purement subjectifs ; et surtout, lorsque l'attention se concentre sur la seule objec­ tivité, qui est présente en certains jugements et qui est visée par tous , une analyse du jugement empirique et subjectif apparaît inutile et risquerait d'entraîner de nombreuses confusions : consacrée à l'a priori et à l'objectivité qu'il fonde , la Critique n'a pas à s'occuper de ce qui n'est qu'empirique et subjectif dans la conscience (cf. C.R .P. , B, I I I , 113, T . P . , 1 18 ; - Découv. , VIII, 240, Kempf, 94), alors que, partant du point de vue de la conscience empirique et de la connaissance commune, les Prolégomènes devaient traiter du jugement de perception. La présence et l'absence de cette doctrine sont donc les conséquences nécessaires des différences de point de vue et de méthode entre la démarche analytique et la démarche synthétique. 83 . G. SIMMEL : Ueber den Unterschied der Wah rnehmu ngs- und der Erfah rungsurtheile, Kan ts t . , I , 1897 , 422-3 ; - LACHIÈZE-REY : Idéalisme, 313-5 . - C'est le mérite de celui-ci d'avoir ainsi déplacé et reculé le problème de l'activité constructrice du sujet. 84. C.R.P., A, IV, 77, T.P . , 1 1 1-2 ; - B, I I I , 124-7, T.P. , 137-43. - Cf. I re partie, sect. III , chap. 4. 85 . C.R.P., A , IV, 89 note , T.P. , 134 note . - Cf. C.R.P., A, IV, 86-7, 89-90, T.P. , 130, 134-5. 86. La Déduction métaphysique (§ 10) introduit et définit le concept à partir de la synthèse de l'imagination, dont il est la représentation intellectuelle. 87. Cf. A. CLASSEN : Uebe r den Einfluss Kan ts auf die Theorie der Sin neswahrnehmung, Leipzig, Grunow, 1886, 147 .

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la catégorie: on pourrait penser, avec Lachièze-Rey, que « toute perception s'accompagne d'une hypothèse constructive dont les éléments fondamen­ taux sont constitués par les formes et les catégories.... Il n'y a pas, dit Kant, de connaissance possible sans un concept, si imparfait et si obscur soit-il ; nous pouvons préciser en disant que nous partons, dans la percep­ tion, du concept comme hypothèse pour aboutir au concept comme loi 88 » . Ne devrions-nous pas attribuer ainsi à l'intervention du jugement et du concept la simple conscience des formes perçues et des qualités sensibles 89 ? Adopter une telle interprétation, ce serait déjà beaucoup accorder à l'interprétation retenue dans les pages précédentes, dans la mesure où l'on reconnaît au moins qu'il existe autre chose que la pure activité de la conscience constitutive de l'objectivité scientifique. Mais, même en faisant abstraction de ses obscurités et de ses apories 90, on ne peut l'accepter, car elle contredit les affirmations les plus formelles et les plus claires de Kant. A ses yeux, en effet, la donnée empirique n'est pas un jugement: « Les sens ne se trompent pas, non parce qu'ils jugent toujours juste, mais parce qu'ils ne jugent pas du tout.... Dans une représeniation des sens (puisqu'elle ne renferme pas de jugement), il n'y a pas d'erreur .... Dans les sens, il n'y a absolument pas de jugement, ni vrai, ni faux 9 1 » ; la preuve en est que la sensation, même illusoire au regard de l'entendement, reste incoercible, comme peut l'être une évidence immédiate indépendante de tout jugement 92 ; inversement, c'est l'inter­ vention du jugement, qui est responsable de l'illusion, de l'apparence sensible: « Nous prenons souvent, ainsi qu'il arrive dans ce qu'on appelle l'illusion des sens, pour quelque chose d'immédiatement perçu, ce qui n'est pourtant que conclu 93 »: si nous le distinguons avec soin de l'apparence, illusion due à l'entendement, et de l'expérience, vérité due également à l'entendement, nous devons reconnaître que « dans le phéno­ mène, on ne saurait rencontrer un jugement de l'entendement 94 ». Qui plus est, Kant distingue nettement l'apport des sens et le pouvoir de l'imagi­ nation et c'est à ceux-là, non à celle-ci, qu'il attribue la perception: « Il y a trois sources subjectives de la connaissance .... les sens, l'imagina­ tion et l'aperception .... Les sens représentent les phénomènes empirique­ ment dans la perception ; l'imagination dans l'association.... 95» ; !'Anthro­ pologie pose, par exemple, que la composition des données sensibles, qui produit la matière d'une intuition empirique, est le fait, non de l'imagina­ tion, mais de la sensibilité et elle affirme qu'un aveugle, qui aurait appris grâce au toucher à imaginer la forme d'un objet, devrait encore, après avoir recouvré la vue, apprendre à voir, la sensibilité étant tout autre

88. LACH IÈZE-REY : / déalisme, 272-3. 89. Ao1CKES : Affe ktion, 72-83 (cf. tre partie, sect. I, chap. 7, La double affection). 90 . Cf. 1re partie, sect. I, chap. 7. 9 1 . C. R . P . , III, 234, T.P., 25 1-2. - Cf. Anthrop. , VII, 142 , 146, Fouc., 28, 31 ; - Log., IX, 53, Gu i l . , 59 ; - Reflex. , n ° 2127 ( 1764-9 ? ) , XVI, 245 . 92. Rêves, II, 346-7. 93. C. R . P . , III, 240, T .P. , 257. 94 . Méta. nat., IV, 555, Gib., 147. . 95 . C. R . P. , A, IV, 86, T .P., 129. - Cf. C.R.P., A, IV, 234-5, T.P., 303 ( 1 1 faut noter que ces 'imagination). l à beaucoup pourtant accorde textes sont de la première édition, qui

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chose que l'imagination ou l'entendement 96 • On ne saurait invoquer ici la distinction faite entre la perception et la sensation, puisque nous venons de voir Kant rapporter la perception aux sens, par opposition à l'imagi­ nation, et que la conscience, dont la présence constitue sa différence d'avec la sensation, n'est qu'une conscience indéterminée d'existence, nullement une conscience déterminée, ni, a fortiori, déterminante; on ne saurait non plus invoquer l'existence du jugement de perception, car ce n'est qu'un jugement logique qui énonce son contenu, nullement un jugement qui le constituerait ; certes, nous avons vu Kant affirmer que l'imagination intervient dans la perception, mais cette affirmation ne signifie peut-être pas qu'elle produise la perception, en tant que simple impression sensible consciente: peut-être veut-il seulement montrer qu'elle produit cette conscience de l'impresssion sensible, qui consiste à en parcourir le divers dans l'appréhension et qui permet sa transformation en connaissance 97 • Quoi qu'il en soit, nous devons surtout craindre de tomber sous le reproche de Kant, qui se plaint d'être mal compris à ce sujet 98 , et nous devons avouer que rien ne nous permet indiscutablement de refuser l'irréductible indépendance du donné, qu'il affirme sans cesse et que son système suppose par chacun de ses détails. 5 ) Faute de pouvoir démontrer l'existence d'une contradiction entre cette affirmation et certaines des autres thèses soutenues par Kant, on peut chercher à la réfuter par l'absurde en invoquant les principes généraux de sa pensée. Il semble, en effet, qu'une philosophie qui met en évidence l'activité du sujet et son autonomie, ne saurait admettre la présence d'une matière qui soit simplement donnée et qui fasse ainsi obstacle au déploiement de cette autonomie dans le champ même de sa compétence 99 • Kant fait profession de rationalisme et reproche, en particulier, aux autres doctrines d'expliquer la possibilité de la connais­ sance par un fait aussi miraculeux et inintelligible que l'harmonie préétablie 100: dès lors, il est permis de demander comment il peut faire intervenir un donné étranger à la raison et, par suite, établir une telle « opposition entre le sensible et l'intellectuel», que leur « raccord .... ne dépasse guère le plan d'une sorte de préordination harmonique, maigre­ ment explicative» et que « l'ordonnabilité de cette matière hétéronome» reste apparemment incompréhensible 101 • En définitive, dans cette doctrine de la nécessité, la conformité aux lois de la pensée d'une donnée empi­ rique qui en est indépendante, serait un simple fait contingent 102 . En raison des limites qu'elle impose à l'affirmation de l'autonomie, de la 96. Anthrop., V I I , 172-4, 175-6, Fouc . , 50-2, 52-3 . 97. Cf. Ire partie, sect. I I I , chap. 4. 98 . Après avoir opposé le phénomène, indépendant du jugement , et l 'apparence, due à l 'intervention de l'entendement, Kant écrit : « Lorsqu 'il est question de phénomènes - et l 'on confond ce terme avec celui d'apparence pour le sens - on est toujours mal compris » (Méta. nat., V, 555 , Gib . , 147 ) . C'est peut-être pour éliminer ce risque d'incompréhension, qu'il fait disparaître la description psychologique de la première édition de la Déduction trans­ cendan tale, qui insistait sur le rôle de l'imagination dans la percep tion d 'une manière apparemment ambiguë. 99. LACHIÈZE-REY : Idéalisme, 252 , 317, 363-4, etc. 100. Cf. Lettre à Herz, 21 fév. 1772, X , 126. 101 . DE VLEESCHi\UWER : Évolution , 124. 102 . LACHIÈZE-REY : J déalisme, 401-9 note. - C'est là le principal argument opposé à Kant par J. Laporte dans son étude sur L 'idée de nécessité (Paris, P.U.F., 1 94 1 ) .

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rationalité et de la nécessité, la position d'une matière empmque indé­ pendante de l'activité transcendantale apparaît donc contraire aux principes de la doctrine kantienne. Mais ces limites ne sont pas les conséquences absurdes d'une conception du donné, qui n'aurait pas sa place dans le criticisme : elles sont, au contraire, expressément posées par Kant lui-même, dont la pensée se caractérise avant tout par un refus complet de l'autonomie, de la ratio­ nalité et de la nécessité absolues. Car, à côté des «lois par lesquelles l'expérience en général est possible », constitutives de notre «autonomie», une place est prévue pour une «hétéronomie», définie par l'ensemble des lois connues par expérience 103 • Il nous faut, de même, reconnaître que «les objets, qui nous sont donnés par expérience, nous sont incompréhensibles à bien des égards 104 » : le rationalisme kantien ne pose pas que tout ce qui est, ni même tout ce qui nous est donné peut être pénétré par notre raison, mais que seul ce qui est concevable par elle peut être objet de connaissance vraie et d'affirmation légitime. Enfin, si l'accord entre les données sensibles et les lois de l'entendement comporte une nécessité qui est suffisamment expliquée et justifiée par Kant, lorsqu'il démontre que la connaissance objective des premières suppose l'intervention des secondes 105, cette nécessité reste partielle : «Nous n'avons pu expliquer pourquoi la sensibilité et l'entendement, ces deux sources absolument hétérogènes de la connaissance, conspirent toujours et si parfaitement, afin de permettre une connaissance par expérience en général et surtout .... une connaissance par expérience de la nature sous ses lois diverses particulières et simplement empiriques dont l'entendement ne nous enseigne rien a priori, comme si la nature avait été organisée en vue de répondre à notre pouvoir de compréhension 106 • » On ne saurait, en effet, ignorer la part faite à la contingence dans le criticisme, qu'il s'agisse des représentations non scientifiques, des lois empiriques de la science ou du contenu de ses lois transcendantales; la négliger, ce serait s'interdire la compréhension de nombreux thèmes de la doctrine et de multiples parties du système : il n'y aurait plus alors place pour la finalité, inséparable, selon Kant et sans doute en soi, de la contingence, ni pour l'activité particulière du sujet qui prend conscience de cette finalité, le jugement réfléchissant 107 ; il n'y aurait plus place pour l'historique, l'individuel et l'événementiel, dans leur opposition à la légalité, à la rationalité et à l'a priori 108 ; il faudrait exclure tout ce qui relève de l'induction et de la probabilité 1 09 ; il faudrait aussi ignorer l'existence d'un problème du souverain bien, qui ne fait difficulté que parce que la réalisation de la liberté et de la raison dans la nature et dans l'histoire reste un fait contingent 1 10 : la Dialectique de la Critique de la raison pratique, la totalité de la Critique de la faculté de juger 103 . 104. 1 05 . 106 . 107. 108. 109. 1 10.

Reflex., n ° 5608 ( 1778-83 ), XVI I I , 250 . Prolég., IV, 348 , Gib . , 134.

Cf. le chapi tre précéden t .

Découv., V I I I , 250, Kempf, 106-7.

Cf. Cf. Cf. Cf.

2e partie, chap. 3 e partie, chap . } re partie, sect. 3e partie, chap .

2 & 3. 3. I l , chap . 3 . 2 & 3.

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et les multiples écrits consacrés à l'histoire, à la religion et à la théodicée se trouveraient rejetés hors du criticisme ! L'absurdité d'une telle conclu­ sion démontre l'importance de !'hétéronome, de l'irrationnel et du contingent dans la réflexion kantienne et constitue ainsi une preuve absolue en faveur de l'existence de données empiriques indépendantes de l'activité transcendantale et, par suite, antérieures et extérieures à elle. I l ) Richesse et complexité du donné empirique

Cela reconnu, on peut chercher à restreindre la portée d'une doctrine que l'on considère habituellement comme regrettable pour la pureté et la cohérence de l'idéalisme kantien, étant donné l'image que l'on s'en forme: on y parvient, en posant que la donnée des sens se réduit au point de n'être qu'un élément ponctuel, un atome de représentation, un choc infinitésimal, dépourvu de composition et de différenciation inter­ nes m. Il semble, en effet, que la matière de l'unification intellectuelle, surtout si on la pose comme antérieure à celle-ci, ne saurait être autre chose qu'un élément simple ; nombreux sont les textes de Kant qui peuvent être invoqués en faveur de cette interprétation: la liaison des données ne provient pas des sens 1 1 2 , qui ne nous fournissent que des termes sans unité et selon le hasard 1 13 ; pour la conscience, qui parcourt le divers dans la synthèse de l'appréhension, chaque donnée empirique correspond à un instant dans la succession des représentations, en sorte qu'elle apparaît indivisible et simple comme l'instant et, par suite, élémentaire et indifférenciée 1 14 : la sensation n'est-elle pas un point sans étendue ni durée, s'il est vrai que «l'on ne trouve en elle ni l'intuition de l'espace, ni celle du temps 1 15»? Cependant, les indications données au sujet des éléments sensibles, qui constituent les représentations non scientifiques et la matière de la science objective, imposent une tout autre conclusion: en effet, ce qui s'est révélé comme indépendant de l'activité transcendantale, est présenté comme étant riche et complexe, diversifié et composé, structuré, dirions­ nous de nos jours. C'est ce que prouve déjà la diversité, variée et différenciée, des qualités sensibles - des couleurs, par exemple 1 1 6 - ou de l'intensité des sensations 1 17 ; prétendrait-on que les qualités sont des termes ponctuels, qu'il faudrait alors rappeler l'existence de données empiriques quantitatives, de « simples intuitions occupant une portion d'espace et de temps 118»: «nous pouvons intuitionner comme un tout un quantum indéterminé, quand il est renfermé dans des limites, sans 1 1 1 . Cf. DE VLEESCHAUWER : Déduction, II, 399-400, Évolution, 106 ; - DAVAL : Métaphysique, 324. - La comparaison entre le donné empirique et l'élément infinitésimal ( « différentielle de conscience ») vient de Maimon et la comparaison avec un « choc » se trouve chez Fichte. 1 12. C.R.P., A, IV, 89, T.P., 134. - Cf. Introduction, chap. 2. 1 13 . Reflex, n ° 5636 ( 1780-3 ) , XVIII, 267. 1 14. C.R.P., Analogies de l 'expérience, passim. 1 15 . C.R.P., B, III, 152, T.P. , 168. 1 16. Reflex., n os 5358 & 5359 ( 1797), XVIII, 683. 1 17. C.R.P., III, 157-8, T.P., 173. 1 18 . Prolég., IV, 309, Gib., 80.

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avoir besoin d'en construire la totalité en le mesurant 119»; dans la mesure elle-même, l'unité de grandeur servant pour l'estimation mathé­ matique est une «grandeur esthétique », simplement intuitive, évaluée par l'œil, avec un maximum propre, dont le dépassement est à l'origine du sublime mathématique: «Toute évaluation de grandeur des objets de la nature est en fin de compte esthétique ( c'est-à-dire déterminée subjec­ tivement et non objectivement) 1 20 »; les sens nous donnent l'unité esthétique, non seulement des parties de l'espace, mais aussi des parties du temps, dans le cas de l'intuition empirique, de la perception subjective et contingente d'une succession, matière et élément de réalité pour les catégories de la relation 12 1 ; cette grandeur spatiale et temporelle du donné apparaît évidente, dès qu'on se rappelle que le mouvement, terme antérieur à la construction scientifique et exigé pour elle, est une certaine unité des instants et des points. Sans cette richesse et cette complexité, cette structuration propre de la matière issue des sens, on ne saurait comprendre la possibilité de jugements de sensation et de perception, qui énoncent le contenu et l'enchaînement des intuitions empiriques sans l'intervention de l'entendement catégorial 1 22 ; on ne saurait non plus comprendre l'existence d'une physique simplement empirique décrivant les matières, leurs propriétés et leurs différences spécifiques, ainsi que les formes des êtres naturels avec leurs structures et leurs organisations propres, dont les c;ristallisations et les organismes sont les exemples les plus probants, ceux qui méritent le plus de retenir notre attention dans la discussion présente 123 • Nous devons donc parler, non pas de sensations ponctuelles, mais d'ensembles, de «formes» sensibles. L'emploi de ce mot ne constitue pas un anachronisme, résultant d'un emprunt à la psychologie de notre siècle: Kant parle de « Gestalt» pour décrire des déformations de la flamme 124 ou pour désigner le donné de l'expérience esthétique 1 25 et de «Form» à propos de l'objet du jugement réfléchissant, esthétique ou téléologique 126• Pour lui, en effet, il existe, distinctes des formes pures de la réceptivité et de l'intellection, des formes empiriques, données par les sens: dans la réflexion téléologique, le sujet se trouve en présence de formes natu­ relles contingentes pour son entendement, c'est-à-dire indépendantes de 119. C.R.P., III, 294 note, T.P . , 338 note. 120. Jug. , V, 251, Philo. , 90. 121. C.R.P., B, III , 113, T.P., 117. 122. Cf. l'analyse et la discussion de la théorie du jugement de perception dans les pre­ mières pages de ce chapitre. 123. Cf. les citations et les références données au début de ce chapitre au sujet du contenu irréductible de la physique empirique. 124. Reflex. , n ° 665 (1769-70), XVa, 289. 125 . Cf. les Reflexionen consacrées à l'esthétique, XVa et XVb, passim ; - Jug., Prem. introd. XX, 232 ; - Jug., V, 279, Philo. , 115 . 126. ' Jug., Prem. irztrod. , et Jug. , lrztrod. , passim. - Il est difficile de préciser la s ignifi­ cation exacte de chacun de ces deux termes : tandis que « Form » �emble plutôt réservé pour désigner la forme, abstraction faite de la matière, même lorsqu 'il s'agit d'une forme e1:1pi­ rique « Gestalt ,. est souvent employé pour la forme concrète que prend le contenu sensible (cf. Reflex. , no 638 (1769), XVa, 276) ; ainsi, les passages cités dans la note précédente font état des « Gestalten ,. douées de finalité à propos des objets, dont la « Form ,. est repré­ sentée selon une harmonie conforme aux exigences de l'accord entre imagination et ente�­ dement · cette distinction se comprend, puisque le terme d'origine latine est plus abstrait pour u� Allemand que le terme d'origine germanique, mais elle est toute relative, puisqu 'il s 'agit de doublets . 5

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son activité déterminante ; dans la réflexion esthétique, l'objet présente, indépendamment de tout concept, une forme que l'imagination peut parcourir et qui produit dans le sujet un sentiment de plaisir; la seule distinction faite entre la finalité esthétique et l'harmonie logique des figu res géométriques, résultat nécessaire de la coopération du concept et de l'intuition pure, prouve suffisamment l'existence de données empi­ riques douées de formes; c'est ce que confirment la nature du sublime et sa distinction d'avec le beau: l'objet sublime, en effet, se caractérise par son désordre, qui l'oppose aux exigences de notre entendement, ce qui nous oblige à reconnaître que, soit ordonnée et belle, soit désordonnée et éventuellement sublime, la donnée sensible possède une richesse, une complexité et une organisation, qui lui sont propres 127 • Dans la première édition de la Critique de la raison pure, Kant avait même indiqué avec précision la source responsable de cette propriété du donné empirique, en opposant aux synthèses de l'imagination et de l'entendement la synopsis des sens : «J'attribue au sens la synopsis, parce qu'il contient de la diversité dans son intuition 1 28 ». Ce ne sont pas là des affirmations ou des indications secondaires et marginales, dont le criticisme aurait pu se dispenser: ce sont des consé­ quences nécessaires des conceptions kantiennes les plus importantes. Nous savons, par exemple, que la construction de la connaissance exige un élément empirique qui procure soit le contenu réel correspondant au construit, soit l'ingrédient indispensable pour la construction elle-même, dès qu'elle s'engage dans le domaine de l'a priori non pur; or une donnée sensible élémentaire, un choc ponctuel seraient incapables de remplir cette double fonction: il faut que le terme matériel ait qualité et forme, pour qu'il puisse correspondre adéquatement au construit qu'il doit illustrer et vérifier, sans quoi n'importe quoi pourrait présenter un cas sensible pour n'importe quel concept et, réciproquement, n'importe quel concept pourrait prétendre déterminer n'importe quel élément de l'intui­ tion 1 29 ; de même, l'utilisation du mouvement pour constituer l'a priori non pur suppose que cette donnée empirique possède des caractères propres qui la différencient des autres données. En outre, lorsqu'il décrit le mécanisme de cette construction synthétique, Kant fait état de la synthèse de l'appréhension, due à l'imagination parcourant le divers d'une intuition donnée, ce qui implique que celle-ci est un ensemble complexe qui peut et doit être parcouru pour être objectivement déter­ miné 1 30 • Enfin , la Seconde antinomie montre que tout ce qui est dans l'espace et dans le temps est infiniment divisible et que le point et l'instant ne sont que les limites d'une analyse toujours partielle et provisoire; il s'ensuit qu'il n'y a jamais d'élément simple dans ce qui est 127. Cf. 3c partie, chap. 2. 128. C.R.P., A, IV, 76, T.P., 109. - Cf. C.R.P., A, IV, 74, T.P., 105. 129. Cf. l'analyse du schématisme, }re partie, sect. I I , chap. 4. 130. Cf. l'analyse de la triple synthèse, }re partie, sect. III, chap. 4. - Nous verrons aussi que l'adjonction successive des éléments empiriques indispensables p our la construction progressive de la science implique une abstraction analytique, qui, parmi toutes les qualités et les propriétés présentées par la matière empirique, ne retient que le terme permettant une détermination a priori, le mouvement, par exemple (cf. }rc partie, sect. I I, chap . 3 ) : la donnée sensible révèle sa complexité propre dans le fait qu'elle est ainsi l 'objet possible d'une analyse abstrayant son contenu.

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reçu et connu dans la sensibilité, mais que nous avons toujours affaire à des ensembles complexes de points et d'instants, ainsi que l'affirme l'exposé du principe de continuité: « L'espace et le temps sont des quanta continua, parce qu'aucune partie n'en peut être donnée qui ne soit enfermée dans certaines limites (points et instants) et parce qu'il faut, par suite, que cette partie elle-même soit à son tour un espace et un temps 131 »; on ne saurait mieux démontrer que le donné sensible ne peut être un élément simple ou un choc ponctuel, mais qu'il comporte nécessairement une richesse et une complexité internes, qui nous obligent à accorder leur pleine signification aux notions de forme esthétique, d'unité esthétique et de synopsis des sens.

* ** Constamment présente dans les textes, nécessaire en vertu des principes du système, cette doctrine est cependant rejetée par de nombreux inter­ prètes du criticisme, dans la mesure où elle leur paraît contredire les thèses les plus importantes de la Logique et de !'Esthétique transcendan­ tales. Pour confirmer la démonstration précédente, il convient donc de discuter ces arguments invoqués en faveur de la nature analytique du donné sensible m. 1 ) La Logique transcendantale fixe de telles conditions pour la cons­ cience de l'unité et de la diversité, que l'idée d'une forme une et complexe, qui serait simplement donnée par les sens, peut sembler exclue: a ) Kant affirme, en effet, que toute appréhension du divers est successive, l'imagination parcourant alors les différentes parties de l'espace dans les différentes parties du temps 133 : ce refus d'une appréhension simultanée semble réduire à néant l'affirmation d'une synopsis, d'une donnée des sens comportant la présence immédiate d'une complexité interne 1 34 • Mais, s'il est vrai, comme nous l'avons vu, qu'il n'existe jamais d'élément simple, il est évident que l'appréhension successive des parties d'un tout suppose une synopsis simultanée ayant pour matière la complexi­ té interne de chacune de ces parties: par exemple, lorsque je parcours les positions successives d'un bateau descendant le cours d'un fleuve, je lie autant de perceptions complexes, dont chacune me présente la position de ce bateau par rapport aux rives et même par rapport à ses autres positions, données comme antérieures ou postérieures 135 ; qui plus est, il faut reconnaître que l'appréhension successive des parties d'un 131 . C.R.P., I I I , 1 54, T.P., 169. 132. Cette discussion ne met pas en cause la seule interprétation du kantisme : la plupart des doctrines philosophiques modernes , en effet, s 'autorisent de Kant pour poser en prin­ cipe que tout ce qui est diversité, multiplicité ou structure résulte de l 'activité d 'une conscience syn thétique ; tel est, par exemple, l 'axiome implicite des théories du comportement, de la perception , de l 'être et de la dialectique de Merleau-Ponty ou de Sartre . 133. C.R .P. , I I I , 163 , 168, T . P . , 178 , 183 . 134. Cf. VAI H I NGER : Commentar, I I , 395 ; - LACH IÈZE-REY : Idéalisme, 256 sqq. ; - DE MuRALT : Conscience, 46-50 (ce dernier auteur fait aussi remarquer que la simultanéité est une construction intellectuelle objective produite par la catégorie du commerce et qu 'elle ne peut par suite se trouver dans la seule activité d 'appréhension de l 'imagination). 1 35 . C.R.P., 111, 169, T.P., 185 .

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tout est une analyse du contenu complexe de l'intuition empirique donnant ce tout : ainsi, lorsque je parcours les parties d'une maison ou les positions du bateau, je décompose la perception empirique globale de la maison ou du mouvement 1 36 • La doctrine de l'appréhension ne contredit donc pas l'affirmation de la synopsis: non seulement, il s'agit de deux thèses répondant à des questions différentes, mais surtout, la seconde se trouve impliquée dans l'explication de la première. b ) Certes, la Déduction transcendan tale a pour principe que toute conscience d'unité ou de diversité résulte de l'intervention de l'entendement et de ses catégories m: la représentation de l'unité d'un divers n'exige-t-elle pas, en effet, la représentation du terme unificateur et Kant ne précise-t-il pas que les données sensibles sont incapables de fournir un quelconque principe d'unité 136 ? Quant à la représentation de la diversité, ne comporte­ t-elle pas la conscience d'une multiplicité et d'une altérité, que seule peut produire une activité de confrontation et d'unification, en sorte que le divers lui-même serait constitué comme tel par la spontanéité transcendantale 1 39 ? Nous ne pouvons cependant en conclure que toute unité et que toute diversité résultent de l'activité déterminante de la conscience et que, par suite, les données sensibles sont des termes ponctuels dépourvus de complexité interne: en effet, nous avons vu Kant distinguer nettement l'unité esthétique, donnée par les sens, et l'unité logique, produite par l'entendement, et rien ne nous interdit de faire une semblable distinction entre une diversité esthétique et une diversité logique; or c'est seulement à propos de l'unité et de la diversité objectivement déterminée, connues comme unité et diversité grâce au concept représen­ tant le rapport qui constitue la liaison et la distinction du divers, qu'il démontre l'intervention nécessaire de l'activité intellectuelle: l'oublier, ce serait confondre les conditions logiques de notre connaissance ou conscience déterminée des objets, étudiées dans la Logique transcen­ dantale, et les conditions esthétiques permettant la présence d'intuitions empiriques, ce serait poser comme requis pour le donné ce qui est indispensable pour sa connaissance, alors que tout le criticisme est contenu dans l'opposition de ces termes et dans la dénonciation d'une telle confusion; il est donc parfaitement légitime d'admettre l'existence d'unités et de diversités empiriques, données indépendamment de la conscience déterminante: il suffit, en effet, de reconnaître qu'il s'agit d'unités et de diversités indéterminées 140 • Par là, nous devons entendre des formes globales, riches et complexes, mais confuses et indéfinies du point de vue de la connaissance intellectuelle, analogues aux réalités que les philosophies modernes du donné syncrétique et de la Gestalt ont dû mettre en valeur, pour nous permettre d'échapper à l'alternative tradi­ tionnelle opposant le donné élémentaire analytique et la construction synthétique : leur complexité n'est pas représentée dans des concepts 136. C.R.P., III, 169-70, T.P., 184-5. - Cf. 1re partie, sect. III, chap. 4. 137. Cf. Introduction, chap. 2. 138. C.R.P., A , IV, 89, T . P . , 134 ; - B, III, 110, 158-9, T.P., 112, 174 ; - Reflex., n° 4681 ( 1773-5, Duisb. Nachlass), XVII, 667-8. 139. LACHIÈZE-REY : ldéalisme, 271 . 140. Nous avons vu que Kant qualifiait d '« indéterminée » la perception , lorsqu ' il voulait

l'opposer à l'expérience et à la connaissance.

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fondant une conscience analytique et synthétique de leur divers et de son unité, ce qui suffit pour expliquer le refus de les prendre en considé­ ration dans l'examen des principes de la connaissance synthétique objective, sans qu'on fasse état d'une simplicité élémentaire du donné, que nous avons vue impossible ; certes, cette complexité sera la matière de l'activité transcendantale de détermination et deviendra ainsi connue' comme unité et diversité déterminées ; mais elle n'en est pas l'effet, car, si l'unité et la diversité du donné empirique doivent devenir connues comme telles, elles n'ont pas à être créées en tant que simples données empiriques indéterminées 141_ 2 ) Mais, à leur tour, les conditions indiquées dans !'Esthétique trans­ cendantale pour la présence de données sensibles sembleraient établir leur nature élémentaire et ponctuelle: Kant montre, en effet, que la possibilité des intuitions empiriques repose sur l'existence d'une sensibilité pure, qui est subjective, et que, par conséquent, une diversité, une unité et une forme données empiriquement ont pour fondement la diversité pure des points ou des instants et la forme pure, spatiale ou temporelle, de cette diversité ; comment, par exemple, une grandeur ou une position, une simultanéité ou une succession pourraient-elles être données indépen­ damment de la forme de la juxtaposition ou de la succession, qu'est l'intuition pure subjective? En outre, le fait que le principal argument en faveur de la subjectivité de l'espace et du temps soit leur nature formelle semblerait prouver que tout ce qui est formel relève de la subjectiviié pure et que, par suite, la matière empirique reçue dans les formes pures de la sensibilité est un terme ponctuel privé de toute forme. Nous devons, cependant, tenir compte de ce que l'espace et le temps sont des formes vides : d'une part, dans la mesure où la démonstration de leur caractère subjectif et pur repose, non sur leur seule nature formelle, mais sur leur vacuité, elle ne s'applique pas à d'éventuelles formes «remplies », les formes concrètes particulières, selon lesquelles se présentent les données sensibles matérielles ; d'autre part, des formes vides doivent être remplies et rien ne nous interdit de penser qu'elles le soient par des formes: nous sommes même obligés de l'admettre, puisque, nous l'avons vu, l'espace et le temps purs ne sont pas composés de points et d'instants élémentaires, mais de parties, qui sont elles-mêmes des espaces et des temps, et que, par suite, la matière, qui remplit ces parties, doit posséder une étendue et une durée, c'est-à-dire une certaine forme spatiale et temporelle ; qui plus est, il n'y a rien dans des formes vides, qui puisse déterminer l'apparition de telle forme empirique parti­ culière - une voluminosité, une position, une durée - plutôt que de telle autre, si bien que nous devons reconnaître dans la présence de celle-ci une donnée qui n'est pas produite par celles-là: l'intuition pure est la forme nécessaire de la réceptivité et, de ce fait, du reçu en général, mais on ne peut en conclure qu'elle soit le principe producteur des 141. L 'argument employé par De Murait contre la notion d'appréhension simultanée (cf. la note du paragraphe précédent) se trouve réfuté par la même distinction : si toute simul­ tanéité déterminée est connue grâce à la catégorie du commerce, il peut exister une simul­ tanéité indéterminée, perçue et non connue, au niveau du donné sensible, de a synopsis (l'appréhension étant effectivement, nous l'avons vu , une activi té toujours successive).

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formes particulières du reçu, car ce serait la concevoir comme un élément synthétique pour des termes ponctuels séparés, c'est-à-dire la confondre avec l'entendement et supposer ce qu'on prétend démontrer. L'Esthétique transcendantale ne nous autorise donc pas plus que la Logique transcendantale à mettre en doute une thèse, dont nous avons constaté la constance et la nécessité: «les formes et les unités sensibles ne sont pas exclues 1 42 • »

***

Dans la seconde et la quatrième antinomies, Kant démontre qu'il n'existe, au niveau des phénomènes situés dans l'espace et le temps, ni simplicité, ni nécessité absolues: ainsi se trouve confirmé ce qui est inscrit dans la nature de l'esprit humain, qui est fini, de son entendement, qui est synthétique, et de son a priori, qui n'est pas toujours pur, à savoir que l'élément de réalité requis pour la construction de l'objectivité est une donnée riche et complexe, indépendante de l'activité transcendantale, antérieure à elle et, par suite, d'origine sensorielle. Le nier, ce serait mutiler le système et dénaturer son esprit.

B ) LE DONNÉ EMPIRIQUE SELON L'ÜPUS POSTUMUM

Cette dénaturation, c'est le constructivisme absolu, la position d'une intuition intellectuelle, d'un entendement créateur de sa matière: c'est la doctrine de la plupart des Post-kantiens. Cependant, selon de nombreux interprètes 1 , ce serait aussi la conception, à laquelle se rallierait Kant au terme de sa réflexion: I'Opus postumum révèlerait une extension considé­ rable du pouvoir constructeur de l'esprit et, par conséquent, une réduction de ce qui apparaissait irréductible, un évanouissement presque complet de la part accordée aux données des sens. S'il en était ainsi, nous devrions avouer ou bien que la pensée kantienne s'est entièrement transformée, ou bien qu'elle est finalement parvenue à développer toutes les conséquences de ses véritables principes implicites, en revenant sur certaines de ses affirmations antérieures: dans les deux cas, nous ne pourrions plus considérer les thèses analysées dans les pages précédentes comme essen­ tielles ; leur abandon par Kant serait même la preuve qu'il était impossible de les soutenir dans le cadre des découvertes critiques et que l'idéalisme constructeur absolu est l'aboutissement logique du kantisme.

*** Effectivement, dans l'Opus postumum, le problème de la matière empirique et de sa détermination a priori devient la question centrale, le thème directeur pour le développement de la recherche kantienne 2 : 142.

HEIDEMANN :

Spontaneitii.t, 137-8 .

1 . Lachièze-Rey et De Vleechauwer, en particulier . 2. Cf. !'Appendice consacré au résumé chronologique de l'Opus postumum.

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en vue de constituer un « Passage», un Uebergang entre la métaphysique de la nature et la physique empirique, Kant élabore un système a priori des forces motrices et des propriétés de la matière étudiées par celle-ci 3 ; un tel projet et sa réalisation semblent bien remettre en question l'importance des données empiriques et leur indépendance par rapport à l'activité transcendantale. On doit cependant constater qu'il maintient en même temps ses affirmations antérieures avec autant de netteté que d'exactitude. A de multiples reprises, il pose certains termes comme uniquement empiriques, indépendants de l'activité constructrice du sujet : les innombrables pro­ priétés particulières de la matière, constitutives des diverses matières concrètes et de leurs différences spécifiques, « doivent être connues par expérience 4 » ; de même, « l'expérience seule peut faire connaître les forces motrices particulières de la matière 5 » ; c'est également le cas des cristallisations 6 ou des organismes, dont l'existence et la variété ne peuvent être construites a priori 7 • Ce sont là les objets d'une science dont l'existence, le nom et la définition suffisent pour nous obliger à reconnaître l'importance et la spécificité du donné empirique : la physique empirique ou physique spéciale, qui, par opposition à la métaphysique de la nature 8 , est une connaissance par expérience 9 , reposant sur l'obser­ vation 10 , c'est-à-dire sur la réceptivité sensible 1 1 , usant de principes empiriques 1 2 qui résultent de l'analyse des données des sens 1 3, et restant, par suite, dans l'o;dre de la contingence 14 • De telles indications impliquent évidemment le maintien absolu des distinctions critiques fondamentales, qui opposaient l'empirique à l'a priori, le donné au construit: « Notre connaissance toute entière est soit empirique, soit a priori 1 5 » ; « A la philosophie transcendantale s'oppose la philosophie empirique, qui ne s'occupe que du particulier de l'intuition 16 » ; « Tous les objets d'une expérience possible sont donnés ou faits; nous connaissons ces derniers a priori; les objets des sens 3. Cf. 1re partie, sect. I l, chap. 3. 4. O.P., XXI, 164 ( sept.-oct. 1798). - Cf . 0.P., XXI, 388 ( 1796) ; - 175, 483 (août-sept. 1798) ; - XXII, 244-5 (janv.-fév. 1799) ; - XXII, 297, 358, 372, 441, 450 (août 1799-avril 1800) ; - XXII, 450 (avril-déc. 1800). 5. O.P., XXI, 530 (sept.-oct. 1798). - Cf. O.P. , XXI, 165 , 169, 363, 367, 530 (sept.-oct. 1798) ; - XXII, 149 (oct. ( ?)-déc. 1798) ; - XXI, 630, 636 (déc . 1798-janv. 1799) ; - XXI, 204, 205 (fév.-mai 1 799) ; - XXI, 482 ( 1 799 ( ?)). 6. O.P., XXI, 321 (juil. 1797-juil. 1798) ; - XXII, 232 (janv.-fév. 1799). 7. O . P. , XXI, 630, 646 (déc. 1798-j anv. 1799) ; - XXI, 211-2 note , 213 (mai-août ( ?) 1799) ; XXII 356 399, 457, 499 , 501 (août 1 799-avril 1800). 8 . O.P. : XXI, 474 (avant 1 796) ; - XXI, 407 (1796) ; - XXI, 485 (août-sept. 1798) ; XXI, 616 (déc. 1798-janv. 1799). 9. O . P . , XXI, 475 (avant 1796) ; - XXI, 366 ( sept.-oct. 1798) ; - XXII, 383, 398 (août 1799avril 1800). 10. O.P., XXII, 239-40 (janv .-fév. 1799) ; - XXII, 298 , 299, 319, 331, 337 , 374 (aout 1799avril 1800) ; - XXII, 65-6, 82 (avril-déc. 1800) ; - XXI, 76, 83, 85, 93 (déc. 1800-fév. 1803). 1 1 . O . P., XXII, 484 (août 1799-avril 1800). 12. O.P., XXI, 167 ( sept.-oct. 1798) ; - XXI, 6 1 6 ( déc. 1798-janv . 1799) ; - XXII, 497 (août 1799-avril 1800) ; - XXI, 1 39 (déc. 1800-fév. 1803). 13. O . P. , XXII, 31 9, 396, 473-4 (août 1799-avril 1 800). 14. O.P., XXI, 402 ( 1796) ; XXI, 487 (août-sept. 1798). - La nature, le contenu, les prin­ ci pes et la méthode de la physique empirique seront analysés à propos de la constitution de l 'objectivité scientifique ( 1re p artie , sect. I I , chap . 3 & 4). 15. 0.P., XXI, 123 (déc. 1800-fév. 1 803). 16. 0 . P . , XXI, 3 (déc . 1 800-fév. 1803).

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sont donnés 17»; Kant précise encore qu'il faut établir une nette séparation entre ce que « produit la nature » et ce que « fait le sujet 1 8 ». Comme dans les ouvrages antérieurs, il résulte toujours de cette opposition une certaine contingence dans l'accord entre l'a priori et l'empirique: « C'est pour la physique une chance particulière, quand les phénomènes des forces motrices peuvent se traiter mathématiquement 19 • » Il ne s'agit pas là de survivances inattendues, déplacées dans le cadre de l'Opus postumum : en effet, s'il n'y avait pas de distinction absolue entre l'empirique et l'a priori, il n'y aurait pas place pour une opposition entre la physique empirique et la métaphysique de la nature, il n'y aurait pas de problème posé par le passage de celle-ci à celle-là, la question résolue par l'Uebergang n'existerait pas 20• La nature même de cet Uebergang resterait inintelligible: ce moment dans la construction de la science de la nature, dans la mesure où il est construit a priori, reste distinct de la physique 2 1 ; il n'est précisément qu'une transition vers celle-ci: « Il ne s'agit pas ici de passer en fait à la physique, mais d'exposer seulement la possibilité du passage et ses conditions nécessaires a priori 22»; « Voyage de découverte dans la physique, sans qu'il soit question de s'y établir 23» ; « On ne va pas plus loin dans cette voie ( ce qui conduirait à la physique spéciale) 24 ». Ainsi, puisqu'il ne parvient pas jusqu'au contenu que l'on trouve dans la physique 25 , l'Uebergang reste une « ébauche» a priori de l'empirique 26 , une « abstraction 27»; autrement dit, comme le répète Kant à chaque instant, il est uniquement formel: « L'Uebergang ne concerne que la forme du système des forces motrices de la nature 28 »; « L'Uebergang .... ne peut se faire que quoad formale 29»: « Seulement les principes a priori du tout des forces motrices du point de vue formel. Le matériel reste indéterminé 30 » , car « une doctrine univer­ selle des corps du point de vue matériel est impossible 31 »; « Savoir ou prétendre savoir quelque chose par expérience dépasse le pouvoir de l'entendement: qui, en effet, pourrait dénombrer toutes les perceptions de ses sens? Elles s'étendent à l'infini. Le problème consiste à établir subjectivement la possibilité de l'expérience, il est purement formel 32 . » Il est aisé de reconnaître ici la persistance de ce formalisme, qui, dans les ouvrages antérieurs, posait, sans doute, la puissance déterminante 17. O.P., XXII, 382 (août 1799-avril 1800). 18. O . P . , XXII, 322 (août 1799-avril 1800). 19. O.P., XXII, 168 (oct. (?)-déc. 1798). 20. O.P., XXI, 474 (avant 1796) ; - XXI, 402 (1796) ; - XXI, 316 (juil. 1797-juil. 1 798) ; XXI, 176-8, 286 (août-sept. 1 798) ; - XXI, 306 (sept.-oct. 1798) ; - XXI, 635 (déc. 1 798-janv. 1799) ; etc. 21 . O.P., XXII, 239-40 (janv.-fév. 1799) ; - XX I, 206 (mai-août (?) 1799) . 22. O.P., XXI, 512 (mai-août (?) 1799). 23. 0.P., XXI, 528 (sept.-oct. 1798). 24. O.P., XXI, 408 (1796). 25 . 0.P., XXI, 635 (déc. 1798-janv . 1799). 26. O.P. , XXI, 492 (1799 (?)). 27. 0.P., XXII, 200 (oct. (?)-déc. 1798). 28 : O.P., XXII, 221 (sept.-oct. 1798). - Cf. O.P., XXI, 637 (déc. 1 798-janv. 1 799) ; - XXII, 240 (Janv.-fév. 1799) ; - XXII, 329, 331 , 338, 349, 357, 378 (août 1799-avril 1800) ; etc. 29. O.P., XXI, 125 (déc. 1800-fév. 1803). 30. 0.P., XXII, 343 (août 1799-avril 1800). - Cf. 0.P. , XXII, 498 (août 1799-avril 1800) . 31 . O.P., XXII, 245 (janv.-fév. 1799). 32. 0.P., XXI, 95 (avril-déc. 1800) . - Cf. O.P., XXII, 5 , 10, 12, 90, 98, 1 14, 415 (avril­ déc. 1800) ; - XXI, 18, 54, 59, 62, 66 (déc. 1800-fév. 1803).

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de la forme, mais qui impliquait, en même temps, son insuffisance, son incapacité à parvenir à une détermination totale du contenu et, par conséquent, l'originalité irréductible de l'élément empirique ainsi que sa nécessité pour la construction effective du savoir : quel que soit le progrès réalisé par l'Uebergang dans la détermination a priori du donné, l'Opus postumum constitue donc une véritable confirmation des thèses critiques quant à la nature et au rôle du donné empirique.

Il est vrai que ce formalisme semble parfois dépassé, sinon reme: Un système qui procède de la raison contient d'abord un formel .... mais aussi un matériel 33 »; effectivement, l'Uebergang contient une déduction, dont il est précisé qu'elle est a priori 34, des propriétés fondamentales de la matière 35 : Kant peut donc affirmer que celle-ci « est une construc­ tion 36 » . Lachièze-Rey en conclut que la matière est désormais posée comme étant « purement idéale 37 » et que nous sommes en présence d'une «idéalité matérielle et pas seulement formelle 38» : « La matière étant, d'un côté, posée a priori par l'esprit dans l'espace et, d'autre part, conçue par cet esprit comme susceptible de l'impressionner lui-même dans sa sensibilité par l'intermédiaire du mouvement 39 », elle «est consi­ dérée comme agissant sur nous conformément à une idée d'univers, qui constitue a priori le cadre organisateur et déterminant de cette action. La matière apparaît alors comme un faisceau de forces motrices, dont la forme de réalisation est fournie par l'entendement dans sa puissance constructive, matière et forces elles-mêmes posées par cet entendement supérieur 40»; selon De Vleeschauwer, l'idéalisme s'est étendu et « Kant a cédé à l'ambiance 41 ». Nous ne pouvons cependant pas négliger l'affirmation de l'origine empirique de la matière 42 : ce qui est déterminé a priori est toujours présenté comme une donnée des sens 43 , connaissable par la seule expé­ rience 44 • Certes, le résultat peut paraître contradictoire: la matière est conçue ici comme construite, là comme donnée, ce qui nous permettrait, semble-t-il, de comprendre, à notre choix, que ce qui est donné est en vérité construit ou que ce qui est construit est en réalité donné. Mais il est facile de résoudre cette apparente difficulté : il suffit de reconnaître que nous sommes en présence de deux termes différents; or, dans un texte qui date des premières années de la réflexion critique, «

33. O.P., XXI, 77 (déc . 1800-fév. 1803). 34. 0.P., XXI, 638 (déc . 1798-janv . 1799). 35 . Et même d e l 'exi stence d 'une matière universelle, comme nous le verrons dans le prochain chapitre . - Pou r l 'analyse de cette déduction , cf. 1re partie , sect. I I , chap. 3 . 3 6 . 0.P. , XXI, 441 (avant 1796 ) . 3 7 . LACH IÈZE-REY : Étapes, 420. 38. Ib id., 42 1 . 3 9 . I D . : Les origines cartésiennes du Dieu de Spinoza, Paris, Alcan, 1932 , 254. 40 . ID. : Étapes, 416. 41 . DE VLEESCHAUWER : Déduction, III, 629 . 42. O.P., XXII, 306, 358, 450 (août 1799-avril 1800). 43 . « Pour connaître l'exis tence d 'une matière, il faut qu 'une matière agisse sur mes sens » (0.P., XXI, 216 (mai-août ( ?) 1799)). 44 . O.P. , XXI, 387 (1796) ; - XXI , 624 (déc . 1798-janv . 1799) ; - XXI, 205 (fév .-mai 1799).

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Kant distingue deux matières: d'une part, l'impression sensible, matière du phénomène, et, d'autre part, « la matière au sens strict», le sujet des forces motrices 45 • Cette distinction faite entre la donnée matérielle reçue par les sens et la matière définie par le savant éclaire l'ensemble des recherches kantiennes; la construction transcendantale ne traite, en effet, que de la seconde : alors qu'elle insiste sur le caractère absolument empirique des données sensibles, la Critique de la raison pure définit déjà a priori la substance connue par la science comme ce qui est permanent dans l'espace 46 ; ensuite, la Métaphysique de la nature la détermine comme mobile remplissant l'espace 47 ; enfin, pour rejoindre les multiples aspects empiriques des diverses matières étudiées par le physicien, l'U ebergang la détermine comme mobile sujet des forces motrices 48• Nous assistons ainsi à « l'évolution du concept de la matière 49 » et nous nous trouvons en présence d'un «concept élargi de la matière 50»; mais il s'agit précisément alors de la matière en tant que concept : «L'objet de la science de la nature est la matière; la partie qui se rapporte aux éléments métaphysiques est formée par le concept de matière 51 »; tout ce que nous avons pu noter sur le caractère formel et abstrait des notions contenues dans l'Uebergang 52 pouvait d'ailleurs nous le faire prévoir: ce qui est construit a priori, ce n'est pas la matière remplissant les formes de la sensibilité et de l'entendement, la diversité infinie reçue par les sens, mais le concept scientifique de cette matière, cette représentation universelle et nécessaire, qui est indispensable au physicien pour qu'il puisse observer, analyser et penser celle-là 53, la seconde ne parvenant évidemment pas à épuiser la diversité, la multi­ plicité et la richesse de la première, objet, non de la détermination a priori de l'Uebergang, mais de l'observation empirique de la physique. Cette distinction entre deux matières, l'une donnée, l'autre construite, nous permet, à la fois, de lever la contradiction apparente contenue dans les différents passages de l'Opus postumum et de comprendre que la thèse centrale de l'Uebergang ne remet nullement en question les conceptions antérieures de Kant 54 • En outre, le terme, qui est ainsi construit a priori, se définit comme 45 . Reflex. , n ° 40 (1773-5 ), XIV, 1 19. 46. Première analogie de l'expérience. 47. Méta. nat., Pl10ronomie, Déf. 1 et Dynamique, Déf. 1 & 5 . 48. O.P. , XXI, 526 ( ? ) . 49. O.P. , XXII, 149 (oct. (?)-déc. 1798). 50. O.P., XXII , 164 ( oct. ( ?)-déc. 1798). 5 1 . O.P. , XXI, 638 (déc. 1798-janv. 1799). 52. Les caractéristi ques mêmes de cette matière : continuité, perpétuité , remplissement de tout l'espace en général, etc. , imposent la même conclusion : il s'agit toujours d'un terme universel et abstrait en face de la matière concrète et particulière donnée dans la sensation (cf. 1 re partie, sect. Il, chap . 3). 53. Par opposition aux principes formels, Kant distingue également entre la « materia in qua » (le divers dans lequel se réalisent les formes), la « materia ex qua » (le point de départ d'une représentati on sensible d'objet) et la « materia ci rca quam » (l'objet de la détermina­ tion et de la division a priori) (0.P. , XXII, 312 (août 1799-avril 1800)). - De même, il précise que l ' Uebergang concerne, non les forces empiriques, mais « l'unique force motrice univer­ selle » (O.P. , XXI I , 299 (août 1799-avril 1800)). 54. Cette distinc tion a été vue par De Vleeschauwer (Déduction, III, 591) et Daval (Méta­ physique, 335), mais elle n'a pas été comprise comme preuve de la continuité et de la cohé­ rence du kantisme : l'interprétation idéaliste s'est à ce point imposée, que les soluti ons kantiennes apparaissent ambiguës, la matière empirique tendant à s'évanouir, sans cependant être complètement niée (DE VLEESCHAUWER : Déduction, III, 578 note, 598 et Évolution, 208).

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sujet des forces motrices et son concept se déduit des qualités et relations, que nous sommes obligés de poser, lorsque nous pensons ces forces 55 ; or celles-ci, nous l'avons vu, nous sont données par l'expé­ rience sensible: « La connaissance première des forces motrices de la matière est d'origine empirique 5 6 » ; nous devons donc admettre qu'il s'agit ici d'une construction a priori, dont les éléments premiers, les matériaux, sont des données empiriques: nous ne saurions nous en étonner, si nous nous souvenons que, selon les ouvrages antérieurs, le criticisme reconnaît l'existence d'un a priori non pur, lorsque les relations, les principes systématiques, les formes d'unification ne sont pas démon­ trés à partir d'observations empiriques, en invoquant des expériences, mais lorsque le contenu ainsi relié, systématisé et unifié est fourni par l'expérience; la construction a priori du concept de matière se laisse alors aisément comprendre comme le résultat de la détermination a priori, fondée sur les seuls concepts et principes de l'entendement pur, d'un contenu extérieur à lui et indépendant de lui, la jonction de la catégorie et du donné sensible permettant la production d'un terme nouveau dans la « progression transcendantale 57 » : en définitive, cette déduction appa­ raît même comme un exemple privilégié de cet « a priori non pur», qui constitue l 'originalité du criticisme, dans la mesure où il met en évidence la nécessité d'un apport irréductible des sens pour la construction progressive de l'a ,.priori.

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Mais, fera-t-on remarquer, ces forces motrices requises pour la déduc­ tion de la matière ne sont-elles pas finalement trouvées par le sujet en lui-même? La question se pose, en effet, de savoir ce qui justifie l'introduction du concept de force motrice, qui permet le passage de la métaphysique de la nature à l'Uebergang 58 : il faut, à la fois, démontrer que des forces motrices nous sont effectivement données dans l'expé­ rience et expliquer comment nous pouvons prendre conscience de cette donnée empirique, pour la reconnaître, la concevoir et la déterminer; Kant propose une réponse précise: « Nous ne reconnaîtrions pas les forces motrices dans les corps par le moyen de l'expérience, si nous n'avions pas conscience de notre propre activité. Le concept de forces motrices primitives n'est pas emprunté à l'expérience, mais doit se trouver a priori dans l'activité de l'esprit ; nous en sommes conscients dans le mouvoir, car autrement, nous ne pourrions pas non plus en être conscients par l'expérience 59 • » Ainsi, ce qui, jusqu'alors, avait été attribué aux données empiriques, est désormais présenté comme un terme découvert 55. O . P . , XXI, 215-6, 226, 542-3 (mai-août ( ? ) 1799) ; - XXII, 425 (aoùt 1799-avril 1800) . Cf. t•c partie, sect. I l , chap. 3. 56. O.P. , XXI , 636 (déc . 1798-janv. 1799). - Cf. O . P . , XXI, 166, 306, 530 (sept.-oct. 1798) ; XXII, 149-50 (oct . ( ?)-déc. 1798). 57. O.P., XXI, 7 (déc. 1800-fév. 1803). 58. Cet enchaînement des problèmes coïncide avec l'ordre chronologique d'apparition des diverses doctrines : c'est après avoir élaboré la déduction de la matière (fin 1797-début 1799), que Kant établit que les forces motrices utilisées pour cette déduction ont leur origine en n ou s-mêmes ( 1799) ( cf. !'Appendice consacré au résumé chronologique de l 'Opus postumum). 59. O . P. , XXI . 490-1 ( 1 799 ( ? ) ) ; - cf. XXII, 439, 453 (août 1799-avril 1 800).

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par le sujet dans la seule conscience de soi 60 : au moment même où il publie sa Déclaration contre Fichte, Kant semble donc reprendre à son compte l'essentiel de la doctrine fichtéenne. Une difficulté mérite, cependant, de retenir notre attention: quelle est exactement l'origine de cette notion de force motrice dans la conscience de soi ? Certes, nous venons de le voir, Kant fait état de « l'activité de l'esprit » ; mais on ne voit pas comment une réalité matérielle et spatiale, telle que la force en tant que motrice, pourrait provenir de la seule conscience intellectuelle ou spirituelle de soi-même, puisque la pure conscience de soi ne présente aucune signification spatiale; il faut donc admettre qu'elle est découverte dans la conscience de soi comme être moteur, matériel et spatial: c'est ce qu'indique clairement Kant, lorsque, dans le même texte, il se réfère immédiatement au « mouvoir» et lorsqu'il précise que, pour la possibilité de l'Uebergang, il faut prendre pour fondement « le sujet qui se meut 6 1 », le « corps du point de vue de ses organes 62 », la conscience des organes avec leurs forces motrices 63 , « le propre sujet corporel 64 ». Il est évident qu'avec de telles caractéristiques, qui la rendent extérieure à la pure conscience intellectuelle ou spirituelle de soi, la notion de force motrice ne peut être pour l'entendement pur qu'une donnée empirique: la donnée de l'être du sujet, qu'il n'a pas produit et qu'il ne saurait construire - la facticité de notre nature organique, dirions-nous de nos jours - telle qu'elle est contenue dans l'expérience que nous avons de nous-mêmes; cela ne saurait nous surprendre, car le criticisme a toujours reconnu la présence en nous - pas seulement dans notre corps, mais aussi dans notre esprit - d'éléments et même d'activités simplement empiriques, comme les désirs, les sentiments, tout ce que décrit la psychologie empirique 65 • Nous ne restons donc pas à l'intérieur de la pure conscience de soi, comme prétend le faire l'idéalisme absolu; en effet, ainsi que l'écrit Kant dans une critique de Fichte adressée à Tieftrunk, « La pure conscience de soi - et encore ! - considérée seulement selon la forme de la pensée, sans matière, sans donc que la réflexion, prétendant s'élever au-dessus de la logique même, ait devant elle à quoi se prendre, tout cela produit chez le lecteur une impression d'étrangeté 66 » ; il reconnaît, certes, que la construction transcendantale, jusque dans la déduction du concept de matière, repose sur la conscience de soi, mais, pour répondre à Fichte, pour éliminer l'invraisemblance de 60. Il en est de même de la notion d 'organisme, dont nous ne saurions avoir la moindre représentation, ni même concevoir la simple possibilité, si nous ne la trouvions en nous­ mêmes, dans notre propre être (0.P., XXII, 393, 395-6, 403, 406-7 (août 1799-avril 1800)). Cf. 2e partie, chap . 3. 61. 0.P. , XXII, 455 (août 1799-avril 1800) . 62. 0.P. , XXII, 350 (aoùt 1799-avril 1800) . 63. 0.P. , XXII, 356 (août 1799-avril 1800) . 64. O.P. , XXII, 356 (août 1799-avril 1800) . - Cf. 0.P., XXII, 327 (août 1799-avril 1800). Nous verrons dans les prochaines pages, à propos des forces motrices du sujet qui intervien­ nent dans sa perception empirique, une justification plus complète de ces indi cations. - La conscience de la nature organique et de sa possibi lité résulte de cette même conscience de soi comme organisme (0.P. , XXII, 393, 395-6, 403, 406-7 (août 1799-avril 1800)). 65 . La Critique de la faculté de juge r fait constamment état d'un plaisir pathologique, empiri que et corporel, distinct du plaisir esthétique et du respect moral (§§ 12, 54 fin, etc.) ; il en est de même du désir dans la Critique de la raison pratique (V, 22-4, Pic . , 21-3) . 66. Lettre à Tieftrunk, 5 avril 1798, XII, 239.

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sa solution et détruire l'illusion qui en est la source, il tient à préciser qu'il s'agit d'une conscience de soi, qui, pour être a priori, n'est pas pure, mais comporte un donné empirique: la conscience de soi comme donnée d'expérience inconstructible pour soi-même, comme corps, organes, forces motrices matérielles et spatiales. Supposons, néanmoins, que ces forces introduites pour la déduction de la matière soient des produits purs du moi: nous savons déjà qu'il en résulte seulement « le concept de forces motrices primitives 67 », la représentation universelle, formelle et abstraite, des forces motrices et de la matière qui en est le sujet, sans qu'il soit jamais question d'en déduire aucune force, ni aucune matière particulières 68 ; le formalisme, qui caractérise l'Uebergang, implique toujours la nature empirique des données sensibles et l'impossibilité de les construire a priori à partir des seules facultés du sujet: n'y eût-il aucun élément empirique requis pour l'élaboration de l'a priori, qu'il resterait encore un empirique au­ delà de l'a priori.

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Kant n'en vient-il pas, cependant, à poser que l'intuition emp1nque elle-même résulte des forces motrices du sujet? Qu'est-ce, en effet, qu'une perception? C'est l'action, sur le sujet, des forces motrices de la matière 69 ; or Celle-ci, avec ses forces motrices, est, nous le savons, une représentation construite par le sujet lui-même à partir de la conscience de ses propres forces motrices 70 : si, subjectivement, la perception apparaît comme l'effet des forces motrices de la matière, celles-ci, objectivement, proviennent d'une matière élémentaire, qui est précisément construitre a priori dans I'Uebergang 71 ; nous devons donc reconnaître que le sujet produit ce qui produit ses intuitions empiriques 72 et nous devons concevoir ces dernières comme les effets de «l'action réciproque » des forces motrices du sujet et des forces motrices de l'objet posées par le sujet 73 • C'est même ainsi que se laisse comprendre la possibilité d'une déduction a priori de la matière qui nous affecte, à partir de la conscience de nos propres forces; c'est donc ainsi que I'Uebergang est fondé et la physique préparée : «L'influence du sujet sur l'objet et la réaction de l'objet sur le sujet font qu'il est possible d'établir les forces motrices de la matière et de connaître cette dernière en substance 74 » ; « La physique se demande tout d'abord quelles sont les forces motrices qui constituent subjectivement les perceptions; ce 67. 0.P. , XXI, 490 ( 1799 ( ? ) ) . 68 . D e m ê m e , trouvant e n l u i l e prmc1pe de l 'organisation, le sujet devient capable d e concevoi r l a possibilité d 'êtres organi sés , d e les reconnaître et de l e s comprendre, sans pouvoir cependant construire a priori l 'existence des organismes , leur multiplicité et leur variété, car ce sont là des d onnées purement empiriques (0.P., XXII, 357, 373 , 383, 398-9, 402-3, 454, 457 (août 1799-avril 1800)). 69 . O.P. , XXI , 574, 577 (mai-août (?) 1799 ) . 70. O.P. , XXII , 376 , 5 14 (août 1799-avril 1 800) . 7 1 . O.P. , XXI, 602 (mai-août ( ? ) 1799). 72 . Pour simplifier l 'exposé, je ne fais pas intervenir ici l 'idée d'« autoaffection » (cf. tre partie, sect. I, chap . 7). 73 . O.P., XXII, 376 , 453 , 495 , 514 (aoû t 1799-avril 1800). 74. O.P. , XXII, 494 (août 1799-avril 1800) ; - cf. XXI I , 326-7 (août 1799-avril 1800) .

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sont les actes autonomes par lesquels le sujet s'affecte lui-même dans l'intuition empirique et la synthèse des phénomènes de la perception de son action propre, conformément à une forme donnée par lui a priori, non par, mais en vue de l'expérience 75 • » Ainsi présentée, cette doctrine reste profondément obscure : les forces motrices objectives sont, en effet, conçues à la fois comme des termes produits par le sujet et comme des termes entrant en action réciproque avec lui, comme des résultats et des corrélats de ses propres forces motrices ; or on ne voit pas comment un rapport de production, qui implique la différence de niveau existant entre le principe et la consé­ quence, peut être en même temps un rapport de commerce, qui comporte l'égalité inscrite dans la coopération et la réciprocité. Cette difficulté disparaîtrait, si l'on comprenait que ce qui est produit par le sujet, ce ne sont pas les forces motrices, avec lesquelles il est en commerce, mais le concept, la représentation scientifique objective 76, qui, nous l'avons vu, reste vide, abstraite et formelle, de ces forces affectantes; il est, en effet, certain que, si la perception n'est pas une production, ni la réalité qui nous affecte pour nous donner l'impression sensible, un produit, la représentation de la perception, de cette réalité et du rapport existant à cette occasion entre le sujet et l'objet est une connaissance construite par le sujet selon les principes constitutifs de toute connaissance et avec les éléments fournis par la conscience qu'il a de lui-même, de son état et de son action; il est donc logique de penser que cette doctrine a pour seule fin de montrer comment les forces subjectives, qui inter­ viennent dans la perception, permettent la construction de la connaissance a priori - c'est-à-dire universelle et formelle - de la perception, de la relation du sujet et de l'objet et, par conséquent, de l'objet affectant: nous savons que l'Uebergang n'exige pas plus, qu'il n'étend pas plus loin sa prétention. Il n'en reste pas moins que l'intuition empirique est désormais expliquée par l'action du sujet: « La perception est l'effet d'un acte de la force motrice du sujet se déterminant a priori à une représentation 77 »; effectivement, pour qu'il y ait sensation, il faut que le sujet soit en état de tension et que ses forces se déploient 78 : pour voir, entendre ou toucher, il faut tourner le regard, tendre l'oreille ou allonger le bras; de même, en physique, centre d'intérêt de la recherche présente, « c'est .... l'expé­ rimentation, qui constitue le moyen pour découvrir la nature et ses forces 79» et, dans l'expérimentation, « le physicien meut l'objet et l'établit dans un autre état de la perception 80• » Il est pourtant impossible de songer ici à une activité spirituelle fondamentale créatrice de l'intuition empirique, à partir de laquelle l'entendement, producteur de la connais­ sance scientifique objective, construirait la représentation formelle et 75. 0.P., XXII , 404 (août 1799-avril 1800). 76. Peut-être est-ce là le sens du mot « objectivement » employé par Kant pour qualifier le point de vue selon lequel les forces affectantes résultent d'une matière construite par le sujet (0.P., XXI , 602 (mai-août ( ?) 1799)). 77. O.P. , XXI I, 439 (août 1799-avril 1800). 78. 0.P., XXII, 326-7 (août 1799-avril 1800) . 79. O . P . , XXI I, 504 (août 1799-avril 1800). 80. O.P., XXII, 299 (août 1799-avril 1800).

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abstraite des forces du sujet et de celles de l'objet 8 1 : Kant parle toujours, en effet, de réceptivité passive 82 et la perception reste une réalité à saisir, non à faire 8 3 • C'est que l'action invoquée pour expliquer la perception et fonder I'Uebergang n'est pas une création: le geste, que je fais pour sentir ou expérimenter, ne produit pas le contenu de la sensation ou de l'expérimentation, il en permet seulement, il en suscite, il en provoque l'apparition; comme le prouve l'idée d'une action réciproque faisant coopérer les forces du sujet et celles qui l'affectent, il s'agit d'une « réaction 84 », qui, nous l'avons vu, est de nature organique et qui est déterminée par les principes empiriques de notre activité organique et psychologique, dans le cas de la sensation, par les principes a priori de la connaissance, dans le cas de l'expérimentation scientifique; Kant prend soin de préciser que cette activité est relative : « La réceptivité pour avoir des représentations sensibles présuppose une spontanéité relative 85 • » La doctrine proposée dans l'Opus postumum devient donc parfaitement claire : le sujet fait l'expérience de ses forces motrices organiques, qui interviennent pour l'apparition ou la modification de ses intuitions empi­ riques, dont il n'est pas le créateur, puisqu'il n'en est que la cause partielle et relative, comme l'est tout agent engagé dans un rapport d'action réciproque; il peut donc dire: « Je suis. - Il y a un monde extérieur à moi dans l'espace et le temps (indépendant de moi ) et je suis moi-même un être mondain. Je suis conscient de cette relation et des forces motrices pour les impressions (perceptions) 86 • » Il est alors amené à penser ce qui coopère avec l'activité trouvée en lui: il se représente ce qui produit aussi ce qu'il ne produit pas à lui seul; il conçoit la relation d'action réciproque existant entre l'objet et lui comme condition de l'impression sensible et, s'éprouvant comme force, il conçoit cet objet comme force remplissant l'espace; grâce aux déterminations fournies par les catégories, il peut ainsi construire un système a priori des forces motrices objectives et un concept de la matière en général : I'Uebergang est réalisé. La manière dont l'esprit appréhende le donné empirique constitue l'a priori de la représentation de sa forme, affirmait la Critique, sans prétendre déduire aucun contenu réel; celle dont le corps l'appréhende constitue l'a priori formel de la représentation de sa matière, ajoute l'Opus postumum pour fonder I'Vebergang, sans faire de nous des créateurs.

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Certes, dans les mois qui suivent, la sensibilité se trouve rapportée à l'activité du sujet: « Spontaneitas, nicht Receptivitas 87 ». L'espace et le 81 . Telle est l'interprétation proposée par Lachièze-Rey ( Idéalisme, 278-320) et De Vleeschauwer (Déduction, IIJ , 599). 82. O.P., XXII, 352 (août 1799-avril 1800). 83. 0.P., XXII, 497 (août 1799-avril 1800). , , . . 84. « Réaction au mobile dans l'espace », « contre-acte », « réact10n », « 1 apprehens10n comme réaction », telles sont les formules constamment employées par Kant (O.P., XXII, 326-7, 345 , 376, 389, 493, 502 (août 1799-avril 1800)). - Cf. KRUEGER : Kritik, 46-8. 85 . O . P. , XXI I, 493 (aoû t 1799-avril 1800). 86. O.P., XXI, 63 (déc. 1800-fév. 1 803). 87. O.P., XXII, 42 (avril-déc. 1800).

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temps sont, en effet, présentés comme des « produits de notre faculté représentative 88 », des « actes 89 » et, précisément, des « actes du sujet 90 », des « actes de la faculté représentative 9 1 » ; autrement dit, ce sont des « positions 92 », des « positions du suj et 93 », « de la faculté représenta­ tive 94», de l'imagination 95 ; ils apparaissent donc comme des « actes de la spontanéité 96 », ils « ne sont que des formes de nos facultés actives 97 » ; le caractère irréductible de la réceptivité semble ainsi disparaître complè­ tement: « La position et la perception, la spontanéité et la réceptivité ( l'objectif et le subjectif) sont simultanées parce qu'elles sont identiques, données dans le même acte 98 » ; Kant paraît renoncer à la nature récep­ tive de notre intuition et à toute la conception de l'élément de réalité, qui en était la conséquence 99 • Mais, avant de tirer une telle conclusion, nous devons chercher à préciser quel est l'obj et concerné par cette doctrine. Kant indique lui­ même qu'il s'agit, non de la perception ou intuition empirique, mais de la possibilité formelle des perceptions, de l'intuition pure: « L'espace et le temps ne sont pas des obj ets, mais des formes de l'intuition sensible, en tant qu'unités de la synthèse de la possibilité des percep­ tions 100 » ; « L'intuition empirique dépend des sens, l'intuition pure de l'imagination, l'expérience de l'entendement 10 1 » ; c'est ce que prouvent, d'ailleurs, les arguments invoqués, traditionnels depuis la Critique : le caractère subj ectif 102 et a priori 103 de l'espace et du temps. En effet, l'intuition pure requiert une construction: quand nous nous représentons un espace défini, une durée déterminée ou la totalité de l'espace ou du temps, nous avons affaire à une unité du divers, qui suppose un acte d'unification relevant de l'imagination 104 ; pour que nous les pensions comme infinis, nous devons avoir conscience de l'activité synthétique du divers perpétuellement prolongée et indéfiniment reprise, en sorte que leur infinité apparaît comme le résultat de la conscience des possibilités indéfinies de l'activité synthétique: « Le sujet se constitue un tout du divers de l'intuition dans l'espace et le temps, non pas par l'appréhension du réel donné dans l'intuition empirique, mais par l'appréhension du formel de l'unité synthétique du tout des intuitions comme un tout infini 105 » ; « L'acte de synthèse, illimité en sa progression, contient, 88. 89. 90. 91. 92 . 93. 94. 95 . 96. 97 . 98 . 99.

O.P., XXII, 15 , 45 (avril-déc. 1800). O.P. , XXII, 412 (avril-déc. 1800).

0.P., XXII, 76, 409 (avril-déc. 1800). O.P. , XXII, 88 (avril-déc. 1800) . O.P. , XX II, 97, 442 (avril-déc. 1800). 0.P., XX II, 96 (avril-déc. 1800) . 0.P., XXII, 73 (avril-déc. 1800) . O . P . , XXII, 476 (août 1799-avril 1800) ; - XXII, 1 7 , 37, 76 (avril-déc. 1800). O.P. , XXII, 42 (avril-déc. 1800). O.P. , XXII, 38 (avril-déc. 1800). 0.P., XXII, 466 (août 1799-avril 1800) ; - cf. XXI, 38 (déc. 1800-fév . 1803) . Cf. LACHIÈZE-REY : Idéalisme, 321-65 ; - DE VLEESCHAUWER : Déduction III, 623, 636 et Évolution, 207 ; - DAVAL : Métaphysique, 286-9. 100. O.P. , XXI, 59-60 (déc. 1800-fév. 1803). 101. 0.P., XXII, 476 (août 1799-avril 1800). 102. O . P . , XX II, 114 (avril-déc. 1800) ; - XXI, 18, 54, 59, 62, 66 (déc. 1800-fév. 1803) . 103. O.P., XXII, 15 , 43, 46 (avril-déc. 1800). 104. « L'unité du divers phénoménal n 'est point réceptivité, mais spontanéité » (0.P. , XXII, 439 (août 1799-avril 1800)). - Il faut qu 'interviennent l'imagination , qui unifie, et l'entende­ ment, qui pense l'unité, pour qu 'il existe un concept de l'espace ou du temps. 105 . 0.P., XXII, 411-2 (avril-déc. 1800) ; - cf. XXII, 71 (avril-déc. 1800).

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comme tout concevable, l'intuition d'un tout infiniment infini.... La concep­ tion in indefinitum est représentée ici comme donnée in infinitum .... Ce qui progresse à l'infini est représenté comme un infini donné 106»: c'est en ce sens que ces formes sont des « positions infinies 101 ». En outre, lorsque nous voulons concevoir l'espace et le temps, non pas comme de simples possibilités formelles vides, mais comme des objets réels, nous sommes obligés de construire le concept d'une matière première uni­ verselle remplissant l'espace 1 08 : nous faisons encore intervenir l'activité synthétique de l'entendement. Les représentations de l'unité, de l'infinité et de la réalité de l'espace et du temps ne sont donc pas des données empiriques, mais des créations de la connaissance, « leur objet n'est pas un dabile, mais un cogitabile 109» : de nos jours, nous dirions que l'espace du mathématicien ou du physicien est une construction scientifique. Comme l'a montré Lachièze-Rey 110 , ce n'est là que le développement des thèses de la Critique : la découverte de l'apriorité de l'intuition pure et de l'activité de l'entendement s'approfondit en une description et une explication plus précises de la construction de l'espace et du temps dans la connaissance métaphysique, mathématique et physique 1 1 1 . Or, selon les principes établis dans la Critique, il est évident que ce qui définit l'intuition pure constitue des caractéristiques qui valent nécessairement pour le donné de l'intuition empirique, dont elle est la forme ; grâce aux,. déterminations posées par l'entendement, l'espace et le temps déterminent donc le divers qui est donné en eux: « L'intuition pure ( externe et interne) est un principe de connaissance a priori en tant qu'elle est synthétique; cela correspond au principe discursif 1 1 2 »: c'est pourquoi la construction intellectuelle de l'intuition pure est une construction de la « réceptivité du point de vue formel 1 1 3 », du « mode selon lequel nous sommes affectés par les objets 1 1 4», « selon lequel ils doivent nous apparaître 1 1 5 » . Par leur précision, ces formules montrent bien qu'il n'est pas question de nier la nature réceptive de l'intuition empirique : l'espace, le temps, les sens sont toujours conçus comme réceptivité 1 1 6 et nous avons pu constater l'emploi répété de ce mot dans les textes précédemment cités; il s'agit seulement d'affirmer que, passifs dans notre sensibilité, nous sommes actifs dans la manière dont nous recevons les données sensibles, dans la production de notre mode de réceptivité, puisque ces impressions sont reçues dans des formes, dont

106. 0.P., XXII, 11 (avril-déc . 1800 ) . 107 . O . P . , XXII, 9 7 (avril-déc . 1800). 108. Cf. la déduction de l 'exis tence de la matière, analysée dans le prochain chapitre . 109. 0.P., XXII, 417 (avril-déc . 1800). 1 10. Idéalisme, 340-6. 1 1 1 . Dès 1790, en exposant la doctrine de l ' « acquisition originaire •, Kant avait expliqué que, si « le premier fondement formel de la po ssibili té d 'une . intuition, �patiale pa � ex � mple, _ _ est . . . . inné », « la représentation spatiale elle-meme » est acqmse, constrmte a pnon (Decouv. , V I I I , 222, Kempf, 72) . 1 1 2. O . P . , XXII, 4 1 6 ( avril-déc. 1 800) . 1 13. O . P. , XX II, 412 (avril-déc . 1800). 1 1 4. O.P., XXII, 410 (avril-déc . 1800). 1 15 . O.P., XXII , 412 (avril-déc. 1800). 1 16 . O . P . , XXII, 436 , 456 (août 1799-avril 1800) . - De même, en 1790: la const � ctio � _d : la représen tation de l 'espace était présen tée comme le développement actif de la a: recept1v1te propre à l 'esprit lorsqu 'il est affecté de quelque chose • (Découv., VIII, 222, Kempf, 72) .

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certaines des déterminations essentielles - unité, infinité, réalité - sont posées par notre entendement 1 1 7 • En outre, nous devons tenir compte du fait que la spontanéité de l'entendement ne peut posséder l'existence effective en restant en elle­ même: il n'y a pas d'entendement parvenant au savoir sans la sensibilité, pas de concept ni de construction sans intuition, pas d'activité synthétique ni de Je pense réel en dehors de l'intuition pure, qui est leur champ d'action, et des intuitions empiriques, qui sont l'occasion de leur surgis­ sement et la matière de leur effectivité 1 1 8 ; par exemple, l'entendement ne conçoit effectivement la substance, que lorsqu'il pense le permanent dans l'espace et qu'il construit la représentation de la matière première universelle, qui le remplit. Or, s'il est vrai que la spontanéité ne se réalise que dans une forme contenant un divers à unifier et un champ infini posé par ce pouvoir de synthèse, et que notre construction s'effectue toujours dans le cadre de cette forme, il est nécessaire d'affirmer, comme le fait Kant dans l'Opus postumum, que l'espace et le temps sont les « formes de nos facultés actives» et que la construction de l'intuition pure est la position du cadre de la construction transcendantale. En posant les déterminations a priori de l'intuition pure, l'entendement se construit donc lui-même dans la constitution de notre mode de réceptivité et constitue notre mode de réceptivité dans la construction de soi-même. Nous assistons ainsi à la production réciproque de la sensibilité et de la spontanéité, génératrice de leur accord nécessaire: «L'intuition pure a priori contient les actes de la spontanéité et de la réceptivité et, au moyen de leur assemblement en unité, l'acte de leur réciprocité 1 19 ». Dès lors, il est évident que la réalisation de la spontanéité et la déter­ mination de la réceptivité sont, comme l'écrit Kant, « simultanées, parce qu'elles sont identiques, données dans le même acte 120 ». Ainsi comprise, la doctrine avancée dans les pages les plus tardives de l'Opus postumum ne signifie nullement la négation de la réceptivité et de la nature empirique de l'impression sensible : Kant veut seulement décrire l'activité, qui pose la réalité de l'entendement et la manière dont nous sommes impressionnés, expliquer leur accord nécessaire et mettre en évidence cette identité radicale de leur construction, qui assure l'unité d'un sujet, qui est actif et passif 121 •

Pour fonder l'U ebergang et achever ainsi l'œuvre critique, l'Opus postumum montre comment, avec la spontanéité intellectuelle requise pour la détermination objective des représentations et la réaction orga­ nique requise pour la perception empirique, le sujet peut produire, au niveau d'une représentation abstraite et formelle, son mode de réceptivité 1 17. Cf. MATHIEU : Opus postumum, 298-300. - C'est ce que tente d'exprimer Heidegger lorsqu'il parle de « réceptivité spontanée pure » (Kant, 210). 1 18. Cf. 1re partie, sect. IV, chap. 3. 1 19. O.P., XXI I , 28 (déc. 1800-fév. 1803). 120. O.P., XXI I , 466 ( août 1799-avril 1800). 121 . Sur l'unité du sujet, cf. I re partie, sect. IV, chap. 2. - Nous verrons prochainement que cette détermination des formes de réceptivité par l'entendement est une « autoaffection » et que cette réalisation de l 'entendement dans la réceptivité est une « autoposition », les deux étant un seul et même acte ( 1 re partie, sect. I, chap. 7).

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L ÉLÉMENT DE RÉALITÉ

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et son concept du reçu. Rien ne nous autorise à trouver dans cette doctrine - qui est, nous l'avons vu, une réponse aux prétentions de l'idéalisme fichtéen - le moindre abandon des thèses soutenues dans la Critique à propos de l'élément de réalité : sa nature empirique, son indépendance et son antériorité, son origine sensorielle, sa richesse et sa complexité. Kant prend, au contraire, le soin de nous rappeler que le caractère indispensable d'une matière irréductible à la forme est une nécessité inscrite dans la nature de notre esprit : «Nous devons ici nous souvenir que nous sommes en présence de l'esprit fini, non de l'esprit infini. L'esprit fini est celui qui ne devient actif qu'au moyen d'un subir et parvient à l'absolu seulement à travers des bornes, en tant qu'il dispose de matière, agit et forme; cet esprit joindra donc à la tendance à la forme ou à l'absolu, une tendance à la matière ou aux bornes, comme conditions sans lesquelles il ne pourrait posséder ni satisfaire la première tendance 122 •» Ce texte évoque certes la doctrine fichtéenne du moi fini en général, qui se réalise en posant le non-moi, qui le limite : il est certain que Kant se souvient du problème et du vocabulaire de son successeur ; mais il s'oppose à lui, lorsqu'il affirme qu'il faut «disposer de matière», non qu'il faille la produire, et lorsqu'il poursuit en rejetant le besoin qu'éprouve l'idéalisme absolu d'expliquer ces deux tendances à partir d'un seul principe, en refusant, par conséquent, de résorber la matière dans l'activité du moi et en maintenant l'existence irréductible des choses en face du fondement de la connaissance : «Or dans quelle mesure deux tendances si opposées peuvent-elles subsister ensemble dans le même être? C'est là un problème qui peut embarrasser le métaphysicien, mais non le philosophe transcendantal. Celui-ci ne prétend pas expliquer la possi­ bilité des choses, mais se contente de fixer les connaissances permettant de comprendre la possibilité de la possibilité de la connaissance. Et puisque l'expérience serait aussi peu possible sans cette opposition que sans sa propre unité absolue, il pose ces deux concepts de plein droit, comme conditions également nécessaires de l'expérience, sans se préoccu­ per davantage de la possibilité de leur conciliation 123»: on ne peut mieux repousser la question dont part l'idéalisme absolu.

CONCLUSION

Ces multiples indications concordantes, qui constituent la doctrine kantienne de l'élément de réalité, pose asurément de nombreux pro­ blèmes, dont la solution apparaît difficile : comment peut-il exister, en effet, une connaissance exclusivement empirique et, spécialement, des lois empiriques distinctes des lois transcendantales, alors qu'il est démon122. O . P. , XXI, 76 (déc. 1 800-fév. 1 803) ( souligné par moi ) . - Ces formules annoncent évi­ demment les principes essentiels de la pensée hegelienne, qui est peut-être beaucoup plus p roche du criticisme kantien que de l 'idéalisme fichtéen ; mais le véritable sens de la Phénoménologi e de l 'esprit ne peut être examiné ici . 123 . Ibid.

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LES ÉLÉMENTS DE L'OBJECTIVITÉ THÉORIQUE

tré que toute connaissance relève de la faculté a priori de détermination objective et que toute légalité est produite par l'entendement? Comment une philosophie de la nécessité, qui montre en toute conscience la présence nécessaire de l'unité de l'aperception, de l'entendement et de ses déterminations objectives a priori, peut-elle accorder une place à la contingence du donné empirique, du téléologique et de l'historique, à l'induction et à la probabilité? En quel sens la démonstration de l'inter­ vention nécessaire des synthèses de l'imagination et de l'entendement, telle qu'elle est développée dans la Déduction transcendantale, s'accorde­ t-elle avec l'affirmation d'un donné indépendant? En un mot, comment peut-on admettre un empirique donné par l'expérience sans la spontanéité, lorsqu'on présente l'expérience comme une construction dépendant des principes a priori de cette spontanéité? Ces questions prouvent simple­ ment que notre recherche n'est pas achevée: la constitution de la connaissance, la conception critique de l'objectivité et du mouvement qui la produit restent à définir 124 _ Mais nous savons dès maintenant quelle importance et quelle richesse il convient de reconnaître au donné sensible, tel que le conçoit Kant. Certes, il n'est pas question d'en conclure, par opposition à ceux qui ont voulu le réduire à un rien, qu'il est le tout de notre expérience: commune à l'empirisme et à l'idéalisme absolu, cette alternative n'est pas kantienne. Il lui manque, en effet, ce que seul l'entendement peut produire, l'objec­ tivité: cette intuition empirique riche et complexe, en tant que simple donnée, n'est pas analysée en ses divers éléments et n'est pas comprise comme l'unité synthétique nécessaire d'une multiplicité définie, c'est-à-dire comme objet; le serait-elle, que ferait encore défaut l'ensemble des liaisons synthétiques nécessaires, qui permettent seules de déterminer son rapport à la totalité de l'expérience, de comprendre sa place dans l'univers des objets, dans l'objectivité: « pour cela, il faut plus que la simple perception, il faut un tout ( Gantzes) rapporté à la totalité (All ) 125 • » Mais il ne lui manque précisément que l'objectivité : la multiplicité et la variété des affirmations kantiennes relevées dans ce chapitre prouvent amplement que le donné sensible ne présente pas d'autre insuffisance. Nous pourrions regretter que Kant se soit contenté d'indications éparses, partielles et souvent allusives et qu'il n'ait pas pris la peine de les développer pour elles-mêmes en une doctrine systématique: ce que l'anthropologie moderne, scientifi que ou philosophique, met en valeur et tente d'explorer, le domaine infiniment riche de la perception, le champ devenu familier et passionnant de «l'anté-prédicatif », apparaît oublié ou méprisé dans les ouvrages kantiens 126 ; c'est même pour cette raison, que l'on a pu interpréter le criticisme comme un idéalisme conduisant à sa négation pure et simple. Mais cette absence s'explique aisément: Kant estimait probablement, en effet, que la nature de l'intuition empirique allait tellement de soi, qu'il n'y avait pas là de véritable problème exigeant une doctrine spéciale 1 27 ; en tout cas, il est certain que ce n'était pas 124. Cf. 1re partie, sect. II & III. 125. O.P., XXI , 561 (mai-août (?) 1799). 126. Cf. F. STAUDINGER : Der Gegenstand der Wahrnehmung, Kantst., 1905 , 5 1-8 ; GuTTMi\NN : Objektiven Erkenntnis, 111 ; - METZGER : Gegenstand, 724 note ; - NOLL : Ding 49 & 97. 127. Cf. VUILLEMIN : Physique, 360.

L'ÉLÉMENT DE RÉALITÉ

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son problème, celui qu'il voulait poser et résoudre : son attention était retenue par l'étude des fondements de l'objectivité 1 2a . II n'en reste pas moins que, lorsqu'il met en évidence les caractéristiques de cette objec­ tivité, non seulement il suppose connues, mais il expose avec une certaine précision, par contraste, les propriétés particulières de l'intuition empi­ rique des sens : comme l'a montré, par exemple, la confrontation du jugement d'expérience et du jugement de perception, l'analyse de l'origi­ nalité du conceptuel comporte une description authentique du perceptif. Il est vrai que toutes les difficultés contenues, à nos yeux, dans la conception de la perception empirique ne sont pas résolues. Mais que valent ces regrets ? En limitant sa recherche autour de la seule objec­ tivité, Kant n'a-t-il pas, en effet, rendu manifeste la finitude essentielle de l'esprit humain, incapable de rendre compte de la contingence du donné ? Tentons, si l'on veut, de décrire et d'analyser le donné immédiat, en faisant abstraction des constructions scientifiques ; il est vain d'espérer atteindre ainsi la chose en soi : celle-ci est inconnais­ sable et le donné est irrémédiablement ce qui est pour nous, sinon en nous ; si nous voulions nous représenter quelque chose de défini par la réflexion sur l'intuition empirique, nous trouverions justement une repré­ sentation construite par notre esprit : l'objet scientifique lui-même. Chercherons-nous à faire également abstraction de la chose en soi, pour ne réfléchir que s,ur le seul donné de la perception ? Deux voies sont possibles : ou bien nous essayons de décrire, de comprendre et de penser telle perception particulière - l'être perçu d'une table ou d'un visage mais nos puissances de penser sont alors requises et, sans le vouloir ni même en avoir conscience, nous construisons une représentation intellectuelle du donné perceptif immédiat, c'est-à-dire le concept scienti­ fique d'un obj et ; ou bien nous cherchons à penser le fait de la perception en général, les attitudes et les actes du sujet saisissant une présence et un monde, mais nous sommes encore condamnés à user de nos facultés d'analyse et de synthèse, de notre inévitable intelligence, pour construire une représentation définie de la relation du sujet et de l'obj et, une détermination intellectuelle de l'être et de l'activité du suj et dans le monde : une anthropologie objective. Kant l'a bien vu, qui montre, dans la Critique, que la réflexion de l'entendement sur le donné empirique constitue notre science des obj ets et, dans l'Opus postumum, que la réflexion de l'entendement sur notre être et notre activité dans l'intuition empirique constitue une science du suj et fondant notre science des objets. Certes, percevoir n'est pas penser. Mais voudrait-on simplement décrire la perception, qu'on ne peut s'empêcher de penser, quand on philosophe : s'il existe une perception pure, la description pure de la perception est impossible. Toute théorie de la perception est donc nécessairement une construction intellectuelle : science de l'objet ou science du sujet, physique ou anthropologie « objectives ». On ne saurait reprocher à Kant de n'avoir pas constitué une doctrine complète de l'intuition empirique en tant que telle : son enseignement représente peut-être, au contraire, la meilleure des mises en garde contre ce mythe d'une pure description systématique du simple vécu subjectif, qui serait libérée de l'entendement. 128. Cf.

GuTTM ANN :

Objektiven Erkenntrzis, 250-75.

CHAPITRE IV

L'APPORT ONTOLOGIQUE

Une fois reconnue la nature irréductible de l'intuition empirique, il convient de préciser à quel titre elle procure à l'entendement et à l'intui­ tion pure leur élément de « réalité». La réponse paraît évidente, puisqu'en face de leur vacuité formelle, elle est la présence de quelque chose: « Grâce à la sensation ... la représentation comporte en soi un être ( sein ) 1 •» Mais que devons-nous entendre exactement par ce mot aux multiples significations et pouvons-nous poser sans réserve que, selon Kant, l'apport d'être repose sur la seule donnée sensible ?

A) RÉALITÉ, EXISTENCE ET EFFECTIVITÉ SELON LA CRITIQUE

Un être, c'est d'abord la présence d'un contenu, qui s'oppose à l'absence, au rien défini par la privation (nihil privativum) 2 ; rapporté à des formes vides - les formes de la sensibilité, par exemple, l'espace et, spécialement, le temps, forme universelle de notre conscience de quelque chose - il est donc un remplissement : ce qui remplit l'espace 3 , « le remplissement du temps 4». Or une présence peut s'opposer plus ou moins à l'absence, un remplissement peut être d'une intensité variable: nous sommes ainsi amenés à penser l'être comme possédant plus ou moins de qualités ou de déterminations, à concevoir un degré d'être, de perfection ou d'essence ayant pour limites, d'une part, le néant, d'autre part, la perfection totale ( l'ens realissimum de la théologie) . C'est ce remplissement et son intensité, qui sont nommés, parfois, « choséité » ( Sachheit) 5 , le plus souvent, « réalité» ( Realitat) 6 • Nous savons que l'intuition empirique remplit l'intuition pure et 1 . Reflex. , n ° 6248 (1785-8), XVII I , 528 . 2 . C.R .P., III, 232, T.P., 248-9. 3. Ains i , la force de répulsion constitue le réel dans l'espace, parce qu'elle le remplit (Méta. Nat., IV, 523 , Gib., 95). 4. C.R.P., III, 137, T. P . , 154 (Définition du schème de la réalité). 5 . C.R . P. , III, 137, T.P., 154. 6. C.R.P., III , 137, T.P., 153 .

L'APPORT ONTOLOGIQUE

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présente un contenu correspondant au concept pur et qu'elle est seule capable de le faire ; il est donc évident que la réalité, telle qu'elle vient d'être définie, est trouvée par notre conscience dans la donnée des sens et en elle seulement: « La réalité .... est ce qui correspond à une sensation en général 7 »; c'est d'ailleurs la raison pour laquelle Kant parle de « réalité » objective, lorsqu'il veut désigner ce que le donné sensible apporte à l'entendement. Certes, on pourrait faire remarquer que la réalité relève du seul enten­ dement, non de la sensibilité: n'est-elle pas une catégorie, c'est-à-dire un concept, et n'est-elle pas posée en vertu d'un principe de l'entendement pur, le principe des anticipations de la perception? Mais nous ne devons pas oublier qu'un concept est une représentation purement formelle, qu'il est la représentation intellectuelle de quelque chose, qui ne peut être donné que dans la réceptivité, et que l'anticipation de la perception n'est pas sa création, mais la forme a priori de la conscience que l'on peut en prendre 8 ; autrement dit, la catégorie et le principe a priori correspon­ dant sont requis pour que nous concevions une présence et son degré, mais ils ne peuvent les produire: ils restent du ressort de la seule donnée sensible.

***

Cela nous permet cependant de comprendre que concevoir un remplis­ sement et son intensité, ce n'est pas encore le recevoir, le saisir dans son être présent. Ainsi, nous pouvons penser une réalité parfaite, une plénitude d'être - celle de l'ens realissimum - qui ne soit pas, comme le prouve la Réfutation de l'argument ontologique, et nous pouvons être en présence d'une réalité, qui, toute défectueuse qu'elle est, n'en est pas moins 9 : ainsi que l'ont montré les écrits de 1763, nous devons poser l'être du négatif et, à la limite, nous pourrions penser l'être de ce dont l'être comme contenu est nul, le vide 1 0 • De ce nouveau point de vue, cent thalers possibles ne valent pas un thaler réel, Dieu pensé n'est rien en face de la moindre parcelle de matière: nous avons affaire à l'être en tant qu'il s'oppose, non à l'absence d'intensité, à la privation de perfection, mais simplement au fait de ne pas être ( Nichtsein ) 1 1 , au rien purement négatif de ce qui n'est pas, pas même comme manque (nihil negativum) 12 ; ce « sein n'est évidemment pas un prédicat réel (reales) », mais « simple­ ment position d'une chose 13 » : il ne s'agit ni du fait d'être ceci, conçu dans la catégorie de la réalité, ni du fait d'être en tant que simplement possible ou même en tant que nécessaire, conçus dans la première et la troisième catégories de la modalité, mais du pur fait d' « être là», de l'obj et du jugement assertorique, de l' « existence» ( Dasein) 14 . 7. I b id. 8 . C.R .P. , III, 156-8 , T.P., 171-3. - Cf. } rc partie, sect . II, chap . 3 . 9. C.R .P. , I I I , 402 , T . P . , 430 . 10. K a n t n i e le vide, non pas parce qu 'il n 'est rien , selon l 'argument scolas tique et cartésien , mais parce qu'il est impossible d 'en faire l 'expérience. 1 1 . Cf. la Table des catégories. 1 2 . C. R. P. , I I I , 233, T . P . , 249 . 1 3 . C. R . P. , I J I , 40 1 , T . P . , 429 . 1 4 . K > Pour prouver leur objectivité et indiquer leur statut à l'intérieur de la connaissance, il suffit donc de les déduire et de les définir, comme le fait la première édition de la Critique. Mais cette déduction risque de paraître insuffisante : trop rapide, elle démontre et explique peu. C'est pourquoi la seconde édition introduit dans l'exposé de chacun des principes un texte initial appelé «preuve», qui démontre cette objectivité de manière plus explicite et donne ainsi des éclaircissements sur sa nature et sa fonction 1 6 • Kant ne part plus alors des catégories pour en tirer

6. C.R.P. , III, 146-7, T.P., 163. - Cf. le chapitre précédent. 7. Cf. 1re partie, sect. II, chap. 1. 8. Prolég., IV, 308 , Gib., 79 (souligné par moi). 9. Cf. trc partie, sect. I, chap. 1 & 2 et sect. II, chap. 1. 10. Kant distingue avec soin les principes ou « propositions fond amentales • de toute connaissance objective (Grundsatze) et les principes ou premières c prémisses • des rai­ sonnements (Principien) : n 'importe quelle proposition générale peut, en effet, servir de prémisse dans un raisonnement, même si elle n'est pas pure et nécessaire a priori ; d'autre part, les principes transcendantaux ne sont pas des prémisses de raisonnements, mais des formes de jugements (cf. C.R.P., III, 238, T.P., 255). 1 1 . C.R.P., B , 111, 201-2, T.P., 215 . 12. C.R.P., III, 184, T . P . , 198 ; - Méta. nat., IV, 469, Gib. , 10 ; - lug., V, 183, Philo., 30-1. 13. Prolég. , IV, 306, 318, Gib. , 76, 94. 14. C.R.P., A, IV, 93, T.P. , 1 42 ; - Prolég., IV, 319, Gib., 94. 15 . Prolég., IV, 306, Gib. , 77. . , . . 16. Il s'agit d'un enrichissement de l'exposé , non d'une modification de doctrine : d une part, en effet, Kant ne fait que développer ce qui était implicite� ent contenu dans le texte de la première édition (les références dox:i� ées dans les pr�chames pages_ le J? rouv_eront) ; d'autre part, il se contente de reprendre 1c1 une argument� t10n, qu 11_ avait presentee dans la première édition de la Déduction transcendantale et qu'il a supprimée dans la seconde _

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LA CONSTITUTION DE L'OBJECTIVITÉ THÉORIQUE

directement les principes: il part des intuitions empiriques pour montrer, en vertu du principe de la possibilité de l'expérience, c'est-à-dire indirec­ tement 1 7 , que leur transformation en connaissances objectives requiert la présence de ces principes. Il rappelle que l'objectivité a été définie comme la détermination nécessaire de l'unité d'une synthèse 18 • Il établit que l'intuition empirique n'est pas une donnée objective : elle ne peut l'être, puisqu'elle est préci­ sément ce qui doit être transformé en connaissance objective et qu'il n'y aurait plus ni objectivité, ni problème de l'objectivité, si on ne reconnais­ sait pas l'existence d'une réalité subjective à laquelle elle s'oppose 1 9 ; elle ne l'est pas, parce qu'elle n'est qu'un état du sujet, relatif à sa nature individuelle, à sa disposition et à son point de vue 20 , et qu'elle est pour lui une simple donné contingente, dans laquelle il ne saisit aucune détermi­ nation nécessaire 21 ; en outre, lorsque l'imagination la parcourt pour en appréhender le divers, le sujet n'a jamais affaire qu'à un flux de données successives, qui ne contient aucune unité ni aucune relation définies permettant la conscience d'un ensemble objectif : « L'appréhension du divers du phénomène est toujours successive 22» ; « Une appréhension en suit une autre, ce qui est simplement quelque chose de subjectif et ne détermine aucun objet 23» ; « Par cette succession qui est commune à toutes les appréhensions, rien n'est distingué de rien 24 • » Or ce n'est ni dans la matière, ni dans la forme de cette intuition, que le sujet peut trouver ce qui lui permettrait de déterminer objectivement son contenu. En effet, la donnée sensible, qui en est la matière, est absolument incapable de procurer une détermination objective, dont elle est privée et qu'elle doit précisément recevoir: par exemple, la perception des différentes positions du soleil ne contient rien qui définisse l'unité et la nécessité de ces positions, la loi de son mouvement apparent. Mais l'espace et le temps, qui sont ses formes, en sont également incapables : ils ne sont, en effet, qu'une diversité juxtaposée ou successive de points ou édition : la description de la « triple synthèse » (cf. 1re partie, sect. I, chap. 1 et sect. III, chap. 4) ; ce déplacement a un sens : la description, trop psychologique d'apparence, des conditions subjectives de la connaissance d'un objet isolé devient une description manifeste­ ment transcendantale de ce qui, dans le sujet, est condition objective de la connaissance de l'objectivité en général, pour les relations entre les objets comme pour l'objet isolé (sur cette distinction , cf. Ire partie, sect. III, Introd. et chap. 1, 2 & 3). 17. Cf. 1re partie, sect. II, chap. 1. 18. C.R.P. , III, 168-9, 171-2, T.P., 183-4, 186-7 ; - B, III, 158-9, T .P., 174. 19. Kant insiste ici sur la différence existant entre l'objet et la représentation (cf. C.R.P. , III, 168, T.P., 183). 20. C.R.P. , III, 171, T.P., 186. - Kant prend pour exemple la relativité du mouvement et du repos, qui dépendent du point de vue pris par le sujet (Méta. nat., IV, 554, 555 , Gib., 146, 148). 21. C.R.P., III, 169-70, 173-4, T.P., 185, 189 ; - B, III, 158-9, 167, T.P., 174, 183. 22. C.R.P., III, 168, T.P., 183. - Cf. C.R.P., III, 163, 174, T.P., 178, 189 ; - B, III, 181, T.P., 195. 23. C.R.P., III, 171, T.P. , 186. 24. C.R.P., III, 173, T.P . , 188. - Cet argument n'est invoqué qu'à propos des Analogies de l'expérience, parce qu'elles sont précisément destinées à poser les déterminations, qui fondent la connaissance d'une relation objective distincte de la succession subjective de l'appréhen­ sion ; mais il a une portée générale, puisqu'il s'agit toujours de trouver une détermination synthétique objective pour un divers appréhendé successivement : c'est pourquoi les Axiomes de l'intuition (C.R.P. , 149, T.P., 165) et les Anticipations de la perception (C.R.P., III, 154-5, T. � ., . 169-71) font aussi état du fait de l'appréhension successive pour démontrer que les pnnc1pes des grandeurs extensives et intensives sont nécessaires pour la détermination objective du donné.

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d'instants, qui ne pose pas telle unité synthétique nécessaire de tel divers plutôt que de telle autre 25 ; ils ne sont que des cadres dans lesquels doivent être définis des objets ou des relations objectives, des grandeurs ou des positions, et non des principes par lesquels il seraient définis 26 : comme le prouve la relativité de l'espace et du mouvement 21 , ils ne permettent pas de distinguer l'obj ectif et le subjectif, le réel et l'apparent et de décider s'il faut accorder le mouvement au soleil ou à la terre; il s'agit de simples formes vides, qui n'imposent à ce qui est contenu en elles aucune autre détermination, que la spatialité et la temporalité en général, et qui ne peuvent être prises pour objets servant de termes de référence, par rapport auxquels le sujet pourrait déterminer quoi que ce fût : «Le temps lui-même ne peut être perçu 28 » et «L'espace privé de matière n'est pas un obj et perceptible 29 »; les Analogies de l'expérience reposeront ainsi sur le fait qu'il est impossible de tirer de la simple forme vide du temps une détermination des relations temporelles entre les obj ets 30 ; d'une manière générale, il est aisé de voir que ce n'est pas en prenant seulement l'espace et le temps vides pour facteurs que le sujet peut passer de la perception du soleil à la définition de sa grandeur véritable, de sa distance réelle ou de son action causale effective. Pour parvenir à cette détermination objective, il doit donc recourir à autre chose et il ne reste plus que l'entendement; mais il faut un entendement dont l'activité soit elle-même déterminée et qui ait, par conséquent, pour f6rme constitutive l'un des concepts déterminants qui expriment l'unité et la nécessité objectives de la synthèse, c'est-à-dire l'une des catégories 3 1 ; il faut aussi que ce soit l'entendement considéré, non pas abstraitement en lui-même, mais dans l'acte de la faculté de juger effectuant une synthèse d'un divers empirique, c'est-à-dire dans l'un des principes, qui spécifient les catégories au niveau du divers empirique en général: la détermination objective de l'intuition empirique requiert donc les catégories en tant que principes. En effet, lorsque le soleil, par exemple, n'est plus seulement perçu, ni décrit par l'entendement selon la manière dont il se présente dans la perception, mais conçu par lui selon les catégories et les principes correspondants, il devient pour le sujet un obj et de représentations déterminées : l'intuition empirique est transfor­ mée en connaissance objective, parce que, comme l'écrit Kant à propos de la causalité, «il y a ici un ordre de la synthèse successive, qui déter­ mine un objet 32» ; cette transformation n'est pas une mutation mysté­ rieuse du contenu de la sensibilité: il s'agit du simple fait que, lorsque le divers empirique est pensé, analysé et unifié au moyen des principes cons titu tifs de toute détermination objective, il est pour la conscience un 25 . C.R.P., B, III, 158-9, T.P., 174. 26. Par exemple, dans les Anticipatio,ns de la perception, l'intuition pure représente le degré 0 de réali té, l imite de la série des grandeurs intensives, et nor.. le principe constitutif de cette série (C.R.P. , B, III, 152, T.P., 168). 27. Méta. nat., IV, 561, Gib. 158. 28. C.R.P., III, 163, T.P. , 179 ; - B, III, 159, 162, 167, 173, 181, T .P., 174, 178, 183, 188, 195. Cf. tre partie, sect. I, chap . 2 & S. 29. Méta. nat., IV, 559, Gib., 154. - Cf. 1re partie, sect. I, chap. 2. 30. C.R.P., B , III, 159, 162, 167, 181, T.P. , 174, 178, 183, 195 . 31. C.R.P., B, III, 149, 159, T.P., 165, 174, etc. 32. C.R .P., III, 174, T.P., 190.

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terme objectivement défini, alors qu'il ne l'es t pas, tan t qu'il est perçu ou même pensé, analysé et unifié sans ces principes ; le même donné sensible, qui n'était que la matière d'une perception ou d'un jugement de perception, devient ainsi la matière d'un jugement d'expérience, d'une connaissance objective. Aussi Kant peut-il conclure une de ses analyses en ces termes: «C'est donc touj ours en considération d'une règle, d'après laquelle les phénomènes sont déterminés.... , que je rends objective ma synthèse subjective .... et c'est uniquement grâce à ce seul présupposé, qu'est possible l'expérience même de quelque chose.... 33 ». Et s'il est vrai qu'un canon est « l'ensemble des principes a priori pour l'usage légitime de certaines facultés de connaître en général 34 », «L'Analytique des principes sera donc.... un canon pour la faculté de juger 35». L'on voit que cette démonstration, développée surtout dans la seconde édition de la Critique, ne se contente pas de déduire et de définir les principes à partir des catégories : elle insiste sur leur nécessité au sein de l'objectivité et précise ainsi leur fonction, qui est de construire la connaissance, non pas en créant sa matière, mais en posant des déter­ minations qui suppriment la subjectivité initiale de nos représentations.

Pour compléter ces indications générales, il est utile d'analyser la démarche, qui permet de dresser « la représentation systématique de tous les principes de l'entendement pur 36 ». On peut les déduire directement de la table des catégories et suivre ainsi la méthode employée dans la Déduction métaphysique 37 ; cependant, comme ils trouvent leur sens dans la transformation de l'intuition en connaissance, il est préférable de les construire selon l'esprit de la Déduction transcendantale, en partant du terme qui exige leur intervention pour acquérir l'objectivité: l'intuition empirique; ainsi saisirons-nous la nécessité et la valeur objective de chacun d'eux 38 • Or nous avons vu qu'il ne fallait retenir, à ce premier niveau de la science, que ce qui constitue le minimum d'addition empi­ rique par rapport aux formes intellectuelles et sensibles vides; nous devons donc d'abord considérer le divers empirique en général comme un simple quelque chose, qui est donné au sujet en tant que réalité remplissant l'espace et le temps 39 • 33. C.R.P. , III, 171, T.P., 186 (souligné par moi). 34. C.R.P., III, 517, T.P., 538. 35 . C.R.P., III, 131, T.P. , 148. 36. C.R.P., 111, 146, T.P. , 162. - Pour l'analyse détaillée des conceptions scientifiques de Kant, cf. VUILLEMIN : Physique. 37. C'est la méthode employée par Kant dans l'introduction de ce chapitre de la Critique (C.R.P., III, 147-8, T.P., 163-4). 38. C'est la méthode suivie dans les preuves et les explications proposées pour chaque principe. Selon Cohen et Vuillemin , la table des catégories trouverait ainsi son vrai fonde­ ment génétique dans cette table transcendantale des principes de la science, la table des jugements leur paraissant être une donnée trop logique et contingente ; mais Kant voulait justement montrer que les lois fondamentales de la connaissance ne sont que les consé­ quences des diverses manières de juger et de concevoir. 39. Il s'agit nécessairement d'un divers donné dans l'espace, puisque la réalité est fournie par la seule intuition empirique externe (cf. Ire partie, sect. I, chap. 2). Si nous en faisions abstraction pour ne retenir que le temps, nous aurions affaire au schème transcendantal (cf. le prochain chapitre).

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I. - Les principes mathématiques constitutifs. - L'intuition empirique étant donnée dans l'espace et le temps, il est évident qu'elle ne peut devenir une représentation déterminée qu'au moyen de la détermination du divers de l'intuition pure, qui est sa forme ; or les synthèses déter­ minées de l'intuition pure sont du ressort des mathématiques et, spécia­ lement, de leurs branches qui font intervenir le concept produit par les catégories de la quantité, le nombre 40 ; les déterminations mathématiques quantitatives sont donc requises pour la transformation du donné en savoir : nous devons prendre pour premiers principes de la science toutes les propositions, qui énoncent et expliquent cette nécessité d'une définition du réel comme grandeur mathématique. Il s'agit de « principes consti­ tutifs 41 », puisqu'ils rendent « possible la représentation d'un obj et 42 » et qu'ils le définissent dans sa structure interne ou son essence 43 ; ce sont aussi des principes mathématiques, puisqu'ils prouvent que les mathéma­ tiques peuvent et doivent s'appliquer à l'expérience 44 • 1 ) Les axiomes de l'intuition. - L'intuition sensible se caractérise d'abord par l'existence dans l'espace ; pour en faire un objet, nous devons donc la définir comme grandeur spatiale ou extensive et, par conséquent, user à son propos de tous les éléments mathématiques, qui permettent la détermination d'une grandeur : telle est la première loi transcendantale de la science posée par le principe fondamental (Grundsatz) des grandeurs extensiv6S comme principe initial ( Princip ) des axiomes de l'intuition 45 • 2 ) Les anticipations de la perception. - Mais l'intuition emp1nque est aussi une perception, qui s'oppose à la vacuité de l'intuition pure par la présence d'un contenu réel : le remplissement de l'espace donné dans la sensation ; il n 'est certes pas question de construire a priori cette matière empirique, mais il est a priori certain que toute perception comporte cette opposition de la présence à l'absence, cette différence entre le remplisse­ ment réel et la vacuité ; il y a donc là un terme, que nous devons aussi définir comme grandeur, si nous voulons progresser dans la construction de la connaissance objective du donné. Mais ce ne peut être une grandeur spatiale, puisqu'il s'agit de la différence entre un espace rempli et le même espace vide : c'est donc une grandeur de remplissement d'un certain espace déjà défini, une intensité ; elle a pour limites la présence = 1 et l'absence = 0 et la seule pluralité possible est celle qui est interne à l'unité, l 'échelonnement continu de tous les degrés concevables entre 1 et O : cette quantification apparaît d'ailleurs légitime, dès qu'on remarque que la différence entre le plein et le vide est variable, que « la sensation 40. Cf. le chapitre précédent. 4 1 . C.R.P., III, 160, T.P., 175. 42. C.R.P., B , III, 149, T.P., 165. - Cf. C.R.P., III, 159-60, T.P., 17.'.i ; - B , Ill , 95-6, 152, T.P . , 96, 167-8 ; - C.R. Prat., V, 104, Pic . , 110. 43. C.R.P., III, 147, T.P., 163. 44. Cf. le chapitre précédent. 45 . Cette dernière expression signifie qu'il s'agit , non d'un axiome mathématique immé­ diatement certain en vertu de l'intuition pure, mais d 'un principe philosophique prouvé par concepts, qui permet l 'application des axiomes mathématiques aux phénomènes considérés comme intuitions et non comme perceptions, dans leur forme et non leur contenu (cf. C.R.P., III, 481 , T.P. , 504). 9

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est susceptible de diminution 46 ». Le donné ne peut donc devenir un objet, que lorsqu'il est défini comme grandeur intensive et qu'on se sert à son égard des éléments mathématiques qui permettent de déterminer une pluralité dans une unité et une continuité dans une variation : telle est la seconde loi transcendantale de la science posée par le principe fonda­ mental (Grundsatz) des grandeurs intensives comme principe initial ( Princip) des anticipations de la perception 47 ; ainsi se trouve expliquée la connaissance objective d'un terme isolé du point de vue de son intensité, c'est-à-dire comme force : une première extension capitale des mathématiques - la mathesis intensorum puis la Dynamique - apparaît désormais légitime et nécessaire 48 • II. - Les principes dynamiques régulateurs. - Mais cette transfor­ mation du donné sensible en objet défini reste encore insuffisante; pour qu'il y ait détermination totale, il faut, en effet, que l'intuition empirique, qui est donnée dans l'espace avec d'autres intuitions empiriques, soit aussi déterminée du point de vue de ses relations avec les autres objets et avec le sujet : la représentation objective de la grandeur du soleil et de l'intensité de son éclat laisse encore dans l'indétermination ses rapports avec les planètes et avec l'observateur, puisque nous ne savons toujours pas s'il est mobile ou fixe, imaginaire ou réel; il faut donc de nouveaux principes, qui permettent de déterminer objectivement ces relations et qui transforment ainsi en savoirs les intuitions empiriques qui nous les donnent de manière contingente et subjective dans la perception et l'appréhension. Ayant des rapports pour objets, ces principes expriment des synthèses effectuées entre des termes différents, c'est-à-dire des synthèses de l'hétérogène 49 , et posent, par conséquent, non la nécessité absolue d'un être, mais la nécessité conditionnelle d'un être en fonction d'un autre 50 : par opposition aux principes précédents, qui étaient consti­ tutifs de la représentation scientifique de l'objet lui-même, ce sont donc simplement des « principes régulateurs 51 » ; nous ne devons pourtant pas les confondre avec les principes régulateurs de la raison dialectique, qui sont subjectifs 52 : s'il sont, en effet, régulateurs de l'intuition de l'objet, ils sont constitutifs de la détermination objective totale de l'empirique, c'est-à-dire de l'expérience ou de la connaissance 53 • Les relations d'un objet à un autre objet ou au sujet ne relèvent pas de son essence, de l'ensemble des caractéristiques constituant son être propre; elles dépendent du fait qu'il est, non ceci ou cela, mais ici ou là, en rapport avec ceci ou cela: elles résultent de sa position dans l'être, de 46. C.R.P., III, 153, T.P., 169. 47. Cette dernière expression signifie que nous avons affaire à un prmc1pe, qui permet d'anticiper sur le contenu de la perception, dans la mesure où il pose a priori, avant toute sensation effective, que le réel possède une intensité variable, mathématiquement détermina­ ble ; il permet même de « combler les lacunes de la perception », lorsque celle-ci ne pré­ sente que des intensités particulières et discontinues (C.R.P., III, 155, T .P., 171 ' 48. Cf. le chapitre précédent et les prochaines pages. 49. C.R.P., B, III, 148-9 note, T .P., 164 note. 50. C.R.P., III, 147, T.P., 163. - Cf. l ' exposé du troisième postulat de la pensée empirique en général.

51. C.R.P., III, 160, T.P., 175 . 52. Cf. 2e partie, chap. 4. 53. C.R.P., III, 439, T.P., 464.

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son «existence» (Dasein = être là ) 54 ; les principes cherchés doivent donc déterminer l'existence 55 et, plus précisément, «la liaison de l'existence du divers 56 ». Or, quand nous pensons une telle liaison, nous nous représentons nécessairement la détermination ou la position d'une chose par une autre : nous concevons donc une action - celle, par exemple, du soleil sur les planètes ou sur l'observateur - et, par suite, une force s 1 , et cela d'autant plus que les termes ainsi reliés ont été antérieurement définis au moyen du concept d'intensité ; c'est pourquoi nous avons désormais affaire à des «principes dynamiques 58 », qui doivent, en particulier, fonder l'appli­ cation de la dynamique constituée à partir du principe des grandeurs intensives à la totalité de l'expérience envisagée du point de vue des relations d'existence 59 . Mais ces relations ne sont pas uniquement spatiales : elles peuvent aussi être temporelles, puisque, si la diversité homogène constituant un objet est nécessairement simultanée, la diversité hétérogène constituant un rapport entre lui et autre chose peut fort bien être successive ; la simultanéité de l'espace apparaît alors comme un simple cas de la tempo­ ralité, dont l'autre cas est la succession. En outre, même si elle nous est donnée dans une synopsis simultanée, une diversité est toujours parcourue dans une appréhension successive et c'est nécessairement ce dernier point de vue que nous prenons, quand nous cherchons à définir des relations d'existence entre des termes hétérogènes. Par exemple, si la grandeur du soleil et l'intensité de son éclat sont perceptibles et connaissables dans l'espace, ses relations avec les planètes et avec l'observateur, même si elles sont perçues dans l'espace, doivent être envisagées dans une appréhension successive de leurs différents termes avant d'être objecti­ vement connues au moyen du concept d'un rapport temporel, qui peut être une succession ou une simultanéité. Pour déterminer le donné, les principes dynamiques régulateurs doivent donc l'envisager du point de vue le plus général et le plus conforme à la nature des questions posées: celui des relations d'existence dans le temps 60 • 3 ) Les analogies de l'expérience. - Pour constituer l'unité de l'expé­ rience, nous devons d'abord déterminer les rapports d'existence dans le temps des objets entre eux, en substituant des relations définies aux liaisons contingentes et subjectives trouvées dans la perception et l'appré­ hension. Il nous faut, pour cela, des « liaisons physiques 6 1 », des lois de la nature posant des rapports constants entre les variables (les objets),

54. Cf. 1re partie, sect . I, chap . 4. 55. C.R .P. , I I I , 147, T . P . , 163 ; - B, I I I , 95 , T . P . , 96 . 56. C.R.P., B, I I I , 149 note , T . P . , 164 note . 57. C.R.P., I I I , 176-7, T . P . , 191-2. - Du point de vue de la relation avec le sujet, de_ la modalité le cri tère de l 'existence effective est aussi l 'action et la force : « La chose existe quand e; où elle agit » (0.P., XXI I , 121 (avril-déc. 1800)) ; c 'est ainsi qu'est prouvée l 'effectivité du mouvement circulaire (Méta. nat. , IV, 557 , Gib . , 150-1 . 58. C.R.P. , I I I , 148, T . P . , 164. 59. Cf. le chapitre précéden t. 60. Le point de vue du temps n 'intervient pas seulement dans les Analogies de l 'expé­ rience : les énoncés des Postulats de la pensée empirique en général en font expressément état. 61 . C.R.P., B , III, 149 note , T . P . , 164 note .

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c'est-à-dire des analogies 62: il nous faut les Analogies de l'expérience. Mais cela suppose qu'avant de nous engager dans la construction scienti­ fique de ces lois, nous avons reconnu que l'obj ectivité résulte de la représentation des relations nécessaires unissant le divers empirique: telle est la troisième loi transcendantale de la science posée par le principe fondamental ( Grundsatz) de la liaison nécessaire de l'existence du divers dans le temps comme principe initial ( Princip) des analogies de l'expérience. Nous ne savons pourtant pas encore comment nous devons procéder pour avoir la représentation de cette liaison nécessaire: dans le cas des principes constitutifs qui concernaient des grandeurs, nous pouvions, en effet, nous en remettre aux concepts construits par les mathématiques pour la détermination rigoureuse du donné; mais les principes régulateurs posant des relations, qui ne sont pas immédiatement de nature mathé­ matique, nous avons besoin de principes subordonnés pour savoir comment il est possible de déterminer leur contenu: a) La définition d'une existence ou d'un rapport d'existence dans le temps ( succession ou simultanéité) exigerait en théorie une représentation définie du temps total, dans lequel les objets et les changements doivent être situés; mais le temps n'est pas un objet perceptible, puisqu'il est une forme vide et une pure succession dont les parties s'excluent réci­ proquement; il faut donc prendre pour référentiel un terme qui soit un objet réel perceptible, donc spatial, et qui par sa permanence exprime obj ectivement (sous forme d'objet) le temps total, dans lequel il sera possible de définir une succession ou une simultanéité 63 ; en particulier, on ne peut parler de changement que par rapport à quelque chose qui ne change pas, mais qui subsiste comme substrat constant de ce change­ ment 64; c'est ce qui amène le savant à choisir un obj et fixe - le soleil, par exemple - pour définir et mesurer tous les mouvements et tous les changements et à poser une constante pour déterminer un rapport entre

des variables: 2:.. y

= M.

Or, puisqu'on appelle substance ce qui subsiste

comme sujet des modifications et des relations, c'est une vérité analytique que d'affirmer que ce permanent est nécessairement représenté au moyen du concept de substance 65 • Pour déterminer des relations d'existence dans le temps, il est donc nécessaire de poser d'abord un objet spatial comme substance permanente: il s'agit alors d'une proposition synthétique, puis­ que nous ne nous contentons pas de dire que la substance est permanente, mais que nous disons que la substance permanente est nécessairement présente dans l'expérience constituée en connaissance objective; telle est

62. Le mot « analogie >> sert pour désigner les rapports constants entre variables, que sont les lois : Kant parle ainsi des « analogies de Kepler » (0.P., XXI I , 513, 516, 521, 528 ( août 1799-avril 1800)). Il précise qu'il ne s'agit encore que d'« analogies philosophiques » ou rap­ ports qualitatifs entre variables et non d 'analogies mathématiques ou rapports quantitatifs, puis que nous en restons aux concepts de ces relations , sans en poser les équations (C.R.P., III, 160-1 , T.P., 176). 63. C.R.P., III, 163, T.P., 178. - Cf. 1re p artie, sect. 1 , chap. 2 & 5. 64. C.R.P., III, 165-6, T.P., 181 . 65 . C.R.P., III, 163, T.P., 179.

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la loi transcendantale de la science énoncée dans le principe fondamental ( Grundsatz ) de la permanence de la substance comme premier principe initial ( Princip) des analogies de l'expérience. b ) Mais il ne suffit pas d'avoir un référentiel: il faut encore savoir ce qui permet de transformer une succession ou une simultanéité trouvées dans la perception ou l'appréhension en succession ou simultanéité objec­ tivement définies grâce à une détermination nécessaire 66. Or le lien nécessaire entre des termes qui se succèdent, est par définition une causalité. Il faut donc connaître le divers au moyen du concept de causa­ lité, pour qu'il y ait un savoir objectif de la succession, qui constitue ses relations d'existence dans le temps : ce principe fondamental (Grundsatz ) de la production causale constitue le second principe initial ( Princip) des analogies de l'expérience. c) Quant au lien qui définit une simultanéité comme nécessaire, c'est analytiquement le rapport d'action réciproque ou de commerce; la connaissance obj ective d'une simultanéité implique donc le concept d'une telle action: seule la représentation de la dépendance réciproque entre la terre et la lune peut prouver leur existence simultanée; avec ce principe fondamental (Grundsatz ) du commerce, nous possédons le dernier principe initial ( Princip) des analogies de l'expérience. 4) Les postulats de la pensée empirique en général. - Tous ces principes indiquent de quels points de vue il faut envisager le donné et avec quels concepts il faut le définir pour le connaître dans sa structure et dans ses relations d'existence: grâce à eux, la représentation de l'objet peut être complète 67 • Mais il y a quelque chose, qui reste encore indéterminé : le rapport de cet objet au sujet ; par exemple, quand nous avons défini le soleil dans ses grandeurs extensive et intensive, sa substantialité, sa causalité et son commerce, nous ne savons toujours pas s'il est imaginaire ou effectif; la science peut, en effet, poser la même représentation, un concept ou une loi, comme hypothèse, comme fait observé ou comme conclusion démontrée 68 • Il faut donc trouver de nouveaux principes, qui permettent de déterminer la manière dont un terme déjà défini existe pour le sujet, c'est-à-dire son « mode de représentation 69», sa modalité : il ne s'agit plus alors de la « liaison physique» des objets entre eux, mais de leur « liaison métaphysique 70» avec la faculté de connaître 71 , avec l'entendement 72 , et de leur statut par rapport à l'expérience 73 • Le phénomène ne peut devenir l'objet d'une connaissance vraie totalement 66. La succession et la simu ltanéi té don nées dans la perception et l 'appréhens ion é tant contingen tes et arbi traires , i l est évident qu 'une succession objective peut être la représen­ tation scientifique d 'une s imultanéité subjective et qu 'une simultanéité objective peut être la rep résentation scientifique d 'u ne succession subjective : la cause et l 'effet peuvent m 'ê tre donnés en semble (la boule q u i i ncu rve le coussi n ) et deux corps en commerce peuvent m 'ê tre don nés successiveme n t ( les parties de l 'univers ) . 67 . C.R.P., I I I , 89, 186, 197, T . P . , 9 1 , 200, 2 1 1 ; - Prolég., I V , 325 note, Gib . , 103 note . 68 . C.R.P., Nach tréige, XXII I , 33 ; - O.P., XXII, 2 1 0 (ju i l . 1797-j u i l . 1 798 ) . 69 . Méta. nat . , IV, 477, 5 5 4 sq q . , Gib . , 20, 1 46 sqq. 70. C.R .P. , B, I I I , 149 note, T . P . , 1 64 note . 7 1 . C.R.P., I I I , 1 97-8 , T . P . , 2 1 1 -2 . 72 . C.R.P., B , I I I , 95 , T. P . , 96 . 73 . Cf. l 'énoncé de chc1 cun des trois pos tulats .

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déterminée que lorsqu'il est objectivement défini du point de vue de sa modalité : telle est la dernière loi transcendantale de la science expri­ mée dans les Postulats de la pensée empirique en général 74 • Mais, si nous savons ainsi qu'il faut définir la modalité de ce que nous nous représentons, nous ne savons pas encore comment le faire: les Postulats sont, comme les Analogies, des principes régulateurs, qui ne renvoient pas immédiatement à l'emploi des déterminations mathémati­ ques pour la définition de leur objet : nous devons donc construire philosophiquement - par concepts - les principes particuliers qui comble­ ront cette lacune. Pour cela, il suffit d'énumérer et d'analyser les questions que nous pouvons nous poser sur la modalité d'un terme, autrement dit sur son rapport avec nos facultés de connaissance et avec l'expérience : a) Nous devons d'abord nous demander si cet objet est possible ou impossible : le principe a priori de la réponse sera qu'il est possible, s'il « s'accorde avec» les facultés (intuition et concepts purs), qui sont «les conditions formelles de l'expérience 75. » b) Sa possibilité établie, nous devons nous demander s'il existe ou non: nous avons un principe a priori de réponse, dès que nous posons qu'il est effectif, s'il « est solidaire des conditions matérielles de l'expé­ rience ( de la sensation) 76 » ; Kant précise ensuite sa pensée: «Partout où s'étendent la perception et ce qui en dépend en vertu des lois empi­ riques, là aussi s'étend notre connaissance de l'existence des choses. Si nous ne partions pas de l'expérience ou si nous ne procédions pas suivant les lois de l'enchaînement empirique des phénomènes, nous nous flatterions vainement de vouloir deviner ou rechercher l'existence de quelque chose 77 • » Nous avons vu l'importance, la portée synthétique, constructrice de ce principe, qui nous permet de poser l'existence effective de ce qui n'est pas donné dans la sensation: le passé reconstitué par l'histoire de la nature et de l'humanité, le futur calculé dans la prévision 78 ; à ce propos, Kant en reprend et en commente l'énoncé: « Tout ce qui forme un contexte avec une perception selon les lois du progrès empirique est effectif.. .. Les choses effectives du temps passé... . ne sont des objets pour moi et ne sont effectives dans le temps passé que dans la mesure où je me repré­ sente qu'une série régressive de perceptions possibles ( soit suivant le fil de l'histoire, soit suivant la trame des causes et des effets), en vertu de lois empiriques, ou qu'en un mot le cours du monde conduit à une série de temps écoulé comme à la condition du temps présent 79 ». On voit que, 74. Parce qu'ils définissent la position de l'objectif dans l'expérience en général, ce sont des principes déterminant la pensée empirique en général ; ce sont des postulats, puisqu 'ils fondent des positions d'existence, semblables en cela aux postulats mathématiques, qui posent un objet en énonçant son mode de production (C.R.P., III, 198, T .P., 212). Ils ne se confon­ dent évidemment pas avec les postulats de la raison pratique, car ils sont constitutifs de l'expérience objective, de la science. 75 . C.R.P. , III, 185, T.P., 200 . 76. Ibid. 77. C.R.P., III, 190, T.P., 204 (souligné par moi). 78. Cf. Ire partie, sect. 1, chap. 4. - Ce principe permet aussi de poser l'existence d'êtres présents imperceptibles : la matière première universelle (cf. t re partie, sect. I, chap. 4), le magnétisme (C.R.P., III, 190, T.P., 204), éventuellement les habitants de la lune (C.R.P., III, 339, T.P., 373). 79. C.R.P. , Il l, 340-1, T.P., 373-5.

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grâce au second postulat, le souci de l'intuition empirique, qui caractérise l'objectivisme kantien, n'aboutit pas à un simple perceptionnisme. c) Il nous reste alors à savoir si ce terme est effectif d'une manière contingente ou nécessaire: comme principe a priori de solution, nous devons poser qu'il « est (existe) nécessaire », si sa « solidarité avec l'effectif est déterminée selon les conditions universelles de l'expérience 80», c'est-à-dire en vertu des lois a priori de la liaison du divers, mais qu'il est, au contraire, contingent, si cette solidarité est connue au moyen de lois simplement empiriques; par exemple, l'existence de la matière première universelle est une nécessité, puisqu'elle est déduite du principe de la possibilité de l'expérience 81 , alors que celle des êtres passés et futurs reste contingente, dans la mesure où nous la connaissons au moyen de lois simplement empiriques : c'est pourquoi il existe une « distinction» absolue, qui « repose sur l'essence des choses », entre « le grand système» de la « description de la nature» et les « hypothèses chancelantes» de « l'histoire de la nature 82»; nous devons aussi faire une différence entre celle-ci et l'histoire de l'humanité: même si elle fait appel à des régressions empiriques, la première trouve au moins son fondement indirect dans une science a priori de la nature - la mécanique céleste, par exemple, alors que la seconde, parce qu'il n'y a pas de connaissance a priori en matière d'anthropologie, ne peut invoquer des lois empiriques suffisantes pour justifier une véritable régression causale et ne dépasse pas fe niveau de la simple probabilité 83 • C'est ainsi qu'une quantification qui tient compte de la seule forme de l'intuition, comme celle qui est posée par le principe des grandeurs extensives et qui est appliquée au mouvement dans la Phoronomie, reste de l'ordre du possible; au contraire, la quantification qui tient compte de la présence de la sensation et fait état d'une force remplissant l'espace, comme celle qui est définie par le principe des grandeurs intensives et qui trouve son application dans la Dynamique du mouvement circulaire, est de l'ordre de l'effectif; quant à la détermination, qui met en jeu les lois a priori de l'expérience posées selon les principes des Analogies, celle, par exemple, que reçoit le mouvement dans la Mécanique, elle est de l'ordre du nécessaire 84• On voit, par cet exemple, que ces « trois moments de la pensée 85 » permettent de décider objectivement du statut du phénomène: ils fondent la Phénoménologie B6 • 80. C.R.P., III, 186, T.P. , 200 . 8 1 . Cf. Ire partie, sect. 1, chap. 4 . 82 . Téléol., VIII, 161-2, Piob. , 179. 83. Cf. Je partie, chap. 3. 84. Méta. nat., IV, 556, 557-8, 558, Gib., 1 50, 151-2, 152-3. - Cf. Vun.LEMIN : Physique, 345-55. 85. C.R.P., III, 90, T.P., 92. - Résolvant trois problèmes distincts, ces trois principes sont irréductibles : Kant précise que le nécessaire, qui unit le formel et le matériel, n'est pas la simple addition du possible et de l'effectif, mais leur synthèse produite par un « acte spécial de l'entendement » (C.R.P., B, III, 96, T.P. , 97). , , . , 86. Méta. nat., IV, 477, 554-8, Gib., 20, 146-53 . - La caractere succmct de cette phenome­ nologie kantienne peut décevoir : il se comprend , puisqu 'il s'agit de déterminer l'objet, non dans sa structure et ses relations, mais dans sa simple modalité . Certes, nous aimerions trouver une description plus précise des actes du sujet posant le possible, l'effectif, le nécessaire et le contingent, et une justification plus étendue des motifs de ces positions :

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B. - LE SECOND N IVEAU DE L'OBJECTIVITÉ SCI ENTIFIQUE : LA MÉTAPHYSIQUE DE LA NATURE

Nous sommes à présent en possession de tous les principes nécessaires pour la constitution de la connaissance objective; mais nous en sommes restés au niveau du divers empirique en général: aucun contenu empi­ rique particulier n'a encore été utilisé ni déterminé, c'est-à-dire connu. De l'objectivité, nous n'avons que les principes, la forme: il manque l'élément matériel de réalité indispensable pour l'existence d'une science effective. Pour progresser dans la construction de l'objectivité, nous devons donc introduire une donnée sensible. Mais laquelle choisir parmi toutes celles que présente l'intuition empirique dans sa richesse et sa complexité? Pour que notre démarche soit rigoureusement déterminée et qu'elle ait ainsi en elle-même une valeur objective assurée, il est nécessaire que nous suivions un ordre méthodique: il faut que nous prenions un élément sensible qui représente le minimum d'addition empirique par rapport au niveau précédent; il doit donc être aussi abstrait que possible en compa­ raison de la diversité concrète des qualités sensibles: il faut, en outre, que nous soyons certains qu'il est présent dans la totalité des phénomènes de l'expérience: alors nous saurons, en effet, que non seulement il reste fort proche du divers empirique en général défini dans !'Analytique des principes, mais encore qu'il a une réalité objective dans tout le donné et que ses déterminations a priori ont une valeur objective universelle et nécessaire. Or nous avons vu que la matière de la connaissance objective est la réalité donnée dans l'espace et que les objets connaissables sont des tissus de relations spatiales 1 ; nous savons aussi que le divers est nécessairement appréhendé dans la succession temporelle et le second principe des Analogies de l'expérience a posé que le changement est une de ses propriétés essentielles, qu'il faut considérer et déterminer pour construire une connaisance objective; il est donc prouvé a priori que tous les phénomènes peuvent et doivent comporter avant toute autre chose des changements de relations dans l'espace; or c'est ainsi que se définissent les mouvements 2; nous sommes donc assurés que le premier donné empirique, que nous devons retenir pour constituer la science, est le mouvement. C'est d'ailleurs ce que prouve d'une manière fort simple pour cela , il faudrait une phénoménologie au sens husserlien, enrichie de tous les apports de la psychologi,� et de la méthodologie des diverses sciences . Mais Kant estimait suffisant pour la con s titution de l 'objectivité scientifi que de pouvoir ainsi éliminer la double confusion faite par ses prédécesseurs : par les Leibniziens, qui ne distinguaient pas assez le possib le, le réel et le nécessaire, parce qu 'ils en fai saient trois aspects du logique ; par Newton, qui identifiait mouvement réel et mouvement ab solu , parce qu'il ignorait la réalité phénoménale et la vérité scien tifique du relatif (cf. VUILLEMIN : Physique, 349-50 ) . Nous venons cependant de voir que les Pos tulats de la pensée empirique en général con tenaien t au moins le prin­ cipe d 'une véritable phénoménologie de l 'objectivi té tem porelle (effectivité du p résent comme donné et comme cons t ruit, du passé et du fu tur comme con struits au moyen de régressions causales ) et du statut des divers types de sciences (description de la nature, histoire de la nature et histoire de l 'human:té ) . 1 . Cf. I re partie , sect . I , chap . 2 et Introduction , chap . 2. 2. Méta. nat., IV, 554, Gib . , 146 .

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la réflexion sur la nature même de l'affection empirique : « La détermi­ nation fondamentale d'un quelque chose, qui doit être un objet des sens externes, devait être le mouvement, car celui-ci seul peut affecter ces sens 3 • » Or, pour connaître le mouvement, nous devons lui appliquer les principes requis pour toute détermination objective, tels qu'ils ont été déduits dans !'Analytique des principes, «les lois qui, d'une manière générale, sont déjà rattachées essentiellement au concept de nature 4». Nous devons donc le concevoir au moyen des mathématiques dans ses grandeurs extensive et intensive et tirer de là des représentations définies de ses relations d'existence dans le temps et de ses modalités d'existence par rapport au sujet : c'est ainsi que se laissent construire la Phoronomie, la Dynamique, la Mécanique et la Phénoménologie 5 • Le progrès réalisé grâce à cette nouvelle spécification des catégories apparaît décisif à plusieurs titres. En premier lieu, nous ne nous conten­ tons plus alors de poser le principe de la mathématisation du réel des points de vue de la quantité et de la qualité: non seulement nous parvenons à la constituer avec les équations de la Phoronomie et de la Dynamique, mais, avec celles de la Mécanique, nous réussissons à l'étendre au domaine de la relation; nous obtenons ainsi la première application effective et complète des mathématiques à l'expérience et nous prouvons par les faits l'identité de la science et de la mathématicité 6 • Ensuite, un élément empirique est devenu un terme objectivement déterminé, dont n'importe qui ne peut plus dire n'importe quoi du fait des contingences et selon son arbitraire: nous disposons enfin d'une objectivité qui comporte un donné sensible et qui est, pour cette raison, entière. En outre, nous sommes désormais en possession de déterminations objectives, dont nous savons qu'elles valent pour le contenu de toute intuition empirique possible, puisque nous avons établi l'universalité du mouvement; nous sommes donc assurés que la matière donnée par les sens ne restera pas une réalité subjective et contingente incapable de vérité, mais qu'elle est, au contraire, connaissable objectivement et nous savons de quelle manière elle l'est : il nous suffit, en effet, de nous la représenter selon les lois du mouvement pour en avoir une représentation déterminée; elle est même déjà connue, puisque nous avons réussi à construire la science de ce qu'elle est en tant que mouvement : le moyen de transformer l'intuition empirique en savoir et cette transformation elle-même se trouvent donc constitués. 3 . Méta. nat. , IV, 476, Gib . , 20 (souligné par moi ) . - Cette démonstration a priori n 'est pas longuement développée par Kan t . Elle ne remet pas en cause le caractère empirique du mouvement , qui est constamment affirmé (Méta. na t . , I V , 470, 472, Gib . , 10-1 , 14 ; - cf. } re partie, sect. I, chap . 3) et qui est indispensable pour que la présente étape dans la construction du savoir ait tout son sens : elle p rouve, en effet, qu 'on peut et doi t le retenir pour cette construction, parce qu 'il est nécessairement contenu dans le donné de l 'expé­ rience ; elle ne déduit pas l 'existence de ce donné ni , par suite, celle d 'un mouvement réel, que seule la passivité des sens peut nous faire saisir (Méta. nat. , IV, 469, Gib . , 10) ; or c 'est précisément cette existence, qui est envisagée dans la Métaphysique de la nature (Méta. nat., IV, 469-70, Gib . , 10- 1 ) . 4 . Méta. nat . I V , 472, Gib . , 14. S . Ce sont les quatre chapitres de la Métaphysique de la nature. Pour l 'analyse des concepts et des équations qu'ils posent, et la discussion de leur signification et de leur valeur scientifiques , cf. VuII.LEMIN : Physique. 6. Cf. le chapi tre précédent.

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Telle est l'œuvre accomplie dans les Premiers principes métaphysiques de la science de la nature. L'emploi du terme «métaphysique » peut éton­ ner, car il fait songer à tout autre chose qu'à un système d'équations mathématiques contenant un donné sensible : Kant ne précise-t-il pas qu'il s'en sert pour désigner une œuvre de la raison pure 7 , une connaissance a priori construite par simples concepts 8 ? Mais c'est bien de cela qu'il s'agit ici. D'une part, en effet, si nous aboutissons à des équations mathé­ matiques, nous les établissons par des démonstrations qui ne sont pas mathématiques, mais philosophiques, puisque nous prenons pour prémisses la notion d'expérience possible et le concept de mouvement. D'autre part, si nous avons un contenu empirique, les déterminations, dont il est l'objet, reposent sur des principes a priori : «La métaphysique... . s'occupe de la nature de telle ou telle espèce de choses, dont il est donné un concept empirique, mais de telle sorte qu'elle n'utilise, en dehors de ce que contient ce concept, aucun autre principe empirique pour la connaissance de ces choses 9» ; «La raison en est que l'objet est considéré seulement d'après les lois générales de la pensée 1 0»: nous ne sommes plus dans le domaine de l'a priori pur, mais nous n'en sommes pas pour autant sortis de celui de l'a priori 1 1 • Car telle est précisément la définition de la métaphysique: détermination a priori d'un élément empirique 12 • C'est que la connaissance a priori n'est possible que lorsqu'elle se rapporte au donné du sens externe; il ne peut donc y avoir de métaphysique valant comme science 13 , que celle qui prend cette matière pour objet: la métaphysique spéciale de la nature corporelle, par opposition à la métaphysique générale et à toute autre métaphysique spéciale 14; aussi doit-elle faire intervenir un élément empirique et conduire à un système d'équations mathéma­ tiques: l'impossibilité de la métaphysique du suprasensible fait de la métaphysique objective une connaissance a priori construite par simples concepts, qui contient une donnée des sens et qui pose ses déterminations intuitives, c'est-à-dire mathématiques.

C. - LE TROISIÈME NIVEAU DE L'OBJECTIVITÉ SCIENTIFIQUE : L'UEBERGANG

Mais le mouvement n'est qu'une relation du divers sensible, qui n'épuise pas tout son contenu, et sa détermination a priori au moyen des mathé­ matiques reste formelle et abstraite. Il subsiste donc une diversité infinie de qualités et de formes particulières et contingentes, qui peuvent et 7. C.R.P., A, IV, 13 , T .P., 10. 8. C.R.P. , III, 543-5, T.P. , 563-4. 9. Méta. nat., IV, 470, Gib., 10-1. 10. Méta. nat., IV, 473, Gib., 15. 1 1 . Sur cette distinction c aractéristique du criticisme, cf. 1re partie, sect. I, chap. 3 . 12. Cf. Jug., V , 182, Philo., 29-30 : c e texte fait état d'un exemple choisi dans l'ordre pratique, car nous verrons qu'il en est de même pour la Métaphysique des mœurs (cf. 3e par­ tie, chap. 1). 13. Le titre des Prolégomènes montre que c'est une telle métaphysique que veut fonder Kant. 14. Méta. nat., IV, 478, Gib., 21-2.

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doivent être observées et définies, pour que l'intuition empmque soit transformée en connaissance: « Les principes métaphysiques de la science de la nature sont des cases à remplir ; or des formes sans matière ne donnent pas mieux un système pour l'expérience qu'une riche matière sans formes 1 ». La construction de l'objectivité nous oblige à passer à cette physique empirique que l'essor de la physique mathématique n'avait jamais éliminée, même chez les cartésiens, et qui reprenait une grande importance avec les progrès scientifiques du XVIIIe siècle: les premiers pas de la chimie objective, le renouveau de l'histoire naturelle, les nombreuses découvertes et expériences ayant l'électricité pour objet, etc. 2. Nous ne pouvons cependant pas effectuer ce passage immédiatement : la physique mathématique a priori et la physique qualitative a posteriori sont trop différentes et trop éloignées l'une de l'autre ; il y a un hiatus dangereux pour l'objectivité entre la Métaphysique de la nature et la physique empirique. Certes, nous savons que la première vaut pour le donné sensible envisagé du point de vue du mouvement, mais nous ne sommes pas encore certains que les principes a priori de toute objectivité valent encore pour lui, lorsqu'il est considéré d'autres points de vue; nous pourrions notamment nous trouver en présence d'une physique empirique, qui prétendrait remettre en question les fondements et les conclusions de la physique mathématique, comme le prouvent, à cette époque, l'optique de Goethe, la théorie de l'excitabilité vitale de la matière de Brown, le magnétisme de Mesmer ou la philosophie de la nature de Schelling 3 : «Principes a priori et principes empiriques pourraient s'oppo­ ser ou servir de prétexte les uns contre les autres 4 ». Ignorerions-nous ces prétentions indues, que nous devrions craindre, pour le fondement même de la philosophie critique, de voir se constituer une connaissance indé­ pendante des principes de la connaissance, une science dont les lois et les concepts ne relèvent pas des lois et des concepts transcendantaux posés comme condi tians de la science. Admettons néanmoins cette indé� pendance: faute d'a priori donnant l'élément de détermination nécessaire, qui garantit contre la contingence et l'arbitraire, nous aurions une physique sans principes s et, par suite, une accumulation de représentations privées d'unité systématique 6 , d'objectivité assurée 7 et de véritable valeur scien­ tifique s ; les extravagances des occultismes, des dynamismes et des spiritualismes physiques sont justement là pour nous rappeler que nous serions alors prisonniers des erreurs les plus grossières et des imaginations les plus délirantes 9 • Nous devons donc reconnaître que « sans degré intermédiaire, il y aurait solution de continuit_é, un saut dangereux

1. O.P. , XXI, 474 (avant 1796). 2 . Nous avons vu que l 'apriorisme k?_ntien n 'entraînait jamais un refus de la physique empirique (cf. 1re partie, sect. I, chap . 3). 3. BRÉHIER : Schelling et AYRAULT : Romantisme, 274-365 . 4. 0.P. , XXI, 526 (?). S . 0.P. , XXI , 163-4 (sept-oct . 1798). 6. O.P. , XXI, 1 6 1 , 163-4 , 360 (sept .-oct. 1798) ; - XXII, 182 (oct. ( ?)-déc . 1798) ; - XXI, 622 (déc . 1798-janv. 1 799) . 7. 0.P., XXI, 508 (sept .-oct. 1798) . 8. O.P. , XXI, 484 (août-sep t. 1798). 9 . C.R.P., III, 187-8, T.P., 202-3 .

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romprait le fil conducteur de la philosophie et en livrerait les propositions au jeu des opinions et des hypothèses 10 • » C'est pourquoi il est indispensable pour l'objectivité de construire un Passage ( Uebergang) de la métaphysique de la nature à la physique 1 1 ; il ne s'agit évidemment pas d'empiéter sur le domaine de la physique pour résorber l'empirique dans l 'a priori 12 : ce serait supprimer la difficulté au lieu de la résoudre ; il faut simplement présenter une médiation 1 3, poser une liaison 1 4 , fonder la possibilité d'une transition 15 • Telle est la tâche entreprise par Kant vers 1795 : il y consacre tous ses efforts entre 1797 et 1799 16 •

***

Pour la remplir, il faut évidemment accomplir un nouveau progrès dans la spécification des catégories et dans la transformation de l'intuition empirique en connaissance objective. Nous devons donc considérer le donné, non plus simplement comme mobile, ainsi que nous le faisons dans la Métaphysique de la nature 1 7 , mais comme matière remplissant l'espace: ainsi nous rapprocherons-nous effectivement de l'objet étudié par la physique empirique; nous devons alors soumettre ce nouveau terme aux déterminations a priori, qui constituent l'objectivité. L'Uebergang concer­ nera donc « le matériel de la physique, dont la représentation sous la forme d'un système produit la physique 1 8» et il contiendra « ce qu'il faut adopter a priori» pour avoir une représentation scientifique de la matj ère en général 19 • La question est alors de savoir ce qu'il faut ainsi adopter a priori, quel est l'élément précis qu'il faut introduire dans le système formel des lois de la nature; il faut déduire le contenu de I'Uebergang, comme cela a été fait à propos du mouvement pour la Métaphysique de la nature : a) Nous devons d'abord tenir compte des résultats acquis : les Antici­ pations de la perception ont montré que le réel devait être conçu comme intensité remplissant l'espace et les Analogies de l'expérience ont posé que ses relations d'existence dans le temps étaient des actions ; il s'est ensuivi une Métaphysique de la nature, qui a démontré que la science du mouve­ ment comportait une Dynamique de la force et une Mécanique de l'action: le concept de force agissante s'est donc déjà imposé comme une représen­ tation nécessaire de la connaissance. 10. 0.P., XXI, 177 (août-sept. 1798) . - Cf . O.P. , XXI, 387 (1796 ) ; - XXI, 175, 285 (août­ sept. 1798) . 1 1 . Tel est l e titre complet donné par Kant à cette partie d e son système : conformément à la tradition, je prends pour la désigner le terme allemand d ' Uebergang. 12. Cf. Ire partie, sect. I, chap . 3 et la suite du présent chapitre. 13. O.P., XXI, 177 (août-sept. 1798). 14. O.P., XXI, 179 (août-sept . 1798) . 15 . 0.P., XXI, 408 (1796) ; - XXI, 512 (sept.-oct. 1798) ; - XXI, 636 (déc. 1798-janv. 1799) ; - XXI, 528 (?). 16. Pour l'analyse chronologique, cf . !'Appendice. 17. 0.P., XXI, 164, 366 (sept.-oct. 1798) ; - XXI, 189 (oct. (?)-déc. 1798) ; - XXI, 638 (déc. 1798-janv. 1799). 18. O.P., XXI, 617 (déc. 1798-janv. 1799). - Cf. O.P., XXI, 207 (mai-août (?) 1799) · XXII, 306, 312 (août 1799-avril 1800) . 19 . O.P., XXII, 219 (sept .-oct. 1798).

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b) Or, si nous voulons progresser selon l'ordre requis pour l'objectivité, tel qu'il a été défini dans !'Analytique des principes, nous devons justement passer du domaine des grandeurs extensives à celui des grandeurs inten­ sives: pour aller de la Métaphysique de la nature à l'Uebergang, il faut donc bien passer de la relation spatiale mesurée selon la quantité au remplissement de l'espace défini du point de vue de la qualité, c'est-à-dire du mouvement à la force ; mais la Métaphysique de la nature traitait déj à de certaines forces, celles qui sont produites par le mouvement : il n'y aura de véritable progrès, que si nous considérons désormais ce qui est d'un autre ordre, ce qui est plus profondément réel parce que remplissant l'espace de manière active, les forces productrices de mou­ vements 20 • c) Mais il suffit d'analyser la nature même de l'intuition empirique pour parvenir directement à la même conclusion. S'il est vrai, en effet, que la matière de nos représentations nous est donnée dans la passivité du sens externe, il est évident que nous devons concevoir l'objet comme un être actif qui nous affecte ; pour préciser, nous devons tenir compte de l'expérience que nous avons de l'activité de nos propres forces motrices organiques dans la perception: nous sommes alors obligés de penser l'obj et comme un terme, qui est en commerce d'action réciproque avec ces forces et qui est, par suite, lui-même le suj et de forces motrices affectantes 2 1 • Kant , démontre ainsi que, lorsque nous voulons penser la présence réelle dans l'espace de l'obj et perçu, nous devons toujours faire d'abord intervenir le concept de force et que, dans ces conditions, celui-ci est la première représentation universelle et nécessaire, qui permette de dépasser le niveau atteint dans la Métaphysique de la nature et de construire une science a priori de l'objet considéré du point de vue de sa matière 22 • 20. Kant oppose « forces mécaniques » et « forces dynamiques » (O.P., XXI, 644-5 (déc . 1798-janv . 1 799 ) ) . Les forces mécaniques sont celles qui résultent de mouvements (O.P. , XXII, 1 63 , 168 (oct. ( ?)-déc. 1 798) ; - XXI, 645 (déc. 1798-janv. 1799 )) : par exemple, les forces centripètes et tangentielles du mouvement circu laire (O.P. , XXI, 616 (déc. 1798-janv. 1799)) ; elles ne sont en véri té que les s imples lois du mouvement (O.P., XXI, 508 (sept.-oct. 1798) ; XXII, 1 63-4, 1 68 (oct. ( ?)-déc . 1798) ; - XXI, 632 (déc. 1 798-janv. 1799) ). Au con traire, les forces dynamiques sont ses causes ( Ibid . ) : elles sont antérieures à tout mouvement local (O.P., XXI, 305 (sept .-oct. 1798) ) ; ce sont des forces internes (O.P., XXII, 188 (oct. ( ?)-déc. 1799 ) ) , qui ne se résolvent pas en mouvements locaux (O.P. , XXI, 436-7 (avan t 1796)) et « qu 'on peut désigner sous le nom de vis vitalis de la matière » (O.P., XXI I, 272 (fév .-mai 1799) : c 'est une allusion aux théories de Brown) : ce sont des données empiriques plus radicales que les forces étudiées par Newton (O.P. , XXI , 292 ( aoû t-sep t . 1798)). - J 'adopte la traduc­ tion hab i tuelle : bien que Kan t appelle « vires moventes » les· forces productrices de mou­ vemen ts et « vires motrices » les forces résultan tes (O.P., XXI, 508 (sept .-oct . 1798 ) ; - XXII, 163 (oct. ( ? )-déc . 1798)), il est permis de parler de « forces motrices » pour désigner celles qui sont dynamiques , parce q u 'en français l 'adjectif « moteur » signifie suffisamment l 'acti­ vi té. 2 1 . Cf. I re partie, sect. I , chap . 3 . - Cette théorie de l a perception développe l 'argument employé dans la Métaphysique de la 1za':u. re pour justifier l 'introduction d � concept de mou­ vemen t : clic retient spécialement l 'a tten tion de Kant en 1799- 1800 , lorsqu 'il veut donner un fondement rigoureux à l ' Uebergang élaboré au cours des années précéden tes (cf. ! 'Appendice ) . 22 . Il e n e s t d e cette démonstration a priori comme d e celle d u mouvement dans l a 1\t!eta­ pliysique de la nat u re : elle ne met pas en question le caractèn� empirique d�s �orces, qui res te nettement affi rmé ; ce n 'est pas , e n effet, une construct10n pure de l exis tence du donné et des forces qu'il présente : Kan t veu t seulement prouver que ces forces son t des don nées empi ri ques néces sairement contenues dans toutes les données empiriques possibl_es ; cela est d 'autant plus vrai que cette démonstration est une simple analyse de la percept10n,

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C'est pourquoi I'Uebergang retient les forces motrices comme l'élément empirique à déterminer : il est la science du donné, non plus comme mobile relatif, mais comme «mobile par soi», en tant que «sujet des forces motrices 23 ». Or il n'y a de science objective qu'à partir d'un système reposant sur des principes a priori ; il doit donc être « la représentation systématique des forces motrices de la matière, qui précè­ dent le mouvement 24», « la représentation complète de la relation des forces motrices de la matière, dans la mesure où elle peut être tirée simplement du concept de celles-ci en général et, par conséquent, être représentée a priori 25 •» Pour réaliser cette systématisation et construire la connaissance objective de cette donnée empirique, il faut évidemment la penser au moyen des formes de toute unité objective possible, les catégories 26 et les principes fondamentaux, que nous en avons déj à déduits : « Le système élémentaire des forces motrices de la matière .... est le système des caté­ gories, sous lequel les concepts des forces motrices viennent s'ordonner systématiquement et suivant des principes a priori 27 • » Mais nous devons aussi tenir compte d'un autre élément de détermination : l'orientation ; en effet, alors que le mouvement est une relation purement extrinsèque, pour laquelle l'orientation reste une propriété accidentelle, relative au référentiel choisi, la force productrice du mouvement est, au contraire, un réalité interne, pour laquelle l'orientation est une propriété essentielle, le sens même de son activité, ce qui fait qu'elle est cause de tel mouvement et non pas de tel autre; c'est elle qui est responsable de la réalité physique d'un couple de forces et des effets positifs qu'il implique : deux forces qui s'annulent en raison de leur orientation contraire produi­ sent non pas le néant, mais un équilibre réel, l'objet possible d'une action physique 28; si nous ignorons l'orientation, nous ne pouvons pas distinguer attraction et répulsion, ni même comprendre le simple remplissement de l'espace, puisqu'il faut le couple de ces deux forces contraires pour qu'il n'y ait pas de vide, l'une sans l'autre devant ou bien contracter toute la matière en un point, ou bien la rejeter à l'infini 29 : pour avoir une connaissance entièrement déterminée des forces, nous devons les définir du point de vue de leur orientation, selon le rapport de l'opposition réelle. qu 'elle prend pour prémisse la passivité des sens et qu'elle fait état d'un e activité du sujet, qui est organique ; de même, le contenu de I' Uebergang sera, non la pure déduction a priori des forces, mais la construction du système a priori non pur et strictement formel de données empiriques (cf. tre partie, sect. I, chap. 3). 23. O.P., XXI, 487 (août-sept. 1798) ; - XXI, 164-5 (sept.-oct. 1798) ; - XXII, 164 (oct. ( ?)­ déc. 1798) ; - XXI, 638-9 (déc. 1798-janv. 1799 ) ; - XXII, 226 (janv.-fév. 1799) ; - XXII, 520 (août 1799-avril 1800) ; - XXI, 526 ( ?) . 24. O.P., XXII, 152 (oct. (?)-déc. 1798). 25 . 0.P. , XXI, 491 (?). - Cf. O.P. , XXI, 387 (1796) ; - XXI, 287, 289, 478 (août-sept. 1798) ; - XXI, 165, 506, XXII, 217 (sept-oct. 1798) ; - XXII, 149-50, 200 (oct. (?)-déc. 1798) ; XXI, 636, 642 (déc. 1798-janv . 1799) ; - XXI, 207, 583 (mai-août (?) 1799) ; - XXI, 525 (?). 26. O.P., XXI, 180 (août-sept. 1798) ; - XXI, 165 , 171 (sept.-oct. 1798) ; - XXI, 556 (maiaoût (?) 1799) ; - XXI, 527 (?). 27. 0.P., XXII, 226 (janv.-fév. 1799) . 28. 0.P. , XXI, 3 1 1 (juil. 1797-ju il . 1798) ; - XXI, 175, 179 (août-sept. 1798) ; - XXI, 510, 531 (sept.-oct. 1798) . - Kant reprend ici la thèse exposée en 1763 dans l 'écrit sur Le concept de grandeur négative : la positivité de l'opposition réelle et sa spécificité en face de l'oppo­

sition logique.

29. 0.P., XXII, 205 (juil. 1797-juil . 1798) ; - XXI, 538-9 (mai-août (?) 1799) ; - XXII, 524 (août 1799-avril 1800). - Cf. Méta. nat., IV, 5 11, Gib. , 75-6.

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C'est pourquoi chaque détermination a priori posée par les catégories et les principes se trouve dédoublée en fonction des deux manières oppo­ sées dont une force peut occuper l'espace 30 • Nous pouvons ainsi dresser la table de toutes des déterminations nécessaires pour la représentation scientifique des forces et, par suite, pour la connaissance objective d'un élément de l'intuition empirique, c'est-à-dire de l'intuition empirique du point de vue de l'un de ses éléments 31 : a) Comme grandeur extensive et selon l'orientation: «attraction» et « répulsion » ; b ) Comme grandeur intensive et pour chacune de ces deux forces : moment » de la force ; « c) Dans la relation d'existence entre les corps: « forces pénétrantes» agissant à distance et « forces superficielles» agissant au contact 32 ; d) Selon la modalité d'existence : «forces originaires», dynamiques et permanentes, les seules qui soient vraiment effectives, parce qu'elles produisent les mouvements et constituent la matière, et « forces dérivées», mécaniques et temporaires, qui sont de simples possibilités relatives, puisqu'elles ne sont que des effets des mouvements 33 _ Or la matière se définit dans I'Uebergang comme sujet de forces, comme masse dynamique et non comme simple volume 34 • Comme nous connaissons maintenant les déterminations fondamentales des forces, nous pouvons donc en aéduire les propriétés essentielles de la matière, toutes les déterminations que nous devons poser pour avoir une représentation scientifique d'un tel objet et, par conséquent, pour transformer en connais­ sance objective l'intuition empirique, lorsque nous la considérons comme matière dynamique remplissant l'espace : a) Du point de vue de la quantité, comme sujet de la force œattraction, la matière se caractérise par la «pondérabilité»; b ) Du point de vue de la qualité, comme sujet du moment, elle se définit par sa résistance au déplacement de ses parties, la «coercibilité» responsable de la fluidité et de la solidité; c) Du point de vue de la relation, elle présente nécessairement, comme sujet des forces superficielles, une certaine résistance à la séparation de ses parties, une «cohésion », cause, par exemple, de l'élasticité ou de la capillarité ; 30. O.P., XXI, 179 (août-sept. 1798). - On ne peut reprocher à Kant, comme le fait Daval (Métaphysique, 346), de déduire seulement huit forces pour douze catégories et d 'ignorer

les forces de synthèse correspondant aux troisièmes catégories de chaque titre ; il y a, en effet, quatre couples de forces correspondant aux quatre types de principes et de concepts pur, les trois catégories de chaque titre devant intervenir ense1;1lble pour � onstituer une détermination d'un certain ordre : par exemple, la grandeur extensive est défi.me par le nom­ bre, concept construit avec les trois catégories de la quantité, unité, pluralité et totali_té. 31 . Pour une analyse plus complète, · cf. MATHIEU : O.P., 203-35 et DAVAL : Métaphysique, 343-50. 32. Les forces de contact ne sont pas les simples chocs, comme le pense Daval, qui remarque justement qu'un choc n'est pas une véritable relation dynamique (Métaphysique, 348) : ce sont les forces unissant les corps juxtaposés, les tensions superficielles responsables de la capillarité ou de la cohésion. 33. O.P., XXI, 307-8 (j uil. 1797-juil. 1798) ; - XXI, 166 (sept.-oct. li98) ; - XXI, 183-3 (fév .-mai 1799) . 34. O . P . , XXII, 206 (juil. 1797-juil. 1798) ; - XXII, 227 (janv.-fév. 1799).

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d) Du point de vue de la modalité, comme sujet de forces qui peuvent être permanentes ou plus ou moins temporaires, elle possède une possibilité d'épuisement de son dynamisme, une « exhaustibilité », dont la transformation de l'énergie potentielle en travail peut donner une idée 35 • Or le principe des grandeurs intensives a posé que le remplissement de l'espace devait être conçu comme une quanti té variable; nous devons donc dire que ces propriétés nécessaires de toute matière possible objectivement connue sont présentes dans les matières réelles empiri­ quement données d'une manière variable, qui doit être définie au moyen d'une quantification rigoureuse : comme le prouvent les différences de poids, de fluidité, d'élasticité ou de puissance motrice, il y a des degrés dans la pondérabilité, la coercibilité, la cohésion ou l'exhaustibilité 36 • Les propriétés essentielles de la matière en général sont ainsi les divers concepts requis pour la science des matières empiriques infiniment diver­ ses et toutes leurs variations quantitatives possibles définissent tous les corps possibles a priori, les différentes subtances physiques ( Stoffe) 37 • Mais nous sommes ainsi amenés à concevoir ces différentes matières comme les multiples manifestations d'une matière première universelle (Urstoff), substrat unique de toutes les forces et de tous les corps 38 • Et nous sommes bien obligés d'affirmer a priori l'existence de quelque chose qui remplit universellement l'espace, si nous voulons penser la réalité contenue dans le donné sensible et si nous nous refusons à poser un terme impossible dans l'expérience, le vide 39 ; nous devons, en particulier, concevoir le substrat permettant l'action à distance de l'attraction 40 • Sujet ultime des forces dynamiques internes, cette matière se caractérise par un dynamisme intérieur absolu, source de tout mouvement: elle est un « primum movens interne 41 », qu'il faut définir comme une vibration ondulatoire originaire, un mouvement perpétuel et uniforme 42 , car on ne peut invoquer qu'un dynamisme moteur pour expliquer des mouvements, si l'on veut éviter les mystères du dynamisme spirituel en physique. Pour déterminer ses propriétés d'une manière plus précise, nous devons évi­ demment la penser des points de vue de la pondérabilité, de la coercibilité, de la cohésion et de l'exhaustibilité. En tant que vibration perpétuelle, elle apparaît fluide et inexhaustible 43 : cette fluidité continue originaire fonde la continuité de tous les êtres physiques et, par suite, le caractère différentiel de toutes les grandeurs mesurées par la science 44. Mais, 35. 0.P., XXI, 324-30 (juil. 1797-juil. 1798) ; - XXI, 337 (avril-oct. 1798) ; - XXI, 267-81 (août-sept. 1798) ; - XXI, 530-1 (sept.-oct. 1798) ; - XXII, 180, 185 (oct. (?)-déc. 1798) ; XXII, 560-1 (août-sept. 1799). 36. O . P . , XXII , 338 (août 1799-avril 1800). 37. 0.P., XXI, 341 (avril-oct. 1798) ; - XXI, 629 (déc. 1798-janv. 1799) ; - XXI, 189, XXII, 269 (fév.-mai 1799) ; - XXI, 565 (mai-août (?) 1799) ; - XXII, 13 (avril-déc. 1800). 38. O . P . , XXI, 252 (juil . 1797-juil . 1798) ; - XXII, 196 (oct. (?)-déc. 1798) ; - XXI, 605 , XXII, 538 (mai-août (?) 1799) ; - XXII , 475 (août 1799-avril 1800). 39. Sur cette déduction, cf. Ire partie, sect. I , chap. 4. 40. O.P., XXI, 340 (avril-oct. 1798) ; - XXI, 562-3, 604 (mai-août (?) 1799) ; - XXII, 427, 538 (août 1799-avril 1800). 41 . 0.P. , XXII, 200 (oct. (?)-déc. 1798) ; - XXI, 5 18 (mai-août (?) 1799) ; - XXII, 430 (août 1799-avril 1800) ; - XXII, 10 (avril-déc. 1800). 42. O.P. , XXI, 256 (juil. 1797-juil. 1798) ; - XXI, 533 (sept-oct. 1798) ; - XXII, 200 (oct. (?)­ déc. 1798) ; - XXI, 220 (mai-août (?) 1799). 43. O.P., XXI, 384 (1796) ; - XXI, 256, 503 (juil. 1797 (?)-juil. 1798) ; - XXII, 241 (janv.­ fév. 1799) ; - XXII, 583 (août-sept. 1799). 44 . 0.P., XXI, 201 (fév.-mai 1799).

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comme substrat ultime de toutes ces propriétés, elle ne peut les posséder que d'une manière absolue, sans qu'il soit possible d'établir une compa­ raison avec autre chose pour déterminer le degré de leur intensité ; par exemple, s'il est vrai que toute matière est pondérable, il est certain que la matière première présente en tout corps pesé ne peut elle-même être pesée: parce que peser, c'est mesurer des rapports de poids, le sujet premier de la pondérabilité est impondérable ; d'une manière générale, dans ce relativisme scientifique, qui nie tout absolu physique, le référentiel ultime d'une propriété ne la possède pas: la matière première est «impondérable», «incoercible» ( sans obstacle au déplacement), « incohé­ sible» ( sans résistance à la séparation des parties) et « inexhaustible » ( inépuisable) 45 . Ainsi s'achève la construction de l'Uebergang comme « système des éléments » a priori et objectif, qui permet de passer de la Métaphysique de la nature à la physique empirique 46. Nous avons vu que cette doctrine faisait problème: Kant signale lui-même le paradoxe qu'elle contient, le cas spécial qu'elle représente dans la philosophie transcendantale; il déduit, en effet, a priori des forces présentées comme empiriques, des propriétés de la matière et même l'existence d'une matière première universelle, qui n'est pas l'objet direct d'une expérience possible et qui n'a, pour cette raison, que des caractères négatifs : « qualitas occulta 47 » longtemps considérée comme une hypo45 . O.P., XXI , 252-3 , 260 (ju i l . 1 797-juil . 1798) ; - XXI I, 259 ( sept .-oct. 1798) ; - XXII, 139, 1 96 (oct. ( ?)-déc . 1 798) ; - XXI I , 229 (janv .-fév. 1799) ; - XXI , 23 1 -2 (mai-août ( ?) 1799). Deux noms sont employés pour la désigner : « calorique » et « éther » , parfois posés comme équivalents (O.P., XXII, 606 , 608 (fév .-mai 1799) ; - XXI, 218 ( mai-août ( ? ) 1 799) ) ; le choix dépend sans doute des i nfluences subies par Kant dans ses lectures , mais on peut retenir quel ques indications p récises . Le calorique, toujours i nvoqué dans les écrits de géographie, de vulcanologie terrestre ou lunaire e t les Reflexionen consacrées à la chimie , est p lutôt la matière p remière chimique responsable des états de la matière , de la fluidité, d e la densité et de la chaleur (bien qu'il ne soit pas lui-même chaleur, le sujet d 'une qualité n 'ayant pas cette qualité) : c 'est la cause des forces extensives . L'éther, d 'origine newtonienne, est plutôt l a matière p remière physique, fluide omniprésent et vibration dynamique perpétuelle : c 'est la cause des forces intensives , de toutes les forces motrices , en particulier de l 'attrac­ tion , qui est d 'un autre ordre que la chaleur (O.P., XXI , 340 ( avril-oct . 1798)), ainsi que de l a lumière et du magnétisme ; il est parfois présenté comme le p rincipe commun de la l umière e t d e la chaleur (O.P., XXI , 256 (juil. 1 797-juil . 1798)) et même comme la source des états de la matière a ttribués ailleurs au calorique . Peut-être fau t-il voir dans l 'éther le sujet ondulatoire comme matière p remière absolue et dans le calorique la même chose d 'un poin t de v u e particulier, comme premier effet de cette vib ration : l 'être physique l 'emporterait sur l 'ê tre chimique , trop occu lte, réduit à un « bouche-trou pom - amuser avec des hypothèses » (O. P . , XXI, 36 ( déc. 1 800-fév . 1 803)) ? 46. En plus de ce « système des éléments », l 'Uebergang comprend un « sys tème du monde » exposant l 'ensemble formé par les divers types d 'êtres sensibles dans leur organi­ sation et leur hiérarchie (O.P. XXI, 5 1 1 , 532 (sept-oct . 1798) ; - XXI , 245 (mai-aoû t ( ?) 1799) ; - XXI I, 485 , 501 (août 1 799-avril 1800)) ; il s 'agit d 'une construction téléologique fondée sur l 'idée d 'organisme et de force organique, que nous trouvons dans l 'expérience que nous fai­ sons de nous-mêmes : cette idée est elle-même un des contenus a p riori de l ' Uebergang (O.P., XXI , 566 note, 570, XXII , 548-9 (mai-août ( ?) 1 799) ; mais nous ne pouvons en tirer aucune détermination a priori , qui démontre l 'existence ou qui prouve la possibilité d 'objets organisés ou finali sés : elle ne donne qu'un principe subjectif utilisable pour des classi fications simple­ ment empiriques , qui relèvent de la physique spéciale (O.P. , XXI , 388 ( 1796) ; - XXI , 630 ( déc . 1 798-janv . 1799) ; - XXI , 184, 1 89 , 1 98 (fév .-mai 1 799) ; - XXI I , 356 , 457, 466 (août 1799avril 1 800) ) ; ce tte p artie de l ' Uebergang ne concerne donc pas l 'objectivité scien tifique étudiée ici , mais la subjectivité téléologique ( cf. 2e parti e , chap . 3 ) . 47 . O.P., XXI, 525 ( ?) .

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thèse, elle est démontrée analytiquement en vertu de l'adage traditionnel « a posse ad esse valet consequentia 48». Mais nous avons j ustement vu qu'elle ne remettait pas en cause les principes du criticisme: cette déter­ mination a priori des conditions matérielles de l'expérience reste purement formelle et repose sur des emprunts faits au donné sensible; c'est l'application la plus stricte du principe de la possibilité de l'expérience et des postulats de la pensée empirique en général, comme le prouve d'ailleurs l'emploi du mot postulat, finalement préféré à celui d'hypothèse pour définir le statut de la matière première: la déduction de son existence est, en effet, une démonstration simplement indirecte et analyti­ que, qui se contente d'expliciter le contenu nécessaire de l'expérience possible en général 49 • Les particularités avouées de l'Uebergang ne sont pas une innovation radicale dans le système : elles proviennent uniquement du progrès réalisé dans la constitution de l'objectivité, qui nous fait passer avec les mêmes principes au niveau original de la matière et des forces empiriques; le paradoxe est que nous puissions encore construire ici des déterminations objectives et que celles-ci puissent rester a priori et formelles malgré la matérialité empirique de leur objet. Le problème s'évanouit, si on prend soin de définir avec précision la nature et la fonction du contenu de l'U ebergang. Les déductions des propriétés des forces et de la matière sont de nouvelles spécifications des catégories, qui transforment de nouvelles données empiriques en objets connus : elles constituent la « physique » ou « physiologie géné­ rales 50 ». Nous avons ainsi des représentations déterminées, excluant la contingence et l'arbitraire, qui nous permettent de concevoir obj ectivement le donné sensible, lorsque nous le considérons du point de vue de ses forces motrices ; certes, comme nous sommes ici dans un domaine radica­ lement empirique, il n'est pas question de construire a priori les forces et les matières que nous présentera l'expérience; mais nous disposons au moins de concepts objectifs, avec lesquels nous pouvons aborder l'empirique et nous diriger dans la construction de la physique spéciale, qui a les forces et les matières particulières pour objets. Les tables des forces et des propriétés de la matière donnent, en effet, des principes de classification a priori pour la multiplicité des termes de l'expérience réelle 51 : l'Uebergang contient « la totalité de la division à l'usage de la physique, qui permet de classer d'après les concepts les forces données empiriquement 52 » ; grâce à lui, nous pouvons mettre en ordre les données sensibles 53 : nous devons donc reconnaître « la nécessité d'un Uebergang à la physique, pour ne pas manquer d'un fil conducteur, qui permette de se retrouver dans la foule des objets, d'en exposer les divisions et leurs développements 54 • » Il nous fournit les « cases », dans 48. Cf. tre partie, sect. I, chap . 3 & 4. 49. Cf. lni partie, sect. I, chap. 3 & 4 et sect. II, chap . 1. 50. 0.P., XXI, 407-8 ( 1796) ; - XXI, 478 (août-sept. 1798) ; - XXI, 529 (sept.-oct. 1798) ; XXI, 629 (déc. 1798-janv. 1799). 51. 0.P., XXI, 290 (août-sept. 1798) . 52. O.P., XXI, 166 (sept.-oct. 1798) . - Cf. O.P., XXI, 477 (avant 1796) ; - XXI, 363 (sept.­ oct. 1798). 53. 0.P., XXI, 386 (1796) ; - XXI, 366 (sept .-oct. 1798 ) ; - XXII, 584 (août-sept. 1799) . 54. O.P. , XXI, 527 ( ? ) .

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lesquelles se rangeront toutes les forces objectivement connaissables 55 , « les lieux physiques a priori 56 » : il est la « topique» de la physique 57 • Il lui donne ainsi « la forme d'un système 58 » : il est son « architecto­ nique 59». S'il est vrai que disposer un terme dans une case et le placer sous un concept, c'est subsumer, l'Uebergang apparaît comme un moyen de subsomption 60• Or, dans le criticisme, la subsomption a pour instrument le schème et l'emploi du schème pour faire correspondre une intuition et un concept est un schématisme 61 ; c'est pourquoi l'Uebergang, qui permet de rapporter les données empiriques aux concepts et aux principes de l'entendement pur, constitue un schématisme: « Schématisme du jugement pour les forces motrices de la matière 62 », « Principe subjectif du schématisme de la faculté de juger pour classer en général, selon un principe a priori, les forces motrices données empiriquement 63»; c'est un schématisme, justement parce que c'est une architectonique 64 et une topique: comme « il représente pour l'empirique les lieux possibles dans une table», il fournit «le schème, qui montre les lieux physiques a priori 65 ». Qui plus est, lorsque nous possédons ce principe de classification, nous connaissons l'ensemble des forces fondamentales et des propriétés essen­ tielles de la matière connaissable, avant même que telle donnée empirique particulière présente telle force ou telle qualité: par exemple, dès que nous pensons la présence d'un objet, nous savons qu'il doit se définir comme matière pondérable sujet de la force d'attraction; parce qu'il pose ainsi les déterminations objectives que peut et doit donner l'expé­ rience, l'Uebergang est une « anticipation de la perception 66 » . Il s'ensuit que, grâce à cette « ébauche a priori 67 », nous savons que, quelle que soit la matière qui se présente, nous pouvons et nous devons l'envisager comme pondérable, c'est-à-dire la peser: il n'est plus simplement question ici de classer ce qui est trouvé, mais indiquer ce qu'il faut trouver; en effet, « l'essentiel est la recherche a priori de l'objet 68 » : « Il faut au préalable savoir comment étudier la nature 69», « savoir comment devoir chercher dans la nature pour parvenir à la physique 70 », « chercher 55. O.P., XXI, 474 (avant 1796). 56. 0.P., XXI, 288, 485, 486 (août-sept. 1798). 57. O.P., XXI, 475 (avant 1796) ; - XXI, 288, 483, 485, 486, 487 (août-sept. 1798) ; - XXII, 256 (sept-oct. 1798) ; - XXI, 631 (déc. 1798-janv. 1799) ; - XXII, 355, 356 (août 1799-avril 1800). 58. O.P., XXI, 622 (déc. 1798-janv. 1799). - Cf. 0.P., XXI, 4ï6-7 (avant 1796) ; - XXI, 178 (août-sept. 1798) ; - XXI, 161, 169, 528-9, XXII, 265 (sept.-oct. 1798). 59. O.P., XXI, 621 (déc. 1798-janv. 1799). 60. O.P., XXI, 476 (avant 1796) ; - XXI, 637 (déc. 1798-janv. 1799). 61. Cf. le prochain chapitre. 62. O.P., XXI, 291 (août-sept. 1798). 63 . O.P., XXI, 363 (sept.-oct. 1798). - Cf. O.P., XXI, 169, 369, XXII, 265 (sept .-oct. 1798) ; - XXII, 330, 490 (août 1799-avril 1800) ; - XXII, 20 (avril-déc. 1800). 64. O.P., XXI, 263 (sept.-oct. 1798). XXII, 65 . O.P., XXI, 485 (août-sept. 1798). - Cf. 0.P., XXI, 168 (sept.-oct. 1798) ; 189 (oct. (?)-déc. 1798). 66. O . P., XXI, 172, 530, XXII, 263 (sept.-oct. 1798) ; - XXII, 584 (août-sept. 1799) ; XXII, 345, 362 (août 1799-avril 1800) ; - XXII, 20 (avril-déc. 1800). 67 . 0.P., XXI, 492 (1799 ( ? ) ) . 68 . O.P., XXI, 543 (mai-août (?) 1799). 69. O.P., XXI, 361 (sept-oct . 1798). 70. O.P., XXI, 488 (août-sept. 1798). - Cf. O.P., XXI, 168 (sept.-oct. 1798).

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comment faire l'enquête des lois de la nature 71 », « apprendre comment et suivant quel principe on doit découvrir les différentes forces motrices de la matière 72 » ; parce qu'il pose a priori toutes les relations et propriétés premières de l'objet physique et indique ainsi toutes les déterminations requises pour la science du donné, l'U ebergang procure précisément ces « principes de la recherche, de l'enquête, de l'étude de la nature 73 » : la topique est une « zététique 74 ». Il constitue donc, en face de la multiplicité empirique, une méthode de systématisation et de recherche: il est «la coordination des concepts a priori en une totalité d'expérience possible, par anticipation de la forme de celle-ci, dans la mesure où elle est nécessaire pour un système empirique de la physique 75 » ; il apparaît donc comme la « science propédeutique de la nature 76 » et, puisqu'il sert de transition entre les catégories et le contenu de la physique spéciale, comme la « méthodologie pour aller du rationnel à l'empirique 77». Kant se devait d'insister sur ce caractère propédeutique et méthodologique de l'Uebergang : on aurait pu croire qu'il résorbait le donné dans le construit, s'il n'avait précisé que - contrairement à la Métaphysique de la nature, qui peut construire tout son objet, parce qu'elle pose des lois formelles - le système a priori de l'empirique et du matériel ne fait que préparer ce qu'il ne peut construire et qu'il est, par suite, une simple méthode. Mais il lui fallait aussi écarter un autre contresens possible: ce n'est pas une méthode simplement subjective, comparable à celle qui résulte des principes régu­ lateurs de la raison pure et du jugement réfléchissant 78 ; les concepts régulateurs de la recherche physique sont, en effet, des représentations qui transforment les données sensibles en connaissances; ils sont donc producteurs de représentations objectives 79 et, de ce fait, constitutifs de l'objet physique 80 : « L'U ebergang est le principe constitutif des forces empiriques de la matière 81 » ; « Pour constituer la physique, il faut d'abord des principes de recherche ( non des principes logiques se rappor­ tant au sujet du point de vue de la méthode, mais des concepts élémen­ taires, qui concernent l'objet ) 82»: « L'Uebergang n'est pas seulement une propédeutique, concept vague, concernant seulement la connaissance sub­ jective ; c'est un principe non seulement régulateur, mais encore consti-

71 . 0.P., XXI, 486 (août-sept. 1798) . 72. 0.P. , XXI, 168 (sept.-oct. 1798). - Cf . O.P., XXII 507 (août 1799-avril 1800). 73. Je réunis diverses expressions équivalentes : 0.P. , XXI, 487 (août-sept . 1798) ; - XXI, 172, 173 , 362-3, 369, 510, 530, 532 (sept .-oct. 1798) . - Kant prend soin de distinguer l'« enquête de la nature » et son accomplissement, la « science de la nature » ou physique (0.P., XXI, 507 (sept.-oct. 1798) ; - XXI, 625, 636 (déc . 1798-janv. 1799)). 74. O.P. , XXII, 353 (aoû t 1799-avril 1800). 75 . O.P., XXII, 584 (août-sep t . 1799). 76. 0.P. , XXI, 286 (août-sept . 1798). - Cf. 0.P. , XXI, 5 10 (sept.-oct. 1798) ; - XXI, 520 (déc. 1798-janv. 1799) ; - XXI, 582 (mai-août (?) 1799). 77. 0.P. , XXI, 492 (1799 (?)). - Cf. O.P. , XXI, 387 (1796) ; - XXI, 310-1 (juil. 1797-juil. 1798) ; - XXI, 478 (août-sept . 1798) ; - XXII, 255 (sept .-oct. 1798) ; - XXII, 149 (oct. (?)­ déc. 1798) ; - XXI, 526 (?) . 78. Cf. 2e parti e, chap. 3 & 4 . 79. 0.P. , XXII, 368 (août 1799-avril 1800). 80. 0.P., XXII , 311 (aoû t 1799-avril 1800) . 8 1 . 0.P. , XXII, 178 (oct. (? )-déc. 1798). 82. 0.P., XXI, 530 (sept .-oct. 1798) (souligné par moi) .

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tutif, formel, a priori 83• » Kant veut ainsi rappeler que l'a priori, même lorsqu'il devient simple méthode, n'en reste pas moins objectif, s'il est condition de possibilité de l'objectivité.

D. - LE DERNIER NIVEAU DE L'OBJECTIVITÉ SCIENTIFIQUE : LA CONNAISSANCE EMPIRIQUE

S'il est vrai que l'Uebergang n'est qu'une transition entre la Méta­ physique de la nature et la physique empirique et que son contenu est une simple méthode pour celle-ci, il est évident que la constitution a priori de l'objectivité trouve en lui son expresssion finale, mais il est aussi certain qu'il y a place pour une connaissance purement empirique au-delà de lui. On ne saurait nier, en effet, que les seules déterminations a priori du mouvement, des forces et de leur substrat sont incapables d'épuiser la matière, si riche et complexe, de l'intuition sensible : je ne connais pas tout ce que je perçois de ce livre, lorsque j'ai posé les équations de son mouvement, ses forces motrices fondamentales et les propriétés essen­ tielles de sa matière envisagée comme sujet dynamique ; le caractère général et formel des niveaux précédents suffirait pour prouver qu'il reste quantité de propriétés, qui sont présentées par les sens et qui n'ont pas encore été conçues de manière objective. Le champ infini de ce qui, dans les objets, est ainsi laissé dans l'indétermination par les concepts et les principes a priori de l'objectivité, est la matière de cette connaissance empirique, dont j'ai déjà montré l'importance et la spécificité dans le criticisme 1 : il comprend toute la ph ysique spéciale, la chimie, la géo­ graphie, la science des organismes, ainsi que l'anthropologie empirique, l'histoire de la nature, celle de l'humanité, etc. Sommes-nous alors condamnés, faute de fondements a priori posant des déterminations nécessaires, à nous contenter des simples perceptions contingentes et des jugements de perception produits par une imagination, une faculté de juger et un entendement arbitraires, non réglés par les catégories et les principes de l'entendement pur ? Devons-nous renoncer à toute espèce d'objectivité scientifique empirique ? Il le semblerait, d'après certaines affirmations de Kant : « Si les raisons et les principes sont, comme dans la chimie, par exemple, simplement empiriques et si les lois, en vertu desquelles on explique par raison les faits donnés, ne sont que des lois d'expérience, ils ne comportent pas dans ce cas la conscience de leur nécessité ( et ne sont pas certains apodictiquement) et la totalité ne mérite pas le nom de science au sens strict : c'est pourquoi la chimie devrait s'appeler art systématique plutôt que science 2 • » Elle ne se confond pourtant , pas avec les opinions subjectives et les représentations arbitraires et fantaisistes de la pensée non scientifique: ce texte, si restrictif soit-il, ne la décrit-il pas comme un art systématique 83 . O. P., XXII, 240 (janv.-fév. 1799). 1. Cf. } re partie, sect. I, chap. 3. 2. Méta. nat., IV, 468, Gib ., 9.

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ayant ses raisons, ses principes et ses lois et donnant une explication rationnelle? Kant fait ailleurs état de ses « règles 3 » et invoque les expériences chimiques faites par Stahl pour montrer comment la connais­ sance de la nature a pu «trouver la grande voie de la science 4». Il en est de même pour toutes les autres connaissances empiriques: nous avons vu Kant admettre l'existence de lois distinctes des lois transcendantales 5 et il est incontestable que l'histoire, par exemple, est construite avec des lois et des concepts empiriques, qui ne sont pas posés dans la Métaphysique de la nature et l'Uebergang et qui ne sont pas pour autant de simples associations privées de toute valeur objective 6 • La question est donc de savoir comment nous pouvons parvenir, au-delà de tout a priori, à des jugements d'expérience, à des lois et à une systéma­ tisation du donné, qui constituent des connaissances et qui possèdent une certaine objectivité. Il faut avouer que Kant ne propose pas une doctrine complète des conditions de cette objectivité purement empirique: d'ailleurs, il ne le pouvait pas, non seulement parce qu'il pense que la possibilité du jugement synthétique empirique ne fait pas difficulté 7 , mais surtout parce qu'il y aurait contradiction à chercher des fondements systématiques a priori pour des connaissances qui se caractérisent préci­ sément par l'absence de tels fondements. I l est néanmoins possible de retenir quelques indications générales sur les divers principes, qui les constituent comme connaissances empiriques et leur donnent leur objec­ tivité relative: 1 ) Puisque nous ne pouvons plus compter sur des principes a priori, nous devons nous en remettre aux données sensibles: « Seule l'expérience peut nous révéler» les lois particulières de la nature 8 ; par exemple, il nous faut observer et décrire, pour connaître une cristallisation 9 • Pour rassembler et expliquer ces données, il n'y a que l'activité de l'imagination forgeant des hypothèses 10 et unissant le divers dans des synthèses empi­ riques, pensées par l'entendement dans des concepts empiriques 11 • Certes, cela suppose des principes directeurs, telles les représentations générales, qui interviennent dans les classifications biologiques ou les explications géographiques et historiques; mais ce ne sont que des principes empi­ riques 1 2 , qui « dépendent de l'observation et de l'expérimentation 13». Il n'y a ici d'autre fondement que l'induction, comprise de la manière la plus traditionnelle comme simple généralisation empirique 14 : les résultats auxquels nous parvenons alors, manquent totalement de nécessité et leur 3. C.R. Prat., V, 26, Pic . , 26. 4. C.R.P., B, III, 10, T.P., 17. 5. Cf. 1re partie, sect. I, chap. 3 . 6. Cf. C.R.P., I II, 190, 340-1, T . P . , 204, 373-5 . - Sur les fondements de l'histoire, cf. 3e partie, chap. 3. 7. C.R.P., 111, 499, T.P., 521. 8. Jug., V, 386, Philo. , 203. 9. 0.P., XXI, 321 (juil. 1797-juil. 1798) ; - XXII, 559 (août-sept. 1799) . 10. C.R.P., III, 502, T.P., 524. 11. C.R.P., I I I , 84, 91, 186, 477, T .P. , 87, 92-3, 201, 501 ; - Prolég., IV, 301, Gib. , 71. 12. C.R.P., B, I I I , 10, T.P. , 17 ; - Méta. nat., IV, 468, Gib., 9 ; - Jug. , Prem. introd., XX, 198 . 13. O.P., XXII, 319 (août 1799-avril 1800) . - Cf. O.P., XXII, 473-4 (aoCit 1799-avril 1800). 14. Prolég., IV, 369, Gib. , 163 ; - Log., IX, 132-3, Guil., 144-5.

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universalité est simplement relative 15 • En raison des principes qui les constituent, les connaissances empiriques restent donc toujours des conjectures, qui ne peuvent pas dépasser le niveau de la probabilité pour atteindre celui de la véritable objectivité 1 6 . I I) Nous pouvons cependant nous garantir contre la subjectivité, la contingence et l'arbitraire de l'imagination, de l'induction et des hypo­ thèses, si nous adoptons certains principes généraux: 1 ) D'une part, Kant tient à rappeler que toutes les hypothèses ne sont pas également permises : il existe des principes logiques subjectifs, bien connus de la tradition, qui permettent au sujet d'éliminer, à la simple réflexion, bon nombre d'explications sans valeur ; en effet, pour qu'une conjecture soit acceptable, il faut qu'elle soit : a) logiquement possible, c'est-à-dire non contradictoire 1 1 ; b) une et simple, ce qui exclut les hypothèses obscures et complexes, inutiles et mêmes nuisibles pour l'intelligibilité du donné 1 s ; c) riche de conséquences multiples, car il n'y a d'autre critère en ce domaine que la réussite 1 9. 2 ) Mais il faut aussi qu'une hypothèse qui prétend expliquer des données de l'expérience, soit elle-même réellement possible dans l'expé­ rience: c'est ainsi ' que se trouvent éliminées toutes les hypothèses occultes 20 ; nous devons donc confronter nos explications avec les condi­ tions qui définissent l'expérience possible; celles-ci apparaissent alors comme les principes transcendantaux objectifs indispensables pour garan­ tir des connaissances empiriques, qui ne dépendent pas d'eux: a) En effet, nos conjectures doivent d'abord avoir un sens dans l'intuition, en tant que possibles dans l'espace pour l'observation et l'expé­ rimentation. b ) Mais elles doivent aussi être en accord avec les conditions intellec­ tuelles de l'expérience : principes, lois et concepts précédemment construits a priori. Il n'est certes pas question de réduire l'écart existant entre les lois empiriques et les lois transcendantales, en cherchant à déduire les premières des secondes; mais nous savons au moins que, pour être conformes à l'essence de l'objectivité, les connaissances empiriques doivent présenter la forme de la légalité, c'est-à-dire de la liaison néces­ saire: s'il est vrai que nous ne pouvons avoir conscience d'une nécessité en ce domaine, nous savons qu'il faut élimintr de la science toute hypothèse qui invoque une causalité négatrice de la légalité nécessaire, telle que la volonté des esprits ou la fantaisie des éléments. En outre, puisque la connaissance empirique a pour matière ce qui a été laissé 15. Guil., 16. 17. chap. 18. 19. 20.

C.R.P. , III, 103, 514-5 , T.P., 104, 535-6 ; - B, III, 29, T.P., 33 ; - Log. , IX, 132-3, 144-5 . C.R.P., III, 332-3, T.P., 367. C.R.P., B, III, 98-9, T.P., 99 ; - Log., IX, 83-5 , Guil., 93-6 .- Cf. 1re partie, sect. Il, 1. C.R.P., I I I , 504-5, T.P., 526 ; - B , III, 98-9, T.P. , 99 ; - Log., IX, 83-5, Gml., 93-6. Ibid. et Idées philos. hist., VIII, 64, Piob ., 1 23. Cf. 1"' partie, sect. II, chap. 1.

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dans l'indétermination par la connaissance a priori, nous abordons alors l'objet en le concevant déjà selon les lois transcendantales ou en sachant au moins qu'il est possible et nécessaire de le concevoir de cette manière : nos descriptions et nos explications, nos hypothèses et nos inductions n'ont de place que dans le cadre strictement délimité par les éléments a priori de la science; loin de pouvoir formuler des conjectures quel­ conques, nous devons retenir seulement celles qui ne contredisent pas les lois du mouvement et les concepts des forces motrices fondamentales et des propriétés essentielles de la matière: c'est ainsi qu'il ne sera pas permis d'imaginer une matière impondérable. A cet égard, le meilleur exemple est celui de l'explication biologique : la méthode mécaniste ne s'impose pas seulement en raison de la facilité trop grande et de l'incom­ préhensibilité foncière de l'explication finaliste 2 1 ; elle est imposée par les lois générales de la nature, qui nous obligent a priori à considérer tout objet comme mouvement et force motrice et qui font ainsi du mécanisme la définition même de la nature 22 : « Je dois juger tous les événements de la nature matérielle.... d'après de simples lois mécaniques .... Je dois réfléchir à leur sujet toujours selon le principe du simple mécanisme de la nature et poursuivre avec lui aussi loin que possible, parce que, faute de le prendre comme fondement de la recherche, il ne peut plus y avoir proprement de connaissance de la nature 23 •» Les connais­ sances empiriques ne se laissent absolument pas construire à partir des connaissances a priori, mais elles doivent au moins pouvoir être pensées comme leurs spécifications, leurs expressions particulières, dans la mesure où elles posent une légalité et se situent à l'intérieur et dans le prolonge­ ment des déterminations transcendantales: « Les lois empiriques ne peuvent avoir place et être trouvées qu'au moyen de l'expérience et même, en vérité, que conformément aux lois originaires, qui rendent tout d'abord l'expérience elle-même possible 24»; « Sans doute, des lois empiriques ne peuvent pas comme telles tirer leur origine de l'entendement pur .... Mais toutes les lois empiriques ne sont que des déterminations particulières des lois pures de l'entendement : c'est sous ces lois et d'après leur norme que les premières sont d'abord possibles et que les phénomènes reçoivent une forme légale 25 ». Les déterminations a priori deviennent alors des principes méthodiques pour la connaissance empirique ; mais ce ne sont même plus des principes constitutifs de la recherche scientifique, comme dans l'Uebergang : ce sont des principes méthodiques sélectifs et indicatifs, qui ont pour fonction d'éliminer les conjectures impossibles dans l'obj ec­ tivité et d'ouvrir les perspectives permises au chercheur réduit aux hypothèses et aux inductions 26 . Dans la connaissance empirique, nous n'avons d'autre fondement positif 21. Jug., V, 383-4, 390, 410, Philo., 201, 206, 223. 22. Jug. , V, 413-4, 422, Philo. , 226, 234. 23. Jug. , V, 387, Philo., 204 . - Cf. Jug. , V, 414-5, 418, Philo. , 227-8, 230. 24 . C.R.P. , III, 184, T .P., 199. 25 . C.R.P., A, IV, 93, T .P., 143 (souligné par moi). - Cf. C.R.P., III, 146, T . P ., 162. Cf. R. E. BuTTs : Hypothesis and explanation in Kan t 's philosophy of science, A rchiv für Gesch ichte der Philosophie, Berlin, 1961, 153-70. 26. Mais ce ne sont pas de simples principes régulateurs subjectifs, comme les principes de la raison pure et du jugement réfléchissant, car ils contribuent à l ' objectivité, même si c 'est d'une manière négative et relative.

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que la probabilité inductive et nous sommes libres d'imaginer et de concevoir, mais à condition que nos conjectures soient cohérentes, simples et fécondes, exponibles dans l'intuition et conformes à l'esprit des lois a priori de l'objectivité. Nous sommes donc enfermés dans un cadre suffisamment strict pour éviter l'arbitraire et éliminer les hypothèses occultes ; mais, parce que le principe positif ne fonde pas l'objectivité et que les principes garantissant contre la subjectivité sont simplement restrictifs ou indicatifs, il reste assez d'indétermination, pour que nous nous retrouvions dans le domaine de l'empirique privé d'a priori constitutif et que nous ne tombions pas dans l'illusion de l'idéalisme constructeur absolu 27 • Cette indétermination peut gêner: nous aimerions posséder un fondement pour l'induction et des principes positifs pour la formation des hypothèses, capables de donner une certitude et une nécessité parfaites à la science; mais on ne saurait prétendre que la logique et l'épistémologie modernes aient réussi à combler cette lacune du criticisme: c'est une œuvre, qui reste à faire et dont il faudrait d'abord montrer la possibilité. Car, depuis deux siècles, le progrès de la science a, au contraire, donné raison à Kant sur ce point: à l'intérieur des déterminations générales, qui distinguent l'objectivité scientifique des prétentions et des délires de la subjectivité, il y a place pour une indétermination, qui est le problème de la connaissance empirique, parce qu'elle est son essence même.

CONCLUSION

Considéré dans ses conclusions théoriques positives, le criticisme apparaît donc comme une doctrine de l'objectivité qui a l'ambition de construire la connaissance de la nature, la «physique». Comme le précise la Préface de la Métaphysique de la nature, cette physique est la science de la seule nature corporelle. Elle se caractérise avant tout par la conception dynamique de la matière, qui l'inspire: le principe des grandeurs intensives identifie réalité et intensité remplissant l'espace et l'Uebergang oppose les forces motrices dynamiques originaires aux forces mécaniques dérivées ; Kant rejette le géométrisme des cartésiens, qui expliquaient tout par les grandeurs extensives et les mouvements : à cet égard, il est disciple de Leibniz. Mais il s'oppose à lui pour l'essentiel, car il ne veut faire intervenir aucun dynamisme spirituel ni aucun finalisme : _ la preuve en est que l'Uebergang finit pas expliquer les forces fondamentales par le mouvement vibratoire de l'éther ; le mécanisme triomphe, mais libéré du géométrisme cartésien. Cette physique des forces motrices et de l'éther s'inscrit plutôt dans la tradition galiléenne et newtonienne ; mais elle exclut tout appel à un absolu physique : elle développe jusqu'à ses dernières conséquences le principe de la relativité mécaniste. En définitive, en face des querelles 27. dérée de la s i tue,

Cette indétermination est responsab l e de la contingence matérielle de la science consi­ du point de vue de ses objets concrets e t de ses lois particulières : c 'est la matière faculté de jager , dont l 'a priori ne peut ê tre que réfléchi s sant � t subjectif et qui se par conséque n t , en dehors de l 'objectivité scien t ifique (cf. 2 e parue , chap . 2 & 3 ) .

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scientifiques et philosophiques, qui opposaient Cartésiens, Leibniziens et Newtoniens, Kant occupe une position originale: par son mécanisme dynamiste et relativiste, il cherche la solution proprement physique, celle qui arriverait à distinguer le réel du spatial, du spirituel et de l'absolu. La connaissance de la nature, qui se trouve ainsi constituée, est essentiellement la physique mathématique: toutes les déterminations posées a priori sont autant de mathématisations du donné ; certes, la connaissance empirique qualitative n'est pas ignorée, mais la Préface de la Métaphysique de la nature soutient que seules les mathématiques font d'une connaissance une véritable science. On pourrait ici reprocher à Kant d'être esclave du modèle galiléen de la science et d'être ébloui par l'éclat de la physique newtonienne, au point de la prendre pour une évidence indiscutable ; il est certain que nous éprouvons le besoin de rendre scientifique l'analyse de réalités qui échappent à la mathémati­ sation: la dialectique hegelienne s'est efforcée de le faire, avec un succès qu'il n'est pas de mon propos d'évaluer ici. Mais il faut remarquer qu'il était naturel d'accorder un tel privilège à la physique mathématique au siècle de Kant: comme le rappelle la Préface de la seconde édition de la Critique, l'esprit humain n'avait encore réussi à posséder aucune connais­ sance objective en dehors de l'enseignement de Galilée et de Newton ; c'était même un devoir d'insister sur ce point et il y avait un certain mérite à le faire, à une époque où les occultismes avaient une telle vogue. En vérité, la mathématisation était alors - et reste peut-être - le seul moyen permettant une détermination rigoureuse de la représentation des objets, la seule connaissance objective de la réalité donnée dans l'intuition externe : on ne saurait même pas accuser Kant de l'admettre sans discussion, puisque c'est justement ce qu'il veut prouver en posant les principes des grandeurs extensives et intensives. Cette conception de la science est, en effet, justifiée, au moyen d'une construction philosophique dont il convient de rappeler les principaux caractères. Comme l'a montré le passage de !'Analytique à la Métaphysique et à l'Uebergang, des Axiomes aux Anticipations, aux Analogies et aux Postulats, de la substantiabilité à la causalité et au commerce, du possible à l'effectif et au nécessaire et des forces à la matière, il s'agit d'une construction progressive des « moments de la pensée»: chaque étape permet une plus grande détermination du divers, qui se révèle nécessaire en raison des insuffisances des moment antérieurs et qui est rendue possible par les indications données dans une étape précédente; cette « progression trans­ cendantale 28 », qui n'est pas chronologique, mais logique, annonce évidem­ ment toutes les genèses plus ou moins dialectiques proposées par les Post-kantiens. Les principes, les lois et les concepts ainsi posés se sont révélés être des moyens qui permettaient au sujet d'éliminer de ses représentations la contingence et l'arbitraire qui caractérisent la subjectivité. De même que les mathématiques avaient été présentées comme un « instrument» pour la science, !'Analytique a été définie comme le « canon» du jugement 28 . 0.P., XXI, 7 (déc . 1800-fév. 1 803) .

L'OBJECTIVITÉ SCIENTIFIQUE

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et chacun de ses principes ainsi que chacune des rubriques de l'Uebergang indiquait l'un des points de vue requis pour la détermination du divers ; l ' Uebergang était conçu comme la « méthodologie » de la physique spé­ ciale: d'une manière générale, comme l'ont vu les Néo-kantiens de l'École de Marburg, les produits de la construction transcendantale sont des méthodes constitutives, indicatives ou sélectives, qui fondent autant que possible l'objectivité de nos représentations. Mais les Post-kantiens et les Néo-kantiens ont souvent voulu ignorer la place réservée à l'intuition empirique ; nous avons vu que la construc­ tion ne trouvait pas seulement sa limite dans une connaissance simplement empirique, mais qu'elle trouvait son sens dans la transformation du donné sensible en objet connu et surtout qu'elle exigeait l'addition successive de nouveaux éléments empiriques pour chacun de ses progrès: la matière inconstructible est à la frontière, à l'horizon et même au cœur de l'a priori. La philosophie transcendantale théorique est donc la construction progressive permettant la transformation du donné sensible en une connaissance objective, qui est le mécanisme dynamiste et relativiste de la physique mathématique.

CHAPITRE IV

LA MÉTHODE DE CONSTITUTION DE L'OBJECTIVITÉ SCIENTIFIQUE : SCHÉMATISME - EXPÉRIMENTATION

Si les représentations scientifiques sont les instruments posés pour la détermination du donné, leur construction et leur application impliquent l'emploi de méthodes précises et rigoureuses, qu'il est indispensable de définir clairement: ce sont le schématisme, célèbre pour son importance et ses obscurités, et l'expérimentation, qui reste le plus souvent négligée.

LE SCHÉMATISME

La constitution des niveaux successifs de l'objectivité reposait sur la correspondance établie entre des termes distincts: par exemple, nous sommes passés de la catégorie de la réalité au principe des grandeurs intensives, puis aux équations de la dynamique, au moment des forces motrices et à la coercibilité de la matière, pour nous retrouver enfin en présence des forces et des matières particulières; à chaque fois, nous avons fait correspondre un concept de l'entendement et une donnée de la sensibilité et, en particulier, si nous considérons les deux extrêmes, un concept pur et une intuition empirique, qui sont à tous égards différents: ce fut sans doute inconscient, car il s'agit d'un «art caché dans les profon­ deurs de l'âme humaine 1 », mais nous n'en avons pas moins usé d'une méthode spéciale, consistant à unir à ce qui est absolument hétérogène : le schématisme. On voit immédiatement quelle peut être son importance: il coïncide avec la relation fondamentale d'objectivité, qui est l'unité de la catégorie et de la sensation ; il est donc la clé de la construction critique et, par suite, de l'interprétation du kantisme. Aussi comprend-on qu'il lui soit fait une place de choix dans la Critique : situé au cœur de !'Analytique, il est la charnière entre !'Analytique des concepts et !'Analytique des 1. C.R.P., III, 136, T .P., 153.

SCHÉMATISME ET EXPÉRIMENTATION

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principes, qui fait passer des éléments constitutifs de l'objectivité à sa construction effective 2 • On comprend aussi l'insistance de Kant sur ce point: les Prolégomènes et la Critique de la faculté de juger reprennent ses principaux thèmes, des lettres à Beck et à Tieftrunk l'analysent avec précision et l'Opus postumum l'invoque pour définir la fonction de l'U ebergang ; en outre, la Dialectique transcendantale, la Critique de la raison pratique et la Critique de la faculté de juger s'en servent pour expliquer les théories de l'analogie, du type et du symbole: l'ensemble du système kantien peut être envisagé de ce point de vue 3 . Mais il fait problème. Il est exposé dans le chapitre le plus court de la Critique, d'une manière trop rapide et trop abstraite à notre gré: il n'y a aucune analyse détaillée, aucun exemple précis, pour expliquer la nature et la fonction du schème transcendantal. Il est même enveloppé de mystère, puisqu'il est présenté comme un «art caché dans les profon­ deurs de l'âme humaine, dont il sera toujours difficile d'arracher le vrai mécanisme à la nature, pour l'exposer à découvert devant les yeux 4.» C'est pourquoi il a donné lieu à des interprétations contradictoires. Comme il explique la connaissance par l'emploi du schème et qu'il définit celui-ci comme un produit de l'imagination pure, on a souvent vu dans le schématisme l'expression d'un idéalisme absolu, où s'affirmerait, comme dans la construction mathématique 5, la puissance créatrice de l'imagi­ nation 6 : «Ou bieIJ la doctrine du schématisme est essentielle à la philosophie kantienne, et dans ce cas, si cette doctrine a bien le sens que l'on croit pouvoir dégager des textes, cette philosophie est un incontestable idéalisme absolu ; ou bien le kantisme ne peut pas être interprété dans le sens de l'idéalisme, et la doctrine du schématisme perd toute sa signification, elle n'est qu'un thème qui avorte 7 •» Mais on a aussi fait remarquer qu'il est présenté comme la méthode permettant la subsomption de l'intuition empirique sous le concept pur, ce qui implique, semble-t-il, l'existence d'un donné indépendant des catégories : par là il s'opposerait à l'idéalisme absolu, mais il contredirait ipso facto l'affirma­ tion d'une activité synthétique constructrice a priori et l'inspiration générale, qui préside à la Révolution copernicienne ; il entrerait spécia­ lement en conflit avec le mouvement de construction pure, qui va des catégories aux principes et dans lequel il s'insère 8 • Mais n'avons-nous pas vu qu'il donne une définition du schème, qui contient l'affirmation de la synthèse pure? Ce serait donc à l'intérieur même de ce chapitre, par la juxtaposition du thème de la synthèse et de celui de la subsomption,

2. La Critique suivant l'ordre synthétique, elle devait étudier le schématisme avant d'exposer les principes, qu'il permettait de construire ; je suis l'ordre inverse, pour pouvoir élucider la nature du schématisme par la connaissance de ce qu'il fonde. 3. Cf. DAVAL : Métaphysique. 4. C.R.P. , III, 136, T.P. , 153. S . Selon Daval (Métaphysique, 164-5), les mathématiques sont « un cas privilégié », fort clair, de schématisme. 6 . On sait que les idéalismes romantiques ont souvent insisté sur le rôle de l'imagination originaire, en se réclamant du schématisme kantien . 7. DAVAL : Métaphysique, 295 . 8 . LASK : ldealismus, 44-6 ; - HANNEQUIN : Principes, 405-6 ; - ZsCHOCIŒ : Schematismus, 173-4 ; - CuRTIUS : Schematismuskapitel, 357-60 ; - DE VLEESCHAUWER : Déduction, II, 412-4, 454-5, III, 475 et Évolution, 125 .

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LA CONSTITUTION DE L'OBJECTIVITÉ THÉORIQUE

qu'il y aurait une contradiction interne manifestant l'incohérence du système 9 • L'on voit à quel point l'interprétation de la théorie du schématisme est la pierre de touche pour la compréhension et l'évaluation du criticisme. Il est donc indispensable de pouvoir décider de sa signification et de sa cohérence, moins en passant en revue toutes ses applications, qu'en essayant de saisir son contenu : il faut définir précisément la nature et la fonction du schème et établir ainsi le sens exact de la doctrine de la subsomption, c'est-à-dire de la méthode qu'est le schématisme.

Comme le prouve l'association des deux mots 1 0 , Kant voit dans le schème en général une espèce de «monogramme ». Or un monogramme est un signe ou un chiffre, qui évoque un nom au moyen du dessin formé arbitrairement avec quelques-unes de ses principales lettres : l'on peut prendre pour exemple l'assemblage d'initiales, dont se servait Dürer pour signer ses œuvres ; telle est bien la signification que Kant donne à ce mot, lorsqu'il le choisit pour caractériser les créations idéales de l'imagi­ nation : «Comme des monogrammes composés de traits isolés et que ne détermine aucune règle supposée, elles forment un dessin flottant.... plutôt qu'une image déterminée semblable à celle que les peintres .... prétendent avoir dans la tête, et elles doivent être un fantôme incommunicable de leurs productions 1 1 » . Le monogramme apparaît donc comme une « esquisse 12 » encore incomplète et peu définie, qui relève de l'imagination et qui sert pour représenter une réalité d'un autre ordre, sans en être cependant l'image concrète entièrement développée. Si le schème est une espèce de monogramme, on comprend que ce soit le terme retenu pour désigner une transposition : par exemple, le carac­ tère empirique est présenté comme le « schème sensible» du caractère intelligible 13 ; on comprend aussi qu'il serve à marquer le caractère insuffisant d'une réalité : Kant exprime la vacuité formelle de l'espace et du temps considérés comme intuitions pures, en disant que « leur représentation n'est même qu'un simple schème 1 4 ». Ce mot signifie donc d'abord une transposition incomplète. Mais quelle est la différence spécifique, qui définit ce monogramme particulier qu'est le schème? Un passage de !'Architectonique de la raison pure apporte une réponse précise à cette question : « J'entends par système l'unité de diverses connaissances sous une idée. Cette idée est le concept rationnel de la forme d'un tout, en tant que c'est en lui que sont déterminées a priori la sphère des éléments divers et la position respective des parties» ; elle est « comme un germe où toutes les parties 9. CURTIUS : Sche.matismuskapitel, 363 ; - HEIDEGGER : Kant, § 23 ; - DE VLEESCHAUWER : Évolution, 125 ; - DoMKE : Synthesis, 53-7. 10. C.R.P., I I I , 136, 540, T.P., 153 , 559. 1 1 . C.R.P., 111, 384-5, T.P. 414. 12. C.R.P., 111, 540, T.P., 559 ( souligné par moi ) . 1 3 . C.R.P. , I I I , 374, T . P . , 405 . - Cf. DAVAL : Métaphysique, 95-6 et passim ; dans l e même sens , cet ouvrage cite certains prédécesseurs de Kant (5-8). 14. C.R.P., I I I , 144, T.P., 160.

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sont encore très enveloppées, très cachées et à peine reconnaissables à l'observation microscopique » ; « Pour être réalisée » dans un système achevé, « l'idée a besoin d'un schème, c'est-à-dire d'une diversité et d'une ordonnance des parties, qui soient essentielles et déterminées a priori»; c'est pourquoi, « comme un germe primitif», « le schème doit contenir, conformément à l'idée, c'est-à-dire a priori, l'esquisse ( monogramma) du tout et de sa division en parties et le distinguer sûrement et suivant des principes de tous les autres» : ainsi pourra-t-on « déterminer le contenu propre, l'articulation ( l'unité systématique) 1 s ». Le schème est donc cette espèce d'esquisse, qui est réglée, caractéristique d'une œuvre à réaliser, et qui est indicative, déterminante pour sa réalisation, parce qu'elle comporte le rapport des éléments à développer sans leur développement effectif : ce n'est ici ni l'idée qui définit le système à construire, ni le système construit, mais la forme, l'ordre de l'acte de construction 16_ Cette définition convient parfaitement pour expliquer la nature du schème dont fait état le chapitre consacré au schématisme; il suffit, en effet, de substituer le concept d'un objet à l'idée d'un système et l'objet du concept au système achevé, pour trouver le même rapport entre une représentation abstraite définissant l'unité d'un divers, d'une part, et une diversité effectivement développée, de l'autre : le schème reste le rapport d'éléments, qui esquisse la réalisation complète de l'objet. Chacun des cas envisagés par Kant en est la preuve : 1 ) Le schème empirique concerne « un objet de l'expérience ou une image de cet objet », qui est représenté dans un concept empirique : l'assiette ou le chien. Or le schème du chien n'est pas le concept de chien, représentation générale et abstraite : il est ce à quoi « celui-ci se rapporte», ce qu'il « indique (bedeutet) ». Mais il n'est pas non plus une image de chien, représentation concrète détaillée et particulière : il est « la règle d'après laquelle mon imagination peut exprimer en général la figure d'un quadrupède, sans être astreinte à quelque chose de particulier que m'offre l'expérience ou encore à quelque image possible que je puisse représenter in concreto », « la règle qui sert à déterminer notre intuition conformément à un certain concept général 17 • » Par là, il faut entendre le principe général de réalisation de l'image, l'orientation définie de l'activité de l'esprit et de la main : le sens du mouvement spécifique, qui conduit à parcourir ou à construire la représentation sensible de n'importe quel chien, mais non d'un coq, de n'importe quelle assiette, mais non d'une table; il s'agit bien d'un terme qui relève de l'imagination, puisque celle-ci est la faculté de synthèse, qui lie le divers intuitif pour appréhender ou produire une image. 15. C.R.P., I I I , 539-40, T.P., 558-9. 1 6 . Kant ne précise pas si ce schème architectonique relève ou non de l 'imagination. I l n e l e semblerait pas , puisqu 'il s 'agit ici de construire un ensemble rationnel d e concepts, non une représentation sensible : ce serait la raison pour laquelle ce texte tend à identifier schème et idée, en les présentant chacun comme un germe. Mais ils n 'en sont pas moins dis­ tingués : il paraît donc nécessaire de les attribuer à des sources différentes ; or la représen­ tation d 'une diversité et de son ordre semble être p lu tôt de nature intuitive : ne pourrait-on pas en conclure que la construction d 'un système purement rationnel suppose une représen­ tation du rapport de ses éléments , qui est du ressort de l 'imagination comme peut l 'être l 'esqu isse d 'un plan ? 17. C.R.P., III, 133-4 et 136, T.P., 150 et 152-3 .

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LA CONSTITUTION DE L'OBJECTIVITÉ THÉORIQUE

2) Le schème mathématique se rapporte aux « figures pures» repré­ sentées dans les «concepts sensibles purs», que sont les concepts mathé­ matiques: le nombre ou le triangle. Kant maintient la même distinction entre le schème et le concept, car celui-ci est une «pensée» abstraite de l'entendement, une « représentation de» celui-là ; la confusion est impos­ sible, dès qu'on se souvient que les concepts mathématiques sont des produits des synthèses de l'imagination : « Nos concepts sensibles purs.... ont pour fondement.... des schèmes» ; « Le schème n'est toujours par lui-même qu'un produit de l'imagination 18 ». Mais il tient surtout à le distinguer de la figure, qui est l'image particulière de tel triangle ou de tel nombre et l'image développée sous la forme d'une série de points, par exemple. Comme dans les cas précédents, en effet, le schème est le principe, l'esquisse ou le germe de la construction de la figure: « Une méthode pour représenter une multitude», « Une règle de synthèse de l'imagination relativement à des figures pures dans l'espace», « Un monogramme de l'imagination pure a priori, au moyen duquel et suivant lequel les images sont tout d'abord possibles », «Un procédé général de l'imagination pour procurer son image à un concept 1 9» ; pour saisir ce dont il s'agit, on peut penser à la définition génétique, qui pose le procédé de construction de l'objet, ou plutôt à la dérivée, qui contient en germe le rapport des éléments caractéristiques d'une espèce de courbe et qui se distingue ainsi à la fois de la figure particulière et développée construite par le géomètre et de son équation, qui est sa définition intellectuelle, son concept. 3 ) Le « schème transcendantal» intervient à propos de la « synthèse pure », qui est la forme constitutive de toute connaissance objective et qui est représentée dans le « concept intellectuel pur» ou catégorie 20: il est facile de le définir à la lumière des analyses précédentes, qui n'avaient d'autre fin que de l'introduire et d'en permettre la compréhen­ sion. Il ne se confond pas avec la catégorie: Kant ne parle pas du «schème ou concept pur», mais du « schème d'un concept pur 21 » ; en effet, alors que la catégorie est la représentation intellectuelle de l'unité du composé 22, le schème est « le composé a priori de l'intuition 23 » ; c'est pourquoi il n'a pas pour origine l'entendement 24 , mais l'imagination: il est

18. C.R.P., III, 135-6, T.P., 152. - Le concept mathématique étant la représentation d'une construction de l 'imagination, il ne se distingue pas du schème d'une manière absolue ; ainsi, après avoir parlé du nombre comme d'un concept, Kant peut écrire : « Le schème pur de la quantité, en tant que celle-ci est un concept de l 'entendement, est le nombre, qui est une représentation embrassant l'addition successive de l'unité à l'unité » (C.R.P., III, 137, T.P., 153) ; mais c'est qu'il faut justement distinguer entre le n ombre construit et conçu, le « nombre nombré », et le nombre comme principe constructeur de la numération, le « nombre nombrant ». 19. C.R.P. , III, 135-6, T.P., 152-3. - Il ne faut pas songer ici au principe de l a cons­ truction technique (géométrique ou mécanique), qui exige des i nstruments (la règle, le compas, etc . ), mais au principe de la construction schématique, qui est effectuée par l 'ima­ gination pure dans l'intuition pure, quand elle pose, par exemple, l 'intersection du cône et du plan (Découv. VI II, 191-2 et note, Kempf, 35-6 et note) . 20. C.R.P., III, 134, 136, T.P., 151, 153. 21. C.R.P., III , 136, T.P., 153. 22. C.R.P., III, 91, T .P., 93. 23. Brouillon de lettre à Tieftrunk, 11 déc. 1797, XIII, 470. 24. Comme on l'a souvent soutenu à la suite de Zschocke (Schematismus, 179-82) et de Curtius (Schematismuskapitel, 357-9).

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son « produit transcendantal 25 », c'est elle qui le « trace 26». Cependant, il ne se confond pas avec l'une quelconque de ses constructions effective­ ment développées : évidemment, «il ne peut être ramené à aucune image 27» empirique particulière, car « il n'est que la synthèse pure 2s » et «correspond», non pas à un des « objets de l'intuition sensible», mais «à la loi qui les régit 29 »; mais ce n'est même pas une synthèse pure complète comme la synthèse figurée, qui est « une intuition déterminée » compor­ tant un certain divers et sa liaison 30 : il est simplement «un mode de synthèse du divers 31 », «un procédé général de l'imagination 32 ». Nous savons quel sens donner à ces formules : le schème est toujours le rapport des éléments, qui caractérise un type de construction et qui en est ainsi le germe, l'esquisse et la méthode; comme schème transcendantal, il est le pur rapport de synthèse, qui définit l'orientation spécifique et le sens propre de l'activité de l'imagination dans la production de chacune de ses synthèses pures et qui est, par suite, l'esquisse de la forme de toute synthèse déterminée.

* **

I l faut aussitôt indiquer ce qui répond à cette définition . Nous devons d'abord rappeler les différents types de synthèses, qui sont contenues dans les jugement; et dont l'unité est conçue dans les catégories: a) Composition de l'homogène par agrégation (extension); b) Composition de l'homogène par coalition (intensité); c) Connexion dynamique d'existence de l'hétérogène par la liaison physique des phénomènes entre eux; d) Connexion dynamique d'existence de l'hétérogène par la liaison métaphysique des phénomènes avec les facultés du sujet 33 • Mais ce n'est pas encore une table des schèmes : nous ne trouverons, en effet, les rapports de synthèse de l'imagination que si nous nous plaçons au niveau de l'intuition sensible, dans laquelle se déploie l'activité de cette faculté. Évidemment, nous ne devons ici retenir de la sensibilité que sa forme, l'intuition pure: parce qu'il est l'esquisse formelle des synthèses pures et « la condition sensible universelle 34 », le schème trans­ cendantal doit être simplement une « condition formelle et pure de la sensibilité 35». Il nous faut donc considérer le seul « mode de synthèse du divers de l'espace et du temps 36 ». 25 . C.R.P., III, 136, T .P . , 153. 26. C.R. Prat. , V, 68 , Pic. , 71 . 27. C.R.P., III, 136, T.P., 153. 28 . Ibid. 29. C.R. Pra t . , V, 69, Pic., 71 . 30. C.R.P., B, III, 121 , T . P . , 132. - Contra irement au schème, la synthèse figurée est "' _un effet de l 'entendement » ( C. R.P., B, III, 120, T.P. , 130), puisqu 'elle est une construct10n déterminée. 31. Reflex., n° 5552 ( 1778-83 ( ?)), XVII I, 220 (souligné par moi). 32. C.R.P., III, 135 , T.P. , 152 et C.R. Pra t . , V, 69, Pic., 71 (souligné par moi). 33. C . R . P. , B, III, 148-9 note , T.P., 164 note. 34. C.R.P., A, I V , 1 60, T . P . , 22 1 . 35 . C. R. P. , III , 135 , T.P. , 152 . 36. Reflex., n° 552 ( 1778-83 ( ?)), XVII I , 220. 10

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LA CONSTIT UTION DE L'OBJECTIVITÉ THÉORIQUE

Il est certain que nous pouvons, dans une certaine mesure, faire état d'un schème spatial . Nous avons vu que l'espace était présenté comme un « simple schème 37 » et il est vrai que la juxtaposition de ses points constitue un rapport du divers, qui est une possibilité de synthèses pures; le rapport spatial est effectivement le germe d'une construction et le principe de connaissances a priori: « l'opposition de directions » n'est-elle pas la « règle a priori », qui permet la représentation du « conflit réel », fondement de la « mécanique générale » et de la déduction des forces motrices 3 8 ? Mais ce n'est encore qu'un schème particulier et subordonné, distinct du schème transcendantal : principe de construction de certaines connaissances, il n'est pas l'esquisse déterminante de toute synthèse pure. Il ne peut l'être, parce qu'avec ses trois dimensions et la simultanéité de son divers, l 'espace laisse une place trop grande à l'indétermination: comme le prouve l'arbitraire des synthèses mathématiques, il n'est pas pour l'imagination le germe de synthèses définies, mais le champ d'une infinité de relations possibles; en outre, la juxtaposition du divers n'est pas nécessairement sa liaison, en sorte qu'elle ne suffit pas pour constituer un rapport de synthèse ; enfin, la forme des seules intuitions externes ne se définit pas immédiatement comme le principe constitutif de toute synthèse pure 39 _ Le temps ne comporte aucune de ces insuffisances. En effet, en tant que forme du sens interne, il est la forme de toutes nos représentations: « Toutes nos connaissances sont, en définitive, soumises à la condition formelle du sens interne, c'est-à-dire au temps, où elles doivent toutes être ordonnées, liées et mises en rapport. C'est là une remarque générale qu'il faut absolument poser comme fondement dans tout ce qui suit 40 » ; il s'ensuit qu'un rapport de temps est nécessairement contenu en tout objet connu de nous. Qui plus est, comme forme du sens interne, le temps est la dimension, dans laquelle se déploie l'activité synthétique: « Tout accroissement de la connaissance empirique, tout progrès de la perception n'est qu'une extension de la détermination du sens interne, c'est-à-dire une progression dans le temps, quels que soient d'ailleurs les objets, phénomènes ou intuitions pures 41 »; comme le montre le caractère successif de l'appréhension du divers, toutes les constructions et, spécia­ lement, celles de l'imagination sont d'abord temporelles dans leur exis­ tence dans, par et pour le sujet: « L'acte de synthèse.... appartient subjectivement au sens interne» et est « conforme à la représentation du temps 42 » ; « Le mouvement comme acte du sujet.... et, par conséquent, la synthèse du divers dans l'espace, si nous faisons abstraction de cet espace», est « simplement l'acte par lequel nous déterminons le sens interne conformément à sa forme 43 ». Un rapport de synthèse est donc nécessairement d'abord un rapport temporel: nous ne pourrons le trouver, 37. C.R.P. , III, 144, T.P., 160. 38. C.R.P. , III, 222, T.P. , 239 (souligné par moi). - Cf. le chapitre précédent. 39. Cf. N. ROTENSTREICH : Kant's schematism in its context, Dialectica, Paris-Neufchâtel, 1956, 15-6. 40 . C.R.P., A, IV, 77, T.P., 1 1 1 . 4 1 . C.R.P. , III, 179, T.P., 194. 42. Brouillon de lettre à Tieftrunk, 11 déc. 1797, XIII, 467. 43. C.R.P. , B, III, 121-2, T.P., 133.

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que si nous envisageons « les conditions formelles de la sensibilité ( notamment du sens interne) 44»; « la détermination du sens interne en général d'après les conditions de sa forme ( le temps ) 45 », «le temps comme condition formelle du divers du sens interne 46 », « la condition formelle de temps 47 ». Or celui-ci, contrairement à l'espace, est capable de nous présenter ce que nous cherchons : avec sa dimension unique et la succession de son divers, il ne permet pas une infinité indéterminable de relations possibles; en tant que forme de succession, il est déjà par lui-même autre chose qu'une simple juxtaposition du divers: certes, il n'est pas une synthèse, mais, parce qu'il est « intussusceptio ( production interne)» et non « extrapositio 48 », il comporte une certaine liaison et, précisément, un rapport défini de synthèse possible. La succession du divers pur de la forme du sens interne est le rapport originaire et universel, qui est au cœur des synthèses pures effectuées par l'imagination : à la différence des schèmes empiriques, mathématiques et mécaniques, qui peuvent être spatiaux dans la mesure où ils sont subordonnés, particuliers et en eux-mêmes contingents, le schème transcendantal n'est rien d'autre qu'une « détermination transcendan tale de temps 49 ». Puisque le schème n'est pas une synthèse développée, mais sa simple esquisse, il est évident que nous ne devons pas considérer ici un temps effectivement déveroppé, une durée. Par exemple, le schème de la quantité - le nombre comme principe de numération commun à tous les nombres conçus - est le rapport de répétition de l'instant, abstraction faite du développement temporel effectif et complet de cette répétition dans une durée embrassant un certain nombre d'instants, car nous serions alors en présence de l'image d'un nombre particulier 50 ; à propos des Axiomes de l'intuition, Kant précise : « Je ne pense que la progression successive d'un moment à un autre 51 » . Nous devons tirer parti de la solution proposée pour le problème de la simultanéité des termes dans le cas de la succession causale : « La plus grande partie des causes efficientes dans la nature existent en même temps que leurs effets .... Il faut bien remarquer qu'il s'agit ici de l'ordre du temps et non de son cours : le rapport demeure, même s'il ne s'est pas écoulé de temps. Le temps entre la causalité de la cause et son effet peut aller s'évanouissant et la cause et l'effet être, par suite, simultanés, mais le rapport de l'une à l'autre demeure toujours déterminable dans le temps 52 • » Kant peut donc noter : « Ce n'es t pas l 'intuition temporelle, qui est équivalente à la c_a tégorie, mais la déter44 . C.R.P. , I I I , 135, T.P., 152. 45 . C.R.P. , III, 1 36, T.P., 153 . 46 . C.R.P. , I I I , 134-5 , T . P . , 1 5 1 . 47 . Jug., V , 183 , Philo . , 3 1 . 48 . O.P., XXII, 6 9 (avril-déc . 1800). 49. C.R.P. , III, 135 , T.P., 1 5 1 (souligné par moi ). - On comprend que les historiens du kantisme aient parlé des « formes de la liaison dans le temps » (COHEN _ : _ Erfahrung, 386-8), d_es « formes de la pure temporalité » (0. EWALD : Die Grenze des Empi rtsmus und des Ratw­ nalismus in Kan ts Kritik der reinen Vernunft, Kantst. , 1907, 98) , des modes d 'apparition du temps et de l 'objet dans le temps (HEIDEGGER : Kan t, §§ �0_-1) ou de l,a «. structure tempo: relie » de la chose ( NoLL : Ding, 52), de la « temporahte comme legahté » ( HEIDEMANN • Zcitlich kei t, 75-7). 50. C.R.P. , I I I , 135 , 137 , 138, T . P . , 152, 153, 155 . 5 1 . C.R.P. , I I I , 149, T . P . , 165 . 52. C.R.P., I I I , 175-6, T . P . , 190-1 .

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LA CONSTITUTION DE L'OBJECTIVITÉ THÉORIQUE

mination temporelle 53 »; il veut ainsi exprimer la vraie nature du schème : un « rapport de temps s4», qui est germe ou esquisse de temporalité, temps à l'état naissant. Selon l'ordre des catégories 55 suivante : «

»,

la table des schèmes sera donc la

a) Rapport d'addition successive du divers temporel; b) Rapport de passage du temps rempli au temps vide; c) Rapports de relation du temps avec lui-même: sa permanence, la succession de son divers, l'identité de l'instant avec lui-même ou simul­ tanéité; d) Rapports dans la manière d'être dans le temps: en un temps quel­ conque ( indéfini), en un temps déterminé, en tout temps 56 • « On voit donc par tout cela ce que contient... le schème de chaque catégorie», car, en tant que germes de temporalité développée, « les déterminations de temps a priori.... aboutissent à » :

La production du temps lui-même », « La série du temps » b) « Le contenu du temps» ; c) « L'ordre du temps»; d) « Le temps lui-même», « L'ensemble du temps 57 ».

a) «

;

Et si nous passons de la synthèse formelle constructrice du temps à la détermination synthétique de ce qui est donné en lui, nous pouvons déduire « ce que .... rend représentable le schème de chaque catégorie .... par rapport à tous les objets possibles» : La synthèse.... dans l'appréhension successive d'un objet » ; « Le remplissement du temps» par la sensation ; c) « La liaison des perceptions entre elles»; d) Le mode d'appartenance de l'objet au temps 58 •

a) b)

«

53. Reflex., n ° 6359 (nov.-déc. 1797), XVI I I , 686 (souligné par moi). 54. C.R.P., I I I , 159, T.P., 174-5 (souligné par moi). - Les schèmes de la relation sont les « modes du temps » ou « rapports de temps », « d'après lesquels » sont possibles les « déter­ minations de temps » et, par suite, « les rapports dans le temps », les « déterminations dans le temps » (Ibid. ) . On comprend que les indications les plus nettes sur les schèmes se trouvent dans l 'exposé des Analogies de l'expérience, puisque c'est à leur propos que Kant est amené à réfléchir avec le plus de précision sur la nature d 'une relation tempo­ relle ; il est même probable que la théorie du schème a pour origine cette analyse de la détermination des rapports d'existence dans le temps, qui est déjà présente dans le Duisburg­ sche Nachlass de 1773-5 (cf. HAER ING : Duisb. Nach . , 146). 55. C.R.P., I I I , 137 & 138 , T . P . , 153 & 155. - Comme le remarque Heidegger (Kant, §§ 22 & 35), les schèmes ne sont pas déduits, ainsi qu 'ils le devraient, par une analyse de la structure du temps : cette lacune serait due à l'insuffisance de la description kantienne de la temporalité. Kant dit simplement que nous ne devons pas « n ous arrêter main tenant à une analyse sèche et fastidieuse de ce qu'exigent les schèmes » ( Ibid. ) : en effet, pour les utiliser dans le schématisme, il n'est pas nécessaire de les déduire, il suffit de les énumérer ; en outre, il est légitime de tirer la table des rapports temporels de synthèse de la table des modes de synthèse établie dans la Déduction métaphysique. 56. C.R.P., I I I , 137-8, T.P. , 153-4. 57. C.R.P., I I I , 138, T.P., 155 . 58. Ibid.

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*** Il est légitime de procéder à cette dernière déduction, parce que le schème, par définition, se rapporte effectivement « à tous les objets possi­ bles » et contribue à la constitution de l'objectivité : c'est ce qui lui vaut l'épithète « transcendantal ». Cette importance s'explique par le statut privilégié, dont il jouit au sein de la faculté représentative. Nous savons qu'il se distingue à la fois de la catégorie et de l'intuition sensible, de l'image développée parcourue ou produite par l'imagination, surtout lorsqu'il s'agit d'une donnée empi­ rique; mais il s'oppose à l'une dans la mesure où il se rapproche de l'autre et possède ainsi une communauté avec chacune des deux, au point d'être leur communauté. Il est facile de le montrer en rappelant ses principales caractéristiques, comme le fait la Critique de la raison pure : « Il doit y avoir un troisième terme, qui soit en homogénéité avec, d'un côté, la catégorie, de l'autre, le phénomène et qui rende possible l'application de la première au second. Cette représentation intermédiaire doit être pure.... et pourtant, d'un côté, intellectuelle, de l'autre, sensible. Tel est le schème transcendantal .... Une détermination transcendantale de temps est homogène à la catégorie (qui en produit l'unité), dans la mesure où elle est universelle et repose sur une règle a priori. Mais, d'un autre côté, elle est homogène au phénomène, dans la mesure où le temps est contenu dans chaque représentation empirique du divers 59 _ » Cette explication reste néanmoins obscure, puisqu'elle fait du schème une représentation ambiguë et même contradictoire en raison de l'oppo­ sition établie par Kant entre entendement et sensibilité ; certes, nous pouvons parler de « projection » ou de « transposition » sensible du concept, comme l'ont fait la plupart des interprètes du schématisme, mais nous ne saurions nous contenter de ces métaphores, qui sont mystérieuses et qui s'avèrent incapables de lever l'ambiguïté 60• Il est donc nécessaire d'élucider cette double homogénéité paradoxale du schème : Kant ne l'ignore pas, puisqu'en 1797, au moment où il note que « Le schématisme est au fond un des points les plus difficiles 61 », il essaie de préciser à l'intention de Tieftrunk le sens des formules employées dans la Critique. Nous devons d'abord remarquer que ce n'est pas l'homogénéité entre le schème et l'intuition, l'image ou le phénomène, qui fait difficulté, car il est évident qu'un rapport temporel de synthèse coïncide avèc les synthèses pures et empiriques dont il est l'esquisse formelle : par exemple, le rapport d'addition successive du divers intuitif, qui définit la méthode de cons­ truction du nombre, est nécessairement contenu dans l'intuition construite du nombre pur et dans l'intuition parcourue d'un donné sensible dénom­ bré ; entre le germe, d'une part, son développement pur et son application à une matière empirique, de l'autre, il n'y a pas seulement une homogénéité due au fait qu'ils se situent tous dans d'ordre de l'intuition, qu'ils sont tous temporels et qu'ils relèvent tous de l'imagination : parce qu'il s'agit 59. C.R.P., III, 134, T.P., 15 1. 60. Comme l 'a montré Curtius (Schemat ismuskapitel, 357-60). 61 . Reflex., n ° 6359 (nov.-déc. 1797), XVII I , 686.

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toujours du même rapport de synthèse, il y a « identité du point de vue de la forme 62 ». La difficulté concerne donc l'homogénéité du schème et de la catégorie ; mais nous devons nous rappeler que celle-ci n 'est pas le concept représentant une propriété des choses et servant de prédicat dans les jugements : elle est le concept, qui leur donne leur copule, parce qu'elle est la représentation de l 'unité d'une synthèse du divers intuitif 63 ; or le schème n'es t rien d'autre que le rapport caractéristique de cette synthèse ; il est donc précisément ce qui est conçu dans la catégorie, son objet immédiat. Les indications données sur la nature du schème ont montré que ce produit de l'imagination se distinguait nettement du produit de l'entendement, mais qu'il s'en distinguait comme le représenté de la représentation : les opposer de cette manière, c'est poser en même temps leur correspondance ; dans la Critique, Kant attire l'attention du lecteur sur cette liaison dans une parenthèse : le schème « est homogène à la catégorie (qui en produit l'unité) 64 » ; en 1797, il parvient à exprimer avec une précision et une clarté plus grandes leur coïncidence dans leur distinction, lorsqu'il écrit à propos du schème qu'il est « la synthèse pensée dans la catégorie» et que, malgré leur hétérogénéité matérielle, « ils sont tous deux homogènes selon la forme 65 ». Il s'ensui t que le schème, qui coïncide avec l'image et le phénomène comme leur esquisse et avec la catégorie comme son objet immédiat, est leur coïncidence ; en 1794, Kant écrit à Beck : « L'appréhension (apprehensio) du divers donné et sa saisie (apperceptio ) dans l'unité de la conscience est identique avec la représentation d'un composé ( c'est-à-dire de ce qui est possible au moyen d'une composition), si d'abord la synthèse de nos représentations, ensuite leur analyse, dans la mesure où elle est concept, donnent une seule et même représentation ( se produisant réciproquement) 66 » ; en 1797, à l'adresse de Tieftrunk, il précise que ce « composé .... est le schème, l'acte de synthèse », pour conclure que, grâce à lui, « la synthèse de l'intuition interne dans le temps est égale à la synthèse pensée dans la catégorie 67 ». Nous savons ce qu'il faut entendre par « égalité » : l'identité de structure formelle du rapport conçu dans la catégorie, esquissé dans le schème et développé dans l'intuition pure ou empirique produite ou parcourue par l'imagination assure l 'homogénéité de ces trois termes spécifiquement distincts. 62. Brouillon de lettre à Tieftrunk, 11 déc . 1797 , XIII, 472 et lettre à Tieftrunk de la même date, XII, 223 ( souligné par moi ) . - L 'application d'un concept mathématique au donné sensible se trouvait déjà exp liqué de cette manière dans la Critique : « C 'est seulemen t parce que l 'espace est une condition formelle a priori des expériences externes et que la synthèse imageante, par laquelle nous construisons un triangle dans l 'imagination, est entièremen t identique ( ganzlich einerlei ) à celle que nous appliquons dans l 'appréhension d ' u n phénomè ne, afin de nous en faire un concept d 'expérience, qu 'il nous est possible de lier à ce concept la représentation de la possibilité d 'une chose de cette espèce » (C. R.P., I I I , 189, T .P . , 203 ( sou­ ligné par moi)). 63 . Cf. Ire partie, sect. I , chap . 1 . 64. C.R.P., I I I , 134, T . P . , 151 . - C e n 'est pas parce qu 'il est u n produi t d e l 'entende­ ment, mais dans la mesure où il est l 'objet conçu par lui dans la catégorie, que le schème peut être présenté comme « intellectuel » (Ibid . ) . 65 . B rouillon d e let tre à Tieftrunk, 1 1 déc. 1797 , X III, 472 e t lettre à Tieftrun lc de la même date, XII , 223 (souligné par moi ) . 66. Lettre à Beck, Jer juil . 1794, X I , 496 (souligné par moi ) . 67. Brouillon d e lettre à Tieftrunk, 1 1 déc . 1797 , XIII, 470 & 472 et lettre à Tief tru nk d e l a même date, X I I , 221 & 223 (souligné par moi ) .

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Il est alors évident que le schème contribue à la constitution d'une objectivité qui a été définie par l'unité de l'intellectuel et du sensible. Parce qu'il est l'équivalent intuitif immédiat de la catégorie, il présente sa première réalité objective: il en est la « signification 68 », « l'exposant 69 », la « définition réelle », qui montre sa « possibilité transcendantale » et qui prouve ainsi qu'elle n'est pas une simple « forme logique » du jugement 10 , qu'elle n'a pas un « sens seulement logique 7 1 ». Comme le veut toute la conception critique de l'objectivité, cet apport de réalité impose une limite aux prétentions du concept pur: « Il saute aux yeux que, si les schèmes de la sensibilité réalisent tout d'abord les catégories, ils les restreignent aussi, c'est-à-dire qu'ils les limitent à des conditions, qui sont en dehors de l'entendement (à savoir dans la sensibilité) 72 • » Mais le schème ne possède pas à lui seul une réalité objective complète : un rapport de synthèse temporelle pure souffre, à cet égard, de toutes les insuffisances de l'intuition pure comparée à l'intuition empirique, du temps en face de l'espace et de l'esquisse en regard de la synthèse effectivement développée 73 ; il doit lui-même trouver sa réalité objective dans le donné sensible: il le peut, puisqu'il est présent dans la synthèse d'appréhension du divers empirique effectuée par l'imagination pour la construction de l'expérience. Il s'ensuit que le schème, en raison de sa double homogénéité, est la relation enfre le concept pur et la matière donnée par les sens et parcourue par l'imagination : d'un côté, il est pour les catégories leur « rapport à des objets 74 » ; de l'autre, il « n'est proprement que le phéno­ mène ou le concept sensible d'un objet dans son accord avec la catégorie 75 ». Il se confond donc avec la relation fondamentale d'objectivité, qui unit l'entendement et la sensibilité : d'une manière plus précise, dans la mesure où il est la coïncidence de la catégorie et de la synthèse d'appré­ hension qui est le point de départ de la construction de l'expérience réelle, il est l' « expérience possible » elle-même 76 ; ainsi s'explique l'insertion, dans l'analyse de la fonction du schème, d'un court paragraphe, que nous devons considérer comme l'énoncé de son véritable sens, car c'est bien lui que Kant désigne sans le nommer expressément, lorsqu'il écrit: « C'est dans l'ensemble de toute l'expérience possible que résident toutes nos connaissances et c'est dans le rapport général à cette expérience que consiste la vérité transcendantale, qui précède toute vérité empirique et la rend possible 77 • »

*** 68. C.R.P., III, 138, T . P . , 155. 69. C.R.P., III, 146, 184, T . P . , 162, 199. 70 . C.R.P., A , IV, 160, T . P . , 221 . - Ces formules font partie d'un long passage de l a première édition ( A , IV, 158-61 , T . P. , 218-22), qui est repris, mais écourté dans la seconde édition ( B , III, 205-7, T.P., 218-22) : Kant supprime ce qui faisait trop nettement double emploi avec la dernière page du chapitre consacré au schématisme. 71 . C.R.P., III, 139, T.P., 156. 72. C.R.P., III, 139, T.P., 155. 73 . Cf. 1re partie, sect . I, chap. 2. 74. C.R.P., III, 138, 205 , T.P . , 155, 219. 75 . C.R.P. , III, 139, T.P., 155 . 76. Cf. lrc partie, sect. II, chap. 1 . 77. C.R.P., III, 139, T.P., 155 .

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Mais le schème se distingue de l'idée générale d'expérience possible, parce qu'il n'est pas la simple relation, difficile à saisir et à définir en elle-même, entre le concept pur et le phénomène, les conditions de l 'expérience et l'expérience réelle ; il est une représentation spécifique de l'imagination, que nous pouvons définir avec précision : ses caractéristiques varient selon la catégorie et la synthèse auxquelles il correspond, et nous pouvons le prendre pour objet de notre réflexion, le confronter avec le concept et avec le phénomène et l'utiliser pour les rapporter l'un à l 'autre ; il est l'expérience possible sous la forme de la « représentation intermédiaire 78 » d'un rapport défini de synthèse capable de servir d'instru­ ment pour la construction de l 'expérience réelle. Cette utilisation constitue le « schématisme », défini par Kant comme « la méthode que suit l'entendemen t à l'égard de ces schèmes 79 • » Qui veut élucider la nature et le sens de la construction critique, doit décrire et expliquer la manière dont il procède ; mais le chapitre consacré au schématisme ne contient que les indications fort générales rapportées dans les pages précédentes : c'est probablement la principale raison de son obscurité ; en fait, Kant réserve cette analyse détaillée pour le chapitre suivant, dont celui-ci n'est que l'introduction : le Système de tous les principes de l'entendemen t pur. Or l'intervention du schème dans la constitution de l'obj ectivité se présente sous des aspects et aboutit à des résultats, qu'il convient de distinguer autant que possible : 1 ) Si nous ne considérons d'abord que l'addition du schème et de la catégorie, sans nous référer à la présence d'un donné empirique, nous avons simplement un rapport de synthèse du divers dans le temps et le concept correspondant de son unité ; mais cela constitue déjà une repré­ sentation déterminée d'une unité synthétique du divers : penser une succession au moyen du concept de cause, c'est poser la liaison nécessaire du successif ; or la position de l'unité d'un divers est un jugement : l'adjonction du schème à la catégorie a donc produit un jugement, qui est synthétique, a priori et pur. Il s'agit évidemment d'un de ces jugements, dont !'Analytique des principes établit la nécessité pour l 'objectivité scientifique et qu'elle appelle « lois transcendantales de la nature », puisque la synthèse pure définie par l'entendement est le principe formel de détermination du donné empirique ; l'adjonction du schème fait passer de la catégorie au principe 80 : « Pour l'emploi d'un concept, il faut.. .. au moins la condition formelle, sous laquelle quelque chose peut être donné dans l'intuition .... (le schème) 8 1 » et « Des jugements synthétiques a priori sont possibles , quand nous rapportons à une connaissance par expérience possible en général les conditions formelles de l'intuition a priori, ] a 78. C.R.P., III, 134, T.P., 1 5 1 . 79. C.R .P., III, 135, T.P. , 152 (souligné par moi). - Lorsqu 'il veut rappeler que cette utilisation du schème permet aux catégories de trouver leur élément de réalité et qu 'il veut la distinguer de la présentation indirecte du concept dans l'intuition, qu'est le symbolisme (cf. 2e partie, chap. 2, 3 & 4), Kant précise que le schématisme est « l'action », grâce à laquelle « la réalité objective est assignée directement au concept au moyen de l'intuition , qui lui correspond » (Progrès méta . , XX, 279 ; - cf. Progrès méta., XX, 274 & 332) . . 80. Cf. CoI:EN _ : Erfahru � g, 387. - J?ans le c_hapitre précédent, nous avons vu que !'Analy­ tique des principes prenait pour matière le divers pur de la sensibilité en général. 81 . C.R.P., III, 208, T.P., 222-3.

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synthèse de l'imagination et son unité nécessaire dans une aperception transcendantale 82 », si bien que « Les lois universelles, sans lesquelles une nature en général.. .. ne peut être pensée, .... reposent sur les catégories appliquées aux conditions formelles de toute intuition possible pour nous, dans la mesure où celle-ci est aussi donnée a priori 83 ». La construction des jugements, dont !'Analytique des principes démontre l'objectivité grâce au principe de la possibilité de l'expérience, résulte donc de la subsomption sous la catégorie du schème correspondant, qui apparaît ainsi comme le contenu de la connaissance pure a priori, comme la matière pure du premier niveau de l'objectivité scientifique. Mais il en est de même pour la construction de la Métaphysique de la nature et de l'U ebergang : si nous pouvons passer des concepts de mouvement, de forces motrices ou de matière première à leurs lois et à leurs déterminations a priori, c'est parce que nous leur ajoutons les schèmes transcendantaux, qui expriment leurs divers rapports synthétiques possibles a priori; c'est pourquoi Kant affirme que l'Uebergang est un « schématisme 84 » . Certes, c'est un schématisme dérivé, qui présuppose la construction antérieure des principes, et ce n'est plus le schématisme des concepts purs, puisque le schème est alors subsumé sous des concepts empiriquement donnés ; néanmoins, il s'agit toujours d'un schématisme transcendantal, car ce sont les schèmes transcendantaux, que nous employons pous déduire les déterminations a priori de ces concepts. D'une manière générale, le schématisme est donc d'abord l'emploi du schème transcendantal comme matière pure, dont la subsomption sous les concepts intellectuels purs ou empiriques produit immédiatement ou contribue médiatement à produire les représentations scientifiques a priori exposées dans !'Analytique des principes, la Métaphysique de la nature et I'Uebergang 85 • 2 ) Mais nous devons aussi considérer l'usage que nous pouvons faire du schème en raison de son homogénéité avec le phénomène, avec le donné empirique tel qu'il est perçu, lorsqu'il est parcouru par l'imagination dans la synthèse d'appréhension. Il est évident que cette homogénéité nous permet de voir dans ce donné un cas particulier, auquel s'applique la règle générale de synthèse de l'imagination, qu'est le schème: elle fonde

82 . C.R.P., III, 145, T . P . , 162 . 83. Jug. , V, 183, Philo . , 30. 84. Cf. le chapitre précédent . 85 . I I nous e s t donc interdit d e tenir les mathématiques pour un « cas privilégié » de schématisme transcendantal, comme nous pouvions le croire au début de ce chapitre. Certes , Kant les invoque pour expliquer la définition du schème et nous l'avons vu affirmer qu'elles reposaient sur des « constructions schématiques ». Mais les schèmes mathématiques sont expressément dis tingués des schèmes transcendantaux, car ils se rapporten t aux « concepts sensibles purs », non aux « concep ts intellectuels purs » : seule l'arithmétique requiert un schématisme transcendantal , pour la construction du nombre, mais elle n 'engage qu 'un seul des schèmes transcendan taux, celui de la quantité, les autres ne servant pas à fonder les mathématiques , mais leur app lication à l'expérience ; qui plus est, il n 'y a pas subsomption des schèmes mathématiques sous leurs concepts , mais production des concepts mathématiques par leurs schèm�s (cf. C.R.P., III, 136, T.P., 1�2). La �ais ? n en est que les math�mat_i 9-ues ne sont pas une vraie science, mais la construction arbitraire de concepts dans l m tmt10n par ) 'imagination ( cf . Ire partie, sect . II, chap . 2) : le schématisme mathématique n 'est qu'un exemple particulier, qui peut introduire au schématisme transcendantal, mais qui ne peut servir à l'expliquer car il en est plutôt l'inverse. 1 0-1

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la subsomption du donné sous le schème. Mais, à cause de l'homogénéité de celui-ci avec le concept, cette subsomption du donné sous le schème est aussi sa subsomption sous la catégorie et les représentations a priori, qui en dépendent; étant donné que « les sens ne fournissent pas les concepts purs de l'entendement in concreto, mais seulement le schème pour l'usage de ces concepts 86 », nous devons même reconnaître qu'il n'existe pas d'autre relation possible entre l'empirique et l'a priori: « Il faut subsumer les phénomènes, non pas du tout sous les catégories, mais seulement sous leurs schèmes .... Nous serons donc autorisés .... à nous servir, dans le principe même, de la catégorie, mais toutefois, dans l'exécution (dans l'application aux phénomènes), nous devons mettre à la place de ce principe le schème de la catégorie, considéré comme clé de l'usage de la catégorie 87 » . Ainsi, « Au moyen de la détermination transcendantale de temps {puisqu'elle est équivalente dans les phénomènes et les catégories), l'application des catégories aux phénomènes es t ménagée et rendue possible 88 • » Elle l'est à un double titre: a) Grâce au schème, nous sommes assurés que cette application est possible, car il élimine définitivement le risque évoqué au début de la Déduction transcendantale en des termes qui l'annoncent incontestable­ ment: « Il pourrait parfaitement y avoir des phénomènes ainsi faits, que l'entendement ne les trouvât pas conformes aux conditions de son unité et que tout fût dans une telle confusion que, par exemple, dans la série des phénomènes, rien ne se présentât, qui fournît une règle de synthèse et qui correspondît, par conséquent, au concept de ]a cause et de l'effet, si bien que ce concept serait tout à fait vide, nul et sans aucun sens 89 • » Il est vrai que la Déduc tion transcendan tale a déjà démontré d'une manière générale qu'un phénomène objectivement connu ne peut que s'accorder avec les concepts, qui fondent toute connaissance ; mais !'Ana­ lytique des principes le montre d'une manière plus précise, puisqu'elle établit que les règles de synthèse du divers dans l'appréhension des phénomènes ne sont rien d'autre que les schèmes correspondant aux catégories et qu'elles ne sauraient, par suite, s'opposer à ces dernières. b) Mais, avec le schème, nous disposons aussi de la « représentation intermédiaire 90 », qui réalise cette application: parce qu'il est « la condi­ tion sensible, qui seule permet d'employer les concepts purs de l'enten­ dement 91 », « la condition générale permettant à la catégorie de s'appliquer à n'importe quel objet 92 », il devient l'instrument défini dont nous pouvons nous servir pour donner à nos représentations a priori leur réalité objective achevée dans des intuitions empiriques et pour transformer celles-ci en objets connus; il est donc le moyen suprême de la constitution de l'objectivité théorique. 86. 87. 88. 89. 90 . 91 . 92.

Prolég. , IV, 316, Gib. , 90.

C.R.P . , I I I , 161, T . P . , 176-7. Reflex. , n° 6359 (nov.-déc. 1797), XVIII, 686 (souligné par m oi) . C.R.P., I I I , 103, T . P . , 103 (souligné par moi). C.R.P. , I I I , 134, T .P., 151. C.R.P . , I I I , 133, T .P . , 150. C.R.P., I I I , 135 , T . P . , 152.

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Nous pouvons en conclure qu'alors « Le schématisme montre les conditions, sous lesquelles un phénomène est déterminé et se tient ainsi sous les catégories 93 » : il est l'emploi du schème transcendantal comme d'une représentation intermédiaire, sous laquelle nous subsumons le divers parcouru dans la synthèse d'appréhension, dont il est l'esquisse formelle, afin que la subsomption de ce phénomène sous les représentations a priori se révèle manifestement possible et se trouve effectivement réalisée. 3 ) Il est alors évident que l'application de la catégorie au phénomène n'est autorisée que lorsque le schème correspondant est présent dans la synthèse d'appréhension du divers du phénomène, et qu'elle est exclue dans tous les autres cas : l'instrument de la subsomption du donné sous le concept apparaît alors comme son motif. Sans doute avons-nous vu, dans le chapitre précédent, que le donné devait être déterminé de tous les points de vue, selon toutes les caté­ gories et par toutes les représentations a priori, pour devenir la matière d'une connaissance obj ective ; mais cela ne signifie pas qu'il puisse être subsumé sous elles ou qu'elles puissent lui être appliquées n'importe quand ni n 'importe comment : dans la construction de l'obj ectivité, il faut éliminer une telle indétermination, qui laisserait une place pour l'arbitraire, la contingence et ,, la subjectivité 94 • Si tout l'a priori doit intervenir pour définir tout donné, il ne peut le faire que dans des conditions strictement définies. Il convient ici d'établir une distinction entre deux cas différents : a) Les catégories et les principes mathématiques constitutifs de l 'intui­ tion du donné obj ectivement connu doivent toujours lui être appliqués, mais ils ne peuvent l'être que lorsque son appréhension se fait selon le schème correspondant : même si je sais bien qu'il est nécessaire de concevoir le réel comme grandeur extensive et comme grandeur intensive, j e ne suis autorisé à faire usage de ces concepts à son propos qu'au moment où je le parcours dans une synthèse du divers, qui a la répétition ou la coalition de l 'homogène pour esquisse formelle. b) Les catégories et les principes dynamiques constitutifs de l'expé­ rience, mais régulateurs de l'intuition du donné sont aussi touj ours indispensables : le divers doit être défini dans sa relation et dans sa modalité ; mais chacun de ces deux titres comporte trois catégories : je ne sais laquelle il faut appliquer à tel divers ; il est vrai que je dois employer chacune de ces six catégories, mais je ne sais_ pas encore comment le faire, puisque chacune se présente alors sous la forme d'une alternative :

93 . R eflex. , n ° 5933 ( 1 783-4), XV I I I , 392-3 . 94 . Dans la mesure où il refuse l 'idée d 'une motivation justifiant l 'emp loi des catégories , De V l ecscha1 1wer a raison d 'écrire : « Qu 'es t-ce qui détermine la matière donnée à ces grou­ pements soi-disant néce ssaires ? . . . . L 'apercep tion paraît souveraine. Rien ne la détermine en dehors d 'ell e . Nous nous demandons alors : a-t-elle a lors un p ri ncipe i n terne de détermina­ tion ? Kan t ne s 'en expli que pas , mais il semble bien que nous devions répondre négativemen t , c a r l 'aperccp tion équivaut à l a spon tanéi té pure . Dès lors, pourquoi le sujet spontané exerce-t-il sa fonc ti on à présent sous forme de syn thèse successive, l 'autre fois sous forme de synthèse coexi s tentielle ? Et pourquoi es t-ce, l 'une fois , la fonc tion causale , l 'autre fois , la fonction su bstantielle , qui ordonne et unifie ? . . . . La doctrine de l a Déduction l ivre le sujet au plus pur arb i t raire , et cet arbitraire serai t préc isémen t la source dernière de la nécessité q � e nous remarquon s dans nos connai ssances répu tées objec tives ! » (Déduction, I I , 405-6 ) . Mais Je schématisme a justement pour objet de combler cette lacune e t d 'éliminer cet arbi traire.

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comment décider s'il « est un premier substratum ou une simple détermination, s'il a un rapport d'existence avec quelque autre chose à titre de cause ou d'effet et enfin s'il est isolé ou s'il est en dépen­ dance réciproque avec d'autres choses quant à l'existence» et comment affirmer « la possibilité de cette existence, son effectivité et sa nécessité ou leurs contraires 95 » ? Je ne suis alors autorisé à appliquer telle catégorie de telle manière à tel divers, que si son appréhension peut se faire selon le schème correspondant. Ainsi en est-il de la substance: « De cette représentation, je ne puis rien faire, puisqu'elle ne m'indique pas quelle détermination doit posséder la chose pour valoir comme telle à titre de premier sujet 96» ; «Pour que je définisse une chose en disant qu'elle est une substance .... , il faut que m'aient été donnés auparavant des prédicats de son intuition et que j 'en distingue le permanent du changeant 97» : « Cette permanence seule est la raison pour laquelle nous appliquons aux phénomènes la catégorie de la substance 98 ». Il en est de même pour la causalité : « La succession est en tout cas l'unique critère empirique de l'effet, dans sa relation avec la causalité de la cause qui précède 99 » ; par exemple, l'application de cette catégorie aux diffé­ rentes positions d'un bateau entraîné par le courant d'un fleuve est motivée, dans la mesure où ce divers est appréhendé selon un rapport déterminé de succession, alors qu'elle est injustifiée à propos des diffé­ rentes parties d'une maison, parce que l'ordre de succession dans l'appré­ hension est alors indéterminé et arbitraire 100 • L'emploi du concept de commerce repose sur le même fondement : « Les choses sont simultanées en tant qu'elles existent en un seul et même temps. Mais à quoi reconnaît­ on qu'elles sont dans un seul et même temps ? Quand l'ordre dans la synthèse de l'appréhension de ce divers est indifférent 1 01 ». Kant ne donne pas d'indications aussi précises pour la modalité ; mais on peut dire que le critère de la possibilité est la relation au temps qui laisse indéter­ minée la présence en un temps défini, que celui de l'effectivité est la relation avec un temps défini et que celui de la nécessité est la relation avec le temps tout entier, l'existence du terme considéré dans tous les instants. 95 . C.R.P. , III, 475, T .P., 499. 96 . C.R.P., III, 139, T .P., 156. 97 . C.R.P. , A, IV, 249, T . P . , 322-3 (souligné par moi). - Cf. C.R.P., B, III, 270, T . P ., 293 : « Pour que ce concept désigne un objet sous le nom de substance, . . .. il faut qu'il ait pour fondement une intuition constante, comme condition indispensable de la réalité objective du concept ,,, 98. C.R.P. , III, 164, T .P., 179. - Cf. C.R.P., III, 166, T .P . , 182 : « La permanence est une condition nécessaire, qui seule permet à des phénomènes d'être déterminables comme choses ou objets dans une expérience possible. » 99. C.R.P., III, 176, T .P., 191 (souligné par moi). 100. « Ma perception de la position que le bateau occupe en aval du courant du fleuve est postérieure à la perception de la position qu'il occupait en amont et il est impossible que, dans l'appréhension de ce phénomène, le bateau puisse être perçu d'abord en aval et ensuite en amont du courant. L'ordre dans la série des perceptions qui se succèdent dans l'appréhension est donc ici déterminé et cette appréhension est liée à cet ordre. Dans l'exem­ ple précédent de la maison, mes perceptions dans l'appréhension pouvaient commencer au sommet et finir au sol ; je pouvais aussi les faire partir du bas et m 'arrêter en haut et également appréhender par la droite et par la gauche le divers de l'intuition empirique. Dans la série de ces perceptions, il n'y avait pas d'ordre déterminé, qui m'obligedt à com­ mencer par un côté ou par un autre l'appréhension pour lier empiriquement le divers » (C.R.P., III, 169-70, T.P., 185 (souligné par moi)). 101 . C.R.P., III, 181, T.P., 196 (souligné par moi).

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Lorsqu'il veut, dans les Prolégomènes, résumer !'Analytique des princi­ pes, Kant peut donc affirmer que « les principes .... rangent les phénomènes sous des concepts purs de l'entendement suivant la forme diverses de leur intuition 1 02 ». Cette motivation repose sur le terme, qui correspond à la catégorie et qui est présent dans la synthèse d'appréhension du divers : le schème. Parce qu'elle est capable de présenter et de définir ce médiateur, « La philosophie transcendantale a ceci de particulier qu'en plus de la règle (ou plutôt de la condition générale des règles), qui est donnée dans le concept pur de l'entendement, elle peut aussi indiquer le cas a priori où ces règles doivent être appliquées 1 03_ » Le schématisme est alors l'emploi du schème transcendantal comme d'une représentation intermédiaire, qui nous autorise à appliquer au réel telle catégorie de telle manière et à subsumer le donné sous telle représentation a priori, au moment où nous parcourons le divers (pour la quantité et la qualité ) et, en outre, au cas où nous pouvons le parcourir {pour la relation et la modalité ) dans une synthèse d'appré­ hension, qui comporte un tel rapport de synthèse du divers temporel. 4) Mais l'inverse est également vrai : quand j 'ai une représentation a priori sans avoir l'intuition correspondante, je sais, grâce au schème, de quelle manière, j e devrai appréhender le divers pour me la procurer ; par exemple, il indique a priori que le concept de quantité ou de causalité ne trouvera de matière, que si la synthèse d'appréhension se caractérise par l'addition successive de l'homogène ou la connexion irréversible de l'hétérogène : comme le montrait sa définition, le schème est une méthode de construction de l'intuition cherchée pour un concept donné. Deux cas peuvent alors se présenter : a) Lorsque j e suis en présence d'une matière empirique, il me fait connaître la manière dont je dois la parcourir pour en avoir une intuition, qui corresponde à mon concept : il définit une méthode d'observation du donné. b) Lorsque je veux me donner une perception au moyen d'une action expérimentale, il pose la méthode d'expérimentation : il indique comment je dois imaginer un rapport du divers empirique ; plus précisément encore, il indique comment doit s'effectuer le travail expérimental, selon quel rapport doit se déployer l'activité des forces organiques. Il est, en effet, l'énoncé du rapport du divers caractéristique d'une action matérielle du sujet, comme le prouvent les formules employées par Kant, quand il précise le sens de la succession causale : « Le verre est la cause de l'élévation de l'eau au-dessus de sa surface horizontale, bien que les 102. Prolég., IV, 305-6, Gib., 76 (souligné par moi ). - Cf. C.R. Prat., V, 20, Pic. , 18 : « L 'usage de la raison est théorique et déterminé par la disposition de l'objet. » - Comme le dit Gurwitsch . « La synthèse de la pure aperception transcendantale ... . ne peut que ratifier les relations temporelles entre les données sensorielles » (Conscience, 87). Cela prouve bien que le donné empirique est antérieur, indépendant et même directeur par rapport à la construction scientifique ( cf. 1 re partie, sect. I, chap. 3) ; mais cela pose le problème du sens de l'app ort de la catégorie, qui semble perdre toute valeur déterminante pour devenir un simple concept de constatation empirique (cf. 1 re partie, sect. I I I , chap . 3 & 4). 103. C. R . P. , I I I , 133, T . P . , 149-50 (souligné p ar moi). - Cf. Jug., V, 179, Philo., 28 : « La faculté transcendantale de juger ... . indique a priori les conditions , selon lesquelles seule­ ment » le particulier « peut être subsumé sous cet universel ». - Cf. Jug., V, 183, Philo., 30-1 .

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deux phénomènes soient simultanés. En effet, dès que je puise de l'eau avec un verre dans un vase plus grand, quelque chose suit, à savoir le changement de la figure horizontale que l'eau avait dans ce vase, en une figure concave qu'elle prend dans ce verre 1 04 »; de même, pour la catégorie de la substance, le schème de la permanence pose un acte: « Retranchez du poids du bois brûlé le poids de la cendre qui reste, vous avez le poids de la fumée 105 »: le schème apparaît nettement comme l'indication a priori de l'expérimentation à construire. Le schématisme est donc aussi l'emploi du schème transcendantal comme d'une représentation, qui définit la manière dont il faut mener l'observation, imaginer et réaliser l'expérimentation pour parvenir à une appréhension du divers, qui corresponde au concept construit a priori. Envisagé sous tous ses aspects, le schématisme est donc la subsomption du schème sous la catégorie, qui produit les représen ta tions a priori e t qui indique le mode d'observation et d'expérimentation requis pour que soit donnée l'intuition correspondante, et la subsomption du divers sous le schème, qui rend possible et qui motive par la nature de l'appréhension la subsomption de ce divers sous les représentations a priori.

On voit que le schématisme est une activité de subsomption: il ne saurait en être autrement, puisqu'il fait partie de la doctrine du jugement et que juger, c'est subsumer. Sans doute est-il permis de demander si ce terme convient pour désigner la relation existant entre le donné intuitif empirique et la catégorie, la matière et la forme, le concret et l'abstrait, alors qu'il signifie traditionnellement la relation existant entre deux concepts, l'insertion du particulier dans l'universel, la subordination du spécial au général 106 ; mais nous avons vu que le divers parcouru dans une synthèse d'appréhension pouvait être considéré comme une application singulière, un cas particulier du « procédé général» de synthèse contenu dans le schème et conçu dans la catégorie ; en outre, Kant prend soin de préciser qu'il ne s'agit pas d'une « subsomption logique» reposant sur « la règle de l'identité» et disposant un suj et sous un prédicat, un concept spécial sous un concept général: le schématisme est une « subsomption transcendantale », qui dispose sous le concept l'intuition correspondante et qui fait ainsi coïncider ces termes « hétérogènes » en raison de leur « identité du point de vue de la forme» dans le mode d'appréhension 101_ Une telle subsomption ne comporte rien qui contredise la nature synthétique de la connaissance: elle est, en effet, une synthèse de l'hétérogène ( le concept pur et le donné empirique ) effectuée grâce à l'emploi d'un rapport de synthèse ( le schème) en vue de la construction 104 . C.R.P., I I I , 176, T . P . , 191 ( souligné par moi ) : il s 'agit du phénomène de la capillarité. - Dans l 'exemple de la boule , qui produit un creux dans un coussin, Kant se réfère aussi à un acte : « Quand je place la boule sur le coussin, il se produit immédiatement. . .. » (ibid. (souligné par moi ) ) . 105 . C.R .P. , I I I , 164 , T . P . , 179. 106 . ZSCHOCKE : Schematismus, 173-4. 107. Brouillon de lettre à Tieftrunk, 1 1 déc. 1 797, X I I I , 472 et lettre à Tieftrunk de la même date, XI I , 223 ( souligné par moi) .

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et de l'application de la connaissance synthétique ; aussi Kant peut-il écrire, au moment même où il reprend et précise l'idée de subsomption, que «Le schématisme des concepts de l'entendement es t aussi la fonction de synthèse en général du divers donné dans l'intuition 1 0s. » Dira-t-on, avec de nombreux interprètes 109 , que l'existence d'une activité de sub­ somption due à la faculté de juger vient faire obstacle au déploiement de la pure activité synthétique, qu'elle introduit un élément étranger dans le mouvement constructeur et qu'elle représente une limitation de la spontanéité intellectuelle au sein même de la constitution de l'objec­ tivité ? Il serait facile de répondre que rien n'est plus conforme à l'esprit du kantisme et de faire remarquer que l'exposé du schématisme s'achève, nous l'avons vu, sur le rappel de cette restriction critique du pouvoir de l'entendement. Mais il est simplement faux que la subsomption signifie une restriction de la synthèse : elle en est la condition ; nous avons également vu, en effet, que la possibilité des représentations synthétiques a priori reposait sur la subsomption du schème sous la catégorie et de certains concepts empiriques ( mouvement, forces motrices) sous les lois transcendantales de la nature 1 1 0 et que leur réalité objective était assurée par la subsomption du donné sous le schème et, par ce moyen, sous le concept pur. Il ne saurait d'ailleurs en être autrement, puisque, nous le savons aussi 1 1 1 , tonstater le caractère synthétique de la connaissance, c'est reconnaître la nature formelle et finie, nullement créatrice, de la spontanéité et poser qu'elle n'a de contenu qu'extrinsèque: un entendement analytique producteur de son objet ignorerait toute subsomption trans­ cendantale du divers sous ses représentations 112 ; au contraire, un enten­ dement, qui est activité de synthèse, exige le concours d'une faculté de juger, qui soit activité de subsomption de l'hétérogène. Parce que la synthèse transcendantale critique n'est pas la synthèse idéaliste absolue, mais qu'elle en est plutôt le contraire, et que la sub­ somption transcendantale n'est pas une simple subsomption logique de concepts, synthèse et subsomption sont nécessairement inséparables et la connaissance ne peut être qu'un schématisme, l'emploi d'une synthèse pour subsumer et d'une subsomption pour synthétiser. Le schématisme est donc bien la clé de l'interprétation du criticisme : comme unité de la synthèse et de la subsomption, il confirme les conclu­ sions établies depuis le début de cette recherche, il révèle la cohérence de la doctrine et il donne à l'idée de construction son sens proprement kantien. On ne peut le déclarer superflu ou contradictoire, ni voir en lui l'affirmation d'une pure activité constructrice comparable à la synthèse mathématique : inspirées du même idéalisme post-kantien, ces cnt1ques et ces interprétations sont condamnées à laisser échapper la spécificité de la doctrine kantienne de l'objectivité.

108 . Brouillon de lettre à Tieftrunk, 1 1 déc . 1 797 , XIII, 468 (souligné par moi). 109 . Cf. les premi ères pages de ce chapi tre . 1 10. Cf. le cI,api tre p récédent. 1 1 1 . Cf. I re partie , sec t. I , chap. 1 & 2. 1 12 . I l ignorerait probab lement aussi toute subsomption logique , puisqu 'il ne connaîtrai t pas ses objets au moyen de concepts généraux et abstrai ts : il n 'aurait pas à subsumer le parti­ culier sous l 'universel , car il l 'en tirerai t immédiatemen t .

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LA CONSTITUTION DE L'OBJECTIVITÉ THÉORIQUE

L'EXPÉRIMENTATION

L'analyse des différentes fonctions du schème a montré qu'il servait notamment de méthode pour l'observation et l'expérimentation. Pour Kant, en effet, construire l'expérience, ce n'est pas seulement utiliser des représentations pures pour en tirer des jugements a priori, c'est aussi entrer dans le domaine de la physique empirique 1 ; ce n'est pas seulement penser le donné, c'est aussi se donner ce qu'on pense: d'une part, produire une matière empirique à unifier au moyen de l'a priori, c'est-à-dire accroître le champ du perçu, et, d'autre part, produire des intuitions empiriques, qui correspondent aux représentations synthétiques, afin que le conçu devienne lui-même autant que possible du perçu 2 • Pour achever l'œuvre critique, il est donc nécessaire de considérer l'activité et la méthode spéciales, qui permettent de constituer la physique empirique et de susciter les perceptions empiriques indispensables pour l'extension du connu et la présentation intuitive des concepts et des relations de la science. Kant ne manque pas de le faire. Il distingue des « degrés emp1nques: perception (animadversio ) , observation, expérimentation ( Experiment ) et expérience ( experien tia doctrinalis) 3 • » Il insiste sur les différences: « Tirer une proposition de l'expérience ou la démontrer avec l'expérience, c'est plutôt une expérimentation que l'expérience, c'est plutôt une observation qu'une conscience assurée 4 » ; « Le principe empirique de la physique dépend de l'observation et de l'expérimentation, mais l'élément formel dépend des principes a priori qui ne dérivent pas de l'expérience 5 • » Il définit aussi les rapports existant entre ces termes : « Faire l'expérience (par l'intermédiaire de l'observation et de l'expérimentation) 6» ; « Il n'existe pas des expériences, mais l'expérience seule ( ce qui en suppose une forme a priori) ; mais il y a beaucoup de perceptions, qui se trouvent en rapport avec elle grâce à l'observation et l'expérimentation 7 ». En outre, il fait une distinction précise entre celles-ci: « La p hysique est un système de la recherche empirique au sujet de la nature, qui ne peut se produire qu'au moyen de l'observation et de l'expérimentation : la première, dans laquelle l'objet meut le physicien, la seconde, dans laquelle le physicien meut l'objet et l'établit dans un autre état de la perception s» ; « Nous ne pouvons tirer de l'empirique que les forces que nous mettons dans les phénomènes: ce n'est pas l'observation, mais l'expérimentation qui constitue le moyen pour découvrir la nature et ses forces 9. » Il oppose donc à la méthode a priori qu'était le schème, deux procédés différents, qui sont du ressort de la connaissance empirique et qui contribuent ainsi 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9.

Cf. tre partie, sect. I, chap . 3 et sect. Il, chap . 3. Cf. 1 re partie, sect. II , chap . 1 . O.P., XXI, 90 (déc. 1800-fév. 1803). O.P., XXII, 495 (août 1799-avril 1800). - Cf. O . P . , XXII, 449 (août 1 799-avril 1800). O.P. , XXI I, 319 (août 1799-avril 1800). - Cf. O.P., XXII, 473-4 (août 1 799-avril 1800). O.P., XXI, 93 (déc . 1800-fév. 1803). - Cf. O.P., XXII, 322, 395 (août 1 799-avril 1800). O . P . , XXI, 18 (déc. 1800-fév. 1803). O.P., XXII, 299 (août 1799-avril 1800 ) . O . P . , XXII, 504 (août 1799-avril 1800).

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à l'achèvement du système de l'expérience: l'observation et l'expérimen­ tation; fidèle au principe de la Révolution copernicienne, il donne une importance particulière à la seconde, dont il met en évidence le caractère spécifique et fondamental, parce qu'elle est activité du sujet : la doctrine de l'expérience conduit à une théorie de l'expérimentation. Pour compléter ces indications, il faut d'abord poser qu'il existe une action du sujet, qui ne relève pas des facultés de son esprit, mais des forces motrices de son corps; il faut montrer que celui-ci se trouve en commerce d'action réciproque avec les objets et que la perception empi­ rique résulte du déploiement de ces forces; il faut préciser que l'objet se définit alors pour le sujet comme le corrélat des forces motrices organiques qu'il trouve en lui-même et il faut en conclure que le moi parvient ainsi à s'affecter indirectement lui-même. Or nous avons vu que, dans les pages de l'Opus postumum qui datent de 1799-1800, Kant développe précisément ces différents thèmes avec une référence expresse à l'expé­ rimentation 10 . Mais une conception expérimentale de l'objectivité doit aussi tenir compte du rôle de l'instrument, car celui-ci, qui est déjà fort utile, sinon indispensable pour l'observation, apparaît comme l'élément essentiel dans cette action sur la nature, qu'est l'expérimentation. Or Kant se garde bien de négliger ce moyen matériel de la science: en 1763, après avoir soulevé le problème de l'électricité et exprimé ses espoirs en une « expérimentation habile » pour le résoudre, il affirme que « Le plan incliné de Galilée, le pendule de Huyghens, le tube de mercure de Torricelli, la pompe pneu­ matique d'Otto Guericke et le prisme de verre de Newton nous ont dévoilé de grands mystères de la nature 1 1 » ; dans la Critique, lorsqu'il envisage la méthode de la physique empirique, il évoque à nouveau le plan incliné, pour prouver que la connaissance requiert l'activité du sujet 12 • Mais c'est dans l'Uebergang, qu'il s'attarde le plus sur ce point, parce qu'il veut justement alors construire le système de la physique empirique comme telle; lorsqu'il déduit les propriétés fondamentales de la matière, il fait état des divers instruments matériels, qui permettent de les mettre en évidence et de les mesurer : la poulie 1 3 , le pendule 14 , le plan incliné 15 , le coin, qui sert à fendre et qui met en cause la cohésion de la matière 1 6 , 10. Cf. trc partie , sect. I, chap. 3 & 7. 1 1 . Grand. négat., II, 187-8 , Kempf, 100. 12. C.R.P. , B , I I I , 10, T.P., 17. 13. O.P. , XXI, 299 , 369, 5 1 1 , XXII, 225 , 257, 266 (sept.-oct. 1798) ; - XXII, 139 (oct. ( ?)­ déc. 1798) ;- XXI, 645 ( déc. 1798-janv. 1799) ; - XXII, 245 (janv.-fév. 1799) ; - XXI, 192, XXII, 592, 596, 599 (fév.-mai 1799) ; - XXI, 608 (mai-août ( ?) 1799) ; - XXII, 558 (août-sept. 1799) ; - XX II, 340, 369, 528 (août 1799-avril 1800) ; - XXII, 5 (avril-déc . 1800). 14. O.P., XXI I, 209 (juil . 1797-juil. 1198) ; - XXI, 353 , 363 , XXII, 222, 266 (sept.-oct. 1798) ; - XXI, 634 ( déc . 1798-janv. 1799). 1 5 . O . P. , XXI, 4 1 1 ( 1796) ; - XXI, 329 sq. (juil. 1797-juil. 1798) ; - XXI, 283 , 284 (août-sept. 1798) ; - XXII, 139, 198 (oct. ( ?)-déc. 1798) ; - XXI, 628, 644 ( déc. 1798-janv . 1799) ; - XXII, 229, 235 , 245 (janv.-fév. 1799) ; - XXI, 192, XXI I, 596, 599, 603 (fév.-mai 1799) ; - XXI, 608 (mai-aoû t ( ?) 1799) ; - XXII, 565 , 572 (août-sept. 1799) ; - XXII, 369 (août 1799-avril 1800) ; XXII, 290 ( ?). 16. O.P., XXI, 369, 535 , XXII, 225, 259 (sept.-oct. 1 798) ; - XXII, 196 (oct. (?)-déc. 1798) ; XXI, 644 ( déc. 1798-janv. 1799) ; - XXII, 235 , 245 (janv.-fév. 1799) ; - XXI, 192, 206, XXII, 589, 599, 603 (fév.-mai 1799) ; - XXI, 608 (mai-août ( ? ) 1 799) ; - XXII, 570, 578 (août-sept. 1799) ; - XXII, 369, 527, 528 ( août 1799-avril 1800) ; - XXII, 5, 72 ( avril-déc. 1800) ; - XXII, 289, 290 ( ? ) .

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le levier, qui concerne sa coercibilité (rigidité et fluidité) 1 7 et la balance, qui se rapporte à sa pondérabilité 18 • Et il n'ignore pas la signification théorique de l'utilisation des instruments : par exemple, il montre que la quantité de la matière ne peut devenir un objet physique déterminé que si on se sert de la balance, et que cet emploi est justifié dès qu'on pose que la pondérabilité de la matière est l'une de ses propriétés a priori, en sorte que la déduction de la pondérabilité repose en partie sur la nécessité de recourir à la balance pour connaître le réel selon la catégorie de la quantité 19 ; en outre, il essaie de dégager les présupposés de l'emploi des instruments : par exemple, il montre que le physicien doit postuler la rigidité de son levier 20 et de sa balance 2 1 ; de même, puisqu'un levier ne fait jamais connaître que les différences de coercibilité entre les divers objets, auxquels il est appliqué, et le rapport entre leur coercibilité et la sienne, et qu'une balance n'indique jamais que les rapports de pondérabilité entre les corps pesés, il affirme qu'il n'existe pas de coercibilité ni de pondérabilité expérimentales absolues : il en conclut que le physicien doit aussi postuler l'incoercibilité 22 et l'impon­ dérabilité subjective 23 de la matière première universelle, qui est également présente dans tous les objets et dans tous les instruments. L'on voit qu'alors la corrélation critique du sujet et de l'objet devient la corrélation expérimentale du sujet, qui se sert d'un instrument, et de l'objet ainsi appréhendé et que les conditions de possibilité de l'expérience s'enrichis­ sent des postulats de l'expérimentation instrumentale. Cette activité spécifique du sujet requiert donc la présence de principes directeurs, sans lesquels elle ne resterait pas seulement arbitraire et contingente, c'est-à-dire privée de toute valeur objective, mais elle ne serait même pas possible comme action systématique et réfléchie ; aussi Kant écrit-il, après avoir cité les expérimentations de Galilée, Torricelli et Stahl : « Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses propres plans et qu'elle doit prendre les devants avec les principes que déterminent ses jugements suivant des lois immua­ bles, qu'elle doit obliger la nature à répondre à ses questions .... La raison doit se présenter à la nature en tenant dans une main ses principes, qui peuvent seuls donner aux phénomènes concordants entre eux la valeur 17. O.P. , XXI, 438, 439-40, 472, 473 (avant 1796) ; - XXI , 484 (août-sept. 1798) ; - XXI, 294, 299, 357, 369, 529 sq., 532 sq. , XXI I , 225, 259, 260 (sept.-oct. 1798) ; - XXI I , 150, 157, 158, 196 sq . (oct . (?)-déc. 1798) ; - XXI, 628 (déc. 1798-janv. 1799) ; - XXI I , 245 (janv.-fév. 1799) ; - XXI , 186, 192, XXI I , 585 sq. , 592 , 596, 599 (fév.-mai 1799) ; - XXI I , 558 sq. , 563 (août-sept. 1799) ; - XXI I, 340, 369, 527, 528 (août 1799-avril 1800) ; - XXI I , 10 (avril-déc. 1800) ; - XXI , 95 (déc. 1800-fév. 1803) . 18. 0.P. , XXI, 408 (1796) ; - XXI, 307, 312, XXI I , 208 (juil. 1797-juil. 1798) ; - XXI, 363 (sept.-oct. 1798 ) ; - XXII, 157-8 , 176 (oct. (?)-déc. 1798) ; - XXI I , 228 (janv.-fév. 1799) ; XXII , 591 (fév.-mai 1799) ; - XXI I , 556-7 , 558, 571 (août-sept. 1799). 19. Kant est ainsi amené à distinguer une « pondérabilité objective », propriété de la matière due à l'existence de la force d 'attraction et déduite de cette force, et une « p ondéra­ bilité subjective », qui n'est pas illusoire, mais qui est relative à l'instrument dont le sujet est obligé de se servir pour mesurer la première (0.P., XXII , 140 (oct. (?)-déc. 1798 ) ) . 20. 0.P. , XXI , 532 (sept.-oct. 1798) ; - XXI I , 139, 196 (oct. (?)-déc. 1798) ; - XXI 1 644 (déc. 1798-janv. 1799) ; - XXI I , 235 (janv.-fév. 1799) ; - XXI I, 558 (août-sept. 1799) XX II, 72, 75 (avril-déc. 1800). 21. 0.P. , XXI, 363, 535 , XXI I , 225 (sept .-oct . 1798) ; - XXII , 157, 196 (oct . ( ?)-déc. 1798) ; XXI I, 227 (janv.-fév. 1799) ; - XXI I , 585-6, 590 (fév.-mai 1799). 22. 0.P., XXI I , 230 (janv.-fév. 1799) ; - XXII , 586-7 , 588, 590, 593 (fév.-mai 1799) . 23. 0.P., XXI I, 229 (janv.-fév. 1799). - Cf. l e chapitre précédent . ;

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de lois, et, dans l'autre, l'expérimentation qu'elle a inventée d'après ces principes, pour être instruite par cette nature, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce que veut le maître, mais comme un juge en fonction, qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose 24 • » Ce texte est important, car il commence par distinguer nettement les principes a priori de la raison et l'expérimentation inventée par elle; mais il précise aussitôt que celle-ci dépend de ceux-là : effec­ tivement, ce serait en partie un cercle vicieux que de faire reposer l'expé­ rimentation sur des principes empiriques eux-mêmes issus de l'observation et de l'expérimentation et nous n'aurions plus alors aucune garantie contre la contingence et la subjectivité. Il convient donc d'indiquer de quelle manière l'a priori fonde et guide l'activité expérimentale : a) D'abord, nous le savons déjà, le schème est précisément une méthode d'observation et d'expérimentation, dans la mesure où il définit la manière dont l'imagination doit appréhender le divers pour trouver l'intuition correspondant à un type de synthèse. b ) Ensuite, puisque l'Uebergang est la dernière spécification de l'a priori avant l'empirique et la méthode constitutive de la recherche de la nature 25 , il est certain que les représentations qu'il construit doivent être des principes expérimentaux. Comme nous venons de le voir à propos de la coercibilité et du levier, de l'impondérabilité et de la balance, chacun des termes introduits dans ses différentes déductions définit un point de vue ou une relation permettant une expérimentation : l'attraction et la répulsion, l'action à distance et la tension superficielle, les forces produc­ trices de mouvement et les forces résultantes sont autant de forces que le sujet peut utiliser pour agir matériellement sur l'objet, et qu'il peut mettre en évidence dans une expérimentation qu'il lui est relativement facile d'imaginer à partir de cette table a priori; de même, la pondéra­ bilité, la coercibilité (résistance au déplacement des parties), la cohésion ( résistance à leur séparation) et l'exhaustibilité (possibilité d'épuiser l'énergie potentielle), toutes ces propriétés fondamentales de la matière indiquent a priori les actions expérimentales à inventer et les instruments à employer pour étudier les différents corps. Lorsqu'il veut le distinguer nettement de la physique empirique, Kant précise même que l'Uebergang n'est rien d'autre que cette indication expérimentale : « Dans l'Uebergang .... on ne requiert rien de plus que de rendre clair et de développer a priori ce que contient en soi le concept de cohésibilité et d'indiquer quelles conséquences peuvent s'en tirer empiriquement (au moyen de l'obser­ vation et de l'expérimentation) 26».

**"' L'expérimentation et sa spécificité en tant qu'activité corporelle du sujet, ainsi que l'examen de ses moyens et de ses conditions de possibilité occupent donc une place importante dans la réflexion kantienne, spécia24 . C . R . P . , B , I I I , 10, T . P . , 17 ( souligné par moi ). 25 . Cf. le chapi t re p récéden t . 26 . O . P . , XX I I , 566 ( aoû t-sep t . 1 799) .

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LA CONSTITUTION DE L'OBJECTIVITÉ THÉORIQUE

lement dans le système de la physique empirique comme telle, qu'est l'Uebergang. Il n'en reste pas moins que, dans le système critique, cette perspective apparaît secondaire et n'aboutit pas à une théorie complète de l'expérimentation et de l'instrument: pour reprendre le mot employé par G. Bachelard, lorsqu'il reprochait aux philosophies de la science de n'être que des «phénoménologies», i l manque ici une véritable «phéno­ ménotechnique» de l'objet. Kant, il est vrai, n'a pu achever l'Uebergang ; mais pouvait-il, sur ce point, aller plus loin qu'il ne l'a fait ? Il avait, en effet, ramené le problème des conditions de l'objectivité à celui du fondement du jugement a priori 27: c'est la raison pour laquelle l'étude du rôle de l'instrument ne retient pas son attention dans !'Analytique des principes et dans la Métaphysique de la nature 28 • Et ce rejet de l'expérimental hors de l'originaire et de l'essentiel s'explique aisément. N'oublions pas, en effet, que la science de l'époque restait fort rudimentaire de ce point de vue: la physique newtonienne est infiniment plus riche et plus complexe dans ses équations et ses concepts que dans ses expériences et, comme on l'a noté 29, celles-ci sont plus souvent imaginées qu'effectivement réalisées: la science classique et la pensée de l'Aufklarung sont plus soucieuses de la représentation du monde que de l'expérimentation des choses. Ou plutôt, s'il est vrai que l'on multipliait alors les expériences particulières et merveilleuses, il est certain que l'on n'en tirait encore qu'une représentation trop souvent fantaisiste et occulte: la tâche était plutôt de rationaliser l'expérience en la mathématisant, que d'expérimenter et cela suffirait pour justifier l'orientation prise par la recherche kantienne. Kant n'a-t-il pas justement voulu démontrer que le développement d'une activité expéri­ mentale et instrumentale ayant une réelle valeur scientifique supposait une activité antérieure purement théorique et n'est-il pas difficile de lui donner entièrement tort sur ce point ? En outre, l'expérimentation comporte trop d'aspects strictement empiriques, pour pouvoir devenir l'objet d'une systématisation parfaite: respectueux de la distinction de l'a priori et de l'empirique, Kant était donc incapable de développer et d'approfondir les indications contenues dans I'Uebergang et de constituer une théorie complète de l'expérimentation; nous devons hésiter à le lui reprocher, car nous pouvons constater que les intentions fort justes de la phénoménotechnique et de l'épistémologie de l'instrument aboutissent le plus souvent en fait à des remarques dispersées et à des affirmations générales, qui ne dépassent guère en précision et en rigueur les analyses esquissées dans l'Uebergang : certes, une théorie de l'expérimentation est nécessaire comme l'était une théorie de l'expérience au xvn1e siècle, mais la question reste peut-être encore posée de savoir si elle est possible comme celle-ci l'a été grâce à Kant. Toujours est-il que la réflexion critique découvre que la connaissance est une activité, qui est aussi expérimentale et instrumentale; quand elle invoque, dans la Préface de la seconde édition de la Critique, les travaux 27. Cf. Introduction , chap . 3 . 28. C f . la conclusion tirée par Vuillemin de son examen de la science kantienne, abstrac­ tion fai te de I ' Uebergang (Physique, 360). 29. BLOCH : Newton, 447-9.

SCHÉMATISME ET EXPÉRIMENTATION

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de Galilée, Torricelli et Stahl, elle montre même que c'est à ce moment là que la raison apparaît avec sa véritable nature et sous tous ses aspects : la praxis est l'horizon de la theoria kantienne. Peut-être reste-t-elle un simple horizon, mais cela suffit pour distinguer le criticisme des méta­ physiques classiques et des idéalismes modernes, pour le situer au-delà des philosophies de la représentation, à la source des philosophies de l'action.

CONCLUSION

LA SIGNIFICATION MÉTHODOLOGIQUE DU FORMALISME

L'analyse du schématisme ne nous a pas seulement permis de vérifier que la constitution de l'objectivité reposait sur un a priori formel : elle a révélé le véritable sens de ce formalisme. En effet, elle a montré que la forme n'était pas un terme inerte, un « moule» dans lequel on placerait le donné sensible pour le classer ou le modeler, mais le « procédé» d'une faculté, qui sert de « moyen terme» pour l'unification du divers et la construction du savoir: la forme d'une activité du sujet en face du donné, qui est l'instrument de sa transformation en connu. D'une manière générale, en examinant la construction progressive des niveaux successifs de l'objectivité scientifique - Analytique des principes, Métaphysique de la nature, Uebergang et physique empirique - et les méthodes employées pour cette construction - schématisme et expérimen­ tation, nous avons toujours eu affaire à des représentations pures et à des propositions a priori uniquement formelles, qui étaient des instruments d'analyse et de synthèse, d'application et de subsomption : avec les principes, les lois, les concepts et les schèmes, nous avons découvert et déduit les outils de la détermination objective de la matière empirique et nous avons défini la manière dont ils doivent être utilisés, pour que soit exclue toute indétermination; c'est pourquoi Kant affirme que « les catégories» sont « simplement des clefs pour des expériences possibles», les moyens, qui permettent à « notre faculté de connaissance.... d'épeler simplement les phénomènes selon l'unité synthétique, pour pouvoir les lire comme expérience 1 ». Et nous sommes parvenus à construire ces instruments de connaissance en ne faisant intervenir que des « procédés généraux» de l'imagination et de l'entendement dans l'appréhension et la conception du divers, des modes de synthèse, des formes de l'activité du sujet : l'a priori kantien peut et doit n 'ê tre que formel, parce qu'il est simplement méthode 2 • 1 . C . R . P . , I I I , 246, T . P . , 296 (souligné par moi ) . 2. L'Ecole d e Marburg a donc e u raison d 'insister sur l e caractère méthodologique de l 'a priori kantien ; mais elle n 'a pas su tirer toutes les conséquences du formalisme, puis­ qu'elle a cru que la méthode de cons truction de la science résorbai t tou t son contenu l'intui­ tion empirique et l 'être en soi de l 'obj et : en raison de son intellectualisme et de s�n idéa­ lisme , elle était amenée à voir dans le sensible et dans la chose en soi de simples limi tes du progrès des méthodes intellectuelles et à contredire ainsi les affirmations expresses de Kan t .

LE FORMALISME

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Sans doute est-il devenu commun, depuis Hegel et avec la Phénomé­ nologie, de récuser une telle séparation entre la forme et le contenu, entre la méthode et le « noyau matériel » dont elle relève. Mais Kant n'ignore pas que, dès qu'on entre dans le champ de la science effective, la forme est solidaire de la matière, que la construction de l'a priori est subordonnée à la présence et à la nature d'un certain contenu et que la méthode de détermination du donné résulte de la réflexion sur un donné : l'existence d'un a priori non pur, dans la Métaphysique de la nature et dans l' Uebergang, en est la preuve. Et peut-être faut-il lui accorder que cette réflexion constitutive de l'a priori non pur repose elle-même sur des principes purement formels et suit des méthodes qui ne relèvent d'aucun « noyau matériel », mais simplement de l'être de la conscience de quelque chose en général ? Quoi qu'il en soit, il faut avouer que, même lorsqu'elle n'est pas pure, une méthode est touj ours formelle, parce qu'elle est un « procédé général » de la conscience en face d'une multiplicité de cas ou d'obj ets : nous devons, en effet, reconnaître que tout ce qui est général est formel, si nous ne voulons pas retomber dans les apories de la participation platonicienne.

TROISIÈME SECTION

DÉFINITION DE L'OBJECTIVITÉ THÉORIQUE

Nous avons vu que l'objectivité critique théorique :

a) est une construction relative au sujet ; b) suppose la présence de deux éléments irréductibles : la forme de

détermination synthétique, qu'est la catégorie, et la matière empirique reçue par les sens, qui apporte le contenu réel, l'existence effective et la relation à l'être extérieur de la chose en soi elle-même; c) résulte de l'unification de ces deux termes, qu'est la construction progressive de l'expérience ou science. Aussi nous est-il désormais possible de répondre aux questions, qui se posaient à la suite des trois réductions kantiennes de l'objectivité: il suffit de rassembler les conclusions précédentes et de décrire le produit de l'activité du sujet, pour pouvoir définir la nature de l'objet, de l'objectivité et du mouvement d'objectivation, tels que les conçoit Kant.

CHAPITRE PREMIER

ASPECTS ET NIVEAUX DE L'OBJET

OBJET - PHÉNOMÈNE - PHÉNOMÈNE DE PHÉNOMÈNE

Dans l'élaboration progressive de la connaissance, nos représentations subissent de multiples transformations et se présentent sous des aspects fort divers. Il n'est donc pas étonnant que le terme représenté soit désigné par Kant au moyen de plusieurs mots: « Objekt», « Gegenstand », « Erscheinung », « Phaenomenon », « Erscheinung von der Erscheinung ». Mais quel sens convient-il de donner à chacun d'eux? Peut-on même faire une distinction absolue?

A. - L'OBJET : OBJEKT ET GEGENSTAND

Nous savons que, dans le criticisme, l'objet, tel qu'il est donné au sujet et connu de lui, se distingue de la chose telle qu'elle est en elle-même, en dehors de sa relation aux facultés du sujet. Mais il se distingue aussi de la représentation, du simple état de conscience, « Car la représentation signifie une détermination en nous qui se réfère à quelque chose d'autre (dont elle prend pour ainsi dire en nous la place) 1 », « quelque chose de valable pour tous, de différent du sujet, c'est-à-dire un objet ( Objekt) 2 » : il est ce que la représentation représente, ce qui est visé et pensé comme substrat de l'unité synthétique, lorsque les impressions subjectives conte­ nues dans la réceptivité sont soumises à une synthèse nécessaire 3 ; il est donc « le quelque chose dont le concept exprime une telle nécessité de synthèse 4 », «ce dans le concept de quoi est réuni le divers d'une intuition donnée 5 • » Or, dans ces deux derniers textes, Kant emploie, la première fois, 1 . Lettre à Beck, 4 déc. 1792, X I, 381. 2. Lettre à Beck, ter juil . 1794, X I, 496. 3. Cf. tre partie, sect. I, chap. 1 . 4 . C.R.P., A , IV, 81, T .P., 120. 5. C.R.P., B, I II, 1 1 1 , T .P. , 1 15. - Cf. Reflex., n ° 5923 ( 1783-4), XVIII, 387 ; - n° 6350 ( 1797), XVI I I , 676-7 .

ASPECTS ET NIVEAUX DE L'OBJET

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Gegenstand » et, la seconde, « Obj ekt ». Pour préciser la différence de sens entre ces deux vocables, l'étymologie est de peu d'utilité : « Obj ekt » n'est qu'un doublet, tiré du latin, du mot allemand « Gegenstand », la signification originaire étant pratiquement la même ; tout au plus faut-il noter que celui-là est infiniment plus rare dans la langue allemande, surtout à cette époque 6 , et que sa consonance étrangère révèle une recherche particulière de style, une intention spéciale : nous pouvons supposer a priori que l 'Obj ekt, c'est l'objet avec une insistance sur un de ses aspects. Pour en savoir plus, nous devons nous reporter aux divers passages dans lesquels le contexte ou la confrontation de ces deux mots permettent de découvrir une distinction. Kant se sert spontanément du terme le plus familier pour désigner ce qu'il tient pour un véritable obj et, c'est-à-dire ce qui comporte des données sensibles empiriques et leur unité synthétique : « ce qui est là-contre ( was dawider ist) 7 », le phénomène 8 , « l'objet indéterminé de l'intuition empirique 9 » et sa synthèse 1 0 , l'obj et de la connaissance 1 1 , les « représentations.... en tant qu'elles sont liées et déterminables.... ( dans l'espace et dans le temps) , suivant les lois de l'unité de l'expérience 1 2. » Il appelle donc « Gegenstand » tout ce qui est matière et contenu, par opposition aux formes vides 13 , et tout ce qui est constitué de liaisons objectives, par opposition aux simples représentations et à leurs associa­ tions subj ectives 14 : terme d'application des catégories 1 5 et contenu défini dans le jugement 16 , le « Gegenstand » semble devoir être seulement l'« objet phénoménal» plus ou moins déterminé par l'entendement. I l est alors naturel de penser que le mot « Obj ekt », plus recherché, sert pour un autre objet, bien plus éloigné de nous, l'« objet transcendant », la chose en soi : c'est effectivement lui qui intervient, lorsqu'il est question de ce qui fournit la matière de la connaissance 1 7, de ce qui ne peut être donné dans aucune expérience possible 1 8, de ce dont nous n'avons pas l'intuition 1 9 ; parfois accompagné de l'expression « en soi» 20 , il est utilisé pour l'éventuel « objet d'une intuition non sensible 21 », pour « l'obj et hyper­ bolique », qui n'est « qu'une idée », le noumène 22 , Kant précisant que la «

6. Mais, pour la langue allemande commune , Gegenstand es t déj à un mot recherché en face de Ding et de Sache. 7 . C.R.P., A , IV, 80, T.P., 1 1 7 . 8. C . R . P . , I I I , 15 1 , T . P . , 167 ; - A , I V , 94 , T . P . , 145 . 9. C.R.P., I I I , 29 , T . P . , 53 . 10. C.R .P. , I I I , 341 , T . P . , 372 ; - Prolég., IV , 298-9, Gi b . , 67-8 . 1 1 . C.R.P., I I I , 1 05 , 472 , T . P . , 105 , 496 ; - A, IV, 80 , 94, T . P . , 1 16, 145 . 12. C.R.P., I I I , 341 , T . P . , 374. 1 3 . « Ce qui est pensé dans le jugement est le Gegenstand ( matière) » (Reflex. , n ° 6350 ( 1 797) , XVII I, 677) . 14. C . R . P . , I I I , 168-9, T . P . , 1 83-4. 15. C.R.P., I I I , 92, T .P . , 94 . 16. Dans les paragraphes 1 8 et 19 des Prolégom ènes, qui con tiennent les deux mots , Gegenstand est présent dans toutes les phrases qui font état du jugement, de ce qu'il con tie_n t et détermi ne e t d e c e dans quoi l e s divers jugements s 'accordent nécessairement, lorsqu 'ils sont objectifs . 17. C.R.P., A, IV, 94, T . P . , 144 ; - B, 111, 1 16, T . P . , 123. 18. C.R.P. , Ill, 303 , T.P., 345 . 19. C.R .P. , I I I , 34 1 , T . P . , 374 . 20 . Cf. Prolég., IV, 299, Gib . , 68 . 2 1 . C.R.P., B, I I I , 1 1 8, T . P . , 1 26 . 2 2 . Prolég . , IV, 332, Gib . , 1 1 2 .

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LA DÉFINITION DE L'OBJECTIVITÉ THÉORIQUE

«raison», avec ses idées, «ne se rapporte jamais directement à un Gegenstand 23 ». La distinction entre les deux mots semble donc corres­ pondre à la division critique des objets en phénomènes et choses en soi et certains textes se laissent interpréter en ce sens: « Dans la mesure où cette disposition dépend seulement du mode d'intuition du sujet, dans la relation entre le Gegenstand donné et lui, ce Gegenstand comme phénomène est distinct de ce qu'il est lui-même Objekt en soi 24 » ; « En soi, l'Objekt est toujours inconnu, mais quand, grâce au concept de l'entendement, la liaison des représentations, qui en sont fournies à notre sensibilité, se trouve déterminée comme universellement valable, le Gegenstand est déterminé par ce rapport et le jugement est objectif 25 » ; « Ce n'est pas simplement parce que je pense, que je connais un Objekt quelconque ; au contraire, ce n'est qu'en déterminant une intuition donnée relativement à l'unité de conscience.... que je peux connaître un Gegenstand quelconque 26 • » Cette correspondance permet à Kant d'affirmer que «la métaphysique va des Gegenstande des sens à l'Objekt n » et d'expliquer ce qu'il entend par Objekt en recourant à l'expression de «Gegenstand de l'entendement pur 28 » . Mais cette dernière formule montre qu'il est possible d'appeler « Gegenstand » autre chose que le seul phénomène et Kant ne manque pas de parler du Gegenstand de l'idée 29 et du Gegenstand qu'est le noumène 30 ; phénomènes et noumènes ne sont-ils pas d'ailleurs représentés comme deux espèces de Gegenstande dans le titre du chapitre de la Critique consacré à leur distinction 31 ? Certes, on pourrait remarquer que le noumène n'est pas encore l'en soi, car il n'en est, à la rigueur, qu'une représentation subjective 32 : il s'agirait d'un usage simplement analogique, justifié dans la mesure où le noumène a ceci de commun avec le phénomène, qu'ils sont tous deux des contenus, plus ou moins vides, de nos facultés, celui-ci de l'intuition et de l'entendement, celui-là de l'entendement et de la raison sans l'intuition, et qu'ils servent tous deux de sujets pour des jugements plus ou moins objectifs. Mais cette remarque permet un progrès décisif vers la définition du Gegenstand: s'il est vrai qu'il n'y a d'objet véritable que dans le contenu commun de l'entendement et de la sensibilité, qu'il est impossible de parler d'objectivité à propos de l'en soi et que celui-ci n'est jamais appelé Gegenstand, il est néanmoins permis de ne pas restreindre l'usage de ce mot au seul phénomène et de lui donner un sens général au moins analogique; le Gegenstand sera alors tout ce qui remplit les facultés de connaissance et qui peut servir de sujet dans un jugement, que ce jugement soit possible ou effectif, objectif ou subjectif et que ces facultés soient la sensibilité seule, l'enten­ dement seul ou l'union des deux. 23 . 24 . 25 . 26. 27. 28 . 29 . 30 . 31 . 32.

C.R.P., I I I , 427, T . P., 453 . C.R.P., B , I I I , 71 , T . P . , 73-4 ( souligné par moi ) . Prolég., I V , 299 , Gib . , 68 . C.R.P., B , I I I , 267, T.P . . 282 . O.P., XXI , 77 ( déc . 1800-fév . 1803 ) . C. R.P., I I I , 254, T . P . , 270. - C f . O.P., XXII, 8 9 (avril-déc. 1800) ; - XXII, 290 (?). C.R.P., III, 442, T.P., 467 . C.R.P., A, IV, 164, T . P . , 226. C.R.P., Analytique des principes, chap . 3 . Cf. I re partie, sect. I , chap. 6 .

ASPECTS ET NIVEAUX DE L'OBJET

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Or, si on ne peut ainsi parler d'objectivité au sujet de l'en soi, il est évident que le mot « Objekt » ne convient pas plus pour le désigner; notons que, dans les textes précédemment cités, il devait, pour ce faire, être accompagné d'une expression précisant ce sens particulier : « en soi», « inconnu en lui-même », « hyperbolique», etc. ; par lui-même, il évoque trop nettement le nom « Objektivitat» et l'adjectif « objektiv», pour qu'il puisse ne pas concerner l'objet de la connaissance objective, et il est facile de constater qu'il est employé pour l'objet phénoménal et ses éléments constitutifs. Celui-ci, on le sait, requiert, d'une part, le divers d'une intuition sensible empirique : or Kant appelle souvent « Objekt des sens» ce qui est objet de l'intuition sans être encore déterminé par l'entendement 33 • D'autre part, l'objet suppose une unité synthétique repré­ sentée dans un concept conformément aux catégories: or c'est à des Objekte que s'appliquent les catégories 34 , que se rapportent les concepts 35 , que renvoient la synthèse du divers et le jugement 36 ; par exemple, « l'effet est lié à la cause dans l'Objekt 37», car « ce qui dans le phénomène renferme les conditions de cette règle nécessaire de l'appréhension, c'est l'Objekt 38 • » Finalement, l'objet est l'unité de l'intuition et du concept, qui définit l'expérience, la connaissance, la vérité : or c'est à l'Objekt que correspond le phénomène grâce à l'intervention des catégories 39 et que se réfèrent ce qui" est objectif 40 , la représentation déterminée 4 1 , l'expé­ rience 42 , la connaissance 43 et la vérité 44 ; aussi Kant peut-il parler du « mouvement d'un Objekt dans l'espace 45 », dire que « la nature est l'unique Objekt donné 46» et préciser : « Comprendre quelque chose dans le divers de l'intuition, c'est-à-dire penser un Objekt 47 • » Mais faire ainsi état de « l'unique Objekt donné», c'est admettre la possibilité d'un Objekt non donné et s'autoriser à parler d'un Objekt en soi, comme nous avons vu Kant le faire : comme Gegenstand, ce mot a une signification générale, qui ne se restreint pas au seul phénomène, et sert également pour nommer l'objet de la physique, celui des mathématiques et celui de la méta­ physique 48 • On voit combien les définitions simples et les oppositions tranchées sont fausses : les deux mots semblent équivalents, ils sont capables de désigner les mêmes réalités et la différence entre phénomène et chose en 33. C.R.P., I I I , 82, T . P ., 83 ; - Lettre à Sch ultz, 26 août 1783, X , 330 ; - O.P., XXI , 219, 539, 577 (mai-août ( ?) 1799) ; - XXII, 306, 382, 389, 475 , 552-� (août 1799-avril 1800). 34. C.R.P., I I I , 92, T . P . , 94. 35. C.R.P., B, I I I , 30, 99, 128 note, T.P . , 34, 99, 143 note. 36. C.R.P., A, IV, 94, T.P . , 145 ; - B, Ill, 107, 1 1 1, 152, T.P. , 108, 1 15, 166-7 ; - Prolég., IV, 298-9, Gib., 68-9. 37. C.R.P. , B, 1 11, 129, T.P., 145 . 38. C.R.P., I I I , 130, T . P . , 1 84. - Cf. Reflex. , n ° 4642 (après 1772), XVII, 622. 39. C.R.P., A, IV, 84, T.P., 1 25. 40. C.R.P., III, 100, T.P., 100 ; - Prolég., IV, 298, Gib. , 67. 4 1 . C. R . P., A, IV, 163, T.P. , 225 . 42. C.R.P., I II, 105, T.P., 105 ; - A, IV, 92, T.P., 141 . 43. C.R.P., B, III, 1 1 1-2, 123-4, T.P. , 1 15-6, 136. 44. C.R.P. , III, 426, 532, T.P., 452, 55 1-2. 45 . C.R. P. , B, I I I , 121 & 121-2 note, T.P., 133 et note. 46. C . R . P . , I I I , 45 1 , T . P . , 475 . 47. C.R.P., I I I , 92, T . P.. 94. 48. C.R.P. , B, I I I , 8, 15 , T. P., 15-6, 21. - En particulier , dans les mathématiques, le produit de la construction du concept dans l 'intuition est appelé « Objekt », bien qu'il ne s'agisse ni d'un phénomène, ni d 'une chose en soi (cf. C.R.P., I I I, 470, T . P . , 495).

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LA DÉFINITION DE L'OBJECTIVITÉ THÉORIQUE

soi n'est d'aucune utilité pour établir une distinction nette. Ils peuvent donc se trouver tour à tour dans la même page, avec le même contexte, sans qu'il soit possible de découvrir une différence de signification 49 ; les deux se rencontrent également à propos des termes fondamentaux de la doctrine kantienne de l'objectivité : l'objet en général so et l'objet transcendantal 5 1 ; quant aux définitions données par Kant, elles ne laissent apparaître aucune opposition assignable, puisqu'il appelle Gegenstand « le quelque chose dont le concept exprime une nécessité de synthèse» et Objekt « ce dans le concept de quoi est réuni le divers d'une intuition donnée s2 • » On en arriverait à croire qu'il s 'agit seulement pour lui d'éviter des répétitions, s'il pouvait avoir un tel souci de style. Cependant, une identification complète s'avère impossible, car de nombreux textes font intervenir les deux mots pour marquer une diffé­ rence dans les objets. Parfois, Kant oppose le Gegenstand de l'expérience à l'Objekt des sens : « Comment les Objekte de la sensibilité peuvent-ils avoir une catégorie pour prédicat ( dans la mesure où ils sont saisis comme Gegenstande de l'expérience) 53 ? » Parfois, au contraire, il oppose à ce Gegenstand de l'expérience ou même des sens l'Objekt de l'enten­ dement pur et de ses catégories: « Les concepts des Objekte en général et, par conséquent, de tous les Gegenstande de l'expérience 54 »; «Quand j'attribue à un corps une force motrice, le concevant par suite au moyen de la catégorie de la causalité, je le connais en même temps par là, c'est-à-dire que j'en détermine le concept comme d'un Objekt en général par ce qui lui revient en lui-même comme Gegenstand des sens 55 ». Nous sommes alors en présence d'une relation définie entre les deux termes, mais ils semblent pouvoir être intervertis. Il suffit néanmoins que la nature de cette relation puisse être précisée à partir de certains textes, la table des déterminations de l'objet selon les quatre titres de la table des catégories, par exemple: « L'Objekt en général. - 1 . Du point de vue de la forme de l'intuition, sans un quelque chose que cette forme contienne .... - 2. L'Objekt comme un quelque chose, aliquid sive objectum qualificatum.... - 3. Ce réel.... déterminé selon les relations .... - 4. Quelque chose comme Gegenstand d'une conscience empirique.... Aussi quelque chose comme Objekt des sens, non de la simple imagination 56»; ici, le 49. « Il fau t savoir comment ces concepts peuvent se rapporter à des Objekte .. . . J'appelle donc l'explication de la manière dont les concepts a priori se rapportent aux Gegenstande, leur Déduction transcendantale .. . . I ls se rapportent à leurs Gegenstande sans avoir emprunté quelque chose à l'expérience » (C.R.P., I I I , 100, T . P . , 100-1). 50. Appelé soit Gegenstand (C.R.P., I I I , 92, 104, T.P., 94, 105 ; - B, III , 117, T . P . , 124), soit Objekt (C.R.P., B, I I I , 123, T.P . , 136), les deux termes se trouvant p arfois réunis (Découv., VII I , 245, Kempf, 100). 5 1 . Nommé tantôt Gegenstand (C.R.P. , A, IV, 79-83, 165 , T . P . , 117-23 , 227), tantôt Objekt (C.R.P., A, IV, 163 , T.P . , 225). - Cf. le prochain chapitre, consacré à l'analyse de ces notions . 52. C.R .P. , A, IV, 81, T.P. , 120 et B , I I I , 111, T.P . , 115 . - Tous les textes cités provien­ nent indifféremment des deux éditions de la Critique : on ne peut donc invoquer ici une réelle évolution du vocabulaire kantien ; on doit seulement noter qu'« Objekt » est plus fréquent dans les passages ajoutés dans la seconde édition : nous en verrons la raison dans les prochaines pages . 53 . Let tre à Schultz, 26 août 1783, X , 330. - Cf. O.P. , XXI, 219, 539, 577 (mai-août (?) 1799) ; - XXII , 306, 382, 389, 475, 552-3 (août 1799-avril 1800). 54. C.R.P. , A, IV, 81, T.P., 119. 55 . Jug., V, 482, Philo. , 283-4. 56. Reflex. , n ° 6338a (1794-5), XVIII, 663 et O.P. , XXI, 458 (avant 1796).

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Gegenstand apparaît donc comme un Objekt, mais en tant qu'il est pour une conscience empirique pleinement déterminée selon les règles néces­ saires de la synthèse, du point de vue de la modalité; alors, en effet, grâce aux principes de l'unité de l'expérience, nous parvenons à « l'unifi­ cation dans un Objekt comme Gegenstand 57» et, réciproquement, nous avons « un Gegenstand des sens», qui est « une représentation empirique, c'est-à-dire la perception d'un Objekt 58». Bien qu'encore vagues, ces formules laissent au moins entendre que l'Objekt est ce qui est contenu dans le Gegenstand, ce qui est rendu possible et présent par lui et ce qui trouve en lui une modalité parti­ culière d'existence. Il n'est donc pas étonnant que la confrontation des deux mots serve quelquefois à exprimer une subordination entre les aspects de l'objet : ainsi Kant peut-il écrire que « la représentation synthétique a priori» est la « forme des Objekte, à laquelle les Gegenstande doivent être conforme 59 » et que « Sans ce rapport originaire à l'expérience possible, dans laquelle se présentent tous les Gegenstande de la connais­ sance, leur rapport à n'importe quel Objekt ne peut absolument pas être compris 60• » Ici, l'Objekt apparaît comme le terme d'une relation, ce à quoi se rapporte le divers, ce à quoi il renvoie le sujet : « Dans l'unité de la conscience possible, réside aussi la forme de toute le connaissance des Gegenstande ( ce par quoi le divers est pensé comme appartenant à un Objekt ) 6 1 » ; lorsqu'il oppose le suprasensible au phénomène, Kant dit du premier que « nous ne pouvons l'intuitionner comme Objekt, car un pareil Gegenstand ne devrait être représenté ni dans l'espace, ni dans le temps 62 » : ce texte montre que les deux mots peuvent désigner la même chose, mais sous deux aspects, le premier comme terme existant pour le sujet, le second comme terme constitué de propriétés, connues ou non 63 ; c'est pourquoi Kant écrit que « Ce n'est qu'au moyen des formes pures de la sensibilité qu'un Gegenstand peut nous apparaître, c'est-à-dire être un Objekt de l'intuition empirique 64 », et affirme que ces formes sont objectives, parce qu'elles permettent la « connaissance des Gegenstande » et la « relation aux Objekte 65 ». S'il en est ainsi, c'est que ce mot, par son origine et sa composition, exprime avec plus de netteté et de force l'opposition au sujet et à ses facultés : aussi Kant l'emploie-t-il spontané57. O.P. , X X I , 241 (mai-août ( ? ) 1799) . - De même, la philosophi e transcendantale, sys­ tème qui , nous le verrons dans la quatrième partie, développe tout le contenu de la raison pure et de la seule subjec tivité dans le domaine de l 'objectivh� théorique et pratique et qui montre la place du moi dans le monde en vue de la construction de l 'objet scientifique e t mora l , s e défini t comme « l a raison s e constituant elle-m�me e n vue d e l 'Objekt comme Gegenstand dans Je phénomène » (O. P. , X X I , 1 07 (déc . 1800-fév . 1803 ) ) : à ce moment , « Moi , sujet, je suis pour moi-même Obj ekt, c'est-à-dire Gegens tand de moi-même » (O.P. , XXI I , 81 (avril-déc . 1800)). 58 . O.P. , XXI I , 503 (août 1799-avril 18C0). 59. 0. P. , XXI , 39 (déc. 1 800-fév . 1 803) . 60 . C. R.P., I I I , 105, T.P. , 1 05 . 61 . C. R.P. , A . I V , 94, T . P . , 1 45 . 62 . C.R.P., I I I , 340, T . P . , 374 . 63 . Cf. C.R.P. , A , IV, 226, T.P., 290 : En ce qui concerne « les Objekte » qui nous affec­ ten t nous ne pouvons « pas du tout connaître de quelle sorte de Gegenstand » il s 'agit . C.R.P. , I I I , 102, T.P. , 1 03 . - Cf. C.R.P., B, I I I , 73 , T.P., 75 : « Les jugements . . . . ne peuven t at teindre que les Gegenstande des sens et ':aloir que po�r ! es Objekte de � •expé­ rience possible » ; - O.P. , XXI I, 3 93 (août 1799-avnl 1800) : « L ObJekt de la physique », c 'est « le Gegenstand de l 'expérience ». 65 . Jug. Prem. in trod. , XX, 222 .

64.

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LA DÉFINITION DE L'OBJECTIVITÉ THÉORIQUE

ment, lorsqu'il veut insister sur la différence existant entre « le mouvement de l'Objekt » et « le mouvement comme acte du Subjekt 66 », entre « la détermination de l'Objekt » et « la détermination du Subjekt 67 », entre la raison ayant « affaire à des Objekte » et cette faculté ayant « affaire à elle-même 68 ». Il s'ensuit que le mot Objekt signifie toujours, qu'il s'agisse de l'objet des sens ou de celui des concepts purs, du moi ou du contenu de l'expérience externe, ce que le sujet a en face de lui et qui se distingue de lui, ce avec quoi il est ou cherche à être en relation, ce qu'il vise dans ses représentations sensibles, intellectuelles ou rationnelles, lorsqu'il saisit ou prétend saisir un objet 69. Objekt et Gegenstand ne désignent donc pas deux êtres distincts : ils signifient seulement deux aspects de l'objet et la différence n'est manifeste et importante que dans les textes où ils se trouvent confrontés. Alors, en effet, dans ce qui est ou peut être un objet pour le sujet, on peut mettre en valeur ce qu'il est comme substrat de propriétés, contenu de jugements et remplissement des facultés et on parlera de « Gegenstand »; il est possible, au contraire, de porter l'accent sur son opposition au sujet, son extériorité, sur ce qu'il est comme terme d'un rapport et comme être intentionnel pour les facultés représentatives et on l'appellera « Objekt » : il est permis de dire que le Gegenstand, c'est l'Objekt considéré dans sa réalité (au sens kantien de ce mot ) , dans sa consistance et sa présence, alors que l'Objekt, c'est le Gegenstand considéré dans son existence pour le sujet, dans son extériorité et son effectivité, là où il faudrait préciser - comme nous avons vu Kant le faire une fois - qu'il s'agit du « was dawider ist ». Une distinction aussi relative se comprend bien, si l'on a les principes du criticisme présents à l'esprit : le sujet et ses facultés formelles ne suffisent pas pour une quelconque objectivité; il faut quelque chose d'autre, qui se présente et s'oppose à la fois, un terme de remplissement et de référence : il faut un corrélat de la conscience, mais un corrélat comporte deux aspects, la solidarité et l'extériorité, Kant s'interdisant de séparer la relativité épistémologique de l'objet et sa transcendance ontologique, mais se faisant un devoir de les distinguer. Et si, à la première lecture, « Gegenstand » semble réservé au phénomène et « Objekt » à la chose en soi, c'est qu'effectivement il n'est un véritable objet pour nous que dans son être comme phénomène et que son extériorité est son existence comme chose en soi : l'identité profonde et la distinction relative du Gegenstand et de l'Objekt reproduisent la double relation existant entre le phénomène et la chose en soi, qui, nous le savons, ne sont pas deux êtres, mais deux aspects du même être, qui est objet 10.

66. C.R.P., B, I I I , 121-2 note, T . P . , 133 note. 67. C.R.P. , B, I I I , 128 note, T .P., 143 note. 68 . C.R.P. , B, I I I , 8, T .P . , 16. 69. Cf. C.R.P. , III, 168, T .P., 183 : « On peut bien n ommer Objekt toute chose et même toute représentation en tant qu 'on en a conscience ; mais pour savoir ce que ce mot signifie par rapport aux phénomènes considérés (en tant que représentations) n on pas comme des Objekte , mais comme désignant seulement un Objekt, il faut un examen plus approfondi. » _ Dans ces conditions, il est naturel que le m ot Objekt soit plus fréquent dans la deuxième éd � tion de la Crit!q�e, p uisq � e Kant y insiste plus sur l'extériorité de l'objet par rapport au s• ·Jet et sur sa � 1stmction d avec les représentations (cf . Ire partie, sect. I, chap . 5). 70 . Cf. t re partie , sect. 1 , chap . 5 & 6.

ASPECTS ET NIVEAUX DE L'OBJET

B. -

30 1

LE PHÉNOMÈNE : ERSCHEINUNG ET PHAENOMENON

On ne peut, en effet, définir l'objet perçu et connu, tel que le conçoit Kant, sans préciser la nature de ce à quoi il le réduit: le phénomène. L'opposant à la chose en soi, il semble obligé d'en faire, comme dans la première édition de la Critique, une simple représentation ou « un jeu de représentations qui, en définitive, aboutissent à des déterminations du sens in terne 1 . » Mais toute représentation n'est pas phénomène: les idées théoriques et pratiques, esthétiques et téléologiques le prouvent 2 • Kant le montre avec une netteté particulière, quand il insiste, dans la seconde édition de la Critique, sur l'opposition du phénomène à l'apparence, représentation illusoire produite par l'imagination, l'entendement ou la raison: « Quand je dis que, dans l'espace et le temps, aussi bien l'intuition des objets extérieurs que l'intuition de l'esprit par lui-même représentent chacune leur objet comme il affecte nos sens, c'est-à-dire comme il nous apparaît, je ne veux pas dire que ces objets soient une simple apparence. En effet, dans le phénomène, les objets et même les propriétés que nous leur attribuons sont toujours considérés comme quelque chose d'effectivement donné ; seulement, dans la mesure où ces propriétés dépendent du mode d'intuition du sujet dans la relation de l'objet donné à lui, cet objet est distinct comme phénomène de ce qu'il est comme objet en soi 3 » ; nous ne devons pas nous laisser abuser par une traduction nécessairement défectueuse : apparence» traduit « Schein », qui correspond au verbe « scheinen = paraître», tandis que « phénomène» traduit « Erscheinung », qui corres­ pond à « erscheinen = apparaître », en sorte que le phénomène se distingue de l'apparence, qui est un simple paraître, en ce qu'il est un apparaître solidaire de l'action de la chose en soi sur la réceptivité et de la présence de données sensibles empiriques. Encore faut-il ajouter qu'il se distingue aussi de ces dernières: « L'effet d'un objet sur la faculté représentative, en tant que nous en sommes affectés, est la sensation. L'intuition, qui se rapporte à l'objet au moyen de la sensation, s'appelle empirique. L'objet indéterminé d'une intuition empirique s'appelle phénomène 4» ; on voit que celui-ci n'est pas la simple représentation contenue dans la sensibilité: il en est doublement éloigné puisqu'il est l'objet cte l'intuition, qui repose sur cette impression 5 • Aussi Kant est-il amené, dans la seconde édition de ;-

4(

1 . C. R.P., A, IV, 78, T.P., 1 14. - J'ai cité de nombreux textes analogues, qui ramenaient les phénomènes du sens externe à de� représentations, quand j 'ai résumé la Critique du paralogism e de l'idéalité du monde extérieur contenue dans cette même première édition (cf. 1 re partie, sect . I, chap. 5). 2. Cf. 2c et 3c parties. 3. C.R.P., B , III, 71, T.P., 73-4. - Sur la théorie kantienne de l 'apparence, cf. 2c partie, chap. 1. _ La distinction du phénomène et de l 'apparence était déjà exposée avec force dans les Prolégomènes (§ 13, Remarque I l l ) ; dans la première édition de la Critique, elle étai t contenue implicitement dans la défini tion de l 'apparence ( Introduction de la Dialectique trans­ cendantale) ; la Dissertation de 1770 l 'ignorait, puisqu 'elle faisait du phénomène l 'objet des concep ts de l'expérience, et de l 'apparence leur matériau (§ 5 ) . 4. C.R.P., I I I , 50, T . P . , 53. 5. Dans les Ref lexionen des années 1770, Kant oppose le phénomène, qui comporte un ° rapport à l 'obje t, à la sensation, impression, représentation passive ou état du sujet (n 619 ° ( 1769), X Va, 268 ; - n ° 683 (1769-70), XVa, 304 ; - n ° 413 (1770-8 ?), XVa , 167 ; - n 756 ( 1772), XVa , 330). 11

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LA DÉFINITION DE L'OBJECTIVITÉ THÉORIQUE

la Critique, à préciser le sens de cette définition posée dans la première édition: dans la Réfutation de l'idéalisme, il insiste sur ce qui distingue l'objet phénoménal de la représentation, sur son extériorité par rapport aux états du sujet 6 ; dans une note de l'Esthétique transcendantale, il définit le phénomène en le rattachant à la représentation, certes, mais sans le réduire à celle-ci, parce qu'il le rattache en même temps à l'en soi: « Ce qu'il ne faut pas chercher dans l'objet en soi, mais toujours dans le rapport de cet objet au sujet et qui est inséparable de la représentation, c'est le phénomène 7». Celui-ci n'est donc pas un simple contenu subjectif de la faculté repré­ sentative : même lorsqu'il n'est que l'objet encore indéterminé par l'enten­ dement de l'intuition empirique, il en est déjà l'objet. S'il en est ainsi, ce n'est pas seulement parce qu'il est lié à la réceptivité sensible et qu'il résulte de l'action de la chose en soi ; c'est parce qu'il est, nous le savons, cette chose elle-même, non, sans doute, telle qu'elle est en soi, mais au moins telle qu'elle est pour le sujet 8: c'est parce qu'il est, comme son nom l'indique, un apparaître et que, Kant tient à le rappeler dans la Préface de la seconde édition de la Critique, un apparaître est nécessairement !'apparaître de quelque chose, d'un être 9 • Le phénomène n'est pas la représentation: il est l'apparaître de l'être, qui est l'objet de la représen­ tation ou, plus exactement, l'objet de la conscience dans la représentation.

Le terme le plus fréquemment employé pour le désigner est « Erscheinung » ; mais Kant se sert aussi du mot « Phaenomenon 10 » . Cette distinction de vocabulaire est-elle significative? Indique-t-elle l'exis­ tence de deux espèces différentes de phénomènes? Une telle éventualité n'est pas à exclure, puisque le criticisme distingue avec une netteté suffisante le phénomène donné à la sensibilité, l'objet de l'intuition empi­ rique évoqué dans !'Esthétique transcendantale, et le phénomène déterminé par l'entendement, l'objet connu selon les catégories, tel qu'il est étudié dans !'Analytique transcendantale. Les textes les plus précis à cet égard semblent bien établir une correspondance exacte entre les deux mots et ces deux types d'objets: « L'objet indéterminé d'une intuition empirique s'appelle Erscheinung 11 » ; « Les Erscheinungen, en tant qu'elles sont pensées comme objets suivant l'unité des catégories, s'appellent Phaeno­ mena 1 2 • » L'étymologie ne saurait rendre compte de ces définitions et de cette distinction : le mot d'origine germanique et le terme transcrit du grec signifient également « ce qui apparaît », par opposition aussi bien à « ce 6. Cf. 1 re partie, sect. 1, chap . S .

7. C.R.P., B , I II , 71 note , T .P . , 7 4 note . 8. Cf. 1"' partie, sect. I , chap . 6. 9 . C.R.P., B , III, 17, T.P., 23 : cf. 1"' partie, sect. I , chap. 6. 10. Souvent remplacé par Phanomen, le pluriel étant soit Phanomena, soit Phanomene. 1 1 . C.R.P., I I I , 50, T.P., 53 ( souligné par moi). - Cf. Reflex., n° 4634 (après 1TI2), XVII , 618 ; - n ° 40 (1773-5) , XIV, 118-9 ; - n° • 6359 & 6360 ( 1797), XVI I I , 687-8 ; - Progrês méta., XX, 268-9. 12. C.R.P., A, IV, 162, T.P., 223 (souligné par moi).

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qui est» réellement qu'à «ce qui paraît» de manière subjective et illu­ soire. L'usage et la tradition donnent, au contraire, de précieuses indica­ tions sur le vocabulaire adopté par Kant et sur les raisons de ce choix. «Erscheinung» appartient d'abord à la langue allemande cultivée et surtout scientifique : on l'emploie alors spontanément, dès qu'on songe à la manière dont un objet se présente aux sens d'un observateur, à son apparence entendue comme mode d'apparition d'un être pour un sujet placé à un certain point de vue; il s'agit d'une perception que la science se charge de décrire, d'analyser et d'expliquer: ce mot fait partie du vocabulaire traditionnel de la cosmographie. En dehors de tout criticisme et bien avant qu'il ait découvert la phénoménalité des objets perçus et connus, Kant suit cet usage: il parle d'«Erscheinung » à propos de la sphère des étoiles fixes 13 ou de la course errante, tantôt progressive, tantôt rétrograde, des planètes considérées du point de vue de l'observa­ teur terrestre 14 ; de même, à la suite des géographes, il emploie ce mot pour désigner les « phénomènes naturels», les conséquences observables des forces de la nature, notamment lorsqu'il décrit les signes et les mani­ festations des tremblements de terre 15 • Aussi comprend-on que, dans le système critique, « Erscheinung » signifie l'objet encore indéterminé de l'intuition, ce qui deviendra la matière de la construction scientifique : ce qui donne des �bjets 16 et procure une existence 17 , ce qui ne comporte pas encore la légalité, mais qui sera déterminé selon des lois 1 8 , ce dont le divers est parcouru dans la synthèse d'appréhension avant d'être conçu dans la synthèse de recognition 19 , le réel porteur des prédicats sensibles 20 , telle l 'intensité 21 • « Phaenomenon » est un terme usuel de la tradition philosophique de langue latine: il n'est donc pas nécessaire de justifier sa présence dans les écrits latins de Kant; dans les écrits allemands, il se trouve très souvent dans des expressions latines insérées dans le texte, telles que substantia phaenomenon, causalitas phaenomenon, necessitas phaenome­ non ou libertas phaenomenon : il s'agit alors d'une référence, fort explicite pour le lecteur informé, à l'usage scolaire traditionnel; en matière de philosophie, Kant pensait d'abord en latin 22 : il est donc légitime de penser que ce mot est toujours senti comme une transcription et qu'il contient une allusion à ses origines. Pour Kant, cette tradition est avant tout leibnizienne; or Leibniz appelait «phénomènes» les êtres purement relatifs, privés de substantialité et d'unité propres: par exemple, les agrégats, les mouvements et leurs effets; en outre, son substantialisme l'amenait à poser, comme fondements métaphysiques de ces êtres physiques, des substances et des forces, en sorte que les phénomènes se définissaient 13. Hist. univ. na t., 1re partie, passim. 14. Prolég., IV, 291, Gib. , 55 . 15. Géog. et les trois ouvrages de 1756 sur les t remblements de terre, passim. 16. C. R.P., A, IV. 83, T.P . , 123. 17. C.R.P., 111, 164-5, T.P., 180. 18. C.R .P. , B, III, 126-7, 129, T .P. , 141-2, 146. 19. C.R.P. , B, III, 124, T.P., 138. 20. C. R.P. , B, III, 71 note, T . P . , 74 note. 21. C. R.P., III, 153, 157, T. P., 169, 172. 22. Ainsi demande-t-il à Beck de « traduire d'une manière totalement compréhensible en latin le mot Beylegung ,. ( lettre à Beck, ter juil. 1794, X I, 496).

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comme des manifestations extrinsèques d'êtres absolus ; enfin, son ratio­ nalisme logiciste lui faisait concevoir ces substances comme des sujets comportant la raison d'être de tous les prédicats susceptibles de leur être attribués avec quelque vérité et, par suite, de tous ces phénomènes, comme des essences constituées par la loi de la série de tous ces événements et de toutes ces manifestations: le phaenomenon des maîtres leibniziens de Kant était la manifestation extérieure, relative et particulière de la substance et de sa loi. Celles-ci étant perçues par l'entendement clair et celui-là étant saisi seulement par la sensibilité confuse, la conception leibnizienne ne manquait pas d'évoquer et, parfois, d'invoquer la distinc­ tion faite par le platonisme traditionnel entre deux types d'êtres ou d'objets: le phaenomenon qui apparaît aux sens, et le noumenon qui est conçu par l'entendement, et cela, quelles que soient les différences de doctrine, puisque le phénomène est infiniment plus fondé en être et en vérité dans le monisme de Leibniz que dans le dualisme des Platoniciens. La doctrine kantienne du phénomène s'inscrit dans le prolongement des analyses leibniziennes 23 et commence par se référer de manière explicite à la tradition platonicienne 24 : le mot « Phaenomenon» a donc sa place dans le criticisme, dès qu'il est question d'un objet connu, qu'il convient de penser comme la manifestation d'un être plus réel, obj et possible d'une autre connaissance, uniquement intellectuelle. Cette conti­ nuité et cette fidélité dans le vocabulaire se comprennent à partir des antinomies. Dans son premier ouvrage, Kant veut résoudre le conflit, qui divisait les physiciens, en faisant de la force purement extérieure et extensive, mesurée géométriquement par mv, le phaenomenon de la force substantielle, définie par mv 2 25 , et, à la fin de sa vie, dans l'Opus postumum, il présente la force mécanique, dérivée du mouvement, comme le Phanomen de la force dynamique, productrice du mouvement 26 ; la seconde antinomie, génératrice du système, a précisément pour objet l 'opposition leibnizienne entre la substantialité absolue et la divisibilité infinie, la monade et le phénomène 27 ; quant aux antinomies dynamiques, responsables en grande partie des conclusions critiques, elles conduisent à admettre, à côté des objets relatifs soumis à la causalité mécanique et à sa nécessité conditionnelle, la possibilité d'une nécessité totale et d'une causalité libre comme fondements internes et premiers, en sorte que nous sommes amenés à concevoir les objets de la science comme les manifestations sensibles extérieures de réalités intelligibles absolues, c'est­ à-dire exactement comme les phaenomena de noumena: ainsi en est-il des actes humains perçus par les sens et conçus selon les principes de la connaissance objective 28 , l'action et sa légalité ( conformité externe à la loi) se laissant définir comme les phénomènes de l'intention et de sa moralité (respect interne pour la loi) 29 ; de même, la république future, limite du progrès politique réalisable, doit être pensée comme le phéno23. 24. 25 . 26. 27. 28. 29.

Cf. Introduction, chap. 2. Dissert. , § 3. Pensées sur la véritable estimation des forces vives, I, 162. O.P., XXII, 242 (janv.-fév. 1799). Ref lex., n ° 4500 (après 1772) , XVII, 574-5 . C.R.P., Ill, 37 1 , T.P., 401 ; - C.R. Prat., V, 98, Pic. , 104. O.P., XXII, 619 ( ?).

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mène de la république idéale ou nouménale 30. Le Phaenomenon est donc l'objet de la science du sensible spatial et temporel, tel qu'il s'oppose à l'objet de l'entendement pur, le noumenon, dont il peut être pensé comme la manifestation, et aussi tel qu'il se distingue de l'objet indéter­ miné de la perception, l'Erscheinung des paragraphes précédents. On ne peut, cependant, donner à « Erscheinung » une signification aussi restreinte. Kant se sert, en effet, de ce mot, quand il évoque l'objet de l'intuition déjà déterminé par l'entendement, l'objet empirique pensé au moyen des concepts 31 ou l'unité synthétique du divers : « L'Erscheinung, qui m'est donnée, quoique n'étant rien de plus qu'un ensemble de représentations, est considérée comme l'objet de ces mêmes représen­ tations, objet avec lequel doit concorder le concept que je tire des représentations de l'appréhension 32 » ; dans les prochaines pages, nous verrons que l'objet scientifique défini a priori grâce aux catégories, qu'est le phénomène de phénomène, est plus souvent appelé « Erscheinung » que « Phanomen » : en définitive, quel que soit le degré de détermination intellectuelle, un seul mot suffit pour nommer tout ce qui s'oppose à la chose en soi et à l'apparence 33 • En outre, dans l'énumération de tous les objets éventuels d'un entendement en général, « Erscheinung » est presque aussi fréquent que « Phaenomenon », pour faire pendant à « Noumenon 34 » ; dans la Dialectique de la raison théorique et dans le domaine de la raison pratique, ce qui est présenté comme une manifes­ tation extérieure d'un absolu intelligible est bien plus souvent désigné par « Erscheinung » que par « Phaenomenon » : ainsi en est-il pour les exemples précédemment évoqués, l'action et sa légalité posées comme Erscheinungen de l'intention et de sa moralité 35 , de la liberté trans­ cendantale et du caractère intelligible 36 • « Erscheinung » signifie donc le phénomène en général ; le terme vaut pour tout ce qui n'est ni apparence, ni chose en soi, ni noumène, même quand nous y voyons une manifestation particulière et extérieure d'un absolu et d'un en soi, que nous tentons de penser dans un noumène : c'est l'être pour nous, son apparaître, qu'il soit perceptif et indéterminé, scientifique et défini ou métaphysiquement représenté par rapport à un intelligible. « Phaenomenon » est employé par Kant pour désigner une espèce d'Erscheinung, le produit de la coopération de l'entendement et de la sensibilité en tant que distinct de l'objet de la seule intuition, quand il veut l'opposer au noumène et faire allusion à la tradition leibnizienne et platonicienne : « Quand nous appelons certains obj ets, comme Erscheinungen, des êtres des sens ( Phaenomena ) , .... il est déjà dans notre concept de leur opposer .... des êtres de l'entendement ( Nou­ mena) 37 » ; en définitive, il s'agit toujours d'un mot emprunté à la langue Con f l. Fac., VII , 9 1 , Gib., 108 . C.R.P. , I I I , 204 , T . P . , 218 ; - B, I l l , 1 19, T.P., 128 . C.R. P., I I I , 1 69, T.P., 184. C.R.P., B, I I I , 71 et note, T . P . , 73-4 et note. C . R . P . , Du fondement de la distinct ion de tous les ob jets en phénomènes et noumènes, passim . 35. Relig ion, VI, 73 , Gib. , 99. 36. C. R . P. , I I I , 368-77, T.P. , 399-407. 37. C . R . P . , B, I I I , 209, T.P. , 224 .

30. 31. 32. 33 . 34 .

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scolaire classique et compris comme tel, d'un terme que chacun a appris à utiliser et dont il veut expliquer le vrai sens en montrant que ce n'est qu'un aspect particulier de l'Erscheinung 38 • « Erscheinung » et « Phaenomenon » ne diffèrent donc que par l'accent, les intentions et les allusions : ils ont finalement le même sens et désignent la même chose. Cette identification exprime l'essence du criticisme, tout en éclairant la doctrine kantienne du phénomène. D'une part, en effet, l'être pensé comme manifestation extérieure et relative d'un absolu quelconque, le phaenomenon, ne peut être compris comme un autre être, une moindre réalité, une substantialité partielle et dégradée, mais seule­ ment comme un apparaître de l'être pour un sujet sensible, c'est-à-dire comme Erscheinung 39 • D'autre part, si l'Erscheinung est l'objet de la perception, elle est aussi celui de l'entendement, quand il conçoit un être relatif spatio-temporel et le pense comme manifestation d'un inconditionné, quand il se représente donc un phaenomenon; en effet, le mode d'appari­ tion pour un sujet sensible placé à un certain point de vue est toute la matière de la connaissance scientifique et de la réflexion métaphysique: c'est !'apparaître indéterminé de l'intuition, qui est déterminé par l'enten­ dement et que la raison tente de rattacher à une détermination totale. Loin de servir à exprimer une dualité réelle au sein du phénomène, Erscheinung et Phaenomenon se trouvent identifiés dans le système kantien, car, au-delà des distinctions, qui sont nécessaires pour l'accomplis­ sement du projet critique, mais qui restent relatives et subjectives, parce qu'elles résultent des rapports de l'objet aux diverses facultés du sujet, il y a une unité profonde du phénomène: l'identité ontologique et matérielle de l'apparaître de l'être dans ses multiples aspects pour la conscience qui le perçoit, le conçoit et le pense. C. - LE

PHÉNOMÈNE DE PHÉNOMÈNE

Dans les pages de l'Opus postumum rédigées entre août 1799 et avril 1800 1 , Kant introduit cependant une dualité inattendue et assez mystérieuse dans la notion de phénomène: il fait état d'un «phénomène indirect», « de second rang» ou « de second ordre»; il insiste sur ce dédoublement, en opposant ce nouveau terme au phénomène simple, et il établit un rapport de subordination, en l'appelant «phénomène du», 38. Il est permis de comprendre ainsi le texte de Kant cité au déb ut de cette analyse : quand il écrit que « Les Erscheinungen, en tant qu'elles sont pensées comme des objets suivant l'unité des catégories, s'appellent Phaenomena » (C.R.P., A, IV, 162, T.P., 223), il ne prop ose peut-� tre . pas une dé �nition d_u _ Phaenomenon en le distinguant de l'Erscheinung, mais une exphcat1on de la notion trad1t10nnelle de Phaenornenon à partir de la notion cri­ tique d'Erscheinung, en réduisant la première à un aspect de la seconde. 39. Cf. le passage proprement kantien de la réduction phénoménale à la réduction critique ( Introduction, chap. 2). 1. Dans les prochains paragraphes, nous verrons que des textes antérieurs et surtout postérieurs tr� ite� t du même objet avec des définitions et des explications presque identiques (cf., en particulier, O.P. , XXI I , 413-4 (avril-déc. 1800)), mais les formules exprimant un redoublement du phénomène ne s'y rencontrent pas : on pourrait en conclure qu 'il s'agit d'une doctrin_e transitoire _ et spécialement d'un vocabulaire épisodique ; cependant, même dans ce cas, 11 faut pouvoir rendre compte de leur apparition et de leur présence passagère dans le cours de la pensée kantienne.

ASPECTS ET NIVEAUX DE L'OBJET

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« d'un», « de» ou « des phénomènes»: pour le désigner, il est commode d'adopter l'expression générique de « phénomène de phénomène 2 ». Cette notion ne devrait pas faire difficulté, semble-t-il : Kant donne, en effet, des indications nombreuses et assez précises sur la nature, les éléments constitutifs et l'origine d'un tel objet. Souvent, il le distingue du phénomène obj ectif, en le qualifiant de « subjectif 3 »: il s'agit donc de « ce que le suj et produit 4 », d'une œuvre de la raison 5 , c'est-à-dire, selon le vocabulaire habituel dans l'Opus postumum, non d'un «