La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling 271160912X, 9782711609123

La philosophie de Hegel a reussi; trop bien, peut-etre, car Hegel a trop critique l'entetement individuel afin d�

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La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling
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BIBLIOTHÈQUE DES TEXTES PHILOSOPHIQUES Directeur: Henri GOUHIER

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PHILOSOPHIQUE

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BIBLIOTHÈQUE

DES TEXTES

PHILOSOPHIQUES

Directeur: Henri GOUHIER

G.W.F. HEGEL LA DIFFÉRENCE ENTRE LES SYSTÉMES PHILOSOPHIQUES DE FICHTE ET DE SCHELLING DU MÊME AUTEUR

K.L. REINHOLD ÉLÉMENTS D'UN TABLEAU DE LA PHILOSOPHIE AU DÉBUT DU XIXe SIÈCLE (extraits)

La découverte du régime présidentiel. Paris, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 2e éd. 1982, in-8 de 400 pages. Inexécution et résolution en Droit anglais. Paris, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 1968, in-8 de 250 pages.

F.W.J. SCHELLING ou G.W.F. HEGEL DE LA RELATION ENTRE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE ET LA PHILOSOPHIE EN GÉNÉRAL

LOCKE - Deuxième traité du gouvernement civil. Constitutions fondamentales de la Caroline. Résumé du premier traité du gouvernement civil. Introduction, traduction et notes. Paris, Vrin, 2e éd. 1977, in-8 de 256 pages.

Présentation et traductions par Bernard GILSON

L'individualité dans la philosophie de Bergson, Paris, Vrin, 2e éd. 1985, in-8 de 112 pages. The Conceptual System of Severeign Equality. Louvain, Peeters, 1984, in-8 de 602 pages.

Docteur ès Sciences Politiques, Docteur en Droit Diplomé d'études supérieures de Philosophie Licencié d'Allemand, licencié d'Anglais, licencié de Russe LL.M. (London)

Ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique

PARIS LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN

6, Place de la Sorbonne, Ve 1986

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PRÉSENTATION

La loi du Il mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que (( les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective» et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, (( toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ~es ayants droit ou ayants cause, est illicite» (alinéa 1"' de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code Pénal

© Librairie Philosophique J. VRIN, 1986 Printed in France

ISBN 2-7116-0912-X

Hegel veut rencontrer l'Absolu du devenir de l'être dans le néant. Cet Absolu, il le présuppose, mais ne le pose pas, comme Schelling, à la manière d'un être vivant que la dissection trancendentale apparente à un « deus ex machina », simple ou articulé. L'Absolu hégélien développe et unifie ses manifestations dans le monde et avec l'esprit humain, suivant la dialectique de l'Idée absolue. Pour le rencontrer, Hegel étudie le développement logique de l'Idée pure. Il discerne la découverte phénoménologique de l'Idée. Il organise la science de l'œuvre de l'Idée en un système enclycopédique intégré, où l'action des êtres pensants tient une place. C'est souvent en politique que Hegel a fait école. Totale ou partielle, explicite ou diffuse, de droite ou de gauche, son influence a aidé les tenants de toutes sortes d'opinions à mettre en ordre leurs aspirations. Il ne s'agissait pas que de l'élégance des programmes, mais plutôt du remords de ne pas les fonder sur une réflexion suffisante. Hegel a proclamé l'importance morale du Droit. Il conçoit le Droit comme un ordre rationnei, dont l'État organise et réalise l'unité. Il affirme que les peuples ont le devoir et le droit de se constituer en États, à la fois pour vivre et pour que des philosophes enseignent l'Idée, accompagnés de quiconque saisit la dialectique. Cette constitution et individualisation d'un peuple comme État ne devient possible qu'à un niveau suffisamment développé d'organisation et de culture. Les assises culturelles de la constitution de chaque État font partie intégrante de la qualification d'État souverain et du droit à prétendre être reconnu comme tel. Que l'on approuve ou non cet aspect du système hégélien, l'on ne peut guère contester son authenticité comme tentative d'organisation rationnelle, fondée sur une philosophie. D'une part, la théorie hégélienne de l'État n'est qu'une partie d'un ensemble et l'on peut porter sur elle, dans une certaine mesure, un autre jugement que sur le reste ou l'ensemble. D'autre part, il n'est pas légitime d'évaluer cette théorie, quoi que l'on pense d'elle, sans tenir compte de l'ensemble, quoique l'on pense de lui. A généraliser ces remarques, on aboutirait au problème de l'éclectisme, lié à celui de l'authenticité. Tout philosophe, comme tout être humain, s'inspire de sources diverses et réinterprète les enseignements d'autrui. De même, tout lecteur d'un philosophe oscille entre deux extrêmes: vers l'exté-

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rieur,la synthèse formelle des concepts, vers l'intérieur, l'acte de repenser. Il faut que l'intérieur l'emporte, sinon la pensée risque de dégénérer en un dosage conceptuel par trop arbitraire. L'une des précautions de l'authenticité dans l'éclectisme consiste à s'astreindre à découvrir la pensée de chaque auteur pour elle-même avant de l'utiliser. II faut se soumettre, en vertu d'une certitude méthodique, à la logique du système avant de prospecter les enseignements acceptables. Une telle discipline s'impose plus que jamais aux lecteurs de Hegel. Cependant, au risque d'inverser, pour les besoins de la cause, l'ordre des phases de l'étude, on peut affirmer d'avance que ce philosophe réserve à quiconque des profondeurs et précisions adaptables. Cela dit, les leçons semblent plus profitables si l'on accepte certaines thèses susceptibles de survivre hors du milieu hégélien. L'on peut en citer quelques-unes. Par exemple, chaque être humain construit sa pensée. Chacun subit, en un sens, le monde, mais y agit pour sa faible part et, en cette partie subjective du monde qui est sa propre conscience, choisit une diversité pour se représenter la diversité, imprime un ordre à sa représentation de l'ordre. Enfin chacun distigue, donc divise des éléments du réel devenus ceux de sa pensée, mais n'y parvient que s'il unifie des aspects de son expérience pour former ces termes et les associer entre eux. Hegel lui-même n'est pas parti d'un vide qu'il eût fallu combler en inventant tout. Il a choisi de prendre la suite de la philosophie antérieure, et plus précisément, de Kant, de Fichte et de Schelling. Fichte a accepté, puis corrigé Kant. Schelling a agi de même avec Fichte. Hegel en a fait autant avec Schelling. Le moment décisif, pour saisir la genèse de la pensée hégélienne, coïncide donc avec l'apparition d'une différence entre Hegel et Schelling. Or, le premier écrit personnel publié de Hegel, La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, tend à définir l'ampleur et la signification de l'acceptation maximale du système de Schelling p~lf Hegel. Telle est l'œuvre ici traduite et présentée. Dans La différence, Hegel discute des théories de Kant et, surtout, de Fichte. Il préconise encore celles du jeune Schelling. Il examine celles de philosophes aujourd'hui moins connus, Reinhold et Bardili, dont le lecteur aurait tort de sous-estimer l'intérêt. Il analyse les textes qu'il commente. Ce faisant, il reprend leur terminologie. Après avoir analysé, il confirme ou réfute. Souvent, il ironise. Hegel se lance« à corps perdu » dans la philosophie et la polémique. Le bref article intitulé De la relation entre la philosophie de la nature et la philosophie en général complète La différence par son contenu : la coïncidence maximale entre Schelling et Hegel. L'on ne sait malheureusement pas de façon certaine lequel des deux philosophes en est l'auteur.

UN TOURNANT DE LA VIE DE HEGEL

La formation Georg Wilhelm Friedrich Hegel naquit à Stuttgart le 7 août 1770. II était le fils aîné de Georg Ludwig Hegel (1733-1789) et de Maria Magdalena Hegel, née Fromme (morte en 1783). Au XVIe siècle ses ascendants lointains habitaient la Carinthie. Professant la religion réformée, ils choisirent de quitter l'Autriche: Johann Hegel, fabricant de pots d'étain, s'établit en Souabe. Le père de Hegel occupait un emploi appréciable dans l'administration du Wurtemberg. Rosenkranz, le biographe classique de Hegel, donne des précisions sur la formation du philosophe!. Hegel fréquenta une école dite « latine» et s'y distingua. De 1786 à 1787 il eut un précepteur à l'occasion d'une maladie. Il achetait des livres avec son argent de poche et les lisait. Émule de Cicéron, il en recopiait des extraits, ou les traduisait. II n'en aimait pas moins jouer aux cartes et aux échecs. Selon Rosenkranz, à l'âge du lycée, il s'inspirait du principe des lumières et s'attachait à l'antiquité grecque et romaine. En 1788 Hegel s'inscrivit à l'Université de Tübingen comme . étudiant en théologie, avec une bourse ducale. Le cycle d'études comportait deux ans de philosophie suivis de trois de théologie. Pendant les années philosophiques, Hegel relâcha d'abord quelque peu son assiduité. II lut pourtant les philosophes et c'est en 1789 qu'il entreprit d'étudier Kant. En 1790, il passa la Maîtrise de philosophie. Il consacra son Mémoire au problème de l'existence d'obligations morales indépendantes de la croyance en Dieu et en l'immortalité de l'âme. Contre Kant, il dénia la nécessité morale de postuler Dieu et l'immortalité de l'âme. L'homme qui n'espère pas de vie future doit prendre d'autant plus de soin de la présente, d'un point de vue qualificatif et quantitatif. Cependant les devoirs les plus élevés revêtent un attrait supplémentaire pour qui les conçoit comme l'expression de la volonté suprême d'un Dieu infiniment puissant et bon : alors l'homme contemple la totalité. Hegel comptait, parmi ses camarades·, Schelling, fils d'un Pasteur, né à Léonberg en janvier 1775. L'étudiant Schelling avait 16 ans en 1790. Hegel et Schelling, favorables aux débuts de la révolution française, la fêtèrent en 1791 et plantèrent un arbre de la liberté. A cette époque, par conscience de sa maturité intellectuelle et non par simple contraste avec Schelling, les camarades de Hegel l'appelaient « le vieux ». En 1793, Hegel passa l'examen de théologie. Il préconisait une pure religion de la Raison, qui prie Dieu en esprit et en vérité et tende à la vertu. Il lui opposait la foi fétichiste. La religion populaire devait mener du fétichisme à la Raison.

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UN TOURNANT DE LA VIE DE HEGEL

Berne Sorti de l'Université, Hegel prit un emploi de précepteur à Berne, dans la famille patricienne des Steiger. Il resta là trois ans, de l'automne 1793 à l'automne 1796. Il continua d'étudier la religion et la philosophie. Sur le plan philosophique, la publication du Fondement de la doctrine intégrale de la science 2 , de Fichte, marqua l'année 1794. Schelling, de son côté, étudiait Kant et Fichte. Dès 1794, il rédigea divers essais philosophiques, dont il envoya le texte à Hegel en Suisse. Ainsi débuta un échange de lettres. Le 16 avril 1795, Hegel écrivait à Schelling: « Du système de Kant, une fois porté au sommet de sa perfection, j'attends une révolution en Allemagne: elle partira de principes qui existent déjà et qu'il suffira d'élaborer de façon générale et d'appliquer à toutes les connaissances existantes »3. Hegel approuvait l'idée de Schelling et de Fichte de reconnaître la fonction créatrice de l'acte moral. Il ajoutait: « Je me propose d'étudi,er la Doctrine de la science de Fichte pendant l'été, quand j'aurai plus de loisir »4. Schelling fit parvenir à Hegel sa propre étude Du moi comme principe de la philosophie, ou de l'inconditionnel dans le savoir humain 5 • Au paragraphe Il, il affirmait l'indivisibilité du moi. Au paragraphe 12 il ajoutait: « Si la substance est l'inconditionnel, le moi est l'unique substance. S'il existait plusieurs substances, il existerait un moi hors du moi, ce qui ne rime à rien. Il faut donc que tout ce qui est soit dans le moi et que, hors du moi, rien ne soit. Le moi inclut tout le réel et tout ce qui est l'est par le réel. Tout réside donc dans le moi. Sans réalité, il n'y à rien; hors du moi, il n'y a aucune réalité; hors du moi, il n'y a rien. Si le moi constitue l'unique substance, tout ce qui est se réduit à un simple accident du moi »6. Le 30 août 1795, Hegel répondit : « Tu ne saurais attendre de moi des observations sur ton écrit. Je ne suis ici qu'un apprenti. J'essaye d'étudier le Fondement de Fichte. Permets-moi une remarque qui m'est venue à l'esprit: elle attestera du moins la bonne volonté de satisfaire à ta demande de t'adresser des observations. Au paragraphe 12, tu reconnais au moi l'attribut d'être la substance unique. Si substance et accident sont des concepts complémentaires, le concept de substance, me semble-t-il, ne devrait pas s'appliquer au moi absolu; mais bien plutôt au moi empirique donné dans la conscience de soi; or, tu attribues l'indivisibilié au moi, qui unit la thèse et l'antithèse suprêmes, et un tel prédicat ne devrait être reconnu qu'au moi absolu et non au moi tel qu'il se présente dans la conscience de soi, où il ne pose qu'une partie de sa réalité »7. Si Hegel voulait à la fois rapprocher la Raison humaine du divin et reporter l'unité des unités au-delà de la conscience empirique, c'est qu'il s'inspirait d'une vision mystique du monde total. A cette vision, il commençait à peine de donner un ordre logique. Or, il ne pouvait se passer de cet ordre, car la réalité métaphysique animait le monde.

En juillet 1796, Hegel parcourut les Alpes bernoises avec trois compagnons de voyage. Pendant ce temps, c'est donc à l'observation pure et simple qu'il se consacra. Il rédigea le compte-rendu de l'excursion. L'on ne saurait lui reprocher de ne pas s'être soucié des faits concrets: « En haut de la vallée, nous logeâmes chez un vacher qui possède 18 vaches, dont le lait lui donne chaque jour 30 livres de fromage et en rend près de 40 au printemps, à l'époque de l'herbe meilleure et plus riche. Il nous a aussi expliqué la manière de fabriquer le fromage et l'utilisation du lait. Tous les matins, on met le lait trait la veille au soir et le jour même dans un chaudron à feu très doux; on le fait coaguler à l'aide d'un acide extrait surtout de l'estomac des veaux et appelé présure. La masse ne doit ainsi que devenir tiède. Quand se produit la coagulation, que l'on facilite en remuant sans cesse, on retire le caillé, on en fait une masse et on la comprime dans une forme ronde en bois »8. Laissant les fromagers remuer le lait à 40° pour le dissocier, Hegel reprit ses méditations. En août 1796, il écrivit une ode intitulée Eleusis et la dédia à Hôlderlin. Il élevait son regard vers le ciel étoilé : « Le sens se perd à contempler. Ce que j'appelais mien disparaît. Je vais, m'abandonnant à l'incommensurable. Je suis en lui, je suis le tout, je suis lui seul. La pensée récurrente, dépaysée, Prend peur devant l'infini. Stupéfaite, elle ne saisit pas La profondeur de cette contemplation. L'imagination met l'éternel à la portée des sens, L'unit à une forme. Soyez les bienvenus, Esprit sublimes, hautes ombres, Aux fronts rayonnants de perfection! »

Hegel invoquait Céres au sanctùaire d'Eleusis. Il trouvait désert le temple enfin accessible. La curiosité du chercheur espérait en vain trouver plus que l'amour de la sagesse. L'ode s'achevait sur l'union du divin et de l'humain: « Cette nuit encore, divinité sacrée, j'ai su que tu étais là.

Souvent aussi la vie de tes enfants te révèle à moi. Souvent je te reconnais comme l'âme de leurs œuvres. Tu es la haute signification, la foi fidèle, Qui n'abandonne pas une divinité quant tout s'abîme »9.

Francfort Après la période bernoise, Hegel prit un autre emploi de précepteur, cette fois à Francfort sur le Main, dans la famille d'hommes d'affaires des Gogel. Il y demeura du début de 1797 à la fin de 1800. Non seulement il poursuivit là ses réflexions, consacrées en partie à la politique, mais il écrivit les premières ébauches de son système. Rosenkranz et Fischer décri-

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UN TOURNANT DE LA VIE DE HEGEL

vent ces manuscrits : 102 feuilles sur la logique métaphysique, 30 feuilles sur la philosophie de l'esprit, ce qui signifie la morale 10 . Hegel définissait la philosophie comrrie la connaissance, par l'Absolu, de son opération, ou de l'idéalité pure, qui ne subit pas l'effet des changements caractéristiques du devenir de la finitude. L'Absolu s'aliène éternellement dans le monde selon les déterminations de l'être et de la pensée. La philosophie théorique porte sur l'idée pure. Elle comprend la logique de l'entendement et celle de la Raison, ou métaphysique. L'unité du concept et de sa réalité s'accomplit comme nature: l'identité de la pensée et de l'être sous la forme de l'être. Les relations déterminées propres à la nature relèvent de l'extériorité, où progresse la conception idéelle du devenir. De la nature procède l'esprit. Par un premier dédoublement, il se réalise de façon objective comme vie. Par un second dédoublement, il devient l'esprit vivant. L'être humain part d'un sentiment pratique et d'un besoin, qu'il cherche à satisfaire par le travail, en s'aidant de la parole. Ainsi s'établissent la propriété, l'échange, l'argent, le contrat, la distinction entre le maître et l'esclave. Les crimes et délits contredisent le développement. L'individu devient moral dans la totalité, qui se présente à lui comme celle d'un peuple organisé en « états» de la société et régi selon une constitution. En 1800 Schelling, plus rapide, proposa aux philosophes le Système de l'idéalisme transcendentaf11 . Au début de cet exposé classique de la moitié de son système, il déclarait: « Toute connaissance repose sur l'accord d'un terme objectif et d'un terme subjectif... Dans notre connaissance, nous pouvons appeler nature l'ensemble de la simple objectivité; en revanche, l'ensemble de la subjectivité s'appelle le moi, ou l'intelligence. Les deux concepts s'opposent »12. Le savoir selon Schelling unifie les deux termes égaux. Cependant, pour expliquer l'identité, il faut la dépasser en attribuant la première place soit à l'objet, soit au sujet. La première solution définit la tâche de la philosophie de la nature, la seconde celle de l'idéalisme transcendental. La même année, parut le livre principal de Bardili, un cousin de Schelling : le Précis de logique l3 • Le Précis de Bardili suscita l'approbation de Reinhold, philosophe à la carrière mouvementée. D'abord maître des novices des moines Jacobites à Vienne, puis laïque et professeur de philosophie, Reinhold se fit le propagateur des idées de Kant. Il écrivit les Lettres sur la philosophie kantienne. Cet ouvrage parut dans le Mercure allemand, dirigé par Wieland, dont Reinhold devint le gendre. Reinhold proposa une version révisée de la philosophie de Kant dans l'Essai d'une théorie nouvelle de la faculté représentative, de 1789. Il se rapprocha de Fichte et de Jacobi dans Les paradoxes de la philosophie la plus récente de 1797. Il prit ensuite parti pour Bardili dans le premier cahier des Éléments d'un tableau de la philosophie au début du XIXe siècle 1 4 •

Iéna et après En janvier 1801, Hegel s'établit à I~éna. Il avait assez développé sa pensée pour affronter l'épreuve suprême du professorat. Ses ébauches pouvaient servir d'un début de notes de cours préparées d'avance. Il restait au théologien consacré par la Faculté de Tübingen à s'affirmer comme philosophe. En peu de temps, Hegel écrivit La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling 15 : à propos des critiques adressées à Fichte et à Schelling par Reinhold, devenu disciple de Bardili, Hegel exposa comment, selon lui, la philosophie de Schelling représentait un progrès par rapport à celle de Fichte. En vue de se qualifier pour l'enseignement supérieur de la philosophie, il écrivit aussi une thèse « d'habilitation » sur Les orbites des planètes l6 • Devenu privat-dozent, Hegel donna des cours à l'Université d'I~éna de l'hiver 1801-1802 à l'hiver 1807-1808. Comme sujet de son premier cours, il choisit la logique et la métaphysique. Il organisa, sur ce programme, un débat philosophique dirigé par lui-même et Schelling. En 1802 et 1803, Hegel coopéra avec Schelling à la rédaction du Journal critique de philosophie. Il y publia divers essais sur le sens commun, le scepticisme, le Droit naturel, l'étude Foi et savoir l7 • Dans le Journal, parut aussi l'article De la relation entre la philosophie de la nature et la philosophie en général 1 7 • Hegel travailla à une étude sur la constitution de l'Allemagne. En 1803, Schelling quitta Iéna pour Würzbourg. Hegel, resté à Iéna, enseigna son propre système et le développa. Il se fit tout de suite des partisans et des adversaires. L'ampleur de l'Absolu et la diversité de la dialectique inquiétaient certains collègues et déroutaient certains étudiants. Rosenkranz cite une épigramme destinée, affirme-t-il, à réfuter l'objection que suggérait la question posée par un auditeur :

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« Tu veux savoir si nous par/ons Ici des canards ou des oies ? Soit! Pose à l'envers /a question, Aucun ne manque à /a revue »18.

Pendant ce temps, Hegel écrivit la Phénoménologie de /'esprit I9 • Après diverses péripéties d'édition, qui durèrent de 1805 à 1807 et furent donc un moment contemporaines de la bataille d'Iéna, le livre parut à Bamberg. Dans une lettre du 11 janvier 1807, Schelling assurait Hegel qu'il attendait son ouvrage avec impatience. Un exemplaire lui fut envoyé. L'œuvre, à l'expérience, lui déplut. Il exprima son désaccord par une lettre du 2 novembre 1807. Ce fut la fin des relations amicales entre les deux philosophes. Ceux-ci, note Fischer, ne se revirent que deux fois, en 1812 et 1829 20 . Ainsi s'achevait la période de la vie de Hegel que caractérise La différence. Ainsi commençait la grande carrière et elle commençait mal. L'université d'Iéna fut fermée. En 1807, Hegel s'installa à Bamberg.

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Il Yobtint un emploi à la rédaction d'un périodique local, mais il ne cessa de chercher un poste d'enseignement. Ces efforts aboutirent et ouvrirent, dans sa vie, la période de Nuremberg, qui dura de 1808 à l'automne 1816. Il fut en effet nommé professeur de propédeutique philosophique au Lycée de Nuremberg et Proviseur de l'établissement. Ces années se signalèrent, dans la vie privée de Hegel, par son mariage, célébré en 1811, avec Marie von Tucher. Il poursuivit ses travaux en même temps que ses cours. En 1812 et 1816 parut la Science de la logique 21 • En 1816, Hegel fut nommé professeur de philosophie à l'Université de Heidelberg. En 1817, parut l'Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé22 • A cette première édition, deux autres firent suite du vivant de l'auteur, enrichies d'adjonctions, en 1827 et 1830. En 1817, Hegel reçut, à Heidelberg, la visite de Victor Cousin, avec lequel il eut des entretiens politiques et philosophiques. En 1818, Hegel fut nommé professeur à l'Université de Berlin. En 1821 parurent les Principes de la philosophie du Droit 23 • En 1824, Victor Cousin alla en Allemagne. Dénoncé comme suspect de carbonarisme, arrêté à Dresde, il fut incarcéré à Berlin. Hegel intervint avec la représentation diplomatique française pour le faire libérer. L'incident devint l'occasion de nouveaux entretiens. En 1826, Hegel fit lui-même un voyage à Paris. En 1831, parut son article sur le Reform Bill anglais. Encore en 1831 une épidémie de choléra se déclara à Berlin. Hegel fut terrassé par ce mal, du jour au lendemain. Il mourut le 14 novembre 1831, jour anniversaire de la mort de Leibniz comme le rappelle Rosenkranz.

BARDILI ET REINHOLD

La réaction de Bardili contre Kant et Fichte L'entreprise philosophique de Bardili s'en prend à la fois à Kant et à Fichte. Bardili se rend compte qu'en voulant donner une ampleur nouvelle à la philosophie de Kant, Fichte la réunifie. Le moi transcendantal qui exerce sa faculté de synthèse dans l'entendement, comme la Raison spéculative, comme la Raison pratique et dans le jugement forme une unité. Il communique avec une unité plus absolue. D'autre part, Bardili considère que Fichte fait siens les défauts de Kant et les aggrave. La critique kantienne unifiée et, en cette unité, rapportée à l'Absolu, ou du moins au moi absolu de la Doctrine de la science de 1794, devient un subjectivisme total. Kant lui-même a reproché à Fichte de commencer par faire abstraction de l'objet réel pour tenter vainement ensuite de le reconstituer à partir de la logique pure. Bardili, semble-t-il, veut dégager deux erreurs essentielles commises, selon lui, par Fichte. La première consiste à ne permettre au moi transcendantal humain de communiquer qu'avec une forme lointaine et incertaine du moi divin créateur du monde: l'opposition du non-moi au moi ne s'explique donc pas. La seconde consiste, inversement, à engager le moi pensant comme tel dans une progression dialectique qui fait violence au principe de non-contradiction : or, ni le moi pensant, ni l'objet de la pensée ne peuvent être à la fois eux-mêmes et non eux-mêmes. Bref, Bardili se veut plus clairement déiste et il conçoit un monde intellectuel discontinu. Sur les deux points, Fichte s'est laissé égarer par Kant. La critique kantienne sous-estime la nécessité cognitive de l'existence de Dieu et la logique kantienne prépare la dialectique fichtéenne. Au début du Précis de logique première Bardili se situe sur le plan de la pensée pure. Ce n'est pas la pensée de quelque chose, mais « la pensée comme pensée »24. L'acte de la pensée comme telle peut devenir l'acte de compter, autrement dit de réitérer l'unité de la pensée, de constituer des chiffres, ce qui ne signifie pas se les représenter. Kant lui-même explique le nombre par l'addition successive d'unités dans le temps et définit l'acte de compter comme un jugement qui unit des concepts, ou du moins des formules arithmétiques. Selon Bardili, compter, c'est penser. L'acte de penser peut se réitérer dans le multiple, mais non dans le divers. Le divers abolit la réitération pure. Le un de la pensée est « l'immuable en tout changement, ce qui se détermine parfaitement soi-même et devient déterminant dans la foule indéterminable de tous les cas possibles de son utilisation »25. Il ne s'agit pas de concrétiser le A, le un pensant, comme un C imaginable. Poser A en C, c'est comprendre C par A : A détermine C. La philosophie dite critique veut expliquer la possibilité de comprendre C comme

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A + x. Or, jamais A ne peut devenir non-A. La pensée comme telle ne souffre aucune différence qualitative. La négation ne constitue pas une forme de la pensée. La pensée comme telle ne peut accomplir aucune synthèse a priori: il n'existe qu'une pensée A et non des pensées C, D, etc. Bardili déclare ensuite : « La pensée, comme pensée, ne souffre pas davantage aucune différence quantitative ; mais elle est toujours A, susceptible d'être réitéré comme A sans fin dans tous les cas possibles de son utilisation, c'est-à-dire de façon générale au sens le plus rigoureux, à l'exclusion de toute possibilité du contraire »26. Soit, par exemple, la pensée du concept « homme ». L'acte de le penser une fois ou plusieurs reste identique à lui-même. L'objet de la pensée, c'est-à-dire le concept, ne change pas davantage. Il se définit comme l'homme en général et ne dépend pas de la différence qu'il peut y avoir entre tous les hommes, certains, ou un seul. Le nombre des êtres humains pensés dépend de la réitération de l'acte inchangé d'imaginer un objet inchangé. Ce qui donne un motif de réitérer, c'est la matérialité, elle-même étrangère à la logique. Dans l'intuition sensiblè, déclare Bardili, l'acte de penser A s'accompagne de la vie naturelle du sujet C et s'applique à l'objet B. La forme de l'objet B reste stable. Il doit perdre sa matérialité pour être perçu. L'objet réel B est doublé par un objet possible - B. L'apparition des objets explique les différences qualitatives, que détermine la perception. L'objet n'a pas de quantité, mais il en acquiert une dans la perception. La perception comme telle peut aboutir aux mêmes effets que le concept: ainsi en va-t-il chez les animaux. Le concept se définit comme un ensemble de perceptions. La possibilité de penser les objets suppose leur dissociation dans la représentation. Leur dissociation doit s'accomplir en la représentation d'un changement dans le temps, rendue possible par un complément spécifique qui explique la faculté d'appliquer ainsi l'acte de penser. Le temps est l'acte de penser même appliqué à la succession des représentations. La dissociation doit s'accomplir aussi en la représentation d'une juxtaposition 27 • Bardili désigne la matière par C. Elle possède une forme, que la forme de la pensée ne peut anéantir. La représentation de l'espace permet d'appliquer la pensée à la forme. Il faut un B réel pour se représenter un -B possible. La présence simultanée de B et de -B atteste la réalité de l'objet et même l'être. Il existe un être réel et Dieu existe, malgré Kant et malgré Fichte embrouillé dans le moi par Kant 28 • La matière comme telle ne peut être pensée, mais peut être représentée. La possibilité de se la représenter en tant que forme ne peut tenir à la pensée, car il faudrait alors attribuer la dissociation, la succession, la juxtaposition à la pensée comme telle. L'idéalisme critique, c'est-à-dire la philosophie de Kant et de Fichte, prétend que le moi pose l'espace et le temps. Ce moi ne peut être que la pensée A, l'objet B -B, ou la matière C. S'il est la pensée, cela le rend absurde;, s'il est l'objet ou la matière, il ne constitue plus un moi. Si la pensée comme telle pose un objet, donc l'espace et le temps, en l'homme, elle doit se con-

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tenter de visions a priori. Or, il suffit de regarder les animaux pour se persuader que la représentation de la juxtaposition et de la succession appartient au « moi-cheval, etc. » et non pas au seul « moi humain »29. Une fois que A est posé en un certain C par B -B, conclut Bardili, toute la forme de C comme objet se trouve rapportée à B -B. Le temps est une succession de représentations en une pensée. Le chailgement d'objet, comme changement de forme, ne peut être anéanti dans la pensée. La pensée comme telle n'aénantit pas non plus l'impulsion vitale, la vie, la conscience. La conscience de la vie est la forme de la matière en tant que celle-ci donne l'impulsion à la pensée. Ainsi s'explique le sentiment. La vie animale apporte une impulsion, un sentiment, une conscience de vivre, des instincts, mais aussi « un quelque chose de la chose », une manière d'appréhender et d'apercevoir, des représentations. L'ensemble forme une individualité. La pensée comme pensée retient, pour lui servir de matière, toute la forme de l'individualité, mais en abolit la matière. Elle en garde l'impulsion, la dissociation et la succession: « Ce plus d'une vie animale ne garde par devers soi, comme pensée, que l'impulsion insusceptible d'être éliminée par la pensée comme pensée, une dissociation-succession-juxtaposition que l'expérience doit remplir de sentiments individuels comme tels, de représentations individuelles comme telles, ou qui doit être déterminée de façon caractéristique en son individualisation »30. Ces éléments s'opposent à la pensée, mais elle peut les adopter. La pensée A se pose en B comme l'impulsion de la vie animale, les instincts, l'entendement. Elle se pose en -B comme l'impératif, le devoir, la volonté, la Raison. Or, A se pose en B avant de se poser en -B. L'impératif, second par rapport à la nature, ne peut donc être catégorique 31 • Bardili entreprend d'édifier un système de formules logiques qui coïncide avec le monde. A cette fin, il précise Ie" sens de ses sigles et les combine de diverses manières. Ainsi B devient-il l'élément substantiel de l'objet réel et -B celui de l'objet pensé. Au C du sujet qui complète A correspond un C de l'objet, qui se divise en un élément stable et un élément modifiable. Ainsi s'explique la genèse du concept discontinu. La perception variable, ou c, se consolide en une perception stable, ou b. Avec la remarque qu'il ne saurait être plus clair, Bardili explique notamment: « le (A comme A, en A, par A) en nous, posé en C, nous donne un (B -B) comme objet en général et un (B -B + b) comme notre objet; et après la suppression de la matière d'êtres semblables hors de nous-mêmes, nous permet de reconnaître un (A comme A, en A, par A) posé en (B -B + b) en des êtres semblables hors de nous-mêmes »32. L'adjonction du b au B permet d'expliquer les degrés de l'abstraction discontinue: s'il y a un b pour les tulipes, le b change pour les autres fleurs. Tous les B et b des formes restent fixes et discontinus, seuls les C et c de la matière changent. Il faut ici renoncer à suivre le développement des formules bardiliennes. Le A devient le terme premier par excellence, la pensée qui s'appli-

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que à des formes à travers la matière. Bardili attribue la diversité à la matière. Il attribue à la forme de la matière l'unité en sa multiplicité, la multiplicité en son unité. Au bout du compte, il évoque Lei~niz. Chaque monade reflète l'univers. Un apophtegme exprime cette image: toute première matière devient un objet (B -B) dès qu'un A s'y trouve posé. Elle acquiert une extension réelle, une pensée possible, une intention, un but. Elle devient organisme. La plante, sensitive, ne se représente pas l'extérieur. L'animal ajoute la représentation à la nature sensitive, mais ne pense pas, bien que son existence soit déterminée selon des pensées; Avec l'être humain, le A lui-même entre dans la conscience animale. Ainsi apparaît une personne. L'être humain peut percevoir ce qui est au-dessus de lui, par soi et en soi, l'être des êtres. Il peut entendre la voix de Dieu. Bardili résume en ces termes le but de toute spéculation: « Admettre que le possible comme possible détermine le réel comme réel de façon générale sous un A ; donc trouver de façon apodictique un être des êtres, un être premier pour tout ce qui est (omnibus, ex nihilo ducendis, sufficit Unum, Leibniz) ; descendre ensuite dans la vie et le monde; admettre que le possible soit déterminé en son application (comme -B) dans un rapport de réciprocité avec le réel, dans la production nécessaire d'un ( + b), voulue absolument par Dieu comme l'être premier, mais aussi à des fins relatives avec sagesse; n'admettre donc aucune manifestation de A en nous sans un (+ c), sans des perceptions prêalables, aucune manifestation de A pour nous sans coexistence, affinité, opposition dans la matière (fondées sur le réel comme sur leur être) ; bref, admettre que soient déterminés sous le A comme terme premier par excellence l'objet en nous et l'objet hors de nous par l'objet comme objet, tel qu'il est donné, entier et intact, à notre prise de conscience humaine ... »33.

Reinhold partisan et adversaire de la révolution transcendentale. Reinhold ne considère pas les changements d'opinion comme un signe de faiblesse, mais comme des étapes de la recherche du vrai. Dans ses écrits, il donne raison à des théories diverses, mais non sans les repenser. Le premier Livre de l'Essai d'une théorie nouvelle de la faculté représentative traite du besoin d'une nouvelle étude de la faculté représentative, le second de la théorie de la représentation, le troisième de la théorie de la connaissance: chacun des trois s'ouvre sur une citation de Locke. La représentation dépend d'abord de l'existence comme être humain, de ses conditions externes, par exemple les parents d'un individu, et de ses conditions internes. Aucune chose en soi n'est représentable. A partir de là, l'analyse de Reinhold présage une phénoménologie au sens contemporain. Se représenter suppose que l'on reçoive la diversité d'une matière et que l'on apporte l'unité d'une forme 34 • Il faut une réceptivité et une activité ou spontanéité. Leibniz a bien fait d'opposer à la théorie des idées simples, purement passives, de Locke l'exigence d'une activité productive de la représentation.

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La conscience résulte d'une relation de la représentation avec l'objet et le sujet. Les représentations a priori des formes de la réceptivité et de la spontanéité rendent seules possibles la représentation du moi et la conscience de soi. La conscience de l'objet s'appelle connaissance. Reinhold classe les facultés représentatives suivant une progression de l'abstrait. Le premier degré de la spontanéité, la représentation sensible, a pour matière le divers donné. Le deuxième degré, l'entendement au sens restreint, permet de se représenter la diversité sensible unifiée par des concepts. Le troisième degré, la Raison au sens restreint, permet de se représenter des idées issues de l'union des concepts. Le concept au sens restreint inclut à la fois le donné de la représentation sensible, c'est-à-dire le concept au sens le plus restreint, et l'idée au sens restreint, qui substitue déjà des liens pensés au divers donné 3s • Non seulement l'entendement unifie les concepts, mais il les relie selon la forme qui lui est propre. La Raison au sens le plus restreint ramène tous ces concepts et tous leurs liens à l'unité suprême par l'idée. c'est-à-dire par la représentation de liens entre les termes pensés a priori. L'esquisse d'une théorie de la faculté de désirer complète l'ouvrage 36 • Reinhold prend le terme kantien « Elementarlehre » et appelle son système« philosophie élémentaire ». Il donne les indications suivantes au sujet de cette qualification dans Du fondement du savoir philosophique: « Les sciences particulières de la faculté de connaître et de celle de désirer, qui doivent constituer les théories élémentaires particulières de la philosophie théorique et pratique comme la science de la faculté représentative tout entière la théorie élémentaire de la philosophie en général, prennent les définitions de la connaissance et du désir, donc leurs points de départ, à une même source, c'est-à-dire la conscience par laquelle s'expriment la connaissance et le désir »37. Après une période fichtéenne, Reinhold se rallie aux thèses du livre de Bardili à une époque difficile de ses relations avec Fichte 38 • A la foire de Leipzig de 1799, le libraire Cotta s'est adressé à Schelling pour l'inciter à coopérer à la fondation d'un « Institut critique ». Dans ce cadre, un groupe de philosophes publierait des comptes-rendus qui s'inspireraient d'un esprit de liberté. Schelling s'est adressé à Fichte. Favorable au projet, celui-ci s'est mis au travail afin de préparer des statuts ambitieux et d'étendre les buts de l'institution à toute l'activité intellectuelle. Malheureusement, diverses rivalités de personnes compliquent l'affaire. Les fonds manquent. En février 1800, Fichte décide de négocier avec Reinhold la fondation d'une revue des revues. Reinhold traverse une crise de conscience philosophique. En mars, il écrit à Fichte pour lui recommander d'étudier le livre de Bardili 39 • Fichte écrit, sur ce même livre, un compte-rendu critique, qui paraît dans le Journal littéraire d'Erlangen. D'emblée, Fichte accuse Bardili du « dogmatisme le plus grossier »40. Il ironise au sujet du « moi homme-vache-cheval » et de la prétention de Bardili de connaître les perceptions équines: « M. Bardili était-il lui-même le cheval? »41

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Sur le fond, Fichte soutient que Bardili ne fait que reprendre à son compte l'ancienne philosophie élémentaire de ·Reinhold. Reinhold, de son propre point de vue, salue en Bardili l'auteur d'une philosophie différente de la philosophie élémentaire. Quand il donne raison à Bardili, il pense changer d'avis et, à travers une analyse métaphysiquement neutre, qui présage encore une phénoménologie au sens contemporain, il veut aboutir, comme à un résultat, à un déisme cognitif et à l'existence de la matière. Dans une large mesure, il désavoue la révolution transcendentale. Ainsi débute le premier cahier des Éléments d'un tableau. Dans l'Avant-Propos, Reinhold relate l'évolution de ses propres idées, contrariée par le cours décevant des progrès philosophiques en Allemagne. La crise semble finie. L'est-elle vraiment ?42 Bardili s'attaque au kantisme par la logique. Reinhold se félicite de cette manœuvre hardie. Il lui décerne des éloges à l'issue d'un raisonnement assez détourné. Depuis toujours, explique-t-il, les philosophes de toutes opinions distinguent la logique de la métaphysique. La philosophie transcendentale ne conteste pas la distinction, mais elle a développé la logique d'Aristote de manière à la réduire au sujet qui prononce des jugements. Depuis Kant, seul reste le moi, devenu le centre d'un tourbillon qui engloutit tous les concepts humains. Cette erreur dérivée s'explique par une erreur initiale, que divulgue aujourd'hui Bardili. Il faut unir la logique, la métaphysique et les mathématiques en une seule certitude réelle. Bardili fait revivre et progresser l'attitude inaugurée par Platon et reprise par Leibniz. Reinhold entend par là, semble-til, la référence à des entités intelligibles discontinues, à la fois intelligibles et réelles, d'origine divine. Dans l'Introduction du premier numéro, Reinhold définit la mission de la philosophie comme un affinement de la connaissance qui consiste d'abord à« l'approfondir ». Les tentatives du passé semblent avoir échoué, mais gardent une valeur comme des « exercices préparatoires »43 qui préparent l'éventuelle réussite finale. Dans cette perspective, Reinhold résume les idées de Bacon, Descartes, Spinoza, Leibniz, Wolff, Locke et Hume. La pensée de Leibniz, la meilleure sur le fontl, ne se prête pas à l'enseignement et voilà pourquoi Wolff l'a remaniée à des fins didactiques. Au n° II, Reinhold aborde la discussion de la nature de l'activité philosophique. Philosopher signifie s'efforcer, par amour de la vérité, d'approfondir la connaissance, c'est-à-dire de s'assurer qu'elle est réelle. Or, nul ne peut aimer la vérité s'il ne croit en elle. Pour la philosophie, l'objet de cette foi se divise en deux: le réel qu'il s'agit d'établir et la vérité originelle qui l'établit comme la raison, le fondement, la justification de tout et présente le caractère de l'Absolu. La vérité originelle incompréhensible se manifeste dans le possible et le réel comme une vérité compréhensible. Kant a distingué deux catégories de connaissance: l'expérience dans la Critique de la Raison pure et la foi dans là Critique de la Raison pratique. Fichte a érigé « cette activité d'objectivation de soi-même de la subjecti-

vité absolue »44 en principe de l'ensemble de la philosophie théorique et pratique. Le moi pur de Fichte, absolu comme subjectivité, n'est illimité qu'afin de se limiter lui-même. Absolu idéal, il ne devient réel qu'en se limitant. Il se réduit à une vérité originelle spéculative. Fichte a tenté au plus de réserver un passage entre cette attitude philosophique et la foi de la conscience naturelle en un Dieu infini. Schelling a introduit en philosophie la finitude de l'infini. Selon lui l'Absolu, s'il n'est la simple subjectivité, ne peut être que la simple objectivité. Cependant, la vérité originelle disparaît ainsi : la philosophie transcendentale et la philosophie de la nature « s'interpénètrent en un seul et même sujet-objet »45. En ce moi unique, l'idéalisme et le matérialisme se renvoient l'un à l'autre. Toutes ces erreurs résultent de la manière incorrecte de poser le problème. La spéculation imaginative méconnaît la vérité originelle et l'application de la pensée. Il faut rénover la logique afin de l'étendre à l'application de la pensée, donc d'inclure l'objet dans ses lois. Voilà précisément ce qu'a tenté Bardili. Au n° III Reinhold précise en quel sens il peut accepter la réduction de la philosophie à la logique. La recherche philosophique doit justifier par des raisons la définition de la connaissance comme application de la pensée. D'une part, langage courant inclut la perception, y compris celle des animaux, dans la connaissance. D'autre part, l'état présent de la philosophie oblige à surseoir à statuer sur le caractère subjectif, objectif, ou dualiste de l'application de la pensée. En ce sens, la philosophie sera réduite à la logique à titre provisoire, le temps de vérifier son principe, l'analyse de l'application de la pensée comme pensée pour atteindre à la vérité originelle. Au nO IV, après cette mise au point, Reinhold expose, dans leurs grandes lignes qu'il accepte, les principes de la philosophie de Bardili. Il recherche quels caractères la pensée comme pensée est censée posséder et conserver quand on l'applique. Il commence par le calcul. Calculer signifie « déterminer l'unité et la multiplicité relatives du divers par l'unité absolue de l'identique »46. Le divers comme tel n'est pas le multiple et empêche au contraire de réitérer le un comme un : pour compter le divers, il faut faire abstraction de la diversité. La pluralité comme répétition du un lui-même présente le caractère absolu de l'identité pure, tandis qu'elle est relative comme répétition du un dans l'autre. L'application de la répétition absolue à la relative détermine la quantité, qu'il s'agisse de l'étendue ou du nombre. L'infini absolu devient l'infini mathématique de la série. Le calcul comme tel suppose l'existence d'une altérité, bien qu'il dépende de l'identité. L'application de la pensée, à la différence de la pensée comme telle, peut s'accommoder d'une négation exempte de contradiction, qui relève de la matière: « Cette matière = C est ici postulée »017. Dans le nOV Reinhold revient sur les phases antérieures de la polémique. Il se réfère aux comptes-rendus de l'ouvrage de Bardili rédigés par lui-même et par Fichte et, dans ce débat, des éléments obscurs et person-

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nels entrent en ligne de compte. Reinhold se propose de remettre les choses au point. Quand il a lu le Précis de logique de Bardili pour la première fois, ill'a d'abord cru dirigé, avec une ironie amère, contre Kant et contre sa propre théorie de la représentation, ou « philosophie élémentaire », mais non contre Fichte. Il a donc commencé par espérer une synthèse entre les idées essentielles de Fichte et celles de Bardili. Reinhold, semble-t-il, partait alors de la ressemblance entre le premier principe de Fichte A = A et la pensée comme pensée, ou A, de Bardili. La synthèse ne s'en est pas moins avérée impossible. Reinhold déclare qu'il a dû lui-même abandonner l'idéalisme. Fichte, rappelle-t-il, avait d'abord approuvé Kant et la théorie reinholdienne de la représentation dans la Doctrine de la science de 1794. Fichte avait reconnu à Reinhold le « mérite immortel » de ramener toute la philosophie à un principe unique. Cependant, la philosophie de Fichte ne saurait constituer la première phase temporaire de la philosophie de Bardili, car c'est la pensée même que Fichte prétend transformer en non-pensée. Il va à l'encontre de l'idéalisme rationnel et objectif de Platon, de Leibniz et de Bardili 48 . Dans le numéro suivant, qui n'en porte aucun mais serait le sixième, Reinhold s'attaque directement aux idées de Kant, de Fichte et de Schelling. Kant, explique-t-il, s'oriente vers l'Absolu, mais ne voit, dans la Raison, qu'une faculté régulatrice sur le plan de la connaissance et une loi morale qui s'impose comme si l'Absolu divin existait. La Raison pure kantienne se définit comme une subjectivité purifiée de toute expérience, mais elle doit se dégager de la subjectivité empirique, opération réservée aux individus doués d'un sens spécial à cet effet. L'opération qui consiste à dégager et décrire la Raison pure s'est accomplie à travers les écrits des Sieurs Fichte et Schelling. Par son acte propre, la Raison pure revient désormais absolument en elle-même. Fichte et Schelling postulent que tout philosophe veut saisir cet acte : sinon, il qIanque du sens transcendental. Or, commente Reinhold, ce délire procède du partis-pris d'attribuer à la pensée comme pensée la nature d'une simple subjectivité, qui proquit une forme vide de la connaissance. Le moi, l'individu, doit disposer d'une intuition intellectuelle. En réalité, celle-ci vient du sens interne. Elle est censée s'expliquer par l'imagination et, notamment, par une imagination transcendentale, un talent propre aux philosophes transcendentaux. Reinhold définit la nature véritable de la démarche suivie : « Le philosophe fait le moi pur afin de pouvoir le contempler et le contemple parce qu'il l'a fait »49. Le moi philosophant s'identifie à la liberté d'abstraire et de réfléchir, qui s'applique à lui-même: « la liberté des Sieurs Fichte et Schelling fait abstraction de l'abstraction même pour réfléchir sur la réflexion »50. Le moi ne retrouve que le moi. Il doit suspendre la pensée comme telle pour se contempler intuitivement. En cette contemplation, il ne cesse de se penser lui-même tout en faisant abstraction. Il se pose à la fois comme moi et comme non-moi. Voilà posée la première pierre de l'édifice du monde,

car philosopher sur la nature, c'est la créer. Le philosophe transcendental finit par recréer son moi empirique dont il avait fait abstraction. Dans le n° VII, Reinhold cite un passage d'une lettre de Bardili. Certains philosophes, explique l'auteur du Précis de logique première, se sont efforcés de trouver la vérité dans l'individuel et le particulier : Démocrite, Épicure, les sensualistes français et anglais. D'autres ont voulu saisir l'universel manifesté dans le particulier : Pythagore, Platon, les stoïciens et Leibniz. Selon ceux-ci, une seule et même logique s'applique au monde et à l'homme. Dans l'antiquité, les intellectualistes réalistes et les sensualistes s'opposaient. Les sophistes tentèrent de concilier tout le monde au nom du sens commun. Ils conçurent un mélange artificiel du général et du particulier. A toute raison, ils en opposèrent une autre. Ils crurent donc à la possibilité d'abroger la pensée par la pensée. Ils prirent tantôt la simple condition pour la raison, tantôt la raison comme une simple condition : ils jouèrent soit de l'expérience aux dépens de la spéculation, soit de la spéculation aux dépens de l'expérience et mêlèrent l'imagination et la pensée. A cette sophistique, Bardili, dans sa lettre, oppose la vraie philosophie « humaine, naturelle, divine »51. L'idéalisme de Fichte, poursuit-il, contraste avec le sens commun des sophistes, mais lui ressemble par sa méthode artificielle. Fichte revient à la vérité de l'universel discréditée par Kant, mais la rattache à l'individualité palpable du moi. Il part du moi comme d'un fait dépourvu d'être. Bardili, pour sa part, est et reste réaliste. S'il apprécie la tendance de Fichte, il ne saurait considérer comme une « idée» tributaire de la subjectivité discrétionnaire l'ordre du monde, qu'il définit en ces termes: « le rythme de toute la nature qui, en l'homme, s'est frayé un chemin jusqu'à la conscience et s'est manifesté, bien que l'homme ne l'ait nullement produit »52. A la suite de ce document, Reinhold indique qu'il se met à l'école de Bardili. Il espère qu'en sa tête les nouvelles catégories rationalistes refouleront les anciennes transcendentales. Il ne cesse cependant pas de souhaiter que Fichte et Bardili surmontent la lettre de leurs philosophies respectives et parviennent à l'unité de l'esprit. Fichte adresse à Reinhold une réponse publiée par Cotta en 180p3. Il prend la défense du point de vue dialectique. Soit un angle de côtés déterminés, par exemple de 60° : je sais que je peux le fermer au moyen d'une seule ligne. Comment saurai-je que d'autres peuvent le fermer de la même manière? Si la perception devait me l'apprendre, ce ne pourrait être que par une infinité de perceptions. Seule me l'apprendra l'intuition intellectuelle : « Ainsi l'essence du fini est-elle pour moi l'assemblage d'une intuition immédiate de l'infini atemporel absolu avec l'identité absolue de la subjectivité et de l'objectivité, mais aussi la séparation de ces deux derniers termes et l'analyse de l'infini continuée à l'infini »54. Loin d'envisager le point de vue transcendental sous le jour inquiet de la claustrophobie, Fichte le conçoit comme l'ouverture interne du moi empirique sur le

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moi absolu à l'intérieur duquel le monde acquiert une signification rationnelle. Il reproche à Reinhold de réduire le moi au moi empirique et de lui opposer une pensée pure. La doctrine de la science se situe sur un autre plan, qui reste caché aux yeux de Reinhold. La faculté de réitérer l'acte de la pensée est une forme. D'où vient ce que l'on réitère? Il ne peut s'agir de la matière comme telle. Plutôt que de réitérer, mieux vaut déterminer par une activité idéelle. Reinhold, mécontent, envenime le débat dans le Nouveau Mercure allemand: il accuse Fichte de dénaturer la tâche de la philosophie.

LA RÉFUTATION PAR HEGEL DU SYSTÈME DE FICHTE.

La spéculation et le système La polémique déclenchée par Reinhold remet en cause tous les efforts de Kant, de Reinhold lui-même, de Fichte et de Schelling. Elle incite Hegel à réexaminer les principaux problèmes de la connaissance. Qu'est l'intuition sensible? En quoi consiste la certitude rationnelle? Résulte-t-elle d'une intuition d'un ordre supérieur? De l'intuition de quoi? S'il s'agit de la synthèse accomplie, comment celle-ci peut-elle accéder à la perfection dans un monde de finitude? S'agit-il d'une synthèse qui doit :l'accomplir? Quels rapports y a-t-il entre une exigence morale, un postulat de la connaissance et une foi? L'idéalisme transcendental atteint-il son but et comment? Ou n'est-il, comme l'affirme maintenant Reinhold, qu'une illusion? Faut-il abandonner la tâche et revenir, sous le couvert d'une prétendue recherche préparatoire, au dogmatisme de la matière et du Dieu transcendants considérés comme des substances en soi, puis aux formes absolument discontinues ? A travers ces questions générales s'en dessine une plus particulière : les critiques de Reinhold s'appliquent-elles également à Fichte et à Schelling, comme l'affirme le n° VI des Éléments, ou sous-estiment-elles la différence, la dualité du subjectif et de l'objectif, plus accentuée chez Schelling, que reconnaît le n° II, d'ailleurs pour la critiquer? Dès l'Avant-Propos de La différence, Hegel opte en faveur de la philosophie transcendentale, dont il souligne non seulement la continuité, mais le progrès. Dans la philosophie de Kant, explique-t-il, l'esprit de la spéculation vaut mieux que les raisonnements ratiocinants de la réflexion. La déduction des formes de l'entendement exprime l'identité du sujet et de l'objet, c'est-à-dire le principe de la spéculation. Les catégories constituent un bon cadre dialectique pour l'entendement, mais tout le réel se trouve exclu de l'idée. Or, l'entendement appuyé sur l'intuition n'atteint pas le réel comme tel, accessible à la seule Raison pratique. Fichte pose, avec moi = moi, l'identité du sujet et de l'objet. Cependant, la spéculation sort de ce concept pour s'édifier en système. Suivant une dialectique de l'entendement, le sujet-objet subjectif s'engage dans une relation d'opposition avec le monde déduit à partir de lui. L'identité de la Raison est renvoyée à l'infini dans le temps comme un devoir. L'écrit récent de Reinhold, commente Hegel, offre l'occasion d'exposer cette distinction entre la spéculation et la réflexion chez Fichte. Les subdivisions liminaires de La différence sont les plus difficiles à interpréter. Relevant le défi de Reinhold, Hegel réexamine, à sa manière, la distinction entre ce que chaque philosophe croit savoir du monde et les critères de la certitude de cette connaissance. En réalité, Hegel soumet plus

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ou moins à sa contestation les idées de tout le monde. Il retient tacitement certains aspects de ce qu'il blâme et blâme tacitement certains aspects de ce qu'il retient. Hegel a ceci de commun avec son adversaire Bardili qu'il fonde sur la logique la certitude en philosophie. Sous cette réserve, il ne perd pas de vue la polémique, ni les thèses essentielles du camp qu'il a choisi. Ses observations préparent et contiennent déjà la réfutation d'une partie du système de Fichte. Elles préparent et contiennent l'apologie du système de Schelling, ou de ce système esquissé avec les nuances qui le rendent propre à fournir le correctif souhaité. Le travail initial semble consister à corriger la spéculation de Fichte en s'inspirant de Schelling, afin de la rendre propre à une construction réflexive satisfaisante d'un point de vue à la fois logique et métaphysique. Hegel ne conteste donc pas l'importance de certains progrès de la pensée, pour autant qu'ils s'identifient à la philosophie éternelle. Il se situe lui-même sciemment dans une lignée. Malgré cela, il s'en prend à l'attitude historique de Reinhold. En effet celui-ci tente de justifier, par une théorie générale de l'histoire de la philosophie, la critique des systèmes dont Hegel en fait veut accepter les apports historiques. Reinhold donne le prix de la meilleure tradition à Platon et Leibniz et lui oppose le sensualisme et l'idéalisme transcendental comme deux déviations, heureusement redressées par Bardili. Hegel commence donc par critiquer à la fois Fichte successeur de l'ancien Reinhold et Reinhold devenu l'adversaire de Fichte et le partisan de Bardili. Dans ce contexte, le problème de l'histoire de la philosophie devient celui de la nature préparatoire ou définitive de l'œuvre philosophique. La Raison, affirme Hegel, réalise l'unité d'une opposition. Pour ne pas livrer la pensée à la dialectique de l'entendement dont les termes se détruisent, il faut poser l'Absolu de telle sorte qu'il se manifeste en tous les termes opposés. Ainsi s'explique le besoin de la philosophie. La division en deux oblige à philosopher pour connaître l'Absolu, mais la philosophie ne permet de le connâltre que s'il synthétise cette division. Il convient de rappeler qu'après Reinhold, qui qualifiait de besoin la théorie de la représentation, Fichte en avait fait autant avec la doctrine de la science. Hegel, autant que d'autres, admet le besoin de philosopher, mais non pas à titre préalable. La vie progresse d'opposition en opposition, elle n'est jamais préalable. L'entendement fixe les oppositions et les systèmes ressemblent alors aux objets de plus en plus perfectionnés exposés dans un musée technique, où l'on accumule les archives d'une activité préparatoire indéfiniment prolongée. La Raison unifie les oppositions comme une totalité qui se pose dans le temps et l'espace. A ce point, Hegel esquisse une théorie de l'esprit des philosophies et de l'influence du climat. D'autre part, tout système porte surtout la marque du penseur qui l'a conçu, de « l'individualité intéressante» selon la formule de Hegel. Dans la subdivision consacrée à la réflexion, Hegel revient à l' essentiel de son argumentation. La philosophie doit se servir de la réflexion

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comme de son instrument. Elle doit construire l'Absolu pour la conscience. Or, l'acte de produire et le produit sont des limitations. L'Absolu, qu'il s'agit de poser, ne peut être posé que limité, donc abrogé. La réflexion philosophique doit procurer la médiation de cette contradiction. L'acte de poser des termes opposés abroge l'Absolu. Comme Raison, la réflexion se porte à l'Absolu. Ce faisant, la réflexion s'anéantit avec tout être et toute limitation et, cependant, l'être limité n'existe que par son rapport avec l'Absolu. La Raison agit comme la force de l'Absolu négatif et aussi comme la force de poser la totalité opposée, objective et subjective. La Raison élève l'entendement au-dessus de lui-même, elle lui fait produire une totalité objective qui ne peut que s'accroître sans fin. C'est précisément elle qui rend ainsi l'entendement sans limite. Dans cette absence de limitation, l'entendement disparaît avec les déterminations qu'il oppose. Il fixe alors le fini et l'infini comme deux termes opposés qui s'excluent l'un l'autre. A ce stade, la Raison a dépassé l'entendement. Elle devient l'infini négatif, le monde de la liberté opposé au monde objectif qu'elle doit aussi dépasser. Le dépassement consiste à unir les deux mondes. Les déterminations n'existent plus que çlans l'identité de l'Absolu. L'identité consciente du fini et de l'infini, ou l'union du monde sensible et du monde intelligible, s'appelle le savoir. L'entendement est anéanti par sa loi suprême, celle de la non-contradiction. Seule la. Raison le sauve. Cependant, l'unité de la Raison n'est pas l'identité de Bardili et de Reinhold, qui ne subsiste qu'à condition de rester vide. L'Absolu produit par la réflexion pour la conscience doit être une totalité de savoir, une organisation de connaissances. Dans la subdivision consacrée au principe de la philosophie sous la forme d'une seule proposition fondamentale, Hegel reprend la notion d'une totalité organique de concepts régie par la Raison et non par l'entendement. L'on peut être tenté, explique-t-il, de définir l'Absolu comme une proposition fondamentale et suprême. Spinoza a commis cette erreur, car il est parti de la' définition de la substance unique; malgré son illusion, il a dégagé d'emblée l'opposition des deux attributs, la pensée et l'étendue. La réflexion ne peut poser d'avance la synthèse suprême. Elle doit exprimer l'identité et la division en deux par deux propositions. Dire A = A, c'est en rester à l'identité de l'entendement, ne pas dépasser la division, mais faire abstraction d'elle. La Raison requiert que l'on dise aussi A non = A, ou A = B, que l'on fasse abstraction de l'identité de l'entendement. Le rapprochement des deux propositions constitue l'expression suprême de la Raison par l'entendement: l'antinomie, c'est-à-dire l'identité du sujet A et de l'objet A, jointe au caractère à la fois identique et différent de A et de B. La Raison a gain de cause. Elle perdrait la partie si la réflexion partait de la seule proposition A = A, incapable de jamais unifier la différence. Ces deux subdivisions résument la pensée de Hegel lui-même. De fait,

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Hegel sait que non seulement Bardili, mais Schelling se réfèrent à un principe suprême. Dans la subdivision relative à l'intuition, transcendentale, Hegel explique que la spéculation unit la réflexion et l'intuition. Dans la spéculation envisagée sous l'aspect de la réflexion, l'identité absolue se manifeste en des synthèses de termes opposés, c'est-à-dire des antinomies. L'identité absolue se différencie en identités relatives, fixées par l'entendement, mais l'acte unificateur de l'Absolu démasque leur limitation essentielle et les contradictions qui les opposent. Du point de vue formel, elles s'anéantissent dans la contradiction pour le savoir pur. A ce stade, l'intuition reste une donnée empirique. Si l'intuition s'élève au niveau de l'acte unificateur rationnel, elle devient transcendentale et complète la réflexion de manière à permettre la spéculation. Le savoir transcendental unifie la réflexion et l'intuition, il est à la fois le concept et l'être. L'identité du subjectif et de l'objectif devient consciente. L'intuition porte sur ce que l'intelligence pose librement et prend ainsi place dans l'ordre de la nécessité réelle. De ce point de vue, l'être est l'intelligence schématisée, ou l'intelligence l'être schématisé. En ce bref passage, Hegel commence par rappeler les phases de l'opération représentative distinguées par Fichte et développées par Schelling. De là, il passe à l'intuition intellectuelle. L'explication qu'il donne se situe par rapport à Fichte et à Schelling. Cette manière d'envisager la difficulté n'a jamais perdu son actualité depuis lors. Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande l'examine au mot « intuition ». Il reproduit, parmi les observations des membres de la Société française de philosophie, celles de Dwelshauvers relatives à l'intuition intellectuelle chez Fichte et Schelling. Une remarque laconique de Bergson sur l'utilité de se préparer, par l'étude, à l'intuition telle qu'il l'entend clôt le débat. Pour l'essentiel, Dwelshauvers souligne que l'intuition intellectuelle, selon Fichte, s'identifie à la conscience de l'acte unificateur du moi: « il y a constamment synthèse d'intuition sensible, de concept d'objet et d'intuition intellectuelle »55. Passant à Schelling, Dwelshauvers constate que celui-ci s'inspire de Fichte pour définir l'intuition intellectuelle, mais fait d'elle « un usage beaucoup plus étendu »56. Hegel consacre aux postulats de la Raison une section brève et condensée. Si Fichte qualifie de postulats, ou d'exigence, diverses articulations de son raisonnement, Schelling applique le mot postuler à l'abstraction transcendentale qu'accompagne l'intuition intellectuelle. Il postule aussi l'intuition esthétique. Or, cela peut surprendre. L'intuition est un fait. On l'a ou on ne l'a pas. Il semble en revanche possible de postuler, à défaut de certitude expérimentale, qu'une interprétation intellectuelle correspond à la réalité. Hegel explique en quel sens Schelling peut postuler l'intuition qui doit compléter la réflexion. En justifiant Schelling, Hegel le rectifie: mieux vaut postuler l'intuition que l'idée, mais mieux vaut encore se poser d'emblée dans le savoir totàl.

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Hegel, comme Schelling mais avec plus de réserves, retient le projet général de Fichte d'établir l'unité rationnelle du sujet et de l'objet. Il admet aussi, comme un acquis presque banal de la philosophie, tout le système de la progression dialectique au niveau de l'entendement. Cette découverte latente date sans doute des anciens, mais résulte surtout de diverses observations de Spinoza, où qu'il les ait dites, sur la finitude et de divers aspects de la pensée de Kant. Hegel accepte le projet de reconstituer une continuité relative avec des termes relativement discontinus et, à ce titre, opposés, mais susceptibles d'unification dialectique par l'entendement. Il rejette l'interprétation donnée du système de la Raison, qui se rattache aux phases initiales de l'opération. La philosophie, explique Hegel, do!t s'efforcer d'unifier la connaissance comme la Raison unifie le monde. Le rationnel s'exprime philosophiquement en l'unité d'un système. Fichte a construit une spéculation authentique qui tend à l'unité absolue. L'Absolu se manifeste comme l'opposition du subjectif et de l'objectif. En ce sens génétique l'identité transcendent ale reste parfaite. Par contre le développement du système s'avère incapable de restaurer l'identité première. Il ne suffit pas de partir de deux propositions. Encore faut-il que chacune porte en elle le principe d'une réunification transcendentale.

L'impasse du système de Fichte. Hegel définit le fondement du système de Fichte comme l'intuition intellectuelle, la pensée pure de soi-même. L'Absolu est sujet-objet, le moi synthétique total et libre, l'identité du sujet et de l'objet. Fichte atteint le moi, en ce sens absolu, par l'abstraction. Il part du moi empirique, il y fait abstraction de tout ce qui n'est pas le moi et il élève à l'Absolu tout ce qui reste, c'est-à-dire certes non pas un objet, mais un sujet qui fait de lui-même un objet pour lui-même. La tâche consiste à dépasser l'opposition de la conscience transcendent ale et de l'empirique. La seconde doit être déduite de la première. La conscience empirique ainsi déduite doit se fonder entièrement dans la conscience pure et ne pas simplement en dépendre. Elle ne doit échapper à toute condition par aucun côté, car alors elle deviendrait une condition de la conscience pure. Or, elle se caractérise par la diversité. La réflexion va devoir expliquer toute la diversité par l'identité qui a été abstraite à partir de celle-ci. Elle va devoir dépasser l'identité abstraite du moi en identifiant la diversité à l'identité comme un savoir. Une telle tâche s'avère impossible et l'est même d'avance, car la réflexion oppose le sujet et l'objet au niveau de l'entendement, non de la Raison. Ici apparaît le principe le plus général dont Hegel se sert volontiers pour réfuter les doctrines d'autrui. L'entendement n'unifie pas vraiment, seule la Raison accomplit la synthèse: le philosophe doit se placer lui-même du bon côté de la barrière pour observer la dialectique: de ce bon côté, tout est un, du mauvais tout semble construit, mais reste opposé.

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Hegel, pour préciser en quoi consiste à son avis l'impasse du système de Fichte, renvoie aux trois principes du début de la Doctrine de /a science. Pris ensemble, ils incluent les divers aspects du monde et de la philosophie, mais ne les unifient pas comme Fichte le prétend. De fait, peut-on dire, Fichte attribue une valeur suprême au premier de ses trois principes. Il attribue un sens à la fois logique et métaphysique, mais aussi à la fois empirique et transcendental au « cogito » de Descartes, transformé par Reinhold, au temps de la faculté représentative, en « repraesento, ergo sum »57. Il ne s'agit cependant pas d'abord, comme pour Descartes et le nouveau Reinhold, d'établir l'existence du monde extérieur à l'aide de celle de Dieu. Le moi est la substance unique, non substrat, mais acte. Il s'agit de déduire la pensée du monde de celle du moi. Le fait initial du moi atteste la finitude du moi et le moi ne peut se connaître comme un fait sans se heurter à sa finitude. Fichte unifie ses trois principes comme une dialectique inspirée de celles des catégories de Kant. Le premier principe est inconditionnel: A = A. L'identité logique abstraite du « cogitO» signifie « je pense = je suis ». Le deuxième principe dépend d'une condition par son contenu: -A non = A. Le non-moi, par sa forme issu de l'acte d'opposer, mais par sa matière déterminé comme une simple exclusion du moi, s'oppose au moi. Le troisième principe dépend des deux premiers en ce qui concerne l'opération à accomplir. Cependant, la solution n'est pas donnée: l'opération s'accomplit par un acte de gouvernement de la Raison. Il faut que la position du non-moi.dans'la conscience de l'identité puisse à la fois exclure et supposer la position du moi. Le moi oppose, en lui-même, un non-moi partiel au moi partiel. Après la réalité et la négation, vient la limitation ou détèrmination, que Fichte définit en termes quantitatifs 58 . Cette unité de la dialectique constituée par les trois propositions, Hegel l'écarte comme insuffisante. La première proposition n'est pas inconditionnelle, mais dépend de l'abstraction, qui a vidé de tout le divers la conscience empirique. C'est précisément le lien entre la première proposition et les deux suivantes qui la fait déchoir de son caractère absolu. Si Fichte n'avait énoncé que la première, elle serait restée absolue, mais incomplète. Dès qu'il l'associe aux deux autres, loin de la compléter, il la dégrade de la Raison à l'entendement. Ainsi réduite, elle ne garantira jamais plus l'unité rationnelle, seule véritable. Elle restera en opposition. La tentative de Fichte vue par Hegel, pourrait-on dire, ne consistera qu'à retourner un sac vide indéfiniment dans un sens, puis dans l'autre et à, prétendre chaque fois comme un prestidigitateur en extraire quelque chose. Le moi sujet, commente Hegel, s'oppose à un moi objet qui est à la fois moi et non-moi. L'opposition qui subsiste tient au caractère absolu, ou irrémédiable, de l'opposition entre les deux premiers principes. Il s'agit d'une opposition purement idéelle. Aussi Fichte ne propose-t-il, pour la dépasser, d'autre moyen que l'imagination, qui glisse un substrat sous les termes opposés.

A quoi Hegel se réfère-t-il ? C'est selon les catégories que le moi absolu total s'aliène et revient en lui-même. C'est selon les catégories que, dans le cadre du moi empirique limité à une partie de la réalité finie, le moi transcendental édifie le monde du sujet-objet subjectif. Il pose et unifie, en les dépassant, les déterminations théoriques et pratiques, abstraites et concrètes. Il n'accomplit d'acte que dans l'interaction. De la troisième proposition fondamentale, Fichte passe au premier théorème : « le moi se pose lui-même comme limité par le non-moi »59. La représentation se développe par un circuit entre le moi A et un point C. La fixation du point C correspond à la représentation réalisée. En termes rationnels, sinon temporels, le circuit se réitère lui-même par la réflexion. Arrêté par le choc, l'acte du moi revient de C en A et se reporte de A en C sous forme idéelle, puis encore de C en A. L'imagination plane entre le moi et le non-moi dans le temps et glisse un substrat, donc une susbtance, sous l'intuition. La sensation devient de plus en plus représentative et se concrétise comme l'aspect interne d'une perception externe quand la Raison fixe l'imagination productive à la limite entre le moi et le non-moi, là où subsiste la trace de chacune des deux directions opposées, là où l'on peut encore dire que c'est le moi et dire déjà que c'est le non-moi. Le moi déterminant se représente comme un objet extérieur la carence du moi déterminé parce que l'acte cognitif, qui ne se fixerait pas au point C sans son aptitude à dépasser la relation temporelle et spatiale concrète, attribue cette carence au non-moi. La réflexion sait que le moi s'oppose à l'objet déterminé. Le moi, tourné d'abord vers le dehors et perdu dans l'intuition de la limitation de lui-même qu'il attribue dans le temps au non-moi dàns l'espace, ne l'apprend que s'il réfléchit. La pensée peut réfléchir aux objets posés dans l'entendement comme des concepts stables, ou en faire abstraction. Elle peut donc les unir, à son gré, en des jugements accompagnés d'une intuition. Si l'acte unificateur de la pensée s'applique à l'abstraction comme telle, il devient la Raison pure. Il peut s'accompagner d'obscures représentations, mais ne porte que sur la loi d'une détermination irréalisable. Si le moi réfléchit sur lui-même, il se détermine et affronte un non-moi infini. S'il réfléchit sur le non-moi, l'univers, et le détermine, il reste lui-même infini. Ainsi s'expliquent les antinomies kantiennes. De façon générale, Fichte estime qu'en théorie pure le réalisme dogmatique et l'idéalisme dogmatique seraient équivalents. L'impasse de ce système, selon Hegel, tient à l'inexistence initiale des termes opposés comme tels. Fichte les utilise afin de disposer d'une explication conceptuelle de l'acte unificateur de l'imagination productive donné dans l'intuition. L'identité absolue que'Fichte voudrait établir devrait dépasser à la fois la conscience empirique et la conscience pure ou abstraite et, par rapport à leur identité, les actes de poser et d'opposer, appliqués à un quantum, n'ont qu'une signification idéelle. Ces termes n'existent pas assez pour s'opposer. Ils n'existent pas assez non plus pour s'unir. L'acte

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destiné à les unir n'atteint pas son but et l'opération unificatrice idéelle de l'imagination productive camoufle cette opposition aussi déficiente qu'irréductible. Le principe moi = moi doit être absolu, il constitue la règle, mais le système en postule-l'application à l'infini sans jamais la construire. Hegel prend soin de distinguer sa critique de celle qu'a proposée Reinhold. Certes, la subjectivité pure s'obtient par voie d'abstraction tout comme l'objectivité pure. La conscience pure présente les mêmes caractères que la chose en soi de la philosophie dogmatique. Cependant, Fichte ne s'en tient pas à la subjectivité. Son système consiste précisément à poser l'opposition du sujet et de l'objet, l'égalité de rang du subjectif et de l'objectif. L'erreur de Fichte, c'est que le terme subjectif devient sujet-objet, mais non le terme objectif. Le moi fichtéen, comme faculté théorique, ne peut ni se poser en une pleine objectivité, ni sortir pleinement de l'opposition. Quand l'intelligence construit le monde objectif, elle res~e soumise à une condition par un côté. Dire que le moi se pose comme non-posé, cela revient à reporter à l'intérieur du moi la contradiction dont il ne peut se dégager. L'imagination productive n'unifie les termes que par un côté, comme Fichte lui-même l'a précisé. La conscience empirique tend à remédier à une carence de la conscience pure. L'acte synthétique n'est pas davantage absolument libre.

Hegel se réfère en ces termes aux passages de la Doctrine de la science où Fichte reprend le raisonnement à partir de la troisième proposition fondamentale afin d'analyser le deuxième théorème: « le moi pose le moi comme déterminant le non-moi »60. Selon Fichte, le moi devient en partie une faculté représentative par le choc du non-moi et il faut qu'après avoir déterminé, sans le savoir, la connaissance du non-moi comme si celui-ci la lui imposait, il détermine activement le non-moi par un acte volontaire. Toute action sur le non-moi suppose qu'il existe. Comme par le choc théorique, il se manifeste en pratique dans l'expérience, à laquelle la Raison applique la forme de l'identité. Pour Dieu, défini comme une conscience en laquelle tout serait donné avec le moi, la doctrine de la science resterait valable par sa forme rationnelle, mais sans aucun contenu 6J . Pour la science humaine transcendentale, le moi est infini et illimité en tant qu'absolu, mais fini et limité dans la mesure où il s'oppose un non-moi. Le moi infini se produit lui-même et revient en lui-même comme infini. L'activité du moi qui s'oppose un non-moi est objective. Il faut que l'activité par laquelle le moi revient en lui opère comme la cause de celle par laquelle il s'oriente vers un objet. Le moi qui pose le non-moi se limite, mais au point qu'il a choisi. Fini en son infinité, il est infini en sa finitude 62 . Le moi doit ainsi poser, outre et par son activité, une activité contraire, qui réside en lui et en l'objet. Cette activité de l'objet doit s'opposer, sans l'annuler, à une autre activité du moi que celle qui pose l'objet. Une telle autre activité du moi doit pouvoir s'étendre à l'infini, car le moi peut poser l'objet n'importe où : elle est donc l'activité infinie que le moi pose en lui-même et à laquelle l'objet résiste. Le moi et l'objet sont posés absolument. Ils diffèrent par définition. Il faut cependant que le moi pose tout ce qui est posé. Le moi absolu exige que l'objet lui corresponde en vertu de ce que Kant appelle l'impératif catégorique 63 • Fichte qualifie la relation entre le moi absolu et l'objet de tendance à agir 64 • Hegel s'efforce de dégager le sens ultime de l'analyse fichtéenne. L'idée infinie exclut toute diversité. L'être dans le temps et, mieux encore, dans l'espace, se caractérise par l'opposition et la diversité. Le temps total serait l'éternité, le présent atemporel. Dans le temps, le moi s'hypostasie comme âme. Le temps prolongé perpétue l'opposition. L'identité absolue, ainsi conçue comme une opposition par la réflexion, prend la forme d'une idée. Hegel remonte à la genèse du moi individuel. Cela se justifie, car si le système de Fichte part du moi de l'activité synthétique absolue, il ne pose la personne humaine finie qu'en opposition et, d'abord, en opposition avec elle-même, comme sujet-objet. Quelle est l'essence de la philosophie pratique fichtéenne ? Le moi subjectif, explique Hegel, se détermine lui-même selon l'idée du moi objectif, de l'activité absolue. Il détermine aussi le moi objectif selon cette idée. La détermination est réciproque. Le moi subjectif idéel reçoit du moi objectif la « matière» de son idée, l'activité absolue. Il détermine le moi objectif et le limite, mais il

L'exigence pratique sans fin. Hegel passe de la philosophie théorique de Fichte à la philosophie pratique. Si le moi ne peut se connaître théoriquement comme un sujet-objet aussi réel qu'idéel, il peut tenter de se métamorphoser lui-même en l'objet. Pour y parvenir, le moi doit se produire pratiquement comme l'identité du sujet et de l'objet. Fichte énonce cette exigence comme une exigence qui le restera sans fin. L'égalité moi = moi est postulée en pratique. Le moi deviendra objectif quand il entrera dans un rapport de causalité avec le non-moi voué à disparaître. Comme cause, le sujet-objet deviendra l'un des termes opposés. Le moi ne peut ainsi réaliser la synthèse de la subjectivité et de l'objet produit de façon inconsciente par l'imagination. La synthèse suprême constitue un devoir et se présente comme une impulsion à agir. La relation rationnelle est celle de l'opposition des deux premiers principes fichtéens dans une pensée sans intuition. La conscience pure s'oppose à la conscience empirique. Voilà comment Fichte pose le problème de la liberté. Il s'agit d'une liberté négative, qui fixe l'opposition au lieu de la dépasser. Selon ce système, la Raison une s'oppose à la diversité. L'intuition transcendent ale liée à la réflexion était subjective. L'unité avec l'objectif se rétablit dans la réflexion. Le sujet-objet reste subjectif. Le moi n'a pas plus l'intuition absolue de lui-même avec cette philosophie pratique qu'avec la philosophie théorique embarrassée par le choc du nonmoi. L'antinomie s'installe à l'intérieur de l'impulsion à agir, sous la forme de l'exigence pratique.

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dépasse la limitation pour rendre le moi objectif fini en son infinité, infini en sa finitude. L'opposition du fini et de l'infini subsiste en cette interaction. Le moi produit sans fin des parties de lui-même. A l'issue de cette dialectique fichtéenne d'ordre général, Hegel atteint le début des dialectiques plus concrètes et la méthode suivie par Fichte lui semble comporter une lacune. Hegel considère l'étude de la nature comme préalable à celle du Droit et de la morale. Fichte n'accomplit pas cette tâche à titre distinct, mais la partage entre la fin de l'une de ses œuvres et le début de deux autres. D'une part, les dernières dialectiques de la Doctrine de la science précisent dans quelles conditions le moi se pose comme déterminant le non-moi. D'autre part, une déduction de la nature introduit les Fondements du Droit naturel65 , de 1796, et le Système de la science des mœurs66 , de 1798. Par ces développements de ses divers écrits, Fichte situe le moi dans son cadre réel. Si l'on va de l'abstrait au concret, la nature commence par les relations entre le moi de l'activité synthétique indéfinie et le moi naturellement déterminé. Dans La différence, Hegel recherche comment Fichte circonscrit ce problème à propos de la partie pratique de la science, de la morale et du Droit. Ensuite, il recherche quelles conséquences Fichte dégage pour le Droit et la morale. Si l'on veut confronter l'édifice fichtéen et la critique hégélienne, le plus simple est de commencer par la science pratique et la morale qui lui fait suite. En effet Fichte, émule de Kant, concilie la primauté absolue de l'ordre de la conscience rationnelle, donc l'autorité de la logique dans le monde fini, avec une primauté métaphysique de la Raison pratique par rapport à la Raison spéculative. Il expose ce système par des séries de dialectiques dont l'ensemble déduit la nécessité de l'ordre qui régit la vie humaine. Par déduction, il entend l'indication de la cohérence de cet ordre comme condition de l'activité consciente du moi. La dialectique plus générale et plus abstraite ne résiste à l'examen que si elle inclut les dialectiques plus déterminées et plus concrètes. Analyses de synthèses, les séries dialectiques fichtéennes sont cumulatives. Selon Fichte, plus on les multiplie en les reprenant dans des contextes différents, plus elles se complètent et plus leur signification devient claire et certaine. Les théorèmes trois à huit de la Doctrine de la science, qui développent le deuxième, insèrent dans la théorie du circuit les aspects pratiques des actes dont il s'agit 67 • Que se passe-t-il quand le moi se heurte à sa carence, donc au choc du non-moi? Le moi et le non-moi procèdent d'un partage initial du réel. Le moi individuel, posé comme opposé à ce qui lui manque, se définit aussitôt comme une tendance à agir, dont le nonmoi arrête l'agilite S active. Par suite du choc, le moi s'enferme à l'intérieur de son système et n'agit plus directement que sur lui-même. La tendance à agir se fixe comme un instinct individuel qui porte le moi, d'une part, à vouloir exercer une détermination, donc s'étendre, d'autre part, à reporter son agilité sur une activité cognitive. Autrement dit, l'instinct

se scinde. Les deux courants, l'actif général et l'actif cognitif, s'engagent dans un circuit réflexif après s'être heurtés à la carence du moi. L'instinct actif général arrêté devient une passivité, celle du sentiment au sens le plus large. Le sentiment de l'instinct général serait le sens interne, susceptible de se prolonger en différenciations par lesquelles le moi s'éprouveJui-même. Le non-moi n'est pas donné dans le sentiment. L'instinct devient une aspiration à changer de sentiment. Grâce à la réflexion, le sentiment devient une sensation. Ce stade s'aligne en opposition avec celui de la sensation issue de l'intuition cognitive renforcée par l'imagination. La sensation devient représentative par l'opposition du sentiment et de l'intuition imaginative. L'imagination productive peut alors susciter la conscience de l'objet et des perceptions externes qui correspondent aux sensations internes. L'aspiration se diversifie en désirs relatifs à des objets déterminés. Sensations, perceptions, désirs sont multiples et divers. Si l'activité du moi satisfait son instinct déterminé comme désir, le sentiment s'accompagne d'approbation; dans le cas contraire, le sentiment s'accompagne de réprobation. Fichte prend donc à son compte la « cupiditas », la « laetitia » et la « tristitia » de la troisième partie de l'Éthique de Spinoza. Dans l'Introduction du Système de la science des mœurs, Fichte condense la déduction du corps humain développée dans les Fondements du Droit naturel. La volonté libre agit en vertu d'un concept de fin. A la volonté subjective répond le corps objectif, qui permet au moi d'agir sur le monde en agissant sur lui-même. Dans le système des mœurs proprement dit, Fichte déduit d'abord le principe moral. Le moi ne se trouve lui-même que comme voulant. Il se trouve ainsi dans l'expérience. A partir de ce phénomène, il abstrait le moi volontaire absolu, qui tend à l'indépendance totale. Par un postulat, le moi connaissant, qui se constitue par l'intuition, pose la tendance à l'activité absolue comme identique à luimême: « ce caractère absolu de l'activité réelle devient alors, de ce fait, l'essence d'une intelligence et entre dans une relation de subordination par rapport au concept; et il devient ainsi la liberté proprement dite »69. La liberté constitue le devoir et la loi. Fichte déduit, ensuite, l'applicabilité du principe moral. La moralité est une idée sans intuition, un but dont on doit se rapprocher toujours. Pour que la liberté même détermine chaque monde individuel, l'être rationnel doit agir conformément à la connaissance qu'il a de la détermination originelle et du but final des choses. L'être rationnel ne peut concevoir ses facultés que comme applicables à des objets extérieurs. Le moi subjectif se représente un concept de but auquel s'applique le moi volontaire objectif. Alors le moi exerce une causalité externe: si le non-moi le limite, ce n'est pas parce que le non-moi pénètre en lui, mais parce qu'il veut exercer une emprise sur le non-moi. Ainsi comprise, l'action pratique existe. Elle oblige à surmonter des obstacles successifs: Fichte cite la possibilité, pour l'homme, de voler au moyen d'un ballon et il laisse espérer des progrès futurs dans ce domaine. Le monde interne est libre, le monde externe prédéterminé.

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Le problème central, qui consiste à élucider les rapports entre le moi qui pense et veut et le moi qui éprouve, d'une part son activité, d'autre part sa passivité, se divise en deux àutres. Premièrement, de quelle manière le moi rationnel limité reste-t-il libre? Deuxièmement, comment peut-il transformer sa loi de liberté en une loi morale susceptible de régir sa limitation? Quand Fichte descend du moi Absolu, il semble concevoir un monde substantiel qui s'inspire de Spinoza et de Leibniz. Ce point de vue substantiel ne sert qu'à fixer assez les termes opposés pour savoir en quoi ils consistent. La substance renvoie toujours à l'activité. Elle apparaît à l'opposé du moi, du côté de la matière. Le moi s'oppose à une matière à la fois indéfinie et immuable, dont seules changent les diverses formes ou affections. Le moi individuel et conscient, qui porte en lui le moi absolu, peut aussi fonctionner à la façon d'une substance spirituelle unificatrice. Le moi veut s'étendre et cela même sous son aspect matériel. Fichte reconnaît une tendance de tout ce qui est naturel à s'organiser et à persévérer dans son être déterminé. Il estime cependant que la totalité de la nature, comme telle, n'a pas d'instinct. Le moi théorique découvre une nature qui s'impose à lui. Le moi pratique, qui agit selon sa loi de liberté, l'applique comme une loi morale. Celle-ci édicte le devoir de retenir comme persuasion profonde du moi un concept de but défini par la faculté de juger réfléchissante. Pour définir ce concept, le moi individuel doit juger en qualité de porteur de la Raison totale. Hegel dégage de toute la théorie de Fichte les textes du Système de la Science des mœurs qui précisent les rapports entre le moi rationnel et le moi sensible. Au chapitre II, paragraphe 8, III, Fichte commente son cinquième théorème sur la déduction de la nature et pose l'unité originelle du moi. Il présente le sentiment de l'instinct comme la synthèse de l'instinct actif et de la connaissance qu'en a le moi sous la forme d'un concept de but originel'°. Hegel distingue deux synthèses du moi dans l'argumentation fichtéenne. La première, celle du point de vue transcendental, reconstitue une unité conforme au principe d'identité. Elle figure au numéro IV du même passage: je suis un seul et même instinct originepl. La deuxième consiste à diviser l'instinct en deux instihcts liés par une relation de causalité. L'instinct naturel, inférieur, doit obéir à l'instinct réfléchissant, supérieur. Au paragraphe 9, numéro IV, Fichte définit la faculté de désirer inférieure 72 et, dans le commentaire du numéro V, la faculté de désirer supérieure 73 • L'inférieure donne pour but à l'action la jouissance, la supérieure la pureté. L'union des deux constitue l'activité objective, l'objet de la science des mœurs, que Fichte distingue de la métaphysique des mœurs. Pour rejeter la double synthèse proposée par Fichte, Hegel la réduit au dilemne dont il s'est déjà servi à propos de la philosophie théorique. Première branche du dilemne : si le moi rationnel reconstitue l'identité totale, y compris la synthèse réelle, il s'engloutit avec le monde dans l'infini indéterminé. De fait, même l'instinct originel unificateur caractérise un indi-

vidu fini et renvoie donc à la deuxième branche du dilemne : si le moi n'accomplit pas la synthèse réelle, seule reste la synthèse idéelle opposée au réel, donc imparfaite. L'échec s'explique une fois de plus par le caractère exclusivement objectif de l'objet, ou de la nature. Sur cette base, Hegel commente avec ironie les métamorphoses de la loi de liberté devenue loi morale de la communauté des êtres rationnels. Les impératifs moraux entrent en conflit. Chacun décide en vertu d'un libre-arbitre que ne fixe aucun principe, donc suivant une discrétion arbitraire. A propos des obligations professionnelles, Fichte évoque celles des artistes. La faculté artistique concilie l'acte productif et le produit. Une vision esthétique de la loi morale consiste, en lui obéissant, à n'obéir qu'à soi-même. Fichte envisage donc la vie humaine totale comme une œuvre d'art dans laquelle la justice tiendrait la première place. Hegel semble se refuser à accepter une telle conception éthique de la vie comme l'équivalent d'une conception métaphysique, car seule une métaphysique aussi réelle qu'idéelle peut révéler les exigences d'une loi morale conforme à l'esthétique.

La liberté juridique tracassière Dans La différence, Hegel oppose à la théorie fichtéenne du Droit naturel les mêmes objections qu'à celle de la morale. Pour lui les deux sciences n'en font qu'une et il explique par le formalisme du système de Fichte la manière dont celui-ci les sépare. Dans les deux cas, il critique la déduction préalable mais incidente de la nature, la définition formelle du Droit et de la morale, les applications pratiques dérisoires et le renvoi à une synthèse aussi insuffisante qu'irréalisable. A propos du Droit, il insiste sur la déduction du corps humain et la tentative d'instauration de lois tracassières. Dans les Fondements du Droit naturel, Fichte rappelle que le moi, même unifié, n'est pas une chose en soi qui servirait de substrat au moi, mais un acte unificateur. Il définit le concept du Droit. Le premier théorème pose que tout être raisonnable s'assigne un domaine de libre arbitre 74 • Le moi sujet, par la forme de son acte, se pose soit en entier comme objet interne, soit en partie comme objet externe. Le moi se pose comme l'interaction de sa volonté première et de sa représentàtion seconde. 11 faut, affirme Fichte, un talent spécial pour se concevoir ainsi soi-même 75 • A titre de corollaire, l'être raisonnable pose et détermine un monde sensible hors de lui. Le moi, acte en devenir, s'oppose à la résistance de l'inertie de l'objet déterminé. Le moi connaît l'objet par l'imagination, qui plane et glisse un substrat sous les formes changeantes: la matière où rien ne se perd ni ne se crée. Le deuxième théorème déduit l'existence d'autres êtres rationnels 76 • Le moi ne peut poser sa libre autodétermination comme un objet qu'en opposition à une sommation d'agir. Cette sommation ne doit pas le contraindre, mais il doit pouvoir la comprendre, donc elle doit venir

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d'un autre être rationnel et non de la nature. Fichte précise qu'il songe au rôle de l'éducation. Le troisième théorème subordonne la possibilité, pour un être rationnel, de concevoir d'autres êtres rationnels à l'existence d'un rapport de droit'7. Chaque être rationnel s'oppose à un autre en délimitant son propre domaine et celui de l'autre de telle sorte que chacun décide seul dans le sien propre. L'acte d'autodétermination s'accompagne d'un acte d'autolimitation, qui consiste à sommer l'autre d'agir librement. Le moi doit traiter l'autre concrètement comme un être rationnel s'il veut être lui-même reconnu comme tel. La reconnaissance juridique comme soi, concrète et réciproque, se distingue de la reconnaissance morale unilatérale. L'idée de Droit ainsi déduite n'est pas liée à celle de la morale. C'est de l'extériorisation réciproque caractéristique.des rapports entre êtres rationnels que relèvent le Droit et sa sanction par la force physique, indépendamment de la bonne volonté. Il n'existe ni de droits réels, ni de droits de la conscience: les premiers ne deviennent des droits qu'à travers les personnes, les seconds sont moraux. Avec le quatrième théorème, Fichte passe à l'applicabilité du concept du Droit: tout être rationnel s'attribue et détermine un corps matériepB. Chacun devient une personne et exerce sa volonté directement sur son corps. Composé de parties, le corps change de forme quand il les meut : il est articulé. Le cinquième théorème déclare que chaque personne détermine son 'corps comme soumis à l'influence d'autres personnes 79 • L'être rationnel se pose comme un individu soumis à l'influence d'autres individus. L'obstacle que le moi rencontre suscite la conscience de la faculté contrariée. En ses organes inférieurs, le corps est fait d'une matière consistante, par laquelle il peut agir sur le monde sensible. 'En ses organes supérieurs, il peut communiquer avec les autres êtres rationnels au moyen d'une matière plus subtile. Le moi ne comprend que s'il cesse de planer en pensée et fixe les divers aspects unifiés de l'objet. Comprendre ains~ le corps comme un tout, c'est recon.naître un produit organisé de la nature, comparable à un objet d'art, mais différentBo. L'être organique existe pour lui-même et se produit lui-même. La plante reproduit son cycle vital sur place, l'animal se meut dans un champ déterminé, l'homme articulé peut déterminer à l'infini le champ de ses mouvements. L'animal est ce qu'il est, l'être humain doit le devenir par lui-même et son esprit façonne son corps. La communauté des êtres libres et la réalisation de la Raison dans le monde des sens dépendent de la loi de l'ordre juridique : limite ta liberté de telle sorte que les autres, eux aussi, puissent être libres à côté de toi 8 ' . En vertu d'une fiction de la Raison, il existe un droit originel d'exercer une causalité dans le monde sensible 82 • Un contrat détermine l'objet de ce droit comme une propriété qui consacre la possession en la limitant. Le respect du contrat dépend de la bonne foi et, si celle-ci se perd, le Droit fait place à l'insécurité: il faut donc garantir l'exécution du contrat par une loi de contrainte qui s'applique de façon certaine 83 • Toute satisfaction attendue ou tirée de la violation du droit d'autrui doit

LA RÉFUTATION DU SYSTÈME DE FICHTE

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être annulée par un mal équivalent. Comment garantir alors le respect de la loi de contrainte? Si chacune des parties en son for intérieur respectait la morale, le Droit proprement dit perdrait son utilité. Cependant l'être humain ne saurait agir avec une moralité parfaite, car il ne devient moral B que par l'éducation. Au sens littéral, le Droit naturel n'existe donc pas \ 85 Pour l'établir, il faut une collectivité, un État, qui le réalise • Le problème consiste à trouver une volonté insusceptible de s'écarter de la volonté générale, une union synthétique de la volonté particulière et de la générale. Les principes qui permettent de le résoudre sont ceux du Droit de l'État. Par l'effet du contrat civique, la volonté générale devient la loi. La volonté générale doit disposer de la puissance de l'État : celle-ci l'habilite à juger. et lui donne les moyens d'exécuter ses jugements. L'État doit recevoir une puissance effective. Des lois constitutionnelles doivent assurer qu'elle s'exercera dans tous les cas requis. L'État doit comporter une autorité représentative, qui édicte des lois d'application de la loi fondamentale, prononce les jugements et les exécute., Il doit aussi comporter une autorité de contrôle, ou « éphorat »86. Dans le Droit naturel appliqué, ou science du Droit de l'État, Fichte analyse le contrat civique. Il examine la législation civile appelée à régir la propriété, y compris la distinction entre les animaux domestiques, dont le cheval B7 , et les animaux sauvages. Il complète l'étude de la constitution, notamment à propos de la police et des lettres de change 88 • Il consacre une annexe au droit du mariage et une autre au Droit international. Dans La différence, Hegel conclut que la théorie fichtéenne oppose la liberté à une nature inerte et que, par le contrat, les citoyens abandonnent leur liberté au profit d'un système despotique.

SCHELLING OPPOSÉ A FICHTE

L'OPPOSITION PAR HEGEL DU SYSTÈME DE SCHELLING A CELUI DE FICHTE.

La vraie identité de la vraie dualité. Hegel oppose le système de Schelling à celui de Fichte. Fichte commence par poser le principe d'identité, mais l'ar>andonne en cours de route au profit du principe de causalité. Schelling reste fidèle au principe d'identité dans tout son système. Fichte conçoit mal l'Absolu et ne parvient pas à le représenter vraiment comme l'identité totale. Schelling conçoit un Absolu qui se manifeste à la fois comme un sujet-objet subjectif et un sujet-objet objectif et qui se retrouve en la synthèse de l'un et de l'autre. Fichte, explique Hegel, anéantit l'un des termes opposés et porte l'autre à l'infini. Le terme absolu dépend de l'autre et doit, pour subsister, le maintenir en existence malgré l'anéantissement prétendu. L'identité reste possible à condition que l'on anéantisse les deux termes finis comme tels pour les engloutir dans un infini total inaccessible. De tout le savoir, il ne reste alors plus rien. La finitude s'enthousiasme pour l'infini à l'état pur. La subjectivité oublie sa finitude et se prend pour un tel infini. La subjectivité, en cette attitude de la pensée, oublie qu'elle n'existe comme contraction, attraction en un point, centre du temps, monade si l'on veut que par opposition à l'expansion, à la matérialité, à la spatialité. Elle réduit l'Absolu au terme subjectif de ce qui le manifeste. Pour qu'ul:1 système exprime l'identité absolue, ce qu'aucun &avoir fini ne saurait faire de façon parfaite, il faut que l'identité, par un même acte, conserve et anéantisse le sujet et l'objet. La philosophie qui se rapproche le plus de l'expression parfaite tient compte à la fois de l'identité absolue et de la séparation absolue: elle conçoit l'Absolu comme l'identité de l'identité et de la non-identité. Schelling, poursuit Hegel, pose les deux termes, le sujet et l'objet, et non un seul, le sujet, dans l'Absolu. Ille peut, car il fait de l'objet même un sujet-objet et non un simple objet. En ce sens, la proposition moi = moi exprime l'identité vraiment identique. Schelling réalise, avec l'union de l'identit~ et de la non-identité, celle de l'infini et du fini, au lieu d'accepter une simple opposition de ces deux termes. L'identité du système s'avère absolue à la fin de la synthèse. Elle ne laisse pas l'un des termes s'échapper et défier l'Absolu à la manière d'une chose en soi qui subsisterait hors la loi. Hegel définit la différence finale. Fichte présente une opposition idéelle et une unité formelle, une synthèse de quanta; la différence est qualitative à la manière quantitative des catégories, par exemple de celles de la réalité. Schelling présente une opposition réelle seulement quantitative et la qualité se définit comme la dualité véritable, le caractère à la fois idéel

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et réel, du principe unificateur; l'Absolu qui se reconstruit à partir de la différence quantitative n'est pas un quantum, mais la totalité. La première moitié du diptyque décèle, chez Fichte, une coupure entre le système des catégories et son application à l'acte de l'imagination. Il s'agit de certitude critique. Les trois principes fondamentaux reproduisent la dialectique des catégories kantiennes de la qualité. Pour qualitative qu'elle soit, la troisième catégorie, celle de la limitation ou détermination, participe des deux premières, c'est-à-dire de la réalité et de la négation, au sens d'une évaluation quantitative. D'un point de vue idéel, la réalité chiffrable du monde fini se répartit entre un moi divisible et un non-moi divisible. D'un point de vue réel, le moi et le non-moi s'opposent comme des termes dont chacun semble exister en lui-même. L'unité finale reconstitue la totalité chiffrable du monde fini sur le plan réel, mais l'opposition subsiste sur le plan qualitatif réel. La deuxième moitié du diptyque décrit le système des catégories réinterprété par Schelling. Il s'agit de connaissance du monde. Chaque série des catégories kantiennes forme une dialectique dont les deux premiers termes, la thèse et l'antithèse, ne sont qu'idéels. Seule la troisième catégorie de la série, la synthèse, est à la fois idéelle et réelle 89 • La série primordiale est celle de la relation 90 • La substance et l'accident se distinguent de façon idéelle en un terme unique. La cause et l'effet se distinguent de façon idéelle en plusieurs termes. L'interaction, à la fois idéelle et réelle, unifie les substances des diverses relations causales. La synthèse accomplie par l'interaction s'étend à la nature entière, considérée comme une substance unique. De fait, Schelling interprète les autres séries d'une manière analogue. La quantité 91 commence par l'unité logique abstraite, à laquelle s'oppose le nombre abstrait constitué dans le temps. Pour finir, tout nombre réel suppose à la fois l'un et le multiple. La qualité 92 commence par la réalité. A l'état pur, le réel se définit comme l'exte"nsion à l'infini, ou l'espace. La négation de l'extension se définit comme l'intensité, le point, le sens interne, le temps. Le temps ne s'unit à l'espace que dans la deuxième catégorie de la série. Or, seul le temps, lié au sens interne, rend l'intuition possible. La première catégorie, celle de l'espace, ne peut donc faire isolément l'objet d'une intuition. L'espace sans le temps n'est que la position. Si l'on restitue le temps à l'espace, l'intuition reparaît. La position dans l'espace remplit alors l'espace. Elle ne la remplit cependant que de façon chiffrable et, à ce titre, temporelle. La seule catégorie à la fois idéelle et réelle de la série est la troisième, celle du degré. Seule cette troisième réalise la qualité irréductible à la quantité. Que dans le système de Schelling le terme essentiel soit le dernier, cela ne constitue pas une différence par rapport au système de Fichte. Selon Fichte lui aussi seule la synthèse exprime le moi unificateur et fondamentalement qualitatif93. Selon Fichte, la conscience qu'a le moi de lui-même, comme celle qu'il a des objets représentés à l'extérieur, apparaît comme

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une qualité explicable en termes quantitatifs. La synthèse du moi doit donc être à la fois qualitative et quantitative. La différence semble tenir à la conception des rapports entre la qualité et la quantité. Pour Fichte, les deux sont irréductibles en soi, mais se correspondent en termes quantitatifs comme il advient dans le système de Spinoza au niveau des modes finis et déterminés. Fichte ne commet pas ainsi, comme le sugghe Bardili, l'erreur de confondre le concept général avec l'indication d'un nombre d'individus. Les deux aspects quantitatifs se complètent. Il faut indiquer, suivant l'expression de Spinoza, non seulement le concept d'homme, mais la cause de l'existence de chaque homme 94 • D'autre part, pour Schelling, non seulement la qualité est irréductible à la quantité, mais elle ne s'exprime pas en termes quantitatifs. Elle signale un aboutissement non-chiffrable de processus chiffrables. Hegel estime que Fichte fait intervenir, dans l'opposition des termes, une qualité définie conformément aux catégories, qui se résout en une quantité dont la synthèse ne sort plus: le moi individuel est qualitatif et quantitatif, le moi synthétique parfait, qui inclurait le monde total, quantitatif. Hegel estime, ensuite, que Schelling évite d'introduire la qualité dans l'opposition et la réserve au seul principe de synthèse, qui unit la quantité et la qualité dans la totalité comme telle et dans toute qualité fondamentale déterminée comme un degré. Les termes employés par Hegel s'écartent de ceux de Schelling sur un point dont Michelet commente l'importance dans son Introduction aux œuvres de Hegel 9s • Selon le système des catégories de Schelling, les deux premiers termes de chaque série restent idéels et seul le troisième unit l'idéel au réel. Si Hegel reproche à Fichte de se contenter d'une opposition idéelle, donc déficiente, et requiert l'opposition réelle comme condition de la synthèse réelle, comment peut-il approuver le système de Schelling? La synthèse, dont il exagère peut-être la différence par rapport à celle de Fichte, le satisfait, mais comment l'opposition déficiente mène-t-elle à cette synthèse totale? En réalité, Hegel qualifie l'opposition selon Schelling de réelle, de quantitative et non de qualitative à la manière des catégories et il entend par là que l'opposition présente un caractère qualitatif d'une autre manière, car sinon elle ne serait pas bonne. Il félicite Schelling de ne pas s'en tenir à l'opposition idéelle des catégories, mais de la compléter par une opposition réelle que consacre la synthèse. Hegel félicite Schelling à condition de rétablir l'unité entre les deux parties du système.

Les deux sciences philosophiques. Dès 1801, Hegel a raison d'estimer que le vrai chef d'œuvre de Schelling, c'est d'avoir édifié le système impressionnant de deux sciences philosophiques. A côté de sa philosophie transcendentale, sa philosophie de la nature existe déjà, bien que sous forme moins parfaite. Elle tient en deux œuvres de 1799, le Premier projet d'un système de la philosophie de la

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nature96 et l' Introduction 97 destinée à cette étude. Dans un passage auquel Hegel renvoie le lecteur, l'Introduction du Système de l'idéalisme transcendental définit les deux sciences. La philosophie de la nature commence par l'objectif et recherche comment le subjectif s'y ajoute; la philosophie transcendentale commence par le subjectif et recherche comment l'objectif s'y ajoute. Toute connaissance se fonde sur l'accord des deux. Les deux s~unissent en une seule science philosophique. Dans l'Introduction au projet d'un système de la nature, Schelling distingue cette science par la position d'une nature indépendante, c'est-àdire à la fois productive (natura naturans) et produit (natura naturata). Tel est « le spinozisme de la nature »98, ou « la physique spéculative »99. La nature forme un tout. Elle est à la fois cause et effet. Elle est l'identité simultanée de l'idéel et du réel. L'expérience l'envisage comme effet, la science comme cause. La nature se caractérise à la fois par la continuité donnée dans l'intuition et la discontinuité distinguée dans la réflexion. La nature, mue par sa dualité, suit un devenir, une évolution. La nature sujet agit à l'infini, la nature objet seule demeure immobile. Le courant qui rencontre un obstacle devient tourbillon. Dans le Premier projet d'un système de philosophie. de la nature, Schelling commence par déclarer que philosopher sur la nature, c'est la créer. Il tente ensuite d'expliquer la matière par des hypothèses assez détaillées. La nature est simplement active si l'instinct d'un développement sans fin réside en chacun de ses produits. L'activité naturelle totale subit l'effet retardateur des points constitués par les qualités originelles. Atomes constitutifs de la matière, donc antérieures à elle, celles-ci n'en sont pas des parties. Elles limitent la divisibilité de la matière, qui est à la fois finie et infinie. Chaque qualité se définit comme une action d'un degré déterminé, mesurable par son produit. Toute matière est un degré d'action. Toutes les qualités entravent i'activité productrice unique et tendent ensemble à réaliser un produit unique. Chaque corps individuel, uni par sa cohésion, tend à remplir l'espace sous une figure déterminée. Les figures forment une progression du cristal à la feuille et de la feuille à l'homme. Les figures se neutralisent les unes les autres. De là résulte l'absence de forme, la fluidité, ou masse homogène, à laquelle continuent de résister les actions individuelles initiales. Le devenir de la nature exclut la fluidité totale et la rigidité totale, un combat s'y engage« entre la forme et l'informe »100. La fluidité décomposable s'oppose à la rigidité indécomposable, mais composable. La suite de l'ouvrage étudie les conditions de la nature inorganique, puis les relations entre la nature inorganique et l'organique. Dans le Système de l'idéalisme transcendental, Schelling développe celle des deux sciences qui reste la plus proche de Fichte. Il se pose en disciple de Fichte auquel il reconnaît, dans l'Avant-Propos, le mérite d'avoir le premier édifié ce système. Fichte s'en est tenu à la première tâche, celle de dégager les principes avec certitude 101 • Schelling veut une philosophie coextensive au savoir total.

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Comme Fichte, Schelling part du principe suprême à la fois du savoir et de la science du savoir. Le principe A = A pose l'identité logique formelle de A et présuppose la synthèse de ce A comme contenu matériel 102 . Le principe suprême doit inclure une telle certitude analytique et, simultanément, accomplir une synthèse. Le principe se définit comme la conscience de soi, l'identité du moi sujet et du moi objet, connue par l'intuition intellectuelle: le moi est un acte productif qui devient son propre objet l03 . Infini à l'origine, il devient fini quand il se pose lui-même comme moi, ce qu'il ne peut qu'en posant aussi un non-moi l04 . Le moi, infini pour luimême, contemple sa finitude comme un devenir. L'opposition du moi à sa limitation la rend réelle. Le moi productif, après avoir déterminé le moi déterminable, se connaît comme déterminé, ce qui rend la limitation idéelle. Schelling réaffirme ainsi, dans une perspective différente, les thèses essentielles du système de Fichte. Quand il précise que les termes opposés sont réels et idéels, il indique quelle est sa perspective: il ménage une transition du système du savoir au système du monde. Schelling attribue aux catégories mêmes un sens plus naturaliste que Fichte. Dans le système de Fichte, dès avant le niveau du schématisme, les catégories définissent, à partir de l'identité de l'acte unificateur, les modalités finies de l'aliénation du moi absolu total et des relations entre le moi et le non-moi, donc l'ordre propre à la réalité finie. La finitude, issue d'un acte, reste un acte. La limitation devient l'acte réciproque de déterminer et l'assujettissement réciproque à une détermination, « l'interdétermination »105, plutôt que l'interaction. Dans le système de Schelling, il s'agit aussi des catégories dès avant leur niveau propre, celui du schématisme, mais surtout à propos de leur mise en œuvre concrète. Il faut aussi partir de la réalité, de la négation et de la limitation, mais ensuite, au lieu de régir le monde fini en un sens constitutionnel, elles définissent, du point de vue de la philosophie transcendentale, l'ordre du monde au fur et à mesure qu'il se crée. Schelling décrit une progression réflexive mue par le déséquilibre issu de la dualité du moi fini comme sujet et objet et dont les étapes réflexives correspondent à celles du système de Fichte. Cependant, chaque étape accomplit une opération dans tous les domaines à la fois, c'est-à-dire non seulement l'esprit humain théorique et pratique, mais la nature. A chaque phase ou « puissance» le moi, ou intensité, va s'engager dans le non-moi, ou extension. Le moi resté non-engagé accomplit la synthèse du moi et du non-moi. Alors le moi revient en lui-même enrichi de ce qu'il ramène du non-moi, qui ne demandait qu'à être ramené, car il participait du moi. La philosophie de la nature, pourrait-on dire, explique qu'à chaque phase le sac vide du moi se remplisse, non par le simple effet du besoin qu'il en a comme selon Fichte l06 , mais parce qu'il puise dans le réel idéel. Schelling reprend et développe en trois époques la théorie fichtéenne du circuit. En un premier acte de la première époque lO \ la conscience de soi

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inconsciente et dépourvue de liberté se pose comme opposée à un objet, celui du premier moment de la construction de la matière. La force d'expansion vers l'infiniment grand et la force d'attraction de l'infiniment petit se neutralisent. En un second acte le moi acquiert l'intuition de lui-même comme limité. Les deux activités du moi, restées séparées, se concrétisent du côté du moi par la sensation. La sensation est pure qualité, électricité. Du côté de la nature, les deux forces contraires s'opposent dynamiquement par leur direction, quelle que soit cette direction à partir du centre d'attraction. En un troisième acte, le moi sensible devient objet pour luimême. Les deux activités opposées s'unissent en un produit commun par l'acte synthétique de l'imagination productive. Le moi construit la matière et se produit lui-même. La force d'expansion continue qui s'exerce dans toutes les directions se trouve contenue directement par la force d'attraction en des points déterminés. Au premier acte, le moi était objet, au second sujet: au troisième, il est à la fois sujet et objet, mais sans le savoir. A la deuxième époque, le moi, devenu intelligence par l'imagination productive, doit devenir intelligence pour lui-même. Il doit s'arracher à sa production aveugle en la dépassant. Pour sortir du cercle de la production et des produits objectifs, c'est à une production absolument spontanée qu'il lui faut atteindre. Schelling explique que toute sa philosophie part de l'intuition et non, comme celle de Kant, de la réflexion. Il précise: « nous allons donc inférer la série suivante des actes de l'intelligence comme des actes et non pas comme des concepts d'actes, ou des catégories »108. L'objet produit dans le sens externe s'oppose au moi comme activité idéelle ou sens interne. Le moi distingue l'intensité de l'extension, le temps de l'espaèe, l'accident de la substance, l'effet de la cause. Chaque élément de l'universelle interaction subit une incidence comme effet accidentel et agit comme cause substantielle, ce qui rend possible la coexistence. L'interaction se constitue en organisation, c'est-à-dire éminemment comme vie organique. A la troisième époque, le moi a pris conscience de sa propre activité productive et devient capable de réflexion. La nature au sens strict ne va pas plus loin sur l'échelle des puissances. De synthétique, la philosophie transcendentale devient provisoirement analytique l09 . Schelling aborde le schématisme. Il définit le schème comme l'intuition de la règle applicable pour produire un objet llo . Ille distingue de l'intuition de l'objet lui-même. Le schème n'est pas l'image, mais sert d'intermédiaire entre le concept et l'objet. Les concepts de l'entendement ont leurs schèmes, les idées de la Raison leurs symboles. Le schème transcendental est le temps. Réflexivement, le temps s'identifie au sens interne, mais il unit, intuitivement, le sens interne et l'externe. Deux principes généraux dominent l'interprétation du système des catégories. D'une part, dans chaque série, les deux premières catégories s'opposent comme l'espace et le temps. D'autre part, la deuxième catégorie applique à la première le temps, c'est-à-dire le schème transcendental, et la pourvoit d'une intuition I I I .

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Quand l'individu rationnel a achevé l'analyse de son intelligence réflexive, la philosophie transcendentale redevient synthétique 1 12 • Après avoir déduit l'existence d'autres êtres rationnels 1 13 , Schelling passe au sentiment, lié à une contradiction et dont la partie active s'affirme comme l'instinct. Agir signifie que le moi agissant détermine le moi intuitif. L'acte général subjectif prend pour objet l'acte intuitif subjectif et objectif. Les deux ne diffèrent que sur le plan du moi comme manifestation. La fixation de la limite entre le moi objet et le non-moi objet, donc l'opposition du sens interne à l'externe, permet au premier de déterminer le second et cela signifie, en réalité, que l'acte général, comme l'acte intuitif, doit obéir aux lois du monde perçu. Or, la volonté absolue, source de toute loi, ne peut se réaliser librement que par la liberté empirique 1 14 • La volonté plane. La liberté doit déterminer la nécessité. L'harmonie préétablie les concilie. Une nouvelle nature, domaine de l'activité rationnelle, doit se superposer 1 15 à l'ancienne. La nature même doit protéger la coexistence des libertés individuelles. Ainsi apparaît le Droit, qui n'est ni une partie de la morale, ni une science pratique, mais une science théorique parce que naturelle 1 16 • Sa genèse ne dépend d'aucun individu, m'ais de tous. Il se dégage du fait de la violence. Par d'innombrables tentatives, liées à la culture et plus ou moins accompagnées d'accords, il se distingue de la simple oppression. Une constitution juridique doit comporter la séparation de trois pouvoirs. Celle-ci ne sert pas à grand chose, car seul l'Exécutif garantit la sécurité extérieure et exerce la contrainte intérieure. Pour échapper à la contingence du Droit, les États doivent se soumettre à la loi unique d'une fédération mondiale des nations civilisées, comme les individus se sont soumis aux lois des États 117. La nature vit une sorte d 'histoire, non celle de ses objets, mais celle de ses réalisations. Gérant librement des forces limitées dont elle doit respecter les lois, elle réalise la diversité par d'incessantes déviations à partir d'un modèle initial 1 18 • L'histoire proprement dite est celle de l'espèce humaine. Au terme de cette moitié de son système. S.chelling place la philosophie de l'art 1 19. L'artiste accomplit des actes libres et réfléchis, mais l'œuvre devenue objet accomplit une finalité qui dépasse ses intentions. Par le génie, l'artiste fabrique comme artisan un objet porteur d'éternité. L'intuition esthétique réalise objectivement l'intuition intellectuelle. L'œuvre d'art peut être issue d'actes collectifs, ou des actes relativement incoordonnés d'un peuple entier: tel fut le cas de la mythologie grecque. Hegel, dans La différence, retient surtout l'unité des deux sciences philosophiques et s'efforce de la sceller en indiquant comment Schelling conçoit leurs relations mutuelles. Dans la philosophie transcendentale, le subjectif est la substance et la nature l'accident. Dans la philosophie de la nature, la nature est la substance et le suje,t, comme intelligence, l'accident. Il ne faut ni que l'une des sciences se substitue à l'autre, ni que les

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deux se confondent. Les pôles des deux sont les mêmes : le sujet idéel de la connaissance et l'objet réel de l'être. Quand l'idéel se construit dans la Raison, il atteint le point de l'abstraction absolue, l'acte unificateur du moi transcendental, qui s'oppose à l'extension en se posant lui-même et aussi pour lui-même. Quand le réel se construit dans la matière, il contredit le moi, qui serait le point, en l'étendant à l'infini dans tous les sens. Cela n'est possible qu'autant que le réel procède de l'idéel comme une force d'expansion symétrique de la force d'attraction. Dans la nature, l'extension est enveloppée par l'attraction de l'intensité de points déterminés, donc contractée à l'intérieur de formes déterminées. Elle reste aussi l'expansion à l'infini. Par la juxtaposition spatiale des formes, l'infini se pose sans fin hors de lui-même. Telles sont les limites extrêmes atteintes par chacun des pôles dans son champ d'action propre. Dans le champ d'action de l'autre pôle, chacun s'arrête en deça de sa limite. Dans la nature, l'idéel n'atteint pas l'intériorisation totale. Dans l'intelligence, le réel n'atteint pas l'extériorisation totale. La matière comme telle ne devient pas tout à fait l'esprit et la pensée ne. devient pas tout à fait objective. Sinon les deux termes s'effondreraient en leur opposition. Après cette mise au point, Hegel rectifie la distinction entre la philosophie théorique et la philosophie pratique. La philosophie de la nature est surtout théorique, la philosophie transcendentale surtout pratique, mais chaque science comporte une partie théorique et une partie pratique. La matière même inorganique agit et la philosophie transcendentale comporte deux parties depuis Fichte. Enfin Hegel évoque l'aboutissement du système de Schelling. L'intuition intellectuelle suprême révèle l'Absolu qui devient objectif en sa totalité accomplie, l'incarnation divine, le « logos» qui était dès le commencement. Les instruments intellectuels de cette intuition sont l'art, la religion envisagée comme un art collectif et la philosophie.

La polémique contre Reinhold et Bardili. Hegel achève La différence par sa réponse directe à Reihold et Bardili, qui s'appuie sur les développements antérieurs et en condense les éléments polémiques. Le débat se complique dès que Reinhold intervient. La thèse centrale de Hegel, c'est l'opposition du système de Schelling à celui de Fichte. Cette thèse se situe dans le cadre d'un débat beaucoup plus vaste auquel Reinhold donne son ampleur. Hegel examine d'abord les objections de Reinhold contre Fichte et Schelling avant de discuter la philosophie de Reinhold lui-même. Selon Reinhold, le philosophe transcendental invoque une intuition exceptionnelle qui se réduit en fait à son imagination; il fait abstraction de cette abstraction pour opposer au moi un non-moi grâce auquel il reconstitue le monde; en définitive, il ne fait que se regarder lui-même à son insu 120.

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PRÉSENT A TION SCHELLING OPPOSÉ A FICHTE

Hegel ne résume pas cette argumentation, ni ne la discute phase par phase. Il a déjà rappelé, pour être' complet, que Fichte s'efforce, à sa manière, d'unifier le sujet et l'objet. D'un point de vue technique, les objections de Reinhold ne sauraient donc être admises à la lettre. D'autre part, s'il s'agit du développement réflexif et du résultat final du système fichtéen, celui-ci n'atteint pas son but. De ce point de vue, Hegel semble prêt à accepter l'argumentation de Reinhold dans son application à Fichte. Au fond, il estime que Reinhold indique bien les défauts du système dans l'ensemble et que, de surcroît, les mêmes arguments condamnent le système . de Kant et celui de Reinhold lui-même. Ces arguments ne sauraient s'appliq uer au système de Schelling. Hegel répond surtout à l'ironie devenue malveillante d'un Reinhold qui introduit avec trop d'insistance un élément personnel dans le débat philosophique. Reinhold a tort de suggérer qu'à l'abri des opérations abstraites Fichte et Schelling s'inspirent d'un désir secret et principal de glorifier leur moi individuel, leur personne. Telle n'est pas leur intention, du moins principale, et c'est une erreur de ne pas prendre leurs systèmes pour des philosophies. Ce que Hegel reproche au philosophe Fichte, c'est d'abord de poser le moi comme un un sujet-objet idéel et de prétendre en déduire un sujetobjet réel qui ne peut en résulter. Fichte donne une explication,celle du choc. Alors Hegel formule un autre reproche: le non-moi cause du choc devient une réalité étrangère au moi et ne permet aucune synthèse réelle. Certes, il existerait un moyen d'expliquer le système de Fichte et Reinhold le relève au n° II. Si l'on admet que le moi absolu s'analyse comme un passage entre le moi transcendental humain et un moi créateur divin, Dieu peut créer le non-moi connu de l'homme, tandis que le moi humain législateur-exécutant formel communique avec Dieu législateur-exécutant total. Le moi absolu sert d'écluse métaphysique entre la Raison humaine et la Raison de Dieu envisagé non pas en son infinité même, mais en sa qualité de créateur du monde. Hegel écarte cette explication et souligne que Fichte ne la retient pas sur le plan philosophique. Elle transformerait l'un des aspects du moi absolu transcendental en un moi absolu transcendant distinct de l'autre aspect abstrait à partir du moi empirique. Hegel cite la remarque de Fichte selon laquelle, pour Dieu, le système fichtéen se limiterait à la forme du monde '21 • Pour le philosophe transcendental, le moi absolu fichtéen se définit comme un sujet unificateur infini, ou plutôt comme une aptitude subjective à unifier indéfiniment, qui s'applique à une diversité donnée, de manière à reconstituer, au cours d'une progression indéfinie, l'équivalent fini d'un infini inconcevable. Hegel ne s'en rend pas moins compte que, sur le plan moins technique, l'explication proposée semble correspondre aux opinions personnelles de Fichte. L'insistance de Fichte sur la causalité morale l'oriente vers la recherche d'une causalité du monde. Fichte lui-même, par son écrit de 1800 destiné aux non-

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philosophes, Die Bestimmung des Menschen '22 débouche du criticisme du savoir dans le déisme de la foi. De ce point de vue, Hegel établit un rapprochement entre l'obligation pratique irréalisable sinon à l'infini et le renvoi de l'Absolu du savoir dans la foi. Hegel n'adresse pas ces reproches à Schelling. La différence avec Fichte, c'est que le non-moi ne vient pas d'un choc, mais d'une extension du moi, qui, enveloppant ensuite cette extension, revient en lui-même. Le moi absolu agit donc en créateur du monde. Reinhold relève cette différence au n° II, mais s'en indigne, ce qui ne l'empêche pas d'opposer une même argumentation à Fichte et à Schelling. Hegel rappelle donc comment, à son avis, la synthèse accomplie par Schelling le met à l'abri des arguments invoqués contre Fichte. A propos des vues philosophiques de Reinhold et de Bardili, Hegel condamne encore une fois la théorie d'une philosophie provisoire, ou d'une hypothèse philosophique à approfondir et à fonder. Par fonder, Reinhold comprend l'acte d'établir les justifications essentielles de l'hypothèse et, avec elles, l'hypothèse même. Hegel répond que des arguments hypothétiques ne peuvent rien établir. Tôt ou tard la philosophie doit sortir de l'hypothèse et apprécier la valeur intrinsèque des arguments. L'hypothèse de Reinhold part, comme le système de Fichte, de l'identité vide et ne peut davantage en faire venir le monde. Reinhold n'indique pas ce qu'il entend par croire en la vérité. Ce qu'il appelle savoir reste problématique. Dans les deux cas, il est mal placé pour reprocher des postulats à Fichte et à Schelling. Hegel entreprend de démontrer qu'il n'existe aucune différence essentielle entre le système de Reinhold devenu l'apologiste de Bardili et son système antérieur, celui de la faculté représentative, ou « philosophie élémentaire ». A l'abri de l'ironie, les arguments simultanés semblent se contredire. D'une part Reinhold change sans.cesse d'avis. D'autre part Reinhold enseigne toujours la même chose. Tout dépend sans doute du point de vue plus général ou plus détaillé. Hegel veut peut-être dire que si l'on considère comme identiques les systèmes de Fichte et de Schelling, on peut avec de bien meilleures raisons identifier l'ancien Reinhold et le nouveau. Or, Hegel ne peut préciser à quel degré de généralité il envisage l'affaire, car la nature des problèmes rouvre le débat sur ces degrés mêmes. Hegel confronte la Théorie de la faculté représentative et le Précis de logique première. La théorie distingue une forme d'origine rationnelle d'une matière d'origine sensible 123 • Le précis distingue une pensée caractérisée par l'unité d'une matière caractérisée par la diversité '24 • La relation entre les deux termes s'appelle représentation dans la théorie et le précis, mais Reinhold emploie maintenant les mots « application de la pensée ». Dans la théorie, la chose en soi, comme telle, ne fait pas l'objet d'une représentation ; dans le précis, la matérialité doit être anéantie par la pensée dans la représentation. Le reste de l'objet se trouve constitué, dans la théorie, par la matière de la représentation, dans le précis, par la forme objective

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à laquelle la forme de la pensée doit s'adapter. Les deux systèmes sont des dogmatismes et philosopher de la sorte, c'est se casser le cou. Hegel rejette l'opposition dogmatique entre la matière extensible à l'infini et l'esprit susceptible d'une contraction totale. Ainsi opposés, les deux termes deviennent, chacun pour lui-même, une totalité. Le besoin de la philosophie ne se situe pas alors au point médian entre les deux pôles. Le vrai point médian n'existe qu'au centre de l'unité des deux groupes de deux pôles.

VERS LE SYSTÈME DE HEGEL

Les problèmes de l'essai sur la philosophie de la nature. Lors de ses démêlés avec Reinhold en 1800 et 180 1, Fichte tente de réaménager son système sans le modifier. D'une part, il se rapproche un peu de Reinhold en laissant une place au déisme de la foi dans Die Bestimmung des Menschen. Ce faisant, il s'écarte de son disciple Schelling. D'autre part, il se rapproche un peu de Schelling, mais avec des réserves, en débouchant du moi absolu sur l'Absolu. Il ne change pas pour autant d'avis, car il préface, en 1801, une réédition inchangée de la Doctrine de la science de 1794 125 • Il complète sa pensée dans l'Exposé de la doctrine de la science de 1801 126 • Il définit négativement l'Absolu, qui n'est ni le savoir, ni l'être, ni, précise-t-il, l'indifférence du savoir et de l' être 127 • L'Absolu est l'Absolu. Or, la doctrine de la science ne peut partir de l'Absolu, mais seulement du savoir absolu. Fichte précise aussi que tout savoir posé comme étant ce qu'il est par sa connexité avec un savoir juxtaposé porte sur de la qualité. Un tel savoir consiste en une pensée de la réalité et seule la pensée unit les termes opposés qui s'excluent mutuellement dans l'être 128 • A cette époque, Schelling se félicite sans doute de l'Absolu fichtéen, mais non du déisme, ni du rejet de la notion d'indifférence. Encouragé par Hegel, il insiste sur la science de la nature et, non content de parfaire le système de Fichte, il s'en distingue dans l'Exposé de mon système philosophique, de 1801 129 • Ainsi est-ce Schelling sans Fichte ni Reinhold qui donne suite au projet d'Institut critique qu'a suggéré Cotta en 1799 130 • A cette fin, il fait cause commune avec Hegel. Les deux ensemble entreprennent de rédiger, sans nom d'auteur, le Journal critique de philosophie .. L'essai De la relation entre la philosophie de la nature et la philosophie en général paraît à la fin de 1802, dans le troisième numéro du premier volume. Par la suite, une controverse s'est élevée à-propos de l'identité de l'auteur: es't-ce Schelling, ou Hegel? En 1832, K.L. Michelet inclut l'essai dans le premier volume des œuvres de Hegel. Critiqué pour l'avoir fait, il répond que, si Schelling était l'auteur, il aurait protesté. Là-dessus, Schelling proteste. Lors de la publication des œuvres de Schelling en 1856, son fils y inclut l'essai. A la rigueur, Schelling et Hegel pourraient avoir écrit ce texte de concert. De quelque manière qu'il ait été rédigé, il comporte deux aspects hégéliens : la réfutation du système de Fichte et la mention poétique d'Eleusis. Bien qu'il s'agisse au mieux d'apprécier l'hypothèse la plus probable et sans prétendre l'ériger en certitude sur la base d'indices insuffisants, on peut estimer que l'essai De la relation fait pendant à La différence. Dans La différence, Hegel explique en quel sens il

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accepte le système de Schelling, l'essai De la relation explique en quel sens Schelling accepte les arguments de Hegel!3!. Introduction - Dans les paragraphes liminaires, le ou les auteurs définissent la relation entre la philosophie de la nature et la philosophie en général du point de vue des rapports entre l'Absolu et ses manifestations déterminées. Seul est réel l' Absolu en tant que synthèse de la totalité des termes, autrement dit de la totalité progressive des puissances de lui-même auxquelles la connaissance envisage l'opposition de ces termes. Les termes, les puissances ne sont plus qu'idéels dès que la pensée les isole de l'Absolu. Ils redeviennent réels, indépendants et même absolus comme membres du tout. Les formes ne sont réelles qu'unies, mais leur unité n'existe pas sans leur diversité, donc l'unité doit apparaître en chacune comme en un élément constitutif du tout. Cette notion d'élément d'un tout évoque plutôt l'Absolu de Schelling, posé avec ses manifestations, que celui de Hegel. En revanche, l'essai rectifie la définition par laquelle, dans l'Introduction au projet d'un système de la nature, Schelling identifie la philosophie de la nature et la physique spéculative. Cette dernière procède de la philosophie plutôt qu'elle ne la constitue. I. - Dans la première partie, le ou les auteurs distinguent deux conceptions des rapports entre le moi et l'Absolu: la dualité et l'unité. La tendance de la dualité prend d'abord la forme du dogmatisme direct. La réflexion veut que l'Absolu reste hors du moi. Au-delà de certitude du moi, la réflexion veut atteindre la réalité. Elle se reporte du côté de Dieu, ou du moins d'un Absolu transcendant, qui existe en soi et explique la réalité. A côté du dogmatisme direct, le dogmatisme inversé aboutit au même résultat. La réflexion veut que le moi reste hors de l'Absolu. Le ou les auteurs reprochent à Fichte de reporter l'Absolu au-delà de la Raison. Ils énumèrent les ouvertures, les fenêtres colmatées par Leibniz que Fichte laisse deviner. Si le moi absolu s'affirmait comme l'en soi, le moi empirique disparaîtrait. Mieux vaut faire disparaître l'en soi. Le moi empirique existe ainsi pour lui-même. Il ne le peut que pour autant qu'il entre en contact avec les objets par un choc ou une limitation. Le non-moi tient du moi une stabilité idéelle. Il ne se distingue pas vraiment du moi. Les deux termes s'engloutissent dans l'idéalisme absolu. La réflexion échappe à l'en soi, mais reste persuadée que le propre du réel, c'est d'exister au dehors. Elle le cherche dans la philosophie pratique. Le moi réflexif doit obéir à l'Absolu. Sans la relation de commandement et d'obéissance, l'Absolu redeviendrait le produit du moi. Pour éviter que l'Absolu ne retombe dans le moi, il faut que la dépendance du moi se prolonge indéfiniment. Le monde entier se reconstitue en fonction de l'impératif moral. Par l'acte de vouloir, le moi pur s'oppose au moi empirique des affections, mais les deux doivent se concilier. L'essai se réfère aux développements des Fondements du Droit naturel de Fichte relatifs à la matière con-

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sistante du corps humain et à la matière plus subtile qui sert à communiquer: la lumière et l'air!32. Tout ce passage entérine l'argumentation de Hegel. La critique suivante, selon laquelle les êtres rationnels deviennent ainsi les porteurs de tout le monde fini, semble plus énigmatique. Le ou les auteurs risquent une comparaison sémantique entre le mot Dieu et le mot bon, c'est-à-dire « Gott » et « gut »!33. Le Dieu de Fichte, comme celui de Kant, sert à fonder l'exigence morale et seul l'ordre moral assigne à chacun son propre monde. Dieu devrait être le un absolu, la volonté éternelle qui se déploie à travers le monde. La morale devrait reconstituer l'unité comme un ordre, mais l'idéalisme du dogmatisme inversé n'explique pas comment. Il produit un Dieu à l'extérieur et non aux fins de Dieu même, de l'idée de toutes les idées, mais à celles de la morale, comme le dogmatisme direct produit Dieu pour expliquer le monde. La définition de Dieu comme idée correspond à la pensée hégélienne, qui voit en l'Absolu l'idée plutôt que le moi. L'idée n'est cependant que Dieu pris en l'acte de devenir le monde. Il. - Dans la deuxième partie, le ou les auteurs indiquent les liens entre la philosophie et la religion en des termes assez caractéristiques de Schelling 13 \ mais d'ordinaire compatibles avec la pensée de Hegel. La philosophie et la religion ne sont pas que des instruments de la morale. Elles doivent exprimer l'identité. Dieu et l'étendue, l'Absolu et la nature, situés hors du moi par les dogmatiques, doivent pénétrer dans le moi. La religion et la philosophie progressent suivent les lois qui régissent la réalité. Le christianisme procède du sentiment malheureux de la division qui sépare le monde de Dieu, le fini de l'infini. Pour combler l'écart, Dieu devient homme, l'infini devient fini. Plusieurs aspects du christianisme se dégagent: l'existence d'un Dieu infini au-delà du monde fini, l'incarnation de Dieu dans le monde, l'aptitude de l'esprit humain à voir Dieu dans le monde. En général, les chrétiens modernes opposent la foi au savoir, donc l'infini au fini, comme les incroyants nient l'infini. Cependant, les églises reconnaissent que le vrai christianisme réside en l'identité. Elles se fondent sur l'essence rationnelle de la religion: la Raison chrétienne, c'est le mysticisme. Les religions païennes se contentaient d'un cùlte des formes naturelles et s'élevaient au plus à des symboles, à des idées mythiques, dans la plupart de leurs mystères. Le christianisme est mystique et non mythique. Cela n'empêche que les mystiques du catholicisme se sont heurtés à l'incompréhension de l'opinion dominante. L'esprit de la Réforme a paru s'opposer plus encore au mysticisme. Le protestantisme n'en a pas moins suscité une mystique plus vraie que la première. Le ou les auteurs songent peut-être, entre autres, à Jakob Boehm!3S, l'un des maîtres à penser de Schelling. Le paganisme et le christianisme s'opposent sur une même ligne. Le premier va du fini à l'infini, le second de l'infini au fini. Le paganisme grec unit le fini à l'infini par une intuition simple. Le christianisme n'arrive à l'unité que par l'opposition, donc en deux phases. A la deuxième,

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il doit rappeler l'infini dans le fini. Sa tâche n'est pas sans fin, mais nécessite beaucoup de temps. La comparaison se limite au paganisme et au christianisme. Faut-il donc, selon l'essai, exclure le judaïsme de la liste des religions ? Le ou les auteurs estiment probablement que Dieu, en soi, ne parle pas aux hommes. Un Dieu qui parle ne peut s'expliquer que par l'anthropomorphisme païen ou l'incarnation chrétienne. La nature est le corps de Dieu. Dieu ressuscite quand le christianisme l'y retrouve. III. - Dans la troisième partie, le ou les auteurs indiquent les liens entre la philosophie et la morale. La division en deux doit être surmontée. Les anciens observaient la nature, les modernes l'analysent. Il importe de rappeler dans la nature, objet de science, la vie dont les savants perdent le sens. Il faut donc restaurer le lien entre la nature et l'Absolu. La philosophie religieuse et morale ne saurait se concevoir sans la philosophie de la nature. La connaissance de la nature fait partie de la connaissance philosophique totale, qui permet la purification intellectuelle et morale de l'âme par la Raison pure. Le mouvement d'unification du fini et de l'infini va dans les deux sens. A ce point, le ou les auteurs de l'essai se détournent du reflet de l'infini dans le fini et remontent au vrai savoir, qui s'oriente vers un « savoir originel» évocateur de Bardili. Le moi doit s'élever à l'Absolu pour que l'Absolu réside dans le moi. A la fin de l'essai, le ou les auteurs énumèrent les étapes du cheminement de l'âme. Elle passe par Eleusis, ce qui rappelle l'ode de Hegel adressée à Hôlderlin, et elle retrouve l'œuvre de l'infini dans le fini.

La différence hégélienne: La collaboration plus étroite de Hegel avec Schelling à l'époque du Journal critique confirme la communauté de pensée relative des deux professeurs, mais ne manque pas de les aider à prendre acte de leurs désaccords. Dans La différence, Hegel refuse de suivre Reinhold, qui remet en cause toute la philosophie. Hegel limite le débat 'en maintenant son acceptation de principe du point de vue transcendental. Il ne peut cependant éviter de reprendre le problème à la base et ses lecteurs doivent agir de même. A Fichte, qui affirme que le moi ne peut sortir de son intériorité, le nouveau Reinhold répond que le moi ne peut expliquer ni le non-moi, ni l'Absolu. Le bon sens, il est vrai, qu'il corresponde ou non à une« philosophie populaire 136 au sens de l'école de Wolff dont Reinhold lui-même ne veut pas, indique que le point de vue transcendental, irréfutable à la lettre, s'avère intenable sur le fond. Le moi fini ne peut sortir de soi, mais n'existe qu'en rapport avec un non-moi transcendant. Le dogmatisme au sens transcendental a-t-il donc raison ? Après Fichte et Schelling, Hegel le nie. L'on peut estimer qu'il a tort, mais s'écarte-t-il de la vérité plus que Reinhold? Le problème du rôle du bon sens en philosophie se ramène à celui des critères et des degrés de la certitude. Toute connaissance finie est rela-

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tive. La philosophie ne peut se passer d'une critique. La critique philosophique complète les notions en précisant la manière de les concevoir. Critiquer ne signifie pas s'abandonner à un scepticisme abusif qui se réclame de l'expérience pour tronquer la connaissance. L'empirisme minimal même supposé sincère ne sert pas à grand chose. L'empirisme ratiocinant ne suffit encore pas. Il faut un empirisme aussi intégral que possible, seul capable d'assurer la critique permanente, mais constructive des concepts et des idées. Le penseur ressemble au voyageur. Il ne peut se contenter des alentours, qu'il croit connaître. Il doit partir au loin et revenir enrichi d'informations plus étendues, même si celles-ci restent insuffisantes. Près ou loin il doit discerner, dans l'expérience, l'essentiel général et l'essentiel particulier, il doit réfléchir sur l'essentiel en devenir et sur la connaissance qu'il a de ce devenir. La critique kantienne, trop radicale, appauvrit le monde. Les post-kantiens développent des idées critiques plus riches en contenu métaphysique, d'abord moral avec Fichte, puis total avec Schelling et Hegel. Malgré leur point de vue intenable, ils s'approchent plus d'une conception intégrale de la connaissance que les défenseurs de maint point de vue tenable 137 • Quand Reinhold préconise le système des formes absolument discontinues et susceptibles de passer, en bloc, du non-moi dans le moi, il oublie trop la critique. Malheureusement, il arrive même aux philosophes transcendentaux d'envisager le non-moi comme un donné qui s'impose tel quel, par exemple à la manière de simples déterminations, ou de concepts simples, dont la simplicité n'est qu'apparente : il~ compromettent ainsi la participation de l'activité de la conscience, c'est-à-dire l'aspect le plus vrai de leurs systèmes. L'opposition entre le moi et le non-moi peut servir de point de départ à une série de raisonnements. Il est permis de croire qu'elle invite à rejeter à la fois le dogmatisme au sens post-kantien et le dogmatisme au sens ordinaire, c'est-à-dire à s'opposer sur tous les points aux post-kantiens dans l'espoir d'aboutir, dans de bonnes conditions, à des résultats proches de ceux qu'ils ont atteint dans des mauvaises. Plus s'accroît le coefficient d'indétermination qui résulte, pour la conscience, de l'écart entre le non-moi connu et le non-moi total, plus il devient évident que le moi peut au mieux essayer de se rapprocher d'une connaissance adéquate. La solution serait, semble-t-il, de concilier la reconnaissance d'un écart entre l'objet réel et l'objet connu avec celle du rôle éminent de la conscience individuelle active, qui, au fur et à mesure de ses relations avec le monde, se construit comme intelligence et comme volonté. Dans La différence, Hegel ne sort pas du point de vue transcendental, mais il s'inquiète des limites du moi de diverses manières. D'abord, Hegel réserve la place de la logique en philosophie, bien qu'il ne réduise pas la philosophie à la logique: de fait, il retient l'idée fichtéenne d'une loi rationnelle du monde à laquelle il soumet la nature et l'esprit. Ensuite, Hegel oppose le système de Schelling à celui de Fichte comme une nou-

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velle phase d'une dialectique, la troisième à partir de Kant ou la deuxième à partir de Fichte: Schelling n'explique plus le non-moi comme une carence de la manifestation de l'Absolu dans lè moi empirique, mais comme une manifestation de l'Absolu. Enfin, Hegel ne se contente pas du système de Schelling lorsqu'il s'agit de bien définir l'Absolu de manière à distinguer la Raison de l'entendement: il propose diverses formulations personnelles et annonce une nouvelle phase dialectique, celle de la différence hégélienne. Hegel semble partager avec Schelling une même conception de l'Absolu initial. Hegel et Schelling tiennent à se séparer du déisme philosophique, même du déisme hypothétique de Fichte, tout en en gardant les avantages explicatifs. Leur Absolu initial ressemble à un Dieu pris dans l'acte premier de créer, ou plutôt de devenir le monde, mais qui aurait oublié sa divinité car il n'est plus qu'une pensée humaine. Dieu en soi serait soit le un, soit l'être infini à l'état pur. Schelling et Hegel ne s'y réfèrent que dans la perspective de la genèse du monde. Il va devenir le monde et ne se distingue déjà plus d'un être indéfiniment déterminable. A ce titre, il rencontre le néant, condition du passage de l'infini à l'indéfini, puis au fini. L'être ainsi devenu l'Absolu s'engage dans le néant pour y devenir. L'Absolu se manifeste comme le moi, ou comme un acte spirituel apte à se déterminer, qui s'oppose à la nature matérielle elle aussi apte à se déterminer. Le sujet-objet subjectif indéfini s'oppose au sujet-objet objectif indéfini, mais qui ne peut le rester. Schelling s'oriente vers une interprétation métaphysique et morale de ces pensées. Hegel les exprime de ce point de vue dans La différence à propos du « besoin de la philosophie» : « L'Absolu est la nuit », « le rien vient en premier et, de lui, sort tout être, toute la diversité finie ». Dans ses écrits ultérieurs, Hegel n'oublie ni le problème, ni les objections de Reinhold. Il y revient dans le premier vol~me de la Science de la logique 1 38 , en 1812. Là, il commence par le savoir de l'être et s'interroge, comme dans La différence, sur le point de départ en philosophie. Il critique le procédé qui consiste à partir du moi donné dans l'intuition intellectuelle. Ce moi n'est pas la conscience empirique, mais le fait de l'existence d'une intériorité déterminée. L'intuition intellectuelle a pour objet l'éternel, le divin, l'Absolu, ce qui signifie une détermination simple et immédiate. A l'idée du savoir de l'être en général, seule la pensée concrète ajoute quelque chose en progressant d'une détermination à la suivante. Il faut donc retenir le savoir de l'être comme point de départ, sinon rien ne permettrait d'unir les déterminations successives. L'Absolu, l'éternel, Dieu aurait un meilleur titre que le moi à servir de point de départ, mais le philosophe ne conçoit, sous ces désignations, que l'idée d'abord vide du savoir de l'être. Hegel et Schelling admettent que l'Absolu actuel, celui avec lequel l'esprit humain a la faculté d'entrer en contact, doit rendre à l'Absolu initial sa conscience de lui-même dans le monde. La synthèse parfaite con-

siste à réaliser, à l'aide de la conscience humaine, selon Hegel rationalisée en Esprit, cette prise de conscience de l'Absolu.

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Schelling pose un Absolu qui se manifeste à la fois comme l'intelligence et comme la nature. Le moi absolu, supérieur au moi humain, ne ressemble pas à une Raison divine législatrice, mais à une âme du monde. Cette âme est aussi la Raison, entendue comme l'indifférence du subjectif et de l'objectif. Schelling dépasse donc la nature animée de Leibniz, dont il adopte l'harmonie préétablie. D'autre part, il s'inspire beaucoup de Spinoza. L'Absolu agit comme une substance unique, l'intensité et l'extension, d'origine fichtéenne, deviennent deux attributs parallèles. Certes, l'Absolu se manifeste et ses manifestations sont des sujets-objets en relation dialectique. La division en deux liée à la finitude et indéfinie meut le devenir par le déséquilibre qui tente indéfiniment de se corriger. Sc hel·ling n'en a pas moins tendance à identifier l'Absolu à un système rationnel articulé de production d'un monde double et presque symétrique. Il dresse les plans avec tant de soin qu'il réserve un décalage entre l'agencement total des puissances et l'esprit humain individuel. L'âme du monde, subjective par nature, devient surtout l'objet d'une connaissance réflexive à laquelle ne correspondent de façon adéquate ni la réalisation active, ni l'intuition cognitive. L'intuition esthétique serait le meilleur complément de la philosophie. Aussi bien Schelling reproche-t-il à Hegel de s'en tenir au système incomplet de la logique formelle. Hegel suit le devenir des manifestations de l'Absolu soumis à une loi logique. Pour connaître l'Absolu, qui n'est pas un résultat au sens reinholdien d'une idée simple à justifier, mais qui en est un au sens de l'ensemble d'une dialectique vécue, la conscience doit posséder une aptitude réflexive, une faculté de saisir le mouvement dialectique du monde d'une manière conforme mais non toujours coextensive à la logique. Elle doit apprendre à intérioriser la dialectique rationnelle incarnée dans la réalité concrète de la pensée et de l'activité. Dans cette réalité, elle doit voir l'unité du devenir. Dès La différence, Hegel affirme, au sujet de l'intuition: « Le savoir transcendental unit les deux termes, la réflexion et l'intuition ». A propos des « postulats de la Raison », il estime compréhensible que la réflexion posée isolément postule l'intuition. Tant que la réflexion se distingue de l'intuition, il n'est d'intuition que du temps. En revanche, l'intuition totale unifie le temps intuitif et l'éternité rationnelle: « Dès lors que l'antinomie postule l'intuition déterminée du temps, celle-ci, par laquelle on entend un moment limité du présent et sa position illimitée hors de lui-même, doit être à la fois les deux, donc éternelle ». Dans ces conditions, il n'est pas besoin de postuler l'intuition absolue. Elle accompagne la réflexion absolue. La Raison ne postule ni l'idée, ni l'être: « puisqu'il s'agit d'Absolu, elle pose immédiatement les deux avec le caractère absolu de la Raison, qui se définit comme l'identité de l'un et de l'autre ». Une même démar-

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che réflexive et intuitive permet de comprendre la dialectique du devenir et de voir l'Absolu dans le présent. L'intuition ainsi conçue reste proche de l'idéal de Schelling d'une participation à la manifestation de l'Absolu: cependant Schelling remonte à un Absolu qui domine la totalité de ses manifestations. L'intuition hégélienne reste également proche de la définition donnée par Fichte à Reinhold: cependant Fichte maintient la conscience de l'opposition entre le sujet et l'objet tandis que se prolonge sans fin l'analyse de l'infini dans le fini. Pour Hegel, la présence de l'éternel dans le temporel dépasse en permanence l'opposition du sujet et de l'objet. Comme celle de Fichte, l'intuition de Hegel porte plus un devenir que celle de Schelling; comme celle de Schelling, elle est plus divine que celle de Fichte et s'approprie, grâce à l'esprit philosophique, la vision de l'ode Eleusis. Voilà sous réserve de quelles précisions l'on pourrait appliquer à Hegel l'exclamation qu'inspiraient à Bergson « un Schelling, un Schopenhauer et d'autres» : « Comme si leur intuition n'était pas une recherche immédiate de l'éternel! »139 Hegel admet, avec Schelling, que tout phénomène partiel, réintégré à sa place dans l'Absolu, présente les caractères de l'Absolu. Cela même rend possible l'intuition du présent éternel dans le présent qui change. Or, la conscience humaine individuelle n'atteint pas toujours au contact avec l'Absolu. Tout acte humain doit tendre à ce contact. Tout acte humain s'insère dans une dialectique de division dont la rationalité individuelle, si elle établit ce contact, régénère la construction destructrice d'elle-même en une unité créatrice. La difficulté permanente, c'est le passage. Le partipris de Hegel d'accomplir la synthèse parfaite là où d'autres échouent l'expose à la tentation de se replier de l'unité absolue sur l'unité puissante, mais imparfaite et heureusement imparfaite du groupe humain dont fait partie l'individu porteur de la Raison. L'activité individuelle, qui, dans le domaine théorique, sait non seulement critiquer, mais œuvrer, l'individualité négative, mais aussi positive, qui, dans le domaine pratique, poursuit une action morale et juridique, risquent de se trouver escamotées au profit d'entités collectives de contours plus ou moins flous. Elles risquent d'être dépassées par la synthèse d'une manière qui les anéantit sans les conserver. Pour apprécier ce danger, les démarches dialectiques analysées dans La différence et à l'issue desquelles Hegel prend position par rapport à Fichte présentent un grand intérêt. Selon Hegel, Fichte a d'abord tort de concevoir l'application de la Raison à la nature, aux fins de l'intelligence, d'une manière incomplète faute de tenir compte du véritable Absolu. Fichte a ensuite tort de n'expliquer vraiment ni la morale, ni le Droit et d'opposer à la nature un concept vide. Il eût fallu voir tout de suite le rationnel dans le réel pour le voir encore dans la vie spirituelle de l'espèce humaine. Deux textes de La différence l'expliquent si on les rapproche: d'une part, la définition de l'intuition absolue, d'autre part celle du peuple comme unité rationnelle. Ce der-

nier passage précise, à la fin de la critique du Droit naturel de Fichte, que « la Raison ... doit s'exprimer au mieux dans l'organisation la plus parfaite qu'elle puisse se donner; elle doit se constituer elle-même en un peuple ». Hegel fait précisément de ce rapprochement la pièce maîtresse de son étude Des modalités scientifiques du Droit naturel, de sa place en philosophie pratique et de sa relation avec les sciences juridiques positives, qui paraît en 1803 dans le troisième numéro du deuxième volume du Journal critique de philosophie. Là, Hegel s'attaque d'abord à l'empirisme du chaos ou de l'ordre contingent. Il s'attaque ensuite au formalisme de la morale kantienne, dont le système fichtéen ne se dégage pas. La moralité consiste à adhérer à une détermination qualitative susceptible d'assumer la forme d'une loi universelle de la nature. Or, cette forme pure de l'unité rationnelle est vide et peut convenir à n'importe quel contenu. Elle exprime n'importe quelle tautologie. Si la propriété est, elle doit être, mais si la propriété n'est pas, elle ne doit pas être. Le formalisme moral aboutit à ce résultat immoral de conférer une forme absolue à une détermination relative. Ou le concept ne fait que réitérer la détermination, ou il prétend la généraliser alors qu'elle s'oppose à beaucoup d'autres. Hegel recommande sa solution. Il applique l'întuition de l'Absolu au rapport de droit : « En revanche, l'unité de l'intuition est l'indifférence des termes déterminés qui forment un tout, elle ne les fixe pas comme séparés et opposés, elle les saisit ensemble et les objective »140. Ainsi toute séparation entre le possible et le réel disparaît-elle. Seul reste le présent absolu: « Et en cette forme de l'intuition et du présent réside la force de la moralité en général »141. Comme exemple d'impératif à la fois moral et juridique, Kant cite le dépôt: sans l'obligation de restituer, le dépôt n'existerait pas. Selon Hegel, l'impératif se réduit à une tautologie: la propriété d'autrui confiée à ma garde est la propriété d'autrui confiée à ma garde. On pourrait aussi bien dire: la non-propriété d'autrui confiée à ma garde n'est pas la propriété d'autrui. Par contre, l'intuition porte sur un objet déterminé, qui exclut la règle contraire. Elle contient « une relation vivante et une présence absolue» et correspond à la formule: « une propriété d'un autre confiée à ma garde est la propriété d'un autre confiée à ma garde »142. Le système de Fichte consacre l'unité négative de la Raison pratique et non l'unité positive de l'intuition. Le concept absolu s'oppose, comme unité pure, à lui-même comme multiplicité d'êtres rationnels. La forme de l'unité correspond au droit et au devoir, celle de la multiplicité au sujet qui pense et qui veut. La forme de l'unité est le grand côté des théories de Kant et de Fichte, mais ils considèrent l'unité et la multiplicité comme égales. Le Droit et la morale peuvent exister en rapport avec les sujets rationnels, ou indépendamment. La moralité suppose l'unité du concept pur et des sujets, la légalité leur non-coïncidence. Hegel généralise sa conception du rapport de droit et unifie la morale et le Droit en considérant la moralité

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absolue comme celle de tous : « .. .la moralité, dans la mesure où elle s'exprime en l'individu comme tel, est négative. Elle ne peut d'abord s'exprimer en l'individu, sinon comme son âme et cela ne se peut qu'autant qu'elle soit quelque chose de général et le pur esprit d'un peuple »143. Les caractères moraux du peuple portés à une énergie supérieure constituent les vertus que décrit l'éthique. La négativité individuelle incarne l'écart. La suppression de l'écart rétablit une totalité renfermée en elle-même. La négativité se transforme en devenir de l'ordre éthique. A tout moment, il n'existe de moralité que conforme aux mœurs. Les lois abstraites doivent exprimer les mœurs concrètes. La relation reste heureusement rationnelle et dialectique.

Hegel, la contrariété des orientations existe, mais ne suffit pas à expliquer la qualité. Comme dans La différence, Hegel critique aussi la théorie de Kant des forces d'attraction et de répulsion l46 • L'équilibre anéantit les forces opposées. En réalité, la détermination est. Quand la qualité déterminée se rapporte à elle-même en excluant les autres qualités, elle devient l'unité négative, donc la quantité. Le un qualitatif est une totalité. La multiplicité exclue, envisagée comme une unité susceptible de différenciation, devient l'extension. L'égalité positive de l'extension n'est pas l'égalité négative du point et celle-ci détermine celle-là. La théorie de Hegel semble définir la qualité finie comme issue d'une négation déterminée de l'être indéfiniment déterminable. La qualité est elle-même par opposition à ce qu'elle n'est pas. Dans la Science de la logique de 1812, Hegel confirme qu'il entend, par la qualité finie, une détermination négative en un sens inspiré de Spinoza l47 • La notion hégélienne de qualité simple, ou de rapport simple, pourrait appeler des objections, mais la qualité devient toujours autre et le un quantitatif n'existe qu'en opposition multiple avec ce qu'il exclut. Dans la Science de la logique de 1812, Hegel indique comment la quantité introduit la dialectique du contenu et du discontinu 148. A Iéna, il passe de la qualité, de la quantité, du quantum à l'infini, qui est la totalité du rapport simple et sa réalité. Le rapport simple devient la relation multiple. La relation de l'être est la substantialité, la causalité, l'interaction. La relation de la pensée est le concept déterminé, le jugement, le syllogisme. De la relation, Hegel passe à la proportion, ce par quoi il entend la théorie de la définition et de l'acte de connaître: la définition détermine l'unité de l'espèce par une caractéristique essentielle, la division partage le sujet en moments rationnels et les relie, la connaissance unit ces deux relations 149. L'acte de connaître réfléchi en lui-même et qui part de lui-même marque la transition de la logique de la relation à la métaphysique de l'unité absolue. Dans la Métaphysique d'Iéna, Hegel présente comme une dialectique les aspects essentiels du système de Leibniz auquel se substitue, comme un progrès, celui de Fichte, qu'il dépasse pour finir. Il examine la connaissance comme système de principes, l'objectivité, la subjectivité. Le principe d'identité A = A signifie l'existence de la multiplicité. Le principe du tiers exclu signifie que le un fait partie du multiple. L'unité du un et de ce multiple, dont le un fait partie, mais qui exclut le un, réside dans le concept opposé à la fois à la détermination et au dépassement de celle-ci. Les deux premiers principes de la philosophie, c'est-à-dire A = A et -A non = A, se ramènent au troisième. La mention des trois principes semble s'inspirer de Fichte plus littéralement que de Leibniz. Hegel, cependant, s'inspire littéralement d'Aristote pour les deux premiers et de Leibniz pour le troisième : il retient, comme tel, le principe de raison suffisante l5o • Celui-ci reproduit, pour la réflexion, la division et le retour en soi-même caractéristiques de l'acte de connaître. L'identité de la déter-

L'esprit et les dialectiques Hegel à Iéna, de 1801 à 1807, veut aller de l'avant. Il progresse avec la confiance que lui inspire son attitude à l'égard de l'Absolu. Il garde, comme une garantie métaphysique permanente, l'idéal de l'ode Eleusis : voir l'Absolu dans le monde, être l'Absolu qui se voit dans le monde. Philosophe, il sait que cette intuition et la vraie réflexion ne font qu'un. A l'intuition parfaite correspondent la dialectique réflexive totale et d'autres plus ou moins amples. Peu importe leur exiguïté, pourvu qu'aucune ne se sépare de la totalité. L'ordre réflexif total, c'est le système. Le premier problème consiste donc à tracer le plan général du système. Le plan double du système de Schelling, que Hegel défend dans La différence, simplifie son propre plan, défini à Francfort. L'idéalisme transcendental, selon Hegel, équivaut à la logique si celle-ci inclut la Raison, donc la dialectique métaphysique. La philosophie de la nature peut constituer la première partie d'une philosophie réelle. Celle-ci inclut la nature inerte, la nature vivante et la nature humaine, qui porte l'Esprit. En 1802, puis en 1803, Hegel fait des cours, d'une part, sur la logique et la métaphysique, d'autre part, sur le Droit naturel. En 1803 et 1804, il enseigne le système de la philosophie spéculative: celle-ci comprend, d'une part, la logique et la métaphysique ou idéalisme transcendental, d'autre part, la philosophie de la nature et celle de l'Esprit 144. Le projet ina~hevé d'Encyclopédie de 1804-1805 tente de mettre en ordre le système de la philosophie spéculative. Il contient une Logique, une Métaphysique et le début d'une Philosophie de la nature. Ainsi est-ce à l'issue d'une gestation prolongée que, dans L'Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé de 1817, 1827 et 1830, Hegel se fixe sur le plan tripartite: logique, philosophie de la nature jusqu'à l'organisme animal inclus, philosophie de l'esprit à partir de l'anthropologie. Dans la Logique d'Iéna, les premières pages manquent. Il s'agit de la qualité, qui constitue, avec la quantité et le quantum, le rapport simple l45 • Fichte tente d'expliquer la fixation de la limite entre le moi et le non-moi comme le point d'équilibre de deux orientations contraires. Or, fait observer

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mination est à la fois l'aire d'un cercle et le centre. Le mouvement de la connaissance circonscrit l'aire en traçant la périphérie. Le centre constitue la réflexion, qui, si elle s'accomplissait tout à fait, abolirait la connaissance lSI • D'après les explications de Hegel, la raison de la détermination tient la place d'un sujet, mais d'un sujet qui ne s'est pas encore fixé. Hegel indique que la raison suffisante se situe au niveau de l' être l S2. Cependant l'être peut se déterminer ou ne pas se déterminer, tandis que la raison se maintient à travers le mouvement dialectique. Elle sert déjà de sujet aux substances engagées dans la détermination. Elle est en cours d'intériorisation comme l'essence du sujet capable d'unifier toutes les déterminations. Quand la raison suffisante se réalise, elle devient l'acte de connaître défini comme l'âme, la· première phase de la métaphysique de l'objectivité lS3 • L'âme est la synthèse de l'interaction, donc à la fois l'activité et la passivité comme concept déterminé. Hegel semble ici se référer à Fichte: des termes opposés par nature n'entrent en interaction que s'ils se rencontrent, mais ils se rencontrent forcément quand l'un d'eux est le mopS4. L'âme est l'unité de la substantialité et de la subjectivité, mais reste une substance imparfaite à cause de l'indifférence des accidents et un sujet imparfait à cause de la mutabilité des ~éterminations. L'âme est d'abord la raison de son contenu, dont elle se sépare ensuite pour ne retenir que sa détermination propre, qu'elle tente de dépasser en s'affirmant comme immortelle. L'âme présuppose le monde et sa participation au monde. Dans l'interaction des chaînes synthétiques, liées par la nécessité, celles-ci s'isolent à la manière de l'âme libre: le monde est une chaîne de monades. L'individualité du « ceci» se conserve en disparaissant dans la réalisation de l'espèce. Hegel explore le passage de la monade au développement de l'âme de l'espèce, puis celui de l'espèce distincte à l'âme du monde. Le monde existe par l'espèce, relation et unité des individus. Si l'on appelle pensée le processus de la conservation par l'individu et étendue le processus de l'espèce, la pensée et l'étendue ne font qu'un. L'espèce absolue et non plus particulière est l'être suprême, l'existence absolue et nécessaire, l'en soi. L'être suprême, comme espèce absolue, garde son identité à travers les moments d'une existence détermÏIlée, mais aussi indéfiniment déterminable. La monade existe en vertu d'une activité synthétique qui relève de l'universel. Tout, en elle, existe à la manière de cette activité synthétique à laquelle, en tant qu'universelle, elle s'identifie. La persévérance de l'individu en son être est devenue l'individualité absolument réfléchie en elle-même. Les individus de sexes opposés franchissent la génération et la corruption, l'espèce reste la permanence de la conservation de soi. La synthèse véritable de l'espèce générale et de l'individualité s'accomplit par la connaissance qu'a l'individu de lui-même en tant qu'universel. Elle est le moi, le début de la métaphysique de la subjectivité l55 • Dans le moi théorique lS6 , ou la conscience, la détermination n'est plus, comme dans

l'âme, un terme étranger dont il faut faire abstraction et qui doit disparaître, mais une altérité idéelle. La monade envisageait l'altérité comme positive et, quand elle faisait abstraction d'une détermination, une autre prenait la place ; en revanche le moi envisage la détermination comme une altérité dépassée. Hegel a donc défini l'âme ou monade douée de continuité intérieure de Leibniz, et, à travers les phases du monde des monades et de la monade suprême assimilée à une espèce, il la soumet à une critique de la Raison de manière à la réduire au moi absolu de Fichte qui anime le moi empirique rationnel. Ce moi, le moi de la pluralité des êtres rationnels, doit traverser ce que sont devenus, à son niveau, le monde des monades et la monade suprême. Le moi possède la forme de l'universel. A ce stade de la critique de la Raison, il revêt l'ampleur qui lui permet, dans le système de Fichte, d'expliquer le monde où le moi empirique s'oppose au non-moi comme ce que pose le moi lui-même. Le moi est la synthèse du deuxième théorème de l'interdétermination fichtéenne et non celle du premier théorème. Le moi détermine le non-moi, une altérité qui n'en est pas une. Cependant le non-moi reste une altérité, car la détermination devient le moi plutôt qu'elle ne procède de lui. L'espèce est déterminée et la conscience s'attache à l'individu qui poursuit sa propre conservation. C'est du point de vue de l'individualité identique à elle-même et devenue réelle à l'issue de la synthèse des processus de l'individu vivant et de l'espèce que le moi absolu détermine ce qui semble au moi empirique une passivité et un non-moÏ. Le cycle de la réflexion n'anéantit pas le non-moi rencontré comme un choc, mais l'illusion qui dissimulait son origine dans le moi et son caractère de détermination de l'essence du moi. Or, selon Fichte, l'être rationnel connaît le non-moi par l'influence des autres. Hegel se sert de cette dialectique d'ailleurs exagérée pour expliquer comment la réflexion entraîne la division du moi absolu en un moi théorique et un pratique. L'espèce se connaît comme identique à elle-même quand l'individu vivant surmonte la détermination en se reconnaissant en un autre. Le moi identique libre et le moi déterminé ne coïncident plus. L'opposition de l'individu et de l'espèce recommence: elle n'est plus formelle, mais réelle. L'individu n'est libre que par la séparation entre son infinité réfléchie et sa détermination concrète non réfléchie. Quand le moi théorique de la réflexion formelle absolue devient pratique et s'oppose à son individualité déterminée, il doit dépasser l'opposition en l'assumant IS1 • La détermination est l'espèce intériorisée, c'est-àdire le moi théorique lui-même, qui a d'abor'd fixé la limite entre le moi et le non-moi, puis l'a dépassée quandïl s'estidentifié à l'espèce. Le moi théorique opposé à sa réflexion reste lui-même en ce sens que sa détermination n'est pas encore lui-même. La détermination élevée à l'Absolu dans l'individualité doit être connue comme identique à l'espèce universelle. Le moi individuel est celui dont l'interaction d'activité et de passivité avec les autres constitue le processus du monde. L'espèce réalisée le dépasse.

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Dès lors le moi pratique infini s'oppose à une individualité déterminée vraiment devenue l'individualité universelle. Comme avant lui le moi théorique, il surmonte en tant qu'individuel l'opposition du moi et du non-moi. Le moi pratique se réunit au moi théorique général devenu l'Esprit. Hegel consacre à l'Esprit absolu les dialectiques difficiles de la fin de la Métaphysique d'Iéna ls8 . La logique, prise en sa structure la plus élémentaire, se dégage de la critique de la Raison comme la loi dynamique de la finitude, ou du devenir. Elle exerce cette fonction parce qu'elle exprime l'ordre des relations de l'infini et du fini. Elle l'exprime dès la nature la plus matérielle et jusqu'à l'Esprit le plus conscient de lui-même. La philosophie réelle, fondée sur la loi logique, en étudie l'application dans les domaines respectifs des diverses sciences particulières. L'Esprit absolu réalise l'acte de connaître en son absolue totalité. L'acte de connaître suit la progression de la logique jusqu'à lui-même et de la métaphysique jusqu'à l'Esprit absolu qui la réalise. Il est l'idée de l'en soi, l'idée, la monade, la relation substantielle qui s'accomplit dans l'être suprême. La monade considère l'être suprême comme l'au-delà, mais il est l'espèce, qui dépasse l'individualité de la monade sans l'anéantir. La monade se considère comme anéantie et voudrait se sauver par l'immortalité. En réalité, l'individualité est devenue le moi, qui a le devoir d'anéantir sa détermination interne, mais qui reste lui-même une idéel S9. Le moi est la synthèse de l'universel et du déterminé. Il diffère de l'autre identique à lui. La monade pratique se connaît comme infinie, elle s'oppose à ellemême comme infinie et elle pose son individualité comme absolue. Le moi théorique se trouve lui-même comme l'Esprit rationnel. Il ne rêve plus d'immortalité, ni d'un être suprême transcendant, car il est immortel et être suprême. La récapitulation atteint ici son point de départ. L'Esprit est un Esprit formel, un être suprême, mais pas absolu. Il n'assume qu'une partie de ce qui s'oppose à lui, l'existence lui manque, des limites incompréhensibles enferment sa liberté 160 . L'au-delà n'est plus l'identité avec soi-même, mais l'assujettissement à une détermination qui caractérise le processus de l'espèce, donc la réflexion absolument simple en laquelle le moi s'est trouvé. Le moi pratique conserve, avec lui-même, ce comme quoi il s'est trouvé: l'espèce. L'Esprit est l'unité de deux réflexions: la conservation du soi devenue universelle et l'espèce universelle qui porte en elle l'individualité absolue. Nous savons qu'il est infini, mais il ne se connaît que comme égal à lui-même, car il ne voit que luimême et non l'infinité, qui consisterait à se voir lui-même comme l'autre. Il ne s'oppose plus qu'à ce qui n'est pas l'universel, donc au rien. Cependant le rien lui-même, l'instabilité absolue, est l'infini. L'égalité avec soimême s'oppose à l'inégalité avec soi-même et celle-ci est la même chose que l'Esprit. Égal à lui-même et à l'altérité, l'Esprit, en cette unité, est l'Esprit absolu l61 . Hegel prend l'initiative d'insérer la remarque suivante: « L'on ne peut demander comment l'infini devient fini, ou sort dans le

fini, et autres expressions de ce genre sans fondement conceptuel »162. Il ajoute : « Tel est le cycle de l'Esprit absolu »163. Ce cycle reproduit celui du rapport simple dont part la logique.

La dialectique de l'esprit. L'activité de Hegel à I~éna se développe jusqu'à son apogée: la rédaction de la Phénoménologie de l'Esprit en 1806 et de la Préface de ce livre en janvier 1807. La Phénoménologie constitue un monde philosophique autonome qu'il faut étudier pour lui-même, mais dont il peut s'avérer opportun de reconnaître les approches en le situant par rapport à l'œuvre antérieure. Il aide, en retour, à comprendre cette œuvre. Rosenkrantz distingue, dans l'évolution du système hégélien à Iéna, une « modification didactique» et une « crise phénoménologique »164. La phénoménologie est celle de l'Esprit. Hegel pense qu'à l'époque de la philosophie transcendentale les sociétés humaines concrètes peuvent fonder leur action sur une conscience de soi digne de la science. Il veut donc expliquer, dans une introduction générale à son système, par quelle progression dialectique l'Esprit en est arrivé à exister. L'humanité entière a participé, ou plutôt participe à l'œuvre. Hegel dégage, dans la vie humaine, soit relativement récurrente, soit historique, les grands moments rationnels de la prise de conscience. La phénoménologie inclut l'application de la logique dans la philosophie réelle. Elle n'est cependant ni toute la logique, ni toute la philosophie réelle, ni toute la philosophie de l'Esprit. Hegel commence et finit la Phénoménologie dans l'état d'esprit de La différence, c'est-à-dire en accord et en désaccord relatifs avec Fichte et Schelling. Il part, au niveau le plus bas, de la conscience qui devient elle-même comme la sensation du « ceci » par le « celui-ci » dans le maintenant et l'ici, la perception de l'essentiel et de l'inessentiel de choses distinctes et interdépendantes, l'entendement qui développe le système des lois en un jeu contradictoire de forces à l'intérieur des choses. J. Hyppolite fait observer : « La différence avec Fichte et Schelling tient à ce que Hegel ne part pas de la conscience de soi, du moi = moi, mais y aboutit en prétendant suivre les démarches mêmes de la conscience non philosophique »165. La conscience devient conscience de soi. Elle est d'abord primitive : le mouvement du désir vivant d'objets vivants, le processus de la vie individualisé en formes corporelles. Elle devient l'unité contradictoire de l'espèce humaine, donc déjà l'Esprit. A défaut d'égalité, les individus se livrent une lutte à mort pour la reconnaissance. L'issue n'est pas un contrat, mais la dialectique du maître et de l'esclave I66 . Ainsi commencent les détours dialectiques qui constituent l'innovation de l'exposé hégélien. La conscience du maître est inconsistante. Après le service dans la peur, l'esclave resté en vie au prix de sa condition devient, par son travail, conscient de l'être objectif comme de lui-même. Le moi stoïque conçoit le monde divers et se rend libre par la pensée. La dialectique sceptique

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des sophistes relativise, en pensée, la diversité du monde. La conscience malheureuse situe l'immuable au-delà. Elle s'organise comme la foi moraliste ou sentimentale, la religion du Sépulcre et des sépultures, le travail et la vie restitués dans les limites de la grâce, les spiritualités monastiques, l'autorité papale et conciliaire. La conscience de soi se transforme en Raison. C'est le magistère de la science idéaliste garanti par l'abnégation et Hegel saisit l'occasion de réitérer sa critique de Fichte. Suivent de nombreuses dialectiques réelles, à l'issue desquelles l'individu capable de réaliser une œuvre doit compter avec la famille, la société, le pouvoir. La Raison qui assume l'espèce humaine concrète est l'Esprit. L'Esprit accède à une forme supérieure, la religion: l'art, les olympiades culturelles, le christianisme. Enfin, il se porte à sa forme suprême, le savoir absolu. Hegel, comme Schelling, insiste sur la dialectique du christianisme et de la philosophie. Schelling s'oriente vers une intuition mystique d'ordre esthétique. Aujourd'hui, ses historiens relèvent son évolution vers une théosophie qualifiée de positive et sa participation, à partir de 1841, à l'ère de conservatisme politique et religieux du règne de Frédéric Guillaume IV de Prusse. Hegel se fait une place dans la société politique et religieuse conservatrice. Ilia flatte encore à la fin de sa vie en 1831. Il ne lui propose pas moins, avec la plus grande franchise, une philosophie rationnelle et une intuition mystique froide. Il ne se cache pas de souhaiter que les représentants de la Raison exercent la détermination institutionnelle. Au fond, comme Kant et Fichte, Schelling et Hegel conçoivent la religion chrétienne en termes de politique culturelle. Il s'agit de ne rien changer aux cultes, mais de faire accepter une Supra-Réforme, que la philosophie définira, réalisera et peut-être dépassera. L'idée n'est pas nouvelle. Elle date de longtemps avant la Réforme. Il s'agit d'identifier le Verbe à la création du monde. Il s'agit donc à la fois de critiquer la notion chrétienne de l'incarnation en réservant l'infinité divine inaccessible et de justifier une analogie métaphysique de cette même notion en rappelant que, pour créer le monde fini, Dieu infini a dû le vouloir, donc d'une certaine manière le devenir. Il s'agit enfin de concilier ces deux thèses philosophiques avec le projet de réformer la religion de l'intérieur. L'essence du christianisme devient une trinité conceptuelle inspirée de Plotin l67 ou d'Origène l68 : Dieu en soi un ou infini, une version du Logos, l'Esprit du monde. A l'époque de La différence, Schelling et Hegel, peu disciplinés malgré leur zèle, approuvent le projet de Supra-Réforme d'une manière peu typique : ils font le silence sur Dieu en soi et commencent avec Dieu incarné dans le monde, avec le Verbe. Hegel écrit, dans La différence, à propos des deux sciences de Schelling : « l'identité originelle doit réunir ces deux totalités dans l'intuition de l'Absolu, qui devient objectif pour lui-même comme une totalité achevée, dans l'intuition de l'éternelle incarnation divine, du témoignage du Verbe dès le commencement ». Si, par cette hypothèse, on admet que le monde manifesté incarne le Verbe dans la dialecti-

que de la vie et de la mort, il n'est pas inconcevable qu'en termes d'analogie l'Esprit humain, lorsqu'il s'élève au contact avec l'Absolu, accomplisse la résurrection du Verbe. C'est ce qu'affirme la fin de la deuxième partie de l'essai De la relation: « La nouvelle religion ... s'annonce par ce signe: la renaissance de la nature comme symbole de l'unité éternelle. La philosophie doit célébrer cette réconciliation ... : or seuls peuvent saisir le sens de la philosophie et son message ceux qui reconnaissent en elle la vie de la divinité ressuscitée ». L'auteur de cette phrase est plus probablement Schelling. Il se réfère à Dieu en soi. Il le définit comme l'unité éternelle plutôt que comme l'infini ontologique l69 • Hegel confirme le principe d'une explication philosophique de la résurrection du Verbe, mais d'un point de vue restrictif. Dans La différence, Hegel accepte de s'émouvoir, avec Schelling, à propos de la nuit de l'Absolu dont procède l'aurore de Jakob Boehm: le rien vient en premier. Il ne s'émeut, cependant, qu'à condition. de ne pas rendre la nuit trop longue. L'Absolu est un but préexistant. Il se présente à la réflexion comme la synthèse à accomplir, celle de la diversité finie, donc le jour qui dépasse la division en deux. Aussi bien, l'Absolu est-il à la fois le moi absolu et, au-delà, l'altérité identique au moi en tant qu'altérité. Dans la Préface de la Phénoménologie, Hegel adresse des sarcasmes à la philosophie qui se fonde sur l'identité pure, sur le A = A de la pensée comme pensée selon Bardili, ou sur le premier principe de Fichte isolé du second. Or, cette identité illusoire, il l'appelle l'Absolu selon la terminologie de Schelling. Il compare un tel Absolu à la nuit où toutes les vaches sont noires 17O • Prise à elle seule, la nuit est l'idée générale vide, que l'on prétend déterminable, mais qui ne l'est pas, car, en elle, toutes les déterminations se confondent. Dans la suite de la Préface et si l'on se reporte aux avant-dernières dialectiques de la Phénoménologie relatives à la religion chrétienne, il apparaît que Hegel adresse à peu près les mêmes reproches à l'idée de Dieu en soi, maintenue par le christianisme comme l'un de ses dogmes et par la plupart des propagandistes de la Supra-Réforme philosophique comme le premier terme de leur trinité conceptuelle. Selon Hegel, dire que Dieu crée le monde, c'est poser le concept comme tel. Seul reste alors le Verbe, l'Absolu qui se manifeste et se réalise dans le monde du concept, de la vie et de la mort. Ailleurs Hegel précise qu'il reprend l'expression d'un cantique luthérien: « Dieu même est mort »171. Le Verbe incarné est mort, mais aussi l'abstraction de l'être divin est morte. Le Dieu en soi de l'être est mort dès qu'il a traversé le néant pour devenir le monde fini, le monde du devenir. Dieu, mort avec le Verbe, ressuscite avec le Verbe en devenant l'Esprit. La résurrection s'accomplit par le dépassement philosophique de la religion: le savoir absolu.

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naissable. La logique du système de Hegel, comme celle du système de Fichte, suppose un Dieu au moins virtuel, mais Hegel s'en défend. Schelling et Hegel régressent par rapport à Fichte en ce qui concerne l'idée de Dieu. Ils progressent en ce qui concerne la nature. Schelling, approuvé par Hegel, tente de concevoir une philosophie de la nature qui n'étudie pas une simple carence de ce moi dont la détermination comme espèce et comme individu procède d'ailleurs de la nature. Il n'aboutit pas. Jamais il ne réussit à définir de façon effective la relation entre les deux sciences de son système. Vue du dehors, avant d'être développée, la distinction qu'il fonde sur l'insistance relative semble satisfaisante. Dès qu'il la développe, ou il se perd dans la matérialité comme telle, ou il se retrouve dans l'idéalisme transcendental. Hegel échappe en partie à ce piège. La Raison régit l'univers. La Raison devenue la science vivante, ou devenue l'Esprit, connaît sa propre loi: la logique. La science du monde réel que régit cette loi est celle de la nature et de l'Esprit. Cette science enseigne de quelle manière la nature commence par l'opposition de l'Esprit à luimême comme matière. A travers la matière, l'Esprit se retrouve en l'espèce humaine et atteint le développement qui lui permet de connaître sa loi. Les embarras fatals à Schelling se limitent désormais au problème des relations entre la phénoménologie et la logique. Hegel n'échappe cependant pas au piège sans en souffrir. Selon lui, la nature n'a d'existence rationnelle qu'autant qu'elle progresse vers la conscience de la Raison. Il ne retient donc que ce qui sert à l'espèce humaine capable de porter la conscience rationnelle. Il relègue tout le reste dans la contingence. Le mouvement dialectique hégélien s'accomplit par l'espèce humaine concrète, donc par des peuples, dont la diversité devrait être encore moins rationnelle que celle des espèces. Elle devient rationnelle dans la mesure où c'est en elle que les peuples concrets développent leur langage et leur culture. En ces peuples divers, c'est l'espèce humaine non seulement concrète, mais universelle qui doit se réaliser: ils doivent donc s'organiser juridiquement comme des États. Ce sont là des faits. Non content de les constater, Hegel subordonne de façon rigoureuse l'individu rationnel au peuple organisé. Non seulement Hegel, après Fichte et Schelling, met l'accent sur l'interdépendance organique et dialectique des êtres humain's, mais il affaiblit les éléments, déjà insuffisants, d'individualisme rationaliste auxquels Fichte reste fidèle. Il critique les lois tracassières, mais semble donner tort d'avance à toutes les protestations impuissantes. Qu'arrive-t-il si la « belle société» n'est pas belle? Qu'arrive-t-il si elle étouffe la liberté au lieu de la favoriser? Le hégélianisme politique consiste-t-il à tout accepter? Cette question très justifiée ne saurait recevoir une réponse simple. Avant toute réponse, une observation préalable semble appropriée. Hegel se préoccupe de la complexité du monde et de celle de l'activité humaine. Il sait que les travaux de toutes sortes sont difficiles. Au niveau de la politique, toute tâche requiert le calcul le plus lointain, la diplomatie

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Dans La différence, Hegel expose la dialectique qui va de Fichte à Schelling et laisse deviner celle qui va de Schelling à lui-même. Le texte prend son sens plein si on le replace à son moment de l'histoire de la philosophie. Il atteste la précision avec laquelle les philosophes transcendentaux étudiaient leurs systèmes respectifs. Il atteste aussi leur communauté de pensée, relative et dialectique, mais véritable. Il atteste encore diverses relations de proximité avec Reinhold et Bardili, de même que le retour partiel de Fichte et de Schelling à Spinoza, de Fichte, de Schelling et de Bardili à Leibniz. Hegel s'inspire de Spinoza et de Leibniz. Il s'inspire de Platon et d'Aristote, par exemple à propos de la proportion et de la définition. A la base de tout le mouvement d'idées dont La différence analyse les problèmes essentiels, il y a Kant. Le point de vue transcendental comporte, pour Kant, l'existence de la chose en soi inconnaissable et l'unité de l'aperception. Fichte retient l'acte de déterminer, qu'il unifie en une activité synthétique du moi et qu'il diversifie ou « dilate en réalité ». Fichte, Schelling et Hegel relient le moi transcendental qui anime le moi empirique à l'unité de l'espèce rationnelle. ,Fichte réserve une communication avec l'infini en soi, au moins par la foi philosophique. Schelling et Hegel se séparent de l'infini en soi. Selon Hegel, l'infini en soi ne devient pas conscient de lui-même dans le monde. L'idée humaine de Dieu, au sens habituel, reste celle d'un objet, sans doute incomparable, mais qui ne devient jamais sujet, car le sujet pensant ne peut s'y reconnaître lui-même. Hegel n'en affirme pas moins que l'infini existe dans le fini: cet infini n'existe qu'en même temps que le fini, avec lequel il forme un ensemble. Hegel peut-il vraiment soutenir que, dans son système, il n'y a pas de passage de l'infini au fini ? Cela n'est pas sûr. Même si l'infini, comme le mouvement qui réalise l'identité du sujet-objet s'unit à la détermination qu'il unifie, en quoi la détermination consiste-t-elle ? Hegel après Fichte et Schelling, suit Spinoza et caractérise toute détermination finie comme une négation partielle. Spinoza rapporte cette idée à un Dieu infini dans une perspective panthéiste. La substance unique est infinie. Malheureusement, Spinoza triche avec l'infinité divine. Il s'écarte du Dieu infini de Descartes et reporte sur la substance infinie les attributs des substances finies: la pensée et l'extension. Ainsi déterminés, ces attributii ne sont pas infinis comme il le prétend. Ils sont plutôt, comme selon lui la durée, indéfinis. Des attributs déterminés sont déjà la nature naturée, ou la nature naturante en tant que naturante, donc autre chose que l'infini à l'état pur. Si Hégel, dans le cadre de son système, qualifie d'infini le mouvement du concept déterminé, il applique un mouvement d'origine infinie à des déterminations qui s'expliquent par référence à l'infini en soi, auquel il reproche son caractère objectif et incon-

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la plus consommée. Hegel pense que l'individu doit miser sur la réussite, quitte à s'astreindre à des efforts à long terme. Le devenir dialectique est un progrès d'attitudes rationnelles qui, par définition, misent sur la réussite et, dans la mesure où elles réussissent d'une manière, échouent d'une autre. A l'heure de l'échec, la philosophie laisse la faculté de se connaître comme un moment du devenir dont elle enseigne la loi. Quant à répondre en termes proprement philosophiques, c'est dépasser le moment de La différence même au sens large et porter une appréciation sur l'ensemble du système de Hegel et sur son système juridique. Pour s'en tenir à l'époque de La différence, il faut se contenter d'évoquer quelques caractères permanents de la pensée hégélienne. Les excès du système de Hegel, y compris la reconnaissance insuffisante des droits individuels, s'expliquent par la volonté d'atteindre à plus de certitude que la science n'en garantit et, à cette fin, de retenir la synthèse la plus haute sans trop chercher dans quelle mesure les moments rationnels dépassés sont conservés ou àbolis, dans quelle mesure il en reste la trace. Les adeptes de la philosophie transcendendale se réclament d'une certitude fondée sur la raison nécessaire. Hegel y ajoute une intuition intellectuelle presque divine. Or, l'esprit humain fini doit plutôt se contenter d'une raison suffisante et de l'intuition de l'acte qui anime sa pensée. D'une part, la distinction entre l'entendement et la Raison ne doit pas se fixer dans l'opposition qu'a posée Kant. L'acte de l'entendement et celui de la Raison, avec plus ou moins d'intuition, mènent une même dialectique. Les deux passent par la contradiction. D'autre part, il ne suffit pas non plus de définir l'entendement comme ce qui croit s'opposer et s'unir et la Raison comme ce qui unit l'aspect vraiment rationnel, donc vraiment opposé de l'opposition. Il faut rechercher cet aspect vraiment rationnel. Autrement dit, la dialectique nécessite la critique. Nul ne peut donc se dispenser d'une référence non seulement initiale, mais permanente à des systèmes théoriques et pratiques dont des personnes concrètes ont voulu assumer la responsabilité. L'on doit soi-même vouloir assumer la responsabilité de systèmes au moins partiels. L'objectivité en philosophie ne saurait devenir la pure analyse du possible: de toute manière, on ne peut envisager que des systèmes possibles déterminés. Il faut se résoudre à une voie moyenne : critiquer des systèmes plutôt réellement tentés que possibles et grouper ou opposer leurs vérités plutôt que leurs erreurs. La dialectique hégélienne la plus capable d'aider à accomplir cette tâche est aussi la plus profonde. Elle saisit le rationnel qui ne s'oppose à luimême qu'après avoir tout tenté pour rester un. Elle affronte des tentations diverses: escamoter un moment rationnel, en rendre compte sans daigner le critiquer, le développer au-delà de toute critique. De façon générale, Hegel veille à ce que chaque moment se développe pour lui-même et réalise sa logique propre. Ce faisant, il tend à trop fixer les formes stables : la préférence donnée au principe d'identité par rapport à celui de

VERS LE SYSTÈME DE HEGEL

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causalité fixe l'acte. Cependant, il propose des correctifs: l'instabilité meut la stabilité, la logique des formes n'est pas que formelle et, si elle reste abstraite, l'abstraction n'existe que liée au concret. Abstraits et concrets à la fois, le sujet et l'objet font réciproquement partie l'un de l'autre. Dans la morale et le Droit, il importe plus que jamais de réduire les oppositions à leur signification rationnelle véritable. Hegel l'entend bien de la sorte. Il affirme une Raison complexe et dynamique, qui régit la dialectique de la société et de l'État. Ce mérite une fois reconnu, divers reproches se présentent à l'esprit. Hegel ne rend pas justice au sens rationnel de maint aspect du Droit. Il minimise trop l'individu. Il se fie trop aux mœurs, qui servent d'excuse à l'application de critères intellectuels et moraux sommaires ou faux. Il rétrécit le champ des relations internationales pacifiques. Il identifie trop l'État et la Raison.

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NOTES

NOTES DE LA PRÉSENT A TION 1. Rosenkrantz (K.), Georg Wilhelm Friedrich Hegels Leben, Berlin, 1844, p. 6 s. 2. Fichte (J .0.), (1762-1814), Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, 1794. Fichte a complété ou ajusté son système en 1798, 1801, 1804. 3. Rosenkrantz (K.), op. cit., p. 70. 4. Ibid., p. 71. 5. Schelling (F.W.J.) (1775-1854), Yom Ich ais Prinzip der Philosophie oder

L~ipzig,

über das Unbedingte im menschlichen Wissen, 1795. 6. Schelling (F.W.J.), Ibid., Schfriten von /794-/798, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1975, p. 72-73. 7. Rosenkrantz (K.), op. cit., p. 74.' 8. Ibid., p. 477. 9. Ibid., p. 78-80. 10. Ibid., p. 102 ; Fischer (K.), Hegels Leben, Werke und Lehre, 2e éd. Heidelberg, 1911, 1. 1, p. 45. 11. Schelling (F.W.J.), System des transzendentalen Idealismus, Tübingen, 1800. 12. Op. cit., éd. de 1856, 1,339; éd. Meiner, p. 7 ; Schriften von /799-1801, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, p. 339. 13. Bardili (C.O.) (1761-1808), Grundriss der ersten Logik, Stuttgart, 1800. 14. Reinhold (K.L.) (1758-1823), Briefe über die Kantische Philosophie, dans le Mercure allemand, 1786-1787, et à Leipzig, 1790-1792. Versuch einer neuen Theorie des menschlichen Vorstellungsverm6gens, Prague et Vienne, 1789. Beitrâge sur leichtern Uebersicht der Philosophie beim Anfang des 19. Jahrhunderts, Erstes Heft, Hambourg, 1801. Wieland (Ch.M.) (1733-1813).

15. Differenz des Fichte'schen und Schelling'schen Systems der Philosophie in Beziehung auf Reinhold's Beitriige zur leichtern Uebersicht des Zustands der Philosophie zu Anfang des neunzehnten Jahrhunderts, 1 stes Heft, von Oeorg Wilhelm Friedrich Hegel, der Weltweisheit Doktor, Iena, 1801.

16. De orbitis planetarum. 17. Kritisches Journal der Philosophie, publication semestrielle, mais les deux volumes correspondant à 1802 et 1803 parurent chacun en trois numéros. On relève Glauben und Wissen et Ueber die wissenschaftlichen Behandlungsarten des Natur-

rechts, seine Stelle in der praktischen Philosophie, und sein Verhiiltnis zu den posit;ven Rechtswissenschaften, deux contributions de Hegel; Ueber das Verhiiltnis der Naturphilosophie sur Philosophie überhaupt. 18. Rosenkrantz (K.), op. cit., p. 216. A côté de la satire philosophique, il se peut que l'auteur de l'épigramme ait attribué au nom de Hegel une origine slave renvoyant au canard (cf. Oogol). 19. Hegel (O.W.F.), Phiinomenologie des Geistes, Bamberg, 1807. 20. Cf. Fischer (K.), Hegels Leben, Werke und Lehre, t. l, p. 72. 21. Hegel (O.W.F.), Wissenschaft der Logik, Nuremberg, 1812-1813-1816. 22. Enzyklopâdie der philosophischen Wissenschaften im Grundrisse, Heidelberg, 1817, 2e éd. 1827, 3e éd. 1830. 23. Hegel (O.W.F.), Grundlinien der Philosophie des Rechts, Berlin, 1821. 24. Bardili (C.O.), Grundriss der ersten Logik, p. 1. 25. Ibid., p. 3. 26. Ibid., p. 24.

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27. Ibid., p. 76. 28. Ibid., p. 94-95. 29. Ibid., p. 99. 30. Ibid., p. 110. 31. Ibid., p. 135. 32. Ibid., p. 180. 33. Ibid., p. 245-246. 34. Reinhold (K.L.), Versuch einer neuen Theorie des menschlichen Vorstellungsverm6gens, p. 283. 35. Ibid., p. 493. 36. Ibid., p. 560 s. 37. Reinhold (K. L.), Ueber das Fundament des philosophischen Wissens, Iéna, 1791, p. 107. 38. Cf. Léon (X.), Fichte et son temps, t. II, 1re partie, « Fichte à Berlin 1799-1813 », ch. V, « Le projet d'Institut critique », p. 227 s. 39. Xavier Léon relate la controverse entre Fichte et Reinhold: cf. op. cit., ch. VI, « Rupture avec Reinhold », p. 270 s, 271. 40. Fichte (J .G.), « Zur theoretischen Philosophie », Reszension von Bardili's Grundriss der ersten Logik, aus der Erlanger Literatur Zeitung vom Jahre 1800, éd. de 1845, l, 2, p. 491. 41. Ibid., p. 494. 42. Reinhold (K.L.), Beitriige sur leichtern Uebersicht des Zustands der Philosophie beim Anfang des 19. Jahrhunderts, Erstes Heft, p. vi. Cf. Extraits. 43. Ibid., p. 4. 44. Ibid., p. 82. Cf. Extraits. 45. Ibid., p. 86. Cf. Extraits. 46. Ibid., p. 103. 47. Ibid., p. 111. Cf. Extraits. 48. Ibid., p. 132. 49. Ibid., p. 148. Cf. Extraits. 50. Ibid., p. 151. Cf. Extraits. 51. Ibid., p. 158. 52. Ibid., p. 159. 53. Fichte (J.G.), Siimtliche Werke, Antwortsschreiben an Herrn Professor Reinhold auf dessen im ersten Heft der Beitriige zur leichtern Uebersicht des Zustands der Philosophie, etc. (Hamburg, bei Perthes 1801) befindliches Sendschreiben an den ersteren, Tübingen, 1801, éd. de 1845, l, 2, p. 504 s. 54. Ibid., p. 507. . 55. Lalande (A.), Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Société française de philosophie, 5e éd., Paris, 1947, p. 522. 56. Ibid., p. 523. 57. Fichte (J.G.), Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, éd. de 1845, l, A, l, p. 100 éd. Meiner, p. 19. 58. Ibid., éd. de 1845, l, p. 122è123 ; éd. Meiner, p. 43. 59. Ibid., éd. de 1845, l, p. 125 ; éd. Meiner, p. 46. Sur les synthèses de la partie théorique, cf. Guéroult (M.), Évolution et structure de la doctrine de la science chez Fichte, t. l, p. 218,226 s. 60. Ibid., éd. de 1845, 1, p. 248 ; éd. Meiner, p. 166. 61. Ibid., éd. de 1845, l, p. 253 ; éd. Meiner, p. 172. 62. Ibid., éd. de 1845, l, p. 258 ; éd. Meiner, p. 176. 63. Ibid., éd. de 1845, l, p. 260-261 ; éd. Meiner, p. 178. 64. Ibid., éd. de 1845, 1, p. 261 ; éd. Meiner, p. 179. 65. Fichte (J .G.), Grundlage des Naturrechts, Leipzig, 1796, 2 e partie, Iéna et Leipzig, 1797. 66. Fichte (J .G.), Das System der Sittenlehre, Iéna et Leipzig, 1798.

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PRÉSENTATION

NOTES

67. Fichte (J .G.), Grundlage der gesamlen Wissenschaftslehre, éd. de 1845, l, p. 285 s. ; éd. Meiner, p. 202 s. 68. Ibid., éd. de 1845, l, p. 287 ; éd. Meiner, p. 204. 69. Fichte (J.G.), Das System der Sittenlehre, éd. de 1845, 11,4,32 ; éd. Meiner, p. 31. 70. Ibid., éd. de 1845,4, p. 107 ; éd. Meiner, p. 104. 71. Ibid., éd. de 1845, 4, p. 108 ; éd. Meiner, p. 105. 72. Ibid., éd. de 1845,4, p. 127 ; éd. Meiner, p. 124. 73. Ibid., éd. de 1845,4, p. 131 ; éd. Meiner, p. 128. 74. Fichte (J .G.), Grundlage des Nalurrechls, éd. de 1845, 11, 3, 17 ; éd. Meiner, p. 17. 75. Ibid., éd. de 1845, 3, p. 23 ; éd. Meiner, p. 23. 76. Ibid., éd. de 1845, 3, p. 30 ; éd. Meiner, p. 30. 77. Ibid., éd. de 1845, 3, p. 41 ; éd. Meiner, p. 40. 78. Ibid., éd. de 1845, 3, p. 56 ; éd. Meiner, p. 56. 79. Ibid., éd. de 1845, 3, p. 61 ; éd. Meiner, p. 61. 80. Ibid., éd. de 1845, 3, p. 78 ; éd. Meiner, p. 78. 81. Ibid., éd. de 1845, 3, p. 89 ; éd. Meiner, p. 89, 92. 82. Ibid., éd. de 1845, 3, p. 94,110; éd. Meiner, p. 94,110. 83. Ibid., éd. de 1845, 3, p. 137 s ; éd. Meiner, p. 136 s. 84. Ibid., éd. de 1845, 3, p. 148 ; éd. Meiner, p. 147. 85. Ibid., éd. de 1845, 3, p. 150 s ; éd. Meiner, p. 148 s. 86. Ibid., éd. de 1845, 3, p. 160; éd. Meiner, p. 158. 87. Ibid., éd. de 1845, 3, p. 223 ; éd. Meiner, p. 218. 88. Ibid., éd. de 1845, 3, p. 296 s ; éd. Meiner, p. 290 s. 89. Schelling (F.W.J.), System des transzendentalen Idealismus, éd. de 1856, vol. III (1858), p. 477 ; éd. Meiner, p. 145. 90. Ibid., éd. de 1856, III, p. 476, 504; éd. Meiner, p. 143, 172. 91. Ibid., éd. de 1856, III, p. 251 ; éd. Meiner, p. 189. 92. Ibid., éd. de 1856, III, p. 522-523 ; éd. Meiner, p. 190-/91. 93. Cf. Fichte (J.G.), Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, éd. de 1845, 1, p. 14, 169 ; éd. Meiner, p. 19, 125. 94. Spinoza (Despinoza) (B.) (1632-1677) Ethica, Première partie, Proposition VIII. Toute substance est nécessairement infinie; sinon, il existerait deux substances pour un seul attribut. Scholie 1 : le fini est la négation partielle de l'existence d'une certaine nature, l'infini son affirmation absolue. Scholie II : la définition exprime la nature de la chose et non le nombre des individus, par exemple 20 hommes. 95. Hegel (G.W.F.), Georg Wilhelm Friedrich Hegel's Werke, t. l, Philosophische Abhandlungen, Eintleitung, p. xxxi. 96. Schelling (F. W.J .), Erster Entwurf eines Systems der Naturphilosophie, 1799. 97. Schelling (F. W.J .), Einleitung zu dem Entwurf eines Systems der Natur-

107. Schelling (F.W.J.), System des transzendentalen Idealismus, éd. de 1856, III, p. 450 s. ; éd. Meiner, p. 117 s. 108. Ibid., éd. de 1856, III, p. 456 ; éd. Meiner, p. 113. 109. Ibid., éd. de 1856, III, p. 505 ; éd. Meiner, p. 172-173. 110. Ibid., éd. de 1856, III, p. 508 ; éd. Meiner, p. 176. 111. Ibid., éd. de 1856, III, p. 521 ; éd. Meiner, p. 188-189. 112. Ibid., éd. de 1856, III, p. 552 ; éd. Meiner, p. 220. 113. Ibid., éd. de 1856, III, p. 555 ; éd. Meiner, p. 223. 114. Ibid., éd. de 1856, III, p. 577 ; éd. Meiner, p. 245. 115. Ibid., éd. de 1856, III, p. 579 ; éd. Meiner, p. 248. 116. Ibid., éd. de 1856, III, p. 583 ; éd. Meiner, p. 251-252. 117. Ibid., éd. de 1856, III, p. 587 ; éd. Meiner, p. 255. 118. Ibid., éd. de 1856, III, p. 588 ; éd. Meiner, p. 256. 119. Ibid., éd. de 1856, III, p. 607 ; éd. Meiner, p. 276. 120. Reinhold (K.L.), Beitriige, p. 154. Cf. Extraits. 121. Cf. ci-dessus, note 61. 122. Fichte (J.G.), Die Bestimmung des Menschen, Berlin, 1800. 123. Reinhold (K.L.), Versuch einer neuen Theorie des Vorstellungsverm6gens : forme, p. 235, 366 ; matière, p. 230, 367. 124. Bardili (C.G.), Grundriss d.er ersten Logik, pensée, p. 3 ; matière, p. 79. 125. Fichte (J .G.), Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, éd. de 1845, 1, p. 85 ; éd. Meiner, p. 5. 126. Fichte (J.G.), Darstellung der Wissenschaftslehre aus dem Jahre 1801, éd. de 1845, 2. 127. Op. cit., p. 13. 128. Ibid., p. 30. 129. Schelling (F. W .J .), Darstellung meines Systems der Philosophie, Schriften von 1801-1804, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, p. 1 s. 130. Cf. Léon (X.), Fichte et son temps, t. II, {ce partie, p. 253. Hegel (G.W.F.), Gesammelte Werke, t. 4, Jenaer kritische Schriften, par Hartmut Buchner et Otto Poggeler, Meiner, 1968, p. 553 s. 131. Sur la controverse, cf. Ibid., p. 540, 543 s. 132. Fichte (J .G.), Grundlage des Naturrechts, éd. de 1845, 3, p. 76 ; éd. Meiner, p. 76. 133. La sémantique des mots abstraits peut aider à comprendre la pensée humaine, mais l'on ne doit pas imaginer qu'elle révèle un sens authentique des concepts, ni que des associations d'idées du passé lointain doivent remettre en cause les analyses philosophiques. Quant à l'hypothèse sémantique dont il s'agit en l'occurrence, les dictionnaires actuels ne la confirment pas. Pour « Dieu », le terme allemand « Gott » viendrait de « hùta », « celui qui est invoqué» (Woher ?, Bonn, 1952). Pour « bon », le terme allemand « gut » signifierait « qui convient» et se rattacherait aux mots « der Gatte» (l'époux), « die Gattung » (l'espèce) (Ibid.). Le terme anglais « good » se rattacherait à « to gather » (rassembler) (Concise Oxford Dictionnary, 5e édition). 134. Cf. Schelling (F. W.J .), Vorlesungen über die Methode des akademischen Studiums, Tübingen, 1803, 8e leçon, éd. Meiner, p. 80. Sur les mystères grecs, cf. aussi les observations d'Anselme dans le dialogue Bruno, de 1802, éd. de 1856, IV, p.232. 135. Jakob Boehm (1575-1624), auteur d'Aurora, oder die Morgenr6te im Aufgang, 1612, publié en 1634, 1656. 136. Reinhold n'accepte pas la« philosophie populaire ». C'est lui qui prend l'initiative de lui reprocher la manie de la particularité. Cf. Ueber das Fundament des philosophischen Wissens, p. 24. Il lui reproche aussi de tout réduire à des « formules ».

philosophie, 1799. 98. Op. cit., Schriften 1799-1801, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, p. 273. 99. Ibid., p. 274. 100. Schelling (F. W.J .), Erster Entwurf eines Systems der Naturphilosophie, Schriften von 1799-1801, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, p. 33. 101. Schelling (F.W.J.), System des transzendentalen Idealismus, éd. de 1856, III, p. 329-330 ; éd. Meiner, p. 1. 102. Ibid., éd. de 1856, III, p. 360; éd. Meiner, p. 28. 103. Ibid., éd. de 1856, III, p. 369 ; éd. Meiner, p. 36-37. 104. Ibid., éd. de 1856, III, p. 380-381 ; éd. Meiner, p. 48. 105. Fichte (J.G.), Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre éd. de 1845, 1, p. 63 s ; éd. Meiner, p. 52 s. 106. Cf. Hegel (G.W.F.), Glauben und Wissen, éd. Meiner, p. 97.

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PRÉSENTATION

137. Cf. Hegel (G.W.F.), Encyclopédie des sciences philosophiques, La science de la logique, Paris, Vrin, 1970, Présentation par B. Bourgeois, p. 32 s. 138. Hegel (G.W.F.), Wissenschaft der Logik, éd. Meiner, t. 1 ; p. 62-63. 139. Bergson (H.), la pensée et le mouvant, p. 25 ; Œuvres, p. 1 271. 140. Hegel (G.W.F.), Ueberdie wissenschatflichen Behandlungsarten des Naturrechts, éd. Meiner, Jenaer kritische Schriften, II, p. 20. 141. Ibid. 142. Ibid., p. 121. 143. Ibid., p. 153. 144. Cf. Fischer (K.), Hegels Leben, Werke und Lehre, t. 1, p. 64. 145. Hegel (G.W.F.), Logik, éd. Meiner, Ienaer Systementwürfe, II, p. 3 s. 146. Ibid., p. 7. Cf. Kant (1.), Metaphysische Anfangsgründe der Naturwissenschaft, Riga, 1786, 2e partie, « Dynamique )), 2e explication. La 4 e partie de l'ouvrage est intitulée « Phénoménologie )). 147. Hegel (G.W.F.), Wissenschaft der Logik, éd. Meiner, t. 1, p. 100. 148. Ibid., p. 192. 149. Hegel (G.W.F.), Logik, éd. Meiner, Ienaer Systementwürfe, II, p. 121. 150. Leibniz (Lubeniecz) (G.W.) (1646-1716), La monadologie, par. 32, Œuvres philosophiques de Leibniz par P. Janet, t. 2, p. 599. 151. Hegel (G.W.F.), Metaphysik, éd. Meiner, Ienaer Systementwürfe, II, p. 143. 152. Ibid., p. 145. 153. Ibid., p. 146. 154. Cf. Fichte (J.G.), Grundlage der gesamten Wissenchaftslehre, éd. de 1845, 1, p. 100-101 ; éd. Meiner, p. 180-181. 155. Hegel (G.W.F.), Metaphysik, éd. Meiner, Ienaer Systementwürfe, II, p. 163. 156. Ibid., p. 166. 157. Ibid., p. 172. 158. Ibid., p. 174. 159. Ibid., p. 180. 160. Ibid., p. 182. 161. Ibid., p. 188.

162. Ibid. 163. Ibid.

164. Rosenkrantz (K.), Georg Wilhelm Friedrich Hegels Leben, p. 178, 201. 165. Hypolite (J .), Genèse et structure de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel, p. 79. 166. Hegel (G.W.F.), Phiinomenologie des Geistes, éd. Meiner, p. 146. 167. Plotin (204-270). 168. Origène (185-254 ?). 169. Une définition de Dieu comme l'infini ontologique a été donnée par Scot Erigène (800 ?-877 ?). 170. Hegel (G.W.F.), Phiinomenologie des Geistes, éd. Meiner, p. 19. 171. Cf. Hegel (G. W.F .), Gesammelte Werke, t. 9, Phiinomenologie des Geistes, par Wolfgang Bonsiepen et Reinhard Heede, p. 520-521, la note et les références: 1) à Luther sur la mort de Dieu, sinon comme « séparé )), du moins comme « uni à l'humain )) ; 2) au texte du cantique de Johann Risten (Lüneburg, 1658), « Gott selbst ligt todt )).

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BARDILI

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EXTRAITS DES ÉLÉMENTS D'UN TABLEAU DE LA PHILOSOPHIE AU DÉBUT DU XIXe SIÈCLE Premier cahier, par K.L. Reinhold

AVANT-PROPOS La révolution de la philosophie allemande, elle aussi, a fini d'une autre manière que ne le prévoyaient ses auteurs et amis dans leurs espoirs et ses adversaires dans leurs craintes; d'une autre manière que ne le projetaient les parties en bataille, les criticistes et les anti-criticistes, les philosophes transcendentaux purs et impurs; d'une autre manière qu'en son début je ne l'avais annoncé dans les Lettres sur la philosophie kantienne; suivant un cours différent de celui qu'en son milieu, avec ma Théorie de la faculté représentative, je m'étais efforcé de favoriser et d'une autre manière qu'au moment où, vers sa fin, dans mon court écrit intitulé Les paradoxes de la philosophie la plus récente et la Lettre ouverte à Lavater et Fichte sur la foi en Dieu, je la croyais arrivée au but grâce à la Doctrine de la Science. Elle a eu une autre issue que moi-même ou tout autre ne pouvions le concevoir tant que le motif dont elle s'inspire subsistait à titre endémique en philosophie; tant qu'à vouloir décoùvrir ce motif dans un domaine tout différent du véritable tous les partis se trompaient sur son compte. Or, ce motif a été vraiment découvert et, ce qui revient au même, aboli dans les faits ni plus tôt ni plus tard qu'en l'avant-dernière année du dix-huitième siècle. Avec lui, la révolution transcendentale elle-même a pris fin, même si ses suites néfastes sont appelées à se perpétuer longtemps et ses suites heureuses à jamais. Elle a pris fin, mais certes d'une toute autre manière que, tout du long, je ne pouvais le prévoir, moi qui, depuis son origine, ne l'ai pas regardée changer d'orientation comme un spectateur paisible, mais ai vécu chaque changement comme un participant qui faisait route avec elle; et d'une toute autre manière que celle dont j'aurais aujourd'hui conscience si je n'avais appris à la connaître que de loin, en simple spectateur. Si je m'étais arrêté à l'un quelconque de ces tournants, qu'il s'agisse du criticisme kantien littéral, de la philosophie élémentaire, ou de la Doctrine de la science, alors j'en serais encore à prendre,

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comme cela ne m'est pas arrivé moins de trois fois ces quinze dernières années, un nouveau faux départ pour le début du progrès en ligne droite, du chemin assuré de la philosophie considérée comme une science; et je ne vivrais pas plus la fin véritable, authentique de toute la révolution que ne peuvent la vivre tant de mes anciens devanciers, compagnons et successeurs. Est-ce que je ne me trompe pas pour la quatrième fois? Cette fin, la vraie, la bonne, que j'annonce et décris dans les présents Éléments et dont je félicite le siècle nouveau n'est-elle pas encore elle-même qu'un nouveau faux départ?

tive à ce qui n'est que subjectif ?*1 Ce que l'on peut se dispenser d'établir en accomplissant cette tâche et que l'on suppose d'ores et déjà établi, c'est le caractère simplement subjectif de toute connaissance, le fait qu'en elle nous attribuons une validité objective à du simple subjectif. Il suffit d'établir par quelle démarche nous envisageons et traitons ainsi comme de l'objectif ce qui, en soi, est et demeure du simple subjectif. Or, ce qui l'établit, c'est encore cette simple subjectivité dans la mesure où, élevée à l'Absolu, elle doit servir de principe explicatif à ce titre. Le moi pur, autrement dit la simple subjectivité, s'avère libre et illimité en tant qu'absolu, nécessaire et limité en tant que subjectif. Pour autant qu'il subisse une limitation en soi et pour soi, il est objectivité relative, donc vérité explicable; pour autant qu'il se limite simplement lui-même, il est subjectivité absolue, donc vérité originelle. Si le moi pur selon Fichte n'est absolu que comme simple subjectivité, s'il n'est illimité qu'en et par l'acte de se limiter lui-même, il ne constitue donc pas l'Absolu pur et simple. Il ne constitue nullement l'Absolu absolu ; en tant qu'illimité, il ne possède que la seule idéalité, il ne possède de réalité qu'en devenant limité. Il n'est donc le vrai originel que dans la simple spéculation et pour elle. De là Fichte lui-même a tenté de déduire, au point de vue de la conscience de soi naturelle appelée par lui commune, une foi en l'Absolu réel, en une vérité originelle qui ne serait plus simple spéculation, pour le dire d'un mot, en Dieu. De ce point de vue la relativité, ou la simple idéalité de l'Absolu, la finitude de l'infini, cette découverte unique en son genre de la philosophie critique, se limiterait à la subjectivité comme telle; le vrai, c'est-à-dire l'infini infini, échapperait encore à la suppression totale, il ne se verrait pas qualifier d'impossibilité pure et simple, mais seulement renvoyer du domaine du savoir à celui de la foi. Il était réservé à Schelling d'introduire en philosophie la finitude absolue de l'infini. Voici sa découverte: l'Absolu, dans la mesure où il n'est pas la simple subjectivité, n'est et ne peut être que la simple objectivité, la simple nature comme telle. Pour aboutir à ce résultat, il suit le chemin le plus court; dès la conception de la première tâche de sa philosophie, il fait consister la connaissance réelle, ou comme il l'appelle le savoir en l'identité de l'objectif et

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N° II, p. 82, alinéa 2 Sans conteste Fichte a pénétré plus en profondeur que Kant l'esprit véritable de l'idéalisme transcendental : car il a reconnu et appliqué, dans sa Doctrine de la science, cette activité d'objectivation de soi-même de la subjectivité absolue comme principe de toute la philosophie (idéaliste) et non de la seule philosophie pratique; car il a qualifié de produit de la subjectivité absolue non seulement la conscience, mais aussi l'expérience (dans ses conditions matérielles, c'est-à-dire les sensations) ; car à partir des deux philosophies critiques de Kant, la théorique et la pratique, qui s'opposent en leur principe comme par leur résultat, il a créé un édifice doctrinal unique et intégral. Pour Fichte, le concept provisoire de la connaissance que la philosophie doit approfondir n'est pas comme pour Kant quelque chose d'autre en philosophie théorique qu'en philosophie pratique. Si Fichte appelle la connaissance expérience, il entend par là les représentations accompagnées d'un sentiment de nécessité; il pense indiquer ainsi quel caractère commun présentent la foi de la conscience et le savoir empirique, dans la mesure où les deux sont une connaissance. Selon lui, la réalité de la connaissance, qu'il lui incombe d'examiner, d'expliquer, d'approfondir, tient au sentiment de nécessité propre à certaines représentations; le fondement qu'il veut donner à cette réalité n'est autre que le fondement du sentiment de la nécessité comme sentiment. Afin de se prémunir mieux encore contre le danger que l'on se méprenne sur ce qu'est pour lui, avant l'acte d'approfondir, la connaissance à approfondir, il définit notamment comme suit la tâche primordiale de la philosophie : comment se fait-il que nous reconnaissions une validité objec-

* Deuxième Introduction à la Doctrine de la Science, Journal de Philosophie, vol. 5.

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du subjectif; il pose donc la vérité originelle, ou l'Absolu réel, dans le caractère que présentent le moi (l'intelligence) et la nature d'être une seule et même chose, dans l'identité absolue des deux ; et cette identité, que l'on avait abolie, dans le savoir, avant et à seule fin d'expliquer le savoir, l'explication une fois donnée doit la restaurer en elle-même et par elle-même. De cette manière, le dogmatisme philosophique, qui se donne comme Absolu un premier terme concevable, donc toujours simplement relatif et qui refoule hors de la philosophie la vérité originelle, donc aussi bien toute vérité, parvient à sa forme la plus achevée : l'on arrive au nec plus ultra de toutes les erreurs antérieures, de toutes les erreurs possibles de la spéculation. La philosophie transcendentale, ou pure doctrine de la science (la science de la subjectivité absolue) et la philosophie de la nature, ou pure doctrine de la nature (la science de l'objectivité absolue) se réduisent à deux aspects différents d'une seule et même chose, de l'absolue identité, de l'unicité. La science du savoir, comme pur idéalisme, et la science de la nature, comme pur matérialisme, s'interpénètrent en un seul et même sujet-objet et sont les sciences fondamentales d'une seule et même philosophie. L'idéalisme accompli mène au matérialisme et celui-ci ramène à celui-là. Les deux prennent alors en charge le scepticisme, pour autant qu'il soit dogmatique, autrement dit pour autant qu'il nie purement et simplement la différence entre l'objectif et le subjectif dans la connaissance. Ainsi toutes les tentatives erronées de la spéculation passée trouvent-elles dans le moi pur et simple ce qu'elles cherchaient sciemment ou sans le savoir. Quiconque n'est pas déjà prévenu en faveur de telle ou telle de ces philosophies, mais en son âme .croit à la vérité et l'aime se persuadera sans peine que l'erreur commune à toutes les solutions indiquées du premier problème de la philosophie réside déjà dans la manière dont leurs auteurs conçoivent ce problème ; et voici précisément en quoi consiste l'erreur: lorsqu'ils conçoivent cette tâche, ou, ce qui revient au même, lorsqu'ils définissent le concept provisoire de la connaissance, leur fabulation abuse de leur pensée.

vité et de toute objectivité, autrement dit qu'en cette notion l'on n'affirme ni ne dénie la subjectivité ni l'objectivité de l'application de la pensée, mais que la question reste en suspens : voilà qui devrait aller de soi. L'application de la pensée comme pensée est-elle subjective, objective, ou les deux à la fois et dans quelle mesure? Il faut l'étudier pour le savoir; autrement dit cela doit rester, avant cette étude et pour qui l'entreprend, une simple question, quelque chose de tout à fait en suspens. L'application de la pensée comme pensée appartient sans conteste à la connaissance, mais la subjectivité, l'objectivité, leurs relations mutuelles en sont le caractère contesté. Il ne faut plus, comme il est vraiment advenu jusqu'à ce jour, que le contesté, en déterminant l'incontesté, le remette en cause. Il faut d'abord prendre soi-même parti sur la nature de l'incontestée pensée comme pensée dans son application, avant de se lancer dans la controverse relative au caractère subjectif ou objectif de cette application. Quant à savoir en quel sens l'application de la pensée comme pensée doit être et s'appeler subjective et objective, cela ne peut que rester à jamais indéterminé et controversé si l'on ne parvient à déterminer et définir ce sens dans l'application, à partir du caractère incontesté, à déterminer provisoirement, de la pensée comme pensée.

N° III, p. 95, alinéa 2

La notion provisoire de l'application de la pensée comme pensée, qui doit servir à la concevoir comme objet de recherche avant la recherche, suppose que l'on fasse abstraction de toute subjecti-

N° IV, p. 106 L'essence de la pensée comme pensée 2 •

Dans et par le calcul, la pensée comme pensée se présente ellemême avec le caractère de l'aptitude d'un seul et même terme à se répéter sans fin en tant qu'un seul et le même, en un seul et le même, par un seul et le même, autrement dit comme la pure identité ; or, l'essence ou la nature interne de la pensée comme pensée consiste précisément en cette aptitude à la réitération sans fin, ou pure identité. Le calcul est une pensée appliquée et la pensée, envisagée comme pensée en dehors de son application, n'est pas un calcul: elle n'est rien d'autre, elle n'est ni plus ni moins que l'aptitude déjà mentionnée à la réitération sans fin, ou pure identité. L'infinité qui se manifeste par cette essence de la pensée doit être distinguée, en tant qu'absolue, de l'infinité relative ou mathé-

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matique. Cette dernière consiste en une série finie sans fin. Certes, en elle, le un, le A peut être réitéré comme un, comme A ; il ne l'est toutefois pas dans le même A, mais hors de celui-ci dans un autre A ; il ne l'est pas par le même A, mais après le même et à côté de lui par un autre A. Cette seconde aptitude à la réitération sans fin dépend donc d'autre chose comme d'une condition, elle est finie dans l'infini; en revanche la première aptitude à la réitération, celle qui constitue l'essence de la pensée comme pensée et permet une réitération dans le même A et par lui, doit être infinie de façon absolue, donc à l'infini. Or, c'est précisément l'infinité absolue, qui exclut d'elle-même toute dissociation, toute succession, toute juxtaposition et se manifeste par l'essence de la pensée comme pensée, que l'on présuppose afin de rendre possible l'infinité de la série, relative, mathématique, celle qui inclut la dissociation, la succession et la juxtaposition. La seconde cohsiste à appliquer la première à l'acte, qui doit se continuer, de réitérer en autre chose. Continuer en fait à réitérer l'un en l'autre, simplement ne pas cesser de réitérer, cela indique et montre l'infinité, mais n'en donne ni la connaissance, ni l'intuition. Seule la réflexion sur l'aptitude absolue à la réitération du un qui ne présuppose rien d'autre, mais que l'on présuppose pour réitérer sans fin l'un en l'autre donne la démonstration, la connaissance, l'intuition de l'infinité non-représentable et nonmontrable d'une série. L'essence de la pensée comme pensée, ou la faculté sans fin de réitérer A comme A, en A et par A s'exprime dans l'application de la pensée comme pensée par le petit mot « est» qualifié de copule. Cela seul que désigne, indique, représente ce « est» dans un jugement, une inférence, ou même un concept constitue l'essence de la pensée dans ce jugement, cette inférence, ce concept et constitue la pensée comme pensée, la pensée pure. Tout ce que requièrent d'autre un jugement, une inférence, un concept ne constitue pas de la pensée comme telle et relève, non de la pensée comme telle, mais de ce qui doit s'ajouter à la pensée dans son application et doit donc s'appeler la matière de rapplication de la pensée. Juger, inférer, concevoir, ce n'est donc pas de la pensée pure. Les formes des jugements, des inférences, des concepts ne constituent nullement des formes pures de la pensée et c'est méconnaître tout à fait l'essence de la pensée comme pensée que de la faire consister. en des jugements, des inférences, des concepts comme tels.

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L'essence ou la nature interne de la pensée comme pensée, le A comme A, en A et par A exclut purement et simplement toute possibilité de distinguer, toute opération de distinguer, toute distinction à partir d'elle et reste à jamais l'identité absolue. L'essence de la pensée comme pensée ne se prête donc pas davantage ellemême aux distinctions des concepts, des jugements et des inférences, ni à des distinctions de quantité, de qualité, de relation, de modalité de la pensée. Ainsi ces distinctions n'apparaissent-elles pas dans la pensée comme telle, mais dans son application ; et même en cette application elles ne peuvent tirer leur origine ou leur explication de l'essence de la pensée comme pensée, mais seulement de la matière de l'application de la pensée. A comme A en A et par A exclut tout non-A ; la pensée comme pensée, de par sa nature interne, exclut tout acte de nier (toute négation). Toute négation accueillie dans la pensée comme pensée est une contradiction ; elle est même la contradiction pure et simple, la contradiction par excellence. Bien compris, le principe de noncontradiction présente donc l'essence de la pensée comme l'objet d'un jugement, dont voici la seule formulation possible: A, susceptible d'être réitéré un nombre infini de fois comme A, exclut tout non-A de la réitération. Ainsi la contradiction s'avère-t-elle impossible dans la pensée comme pensée, donc aussi dans son application comme pensée; elle n'apparaît dans la conscience humaine que là et au moment où cesse l'application de la pensée comme pensée. Quant à comprendre de quelle manière il peut et il doit y avoir aussi, dans l'application de la pensée comme pensée, un acte de nier (une négation) qui ne constitue pas une négation dans la pensée, ni donc une contradiction, cela on ne le pourra qu'en et par l'analyse de l'application de la pensée. C'est aussi seulement en et par cette analyse que l'on pourra comprendre et concevoir ce que doivent signifier, dans et pour cette application, les distinctions entre les concepts, les jugements, les inférences, la qualité, la quantité, etc. où, par un délire, on croyait reconnaître la nature interne de la pensée. Jusqu'ici, l'exposé s'est limité à la nature interne de la pensée comme pensée, que la pensée, dans son application, présuppose et conserve. Ainsi, sans aucun doute, cette nature interne, dont nous avons discuté sans tenir compte de l'application comme telle et en ne retenant que la simple pensée comme telle, n'est-elle pas ni ne

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peut être l'application de la pensée même; et il n'est pas moins certain que dans et par l'application de la pensée une autre nature doit s'ajouter à cette première, au A comme A en A et par A ; nous la désignons par = C et, quoi qu'elle soit, nous entendons par là la matière de l'application de la pensée. Cette matière = C est ici postulée. La légitimité et la nécessité d'un tel postulat tiennent à la possibilité d'appliquer la pensée comme pensée. La matière est ici présupposée et admise parce que, sans elle, l'application de la pensée comme pensée se contredirait elle-même, s'avérerait impensable et ne se prêterait donc à aucune analyse possible. D'une part, la matière n'est postulée que par la pensée de l'application de la' pensée, aux seules fins de cette application et pour elle; d'autre part, elle n'est postulée comme revêtue d'aucun caractère s'il ne doit lui revenir pour la raison que et dans la mesure où, sans cela, l'application de la pensée comme pensée se contredirait elle-même, autrement dit si la seule essence de l'application de la pensée n'oblige à le présupposer, s'il n'est reconnu exclusivement en elle et par elle. Pour que l'application de la pensée, comme application, ne se contredise pas, il faut que, dans cette application, comme application, la matière s'ajoute à la pensée comme pensée à la façon de quelque chose d'autre, donc pas comme pensée, mais comme non-pensée; sinon cette application resterait une simple pensée. Or, la nature interne de la pensée comme pensée = A comme A, en A et par A est la simple identité; la nature interne de la matière comme non-pensée (et avant que la pensée ne lui soit appliquée) doit donc être la simple diversité. Seules sont postulées, avant l'analyse de l'application de la pensée comme pensée, d'une part la pensée comme pensée, que caractérise l'aptitude d'un seul et même terme à être réitéré sans fin comme un seul, en un seul et par un seul, d'autre part la matière, que caractérise la simple diversité: voilà les deux seuls postulats, sans plus ni moins, et il n'yen a pas d'autres. A cela doit se limiter l'exposé préalable qui sert de simple introduction à cette analyse. Tout le reste doit se dégager uniquement de et par l'analyse qui développe l'application de la pensée comme pensée à la matière et en celle-ci.

N° VI, p. 141, alinéa 2. Les Sieurs Fichte et Schelling furent les premiers à décrire l'acte propre de la Raison pure comme l'acte qui revient absolument en lui-même. Ces représentants et pionniers de la Raison pure en tant que pure furent les premiers à postuler que quiconque veut être un philosophe pur entend lui aussi s'essayer à cet acte. Si la tentative échoue, c'est qu'il ne possède pas le sens transcendental ; son moi n'a pas été déterminé à philosopher par le moi pur. Il n'a pas du tout la vocation de philosopher. Dans cet acte qui revient en lui-même réside tout le secret de la Raison pure comme subjectivité absolue ou moi pur; admettre cela, le reconnaître, voilà une nécessité non seulement pour quiconque professe la Raison pratique, mais aussi pour tout défenseur de la subjectivité de la pensée comme pensée; une simple conséquence y oblige de façon inéluctable et irrésistible; seule une inconséquence peut dispenser de l'admettre, de le reconnaître. Dans ce retour en soi réside tout le secret « de l'intellection pure par excellence » comme le terme simplement posé « dont la pensée, l'intuition, la volonté, etc. ne sont que des variétés dérivées et non pas simplement posées» (Journal littéraire d'Erlangen, n° 215*3). Pour quiconque, en sa conscience, n'a pas effectué un tel absolu retour en lui-même, l'existence même de ce secret reste un secret. Pour quiconque l'a effectué, même la nature mystérieuse de ce retour n'est plus un secret; il sait que l'on ne peut aller au-delà de ce retour absolu, car la Raison pure devrait alors dépasser la Raison pure; en possession de ce secret, il sait que rien d'autre ne saurait être un secret pour lui; car il possède, avec le secret dont procède tout ce qui n'est pas secret, la source même de toute révélation philosophique. Une fois parvenu à l'état de qui possède cette conscience de l'absolu retour en soi, il ne peut plus considérer comme un secret la voie qui l'y a mené. Grâce à l'identification d'ores et déjà réalisée de lui-même et de la Raison pure, il sait que, comme philosophe, il a posé la Raison pure, qu'elle l'a posé comme philosophe * J'invite le lecteur à comparer la leçon que M. Fichte me donne dans cet écrit p. 1714 et 1715 à ce que je soutiens ici et jusqu'à la fin du présent essai; le lecteur jugera si j'avais besoin de cette leçon et si je sais du moins en quoi consiste le sens transcendental dont je suis certes dépourvu.

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et que les deux se ramènent à un seul et même acte de poser. Enfermé dans le cercle magique du retour absolu, il sait qu'en sortir signifierait passer du domaine de la Raison à celui de la déraison. Il sait qu'inévitablement il se trouverait dans ce dernier domaine et n'atteindrait ni le moi pur, ni la Raison, s'il tentait d'expliquer l'origine de ce moi. Il doit, selon les termes du compterendu dont il s'agit, « sourire de grand cœur quand Bardili, resté bien en-dessous de ce moi, veut forcer le passage et s'élever audessus »4 ; nous ne pourrons nous empêcher de sourire avec lui. L'auteur du présent essai n'en croit pas moins qu'il s'est vraiment trouvé lui-même, à un moment, dans ce cercle magique, qu'il en est vraiment sorti et qu'il est en mesure, grâce à ces deux circonstances, de révéler à ceux qui n'ont pas encore atteint à la conscience du retour absolu certaines choses qui sont, pour les gens encore pris dans ce cercle, un secret dont ils ne sauraient même soupçonner l'existence. L'auteur croit avoir trouvé la clef de tout le secret du pur retour en soi; il croit avoir compris et pouvoir faire comprendre aux autres l'incompréhensible identification du moi pur avec le moi philosophant, de la Raison pure avec la Raison de notre philosophe transcendental. A l'égal de la Raison spéculative et pratique de Kant, toute l'intellection pure, ou l'acte absolu de revenir en soi-même, procède du délire de réduire la pensée comme pensée à une simple activité subjective et son produit à une forme vide de la connaissance. Tel est l'effet de ce seul délire, et de nul autre, qui accompagne l'acte philosophique, celui qui veut, dans la connaissance, atteindre l'Absolu et partir de l'Absolu. Contraint par ce délire, le philosophe cherche à s'emparer, à s'assurer de l'Absolu, de l'activité simplement fondatrice, inconditionnelle, par plus que la pensée (méconnue de lui). Contraint par ce délire, il se lance dans une entreprise aventureuse : percevoir par une conscience immédiate, qui n'est pas une pensée, et contempler de façon intuitive par le moi, donc par et dans l'individualité ce qui ne saurait qu'être pensé, ce qui ne saurait que se manifester dans, par et comme la pensée. Comme les philosophes transcendentaux eux-mêmes le reconnaissent et l'affirment, cette conscience immédiate, cette intuition de l'Absolu ne peut résulter du sens externe. Il lui faut, selon eux, le sens interne; et cette absurdité flagrante de vouloir contempler l'Absolu par les sens, ils pensent y remédier en assurant que leur

intuition est et doit s'appeler intellectuelle. Par malheur, quand ils lui donnent ce nom, ils oublient qu'à les en croire eux-mêmes seule l'imagination rend possible une telle intuition intellectuelle. Certes, ils présupposent à cette fin une imagination spéciale, dite transcendentale, qu'ils expliquent aussi par et comme l'acte pur de revenir en soi-même. Toutefois, selon ce qu'ils sont les premiers à reconnaître et affirmer, celle-ci doit être donnée au philosophe transcendental comme tel avant qu'il ne puisse atteindre à la conscience du pur retour en lui-même et à cette fin, autrement dit la catégorie des individus qualifiés de philosophes transcendentaux bénéficie de ce talent particulier, donc de ce don de la nature. Selon ce qu'ils reconnaissent et affirment, seuls les individus de cette catégorie peuvent réussir à vouloir, contempler et penser l'absolu retour en soi. De toute manière une véritable activité de l'imagination dont le siège ne serait pas un véritable moi empirique comme tel relèverait de l'absurde. Imaginer, c'est toujours se représenter et ce qui tend à imaginer tend à se représenter, donc doit être un moi empirique qui se représente et, ce faisant, ne peut se séparer de sa nature sensible. C'est donc toujours le moi individuel des Sieurs Fichte et Schelling qui décide et se met en état de représenter et présenter en lui, dans le moi de chacun d'eux, l'Absolu au moyen d'une intuition sans doute simplement intellectuelle par son objet prétendu, mais d'une nature tout à fait sensible. L'acte pur, qui diffère inévitablement autant, par lui-même, d'un retour en soi que le retour- en soi d'un acte pur, il faut le contempler intuitivement, mais non par les organes corporels des sens, donc il faut le çontempler par la simple imagination, l'imaginer. L'acte pur doit ainsi se contenter de revêtir la forme de l'imagination, qui diversifie tout ce qu'elle représente comme la Raison identifie tout ce qu'elle pense. Imaginer l'acte, c'est en abolir la simplicité essentielle et, avec elle, la pureté, la nature absolue; c'est poser un acte redoublé et redoublant, un acte de l'acte, une action sur l'action, un acte qui revient en lui-même. De cette manière, on ne pose que le simple acte du retour, l'action sur l'action; donc non seulement ce n'est pas un acte absolu, mais même cet acte de revenir on ne le pose que comme un tel acte en général, l'action sur l'action en général et rien de plus. Ici réfléchit le philosophe qui cherchait l'intuition de l'acte pur et a suscité, par l'intuition qu'il en avait, l'acte revenant en lui-même. « Ce moi qui se construit lui-même n'est nul autre que

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le sien propre. Il ne peut contempler qu'en lui-même l'acte attribué au moi et, afin de pouvoir le contempler, il doit l'accomplir. Ille produit en lui-même discrétionnairement et par l'usage de sa liberté» (Deuxième Introduction à la Doctrine de la Science, 329 Journal de Philosophie, 797)5. De là le philosophe transcendental, qui se constitue lui-même comme tel par cet acte, tire un double profit. Le simple acte revenant en lui-même, l'intuition intellectuelle en général, devient ainsi son propre acte de revenir en lui-même, son intuition intellectuelle ; et le caractère absolu que ce même acte revenant en lui-même ne possède ni ne peut posséder à titre intrinsèque, il le reçoit désormais par, pour et dans la liberté discrétionnaire qui l'accomplit. Ce retour en soi-même est absolu, car voilà le philosophe, comme il le voulait, revenu absolument en lui-même. L'identification du moi pur et du moi philosophant n'a plus rien de secret. Le philosophe fait le moi pur afin de pouvoir le contempler et le contemple parce qu'il l'a fait. L'acte revenant absolument en lui-même n'est devenu réel que dans la personne du philosophe. Il reste quelque chose d'absolu, mais qui revient en soi, et il n'a donc pas cessé de se contredire lui-même. Cela, l'authentique philosophe transcendentalle sait. Il sait cependant aussi qu'en la seule pensée comme pensée et pour elle la contradiction est impossible. Il sait qu'en voulant et contemplant le retour absolu, il n'a pas accompli un acte de pensée, mais l'acte qui doit précéder toute pensée pure. Il sait que la pensée abolit les contradictions, que l'on doit donc poser celles-ci aux fins de la pensée et que, pour autant, l'acte de philosopher défini comme une pensée sans fin, toujours en progrès, présuppose une contradiction dont seule l'éternité permet. l'abolition totale. Il devait donc accomplir l'acte contradictoire d'une activité revenant en soi de façon absolue en usant d'une discrétion qui fût, comme elle seule pouvait l'être, à la hauteur de cette grande affaire afin de pouvoir contempler un tel acte par sa libre imagination transcendentale : et de même doit-il le contempler par cette imagination afin de pouvoir le penser par la pensée transcendentale. Cette pensée est celle qui a pour condition une absolue liberté, elle est donc la pensée inconditionnelle, qui devient absolue de la même manière que l'intuition. Comme pensée en général, elle constitue, selon la logique actuelle, l'union indivisible de la réflexion et de l'abstraction, autre-

ment dit du regard en arrière et du regard détourné; elle est donc, comme pensée pure ou absolue, l'acte absolu et unifié de façon indivisible de réfléchir et d'abstraire (de tourner son regard en arrière et de le détourner). Dès que le philosophe, ou le moi pur en lui, déclenche cette activité de pensée, il acquiert de ce fait les aptitudes suivantes : oublier que l'acte discrétionnaire ou libre grâce auquel il a mené à bien l'activité revenant en elle-même était et est un acte de son moi individuel, son acte et non celui de la liberté en général; oublier que l'acte qu'il prétend avoir accompli consiste à sortir de son moi, de celui du Sieur Fichte ou Schelling, afin de contempler l'acte pur devenu, dans et par cette contemplation, une activité qui revient en elle-même; oublier donc que l'acte qu'il prétend avoir accompli n'était et n'est rien moins qu'un acte pur qui revient en lui-même. En réalité le philosophe doit à l'acte absolu de réfléchir et d'abstraire qui lui est propre la faculté d'accéder, par le pur retour en soi, au pur oubli de soi et de devenir à la fois ce qu'il oublie et celui qui l'oublie. En effet le philosophe transcendental décide, de façon discrétionnaire et dans la liberté, de faire abstraction de tous les simples objets, ou ce qui revient au même, d'en détourner le regard. Il en détourne le regard afin de réfléchir, donc de regarder derrière lui, du côté de son moi. Quand il se retourne ainsi pour voir son moi, après avoir fait abstraction de tous les objets, ce moi, par là même, cesse de constituer un sujet pour des objets, un sujet d'objets de façon générale; il se défait de l'individualité en général et du caractère d'un moi empirique en général; le moi ordinaire, nonphilosophant, disparaît avec les objets. De même le moi philosophant n'est pas simplement présent, mais bien plutôt il se crée lui-même par l'anéantissement du moi empirique en général. Le moi philosophant se définit comme la faculté discrétionnaire du philosophe d'abstraire et de réfléchir, désormais réduite à ne faire abstraction que d'elle-même, à ne réfléchir que sur elle-même. Il est la liberté même liée aux seuls actes d'abstraire et de réfléchir, incapable d'ailleurs de rien faire d'autre que d'abstraire et de réfléchir. De cette restriction la liberté ne saurait se libérer. Comme on va le montrer, seule cette restriction fait d'elle un moi. Maintenant la discrétion, ou liberté, des Sieurs Fichte et Schelling fait abstraction de l'abstraction même pour réfléchir sur la

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réfexion. Elle réfléchit alors sur la réflexion et ne trouve là et par là ni plus ni moins qu'elle-même comme simple activité revenant en elle-même, comme moi pur. Dans le simple acte de réfléchir sur la simple réflexion, la liberté dépasse la pensée, qui toujours consiste à réfléchir et abstraire à la fois. Elle cesse de penser afin de pouvoir se contempler. Comme réflexion sur la réflexion, elle passe tout entière à l'intuition d'ellemême, elle devient elle-même l'intuition, ce qu'elle contemple et ce qui le contemple. Toutefois, aux fins de cette réflexion sur la simple réflexion, de cette pure intuition de soi, la liberté n'a fait abstraction que de l'acte d'abstraire en général, elle n'a interrompu que la pensée comme pensée en général. Dans l'acte de réfléchir sur la réflexion, d'un bout à l'autre, elle n'a pas cessé de se comporter comme ce qui fait abstraction de l'abstraction en général; ou, plus précisément, elle n'a pas cessé de s'y comporter comme le simple acte libre de faire abstraction de l'abstraction en général. A titre de pure intuition de soi et dans la pure intuition de soi, elle n'a donc interrompu que la pensée comme pensée en général, mais non d'aucune manière la pure pensée de soi, ou l'acte pur de se penser soi-même. Voilà ! En réalité seuls l'acte de faire abstraction de l'abstraction en général et l'acte, inséparable du premier, de réfléchir sur la simple réflexion l'ont rendue capable de se constituer comme pure intuition de soi, pensée de soi et volonté de soi. Attendu qu'elle a nécessairement la pensée d'elle-même car elle en a l'intuition, mais que la pensée comme telle signifie l'acte de réfléchir et d'abstraire à la fois, elle ne peut éviter ni de réfléchir sur elle-même, ni de faire abstraction d'elle-même; autrement dit, il lui faut nécessairement s'appréhender en vertu de son devenir propre et se poser à la fois comme moi et non-moi. Voici donc qu'avec ce non-moi, simple produit du moi pur qui se veut, se contemple et se pense lui-même, de l'acte intellectuel pur, le philosophe transcendental a déduit l'objet comme objet et résolu la grande et pénible énigme qui vient hanter quiconque n'admet la vérité ni la certitude de rien, ou du moins ne considère rien comme aussi vrai et aussi certain que son propre moi pris en cette qualité d'être le sien. Comme il doit se réjouir de savoir désormais que le sentiment de lui-même, qui est son maître, ne l'a pas trompé! Désormais, grâce à ce non-moi, le philosophe transcendent al

possède l'objet distinct du sujet, que la philosophie antérieure tentait en vain de donner au sujet, car elle le cherchait hors de la subjectivité absolue. Avec cet objet, qu'il sait avoir fabriqué lui-même et pouvoir seul fabriquer, voici qu'il a posé la première pierre de l'édifice du monde: il sait enfin que c'est tout un de philosopher sur la nature et de la créer ! Alors qu'il dispose désormais du non-moi le philosophe, l'individu doué de pensée transcendentale (Fichte, Schelling, etc.), lui qui a accompli les opérations prodigieuses décrites ci-dessus, l'individu fichtéen, schellingien, etc. qui a fait abstraction de lui-même comme individu en général e.t, en cette même qualité, aboli le moi individuel en général avec les objets en général, il va se servir de ce non-moi pour restaurer l'individu en général, le moi empirique en général avec les objets qui s'opposent à lui chacun comme un non-moi. Mais là se situe ce qui est et sans doute restera, dans cette opération, un secret pour les Sieurs Fichte, Schelling, etc. et ce secret que moi, l'auteur du présent essai, je crois avoir divulgué, voici en quoi il consiste à proprement parler; l'individualité propre, personnelle, dont ces messièurs croient avoir fait abstraction et dont, à leur avis, nous seuls les autres philosophes n'avons pas la tête assez solide pour faire abstraction, ce moi propre n'est rien d'autre que l'individualité en général, le moi empirique véritable et réel en général, dont en fait ils ont détourné leur regard. Derrière cette individualité en général dont ils ont détourné leur regard, l'individualité individuelle dont ils n'ont pas détourné leur regard, celle de Fichte, de Schelling, etc. se cache pour, à son porpre insu, se regarder elle-même.

LA DIFFÉRENCE ENTRE LES SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES DE FICHTE ET DE SCHELLING à propos des Éléments d'un tableau de la philosophie au début du dix-neuvième siècle (premier cahier de Reinhold par Georg Wilhelm Friedrich HEGEL Docteur en Philosophie Iéna 1800

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Les rares avis publiquement exprimés qui laissent transparaÎtre un sentiment de la Différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, témoignent du désir de la tourner ou de se la dissimuler, plutôt que d'une conscience claire de ce qu'elle est. Ni l'examen direct des deux systèmes proposés au public, ni surtout la réponse de Schelling aux objections idéalistes d'Eschenmayer' contre la philosophie de la nature n'ont explicité cette différence. Bien au contraire: Reinhold, entre autres, s'est si peu douté du problème qu'à force de tenir pour acquise l'identité totale des deux systèmes, comme on lefit à un moment, il interprète de travers celui de Schelling même sur ce point. Cette confusion commise par Reinhold, bien plus que la révolution de la philosophie réduite à la logique, dont il nous menace, ou qu'il annonce comme un fait accomplt, inspire l'étude qui va suivre. La philosophie de Kant avait besoin de voir séparer son esprit de la lettre et dégager le principe spéculatif pur du reste de ce qui appartient à la réflexion raisonnante ou peut lui servir. En son principe d'une déduction des catégories, cette philosophie est un véritable idéalisme et voilà quel principe Fichte a dégagé avec une pureté rigoureuse, l'appelant l'esprit de la philosophie kantienne. Si, une fois de plus, l'on hypostasie les choses en soi - il nefaut entendre par là qu'une expression objective de laforme vide de l'opposition - en les posant comme objectivité absolue, à la façon des choses du dogmatique, si l'on fait des catégories mêmes, d'une part, les casiers inertes et morts de l'intelligence, d'autre part, des principes suprêmes permettant d'anéantir l'expression de l'Absolu comme tel, par exemple la substance de Spinoza, si la ratiocination négative, parée du nom plus prétentieux de philosophie critique, se substitue aujourd'hui comme avant à la philosophie, tout cela tient au plus à la forme de la déduction kantienne des catégories, mais non à son principe, ni à son esprit. Si nous ne connaissions de Kant que ce seul morceau de sa philosophie, la métamorphose dont je

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parle serait presque inconcevable. Dans sa déduction des formes de l'entendement, le principe de la spéculation, c'est-à-dire l'identité du sujet et de l'objet, se trouve exprimé avec la plus grande précision. La Raison a parrainé cette théorie de l'entendement. Quand, en revanche, Kant prend la même identité comme contenu de la réflexion philosophique sous le nom de Raison, l'identité disparaît en elle-même. S'il traite de l'entendement par la Raison, il traite de la Raison par l'entendement. Là paraît à quel niveau subordonné il conçoit l'identité du sujet et de l'objet. Elle se limite à douze, ou plutôt seulement à neuf activités propres de la pensée, car la modalité ne donne aucune véritable détermination objective et porte surtout en elle la non-identité du sujet et de l'objets. Hors des déterminations objectives appliquées par les catégories, il reste un colossal domaine empirique de la sensibilité et de la perception, un a posteriori absolu, pour lequel Kant n'indique d'autre a priori qu'une maxime subjective de la faculté de juger réfléchissante ,. autrement dit, il érige la non-identité en principe absolu, comme c'était inévitable dès lors que, de l'idée, produit de la Raison, il retirait l'identité, c'est-à-dire le rationnel, en opposant absolument l'idée à l'être,. et dès lors qu'il représentait la Raison, dans son rôle de faculté pratique, non comme l'identité absolue, mais marquée par une opposition sans fin, comme la pure faculté unificatrice de l'entendement,. car il faut bien qu'elle apparaisse ainsi à la pensée finie, à l'entendement. Le résultat tient dans un contraste: pour l'entendement, il n'existe aucune détermination objective absolue, mais il en existe pour la Raison. Le système de Fichte a pour principe la pensée pure de soimême, l'identité du sujet et de l'objet, sous laforme moi = moi: quiconque s'en tient immédiatement à ce seul principe, tout comme au principe transcendental sur lequel se fonde la déduction des catégories dans la philosophie de Kant, trouve là l'expression hardie du principe authentique de la spéculation. En revanche, si la spéculation sort du concept d'elle-même établi par elle et s'édifie en système, elle s'abandonne, elle abandonne son principe et ne revient pas en lui. Elle livre la Raison à l'entendement et s'engage dans la chaîne des finitudes de la conscience, dont jamais elle ne sort pour se reconstruire comme identité, véritable infinité. Le principe même, l'intuition transcendentale, se met ainsi dans une situation fausse: il s'oppose à la multiplicité déduite à partir de lui. L'Absolu du système ne se montre que sous la forme donnée à sa manifesta-

tion devant la réflexion philosophique: on ne le dispense pas de subir une détermination réflexive, celle de lafinitude et de l'opposition. Le principe, le sujet-objet, s'avère être un sujet-objet subjectif. Tout ce que l'on en déduit revet la forme d'une condition de la conscience pure, du moi = moi, et la conscience pure revêt elle-même la forme d'une réalité qui dépend d'une infinité objective, du progrès du temps à l'infini,. là l'intuition transcendentale se perd et le moi ne se constitue pas en intuition de soi absolue ,. autrement dit, moi = moi devient le principe moi doit être égal à moi. La Raison, posée dans l'opposition absolue, donc dégradée en entendement, devient le principe des formes que doit se donner l'Absolu et de leurs sciences. C'est en vertu d'une nécessité interne de la question même qu'il faut distinguer ces deux aspects du système de Fichte : l'un qui établit à l'état pur le concept de la Raison et de la spéculation et rend donc possible la philosophie,. l'autre qui, posant l'identité de la Raison et de la conscience pure, érige en principe une interprétation de la Raison qui lui donne une forme finie. A cela s'ajoute la raison externe: les besoins de l'époque, où nagent les Éléments d'un tableau de la philosophie au début du dix-neuvième siècle, de Reinhold. Cette publication méconnaît à la fois le système de Fichte, sous son aspect d'authentique spéculation, donc de philosophie, et le système de Schelling, sous l'aspect qui le distingue de celui de Fichte, c'est-à-dire quand, dans la philosophie de la nature, il oppose au sujet-objet subjectif le sujet-objet objectif et présente les deux réunis en de l'au-dessus, du mor. S'i1faut parler des besoins du temps, la philosophie de Fichte a si bien retenu l'attention etfait époque que même ses adversaires déclarés, les auteurs qui tentent de lancer leurs propres systèmes spéculatifs retombent dans son principe, dont ils obscurcissent la clarté, sans pouvoir s'en défendre. Qu'arrive-t-il quand un système fait époque ? Il Y a des malentendus et ses adversaires commettent des maladresses. Quand peut-on dire qu'un système a « réussi» ? Il faut constater qu'une aspiration philosophique des plus générales, incapable de venir au monde d'elle-même comme philosophie, car elle se serait sans cela donné son propre système et s'en serait contentée, s'est tournée vers le système dont il s'agit par une inclination d'ordre instinctif: la réception semble passive, mais parce que chacun porte en lui ce qu'exprime le système et chacun le met en œuvre dans son propre domaine de vie ou de science. Du système

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de Fichte, on ne peut dire qu'il ait réussi en ce sens. Le fait tient en grande partie aux tendances non philosophiques de l'époque, mais il faut encore tenir compte de ceci: lorsque l'habileté et l'utilité se donnent de l'importance et que l'on poursuit des buts de peu d'ampleur, un élan d'autant plus fort anime le meilleur esprit, surtout parmi les gens encore jeunes et sans prévention. Si des publications telles que les Discours sur la religion lO n'intéressent pas le besoin spéculatif de façon directe, ces Discours, l'accueil qui leur fut fait et, plus encore, la gravité avec laquelle les gens, animés de sentiments plus ou moins clairs ou obscurs, commencent à s'ouvrir à toute la plénitude de la poésie et de l'art, n'en attestent que mieux le besoin d'une philosophie qui sache apaiser la nature maltraitée par les systèmes de Kant et de Fichte et poser la Raison même en accord avec elle,. et non d'une philosophie dans laquelle la Raison renonce à elle-même ou doive devenir une fade imitatrice de la nature,. il faut que la Raison s'accorde avec elle en se forman t ellemême comme nature par ses propres forces. La présente étude commence par des réflexions générales sur le besoin, les présupposés, les principes, etc. de la philosophie, auxquelles on peut reprocher trop de généralité. Elles ont une raison d'être: les formes qui servent de présupposés, les principes, etc. envahissent et dissimulent toujours les abords de la philosophie. L'on doit donc, dans une certaine mesure, s'y engager jusqu'à ce qu'il ne soit absolument plus question que de la philosophie même. Parmi les plus intéressantes de ces questions, certaines feront ailleurs l'objet de développements plus étendus. Iéna, juillet 1801

LES DIVERSES MANIÈRES DE PHILOSOPHER QUI ONT COURS ACTUELLEMENT.

LES SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES VUS DANS L'HISTOIRE Quand une époque laisse, après elle, le passé de tant de systèmes philosophiques, elle semble vouée à cette indifférence à laquelle arrive la vie après s'être essayée sous toutes les formes. L'instinct de totalité s'exprime encore comme instinct de la connaissance totale, alors que l'individualité ossifiée ne se risque plus elle-même à vivre; avec la diversité de ce qu'elle a, elle tente de se donner l'apparence de ce qu'elle n'est pas. Elle transforme la science en connaissance et refuse donc à la science la part de vie que celle-ci requiert : la tenant à distance sous forme de pure objectivité, elle se maintient elle-même, à l'abri de son particularisme obstiné, contre toute prétention de s'élever à l'universel. A ce genre d'indifférence, rénovée en curiosité, rien ne sied mieux que de donner un nom à une philosophie de conception nouvelle. Pour agir en maître des animaux, Adam leur donna des noms Il et l'on veut, de même, agir en maître d'une philosophie par le nom qu'on lui donne. Elle accède ainsi au rang des connaissances. Les connaissances portent sur des objets étrangers; dans un savoir philosophique, s'il n'est jamais rien de plus qu'une connaissance, la totalité interne demeure immobile et l'indifférence affirme sa liberté entière. Aucun système philosophique ne peut échapper à la possibilité d'une telle réception: chacun se prête à un traitement historique. Toute forme vivante appartient aussi au phénomène: une philosophie, comme phénomène, se livre donc à une puissance qui peut la changer en opinion morte et, dès le début, en du passé. Pour se dévoiler, l'esprit vivant qui habite une philosophie réclame l'affinité d'un esprit qui le mette au monde. S'il rencontre l'attitude historique, l'intérêt anxieux de connaître des opinions, il passe en glissant comme un phénomène étranger et ne révèle pas son intériorité. Peu lui importe qu'il soit voué à grossir la collection des momies rassemblées, l'amas collectif des contingences; car il a su, lui, échapper à la curiosité des collectionneurs de connaissances. Ceux-ci s'en tiennent à leur point de vue d'indifférence à l'égard de la vérité. Ils gardent leur indépendance. Ils peuvent accepter les

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opinions, les rejeter, ou s'abstenir de prendre parti. Ils ne peuvent établir que ce seul lien entre eux-mêmes et des systèmes philosophiques : ce sont des opinions. Or les opinions, ces contingences, n'ont sur eux aucune prise. Ils n'ont pas reconnu l'existence d'une vérité. D'autre part, l'histoire de la philosophie se rend plus utile quand l'instinct d'amplifier la connaissance s'attaque à la tâche. Selon Reinhold, elle doit servir à pénétrer dans l'esprit de la philosophie plus en profondeur qu'avant et, par de nouvelles vues propres, mener plus loin les vues propres des prédécesseurs sur le fondement de la réalité de la connaissance humaine. A l'en croire, il faut savoir comment l'on a déjà tenté de résoudre le problème de la philosophie pour qu'enfin la tentative réussisse, s'il est donné à l'humanité d'y réussir l2 • - On le voit, assigner ce but à une telle recherche, c'est au départ se représenter la philosophie comme une sorte d'artisanat, qu'incessamment l'invention de nouveaux procédés permet de perfectionner. Toute nouvelle invention présuppose la connaissance des procédés déjà utilisés et de leurs buts; mais, malgré tous les perfectionnements déjà réalisés, l'on n'a pas encore résolu le problème principal, qu'en définitive Reinhold semble concevoir comme l'invention d'un ultime procédé de valeur universelle dont il suffirait à chacun de s'informer: le travail se ferait ensuite tout seul. S'il s'agissait d'une invention de ce genre, d'une scienèe œuvre inerte de l'habileté d'autrui, cette science serait aussi perfectible que les arts mécaniques et, en tout temps, les systèmes philosophiques antérieurs n'auraient que la val~ur d'exercices préparatoires de 'grosses têtes 13. En revanche, si l'Absolu, comme la Raison qui le manifeste, reste éternellement un et le même, ce qui est le cas, chaque fois qu'une Raison cherche à s'atteindre et se reconnaît elle-même, elle produit une vraie philosophie et résout un problème en tout temps aussi immuable que sa solution. En philosophie, la Raison qui se reconnaît elle-même n'a affaire qu'à ellemême: toute sa tâche, son activité, reste donc incluse en elle seule et, du point de vue de la nature interne de la philosophie, il n'y a ni prédécesseurs, ni successeurs. Pas plus que d'améliorations continuelles l'on ne saurait parler de vues propres de la philosophie. Comment le rationnel peutil appartenir à titre privatif? Ce qui est propre à une philosophie, précisément comme tel, ne peut relever que de la forme du système et non de l'essence de la philosophie. Si ce qui est propre à une

philosophie constituait vraiment son essence, il ne s'agirait pas d'une philosophie. D'autre part, il se peut qu'un système proclame luimême que l'une de ses particularités est son essence, mais jaillisse néanmoins d'une spéculation authentique et n'échoue qu'en tentant de s'exprimer sous forme de science. Ceux que retiennent leurs particularités ne voient en autrui que des particularités. Si l'on accorde aux vues propres une place dans l'essence de la philosophie et si Reinhold envisage comme une philosophie particulière ce dont il s'est occupé ces derniers temps, l'on peut certes se joindre à lui et réduire toutes les manières antérieures de poser et de résoudre le problème philosophique à de simples particularités et exercices préparatoires. Ceux-ci vraiment préparent et donc amènent la tentative qui réussira : car si nous voyons les rivages de l'île bienheureuse de la philosophie, où tendent nos aspirations, couverts des épaves de navires perdus et si ses baies n'abritent aucun bâtiment en état de tenir la mer, il ne nous faut pas abandonner le point de vue téléologique. - C'est tout aussi bien la forme d'expression propre à la philosophie de Fichte qui permet de comprendre pourquoi Fichte a dit de Spinoza que celui-ci ne pouvait ni croire à sa pensée, ni la vivre animé d'une conviction intérieure 1 4, et des anciens que l'on peut même douter qu'ils aient eu clairement conscience de la tâche de la philosophie. ' Voilà donc à quelle affirmation, dans cet exemple, aboutissaient la forme particulière du système d'un philosophe et l'orientation de toutes ses forces. En revanche, la philosophie de Reinhold se caractérise par la tendance à approfondir et à fonder, qui s'affaire à propos des opinions particulières en philosophie et de la tentative de faire leur histoire. Il aime la vérité, il y croit. L'escalade atteint les hauteurs les plus irrespirables : là, Reinhold veut comprendre à fond et fonder la véritable entrée dans le temple. A cette fin, il construit un vaste parvis, où sa philosophie, pour se dispenser d'entrer, s'occupe de tant d'analyse, de méthodologie et d'histoire qu'en dépit de son inaptitude à philosopher elle se persuade que les démarches hardies par lesquelles d'autres entrèrent étaient de simples exercices préparatoires, ou des divagations de ' l'esprit. L'essence de la philosophie n'offre aucune prise aux particularités : pour l'atteindre, si l'on prend le corps comme la somme totale des particularités, il faut absolument s'y jeter à corps perdu 15 • Car la Raison, trouvant une conscience embarrassée de particula-

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rités, ne devient spéculation philosophique qu'à condition de se hausser jusqu'à elle-même et de ne ~e fier qu'à elle-même et à l'Absolu, dont elle fait dès lors son objet. Elle ne risque là que les finitudes de la conscience. Pour les surmonter et construire l'Absolu dans la conscience, elle s'élève à la spéculation: là, le manque de fondement des limitations ou particularités lui fait saisir son propre fondement en elle-même. La spéculation est la Raison une et universelle qui agit sur elle-même: au lieu de ne voir, dans les systèmes .philosophiques' d'âges et de cerveaux divers, que des modalités diverses et des façons particulières d'envisager les choses, elle doit libérer sa propre façon de les envisager de toutes contingences ou limitations et, à travers les formes particulières, se trouver ellemême. Sinon, elle ne trouverait qu'une diversité de concepts et d'opinions de l'ordre de l'entendement: or, une telle diversité n'est pas de la philosophie. La particularité véritable d'une philosophie tient à l'invididualité intéressante en laquelle, avec les matériaux d'une époque déterminée, la Raison a constitl,lé sa forme 16 ; là, la Raison spéculative particulière trouve l'esprit de son esprit, la chair de sa chair; là, elle se contemple à la fois comme ce même être vivant et comme un autre. Chaque philosophie s'accomplit en ellemême et, comme une œuvre d'art authentique, elle possède la totalité en elle-même. Si Raphaël et Shakespeare avaient connu 'les œuvres d'Apelle et de Sophocle, ils auraient dû y voir non de simples exercices préparatoires, mais l'affinité d'une force spirituelle et la Raison ne peut davantage réduire ses propres formes antérieures à des exercices préparatoires pour en tirer parti. Certes, Virgile considérait Homère comme un exercice préparatoire de ce genre, qui le préparait lui-même et son époque raffinée: mais son œuvre resta un exercice d'imitation.

LE BESOIN DE LA PHILOSOPHIE Examinons de plus près la forme particulière que revêt une philosophie : nous voyons celle-ci jaillir, d'une part, de l'originalité vivante de l'esprit, qui, en elle, rétablit lui-même l'harmonie déchirée et, par son acte, lui donne une configuration, d'au~re part, de la forme propre à la division en deux 17 dont procède le système. La division en deux est la source du besoin de la philosophie et, en tant que culture d'une époque, l'aspect dénué de liberté, ou donné de la forme. Dans la culture, ce par quoi l'Absolu se manifeste s'isole de lui et se fixe à titre indépendant. Cependant, la . manifestation 18 ne peut renier son origine: avec la diversité 19 de ses limitations 20 , elle doit tendre à former un tout. L' entendemene l, c'est-à-dire la force limitative, rattache à son édifice, qu'il dresse entre l'être humain et l'Absolu, tout ce qui présente une valeur, un caractère sacré pour l'être humain; il consolide l'édifice avec toutes les forces de la nature et des talents et ill'aggrandit à l'infini. On trouvera là l'entière totalité des limitations, mais non l'Absolu lui-même; perdu dans les éléments divisés, il incite l'entendement à développer sans fin la diversité. L'entendement s'efforce de s'amplifier pour devenir l'Absolu, mais, de façon dérisoire, il ne fait que se produire lui-même sans fin. La Raison 22 n'atteint l'Absolu qu'à condition de sortir de la diversité de cet être partiel. Plus l'édifice de l'entendement est solide et radieux, plus la vie, prise en lui comme un élément, s'agite pour tenter de se dégager et d'accéder à la liberté. Quand elle s'élOIgne comme Raison, la totalité des limitations se trouve anéantie, rapportée à l'Absolu dans l'anéantissement et donc ainsi conçue, posée comme une simple manifestation; la division en deux entre l'Absolu et la totalité des limitations disparaît. Dans l'acte absolu de poser, l'entendement imite la Raison et, par cette forme même, il se donne l'apparence de la Raison, mais les termes posés restent en soi opposés, donc finis. Il s'en donne mieux encore l'apparence s'il transforme en produit et fixe ainsi l'acte rationnel de nier. L'infini, opposé au fini, est un terme rationnel ainsi posé par l'entendement: il n'exprime pour soi, comme terme rationnel, que l'acte de nier le fini. L'entendement fixe cet infini et l'oppose donc au fini de façon absolue. La réflexion, qui

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s'était élevée jusqu'à la Raison en dépassant le fini, retombe au niveau de l'entendement en fixant, dans l'opposition. l'acte de la Raison: mais elle n'en émet pas moins la prétention de rester rationnelle dans sa rechute. - Ces termes opposés, que l'on veut faire passer pour des produits de la Raison, pour absolus, la culture les a établis sous diverses formes à des époques diverses et l'entendement s'est usé à la peine. Les oppositions qui semblaient significatives, l'esprit et la matière, l'âme et le corps, la foi et l'entendement, la liberté et la nécessité, etc. et bien d'autres encore dans des domaines plus restreints et qui servaient de support aux intérêts humains de tout poids, se sont transformées en des oppositions différentes au fur et à mesure des progrès de la culture : la Raison et la sensibilité, l'intelligence et la nature, ou, pour le concept universel, la subjectivité absolue et l'objectivité absoJue. Dépasser ces oppositions consolidées, voilà ce qui, seul, intéresse la Raison. Cet intérêt ne signifie pas qu'elle se pose contre l'opposition et la limitation en général; car la division en deux nécessaire est un facteur de la vie, qui se forme par une opposition éternelle, et la vie suprême ne connaît de totalité que restaurée à partir de la séparation suprême. Bien plutôt la Raison s'oppose à l'absolue fixation de la division en deux par l'entendement, surtout si les termes absolument opposés sont eux-mêmes issus de la Raison. Si le pouvoir d'unifier disparaît de la vie humaine et si les oppositions perdent leur relation vivante, leur interaction, et gagnent l'indépendance, la philosophie devient un besoin. Pour autant, ce besoin reste une contingence, mais du point de vue de la division en deux, il est nécessaire de tenter de dépasser l'opposition de la subjectivité et de l'objectivité consolidées, ainsi que d'interpréter l'évolution accomplie du monde intellectuel et réel comme un devenir, son être comme des produits, comme un acte de produire. Dans l'acte sans fin de devenir et de produire, la Raison réunit ce qui était séparé ; elle réduit la dichotomie absolue à un~ dichotomie relative, qui dépend de Pidentité originelle. - Quand, où et sous quelle forme la Raison se reproduit ainsi elle-même dans des philosophies, la contingence en décide. L'explication de cette contingence, c'est que l'Absolu se pose comme totalité objective. Il s'agit d'une contMlgence contingente dans le temps si c'est comme une progression dans le temps que l'on envisage l'objectivité de l'Absolu. Si, en revanche, celle-ci se présente comme une juxtapo-

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sition dans l'espace, la division en deux est climatique. Sous la forme de la réflexion fixée, d'un monde d'essence pepsante et pensée opposée à un monde réel, cette division tombe dans l'Occident du Nord. A mesure que la culture prospère et que se diversifie le développement des expressions de la vie où peut venir s'enlacer la division en deux, celle-ci devient plus puissante, sa consécration climatique s'affermit et les efforts de la vie qui c~che à renaîtje d'elle-même dans l'harmonie se font plus étrangers à la culture totale, plus insignifiants. Ces tentatives dirigées contre la nouvelle culture, rares par rapport à l'ensemble, tout comme 'les belles œuvres majeures du passé ou de l.'étranger! n'ont su éveiller que l'attention dont restent capables les gens inaptes à comprendre l'attitude sincère plus profonde de l'art vivant. Que tout le système des relations vitalt:es'éloigne de cette attitude et le concept de l'universelle connexité se perd : il devient le concept soit, de la superstitution, soit d'un jeu divertissant. La perfection esthétique suprême, telle qu'elle se forme en une religion déterminée, où l'homme s'élève au-dessus de toute dichotomie et voit, dans le royaume de la grâce, disparaître la liberté du sujet et la nécessité de l'objet, n'a pu s'affirmer avec éneriie que jusqu'à un certain niveau culturel et dans la barbarie générale, ou celle de la foule. La culture en progrès s'est séparée d'elle et l'a placée à côté de soi, ou s'est placée à côté d'elle. Quand l'entendement devint plus sûr de lui, les deux parvinrent à une certaine coexistence tranquille. Perfection esthétique suprême et culture en progrès se séparent en des domaines tout à fait distincts : ce qui se passe dans l'un n'intéresse en rien l'autre. Il se peut .aussi que l'entendement, sur sort propre terrain, subisse l'assaut direct de la Raison et l'on comprend alors comment la réflexion même tente d'anéantir la dichotomie, donc le caractère absolu de l'entendement. Voilà pourquoi la dichotomie, se sentant attaquée, s'est si longtemps tournée avec haine et fureur contre la Raison, jusqu'à ce que l'essor du règne de l'entendement lui donne assez de puissance pour le mettre à l'abri de la Raison. - La vertu, dit-on d'habitude, trouve le meilleur témoignage de sa réalité dans l'apparence que l'hypocrisie lui emprunte et, de même, l'entendement ne peut se défendre de la Raison: contre le sentiment de vide intérieur et la crainte secrète qui hante ce qui est . borné, il veut se protéger en bagideonnant ses particularités d'une apparence de Raison. Ce qui manifeste le mépris de la Raison avec le plus de force, ce n'est pas la liberté de la rejeter et de l'outra-

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ger : c'est que du b~rné se targue de maîtrise philosophique et d'amitié pour la philosophie. La philosophie doit repousser toute amitié avec ses tentatives fausses : elles se vantent, sans scrupules, d'anéantir les particularités, mais elles partent de la limitation et se servent de la philosophie comme d'un moyen de sauver et d'affermir des limitations. Dans la lutte menée par l'entendement contre la Raison, celuilà n'a de force qu'autant que celle-ci renonce à elle-même. Le succès de la lutte dépend donc d'elle et de l'authenticité du besoin, qui l'anime, de restaurer la totalité. L'on peut parler du besoin de la philosophie comme de son présupposé s'il s'agit d'édifier une sorte de parvis où la philosophie commence par elle-même ; or, à notre époque, on parle beaucoup d'un présupposé absolu. Ce que l'on appelle un présupposé de la philosophie se réduit à l'expression de son besoin. Or, s'il s'agit de ce besoin, posé pour la réflexion, il doit y avoir deux présu pposés. L'un est l'Absolu lui-même, le but visé. n existe déjà: sinon, comment pourrait-on le viser? La Raison ne le produit qu'en libérant la conscience des limitations. Ce dépassement des limitations a pour condition que l'on présuppose l'absence de limitation. L'autre présupposé serait que la conscience fût sortie de la totalité: la dichotomie de l'être et du non-être, du concept et de l'être, de la finitude et de l'infinité. Du point de vue de la division en deux, la synthèse absolue est un au-delà, le terme dépourvu de détermination et de forme opposé aux déterminations de cette division. L'Absolu est la nuit et le jour plus jeune qu'elle et la différence entre les deux est une différence absolue, comme la lumière qui sort de la nuit. Le rien vient en premier et, de lui,.sort tout être, toute la diversité finie. - Or, la philosophie a pour tâche d'unir ces conditions préalables et de poser l'être dans le non-être comme devenir, la division en deux dans l'Absolu comme sa manifestation et le fini dans l'infini comme la vie. n est cependant maladroit de présenter le besoin de la philosophie comme son présupposé, car ainsi le besoin prend une forme réflexive. Cette forme réflexive se manifeste par des propositions qui se contredisent: de cela, il sera question plus loin. L'on peut exiger que des propositions se justifient; leur justification à titre de présupposés ne doit pas être déjà la philosophie ; et voilà comment l'on se met à approfondir et à fonder avant la philosophie et en dehors d'elle.

LA RÉFLEXION COMME INSTRUMENT POUR PHILOSOPHER La forme que revêtirait le besoin de la philosophie qualifié de présupposé indique la transition de ce besoin à l'instrument de la philosophie, à la réflexion comme Raison. Il faut construire l'Absolu pour la conscience, car telle est la tâche de la philosophie; mais l'acte de produire et les produits de la réflexion ne sont que des limitations, donc il y a là une contradiction. L'Absolu doit être réfléchi, posé; mais, de cette manière, on ne le pose pas, on l'abroge 23 , car en le posant on l'a limité. La médiation de cette contradiction, c'est la réflexion philosophique. La tâche par excellence consiste à montrer dans quelle mesure la réflexion est capable de saisir l'Absolu et, par son œuvre spéculative, doit et peut se synthétiser avec l'intuition absolue et s'intégrer ainsi subjectivement pour soi, tout comme doit s'intégrer son produit, l'Absolu construit dans la conscience, à la fois conscient et inconscient. La réflexion isolée en tant que position de termes opposés abrogerait l'Absolu: elle est la facuJté de l'être et de la limitation. Cependant la réflexion, comme Raison, se rapporte à l'Absolu et n'est Raison que par ce rapport; la réflexion s'anéantit elle-même avec tout être et tout terme limité quand elle le rapporte à l'Absolu. D'autre part, c'est précisément sa relation avec l'Absolu qui donne l'existence à la limitation. La Raison se présente comme la force de l'Absolu négatif, donc comme l'acte de nier absolu et aussi comme la force de poser la totalité en son opposition objective et subjective. Elle parvient à élever l'entendement au-dessus de lui-même, elle le pousse à devenir une totalité à sa manière; elle l'entraîne à produire une totalité objective. Tout être, parce que posé, est opposition; il dépend d'une condition et est une condition; l'entendement parachève ces limitations, qui sont les siennes, en posant les limitations opposées comme des conditions ; il doit parachever celles-ci à leur tour et sa tâche s'étend donc à l'infini. La réflexion ne semble ici relever que de l'entendement, mais cet acheminement à la totalité de la nécessité représente la participation et l'opération secrète de la Raison. Quand elle rend l'entendement illimité, il disparaît avec son monde objectif dans la richesse infinie. Tout être que produit

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LA RÉFLEXION

l'entendement est un terme déterminé et le déterminé a l'indéterminé derrière et devant lui; la diversité de l'être, sans se tenir d'aucune manière, se situe entre deux nuits; elle repose sur le néant, car l'indéterminé n'est rien pour l'entendement et finit dans le rien. L'entendement obstiné peut laisser subsister juxtaposés, sans les réunir, les termes opposés : le déterminé et l'indéterminé, la finitude et l'infinité changée en une tâche à accomplir. Il peut maintenir l'être contre le non-être qui ne lui est pas moins nécessaire. Par essence il tend à se déterminer en totalité, mais sa détermination confine directement à l'indéterminé; il a beau poser et déterminer, il ne vient jamais à bout de sa tâche; l'acte même de poser et de déterminer, une fois accompli, recèle une abstention de poser, un indéterminé, donc aussi la renaissance sans fin de la tâche de poser et de déterminer. - Si l'entendement fixe ces termes opposés, le fini et l'infini, pour que les çleux coexistent dans l'opposition mutuelle, il se détruit lui-même, car l'opposition du fini et de l'infini signifie qu'en posant l'un on abroge l'autre. En reconnaissant ce fait, la Raison abroge l'entendement même; il pose, mais lui semble ne pas poser; son produit lui semble une négation. Cet anéantissement, ou cet acte de poser sans terme opposé la Raison opposée à l'infinité objective serait l'infinité subjective: le règne de la liberté opposé au monde objectif. Sous cette forme, un tel règne est lui-même opposé et dépend d'une condition; la Raison doit donc l'anéantir lui aussi en son indépendance si elle veut dépasser 23 l'opposition de façon absolue. Elle anéantit les deux en unissant les deux, car ils n'existent qu'autant qu'ils ne sont pas unis. En cette union, les deux coexistent, car ce qui est opposé et limité se trouve par là rapporté à l'Absolu. Cela cependant n'existe pas pour soi, mais seulement en tant que pdsé dans l'Absolu, donc comme identité. Dans la mesure où tout terme limité appartient à l'une des totalités opposées, donc relatives, il est soit nécessaire, soit libre. Dans la mesure où il appartient à la synthèse de l'une et de l'autre, sa limitation prend fin : il est libre et nécessaire à la fois, conscient et inconscient. Cette identité consciente du fini et de l'infinité, l'union des deux mondes, le sensible et l'intellectuel, le nécessaire et le libre dans la conscience s'appelle le savoir. La réflexion, comme faculté du fini, et l'infini qui s'oppose à elle, sont synthétisés dans la Raison, dont l'infinité englobe le fini. Dans la mesure où la réflexion se prend elle-même pour objet, sa loi suprême, qu'elle tient de la Raison et par laquelle elle devient

la Raison, la réduit à néant. A l'égal de toute chose, elle ne subsiste qu'en l'Absolu; mais, comme réflexion, elle s'oppose à lui; elle doit donc, pour subsister, se donner la loi de la destruction de soi-même. La loi immanente selon laquelle, par ses propres forces, elle se constitue comme absolue, serait la loi de la contradiction, à savoir que sa position soit et demeure. Elle fixe ainsi ses produits comme absolument opposés à l'Absolu, elle s'impose la loi éternelle de rester entendement sans devenir Raison et de s'en tenir à son œuvre qui, limitée, s'oppose à l'Absolu et, opposée à l'Absolu, n'est rien. Si la Raison, posée en opposition, se change ainsi en entendement et si son infinité devient subjective, de même la forme que la réflexion exprime comme pensée se prête précisément à cette ambiguïté et à cet abus. Si l'on ne pose pas la pensée comme l'activité absolue de la Raison même, qui ne connaît tout simplement aucune opposition, si l'on n'attribue à la pensée que la valeur d'une réflexion purifiée, qui se'contente de faire abstraction de l'opposition, jamais une telle pensée abstrayante ne pourra même déboucher de l'entendement dans la logique, qui doit inclure la Raison. ni encore moins dans la philosophie. Reinhold pose l'essence, ou le caractère interne de la pensée en tant que pensée, comme l'aptitude d'un seul et même terme à se répéter sans fin en tant qu'un seul et le même, en un seul et le même et par un seul et le même, c'est-à-dire comme identité 24 • Leurré par ce caractère apparent d'identité, on risque de prendre cette pensée pour la Raison. Cependant, il ressort bien de son opposition a) à une application de la pensée, b) à une matérialité absolue, que cette pensée n'est pas l'identité absolue, celle du sujet et de l'objet, qui dépasse et inclut l'un et l'autre en leur opposition. Elle est une identité pure, c'està-dire issue de l'abstraction et tributaire de l'opposition comme de sa condition. Elle est le concept abstrait de l'unité pour l'entendement, l'un des termes fixés d'une opposition. Selon Reinhold, l'erreur de toute la philosophie antérieure réside dans l'habitude, si répandue et si profondément enracinée chez les philosophes de notre époque, de se représenter la pensée, de façon générale ou dans son application, comme purement subjective 25 • - Si l'on devait donner son sens plein à l'identité de cette pensée, à ce qui, chez elle, n'est pas subjectif, Reinhold se trouverait dans l'impossibilité de distinguer la pensée de son application. Si la pensée est une véritable identité, si elle n'est pas sub-

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jective, d'où peut donc venir autre chose que la pensée, une application, sans parler de la matière postu~ée aux fins de l'application? Pour se prêter à l'analyse, une actitivé dont on traite par la méthode analytique doit apparaître synthétique: alors l'analyse dégage les termes constitués par une unité et une multiplicité qui s'oppose à elle. Ce que l'analyse représente comme unité, on l'appelle subjectif et la pensée se caractérise comme une telle unité opposée au multiple, ou comme une identité abstraite. La pensée est donc du limité à l'état pur; son activité s'applique, avec la régularité d'une loi, à une matière donnée par ailleurs et elle est incapable de se frayer un passage jusqu'au savoir. Dans la mesure, mais non davantage, où la réflexion se rapporte à l'Absolu, elle est Raison, son acte est savoir. Or, dans ce rapport, son œuvre périt: seul le rapport subsiste, il constitue l'unique réalité de la connaissance. La réflexion isolée, la pensée pure, ne connaît donc d'autre vérité que celle de son anéantissement. D'autre part l'Absolu, produit pour la conscience par la réflexion dans l'acte de philosopher, devient une totallté objective, un tout de savoir, une organisation de connaissances. Dans cette organisation, chaque partie est aussi le tout, car elle existe en rapport avec l'Absolu. En tant que partie, hors de laquelle il y en a d'autres, elle est limitation et cela seulement par les autres. Isolée comme limitation, elle reste déficiente: elle n'a de sens et de portée que par sa connexité avec le tout. L'on ne saurait donc parler de concepts isolés pour soi, de connaissances isolées, comme d'un savoir. Il y a place pour une foule de connaissances empiriques isolées. Comme savoir de l'expérience, celles-ci s'avèrent justifiées dans l'expérience, dans l'identité du concept et de l'être, du sujet et de l'objet. Si elles ne constituent pas un savoir scientifique, c'est faute de mieux se justifier que dans une identité limitée, relative : elles ne se légitiment pas comme les parties nécessaires d'une totalité des connaissances organisée dans la pensée et la spéculation ne reconnaît pas, en elles, l'identité absolue, le rapport avec l'Absolu.

LES RAPPORTS ENTRE LA SPÉCULA TION ET LE BON SENS

Le raisonnable, ce que sait le bon sens, se compose lui aussi de termes isolés tirés de l'Absolu dans la conscience, de points lumineux qui se dégagent pour soi de la nuit du tout et à l'aide desquels l'être humain se tire d'affaire de façon raisonnable au cours de sa vie. Ce sont, pour lui, des points de vue justes, dont il part et auxquels il revient. Cependant, l'être humain ne se fie ainsi à leur vérité que parce qu'alors l'Absolu l'accompagne comme un sentiment et cela seul leur donne une signification. Ces vérités du bon sens, prises pour soi, isolées aux fins du seul entendement à titre de connaissances en général, apparaissent déformées, comme des demi-vérités. La réflexion peut jeter le trouble dans le sens commun. S'il se laisse entraîner par elle, toute proposition qu'il formule pour elle s'arroge la qualité d'un savoir, d'une connaissance; il abandonne ainsi ce qui fait sa force, sa manière de n'appuyer ses dires que sur la totalité obscure, présente comme sentiment, et de résister seul avec elle à la réflexion instable. Certes, le sens commun s'exprime pour la réflexion, mais ses dires ne se rapportent pas à la totalité absolue dans la conscience même; le rapport reste intérieur et inexprimé. La spéculation comprend donc bien le sens commun, mais le sens commun ne comprend pas l'acte spéculatif. La spéculation ne reconnaît comme réalité de la connaissance que l'être de la connaissance dans la totalité; pour elle, tout terme déterminé n'est réel et vrai que dans le rapport reconnu avec l'Absolu. Elle reconnaît donc aussi l'Absolu en ce qui sert de fondement aux dires du sens commun; mais comme, pour elle, il n'existe de connaissance réelle qu'en l'Absolu, ce qu'elle connaît et sait, exprimé pour la réflexion et donc revêtu d'une forme déterminée, se trouve anéanti du même coup. Les identités relatives du sens commun, qui se prétendent absolues telles qu'elles apparaissent, revêtues de leur forme limitée, deviennent contingentes pour la réflexion philosophique. Le sens commun ne peut comprendre comment ce qui est pour lui certitude immédiate peut être aussi bien, pour la philosophie, un néant. Dans ses vérités immédiates, tout en n'ayant que le sentiment de leur rapport avec l'Absolu, il ne sépare pas ce sentiment de leur

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LA SPÉCULATION ET LE BON SENS

manifestation, qui les réduit à des termes limités. Comme tels, elles doivent posséder une existence, un être absolu, mais elles disparaissent devant la spéculation. Le sens commun n'est pas seulement incapable de èomprendre la spéculation. S'il entend parler d'elle, il doit la haïr et, à défaut de l'indifférence totale que donne la sécurité, la prendre en abomination et la persécuter. Dans ses dires, l'essence et le contingent sont absolument identiques et il ne peut séparer de l'Absolu les limites du phénomène; de même, ce qu'il sépare en sa conscience forme une opposition absolue et il ne peut, en sa conscience, unir à l'illimité ce qu'il reconnaît comme limité. Bien qu'en lui les deux s'identifient, leur identité est et demeure une intériorité, un sentiment, quelque chose de non reconnu et d'inexprimé. Quand le sens commun évoque la limitation ainsi posée dans la conscience, l'illimité s'oppose au limité de façon absolue pour la conscience. Cette relàtion, ou ce rapport des termes limités avec l'Absolu, ce rapport où l'opposition, seule consciente, contraste avec l'identité plongée dans une inconscience totale, s'appelle la foi. La foi n'exprime pas la synthèse inhérente au sentiment ou à l'intuition; elle est une relation entre la réflexion et l'Absolu; dans cette relation, la réflexion est, certes, la Raison, elle s'anéantit elle-même comme ce qui sépare et est séparé, elle anéantit ses produits, une conscience individuelle, mais elle garde la forme de la séparation. La certitude immédiate de la foi, dont on a tant parlé comme de l'aspect ultime et suprême de la conscience, n'est rien d'autre que l'identité même, la Raison, qui ne se reconnaît pas et qu'accompagne la conscience de l'opposition. Or, la spéculation élève à la conscience l'identité qui reste inconsciente pour le sens commun, ou elle construit une identité consciente avec ce qui s'oppose inévitablement dans le sens commun, auquel fait horreur l'union des termes opposés par la foi. Pour lui, le sacré, le divin, n'existent dans la conscience que comme objet: le dépassement de l'opposition, l'identité consciente ne signifient à ses yeux que la destruction du divin. Plus que jamais, le sens commun ne doit voir que destruction dans ces systèmes philosophiques qui pensent satisfaire à l'exigence d'une identité consciente en. abrogeant la division en deux, parce qu'ils érigent en Absolu l'un des termes opposés, surtout si la culture de l'époque le fixe déjà, et anéantissent l'autre. Ici la spéculation, comme philosophie, abroge bien l'opposition, mais c'est un terme limité, de forme habituelle et connue, qu'elle érige, comme

système, en Absolu. L'unique aspect qui entre ici en ligne de compte, celui de la spéculation, n'existe pas pour le sens commun. Sous cet aspect spéculatif, le limité se présente tout autrement qu'au sens commun. Érigé en Absolu, il ne constitue plus ce terme limité. La matière du matérialiste ou le moi de l'idéaliste ne sont plus, la première, cette matière morte à laquelle s'opposent une vie et une culture, le second, cette conscience empirique qui, limitée, doit poser un infini hors d'elle-même. Il appartient à la philosophie de rechercher si, en vérité, le système purifie de toute finitude la manifestation finie portée à l'infini et si la spéculation, là où elle s'éloigne du sens commun fixateur de termes opposés, n'est pas victime du destin de son époque et ne pose pas absolument l'une des formes de l'Absolu, donc un terme opposé par essence. A supposer que la spéculation libère vraiment de toutes les formes phénoménales le fini qu'elle rend infini, c'est d'abord son nom qui arrête le sens commun s'il ne porte pas d'autre intérêt à l'œuvre spéculative. Si les termes finis qu'en fait la spéculation p.orte à l'infini et anéantit donc, si la matière et le moi, dans la mesure où ils doivent étreindre la totalité, ne sont plus ni moi, ni matière, il manque bien ainsi le dernier acte de la réflexion philosophique, la conscience de son anéantissement. Si, malgré cet anéantissement accompli en fait, l'Absolu du système garde une forme déterminée, l'on ne saurait méconnaître au moins l'authenticité de la tendance spéculative, mais le sens commun, lui, n'y entend rien. Il ne voit même pas le principe d'ordre philosophique du dépassement de la division en deux, il ne voit que le principe d'ordre systématique et trouve l'un des termes opposés érigé en Absolu, l'autre anéantL Il bénéficiait d'un avantage du point de vue de la division en deux: en lui, comme dans le système, réside une opposition absolue, mais c'est la totalité de l'opposition qu'il possédait et il a deux raisons de se plaindre. - Ce système philosophique, malgré le défaut d'ériger en Absolu un terme qui reste opposé par un certain côté, peut revendiquer, outre son aspect philosophique, encore un avantage et un mérite, dont non seulement le sens commun ne comprend rien, mais qu'il doit prendre en horreur: l'avantage d'abattre, rien qu'en érigeant un principe fini en principe infini, toute la masse des termes finis rattachés au principe opposé; le mérite culturel de consolider la division en deux et d'accroître d'autant le besoin d'union dans la totalité. Avec opiniâtreté le sens commun, fort de son inertie, veut pro-

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téger l'inconscient, dans sa pesante opposition originelle, contre la conscience et la matière contre la différence, que la lumière n'y introduit que pour reconstruire cette différence en une synthèse de puissance plus élevée. Dans les climats du nord, il faut certes plus de temps si l'on veut venir assez à bout de cette opiniâtreté, pour qu'au moins les atomes dont est faite la matière se diversifient et que les combinaisons et précipitations diversifiées de la matière, multipliant les atomes fixes, meuvent la matière sur son propre terrain. Ainsi le sens commun se troublera-t-il sans cesse davantage dans son action et son savoir, qui relèvent de l'entendement. Ainsi se rendra-t-il capable de supporter lui-même le dépassement de ce désarroi et de l'opposition. S'il est vrai que le sens commun voit seulement la spéculation qui anéantit, il ne voit même pas toute l'ampleur de cet anéantissement. S'il pouvait en saisir l'ampleur, il ne considérerait pas la spéculation comme son adversaire, car la spéculation, quand elle effectue la synthèse suprême du conscient et de l'inconscient, exige que soit anéantie la conscience même. La Raison plonge sa réflexion de l'identité absolue, son savoir et elle-même dans son propre abîme. En cette nuit de la simple réflexion et de l'entendement raisonneur, en ce midi de la vie, le sens commun et la spéculation peuvent se rencontrer.

LE PRINCIPE D'UNE PHILOSOPHIE EXPRIMÉ EN UNE SEULE PROPOSITION FONDAMENTALE

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La philosophie, comme totalité de savoir produite par la réflexion, devient un système, un tout organique de concepts, dont la loi suprême n'est pas l'entendement, mais la Raison. L'entendement doit présenter de façon correcte les termes opposés de ce qu'il pose, ses propres limites, son fondement et sa condition; en revanche, la Raison unifie ces termes en contradiction, elle les pose tous deux ensemble et les dépasse tous deux. Il peut arriver que l'on exige du système, comme organisation de propositions, que l'Absolu, c'est-à-dire le fondement de la réflexion, existe aussi en lui à la manière de la réflexion, à titre de principe suprême absolu. Une telle exigence est entachée d'avance d'une nullité intrinsèque: ce que pose la réflexion, une proposition, implique pour soi une limite et une condition; il lui faut se fonder sur quelque chose d'autre et ainsi de suite à l'infini. Qu'arrive-t-il si l'on exprime l'Absolu sous la forme d'un principe valable par et pour la pensée, à égalité de forme et de matière? Il se peut que l'on pose la simple parité, en excluant toute disparité de la forme et de la matière, ce qui revient à faire de cette disparité la condition du principe : en ce cas, le principe n'est pas absolu, mais déficient, il n'exprime qu'un concept de l'entendement, une abstraction. Il se peut aussi que l'on inclue dans le principe à la fois la forme et la matière comme une disparité : la proposition est à la fois analytique et synthétique, le principe est donc une antinomie et non une proposition ; comme proposition, il est régi par la loi de l'entendement, c'est-à-dire qu'une fois posé il ne doit ni se contredire en soi, ni s'abroger mais être posé; comme antinomie, il s'abroge. Cette chimère de vouloir nécessairement qu'un terme posé pour la seule réflexion occupe le faîte d'un système à titre de principe suprême absolu, ou que l'essence de tout système se laisse exprimer dans une proposition absolue pour la pensée, en prend à son aise avec le système à évaluer. Il est très facile d'établir que toute pensée exprimée par une telle proposition dépend d'un terme opposé comme de sa condition et n'est donc pas absolue: on prouve la nécessité de poser ce terme opposé à la proposition dont il s'agit, donc la nullité de la pensée que celle-ci exprime. Or, la chimère

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LA DIFFÉRENCE

LE PRINCIPE EN UNE PROPOSITION

se croit plus justifiée que jamais si le système exprime l'Absolu, qu'il a pour principe, sous la forme d'une proposition ou définition qui constitue par elle-même une antinomie et qui se dépasse donc elle-même comme terme posé aux fins de la simple réflexion. Par exemple, le concept de la substance chez Spinoza, que l'on explique à la fois comme cause et effet, concept et être, cesse d'être un concept, car les termes opposés s'y trouvent unis en une contradiction. - Au départ d'une philosophie, rien ne saurait avoir plus mauvaise allure que de commencer, comme Spinoza, par une définition : un tel début contraste de la façon la plus étrange avec le projet de fonder, d'approfondir, de déduire les principes du savoir, de ramener péniblement toute philosophie à des faits de conscience suprêmes, etc. Si cependant la Raison se purifie de la subjectivité de la réflexion, il devient possible d'apprécier avec justesse cette naïveté de Spinoza, qui commence à philosopher en philosophant et permet à la Raison de faire ses premiers débuts avec une antinomie. S'il faut exprimer le principe de la philosophie dans des propositions formelles pour la réflexion, la tâche ne trouve d'abord d'autre objet que le savoir, de façon générale la synthèse du subjectif et de l'objectif, ou la pensée absolue. Or, la réflexion ne peut exprimer la synthèse absolue en une seule proposition, au sens d'une proposition déterminée valable pour l'entendement; elle doit dissocier ce qui ne fait qu'un dans l'identité absolue, puis exprimer la synthèse et l'antithèse, séparément, par deux propositions: dans l'une l'identité, dans l'autre la dichotomie. Poser A = A 26 comme proposition qui exprime l'identité, c'est réfléchir sur la relation et l'identité pure inclut cet acte de mettre en rapport, cet être un, l'égalité: l'on fait abstraction de toute inégalité. Pour la réflexion formelle, qui s'exprime en propositions intelligibles, A = A l'expression de la pensée absolue ou de la Raison ne signifie que l'identité de l'entendement, l'unité pure, celle qui fait abstraction de l'opposition. Cependant la Raison ne trouve pas son expression dans cette unité abstraite unilatérale. Elle postule aussi l'acte de poser ce dont on a fait abstraction dans la pure égalité, l'acte de poser l'opposé, l'inégalité: un A est sujet, l'autre objet et l'expression de leur différence est A non = A, ou A = B. Cette proposition contredit la précédente de façon directe: l'on y fait abstraction de l'identité pure et l'on y pose la non-identité, la forme pure de la non-pensée,

de même que la première proposition est la forme de la pensée pure, qui se distingue de la pensée absolue, de la Raison. Toute possibilité de poser la seconde présuppose que l'on pense la non-pensée, que la pensée pose A non = A. Dans A non = A, ou A = B, résident l'identité, la relation, le signe = de la première proposition, mais seulement d'un point de vue subjectif, c'est-à-dire seulement pour autant que la pensée pose la non-pensée. Or, pour la non-pensée, le fait que la pensée la pose est une pure contingence et donne à la deuxième proposition une simple forme, dont on doit faire abstraction pour en obtenir la matière à l'état pur. Cette seconde proposition est aussi inconditionnelle que la première et sert donc de condition à la première, autant qu'elle en dépend comme d'une condition. La première a la seconde pour condition, car son existence suppose que l'on fasse abstraction de l'inégalité inhérente à la seconde ; inversement, la seconde suppose une relation pour être une proposition. D'autre part, la seconde proposition s'exprime sous la forme subalterne du principe de Raison suffisante; ou plutôt, on l'a rétrogradée à cette signification des plus subalternes en faisant d'elle le principe de causalité. Attribuer une raison d'être à A, cela signifie : un être échoit à A qui n'est pas un être de A, A est posé mais n'est pas la position de A ; autrement dit, A non = A, A = B. Si l'on fait abstraction du caractère de A comme terme posé, ce qu'il faut bien pour obtenir la seconde propositionà l'état pur, celleci exprime une non-position de A en général. Or, poser A à la fois comme terme posé et non-posé, c'est déjà la synthèse de la première proposition et de la seconde. Les deux sont des propositions de la contradiction, mais en sens inverse. La première, celle de l'identité, déclare que la contradiction = 0 ; la seconde, rapportée à la première, déclare que la contradiction est aussi nécessaire que la non-contradiction. Les deux, comme propositions pour soi, sont posées à la même puissance. Dans la mesure où la seconde est formulée en des termes qui lui rapportent la première, elle constitue la plus haute expression de la Raison par l'entendement. Ce rapport entre les deux exprime l'antinomie. Comme antinomie, comme expression de l'identité absolue, peu importe que l'on pose A = B ou A = A, du moment que l'on prend A = B et A = A comme des relations entre les deux propositions. A = A inclut la différence entre A comme sujet et A comme objet, aussi bien que leur identité: A

lII!IIIIr

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LA DIFFÉRENCE

LE PRINCIPE EN UNE PROPOSITION

= B inclut l'identité de A et de B avec la différence entre les deux.

d'être un terme pensé = A la chose pensée comporte d'autres déterminations = B ; celles-ci restent indépendantes du simple fait que la pensée pure impose une détermination ; elles sont, pour la pensée, un simple donné. Il doit donc exister, pour la pensée comme principe de la philosophie analytique, une matière absolue, dont on reparlera plus loin. Fondée sur cette opposition absolue, l'opération formelle, qui incarne la fameuse découver~e de la réduction de toute philosophie à la logique, ne dispose que d'une seule synthèse immanente: l'identité de l'entendement, la répétition de A à l'infini. Cependant, même pour répéter, il faut un B, un C, etc., où l'on puisse poser l'élément répété A ; puisque A peut se répéter, ces B, C, D, etc. sont une multiplicité, une opposition à soi-même; chacun porte des déterminations particulières, que A ne pose pas; il s'agit d'une matière absolument diverse, dont les aspects B, C, D, etc. doivent s'assembler avec A comme ils peuvent: les caprices de l'assemblage se substituent à une identité originelle. L'erreur fondamentale, peut-on dire, consiste à méconnaître la signification formelle de l'antinomie entre A = A et A = B. Une telle essence analytique ne se fonde pas sur la conscience du caractère de contradiction que présente la manifestation purement formelle de l'Absolu: l'on ne peut en prendre conscience que si la spéculation part de la Raison et de A = A comme identitéabsolue du sujet et de l'objet.

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Si l'entendement ne reconnaît pas l'antinomie dans le principe de raison suffisante comme principe d'une relation entre les deux propositions, il ne s'épanouit pas en Raison; du point de vue formel, la seconde proposition ne lui apporte rien de nouveau. Pour le simple entendement, A = B ne dit rien de plus que la première proposition; l'entendement n'attribue à cette position de A comme B que le sens d'une répétition de A ; il retient la seule identité; dans la position de A comme B, ou comme réitéré en B, il fait abstraction de la position de quelque chose d'autre, d'un non-A, comme A et donc de A comme non-A. Pour qui limite sa réflexion à l'aspect formel de la spéculation et s'en tient à la synthèse du savoir sous forme analytique, l'antinomie, autrement dit la contradiction qui se dépasse elle-même, constitue la plus haute expression formelle du savoir et de la vérité. Dans l'antinomie, si l'on reconnaît en elle l'expression formelle de la vérité, la Raison domine l'essence formelle de la réflexion. C'est en revanche l'essence formelle qui prend le dessus s'il faut poser la pensée sous la seule forme de la première proposition, opposée à la seconde, lui attribuer le caractère d'une unité abstraite qui serait la vérité première en philosophie et construire un système de la réalité de la connaissance à partir de l'analyse de l'application de la pensée. Alors, toute cette opération de pure analyse se déroule comme suit. La pensée, en tant que possibilité de répéter sans fin A comme A, est une abstraction ; la première proposition est exprimée comme une activité. Il manque alors la seconde proposition, la non-pensée; il faut nécessairement passer à celle-ci, à cette condition de la première et poser la non-pensée, la matière. Ainsi les termes opposés sont-ils complets et la transition se définit comme une certaine modalité de la relation entre l'un et l'autre, qui s'appelle application de la pensée et constitue une synthèse des plus incomplètes. Or, même cette faible synthèse s'oppose au présupposé initial selon lequel la pensée serait la répétition à l'infini de A comme A ; car l'application pose A simultanément comme non-A et abroge la pensée dans son existence absolue, sa répétition sans fin de A comme A. - Le terme opposé à l'acte de penser est déterminé, par son rapport avec lui, comme quelque chose de pensé = A. Puisqu'un tel acte de penser, de poser = A suppose une abstraction comme sa condition et est donc un terme opposé, il faut bien qu'en plus

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lIr L'INTUITION TRANSCENDENT ALE

L'INTUITION TRANSCENDENTALE. Pour qui envisage la spéculation du point de vue de la simple réflexion, l'identité absolue se manifeste en des synthèses de termes opposés, donc en des antinomies. Les identités relatives issues de la différenciation de l'identité absolue sont, certes, limitées ; dans cette mesure, c'est pour l'entendement qu'elles existent et elles ne présentent pas le caractère d'antinomies. Malgré cela, elles restent des identités et ne se réduisent donc pas à de purs concepts de l'entendement ; elles doivent bien être des identités, car aucun terme posé dans une philosophie ne peut subsister sans une relation avec l'Absolu. Or, du point de vue de cette relation, tout terme limité est lui-même une identité relative et donc un élément d'antinomie pour la réflexion; là réside l'aspect négatif du savoir, l'aspect formel, qui, régi par la Raison, se détruit lui-même. Outre cet aspect négatif, le savoir comporte un aspect positif, c'est-à-dire l'intuition. Le savoir pur, ce qui signifierait un savoir sans intuition, anéantit les termes opposés dans la contradiction ; l'intuition, sans cette synthèse d'éléments opposés, r.este empirique, donnée, inconsciente. Le savoir transcendental unit les deux termes, la réflexion et l'intuition; il est à la fois concept et être. Du fait que l'intuition devient transcendentale, l'identité du subjectif et de l'objectif, des éléments séparés dans l'intuition empirique, accède à la conscience ; le savoir, dans la mesure où il devient transcendental, ne pose pas simplement le concept et sa condition, ou l'antinomie des deux, le subjectif, mais aussi l'objectif, l'être. Dans le savoir philosophique, l'intuition porte sur une activité de l'intelligence et de la nature, de la conscience et de l'inconscient à la fois. Son objet appartient aux deux mondes, à l'idéel et au réel à la fois: à l'idéel, car il est posé dans l'intelligence, donc dans la liberté; au réel, car, prenant place dans la totalité objective, il est déduit comme un maillon de la chaîne de la nécessité. Si l'on adopte le point de vue de la réflexion, ou de la liberté, l'idéel vient en premier, l'essence et l'être ne sont que de l'intelligence schématisée; si l'on adopte le point de vue de la nécessité, ou de l'être, la pensée se réduit à un schème de l'être absolu. Le savoir transcendent al unit les deux, l'être et l'intelligence; de même, le savoir transcendental et l'intuition transcendentale ne font qu'un: la différence d'expression n'indique que

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la prédominance du facteur idéel, ou du réel. Une signification des plus profondes s'attache à cette affirmation, faite avec conviction: pas de philosophie sans intuition transcendentale. Car que seraitce que de philosopher sans intuition ? Se disperser sans fin dans la finitude absolue. Que ces termes finis soient subjectifs ou objectifs, des concepts ou des choses, et même si l'on passe d'une catégorie à l'autre, la philosophie sans intuition suit le cours d'une série sans fin de termes finis: pour passer de l'être au concept, ou du concept à l'être, il faut un saut, que rien n'autorise. On appelle formelle cette manière de philosopher; car la chose ou le concept, chaque terme pour soi, n'est qu'une forme de l'Absolu. Elle présuppose la destruction de l'intuition transcendentale, une opposition absolue de l'être et du concept; si elle parle de l'inconditionnel, c'est encore pour en faire, sous la forme d'une idée opposée à l'être, quelque chose de formel. Plus la méthode se perfectionne, plus les résultats blessent le regard. Pour la spéculation, les termes finis sont des rayons du foyer infini dont ils émanent et qui résulte de leur convergence ; le foyer se trouve posé en eux comme eux le sont en ce foyer. L'intuition transcendentale dépasse toute opposition ; elle abolit toute différence entre la construction de l'univers par et pour l'intelligence et son organisation vue comme quelque chose d'objectif, d'apparence indépendante. L'acte de produire la conscience de cette activité est la spéculation ; en celle-ci l'idéalité et. la réalité ne font qu'un et il s'agit donc d'une intuition.

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Il

LES POSTULATS DE LA RAISON

LES POSTULA TS DE LA RAISON. Comme œuvre réflexive, la synthèse des deux termes opposés posés par la réflexion devait encore se parachever en une antinomie qui se dépasse, autrement dit exister dans l'intuition. Il faut concevoir le savoir spéculatif comme l'identité de la réflexion et de l'intuition: voilà pourquoi, si l'on pose seule la part de la réflexion, antinomique en tant que rationnelle, mais liée à l'intuition par un rapport nécessaire, on peut dire alors de l'intuition que la réflexion la postule. Nul ne saurait postuler des idées, car cellesci sont des produits de la Raison, ou plutôt le rationnel posé par l'entendement comme un produit. Il faut déduire le rationnel selon son contenu, autrement dit à partir de la contradiction entre deux termes déterminés opposés, dont il forme la synthèse; seule l'intuition, qui remplit et maintient l'antinomique, peut faire l'objet d'un postulat. Une idée ainsi postulée par ailleurs signifie le progrès à l'infini, un mélange d'empirique et de rationnel; l'empirique est l'intuition du temps, le rationnelle dépassement total du temps, sa dissolution dans l'infini. Le temps ne devient cependant pas une pure infinité dans le progrès empirique, où il doit exister comme fini, comme des moments limités : il constitue une infinité empirique. La véritable antinomie, qui pose les deux, le limité et l'illimité, non l'un à côté de l'autre, mais ensemble comme identiques, doit de ce fait dépasser l'opposition. Dès lors que l'antinomie postule l'intuition déterminée du temps, celle-ci, par laquelle on entend un moment limité du présent et sa position illimitée hors de luimême, doit être à la fois les deux, donc éternelle. - Nul ne saurait davantage vouloir que l'intuition s'oppose"à l'idée, ou plutôt à l'antinomje nécessaire. L'intuition opposée à l'idée existe de façon limitée précisément parce qu'elle exclut l'idée. L'intuition est bien ce que postule la Raison, mais non comme terme limité ; elle l'est pour compléter l' œuvre unilatérale de la réflexion, afin d'éviter toute opposition entre elles, afin qu'elles fassent un. Comme on le voit, il n'existe qu'un seul motif de postuler ainsi: l'on part du caractère unilatéral de la réflexion et celle-ci, pour subvenir à sa déficience, ne peut se passer de postuler le terme opposé qu'elle exclut. De ce point de vue, l'essence de la Raison se trouve dans une situation fausse: telle qu'elle se présente, loin de se suffire à

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elle-même, elle souffre d'une carence. Or, si la Raison se reconnaît comme absolue, c'est là où l'on cesse de partir ainsi de la réflexion que la philosophie commence: à l'identité de l'idée et de l'être. Elle ne postule aucun de ces deux termes: puisqu'il s'agit d'Absolu, elle pose immédiatement les deux avec le caractère absolu de la Raison, qui se définit comme l'identité de l'un et de l'autre.

lIIIIr PHILOSOPHIE ET SYSTÈME

PHILOSOPHIE ET SYSTÈME PHILOSOPHIQUE.

Le besoin de la philosophie peut s'estimer satisfait s'il se fraye un chemin jusqu'au principe de l'anéantissement de toute opposition fixée, jusqu'au point où le limité se rapporte à l'Absolu; cette satisfaction de principe de l'identité absolue, il suffit de philosopher pour la trouver. Ce que l'on sait serait contingent par sa teneur, les divisions en deux qu'il s'agit d'abolir seraient un donné disparu et ne se reconstruiraient pas en synthèses; le contenu d'une telle activité philosophique manquerait de toute cohérence interne et ne constituerait pas une totalité objective du savoir. Comme l'indique à elle seule l'incohérence d'un tel contenu, philosopher de la sorte ne signifie pas forcément raisonner. En raisonnant, l'on ne fait que disperser plus diversement encore les termes posés; précipité dans ce courant, on y nage comme il vous entraîne, mais toute l'extension de la diversité de l'entendement, à la dérive elle aussi, doit subsister ; en revanche, pour qui philosophe vraiment, même s'il le fait de façon incoordonnée, ce qu'il pose disparaît avec ce qui s'y oppose, car il ne le relie pas simplement à d'autres termes limités, mais il le rapporte à l'Absolu et, de ce fait, le dépasse. Cependant, cette relation entre le limité et l'Absolu constitue une diversité comme les termes limités eux-mêmes et, pour philosopher, il faut entreprendre de coordonner cette diversité en tant que telle. On doit éprouver le besoin de produire une totàlité du savoir, un système de la science. La diversité de ces relations ne se libère enfin de la contingence que lorsqu'on leur assigne leurs places respectives dans la totalité objective et coordonnée du savoir afin de les porter à leur état d'achèyement objectif. Philosopher sans construire de système, c'est fuir sans cesse devant les limitations ; c'est la Raison qui lutte pour s'affranchir faute de s'être reconnue elle-même, claire et sûre de soi. La Raison libre ne fait qu'un avec son acte et, par son activité, elle se présente elle-même à l'état pur. Quand la Raison se produit ainsi, l'Absolu se donne la forme d'une totalité objective, d'un tout qui se suffit à lui-même, s'accomplit lui-même et ne repose sur rien d'extérieur, mais se fonde luimême en son commencement, son milieu et sa fin. Un tout de ce genre se manifeste comme une organisation de propositions et

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d'intuitions; chaque synthèse de la Raison, avec l'intuition correspondante à laquelle l'unit la spéculation, est pour soi dans l'Absolu et infinie comme identité du conscient et de l'inconscient; mais elle est aussi finie et limitée pour autant que, posée dans la totalité objective, elle s'ajoute à d'autres synthèses extérieures à elle. L'identité la moins divisée, du point de vue objectif la matière, du point de vue subjectif le sens (la conscience de soi), présente aussi le caractère d'une identité opposée sans fin et tout à fait relative. La Raison, la faculté de la totalité, dans la mesure où elle est objective, la complète par le terme opposé ; elle produit, par la synthèse des deux termes, une nouvelle identité ; celle-ci, non moins déficiente devant la Raison, se complète à son tour. La méthode du système, qu'il ne faut appeler ni synthétique, ni analytique, apparaît à l'état le plus pur quand elle se présente comme le développement que voici de la Raison même : la Raison ne rappelle pas sans cesse en elle l'émanation de sa manifestation comme duplicité, car elle ne ferait que l'anéantir; elle se construit elle-même en cette émanation comme une identité dont. la duplicité est la condition ; de nouveau, elle s'oppose cette identité relative; le système progresse ainsi jusqu'à la totalité objective achevée, que la Raison unit à la totalité subjective opposée, pour atteindre à la vision du monde 27 infinie, dont, du même coup, l'expansion se contracte en l'identité la plus riche et la plus simple. Il peut arriver qu'une spéculation philosophique authentique ne s'exprime pas en entier dans son système, ou que la philosophie du système ne coïncide pas avec lui, qu'un système constitue l'expression la plus déterminée de la tendance à anéantir toutes les oppositions et, pour soi, ne réussisse pas à déboucher sur l'identité la plus parfaite. La distinction entre ces deux considérations revêt une importance spéciale en matière d'appréciation des systèmes philosophiques. Si le besoin dont procède un système ne se donne pas une forme complète, si un terme qui dépend d'un autre et n'existe que par opposition s'érige en Absolu, le système devient un dogmatisme. Cela n'empêche que la spéculation véritable puisse se trouver dans les philosophies les plus diverses, qui, entre elles, se décrient comme autant de dogmatismes et d'égarements de la pensée. L'histoire de la philosophie n'a de valeur et d'intérêt que si elle s'en tient à ce point de vue; sinon elle ne relate pas l'histoire de l'expression de la Raison éternelle et une dans l'infinie diversité de ses formes, mais seulement celle d'incidents contingents de l'esprit humain et

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LA DIFFÉRENCE

d'opinions vides de sens, dont on charge la Raison; or ils incombent à qui les invertit, faute d'avoir reconnu en eux le rationnel. Une spéculation authentique, mais qui ne se fraye pas le chemin pour se construire elle-même comme un système complet, part forcément de l'identité absolue; c'est l'Absolu qui produit la division de celle-ci en deux termes, le subjectif et l'objectif. Il s'agit donc d'un principe de base tout à fait transcendental et, de son point de vue, il n'existe aucune opposition absolue du subjectif et de l'objectif. Cependant, l'Absolu se manifeste ainsi en une opposition. Il ne réside pas en sa manifestation. Lui et elle s'opposent. La manifestation n'est pas une identité. L'on ne peut dépasser cette opposition sur le plan transcendental c'est-à-dire de manière à exclure toute opposition en soi. L'on ne ferait qu'anéantir le phénomène, qui doit subsister. Cela reviendrait à affirmer qu'en se manifestant l'Absolu est sorti de lui-même. Il faut donc que l'Absolu se pose lui-même dans la manifestation, c'est-à-dire ne l'anéantisse pas, mais la construise comme identité. Comptons pour une fausse identité le rapport de causalité entre l'Absolu et sa manifestation, car ce rapport se fonde sur l'opposition absolue. Il inclut les deux termes opposés, mais à des rangs inégaux: l'unification s'accomplit par la force. L'un des termes domine l'autre; l'un commande, l'autre obéit. L'unité est imposée de force dans une identité simplement relative; l'identité, qui doit être absolue, est incomplète. Le système devient un dogmatisme : soit un réalisme, qui pose absolument l'objectivité, soit un idéalisme, qui pose absolument la subjectivité, à l'encontre de sa philosophie si les deux procèdent d'une véritable spéculation, supposition plus ambiguë dans le cas du réalisme que de l'idéalisme. Le dogmatisme pur, dogmatisme de la philosophie, reste aussi, de par sa tendance, immanent dans l'opposition; le rapport de causalité, sous sa forme plus complète l'interaction, l'incidence de l'intellectuel sur le sensible, ou du sensible sur l'intellectuel, l'emporte chez lui comme principe fondamental. Pour un réalisme et un idéalisme cohérents, ce rapport ne joue qu'un rôle subordonné, bien qu'il semble l'emporter, bien que le sujet soit posé comme produit de l'objet dans le réalisme et l'objet comme produit du sujet dans l'idéalisme; il n'yen a pas moins dépassement de l'essence du rapport de causalité, car il s'agit d'un acte de produire absolu et d'un produit absolu; le produit n'existe que dans l'acte de produire, n'est pas posé à la manière d'un terme indépen-

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dant, qui préexisterait à l'acte de produire sans en dépendre, comme le suppose le rapport de causalité pur, principe formel du dogmatisme. Il est en ce cas un terme posé par A, mais aussi que A ne pose pas, il n'est donc absolument que sujet et A = A n'exprime que l'identité de l'entendement. La philosophie, dans son opération transcendentale, se sert elle aussi du rapport de causalité, mais B, bien que semblant opposé au sujet, n'est par cette opposition qu'une simple possibilité et reste absolument une possibilité, un accident; le véritable rapport de la spéculation, le rapport de substantialité, constitue le principe transcendental sous l'apparence du rapport de causalité. D'un point de vue formel, peut-on dire, le véritable dogmatisme reconnaît les deux principes, A = A et A = B, mais ceux-ci demeurent juxtaposés en leur antinomie sans synthèse. Le dogmatisme ne reconnaît pas là la présence d'une antinomie, ni donc la nécessité de dépasser les termes opposés : seule est pour lui possible la synthèse incomplète qui consiste à passer de l'un à l'autre par le rapport de causalité. Malgré cette différence tranchée qui la sépare du dogmatisme, la philosophie transcendentale peut devenir un dogmatisme si elle se construit en système : dans la mesure où seule existe l'identité absolue, qui abolit toute différence et la présence de tous termes opposés, la philosophie transcendentale dénie la validité de tout rapport de causalité; mais, dans la mesure où le phénomène doit exister aussi et, avec lui, une autre relation entre l'Absolu et le phénomène que l'anéantissement de ce dernier, elle introduit le rapport de causalité ; elle assujettit le phénomène et ne pose donc l'intuiti.on transcendentale que de façon subjective et non objective, elle ne pose pas l'identité dans le phénomène. Les deux propositions A = A et A = B restent toutes deux inconditionnelles ; seule la proposition A = A doit être valable ; mais cela revient à dire que l'on ne présente pas l'identité des deux en leur véritable synthèse, car celle-ci n'est pas un simple devoir. Ainsi, dans le système de Fichte, la proposition moi = moi est-elle l'Absolu. La totalité de la Raison introduit la deuxième proposition, qui pose un non-moi ; un tel acte antinomique ne pose pas l'un et l'autre seulement par souci d'exhaustivité, il postule leur synthèse. Or, en cette synthèse, l'opposition demeure. Les deux termes, moi et non-moi, ne doivent pas être anéantis : l'une des propositions doit subsister, occuper un rang plus élevé que l'autre. La spéculation du système requiert le dépassement des termes opposés, mais le système lui-même ne les dépasse pas; la synthèse abso-

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LA DIFFÉRENCE

lue à laquelle il aboutit n'est pas moi = moi, mais moi doit être égal à moi. L'Absolu est construit pour le point de vue transcendental, mais non pour celui du phénomène : les deux se contredisent encore. L'on n'a pas posé l'identité simultanément" dans le phénomène, ou elle n'est pas encore tout à fait passée dans l'objectivité, donc le transcendental reste lui-même un terme opposé: le subjectif et, peut-on même dire, la manifestation phénoménale ne sont pas tout à fait anéantis. Dans l'exposé, qui va suivre, du système de Fichte on tentera de montrer que la conscience pure, l'identité du sujet et de l'objet, instaurée comme absolue dans ce système, est une identité subjective du sujet et de l'objet. Au cours de l'exposé, on établira que le moi, le principe du système, est un sujet-objet subjectif, à la fois de façon immédiate et si l'on en juge par les modalités de la déduction de la nature, y compris les relations d'identité dans les sciences particulières de la morale et du Droit naturel, et par les rapports de l'ensemble du système avec l'esthétique. Autant dire que cet exposé porte d'abord sur la philosophie de Fichte comme système. Il ne s'agit pas de ce qui fait d'elle une spéculation des plus approfondies et profondes, une manière authentique de philosopher, d'autant plus remarquable si l'on tient compte de l'époque de sa parution: alors même la philosophie de Kant n'avait pu inciter la Raison à reprendre le concept d'une spéculation authentique, laissé à l'abandon.

EXPOSÉ DU SYSTÈME DE FICHTE. Le système de Fichte se fonde sur l'intuition intellectuelle, la pensée pure de soi-même, la conscience de soi pure, le moi = moi, je suis28 ; l'Absolu est sujet-objet; le moi est cette identité du sujet et de l'objet. Dans la conscience commune, le moi se présente en opposition. La philosophie doit expliquer cette opposition à l'encontre d'un objet; l'expliquer signifie mettre en évidence qu'elle a pour condition quelque chose d'autre, donc établir qu'elle est une manifestation. S'il est avéré que toute la conscience empirique repose sur la conscience pure au lieu d'en dépendre comme d'une simple condition, son opposition se trouve ainsi dépassée, pourvu que l'on donne une explication complète par ailleurs, autrement dit, que l'on ne se contente pas de mettre en évidence ll:ne identité seulement partielle de la conscience pure et de l'empirique. L'identité n'est que partielle si, sous quelque aspect, la conscience empirique n'a pas pour condition la conscience pure, mais reste inconditionnelle. Seules la conscience pure et l'empirique entrent en scène comme termes de l'opposition suprême: la conscience pure serait donc déterminée par l'empirique et en dépendrait, dans la mesure où celle-ci resterait inconditionnelle. Il s'agirait d'une relation d'interaction, qui consisterait à déterminer et être déterminé de façon réciproque, mais n~en présupposerait pas moins l'opposition absolue des termes de l'interaction, donc l'impossibilité d'éliminer la dhtision dans une identité absolue. Le philosophe acquiert cette conscience de soi pure qu·and, dans sa pensée, il fait abstraction de tout élément étranger au moi et ne retient que la relation du sujet et de l'objet. Dans l'intuition empirique, le sujet et l'objet s'opposent : le philosophe saisit l'activité intuitive, il contemple l'acte de contempler et le conçoit ainsi comme une identité. D'une part, cette intuition de l'intuition est une réflexion philosophique et s'oppose aussi bien à la réflexion commune qu'à la conscience empirique en général, incapable de s'élever au-dessus d'elle-même et de ses oppositions; d'autre part, cette intuition transcendentale constitue aussi l'objet de la réflexion phi-

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LA DIFFÉRENCE

losophique, l'Absolu, l'identité originelle. Le philosophe s'élève au plan de la liberté jusqu'au point de vue de l'Absolu. Il a désormais pour tâche d'abroger l'opposition apparente entre la conscience transcendentale et la conscience empirique. Le moyen d'y parvenir consiste, en général, à déduire la seconde de la première. Il est exclu que cette déduction constitue une transition vers un domaine étranger. La philosophie transcendentale s'assigne pour seul but d'édifier la conscience empirique à partir d'un principe non pas extérieur à elle, mais immanent, comme si elle émanait activement du principe, ou comme si celui-ci se produisait lui-même. Rien ne peut exister dans la conscience empirique qui n'ait été produit à partir de la pure conscience de soi, car la conscience pure ne diffère pas de l'empirique par essence. La différence de forme radicale entre les deux est la suivante: ce qui se manifeste, dans la conscience empirique, comme un objet opposé au sujet, se manifeste, dans l'intuition de cette intuition empirique, comme la position d'une identité. Ce qui vient compléter la conscience empirique, c'est donc son essence même, mais elle ne s'en aperçoit pas. Voici une autre définition de la tâche à accomplir : la philosophie doit permettre de dépasser la conscience pure comme concept. Opposée à la conscience empirique, l'intuition intellectuelle, ou la pensée pure de soi-même, se présente comme un concept, c'està-dire comme ce qui fait abstraction de toute diversité, de toute inégalité du sujet et de l'objet. Elle est, en réalité, activité pure, acte, intuition; elle n'existe que dans l'activité propre dont le libre déploiement la suscite; or cet acte qui s'arrache à tout ce qui est empirique, multiple, opposé et s'élève à l'unité de la pensée, à moi = moi, à l'identité du sujet et de l'objet, s'oppose à d'autres actes. Dans cette mesure, on peut le définir comme un concept et il partage avec les concepts qui s'opposent à lui un domaine supérieur commun, celui de la pensée en général. A côté de la pensée de soimême, il existe encore une autre pensée, à côté de la conscience de soi encore une conscience empirique diverse, en dehors du moi comme objet encore de multiples objets de la conscience. C'est précisément son objet égal au sujet qui distingue l'acte de la conscience de soi de toute autre conscience; moi = moi s'oppose à un monde objectif infini. Selon ce procédé, l'intuition transcendentale ne fait naître aucun savoir philosophique ; bien au contraire, si la réflexion

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s'empare d'elle, l'oppose à d'autres intuitions et maintient cette opposition, tout savoir philosophique s'avère impossible. Cet acte absolu de l'activité propre exercée librement est la condition du savoir philosophique, mais non pas encore la philosophie même. Celle-ci pose une équivalence entre la totalité objective du savoir empirique et la conscience de soi pure ; cette dernière se trouve ainsi totalement dépassée comme concept ou terme opposé, donc il en va de même de la première. On affirme que seule existe à un titre quelconque la conscience pure; moi = moi est l'Absolu; toute conscience empirique se réduit à un pur produit de moi = moi ; il faudrait opposer une dénégation totale à l'hypothèse d'une conscience empirique qui inclurait ou produirait une dualité absolue, qui accueillerait toute autre position d'un terme que celle du moi, pour le moi et par le moi. Avec la position du moi par lui-même, tout serait posé; hors de lui, rien ne le serait. L'on n'identifie pas la conscience pure et l'empirique en faisant abstraction de leur opposition originelle; bien au contraire, on les oppose en faisant abstraction de leur identité originelle. Cela revient à poser l'intuition intellectuelle comme égale à tout: elle est la totalité. L'identité de toute conscience empirique avec la conscience pure est le savoir et la philosophie, qui connaît cette identité, est la science du savoir. Il lui incombe d'établir que la diversité de la conscience empirique s'identifie à la conscience pure par un acte, en développant vraiment l'objectif à partir du moi; il lui incombe de décrire la totalité de la conscience empirique comme la totalité objective de la conscience de soi ; pour la philosophie, toute la diversité du savoir est donnée dans la proposition moi = moi. Pour la simple réflexion, cette déduction se présente comme une contradiction initiale : inférer de l'unité la multiplicité, de l'identité pure la dualité; mais l'identité de la proposition moi = moi n'est pas une identité pure, c'est-à-dire instaurée par la réflexion qui l'abstrait. Si la réflexion saisit moi = moi comme une unité, elle doit aussi concevoir cette proposition comme une dualité; moi = moi est à la fois identité et dualité; dans moi = moi réside une opposition. Le moi est d'une part sujet, d'autre part objet; mais ce que l'on oppose au moi est aussi le moi, les termes opposés sont identiques. L'on ne saurait donc envisager la conscience empirique comme sortie de la conscience pure ; de ce point de vue, toute science du savoir sortie de la conscience pure serait une incohérence. Le point de vue d'une conscience empiri-

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d'autres actes absolus, la proposition moi = moi n'a d'autre sens que la conscience de soi pure opposée à l'empirique. A ce titre elle a pour condition que l'on fasse abstraction de l'empirique et le premier principe dépend donc autant d'une condition que le deuxième et le troisième; la pluralité des actes absolus l'indique déjà directement, même si l'on ignore tout de leur contenu. Rien n'oblige à concevoir moi = moi, ou l'acte absolu de se poser soi-même, comme un terme conditionnel; au contraire, nous l'avons envisagé ci-dessus dans sa signification transcendentale, comme une identité absolue et non du seul entendement. Cependant, sous cette forme, moi = moi est posé comme un seul principe parmi d'autres et ne revêt donc que la signification de la conscience de soi pure opposée à l'empirique, de la conscience de soi de la réflexion philosophique opposée à celle du sens commun. Or l'on n'a pu poser ces facteurs idéels, l'acte pur de poser et celui d'opposer, qu'aux fins de la réflexion philosophique; et celle-ci part bien de l'idèntité originelle; mais, afin d'en décrire l'essence véritable, elle commence par présenter des termes en opposition absolue, qu'elle réunit dans une antinomie; la réflexion ne dispose d'ailleurs que de ce seul moyen de présenter l'Absolu, car elle se propose de soustraire l'identité absolue au domaine des concepts et de constituer, avec elle, non l'identité qui fait abstraction du sujet et de l'objet, mais celle du sujet et de l'objet. Cette identité ne peut pas signifier que se poser soi-même et opposer, à l'état pur, constituent deux activités d'un seul et même moi. Une telle identité ne serait pas du tout transcendentale, mais transcendante; la contradiction absolue entre les termes opposés devrait subsister, ils ne se réuniraient qu'en s'unissant dans le concept général de l'activité. Il faut une union transcendentale qui dépasse la contradiction même des deux activités et, à partir des facteurs idéels, construise une synthèse véritable, à la fois idéelle et réelle. C'est le troisième principe qui la donne : le moi oppose, dans le moi, au moi divisible un non-moi divisible 29 • Le domaine objectif infini, l'opposé, n'est ni moi absolu, ni non-moi absolu, mais il englobe les termes opposés; les facteurs opposés l'emplissent dans la relation suivante: pour autant que l'un soit posé, l'autre ne l'est pas et si l'un s'élève, l'autre s'abaisse. Or une telle synthèse n'établit pas d'égalité entre le moi objectif et le moi subjectif; le subjectif est moi, l'objectif moi + non-moi. Ainsi l'identité originelle n'apparaît pas: la conscience pure moi

que où l'on serait sorti de la conscience pure se fonde sur l'abstraction signalée plus haut: la réflexion isole l'acte par lequel elle oppose. Comme entendement, la réflexion est en soi et pour soi incapable de saisir l'intuition transcendentale et, si la Raison parvient à se reconnaître elle-même, la réflexion profite du champ qu'on lui laisse pour invertir encore le rationnel et refaire de lui quelque chose d'opposé. Jusqu'ici nous avons décrit l'aspect purement transcendental du système, où la réflexion n'exerce aucun pouvoir et où c'est en revanche la Raison qui définit et décrit la tâche de la philosophie. Compte tenu de cet aspect transcendental authentique, l'autre aspect, où domine la réflexion, n'en devient que plus difficile tant à saisir au départ qu'à retenir de façon quelconque, car le rationnel retransformé par la réflexion en un terme qui relève de l'entendement peut toujours se replier du côté transcendental. Il faut donc montrer que les deux points de ~ue, celui de la spéculation et celui de la réflexion, appartiennent à ce système à titre essentiel, si bien que le second n'occupe pas une place subordonnée, mais que les deux se situent au centre du système, absolument nécessaires, sans aucune union. - En d'autres termes, la proposition moi = moi est le principe absolu de la spéculation, mais le système n'indique pas cette identité; le moi objectif ne devient pas égal au subjectif, les deux restent en une opposition réciproque absolue. Le moi ne se trouve pas dans sa manifestation, ni dans l'acte par lequel il pose; pour se trouver comme moi, il doit anéantir sa manifestation. L'essence du moi ne coïncide pas avec l'acte du moi qui pose: le moi ne devient pas objectif pour lui-même. Dans la Doctrine de la science, Fichte a choisi d'exposer son système sous la forme de principes dont on a commenté ci-dessus le caractère incommode. Le premier principe est l'acte par lequel le moi se pose absolument lui-même, ou le moi comme acte infini de poser; le deuxième est l'acte absolu d'opposer, ou celui de poser un non-moi infini; le troisième est l'unification absolue des deux premiers, qui consiste à séparer le moi et le non-moi de façon absolue et à répartir le domaine de l'infini entre un moi et un non-moi divisibles. Ces trois principes absolus représentent trois actes absolus du moi. La conséquence directe de cette pluralité des actes absolus, c'est qu'il s'agit seulement d'actes et de principes relatifs, ou, pour autant qu'ils entrent dans la construction de la totalité de la conscience, de facteurs idéels. Située de la sorte en opposition à

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= moi et l'empirique moi = moi + non-moi, avec sa construction multiforme, restent opposées entre elles. Cette synthèse, qu'exprime ie troisième principe, reste inévitablement incomplète si les deux premiers principes opèrent comme des activités absolument opposées ; ou toute synthèse est fondamentalement impossible. Il n'est de synthèse possible que si l'on pose l'activité de se poser soi-même et celle d'opposer comme des facteurs idéels. Certes, il semble contradictoire d'être obligé de s'en tenir à traiter comme des facteurs idéels des activités qui ne doivent pas être du tout des concepts; que l'on exprime le moi et le non-moi, le subjectif et l'objectif, les termes à unir, comme des activités, poser et opposer, ou comme des produits, le moi et le non-moi objectifs, voilà qui ne fait aucune différence, ni en soi, ni même pour un système dont le principe est l'identité. Leur caractère de termes en opposition absolue les rend puremènt idéels et Fichte reconnaît cette pure idéalité qui les caractérise. Pour lui les termes opposés sont tout autre chose avant la synthèse qu'après; il les envisage avant la synthèse comme des termes simplement opposés et rien de plus ; l'un est ce que l'autre n'est pas, l'autre est ce que l'un n'est pas; il s'agit d'une simple pensée sans aucune réalité, alors qu'elle porte sur la simple réalité. L'apparition du premier terme anéantit l'autre; mais ce premier terme ne peut paraître qu'avec l'attribut du contraire de l'autre; le concept de l'autre, qui paraît avec le sien propre l'anéantit; autrement dit le premier terme ne peut pas paraître. Rien n'existe donc: seule une illusion bienfaisante de l'imagination glissait, à notre insu, un substrat sous ces termes en simple opposition et permettait d'y penser 30 • - De l'idéalité des termes opposés, il résulte que ceux-ci ne sont rien hors de l'activité synthétique, qu'elle seule les pose eux-mêmes avec leur caractère d'opposition et que cette opposition sert aux seules fins de la construction philosophique, pour rendre intelligible la faculté de synthèse. L'imagination productive serait l'identité absolue même, représentée comme une activité qui pose bien aussi les termes opposés, comme ce qui limite, mais ne le fait qu'en posant le produit, la limite. Quant à dire que l'imagination productive se manifeste comme une faculté de synthèse et a pour condition l'existence de termes opposés, on ne le pourrait valablement que du point de vue de la réflexion, qui part de termes opposés et ne conçoit l'intuition que comme leur union. Or, pour pouvoir qualifier une telle opinion de subjective et de réflexive, la réflexion philosophique devrait

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rétablir le point de vue transcendental : en ces activités absolument opposées, elle ne reconnaîtrait rien d'autre que des facteurs idéels, des identités tout à fait relatives par rapport à l'identité absolue, où la conscience empirique se trouve dépassée à l'égal de la conscience pure qui s'oppose à elle comme abstraite à partir d'elle. En ce sens seul, le moi est le centre transcendental des deux activités opposées, indifférent à l'une et à l'autre; leur opposition absolue n'a de signification que pour leur idéalité. Cela dit, l'imperfection de la synthèse exprimée par le troisième principe et dans laquelle le moi est un moi + non-moi suffit à éveiller le soupçon qu'il ne faut pas considérer les activités opposées comme de simples identités relatives, des facteurs idéels, ce pour quoi on pourrait les prendre si l'on s'en tenait à leur rapport avec la synthèse et si l'on faisait abstraction du titre d'Absolu donné à ces deux activités, comme à la troisième. Il faut toutefois que l'acte de se poser soi-même et celui d'opposer n'entrent en ce rapport ni l'un avec l'autre, ni avec les activités de synthèse. Moi = moi est l'activité absolue, que l'on ne doit envisager d'aucun point de vue comme une identité relative et un facteur idéel. Pour ce moi = moi, un non-moi est une opposition absolue; mais il faut nécessairement unir ces termes et là réside le seul intérêt de la spéculation. Quelle possibilité d'union existe-t-il si l'on suppose, au départ, des termes absolument opposés? A l'évidence aucune à proprement parler; ou puisqu'il faut partir, au moins dans une certaine mesure, du caractère absolu de leur opposition et que, si le troisième principe ne peut pas ne pas apparaître, tout ne s'en fonde pas moins sur l'opposition, seule s'avère possible une identité partielle. L'identité absolue est bien le principe de la spéculation : cependant, il reste, comme son expression moi = moi, une simple règle, dont le système postule, mais ne construit pas l'application sans fin. Le point de vue principal doit consister à démontrer que, dans le système, l'acte de se poser soi-même et celui d'opposer sont des activités absolument opposées. Fichte s'exprime en des termes qui l'indiquent sans détour; mais c'est précisément en cette opposition absolue que doit résider la condition dont dépend la possibilité de l'imagination productive. L'imagination productive n'est le moi que comme faculté théorique, incapable de s'élever au-dessus de l'opposition; c'est pour la faculté pratique que l'opposition disparaît et seule la faculté pratique l'abroge. Il faut donc établir que 1

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l'opposition reste absolue même pour celle-ci, que même pour elle le moi ne se pose pas comme moi, mais que le moi objectif est aussi un moi + non-moi, donc que la faculté pratique ne se fraye pas un passage jusqu'à moi = moi. Le caractère absolu. de l'opposition résulte, au contraire, de l'imperfection de la synthèse suprême du système: là, elle subsiste encore. L'idéalisme dogmatique s'assure l'unité du système de la façon suivante: il nie l'objet de façon générale et pose comme l'Absolu l'un des termes opposés, le sujet porteur d'une détermination, tout comme le dogmatisme, c'est-à-dire à l'état pur le matérialisme, nie le subjectif. Si le besoin de philosopher se réduit à celui d'une telle identité, que l'on instaure en niant l'un des termes opposés, en faisant absolument abstraction de ce terme, alors peu importe que l'on nie l'un ou l'autre, le subjectif ou l'objectif. Leur opposition demeure en la conscience et là se fonde la réalité de l'un comme celle de l'autre; la conscience pure dans la conscience empirique n'est ni plus ni moins susceptible de preuve que la chose en soi du dogmatique. Ni le subjectif, ni l'objectif ne suffit à lui seul à remplir la conscience. Parler de subjectif pur, tout comme d'objectif pur, c'est faire abstraction ; l'idéalisme dogmatique pose le subjectif comme fondement réel de l'objectif, le réalisme dogmatique l'objectif comme fondement réel du subjectif. Le réalisme cohérent oppose une dénégation générale à la conscience comme activité propre de se poser soi-même. Néanmoins, même s'il pose son objet comme fondement réel de la conscience et l'exprime par la proposition non-moi = non-moi, quand il établit que son objet est réel dans la conscience et quand, pour lui, l'identité de la conscience, qui s'affirme ainsi, est celle d'un Absolu opposé à la série objective suivant laquelle il progresse de finitude en finitude, il doit bien abandonner la forme de son principe d'une objectivité pure: puisqu'il concède l'existence d'une pensée, moi = moi doit se dégager de l'analyse de la pensée. La pensée s'exprime comme une proposition ; car penser signifie mettre de soi-même en rapport des termes opposés et les mettre en rapport signifie les poser comme égaux. Cependant, tout comme l'idéalisme invoque l'unité de la conscience, le réalisme peut en invoquer la dualité. L'unité de la conscience suppose une dualité, le rapport une opposition. La proposition moi = moi affronte une autre proposition aussi absolue : le sujet n'est pas égal à l'objet; les deux propositions sont de même rang. D'une part, certaines formes données par Fichte à l'exposé

de son système risquent d'inciter à tort à le prendre pour un système d'idéalisme dogmatique qui dénie le principe contraire au sien: Reinhold méconnaît ainsi la portée transcendentale du principe fichtéen, l'exigence de poser, dans moi = moi, la différence concomitante entre le sujet et l'objet et il attribue à Fichte un système de subjectivité absolue 3l , c'est-à-dire un idéalisme dogmatique. D'autre part, le caractère distinctif de l'idéalisme fichtéen, c'est précisément que l'identité qu'il établit ne dénie pas l'objectif, mais pose le subjectif et l'objectif au même rang de réalité et de certitude: la conscience pure et l'empirique ne font qu'un. Aux fins de l'identité du sujet et de l'objet, je pose des choses hors de moi aussi sûrement que je me pose moi-même; aussi sûrement que je suis, les choses sont. Cependant, que je pose seulement des choses ou moimême, un seul des deux termes ou les deux ensemble, mais séparés, le moi, dans ce système, ne devient pas lui-même pour lui-même sujet-objet. Certes, le subjectif est sujet-objet, mais non l'objectif et l'on n'a donc pas sujet égale objet. Le moi comme/acuité théorique ne peut se poser de façon tout à fait objective et sortir de l'opposition. Le moi se pose comme déterminé par le non-mop2 : avec cette partie du troisième principe, le moi se constitue en intelligence. Or, s'il faut admettre à la fois que le monde objectif est un accident de l'intelligence et que le non-moi, par lequel celle-ci se pose comme déterminée, reste un élément indéterminé, dont toutes les déterminations proviennent de l'intelligence, la faculté théorique dépend encore d'une condition sous un certain aspect. Le monde objectif, assujetti sans fin aux déterminations de l'intelligence, reste aussi toujours pour elle un élément que caractérise, à son égard, l'indétermination. Certes, le non-moi ne présente aucun caractère positif, mais il en présente un négatif: celui d'être autre chose, un terme opposé en généraI; ou, selon l'expression de Fichte, l'intelligence a pour condition un choc 33 , mais celui-ci reste, pour moi, tout à fait indéterminé. Puisque le non-moi n'exprime que le négatif, c'est-à-dire un terme indéterminé, il ne tient lui-même ce caractère que d'un acte de position du moi. Le moi se pose comme non-posé; l'acte d'opposer en général, de poser un terme absolument exempt de détermination venue du moi, constitue lui-même un acte de position du moi. Cette démarche affirme l'immanence du moi comme intelligence, là même où cette immanence dépend, comme de sa condition, d'un autre terme indéterminé = x. Or, la contradiction ne

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fait ainsi que revêtir une autre forme, qui la rend immanente; l'acte d'opposer du moi et l'acte par lequel il se pose lui-même se contredisent; la faculté théorique ne peut sortir de cette opposition, qui reste donc absolue à cet égard. L'imagination productive plane 34 entre des éléments absolument opposés, dont elle peut au plus opérer la synthèse à la ligne de démarcation, mais non réunir les extrémités opposées. Par la faculté théorique, le moi ne devient pas objectif pour lui-même. Il ne se fraye pas un passage jusqu'à moi = moi, mais bien plutôt l'objet se présente à lui comme moi + non-moi; ou la conscience pure ne s'avère pas égale à l'empirique. Ainsi s'explique le caractère de la déduction transcendentale d'un monde objectif. La proposition moi = moi, en tant que principe de la spéculation, ou de la réflexion philosophique subjective opposée à la conscience empirique, doit faire objectivement ses preuves comme principe de la philosophie en dépassant cette opposition à la conscience empirique. C'est ce qui doit arriver si la conscience pure, à partir d'elle-même, produit une diversité d'activités égale à la diversité de la conscience empirique. En ce cas, la proposition moi = moi s'établirait comme le fondement réel immanent de toute l'objectivité dissociée à l'extérieur 35 • Or, dans la conscience empirique, il y a un terme opposé, un x, que la conscience pure, comme acte de se poser elle-même, ne peut ni produire à partir d'elle-même, ni surmonter, mais doit présupposer. L'on se demande : l'identité absolue ne peut-elle pas, même dans son rôle de faculté théorique, faire abstraction de toute subjectivité, de toute opposition à la conscience empirique et, sans sortir de ce domaine, devenir objective pour elle-même, A = A ? Cependant, cette faculté théorique du moi qui se pose lui-même comme moi déterminé par le non-moi n'est nullement un domaine de pure immanence; même là tout produit du moi reste en même temps un terme que le moi ne détermine pas. La conscience pure, en tant qu'à partir d'ellemême elle produit la diversité de la conscience empirique, se présente de ce fait sous le signe de la déficience. Cette déficience originelle, qui la caractérise, fait qu'il existe une possibilité générale de déduire le monde objectif. Dans cette déduction la subjectivité de la conscience pure apparaît en pleine lumière. Le moi pose un monde objectif parce qu'en se posant lui-même il reconnaît sa déficience, donc c'en est fait du caractère absolu de la conscience pure. Une relation s'établit entre le monde objectif et la conscience de

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soi : il devient une condition de celle-ci. La conscience pure et l'empirique sont l'une pour l'autre des conditions réciproques, une égale nécessité s'attache à l'une et à l'autre; selon l'expression de Fichte, on progresse jusqu'à la conscience empirique parce que la conscience pure n'est pas à ce titre complète 36 • - En cette interaction réside leur opposition absolue; l'identité susceptible de s'accomplir reste des plus incomplètes et superficielles; il en faut une autre, qui fasse tenir en elle la conscience pure et l'empirique, mais dépasse les deux telles qu'elles sont. On reparlera plus loin de la forme qu'une détermination de ce genre donne à l'objectif (ou à la nature). D'ores et déjà, la subjectivité de la conscience pure, qui résulte de la modalité envisagée de la déduction, nous éclaire sur une autre modalité de celle-ci, pour laquelle la production de l'objectif est un acte pur de la libre activité. Si la conscience de soi a pour condition la conscience empirique, celle-ci ne peut être un produit de la liberté absolue et, dans cette hypothèse, la libre activité du moi ne participe à la construction de l'intuition d'un monde objectif que comme un facteur parmi d'autres. Faire du monde un produit de la liberté de l'intelligence, voilà le principe expressément déclaré de l'idéalisme et, si l'idéalisme de Fichte n'a pas développé ce-principe en système, cela tient au rôle que, dans son système, joue la liberté. La réflexion philosophique est un acte de la liberté pure; avec une absolue discrétion 37 , elle prend son essor et quitte le domaine du donné, pour, consciemment, produire ce que l'intelligence produit inconsciemment dans la conscience empirique et qui semble ainsi donné. Au sens de la réflexion philosophique, envisager l'apparition de la diversité des représentations nécessaires comme un système produit par la liberté, ce n'est pas affirmer que la production inconsciente d'un monde objectif soit un acte de la liberté, car en ce cas la conscience empirique et la philosophique s'opposeraient; il faut que les deux termes soient l'identité de l'acte de se poser soi-même. L'acte de se poser soi-même, l'identité du sujet et de l'objet, est la libre activité. En décrivant, ci-dessus, la production du monde objectif à partir de la conscience pure, ou de l'acte de se poser soi-même, il a fallu nécessairement réserver une place à un acte d'opposer absolu. C'est comme une limitation du moi par lui-même que cet acte se présente, pour autant qu'il faille déduire le monde objectif en tant qu'acte de la liberté. Ainsi construit-on l'imagination productive à partir des facteurs suivants:

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l'activité indéterminée, qui progresse à l'infini, et l'activité limitative, génératrice d'achèvement. Si l'on pose l'activité de réflexion comme infinie, ce qu'elle doit être, car ici elle constitue un facteur idéel, en opposition absolue, on peut la poser elle-même comme un acte de la liberté et le moi se limite librement. Dans cette hypothèse, la liberté et la limite ne s'opposent pas, mais se posent, l'une infinie, l'autre finie: ici reparaît ce qui, plus haut, constituait l'opposition entre le premier principe et le second. Il s'agit sans conteste d'une limitation immanente; car c'est le moi qui se limite lui-même. Les objets ne sont posés qu'afin d'expliquer cette limitation ; tout le réel tient dans t'actt: de l'intelligence qui se limite elle-même. L'opposition absolue, que la conscience empirique pose entre le sujet et l'objet, se trouve ainsi dépassée, mais l'intelligence doit elle-même la prendre en charge sous une autre forme et, cette fois, l'intelligence se voit enfermer dans des limites incompréhensibles ; elle a pour loi absolument incompréhensible de se limiter elle-même. Or, c'est précisément l'inaptitude de la conscience commune à comprendre sa propre opposition qui incite à spéculer. Cette même incompréhensibilité demeure dans le système, à cause de la limite qu'a posée l'intelligence même et dont le besoin de la philosophie ne tendait à d'autre but que de briser le cercle. - Si l'on oppose la liberté à l'activité limitative comme l'acte de se poser soimême à celui d'opposer, la liberté dépend d'une condition, ce qui ne doit pas être. Si l'on pose aussi l'activité limitative comme une activité de la liberté, de même que l'on a déjà posé l'acte de poser et celui d'opposer ensemble dans le moi, la liberté est identité absolue, mais elle contredit sa manifestation, qui reste toujours un terme non-identique, fini, privé de liberté. Dans ce système, la liberté ne réussit pas à se produire elle-même ; le produit ne correspond pas à ce qui le produit. Parti de l'acte de se poser soi-même, le système mène l'intelligence à la condition dépendante dont elle dépend, à travers une série sans fin de termes finis, mais ne restaure l'intelligence ni en eux, ni à partir d'eux. Ainsi, dans la production inconsciente, la spéculation ne peut établir son principe moi = moi sous forme achevée, mais nécessairement l'objet de la faculté théorique inclut un terme que le moi n'a pas déterminé: l'on est donc renvoyé à la faculté pratique. Par la production inconsciente, le moi ne peut réussir à se poser comme moi = moi, ni atteindre à l'intuition de lui-même comme sujetobjet. Il reste encore à requérir que le moi se produise comme iden-

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tité, comme sujet-objet sur le plan pratique, que le moi se métamorphose lui-même en l'objet. Dans le système de Fichte, cette exigence suprême demeure une exigence; non seulement aucune synthèse authentique ne met fin à sa raison d'être, mais elle se fixe comme une exigence; l'idéel s'oppose absolument au réel, l'intuition de soi suprême du moi comme sujet-objet devient impossible. On postule moi = moi en pratique et voici comment on le conçoit : le moi, comme moi, devient un objet en entrant dans un rapport de causalité avec le non-moi et l'on suppose que le non-moi disparaisse et que l'objet soit un terme absolument déterminé par le moi, donc = moi. Ici, le rapport de causalité domine; la Raison, ou le sujet-objet, se fixe pour autant comme l'un des termes opposés et la vraie synthèse devient impossible. Cette impossibilité à laquelle aboutit le moi, de se reconstruire à partir de l'opposition entre la subjectivité et le x, issu pour lui de la production inconstiente, et de ne faire qu'un avec sa manifestation s'exprime comme suit: la synthèse suprême qu'offre le système est un devoir. La proposition moi égale moi se métamorphose en : moi doit être égal à moi ; le résultat du système ne revient pas au point de départ. Le moi doit anéantir le monde objectif, le moi doit agir comme cause absolue du non-moPs. Cela s'avère contradictoire; car ainsi le non-moi serait dépassé; or, l'acte d'opposer,ou celui de poser un non-moi, est absolu. La relation entre l'activité pure et un objet ne peut être posée que comme une tendance à agir39 • Le moi objectif, égal au subjectif parce qu'il représente moi = moi, affronte un acte d'opposer, donc un non-moi; celui-là, l'idéel, et celui-ci, le réel, doivent être égaux. Un tel postulat pratique du devoir absolu n'exprime rien d'autre que la pensée d'unifier l'opposition, sans que celle-ci s'unifie dans une intuition, c'est-à-dire seulement l'antithèse du premier principe et du second. Abandonnée par la spéculation, la proposition moi = moi échoit en partage à la réflexion. La conscience pure ne joue plus le rôle de l'identité absolue; revêtue de sa dignité suprême, elle s'oppose à l'empirique. - De cela se dégage clairement le caractère de la liberté dans ce système. Elle ne dépasse pas les termes opposés, mais s'oppose à eux et, dans cette opposition, se fixe comme liberté négative. Par la réflexion, la Raison se constitue comme une unité à laquelle s'oppose absolument une multiplicité. Le devoir exprime la persistance de cette opposition, le non-être

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de l'identité absolue. L'acte de poser à l'état pur, la libre activité, se trouvent posés comme une abstraction sous la forme absolue d'un terme subjectif. L'intuition transcendentale, point de départ du système, présentait un caractère subjectif sous la forme de la réflexion philosophique, qui s'élève à la pensée pure de soi-même par l'abstraction absolue. Il fallait faire abstraction de ce caractère subjectif pour obtenir l'intuition transcendentale véritable sans aucune forme; la spéculation devait écarter de son principe subjectif cette forme même pour le hausser à la véritable identité du sujet et de l'objet. Ainsi, cependant, l'intuition transcendentale en tant qu'elle appartient à la réflexion philosophique et l'intuition transcendentale en tant qu'elle ne présente ni un caractère subjectif, ni un caractère objectif, sont toujours une seule et même chose. Le sujet-objet ne ressort plus de la différence, ni de la réflexion; il reste un sujet-objet subjectif en présence d'un phénomène tout à fait étranger, il ne peut avoir l'intuition de sa propre manifestation phénoménale. Si la faculté théorique du moi s'avère incapable d'atteindre à l'intuition de soi absolue, la faculté pratique n'y réussit pas davantage. Cette faculté, comme la première, a pour condition un choc, autrement dit un fait comme tel insusceptible de déduction à partir du moi et dont on établit, en le déduisant, qu'il est la condition des deux facultés, la théorique et la pratique. L'antinomie demeure comme antinomie et s'exprime dans une tendance à agir c'est-àdire le devoir comme activité. Cette antinomie n'est pas la forme que revêt l'Absolu pour la réflexion, au sens où la réflexion ne peut concevoir l'Absolu que par l'antinomie; bien plutôt l'opposition inhérente à cette antinomie est la fixation accomplie, l'Absolu; cette opposition, comme activité, c'est-à-dire comme tendance à agir doit rester la synthèse suprême et l'idée de l'infinité, une idée au sens kantien, absolument opposée à l'intuition. Cette opposition absolue de l'idée et de l'intuition et la synthèse de l'une et l'autre cette synthèse n'est rien de plus qu'une exigence destructrice d'ellemême, car elle exige une union qui jamais ne s'accomplira s'expriment dans la progression à l'infini. L'opposition absolue se trouve reléguée, en la forme, à un point de vue inférieur, même si cette forme a longtemps passé pour un dépassement véritable de l'opposition et pour l'issue rationnelle suprême de l'antinomie. L'existence prolongée à l'infini inclut les deux termes, l'infinité de l'idée et l'intuition, mais tous deux sous des formes qui rendent

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leur synthèse impossible. L'infinité de l'idée exclut toute diversité; en revanche le temps inclut immédiatement en lui l'opposition, c'està-dire une extériorisation réciproque; l'existence dans le temps est quelque chose d'opposé, de divers, et l'infinité lui reste extérieure. - L'espace aussi consiste à être posé hors de soi-même, mais si l'on s'en tient à son caractère d'opposition pour le comparer au temps, on peut le qualifier, comme synthèse, d'infiniment plus riche. L'avantage propre au temps, à savoir que la progression doit se réaliser en lui, ne peut tenir qu'à ceci: on pose absolument la tendance à agir à l'encontre d'un monde sensible externe et comme quelque chose d'interne et, ce faisant, on hypostasie le moi comme sujet absolu, comme unité du point, sous un nom plus populaire comme âme. - Vouloir faire du temps une totalité, celle du temps infini, c'est dépasser le temps même et cela ne servait à rien de recourir à son nom, à une progression de l'existence prorogée. Le vrai dépassement du temps, c'est le présent atemporel, l'éternité, qui abolit la tendance à agir tout comme la persistance d'une opposition absolue. L'existence prorogée ne pallie à l'opposition que dans la synthèse du temps; l'union conclue par celle-ci, à titre de palliatif, avec une infinité qui s'oppose absolument à elle, loin de compléter son insuffisance, la rend encore plus voyante. Toute l'évolution ultérieure du contenu de la tendance à agir et les synthèses des oppositions issues de cette évolution portent en elles le principe de la non-identité. La suite de l'exposé du système relève en entier d'une réflexion cohérente; la spéculation n'y a aucune part. L'identité absolue n'existe que sous la forme d'un terme opposé, autrement dit comme idée; chaque union. avec le terme opposé se fonde sur un rapport de causalité incomplet. Le moi qui se pose dans l'opposition ou se limite lui-même et le moi qui progresse à l'infini s'engagent dans la relation que voici, le premier sous le nom du subjectif, le second sous celui d'objectif: la détermination du moi subjectif par lui-même s'opère de façon conforme à l'idée du moi objectif, autrement dit de l'activité propre absolue, de l'infinité; le moi objectif, ou activité propre absolue, est déterminé par le moi subjectif selon cette idée. Ils déterminent par détermination mutuelle. Le moi subjectif, idéel, reçoit du moi objectif ce que l'on peut appeler la matière de son idée, c'est-àdire l'activité propre absolue, l'exemption de détermination; le moi réel objectif, qui progresse à l'infini, est limité par le moi subjectif. Cependant le moi subjectif détermine selon l'idée de l'infinité,

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donc abroge de nouveau la limitation; le moi subjectif rend le moi objectif fini en son infinité, mais aussi infini en sa finitude. Cette détermination mutuelle laisse subsister l'opposition entre la finitude et l'infinité, entre le réel assujetti à une détermination et l'idéel exempt de détermination; l'idéalité et la réalité ne s'unissent pas. Ou le moi, activité à la fois idéelle et réelle par simple différence d'orientation, réunit bien ses orientations différentes dans des synthèses incomplètes isolées, comme on l'indiquera plus loin, dans l'instinct, le sentiment, mais ne parvient pas à y présenter l'intégralité de lui-même; tandis qu'avance sans fin l'existence prorogée, sans fin il y produit des parties de lui-même, mais il ne s'y produit pas dans l'éternité de son intuition de lui-même comme sujet-objet. Ce parti-pris de s'en tenir à la subjectivité de l'intuition transcendentale, si bien que le moi reste un sujet-objet subjectif, se manifeste de la façon la plus frappante dans les relations entre le moi et la nature, qu'il s'agisse de déduire la nature, ou d'édifier des sciences à partir de là40 • Comme sujet-objet subjectif, le moi, sous un certain aspect, ne cesse d'affronter l'opposition absolue d'un objet et, sous le même aspect, il a cet objet pour condition. Dans cet idéalisme, l'acte dogmatique de poser un objet absolu se métamorphose, comme nous l'avons vu, en un acte de se limiter soi-même, absolument opposé à la libre activité. Quand le moi pose ainsi la nature, il la déduit et tel est le point de vue transcendental. On en verra la portée et la signification. En vertu d'un postulat, l'intelligence dépend, comme de sa condition, d'un assujettissement originel à la détermination, c'est-àdire, on l'a vu plus haut, de la nécessité de progresser jusqu'à la conscience empirique parce que la conscience pure reste incomplète. Le moi doit se limiter lui-même, s'opposer à lui-même absolument; le moi est sujet, la limitation réside en lui et par lui. Cette limitation de soi-même s'applique aussi bien à l'activité subjective, à l'intelligence, qu'à l'activité objective; l'activité objective limitée est l'instinct 41 ; l'activité subjective limitée est le concept de bur 2 • La synthèse de ce double assujettissement à une détermination est le sentimenr 3 ; en lui s'unissent connaissance et instinct. D'autre part, le sentiment se réduit à un terme subjectif; il présente le caractère général d'un terme déterminé par opposition à moi = moi, à l'indéterminé, mais subjectif par opposition au moi envisagé

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comme objectif; il se manifeste avec la caractéristique générale de la finitude, par opposition à la fois à l'activité réelle infinie et à l'infinité idéelle dans son rapport avec celle-ci comme terme objectif. Cependant le sentiment s'est caractérisé, pour lui-même, par la synthèse du subjectif et de l'objectif, de la connaissance et de l'instinct et, comme synthèse, il cesse de s'opposer à un terme indéterminé, que cet indéterminé soit une activité infinie objective ou subjective. Son caractère général de finitude n'existe que pour la réflexion qui produit cette opposition à l'infinité; en soi, comme la matière, le sentiment est à la fois subjectif et objectif, il est identité, pour autant que celle-ci n'ait pas, à partir d'elle-même, reconstruit la totalité. Le sentiment et, aussi bien, l'instinct sont des phénomènes limités; ce qui, en nous, est limité et limite s'exprime comme instinct et sentiment ; le système originel déterminé des instincts et des sentiments est la nature. La conscience de celle-ci s'impose à nous, mais la substance où prend place un tel système de limitations doit être celle même qui pense et veut librement et que nous posons comme nous-mêmes; il s'agit donc de notre nature 44 ; moi et ma nature, nous constituons le sujet-objet subjectif: ma nature réside elle-même en moi. n faut distinguer deux modalités de la médiation de l'opposition entre la nature et la liberté, entre le limité originel et l'illimité originel et il importe essentiellement d'établir que cette médiation s'accomplit de façons diverses. Ainsi va nous apparaître, sous une forme nouvelle, la disparité entre le point de vue transcendental et celui de la r~flexion, dont le second refoule le ·premier, la différence entre le point de départ de ce système et son résultat. D'une part moi = moi, la liberté et l'instinct ne font qu'un: voilà le point de vue transcendental ; bien qu'une partie de ce qui m'échoit en partage ne doive s'avérer possible que par la liberté, tandis qu'une autre partie reste dans une relation d'indépendance réciproque avec la liberté, c'est une seule et même substance, posée comme une seule et la même, qui inclut ces deux parties. Moi, qui éprouve un sentiment, et moi, qui pense, moi, qu'anime un instinct, et moi, qui me décide par une volonté libre, je suis toujours le même 4s • - Du point de vue transcendental, mon instinct comme essence naturelle et ma tendance comme pur esprit forment un seul et même instinct primordial 4 \ qui constitue mon être; on l'envisage sous deux aspects différents; la différence n'existe que comme phénomène.

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D'autre part les deux termes diffèrent, l'un est la condition de l'autre, l'un domine l'autre. Il reste vrai que l'on doit penser la nature comme se déterminant elle-même par elle-même; mais ce qui la caractérise, c'est le contraire de la liberté. Dire que la nature se détermine elle-même, cela signifie: c'est pour elle une détermination que de se déterminer, par essence, d'un point de vue formel, elle ne peut jamais rester indéterminée, comme un être libre peut très bien le rester ; de fait, elle subit une détermination matérielle ; elle n'a jamais, comme l'être libre, le choix entre une certaine détermination et son opposé. La synthèse de la nature et de la liberté reconstruit alors l'identité à partir de la division en deux et jusqu'à la totalité de la façon suivante. Moi comme intelligence, l'indéterminé, et moi que pousse un instinct, la nature, le déterminé, nous devenons le même quand l'instinct accède à la conscience ; l'instinct se trouve ainsi désormais en mon pouvoir, ce n'est pas du tout lui qui agit dans cette région, c'est moi qui agis ou n'agis pas sous son effet. Le réfléchissant se situe au-dessus du réfléchi : l'instinct du réfléchissant, du sujet de la conscience, s'appelle l'instinct supérieur47 ; l'inférieur48 , autrement dit la nature, doit être posé sous la dépendance du supérieur, de la réflexion. La relation de dépendance d'une manifestation du moi par rapport à l'autre doit constituer la synthèse suprême. Cependant, cette dernière identité et l'identité du point de vue transcendental s'opposent de façon totale. Du point de vue transcendental, moi = moi, on pose le moi dans une relation substantielle, ou du moins réciproque ; en revanche, pour la reconstruction de l'identité, dont il s'agit, un moi domine, l'autre est dominé, le subjectif et l'objectif ne sont pas égaux, une relation de causalité les unit. L'un devient dépendant: des cleux domaines, celui de la liberté et celui de la nécessité, le second se trouve subordonné au premier. La fin du système ne reste donc pas fidèle à son début, ni l'issue à son principe. Le principe était moi = moi, l'issue est moi non = moi. La première identité est idéelle-réelle, la forme et la matière ne font qu'un; la deuxième n'est qu'idéelle, la forme et la matière restent séparées; il s'agit d'une synthèse de pure forme. Cette synthèse de domination s'accomplit de la façon suivante. A l'instinct pur, orienté vers l'acte absolu de se déterminer soi-même à agir pour agir, s'oppose un instinct objectif, un système de limitations. La liberté et la nature s'unissent; la première abandonne une part de sa pureté, la seconde une part de son impureté; pour

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que l'activité synthétique reste cependant pure et infinie, il faut la concevoir comme une activité objective, dont le but final est la liberté absolue, l'indépendance absolue par rapport à toute nature; ce but final reste toujours inaccessible et l'on a une série infinie, au-delà de laquelle se situerait l'égalité absolue entre moi et moi; autrement dit, le moi se dépasse lui-même comme objet, donc aussi comme sujet. Or, le moi ne doit pas se dépasser; seul existe donc pour lui le temps, cette plénitude de limitations et de quantités, dont la prorogation reste indéterminable ; la progression, cette vieille connaissance, doit aider à en sortir. Là où l'on attend la synthèse suprême, se trouve toujours la même antithèse d'un présent limité et d'une infinité extérieure à lui. Moi = moi est l'Absolu, la totalité, rien n'existe en dehors du moi. Pourtant le moi ne va pas jusque là dans le système et si l'on mêle le temps à l'affaire, il n'y arrivera jamais; le moi suppose absolument l'incidence d'un nonmoi et ne peut jamais se poser que comme un quantum de moi. La nature est donc, en théorie et en pratique, quelque chose de déterminé et de mort par essence. A cet égard, elle est l'autolimitation vue dans l'intuition, autrement dit l'aspect négatif de l'acte de se limiter soi-même. Déduite comme condition de la conscience de soi, posée afin de l'expliquer, elle ne vaut qu'aux fins de l'explication par la réflexion, elle résulte d'une production idéelle. S'il suffit à la nature de servir de condition à la conscience de soi pour accéder à une indépendance aussi respectable qu'elle, son indépendance posée par la seule réflexion se trouve du même coup anéantie et elle se caractérise avant tout comme un terme opposé. De même, d'un point de vue pratique, la synthèse de l'acte inconscient de se déterminer soi-même et de l'acte de se déterminer par un concept, ou de l'instinct naturel et de l'instinct de la liberté pour la liberté même, confère à la nature le car.actère d'une production réelle issue de la causalité de la liberté. Le résultat, c'est que le concept doit opérer comme cause de la nature et qu'il faut poser la nature comme absolument déterminée. Si la réflexion pose toute son analyse de l'Absolu dans une antinomie dont l'un des termes est le moi, l'exemption de détermination, ou l'acte de se déterminer soi-même, et l'autre l'objet, l'assujettissement à une détermination, et si elle reconnaît un caractère originel aux deux termes, elle affirme ainsi que les deux, relativement exempts de condition, dépendent aussi relativement d'une condition. La réflexion ne peut aller au-delà de cette interaction

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de conditions réciproques. Elle s'avère être la Raison en établissant l'antinomie de l'inconditionnel conditionnel; lorsqu'ainsi elle renvoie à une synthèse absolue de la liberté et de l'instinct naturel, elle n'affirme pas que l'opposition des deux termes, ni que leur subsistance, ou celle de l'un d'eux, ni qu'elle-même constituent l'Absolu et l'éternel, mais elle anéantit ces termes et les précipite dans l'abîme de son accomplissement. Si, en revanche, elle s'affirme elle-même comme l'Absolu avec l'un des termes opposés à elle et si elle s'en tient au rapport de causalité, le point de vue transcendental et la Raison cèdent la primauté au point de vue de la simple réflexion et à l'entendement, qui réussit à fixer le rationnel comme un terme absolument opposé sous la forme d'une idée. Il ne reste à la Raison que l'impuissance d'une exigence qui se désavoue elle-même et l'apparence d'une médiation formelle de l'entendement entre la nature et la liberté, qui tiendrait dans la simple idée de dépasser les oppositions, dans l'içlée de l'indépendance du moi et de l'absolue détermination d'une nature posée comme un terme à nier, en état de dépendance absolue. L'opposition ne disparaît pas: elle devient infinie, car si l'un de ses termes subsiste, l'autre subsiste aussi. A ce point de vue suprême, la nature présente le caractère de l'objectivité absolue, ou de la mort; ce n'est qu'à un point de vue moins élevé qu'elle entre en scène sous l'apparence d'une vie, comme sujet-objet. Au point de vue sJprême, le moi ne perd pas la forme de sa manifestation comme sujet ; inversement, la qualité de sujet-objet, propre à la nature, devient une simple apparence ; la nature a désormais pour essence l'objectivité absolue. La nature est en effet l'inconsciente production du moi et le moi, pour produire, se détermine lui-même : la nature est donc ellemême le moi, un sujet-objet. A côté de la position de ma nature, il existe encore une nature extérieure à la mienne, car celle-ci n'est pas toute la nature : la position de la nature en dehors de moi doit expliquer la mienne. A côté de la détermination de ma nature comme instinct, comme acte de se déterminer soi-même par soimême, il doit exister aussi une détermination de la nature en dehors de moi et cette détermination extérieure à moi est le principe explicatif de ma nature. De ce terme, qui se détermine lui-même par lui-même, il faut désormais prédiquer les produits réflexifs, la cause et l'effet, le tout et la partie, etc., dans leur antinomie; il faut donc poser la natufç,

elle aussi, comme cause et effet d'elle-même, comme à la fois le tout et la partie, ce qui lui donne l'apparence de quelque chose de vivant et d'organique. Cependant, ce point de vue auquel la faculté de juger réfléchissante caractérise l'objectif comme quelque chose de vivant devient un point de vue inférieur. En effet, le moi ne se trouve comme nature que pour autant qu'il se limite à l'intuition de sa limitation originelle et pose la limite absolue de l'instinct primordial, donc lui-même comme objectif. Or, au point de vue transcendental, la reconnaissance du sujet-objet n'intervient que dans la conscience pure, dans l'acte illimité de se poser soi-même; mais cet acte de se poser soi-même affronte un acte d'opposer absolu, qui se définit comme une limite absolue de l'instinct primordial. Dans la mesure où le moi comme instinct ne se détermine pas selon l'idée de l'infinité, donc se pose dans la finitude, ce fini est la nature; mais il est aussi, en tant que moi, infini et sujet-objet. Le point de vue transcendental, en ne posant comme moi que l'infini, sépare le fini de l'infini. Ce point de vue extrait le sujet-objet du phénomène de la nature: il ne reste à celle-ci que l'enveloppe morte de l'objectivité. La nature, auparavant l'infini-fini, se trouve dépossédée de l'infinité; elle reste la finitude à l'état pur, opposée à moi = moi; ce qui, en elle, était un moi, le sujet l'attire à lui. Or, si le point de vue transcendental progresse à partir de l'identité, moi = moi, où rien n'est ni subjectif ni objectif, jusqu'à la différence entre les deux, qui subsiste comme opposition à la position de soimême, à moi = moi, et s'il continue sans cesse à déterminer les termes opposés, il doit aussi aboutir à un point de vue où la nature est posée pour elle-même comme sujet-objet; l'on ne doit cependant pas oublier que cette façon d'envisager la nature procède de la réflexion au niveau inférieur. Dans la déduction transcendentale, la limite de l'instinct primordial (objectivement posée, la nature) reste une pure objectivité, en opposition absolue avec l'instinct primordial, l'être véritable, qui est moi = moi, sujet = objet. C'est sous la èondition de cette opposition que le moi devient pratique: il doit dépasser l'opposition. Le dépassement doit consister en ceci que l'on pose l'un des termes comme dépendant de l'autre. On pose la nature d'un point de vue pratique, comme quelque chose d'absolument déterminé par le concept; dans la mesure où elle n'est pas déterminée par le moi, le moi n'exerce pas de causalité, ni ne devient pratique; ainsi disparaît, de nouveau, le point de vue qui

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posait la nature comme vivante; car elle ne devait avoir d'autre essence, d'autre en soi qu'une limite, une négation. De ce point de vue pratique, la Raison n'est plus qu'une règle morte, une règle de mort, celle de l'unité formelle, mise à la disposition de la réflexion; celle-ci pose le sujet et l'objet dans une relation de dépendance mutuelle, de causalité ; elle écarte donc tout à fait le principe de la spéculation, l'identité. L'exposé et la Déduction de la nature du Système de Droit naturel montrent l'opposition absolue de la nature et de la Raison et le règne de la réflexion dans toute sa dureté. L'être rationnel doit en effet se construire un domaine de liberte 9 ; ce domaine, il se l'assigne à lui-même. Cependant, il n'est lui-même ce domaine qu'en opposition, que pour autant qu'il s'y pose à titre exclusif, de telle sorte que nulle autre personne n'y participe aux décisions; en s'assignant ce domaine, il se l'oppose essentiellement. Le sujet, comme. l'Absolu, actif en lui-même et qui se détermine à penser un objet, pose le domaine de sa liberté hors de lui et se pose séparément; sa relation avec ce domaine n'est qu'un avoir. La nature se caractérise avant tout comme un monde de l'organique, quelque chose d'absolument opposé; son essence tient en des atomes morts, en une matière plus ou moins fluide so , ou résistante et durableS l , qui opère, de façons diverses, comme une cause et un effet réciproques. La notion d'interaction n'atténue que peu l'opposition totale entre ce qui relève de la seule cause ou du seul effet. La matière devient ainsi susceptible de modifications réciproques diverses; mais même la force d'établir un tel lien déficient réside en dehors d'elle. L'indépendance des parties du corps, qui doit leur permettre de constituer elles-mêmes des touts organiques, et la situation de dépendance des parties par rapport au tout établissent un lien de dépendance téléologique avec le concept ; car l'articulation s2 est posée aux fins d'autre chose, de l'être rationnel, qui se distingue d'elle par essence. Quant à l'air, la lumière, etc. 53, ils deviennent une matière faite d'atomes et plastique; et il s'agit bien ici de la matière en général, au sens habituel, simplement opposée à ce qui se pose soi-même. Fichte s'arrête plus près que Kant du point où il viendrait à bout de l'opposition entre la nature et la liberté, où il établirait une nature absolument produite et morte. Kant pose aussi la nature comme quelque chose d'absolument déterminé. On ne saurait cependant la concevoir comme déterminée par ce que Kant appelle

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l'entendement : notre entendement humain discursif laisse indéterminées les diverses manifestations particulières de la nature et il faut donc les concevoir comme déterminées par un autre entendement; encore doit-il s'agir là d'une simple maxime de notre faculté de juger réfléchissante, sans que l'on préjuge en rien de la réalité d'un autre entendement. Fichte n'a pas besoin de ce détour, de faire d'abord déterminer la nature par un entendement distinct de l'humain: selon lui, la nature est immédiatement déterminée par et pour l'intelligence. Celle-ci se limite elle-même de façon absolue et il n'est pas question d'inférer de moi = moi cet acte d'autolimitation : on ne peut que l'en déduire, c'est-à-dire prouver qu'une carence de la conscience pure le rend nécessaire. L'intuition de cet assujettissement absolu à une limitation, autrement dit de la négation, est la nature objective. Que la nature dépende ainsi du concept, qu'elle s'oppose à la Raison, c'est ce qui, par ses conséquences, se dégage de la façon la plus frappante des deux systèmes de la communauté humaine. Celle-ci nous est présentée comme une communauté d'êtres rationnels astreinte à passer par le détour de la souveraineté du concept. Tout être rationnel est double pour les autres: a) un être libre, rationnel; b) une matière modifiable, que l'on peut traiter comme une simple chose. Il s'agit d'une séparation absolue; ce fondement contre-nature, une fois posé, exclut toute possibilité d'établir, entre les termes opposés, une relation pure, qui permette à l'identité originelle de se présenter et de se reconnaître ; désormais, toute relation consiste à dominer et être dominé selon les lois d'un entendement cohérent. La réflexion construit tout l'édifice de la communauté des êtres vivants. La communauté des êtres rationnels se présente comme soumise à la condition d'une limite nécessaire de la liberté, car celle-ci se donne à elle-même pour loi de se limiter S4 : le concept de l'acte de limiter instaure un règne de la liberté, où le déchirement du vivant, comme concept et matière, puis l'assujettissement de la nature anéantissent toute relation réciproque vraiment libre de la vie, toute relation pour elle-même infinie, sans limite et donc belle. - La liberté caractérise le rationnèl ; elle est ce qui dépasse toute limitation, le sommet du système de Fichte. Or, il faut y renoncer, dans la communauté avec autrui, afin de rendre possible la liberté de tous les êtres rationnels unis en communauté. La communauté redevient donc la condition de la liberté. La liberté doit se dépas..:

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ser elle-même pour être libre. A l'évidence, c'est une fois de plus d'une liberté simplement négative qu'il s'agit ici, d'une exemption absolue de détermination, ou, comme on l'a déjà montré pour l'acte de se poser soi-même, d'un pur facteur idéel: la liberté envisagée du point de vue de la réflexion. Cette liberté ne se trouve pas comme Raison, mais comme être rationnel, donc liée par une synthèse à son opposé, terme fini. Opérer cette synthèse de la personnalité, c'est déjà limiter l'un des facteurs idéels, car ici la liberté présente ce caractère. La Raison et la liberté comme être rationnel ne sont plus la Raison et la liberté, mais une individualité. Or, la communauté de la personne avec d'autres ne doit pas être censée restreindre la vraie liberté de l'individu, mais l'amplifier. La communauté suprême est la liberté suprême en puissance et en exercice, mais précisément dans cette communauté suprême disparaissent toute la liberté comme facteur idéel et toute la Raison comme opposée à la nature. Si la communauté des êtres rationnels se définissait, par essence, comme une limitation de la vraie liberté, elle serait en soi et pour soi la tyrannie suprême. Toutefois, il ne s'agit jusqu'ici de limiter la liberté qu'en son indétermination comme facteur idéel et cette représentation, pour soi, n'instaure pas encore la tyrannie dans la communauté. Ce qui l'instaure de la façon la plus totale, ce sont, en revanche, les moyens de limiter la liberté qu'il faut mettre en œuvre afin de rendre possible la liberté des autres êtres rationnels : la communauté ne doit en effet pas dépouiller la liberté de la forme d'un terme idéel, opposé, mais au contraire la fixer et l'ériger en pouvoir sous cette forme. Dans une communauté de relations vivantes authentiquement libre, l'individu renonce à l'absence de détermination que l'on pourrait appeler liberté. Dans une relation vivante, il n'existe de liberté qu'autant que celle-ci possède la faculté de se dépasser elle-même et de s'engager dans d'autres relations ; autrement dit, la liberté disparaît comme facteur idéel, comme exemption de toute détermination. Dans une relation vivante, l'exemption de détermination n'est que le possible et non pas un réel érigé en pouvoir, un concept impératif. Or, dans le système du Droit naturel, ce n'est pas le dépassement de l'exemption de détermination que l'on entend par la libre limitation de sa liberté; on érige en loi, on fixe comme concept la limitation imposée par la volonté commune et, de ce fait, la vraie liberté, la possibilité de dépasser une relation déterminée, se trouve anéantie. La

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relation vivante désormais insusceptible d'échapper à toute détermination n'est donc plus rationnelle, mais absolument déterminée, arrêtée par l'entendement; la vie se livre à la sujétion, la réflexion l'assujettit et triomphe de la Raison. Voilà l'état de nécessité que l'on instaure comme le Droit naturel; le but suprême n'est pas de l'abroger pour édifier par la Raison, au lieu de cette communauté d'entendement et non de Raison, une organisation de la vie libre de l'esclavage où la tenait le concept de l'entendement; l'état de nécessité et son extension infinie à tous les élans de la vie passent pour absolument nécessaires. Cette communauté régie par l'entendement n'est pas censée reconnaître la loi suprême d'abroger l'état de nécessité imposé à la vie par l'entendement, l'exercice sans fin de la détermination et de la domination, d'établir l'infini véritable d'une belle société, enfin de rendre inutiles les lois par les mœurs, les écarts des insatisfaits grâce à un saint usage de la vie et les crimes de la force réprimée grâce à la faculté de poursuivre de grands objets ; tout au contraire, une. telle communauté fait du concept maître et de la nature esclave un Absolu, qu'elle étend à l'infini. L'acte de déterminer sans fin, cette déchéance à laquelle l'entendement ne peut échapper, montre au mieux de quelle déficience souffre son principe, le règne du concept. - Même cet État de nécessité sait se donner pour but de prévenir les infractions de ses citoyens au lieu de tirer vengeance des infractions commises. Il ne doit donc pas seulement interdire l'infraction proprement dite à peine de sa~ction, mais aussi parer au risque- de l'infraction et, à cette fin, interdire des actes qui, en soi et pour soi, ne font de mal à personne et semblent tout à fait indifférents : à cause de ces actes, il deviendrait plus facile de léser les gens, plus difficile de les protéger et de découvrir les coupables 55 • Or, si l'être humain ne se soumet à un État qu'animé du désir d'user et de jouir de ses biens le plus librement possible, il n'existe, d'autre part, aucun acte que l'entendement ordonné de cet État ne puisse considérer comme un dommage possible pour d'autres personnes; l'entendement en son rôle préventif et le pouvoir qu'il exerce, c'est-à-dire le devoir d'assurer la police, doivent affronter cette possibilité sans fin. Dans l'État conforme à cet idéal, il n'existe pas de faits et gestes qui ne relèvent nécessairement de l'autorité d'une loi, ne fassent l'objet d'une surveillance directe et ne doivent retenir l'attention tant de la police que des autres gouvernants; ainsi, à la p. 155, 2e partie, dans un État dont la constitution se fonde sur ce principe, la police

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sait à peu près où chaque citoyen se trouve à toute heure de la journée et ce qu'il fait*S6. Quand il faut ainsi progresser à l'infini, la détermination active et passive s'est dépassée elle-même; la restriction de la liberté doit elle-même passer à l'infini. Dans cette antionomie de la limitation illimitée, l'acte de restreindre la liberté et, avec lui, l'État dispa* Quelques exemples montreront mieux que tout comment l'exercice de la détermination à l'infini perd en lui-même son but et se perd. Une police plus perfectionnée empêche toute la multitude d'infractions qu'il est possible de commettre dans les États imparfaits, par exemple la falsification des lettres de change et de la monnaie. Nous voyons comment aux pages 148 et suivantes :57 Quiconque remet une lettre de change doit présenter un passeport afin d'établir qu'il est la personne déterminée dont il s'agit, où on peut le trouver, etc. Le porteur se contente alors d'ajouter, au dos de l'effet et à côté du nom de la personne qui le lui a remis, la mention: A vec le passeport de tel ou tel État. Il suffit d'inscrire deux mots de plus et de prendre encore une ou deux minutes pour examiner le passeport et lapersonne ; cela mis à part, l'affaire reste aussi simple qu'avant. (Ou même plus simple; car, selon toute probabilité, un homme prudent s'abstiendra de prendre la lettre de. change remise par une personne dont il ignore tout et il est infiniment plus simple de regarder un passeport et une personne que de s'informer sur celle-ci d'aucune autre manière). - Au cas où cependant la lettre de change s'avère être un faux, il suffit de peu de temps pour trouver l'intéressé, dès lors que l'enquête l'a identifié. Nul n 'a le droit de quitter la localité; chacun peut être retenu quand il en franchit la porte. (Nos villages et nombre de nos villes n'ont pas de portes, sans parler des habitations isolées : mais cette réalité ne constitue pas une objection et l'on déduit plutôt ici la nécessité des portes). - L'intéressé doit préciser son lieu de destination, que l'on note sur le registre de la localité et le passeport. (Cela revient à postuler que le fonctionnaire de garde peut distinguer le voyageur de toute autre personne qui franchit la porte). - On ne l'accueille nulle part ailleurs qu'au lieu noté sur le passeport. Le passeport contient la description véridique de l'intéressé (p. 146); à défaut, pour parer à une inévitable ambiguïté, il contient un portrait ressemblant, dans le cas des personnages importants, donc capables d'en assumer les frais; (en l'espèce, ce seraient les personnages capables de falsifier la lettre de change). - Le passeport doit être rédigé sur un papier spécial fabriqué exclusivement à cet effet; ce papier se trouve en la possession et sous la garde de l'autorité suprême et des autorités subordonnées, qui doivent rendre compte de son utilisation. Ce papier ne sera pas contrefait, car un effet falsifié ne nécessite qu'un seul passeport et, pour l'obtenir, il faut prendre tant de dispositions, unir tant d'artifices. (Cela revient à postuler que, dans un État bien organisé, le besoin d'un faux passeport serait un fait unique et qu'aucun preneur ne s'adresserait aux fabriques de faux passeports, découvertes parfois dans les États ordinaires). Cependant, l'État disposerait d'un autre moyen d'empêcher de contrefaire le papier privilégié : celui qui, selon la p. 152, doit s'opposer à l'activité des faux-monnayeurs ; autrement dit l'État, qui a le monopole des métaux, etc., ne doit pas en distribuer aux détaillants s'ils n'indiquent à qui et à quel usage ils ont livré le métal antérieur. Chez les militaires prussiens, pour surveiller chaque étranger, il y a une personne de confiance; si l'on compte les personnes qu'ici chaque étranger occupera pour sa surveillance, sa comptabilité, etc., il n'en faudra pas seulement une, mais au moins une demi-douzaine; il en faudra autant pour chacun de ces surveillants et ainsi de suite à l'infini; l'affaire la plus simple entraînera d'innombrables affaires à l'infini.

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raissent. La théorie de la détermination étend à l'infini son principe, l'acte de déterminer et, parce qu'elle l'étend à l'infini, l'anéantit. Il est illogique que les États ordinaires 58 limitent leur droit de haute police à un petit nombre d'infractions possibles et, pour le reste, s'en remettent aux citoyens, avec l'espoir qu'il ne faudra pas un concept, ni l'autorité d'une loi pour empêcher chacun de modifier la matière modifiable d'un autre: cela, chacun peut le faire, car tout être rationnel, dans l'exercice de sa libre détermination, doit poser le non-moi et s'attribuer la faculté de modifier la matière en général. L'imperfection des États imparfaits s'explique par la nécessité de fixer quelque contraste; ils manquent de cohérence parce qu'ils ne maintiennent pas leur opposition dans toutes les relations. Si cependant ils portent à l'infini l'opposition qui divise la personne humaine en un être rationnel et une matière modifiable, s'ils font en sorte que l'exercice de la détermination devienne sans fin, une telle cohérence porte en elle son propre dépassement et l'incohérence qui en résulte est ce qui s'accomplit le plus parfaitement dans les États imparfaits. Avec l'opposition absolue des deux instincts, le pur et le naturel, le Droit naturel devient la représentation d'un entendement tout à fait maître et d'une vie tout à fait esclave; or, la Raison n'a pas de part à ce système et le rejette, car elle doit s'exprimer au mieux dans l'organisation la plus parfaite qu'elle puisse se donner: elle doit se constituer elle-même en peuple. Cet État de l'entendement n'est pas une organisation, mais une machine; le peuple n'est pas le corps organique, la richesse vivante d'une communauté, mais une multiplicité d'atomes, une vie raréfiée; ses éléments, des substances en opposition absolue, se répartissent entre une foule de points, les êtres rationnels, et des entités matérielles, -auxquelles la Raison, c'est-à-dire sous cette forme l'entendement, peut apporter des modifications diverses ; l'unité des éléments est un concept, leur lien une domination sans fin. La substantialité absolue des points fonde un système atomiste de philosophie pratique: comme dans la théorie atomiste de la nature, un entendement étranger aux atomes devient la loi et, dans le domaine pratique, celle-ci s'appelle le Droit; il s'agit d'un concept de la totalité, qui doit s'opposer à tout acte, car chacun est déterminé, le déterminer et donc tuer en lui ce qui vit, la véritable identité. Fiat justifia, pereat mundus : voilà la loi; elle ne signifie pas, comme pour Kant, « Que le Droit

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s'accomplisse, même si tous les coquins du monde périssent» ; mais plutôt « il faut que le Droit s'accomplisse, même si cela oblige à arracher, comme on dit, par la racine la confiance, la joie, l'amour, toutes les puissances d'une identité vraiment morale ». Passons au système de la communauté morale des êtres humains. La Doctrine des mœurs a ceci de commun avec le Droit naturel que l'idée est censée exercer une domination absolue sur l'instinct, la liberté sur la nature. La différence tient à ce que le Droit naturel s'assigne comme but absolu de soumettre des êtres libres au concept en général, si bien que l'abstraction fixée de la volonté générale subsiste aussi hors de l'individu et exerce sur lui un pouvoir. Dans le Doctrine des mœurs, il faut poser le concept et la nature comme unis en une même personne. Dans l'État, la domination n'appartient qu'au Droit seul; dans le domaine moral, le pouvoir n'appartient qu'au dèvoir reconnu comme loi par la Raison individuelle. Que l'on soit son propre maître et son propre esclave, cela vaut mieux, semble-t-il, que la situation de l'être humain esclave d'un étranger. Si cependant la moralité doit comporter une relation subjective de maître et d'esclave, s'il faut qu'une activité propre y opprime la nature, la relation entre celle-ci et la liberté y devient beaucoup plus contre-nature que dans le Droit naturel, où le phénomène du commandement et du pouvoir reste extérieur à l'individu vivant. Dans cette relation du Droit naturel, l'être vivant garde une indépendance qui se suffit à elle-même ; ce qui ne s'unifie pas en lui, il l'exclut de soi; l'antagonisme vient d'une puissance étrangère. S'il n'est plus de foi en l'union de l'interne et de l'externe, il reste la foi de chacun en sa concordance intérieure, l'identité comme caractère: la nature interne reste fidèle à elle-même. La doctrine des mœurs, en revanche, transporte le commandement dans l'être humain; ce qui en lui commande et ce qui obéit s'opposent de façon absolue, donc l'harmonie interne s'effondre; la désunion et l'absolue division constituent l'essence de l'homme. Celuici doit encore chercher son unité, mais il se fonde sur l'absolue nonidentité : seule lui reste une unité formelle. L'unité formelle du concept, appelé à dominer, et la diversité naturelle se contredisent ; elles en viennent aux prises et cela ne tarde pas à présenter de graves inconvénients. Le concept formel, appelé à dominer, reste vide et doit se rapporter à l'instinct pour recevoir

un contenu, ce qui suscite d'innombrables possibilités d'agir. Si la science préserve l'unité du concept, elle n'apporte qu'un principe vide et formel, c'est-à-dire rien. - Le moi doit se déterminer luimême, selon l'idée de l'activité propre absolue, à dépasser le monde objectif; il doit exercer une causalité sur le moi objectif et entre donc en relation avec lui; l'instinct moral devient mixte 59 et, par là-même, aussi divers que l'instinct objectif; de cela résulte une grande diversité de devoirs. Il existe un moyen de la réduire de façon très appréciable: s'en tenir, comme Fichte, à la généralité des concepts ; mais c'est se retrouver avec seulement des principes formels. L'opposition des divers devoirs prend le nom de conflit et entraîne une grave contradiction. Si les devoirs déduits sont absolus, ils ne peuvent entrer en conflit; placés dans une relation d'opposition, ils ne peuvent qu'entrer en conflit. Leur caractère également absolu permet de choisir ; le conflit oblige à choisir ; pour prendre la décision, il n'y a qu'une faculté discrétionnaire. Sans faculté discrétionnaire, les devoirs ne se rangeraient pas sur le plan de l'égalité dans l'Absolu; l'un occuperait, car il faut bien s'exprimer ainsi, un rang plus absolu que l'autre, ce qu'exclut le concept, car tout devoir, comme tel, est absolu. Or, devant ce conflit, il faut tout de même agir, donc renoncer au caractère absolu des devoirs et préférer l'un à l'autre; si l'on veut aboutir à l'auto-détermination, tout le problème consiste à user de jugement, à dégager l'avantage relatif de l'un des concepts de devoir par rapport à l'autre et à choisir, au mieux de son appréciation, entre ces devoirs hypothétiques. Si la faculté discrétionnaire et la contingence des inclinations sont exclues de l'autodétermination de la liberté par le concept suprême, l'autodétermination passe ici à:.1a contingence de l'appréciation, donc à l'inconscience du mobilt!,,'d'une appréciation contingente. Kant, dans sa doctrine des mœurs, ajoute des questions de casuistique à chaque devoir défini comme absolu 60 ; le lecteur, à moins de croire que Kant ait ainsi vraiment voulu tourner en dérision le caractère absolu de ces devoirs, doit admettre qu'il a plutôt attiré l'attention sur la nécessité de la casuistique pour la doctrine des mœurs ; et, par là-même, sur la nécessité de ne pas se fier à son propre jugement, à quelque chose de tout à fait contingent. Une doctrine des mœurs doit dépasser la contingence et elle seule; transformer la contingence des inclinations en contingence de l'appréciation, ce n'est pas satisfaire l'instinct moral, qui tend à la nécessité. Dans de tels systèmes de la doctrine des mœurs et du Droit

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naturel, la polarité fixe, absolue de la liberté et de la nécessité rend inconcevables toute synthèse et tout point d'indifférence; tout le transcendental se perd dans le phénomène et dans la faculté du phénomène, l'entendement; l'identité absolue ne se trouve, ni ne s'instaure. L'opposition reste absolument fixée, même si la progression à l'infini l'atténue; elle ne trouve d'issue véritable ni pour l'individu au point d'indifférence de la beauté de l'esprit et du travail, ni pour la communauté vivante des individus unis en collectivité. Fichte mentionne les devoirs de l'artiste esthétique, parmi les devoirs des divers états, comme l'un des ultimes compléments de la morale; là, il parle aussi du sens esthétique comme d'un lien entre l'entendement et le cœur; constatant que l'artiste ne s'adresse pas à l'entendement seul, comme le savant, ni au cœur seul, comme le prédicateur 61 , mais à tout l'esprit dans l'union de ses facultés, Fichte attribue à l'artiste esthétique et à la culture esthétique une influence très efficace au service des fins de la Raison. D'abord, il semble incompréhensible qu'en une science fondée, comme ce système de la doctrine des mœurs, sur une opposition absolue, l'on puisse parler d'un lien entre l'entendement et le cœur, d'une totalité de·l'esprit ; car l'absolue détermination de la nature suivant un concept suppose que l'entendement domine absolument le cœur et donc que leur union soit dépassée. De surcroît, le rôle tout à fait subalterne réservé à la culture esthétique montre le peu que l'on espère d'elle pour parachever le système. L'art a pour tâche d'exercer une influence très efficace au service des fins de la Raison en préparant le terrain pour que la morale, quand elle arrive, n'ait déjà plus à délivrer des liens de la sensibilité, c'est-àdire trouve le travail à moitié fait. Fichte, on le remarque, s'explique sur le Beau en des termes excellents, mais sans respecter la cohérence de son système, auquel il ne les applique pas : il en fait directement une fausse application à la représentation de la loi morale. L'art, selon Fichte, transforme le point de vue transcendental en point de vue commun; pour le premier, le monde est fait; pour le second, il est donné; pour le point de vue esthétique, il est donné comme il est fait 62 • - La faculté esthétique permet de reconnaître une véritable union entre l'intelligence dans l'acte de produire et le produit qui se manifeste à elle comme donné, ou entre les deux positions du moi par lui-même comme sans limite et limité; ou il s'agit plutôt d'une union entre l'intelligence et la nature et celle-ci,

aux fins d'une telle union possible, se présente d'une autre manière que comme produit de l'intelligence. Reconnaître l'union esthétique de l'acte de produire et du produit, c'est tout autre chose que de poser le devoir, la tendance à agir de caractère absolu, et la progression à l'infini: si l'on reconnaît l'union suprême dont il s'agit, ces concepts se présentent comme des antithèses, ou comme de simples synthèses d'ordre subalterne, qui en appellent donc une d'un ordre supérieur. Voici comment l'on nou~ décrit encore l'attitude esthétique: il existe deux aspects du monde donné, ou de la nature, l'aspect du produit de notre limitation et celui du produit de notre libre activité idéale; nous devons envisager toute forme dans l'espace comme l'expression de la plénitude et de la force internes du corps dont elle est la forme. Choisir la première perspective, c'est ne voir que des formes contorsionnées, contraintes, angoissées; c'est voir la laidèur. Choisir la deuxième, c'est voir la plénitude vigoureuse de la nature, la vie, l'aspiration hardie; c'est voir la beauté. Dans le Droit naturel, l'activité de l'intelligence n'avait produit la nature que comme une matière modifiable; ce n'était donc pas une libre activité idéale; ce n'était pas une activité de la Raison, mais de l'entendement. Ensuite on applique l'interprétation esthétique de la nature à la loi morale même et, certes, il ne devrait pas être permis à la nature de l'emporter sur la morale par une aptitude supérieure à voir le Beau. La loi morale commande absolument et réprime toute inclination naturelle; l'envisager ainsi, c'est s'en faire l'esclave. Cependant, la loi morale est aussi le moi lui-même, elle vient de l'intériorité profonde de notre être et, quand nous lui obéissons, nous n'obéissons qu'à nous-mêmes. L'envisager ainsi, c'est une vue esthétique 63 • Nous obéissons à nous-mêmes, cela signifie que notre inclination naturelle obéit à notre loi morale; or, l'intuition esthétique de la nature comme extériorisation de la plénitude et de la force internes du corps n'inclut pas, par elle-même, le dédoublement inhérent à l'obéissance: alors que, selon ce système, nous voyons dans la morale, dans l'obéissance à soi-même, l'inclination naturelle limitée par la Raison voisine, l'instinct assujetti au concept. Cette manière nécessaire d'envisager une telle moralité n'a rien d'esthétique: c'est elle qui présente au regard la forme contorsionnée, angoissée, contrainte, la laideur. Voici donc ce que l'on suppose: la loi morale n'exige d'autre indépendance que l'acte de déterminer selon et par des concepts;

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la nature n'a de droits à faire valoir qu'à condition que la liberté soit limitée selon le concept de la liberté d'une multiplicité d'êtres rationnels ; enfin, ces deux modalités contraintes sont la voie suprême de l'être humain qui se constitue comme être humain. Le sens esthétique, qu'il faut prendre en son acception la plus large, à savoir la totalité parvenue d'elle-même à sa forme achevée par l'union de la liberté et de la nécessité, de la conscience et de l'inconscient, ne saurait donc trouver aucune place dans l'ordre juridique de la société civile, ni dans la moralité; il ne le peut pas plus à l'état pur, quand il jouit de lui-même sans limite, que comme manifestation limitée. Le sens esthétique dépasse à ce point toute détermination selon des concepts que l'être d'entendement, celui de la domination et de la détermination, s'il le rencontre, lui semble hideux et haïssable.

COMPARAISON ENTRE LE PRINCIPE PHILOSOPHIQUE DE SCHELLING ET CELUI DE FICHTE Le caractère essentiel du principe de Fichte, comme on l'a montré, c'est que le sujet-objet sort de son identité intrinsèque et ne parvient jamais plus à s'y établir, parce que l'élément de différence a été reporté sur le principe de causalité. Le principe d'identité ne devient pas le principe du système ; dès que le système commence à s'édifier, il abandonne l'identité. Le système lui-même, multitude cohérente de termes finis qui relèvent de l'entendement, ne peut saisir l'identité initiale comme la convergence de l'intuition absolue de soi-même au foyer de la totalité. Le sujet-objet se fait subjectif et ne réussit pas à dépasser cette subjectivité pour se poser de façon objective. Le principe d'identité est le principe absolu de tout le système de Schelling. La philosophie et le système coïncident; l'identité ne se perd ni dans les parties, ni moins encore dans le résultat. Pour ériger l'identité absolue en principe de tout un système, il faut poser le sujet et l'objet l'un et l'autre comme des sujets-objets. Dans le système de Fichte l'identité ne se constitue qu'en un sujetobjet subjectif; pour le compléter, il faut un sujet-objet objectif; alors l'Absolu s'exprime en chacun des deux; il ne se retrouve totalement qu'en l'un et l'autre à la fois, lorsqu'il accomplit la synthèse suprême qui les anéantit tous deux comme termes opposés, lorsque, point d'indifférence absolu de l'un et de l'autre, il les inclut en lui, les engendre tous deux et, à partir d'eux, s'engendre lui-même. Si, d'un point de vue formel, on demande à la philosophie de dépasser la division en deux, l'un des moyens, pour la Raison, de tenter d'accomplir cette tâche, c'est d'anéantir l'un des termes opposés et de porter l'autre à l'infini. Voilà comment procède, en fait, le système de Fichte; or, l'opposition ne disparaît pas ainsi, car le terme posé comme l'Absolu dépend de l'autre comme de sa condition et, tant qu'il subsiste, l'autre subsiste aussi. Pour dépasser la dichotomie, il faut dépasser les deux termes opposés, le sujet et l'objet; on les dépasse comme sujet et objet en les posant comme identiques. L'identité absolue rapporte le sujet et l'objet l'un à l'autre et les anéantit: ni la réflexion, ni le savoir n'y trouvent donc

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rien. Le philosophe qui n'aboutit pas à un système va jusque là, mais pas plus loin; il se contente de l'aspect négatif, qui engloutit tout le fini dans l'infini. Il pourrait aussi bien déboucher dans le savoir: qu'il veuille ou non un système, cela dépend d'une contingence subjective. Si toutefois cet aspect négatif sert lui-même de principe, le philosophe ne débouche pas dans le savoir, car tout savoir appartient aussi, par un certain côté, au domaine de la finitude. L'enthousiasme s'en tient à cette intuition d'une lumière sans couleur; il ne connaît la diversité qu'en la combattant. L'enthousiasme ne se connaît pas assez lui-même pour savoir que sa contraction dépend d'une expansion; il reste unilatéral, car il s'en tient lui-même à un terme d'opposition et fait de l'identité absolue un terme d'opposition. Dans l'identité absolue, le sujet et l'objet sont dépassés; mais s'ils résident en l'identité absolue ils coexistent et c'est leur existence qui rend le savoir possible; car la séparation des deux se trouve en partie posée dans le savoir. C'est la réflexion qui sépare ; prise en elle-même, elle dépasse l'identité et l'Absolu ; de ce point de vue, toute connaissance suppose une séparation et doit donc être une erreur. Sous cet aspect de la connaissance qui consiste à séparer et produit une finitude, tout savoir est limité, donc faux; mais, dans la mesure où toute connaissance reste une identité, il n'existe aucune erreur absolue. - Si l'on fait valoir l'identité, il faut aussi faire valoir la séparation. Dans la mesure où l'on oppose l'identité et la séparation, les deux sont absolues; si le moyen de retenir l'identité consiste à anéantir la division en deux, l'une et l'autre restent opposées. La philosophie doit rendre son dû à l'acte de séparer en un sujet et un objet; mais elle pose cette séparation avec le même caractère d'Absolu que le terme opposé, c'est-à-dire l'identité; elle ne la 'pose donc que sous condition ; de même, une telle identité, qui a pour condition l'anéantissement des termes opposés, reste elle aussi relative. Voilà pourquoi l'Absolu est l'identité de l'identité et de la non-identité; opposer et ne faire qu'un coexistent en lui. Quand la philosophie sépare, elle ne peut poser les termes séparés sans les poser en l'Absolu; sinon, ils forment une opposition à l'état pur et n'ont qu'une seule propriété: dans la mesure où l'un est, l'autre n'est pas. Une telle relation avec l'Absolu ne dépasse pas l'un et l'autre une nouvelle fois, car cela exclurait la séparation ; ils doivent au contraire rester s'éparés et, pour autant qu'ils soient posés en l'Absolu ou que l'Absolu le soit en eux, ils ne doi-

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vent pas perdre ce caractère. Or, on doit bien les poser en l'Absolu; quel privilège l'un d'eux pourrait-il invoquer contre l'autre? Ils ne mettent pas seulement en œuvre des droits égaux, mais une égale nécessité; car si l'on ne rapportait à l'Absolu que l'un d'eux, sans l'autre, ils seraient inégaux par essence et cela rendrait impossible l'union de l'un et de l'autre, donc le dépassement de la division en deux, autrement dit, la tâche de la philosophie. Fichte n'a posé dans l'Absolu, ou comme l'Absolu, qu'un seul des termes opposés. Pour lui, le droit et la nécessité résident dans la conscience de soi; car elle seule est un acte de se poser soi-même, un sujet-objet; et cette conscience de soi n'entre pas dans la relation initiale avec l'Absolu comme avec quelque chose de plus élevé, car elle est ellemême l'Absolu, l'identité absolue. Ce qui lui confère le privilège d'être posée comme l'Absolu, c'est qu'elle se pose elle-même, à la différence de l'objet posé par la conscience et par elle seule. Ainsi l'objet se trouve dans une situation de pure contingence, comme l'atteste avec clarté la contingence du sujet-objet posé comme conscience de soi; car ce sujet-objet dépend lui-même d'une condition. Il ne correspond donc pas au point de vue suprême ; il est la Raison posée sous forme limitée et c'est seulement si l'on adopte le point de vue de cette forme limitée que l'objet se présente comme un terme absolument déterminé, qui ne se détermine pas lui-même. Il faut donc poser les deux termes en l'Absolu, ou l'Absolu sous les deux formes, tout en maintenant les deux séparés. Le sujet est un sujet-objet subjectif, l'objet un sujet-objet objectif; dans la dualité que l'on pose, chacun des termes opposés s'oppose à lui-même et la division progresse à l'infini; en l'Absolu, chaque partie du sujet, chaque partie de l'objet est une identité du sujet et de l'objet; toute connaissance est vérité, toute poussière organisation. Pour que moi = moi soit l'Absolu, il faut faire de l'objet même un sujet-objet. Pour éviter que moi = moi ne devienne moi doit être égal à moi, il faut faire du moi objectif lui-même un sujet-objet. Faire un sujet-objet de l'objet comme du sujet, c'est rendre réelle l'opposition du sujet et de l'objet, car l'un et l'autre, posés dans l'Absolu, deviennent ainsi une réalité. La réalité de termes opposés, l'opposition réelle n'existent que par l'identité de l'un et de l'autre*. Avec un objet absolu, donc purement idéel, on a une * Platon exprime l'opposition réelle par l'identité absolue en ces termes: « Le plus beau des liens, c'est celui qui réduit à l'unité ce qu'il unit et lui-mème"·. Si l'on prend trois nombres, volumes, ou forces quelconques, tels que le moyen terme

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opposition purement idéelle. Dès lors qu'il s'agit d'un objet simplement idéal et non posé en l'Absolu, le sujet devient lui aussi simplement idéel ; ces facteurs idéaux sont le moi comme acte de se poser soi-même et le non-moi comme acte de s'opposer à soi-même. Rien ne sert que le moi soit la vie et l'agilité à l'état pur, l'acte et l'activité mêmes, l'aspect le plus suprêmement réel, le plus immédiat de la conscience de chacun; dès lors que le moi s'oppose absolument à l'objet, il n'est pas réel, mais seulement pensé, il est un pur produit de la réflexion, une simple forme de la connaissance. Or, l'identité ne peut se constuire comme une totalité à partir de simples produits de la réflexion: si ceux-ci apparaissent, c'est parce que l'on fait abstraction de l'identité absolue, donc l'identité absolue ne peut tendre immédiatement qu'à les anéantir et non à les utiliser de façon constructive. Il existe d'autres produits de la réflexion de ce genre: l'infinité et la finitude, le fait d'être indéterminé ou déterminé, etc. Tout passage devient impossible de l'infini au fini, de l'indéterminé au déterminé. Le passage, c'est-à-dire une synthèse, devient une antinomie; s'il faut une synthèse du fini et de l'infini, du déterminé et de l'indéterminé, la réflexion, comme acte de séparer absolu, ne saurait permettre de l'effectuer; or, c'est bien ici la réflexion qui fait la loi. Elle a le droit de n'établir qu'une unité formelle, car l'on a agréé et adopté la division en deux de l'infini et du fini, qui est son œuvre'; la Raison, au contraire, en accomplit la synthèse dans l'antinomie et, de ce fait, l'anéantit. D'une part l'opposition idéelle est l'œuvre de la réflexion, car celle-ci fait totalement abstraction de l'identité absolue; d'autre part, l'opposition réelle est l'œuvre de la Raison, car celle-ci pose les termes opposés sous la forme de l'être lui aussi et non de la connaissance seule, elle pose l'identité et la non-identité comme identiques. Il faut cette opposition réelle pour poser le sujet et l'objet tous deux comme sujets-objets: l'un et l'autre demeurent en .1'Absolu, l'Absolu demeure en l'un et l'autre, tous deux sont donc réels. Voilà pourquoi c'est aussi en l'opposition réelle seule que le principe d'identité accède à la réalité. En présence d'une opposition idéelle et absolue, l'identité reste un principe formel; posée en l'une seu-

lement des formes opposées, elle ne peut s'affirmer comme un sujetobjet. Fondée sur un principe formel, la philosophie devient ellemême formelle : Fichte lui-même dit quelque part que, pour la conscience de soi de Dieu, une conscience où, par hypothèse, poser le moi équivaudrait à poser tout, son système n'aurait qu'une validité formelle. Par contre, si la matière, autrement dit si l'objet même est un sujet-objet, la séparation entre forme et matière devient caduque et le système, à l'égal de son principe, n'est plus seulement formel, mais formel et matériel à la fois; tout est posé par la Raison absolue. Il faut une opposition réelle : de cela dépendent la faculté de l'Absolu de s'y poser sous la forme soit du sujet, soit de l'objet et la possibilité d'une mutation essentielle du sujet en objet ou de l'objet en sujet; de cela dépendent encore l'aptitude du sujet à devenir objectif pour lui-même parce qu'il était objectif à l'origine, ou que l'objet même est un sujet-objet, et l'aptitude de l'objet à devenir subjectif parce qu'à l'origine il était plus exactement un sujetobjet. Là seulement résident à la fois l'identité véritable des deux termes sujets-objets l'un comme l'autre et l'opposition véritable dont ils sont capables. A moins que les deux ne soient des sujetsobjets, l'opposition reste idéelle et le principe d'identité formel. Une identité formelle et une opposition idéelle ne permettent qu'une synthèse incomplète; l'identité ne synthétise les termes opposés, dans la mesure où elle le fait, que comme un quantum ; la différence est qualitative, à la manière des catégories, dont la première, la réalité par exemple, et la seconde ne sont posées dans la troisième que comme des quantités. Au contraire, une opposition réelle ne comporte qu'une différence quantitative; le principe est à la fois idéel et réel, voilà la seule qualité; l'Absolu, qui se reconstruit à partir de la différence quantitative, n'est pas un quantun, mais la totalité. Afin de poser l'identité véritable du sujet et de l'objet, l'on pose l'un et l'autre comme des sujets-objets et, désormais, chacun d'eux pour so~ devient capable de fournir la matière d'une science distincte. Chacune de ces sciences oblige à faire abstraction du principe de l'autre. Dans le système de l'intelligence, les objets en soi ne sont rien; la nature n'existe que dans la conscience et ce dont on fait abstraction, c'est que l'objet est une nature dont l'intelligence dépend comme conscience. Dans le système de la nature, on oublie que celle-ci est objet de connaissance; les déterminations idéales que la science applique à la nature lui sont en même temps

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soit au dernier ce que le premier est à lui et qu'inversement il soit lui-même au premier ce que le dernier est à lui - en ce cas, si le moyen terme devient premier et dernier, le premier et le dernier deviennent moyens, mais dans l'ordre inverse tous deviennent nécessairement identiques; or, des termes devenus identiques entre eux ne font tous qu'un» (Timée, 31-32).

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immanentes. L'abstraction réciproque ne rend cependant pas les deux sciences unilatérales, elle ne consiste pas à faire subjectivement abstraction du principe réel de l'autre aux fins de la science pour cesser de le faire dans la situation qui correspondrait à un niveau supérieur: là, les objets de la conscience, réduits selon l'idéalisme à des produits de la conscience, seraient tout de même quelque chose d'absolument autre et posséderaient une existence absolue hors de l'essence de la conscience ; en revanche la nature posée par sa science propre comme se déterminant elle-même et intrinsèquement idéelle ne serait en soi qu'un objet et toute identité que la Raison reconnaît en elle se ramènerait à une forme empruntée au savoir. Ce n'est pas du principe intérieur de l'autre science que l'on fait abstraction, mais seulement de sa forme particulière; ainsi veut-on s'assurer chacune à l'état pur, c'est-à-dire l'identité interne de l'une et de l'autre; en même temps que des caractères propres de l'autre, c'est de l'unilatéral que l'on fait abstraction. La nature et la conscience de soi sont en soi telles que la spéculation pose chacune d'elles dans sa science propre. Elles sont donc telles en soi parce que c'est la Raison qui les pose; or, la Raison les pose comme sujets-objets, donc comme l'Absolu et il n'existe d'autre en soi que l'Absolu. Elle les pose comme sujets-objets, parce qu'elle-même ainsi se produit comme une nature et une intelligence et se reconnaît en elles. Au fins de la véritable identité, en laquelle se trouvent posés, comme deux sujets-objets, le sujet et l'objet, qui s'opposent donc réellement et peuvent se changer l'un en l'autre, les points de vue différents des deux sciences ne se contredisent pas. Si le sujet et l'objet s'opposaient absolument, si l'un d'eux seul était sujet-objet, les deux sciences ne pourraient coexister avec le même rang; l'un des points de vue serait le seul rationnel. La possibilité des deux sciences tient à ce qu'elles édifient l'une et l'autre une seule et même chose sous les formes nécessaires de son existence. Elle ne tient à rien d'autre. Les deux sciences semblent se contredire, car en chacune l'Absolu est posé sous une forme opposée; mais si l'on veut dépasser leur contradiction, il ne suffit pas d'affirmer que l'une seule est la vraie science et d'anéantir l'autre de ce point de vue. Le point de vue supérieur, qu'il faut adopter pour vraiment dépasser l'aspect unilatéral des deux sciences, consiste à reconnaître en l'une et l'autre un seul et même Absolu. Jusqu'à présent, la science du sujet-objet subjectif s'appelle philosophie transcendentale, celle

du sujet-objet objectif philosophie de la nature. Dans la mesure où elles s'opposent la primauté revient en la première au subjectif, en la seconde à l'objectif. En l'une comme en l'autre, le subjectif et l'objectif sont posés dans la relation de la substance. La philosophie transcendentale fait du sujet comme intelligence la substance absolue et de la nature un objet, un accident; la philosophie de la nature fait de la nature la substance absolue et du sujet, de l'intelligence, un simple accident. Ce point de vue supérieur ne mène ni à l'abolition de l'une ou de l'autre des deux sciences selon que le sujet seul ou l'objet seul s'affirme comme absolu, ni à la confusion des deux sciences. S'il faut parler de leur confusion, le mélange de ce qui relève de la science de la nature avec le système de l'intelligence donne les hypothèses transcendantes, qu'une fausse apparence d'union de la conscience et de l'inconscient peut rendre aveuglantes. Elles se font passer pour naturelles et ne prennent, en effet, aucun essor au-delà du palpable, comme le montre la théorie de la nature fibreuse de la conscience 65 • Inversement, le mélange de l'intelligent comme tel avec la théorie de la nature donne les explications hyperphysiques et, surtout, téléologiques. Les deux échecs du mélange résultent de la tendance à expliquer : on pose, à cette fin, l'intelligence et la nature dans une relation de causalité, l'une comme fondement, l'autre comme fondée, mais cela revient à fixer absolument l'opposition; dès lors, de façon irrémédiable, l'apparence d'identité formelle propre à l 'identité 'causale barre la route à l'union absolue. L'autre point de vue qui permettrait de dépasser la contradiction entre les deux sciences dénierait à l'une des deux la qualité de science de l'Absolu. Le dualisme peut très bien suivre la science de l'intelligence et laisser quand même aux choses la valeur d'êtres doués d'une existence propre; ce faisant, il peut s'approprier la science de la nature comme un tel système de l'existence propre des choses: libre à chaque science de valoir autant qu'elle veut! Il y a la place de les juxtaposer en paix. Pourtant, ce serait oublier que chacune des deux sciences est, par essence, une science de l'Absolu ; l'on ne doit pas prendre l'Absolu pour une juxtaposition. Peut-être existe-t-il encore un point de vue qui dénierait à l'une ou l'autre des deux sciences la qualité de science de l'Absolu: c'està-dire si l'on tenait pour dépassé soit le principe de l'une d'elles en tant qu'il est posé dans l'Absolu, soit l'Absolu dans la manifes-

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tation de ce principe. A cet égard, le point de vue le plus remarquable est celui de l'idéalisme transcendental au sens ordinaire du terme. Nous avons affirmé que cette science du sujet-objet subjectif constitue bien elle-même l'une des sciences qui font partie intégrante de la philosophie, mais l'une d'elles seulement. Nous avons montré comment cette science devient unilatérale si elle s'affirme comme la science par excellence et quelle forme elle donne à la nature. Il reste à examiner quelle forme revêt la science de la nature quand on se place à ce dernier point de vue pour l'édifier. Kant reconnaît une nature en posant l'objet comme exempt de détermination par l'entendement et il représente la nature comme un sujet-objet, en admettant que le produit naturel est un but naturel, conforme à une fin sans concept de fin, nécessaire sans mécanisme, dans l'identité du concept et de l'être. D'autre part, il n'attribue à cette vue de la nature qu'une valeur téléologique, celle d'une maxime de notre entendement humain limité, discursif, dont les concepts généraux n'incluen.t pas les manifestations particulières de la nature. Cette manière humaine d'envisager les choses n'est censée donner aucun renseignement sur la réalité de la nature. Elle reste donc tout à fait subjective et la nature reste quelque chose de purement objectif, de simplement pensé. Autrement dit la synthèse, effectuée en un entendement sensible, de la nature à la fois déterminée par l'entendement et indéterminée doit rester une simple idée; pour nous les hommes, l'explication mécaniste ne pourra jamais concorder avec la finalité. Voilà donc des interprétations critiques d'ordre tout à fait subalterne et irrationnel; pourtant, avec la simple opposition entre la Raison humaine et absolue, elles s'élèvent à l'idée d'un entendement sensible, donc de la Raison; selon cette hypothèse, la concordance entre le mécanisme naturel et la finalité naturelle ne doit tout de même pas s'avérer impossible en soi, dans la Raison. Cela dit, Kant n'a ni abandonné la différence entre un possible en soi et un réel, ni élevé à la réalité l'idée suprême et nécessaire d'un entendement sensible; dans sa science de la nature, il ne peut donc atteindre d'aucune manière à l'intuition de la possibilité des forces fondamentales; d'autre part, une telle science de la nature qui la réduit à une matière, c'est-àdire à quelque chose d'absolument opposé et incapable de se déterminer soi-même, ne peut construire qu'une mécanique. Avec la pauvreté des forces d'attraction et de répulsion 66 , cette science attribue déjà trop de richesse à la matière; car la force est une intério-

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rité productive d'extériorité, un acte de se poser soi-même = moi, insusceptible donc, selon l'idéalisme pur, de relever de la matière. Kant ne conçoit la matière que comme le terme objectif opposé au moi; pour lui, les forces sont superflues et, de surcroît, soit purement idéelles - il ne s'agit pas alors de forces - soit transcendantes. Pour Kant, seule demeure une construction mathématique des phénomènes, à l'exclusion de toute construction dynamique. Le filtrage des phénomènes, qui doivent être donnés, à travers les catégories peut bien livrer nombre de concepts justes, mais non rendre les phénomènes nécessaires: or, l'enchaîn~ment nécessaire est l'aspect formel de la science dans la construction. Les concepts restent une contingence pour la nature, comme la nature pour les concepts. Des synthèses bien assemblées à l'aide des concepts ne sont pas forcément confirmées par la nature. La nature ne peut offrir que des jeux divers; ceux-ci pourraient devenir des schèmes 'contingents des lois de l'entendement, servir d'exemples et ainsi perdre leurs particularités vivantes dans la mesure même où l'on ne reconnaîtrait en eux que les déterminations de la réflexion. Inversement, les catégories n'ont que la valeur de schèmes déficients de la nature. Si la nature n'est que matière et non sujet-objet, elle ne permet aucune construction scientifique, où l'auteur et l'objet de la connaissance doivent ne faire qu'un. Si la Raison se fait réflexion par l'opposition absolue à l'objet, seule une déduction lui permet d'attribuer a priori à la nature plus que son caractère général de matière; celui-eÎ reste sous-jacent; les multiples' autres déterminations sont posées pour et par la réflexion. Ce qui prête à une telle déduction l'apparence de l'a priori, c'est qu'elle pose le produit de la réflexion, le concept, comme objectif; elle ne pose rien de plus et ne sort donc pas de l'immanence. Par essence, déduire de cette manière, c'est comme ne reconaître en la nature qu'une finalité externe. La seule différence tient à ce que la déduction dont il s'agit part, de façon plus systématique, d'un point déterminé, par exemple du corps de l'être rationnel; dans les deux cas, la nature est absolument déterminée par le concept étranger à elle. L'interprétation téléologique, qui s'en tient à reconnaître une nature déterminée selon des fins extérieures, présente l'avantage d'être plus complète, car elle assume toute la diversité naturelle donnée dans l'expérience. En revanche la déduction de la nature part d'un point déterminé, donc à lui seul incomplet, et postule ce qui se trouve

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au-delà: c'est en cela que consiste la déduction. Immédiatement, elle se contente du postulat; immédiatement, celui-ci procure au concept tout ce dont il a besoin. Peu importe à la déduction qu'un objet réel de la nature suffise ou non à lui procurer ce qu'elle réclame: l'expérience seule le lui apprendra. Si, dans la nature, l'objet immédiatement postulé ne suffit pas, elle en déduit un autre et ainsi de suite jusqu'à ce que le but soit atteint. Ces objets déduits s'ordonnent en fonction des buts déterminés que l'on se donne au départ et seules les relations relatives à ce but établissent entre eux une connexité. A proprement parler, ils ne se prêtent à aucune connexité interne; si l'objet immédiatement déduit s'avère à l'expérience incapable de compléter le concept de la façon requise, cet objet unique, déterminable de l'extérieur à l'infini, n'en porte pas moins à l'infini la dispersion; et, pour éviter la dispersion, il ne suffit pas à la déduction de tracer un cercle avec ses points multipIes; elle ne peut se situer au centre d'un tel cercle, car elle se trouve à l'extérieur dès le départ. L'objet est extérieur pour le concept et le concept l'est pour l'objet. Aucune des deux sciences ne peut donc se constituer comme la seule, aucune ne peut dépasser l'autre. Sinon l'Absolu ne serait posé qu'en l'une des formes de son existence. Or, dès qu'il se pose en la forme de l'existence, il doit se poser en la forme d'une dualité. Se manifester et se diviser en deux ne font qu'un. Les deux sciences représentent l'Absolu tel qu'il s'engendre, à partir des puissances inférieures de l'une des deux formes phénoménales, jusqu'à la totalité instaurée sous cette forme: cette identité interne rend chacune des deux sciences semblable à l'autre par sa cohésion et sa progression. Chacune justifie l'autre; comme l'a dit à peu près un philosophe d'une époque antérieure, l'ordre et la connexion des idées (du subjectif) sont semblables à l'ordre et à la connexion des choses (de l'objectif)67. Tout réside en une seule totalité: la totalité objective et la totalité subjective, le système de la nature et celui de l'intelligence ne font qu'un; assumer une détermination subjective, c'est assumer une détermination objevtive identique. Les deux sciences comme telles sont des totalités objectives et progressent de limitation en limitation. Cependant, chaque terme limité réside lui-même en l'Absolu ; intérieurement, chacun est illimité; il perd sa limitation extérieure' une fois posé dans l'ordre systématique de la totalité objective ; là, il porte en lui une vérité,

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même comme terme borné; déterminer sa place, c'est le connaître. - Jacobi a qualifié les deux systèmes de non-savoir organisé: à cette formule il suffit d'ajouter que le non-savoir organisé: à cette formule il suffit d'ajouter que le non-savoir, c'est-à-dire la connaissance de termes isolés, devient un savoir quand on l'organise. La similitude extérieure qui caractérise les deux sciences dans la mesure où celles-ci restent séparées s'accompagne d'une interpénétration immédiate et nécessaire de leurs principes. Si l'une a pour principe le sujet-objet subjectif et l'autre le sujet-objet objectif, le système de la subjectivité inclut aussi l'objectif et celui de l'objectivité le subjectif, une idéalité immamente appartient à la nature, tout comme une réalité immanente à l'intelligence. Chaque système inclut les deux pôles de la connaissance et de l'être; chacun des deux porte donc en lui le point d'indifférence, mais le pôle de l'idéel domine en l'un, le pôle du réel en l'autre. Le premier n'atteint pas, dans la nature, au point de l'abstraction absolue qui, elle-même, se pose en tant que point et s'oppose à l'expansion infinie, comme lorsque l'idéel se construit dans la Raison; le second n'atteint pas, dans l'intelligence, à l'enveloppement de l'infini, qui, en cette contraction, sans fin se pose hors de lui-même, comme lorsque le réel s~ construit dans la matière. Chaque système est un système de la liberté et de la nécessité à la fois. La liberté et la nécessité sont des facteurs idéels et il n'existe donc pas entre elles d'opposition réelle; l'Absolu ne peut se poser comme Absolu sous aucune de ces deux formes et les deux sciences de la philosophie ne peuvent se définir l'une comme un système de liberté, l'autre comme un système de nécessité. Une liberté ainsi dissociée serait une liberté formelle et une nécessité dissociée une nécessité formelle. Par la liberté, il faut entendre le caractère que présente l'Absolu quand on le pose comme une intériorité qui se pose sous forme limitée, en des points déterminés de la totalité objective, et reste, comme elle l'est, exempte de limitation: autrement dit, quand on pose l'Absolu en opposition avec son être, donc comme intériorité, avec la possibilité d'abandonner cet être et de passer à une autre manifestation. Par la nécessité, il faut entendre ce caractère que présente l'Absolu quand on l'envisage comme une extériorité, une totalité objective, donc une dissociation dont, cependant, les parties n'ont d'être que dans le tout de l'objectivité. Puisque l'intelligence et la nature sont posées dans l'Absolu, leur opposition est réelle: la liberté et la nécessité, comme facteurs idéels,

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échoient en partage à l'une et à.l'autre. La simple apparence de la liberté, l'acte discrétionnaire, autrement dit une liberté où l'on ferait tout à fait abstraction de la nécessité, ou de la liberté envisagée comme totalité, ne peuvent exister qu'autant que la liberté soit déjà posée à l'intérieur d'un domaine individualisé; de même le hasard, l'équivalent de l'acte discrétionnaire dans l'ordre de la nécessité, reviendrait à poser des parties individuelles comme si elles existaient non pas dans la totalité objective et par elle seule, mais pour soi; cet acte discrétionnaire et ce hasard n'ont de place qu'à des points de vue subalternes ; ils sont bannis du concept des sciences de l'Absolu. La nécessité en revanche appartient à l'intelligence comme à la nature. L'intelligence est posée en l'Absolu et inclut donc aussi la forme de l'être: elle doit se diviser en deux et se manifester, elle constitue une organisation achevée de connaissance et d'intuition. Chacune de ses formes a pour condition des termes opposés. L'identité abstraite des formes, une fois isolée des formes mêmes comme liberté, n'est qu'un pôle idéel du point d'indifférence de l'intelligence: un autre pôle immanent lui correspond, celui d'une totalité objective. Inversement la liberté appartient à la nature, car la nature n'est pas un être au repos, mais un devenir, un être qui ne subit pas une division en deux et une synthèse opérées du dehors, mais se divise et s'unit en lui-même et qui, sous chacune de ses formes, ne se pose pas comme simplement limité, mais comme une totalité libre. Son développement inconscient, c'est la réflexion de la force vivante; cette force se divise en deux sans fin, mais se pose elle-même et reste identique sous chacune de ses formes limitées; il n'existe donc, dans la nature, aucune forme limitée, toutes sont libres. - Bien qu'en termes généraux la science de la nature constitue la partie théorique de la philosophie et la science de l'intelligence sa partie pratique, chacune des deux sciences, pour elle-même, possède en propre une partie théorique et une partie pratique. Dans le système de la nature, l'identité envisagée à la puissance de la lumière n'est pas, pour la matière douée de pesanteur, quelque chose d'étranger en soi, mais se situe à une puissance différente: la lumière, qui divise la matière pesante et la réunit, lui donne la cohésion et produit un système de la nature inorganique. De même, pour l'intelligence qui se produit dans les intuitions objectives, l'identité, envisagée à la puissance qui correspond à l'acte de se poser soi-même, n'est pas un terme donné. L'identité ne se reconnaît pas elle-même dans l'intùition. La position de soi-

même et l'intuition objective produisent l'identité sans réfléchir à cet acte et constituent bien l'objet de la partie théorique d'une science. Dans la volonté, l'intelligence se reconnaît et se pose ellemême comme telle à l'intérieur de l'objectivité: elle anéantit ses intuitions inconsciemment produites. De même, dans la nature organique, la nature devient pratique quand la lumière s'incorpore à son produit et devient interne. Dans la nature inerte, la lumière pose le point de contraction à l'extérieur comme l'idéalité externe de la cristallisation. De même, dans la nature organique, la lumière se constitue en intériorité comme contraction du cerveau ; elle commence dès le niveau de la plante, comme fleur, où le principe interne de la lumière se disperse en couleurs et ne tarde pas à s'y faner; là encore et, de façoJ;l plus ferme, chez l'animal, la lumière se pose elle-même comme subjective et objective à la fois par la polarité des sexes; l'individu se.cherche et se trouve lui-même en un autre. La lumière reste intériorisée avec plus d'intensité chez l'animal, dont elle pose l'individualité, comme une voix plus ou moins variable, comme une subjectivité en état de communication générale, qui se reconnaît et veut être reconnue. La science de la nature présente l'identité qui reconstruit les moments de la nature inorganique à partir du dedans ; elle comporte donc une partie pratique. Le magnétisme reconstruit et pratique signifie le dépassement de la pesanteur au stade de l'expansion polarisée vers le dehors; il la recontracte au point d'indifférence du cerveau; il transpose les deux pôles sur le plan interne comme deux points d'indifférence comparables à ceux que la nature établit sur les orbites elliptiques des planètes. L'électricité reconstruite de l'intérieur pose la différence du sexe dans les organismes dont chacun produit lui-même cette différence; par suite d'une telle carence, chacun se pose sur le plan idéel ; il se trouve objectivement en un autre, avec lequel il doit se fondre pour se donner l'identité. Dans la mesure où la nature devient pratique par un processus chimique, elle réserve le terme tiers, le médiateur des termes différents, en ceux-ci mêmes, comme une intériorité ; comme tonalité, comme sonorité du dedans qui se produit elle-même, cette intériorité est aussi dépourvue de puissance que les corps tiers du processus inorganique, elle passe, elle efface la substantialité absolue des différents êtres, elle mène ceux-ci à l'indifférence de la reconnaissance mutuelle, donc d'un acte posé sur le plan idéal ; et cet acte, à la différence de la relation sexuelle, ne va pas mourir dans une identité réelle.

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Jusqu'ici, nous avons opposé les deux sciences entre elles sans préjudice de leur identité interne; l'Absolu est, en l'une, subjectif sous la forme de la connaissance, en l'autre, objectif sous la forme de l'être. L'être et la connaissance deviennent des facteurs idéels ou des formes parce qu'ils s'opposent; les deux sciences les contiennent tous deux, mais en l'une la connaissance est la matière et l'être la forme, en l'autre l'être est la matière et la connaissance la forme. Or, un même Absolu demeure en l'une et l'autre et présente non seulement ces sciences dans leur opposition formelle, mais le sujet-objet qui se pose en elles; l'opposition de ces sciences n'est donc pas idéelle, mais réelle et l'on doit les situer ensemble dans la perspective d'une seule continlJ,ité, comme une seule science cohérente. Dans la mesure où elles s'opposent, elles se suffisent, certes, intérieurement à elles-mêmes et forment des totalités, mais seulement relatives et elles tendent donc vers le point d'indifférence; comme identité et totalité relative, celui-ci réside partout en elles ; comme tqtalité absolue, il leur est extérieur. Il s'agit cependant de deux sciences de l'Absolu, en opposition réelle; dans cette mesure, elles s'ordonnent comme les pôles d'indifférence de cette opposition ; elles-mêmes constituent les lignes qui relient les pôles au centre. Toutefois ce centre est lui-même double, une fois identité, une fois totalité; dans cette mesure les deux sciences représentent la progression de l'identité, qui se développe ou se construit elle-même comme totalité. Le point d'indifférence vers lequel tendent les deux sciences dans la mesure où, sous l'aspect de leurs facteurs idéels, elles s'opposent, c'est le tout représenté comme une construction de l'Absolu par lui-même, le point ultime et suprême de ces sciences. Le centre, le point où l'identité qui se construit comme nature passe à sa construction comme intelligence, c'est l'intériorisation de la lumière de la nature; ou, comme le dit Schelling, la foudre de l'idéel qui tombe dans le réel, où il se constitue lui-même en tant que point. Comme Raison, ce point marque le tournant des deux sciences et le sommet de la pyramide de la nature, son produit ultime, auquel elle aboutit une fois achevée; mais, comme point, il doit aussi s'épandre dans une nature. La science se pose en lui comme en son centre, elle s 'y divise en deux parties et elle assigne à l'un de ses aspects la production inconsciente, à l'autre la production consciente; mais elle n'en sait pas moins que l'intelligence, comme facteur réel, assume l'autre aspect, c'est-à-dire toute la construction de la nature par elle-même et inclut ce qui la précède ou

l'accompagne; et elle sait qu'aussi bien la nature, comme facteur idéel, porte en elle ce par quoi la science s'oppose à elle. Voilà donc dépassées toute l'idéalité des facteurs et leur forme unilatérale; à ce point de vue supérieur et à celui-là seulles deux sciences se perdent l'une en l'autre et leur séparation n'est reconnue qu'au titre de la science, l'idéalité de leurs facteurs que comme posée à cette fin. Cette interprétation reste d'abord négative: un simple dépassement de la séparation entre les deux sciences et des formes sous lesquelles l'Absolu s'est posé, pas une synthèse réelle, ni le point d'indifférence absolu, où la coexistence de ces formes réunies les anéantit. L'identité originelle déployait sa contraction inconsciente, le sentiment subjectif et la matière objective, comme une totalité objective à travers l'organisation sans fin de la coexistence et de la succession dans l'espace et le temps. A cette expansion, elle opposait la contraction, qui, en l'anéantissant, se constituait elle-même au point de la connaissance de soi de la Raison subjective, autrement dit la totalité subjective. Désormais, l'identité originelle doit réunir ces deux totalités dans l'intuition de l'Absolu, qui devient objectif pour lui-même comme une totalité achevée, dans l'intuition de l'éternelle incarnation divine, du témoignage du Verbe dès le commencement. Cette intuition de l'Absolu qui se forme lui-même ou se trouve objectivement peut être aussi replacée dans la perspective d'une polarité, si l'on attribue un rôle dominant aux facteurs de cet équilibre, d'un côté la conscience, de l'autre l'inconscient. Cette intuition se manifeste dans l'art; elle s'y concentre plus en un point et concrétise la conscience; elle opère ainsi dans l'art proprement dit, comme l'œuvre objective et, à ce titre, en partie durable, en partie susceptible de devenir un objet pour l'entendement comme une extériorité sans vie, un produit de l'individu, de son génie, mais qui appartient à l'humanité; elle opère encore ainsi dans la religion, comme un mouvement vivant, subjectif, l'objet de moments de plénitude, que l'entendement peut poser comme une simple intériorité, le produit d'une foule, du génie de tous, mais appartenant aussi en propre à chacun. Dans la spéculation, cette intuÜion se manifeste plus comme conscience et d~ploiement dans la conscience, comme un acte de la Raison subjective, qui dépasse l'objectivité et l'inconscient. A l'art, auquel il faut attribuer toute son ampleur véritable, l'Absolu apparaît plutôt sous la forme de l'être absolu; à la spéculation, il paraît plutôt s'engendrer lui-même en son intui-

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tion infinie. En concevant l'Absolu comme un devenir, la spéculation pose aussi l'identité du devenir et de l'être; ce qui lui semble s'engendrer soi-même est aussi posé comme l'être originel absolu, qui ne peut devenir qu'autant qu'il est. La spéculation parvient donc à se défaire de la prépondérance, (Je toute manière inessentielle, qu'elle donne à la conscience. L'art et la spéculation sont tous deux par essence le service divin, tous deux l'intuition vivante de la vie absolue, avec laquelle ils ne font qu'un. La spéculation et son savoir se trouvent donc au point d'indifférence, mais non pas en soi et pour soi au véritable point d'indifférence ; ils s'y trouvent ou non selon qu'ils savent ou non ne se considérer eux-mêmes que comme l'un de ses aspects. La philosophie transcendentale constitue l'une des sciences de l'Absolu, car le sujet est lui-même un sujet~objet et pour autant la Raison ; si, en cette qualité de Raison subjective, elle se pose comme l'Absolu, il s'agit d'une Raison pure, c'est-à-dire formelle, dont les produits, des idées, s'opposent absolument à une sensibilité, ou nature et, par rapport aux phénomènes, ne peuvent que servir de règle à une unité qui leur reste étrangère: Une fois l'Absolu posé sous forme de sujet, cette science porte en elle sa propre limite. Elle ne dispose que d'un moyen de s'élever au niveau d'une science de l'Absolu et au point d'indifférence absolu, c'est de connaître sa limite et de se dépasser elle-même avec cette limite, dans le respect de la science. Il fut un temps où l'on parlait fort des bornes de la Raison humaine et l'idéalisme transcendental, lui aussi, reconnaît des limites inintelligibles de la conscience de soi, qui nous enserrent ; mais ces limites, on nous les présente là pour des bornes de la Raison, ici comme inintelligibles et cela signifie que la science s'avoue incapable de se dépasser par elle-même, c'est-à-dire autrement que par un salto morfale, ou de refaire abstraction du subjectif après y avoir posé la Raison. La philosophie transcendentale pose son sujet comme un sujetobjet et se définit comme l'un des aspects du point d'indifférence absolu: dans cette mesure, la totalité réside assurément en elle et toute la philosophie de la nature relève de ce domaine comme un savoir. Certes, il n'est pas question d'interdire à la science du savoir, entendant par là une partie seulement de la philosophie transcendentale, pas plus qu'à la logique, de revendiquer la forme qu'elle donne au savoir et l'identité qui est le savoir, ou plutôt d'isoler la forme comme conscience et de construire le phénomène pour soi.

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Toutefois cette identité, comme pure conscience de soi isolée de toute la diversité des phénomènes, s'avère relative, car sous aucune de ses formes elle ne cesse de dépendre d'un terme opposé comme de sa condition. Dans la philosophie de Fichte comme dans celle de Schelling, le 'principe absolu, l'unique fondement réel, le point de vue pQjlosophique stabl~, c'est l'intuition intellectuelle, en termes de réflexion l'identité du sujet et de l'objet. Dans la sçience, cette intuition devient ce sur quoi porte la réflexion ; la réflexion philosophique est donc elle-même intuition transcendentale ; elle fait d'elle-même un objet auquel elle reste unie et elle revêt le caractère de la spéculation. Aussi la philosophie de Fichte est-elle un authentique produit de la spéculation. La réflexion philosophique y dépend d'une condition, ou l'intuition transcendentale y entre dans la conscience quand on fait librement abstraction de toute la diversité de la conscience empirique et elle est donc· une subjectivité. Si la réflexion philosophique fait ainsi d'elle même un objet, elle érige en principe de la philosophie un terme qui dépend d'une condition; pour saisir l'intuition transcendentale à l'état pur, il lui reste à faire abstraction d'une telle subjectivité; comme fondement de la philosophie, cette intuition ne doit être ni subjective, ni objective, ni une conscience de soi opposée à la matière, ni une matière opposée à la conscience de soi, mais l'identité absolue, pas plus subjective qu'objective, l'intuition transcendentale pure. Comme contenu de la réflexion, l'intuition transcendentale devient sujet et objet, mais la réflexion philosophique pose dans l'Absolu ces produits de la réflexion pure, toujours opposés. La réflexion spéculative n'oppose plus un objet et un sujet, mais une intuition transcendentale subjective et une intuition transcendentale objective, d'abord le moi, ensuite la nature, les deux manifestations suprêmes de la Raison absolue qui se contemple elle-même. L'on pose à la fois, en l'Absolu, ces deux termes opposés, qui s'appellent désormais le moi et la nature, la conscience de soi pure et l'empirique, la connaissance et l'être, les actes de se poser soi-même et de s'opposer à soimême, la finitude et l'infinité; d'une telle antinomie, la réflexion commune ne retient que la contradiction; seule la Raison voit la vérité dans l'absolue contradiction des deux termes posés, mais anéantis, dont aucun n'est, mais dont les deux sont.

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Nous devons encore commenter, d'une part, les vues de Reinhold sur la philosophie de Fichte et de Schelling, d'autre part, la sienne propre. Pour ce qui est de ses vues, d'abord, Reinhold ne voit pas la différence entre les deux philosophies comme systèmes, ensuite, il ne les considère pas comme des philosophies. Reinhold ne semble pas au courant de l'anniversaire de la publication d'une philosophie qui diffère de l'idéalisme transcendental pur ; pour étonnant que cela paraisse, il ne voit, dans la construction philosophique de Schelling, qu'un principe de l'aspect conceptuel de la subjectivité, le moi comme tel. Ainsi Reinhold peut-il faire tenir la découverte de Schelling en cette seule formule: l'Absolu, dans la mesure où il ne se réduit pas à la simple subjectivité, n'est et ne peut être que la simple objectiviteS, ou la simple nature comme telle et la marche à suivre consiste à poser l'Absolu dans l'identité absolue de l'intelligence et de la nature. D'un seul trait, il formule comme suit le principe qu'il attribue à Schelling: a) l'Absolu, dans la mesure où il ne se réduit pas à une simple subjectivité, est une simple objectivité, donc il ne peut être l'identité des deux; b) l'Absolu est l'identité des deux. Il fallait au contraire s'engager sur la voie de l'identité du sujet et de l'objet pour voir que l'Absolu, comme identité, n'est ni simple subjectivité, ni simple objectivité. Ensuite, Reinhold donne une définition correcte de la relation entre les deux sciences : les deux ne sont que des aspects différents - il ne faut certes pas dire d'une seule et même chose - mais de l'absolue coïncidence, de l'unicité. Voilà précisément pourquoi ni le principe de l'une, ni le principe de l'autre n'est la simple subjectivité, ni la simple objectivité, ni encore moins l'unique lieu où les deux s'interpénètrent, le moi à l'état pur, englouti avec la nature au point d'indifférence absolu. Selon Reinhold, quiconque veut aimer la vérité, croire en elle et non suivre un système, peut facilement se convaincre que l'erreur de la solution décrite tient à la manière de concevoir le problème; mais si l'on demande soit où Reinhold se trompe en décrivant ce qu'e.st, pour Schelling, la philosophie, soit comment il était possible de concevoir ainsi le problème, l'explication ne semble pas aussi aisée à découvrir.

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Il ne servirait à rien de renvoyer à l'Introduction de l'Idéalisme transcendentallui-même, où sont présentés ses rapports avec 69 le tout de la philosophie et le concept de ce tout de la philosophie • Car Reinhold, dans ses appréciations, ne va pas au-delà de cette Introduction et lui fait dire le contraire de ce qu'elle dit. Il serait aussi vain d'attirer l'attention sur des passages isolés de ladite Introduction, qui, avec toute la précision possible, expriment le point de vue juste : car ces passages très précis, Reinhold les cite lui-même dans sa première appréciation du système. Or, que disent-ils? Que le subjectif ne tient la première place que dans l'idéalisme transcencental, rune des sciences nécessaires de la philosophie ; il ne s'agit pas, comme Reinhold le comprend tout de suite à rebours, de la première place dans toute la philosophie; il ne s'agit pas non plus d'une subjectivité pure, qui ne servirait de principe qu'à l'idéalisme transcendental, mais d'un sujet-objet subjectif. Pour les lecteurs capables de ne pas comprendre à rebours des formules précises, il n'est peut-être pas superflu d'attirer l'attention, non seulement sur l'Introduction du Système de l'idéalisme transcendental, sans parler des publications récentes de la Revue de physique spéculative, mais déjà sur la deuxième contribution au premier volume de celle-ci, où Schelling s'exprime comme suit: La philosophie de la nature est une explication physique de l'idéalisme ; ... la nature prépare déjà de loin les hauteurs qu'elle atteint dans la Raison .... Si le philosophe ne s'en aperçoit pas, c'est parce que, dès le premier acte, il prend son objet à la puissance suprême, comme moi, comme conscience et que seul le physicien échappe à cette illusion. L'idéaliste fait bien d'estimer que la Raison crée tout par elle-même; il a pour lui les visées propres de la nature à l'égard de l'homme; mais, précisément parce que telles sont les visées de la nature, cet idéalisme lui-même devient quelque chose d'explicable et ainsi s'effondre le caractère théoriquement réel de ridéalisme ... Les hommes n'apprendront à le comprendre que s'ils apprennent à penser en termes purement théoriques, simplement objectifs, sans rien y mêler de subjectif· Reinhold reproche à la philosophie antérieure, comme sa faiblesse principale, d'avoir représenté la pensée sous l'aspect d'une activité simplement subjective et il demande que l'on tente de faire abstraction de cette subjectivité; or, comme le supposent non seulement les développements précédents, mais aussi le principe de tout le système de Schelling, le caractère formel fondamental de cette

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philosophie, c'est de faire abstraction de l'aspect subjectif de l'intuition transcendentale ; la Revue de physique spéculative, vol. II, 1re contribution, s'explique là-dessus de façon encore plus précise à l'occasion des objections contre la philosophie de la nature formulées par Eschenmayer pour des raisons tirées de l'idéalisme transcendental, dans lequel la totalité n'est posée que comme une idée, une pensée, donc quelque chose de subjectiPo. Quant aux vues de Reinhold sur la caractéristique commune des deux systèmes d'être des philosophies spéculatives, il doit bien s'agir, de son point de vue particulier, de particularités, donc pas de philosophies. Si, selon Reinhold, l'affaire, le thème, le principe les plus essentiels de la philosophie consistent à fonder la connaissance par l'analyse, donc à dissocier, en ce cas la spéculation, qui a pour tâche suprême de dépasser la dissociation dans l'identité du sujet et de l'objet, n'a vraiment plus aucun sens et l'on ne peut donc tenir compte de l'aspect le plus essentiel d'un système philosophique, son caractère spéculatif; seules restent des vues particulières et une confusion de l'esprit plus ou moins virulente. Par exemple Reinhold n'envisage même le matérialisme que comme une confusion de l'esprit étrangère à l'Allemagne: il ne sait pas y reconnaître l'authentique besoin qu'a la philosophie de dépasser la division en deux sous forme d'esprit et de matière. A supposer que le site plus occidental de la culture dont procède ce système le tienne à l'éçart de quelque pays, encore faudrait-il savoir si l'éloignement ne résulte pas d'une culture unilatérale en sens inverse. Quand bien même sa valeur scientifique se réduirait à peu de chose, on ne doit pas méconnaître que, par exemple, le Système de. la nature? \ exprime un esprit devenu égaré en son temps et qui se reproduit dans la science; ni comment l'affliction devant la tromperie universelle de l'époque, devant une nature bouleversée sans fondement, devant le mensonge sans fin qualifié de vérité et de Droit, comment cette affliction, qui inspire l'ensemble, garde la force de construire, pour elle-même, l'Absolu échappé du phénomène de la vie, comme la vérité d'une science issue d'un besoin de philosopher authentique et d'une spéculation véritable. Cette science paraît sous la forme du principe reconnu en ces lieux, celui de l'objectivité. En revanche, il arrive souvent à la culture allemande de s'abriter sans spéculer sous la forme d'une subjectivité qui s'accompagne d'amour et de foi. - Dans une philosophie l'aspect analytique, fondé sur une opposition absolue, méconnaît forcément l'aspect philosophi-

que, celui de l'unification absolue; voilà comment Reinhold constate, avec la plus grande surprise, que, selon ses propres termes, Schelling introduit en philosophie l'union du fini et de l'infini; comme si philosopher signifiait autre chose que poser le fini dans l'infini; autant le dire, il constate avec la plus grande surprise qu'il faut introduire en philosophie l'acte de philosopher. Reinhold ne se contente pas de méconnaître, dans le système de Fichte et celui de Schelling, l'aspect spéculatif, philosophique en général: il croit faire une découverte, une révélation d'importance quand il substitue aux principes de cette philosophie des particularités et à l'universel suprême, à l'identité du sujet et de l'objet, ce qu'il y a de plus singulier, l'individualité propre, personnelle, des Sieurs Fichte et Schelling 12 • Que Reinhold se précipite ainsi des hauteurs de son principe limité et de ses vues propres dans l'abîme de ses vues limitées sur ces systèmes, cela est compréhensible et inévitable. L'affaire prend, en revanche, un tour accidentel et odieux quand, au passage dans le Mercure allemand et plus en détail dans le prochain cahier des Éléments·, Reinhold veut expliquer par l'immoralité la particularité de ces systèmes: il prétend que l'immoralité y revêt la forme d'un principe, la forme de la philosophie,. Ce tour que prend l'affaire, chacun peut à loisir le qualifier sans aménité de lamentable, de moyen de fortune inventé par l'aigreur; à cet égard, on est libre comme l'air. Certes, toute philosophie procède de son temps et, s'il faut attribuer à l'immoralité le déchirement de ce temps, elle procède de l'immoralité, mais elle le fait pour restaurer l'être humain à partir d'elle-même, au défi d'une époque désordonnée, et sauvegarder la totalité déchirée par les temps. Pour ce qui est de la philosophie propre de Reinhold, il en donne l'histoire officielle: au cours de sa métempsychose philosophique, il erra d'abord dans la philosophie de Kant, il la rejeta pour celle de Fichte, de là il passa à celle de Jacobi, puis, l'ayant quittée à son tour, il se rangea du côté de la logique de Bardili. Selon la page 163 des Éléments, il a d'abord « limité son travail à l'étude pure, à la simple réception et à une réflexion au sens le plus propre, afin de surmonter l'imagination en proie aux mauvaises habitudes et de chasser de sa tête la vieille typologie transcendentale à l'aide de la nouvelle rationaliste» ; c'est pourquoi il entreprend d'élaborer cette logique dans les Éléments d'un tableau de la phi• Ces lignes l'annonçaient. C'est un fait accompli.

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losophie au début du dix-neuvième siècle. Les éléments profitent de l'aube du siècle nouveau, cette époque si importante dans la progression culturelle de l'esprit humain, pour « le féliciter de ce que, ni plus tôt, ni plus tard que pendant l'avant-dernière année du XVIIIe siècle, on ait découvert et donc, sur le fond, anéanti la cause de toutes les révolutions philosophiques 73 ». La révolution est finie\ a-t-on décrété en France un très grand nombre de fois; et Reinhold, lui aussi, a déjà proclamé plusieurs fins de la révolution philosophique. Maintenant il discerne le point final des points finals; mais, ajoute-t-il, les suites néfastes de la révolution transcendentale vont se perpétuer longtemps ; et, de surcroît, il demande s'il ne se serait pas encore une fois trompé? Si même cette fin, la vraie, le bonne, ne va pas être encore le début d'un nouveau faux départ de l'affaire? Mieux vaudrait demander si cette fin, incapable de rien finir, peut être le début de quelque chose. Car la tendance à fonder et approfondir, la philosophie préphilosophique, réussit enfin à s'expliquer à fond. Elle a trouvé, de façon précise, ce qu'il s'agit de faire: transformer la philosophie en logique, en l'élément formel de la connaissance. La philosophie, comme un tout, se fonde elle-même et fonde en elle-même, avec la réalité des connaissances, leur forme et leur contenu; mais si l'on veut fonder et approfondir, dans la bousculade de la confirmation et de l'analyse, du pourquoi et du jusqu'à quel point, de l'alors et du dans cette mesure, jamais l'on n'en sort, jamais l'on n'entre dans la philosophie. Pour l'inconsistance timorée, qui, à force de s'affairer, s'aggrave sans cesse, toute recherche vient trop tôt, tout commencement anticipe, toute philosophie se réduit à un exercice préparatoire. La science se fait fort de se fonder en posant de façon absolue chacune de ses parties : elle constitue ainsi, au commencement et en chaque point individuel, une identité et un savoir. Plus le savoir s'édifie, plus il se fonde comme une totalité objective et ses parties ne sont fondées qu'au même moment que cette totalité des connaissances. Par l'effet de la relation entre le centre et le cercle, le cercle commençant se rapporte déjà au centre et celui-ci ne devient tout à fait lui-même qu'une fois établie la totalité de ses relations, ce qui signifie le cercle entier; or, cette totalité n'a pas plus besoin d'une manœuvre fondatrice particulière que la terre pour subir l'emprise de la force qui l'entraîne autour du soleil et la maintient dans toute la diversité vivante de ses formes.

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Les fondateurs s'appliquent quand même à chercher toujours la manœuvre et à prendre l'élan vers la philosophie vivante. Ils font de l'élan l'œuvre même et, par leur principe, se rendent incapables d'atteindre le vrai savoir, la philosophie. La connaissance logique, pour progresser vraiment jusqu'à la Raison, doit être portée au point où elle s'anéantit dans la Raison; elle doit reconnaître l'anti~ nomie comme sa loi suprême. Dans la problématique de Reinhold, celle de l'application de la pensée, la pensée est posée en tant que faculté sans fin de réitérer A comme A en A et par A ; et cela suppose une antinomie, car en fait l'application pose A comme B. Cependant cette antinomie reste tout à fait inconsciente et inaperçue ; car la pensée, son application et sa matière coexistent en paix. Voilà pourquoi, à l'égal de la connaissance, la pensée comme faculté de l'unité abstraite n'est que formelle et il ne peut s'agir que d'une fondation problématique et hypothétique jusqu'à ce qu'avec le temps, à force d'avancer dans le problématique et l'hypothétique, on tombe sur la vérité originelle du vrai et, par cette vérité originelle, sur le vrai. Or, d'une part, cela est impossible; à partir d'une forme pure, on ne peut arriver à aucune matière, les deux s'opposent absolument, ni moi'ns encore à une synthèse absolue, car il faudrait mieux qu'un simple assemblage; d'autre part, on ne fonde jamais rien avec de l'hypothétique et du problématique. Ou alors, on rapporte la connaissance à l'Absolu ; elle devient une identité du sujet et de l'objet, de la pensée et de la matière; elle ne reste donc plus formelle, un savoir de mauvais aloi se constitue ; une fois de plus, on n'a pas réussi à fonder avant de savoir. L'angoisse de déboucher en plein savoir n'a plus d'autre ressource que d'user de l'analyse, de la méthode et du récit pour se réconforter avec son amour, sa foi et l'orientation fixe de sa tendance. Si l'élan ne franchit pas le fossé, l'erreur, dit-on, ne consiste pas à rendre l'élan perpétuel, mais à suivre une méthode erronée. La vraie méthode serait de ramener le savoir en deçà du fossé, dans les limites de l'élan lui-même, et de réduire la philosophie à la logique. Nous ne pouvons aborder d"emblée l'examen de cette méthode, qui doit transporter la philosophie dans l'aire de l'élan; d'abord il faut parler des présupposés, selon Reinhold nécessaires de la philosophie, c'est-à-dire de l'élan vers l'élan. A titre de condition préalable pour philosopher, ou de source nécessaire des efforts qui tendent à fonder la connaissance, Rein-

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hold indique l'amour de la vérité et de la certitude 7S ; mais, à l'entendre, cela se reconnaît vite et sans peine; il ne s'y arrête pas davantage. De fait, la réflexion philosophique ne saurait avoir d'autre objet que le vrai et le certain. Or, si cet objet remplit la conscience, il ne reste aucune place pour une réflexion relative au subjectif sous forme d'amour. C'est cette réflexion, qui, en fixant le subiectif, suscite l'amour et, certes, s'il porte sur le vrai, cet objet sublime, elle le rend des plus sublimes, à l'égal de l'individu qu'anime un tel amour et dont elle postule l'existence. La deuxième condition essentielle pour philosopher, selon Reinhold, serait de croire à la vérité comme vérité, mais cela ne se reconnaît pas aussi facilement que l'amour. Le mot croire aurait suffi à exprimer ce qu'il faùt exprimer; en philosophie, l'on pourrait bien parler de croire à la Raison comme de la santé authenti.;, que; mais l'expression superflue« croire à la vérité comme vérité », loin de rendre la foi plus édifiante, la déforme. Le principal, c'est que Reinhold déclare avec conviction : ne lui demandez pas ce que signifie croire à la vérité ! Les gens auxquels cette foi ne semble pas claire par elle-même n'ont ni ne connaissent le besoin d'en trouver la confirmation dans le savoir, dont elle est le seul point de départ possible. Eux-mêmes n'entendent ri~n à l'affaire et Reinhold n'a donc plus rien à leur dire 76 • Si Reinhold se croit en droit de postuler, le présupposé de ce qui, au-dessus de toute preuve, fonde le droit et la nécessité d'un postulat réside dans le postulat de l'intuition transcendentale. Or, comme Reinhold le dit lui-même, Fichte et Schelling ont décrit l'acte propre de la Raison pure, l'intuition transcendentale, comme une activité qui revient en elle-même; mais à qui s'aviserait de lui demander de décrire ce qu'il appelle la foi, Reinhold n'a rien à dire. Il va pourtant au-delà de ce dont il s'estime tenu; il définit au moins la foi, par contraste avec le savoir, comme l'acte de tenir quelque chose fermement pour vrai hors de tout savoir; quant à la définition de ce qu'est le savoir, elle doit se préciser dans la suite de l'opération fondatrice problématique et hypothétique, avec le domaine commun du savoir et de la foi, et cela complètera la description. Si Reinhold croit que son postulat le dispense d'en dire davantage, il semble, en revanche, trouver surprenant que les Sieurs Fichte et Schelling postulent ; il considère leur postulat comme une idiosyncrasie de la conscience de certains individus exceptionnels, doués d'un sens spécial et dont la Raison même utilise les écrits pour

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publier son savoir-acte et son acte-savoir. Reinhold croit aussi (p. 143) qu'il s'est trouvé lui-même dans ce cercle magique 77 , qu'il en est sorti et qu'il est désormais en mesure de divulguer le secret. Voici ce secret divulgué: ce qu'il y a de plus universel, l'acte de la Raison, se métamorphose, selon lui, en ce qu'il y a de plus particulier, une idiosyncrasie des Sieurs Fichte et Schelling. - Les gens auxquels l'amour et la foi de Reinhold ne semblent pas clairs par eux-mêmes et auxquels il n'a rien à dire là-dessus n'en doivent pas moins supposer qu'il se situe dans le cercle magique d'un mystère, dont le détenteur, comme représentant de l'~mour et de la foi, se prétend doué d'un sens spécial; le mystère dont il s'agit s'est établi et représenté dans la conscience de cet individu exceptionnel ; il a voulu se servir des Éléments qui l'élaborent pour se publier dans le monde sensible, etc. Le postulat de l'amour et de la foi rend un son plus grave et plus doux que l'exigence, si déconcertante, d'une intuition transcendentale ; il se peut qu'un postulat suave semble plus édifiant au public et que le postulat rébarbatif de l'irituition transcendentale le repousse; mais, pour l'essentiel, cela ne fait rien à l'affaire. Ici nous arrivons au présupposé principal et, enfin, il intéresse directement la philosophie. Ce que la philosophie doit présupposer à titre provisoire pour constituer ne serait-ce qu'une tentative possible; Reinhold l'appelle la vérité originelle 78 *, le vrai et certain en soi, le principe explicatif de toute vérité concevable; d'autre part, le commencement effectif de la philosophie doit être la première vérité intelligible et même la vraie première intélligibilité, dont l'effort philosophique n'admet provisoirement l'existence qu'à titre problématique et hypothétique. Dans la philosophie comme savoir, elle ne s'avère être le seul commencement possible que si, dans la mesure où, quand et à proportion que l'on constate ce qui suit avec une certitude parfaite: d'une part, l'existence et les raisons du fait que cette première vérité même, ainsi que la possibilité et la réalité du connaissable et de la connaissance sont rendues possibles par la vérité originelle, le fondement originel de tout, qui s'annonce

* Reinhold reste proche de la façon de parler de Jacobi, mais non de sa façon de penser; il a dû l'abandonner, comme il le dit. Si Jacobi parle de la Raison comme de la faculté de présupposer le vrai, il oppose le vrai, comme l'essence vraie, à la vérité formelle, mais il nie, en tant que sceptique, la possibilité d'en avoir une connaissance humaine. Reinhold, en revanche, déclare avoir appris à le penser par une opération fondatrice formelle en laquelle ne réside pas le vrai selon Jacobi.

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dans le possible et le réel; d'autre pàrt, comment et pourquoi cette première vérité devient vraie par la vérité originelle, alors que celleci, hors de sa relation révélatrice avec le possible et le réel, reste tout simplement l'inintelligible, l'inexplicable, l'innommable. Comme l'indique cette forme que revêt l'Absolu, celle de la vérité originelle, il ne s'agit pas, en philosophie, de produire le savoir et la vérité par la Raison; l'Absolu, sous forme de vérité, n'est pas une œuvre de la Raison, mais il est déjà en soi et pour soi véritable et certain, donc objet de connaissance et de savoir. La Raison ne peut entrer avec lui dans aucune relation active; au contraire, il faudrait envisager toute activité de la Raison, toute forme que celle-ci donnerait à l'Absolu, comme une façon de le modifier; or, toute modification de la vérité originelle produirait l'erreur. Philosopher signifie donc accueillir en soi, dans un état de simple réceptivité passive, le connu tout préparé d'avance: et l'on ne saurait nier la commodité de cette méthode. Il n'est pas besoin de rappeler que, sans la connaissance, entendue comme une foi et un savoir, toute vérité, toute certitude est un non-sens : l'Absolu ne devient vrai et certain que par l'activité propre de la Raison. L'on comprendra cependant à quel point, si l'on présume aussi commodément une vérité originelle toute faite, il doit sembler étrange d'affronter l'exigence que la pensée se hausse au savoir par l'activité propre de la Raison, que la science crée la nature pour la conscience et que le sujet-objet ne soit rien à moins de se créer par une activité propre. Grâce à ce procédé commode, l'union de la réflexion et de l'Absolu dans le savoir s'accomplit tout à fait selon l'idéal d'une utopie philosophique: l'Absolu se prépare pour lui-même d'avance comme quelque chose de vrai et de connu, puis il se livre au savoir passif, qui n'a qu'à ouvri; la bouche pour en jouir sans réserve. De cette utopie, l'on a banni l'acte pénible, assertorique et catégorique de créer et de construire; il suffit de l'acte problématique et hypothétique qui consiste à secouer l'arbre de la science, planté dans le sable de l'activité fondatrice, pour faire tomber les fruits d'eux-mêmes prémâchés et prédigérés. L'entreprise de la philosophie amoindrie, qui se veut réduire à une tentative problématique et hypothétique, à du provisoire, ne peut se passer de poser l'Absolu d'avance, comme une vérité originelle et déjà connue; sinon, comment faire procéder la vérité et le savoir du problématique et de l'hypothétique ? L'on nous dit qu'en admettant et poUt autant que l'inintelli-

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gible en soi et la vérité originelle constituent le présupposé de la philosophie, par ce motif et dans cette mesure, seule une vérité intelligible peut les annoncer; et que l'on ne peut philosopher à partir d'une vérité originelle inintelligible, mais qu'il faut partir d'une vérité intelligible. - Non seulement rien ne justifie ce raisonnement, mais c'est plutôt la conclusion inverse qui semble s'imposer : si la vérité originelle, le présupposé de la philosophie est inintelligible, l'intelligible ne peut annoncer cette vérité originelle que par son contraire, donc faussement. Mieux vaudrait dire que la philosophie doit en effet commencer, se poursuivre et finir par des concepts, mais par des concepts inintelligibles ; car la limitation d'un concept, loin d'annoncer l'inintelligible, le dépasse; l'union de concepts opposés dans l'antinomie, ce qui se présente à la faculté de concevoir comme la contradiction, se rattache directement à l'inintelligible et en constitue donc l'annonce, non pas simplement problématique et hypothétique, mais assertorique et catégorique ; c'est la vraie révélation de l'inintelligible dans des concepts rendue possible par la réflexion. Si l'Absolu, selon Reinhold, n'est inintelligible que hors de sa relation avec le réel et le possible où il se révèle et si l'on doit donc le reconnaître dans le possible et le réel, il ne peut s'agir que d'une connaissance de l'entendement et non d'une connaissance de l'Absolu. La Raison, qui voit le réel et le possible dans leur relation avec l'Absolu, dépasse ainsi le possible et le réel comme tels : devant elle, ces termes disparaissent avec leur détermination et leur opposition et elle ne reconnaît donc pas, comme révélation, la manifestation extérieure, mais l'essence qui se révèle; en revanche, un concept pour soi, tel que l'unité abstraite de la pensée, ne saurait lui annoncer l'essence, mais la fait disparaître dans la conscience; elle ne disparaît certes pas en soi, mais dans une telle spéculation. Passons à l'examen de la tâche véritable de la philosophie réduite à la logique. Cette tâche consiste à analyser l'application de la pensée comme telle, afin de découvrir et d'établir la vérité originelle avec le vrai et le vrai par la vérité originelle ; nous voyons bien les divers Absolus nécessaires à cet effeC 9 :

a) La pensée ne devient pas telle dans et par l'application et en tant qu'appliquée, mais il faut concevoir sa nature interne, c'està-dire la possibilité de réitérer sans fin une seule et même chose, en une seule et même chose, par une seule et même chose: l'iden-

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tité pure, l'infinité absolue, qui exclut d'elle-même toute dissociation, toute succession, toute juxtaposition. b) L'application de la pensée est tout autre chose que la pensée même: la pensée ne se confond certes d'aucune manière avec son application, mais il n'est pas moins certain que l'on n'accède à la pensée qu'en son application et par elle. c) A cela s'ajoute encore un troisième terme = C, la matière de l'application de la pensée; on postule cette matérialité, qui en partie, s'anéantit dans la pensée et, en partie, s'assemble avec elle; s'il est légitime et nécessaire d'admettre et de présupposer la matière, cela tient à ce que toute application de la pensée s'avérerait impossible s'il n'existait une matière. Or, la matière ne peut être ce qu'est la pensée; s'il s'agissait de la même chose, il ne s'agirait pas d'une autre et cela exclurait toute application, car la pensée a pour caractère interne l'unité; la matière a donc pour caractère interne l'opposé, la diversité. -=-- Ce qu'auparavant l'on considérait comme une donnée empirique directe résulte d'un postulat depuis l'époque de Kant, autrement dit reste immanent; il faut postuler l'objectif; les lois, les formes, ou toutes données empiriques que l'on voudra ne sont plus autorisées que dans l'ordre subjectif sous le nom de faits de conscience.

et poser celle-ci comme subjective et objective à la fois, donc comme n'étant ni l'un ni l'autre, cela ne serait pas permis; opposée à une objectivité, la pensée se définit comme une subjectivité ;.l'opposition absolue se trouve érigée en thème et en principe de la philosophie précipitée dans l'amoindrissement par la logique. Si l'on suit ce principe, la synthèse elle aussi disparaît. On la désigne par le mot populaire d'application et, même sous cette forme déficiente de deux termes en opposition absolue, dont il ne faut pas attendre grand chose à synthétiser, elle ne satisfait pas à l'exigence que le premier thème de la philosophie soit quelque chose d'intelligible. Même la synthèse mesquine de l'application comporte un passage de l'un au multiple, une union de la pensée et de la matière et elle inclut donc en elle un terme dit inintelligible. Pour pouvoir synthétiser pensée et ma~ière il ne faudrait pas les mettre en opposition absolue, mais les poser d'emblée dans l'unité; nous en serions alors à la mauvaise unité du sujet et de l'objet de l'intuition transcendentale, à la pensée intellectuelle .. Dans cet exposé préalable et introductif, Reinhold n'a cependant pas apporté tous les éléments du Précis de logique qui peuvent servir à atténuer les difficultés du genre inhérent à l'opposition absolue. En effet, outre la matière et la déduction de sa diversité, le Précis postule encore une aptitude et une prédisposition intrinsèques de la matière à être pensée; il postule, à côté de la matérialité vouée à l'anéantissement dans la pensée, autre chose, qui ne se laisse pas anéantir par la pensée et ne manque pas même aux perceptions des chevaux : une forme indépendante de la pensée et avec laquelle la forme de la pensée doit s'assembler, car, selon la loi de la nature, la forme ne se laisse pas détruire par la forme; outre la matérialité inaccessible à la pensée, outre la chose en soi, il postule une matière absolument représentable, indépendante de qui se la représente, mais rapportée à la forme dans la représentation. Ce rapport de la forme à la matière, Reinhold l'appelle toujours application de la pensée; il évite le mot représentation, dont Bardili se sert à ce propos. L'on a affirmé que le Précis de logique n'est que la philosophie élémentaire récha uffée 8 0 • L'on ne semble pas avoir attribué à Reinhold l'intention de réintroduire dans le monde philosophique, sous cette forme à peine modifiée, la philosophie élémentaire passée de mode auprès de ce public ; il semble bien plutôt que la simple réception et l'étude pure de la logique se soient inconsciemment formées à leur propre école. A cette con-

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D'abord, en ce qui concerne la pensée, comme on l'a déjà rappelé ci-dessus, Reinhold attribue l'erreur fondamentale de toute la nouvelle philosophie au préjugé fondamental, à la mauvaise habitude de prendre la pensée pour une simple activité subjective et il tente, rien qu'à l'essai, à titre provisoire, de faire une fois abstraction de toute sa subjectivité et son objectivité. Or, on voit aisément que, s'il pose la pensée dans l'unité pure, qui fait abstraction de la matérialité et s'oppose donc à elle, et s'il passe ensuite, par nécessité, de cette abstraction au postulat d'une matière essentiellement distincte de la pensée et indépendante d'elle, cette erreur fondamentale et ce préjugé fondamental surgissent avec toute leur force. La pensée ne signifie pas ici, pour l'essentiel, l'identité du sujet et de l'objet, qui la caractérise comme l'activité de la Raison et permet de ne faire abstraction de toute subjectivité et objectivité qu'autant que la pensée est l'une et l'autre à la fois; mais l'objet est une matière postulée aux fins de la pensée, donc celle-ci se réduit à une pure subjectivité. Si l'on voulait, par complaisance envers une telle tentative, faire abstraction de la subjectivité de la pensée

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ception de l'affaire Reinhold oppose les arguments suivants dans les Éléments d'un tableau : loin de chercher sa propre philosophie élémentaire dans le Précis de logique, c'est lui le premier qui y a vu une parenté avec l'idéalisme; et il aurait plutôt soupçonné là n'importe quelle autre philosophie que la sienne, à cause de l'ironie amère avec laquelle Bardili la mentionne à tout propos : - les mots représentation, objet représenté, simple représentation etc. signifient, dans le Précis, tout le c.ontraire de ce qu'ils signifiaient. selon l'auteur de la Philosophie élémentaire et nul n'est mieux placé que lui pour le savoir.; - quiconque affirme que le Précis est d'aucune manière concevable la Philosophie élémentaire de Reinhold remaniée met par là en évidence qu'il juge sans avoir compris. Sur le premier motif, l'ironie amère, il n'y a pas lieu d'insister davantage. Quant au reste,il s'agit d'affirmations dont une brève comparaison des thèmes principaux de la Théorie avec le Précis permettront d'apprécier la valeur. Selon la Théorie, l'acte de se représenter suppose les conditions internes, les parties intégrantes essentielles de la représentation que voici : a) une matière de la représentation, le donné de la réceptivité, dont la forme est la diversité 81 ; b) une forme de la représentation, le produit de la spontanéité, dont la forme est l'unitéB 2 • Dans la logique : a) une pensée, une activité, dont le caractère fondamental est l'unité 83 ; b) une matière, dont le caractère fondamental est la multiplicité 84 ; c) l'instauration d'un rapport entre les deux termes s'appelle, dans la Théorie et la Logique, l'acte de se représenter, mais Reinhold parle toujours d'application de la pensée. Forme et matière, pensée et matière existent dans les deux œuvres également pour elles-mêmes. De plus, en ce qui concerne la matière: a) une partie de celle-ci, dans la Théorie et la Logique, est la chose en soi ; dans la première, l'objet même, insusceptible de représentation, mais aussi impossible à dénier que les objets représentables eux-mêmes; dans la seconde, la matérialité, que la pensée doit anéantir, l'impensable de la matière;

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b) l'autre partie de l'objet est constituée, dans la Théorie, par cette vieille connaissance, par la matière de la représentation, dans la Logique, par l~ forme de l'objet, indépendante de la pensée, inextirpable, avec laquelle la forme de la pensée doit s'assembler, car la forme ne peut anéantir la forme. La pensée doit se précipiter dans la vie par delà cette dichotomie de l'objet: d'une part, une matérialité qui présente un caractère absolu pour la pensée et avec laquelle celle-ci ne saurait non seulement s'assembler, mais rien entreprendre que de l'anéantir, autrement dit d'en faire abstraction; d'autre part, une disposition propre à l'objet, cette fois encore indépendamment de toute pensée, mais qui constitue une forme pensable et avec laquelle la pensée doit s'assembler tant bien que mal. En philosophie si la pensée qui s'est ainsi précipitée dans une telle dualité absolue en ressort c'est après s'y être cassé le cou: la dualité peut sans fin changer de forme, elle n'engendre jamais que cette seule et unique nonphilosophie. Assez à la manière de l'homme auquel on fit tant de plaisir en lui servant à boire, à son insu, le vin de sa propre cave, Reinhold voit, dans la réimpression de cette théorie de sa propre doctrine, l'accomplissement de tous ses espoirs et de tous ses vœux, la fin des révolutions philosophiques pour le siècle nouveau : ainsi pourra s'établir directement, avec la réduction, de valeur universelle, de la philosophie à la logique, la paix perpétuelle philosophique. Pour se mettre à sa nouvelle tâche dans cette vigne philosophique - et comme en son temps le Journal politique au début de chaque article - Reinhold raconte qu'encore et une fois encore les événements se sont déroulés d'une autre manière qu'il ne l'avait prédit, d'une autre manière qu'il ne l'avait annoncé au début de la révolution, suivant un cours différent de celui qu'en son milieu il s'était efforcé de favoriser, d'une autre manière qu'au moment où, vers sa fin, il la croyait arrivée au but; il se demande s'il ne se trompe pas pour la quatrième fois. Si l'on admet que le grand nombre des erreurs peut faciliter un calcul de probabilités et aider à apprécier ce que l'on appelle une autorité, les Contributions permettent d'en énumérer plusieurs autres que les trois reconnues, avant la dernière, qui n'est pas censée en constituer une véritable: - selon la p. 126 Reinhold a dû abandonner à jamais le point médian entre la philosophie de Fichte et celle de Jacobi, qu'il croyait avoir découvert;

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il croyait, souhaitait, etc., p. 129, pouvoir ramener l'essentiel de la philosophie de Bardili à l'essentiel de celle de Fichte et inversement; il s'était donné poùr tâche de tout mettre en œuvre afin de persuader Bardili de se considérer comme un idéaliste ; or, non seulement Bardili ne s'est pas laissé convaincre, mais c'est au contraire lui, Reinhold, que les lettres de Bardili, p. 130, contraignirent à abandonner tout idéalisme ; - après l'échec de la tentative avec Bardili, Reinhold recommanda instamment le Précis à Fichte, p. 163, avec cet appel: quel triomphe pour la bonne cause si Fichte, se dégageant de la lettre de son œuvre et de la vôtre (de Bardili), qui en rend l'accès si redoutable, vous rejoignait dans l'unité. On sait comment l'affaire a fini. Enfin, s'il s'agit de vues historiques, l'on ne doit pas oublier que Reinhold se trompe lorsqu'il croit voir dans une partie de la philosophie de Schelling la totalité du système et prend cette philosophie pour l'idéalisme au- sens habituel du terme. Quant à prédire l'is~ue finale de la réduction logique de la philosophie, cela n'est pas facile. La trouvaille offre un moyen trop commode de se tenir hors de la philosophie et de philosopher quand même pour ne pas exercer un attrait ; mais elle se condamne ellemême. Elle oblige à choisir l'une quelconque des nombreuses formes possibles du point de vue de la réflexion et chacun peut à loisir s'en donner une différente. Cela revient alors à instaurer un nouveau système au lieu d'un ancien et ne peut rien signifier d'autre, car la forme réflexive doit être considérée comme l'essence du système; voilà d'ailleurs comment Reinhold lui-mme a pu voir dans la Logique de Bardili un système différent de celui de sa propre Théorie. La tendance fondatrice, qui veut ramener la philosophie à la logique, implique une fixation par soi-même de la manifestation de l'un des aspects du besoin universel de la philosophie; à ce titre, elle doit venir à sa place objective, nécessaire et déterminée dans la diversité des aspirations culturelles d'ordre philosophique ; mais elle doit aussi se donner une forme stable pour atteindre à la philosophie même. Au fur et à mesure que l'Absolu suit la ligne de son développement et le produit pour aboutir à l'accomplissement de lui-même, il doit aussi, en chaque point, se retenir et s'organiser comme une forme: cette diversité le manifeste en voie d'édification. Si le besoin de philosopher n'atteint pas son centre, il fait apparaître une séparation entre les deux aspects de l'Absolu, qui est à

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la fois l'intérieur et l'extérieur, l'essence et le phénomène: surtout entre l'essence intérieure et le phénomène extérieur. Le phénomène extérieur pour soi devient la totalité objective absolue, la diversité dispersée à l'infini, qui veut porter le multiple à l'infini et se montre ainsi liée à l'Absolu par une connexité inconsciente; à de tels efforts dépourvus de caractère scientifique on doit rendre cette justice qu'ils ressentent le besoin d'une totalité, car ils tentent de déployer l'empirique à l'infini: bien qu'inévitablement la matière s'amenuise beaucoup à la fin. Ces efforts appliqués à la matière objective et sans fin constituent le pôle opposé à celui de la compacité, qui veut rester en l'essence intérieure et ne peut déboucher de la contraction de sa matière solide dans l'expansion de la science. Par leur activité sans fin, ces efforts viennent, sinon faire vivre l'essence morte à laquelle ils s'appliquent, du moins la faire bouger ; jamais les Danaïdes n'atteignent la plénitude parce qu'éternellement l'eau s'écoule et ces efforts ne l'atteignent pas davantage, car à force de déverser ils étendent à l'infini la surface de leur mer. S'ils n'ont jamais la joie de ne plus rien trouver qui ait échappé au déversement, cela même leur donne sans fin matière à s'affairer sur une étendue sans limite; ils ne s'écartent pas du lieu commun qui dit qu'aucun esprit créé ne saurait pénétrer à l'intérieur de la nature; ils renoncent à créer l'esprit et l'intériorité, à faire vivre comme une nature un monde mort. - En revanche la force d'attraction interne du rêveur ne veut pas de l'eau, dont l'apport à la compacité lui permettrait de se cristalliser en une forme; l'élan qui fermente, suscité par la nécessité naturelle de produire une forme rejette ce qui rendrait celle-ci possible ; il dissout la nature en esprits, il la façonne en formes informes; si la réflexion l'emporte sur l'imagination, un scepticisme authentique commence. Entre les deux aspects de l'Absolu, une philosophie populaire et de formulaire 85 propose un faux point médian: elle ne comprend ni l'un, ni l'autre et se croit à même de les satisfaire tous deux si le principe de chacun demeure en son essence et si les deux, modifiés, s'enlacent. Cette philosophie ne saisit pas en elle les deux pôles, mais tandis qu'ils se modifient en surface et forment une union de voisinage, elle laisse échapper l'essence de l'un et de l'autre; elle reste aussi étrangère aux deux qu'à la philosophie. Du pôle de la dispersion, elle tient le principe de l'opposition; cependant les termes opposés ne doivent pas être de simples phénomènes et concepts à l'infini, mais l'un d'eux doit se caractériser en outre comme

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infini et inintelligible; ainsi pense-t-on satisfaire le besoin de suprasensible de l'enthousiaste. Cependant le principe de la dispersion rejette le supra-sensible, tout comme le principe de l'enthousiasme rejette l'opposition du supra-sensible et l'existence de tout terme limité à côté de celui-ci. De même la philosophie rejette cette apparence de point médian que la philosophie populaire donne à son principe de l'absolue non~identité du fini et de l'infini. Par l'identité absolue, la philosophie élève à la vie les termes morts de la division en deux. Par la Raison, qui les engloutit tous deux et, maternelle, les pose ensemble dans l'égalité, elle veut accéder à la conscience de cette identité du fini et de l'infini, donc au savoir et à la vérité.

DE LA RELATION ENTRE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE ET LA PHILOSOPHIE EN GÉNÉRAL journal critique de philosophie vol. 1, n° 3, 1802 par F.W.J. Schelling ou G.W.F. Hegel

Le présent Essai a pour but de montrer sous leur jour véritable un certain nombre de préjugés et de propos relatifs et hostiles à la philosophie de la nature, qui résultent, soit d'une conception unilatérale et fausse de la philosophie, soit d'un esprit superficiel et tout à fait étranger à la science. Si l'on suppose ici qu'entre la philosophie de la nature et la philosophie en général il existe une relation, celle-ci ne doit nullement être conçue comme une subordination. Ce qui est philosophie l'est pour le tout et sans partage. Ce qui ne l'est pas en ce sens, ou tire seulement ses principes de la philosophie, mais, quant au reste, s'écarte tout à fait de son objet et poursuit des fins d'un ordre tout différent, ne saurait s'appeler ni philosophie, ni science philosophique au sens strict. Toutes les discussions que l'on fait à cet égard sont vides et d'ordre purement idéel: il n'y a qu'une philosophie et une science de la philosophie. Parler de sciences philosophiques diverses, cela signifie au plus que l'on expose la totalité une et indivise de la philosophie sous le rapport de diverses déterminations idéelles, ou, pour employer tout de suite le mot bien connu, à diverses puissances. La manifestation achevée de la philosophie n'apparaît qu'avec la totalité des puissances. Le principe de la philosophie même est l'identité de toutes les puissances et ne saurait donc en avoir aucune. Ce point d'indifférence de l'unité absolue réside aussi en chaque unité particulière pour soi et. toutes les unités se répètent en chacune. Construire la philo~phie, c'est essayer non de construire les puissances comme telles, donc comme diverses, mais de représenter en chacune l'Absolu seul, afin que chacune pour soi redevienne le tout. A l'intérieur de la totalité organique et intégrée de la philosophie, les parties individuelles entrent dans une relation comparable à celles des différentes figures d'une œuvre poétique parfaitement construite : chaque partie, comme membre du tout, le reflète en entier et, à ce titre, redevient elle-même absolue et indépendante. Vous pouvez dégager du tout la puissance isolée et traiter d'elle

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à part; mais ce n'est que dans la mesure où, en elle, vous présentez le tout que cette présentation est elle-même de la philosophie. Chaque fois qu'au contraire vous traitez d'une puissance à titre particulier et lui assignez, comme particulière, des lois ou des règles, votre exposé ne peut s'appeler que la théorie d'un objet déterminé, par exemple la théorie de la nature ou de l'art. Une remarque de principe aide à comprendre cela de façon générale: toutes les oppositions et différences se réduisent à des formes diverses, inconsistantes en leur diversité; elles ne sont réelles qu'en leur unité; autrement dit, puisque l'unité de toutes ne saurait constituer une particularité de plus, elles ne le sont que dans la mesure où chacune représente en elle la totalité absolue, l'univers. Si vous fondez les lois sur la particularité comme telle, vous éloignez d'autant votre objet de l'Absolu et votre science de la philosophie. La philosophie de la nature est donc, en cette qualité, la philosophie totale et indivise ; dans la mesure où la nature est le savoir objectif et où l'expression du point d'indifférence pour autant qu'il réside en elle, est le Vrai, pour autant qu~il réside dans le monde idéel, le Beau, le nom de philosophie de la nature convient à la phi.. losophie entière sous son aspect théorique. Que d'un autre point de vue de la théorie de la nature, comme physique spéculative, tire aussi ses principes de la philosophie de la nature, cela ne nous intéresse pas ici et, dans l'immédiat, nous excluons totalement cette relation. C'est de la philosophie de la nature comme telle et en soi que nous parlons, non de ses simples dérivés, bien que l'on confonde ceux-ci presque.toujours avec elle. Après ces explications, pour pouvoir parler d'une relation de la philosophie de la nature avec la philosophie en général, il faut soit en rapporter l'idée à quelque objet censé constituer la philosophie, soit l'envisager, en tant qu'absolue, comme une partie intégrante et nécessaire de la philosophie totale. Or, la philosophie totale se prête à un double examen, du point de vue purement scientifique, ou de celui de sa participation au monde, qui se présente elle-même sous deux aspects: les rapports avec la religion, pour autant que celle-ci soit elle-même la spéculation devenue l'immuable contemplation objective; et les rapports avec la moralité, pour autant que celle-ci soit une expression objective d'idées spéculatives dans l'action. La poésie, tant qu'elle ne devient pas l'affaire de l'espèce, ou du moins de toute une lignée, l'unité et la totalité d'une nation,

n'entre elle-même en jeu qu'à travers des relations; les seuls points d'incidence inconditionnels et de validité générale sont les deux indiqués, auxquels nous nous limiterons donc dans la présente étude.

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La philosophie de la nature s'expose à des jugements erronés, portés contre elle au nom de ce que l'on se plaît à qualifier de philosophie, mais ceux-ci s'entremêlent de si près à l'erreur fondamentale qui est le pilier de presque toutes les tentatives récentes et même des essais de revirement, qu'afin de comprendre les jugements, il faut remonter jusqu'à l'erreur. Dans une certaine mesure, cette erreur constitue aussi le point central de toute la culture moderne et, si la philosophie sort du cercle d'idées générales ainsi tracé, elle ne trouve nulle part un point de rattachement. Ici casse le fil de l'histoire, qui sans cela peut guider tant de gens d'une forme de la philosophie à une autre; pour trouver le point de rattachement, il leur faudrait remonter à une époque bien antérieure à celles qu'ils connaissent. En règle générale, les philosophes qui sont vraiment tels par un côté jugent selon le seul critère de leur limitation personnelle et ceux qui, même s'ils se targuent de l'être, ne le sont pas du tout, ne savent, pour juger, que comparer et opposer dans l'histoire. On doit donc renoncer à redresser leur opinion à moins de découvrir quel point il leur faudrait franchir pour devenir capables de porter un jugement sur le fondement et l'orientation de la philosophie de la nature. Ce point, qu'ils ne parviennent pas à franchir jusqu'à ce jour, c'est, pour le dire de la façon la plus concise, de vouloir à tout prix avoir l'Absolu hors de soi-même. Il ne convient pas ici d'exposer plus en détail comment, par nécessité, le contraire même devait résulter de l'action du christianisme, qui détermina sans réplique toute culture ultérieure de par le monde, et de la réception de l'Absolu dans la subjectivité la plus intérieure : tout le divin devait déborder sur le monde sclérosé par le retrait du principe vital. Il n'est pas non plus besoin d'expliquer davantage comment cette exigence profonde s'est enracinée irrémédiablement en se recommandant d'abord à l'irréligion suprême; celle-ci, alors que ladite exigence croyait avoir payé le tribut suprême de la piété à Dieu, qu'elle éloignait du monde comme une substance transmondaine, gardait, par contre, les mains d'autant plus libres en ce monde et pouvait

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concevoir une telle exigence et se servir d'elle à la façon de l'entendement le plus commun. Que tout dogmatisme en général et que, pour les nommer, les récentes prédications de Jacobi et affirmations confiantes de Reinhold procèdent de ce désir insatiable et d'aucune autre cause, le fait est sans doute reconnu à peu près partout. Ce que l'on reconnaît moins jusqu'ici, c'est que l'exigence di~ectement inverse, autrement dit celle de tenir le moi hors de rAbsolu, mène la philosophie aussi sûrement au même résultat. La raison pour laquelle on ne s'accorde pas autant à le reconnaître est la suivante. Sans préjudice du premier principe, on peut réintroduire l'Absolu en philosophie, après coup, comme une foi, de telle sorte qu'il reste toujours, du point de vue théorique, dans et pour le moi et n'existe indépendant du moi et hors de lui que d'un point de vue pratique. Par rapport au dogmatisme, qui affirme avoir l'Absolu hors de lui, l'on se donne donc l'avantage d'une relation de dénégation et d'annihilation, sans pour cela déternir vraiment l'Absolu dans le moi, ce qui ne pourrait advenir sans anéantir le moi en tant que forme particulière. Quand le dogmatisme pose au dehors l'Absolu, il part, comme d'un motif intérieur et caché, de l'exigence que le moi reste hors de l'Absolu. En vertu d'une simple et semblable nécessité, la posi-' tion, avouée et érigée en principe, du moi hors de l'Absolu, amène évidement à poser l'Absolu hors du moi. Cette fois encore, l'effet du principe en constitue la motivation interne, comme les observations suivantes l'établiront peut-être avec clarté. C'est là, sans aucun doute, aboutir à un dogmatisme inversé, qui consiste à nier l'en soi dans la philosophie théorique: non pas comme si le moi le posait vraiment en lui-même ou se posait vraiment en lui, mais au sens d'un dépassement pur et simple, d'une dénégation totale de sa réalité. La raison alléguée, c'est que l'en soi, toujours susceptible d'être posé dans le moi comme un objet de pensée, se définit donc comme un produit du moi. Ici l'exigence s'exprime donc ouvertement: l'en soi, dit-on, pour être réel, ne doit pas dépendre du moi, mais résider hors de lui; voilà bien la formulation lumineuse de tout le présupposé du dogmatisme. C'est une confusion tout à fait singulière que de considérer et de présenter, sans plus, une philosophie comme un idéalisme et même total parce qu'elle 1) nie de façon générale l'en soi (l'idéal

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absolu) ; 2) le nie parce qu'il ne semble concevable que comme une chose en soi, une extériorité par rapport au moi, donc à la manière du réalisme dogmatique ; or, mise à part la tradition de Kant, qui était d'ailleurs bien autrement fondé à qualifier sa philosophie d'idéalisme, cette confusion s'explique par le seul avantage d'en imposer à l'entendement commun en l'assurant que les choses sensibles individuelles n'existent pas hors de lui; à cela s'ajoute l'importance cachée que l'on donne à la réalité de ces choses quand on peut ériger la dénégation de leur existence en caractéristique d'une philosophie déterminée et décorer celle-ci du nom d'idéalisme' en vertu de cette seule dénégation. Tout cet idéalisme se propose de conserver au moi son intégrité empirique: c'est justement pour permettre au moi d'exister pour soi qu'il faut penser l'en soi comme extérieur à lui, donc faire disparaître l'en soi. Un tel idéalisme s'assigne pour loi générale de ne reconnaître la conscience pure qu'autant qu'elle est donnée dans l'empirique, mais cette dernière n'existe pas sans un contact avec les objets. Il faut donc qu'un choc théoriquement incompréhensible, ou des limites incompréhensibles entre lesquelles le moi se trouve enfermé, posent en lui, pour chaque objet, une affection correspondante. Tel est l'aspect sensible et, en même temps, pratique du moi. Par son intuition, donc comme une intelligence dont l'activité interne est un va-et-vient, il perçoit les qualités du lisse, du rugueux, du sucré ou de l'amer à l'extérieur dans l'espace forme générale du mouvement de va-et-vient - il les y pose, les étend sur une surface et, en un mot, les façonne en choses concrètes. Une philosophie de la nature peut à juste titre se passer de vulgarisations de ce genre, tout comme d'une représentation de la nature qui la fait consister en des affections, le vert et le jaune, etc. et, de plus, en des objets produits, ronds ou anguleux : cela semble aller de soi. Le plus curieux, c'est que l'on imagine avoir annihilé la nature parce qu'en conservant toute la réalité empirique des accidents l'on ne transplante dans le moi que l'essence ou la substance à laquelle ils s'attachent: comme si les accidents ne trouvaient pas là plutôt leur fondement solide pour devenir tout à fait indestructibles. La raison pour laquelle, sous cette forme, la philosophie ne décrète ni une nature en général, ni une philosophie de la nature, ne saurait faire de doute ; si elle ne décrète pas cette dernière, ce n'est pas, comme elle voudrait s'en donner l'apparence, pour évi-

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ter que la philosophie de la nat4re ne fonde un réalisme empirique, mais bien plutôt parce qu'elle considère comme un néant le réalisme fondé sur les affections du moi décrites ci-dessus et veut atteindre l'en soi intelligible de la nature; c'est parce qu'elle affirme non une opposition entre la nature et le moi, un être de la nature hors du moi, mais une identité absolue, où les deux s'engloutissent ensemble; autrement dit, elle ne reconnaît une limite véritable ni dans le choc incompréhensible, ni dans les limites incompréhensibles ; elle est donc, en un mot, un idéalisme absolu. Il nous reste à examiner de façon plus précise l'aspect pratique de ce genre de philosophie pour voir, avec une entière clarté, les rapports entre son idéalisme et le dogmatisme. Voici ce que l'on affirme: du point de vue théorique, la philosophie est l'idéalisme; du point de vue pratique, le réalisme s'instaure et retrouve ses droits: On ne se propose, nullement ainsi de porter l'idéalisme à l'Absolu de façon véritable afin d'inclure en lui le réalisme de plein droit. On ne se propose donc pas de dépasser vraiment l' opposition entre l'un et l'autre. De reste, ce point de vue pratique s'accompagne d'une interprétation théorique et seules les assertions spéculatives dont il fait l'objet peuvent constituer de la philosophie au sens propre. Voilà pourquoi, même sous cet aspect, l'ensemble une fois encore se résout en un idéalisme qui maintient le moi hors de l'Absolu, donc aussi l'Absolu hors du moi. Pour poser la question tout rondement: qu'est-ce au juste qui incite cet idéalisme à chercher le réalisme dans la philosophie pratique? - C'est son concept du réalisme, à savoir que le moi, si l'on veut que l'Absolu soit réel, doit l'avoir hors de lui, indépendant de lui. Selon ledit idéalisme, l'Absolu n'a de réalité qu'autant que le moi, vis-à-vis de lui, se trouve dans une relation d'esclavage et de soumission. Pour que cette conception de la réalité s'accomplisse, il faut que l'Absolu se manifeste sous la forme du commandement absolu et le moi sous celle de l'acceptation et de la réception inconditionnelles de ce commandement. Seul le devoir en ce qu'il a de catégorique ne se prête pas au jeu de la philosophie théorique, qui sans cesse recommence à poser l'Absolu dans le moi comme un objet de pensée et fait ainsi de lui le produit du moi. C'est parce que l'Absolu, dans cette relation, garde le caractère de l'extérieur absolu par rapport au moi qu'il est réel!

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Or, l'opération suppose aussi que jamais ce terme catégorique et infini ne fasse l'objet d'une absolue réception dans le moi: car si l'on en arrivait là, l'opposition inéluctablement nécessaire et désirée du moi et de l'Absolu serait dépassée. L'Absolu, posé de nouveau dans le moi, ne serait donc plus réel. Il s'avère donc nécessaire de prolonger cette relation en une progression sans fin pour que le système se maintienne. Il s'avère par là même impossible qu'une éternité réside dans le temps et que le fini s'approprie d'avance l'infinité. D'autre part, les sensations et affections du moi concourent à l'entretenir comme empirique, donc en oPP9sition, en union simplement relative avec le moi pur, qui est l'acte pur de vouloir et il faut encore que ces affections soient déterminées d'avance de manière à correspondre aux buts pratiques des êtres rationnels. La lumière 86 n'est ni la percée du principe divin dans la nature, ni le symbole du savoir originel éternel incorporé à la nature ; elle existe afin que les êtres rationnels, dont le corps est un assemblage d'une matière plus résistante et sujette à modification, puissent se voir les uns les autres quand ils parlent ensemble '; de même l'air 86 sert à ce qu'ils puissent parler entre eux quand ils se voient les uns les autres. Ces êtres rationnels, pourtant eux aussi des manifestations limitées de la Raison absolue, donc empiriques à l'égal de tout autre et sans que leurs faits et gestes laissent reconnaître en eux aucun motif d'invoquer une telle priorité, voici qu'ils constituent, dans l'univers, la catégorie générale à-laquelle a été inoculée toute la finitude. Quant à savoir ce qu'est l'identité absolue, en laquelle se trouve prédéterminée la limitation générale et particulière de chaque être rationnel et en laquelle seule réside, pour finir, la nature, les considérations suivantes vont l'indiquer. Si les langues nordiques barbares ne possèdent pas d'autre terme pour l'Absolu qu'un dérivé du mot « bon »87, de même l'ordre moral du monde ne s'entend que de façon paraphrastique et exprime une semblable indigence, non pas linguistique, mais philosophique. Attendu qu'au lieu d'une signification spéculative l'Absolu en revêt une purement morale, celle-ci s'étend nécessairement à tout. L'univers lui aussi se réduit à un monde qui dépend de conditions morales et, pour le reste, toute la beauté, toute la splendeur de la nature se dissolvent dans des relations de ce genre, mais peu importe : l'essentiel de la nature se réduit au lisse et au rugueux, au vert et au jaune et c'est nous qui produisons, à l'origine, le lisse et le rugueux, le vert et le jaune 88 •

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A part l'idée de Dieu que l'on nous propose il n'en existe aucune autre, car Dieu réside en cette seule relation du devoir, il reste extérieur au moi de toute éternité. De même la nature ne peut être projetée et réalisée que dans un ordre moral, car cet ordre seul permet de déterminer, pour chaque individu, la limitation générale et particulière en vertu de laquelle il se trace à lui-même son propre monde : or, celui-ci constitue le domaine de son devoir en général et, sans l'impératif catégorique, ne serait pas un monde du tout. La question vraiment spéculative reste donc toujours sans réponse: comment le un pur et simple, l'éternelle volonté tout à fait simple dont tout découle se déploie-t-elle en une multiplicité, puis en l'unité qui renaît à partir du multiple, c'est-à-dire dans un monde moral ? Pour répondre à cette question, il ne sert à rien de présenter le un pur et simple comme une volonté89 : de telle définitions idéelles restent de pures contingences en philosophie et ne font pas progresser la spéculation. Ce serait une tâche indispensable et inévitable que de répondre à cette question si vraiment la philosophie dont nous parlons érigeait en principe l'Absolu tel qu'elle le conçoit: mais elle s'en garde bien. Elle se fait donner, et c'est commode, toute la finitude en même temps que le moi et elle partage avec le dogmatisme la conception de l'Absolu comme un résultat, comme un terme qu'il faut fonder; le dogmatisme ne conclut à l'existence de Dieu qu'à partir du monde, car il ne comprendrait pas le monde sans Dieu ; cette forme de la philosophie, qualifiée d'idéalisme, ne suppose l'existence de Dieu que pour donner un sens aux buts de la morale et ne le fait donc pas du tout pour Dieu lui-même. Dieu pourrait aussi bien ne pas exister si l'on réussissait à.s'arranger sans lui dans le monde moral, tout comme il le pourrait, selon le dogmatisme, si l'on parvenait à donner sans lui une explication du monde. Dieu n'existe pas aux fins de sa propre nature absolue, comme l'idée de toutes les idées, qui inclut immédiatement en elle et par elle-même la réalité absolue, mais dans une relation, de surcroît unilatérale, avec les êtres rationnels. U ne seule caractéristique distingue cette philosophie : elle revêt d'uneforme nouvelle l'archivieille division en deux: (de telles formes, il y en a sans nombre, aucune ne demeure, chacune porte en elle la précarité) : elle ne peut donc rien fonder de durable. Un enthousiasme qui se targue de grandeur quand il oppose, par la

pensée, son moi à l'élan sauvage des éléments, aux milliers de milliers de soleils du cosmos avec leurs débris, la rend populaire; il fait d'elle un fruit, d'ailleurs stérile et creux, de l'époque dont l'esprit, après avoir emporté dans son mouvement ascencionnel cette forme vide pendant un temps, va l'entraîner dans les profondeurs de son reflux. Seul reste ce qui dépasse toute division en deux, car cela seul est vraiment un et, immuable, reste le même. A partir de cela seul et de rien d'autre peut se développer un véritable univers du savoir, où prendra forme tout ce qui existe. Il n'y a que les termes issus de l'unité absolue de l'infini et du fini qui puissent donner directement d'eux-mêmes une représentation symbolique et donc aussi satisfaire à l'aspiration de toute philosophie: devenir objectifs dans la religion, cette source éternelle d'intuition neuve, et devenir un type universel de tout ce en quoi l'activité humaine s'efforce d'exprimer et de copier l'harmonie de l'univers.

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Ce qui précède montre bien que la relation entre la philosophie de la nature et un tel idéalisme, même s'il dénie la réalité sensible, reste par ailleurs grevée de toutes les contradictions du dogmatisme. Comme on peut le démontrer, sous réserve de quelques apparitions importantes, mais partout méconnues et persécutées, dont il ne saurait être ici question, toutes les modifications récentes de la philosophie et de la conception de l'univers depuis le dualisme de Descartes, où s'exprime, de façon consciente et scientifique il est vrai, la dichotomie connue de longue date, se sont présentées comme autant de formes d'une seule et même opposition insurmontée et, pour la culture antérieure, insurmontable ; en revanche, la philosophie de la nature ne peut procéder que d'un système de l'identité absolue, qui seul peut permettre de la comprendre et de la connaître; il ne faut donc pas s'étonner si elle aussi se heurte partout à des objections dès qu'entrent en jeu ce que l'on appelle d'ordinaire les intérêts généraux de l'humanité, c'est-à-dire le fonds commun de la philosophie. Si nous devons rejeter absolument les implications religieuses et morales de la philosophie admises dans les systèmes antérieurs, quiconque voudrait en conclure que nous dénions l'existence

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d'implications de ce genre de façon générale méconnaîtrait toute l'orientation de notre philosophie. Le contraire même est vrai. Nous ne reconnaissons pas la qualité de philosophie à celle qui n'est pas déjà, en son principe, une religion: nous rejetons donc une connaissance de l'Absolu qui, issue de la philosophie comme un simple résultat, ne pense pas Dieu en soi, mais dans une relation empirique. Il n'existe, selon nous, qu'un seul et même esprit de la morale et de la philosophie. Nous ne voulons donc pas d'une doctrine qui ne pourrait que réduire l'intelligence et la nature à de simples moyens de la morale et se trouverait, par là même, dépouillée de l'essence de la moralité. Afin d'éclairer ce qui suit, nous ferons observer qu'il nous est impossible de concevoir la religion, comme telle, hors de toute situation historique; cela n'étonnera pas ceux qui se sont accoutumés, de façon générale, à envisager l'historique du point de vue de concepts supérieurs et à s'élever des relations de la nécessité empirique, qu'y reconnaît le savoir commun, à la nécessité inconditionnelle et éternelle, dont l'opération prédétermine tout ce qui devient réel dans l'histoire ou dans le cours de la nature. Ce n'est par l'effet ni du hasard, ni d'une nécessité conditionnelle que précisément un tel esprit général inspire la religion du monde moderne. Si cet esprit va à l'encontre d'une orientation spirituelle qui appartenait à un monde aujourd'hui disparu, il faut en chercher l'annonce et le fondement dans le plan général des destins du monde et les lois éternelles qui fixent le déroulement de l'histoire humaine. Le christianisme eut pour germe le sentiment d'une division en deux, qui séparait le monde de Dieu ; il cherchait la réconciliation avec Dieu non pas en élevant la finitude à l'infinité, mais par l'infini qui devenait fini, par Dieu qui devenait homme. Pour le premier moment de son apparition, le christianisme établit cette union comme un objet de foi. La foi- est la certitude interne qui anticipe l'infinité. Dans cette perspective, la Christianisme se présentait lui-même comme un germe destiné à ne se développer qu'avec les déterminations du monde dans le temps sans fin. Du point de vue du tout, les déviations individuelles par rapport à cette foi et, de façon générale, les états intermédiaires ne sauraient entrer en ligne de compte. Nous ne devons fixer notre regard que sur les grands phénomènes généraux. Tous les symboles du christianisme attestent qu'ils ont pour but de représenter en images l'identité de Dieu et du monde.

L'orientation proprement chrétienne est celle de la contemplation de Dieu dans le fini. Jaillissant des profondeurs de l'essence de Dieu, elle n'est possible qu'en lui. Il y eut aussi des cas isolés de cette orientation avant le christianisme et hors de lui, mais cela prouve seulement qu'elle est universelle et nécessaire et que même les oppositions historiques, comme toutes les autres, résultent d'une simple prédominance. Nous pouvons appeler mysticisme en général ce sens orienté vers la contemplation de l'infini dans le fini. Le mysticisme est le genre d'intuition que requiert l'esprit le plus intime du christianisme : la meilleure preuve en est que le mysticisme recommence à se faire jour, sous des formes nouvelles il est vrai et, en partie, plus obscures, même dans ce qui, comme le protestantisme, s'oppose le plus à lui. Quand les mystiques chrétiens se heurtèrent à la résistance de l'opinion dominante et, considérés comme hérétiques, furent eux-mêmes exclus, cela se produisit parce qu'ils changeaient la foi en contemplation et voulaient ouvrir le fruit de l'époque avant qu'il ne fût venu à maturité. Si l'époque moderne, en général, tend à maintenir l'opposition qui existe de façon objective dans la foi (celle-ci n'est pas un savoir) et subjective (donc achevée) dans l'incroyance, cela ne saurait rien prouver à l'encontre de l'orientation première: celle qui, dans la foi même, discernait la contemplation comme une certitude, un avenir. La mystique marque le point extrême de l'opposition au paganisme dans le christianisme. En celui-ci, l'ésotérisme est la religion officielle et inversement ; en revanche, une grande partie des représentations étaient d'ordre mythique dans les mystères païens. Si l'on ne tient pas compte des objets plus obscurs de ceux-ci, toute la religion des grecs, comme leur poésie, était exempte de mysticisme. Peut-être le christianisme avait-il besoin, justement afin de développer plus à fond sa tendance initiale, que la mystique du catholicisme, pure comme le cristal et de plus en plus proche de la poésie, fût refoulée par la prose du protestantisme: de celle-ci sortit enfin le mysticisme sous sa forme la plus accomplie. L'opposition déterminée du christianisme et du paganisme nous permet de les envisager comme deux unités qui s'opposent entre elles et ne se distinguent l'une de l'autre que par l'orientation. L'unité du paganisme tenait à la divinité immédiate du naturel, l'infini accueillait ou s'incorporait absolument le fini. Si l'on peut parler d'orientation à l'instant d'une union directe entre les

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deux contraires, l'intuition religieuse et poétique du paganisme partait du fini pour aboutir à l'infini. Saisie du côté de la finitude, la mythologie grecque se présente tout à fait comme un simple schématisme du fini ou de la nature; elle n'est symbolique qu'en l'unité qu'elle a aussi atteinte dans la subordination à la finitude. Le christianisme, sous l'aspect de l'infini, se caractérise par la réflexion; son unité incorpore l'infini au fini, contemple le divin dans le naturel. Si sa tâche se situe plus au loin et si, son accomplissement requiert,. à ce qu'il semble, un temps imprévisible, c'est la nature même de cette tâche qui l'exige., On peut considérer l'unité sur laquelle se fonde la mythologie grecque comme une identité qui n'a pas encore été dépassée ; elle est celle dont part la première intuition ; son règne, comme l'âge de l'innocence, ne peut durer longtemps, elle doit paraître disparue sans retour. La tâche du christianisme présuppose la séparation absolue ; le fini dans l'infinité est l'inné-; l'infini, au contraire de la finitude, existe par la liberté; s'il se sépare, il le fait absolument. Le moment de l'union ne peut coïncider avec celui de la division en deux ; entre la séparation et le rappel du concept infini à partir de la fuite sans fin, il existe des états intermédiaires nécessaires, qui ne peuvent déterminer ni la signification du tout, si son orientation. De façon générale, tous les termes opposés cessent de l'être dès que chacun est en lui-même absolument pour soi : sur la voie tracée au christianisme il ne fait aucun doute que l'unité de la réception de l'infini dans le fini, l'autre unité, puisse se transfigurer pour acquérir la sérénité et la beauté de la religion grecque. Le christianisme comme opposition n'est que le chemin qui mène à l'accomplissement: dans l'accomplissement même, il se dépasse comme opposition ; alors le ciel est vraiment reconquis, l'Évangile absolu annoncé. Il n'existe pas de religion sans l'une ou l'autre des deux intuitions, c'est-à-dire à moins de rendre le fini directement divin, ou de contempler Dieu dans le fini. En religion, cette opposition est la seule possible; voilà pourquoi il n'y a que le paganisme et le christianisme: hormis ces deux, il n'y a rien, sauf le caractère absolu commun à l'un et à l'autre. Le paganisme voit directement le naturel dans le divin et dans les images premières de l'esprit. La vue du christianisme pénètre, à travers la nature, comme le corps infini de Dieu, jusqu'à l'intériorité ultime et l'esprit de Dieu. Pour l'un et l'autre la nature est le fondement et la source de la contemplation de l'infini.

Quant à dire si le moment présent, devenu comme il l'est pour toutes les cultures de l'époque, pour les sciences et œuvres humaines, un tournant des plus remarquables ne va pas en devenir un pour la religion, quant à savoir si la décadence et la disparition des formes épisodiques et simplement extérieures du christianisme prépare l'ère du véritable Évangile, celui de la réconciliation du monde avec Dieu, laissons à quiconque sait interpréter les signes de l'avenir le soin de répondre lui-même à cette question. La nouvelle religion (des révélations l'annoncent déjà), qui revient au premier mystère du christianisme et l'accomplit s'annonce par ce signe: la renaissance de la nature comme symbole de l'unité éternelle. La philosophie doit célébrer cette réconciliation, la fin de la querelle séculaire : or, seuls peuvent saisir le sens de la philosophie et son message ceux qui reconnaissent en elle la vie de la divinité ressuscitée.

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III Le choix du point de vue général de l'histoire en philosophie présenterait un avantage pour beaucoup: il leur ferait du moins comprendre à l'intérieur de quelles formes philosophiques étriquées ils pensent avoir circonscrit l'esprit universel. D'autres, bien qu'incapables de s'élever jusqu'aux idées par une activité autonome, découvriraient tout de même un critère d'appréciation plus général et ne limiteraient plus leur connaissance des formes et tendances philosophiques au c.ercle étroit de l'époque actuelle. Un même mouvement a érigé l'absolue division en principe de la philosophie et déterminé la conception de la nature qui domine à notre époque. Dans la relation entre la science des anciens et la nature s'exprime l'identité antérieure à son propre dépassement: une telle science se limitait à l'observation, qui seule prend les objets dans leur intégrité exempte de séparation. L'art d'isoler, l'art d'observer, dans la nature, des connexions et séparations agencées par un artifice est une découverte de la culture récente. S'il faut bien admettre que l'expérience 'commune s'affaire en aveugle, le premier rayon qui suscita son éveil général et entretint la tendance plus noble à étudier la nature fut l'instinct de rappeler dans la nature la vie en fuite, comme le requiert le sentiment profond du monde moderne. Toutes les manifestations vivantes de la nature commune, ignorées des anciens et dont ils ne se souciaient guère, furent accueil-

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lies par les modernes comme autant de témoins de la vie que cette nature porte en elle : leur enthousiasme montre le manque initial de formation des modernes, par contraste avec la culture des anciens, mais aussi quelle nécessité irrésistible poussait l'esprit humain sur cette voie. Pour espérer revenir du sérieux inculte et de la sentimentalité trouble de l'attitude moderne envers la nature à la vision sereine et pure des grecs, il faut suivre ce seul chemin : restaurer, par la spéculation, l'identité perdue et redépasser la dichotomie à une puissance plus élevée, car il n'est pas de retour à la première déjà dépassée. Faute de comprendre l'ample connexité de la culture générale et des formes sous lesquelles celle-ci s'exprime, des esprits étroits peuvent condamner ou réclamer que l'on condamne la philosophie de la nature au titre de l'irréligion: elle n'en deviendra pas moins une source nouvelle de contemplation et de connaissance de Dieu. Plus méprisable encore est le reproche d'amoralisme ou d'immoralisme, à l'aide duquel une réthorique moralisatrice sans nerf et sans force, étrangère à toute idée de Dieu, non contente d'avoir déjà refoulé la religion, voudrait encore refouler même la philosophie. Par manque de formation scientifique, ceux qui moralisent ainsi conçoivent l'unité du moi et de la nature, donc la philosophie de la nature, empiriquement comme un naturalisme et, en revanche, l'idéalisme comme un égoïsme. De la véritable énergie morale devrait jaillir une philosophie dont la Raison pure ferait toute la trame et qui résiderait dans les seules idées, mais ceux qui moralisent tant le font pour s'en prendre à la Raison et à la spéculation. La moralité en principe libère l'âme de l'altérité matérielle et l'élève jusqu'au plan que détermine la Raison sans aucun mélange. De cette même purification de l'âme dépend la philosophie. Ainsi une seule et même relation intellectuelle et morale étreint-elle toutes choses : la relation avec la Raison pure, universelle, sans matière, sans médiation intercalaire ou étrangère. Une vision vraiment morale de la nature est donc aussi vraiment intellectuelle et réciproquement. Quand la relation morale exclut l'intellectuelle, elle cesse d'être morale. Les deux relations ne font qu'un en leur principe. Aucune ne précède l'autre, ni ne la suit dans la réalité. Seule l'apparence empirique fait croire le contraire: au cours de notre devenir empirique, c'est d'abord par le moral que nous nous engageons dans le monde intellectuel et nous

y reconnaissons. Le savoir inné ne fait qu'incorporer l'infini ou l'universel à la particularité de notre nature. L'exigence moralc tcnu d'elle-même directement à incorporer l'image de notre particularité à l'universel pur, à l'essence, à l'infini. Cependant cette opposition du savoir et du moral n'existe que pour qui sait et agit dans le temps. Le vrai savoir se détourne du simple reflet de l'infini dans le fini et se tourne vers l'en soi ou le savoir originel; or, dans cettc direction, il n'existe pas sans que la totalité du particulier s'incorpore à l'universel ou s'y dissolve, donc sans la pureté morale dc l'âme. La réciprocité est vraie: il n'existe pas de moralité véritable et non simplement négative si l'âme, dans lè monde idéel, ne se trouve pas comme en son pays ou sa propriété. La moralité qui se sépare de l'élément intellectuel ne peut que rester vide, car elle tire de lui seul la matière de ses actes. Voilà pourquoi l'homme qui ne purifie pas assez son âme pour participer au savoir originél ne parvient pas non plus à l'ultime perfection morale. Le domaine de ce qui est pur, directement universel, lui reste extérieur; il n'est donc pas lui-même sorti de l'impur; il ne peut se défaire du particulier et de l'empirique. « La purification », dit Platon (Phédon, p. 152)90, « consiste à séparer le plus possible l'âme du corps et à l'habituer à se rassembler et se recueillir en elle-même hors du corps, ainsi qu'à demeurer selon ses forces en elle-même ... Ce que l'on appelle la mort se produit quand l'âme se délie du corps de cette manière. Ce sont les vrais philosophes qui souhaitent le plus un tel affranchissement ». Pa,r cette volonté de purification, la morale et la philosophie se rencontrent donc. La marche à suivre pour se libérer ainsi n'est pas de concevoir la finitude de façon simple~ent négative, comme une limite de l'âme: car on ne l'a pas alors surmontée. Il faut un concept positif et une intuition semblable de l'en soi. Il faut ce savoir: seule l'apparence distingue le naturel du divin, seule une connaissance déficiente voit le corps comme tel et séparé de l'âme, car il s'identifie à elle dans l'en soi. Quiconque le sait comptera parmi ceux qui se préparent le mieux à mourir de la mort vantée par Socrate: l'accès à la liberté éternelle et à la vraie vie. Quant à ceux qui, soit faute de se hausser de façon consciente à un niveau supérieur, soit de façon consciente, introduisent un terme étranger, une matière, ou autre chose de ce genre, entre l'universel ou l'infini pur et l'âme, ceux-là ne seront jamais affranchis de cette limite : toujours ils traîneront avec eux la finitude et le corps comme

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quelque chose de positif et de vraiment réel. Le vrai triomphe et l'ultime libération de l'âme ne résident qu'en l'idéalisme absolu, la mort absolue du réel comme tel. Les blasphémateurs, qui calomnient la philosophie, ignorent le but de l'âme et quels degrés celle-ci franchit pour se purifier. Le premier degré dont elle fasse l'expérience est la nostalgie; car la nature ne peut recevoir en elle l'empreinte de l'essence éternelle qu'en devenant, du même coup, la tombe de tout achèvement. L'âme s'aperçoit qu'elle a perdu le souverain bien et se hâte, comme Céres, d'allumer la torche à la montagne enflammée, d'explorer la terre, de scruter toutes les profondeurs et hauteurs: en vain jusqu'à ce qu'épuisée elle finisse par atteindre Eleusis. Tel est le second degré, mais elle n'y gagne que la révélation, par le soleil tout clairvoyant, du lieu qui recèle le bien éternel: c'est l'Hadès. L'âme qu'atteint cette révélation passe à l~ultime découverte: elle se tourne vers le père éternel. Même le roi des dieux ne peut délier l'enchaînement indissoluble: mais il permet à l'âme de jouir du bien perdu dans les formations qu'à travers elle comme médiatrice le rayon de la lumière éternelle arrache aux entrailles sombres des profondeurs.

NOTES DES TRADUCTIONS Reinhold. Les très nombreuses italiques du texte ne sont pas reproduites. 1. Fichte (J.G.), Zweite Enleitung in die Wissenschaftslehre, éd. Meiner, Versuch einer neuen Darstellung der Wissenschaftslehre (1797-1798), p. 40. 2. La subdivision précédente du n° IV est intitulée « L'essence du calcul comme calcul ». 3. Fichte (J .G.), Reszension von Bardili's Grundriss der ersten Logik, éd. de 1845, 2, P. 501. 4. Ibid., p. 502. 5. Fichte (J.G.), Zweite Einleitung in die Wissenschaftslehre, éd. Meiner, Versuch einer neuen Darstellung der Wissenschafstlehre (1797-1798), p. 40. Hegel. La différence, d'abord publiée à Iéna en 1801, prend place dans le premier volune des œuvres complètes de Hegel, en 1832 : Philosophische Abhandlungen, p. 159-296. K.L. Michelet retouche le texte de deux manières. D'une part, il prend la liberté d'ajuster quelques détails de style insignifiants. D'autre part, le texte de Hegel comporte des tirets intercalaires et Michelet fait de certains d'entre eux le signe d'un nouveau paragraphe. Les paragraphes de la traduction sont alignés sur ceux de l'édition originale. 6. Eschenmayer (K.A.) (1770-1852), Spontaneitiit = We/tseele oder das hOchste Prinzip der Naturphilosophie ; Schelling (F.W.J.), Ueberden wahren Begriff der Naturphilosophie und die rïchtige Art, iJire Probleme aufzulOsen. Les deux articles figurent dans Zeitschrift für spekulative Physik, vol. II, n° 1, de 1801 : cf.Schelling, éd. de 1856, IV. 7. Cf. Reinhold (K.L.), Beitriige, p. viii, ix. 8. Cf. Kant (1.) Kritik der reinen Vernunft, Elementarlehre, II, Transzendentale Logik, par. 10. . . 9. «Und beide in einem hôheren, aIs das Subjekt ist, véreinigt ». Littéralement« en quelque chose de supérieur, comme l'est le sujet ». Sans les virgules« en quelque chose de supérieur au sujet ». Il se peut que Hegel, tout en retenant le premier sens, suggère à dessein le deuxième par une formule ambiguë. 10. Schleiermacher (F.) (1768-1834), Reden über die Religion, 1799. 11. Cf. Genèse, 2, 19-20 ; Leibniz (G.W.), Nouveaux essais sur l'entendement humain, Livre II, Ch. XXII, par. 7. 12. Reinhold (K.L.), Beitriige, p. 4. 13. Il se peut que Hegel fasse allusion au nom de Robert Grosseteste (1175-1253), évêque de Lincoln, théoricien de la lumière métaphysique. 14. Cf. Fichte (J.G.), Zweite Einleitung in die Wissenschaftslehre, éd. Meiner, Versuch einer neuen Darstellung der Wissenschaftslehre (1797-1798), p. 94. Fichte affirme que Spinoza pouvait penser sa philosophie, mais non y croire, car elle contredisait son expérience de la liberté. Il pouvait seulement croire que le raisonnement objectif la justifiait.

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NOTES

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15. A corps perdu: en français dans le texte. 16. La forme pour die Gestalt. La configuration. 17. La division en deux pour die Entzweiung. Aussi la dichotomie. 18. La manifestation pour die Erscheinung. Aussi le phénomène. 19. La diversité pour die Mannigfaltigkeit. 20. La limitation pour die Beschrankung. 21. L'entendement pour der Verstand. 22. La Raison pour die Vernunft. 23. Abroger ou dépasser, selon le cas, pour aufheben. Fichte emploie ce verbe au sens d'abroger. Hegel, dans son système, l'entend en un sens que l'on rend par dépasser et qui cumule les deux notions d'abroger et de conserver. Cf. Wissenschaft der Logik, éd. Meiner, t. 1, p. 94. 24. Bardili définit la pensée comme la faculté de réitérer A sans fin. Cf. Grundriss der ersten Logik, p. 19. Reinhold énonce cette définition dans les Beitriige, p. 108. Cf. Extraits. 25. Ibid., p. 96. 26. Fichte formule le principe d'identité comme A = A et le deuxième principe comme -A non = A. Cf. Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, éd. de 1845, l, 1, p. 92, 101 : éd. Meiner, p. 12, 21. 27. La vision du monde pour die Weltanschauung. 28. Cf. Fichte (J .G.), Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, éd. de 1845, 1, p. 94 s. ; éd. Meiner, p. 14 s. _ 29. Cf. Ibid., éd. de 1845, 1, p. 108-109 ; éd. Meiner, p. 29. 30. Cf. Ibid., éd. de 1845, 1, p. 224-225 ; éd. Meiner, p. 144. 31. Cf. Reinhold (K.L.), .Beitriige, p. 82. Cf. Extraits. 32. Fichte (J.G.), Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, éd. de 1845, 1, p. 127 ; éd. Meiner, p. 48. 33. Ibid., éd. de 1845, 1, p. 288 ; éd. Meiner, p. 147. 34. Cf. Ibid., éd. de 1845, 1, p. 216 ; éd. Meiner, p. 147. 35. L'objectivité dissociée à l'extérieur pour das Auseinander der Objektivitat. 36. Sur la division de la conscience selon Fichte, cf. Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, éd. de 1845, 1, p. 129, 160; éd. Meiner, p. 50, 81. 37. La discrétion au sens de faculté discrétionnaire pour die Willkür. 38. Cf. Fichte (J.G.), Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, éd. de 1845, 1, p. 250, 260, éd. Meiner, p. 169, 178. 39. La tendance à agir pour das Streben. Cf. Fichte (J.G.), Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, éd. de 1845, 1, p. 263,285 ; éd. Meiner, p. 181,202. 40. Cf. Fichte (J .G.), Grundlage des Naturrechts et Das System der Sittenlehre. 41. L'instinct pour der Trieb. Cf. Fichte (J .G.), Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, éd. de 1845, 1, p. 287 ; éd. Meiner, p. 204. Das System der Sittenlehre, éd. de 1845, 4, p. 106 ; éd. Meiner, p. 103. 42. Le concept de but pour der Zweckbegriff. Cf. Ibid., éd. de 1845, 4, p. 85 ; éd. Meiner, p. 83. 43. Le sentiment pour das Gefühl. Cf. Fichte (J .G.), Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, éd. de 1845, l, p. 291 ; éd. Meiner, p. 208. 44. Cf. Fichte (J .G.), Das System der Sittenlehre, éd. de 1845, 4, p. 110 ; éd. Meiner, p. 107. 45. Cf. Ibid., éd. de 1845, 4, p. 108 ; éd. Meiner, p. 105. 46. Cf. Ibid., éd. de 1845,4, p. 107, 131 ; éd. Meiner, p. 104, 108. 47. Cf. Ibid. 48. Cf. Ibid., éd. de 1845, 4, p. 127 ; éd. Meiner, p. 124. 49. Cf. Fichte (J.G.), Grundlage des Naturrechts, éd. de 1845, 3, p. 17 ; éd. Meiner, p. 17. 50. Cf. Ibid., éd. de 1845, 3, p. 69-70 ; éd. Meiner, p. 69. 51. Cf. Ibid., éd. de 1845, 3, p. 68 ; éd. Meiner, p. p. 68.

52. Cf. Ibid., éd. de 1845, 3, p. 61 ; éd. Meiner, p. 61. 53. Cf. Ibid., éd. de 1845, 3, p. 76 ; éd. Meiner, p. 76. 54. Cf. Ibid., éd. de 1845, 3, p. 92 ; éd. Meiner, p. 92. 55. Cf. Ibid., éd. de 1845, 3, p. 294 ; éd. Meiner, p. 288 (lois de police). 56. Cf. Ibid., éd. de 1845, 3, p. 302 ; éd. Meiner, p. 296. 57. Cf. Ibid., éd. de 1845, 3, p. 297 s. ; éd. Meiner, p. 291 s. Dans la Préface des Principes de la Philosophie du Droit Hegel réaffirme que la question de l'opportunité d'inclure dans un passeport un portrait de son titulaire ne relève pas de la Philosophie. 58. Cf. Ibid., éd. de 1845, 3, p. 300-301 ; éd. Meiner, p. 294-295. 59. Cf. Fichte (J.G.), Das System derSittenlehre, éd. de 1845,4, p. 152; éd. Meiner, p. 149. 60. Kant (1.), Anfangsgründe der Tugendlehre, Kônigsberg, 1797. Questions casuistiques, par exemple: a-t-on le droit de se suicider pour sauver sa patrie, de boire pour égayer la société, de mentir par politesse? 61. Le prédicateur pour der moralische Volkslehrer. Cf. Fichte (J.G.), Das System der Sittenlehre, éd. de 1845, 4, p. 348 ; éd. Meiner, p. 345. 62. Ibid., éd. de 1845, 4, p. 354 ; éd. Meiner, p. 351. 63. Ibid. 64. rimée, 31-32. Les textes actuels ajoutent (manuscrit découvert en 1836) : « et c'est ce que, par nature, la proportion accomplit de façon parfaite» (Platon, Œuvres complètes, Traduction par Robin (L.), Pléiade, t. 2, p. 447). 65. La recherche de ce que la texture des fibres révèle sur la conscience fait partie de la « physiognomonie» de Lavater (né à Zurich en 1741, tué dans la même ville lors d'une émeute en janvier 1801). 66. Cf. Kant (1.), Metaphysische Anfangsgründe der Naturwissenschaft, 2 e partie, 2 e explication. 67. Spinoza (B.), Ethica, Deuxième partie, Proposition VII : « Ordo et con nexio idearum idem est, ac ordo et connexio rerum ». 68. Reinhold (K.L.), Beitriige, p. 85. Cf. Extraits. 69. Cf. Schelling (F.W.J.), System des transzendentalen Idealismus, éd. de 1856, III, p. 339 s ; éd. Meiner, p. 7 s. 70. Cf. Schelling (F.W.J.), Siimtliche Werke, éd. de 1856, t. IV. 71. Le Système de la nature de d'Holbach (P.H.D.) (1723-1789) a été publié à Londres en 1770. 72. Cf. Reinhold (K.L.), Beitriige, Erstes Heft, p. 153-154. Cf. Extraits. 73. Ibid., p. iv. 74. La révolution est finie: en français dans le texte. 75. Cf. Reinhold (K.L.), Beitriige, p. 67. 76. Ibid., p. 69. 77. Cf. Extraits. 78. Cf. Ibid., p. 71. 79. Cf. Ibid., p. 106 s. Cf. Extraits. 80. La philosophie élémentaire: qualification inspirée de Kant, que Reinhold a donnée à sa propre philosophie du temps de son ouvrage Versuch einer neuen Theorie des menschlichen Vorstel/ungsvermogens (1789). Cf. Ueber das Fundament des philosophischen Wissens (1791), p. 107. 81. Reinhold (K.L.), Versuch einer neuen Theorie des menschlichen Vorstellungsvermogens, p. 230, 367. 82. Ibid, p. 235, 366. 83. Bardili (C.G.), Grundriss der ersten Logik, p. 3. 84. Ibid., p. 79. 85. Philosophie populaire: l'école de Wolff. Reinhold reproche à ces philosophies d'abuser des formules: cf. Versuch einer neuen Theorie des menschlichen Vorstel/ungsvermogens, Vorrede, p. 23, 25.

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NOTES

Schelling ou Hegel. L'essai figure dans l'édition de 1832 des œuvres de Hegel, t. 1, p. 299 s. et dans l'édition de 1856 ~es œuvres de Schelling, V, p. 105 s. 86. La lumière et l'air. Cf. Fichte (J .G.), Grundlage des Naturrechts, éd. de 1845, 3, p. 76 ; éd. Meiner, p. 76. 87. Dieu et bon : Gatt et gut. 88. Cf. Fichte (J.G.), Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, éd. de 1845, 1, p. 313 ; éd. Meiner, p. 229. 89. Cf. Fichte (J.G.), Das System der Sittenlehre, éd. de 1845,4, p. 20 ; éd. Meiner, p. 25. 90. Phédon, 67.

INDEX DES NOMS (sauf ceux de J.O. Fichte, O. W.F. Hegel et F. W.J. Schelling)

APELLE, 108 ARISTOTE, 68 BACON (F.), 20 BARDILI, 8, 11, 14-24, 26, 27, 28, 42, 49, 54, 68, 72, 73, 75, 77, 87 S., 92, 194-198, 220 BERGSON, 28, 58, 76 BOEHM, 53, 67, 75 BONSIEPEN, 76 BOURGEOIS, 76, 77 BUCHNER, 75

JACOBI, 187, 191, 197,206 JANET, 76 KANT, 8, 9, 10, Il, 15, 16, 20, 22, 23,25,30,33,34,45,48,53,59, 61, 66, 68, 70, 78, 83, 84, 92, 101-102, 104, 161, 174-175, 187, 194,207,219,221

CHATELET, 77 CICERON,9 COTTA, 23, 51, 77, 78 COUSIN, 14 DEMOCRITE,23 DESCARTES, 20, 30, 68, 211 DUBOIS, 79 DWELSHAUVERS, 28

LALANDE, 28, 73 LASSON, 77 LAVATER, 83, 221 LEIBNIZ, 14, 18,20,23,26,36,57, 61, 63, 68, 76, 78, 219 LEON (Xavier), 73, 75, 78 LOCKE, 18, 20 LUTHER, 76

EPICURE,23 ESCHENMAYER, 101, 219 F ACKENHEIM, 77 FISCHER, 13, 72, 76, 78 FORSTER,77 FREDERIC-GUILLAUME Prusse), 66 FROMME,9

HEEDE, 76 HEGEL (Georg Ludwig), 9 HEGEL (Johann), 9 HOLBACH (d'), 186, 221 HOLDERLIN, Il, 54 HOTHE,77 HUME,20 HYPPOLITE, 65, 76, 77, 78

IV

(de

MARHEINEKE, 77 MERY, 77 MICHELET (K.L.), 42, 51,77,219 ORIGÈNE, 66, 76

GANS, 77 GOGEL, Il GOGOL, 72 GROSSETESTE, 219 GUEROULT, 73, 78

PHILONENKO, 78 PLATON, 20, 23, 26, 68, 169-170, 217, 221, 222 PLOTIN, 66, 76

224

108 8, Il, 18-24, 25, 26, 27, 30,48,49,51,54,55,56,58,68, 72, 73, 75, 78, 81-97, 99, 101, 103,107,115, 184-198,206,219, 220 RISTEN, 76 ROSENKRANTZ, 9, 14,65, 72, 76,78

RAPHAEL, REINHOLD,

SCOT ERIGENE, 16 SHAKESPEARE, 108 SOPHOCLE, 108 SPINOZA, 20, 27,29,35,36,42,43,

1 \

57,61,68,74,79,101,107,122, 221 STEIGER, 10 TILLIETTE, 79 TUCHER (v.), 14 VIRGILE,

SCHLEIERMACHER, 219 SCHOPENHAUER, 58 SCHULZE, 77

1

INDEX DES NOMS

POGGELER, 75 PYTHAGORE, 23

,

108

WIELAND, Il, 72 WOLFF, 20, 54, 221

TABLE DES MATIÈRES PRÉSENTATION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

7

UN TOURNANT DE LA VIE DE HEGEL. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

9

La formation....................................... Berne . ................. , . . . . . . .. .. . . . . . . . . . . . . . . .. . Francfort. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Iéna et après. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . BARDILI ET REINHOLD. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La réaction de Bardili contre Kant et Fichte. . . . . . . . . . . . Reinhold partisan et adversaire de la révolution transcendentale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . LA RÉFUTATION PAR HEGEL DU SYSTÈME DE FICHTE. . . . . . . . . .

La spéculation et le système . ............ '. . . . . . . . . . . . . . L'impasse du système de Fichte. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L'exigence pratique sans fin. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La liberté juridique tracassière.... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L'OPPOSITION PAR HEGEL DU SYSTÈME DE SCHELLING A CELUI DE FICHTE.................................................

9 10 11 13 15 15 18 25 25 29 32 37

BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . .- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

40 40 42 47 51 51 53 60 65 72 76

EXTRAITS DES ÉLÉMENTS D'UN TABLEAU DF: LA PHILOSOPHIE AU DÉBUT DU XIXe SIÈCLE, premier cahier, par K.L. REINHOLD.......................................

81

La vraie identité de la vraie dualité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les deux sciences philosophiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La polémique contre Reinhold. et Bardili. ; . . . . . . . . . . . . . VERS LE SYSTÈME DE HEGEL. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les problèmes de l'essai sur la philosophie de la nature. . La différence hégélienne. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L'esprit et les dialectiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La dialectique de ['Esprit. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . NOTES.:................................................

X1!:lbu99l.Jb TABLE DES MATIÈRES

226

LA DIFFÉRENCE ENTRE LES SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES DE FICHTE ET DE SCHELLING, par G.W.F. HEGEL

99

AVANT-PROPOS . . . . . . . . . . . , ., ... , ..... , . . . . . . . . . , ..... , ..

101

LES DIVERSES MANIÈRES DE PHILOSOPHER QUI ONT COURS ACTUELLEMENT. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

105

LE BESOIN DE LA PHILOSOPHIE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

105 109

LA RÉFLEXION COMME INSTRUMENT POUR PHILOSOPHER. . . . . . .

113

LES RAPPORTS ENTRE LA SPÉCULATION ET LE BON SENS. . . . . . . .

117

LE PRINCIPE D'UNE PHILOSOPHIE EXPRIMÉ EN UNE SEULE PROPOSITION FONDAMENTALE . . . . . . . . . ······ . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

121

LES SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES VUS. DANS L'HISTOIRE. . . . . . . . .

L'INTUITION TRANSCENDENTALE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . LES POSTULA TS DE LA RAISON . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

126 129

PHILOSOPHIE ET SYSTÈME PHILOSOPHIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

130

EXPosÉ DU SYSTÈME DE FICHTE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

135

COMPARAISON ENTRE LE PRINCIPE PHILOSOPHIQUE DE SCHELLING ET CELUI DE FICHTE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ' .' . . . . .. . .

167

DATE DE RETOUR

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3, 1802, par 201 219 223

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La rhilosophie de Hegel a « réussi ») ; trop bien, peut-être, car Hegel a trop critiqué « l'entêtement individuel» afin d'exprimer \..e que « chacun porte en lui» ; mais nul autre n'aurait su l'exprimer avec tant de raison. A. vant lui Fichte, avec lui Schelling ont « fait époque ». Pris en eUX-IT(PleS, ces deux phi.losophes sont importants. De plus, ils font l' obiet de ]a première œuvre publiée de Hegel. A prol'os des critiques ce Reinhold, Hegel oppose ~;chellil1g à Fichte dans La D{(férence. T--,'essai SLf la philosophie de la '1ature reprend ;. ~tte oppo5ition, mais une ccatroverse s'est élevée: qlil l'a écrit, Schelling ou Hegel?

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ISBN 2-7116-0912-X

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