La dialectique de l'intuition chez Alfred North Whitehead 9783110322026, 9783110321661

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La dialectique de l'intuition chez Alfred North Whitehead
 9783110322026, 9783110321661

Table of contents :
Sommaire
Préface
Remerciements
Avant-propos
A. Synopsis
B. Le cercle herméneutique et son quadrille
C. L’intuition bifide
Introduction
A. Indications architectoniques
B. Sources de l’ontologie whiteheadienne
C. Statut de la philosophie spéculative
Première partie Intuition pré-systématique : la sensation pure
A. Bergson
B. Whitehead
Deuxième partie Intuition systématique : la pancréativité
A. Bergson : durée subjective, durée objective et sympathie
B. Whitehead : du panexpérientialisme au pancréativisme
Troisième partie Intuition onto-logique : le contiguïsme
A. Dialectique intuitive et développement systématique
B. Vitalité de l’intuition et cohérence catégoriale
C. Profils contiguïstes
Conclusion
A. Réforme de la systématique whiteheadienne
B. Le pari philosophique
Notes

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Michel Weber La dialectique de l’intuition chez Alfred North Whitehead

chromatiques whiteheadiennes Directeur: Michel Weber Volume 1

Michel Weber

La dialectique de l’intuition chez Alfred North Whitehead Sensation pure, pancréativité et contiguïsme Préface de Jean Ladrière

ontos verlag Frankfurt

.

Lancaster

Bibliographic information published by Die Deutsche Bibliothek Die Deutsche Bibliothek lists this publication in the Deutsche Nationalbibliographie; detailed bibliographic data is available in the Internet at http://dnb.ddb.de

Mémoire couronné par la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie Royale de Belgique (2000) et publié grâce à un subside de la Commission des publications de l’Institut supérieur de Philosophie (Université catholique de Louvain) 

2004 ontos verlag P.O. Box 15 41, D-63133 Heusenstamm www.ontosverlag.com ISBN 3-937202-55-2

2005

No part of this book may be reproduced, stored in retrieval systems or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, microfilming, recording or otherwise without written permission from the Publisher, with the exception of any material supplied specifically for the purpose of being entered and executed on a computer system, for exclusive use of the purchaser of the work Printed on acid-free paper ISO-Norm 970-6 Printed in Germany.

« Chromatiques whiteheadiennes » La pensée du philosophe et mathématicien britannique Alfred North Whitehead (1861–1947) connaît un regain d'intérêt autant chez les philosophes anglo-saxons que chez les philosophes continentaux. Les contributions isolées sur les recherches logiques et mathématiques, sur les recherches épistémologiques et la philosophie de la nature, ou encore sur la métaphysique et le rôle des idées théologiques de cet auteur se multiplient. Il a semblé aux coordinateurs des « Chromatiques whiteheadiennes » — Michel Weber (Université catholique de Louvain) et Pierre Rodrigo (Université de Bourgogne) — que le temps est mûr pour un développement en série de réunions internationales francophones dévolues à l'ensemble de ses positions philosophiques et à leur évolution. Le réseau « Chromatiques whiteheadiennes » a en conséquence pour objectif premier de fédérer les recherches sur les différents aspects, nuances et implications de la pensée de A. N. Whitehead. Si ses activités sont de facto ancrées dans l'horizon culturel francophone, elles n'en demeurent pas moins ouvertes, d’une part, au dialogue international (comme en témoigne la place qui est réservée aux communications en langue anglaise lors de nos réunions scientifiques) ; et d’autre part à des contributions, d’origine philosophique diverse, portant sur le concept de processus. À l'heure actuelle, deux types de réunions internationales sont programmées : des journées d'étude bilingues (Liège 2001, Louvain-la-Neuve 2003, Saint-Jodard 2005, Nantes 2005, Nice 2006, Huy 2007) et des séminaires de recherches en français qui assurent la continuité des contacts scientifiques entre chercheurs plus régulièrement que ne peuvent le faire les colloques. Ces séminaires sont le fruit d’une collaboration avec l'équipe « Philosophies de l'expérience » du Département de philosophie de l'Université de Nantes. Accueillis depuis 2002 par le Centre d'Études sur le Pragmatisme et la Philosophie Analytique (CEPPA), Université Paris 1 Panthéon Sorbonne-École Doctorale, ils ont pour but premier de mettre en contact les doctorands whiteheadiens et d'offrir un lieu de dialogue entre ceux-ci et chercheurs expérimentés. La collection « Chromatiques whiteheadiennes » est, à titre principal, l’organe des différentes activités promues par le réseau : elle accueille les Actes des journées d’étude et l’Annuaire (« Chromatikon ») qui publie, entre autre, le compte-rendu des séminaires les plus marquants. À titre secondaire, elle publie les monographies et ouvrages collectifs qui se veulent être le vecteur de la pensée du processus en francophonie, et ce tout spécialement lorsqu’elles promeuvent un dialogue interdisciplinaire. M.W.

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Principales œuvres de Whitehead Voici reproduites les abréviations conventionnelles des œuvres de Whitehead, telles qu’elles furent standardisées sous l’égide de la revue Process Studies. Si l’édition citée diffère de l’édition originale, elle est mentionnée entre parenthèses. Les références complètes se trouvent dans la Bibliographie. Sauf mention contraire, nous traduisons.

AE : The Aims of Education, 1929 (Free Press, 1967). AI : Adventures of Ideas, 1933 (Free Press, 1967). CN : The Concept of Nature, 1920 (Cambridge University Press, 1964). D : Lucien Price, Dialogues, 1954 (Mentor Book, 1956). ESP : Essays in Science and Philosophy,1947. FR : The Function of Reason, 1929 (Beacon Press, 1958). IM : An Introduction to Mathematics, 1911. IS : The Interpretation of Science, 1961. MT : Modes of Thought, 1938 (Free Press, 1968). OT : The Organisation of Thought, 1917. PM : Principia Mathematica, 1910-1913 (Cambridge University Press, 1925-1927). PNK : An Enquiry Concerning the Principles of Natural Knowledge, 1919/1925 (Dover, 1982). PR : Process and Reality, 1929 (Corrected edition, 1978). R : The Principle of Relativity, 1922. RM : Religion in the Making, 1926. S : Symbolism, Its Meaning and Effect, 1927. SMW : Science and the Modern World, 1925 (Free Press, 1967). UA : A Treatise on Universal Algebra,1898.

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Sommaire

Abréviations ................................................................................ 8 Préface de Jean Ladrière......................................................... 11 Remerciements ......................................................................... 19 Avant-propos ............................................................................ 21 Introduction ............................................................................... 33 A. Indications architectoniques .......................................................... 34 B. Sources de l’ontologie whiteheadienne ........................................... 59 C. Statut de la philosophie spéculative................................................ 75

Première partie. Intuition pré-systématique : la sensation pure A. Bergson.................................................................................... 115 B. Whitehead................................................................................. 119

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Deuxième partie. Intuition systématique : la pancréativité A. Bergson : durée subjective, durée objective et sympathie................ 127 B. Whitehead : du panexpérientialisme au pancréativisme................... 131

Troisième partie. Intuition onto-logique : le contiguïsme A. Dialectique intuitive et développement systématique...................... 237 B. Vitalité de l’intuition et cohérence catégoriale............................... 242 C. Profils contiguïstes..................................................................... 247

Conclusion ............................................................................ 257 A. Réforme de la systématique whiteheadienne.................................. 257 B. Le pari philosophique................................................................. 265 Notes ........................................................................................ 275 Bibliographies ......................................................................... 365 Table des matières ................................................................. 385

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Préface Jean Ladrière La philosophie procède sans doute d’un désir de compréhension radicale. Mais qu’est-ce qu’une compréhension radicale ? Et tout d’abord qu’est-ce qu’une compréhension ? On pourrait suggérer que c’est un certain état d’éclairement, qui met fin à un état d’inquiétude et apporte la paix de l’esprit. On pourrait proposer, à partir de là, de comprendre la compréhension radicale comme une sorte de pacification ultime et définitive, portant à son terme le projet qui se révèle dans les expériences limitées qui en donnent des approximations. Mais pour pouvoir reconnaître dans une démarche transitoire une approximation de ce que doit être une compréhension radicale, il faut savoir ce qui sépare une telle démarche d’une compréhension radicale. Il faut donc savoir déjà en quoi consiste ce qui est recherché. Ainsi dès le moment où se propose le projet d’une compréhension radicale on se trouve devant la perplexité suivante. Ou bien ce projet est parfaitement clair à lui-même, et cela signifie que ce qui est en cause dans ce projet est parfaitement compris, autrement dit on sait ce qu’est une compréhension radicale, mais dans ce cas la question qui était à la base du projet est déjà résolue, le projet est déjà réalisé. Ou bien le projet n’est pas clair à lui-même, et dans ce cas il faudra commencer par une élucidation de la signification du projet lui-même. Mais cette recherche ne pourra être radicale que si elle conduit à une compréhension de tout ce qui est à comprendre, y compris du projet et de la recherche à entreprendre, de telle sorte que cette recherche se précédera toujours, autrement dit qu’elle ne pourra jamais commencer. Mais une telle conclusion présuppose qu’une compréhension radicale doit être d’emblée un état de l’esprit où tout est enveloppé dans une clarté sans lacune et donnée pour toujours. Dans une telle perspective, la compréhension devient une sorte de conversion, qui implique un renoncement aux vaines recherches d’un pseudo-savoir, soumis à l’errance, et l’adhésion sans réserve à une vérité d’un autre ordre, découverte à un certain instant et reconnue comme le savoir authentique. Or la compréhension n’est pas un processus du type « tout ou rien », qui, s’il se produit, ne peut être qu’immédiatement présent à lui-même, dans une auto-compréhension totale. Si le projet de compréhension est possible, ce ne peut être sous la forme d’une subite illumination, mais comme une reprise d’une survenance qui a déjà eu lieu. La possibilité de la

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compréhension est donnée originairement dans cette relative clarté qui habite l’existence et se manifeste en elle comme attente d’un authentique savoir de soi. Cette forme inchoative d’un tel savoir est déjà la mise en chemin qui doit conduire à l’émergence de l’idée de compréhension et à l’élaboration du projet d’une compréhension radicale. Le moment premier en lequel s’ouvre la possibilité d’un tel projet a été appelé à juste titre « pré-compréhension ». Ce terme ne dit pas simplement un processus qui précéderait chronologiquement le moment de la compréhension. Il évoque le lieu, dans la topologie d’une compréhension radicale, d’où vient l’énergie souterraine qui porte déjà, sous une forme non encore manifeste, la possibilité première du projet en cause. L’auto-compréhension, dans et par laquelle la réflexion tente de rendre clair à elle-même le projet d’une compréhension radicale est possible parce qu’elle n’est pas un commencement absolu mais l’explicitation d’un processus qui la fonde et dans lequel est déjà mis en jeu une démarche de compréhension. Mais il s’agit là d’une démarche qui ne présuppose plus ellemême une compréhension préalable. Elle est de l’ordre d’un commencement radical, qui renvoie à un processus originaire de constitution et demande à être reconnu comme un fait. La démarche réflexive qui entend assumer le projet d’une compréhension radicale aura donc la tâche de retrouver le processus premier, sous-jacent à la démarche de la compréhension, et de montrer comment a pu s’effectuer le passage de la pré-compréhension à son explicitation dans la démarche compréhensive elle-même. Cette tâche est à la fois celle d’une mise au jour de ce qui est impliqué dans la formation du projet de la compréhension et celle de la constitution effective de ce projet. Or il semble bien qu’il y ait, entre les différents courants dans lesquels s’expose le projet philosophique, un accord tacite sur un présupposé qui touche précisément à la forme que se donne à elle-même cette tâche. Il consiste à reconnaître que la réalité sur laquelle porte l’effort de la compréhension est la totalité de ce qui peut se manifester directement ou indirectement dans l’expérience (entendue au sens le plus large) et que le projet de compréhension de cette réalité impose, d’une manière ou de l’autre, le recours à une forme de langage qui n’est pas réductible à une simple description. La clause de totalité pourrait, à tout le moins en première instance, constituer le principe d’une distinction relativement tranchée entre science et philosophie. Quant à l’autre clause, elle met directement en jeu la constitution du projet philosophique, qui comporte la reconnaissance d’une inadéquation de principe entre une démarche qui est simplement un catalogue de ce qui peut être objet d’expérience, et une démarche effectivement compréhensible. Cette inadéquation tient en définitive à la prise en considération d’un niveau de pré-compréhension qui fait référence à

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ce qui demeure implicite dans la simple appréhension. Pour évoquer cet implicite, il faut introduire des moyens d’expression appropriés, qui ne sont pas ceux que le langage ordinaire met à notre disposition pour parler de l’univers visible. Selon ce qu’indique ce double présupposé, il faut donc distinguer un langage qui est celui dans lequel se dit l’expérience et un langage dans lequel peuvent se dire les conditions de possibilité de ce que décrit le langage de l’expérience. C’est dans ce second langage que pourra s’exprimer l’élucidation réflexive de la pré-compréhension. On pourra l’appeler « langage de la réflexion ». Mais ceci doit être précisé. De façon générale, la réflexion, qui tente de retrouver le pré-donné que présuppose la pré-compréhension, doit en définitive aboutir à une mise en rapport de la réalité, entendue au sens de la clause de totalité, avec ses conditions de possibilité, dont la mise au jour est précisément la démarche en laquelle le projet d’élucidation peut trouver son effectivité. A la faveur de cette mise en rapport, l’intelligibilité propre au langage de la réflexion est en quelque sorte projetée sur la réalité qui est à comprendre et qui s’expose dans les langages de la description. Mais cette projection peut s’effectuer soit selon une démarche de type analytique, soit selon une démarche de type synthétique. Dans la perspective de l’analyse, l’idée conductrice est de décomposer les entités et les prédicats qui sont utilisés par le langage de la description en entités et prédicats élémentaires, et de montrer comment on peut reconstituer à partir de ces entités et prédicats élémentaires les objets et les prédicats complexes dont la présentation relève du langage descriptif. Des contraintes particulières peuvent être placées sur les objets et prédicats élémentaires. Par exemple dans une version strictement empiriste de la méthode, on s’impose de n’admettre pour la reconstitution des objets et des prédicats complexes que des entités et des prédicats caractérisables par des conditions strictes d’empiricité. Mais la méthode analytique peut aussi introduire des objets et/ou des termes référentiels et des prédicats non interprétables en termes empiriques. On a alors affaire à une extension de l’univers auquel se réfère le langage de la réflexion et à une extension corrélative des moyens expressifs qui permettent de parler de cet univers. Il y a donc une sorte de surplus du langage de la réflexion par rapport au langage de la description. Cette procédure d’extension peut paraître arbitraire. Elle peut cependant se justifier, même dans une perspective empiriste, s’il apparaît que les termes non interprétables directement dans un langage descriptif, limité à ce qui est donné dans l’expérience, deviennent interprétables dans un langage élargi. L’essentiel de la méthode n’est cependant pas dans les conditions que l’on impose au langage de la réflexion, mais la manière dont elle rend intelligible la réalité à laquelle elle se rapporte. La vertu que l’on

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accorde à l’analyse, c’est qu’elle met en jeu fondamentalement une forme d’intelligibilité qui se recommande de façon éminente, celle du rabattement sur l’élémentaire, et qu’elle permet de projeter cette intelligibilité, par une suite de démarches simples, sur le langage de la description et sur la réalité correspondante. Dans la perspective synthétique, l’idée est de construire un système de propositions, que l’on peut considérer, de façon globale, comme décrivant un univers et dont on peut s’assurer que l’univers qu’il décrit donne une représentation suffisamment rapprochée de la réalité totale. Comme dans le cas de la méthode analytique, la démarche qui est utilisée est celle qui consiste à mettre en correspondance la réalité révélée par l’expérience et la représentation que l’on peut en construire, et de répondre à la demande de compréhension radicale en projetant sur la réalité, telle qu’elle se rend accessible au moins partiellement, l’intelligibilité propre à la représentation qu’on s’en donne. Le mode de correspondance utilisé est donc de type holistique. Les termes qui sont utilisés ne doivent pas nécessairement être définis séparément les uns des autres. Le sens de chacun des termes est donné par l’ensemble des relations qu’il soutient avec tous les autres. Et la mise en correspondance ne suppose pas que chaque proposition du système soit interprétée sous la forme d’une description, dans le langage de l’expérience, d’un fragment déterminé de la réalité. Il suffit que certaines propositions du système soit ainsi interprétable, la correspondance s’étendant à tout le système par l’intermédiaire des connexions que celui-ci établit entre toutes les propositions qui en font partie. Il s’en suit qu’un système, entendu ainsi de façon holistique, peut parfaitement contenir des termes qui renvoient à des entités et des prédicats non interprétables dans le langage de la description, et il peut même parfaitement contenir des propositions d’existence concernant explicitement des entités et des prédicats qui renvoient à une réalité non accessible à l’expérience consciente. Ces propositions peuvent du reste jouer un rôle crucial dans la démarche réflexive, en tant qu’elles peuvent rendre possible l’établissement de connexions entre des fragments de la réalité non connectables par le moyen des propositions du langage descriptif. Par le fait même, elles peuvent étendre à des secteurs plus vastes de la réalité la capacité interprétative des termes qui sans cette médiation ne pourraient entrer dans le processus de la compréhension. On pourrait exprimer cette fonction des termes non interprétables dans le langage descriptif en disant qu’ils ont pour mission de saturer d’intelligibilité le processus de la compréhension. Leur présence dans un système répond à une exigence, exprimée dans le critère de totalité. L’idée de système conceptuel visant le tout de la réalité

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présente beaucoup d’analogies avec l’idée de modèle, telle qu’elle fonctionne en science. On peut y retrouver un critère de totalité, mais en le relativisant à des secteurs limités du champ de l’expérience. La demande de clarification radicale présentée par la philosophie vise évidemment la totalité du réel sans frontières.  Bien que la démarche philosophique de Whitehead fasse jouer les deux perspectives de l’analyse et de la systématisation, on peut reconnaître que c’est essentiellement sur base d’une version totalisante du concept de modèle qu’il a formulé sa conception de la philosophie et qu’il en a élaboré les principes de base. Selon la pratique épistémologique courante, le modèle est une construction conceptuelle qui peut être considérée comme une représentation suffisamment fidèle du fragment de réalité étudié, et dans le cadre de laquelle peuvent être effectuées des opérations traitant des problèmes épistémologiques interprétables dans le fragment de réalité représentée. Une telle interprétation projette l’intelligibilité du modèle dans la réalité qu’il représente. La construction d’un système conceptuel capable de satisfaire au critère de totalité s’impose évidemment par là une contrainte qui correspond à une condition de fermeture dans laquelle on retrouve l’idée de radicalité. C’est cette idée généralisée d’un système conceptuel qui se trouve au centre du projet philosophique de Whitehead. Ce projet se spécifie explicitement dans une démarche qui se met en place par étapes successives. La philosophie de Whitehead s’est construite de façon progressive et l’étude de sa pensée doit tenir compte de l’ensemble de tous ses écrits. Cependant il en est un qui se détache de tous les autres et que l’on peut considérer comme l’expression la plus représentative et la plus systématisée de sa pensée. C’est l’ouvrage intitulé Process and Reality, publié en 1929. Dès les premières pages,Whitehead expose son projet philosophique, en le rattachant à l’idée d’une « philosophie spéculative ». Et il lui impose d’emblée des critères qui doivent spécifier le sens du terme « spéculatif » : « La philosophie spéculative est l’effort visant à configurer un système cohérent, logique, nécessaire, d’idées générales, dans les termes desquelles chaque élément de notre expérience pourra être interprété ». Les critères auxquels il est ainsi fait référence sont de caractère « méta-systémique », puisqu’ils déterminent dès l’abord ce que doit être le système que la philosophie a pour tâche de construire. Avec la définition ainsi donnée comme expression d’un vouloir originaire, est aussi donné le programme de la « philosophie spéculative ». Logiquement, après la présentation méta-systémique doit venir la

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présentation effective du système à construire. Et dans une troisième étape doit venir la mise en action du système dans l’élucidation des problèmes philosophiques de base, tels qu’ils apparaissent dans la tradition de la pensée spéculative, tels aussi qu’ils sont imposés par les principes eux-mêmes qui figurent dans le schème catégorial, tels enfin qu’ils sont proposés par les sciences contemporaines. Il paraît donc légitime de considérer le schème catégorial comme précontenant toutes les possibilités interprétatives de la philosophie de Whitehead, et de lui donner dès lors la place la plus centrale dans l’étude de sa pensée. C’est précisément la décision stratégique prise par Michel Weber, en le plaçant au principe de la vaste entreprise d’élucidation qu’il a consacrée à l’œuvre de Whitehead. La grande difficulté que présente Process and Reality c’est précisément qu’il s’agit là d’un texte qui a la forme d’un système. La définition de chacun des concepts intervenant dans le schème catégorial est faite de ses présuppositions, et celles-ci sont très exactement tous les autres concepts du système. Comme l’écrit Michel Weber : « Il doit y avoir coprésuppositionalité » entre tous les concepts systématiques. La signification d’un terme du système renvoie à celle du système pris dans sa globalité. Mais la signification du système comme tel est faite de l’ensemble des relations que soutiennent entre eux les concepts qui en font partie. Cette condition de cohérence est ainsi une condition de fermeture. Et du reste la catégorie la plus fondamentale du schème, appelé par Whitehead « catégorie de l’ultime », qu’ « exprime le principe général que présupposent toutes les autres catégories », constitue elle-même une condition de fermeture qui est totalisante et en laquelle s’exprime ce qui donne en définitive sa signification au système. C’est donc dans le système lui-même, comme tel, que se trouvent les ressources, à la fois d’intelligibilité et d’expressivité, grâce auxquelles le système peut faire voir sa signification globale et grâce auxquelles chacun des concepts qui le constituent peut rendre manifeste la contribution qu’il apporte à l’émergence de cette signification globale. Il faudrait donc, pour comprendre véritablement le système, le saisir dans sa fonction signifiante comme d’un seul regard. Mais il ne se découvre que pas à pas, et donc selon des perspectives fragmentaires, qui ne donnent que des indications lacunaires dont aucune ne donne véritablement accès à la totalité du système et qui risquent toujours d’engager le travail de l’interprétation dans d’inévitables malentendus. Cependant, s’il n’est pas possible d’entrer effectivement par une démarche simple dans la compréhension du système catégorial, il est possible de l’approcher en quelque sorte de l’extérieur, d’un côté par une analyse de ses présupposés, et d’un autre côté par une étude de certaines de

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ses applications. C’est cette double stratégie qu’a mise en œuvre Michel Weber. Les présupposés de Process and Reality se découvrent en partie dans l’histoire de l’œuvre philosophique de Whitehead. C’est là que l’on peut voir se former le schème catégorial exposé dans Process and Reality. Cette histoire s’est poursuivie au delà de la parution de Process and Reality. C’est donc l’ensemble des œuvres de Whitehead que Michel Weber a interrogé dans son étude, montrant comment Process and Reality s’inscrit dans un processus dynamique, dans lequel la condition de fermeture qui intervient dans le schème catégorial doit se comprendre précisément comme système en continuelle élaboration. La condition de fermeture a une fonction seulement formelle. Cette condition doit être comprise dans sa relation à la catégorie de créativité, qui a fait dire à Whitehead, à propos du projet philosophique : « Toute philosophie à son tour sera déposée ». Mais les présupposés de Process and Reality se trouvent essentiellement dans ce qui a constitué la pré-compréhension qui fut à la base du processus d’élaboration du schème catégorial. Le terme « précompréhension » évoque un état de la pensée de caractère global, analogue à une vision. Elle est un préalable de la pensée articulée qui s’exprime dans un système conceptuel. Comme telle elle est seulement un donné préparatoire. Mais elle contient la visée d’une explicitation systématique, et comme telle elle est le guide de la construction conceptuelle. En tant que donnée initiale, elle ouvre un chemin de pensée qui doit aboutir à cette construction. Mais elle-même est sans préalable et elle n’est pas dépendante d’un processus d’élaboration. Elle est un mode de manifestation qui obéit à une loi de « tout ou rien ». On peut sans doute le mieux en évoquer la nature en disant qu’elle est de l’ordre d’une intuition. C’est par la médiation d’une telle intuition que la pensée peut entrer dans la compréhension du système en tant que tel. La pré-compréhension est ce regard directement interprétatif qui rend possible l’entrée dans l’articulation du système malgré la circularité qui l’enferme dans la totalité en laquelle il se présente. Visant directement la signification globale du système, et de la réalité qu’il donne à comprendre, l’intuition donne à l’avance accès, quoique sous une forme encore non entièrement déployée, à la totalité que la pensée aura la mission de rendre manifeste par ses propres ressources. Ce que la pré-compréhension donne à voir à la pensée, dans la réalité cosmologique en un premier temps, puis dans la réalité tout court dans toute son ampleur, c’est le fait universel du devenir. Une seule simple phrase en donne le principe : « Being is becoming ». Tenant compte des implications de la science contemporaine, soucieux de construire une métaphysique capable de rendre manifeste la structure rationnelle de la réalité totale, découvrant dans la nature et dans la culture le caractère foncièrement créatif de la réalité sous toutes ses formes, Whitehead a tenté de donner une armature

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rationnelle à l’intuition d’un temps créatif. Michel Weber s’est attaché à reconstituer la genèse de la « philosophie du procès », qui s’est élaborée à partir de « l’intuition pré-systématique » (Partie I dans le présent ouvrage), éclairant par là de la façon la plus efficace le sens du schème catégorial de Whitehead (Partie II dans le présent ouvrage). La troisième étape de sa reconstruction expose certains des développements de la pensée de Whitehead, destinés à en montrer les implications, sur des problèmes philosophiques, de la mise en œuvre du schème catégorial. Il s’agit essentiellement dans cette dernière partie de l’ouvrage de la question centrale de l’ontologie. La question « est celle du mode de donation de l’être, de la structure de son déploiement », mais il s’agit de comprendre le sens de « la subordination de l’être au devenir ». Trois termes, introduits par Michel Weber — panlogisme, pancréationisme, pan-en-théisme (ce terme étant entendu ici au sens de la mutuelle immanence dans laquelle se trouvent Dieu et le monde) —, évoquent, sur trois questions essentielles (le statut du concept dans son rapport au concret ; la nature de la créativité, principe du devenir ; la portée philosophique du concept de Dieu) certaines des positions ontologiques de Whitehead. La quatrième et dernière partie de l’ouvrage est une méditation qui, revenant réflexivement sur le parcours effectué, s’interroge sur le constitutif de la pensée spéculative et sur les différentes formes de rationalité, mises en œuvres dans la philosophie d’une part, dans la science d’autre part. En caractérisant comme il le fait la pensée de Whitehead, et en montrant au terme d’une analyse rigoureuse comment l’intuition qui soustend toute l’œuvre de Whitehead s’est projetée dans un système catégorial, dont il fait voir la portée à la fois cosmologique et ontologique, Michel Weber nous fait parcourir avec lui le chemin qui conduit, selon ses propres termes, d’une pré-compréhension pré-rationnelle à une compréhension postrationnelle, par l’intermédiaire d’une compréhension rationnelle de l’être, du temps, du devenir, du réel en totalité. Son exégèse du système catégorial et de ses implications, loin d’être une simple description du système, en est comme une transposition qui en fait vibrer toutes les harmoniques. L’ouvrage que voici, par son envergure et sa profonde compréhension de la pensée de Whitehead, apporte une contribution particulièrement élucidante aux études whiteheadiennes. Il s’inscrit de la façon la plus heureuse dans le nouveau courant de pensée suscité par la redécouverte contemporaine de la « philosophie du procès ».

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Remerciements Le présent ouvrage se propose d’être une introduction à la lecture de Procès et réalité (1929) d’Alfred North Whitehead (1861–1947). Il constitue une version très légèrement remaniée d’un mémoire qui fut couronné par la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie Royale de Belgique en mai 2000. On le verra, à l’instar du corpus whiteheadien lui-même, il procède de manière circumambulatoire, c’est-àdire qu’il met en œuvre une série convergente d’analyses contextualisantes. « Denken ist Danken » : il va sans dire que les efforts herméneutiques ici déployés n’auraient pu aboutir sans la bienveillante assistance de nos pairs. Il nous faut tout spécialement évoquer la dette contractée, à Louvainla-Neuve (Centre de Logique, UCL, Belgique), envers Marcel Crabbé et Jean Ladrière et, à Claremont (Center for Process Studies, CST, ÉtatsUnis), envers John Cobb et David Griffin. À Jean Ladrière, qui nous fait au surplus l’honneur d’une préface, va notre plus vive gratitude. Chacun reconnaîtra que le degré éminent atteint par sa science des choses ne saurait éclipser la simplicité avec laquelle toujours il prodigue appuis et encouragements. De plus, la création en 2001 des « Chromatiques whiteheadiennes », que nous coordonnons à présent avec Pierre Rodrigo (Dijon), n’aurait pu se faire sans la prévenance de François Beets (Liège) et de Michel Dupuis (Louvain-la-Neuve). Lorsque, en 2003, le cycle de Journées d’étude internationales fut complété par des séminaires de recherches « chromatiques » à Paris I (Panthéon-Sorbonne), cela ne fut possible que grâce au soutien de Christiane Chauviré (Directrice du CEPPA) et Mathias Girel (Paris I) et aux talents organisationnels de Guillaume Durand (Nantes). Enfin, il nous faut remercier chaleureusement Cécile De Cordier d’avoir bien voulu relire le manuscrit, Rafael Hüntelmann d’avoir accepté d’accueillir une collection « Chromatiques whiteheadiennes » dans son catalogue, et la Commission des publications de l’Institut supérieur de Philosophie (UCL) pour avoir subsidié l’ouvrage. Agus mar fhocal scoir, tiomnaím an leabhar seo, in ainneoin a chuid lochtanna don bhean úd a rinne an oiread sin chun cuidiú lena bhreith .i. do Celeste Nic Aongusa agus do thorthaí ár ngrá : Thalès, Darsana agus Kalyana. M.W.

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Avant-propos Alors que A. N. Whitehead demeure peu connu — et ce tout spécialement en Europe francophone —, l’observateur averti assiste, depuis les années cinquante, au déploiement d’une scolastique whiteheadienne, c’est-à-dire d’un tissu de certitudes organisées autour d’un consensus. Ceci n’est évidemment pas propre aux sectateurs de la pensée du procès : ce que, dans un autre domaine, on qualifie de « langue de bois » est le danger encouru par tout technicien. Le vouloir-dire du philosophe, c’est-à-dire la vision vers laquelle son système fait mouvement, n’est plus questionné ; et on se contente de psalmodier des litanies de concepts sur lesquelles on espère bien ne jamais devoir revenir. Même lorsque la controverse fait rage, tout se passe comme si le retour à l’apophantique devait être évité à tout prix. Ce avec quoi on travaille, ce sont des abstractions d’abstractions, des négations de négations du donné brut, de l’expérientiellement primordial. Bref, on tombe, volens nolens, sous le coup de ce que Whitehead appelle le « sophisme de la localisation fallacieuse du concret », on confond une entité de pensée avec un fait. Cet ensevelissement de la prise de terre intuitive constitue très précisément ce qu’il faut éviter. Mais accéder par effraction au sanctuaire d’une pensée est impossible. Se mettre à l’unisson d’un auteur exige l’activation de son algorithme afin de laisser les catégories s’interanimer et ainsi transpirer librement leur sens. Apprivoiser une ontologie prend donc du temps et demande impérativement une ouverture non feinte à un espace symbolique rebelle à toute ré-appropriation. Le but que la présente monographie s’est assigné — mener au promontoire de la pensée whiteheadienne à partir d’une mise en évidence des trois principaux niveaux intuitifs qui ourlent sa prose — est inévitablement (ironiquement même) ambitieux. Sans doute n’y a-t-il pas de demi-mesure en philosophie spéculative…

A. Synopsis Du majestueux édifice babylonien auquel ses conférences Gifford donnèrent naissance — Process and Reality —, Whitehead confia un jour à Hartshorne son « effroyable maladresse1 » ; ailleurs, il livra ce constat quelque peu désabusé : « un auteur n’écrit vraiment que pour une audience d’une dizaine de personnes. Bien sûr, s’il est apprécié par d’autres, c’est un

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plus. Mais si cette dizaine est satisfaite, il l’est aussi2. » Que pouvons-nous réellement attendre d’une œuvre reconnue pour son caractère ostentatoirement cryptique ? Comment marchande-t-elle cette intuition tricéphale que nous n’aurons de cesse de traquer ? Quoi de l’ordonnance de l’opus magnum et de l’étagement de son schème catégorial ? Comment définir un angle pénétrationnel qui actionnera le crochet assujettissant ses vantaux ? À ces questions en bataille que ne manque pas de se poser l’impétrant, nous répondrons en trois parties, flanquées d’une introduction et d’un moment conclusif. Toutes trois exploiteront une analyse en contrepoint du thème de l’intuition tel qu’il déploie ses effets chez Bergson. Le pari est celui d’une élucidation réciproque, créatrice d’une atmosphère propice aux investigations qui auront principalement pour théâtre Process and Reality. Cette mise en parallèle s’origine dans la similitude du mouvement interne de la pensée des auteurs cités ; elle ne propose que des clefs de lecture ne pratiquant pas de distinctions « réelles », mais « logiques ». Nous tenterons ainsi une double régression : d’une part, élucider Whitehead à partir de luimême, montrer — sans être victime d’une « illusion rétrospective » — la discontinuité tempérée qui s’atteste dans son développement idéel ; d’autre part, adresser la question de la spécificité de la besogne de philosopher en tant que telle, ce qui revient à profiler Whitehead parmi ses pairs et à situer le discours philosophique parmi ses cousines que sont mythologie, théologie, et science… Pour qualifier cette double régression, on parlera d’élucidation croisée et d’élucidation réciproque. La distinction entre intuition présystématique et intuition systématique ordonnera dans cette intention notre progression de manière analogique. Armés de ce concept-critère, nous partitionnons comme suit notre enquête. L’introduction rend manifeste le bagage conceptuel minimal dont il convient de se nantir. Elle comporte trois sections : les « indications architectoniques » proposent un premier parcours de la structure générale de Process and Reality — et plus particulièrement une exposition cursive du schème catégorial —, ainsi qu’un examen de la question du développement du système whiteheadien. Nous verrons comment l’interconnexité dynamique qu’il affectionne est sollicitée dans les trois « époques » jalonnant son chemin. Deux faits seront dégagés : la primauté du concret dans sa pluralité, et le poids ontologique conféré à tout type d’expérience. Sa troisième époque, celle de l’ontologie de Harvard, sera tout particulièrement questionnée. Afin d’y introduire, nous contemplerons les sources séculières de son hyperdialectique (évolutionnisme, relativité restreinte, et mécanique quantique) et sa compréhension de la religiosité. La définition de la philosophie spéculative qui inaugure Process and Reality nécessitera quelques éclaircissements, à la faveur desquels la sphère philosophique recevra positionnement par rapport aux ontologies régionales. Suivant en

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cela le dire whiteheadien « la vérité philosophique doit être cherchée dans les présuppositions du langage plutôt que dans ses énonciations explicites3 », on s’attardera à montrer que toute enquête au niveau des intuitions premières animant un système équivaut à problématiser ses présuppositions et, de là, à indaguer la chaîne de présuppositions sous-tendant tout discours philosophique. Pareille quête doit ainsi donner naissance, pour peu que l’on entende réellement rencontrer les principes, à une large généralisation, à la fois d’un point de vue spéculatif et d’un point de vue historique. (Le second volet de cette synthèse intervenant lors de la conclusion.) La première partie s’attache à mettre en scène le concept de « sensation pure » à l’aide d’un examen contrasté des inflexions bergsoniennes et whiteheadiennes. C’est dans le pourpre de la nuit de l’intuition originaire de l’être vif que gît, avec le mouvement dispensateur de la manifestation, la charpente du sens de l’être-au-monde. L’énigme proprement ontologique de la péripétie du surgissement dans l’être qui toujours se double d’un retrait n’a plus cours dans la sympathie de l’expérience pure. Il s’agira de préciser ce qui peut l’être de l’irréfléchi précédant toute discursivité, de ce qui est par nature arationnel. Nous en profiterons pour qualifier le relativisme organique whiteheadien de réalisme empiriste et de monisme pluraliste. Il y a monisme en ce que des relations internes garantissent un miroitement des actualités les unes dans les autres ; il y a cependant pluralisme en ce que cette spécularité n’est pas totale : les relations externes ont aussi leur mot à dire dans la solidarité du Tout. La seconde partie contraste l’intuition « systématique », c’est-à-dire la dogmatisation d’un mode relationnel qui rend compte de — et est justifié par — l’intuition pré-systématique. Nous serons ici de plain-pied avec le schématisme catégorial. Deux temps seront respectés : panexpérientialisme et pancréativisme, alpha et oméga de l’ontologie de Harvard. Après qu’un premier mouvement orbital d’essence synthétique nous ait introduit aux concepts-clef et aux principes de la philosophie panexpérientialiste, nous pratiquerons une relecture de l’injection du concept de Dieu dans son système. Ce chapitre « théologique » nous acclimatera à l’articulation des trois natures de Dieu et à la compréhension de la création qu’elles induisent. Nous verrons comment un servomécanisme divin se superpose à la limitation intrinsèque de l’activité sélective aveugle qu’est la créativité mondaine. Un intersitus précise le courant de pensée dans lequel s’inscrit la philosophie du procès. Il se propose de montrer dans quelle mesure le flux conceptuel whiteheadien se trouve dans la droite ligne du minimalisme ontologique grec, lui-même réappropriateur d’une expérience pure, non thématisée. Nous montrerons, entre autres, qu’un isomorphisme entre créativité, « togetherness », « gathering », lo/goj et fu/sij est à l’œuvre

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dans Process and Reality. James et Heidegger seront pour ce faire des alliés de choix. Le couronnement de nos efforts se trouvera dans la mise en profondeur de l’Ultime pancréativiste. Point cyclopéen du schème catégorial, le concept de créativité miroite l’expérientiel pur de fort élégante manière. Au panlogisme grec, on fera correspondre un pancréativisme whiteheadien. Pour les grecs, le lo/goj était d’une certaine manière statique et insinué dans la totalité du réel (nature, humanité, dieux) ; pour les penseurs de la Renaissance, il est d’abord le Verbe créateur d’un Dieu purement transcendant ; dans le contexte de la philosophie du procès, le lo/goj est créativité. Or, le concept de créativité est sollicité à tous les niveaux de son ontologie ; et il nous appartiendra d’en faire l’inventaire en deux moments heuristiques distincts, quoique complémentaires : la créativité-réticulaire et la créativité-agent. La troisième partie affinera le concept de l’Ultime en suggérant que ce qui fut d’abord compris comme un monisme pluraliste, puis comme un panexpérientialisme, et enfin comme un pancréativisme, est utilement qualifiable de « contiguïsme ». Cette dernière péripétie opérera donc un remembrement principiel des paysages jusqu’ici profilés sectoriellement. On montrera d’abord la connivence des intuitions pré-systématique et systématique. Puis on proposera, sous la forme d’une tablature, une modulation des strates ontologiques du pancréativisme. Après les nuances du contrepoint, nous en viendrons à l’inévitable moment conclusif, constitué principalement d’un stade de validation de notre technologie herméneutique. C’est en reconstruisant l’épure whiteheadienne que se dégageront dissonances, imprécisions, et autres lacunes qui grèvent d’incertitudes son applicabilité. Une extension de son système, respectueuse de l’intuition fondatrice, est proposée en conséquence selon deux axes : d’une part, la réhabilitation de la catégorie de réversion conceptuelle, dont l’abolition n’est qu’un ballon d’essai infructueux (d’ailleurs largement inexploité au sein du corpus) ; d’autre part, la systématisation de la création des objets éternels et la trajectorialisation de l’actualité « Dieu ». On s’attachera à esquisser comment ces concepts deviennent articulatoires dans la systématisation whiteheadienne. En bref, nous pouvons résumer notre parcours en deux volets : quant à la forme, nous avons identifié, et mis en pratique, ce que l’on pourrait appeler le « style philosophique whiteheadien », élaborant ainsi une « thèse formelle » affectant la forme d’un quadrille ; quant au fond, nous avons cristallisé la moelle de son parcours philosophique dans une « thèse substantielle » différenciant intuition pré-systématique et intuition systématique. Le concept d’« intuition pré-systématique » désigne le point focal expérientiel, l’indicible ombilic qui trame tout événement ; celui

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d’« intuition systématique » désigne le point focal conceptuel dont l’expressibilité limbique innerve le système. On pressent la coappartenance des deux termes : l’expérientiel féconde le système, et ce dernier rétroélucide l’ombilic ontologique. Voilà justement ce qu’il faudra montrer. Eu égard à leur dimension euristique, ces lignes n’entendront pas établir de propositions normatives, mais tenteront plutôt un regard matinal — et espèrent dès lors arpenter des horizons herméneutiques jusqu’ici insoupçonnés. La disproportion relative entre les parties constitutives du présent manuscrit ne fait que refléter leur objet : l’élaboration de l’outil de base prend d’autant plus de temps qu’il faut reprendre les choses ab ovo. Le pré-systématique est une question naturellement rétive à l'exposition — contrairement au systématique qui est lui, par définition, susceptible de langueurs industrieuses. Le moment conclusif est rendu aussi synthétique que possible. L’apparat critique est repoussé en fin de texte de manière à rendre la lecture plus souple ; il abrite principalement les coordonnées de nombreuses citations du corpus whiteheadien, ainsi que quelques ouvertures possibles sur des problématiques adjacentes.

B. Le cercle herméneutique et son quadrille Afin de mener le lecteur au cœur de l’ontologie de Harvard, c’est-à-dire afin de redécouvrir, en deçà d’une certaine scolastique, l’essence volatile de son intuition pré-systématique, il est inévitable de poser dès l’abord la question herméneutique. La place d’importance occupée par l’énigme épistémologicosophistique du Ménon (« peut-on enseigner la vertu ? ») dans le paysage philosophique est, à cet égard, significative. Que dénonce en effet l’énigme ménonienne, sinon une certaine circularité de la pensée ? On ne découvre jamais que ce que l’on cherche ; et si la question comme sa réponse évoluent au même niveau cognitif, aucune solution alternative à la thèse sophistique ne sera découverte. À en croire Platon, qui est au surplus déterminé à faire face à la fois à la certitude parménidienne (il n’y a pas de science du fluctuant) et à l’évidence héraclitéenne (tout est flux), le philosophe n’a d’autre alternative pour comprendre comment il se trouve juché sur des pensées encore à venir que d’instaurer une hiérarchie entre deux strates ontologiques : l’être quotidien — sensible (ai)sqhton) et visible (o(rato/n) — et l’être contemplé — intelligible (nohto/n) et invisible (a)eidh/j). C’est l’entrelacement de la quiétude parménidienne de l’essence et de la tension héraclitéenne de l’existence qui donnent ainsi au concept d’ousia sa subtile teneur4.

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Aristote se souvient de ce paradoxe, mais n’en n’est guère embarrassé : sans doute, on doit savoir à l’avance ce que l’on apprend, ou ce que l’on démontre, mais on ne le sait pas de la même manière avant et après la démonstration5. De même, pour l’empirisme radical de Whitehead, James ou Bergson, il n’y a qu’une seule strate ontologique avec laquelle nous entretenons des rapports de proximité à l’étagement variable. La circularité à laquelle participe toute discursivité se résout chez eux dans un rapport prérationnel, intuitif, plus ou moins fusionnel (en tout cas non duel) avec l’être. Dans le cadre de notre enquête, la question herméneutique peut se trouver formulée plus prosaïquement : comment lire le corpus whiteheadien avec fruit ? Comment faire parler le systématique, alors que le socle présystématique sur lequel il repose n’est accessible qu’à travers lui ? Bref, quel rythme de lecture adopter ? En approchant toute œuvre, nous dit Whitehead, nous devons impérativement nous conformer à deux exigences — échelle et rythme (« scale and pace ») — : il ne fait pas sens d’examiner Saint Pierre de Rome au microscope ou de lire l’Odyssée à raison de cinq lignes par jour6. L’identification du style philosophique whiteheadien permettra précisément l’adoption du bon tempo (r(uqmo/j). Soient donc ses quatre traits majeurs. Primo, son non dogmatisme : Whitehead soulignait déjà dans la préface à la première édition de ses Principles of Natural Knowledge (alors que, ce faisant, il inaugurait une nouvelle période dans sa progression spirituelle), que ses investigations ne prétendent ni à la complétude ni à l’orthodoxie. Lorsqu’il se décida à franchir les portes de la méta-physique, ses prétentions ne se radicalisèrent pas pour autant : compte-tenu de ce que l’on pourrait appeler l’« état présent de la civilisation », le philosophe n’ose que le meilleur schème métaphysique possible, et ne fait pas un mystère de sa destitution future7. De système définitif, il ne saurait être question : à l’exemple de Platon, Whitehead ne propose que la meilleure hypothèse possible, qu’un « récit vraisemblable » concernant les dieux et la genèse de l’univers8 ; pas un seul instant il n’imagine que ses spéculations ne seront un jour oblitérées par une théorie plus adéquate. Cette humilité non feinte9 ne sera pas à perdre de vue lorsqu’on plongera dans les arcanes giboyeuses de sa pensée. Secundo, la pratique circumambulatoire qui qualifie aussi bien ses recherches que leur exposition10. D’une part, Whitehead a pratiqué cet art consistant à tourner discursivement et circulairement autour de la vérité des êtres11 ; d’autre part, ses œuvres multiplient les approches convergentes susceptibles de faire naître le saut intuitif qui mettra le lecteur au diapason de l’auteur. Cette prolifération des ballons d’essais donne « tour à tour, une série d’impressions d’ensemble qui interfèrent et en même temps fusionnent entre elles dans son esprit12. » Elle engendre une inflation conceptuelle à la salutaire redondance13 — inflation néanmoins tempérée

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par la polysémialité des concepts inlassablement invoqués. Rumination n’est donc pas piétinement : ses spéculations sont faites de ressassement, de zigzags, de correction et de dépassement d’images jamais stabilisées, non de développement linéaire de concepts figés14. Au reste, tout ceci pourrait être lié à un thème très ancien : la quadrature du cercle, en ce qu’elle symbolise l’harmonisation de l’intuition et de la raison. The business of thinking is like Penelope’s web15… Tertio, son positionnement vis-à-vis de l’abstrait : tout ce qui est simple est faux, et tout ce qui est compliqué est inutilisable, insiste-t-il ; le dilemme de la métaphysique se résumant dès lors dans le choix entre (i) être clair et laisser une grande partie du réel hors théorie, ou (ii) se rapprocher de l’adéquation et rester nébuleux16. On se souvient d’ailleurs du mot de Whitehead présentant Russell au public des William James Lecture de 1940 : « Bertie croit que je suis confus, moi je le trouve bien naïf17 ». Qui plus est, le destin de la philosophie est d’établir des distinctions qui devront être abolies au sein même du discours qui ordonna leur baptême : ici, sa devise semble être « distinguer pour mieux unir » (solve et coagula). Le travail philosophique est — par lui-même — critique d’abstractions ; pour Whitehead, il faut montrer à quel prix il est possible d’opérer des distinguos sans bifurquer le concret. Quarto, son mouvement omni-inclusif : « si la vérité est une, […] il faut, comme Gide l’a dit de Dieu, ne la chercher nulle part ailleurs que partout18 ». Chaque élément de notre expérience sera caractérisé par, et interprété à l’aide, d’une instance particulière du schème général. Pour le dire extensivement, au nombre des « faits têtus », il faut compter toutes les expériences que l’on peut avoir, ivre ou sobre, dans le sommeil ou la veille : l’expérience intellectuelle et l’expérience physique, l’expérience religieuse et celle du sceptique, l’expérience de l’angoisse et celle de l’insouciance, l’expérience anticipative et l’expérience rétrospective, l’expérience heureuse et l’expérience douloureuse. Il faut rendre compte de l’atomisme comme de la continuité, de la causation comme de la mémoire, des formes quantitative comme des formes qualitatives d’énergie19… De cette liste (qui est bien sûr amendable), Whitehead distille trois principales sources à indaguer — le langage, les institutions sociales, et l’action —, pour finalement concéder une primogéniture aux intuitions pré-linguistiques, à ces éclairs intuitifs non subsumables par des significations déjà stabilisées dans l’étymologie et la grammaire20. Empruntons, avant d’examiner la question de l’intuition, un éclairage extérieur. À propos du changement de style et du renouvellement conceptuel nécessité par la description de la nouvelle physique, Bohr confia à Heisenberg que « ce n’est qu’en utilisant des concepts sans cesse différents pour parler des relations étranges entre les lois formelles de la théorie

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quantique et les phénomènes observés, en éclairant successivement tous les aspects de ces relations, en mettant en évidence leurs contradictions internes apparentes, que l’on peut réaliser une modification des structures internes de pensée, modification qui est la condition d’une compréhension de la théorie quantique21 ». C’est fort probablement dans une intention similaire qu’il faut trouver la justification de la présence dans les textes whiteheadiens de concepts apparemment antithétiques, correspondant à autant de coups de sonde lancés, avec plus ou moins de maestria, à différents moments de son aventure conceptuelle. Pour certains, l’amoncellement de strates « incompatibles » relève somme toute de l’urgence dans laquelle se trouvait un auteur (trop) prolifique et (déjà) âgé. Il serait futile de refuser en bloc cette idée d’une urgence existentielle, mais elle doit être considérée subsidiairement face à l’évidente circumambulation prônée par le philosophe. L’ineffabilité dernière du réel ne nous autorise qu’à accumuler les pistes asymptotiques, qu’à suggérer, autant que possible, un passage à la limite à partir d’indications transitoires. Ces quatre traits se reflètent dans notre enquête sous la forme d’un quadrille qui constitue notre thèse formelle. Elle définit la réfraction du prisme euristique qui est appliqué au pancréativisme de l’époque de Harvard. Sont érigés en principe : le non dogmatisme (principe euristique), la vertu baroque du ressassement (principe de circumambulation), le « ne distinguer que pour mieux unir » (principe de discrimination constructive) et l’empirisme radical (la philosophie spéculative comme lieu de conflagration harmonisatrice de toutes les expériences). Notre lecture ne saurait être dogmatique : il serait pour le moins paradoxal de prétendre enfermer ce philosophe dans un carcan implicatif. Tout en nourrissant le secret espoir de dévoiler quelque dimension jusqu’ici méconnue, nous prétendons cerner, non élucider définitivement (au sens où l’on parle d’édition définitive ou de texte définitif). Mettre nos pas dans les siens, tenter un regard absolument matinal sur le rhizome whiteheadien, nécessitera la pratique d’un rite circumambulatoire équivalant à tracer avec des courbes une longue ligne droite se perdant dans l’horizon d’un questionnement sans cesse renouvelé. Alors peut-être, comme le dit Blanchot, qu’une découverte que l’on ressasse deviendra la « découverte du ressassement22 », c’est-à-dire de l’essence de la besogne de philosopher. De cet encerclement conceptuel doit se dégager un espace génésique unifié. Si diastase il y a, l’intrication événementielle doit s’y manifester, sous peine de conduire à un portrait « cubiste » à la marginale utilité spéculative. Les distinctions pratiquées — que ce soit au sein du concret, ou à même la matrice catégoriale — doivent donc conserver en leur noyau l’image du Tout et posséder une faculté (ré)associative marquée. Enfin, toute expérience est digne de figurer au nombre des faits et

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doit, comme telle, être pensable ; aucun champ cognitif ne peut être a priori exclu de l’empire des évidences23. Ces traits rapprochent singulièrement notre polygraphe infatigable de Platon. Ce n’est évidement pas ici le lieu d'entreprendre le quadrillage du fondateur de l’Académie ; contentons-nous de noter l’indice suivant : prenant le Dialogo (1632) galiléen à témoin, Whitehead soutient que la forme dialoguale permet au narrateur de revivifier continuellement son trait en référence aux objections et commentaires de ses interlocuteurs virtuels — permettant ainsi d’exposer avec le plus de bonheur une idée nouvelle24. Désormais, nous tenons le fil : l’intrinsèque difficulté de ses textes tient non seulement à leur sujet — l’Ultime — mais à la nécessité de susciter une vision qui soit aussi fidèle à celle de l’auteur que le lecteur le souhaite. Non seulement il faut rendre le langage transparent à l’ontologique, mais il faut que ni l’auteur ni l’interprète ne reste écroué dans l'identique d’une lecture sans imagination : Education is the aquisition of the art of the utilisation of knowledge. This is an art very difficult to impart. Whenever a textbook is written of real education worth, you may be quite certain that some reviewer will say that it will be difficult to teach from it. Of course it will be difficult to teach from it. If it were easy, the book ought to be burned ; for it cannot be educational. In education, as elsewhere, the broad primerose path leads to nasty places25.

Nous retrouverons le thème de l’art de l’utilisation de l’outil rationnel dans notre moment conclusif.

C. L’intuition bifide Il est notoire que Bergson donna ses lettres de noblesse au concept d’intuition. Car c’est déjà d’une abstraction qu’il s’agit : pour dire ce qui la dépasse, la raison doit d’abord forger le concept de ce qui demeurera incommensurable. Mais cette abstraction reçoit un statut privilégié, celui de concept-limite, d’indice de la connivence ontologique. Souvenons-nous à ce propos de la distinction kantienne entre limite (« Grenze ») et borne (« Schranke ») : la première, infranchissable, est atteinte sans qu’on puisse la dépasser ; la seconde permet de différencier et de spécifier le discours épistémologique. Whitehead s’est lui-même intéressé à l’intuition bergsonienne, mais il ne semble toutefois pas avoir tenté de l’appréhender dans son « biotope », y voyant principalement le miroitement de ses conceptions personnelles26. C’est d’ailleurs une caractéristique de la pensée

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whiteheadienne que de nomadiser (le mot est de Deleuze et Guattari) les spéculations de ses illustres prédécesseurs : le philosophe de Harvard ne cherche pas tant chez ses pairs une béquille pour sa systématisation, qu’une illustration de ses vues — quitte à faire violence au texte. De manière à cerner le concept d’intuition chez Whitehead, nous allons procéder dialectiquement en distinguant deux nuances qui se rejoignent en dernière analyse. Parallèlement, l’usage bergsonien sera également réparti entre une fonction pré-systématique et une fonction systématique. L’isolation dont nous nous rendons coupable de deux valeurs complémentaires du concept n’a rien de naïve. On le sait, à Höffding qui croyait pouvoir distinguer quatre sens au concept, Bergson répondit poliment qu’il y en a une infinité27. Le but du signataire de ces lignes est euristique de part en part : faire justice aux aventures d’idées audacieusement poursuivies tous azimuts par le philosophe britannique. Le déploiement du dimorphisme du concept d’intuition constitue notre « thèse substantielle ». D’une part, nous le disions à l’instant, il adresse la question de l’expérience fécondante de toute pensée — nous l’appellerons « intuition pré-systématique » — ; d’autre part, il désigne le mode de relationalité défini comme ontologiquement premier — nous l’étiquetterons « intuition systématique ». Indicible dans sa rencontre avec le Tout, l’ « intuition pré-systématique » précède sa systématisation, l'anime à proprement parler. Antéréflexive, elle possède une composante universelle (la participation à un même monde) et une composante idiosyncrasique (le profil particulier définit par chaque existant). En d'autres mots, il s’agit ici de l'expérience privilégiée — à proprement parler initiatique — de l’auteur considéré. La totalité du déploiement conceptuel whiteheadien apparaît empreint d'un empirioréalisme pluraliste et organique. L’ « intuition systématique » désigne le point focal du plan conceptuel en ce qu'il est l'élucidation projective du tissage ontologique évoqué : c'est sa dicibilité limbique qui innerve le système. L'engendrement du lieu philosophique se produit ainsi à l'occasion de la « condensation » du présystématique dans le systématique, celui-ci éclairant à son tour sa naissance expérientielle. Le dernier Whitehead est celui d'un pancréativisme : la créativité est au devenir ce que l’esse est à l’être, un agent interne d’actualisation qui, embrassant le divin comme le mondain, se situe à la fine pointe de l’expressibilité du système. Maintenant que nous avons explicité ce que nos trois parties définiront en extension, ouvrons sans plus attendre la partition et laissons Whitehead respirer dans son espace générateur. On voudra bien excuser nos innombrables ratures ; sans doute sont-elles inévitables lorsqu’on a affaire à une pensée vivante28. Mais avant toutes choses, et ceci est d’importance, notons que la thématique de l’intuition qui va se trouver examinée en détail constitue l’élucidation méthodologique des conditions de possibilité de la mise

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en équivalence euristique d’auteurs que souvent tout sépare. Nous avons eu recours à l’une ou l’autre comparaison expérimentale ; elles ne sont acceptables qu’à la condition de porter sur l’intuition du réel qui est en jeu, non sur les systématisations catégoriales qui la vectorise. Voilà pourquoi nous nous sommes par exemple autorisés à invoquer l’être-ensemble heideggerien pour élucider la togetherness whiteheadienne, ou l’expérience pure jamesienne pour cerner l’intuition chez Bergson. L’espoir que nous nourrissions alors était celui d’un éclairage externe de points particulièrement difficiles ; il ne saurait évidemment remplacer l’explication intra-systémique.

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Introduction Avant que de pouvoir sympathiser avec notre auteur, il est utile de nous munir d’une qualification temporaire de son système. Trois figures s’en dégagent à cet effet. Son panexpérientialisme, d’abord. Le terme, forgé par Griffin29, a le mérite de la claire suggestivité : tout ce qui est, « expérience » ; tout ce qui est, est en vertu de son expérience, est constitué par son expérience même ; il n’y a rien d’actuel qui ne soit expériençant. C’est donc à bon droit que la philosophie de l’organisme aspire à construire une « Critique de la sensation pure » qui rendrait désuètes les autres « Critiques30 ». Et la technicité échevelée du déploiement de l’ontoesthétique moniste auquel nous allons assister n’aura rien à envier aux algorithmes du penseur de Königsberg. À cet égard, son dialogue avec Kant31 se limite au rejet des bifurcations que celui-ci stratifia patiemment, rejet qui se focalise principalement sur l’ontologie bicamérale héritée de Descartes, et sur l’antagonisme entre la théorie et la pratique qu’il institutionnalisa à la suite de Hume. Rendre à la nature sa con-sistance, son auto-sistance, sans jamais l’opposer à l’esprit, et sans pour autant réitérer l’erreur vitaliste des romantiques : voilà le projet qui motive les analyses fouillées de Process and Reality. L’humanité est fille de l’univers et cette filiation doit trouver fondement et reconnaissance. Son ontologie horizontale, ensuite. Elle est à la fois exigée par son hénologie panexpérientialiste et ce qui la fonde ; elle est rendue nécessaire par l’existence d’un seul mode d’être et vient lui donner consistance. Par ce vocable, nous entendons principalement une relation bijective entre le mondain et le divin, relation qui exige le rejet de tout dualisme et, plus particulièrement, la négation de la transcendance divine. Dieu et le Monde sont codépendants et justiciables des mêmes principes métaphysiques. Il n’y a cependant pas équivalence stricte en ce que certains principes doivent être « réaménagés » dans le cas de Dieu. Son pancréativisme, enfin. L’idéogramme du numineux est le concept de créativité qui lui permet de concevoir comment s’architecture le Monde, comment il a « maille à partir » avec le divin. On l’aura compris, Whitehead affecte d’un coefficient négatif la création ex nihilo en ce qu’elle requiert un Dieu-Architecte fulgurant le Monde à partir du néant absolu. Il lui préfère un concept démiurgique mâtiné de chrétienté : d’une part, Dieu et le Monde coexistent de toute éternité, l’un collaborant à l’« essence » de l’autre ; d’autre part, Dieu est une Personne, notre Compagnon, Celui qui souffre et qui comprend. Notre parcours ne sera qu’une mise en profondeur de cette triple caractérisation première ; il aura l’exhalaison du pèlerinage, du cheminement

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vers l’ailleurs, vers le principiel. Car si le philosophe de Harvard entend rendre compte du sens commun, le détour spéculatif qu’il propose conduit à plus d’un dépaysement. Whitehead n’est certes pas le premier à utiliser l’image de l’organisme. Le courant romantique (entre autres) est là pour en témoigner, les méditations sur la vie humaine s’entrelacent volontiers au canevas de l’imagerie végétale32. Mais la systématicité et l’audace avec lesquelles il s’est attaqué au substantialisme donne à son œuvre une rare beauté, sévère et déroutante à la fois.

A. Indications architectoniques 1. La structure générale de Process and Reality

Nous entendons introduire à l’œuvre multipolaire du penseur britannique par le biais d’une description des forces internes qui gouvernent l’époque de Harvard. C’est plus particulièrement Process and Reality qui retiendra notre attention. La raison de ce choix est très simple : cet ouvrage est l’essai spéculatif le plus osé que Whitehead ait livré ; il est le lieu d’une harmonie contre-tendue entre un tropisme systématique et une conceptualisation arborescente que son idiolecte rend volontairement ambiguë. Frugalité et tempérance conceptuelles sont absentes d’un texte qui ne révèle son potentiel dissolvant qu’à une lecture circumambulante. Si Process and Reality est le livre que Whitehead a le plus voulu écrire, on ne peut pas dire que l’accueil qu’il reçut fut digne de l’effort prodigué33. Pour certains, Adventures of Ideas est bien plus caractéristique du personnage34 ; mais, comme tous ses ouvrages, il n’est lisible qu’à l’aune des concepts introduits ailleurs. Nous procéderons en deux époques. La première contextualise le propos des conférences Gifford ; la seconde donne les linéaments d’une compréhension des différents sous-ensembles catégoriels. Whitehead répartit de la manière suivante la tâche qu’il assigne à Process and Reality. La première partie, « The Speculative Scheme », propose sa définition de la philosophie spéculative ainsi qu’une présentation systématique de son schème catégorial. La seconde partie, « Discussions and Applications » positionne la métaphysique de l’organisme par rapport au corpus philosophique. La troisième partie, « The Theory of Prehensions » met en mouvement le système catégorial à partir de son propre fond. La quatrième partie, « The Theory of Extension » explore sa remarquable conception de l’extensive continuum, fruit de l’application de l’atomisme ontologique (la théorie épochale du temps) à la méthode d’abstraction

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extensive (forgée dans les Principles of Natural Knowledge et le Concept of Nature, alors que Whitehead embrassait encore une philosophie événementielle continuiste). La cinquième et dernière partie, « Final Interpretation », essentiellement d’ordre théologique, s’appesantit éloquemment sur l’Ultime Abacule, et confère de la sorte à l’atmosphère principiellement saturée de son œuvre un dénouement aux médiévales (voire orientales) rémanences. La préface propose une sélection des difficultés que l’auteur entend rencontrer. Ces conférences, nous dit-il, s’inscrivent en faux contre certaines habitudes de pensée particulièrement funestes. Tout d’abord, contre le déni de la philosophie spéculative : l’exercice périlleux qu’est la frappe d’un schème catégorial est paramétrisation utile, nécessaire même si l’on entend harmoniser les différentes guises de notre expérience. Sans elle, la mosaïque restera muette. Il faut cependant redéfinir les rapports qu’entretiennent philosophie et langage, et tout particulièrement éviter une croyance naïve dans la capacité du langage à révéler l’Ultime. Seul outil que possède la philosophie35, il doit se trouver purgé de ses ruineuses prétentions. Le nœud du problème est le statut métaphysique conféré à la forme sujetprédicat : Whitehead, à la suite de Frege et de Russell36, ne souscrit pas à l’analyse grammaticale traditionnelle et à l’ontologie qu’elle insinue — une substance, existant en soi, et supportant accidentellement des prédicats. Pour lui, la relation prime la substance (et la qualité). Jamais la signification d’un mot ne peut être définie isolément : elle doit l’être dans le contexte d’une proposition37. La critique du psychologisme n’est pas éloignée des thèses liminaires de Process and Reality, ni le rejet de la philosophie charriée par la psychologie des facultés : il n’y a pas de facultés anhistoriques abritant un jeu catégoriel statique imposant sa législation au monde. Rejet du constructionnisme kantien, donc ; rejet aussi de la doctrine sensationniste de la perception qui hante la philosophie depuis Berkeley et Hume. Réduire la connaissance que nous avons du monde à ce que nous livrent nos sens externes est une erreur fondamentale qui conduit au monde dénaturé de Hume. Tout ce qui est expérience, il n’y a pas d’ « étants » qui ne soient expériençants, qui soient vides d’expérience. Ses deux dernières répudiations — des déductions arbitraires à l’aide de raisonnements par l’absurde, et de la croyance que les contradictions logiques pourraient renvoyer à autre chose qu’à des erreurs antécédentes — sont dirigées contre Hegel et ses sectateurs (Bradley, McTaggart, …). En dehors du fait qu’il n’y a pas d’idée de relation chez les hégéliens, il leur est reproché de partir d’une prémisse onto-logique et de plier le réel à sa volonté. La philosophie est recherche d’une prémisse, non déduction à partir d’un ensemble axiomatique tenu pour fiable de par sa clarté pour l’entendement38. La philosophie a été induite en erreur par l’exemple des mathématiques : la seule conclusion à tirer d’une

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contradiction est qu’une des prémisses impliquées dans le raisonnement est corrompue. Il faut laisser les faits parler. 2. Le schème catégorial

Complétons cet introït avec une présentation sommaire du jeu de catégories qui inaugure Process and Reality. Au sommet du plérôme whiteheadien nous trouvons le schème catégorial dont l’élaboration s’avère avoir été tout aussi progressive que la métaphysique qu’il était appelé à cristalliser. Le schème catégorial est tramé de quatre sous-ensembles catégoriels : la protocatégorie de l’Ultime, sombrement incandescente ; les catégories de l’existence, déclinant les différents types d’entités nécessitées par son schème (le « quoi ») ; les catégories d’explication, qui sont autant de « comment » ; et les obligations catégoriales, balisant la progression de la concrescence, c’est-à-dire du surgissement dans l’exister (le « pourquoi »)39. Les quatre types de catégories requis par sa fresque partagent une certaine ressemblance avec la théorie aristotélicienne des causes : la créativité est apparentée à la matière première, les objets éternels aux formes, les catégories d’explication souvent assimilables à la cause efficiente ; quand à Dieu, il est complice du premier moteur. Ford reprend en appendice de son Emergence of Whitehead’s Metaphysics les différentes strates dont nous disposons, depuis les « Harvard Lectures for 1924-25 » jusqu’au « Prospectus for the Gifford Lectures. » On s'avise aujourd'hui qu’à l’origine le schème ne pratiquait aucune distinction entre les sous-ensembles catégoriaux, toutes les catégories étant factuellement des catégories d’explication. En tête de la première liste de principes dont nous disposons, nous trouvons : The principle of solidarity. Every actual entity requires all other entities, actual or ideal, in order to exist.

Immédiatement suivi par : The principle of creative individuality. Every actual entity is a process which is its own result, depending on its own limitations40.

Une substance statique, qui n’a besoin que d’elle-même pour exister, n’a pas sa place dans l’univers organique ; elle s’y trouve remplacée par une (ou plusieurs) société(s) d’entités actuelles transientes. Whitehead réalisa rapidement que les différents modes de connexité exhibés par le concret constituent l’aspect fondamental de l’expérience et qu’ils requièrent une minutieuse interprétation en terme d’immanence mutuelle des entités actuelles. Sa conception d’une solidarité évolutive va rapidement susciter l’énonciation du principe de créativité. La solidarité cessa alors d’être

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l’explicans de base pour devenir l’explicandum. Vers la fin de 1927, le principe ontologique devient le principe fondamental. Voici l’énonciation donnée par Whitehead en automne 1926 : The ontological principle. The character of creativity is derived from its own creatures and expressed by its own creatures41.

Il y a codépendance entre « créativité » et « créatures », consanguinité entre nature naturante et nature naturée. Un an plus tard, le principe ontologique s’énonce : That every condition to which the process of becoming conforms in any particular instance has its reason in the character of some actual entity whose objectification is one of the components entering into the particular instance in question (the ontological principle — or principle of extrinsic reference)42.

La proximité avec l’énoncé de PR24 est criante. Toute raison, tout conditionnement, a son siège en quelque occasion actuelle. Il faut savoir enfin que le schème catégorial a un statut hybride de par la volonté de son auteur de proposer une esquisse intuitive purement conceptuelle d’un schème qui aurait dû être logiquement articulé43. Mais laissons là ces questions développementales pour leur préférer la cohérence manifestée par l’espace de déploiement conceptuel lui-même. C’est le projet de Process and Reality que de tirer toutes les conséquences de l’intrication catégoriale explicitée en sa première partie, et le moment viendra où il nous faudra partir à l’abordage du triacontère qui police son territoire sémantique. Des catégories, au dernier décompte, on en dénombre 45 ou 47, selon la valence conférée à la triunique catégorie de l’Ultime (soient 3 catégories de l’Ultime, 8 catégories de l’existence, 27 catégories d’explication et 9 obligations catégoriales). Nous ne faisions allusion qu’à trente catégories car une certaine redondance est à constater (voire à déplorer). C’est à une baroque u(/brij des principes, voire à une « libre et sauvage création de concepts44 » que nous avons affaire en ces pages singulièrement importantes. Les effervescences whiteheadiennes relèvent de combinaisons contrapunctiques, de suggestions fuyantes, d’ambigus coups de sonde dans les profondeurs organiques du monde. Pour poursuivre sur notre allégorie maritime, il va nous falloir lofer, c’est-à-dire gouverner au plus près du vent, se rapprocher du lit du vent (voire remonter le sens du vent), tant les inflexions de son texte ont la concision de l’oraison jaculatoire. Le projet du philosophe de Harvard s’inscrit sans contredit dans la ligne spéculative millénaire de reconstitution du mouvement même de l’autoconstitution de l’expérience. La métaphore transgressive de l’a)rxh/ — remonter le courant, involuer le déploiement phénoménalisateur et

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atteindre de la sorte la région des principes — reçoit ici nouvelle illustration. Le propos du schème catégorial est définitivement onto-logique : il s’agit de mimer la nature et son déploiement, de montrer comment le passé et Dieu inclinent la destinée des entités actuelles mais n’en décident pas, de comprendre le tissage du déterminisme et de la liberté… La production d’un schématisme catégorial constitue la gageure de la raison spéculative45 ; elle nécessite le concours de toutes les facultés humaines. La présentation du schème catégorial procède par étapes bien marquées, dégagées de façon systématique : le schème en tant que tel (quadripartitionné), auquel font suite les catégories « dérivées. » Cette structure n’est cependant rigoureuse qu’en apparence et l’on ne tarde pas à comprendre qu’il va falloir faire preuve de patience et de souplesse pour s’affranchir de sa relative indigence à rendre compte de la polychromatique intuition de son concepteur. La catégorie de l’Ultime est le point focal de l’agencement principiel ; ses reflets irisés se révèlent dans les catégories de l’existence qui déclinent les différents modes de l’actualité. Seules les « entités » (ou « occasions ») actuelles existent plénièrement, s’opposant en cela aux pures possibilités que sont les objets éternels. Ces deux catégories primordiales (ou « entités pures ») partitionnent les catégories de l’existence en deux groupes, suivant que les « quasi-entités » en question se rattachent plus à l’une ou à l’autre46. Nous avons donc, d’une part, entités actuelles, préhensions, nexus, multiplicité ; et, de l’autre, objets éternels, propositions, formes subjectives, contrastes, (ces trois derniers étant des « potentialités impures »). Cela étant, il reste que Whitehead affirme, qu’en un sens, il y a une infinité de catégories d’existence47. Non dogmatisme, disions-nous… Avec les catégories d’explication, nous franchissons un pas décisif dans l’élaboration de l’appareillage whiteheadien. Les quatre « principes » qui constituent la trame du schème catégorial leur appartiennent en effet, définissant les conditions de possibilité de la pensée du fluctuant dans sa fluctuation même — le système d’asservissement étant institué par la catégorie de l’Ultime, à laquelle toujours il convient de se référer afin de donner un sens à des expressions parfois elliptiques. Enfin, les obligations catégoriales osent la question ontologique par excellence, celle du surgissement dans l’exister. Elles sont à la fois les plus proches du concret dans sa tension régénératrice, et les plus éloignées de lui en raison de leur niveau d’abstraction. Le moteur de la pensée du procès est de découvrir des points de stabilité dans la fluence qui transit le mondain. Le schème catégorial, en tant qu’il enracine l’intuition recueillie par la catégorie de l’Ultime, apparaît tel un large édifice lesté de quatre tours d’angle. De la catégorie de l’Ultime aux obligations catégoriales, il y a un cheminement vers le plus abstrait, un éloignement progressif de la dimension arationnelle charriée par l’intuition pré-systématique. L’indétermination qui plane sur la créativité est

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coextensive à sa proximité avec l’expérientiel pur. Au fil des catégories, cette clef de voûte se trouve spécifiée : c’est à un déploiement rationnel que nous assistons ; et celui-ci se clôture avec les obligations catégoriales qui se prononcent sur la nature de la concrescence, c’est-à-dire sur ce qui se percole à la frontière du mondain. Y sont posés les principes requis par le schème, non plus directement par l’intuition fondatrice. Il va sans dire que toutes ces catégories seront introduites méthodiquement au gré de notre progression. 3. Pragmatique du développement philosophique whiteheadien

Il est notoire que Whitehead modifia l’expression de son intuition métaphysique à plus d’une reprise. De plus, ses ouvrages accumulent les strates sémantiques, leur auteur se refusant à consacrer assez de temps à la révision en profondeur d’un texte qui ne correspondait plus qu’approximativement à ses dernières conclusions. Il alla même jusqu’à se désintéresser de la correction des épreuves (et on le comprend). L’excuse dont il faisait usage était la même que celle qu’il servit un jour à Russell, alors que ce dernier se plaignait de ne pas recevoir de réponse à ses courriers : se sentant appelé par l’ordonnancement de nouvelles conceptualisations, où irait-il trouver le temps s’il lui fallait se consacrer à pareilles contingences48 ? Ce qui, en dernière analyse, conduisit Whitehead à agir de la sorte reste difficile à déterminer. Comme tout penseur digne de ce nom, jamais il ne fut satisfait par ses publications. Peut-être était-il même lassé de ses propres concepts, seul le moment de l’illumination intuitive le captivant : les idées sont comme des poissons, elles ne peuvent être conservées, a-t-il déclaré un jour49. Cobb qualifie ces travaux de terrassement successifs d’extensive supplementation and modification50, et l’expression est heureuse de par sa neutralité. Attendu que nous faisons délibérément porter l’accent sur la continuité de l’intuition whiteheadienne, le problème de l’unité de son parcours spéculatif se pose d’emblée. Puisque, d’une part, nous soutenons qu’il y a interdépendance de ses « époques » ; et que, d’autre part, la construction de frontières précises est rendue difficile par le tempérament de recherche du penseur organique (et la fluidité qui se manifeste dans le développement de ses systématisations), nous ne tenterons pas de définir avec exactitude les limites des trois époques auxquelles nous ferons classiquement appel. À notre sens, la totalité de sa pensée va à l’encontre de toute velléité de définition corsetante et Whitehead lui-même se serait opposé à une telle rigidification de son corpus. Nonobstant, des raisons pragmatiques nous conduisent à faire usage d’une tripartition purement indicative : nous

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utiliserons de fait les Principles of Natural Knowledge et Science and the Modern World comme approximations acceptables, respectivement, du début de sa seconde et de sa troisième époque. Par là nous sanctionnons une évidence : le problème que se pose Whitehead n’est pas le même dans les Principia Mathematica et dans Process and Reality. En d’autres termes, il est mal venu d’interpréter, à l’instar de Mays51, l’argumentation ontologique de l’époque de Harvard comme un simple déploiement des potentialités du mémoire « On Mathematical Concepts of the Material World » datant de 1905. Ceci sera tout particulièrement clarifié par la corrélation que nous établissons entre l’atomisme ontologique (qu’il adopte tardivement) et les concepts de liberté et de durée (essentiellement ignorés dans ses premières publications). Les exégètes ont aimé disputer cette question ; on épinglera les partitions suivantes. Lawrence52 propose la tripartition : (i) 1916–1922 : philosophie des sciences, (ii) 1922–1927 : transition entre la philosophie des sciences et la métaphysique, (iii) 1928–1947 : métaphysique. Hélal53 entrevoit, pour sa part, la distinction : (i) 1916–1924 : philosophie de la nature — ou des sciences de la nature —, (ii) 1925–1932 : ontologie, (iii) 1932–1947 : phénoménologie. Lowe54 considère, lui, que l’objectivité à ce propos sera atteinte en se référant aux horizons que se donnent les livres de Whitehead : (i) 1891–1913 : mathématique, (ii) 1914–1923 : philosophie des sciences naturelles, (iii) 1924–1947 : philosophie de l’organisme (à compter de l’année 1924, il enseigne à Harvard). La partition factuelle exploitée dans notre bibliographie nous semble être plus élégante : (i) 1880–1910 : Cambridge, (ii) 1910–1924 : London, (iii) 1924–1947 : Harvard. a. Ford versus Nobo

Notons que ces tripartitions répondent à la publicité que Whitehead donna à ses idées : personne ne saurait raisonnablement prétendre à la connaissance des conceptions métaphysiques abritées en son âme sans que quelque document puisse être invoqué. Et même lorsque c’est le cas, les principes herméneutiques qui conduisent la lecture des textes peuvent aboutir à de fort curieuses « démonstrations. » Nous en voulons pour preuve la stichométrie fordienne (que l’on pourrait également qualifier de stœchiométrie). Lewis Ford, éditeur jusqu’en 1995 de la revue Process Studies, s’est fait une religion de comprendre Whitehead sous l’angle quasi-exclusif d’une « analyse génétique » de son développement philosophique. (On prendra garde de ne pas confondre l’analyse génétique — développementale — de Ford avec l’analyse génétique — ontologique — de Whitehead, qui la distingue de l’analyse morphologique ou superjective : cf. infra.) Son enquête compositionnelle entend rendre compte de l’étrange concaténation

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conceptuelle qui s’atteste dans certaines œuvres en mettant en lumière sa pratique interpolatrice. Pratiquement, Ford entend déceler dans Science and the Modern World, Religion in the Making et Process and Reality la succession des différentes strates rédactionnelles et d’en inférer moult changements d’amures conceptuelles. Dans cette intention, il lit ses œuvres à la recherche de discontinuités entre paragraphes et/ou entre chaînes conceptuelles. L’isolation de l’unité sémantique la plus étroite conduira à l’interprétation la plus pertinente et à une réorganisation de l’ordonnancement de ses chapitres. Selon lui, pas moins de 15 étapes révisionnelles doivent être posées pour comprendre le développement de la pensée de Whitehead, des « Lowell Lectures » de 1925, aux sommets de Process and Reality55. Il veut nous faire accroire que les caractéristiques de la dernière philosophie whiteheadienne ne sont pas le fruit de conflits épistémologiques, ou même d’un changement de point de vue métaphysique, mais de difficultés métaphysiques internes à son système. Sa méthode compositionnelle principale serait l’insertion d’entrefilets destinés à encourager le lecteur à interpréter le passage visé en termes de sa vue réformée56. Whitehead ne veut ni plus ni moins que donner l’impression d’une homogénéité, là où il n’y en a pas ! Si Ford arrive à un résultat plausible, c’est dans sa laborieuse analyse de Science and the Modern World qu’il faut le chercher. Le texte s’y prêtant particulièrement (dans sa préface, Whitehead dénonce lui-même la nature des ajouts qu’il réalisa entre les Lowell Lectures et la publication de l’ouvrage), Ford dégage la (soi-disant) première synthèse métaphysique de Whitehead — celle qui ourlerait les Principles of Natural Knowledge, le Concept of Nature, et les conférences Lowell — en mettant en évidence le passage d’une ontologie événementielle, continuiste, à une ontologie atomique, discontinuiste. Ceci est cependant contesté par Lowe et Lango57 qui considèrent que les « présupposés métaphysiques » de Science and the Modern World n’ont rien d’une synthèse. La force de Ford réside dans la précision et la consistance logique de son enquête qui suggère combien Whitehead ne procédait pas de manière linéaire, mais en ajoutant paragraphes et chapitres lorsque le besoin s’en faisait sentir. Certaines distinctions équivoques établies par Whitehead peuvent alors s’expliquer plus facilement par la voie génétique que systématiquement. Sa faiblesse première réside dans le fait que tout passage, litigieux ou non, se voit compris de ce point de vue stichométrique. En fin de compte, plus aucune unité n’est présumée et elle ne saurait dès lors se faire jour. Alors que le philosophe britannique procédait par ballons d’essais successifs, n’hésitant pas à retravailler ses concepts à nouveaux frais, Ford présuppose un développement strictement linéaire. Il exige de Whitehead une prise en compte scrupuleuse de ses écrits passés ; mais au nom de quoi peut-on

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décider que telle ou telle « insertion » est mal localisée ? Sa méthode exégétique se calque manifestement sur celle à l’œuvre en théologie, en des matières où l’on soupçonne à bon droit l’interpolation de couches historiques successives, révélatrices de différents auteurs. Or, jusqu’à preuve du contraire, A. N. Whitehead est bien le seul auteur de son corpus. Qui plus est, Ford lui-même confesse que seuls Science and the Modern World, Religion in the Making et Process and Reality sont justiciables de son approche : aucune discontinuité ne serait exploitable dans ses autres textes (c’est-à-dire non seulement ses enquêtes logico-mathématiques et épistémologiques, mais aussi The Function of Reason, Adventures of Ideas et Modes of Thought — postérieurs à Process and Reality). Enfin, notons qu’il ne dispose à proprement parler d’aucunes évidences directes : Whitehead demanda à ce que ses papiers personnels soient brûlés — et ils le furent (par Paul Weiss, sur ordre d’Evelyn qui respectait ainsi la volonté de son mari). L’exceptionnelle propension de Ford pour la déconstruction équivaut à faire prévaloir la partie sur le tout ; pour comprendre Whitehead, il faut « purifier » ses textes. Mais il est permis de croire que toute « purification » est, en ce domaine, pure construction. Est-ce à bon droit que l’on dénie a priori, voire que l’on étouffe sous le boisseau, des vagues incessantes d’images solidaires ? Comment ne pas voir que pareille étroitesse du champ herméneutique ne pourra qu’être préjudiciable à l’entendement du tout, qu’il ne peut que sceller l’évanouissement du sens ? Comment se satisfaire de réponses quasi-mécaniques qui se refusent à concevoir une raison intrinsèque à l’agencement des concepts et des paragraphes ? Nous n’entendons pas nous donner les moyens pour réfuter sa déconstruction minutieuse : à notre sens, il s’agit de ne s’y résoudre qu’en dernier recours, lorsque tous les autres moyens euristiques ont été épuisés, et qu’il ne reste que cet outil cognitif, négatif dans son essence, pour tenter de faire justice au texte. Une excellente métaphore est la question de l’appel à la cause finale. Recourir dès l’abord à l’enquête génétique revient à employer la finalité sans jamais avoir examiné ce que la cause efficiente pouvait nous apprendre. On l’aura compris, la puissance « explicative » de la cause finale est telle que tout recours à la cause efficiente s’en trouve alors découragé. C’est à peu près ce que nous dit Spinoza dans l’appendice au premier livre de l’Éthique58. De la même manière, utiliser d’emblée l’outil généticodéconstructioniste, permet d’ « expliquer » de nombreux changements d’amure, mais aucune réelle continuité. Pareille continuité pourra par contre se voir découverte avec l’aide du présupposé inverse, à savoir que c’est le Tout qui fait sens et qu’il y a des limites au caractère brouillon de la rédaction whiteheadienne… Nous l’avons affirmé, sa méthode circumambulatoire rend compte à elle seule de la (dis)continuité avec

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laquelle se chaînent ses expérimentations conceptuelles (à peu de chose près : le passage de l’événementialisme à l’atomisme est, de toute évidence, d’un autre ordre). Whitehead procédait par touches successives, proposant autant de pistes menant à son intuition. Empressons-nous d'ajouter que, le récent ralliement de Hurtubise excepté59, il est resté le seul de son avis. On s’étonnera dès lors que peu élèvent publiquement leurs protestations contre sa rhétorique. Lowe conteste à Ford le droit de décider magnanimement ce que Whitehead avait présent à l’esprit lorsqu’il invoque — ou s’abstient d’invoquer — telle ou telle notion. Ce que Ford réalise, ce n’est ni plus ni moins qu’une histoire logiquement possible, et qu’elle soit ingénieuse ne présume en rien de sa véracité. Seul Jorge Nobo a constamment protesté contre l’analyse compositionnelle — au risque de tomber dans le travers inverse. Pour lui, non seulement l’analyse de Ford repose sur une hypothèse totalement injustifiée quant aux habitudes compositionnelles de Whitehead, mais elle conduit à une interprétation pour la moins égarante. Ford indague toujours le contexte interprétationnel le plus étroit, il ne questionne jamais que ce qui équivaut pour lui à la strate compositionnelle la plus fine au sein d’une œuvre. Nobo recherche toujours le contexte interprétationnel le plus vaste : il entend comprendre la pensée whiteheadienne à partir de la totalité de ses textes60. Et, de fait, dans la préface de la majorité de ses œuvres, Whitehead revendique la coappartenance de leurs perspectives : bien que chacune constitue un tout (ou plutôt un « sous-total »), elle ne fait sens qu’en tant que participant à un courant de pensée qui la traverse sans s’y arrêter… Deux racines au fourvoiement de Ford sont identifiées par ses soins. D’une part, pour être un philosophe aussi prudent que systématique, Whitehead était de toute évidence un écrivain extrêmement peu soigneux et peu systématique. Il pensait plus en concepts qu’en mots, ces derniers n’étant que le passage obligé vers la sphère publique. Le langage est fait pour la communication, non la communication pour le langage ; il est un outil et ne doit pas devenir un maître. À l’appui de cette thèse, on pourrait d’ailleurs citer une source de première main, en l’espèce de son ancien collaborateur Russell61 : Our collaboration was always completely harmonious. Whitehead was more patient and accurate and careful than I was, and saved me often from a hasty and superficial treatment of difficulties that I found uninteresting. I, on the other hand, sometimes thought his treatment needlessly, complicated, and found ways of simplifying his drafts.

D’autre part, la technique d’écriture de Whitehead n’est pas comprise par Ford. Nobo met l’accent sur la continuité du mouvement inquisitorial whiteheadien : si l’on en croit les confidences que Whitehead et son épouse

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firent à Price, son puissant flux idéel ne s’arrêtait jamais ; toujours il était à noter de nouveaux surgissements sur des bouts de papiers qui allaient s’accumulant ; ce n’est qu’après, à la faveur d’une conférence ou d’une publication, que l’élagage se produisait62. Et Nobo d’ajouter insidieusement qu’il est difficile d’imaginer Whitehead contemplant la possibilité qu’un jour sa pensée serait interprétée à l’aune de la fainéantise dont il fit systématiquement preuve dans son travail d’édition63. Pour Nobo, discontinuités et insertions sont présentes même dans Adventures of Ideas et Modes of Thought, qui pourtant sont « doctrinalement homogènes ». En conséquence, ce que l’analyse compositionnelle révèle au premier chef, c’est l’évolution des termes techniques, non de son intuition du monde. Sa conclusion marie éloquence et bien fondé : les discontinuités existant dans les ouvrages whiteheadiens ne sont pas dues à un abandon voilé ou à l’altération d’un point de doctrine, mais à une méthode compositionnelle originale qui se fonde sur l’élagage, le réarrangement, et le tissage de matériaux écrits sur une longue période. Il faut cependant exprimer une réserve : certaines discontinuités développementales trouvent bien leur origine dans un changement de point de vue. Par exemple, lorsque Whitehead s’aventure en territoire ontologique, il se trouve confronté à des exigences conceptuelles étrangères à la philosophie de la nature… À tout ceci, Ford répond principalement que, de fait, si l’on entend interpréter holistiquement le corpus whiteheadien, les thèses de Nobo sont probablement supérieures. Cette exigence totalisatrice, qui conduit Nobo à modifier la lecture « orthodoxe » de la troisième partie de Process and Reality à partir des saillances conceptuelles de la partie II et des Aventures d’idées, Ford l’estime cependant absurde (et il sait de quoi il parle). Selon lui, Whitehead a significativement modifié ses perspectives ontologiques entre la rédaction des différentes « tranches » de ses œuvres et il est malvenu de fonder son interprétation sur une strate qui ne refléterait pas sa dernière philosophie (presque exclusivement la partie III)64. On le voit, deux paradigmes irréconciliables s’affrontent : Nobo condamne l’aporie du réductionnisme fordien ; Ford ravale Nobo à une strate qui fut oblitérée par la suite. b. Whitehead secundum Whitehead

Voyons comment notre quadrille peut départager les deux interprètes. Ford et Nobo reconnaissent tous deux l’importance de l’identification des différentes strates compositionnelles ; ils s’opposent sur la méthode permettant la distinction des strates, sur la signification à attribuer à ces strates, et sur la certitude et l’importance relative des strates supposées.

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Comment Whitehead écrivit, révisa et composa est « compris » génétiquement par l’un, holistiquement par l’autre. Une conséquence directe de notre thèse « formelle » est de joindre à nos intentions premières — définies en terme d’élucidation croisée et d’élucidation réciproque — une contre-élucidation, en l’espèce de ce que nous appelons la stichométrie fordienne. Celle-ci rejette en effet point par point notre quadrille herméneutique : le principe euristique est nié par l’impérialisme normatif fordien ; le principe circumambulant est nié par l’intention « purificatrice » et la linéarisation forcenée que Ford entend faire subir aux incessantes vagues conceptuelles whiteheadiennes ; le principe de discrimination constructive est transformé en discrimination destructive (la distinction ne recherche plus que la désunion, la strate sémantique la plus « profonde » — et les guillemets sont ici de rigueur) ; enfin, l’empirisme radical de Whitehead se trouve détourné en un rationalisme radical, oublieux de toute exigence apophantique. On n’est décidément pas loin de la tentation rhétorique de la pétition de principe qui, comme le dit Caillois, « donne d'avance leurs solutions au problèmes, l'assurance qu'au fond des choses, qu'en dernière analyse ne pourront qu'apparaître les mécanismes annoncés et que tout le reste est nécessairement rideau de fumée, apparence trompeuse ou subterfuge65 ». Cette servitude — d’autant plus aveuglante qu’elle se prend pour une liberté — le conduit à court-circuiter toutes les évidences textuelles qui conduisent au quadrille. Hocking — un collègue de Whitehead à Harvard — affirma de notre penseur qu’il était une « source vivante », non un robinet66 ; et il faut bien dire que c’est exactement ce en quoi Whitehead se trouve transformé par Ford : en robinet, et Process and Reality en robinetterie. Ici aussi, la lettre tue et l’esprit vivifie… Maintenant, si, pour faire bonne mesure, nous quadrillons de la sorte l’herméneutique de Nobo, nous découvrons principalement une dysfonction du principe circumambulant, dysfonction qui empêche Nobo de reconnaître et d’organiser la polysémialité du concept de créativité, et le conduit à réifier le concept de continu extensif pour solidariser l’univers. Cette épineuse question sera profilée plus loin. Deux conclusions s’imposent : d’une part, le fait philosophique whiteheadien n’est pleinement justiciable ni du discontinuisme fordien, ni du continuisme noboéen. Contre Ford, il nous faut conclure en la suprématie d’un point de vue synthétique et tempérament holistique ; contre Nobo, il faut se garder d’une mixture homogénéisante. Les intuitions de Whitehead sont toujours reformulées, à la recherche qu’elles demeurent d’une meilleure expression d’elles-mêmes, d’un potentiel de communicabilité supérieur. Non seulement les questions que se pose le philosophe évoluent, mais ses concepts sont sans cesse retravaillés ; la pensée du dernier Whitehead est

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art polystratificateur en mouvement, art de la temporalité par excellence. Notre moment conclusif s’attachera, entre autres, à montrer que les revirements conceptuels les plus « célèbres » de Whitehead — l’adoption de la théorie épochale du temps (ou atomicité temporelle)67 et l’abolition de la catégorie de réversion conceptuelle68 — sont un mirage interprétationnel : leur « évidence » est de l’ordre de l’abstrait. D’autre part, ce qui est en cause plus fondamentalement dans ce débat, c’est la polysémialité constitutive des concepts dans lesquels se mirent l’organicisme. Notre parcours essayera de penser cette caractéristique à nouveaux frais. En deux mots, la thèse est la suivante : les concepts qui articulent l’ontologie whiteheadienne ne font sens qu’en tant que nébuleuse sémantique convergeant vers un expérientiel polymorphe. c. Le développement systématique

Le cursus très particulier qui caractérise l’aventure de la pensée whiteheadienne nous incite à l’aborder sous l’angle de la progressivité avec laquelle il élabora sa métaphysique. Porter au jour la pensée motrice intangible qui a accompagné Whitehead tout au long de sa carrière spéculative demande que l’on suscite continuités et résonances entre périodes. Nous mettons de la sorte nos pas dans ceux des commentateurs qui font le pari d’une continuité développementale exprimant progressivement, c’est-à-dire déployant avec de plus en plus de rigueur, l’interconnexité universelle. Ce faisant, nous avons, pour notre modeste part, l’ambition de ne pas présenter la fleur sans sa tige, l’idiosyncrasique Process and Reality sans ses racines, le système métaphysique achevé sans le secours de la tarière mathématique. S’il ne nous appartient pas de remettre en cause l’unicité de son questionnement, ne fut-ce que parce qu’il est le fait d’une seule et même âme qui jamais n’apostasia, nous ne pouvons que remarquer qu’il y eut un graduel glissement de ses préoccupations, une sorte de cheminement vers la région des principes qui le conduisit, après une période mathématico-logique, à se pencher sur la philosophie de la nature pour enfin, aiguillé par l’irrésolution chronique de problématiques épistémiques, procéder à de puissantes investigations théologicométaphysiques. Par exemple, sa position quant aux objets éternels fut influencée par sa pratique de l’objectification mathématique ; et la méthode mise en œuvre par sa métaphysique procède directement de la Method of Extensive Abstraction qui vit le jour lors de sa seconde époque, à la suite d’ailleurs de réflexions sur la théorie topologique de la convergence qui dépendent, elles, de sa première époque. Les fondations de sa pensée sont à trouver principalement (de l’aveu même de Whitehead) dans les nodosités suivantes : (i) la philosophie

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spéculative en tant que lieu judicieux et nécessaire de conflagration harmonisatrice des vues apparemment opposées sur la Nature ; c’est en ce lieu que la divergence se fera convergence, que l’unicité naturelle, brisée par la superposition de processus discursifs potentiellement incompatibles, recouvrera son homogénéité sous la forme d’une Idée directrice ; c’est ici que les différentes systématisations pourront être discutées d’un point de vue interrelationnel et critique ; (ii) la science comprise réalistement comme une des racines objectives de la métaphysique, ses hypothèses de travail mettant à jour une facette du concret ; (iii) la religion (comprise communément comme le discours abritant le dialogue avec la question des valeurs et de la liberté), en tant qu’elle a en dépôt la relation avec l’Ultime, comme racine subjective de la métaphysique ; (iv) la crise des sciences classiques, des fondements de la logique et de la géométrie en tant que catalyseur ; (v) une méthode d’abstraction comme moyen de raffinement et d’in-formation des matériaux de base précédemment cités. Nous ordonnerons cela en montrant comment l’intuition whiteheadienne se révèle dans trois moments historiques, mettant respectivement l’accent sur les mathématiques comme un tout fondé sur le concret ; et l’interconnexion radicale de toute actualité conçue comme événementielle. Nous reportons au point B le traitement des sources scientifiques et religieuse de sa pensée, et au point C le statut et la définition de la philosophie spéculative. 1. Première période : du Treatise on Universal Algebra à The Organisation of Thought

Tentons tout d’abord de cerner son effort de compréhension de l’essence des mathématiques et de leur rapport au monde quotidien. Deux traits caractérisent la perspective du premier Whitehead : holisme et empirisme. La quête du sens et l’idée de l’interconnexion y affleurent déjà, à la fois en l’espèce d’un lien entre événements, et en celui d’une nécessaire interrelation entre disciplines. Whitehead considère les mathématiques sub specie totalitatis. Son Treatise on Universal Algebra (1898) est une bonne exemplification de sa largeur de vue ; partie substantielle du Nachlaß whiteheadien (il y consacra sept années), A Treatise on Universal Algebra, dont le titre rappelle l’idéal leibnizien du calcul universel — ou « Ars combinatoria » —, procède de la révolution conceptuelle initialisée par Boole. L’idéal des mathématiques réside dans l’érection d’un calcul permettant la facilitation du raisonnement dans toutes les provinces de la pensée69. Ce traité est un essai d’unification du paysage mathématique en danger de fragmentation, il y cherche une synthèse de la logique symbolique, de l’algèbre des nombres réels et complexes et du calcul extensif (l’algèbre de Grassmann)70. Whitehead y lie

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sa conception des mathématiques à la logique des propositions, ce qui n’est d’ailleurs pas sans évoquer l’essai que plus tard il transformera avec Russell dans les Principia. Notons déjà que la construction des nombres cardinaux (d’inspiration fregéenne) que l’on découvre dans les Principia Mathematica, fonctionne similairement aux relations extensives des Principles of Natural Knowledge et du Concept of Nature. Il était manifestement déjà à la recherche d’un plus haut niveau de généralité que celui auquel les mathématiciens s’étaient résolus71. Pour le britannique, les objets idéels des mathématiques sont abstraits de notre expérience concrète ; ils ne sont pas, à l’instar des Idées platoniciennes, ontologiquement premiers. Le « platonisme » whiteheadien est totalement subordonné à son empirisme72. Les mathématiques sont pour lui une « ontologie formelle générale » organisant la révélation progressive des virtualités inscrites dans un concret qu’il n’est jamais question d’abandonner73. Un parallèle pourrait être proposé avec la manière dont Aristote (ou Husserl) conçoit la logique : la logique aristotélicienne est d’abord une logique intentionnelle, un mécanisme de connaissance de la Nature, de ce qu’elle est, et du pourquoi de cette essence. Ce réalisme conduit le Stagirite à considérer le syllogisme comme un instrument de connaissance des causes. La thèse réaliste de Veatch se résume simplement : le logicien moderne ne confond pas tant le logique avec le réel, que le réel avec le logique74. Les mathématiques doivent être comprises en tant que tissu abstractif trouvant sa source dans le concret. Whitehead n’entend pas, bien sûr, nier l’autonomie des mathématiques, ou le fait qu’elles conduisent à des spéculations transcendant les particularités événementielles spécifiques du monde « matériel ». Au contraire, un schème achevé est, par définition, plus puissant que la somme de ses prémisses, il constitue un tout significatif en rupture avec son sol historique, un organisme qui possède une vie propre, et est en conséquence capable de conduire à de nouvelles déductions. Au demeurant, cet ancrage des mathématiques dans le concret est obvie historiquement parlant : les Grecs eux-mêmes affectaient de croire à une origine empirique et égyptienne de la géométrie75 et, ainsi que le rappelle Whitehead, la géométrie, gewgrafi/a, fut sans doute extraite des techniques d’arpentage nécessitées par le rythme que les crues du Nil imposait au tissu social76. Évidemment, parler d’origine empirique de la géométrie ne dit pas encore par quel vecteur cette évidence se fait jour : faut-il invoquer le sens de la vue, celui du toucher, ou l’ « efficacité causale » whiteheadienne77 ? Envisageons plus particulièrement ce que dit Whitehead de cette racine empirique. Nous venons de mettre en évidence le large horizon constitutionnel que révélait A Treatise on Universal Algebra. « On Mathematical Concepts of

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the Material World78 », également d’inspiration leibnizienne, définit un point, non de la manière classique (newtonienne) — c’est-à-dire en tant que pure abstraction, qu’objet a-dimensionnel —, mais comme le lieu intersecté par un faisceau de lignes droites concrètes. Ce n’est plus l’abstrait qui définit le concret, le point érigeant la ligne, mais le concret qui définit l’abstrait, le faisceau de lignes construisant le point. De la même manière, An Introduction to Mathematics, dissertation concise qui rend manifeste la profondeur de son regard, insiste sur la base empirique des mathématiques : « the properties of space which are investigated in geometry, like those of number, are properties belonging to things as things, and without special reference to any particular mode of apprehension79 ». Il aurait pu dire ens ut ens… La difficulté qui sous-tend sa progression est déjà celle de la compréhension de la manière dont l’univers pluriel, ce pluralistic universe cher à James, peut être décrit d’une manière abstraite, comment le many du concret peut devenir le one de l’abstrait. Les mathématiques commencent avec l’expérience ; les universaux étant extraits du monde physique, il n’y a rien d’étonnant donc à ce qu’ils s’y appliquent. Whitehead se situe ici dans la droite ligne des Grundlagen de Frege. Que l’on nous permette une courte anticipation afin de poursuivre notre illustration. Dans le second chapitre de Science and the Modern World, Whitehead introduit le lecteur au développement historique des mathématiques par le biais d’un voyage vers des conceptualisations de plus en plus abstraites. Dans les sociétés traditionnelles, nous dit-il, les abstractions qui sont pour nous de la plus grande évidence n’ont dû être que très vaguement intuitionnées. Il exemplifie cela avec l’émergence empirique du concept de nombre : le premier humain à saisir l’analogie existant entre un groupe de sept poissons et un groupe de sept jours contribua notablement à l’avancée de la pensée80. Plus décisif encore est ce que Process and Reality enseigne. Alors qu’il discute du statut des propositions métaphysiques (qui feront l’objet de toute notre attention lorsque nous présenterons le schème catégorial), Whitehead se penche sur le cas de l’arithmétique. Par définition, les propositions métaphysiques sont vraies pour toute « époque cosmique81 » — et les théorèmes arithmétiques semblent bien être de cet acabit. Examinant l’un des plus simples de ces théorèmes (« un et un font deux »), sa conclusion tombe : il n’y a pas de raison métaphysique générale pour que les routes distinctes a et b n’intersectent pas au moins une fois ; il n’y a aucune difficulté à imaginer un monde — i.e., une époque cosmique — pour lequel l’arithmétique serait un sujet extravagant courtisé uniquement par des rêveurs… et inutile dans la vie courante.82 On se s’étonnera pas dès lors que les « lois de la nature » cristallisent à partir de la trame événementielle propre à une époque cosmique83. Lors d’une discussion similaire dans Modes of Thought, il

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soutient que les mathématiques traitent de certains types de procès qui aboutissent à des formes qui sont elles-mêmes disponibles pour de nouveaux procès. On ne pourrait être plus clair : toutes les notions mathématiques se réfèrent au « processus d’entremêlement84 ». Les « lois de la Nature », si elles existent sans contredit, sont purement statistiques — thème qui est en filigrane de l’Enquête sur l’entendement humain, et que l’on retrouve chez James, Bergson et Peirce. Whitehead parle lui-même à ses heures des habitudes temporaires de la nature : elles sont en quelque sorte les décrets du destin, le résultat d’ajustements harmonisateurs modélisables statistiquement85. C’est son concept de « préhension conformelle » qui rendra compte de l’inflexion prise par l’époque cosmique considérée, la liberté à l’œuvre dans toute entité actuelle interdisant une vision complètement déterministe86. Citons en dernier lieu, afin de faire transition, « La Théorie Relationniste de l'Espace87 », qui esquisse la méthode d’abstraction extensive à partir de l’outil logique des Principia Mathematica (« the logic of relations »), nous mettant par là au seuil de sa deuxième époque. 2. Seconde période : des Principles of Natural Knowledge au Principle of Relativity

La seconde époque prend naissance avec la manifestation publique de son intérêt pour la philosophie de la Nature et les problèmes épistémologiques, c’est-à-dire avec les Principles of Natural Knowledge (dont la première édition date de 1919), où il est aux prises avec la géométrie en tant que science physique. Son but est de montrer la connexion entre les données brutes de la perception et les mathématiques, en abstrayant les concepts géométriques du concret. Deux nouveaux nœuds conceptuels sont principalement à relever : la méthode d’abstraction extensive et le différentiel événement/objet, tel qu’il est nécessité par son épistémologie. •La méthode d’abstraction extensive

Les Principles of Natural Knowledge élaborent la relation d’extension — qui annonce clairement l’interconnexion universelle et la primauté du Tout telles qu’elles se manifesteront pleinement dans ses textes métaphysiques — et la méthode d’abstraction extensive — que l’on retrouvera dans Process and Reality sous la forme de la méthode de généralisation imaginative. Consistant dans la recherche de voies multiples et convergentes d’approximations successives, la méthode d’abstraction extensive entend fonder les concepts mathématico-scientifiques — depuis le concept de droite jusqu’à celui d’instant — dans l’expérience perceptuelle quotidienne88. Percée de part en part d’investigations d’ordre purement logique, cette méthode n’est nullement étrangère à ce qui se trama dans sa première époque. Lorsqu’il définit relations d’extensions et classes abstractives, on

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peut voir à l’œuvre le même genre de conceptualisations que celles qui axiomatisent la théorie topologique des filtres89. Historiquement parlant, sa définition des points, lignes droites, instants, etc. est une adroite généralisation de la manière dont les nombres réels ont été définis au XIXe siècle90. De la même façon que Frege définit un nombre cardinal à partir de structures de classes équinumériques, Whitehead définit un point à partir de l’ensemble des volumes qui incluent ce point. C’est le §68 des Grundlagen der Arithmetik qui introduisit la définition « extensive » du nombre cardinal91, permettant de le dériver de structures de classes régies par des relations d’équivalences. Le nombre se voit ainsi défini par une relation invoquant une propriété commune (l’équinuméricité). Dans cette généalogie conceptuelle, Russell est le personnage-clef. Voici ce qu’il nous confie de la trajectoire intellectuelle qui mena du Congrès international de philosophie de Paris (1900) aux Principia Mathematica (1910-1913) : Whitehead serait principalement responsable du traitement de l’arithmétique cardinale, de la section sur la convergence et la limite des fonctions, et de celle sur la quantité92. The Principles of Mathematics, dont la première édition date de 1903, confirme que le « principle of abstraction » russellien s’origine chez Peano93. Pour sa part, la Construction logique du monde reprendra l’idée de l’abstraction extensive avec les concepts de « moments de vie élémentaire » (« Elementar-erlebnisse ») et de « quasi-analyse », comme en témoigne l’étiologie que Carnap propose de son concept, le faisant dépendre des Principia Mathematica, de The Organisation of Thought, des Principles of Natural Knowledge et du Concept of Nature94. Tout ensemble respectant les axiomes définis par PNK101-102 sera appelé un ensemble abstractif (« abstractive set »). Ces axiomes, améliorant significativement le compte-rendu leibnizien de l’extension95, constituent la lointaine fondation de sa métaphysique du processus. Whitehead ne se contentera pas, en effet, d’un ravalement de l’ontologie substantielle : dans Process and Reality, la méthode d’abstraction extensive explicite comment l’extensif (qui n’est que potentiel) peut s’élaborer à partir d’un monde épochal (actuel), c’est-à-dire comment les sociétés d’entités actuelles se présentent sous la forme d’entités géométriques. Les entités actuelles ne sont pas corsetées a priori dans un continuum extensif. Nous le verrons, Whitehead parle d’atomisation du continuum extensif par les entités-objet et les sociétés qu’elles forment. La géométrie est l’investigation de la morphologie des nexus ; elle a sa source dans les possibilités de connexions extensives existant parmi les entités actuelles (et parmi ces entités quasiactuelles que sont nexus, préhensions et sentirs96). Si la méthode d’abstraction extensive possède une grande efficacité, remarque Russell, « elle part de la connaissance du système mathématique achevé, qui est le but à atteindre, et va en rétrogradant vers des entités plus

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analogues à celles de la perception sensible. La méthode adoptée par Jean Nicod suit l’ordre inverse : partant des données de la perception, elle s’efforce d’atteindre aux diverses géométries qui peuvent être fondées sur elles. C’est là un problème difficile et nouveau97 ». Whitehead essuya d’ailleurs de nombreuses critiques, à commencer par celles de Theodore De Laguna que le philosophe mentionne lui-même. Vinrent ensuite principalement celles de Lenzen (auquel répondit Murphy), de Grünbaum (auquel répondit Mays), et de Nagel (auquel répondit Lowe)98. Nous l’avons vu, Whitehead débat du problème de l’abstraction chez Platon. Dans le cadre de la présente discussion, il faut savoir que Bigger, suivant en cela la théorie de la demonstrative abstraction de Weedon, propose une comparaison saisissante entre l’approche immanentiste du Concept of Nature et celle de Platon99. Il ne voit pas uniquement un parallèle entre leurs approches mathématiques respectives, mais aussi entre la méthode d’abstraction extensive et la dialectique platonicienne, maïeutique s’appuyant sur des hypothèses pour faire ressortir quelque chose qui est audelà d’elles. De la même manière que Whitehead définit un jeu convergent d’ensembles se chevauchant, jeu de régions qui concourent vers une entité qui ne fait pas partie du jeu convergent, la méthode dialectique définit un ensemble de phrases démonstratives, ensemble désignant également un élément qui lui est extérieur. Cet exo-élément est, un peu à la manière du dieu whiteheadien, immanent à l’ensemble bien qu’il le transcende. Pour Weedon donc, il y a équivalence formelle entre la recherche de définitions dans la dialectique socratique, et la méthode d’abstraction extensive qui définit points et lignes droites à partir d’événements étendus et en chevauchement. Ne manquons pas de noter le pont qui peut être jeté entre cette double description de la convergence d’une sphère vers un élément qui lui est étranger, et ce qui sera dit de l’intuition bergsonienne. •La distinction événement-objet

Les Principles of Natural Knowledge introduisent le concept d’événement à partir de la notion fondamentale d’extension. Les événements sont ce qui est actuel — et cette actualité est devenir100. Ils sont ce qui est mis en relation par la relation d’extension : tout événement s’étend sur, ou recouvre, d’autres événements qui le composent ; et tout événement est recouvert par d’autres événements dont il constitue une partie. Chacun en conviendra, le problème de la morphorémanence est crucial dans un cadre événementialiste : un étant peut être perçu sous des aspects très différents, un mot peut être prononcé de manières plus ou moins excentriques, il n’en demeure pas moins qu’une certaine uniformité de texture lui confère un potentiel d’identification : les profils mondains que nous discernons et nommons sont, par définition, des structures douées d’une certaine stabilité.

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Rendre compte de la possibilité de la reconnaissance de ces caractéristiques événementielles exige l’introduction de la notion quasi-platonicienne d’objet101. Le but avoué du Concept of Nature — ouvrage dont Bergson juge qu’il est « certainement un des plus profonds qu’on ait écrits sur la philosophie de la nature102 » — est de forger une philosophie qui comprendrait le mondain sous l’angle de la force créatrice de l’existence103. Il entend donner naissance à une pan-physique104 conférant à la nature un statut compatible avec les dernières percées conceptuelles de la science ; et, ce faisant, est déterminé à évacuer toutes bifurcations, à commencer par la notion classique de substance. Dans la perception par les sens, nous avons conscience de quelque chose qui n’est pas la pensée et qui est autonome par rapport à elle : la Nature. On peut donc l’étudier en faisant abstraction du sujet connaissant et des questions morales et esthétiques, nous dit Whitehead qui met en exergue le prix de cette e)poxh/ : l’impossibilité d’une synthèse métaphysique, synthèse qu’il ne prétend précisément pas élaborer ici105. Son concept de « bifurcation de la nature » nomme l’instauration d’une opposition entre le sujet et l’objet, la res cogitans et la res extensa ; de ce fait, il désigne également la rupture consommée entre le monde de la vie et le monde de la science. Il va sans dire que ces deux acceptions sont intimement liées, la rupture entre mondes subjectif et objectif ayant autorisé la maturation du projet scientifique. On n’insistera jamais assez sur la radicalité de la brisure qui eut lieu lorsqu’au XVIIe une séparation nette fut opérée entre raison et non raison, entre ce qui est clair et distinct, et ce qui ne saurait l’être106. En témoigne l’opposition qu’établit Locke entre qualités premières et qualités secondes, systématisation d’une distinction de Robert Boyle trouvant son origine dans les premières analyses « scientifiques » de la perception. Il y aurait deux natures, conclut Whitehead, l’une conjecturée et l’autre rêvée107. Et de ce binôme à la théorie des additions psychiques, à la scission entre nature apparente et nature causale, ou au « conventionnalisme » épistémologique, la filiation n’est que trop évidente108. Le principe de relativité (1922), qui conserve l’e)poxh/ du Concept of Nature, a, pour sa part, l’ambition de déduire les équations de Lorentz des conditions de possibilité de toute expérience, sans se référer directement à la vitesse de la lumière, jugée contingente. Partant de l’événement, il considère — comme ce sera le cas dans Process and Reality avec la subordination du continuum extensif aux sociétés d’entités actuelles — l’espace-temps en tant que la résultante des interactions événementielles. La philosophie est tension vers le système de la plus grande généralité, et utilise la science comme caisse de résonance109 : « décrire le sensible en termes du sensible » doit être la devise du scientifique.

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3. Troisième période : de Science and the Modern World aux Essays in Science and Philosophy •Vers la systématisation spéculative

Le climat général dans lequel viennent s’inscrire ses spéculations est celui de la faillite de l’idée de fondement, c’est-à-dire de l’échec du projet hilbertien, de l’atomisme logique, et du programme husserlien de reconstruction de l’expérience à partir de l’instance égologique. Viennent s’y ajouter, en sciences, le lent estompement de l’idée d’un constituant ultime, substrat fondamental du monde ; et, en géométrie, l’apparition de nouveaux espaces. Gauss conclut dès 1824 (mais ne publia pas) à la possibilité d’élaborer des géométries alternatives à celle d’Euclide. Lobatschewsky et Bolyai formulèrent séparément le premier système de géométrie non-euclidienne en choisissant la même alternative au postulat des parallèles : par un point donné qui n’est pas sur une droite donnée, plus d’une ligne n’intersectant pas la dite droite peuvent être tracées110. Cette rapide énumération ne serait évidemment pas complète sans la mention de l’œuvre de Riemann111. Enfin, dans un autre registre, les rapports de l’âme au corps semblaient insolubles : ce que les anglo-saxons appellent le mind-body problem est un label générique nommant la position paradoxale à laquelle les dualistes — depuis Platon jusqu’à Eccles et Popper — sont acculés112. Ses deux prémisses peuvent se formuler comme suit : d’une part, le corps, étendu et inexpériençant, partie intégrante d’une Nature inerte, fonctionne comme un mécanisme pur ; d’autre part, l’âme, inétendue et expériençante, procédant d’une autre essence, dirige ce corps qui lui est avant tout étranger. On a eu beau opposer le sujet à l’objet, le pour-soi à l’en-soi, la synthèse, dans le mystérieux « entre-deux » qui agita tellement la philosophie française, précède la ratiocination. L’individu sait par expérience ce que sa raison lui refuse. Réductionnisme scientiste aidant, c’est cependant le monisme matérialiste qui retient souvent les suffrages113 ; mais il ne peut que difficilement rendre compte du poids des valeurs et des délibérations dans notre vie quotidienne. Russell rend compte de l’intérêt « soudain » de Whitehead pour le métaphysique en soulignant l’importance de la mort de son plus jeune fils (en 1918)114. Lowe est plus nuancé : s’il est concevable que cette tragédie joua un rôle dans l’élargissement de son horizon inquisitorial, on ne trouve dans ses écrits aucune preuve montrant que, sans elle, Whitehead n’aurait pas produit de métaphysique ou même que son système aurait été différent115. Nous préférons, pour notre part, identifier deux racines coextensives plus objectives. Toutes deux témoignent du fait que les difficultés épistémologiques ne sont distillables que dans une cornue métaphysique.

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Une racine négative — épistémologique, se confondant avec la puissance d’entraînement de ses enquêtes passées —, sous la forme principale de l’impossibilité de continuer à exclure l’humanité du royaume naturel si l’on entend renverser les difficultés chroniques générées par la théorie de la connaissance cartésienne. Alors qu’en dernière analyse la physique moderne n’a plus affaire à des particules, à des points ou à des instants, elle conserve les présupposés fondateurs du mécanisme, barrant ainsi la route à tout progrès épistémologique. Plus fondamentalement, le savoir scientifique est bâti sur un double paradoxe. Tout d’abord, alors que le monde physique que la science prétend étudier objectivement est défini comme un pur donné, indépendant de notre connaissance consciente et indifférent à notre existence en tant qu’observateur, nous ne connaissons rien de ce monde qui ne nous ait été révélé par nos sens116, et notre savoir n’est qu’une intégration consciente de données. C’est l’ « institution paradoxale » sur laquelle insiste Verlet117 : chercher à surplomber le monde, à s’en séparer pour se le représenter — alors que cela n’est pas à proprement parler possible. La méthode expérimentale est invoquée pour résoudre ce premier paradoxe. Ensuite, comme le martela Bergson, alors que notre expérience ne nous dévoile que du fluctuant, notre compréhension du monde s’ancre dans des concepts statiques. Or, il ne semble pas y avoir, ultimement parlant, de choses durables dans le monde naturel, seulement des événements plus ou moins évanescents ; de même, nous n’avons définitivement pas d’expérience directe d’un « point » ou d’un « instant. » La mathématisation du concret est efficace car elle propose une grille assez abstraite pour congestionner le flux et fluidifier le tangible. Une racine positive — métaphysique, correspondant au tropisme holistique whiteheadien — qui, elle aussi, fait porter l’accent sur la filiation naturelle de l’humain. Le Concept of Nature, souhaitant exclure de son propos tout questionnement métaphysique et existentiel, montra comment la Nature peut être comprise de façon « homogène118 », mais le prix à payer par cette exclusion s’avère trop élevé. La nécessité de rendre compte de l’émergence de l’humain, conduisit Whitehead en des lieux qu’il s’était jusqu’ici interdit. L’univers est harmonie, tout y est correspondance, rapport, enchaînement. Un organisme, c’est une série emboîtée de niveaux, un tout fonctionnel ayant une individualité propre et une relationalité universelle119. Une fois les êtres humains ontologiquement intégrés au Tout, la durée, l’intentionnalité et les valeurs qu’ils expériencent doivent être, mutatis mutandis, généralisables. En d’autres termes, le rapport vital que nous avons avec une partie privilégiée de la Nature — ce corps auquel nous sommes substantiellement unis — pourvoit un accès direct au monde « extérieur » et constitue la source analogique première120. Essayons de comprendre le réel à partir d’une isomorphisation de cette connaissance interne, clame

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Whitehead, soutenant que si nous souhaitons rompre le silence, nous n’avons pas d’autre choix. Attendu que les valeurs doivent être traitées comme coextensives au monde naturel, nous assistons à un élargissement de l’impératif catégorique tel que Kant l’énonça : rien ne doit être ravalé au rang de simple moyen121. Il n’y a qu’un seul type d’entité actuelle ; Whitehead les nomme occasion d’expérience car elles se définissent au premier chef par leur capacité expérientielle. Toutes sont également actuelles, seule une différence de complexité et de valeur fait le départ entre l’expérience du sujet conscient et l’expérience d’entités appartenant à un amas inorganique. Signalons un point de détail que nous retrouverons plus loin : si, généralement, Whitehead utilise similairement « occasions of experience » et « actual entities », une différence théorique existe cependant, les premières désignant toute « bouffée d’existence » hormis Dieu et les secondes incluant Dieu122. •Science and the Modern World

Sa troisième période, dont nous avons nominalistiquement défini l’occurrence avec Science and the Modern World, aboutira à la délivrance par Process and Reality de l’étonnante chamarrure catégoriale qui tout entière orbite autour du concept d’interconnexion créative — ou de solidarité — des occasions d’expérience. Elle se caractérise aussi par un élargissement de son acception de l’empirique : le concret inclut maintenant les données subjectives (telles les valeurs), ainsi que le radical empiricism de James le souhaitait. C’est plus précisément entre les Lowell Lectures de février 1925 et la publication de Science and the Modern World que se situe le point pivotal entre deux ères distinctes, celle qui refusait à l’humanité de l’humain l’accès aux systématisations philosophiques, et celle qui n’aura de cesse d’intégrer le sujet humain dans son enquête totalisante. Whitehead dénonce lui-même trois ajouts aux conférences de 1925, à savoir les chapitres II, X et XI, qui affinent sa théorie des entités actuelles, définissent son concept d’objet éternel, et introduisent Dieu comme « Principe de Concrétion ». Hormis son réalisme, qui le conduit par exemple à soutenir que la révolution galiléenne est une révolution anti-intellectualiste, qu’elle est un retour aux faits dans leur irréductibilité et leur entêtement123, Science and the Modern World distille trois thèses cardinales. Le panexpérientialisme fait son apparition. Renouvelons à ce propos la mise en garde de Whitehead : au rebours du panpsychisme, qui confère un certain niveau de conscience à tout étant, le panexpérientialisme n’impute de conscience qu’aux « occasions de haut niveau124 ». Le théisme, ensuite, vient sceller son panorama naturaliste selon des modalités que nous examinerons en détail dans notre seconde partie. Enfin, l’épochalité temporelle des entités actuelles vient remplacer le continuisme de sa philosophie événementielle : il

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est impossible de diviser indéfiniment notre expérience, des pavés expérientiels doivent être postulés125. Son atomisme nécessite deux concepts de base : celui d’entité actuelle bipolaire et celui de préhension. La bipolarité des entités actuelles reflète sa volonté de donner fenêtres — et iota de liberté — aux monades leibniziennes, de les rendre à la fois dépendantes de leur passé et aptes à s’en départir126. En d’autres termes, Whitehead s’appropria l’équation de Berkeley esse est percipi en universalisant la liberté de détermination. Chaque pôle, considéré en luimême, n’est que pure abstraction (la polarité étant vraiment la matrice de l’unité) ; toutefois on peut dire que le pôle physique incarne l’influence du passé, son intervention déterminante dans l’entité actuelle en devenir unitaire (Whitehead dira « concrescente »), donnant ainsi corps à l’indispensable continuité qui suggéra le concept de substance ; le pôle mental est, pour sa part, le lieu de la re-production du passé, mais aussi de l’incorporation de nouvelles possibilités, de l’actualisation de la nouveauté. Le concept de préhension est sollicité pour cerner le sentir ontologique de base, pour rendre compte de l’assujettissement au passé. Whitehead donne à ce tissage le statut de vecteur s’originant dans le passé et nourrissant la concrescence. L’articulation des « pôle physique » et « pôle mental », incarnation de la dialectique répétition/différence, permanence/nouveauté, est analogue à l’alternance qui se manifeste dans le règne naturel. Le surgissement dans l’être se produit discontinûment (sans continuité), totalement ou pas du tout127. Si l’actualisation d’une occasion d’expérience était divisible, elle serait à la fois déterminée et indéterminée. La raison de l’adoption de la théorie épochale est plurielle mais triangulable. La mécanique quantique insinue ce saut actualisateur128. La relativité einsteinienne, par l’entremise de sa redéfinition de la simultanéité, est également demanderesse d’atomicité par asymétrisation de ses horizons passé et futur129. De plus, Whitehead tire judicieusement les conséquences ontologiques des antinomies zénoniennes lorsqu’il maintient qu’il ne saurait y avoir de continuité du devenir, seulement un devenir de la continuité130 ; il suit ici Peirce, Bergson, James et peut-être le contiguïsme bouddhiste131. C’est à bon droit que l’on découvrira le Parménide derrière toutes ces gloses, et tout particulièrement l’introduction décisive, en 156c-157b, du concept d’ e)cai/fnhj. Le concept est certes injecté en continuité avec les deux premières « hypothèses » du dialogue, mais dans le cadre de la présente discussion, nous pouvons le considérer pour lui-même et résumer l’enjeu de la manière suivante. Lorsque le philosophe est confronté à la question de la venue à l’être, il doit reconnaître qu’elle ne peut avoir lieu que soudainement ; ou plus précisément qu’elle ne peut se produire par définition qu’en dehors de l’être, et donc, en dehors du temps. Depuis la limite ou la frontière du monde132, quelque chose fait irruption dans le

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monde. Attendu que le temps ne caractérise que les phénomènes mondains, le hapax n’est pas temporel, ce qui a pour conséquence qu’à la racine du temps nous trouvons « l’instantané » ou « le soudain ». Le temps jaillit de l’ e)cai/fnhj, la non-temporalité fonde la temporalité.133 Platon aimait la navigation de plaisance, le sport aristocratique par excellence, remarque Whitehead : « yachting — the turn and the flash ! where everything is becoming and nothing really is !134 » Refermons cette courte parenthèse en précisant sa pertinence whiteheadienne. En accord avec le Parménide et la République (436b), la concrescence d’une nouvelle entité actuelle, c’est-àdire l’occurence d’une nouvelle ensemblisation du Plusieurs (« Many ») dans l’Un (« One »), ne peut être temporelle. Cette certitude n’élucide cependant pas le mystère ontologique : l’entité surgit tout d’un coup, mais pas en un instant ; le procès intemporel qu’est la concrescence « occupe » un pavé temporel. Nul doute que faire parler ce paradoxe apparent demande un saut intuitif ; et que, dans le cadre philosophique, celui-ci ne peut être engendré que discursivement. Nous nous y attellerons. L’épochalisme dégage les conditions de possibilité de la manifestation d’une nouveauté : penser l’actualisation d’un nouvel être-ensemble exige une décision (pas nécessairement consciente) par rapport à un ensemble potentiellement synthétisable. Non seulement une vraie synthèse se définit par un commencement et une fin, mais une synthèse innovatrice doit abriter un moment décisionnel incompatible avec une pure continuité événementielle. En d’autres termes, la privauté du processus proprement ontologique est nécessaire. Enfin, c’est cette atomicité temporelle qui le conduisit au Principle of Limitation, chiffre du divin dans Science and the Modern World. La possibilité de comprendre rationnellement la Nature et la valeur immanente de chaque être vont trouver une ébauche de systématisation en l’espèce d’un principe actualisateur divin. Le but de la philosophie étant d’exprimer la cosmologie la plus cohérente possible135, elle doit se lancer à la découverte d’un protocole harmonisateur des plus puissantes généralisations disponibles dans les différents champs cognitifs et tenter d’opérer leur remembrement. L’harmonisation des différentes approches du concret, leur mise au diapason l’une de l’autre, ne se fera pas sans extension aux différents domaines de la pertinence de concepts propres à un champ. La témérité teilhardienne n’envisageait sans doute pas autre chose : « Comme il arrive aux méridiens à l’approche du pôle, Science, Philosophie et Religion convergent nécessairement au voisinage du Tout. Elles convergent, je dis bien ; mais sans se confondre, et sans cesser, jusqu’au bout, d’attaquer le Réel sous des angles et à des plans différents.136 » La science cherche à harmoniser pensée rationnelle et données objectives, tandis que la religion entend harmoniser raison et vie intérieure : c’est une harmonie d’harmonies qui est

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à découvrir. Afin d’être à même de rendre compte de la manière dont il entend accomplir cette prouesse spéculative, la plus élémentaire lucidité commande de préciser ses sources (u(/lh, matériau de base), avant de pouvoir étudier plus particulièrement les moyens pratiques mis en œuvre (morfh/), i.e., sa méthode (cf. notre section C. « Statut de la philosophie spéculative »).

B. Sources de l’ontologie whiteheadienne Si l’humanité fait réellement partie de la nature, si un seul type d’entité ourdit bien la totalité du réel, alors l’expérience intime que nous avons de cette partie du monde qui est « nous » offre le meilleur point de départ pour la recherche de principes généralisables à toute expérience. Encore faut-il donner à ce principe une solide assise. Par commodité d’exposition nous ne prendrons en considération que deux sources nourricières. Elles ont le mérite d’être étayées par la publicité que Whitehead a donné à ses idées dans ses différents ouvrages : le phénomène scientifique, objectivement parlant ; et le phénomène religieux, subjectivement parlant137. C’est à dessein que nous tempérons nos propos en faisant appel au vocable « phénomène », tant il s’agissait pour lui de points d’ancrages aussi nébuleux qu’incontournables. Disons tout d’abord un mot de la valeur intrinsèque que Whitehead attribue à toute expérience. Depuis la poésie et les implications esthétiques d’une vie humaine plénièrement vécue, jusqu’à l’intuition quantico-relativiste du fait cosmique, toute expérience est métaphysiquement porteuse. Ayons souvenance de sa propre emphase sur l’importance de son épouse Evelyn138 ; ou de l’hypothèse de travail qui donne à Religion in the Making cette saveur toute particulière : les intuitions esthétiques y sont quasiment plus concrètes que les perceptions sensorielles elles-mêmes. Dans Adventures of Ideas, son système trouve un nouveau centre avec la notion de Beauté ; notion qui n’est pas comprise seulement d’un point de vue esthétique : elle y est définie à partir de l’idée d’adaptation mutuelle139. Ailleurs, la poésie est liée aux dimensions naturelles que la science ignore : Shelley et Wordsworth, nous dit-il, rendent évident que la nature ne peut être divorcée des valeurs esthétiques140. Le panexpérientialisme conçoit le fondamental à l’image d’une mer de préhensions gérée par autant de tonalités émotives (les « formes subjectives » que nous présenterons plus bas) modulant, selon le but que se donne l’entité en devenir, l’appropriation des données préhendées.

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Notons ensuite que phénomène scientifique et phénomène religieux ne constituent pas à proprement parler deux départements étanches de l’expérience humaine141 : de par leur nécessaire interconnexion, tout conflit ne peut être qu’apparent et dû à une vue trop courte ; de plus, tout bouleversement dans une discipline doit nécessairement avoir des répercussions dans l’autre142. D’ailleurs, sans les religions, les sciences n’eussent même pas existé, « car la tête humaine n’aurait pas été habituée à s’écarter de l’apparence immédiate et constante qui lui définit la réalité143 ». Réciproquement, le savoir rationnel conduit nécessairement à une profonde « religiosité cosmique ». L’idée einsteinienne d’esprit religieux de la science, son célèbre sentiment cosmique qui consiste en un « ébahissement extatique144 » devant l’harmonie des lois de la nature, devant le caractère raisonnable de la construction du monde, est proche des convictions whiteheadiennes : « J’affirme […] que la religiosité cosmique est le mobile le plus fort et le plus efficace de la recherche scientifique. Seuls ceux qui ont mesuré les terribles efforts et surtout le dévouement sans lesquels les théories scientifiques révolutionnaires n’auraient pu être créées peuvent mesurer la force du sentiment à partir duquel peut seul se réaliser un tel travail, sans lien avec la vie pratique immédiate145. » On notera cependant qu’Einstein semble laisser la religion se faire phagocyter par la science, thèse que nous ne trouverons pas chez le dernier Whitehead. Science et religion sont logés à la même enseigne ; aucune ne peut rester statique alors que le monde culturel continue sa trajectoire. Toutes deux ont à évoluer, à miroiter l’aiguisement des connaissances. 1. La religion en tant que racine subjective

Le laudateur de la créativité fut élevé dans une atmosphère que l’on imagine strictement chrétienne ; plus tard, il songea même, sous l’influence du cardinal Newman, à se convertir au catholicisme. À la vue de son corpus et suivant le dire russellien de Lowe146, les commentateurs s’entendent cependant à lui accorder une période d’agnosticisme courant approximativement des années 1897-1898 à 1925 (date des Lowell Lectures qui allaient constituer la trame de Science and the Modern World). Or, le même Russell a également soutenu que Whitehead fut toujours profondément convaincu de l’importance de la religion ; et, à l’époque de la construction de son schème métaphysique, Whitehead accepte l’intuition religieuse comme une évidence147. En dehors du fait qu’il convient évidemment de ne pas confondre agnosticisme et athéisme, distinguer religiosité et religion permet de mieux saisir les enjeux du débat. On ne comprend que trop bien les difficultés qu’un penseur peut éprouver face au dogmatisme de la religion-institution ; plus hasardeuse est cependant la

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manœuvre qui consiste à faire de Whitehead un individu a-religieux se (re)découvrant un sentir « pieux » (Gefühl dans le sens de Schleiermacher ; le concept söderblomien de sacré pourrait également être invoqué148). L’expérience religieuse telle qu’y souscrit l’exposé neutre et ouvert (pour l’époque) de Religion in the Making ne pointe pas directement vers l’existence d’un Dieu compris comme Être personnel. Elle y est présentée, au même titre que l’expérience esthétique, comme une expérience de valeurs, comme l’intuition d’un « principe de rectitude149 » immanent. L’appréhension de cette harmonie éternelle, de cette consonance (sumfwni/a) est à rapprocher de la notion d’analogie, ou de proportion (a/nalogi/a). Et de prendre à témoin non seulement le monde indien, chinois et grec, mais aussi chrétien : à bien y regarder, insiste-t-il, nulle part on ne trouve la thèse d’une intuition directe d’un Dieu personnel ; il peut y avoir inférence d’une modalité personnelle de la divinité, mais son fond demeure impersonnel150. On saisit mieux le pourquoi de sa neutralité vis-à-vis de la question du mal et de celle de l’immortalité. Bien qu’il promeuve sa propre élimination, le mal est un fait ontologique « positif » dont on conçoit difficilement l’éradication, tant il est entremêlé avec le bien (sans parler du fait qu’il semble frappé du même relativisme que les valeurs) : le mal est positif et destructif ; le bien est positif et créatif151. Fidèle à ses principes, le philosophe britannique confie à l’empirique le soin de décider s’il y a lieu de se prononcer en faveur de l’immortalité (il prétend que sa théorie est entièrement neutre à cet égard152). Ce n’est que plus tard, avec la reprise de la position catégoriale du principe de limitation153, que Dieu fait son apparition dans Religion in the Making, d’abord comme « élément formateur », puis comme principe déterminant dont le but est de susciter la valeur dans le Monde temporel154. Il faudra attendre la fin de Process and Reality, et tout particulièrement Modes of Thought, pour que l’expérience religieuse implique un Dieu personnel. Présentons schématiquement les différents coups de sonde qu’ose le philosophe. Tout d’abord, il est utile de faire retour à Science and the Modern World, qui esquisse ce que Religion in the Making développera : Religion is the vision of something which stands beyond, behind, and within, the passing flux of immediate things ; something which is real, and yet waiting to be realised ; something which is a remote possibility, and yet the greatest of present facts ; something that gives meaning to all that passes, and yet eludes apprehension ; something whose possession is the final good, and yet is beyond all reach ; something which is the ultimate ideal, and the hopeless quest155.

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La réaction première à la vision religieuse est l’adoration, ajoute-t-il. Et le culte est d’autant plus barbare que l’humanité tarde à discerner causes et raisons. Derrière ces propos, il y a, entre autres, la littérature mystique de Wordsworth et de Shelley et leur emphase sur la présence maternante de la nature156. Pour ce qui est de la compréhension du mystère divin, Whitehead revendique clairement les limites du point de vue spéculatif, demandant à l’expérience de venir enrichir le concept157. C’est, par la force des choses, dans Religion in the Making que Whitehead traite le plus extensivement de la religion. Son concept se définit elliptiquement par deux points focaux complémentaires : égotique et rationnel158. Dans son dialogue avec le mythe, il opposera ainsi, de facto, l’individu au collectif, et le rationnel au non-rationnel. D’une part, la religion universelle trouve son essence dans l’individu même, dans son affectivité, dans un moment de retour sur soi que seule la solitude rend possible : « You use arithmetic, but you are religious159 ». La religion est solitude160. Whitehead, à l’unisson avec James161, répond ici (sans y faire directement allusion) à « l’école sociologique162 ». D’autre part, la religion est une évaluation de cet affect premier163, son amplification en un système cohérent applicable à l’interprétation du vécu164. Cette rationalisation peut être individuelle, mythologique ou religieuse. Le mouvement abstractif est purificateur, c’est par son entremise que les rites « barbares » et les croyances « peu raisonnables » peuvent se trouver expurgés, raffinés ; c’est à travers lui que s’effectue l’assomption du mythe — « the stage of uncoordinated beliefs165 » — par la religion. D’où sa définition empirique du dogme comme « tentative de formulation précise des vérités qui se dévoilent dans les expériences religieuses166 ». Double tendance en somme très britannique : l’émotionnel, pour être fondamental, est strictement privé ; la sphère publique demande une froide rationalisation. Bien sûr, l’expérience brute est individuellement demanderesse de rationalité ; et maintenir le rituel pour l’amour de l’émotion est peut-être inévitable167… Quoi qu’il en soit, ces deux foyers — égotique et rationnel — se retrouvent dans la vertu légitimante et cathartique de la religion : In some sense or another, justification is the basis of all religion. […] Religion is the force of cleansing the inward parts. […] A religion, on its doctrinal side, can thus be defined as a system of general truths which have the effect of transforming character when they are sincerely held and vividly apprehended168.

La religion est l’art et la théorie de la vie intérieure169. Une religion sclérosée étant la pire des calamités, Whitehead n’est cependant pas plus « dogmatique » ici qu’ailleurs : il ne saurait y avoir de dogme érigé en catégorie ultime car il n’y a pas de valeur absolue170. Tout ce qui suggère

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une cosmologie suggère une religion171. L’absence de certitude — en théologie, mais aussi en métaphysique et en science — ne frappe pas d’inanité ces disciplines, que du contraire. Le sens est à trouver dans leur quête, non dans leurs résultats passagers. La notion de valeur détient d’ailleurs une place d’importance, solidement ancrée dans son ontologie (voir notre discussion de l’émergence du « Principe de Concrétion »). Le moment religieux est celui de la découverte solitaire de sa valeur propre, en ellemême et en tant que valeur relative par rapport toute bouffée d’existence : il part d’une auto-évaluation pour s’élargir à une inter-évaluation qui conduit à une « loyauté cosmique172 ». Avec ce nouveau retentissement de l’écologisme whiteheadien, nous voyons se dessiner un concept naturaliste de religion comme mise en perspective évaluante de l’universelle solidarité. Process and Reality ne diverge guère des lignes directrices que nous venons de structurer. Whitehead y qualifie l’expérience première (ou « intégrale ») de religieuse173 ; l’accent tombe à nouveau sur l’individu174 et sur la nécessaire rationalisation des premières généralisations mythologiques. Explicitant les racines du système qu’il s’apprête à déployer — et, par là, de tout système philosophique répondant aux critères énoncés en PR3-4 —, Whitehead accorde une importance toute particulière à la codépendance existant entre science, religion, et philosophie spéculative. Il insiste lourdement sur la vertu harmonisatrice que doit posséder un système d’idées à prétention philosophique175, sur sa capacité à recouvrer la totalité oblitérée par la sélectivité des sciences régionales. De plus, il appartient à la religion de rattacher la rationalité générale de la philosophie à l’affectivité et au vouloir propres à une société particulière176. Quant à la science — fruit d’une foi en la raison qui s’origine dans la religiosité —, elle vient de, et retourne à, la religion : l’espoir du rationalisme réside dans l’idéal d’adéquation de la pensée au réel. Cet espoir n’est pas une prémisse métaphysique, c’est une foi qui a partie liée avec une intuition morale ultime touchant la nature de l’activité intellectuelle elle-même177. Process and Reality désigne un seul et même fondement aux modes de l’in-quiétude humaine : la coexistence d’un désir insatiable de nouveauté avec une soif de permanence tout aussi inapaisable. Que l’humanité soit prise dans une double tension qui lui fait souhaiter opiniâtrement des opposés difficilement conciliables avec sa finitude est la signature de la nécessité d’un jugement divin178. L’introduction du concept de Dieu se fait toutefois dans le cadre métaphysique, non sur pied d’un sentiment religieux : The concept of God is certainly one essential element in religious feeling. But the converse is not true ; the concept of religious feeling is not an essential element in the concept of God’s function in the universe179.

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Whitehead parle d’une fonction « séculière » de Dieu, indépendante de l’expérience religieuse : seul Dieu (entendu comme nature primordiale) garantit la possibilité de l’inouï. Nous aurons l’occasion de le voir dans le détail, son concept de Dieu s’étoffe dans Process and Reality d’une nature conséquente et d’une nature superjective qui acceptent en leurs seins les principales caractéristiques eschatologiques chrétiennes. Le Dieu triune s’éclaire dès lors qu’on le considère sous le double point de vue du monde et de lui-même : la nature primordiale est inconsciente et impersonnelle pour Dieu comme pour les entités actuelles ; la nature conséquente est Dieu en tant qu’être conscient et personnel, et elle n’est pas connue, en tant que telle, par les entités actuelles ; la nature superjective incarne l’impact particulier du Dieu personnel sur les entités actuelles de haut niveau et elle est appréhendée consciemment par ces entités actuelles (la question de sa conscience en Dieu n’est pas pertinente). Si cette partition constitue une grille de lecture adéquate, le concept de Dieu qui relève du sentiment religieux est la nature superjective ; tandis que Dieu en tant que fonction métaphysique, c’est-à-dire conçu séculièrement (et de notre point de vue), dépend des deux autres natures. Du point de vue de Dieu — au sein du formalisme whiteheadien — le moment religieux et conscient procède de la nature conséquente. Nous le montrerons en détail, tout ceci doit être envisagé à la lumière du fait que les trois natures ne sont pas indépendantes : elles travaillent la main dans la main au tissage du monde, réfractant leurs modalités respectives. Enfin, épinglons deux passages très éclairants de Modes of Thought. La morale et la religion, nous dit-il, ne sont qu’un aspect de l’élan vers le meilleur qui habite toute entité, de ce « vouloir » qui incite à la réalisation du plus d’intensité expérientielle possible180. Or, ce maximum intensif dépend d’une intentionnelle mise au diapason avec la totalité. C’est toute l’analyse de la « paix » élaborée par AI, qu’il faudrait solliciter. Beauté et valeur sont chevillées aux choses, qu’une conscience en témoigne ou non. Quant à l’intuition du sacré — fondatrice de toute religion, — elle est mise en équivalence avec la participation à un Uni-vers, avec le pressentiment de l’importance de la partie pour le Tout181. Que conclure de tout ceci ? Tout d’abord que ce que Whitehead nomme religion n’est autre qu’une dimension du phénomène religieux : il s’intéresse prioritairement à la religiosité personnelle (solitaire), telle que la raison peut la purifier de sa brutalité native, et la rapprocher des autres champs cognitifs (au nombre desquels la science occupe une place de choix). Ensuite, notre auteur adopte une approche très large en qualifiant cette religiosité avec l’aide de l’idée d’harmonie. Dans l’ordre de l’exposition, son intérêt pour le sacré, le saint ou le divin apparaît subsidiaire.

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2. La science en tant que racine objective

Whitehead entretient plus d’une affinité élective avec la science de son temps. Notre allusion au premier roman expérimental de Gœthe n’a rien de fortuit182. Angelloz, dans son introduction à la traduction citée, nous dit que l’auteur, convaincu de l’unicité de la Nature, de l’impérialisme d’un seul et même royaume traversé par la sombre et invincible nécessité des passions, a emprunté à la chimie une comparaison symbolique pour l’appliquer à un cas moral. Ce que l’ouvrage du suédois Bergmann, De attractionibus electivis, explicite dans le règne naturel, Gœthe va le magnifier dans le règne culturel. Or, de pareil mouvement acquisitif, évocateur de l’Aufhebung hégélienne, il est clairement question chez Whitehead. Ce qui tétanisa le développement de sa pensée n’est en effet autre que le tournant négocié, au début du XXe siècle, par la pensée scientifique. Il s’agit pour lui d’harmoniser philosophie spéculative, sens commun et vision scientifique. La morne incuriosité de nombreux de ses contemporains pour la chose métaphysique (sans parler des imprécations positivistes) se trouve dans son chef transfigurée en une « ferveur cosmique » reconnue par Jonas lui-même183. Et il faut bien dire que ceux qui demeurent dans leurs travaux fidèles à l’idéal d’une érudition sans curiosité, qui se refusent à dépasser l’horizon étroit de leur savoir congru, n’ont rien de scientifique, au sens grec comme au sens moderne. Tout au plus sont-ils d’adiabatiques fonctionnaires de l’e)pisth/mh, obnubilés par un rationalisme qui n’est plus qu’aliénation. Car la rigueur de la méthode ne suffit pas à garantir la valeur d’une recherche ; sans aucune propension à l’élévation spirituelle, quelle que soit la valeur « scientifique » de l’intéressé, sa cérébralité ne lui permettra que de rejoindre des constructions monovalentes desquelles sera absente la plus insigne coloration humaniste, c’est-à-dire la moindre capacité à manifester la polychromaticité du fait humain184. La science est révélatrice d’une dimension ontologique de la Nature ; elle n’est pas un « conte de fées185 » auquel on ne pourrait recourir que sous le sceau d’un outil herméneutique dénaturalisateur de son mouvement propre. La structure intentionnelle de tout acte de connaissance signe, dans son anticipation des différents profils mondains, une attitude d’emblée profondément réaliste. Ici aussi, l’être humain se découvre (dé)voué au monde ; sa conscience est, pour le dire avec Sartre, révélante-révélée. Si le récit scientifique est véridique, insiste Whitehead, personne n’a jamais perçu une « chose », mais des « événements » : la perception résulte d’un train événementiel186. Comme l’écrit lucidement Merleau-Ponty, « quelque conception qu’on se fasse de la philosophie, elle a à élucider l’expérience, et la science est un secteur de notre expérience, soumis certes par l’algorithme à un traitement très particulier, mais où, d’une façon ou de l’autre, il y a

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rencontre de l’être, si bien qu’il est impossible de la récuser par avance sous prétexte qu’elle travaille dans la ligne de certains préjugés ontologiques : si ce sont des préjugés, la science elle-même, dans son vagabondage à travers l’être, trouvera bien l’occasion de les récuser. L’être se fraye un passage à travers la science comme à travers toute vie individuelle. À interroger la science, la philosophie gagnera de rencontrer certaines articulations de l’être qui lui serait plus difficile de déceler autrement. Il y a pourtant une réserve à faire sur l’usage philosophique des recherches scientifiques : le philosophe, qui n’a pas le maniement professionnel de la technique scientifique, ne saurait intervenir sur le terrain de la recherche inductive et y départager les savants187. » Si la science fournit des correspondances hautement suggestives avec les problèmes étrangers à ses frontières, il importe de se donner les moyens de franchir les brisants du scientisme. La science rend le besoin d’un renouvellement métaphysique urgent à deux niveaux188 : celui de la correspondance entre faits et théorie, i.e., de la relation intime entre le perçu et les systèmes logiques, et celui de la processualité. La vieille question du pourquoi de la prise scientifique sur le monde se trouve complexifiée : en jugulant l’événementiel, la science demande que celui-ci soit pensé pour lui-même. Le réalisme dont Whitehead fait preuve est le même que celui qui l’anime lorsqu’il s’agit de traiter du religieux ; il est simplement plus facile d’en faire l’étiologie. Fonder une philosophie naturelle commensurable avec toute spéculation189 ne pourra se faire sans donner un retentissement épistémologique aux résultats révolutionnaires de la science du début du XXe siècle. Il ne s’agira pas uniquement de créer une philosophie des sciences plus adéquate, mais de mettre en branle un projet épistémologique dont l’ampleur conduira à déployer une ontologie événementielle. Ne l’oublions pas, la philosophie est d’essence œcuménique : il faut dépasser l’antagonisme entre science et métaphysique qui, comme toute les querelles de famille, a été désastreux pour l’humanité190. Seule une compréhension globale — c’est-à-dire une compréhension métaphysique — permet de saisir clairement et distinctement une proposition, quelle qu’elle soit191. L’ouverture radicale de son champ inquisitorial se veut respectueuse des capacités révélatrices des enquêtes scientifiques et métaphysiques : que tout ce qui soit déterminable, respectivement, par la causalité efficiente et la causalité finale, soit déterminé192. Ces concepts à la science arrachés, il ne nous appartient pas, dans le cadre de cette modeste disquisition, de les connaître en leurs analyses les plus déliées. Afin d’exhumer le fondement du corpus whiteheadien, il faut néanmoins dégager les conditions de possibilité de leur déterritorialisation. Et ceci est d’autant plus important que la substantifique moelle d’un concept scientifique procède directement des énoncés mathématico-expérimentaux

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qui présidèrent à sa naissance, rendant ainsi pour le moins problématique toute reprise hors du cadre théorico-expérimental maternel. De plus, on se demandera si le projet philosophique peut se nourrir d’affirmations qui, dans leur essence même, sont appelées à être déposées ? La mouvance perpétuelle des soi-disant « certitudes scientifiques » ne peut que rendre tout aussi incertaine leur systématisation métaphysique. Le caractère branlant de la science se trouve obligatoirement exporté en même temps que ses démonstrations les plus sûres, mais un effondrement paradigmatique n’a rien d’un désastre, il offre l’opportunité de renouveler nos conceptions en les rendant plus adéquates193. Affinons ce laconique constat en ventilant le transfert sémantique catalyseur d’une vision mondaine essentiellement évolutive — c’est-à-dire interconnective et processuelle — et holistique. L’ébranlement du mécanicisme (ou matérialisme ontologique), la faillite de la logique classique et de la géométrie traditionnelle ayant déjà été évoqués, nous nous proposons de rassembler sur trois postes les facteurs décisifs ayant contribué à la formation de la métaphysique whiteheadienne : tout d’abord le fait évolutif ; ensuite, la refonte des concepts fondamentaux de la science opérée par la relativité ; enfin, la mécanique quantique. a. Évolutionnisme

Le philosophe de Harvard ne pouvait pas, à la suite de Bergson, James et Alexander, faire l’impasse sur l’évidence évolutionniste qui hante les consciences depuis Lamarck (1809) et Darwin (1871). Même si la consistance de la théorie de l’évolution est plus que jamais problématique — « les théories passent ; la grenouille reste » disait Rostand194 —, l’évolution continue et ascendante des formes vivantes est le concept qui au XXe siècle domine l’idée de Nature. Depuis l’œuf primitif, pour utiliser la métaphore de Lemaître195, la loi universelle apparaît être un appel à une solidarité grandissante dans une société d’entités auto-créatrices dynamiquement coordonnées. « Tous les organismes, passés, présents ou futurs, descendent d’un seul, ou de quelques rares systèmes vivants qui se sont formés spontanément. Les espèces ont dérivé par la sélection naturelle des meilleurs reproducteurs196 ». La variabilité infinie du vivant nous enjoint cependant de pondérer cette définition : un changement ne doit pas nécessairement présenter un avantage pour être retenu par la sélection naturelle — et ce en particulier dans les situations de faible compétition. Comme l’illustre de Duve à l’aide du multipolymorphisme des mollusques, il suffit que la variation ne soit pas néfaste au point de provoquer l’éradication de l’animal197. De plus, l’idée d’un processus sans hiatus a graduellement été parachevée par l’idée de soubresauts évolutifs : à de longues périodes

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adaptative orchestrées par des groupes de structure stable, évoluant lentement, s’opposent des phases novatrices ponctuelles, généralement brèves et imprévisibles, qui relèvent du jeu de l’événementiel, de la contingence198. La science biologique met en scène la coappartenance anthropocosmique. La contiguïté s’attestant entre l’humain et le naturel peut se lire de deux points de vue : diachronique (transition de l’information génétique sans hiatus) ou synchronique (lien unissant tout individu à son biotope). Elle est demanderesse d’un renouveau ontologique balayant les paradoxes de la bi-ontologie héritée des Grecs et promue jusqu’à l’absurde par les modernes. Le simple appel à un enchaînement de la cause efficiente à une cause finale ne suffit pas à franchir le gouffre entre humanité et Nature : comme le fit remarquer Bergson, pareille solution factice n’est jamais qu’une variation plus ou moins subtile sur le thème déterministe. En pareil cadre, la création artistique est le produit tardif de la croissance cosmique, non le prototype de toute création199. Un fait remarquable est à ce propos à rappeler : la croissance de chaque être (son ontogenèse) reproduit le processus de maturation de l’évolution qui mena jusqu’à lui (sa phylogenèse)200. Affirmer, avec Monod, que « l’Univers n’était pas gros de la vie, ni la biosphère de l’homme », c’est aller à l’encontre de la vision promue par les plus récents développements scientifiques : « L’Univers était — et est sans doute toujours — gros de la vie. Pour moi, cette conclusion est irréfutable. Elle et fondée sur la logique, non sur un principe philosophique a priori. Il ne s’en suit pas, cependant, que l’apparition de la vie ait suivi un cours rigide, préétabli ; encore moins qu’une seule forme de vie ait été ou soit possible201. » Il est d’ailleurs piquant de remarquer avec Whitehead l’inconsistance des théologiens qui rejettent la philosophie évolutionniste alors qu’elle est une arme redoutable contre le matérialisme202. Comprendre l’Univers comme une marche vers l’humain (et ce dernier en route vers son salut) rend la substance mondaine infiniment plus mystérieuse que ce que les matérialistes laissent entendre. « Si la chair est venue à l’existence à cause du corps, c’est une merveille. Mais, si l’esprit est venu à l’existence à cause du corps, c’est une merveille de merveilles203. » Quoi qu’il en soit, ce qui lui importe avant tout, c’est ce que requiert l’évolutionnisme : une ontologie organique qui permettra de comprendre comment l’humain est bien d’ « ici ». b. Relativité restreinte

Assez curieusement, confie PR66, même à ce stade précoce de l’enquête métaphysique, l’influence de la théorie physique de la relativité est importante. La théorie de la relativité restreinte demande, elle aussi, un total

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renouvellement de notre perspective sur le réel. Observant et observé deviennent indissolublement liés. Une double révolution principielle conduit Einstein à prendre le parti de parler d’événement (Ereignis) : l’énonciation du principe de relativité et du principe de la constance de la vitesse de la lumière. Le principe de relativité galiléen traduisait déjà la volonté universaliste et objectiviste de la physique : forger une image du monde qui soit indépendante de la localisation des observateurs, voire de leur existence même. De l’analyse critique du processus d’observation, telle qu’on la découvre dans les travaux précurseurs de, e.g., Berkeley, Hume et Mach, il ressort toutefois que cela n’a pas de sens de parler d’un objet indépendant de la sensation qu’il occasionne. Techniquement parlant, la relativité einsteinienne n’est somme toute que l’application du principe de relativité galiléen aux ondes électromagnétiques : l’idée directrice demeure de donner forme à l’équivalence des lois de la nature pour tout référentiel respectant le principe d’inertie. L’existence de points de vue équivalents sur l’univers physique (qui sont autant de référentiels) est ainsi garantie (aucun système inertiel n’est privilégié). En s’attaquant à la primitivité de l’idée de simultanéité, Einstein crée une cinématique nouvelle, où la vitesse de la lumière devient indépassable et sa constance (dans l’espace vide et pour tout référentiel inertiel) érigée en principe. Il en résulte une réforme des notions d’espace et de temps oblitérant les concepts d’espace instantané et d’instant présent204 : le monde n’est plus spatial et temporel, cette dernière modalité étant comprise sur le mode de la première, mais spatio-temporel et interconnecté. Ce n’est qu’avec la relativité générale que la géométrie universelle se trouve affectée par la distribution de matière. Alors que la théorie restreinte ne s’appliquait qu’aux systèmes en translation rectiligne uniforme les uns par rapport aux autres, la théorie générale inclut les systèmes en mouvement accéléré et les systèmes en rotation (principe d’équivalence entre un champ inertiel et un champ de gravitation). Capek soutient, à la suite de Bergson et de Whitehead, que l’expression « temporalisation de l’espace » doit être préférée à celle de « spatialisation du temps », induite par l’interprétation statique de l’espace-temps d’EinsteinMinkowski. Ailleurs, il parle de « temps-espace » ou de « chronotope205 ». Le principe de relativité restreint instaure ainsi une indépendance causale entre événements séparés. Chaque point de vue sur le monde possède un passé qui lui est propre, une perspective irréductible à toute autre ; par voie de conséquence, l’idée d’un temps cosmique uniforme est frappée d’insignifiance206. À cette cinématique réactualisant les transformations de Galilée, est liée une dynamique dans laquelle il n’y a plus de masse invariable, celle-ci s’identifiant avec l’énergie. La présentation de la relativité einsteinienne que l’on trouve en SMW113-118 se focalise principalement sur deux points : l’expérience-clef

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de Michelson et Morley (1881 et 1887) et le divorce qui s’engage entre, d’une part, le matérialisme classique inféodé au sens commun, et, d’autre part, l’électromagnétisme commençant. Les idées classiques d’espace et de temps sont trop naïves207, nous dit-il, c’est une vision organique, relationnelle, qui est requise par les évidences expérimentales. La compréhension ontologique des implications de la théorie d’Einstein conduit à l’idée de relations internes entre événements208. C’est un fait méconnu que Whitehead formula (dans The Principle of Relativity, 1922) sa propre théorie de la relativité. La différence principale entre sa théorie et celle d’Einstein réside, d’une part, dans le choix de l’entité dernière — événements possédant une certaine durée (« temporal thickness209 ») pour Whitehead, points-événements pour Einstein — et, d’autre part, dans la raison de ce choix : il s’agit pour Whitehead de dériver de sa philosophie de la Nature une théorie « générale » de la relativité (pas au sens einsteinien), et d’éviter ainsi le recours à des contingences telles que systèmes de mesure du temps et de l’espace, ou vélocité de la lumière dans le vide. De la sorte, il préserve la pertinence de sa théorie face à la possibilité d’espaces-temps alternatifs (voyez son concept d’ « époque cosmique »). Plus fondamentalement, Whitehead entend problématiser le sens « existentiel » de la notion de simultanéité et fonder sa relativité sur des principes métaphysiques — tels que la privauté de la concrescence — plutôt que sur un fait aussi contingent que la vitesse de la lumière. La simultanéité est d’abord quelque chose de donné dans l’immédiateté ; la définir à partir de la synchronisation d’horloges à l’aide de signaux lumineux est une convention à laquelle il ne croit pas210. c. Mécanique quantique

La révolution quantique contresigne le naufrage du matérialisme en confisquant l’idée d’une donation indubitable ; de ce fait, elle met en profondeur un mode d’exister aux antipodes de celui de la substance211. Dans le monde des quanta, le phénoménal n’est plus qu’une surface de contact entre système conceptuel et champ interactif. L’espace, la matière, et les forces physiques ne sont plus des entités indépendantes, mais participent à une fonctionnalité unique. Ils con-stituent une vaste structure relationnelle. L’être-support, c’est-à-dire l’être comme fondement, puissance de sustentation, région souveraine possédant en elle-même les garanties de sa propre validité (voire même entité concrète, autarcique, séparée et stable), cède la place à l’être-advenant, à ce qui n’est qu’effort vers la détermination, trace fugace demeurant sans appui212. Il est l’acte promis, jamais tenu, indéfiniment enveloppé, retenu, suspendu, différé213. L’émergence de l’advenant se pense maintenant comme un effet de

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concrétion ; l’entrée dans un champ de présence est inscription d’une trajectoire au sein d’un espace actif. Il y a effacement du fondement car ce qui tient lieu de fondement à un moment donné ne constitue plus qu’une zone d’arrêt provisoire. La fondation comme « acte de fonder, ou plus exactement, comme transgression de l’immédiat214 » devient hyperbolique, mais la possibilité même de la régression n’est pas détruite, seule l’idée qu’elle doit être pensée comme « remontée vers un support, vers un terme premier, vers une origine, vers une justification absolue » est rendue désuète. Nous présenterons respectivement l’interprétation de Copenhague et la perspective quantique whiteheadienne. Les entités qui sont postulées par cette physique des profondeurs ne sont ni des particules, ni des ondes, au sens que ces termes possèdent dans leur acception macroscopique — telle la propagation de vagues à la surface d’un étang, ou la trajectoire univoque d’une boule sur une table de billard. Il faudrait plutôt parler d’événements, de pulsations, ou d’une succession de déformations spatio-temporelles215. On ne peut donc qu’adhérer à l’intention qui anima Hoffmann lorsqu’il forgea le concept d’ondicule216, indiquant par là un point de vue plus englobant, un aleph plus haut217, depuis lequel les deux approches se profileraient. En cela, il ne fit que tirer les conséquences du principe de complémentarité218, qui soutient qu’un ondicule possède à la fois des propriétés ondulatoires et corpusculaires — propriétés qui ne sont cependant jamais exhibées simultanément : la nature répond à la question qui lui est (im)posée à l’aide d’un protocole expérimental spécifique. Depuis les années 1927-1928, Bohr était convaincu qu’une application univoque des concepts classiques (embastillés dans le déterminisme) ne pouvait que conduire à d’insurmontables difficultés (essentiellement dues au traitement classique de la notion de causalité et à l’antique tertium non datur). En frappant son célèbre principe épistémologique, il plaida en faveur d’une renonciation de la prétention des concepts à l’univocité. De manière à suggérer une profonde modification des habitudes de pensée, Bohr utilise un style très personnel, renommé pour son caractère cryptique et les « épouvantables incantations de sa terminologie219 ». À l’instar des mystiques, il importe pour lui d’essayer d’éviter à tout prix de donner au lecteur une (fausse) impression de clarté ou de certitude, cherchant même à l’égarer à la faveur du redoublement des péripéties langagières220. Utilisant une grammaire anglaise approximative et des concepts — d’origine allemande — toujours changeants221, il se consacre tout entier à la tâche socratique de questionnement impitoyable du sens des mots courant. Il plonge ainsi dans le gouffre existant entre notre monde, celui de la quotidienneté, et le monde quantique, accessible uniquement au travers du prisme équivoque de la techno-science. Bataillant afin qu’aucune subtile nuance de sens ne puisse être négligée par le lecteur, il met en relief

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l’inutilité du langage commun pour entrer en commerce avec les fantasmagoriques créatures abritées par le mur de Planck. Rebondissant sur ce problème, c’est également le sens des mots que nous croyons pouvoir appliquer au quotidien qu’il mettait en difficulté… Tout le monde a en mémoire les analyses de Heisenberg du chiasme « sujet expérimentant » / « objet expérimenté », mais tout demeure ambigu lorsqu’on se penche sur l’interprétation de Copenhague (dont l’élaboration court de 1922 à 1928)222 : d’une part, l’opposition du sujet et de l’objet, ainsi que la définitive incomplétude de la description de tout événement quantique, peuvent faire croire à une nouvelle nouménalisation de la Nature ; d’autre part, sujet et objet sont indissolublement liés par l’acte expérimental, de telle manière que nous ne pouvons plus totalement objectiver le résultat d’une observation223. Cette seconde dimension trouve son dénouement dans le principe d’indétermination. Principe physique rendant explicite comment la limitation inhérente à notre capacité cognitive entrave notre conception — et donc notre expression — des événements microphysiques, il nous rappelle une fois de plus que le monde de la physique est un monde contemplé de l’intérieur, étudié par des dispositifs qui en font partie et sont sujets à ses lois. Heisenberg soutient, lui aussi, que le langage de la quotidienneté et le langage philosophique traditionnel sont incompétents lorsqu’il s’agit de forger une métaphysique consistante. Leur pauvreté, comme le biais fondamental que leur terre de naissance charrie, est corrupteur de notre pensée. En conséquence, la pierre d’achoppement de l’interprétation de Copenhague est pour lui un pur problème langagier. D’une part, nous disposons des concepts physico-mathématiques de la mécanique quantique ; d’autre part, du langage de tous les jours (et son éventuel degré de raffinement ne change pas grandchose à sa mésocosmicité). La difficulté réside dans le besoin d’un vecteur communicationnel qui nous permette de débattre des résultats expérimentaux ou des prédictions théoriques. De plus, il semblerait que l’esprit ne puisse penser sans images, qu’une représentation sensible accompagne toujours les plus hautes abstractions224. Attendu que, bancal ou pas, les contingences de notre existence nous mettent en demeure d’utiliser le langage commun, une dichotomie pragmatique doit être installée entre le phénomène expérimenté, descriptible uniquement au sein du schématisme quantique, et la sphère de tous les jours, descriptible uniquement en termes classiques. Car, et c’est ici que longtemps le bât blessa, les concepts newtoniens n’avaient pas dû, pour s’imposer, instaurer un hiatus entre la réalité que nous expérimentons tous les jours et la réalité telle que le formalisme nous la décrit : ils n’étaient que le triomphe du sens commun systématisé225. Les analogies à l’œuvre dans la sphère du quotidien restaient valables dans la sphère de la mécanique universelle.

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Venons-en plus particulièrement à Whitehead. Comme en témoigne le huitième chapitre de Science and the Modern World, entièrement dévoué à la théorie quantique « se faisant », le philosophe se base principalement sur l’hypothèse de Planck et d’Einstein (1900 et 1905), et sur le modèle atomique de Bohr (1913). Ses sources sont cependant plus profondes : la dissertation qui lui valut en 1884 son poste de « fellow » à Cambridge portait déjà sur le Treatise on Electricity and Magnetism de James Clerk Maxwell (publié en 1873). Sa connaissance intime de l’électromagnétisme naissant s’étendait de plus aux travaux précurseurs de ce génie purement intuitif que fut Michael Faraday226. Faraday dénonça ce que Whitehead appellera le sophisme de la localisation simple du matérialisme classique : pour sa balbutiante théorie des champs, un « point-atome », tout en demeurant un centre de force localisable, étend son influence à travers la totalité du système solaire227. C’est ainsi que rendre compte des manifestations extensives de l’énergie le conduisit à relativiser les frontières entre matière et espace. Il faut dire que les influences de Faraday l’inclinaient au holisme ; au nombre de celles-ci, il faut compter la spiritualisation de la matière vers laquelle tendait la Naturphilosophie228, et la leibnizienne théorie des atomes-points du jésuite dalmate Boscovich (1711–1787). La peu connue Theoria philosophiæ naturalis229 élabore une conception dynamique de la Nature qui promeut la mécanique newtonienne, tout en spiritualisant la matière. Newton concevait les interactions atomiques à la manière de chocs élastiques ; mais, lorsque des billes de billard entrent en collision, il y a déformation suivie d’un retour à l’état initial. Un atome étant sans parties, comment imaginer la déformation ? La solution la plus rationnelle pour Boscovich est de concevoir des atomes sans dimensions. Bien que sans extension, le « point-atome » possède une inertie ; il est la source de forces attractives et répulsives. Ici aussi, Whitehead a porté son regard : à Russell qui s’enquérait de la viabilité des spéculations du dalmate, il le préféra le renvoyer à Maxwell230. Nous pouvons maintenant conclure. Si, pour des raisons de contingence historique, Whitehead n’a pu avoir intelligence du débat copenhaguois (et a fortiori du dialogue qu’initialisa le célèbre paradoxe EPR231), il était parfaitement au fait des enjeux en présence. Soulignons deux impacts dans sa spéculation : holisme et atomisme. D’une part, la systématisation quantique est holistique ; en tout lieu est miroitée la totalité cosmique. Un électron évoluant au sein d’un corps vivant possède une fonction d’onde différente de celle qui serait la sienne s’il errait dans les espaces infinis232. Comme en témoigne le principe d’exclusion de Pauli, les systèmes physiques se constituent en totalités : du point de vue de l’expérimentateur, c’est comme si le second électron « savait » que le premier était là. Margeneau parle d’ailleurs du comportement « social » des particules233. La Nature doit

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être pensée comme un Tout en évolution organique, comme un horizon polymorphique que nos intentions rencontrent en les anticipant. D’autre part, il est peu douteux que cette « demande de discontinuité234 » n’ait joué un rôle dans l’adoption par Whitehead d’une ontologie épochale. Mais nombreux furent les facteurs qui y concoururent et une analyse plus complète doit encore attendre.

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C. Statut de la philosophie spéculative Maintenant que nous avons compris combien Whitehead n’était pas étranger à la processualité qui se faisait de plus en plus insistante dans les domaines scientifiques et algébriques, nous pouvons engager la question du statut conféré par notre auteur à la philosophie spéculative. L’envisager dans ses différentes implications nous préparera utilement à saisir l’incarnation de son intuition bifide. On procédera avec l’aide de trois coups de dague successifs portant, respectivement, sur les rapports métaphysique/cosmologie, sur les facettes de la définition de la philosophie spéculative, et sur la méthode whiteheadienne. 1. La distinction entre Métaphysique et Cosmologie

Clarifions tout d’abord la distinction qu’il utilise, au sein de la philosophie, entre métaphysique et cosmologie. Malheureusement pour la clarté de son épure, Whitehead ne se sent pas toujours concerné au premier chef par l’univocité de ses concepts ; il préfère travailler par touches successives plutôt que de présenter de manière linéaire les certitudes ultimes auxquelles il serait définitivement parvenu. Alors que pareille clarification est de la première importance pour Hartshorne, une certaine nébulosité entoure sa distinction entre le métaphysique — c’est-à-dire le nécessaire, ce qui ne souffre d’aucune alternative concevable — et le cosmologique, le contingent, ce qui aurait pu être autre que cela n’est et qui définit notre époque cosmique. a. Philosophie spéculative

Whitehead est animé par une confiance profonde en l’importance de la philosophie spéculative, en sa capacité à comprendre être, devenir, et relationalité (concepts dont la proximité sera élucidée plus loin). La philosophie spéculative doit être conçue principalement comme un processus nous acheminant vers les meilleures généralités possiblement atteignables ; c’est-à-dire comme un effort de capture des principes les plus généraux qui opèrent au sein de l’être et du devenir. À ce titre, elle constitue un ingrédient capital dans la construction de la réalité. L’aventure de la raison philosophique est celle de la clarification de la pensée ; elle ne peut accumuler que des succès partiels, mais ceux-ci sont d’une extrême importance pour l’avancée de la civilisation235.

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Notre penseur, parce qu’il était pleinement conscient de la finitude de tout système spéculatif, a été plus critique que Kant ne le fut jamais. C’est ainsi qu’il y a dans son système une place pour sa propre oblitération : à l’instar de ce que Platon revendique dans le Timée236, il n’entend proposer que le meilleur essai possible, laissant à d’autres le soin de le transformer — ou de le rendre caduc. Tout système restant une pure approximation de la vérité, il ne saurait y avoir de certitude axiomatique pouvant à bon droit tenir lieu de point de départ légitime. Le royaume du possible est infini : « there are more ideas in heaven and on earth than were thought of in their philosophy237 ». Whitehead est post-kantien en ce que son enquête est transcendantale (la mise à jour des conditions de possibilité de toute expérience), mais il est délibérément pré-kantien238 en ce qu’il accepte de parier sur un point de vue réaliste et anthropomorphique, simplement parce que nous n’avons pas d’autre alternative. Néanmoins, attendu qu’il assigne une valeur intrinsèque à tous les niveaux d’actualité, cet anthropomorphisme ne devrait pas être confondu avec quelque sorte d’anthropocentrisme que ce soit. On le verra, le rejet des entités « vides de toute expérience » (c’est-àdire d’entités inexpériençantes) peut être assimilé à une extension de l’impératif catégorique kantien. De notre lecture, il ressort que la philosophie spéculative inclut la cosmologie, qui elle-même inclut la métaphysique. La philosophie est le lieu de la spéculation, quelle que soit sa déclinaison (logique, métaphysique, éthique, épistémologique, …). La cosmologie est, quant à elle, le produit d’une enquête ontologique qui se rapporte à notre « époque cosmique » : elle dévoile à la fois les éléments contingents à cette époque, et les éléments nécessaires à toute époque cosmique. Ces derniers constituent le noyau métaphysique. Voyons tout cela par le menu. b. Cosmologie

Le mot « cosmologie » est utilisé dans son sens traditionnel, non positiviste : la kosmologi/a est une théorie, un discours rationnel sur le monde, en tant que celui-ci se définit justement par son ordonnancement. Sa signification est plus forte que celle de kosmografi/a, i.e. « description du monde », mais moins forte que celle de kosmogoni/a, i.e. « formation/création du monde ». Dans la fresque whiteheadienne, elle a non seulement affaire aux pures nécessités, domaine de son noyau métaphysique, mais aussi aux dimensions contingentes qui définissent notre époque cosmique. La zone de (relative) stabilité ontologique dans laquelle nous nous trouvons ne doit pas être comprise comme la seule possible. Ce principe directeur une fois établi, force est de constater que le philosophe ne le suit pas à la lettre ; il y a chiasme,

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recouvrement définitionnel, entre le cosmologique et le métaphysique. En témoigne sa comparaison de Newton et de Platon, rapprochement lors duquel un autre usage du concept de métaphysique émerge. Le philosophe considère le Scholium avant tout comme une spéculation cosmologique participant de la « localisation fallacieuse du concret239 » qui se produit lorsque des abstractions se voient conférer le même statut que les faits concrets. Elle consiste à négliger le degré d’abstraction impliqué par la compréhension d’une entité actuelle sur le mode de l’exemplification de certaines catégories de pensée240. Le Timée, dans sa tentative de mise en rapport du comportement des choses avec leur nature formelle241, détient, lui, une dimension métaphysique plus marquée. Platon anticipant (involontairement) moult développements scientifiques non subsumables par le Scholium, PR94 suggère la subordination de ce dernier au Timée. Whitehead ne relie cependant pas à proprement parler sa conception avec la physique grecque, programme ambitieux — s’articulant autour de l’idée selon laquelle la connaissance du principe interne d’un étant rend à même de déduire toutes ses propriétés — qui n’a jamais pu trouver son achèvement. Alors que les Grecs proposaient un ontologisme, c’est-à-dire un projet de compréhension intégrale à partir d’une explication par les essences, l’émergence de la science renaissante se réalise à partir d’une condition de fermeture que l’on peut décrire comme une désontologisation de la Nature (on n’entend plus se prononcer sur l’être du phénomène). Il y a intrinsécisation dans le sens où on rend compte de la phénoménalité à partir d’elle-même, les propriétés explicatives appartiennent toutes au même niveau de réalité242. La pensée mécaniciste galiléo-cartésienne peut être caractérisée par le quadriptyque suivant (à la salutaire redondance) : la mécanique offre le paradigme de toute compréhension scientifique ; elle nous confronte à des éléments basiques (grandeurs cinématiques et dynamiques) couplés à des champs qui guident le processus de la mathématisation. Elle implique une extériorisation du naturel qui se voit compris sur le mode du « partes extra partes » (comme des morceaux d’étendues juxtaposés, extérieurs, les uns à coté des autres). D’un point de vue épistémologique, on pourra toutefois parler d’extrinsécisation : les causes intrinsèques (constitutives de l’être) que l’ambitieux programme pan-philosophique cherchait à qualifier afin de rejoindre son idéal de connaissance exhaustive sont abandonnées au profit des causes extrinsèques (efficientes), des interactions extérieures. Comme Koyré l’a montré, les deux premières conséquences de la nouvelle conception du monde sont, d’une part, la destruction du cosmos des Anciens, de ce Tout fini et bien ordonné dans lequel la structure spatiale incarnait une hiérarchie de valeur et de perfection ; et, d’autre part, la géométrisation de

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l’espace aristotélicien stratifié, qui devient un réceptacle uniforme (homogène et isotrope), un ensemble indifférencié de lieux243. Concluons avec une élucidation provisoire (et anticipative) du concept d’époque cosmique : il est défini par la manière dont les nécessités métaphysiques se reflètent dans un monde passager où les « lois » de la Nature ne sont que ses « habitudes ». Si Dieu n’a de cesse d’insuffler le meilleur but possible à chaque atome existentiel, de tirer le chaosmos vers le haut (c’est la théorie du « but initial subjectif »), on peut concevoir en esprit différentes « réponses » mondaines, ou même la pérennité du refus de chaque entité concrescente (qui possède un iota de liberté). Notons qu’attendu que Dieu incline les destinées sans en décider244, l’immanence divine disqualifie la possibilité d’un pur chaos245. Bref, ce sont les modes de solidarité entre entités actuelles qui donnent au concept d’époque cosmique sa subsistance. Notre époque cosmique est pour Whitehead « électromagnétique246 », et, tôt ou tard, elle prendra fin, possiblement de la même manière que, dans le Mahâbhârata, la conclusion d’un âge cosmique se scelle par le feu. c. Métaphysique

La métaphysique doit être comprise en tant que science des nécessités ultimes ; elle opère un rétrécissement de perspective, ouvrant (paradoxalement) grand les portes de l’universel. Les premiers principes ne peuvent être pris en défaut d’applicabilité247. Une nécessité métaphysique est, par exemple, qu’on ne puisse qu’additionner à l’existence divine, jamais soustraire. Mais tout est-il métaphysique dans le schème catégorial ? Certaines catégories dépendent directement d’entités actuelles supérieures, entités dont l’occurrence n’est, à première vue, nullement nécessaire. La catégorie de « transmutation » est le principe-moteur de la compréhension de la conscience. Elle caractérise notre monde, mais doit-elle pour autant recevoir l’adoubement métaphysique ? Quel serait son statut dans une époque cosmique qui ne parviendrait pas à la conscience ? Est-il raisonnable de faire planer des lois intemporelles au-dessus d’un univers intrinsèquement événementiel ? Notre question pourrait en conséquence se formuler : attendu que, par définition, certaines caractéristiques de notre époque cosmique sont contingentes, comment extraire des principes qui soient valables pour toute époque ? À en croire Christian, deux sortes de concepts systématiques doivent être distingués : les concepts catégoriaux, d’ordre métaphysique ; et les concepts dérivés, exigés uniquement par l’interprétation de notre époque cosmique248. Les occasions actuelles, le concept de Dieu, le concept de continuum extensif et celui de société, seraient contingents. Il est manifeste

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que cette lecture au pied de la lettre des intitulés introductifs aux paragraphes de Process and Reality est complètement fallacieuse (voir infra notre discussion des concepts dérivés) : pour Whitehead, les occasions actuelles, pas plus que Dieu, ne sauraient être qualifiés, sous tous leurs aspects, de contingents. Contre Christian, il faut se souvenir tout d’abord que Whitehead soutient que les créatures, à l’instar de la créativité, ne font pas sens en dehors de l’existence de Dieu (de même d’ailleurs que Dieu ne fait pas sens sans les créatures et la créativité) ; ensuite, que la philosophie du procès perdrait sa raison d’être si la temporalité se trouvait rendue contingente. Si l’on souhaite conserver une pure dimension métaphysique à la totalité du schème catégorial, il faut affirmer qu’il décrit les caractéristiques nécessaires de tout univers possible, qu’elles soient actualisées ou non. La nécessité est alors scellée par l’appât divin qui n’a de cesse de suggérer la venue à l’existence du plus de valeur possible249. Elle se double d’une nécessité conditionnelle qui consiste en les conditions de possibilité de l’advenance de ce meilleur. La possibilité interprétationnelle la plus séduisante demeure toutefois de soutenir que Whitehead considère la dérivation conceptuelle comme nécessaire, les concepts dérivés étant obligatoirement impliqués par le noyau catégorial. On retrouverait alors le mouvement qui le conduisit à poser un principe de limitation250 à la suite d’un raisonnement qui ne partait aucunement de prémisses théistes : tel l’homonculus cherchant témérairement un principe hypostasiateur, Whitehead définit Dieu comme principe de limitation des possibles. Tout n’est pas possible en même temps ; il faut donner une direction et un sens au dynamisme naturel. Il faut cependant demeurer prudent car les catégories que Whitehead cisèle ne sont d’évidence pas destinées à rendre compte de tout monde possible si on entend par là tout monde logiquement possible. Le système whiteheadien étant intrinsèquement panexpérientialiste, il procède d’une limitation onto-épistémique — le mot est de Nobo251 — : les mondes logiquement possibles s’effacent devant les mondes expérientiellement possibles : seuls sont pertinents les mondes qui incluent quelque expérience, c’est-à-dire quelque existence. On s’en souvient, le panexpérientialisme met en équivalence expérience et existence : cf. le principe subjectiviste réformé, le rejet de l’actualité vide, etc. Cette primauté onto-épistémique de l’expérience conduit directement à l’interconnexité du tissu cosmique et à sa spécification par une hypothèse de travail trinitaire : (i) tout ce qui est expérience ; (ii) les réalités ultimes sont des événements en devenir ; (iii) ces monades en devenir sont interdépendantes : le devenir ou l’être de chacune d’elles est un indice du Tout252. Une fois cette hypothèse de travail mise en place, les évidences directes offertes par notre expérience peuvent être

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validement utilisées pour forger des catégories qui seront applicables à toute occasion d’expérience253. Le chiasme onto-cosmologique définit alors territoire permettant à la métaphysique de commencer sa systématisation. Avec elle, des nécessités du deuxième ordre vont surgir : la catégorie de l’Ultime, le continuum extensif, les catégories d’existence et les principes abrités par les catégories d’explication. Les occasions d’expérience ne peuvent qu’exister, ainsi que tout ce qui est présupposé par leur advenir, à savoir au premier chef la multiplicité des objets éternels et Dieu. Vu sous cet angle, le concept d’époque cosmique s’apparente donc plus à une spéculation au troisième degré. Il est utile en ce qu’il permet de relativiser les certitudes métaphysiques ; mais il est douteux que Whitehead quittât son horizon spéculatif autrement qu’en pressentant la déposition de la totalité de son système. La conclusion s’impose : la difficulté du concept d’époque cosmique reste scellée. Nous sommes confrontés à une et une seule réalité : celle qui se révèle à nous ici et maintenant ; c’est elle qu’il nous appartient de décrire, et il est plus qu’aléatoire de se laisser aller à spéculer sur d’autres époques cosmiques qui se caractériseraient par des « lois naturelles » différentes. Mais Whitehead le fait. Il soutient à la fois que c’est du domaine de la plus pure abstraction, et s’y laisse aller à plus d’une reprise254. Les limitations que notre finitude impose à toutes nos œuvres laissent hors d’atteinte un schème purement nécessaire. En dernière analyse, au moins certaines catégories sont vraies, et il ne pourrait en être différemment. Leibniz donna ce statut au principe de raison et au principe d’identité des indiscernables, et Whitehead, bien qu’il n’utilise pas expressément la terminologie leibnizienne, est manifestement du même avis. 2. La définition de la philosophie spéculative

Jetons à présent quelque lumière sur le ressac de la définition de la philosophie spéculative telle que nous le découvrons dans les premiers paragraphes de Process and Reality. La litigieuse définition, à l’instar du reste de l’œuvre whiteheadienne, doit être prise ainsi qu’un tout baroque au sens deleuzien, chaque critère se réfléchissant dans tous les autres. Et, précisément, la thèse principale qui anime nos réflexions est de revendiquer l’importance du Tout, à la fois d’un point de vue épistémologique et ontologique, mais aussi herméneutique. On l’aura compris, c’est la manière étrange, certains diront délibérément négligée, qu’avait Whitehead de « mettre ensemble » ses idées, qui est au centre du problème interprétationnel. Il est à ce propos opportun de garder à l’esprit le dire procustéen de Toulmin, pour qui les définitions sont comme des ceintures : plus elles sont courtes, et plus elles doivent être élastiques255.

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Nous procéderons de la manière suivante. Notre thèse analytique, qui, une fois établie, deviendra notre outil principal, prétend qu’une place très précise est assignée à chaque concept-clef au sein de la définition livrée par PR3-4. Dans cette intention, nous nous attacherons à dégager la signification abstraite de chaque critère. Pour le dire négativement, nous rejetterons la thèse simplificatrice qui considère qu’un ou deux critères sont plus essentiels que les autres, ombrageant définitivement leurs compagnons qui en deviennent inopérants. Au manque d’intuition analytique constructive de certains, nous répondrons par un questionnement systématique de la nature de chaque critère en présence — afin de voir exactement quel concept est subsumé sous quel critère — pour ensuite resynthétiser la mosaïque. Notre thèse synthétique tournera principalement autour de la notion de nécessité, soutenant que la meilleure lecture de ce critère, tel qu’il déploie ses effets au sein de la définition whiteheadienne de la philosophie, est de le considérer comme l’incarnation du pari sur la rationalité du réel et, corrélativement, du pari sur notre capacité de la célébrer. Ce critère serait donc le sceau venant unir la rationalité naturelle avec la rationalité humaine. Enfin, cette clarification statutaire nous permettra de comprendre la méthode empiricoinductive whiteheadienne. a. Les données du problème

La philosophie spéculative se vit souvent reprocher son excès d’ambition256 et on comprend donc l’urgence de la définition d’un jeu de critères permettant de discriminer, au sein de la discipline, quel système est préférable à quel autre, lequel est plus adéquat, plus proche des palpitations du concret. Il ne faut ni abandonner l’expérience ininterprétée, ni laisser la bride sur le cou à la spéculation. Process and Reality définit son projet comme un « essai de philosophie spéculative » dont le but est de forger un système d’idées autorisant une interprétation de tous les éléments de notre expérience. Cinq critères sont invoqués : cohérence, consistance, applicabilité, adéquation et nécessité257. À première vue, la définition que l’on découvre en PR3 paraît non ambiguë ; les termes utilisés sont somme toute d’un grand classicisme, et aucun jeu de mot ou implication sournoise ne semble de mise. Cette confortable impression de parfaite compréhension, si agréable en général — et tout particulièrement dans le cas des écrits du maître —, est accrue par les précisions qui sont apportées : la philosophie spéculative doit être entendue comme possédant à la fois un versant rationnel et un versant empirique. Du point de vue rationnel, l’axiome de cohérence affirme que les notions fondamentales se présupposent les unes les autres de telle manière que, prises isolément, elles soient dénuées de sens258. La consistance logique a pour cible la non contradiction catégoriale. Du point de

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vue empirique, l’objet de la philosophie spéculative est défini comme l’élucidation de l’expérience que nous avons du réel. L’exigence d’applicabilité demande que certaines données expérimentales soient interprétables ; l’adéquation, que toutes les données expérimentales puissent trouver leur interprétation au sein du cadre systématique. Tout ce dont nous sommes conscient, tout ce à quoi nous prenons plaisir, tout ce que nous voulons, désirons, pensons, devra avoir une place dans le schème : chaque élément d’expérience devra pouvoir être lu par le schème259. La cinquième exigence, la nécessité, établit que le schème doit comprendre en lui-même sa propre garantie d’universalité260. Mettre un peu d’ordre dans ces allégations inaugurales conduit à une peinture parfaitement symétrique (et dès lors hautement gratifiante) : deux paires de critères ordonnées autour de l’exigence de nécessité. Cette dernière s’avère plus difficile à classifier ; on la rattacherait volontiers au flanc empirique de la définition, mais plusieurs commentateurs ne peuvent s’empêcher de lui faire rejoindre le camp opposé. Notre première tentative représentative nous conduira à l’abandonner dans une position médiane, tel Arjuna avant la conflagration destinale vers laquelle il s’achemine : Cohérence (requête forte) flanc rationnel Consistance logique (requête faible) Nécessité Adéquation (requête forte) flanc empirique Applicabilité (requête faible)

Fig. 1

Néanmoins, une fois l’euphorie de la première lecture passée, on redécouvre la lancinante présence de nœuds conceptuels problématiques. Pourquoi maintint-il, pour le flanc rationnel comme pour le flanc empirique, la présence d’une phalange forte et d’une phalange faible ? D’aucuns n’hésitèrent pas à affirmer, que l’une phagocyte l’autre, la cohérence incluant nécessairement la non contradiction logique, et l’adéquation, l’applicabilité. L’exigence cinquième (la nécessité) semble également souffrir d’équivocité. De toute évidence, elle ne peut s’appliquer qu’au métaphysique ; mais ne doit-elle pas, conformément à l’esprit même de la philosophie du procès, être

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obligatoirement comprise en tant que mouvement vers le strictement métaphysique, sous peine de se voir qualifier d’énoncé dogmatique ? Tout ceci nous invite à serrer la borne de plus près. Tous les commentateurs sont subsumables sous une même catégorie : celle de la réduction du nombre de principes discriminants avec l’aide d’une (ou de plusieurs) opération(s) d’inclusion logique. Le motif général que l’on retrouve est, avec quelques variantes, le suivant : tout d’abord, le critère de cohérence est compris comme étant d’ordre purement rationnel, rien ne paraît le différencier du critère de consistance ; ensuite, il y a glissement — ou plutôt dérapage — du critère de cohérence rationnellement compris à l’exigence interconnective, qui est, elle, d’ordre empirique. Parfois cette perversion s’assortit d’une mise en équivalence avec le critère de nécessité. Subsidiairement, la communauté de méthode qui lierait philosophie et science est montée en épingle. Aucune clarification donc des différents niveaux de signification présents dans la définition discutée. Selon notre thèse analytique, il doit y avoir quelque raison pour que Whitehead aie maintenu ces cinq critères si distinctement, ne les juxtaposant ni ne les subsumant. L’existence de la synergie intercritériale doit interdire qu’un simple jeu d’emboîtement soit à l’œuvre. Il est faux de prétendre que l’adéquation implique la consistance logique, ou même la cohérence : un schème inconsistant — voire incohérent — peut très bien être applicable (« e falso sequitur quodlibet »). De plus, il ne faudrait pas oublier que Whitehead soutint que la philosophie a été dévoyée par l’exemple que lui donna les disciplines logico-mathématiques et scientifiques : il ne saurait y avoir de déduction philosophique procédant à partir de prémisses claires et distinctes. L’enquête philosophique consiste précisément dans la recherche de pareilles prémisses261. Alors que le scientifique peut se contenter d’une justification pragmatique de l’emploi qu’il fait de la méthode hypothéticodéductive, le philosophe se doit de rencontrer une exigence d’universalité plus radicale. Il lui faut distinguer, d’une part, le fait que tout système spéculatif s’apparente à un système axiomatique de par son mode de fonctionnement interne et, d’autre part, la nature de la méthode philosophique, la manière dont on arrive à ce système axiomatico-spéculatif, qui n’a, elle, rien d’axiomatique. L’approche scientifique de la réalité est commandée par le processus de la modélisation qui, sous l’égide d’une théorie, permet la progression des connaissances grâce à une incessante corroboration empirique : il y a un va et vient continuel entre moment théorique et moment expérimental262. L’interface théorie-expérience est assurée par un modèle dans lequel une réduction est inévitablement opérée sur base d’une pré-compréhension du réel (qui est au surplus elle-même éminemment tributaire de son historicité). C’est sous cette laconique formulation qu’il convient de voir la présence souterraine et généralement

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inavouée ou inconsciente d’une arationnelle intuition fondatrice procédant de notre ouverture au monde. Mais aussi, bien sûr, de contingences idéologiques, socio-politiques, religieuses (leur qualification étant, elle-même, le reflet d’un point de vue contingent…). Whitehead distingue clairement l’interconnexion du schème (structure « endogène ») de l’interconnexion à l’œuvre dans la Nature (structure « exogène »). Deux piliers ne font pas encore une arche : faire valoir que la cohérence systématique correspond à l’interconnexion cosmique est en soi quelque chose de différent. Le présupposé tacite qui isomorphise cohérence et interconnexité relève du critère de nécessité, nous devrons le montrer. Cette distinction est cruciale parce que l’interdépendance des catégories métaphysiques, caractéristique de tout système spéculatif qui se respecte, et l’interconnexion de la Nature sont respectivement susceptibles de bien des définitions. En témoignent deux mille cinq cents ans de disputes philosophiques. Whitehead nie d’ailleurs que tout système spéculatif soit endogènement interconnecté. Son exemple préféré est le dualisme ontologique cartésien qui oppose sans nécessiter, Dieu, res extensa et res cogitans. L’âme ne requiert pas plus le corps pour exister que le corps l’âme, et l’existence de Dieu ne requiert ni l’un ni l’autre. Pour ce qui est de l’interconnexion de la Nature, toujours il y a eu une revendication minimale à ce niveau : vivant dans un ko/smoj, on ne peut que poser une corrélation minimale entre événements mondains. Avec Whitehead, cette thèse reçoit une dimension radicale grâce à son articulation d’un monisme pluraliste et à la processualisation (pour ne pas dire le nivellement) de toutes les strates de l’être. La nature n’est pas un simple agrégat d’entités isolables, chaque événement présuppose tous les autres263. b. Critériologie

La racine des difficultés éprouvées, une anamnèse pourrait facilement le montrer, est à trouver dans le fait que — de par la nature apparente des concepts eux-mêmes et de la symétrie de leur présentation — les commentateurs furent tout naturellement conduits à considérer ces critères sous l’angle de leur pure valence logique et à établir entre eux parallélismes fâcheux et relations analogiques indues. Considérons-les comme n’officiant pas au même niveau (logico-empirique pour les deux premiers, empiricologique pour les deux seconds), comme constituant un réseau d’énoncés complémentaires, et une interprétation libre de tout réductionnisme se livrera à nous. Nous n’assistons pas à une suite d’énoncés rigides, mais à une série de coups de pinceaux qui parfont une toile dont le sens est éclairé par le contexte opératoire défini par la méthode de généralisation abstractive. Afin de montrer comment les premiers paragraphes de Process and Reality

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convergent dans le même mouvement d’étreinte sémantique, il va falloir reprendre à notre compte la tâche sisyphienne de la philosophie. Nous progresserons prudemment à coup de moratoires : avant de machiner une interprétation synthétique, il est euristiquement opportun de considérer chaque critère en lui-même, abstrait, esseulé de la totalité qui pourtant seule fait sens. Cette coupe instantanée dans le réseau définitionnel sera dénonciatrice de nouvelles dimensions contrastantes. Elle ne constitue cependant qu’une étape qui ne saurait introduire cloisonnement et discontinuité, là où Whitehead ne voyait que synergie instauratrice et dynamique de révélation. Qui plus est, il sera virtuellement impossible de pratiquer une totale fragmentation. 1. Consistance logique

Attendu que PR3 parle expressément de consistance logique, nous ignorerons tout usage métaphysique du terme dans cette œuvre de maturité264 et y verrons une exigence de non-contradiction. Elle peut s’exprimer très simplement : deux propositions qui se contredisent l’une l’autre ne peuvent être admises au sein du même système. Whitehead prétend que le terme « logique » doit être pris dans sa signification ordinaire265 ; on se souviendra toutefois qu’une définition précise de la noncontradiction doive stipuler le système formel auquel elle s’applique. Quoi qu’il en soit, cette exigence relève à n’en pas douter de ce bon sens que Descartes trouvait en chacun et chacune — mais le prix à payer pour cette certitude étant le recouvrement des présupposés du principe de noncontradiction. Whitehead remarque que « la logique présuppose la métaphysique266 » ; on pourrait aller plus loin et soutenir avec Apel que la logique présuppose une pratico-éthique, en tant que condition de possibilité267. On sait depuis Lukasiewicz que les différentes « preuves » du principe de non-contradiction qui jalonnent le livre Γ sont ou bien insuffisantes ou bien circulaires. Cette corrélation du logique et de l’éthique a évidemment des racines plus anciennes. Il serait tout indiqué de remonter au discours socratique, comme l’indique brièvement Arendt, ou de relativiser l’importance de la non-contradiction en métaphysique — piste que pratique Whitehead, nous n’allons pas tarder à nous en rendre compte268. 2. Cohérence

Allons au devant de nouvelles précisions salutaires avec une deuxième e)poxh/ permettant de considérer le concept de cohérence en lui-même. S’il s’agit de le confiner sur son territoire, encore faut-il conjecturer l’étendue de ce lieu et sa toponymie. La difficulté majeure est due au fait que Whitehead défend une thèse métaphysique, et non une proposition purement logique.

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Nous proposons une hypothèse de travail analogique forgée à l’aide d’une distinction établie au sein du concept de cohérence qui se verra partitionné en concept standard — faible — et concept whiteheadien — fort. •Concept standard

Le concept standard de cohérence — logiquement teinté — ordonne que tout postulat soit exprimable entièrement dans le langage du système269. De ce point de vue, bien que la cohérence soit souvent présentée comme le point d’orgue de la rationalité, on peut concevoir un schème cohérent qui ne suive pas les règles logiques traditionnelles (le principe d’identité, le principe de non-contradiction, et le tertium non datur) : la pensée mythologique. Elle constitue le paradigme pertinent parce que l’exigence interne d’expressibilité est respectée par les mythes, tels que l’histoire des religions nous les révèlent, abrités qu’ils sont dans la puissance inchoative de la raison à la recherche d’elle-même. Cette réciprocité principielle est telle que certains n’hésitent pas à dire que l’explication mythologique est plus cohérente (lisez unifiée) que l’explication scientifique — le prix à payer en terme d’opérationalité et de puissance abstractive est évidemment considérable270. Le récit mythologique assure une institution symbolique (i.e., quasisystématique) du monde. Il agit comme grille de lecture et de construction de l’interaction de l’humain avec le naturel, grille spécifique qu’il est inapproprié de qualifier sans plus d’irrationnelle. Suivant son degré de sophistication, la différence entre l’individu, le social, et le naturel sera plus ou moins marquée. Cette expérience participative propre à la mentalité « primitive » (Gerardus van der Leeuw) peut être détectée dans l’idéal alchimique (C. G. Jung) ; l’enfance (Jean Piaget) ; les maladies mentales (S. Freud, C. G. Jung, Stanislav Grof) ; ou même dans la vie de tous les jours, comme Eliade le montre dans son analyse de la modernité ; la pérennité du symbolisme en est la signature. On a pu soutenir que la logique participative qui nourrit les spéculations mythologiques ne respecte pas au pied de la lettre les principes de non-contradiction et du tiers exclu. Peut-être, mais chaque récit se fonde sur la cohérence très forte de ses éléments formateurs, ainsi que sur un usage précis des dichotomies ancestrales, précisément celles sur lesquelles les présocratiques arc-boutèrent leurs premiers essais ontologiques (chaud / froid, humide / sec, les quatre éléments, …)271. Que faut-il en penser ? Négativement : le « manque de logique » de la compréhension mythique est souvent dû à l’appel qui est fait à des entités — telles que dieux, déesses et autres esprits — qui exercent librement leur propre volition, conférant en conséquence quelque ductilité au schème explicatif. Les puissances auxquelles Ulysse a affaire durant son Odyssée ne sont pas (entièrement) naturelles, aveugles et indifférentes ; ce sont des êtres spirituels, souvent capricieux ou hostiles, qui forgent son destin. Ces incarnations (ou

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spiritualisations, c’est selon) rendent le monde moins terrible car plus familier ; et une juste place est ainsi conférée à l’humain, qui se trouve être ici-bas chez lui, en harmonie avec les autres forces cosmiques. De plus, la principale raison d’être du mythe étant de fonder les rituels propitiatoires aux différentes actions humaines, leur plasticité est la bien venue. La philosophie purifiera l’usage fauve qui est fait ici du principe de raison, autorisant uniquement un appel à des raisons physiques ou « métaphysiques » ; la science, pour sa part, n’acceptera plus que la raison physique et la cause efficiente. Positivement : observons que c’est à une logique participative, polaire et amphibologique, que nous sommes confrontés272. Ramnoux est catégorique : « le mythe a sa manière de dire, et elle est logique : elle procède par distinctions, oppositions, corrélations273 ». L’ambiguïté du récit mythologique n’est pas une faiblesse passagère induite par quelque variable cachée, elle est le reflet de la texture ontologique elle-même. Comme le remarque Evans-Pritchard, tout argument destiné à détruire le système oraculaire azandé, une fois traduit en mode de pensée local, supportera la structurecible en s’intégrant inévitablement dans sa casuistique totalisante274 : la seule falsification concevable verrait la structure s’effondrer en bloc. Selon Feyerabend, les pratiques azandés prêtent le flanc à l’argumentation et sont donc rationnelles275. La conclusion qui s’impose est la nécessité d’un relativisme culturel lucide, étranger en lui-même aux affirmations péremptoires du scepticisme. De même, la position de Whitehead est à la fois ouverte et raisonnée. D’une part, son intuition relativiste lui interdit d’établir une hiérarchie de valeurs rigides. Lorsqu’il introduit Dieu dans son système, il s’empresse de le contextualiser culturellement ; lorsqu’il évoque le pluralisme des civilisations, il reconnaît différents modes de perfection. D’autre part, la raison est appelée à accroître l’actualisation des valeurs en purifiant le mythe de ses scories malsaines et autres particularismes sanglants. Mais c’est surtout le manque de généralité du mythe, sa déficience abstractive que le philosophe interpelle. Le mythologique dépend de la rationalité naissante, non du rationalisme cohérent : c’est une sorte de raison, mais pas la raison à part entière276. •Concept whiteheadien

Whitehead se donne pour but l’achèvement d’une cosmologie unisubstantielle dans laquelle il importe impérativement d’éviter la calamiteuse disjonction arbitraire des principes métaphysiques. Le critère de cohérence, tel que l’entend Whitehead, impose une double contrainte sur l’institution du schème catégorial. D’une part, il est exigence d’interdépendance des catégories : il doit y avoir coprésuppositionalité ; chaque concept systématique présuppose nécessairement tous les autres, de telle manière

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qu’abstrait du schème, il serait sans signification. Un concept n’est réellement éclairant que dans la mesure où il fonctionne à l’intérieur d’une certaine configuration. Tant et si bien que l’incohérence est la disconnexion arbitraire des premiers principes277. D’autre part, il est exigence d’indépendance, c’est-à-dire de non-déductibilité réciproque des axiomes. C’est ce que les logiciens appellent dans leur Arcadie éthérée « contributivité278 ». Il est, en résumé, un idéal de démocratie catégoriale : il ne peut y avoir de catégorie plus fondamentale, toutes concourent semblablement au rythme de la structure tissulaire globale279. Ce qui est indéfinissable dans une catégorie ne peut être considéré en faisant abstraction de son rapport aux autres notions. Descartes est coupable au premier chef d’incohérence métaphysique, lui qui postula l’existence indépendante de deux types de substances tout en demeurant incapable d’expliquer leur factuelle interaction : « the dogma of the Ghost in the Machine » est le paradigme de l’erreur catégoriale que Whitehead baptise localisation fallacieuse du concret280. Le panexpérientialisme nous rend à même de penser la raison pour laquelle notre entendement rejoint le réel, de saisir pourquoi ses « catégories historiques » sont capables de le décrire : simplement parce que tous deux participent des mêmes structures ontologiques. Le sujet ptolémaïque est vraiment devenu copernicien — et la totalité du concret avec lui. Évidemment, lorsque l’on contemple le schème catégorial qui inaugure l’opus magnum, on ne tarde pas à remarquer qu’il est polystratifié, et que le principe de cohérence n’est applicable, strictement parlant, qu’aux catégories sévissant au même niveau. Ceci est dû, d’une part, à l’état d’inachèvement dans lequel Whitehead laissa son œuvre et, d’autre part, à la nécessité théorique de combinaison de différents niveaux abstractifs. La meilleure exemplification du concept de cohérence est la triunique « catégorie de l’Ultime » : la créativité ne peut se penser sans l’un et le plusieurs ; l’un nécessite la créativité et le plusieurs ; ce dernier ne saurait se concevoir sans l’un et la créativité. La cohérence toute platonicienne des « éléments formateurs » est également profonde ; chaque élément requiert les autres afin d’être opérationnel (le cosmos étant le résultat de leur commerce)281. Notons que cette coprésuppositionalité n’interdit pas l’analyse séparée de l’un ou l’autre élément ; il conviendra d’y voir autant d’abstractions de la manifestation des énergies cosmiques. Similairement, tout type catégorial d’existence présuppose les autres types en fonction desquels il s’explique282. L’affaire se complique avec les « catégories de l’explication » : satisfaisons-nous pour l’instant de la cohérence des principes qui y sont énoncés (principe ontologique, principe de relativité et principe du procès). De même, il nous faut partiellement éluder la question de la

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cohérence des obligations catégoriales, dont la cohérence des trois premières (unité subjective, identité objective et diversité objective) est isolable. (Sur tout ceci, voir notre exposition cursive du schème catégorial.) 3. Applicabilité

La partie empirique de la définition de PR3-4 correspond à l’exigence d’une puissance interprétative minimale. La seule poursuite de la cohérence ne garantit aucune correspondance avec la réalité, et le danger du discours solipsistique — dans lequel les concepts se renouvellent à l’intérieur d’euxmêmes, par enrobement283 — resurgit. Lorsque Kafka entend exprimer l’absurde, il utilise un récit déployant la cohérence la plus forte, montrant par là combien l’absurde peut être lié à un excès de logique284. L’applicabilité est proche de ce qui est appelé faithfulness en logique : une théorie est « adéquate » (« sound ») relativement à un modèle si tout ce qui est démontré dans la théorie est vrai dans le modèle. Mais il va sans dire que la théorie en cause peut être très pauvre. Pour l’organicisme whiteheadien, la mise à l’épreuve d’une théorie n’est pas affaire purement rationnelle (i.e., de consistance et de cohérence) : « there is no escape from sheer matter-of-fact285 ». En fin de compte, l’importance d’un concept se mesure à sa valeur opératoire, à sa capacité à diriger observation et expérience. Le renouvellement des concepts doit se réaliser de façon extrinsèque aux concepts eux-mêmes, par dépassement. Évidemment, et c’est là toute la portée de l’exigence de cohérence, cela ne fera pas sens que de s’en remettre à un seul concept catégorial, celui-ci ne produira ses effets que compris dans le jeu réticulaire de l’ensemble des catégories. En résumé, l’applicabilité est l’exigence empirique minimale. Elle peut être mise côte à côte avec le quantificateur existentiel (au sens où « il existe au moins un élément tel que la propriété est satisfaite »). 4. Adéquation

L’adéquation est, pour sa part, à mettre aux côtés du quantificateur universel (au sens où « tous les éléments vérifient la proposition »). C’est elle que Whitehead a vraisemblablement à l’esprit lorsqu’il définit l’interprétation par la capacité de subsumer tout ce dont nous sommes conscients — en tant qu’apprécié, perçu, voulu, ou pensé — sous une catégorie du schème286. L’adéquation peut être liée à l’inatteignable complétude sémantique287 qui s’énonce comme suit : « tous les énoncés vrais dans le modèle sont démontrables dans la théorie ». Nous retrouvons une fois encore l’idée d’approche asymptotique de routes d’approximations. Le système métaphysique ne possède qu’un caractère expérimental, oserions-nous dire ;

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tout provisoire et dépendant qu’il est pour son adoubement de vérifications empiriques in-terminables. Mais qu’en est-il alors du statut de l’a-rationnel ? Rationalité et irrationalité sont deux concepts-mirroirs : ce qui est rationnel au sein d’une architectonique donnée — depuis tel système formel jusqu’à une concrétion culturelle particulière —, pourra ne pas l’être dans une autre. L’arationnel, par contre, nomme ce qui ne saurait être intégré, en tant que tel, par le rationnel — à savoir, au premier chef, la « lourdeur » de l’existence, de ce qui n’est pas un prédicat réel. Au rebours de nombreuses philosophies inadéquates qui, telle celle de Hume288, opèrent un recours endogène à l’arationnel, on ne le conservera qu’à l’extérieur de la raison (cet extérieur étant défini par la raison elle-même) : That we fail to find in experience any element intrinsically incapable of exhibition as examples of general theory is the hope of rationalism. This hope is not a metaphysical premise. It is the faith which forms the motive for the pursuit of all sciences alike, including metaphysics. […] Such an intuition marks the point where metaphysics — and indeed every science — gains assurance from religion and passes over into religion. But in itself the faith does not embody a premise from which the theory starts ; it is an ideal which is seeking satisfaction. In so far as we believe that doctrine, we are rationalists289.

On le voit, Whitehead parle d’espoir, et même de foi, en la raison. La métaphysique ne peut demander la certitude apodictique, elle demeure une approximation, un essai plus ou moins téméraire de rejoindre le nécessaire290. Nous aurons l’occasion de le préciser, Dieu est l’irrationnel Ultime, la dernière borne que la raison peut donner à ses limitations291. Clôturons avec une petite parenthèse éclairant ce que Religion in the Making nous dit de l’adéquation292. Whitehead y oppose, d’une part, la cohérence logique — un concept s’apparentant à la fois à la consistance logique et à la cohérence de Process and Reality — ; et, d’autre part, l’adéquation dans un domaine et l’exemplification dans un autre. Voilà qui est intéressant du point de vue de la généralité de la définition de Process and Reality. Si nous mettons en équivalence stricte la thèse de Religion in the Making avec celle de Process and Reality, l’adéquation serait la requête la plus faible, parce que la première à devoir être remplie par rapport au seul champ d’émergence. Mais les contours incertains de ces lignes demeurent. Une euristique développementale globale doit nous conduire à concéder une réversion conceptuelle par rapport à Process and Reality — l’adéquation de Religion in the Making devint l’applicabilité dans l’opus magnum — ; et, partant, à soutenir que la distinction qui est à l’œuvre dévoile un point de vue différent sur la genèse abstractive des systèmes. Ce

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qui est décisif, c’est la différence existant entre le champ d’émergence du paradigme et les champs cognitifs qui feront l’objet de tentatives d’exportation du paradigme. Cette réversion nous sera utile lors de nos démêlés avec le concept de nécessité. Nous nuancerons alors cela avec l’aide d’une distinction entre deux niveaux d’adéquation : le premier niveau qualifiant l’adéquation du schème à tous les détails expérimentaux qui ont été considérés jusque-là ; le second qualifiant l’adéquation à toute expérience possible. c. Synthèse des interprétations critériologiques

Appliquons ces interprétations liminaires à une vision plus holistique mettant en mouvement critères internes et externes. Nous commencerons par un examen synergique des deux critères rationnels. Il se dégage clairement de nos récents efforts que la consistance est un critère formel purement logique et négatif. Il n’y a pas redondance avec le critère de cohérence qui est, lui, directement dépendant de la sphère spéculative (« métaphysique »). Leur association n’est pas à comprendre sur le mode tautologique ou inclusif, mais est révélatrice de l’idéal spécifiquement rationnel de la métaphysique : la cohérence doit être (devrait être) respectueuse des règles logiques. Par là, la métaphysique se trouve radicalement différenciée de la cosmologie mythologique, irrespectueuse de la logique « classique ». C’est donc à bon droit que le bipôle consistancecohérence peut être interprété en tant que qualification de l’émergence de la philosophie grecque à partir de son terreau mythologique. Tout ceci pourrait recevoir un éclairage décisif d’une mise en perspective serrée des rapports que la philosophie entretient avec sa cousine ; contentons-nous de mentionner l’essentiel. Ce qui importe tout d’abord de rappeler, c’est la continuité qui s’atteste entre conscience mythique et spéculations philosophico-scientifiques grecques293. D’un point de vue historique, la progressivité de la transdiction du mythologique au rationnel est synchrone avec l’évolution du groupement urbain et de la métallurgie294. Aristote l’avait déjà noté, il est difficile, en dernière analyse, de discriminer l’idée homérique selon laquelle l’océan est l’origine de toutes choses et le principe de Thalès. L’eau de Thalès n’est pas seulement l’élément marin, c’est la semence liquide295 ; l’air d’Anaximène est aussi souffle vital ; l’a)/peiron d’Anaximandre est la source inépuisable des naissances et de la vie… Schuhl296 rapproche ainsi les débuts de la philosophie grecque du mouvement mystique de la Renaissance, retrouvant chez les premiers Ioniens un sentiment analogue d’union mystique avec l’Univers et l’Âme du Monde, en même temps qu’une sorte de vitalisme romantique, caractérisé par l’intrusion du divin dans la nature, du spirituel dans le physique, du

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subjectif dans l’objectif. Il appert que le xa/oj d’Hésiode et l’a)peiron d’Anaximandre procèdent du même tropisme intellectuel teinté de religiosité. L’Iliade n’est pas un début, mais le sommet d’une pyramide dont la base traverse, entre autres, l’imagerie dramatique des théogonies mésopotamiennes297. Lorsqu’un Grec profère « la réalité est Une » ou « le semblable est attiré par le semblable », il réactualise un discours mythologique qui n’est autre qu’un cosmopsychogramme révélateur de la structure primordiale de la Réalité. La mythologie peut être en conséquence qualifiée de « première métaphysique », et la métaphysique de « mythologie seconde298 » : la pensée mythologique est déjà pénétrée de rationalité, et la philosophie toujours imprégnée de mythologie. Selon Leenhardt, « l’histoire du Mélanésien révèle que la structure même de sa mentalité est composée de deux éléments : mythe et rationalité. Il n’y a pas d’antériorité de l’une par rapport à l’autre. […] Il n’est pas de langue primitive connue qui soit dépourvue de rationalité. La rationalité est aussi initiale que le mythe dans l’histoire de la pensée. Mais l’élément rationalité, fortifié par la logique inspirée des techniques, a demandé, pour être à même de jouer son plein rôle, un temps de tâtonnement et de maturation que n’exigeait pas le mythe299. » Le matériel conceptuel et les schémas explicatifs philosophiques (symétrie des développements, concordance de certains termes) sont apparentés à leurs aïeux ; la fu/sij, quand elle opère, est toute pénétrée de cette sagesse et de cette justice qui étaient l’apanage de Zeus300. Comme le dit Aristote, l’amour des mythes est déjà d’une certaine manière amour de la sagesse, et il ne faut pas voir dans les traditions anciennes une confirmation des doctrines philosophiques, mais plutôt une source d’alimentation de la recherche301. Évidemment, même si le mythe est porteur de vérité, il ne prouve pas la vérité qu’il exprime ; la tâche du philosophe reste entière. Après avoir arpégé la thèse continuiste, il nous faut maintenant la tempérer à la lumière du fait obvie que l’école de Milet reflète une nouvelle attitude fondamentale, une forme de rationalité induite par un climat intellectuel inouï jusque-là. Il y a mouvement de convection vers la capacité discursive de dire le mondain sans référence à un vouloir divin : on s’affranchit du religieux, ou plutôt on fait table rase de ce qui fut architecturé dans une contexture socio-politico-économique totalement différente. La po/lij offrit effectivement un cadre propice au pari sur la communicabilité que requiert — et garantit — le langage. Tout problème rationnellement articulable et relevant de la sphère publique était discutable sur l’a)gora/. Ce pari est chevillé au travail spéculatif, il lui donne le branle. Pour faire bref, disons que la naissance de la philosophie est solidaire d’une double transformation mentale : l’irruption d’une pensée à la fois positive et abstraite302. La positivité a d’emblée envahi la totalité de l’être : on est

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passé d’une expérience mythique, surnaturelle, à une expérience horizontale, naturelle. Ce n’est plus la majesté et la reproductibilité rituelle des actes exemplaires de l’illo tempore qui illumine et transfigure le quotidien ; c’est le quotidien, l’immédiat, qui rend l’originel analogiquement intelligible. Tant que restaient confondus les deux sens de fu/ein (produire et enfanter), comme les deux sens de ge/nesij (origine et naissance), l’explication du devenir reposait sur l’image mythique de l’union sexuelle. Comprendre, c’était trouver le père et la mère, dresser l’arbre généalogique303. Avec le passage d’une analogie organique (microcosme/macrocosme) à une analogie technique (l’artisan et son œuvre), on ne cherche plus le père et la mère dont le Monde naquit in illo tempore, mais la force naturelle qui, ici et maintenant, explique la genèse de toute chose. Le nouveau paradigme s’énonce facilement : il n’y a qu’une seule fu/sij, une seule temporalité, rien n’existe qui ne soit nature ; les hommes, le divin, le Monde forment un univers différencié mais unifié, homogène, tout entier sur le même plan, manifestant la même puissance de vie. Le récit historico-généalogique est abandonné au profit de l’articulation de principes premiers : la question demeure la même (quoi de la genèse du Monde ?), mais seule la philosophie la formule expressément. La structure de pensée qui est en lame de fond (la quête de l’a)rxh/) est identique — parce qu’elle est codépendante de la nature du genre humain — une nouvelle inflexion lui est simplement conférée. Le problème des origines devient ainsi, en un certain sens, un faux problème. Mieux vaudrait parler d’antécédents. Encore devrait-on noter qu’ils se situent à un tout autre niveau que le problème à expliquer. Ils ne sont pas à sa mesure ; ils ne peuvent en rendre raison. Ce constat recouvre bien des révolutions. Tout d’abord, la dimension mystérieuse et initiatique du temps primordial cède la place à la banalité d’une causalité naturelle que l’on porte sur la place publique. Il y a gonflement du domaine de la fu/sij, homogénéisation de la causalité par exclusion de la mixtion naturelsurnaturel : rien de réel qui ne soit Nature. Le prix à payer pour cette horizontalisation est la stipulation — par l’application du principe d’identité là où le discours mythologique utilisait (non réflexivement, cela va sans dire) une logique de l’opposition et de la complémentarité — de distinctions entre le naturel, le divin, et le conceptuel. Tout ce qui était implicite, équivoque et ambigu, empiétement de plans indifférenciables, devient rationnellement explicité, univocalisé, soigneusement différencié. Le mythe se satisfaisait du vraisemblable, le philosophique fait vœu de scientificité. Mais refermons cette courte parenthèse et passons à l’abstraction philosophique. Elle dépouille la réalité de cette mystérieuse puissance de changement que lui prêtait le mythe et récuse l’antique logique de l’ambivalence au profit d’une observance (qui se veut stricte) des principes d’identité et de non-

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contradiction. Par une définition rigoureuse des concepts et une nette délimitation des plans du réel, elle recherche une cohérence interne forte. Enfin, la manière la plus fidèle de représenter la relation existant entre applicabilité et adéquation est de comprendre l’adéquation en tant que but vers lequel l’applicabilité tend — cette dernière qualifiant l’applicabilité du prisme interprétationnel à au moins une frange du réel. La dialectique à l’œuvre entre ces deux pôles est liée à notre finitude : c’est notre statut ontologique qui est responsable des inévitables limitations de nos capacités cognitives, et de la conséquente dimension réductionniste de chacun de nos essais systématiques pour embrasser le Tout. Whitehead nous le répète à l’envi, en raison de la faiblesse de nos intuitions et des déficiences de notre langage (quel que soit son raffinement), la philosophie spéculative ne sera jamais l’auteur que de coups de sonde plus ou moins éclairants. Nous devons nous satisfaire du récit le plus vraisemblable304. L’adéquation n’est pas de ce monde. En FR65, il parle en termes d’idéal infini, de touche d’infinité ou de phototropisme pour qualifier notre pèlerinage vers la Vérité305. Nous aurons l’occasion d’y revenir, ceci ne veut pas dire que la Totalité nous soit définitivement hors d’atteinte, mais que ce n’est pas dans la sphère rationnelle que nous la rejoindrons. D’un point de vue whiteheadien, cet idéal n’est pas malvenu, seule la croyance dogmatique en un système basé sur des concepts dérivés directement d’un champ épistémique étroit est condamnable. Kant aurait abondé en ce sens, lui qui basa sa pensée sur le pouvoir, inévitable et chimérique à la fois, des Idées de la Raison pure. d. Le concept de nécessité

Nous voilà face à deux fois deux critères. Ici encore, la découverte du gué appelle son franchissement. Pour le dire sommairement, deux formes de nécessité — « rationnelle » et « empirique » — sont communément utilisées pour des raisons spéculatives ; nous emprunterons une troisième voie. Le premier appel à la nécessité est celui que l’on rencontre au sein du pôle rationnel de la définition de la philosophie spéculative. La nécessité scellant cohérence et consistance au sein du schème lui-même est la nécessité, interne à toute systématisation, qui lui est infligée par la dynamique de l’activité de penser (cf. le transcendantalisme kantien). Et il est vrai que ce qui saute aux yeux dans une structure donnée est son mouvement autoimplicatif, sa propre exigence intrinsèque, c’est-à-dire son conditionnement intra-systématique. Une acception plus restreinte mettrait en exergue que la seule nécessité reconnue comme telle par la raison est la nécessité logique existant entre l’explanans et l’explanandum dans un syllogisme, toute démonstration étant une chaîne nécessaire de concepts. Le problème est alors que seule la pensée déductive se trouve reconnue digne de foi. Le

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second appel au concept de nécessité se rencontre au niveau du concret, de l’empiriquement attesté ; c’est la nécessité que la Nature incarne dans son entêtement. Pour les Grecs, comprendre, dans le sens fort du terme, c’est comprendre la nécessité des essences éternelles. C’est ainsi que l’équation du devenir nécessaire au devenir éternel induisit une confusion entre la sphère logique et la sphère empirique. Le destin — ou le sort — fut la première piste qui fut empruntée afin d’objectiver cette nécessité qui vient limiter fortement — ou même selon certains annihiler — la liberté humaine. Déjà chez Eschyle on trouve, à côté de la ne/mhsij, le destin (A)na/gkh), qui n’est pas un dieu mais une puissance infaillible à laquelle Zeus et les autres dieux sont également soumis306. Jetons un rapide coup d’œil sur les différentes qualifications aristotéliciennes de la nécessité afin de spécifier le mode opératoire de la bipartition qui vient d’être établie. Aristote distingue un usage empirique et un usage rationnel du concept de nécessité, distinction au sein de laquelle il spécifie une nécessité absolue et une nécessité relative307. Mettre entre parenthèses la nécessité morale autorise la partition suivante. D’un point de vue rationnel, Aristote distingue la nécessité absolue appliquée à un seul « être » (le premier moteur) et la nécessité absolue appliquée aux propositions (nécessité syllogistique), de la nécessité relative, hypothétique, des syllogismes dont une prémisse est contingente. D’un point de vue empirique, il distingue la nécessité absolue — naturelle ou humaine (violence) — de la nécessité causale hypothétique. Si l’on sédimente son interprétation, cela donne la Fig. 2. Soyons averti du fait que cette panoplie de distinctions précises n’est pas vraiment grecque. N’en déplaise à Patzig, il y avait pour le Grec une coalescence des sphères logiques et ontologiques ; aucune distinction tranchée entre « concepts formels » et « choses concrètes » n’était articulée, et ce non seulement pour des raisons intrinsèques — la particularité de leur Weltanschauung — mais aussi pour des raisons extrinsèques — la nature du langage grec lui-même308. Bien que Mansion considère (à bon droit) que la confusion entre ces deux sphères est un héritage platonicien309, il ne faudrait pas oublier que l’enchevêtrement du plan de la pensée avec celui de la réalité était déjà présent chez les antésocratiques. La philosophie ne se contente pas de supposer qu’à la base de la hiérarchie naturelle se trouve un ordre déterminé ; elle pose aussi — et surtout — que celui-ci est découvrable par une enquête menée rationnellement. Il n’était point question à l’origine de minorer nouménalement notre champ cognitif : le genre humain est parfaitement outillé pour rencontrer le réel, si pas en comprendre les arcanes. Le mouvement onto-logique est aussi onto-logique310 ; le processus de la

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manifestation est susceptible d’un recueillement salvateur du sens, d’une reprise noologique. [Nécessité dans la sphère morale] s'appliquant à un « être » (Dieu) néc. absolue (qui ne pourrait être différente) flanc rationnel

s'appliquant à une « proposition » (syllogisme)

néc. hypothétique : d'une hypothèse à ses conclusions logiques Nécessité naturelle causation hypothétique : condition sine qua non du fait considéré (naturel ou délibéré) flanc empirique causation « absolue » : violence aveugle (naturelle ou délibérée)

Fig. 2

Cette conaturalité scella également le projet des scientifiques renaissants : la fonction de la science est de révéler les cadres de connexité qui organisent le cosmos. Newton n’a jamais prétendu qu’à la mise sur papier des lois qui furent librement édictées par décret divin, celles-là mêmes qui devinrent pour Einstein la « pensée du Vieux », de Celui qui « ne joue pas aux dés311 ». Ce dernier resta d’ailleurs obsédé par l’énigmatique connivence qu’il avait instauré entre le réel et son écriture mathématique. D’autant plus qu’il est impossible de rendre compte de cette conjonction onto-logique au sein du paradigme scientifique312. Nous entendons exploiter une version modifiée de cette troisième piste et indaguer ses présuppositions. Le critère de nécessité n’est pas une combinaison d’adéquation et de cohérence ; il vient célébrer les noces entre

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la partie rationnelle et la partie empirique de la définition de PR3-4. Il peut être compris comme le chiffre du pari sur la rationalité du réel, et être en conséquence représenté par concept héraclitéen de lo/goj : il y a un et un seul lo/goj qui gouverne le naturel et l’exercice de la raison humaine. Sans doute Parménide souscrivit-il à cette thèse lorsqu’il soutint que le même est penser et être, que tous deux se déclinent sur le même mode du voir. Ce sentiment de confiance n’est pas une prémisse métaphysique, mais une intuition présupposée par l’enquête métaphysique proprement dite313. Qui plus est, ce pari sur la rationalité universelle détient toutes les caractéristiques d’une prise de position religieuse. L’examen des écrits de Whitehead révèle pareil engagement faisant de la texture du schème celle de la réalité. Science and the Modern World évoque à plusieurs reprises la foi instinctive en un ordre naturel accessible à la raison : il y a un secret, et ce secret peut être découvert314. Eu égard à l’infléchissement religieux qu’il conviendrait de donner à cette « tautologie symbolique315 », on remarquera que Whitehead présente certaines de ses clefs de voûte conceptuelles comme des intuitions religieuses316 — idée qui n’est certes pas étrangère à Einstein, qui n’hésitait pas à rappeler la sensation d’admiration — et même d’effroi mêlé de respect (« awe ») — face à la merveilleuse simplicité et beauté de structures symboliques telles les équations de Maxwell. Cette inexpugnable foi « métaphilosophique » qui imprégna tellement la pensée médiévale gagnerait à être questionnée pour elle-même ; on y découvrirait plusieurs reflets, tels la foi en l’identité structurale de toutes les entités actuelles, la foi en l’outil logique lorsqu’il s’agit de dire l’ontologique, la foi en une harmonie totale mais respectueuse des parties. La philosophie du procès est très claire là-dessus : l’harmonie est (peut-être) mystérieuse, mais elle n’est pas arbitraire : elle porte le sceau d’une « nécessité de fer317 ». La nécessité est l’incarnation projective de cette présupposition au sein du schème. Elle préside à la fois à l’initialisation et au couronnement du processus de maturation du schème, étant son présupposé fondateur et son but ultime. Selon le philosophe de Harvard, cette foi en un lo/goj qui imprègne le règne naturel et la raison humaine ne trouvera d’élucidation véritable que si on le comprend sous l’angle théologico-existentiel qu’il appelle. e. Linéaments conclusifs

A posteriori, l’obscurité des lignes inaugurant Process and Reality nous semble procéder des faits suivants et de leurs entrelacs : l’usage de concepts dont la dénotation est d’abord logique, le curriculum bien connu de l’auteur, la parfaite symétrie qui paraît être établie entre les deux fois deux critères — et

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qui suggère un cadre statique doublé d’une similarité de niveaux entre concepts isomorphés — et, enfin, l’évidente dimension systématique que Whitehead tente de donner à la première partie de son texte, conçue comme la grille de lecture basale à laquelle on peut (voire doit) constamment se référer. Nos propos l’ont montré, Whitehead avait présent à l’esprit à la fois la méthode scientifico-mathématique qui fit la puissance de la physique de son temps, et les contraintes que les logiciens imposent à leurs systèmes de manière à assurer leur viabilité. Représentons schématiquement le différentiel interprétatif qui a été construit. Tout d’abord au niveau de la compréhension de la définition soumise par PR3-4 : Cohérence (requête métaphysique) flanc rationnel Consistance logique (requête logique)

Nécessité en tant que sceau

Adéquation (requête théorique) flanc empirique Applicabilité (requête minimale)

Fig. 3

La symétrie est préservée si elle est comprise d’un point de vue téléologique et dynamique318 : c’est la totalité qui fait sens, nous n’avons définitivement pas maille à partir avec une sommation de concepts restrictifs. La définition qui ouvre Process and Reality ne doit en aucune manière être conçue statiquement, à la fois à cause des différents niveaux conceptuels à l’œuvre (ceux-là même dont la complémentarité nous donna tant de mal), et parce qu’il y a quête perpétuelle du meilleur schème possible. Ensuite, au niveau du paysage conceptuel dans lequel Whitehead évolue, nous pouvons articuler un second ensemble de distinctions (Fig. 4). De cette esquisse il ressort que les concepts whiteheadiens sont pour le moins radicaux en regard de ceux à l’œuvre chez ses prédécesseurs. Du point de vue de l’interconnexion du schème, la cohérence manifeste l’exigence d’une coappartenance qui ne soit pas simplement celle des postulats logiques, des conceptions mythologiques, ou de l’interdépendance catégoriale telle qu’elle s’atteste chez Descartes, par exemple : l’expressibilité n’est qu’une facette de la puissante architecture catégoriale. Whitehead combine en quelque sorte la cohérence métaphysique faible avec l’indépendance ; qui plus est, l’exigence coprésuppositionnelle doit être

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qualifiée par la consistance logique avant de pouvoir entendre la spécificité du discours métaphysique. Logique (standard) : expressibilité

Cohérence Cohérence forte qualifiée par la consistance logique

Métaphysique

Faible: interdépendence catégoriale Forte : exigence démocratique (interdépendance et indépendance)

Consistance logique

Fig. 4

Remarquons que nous n’avons pas représenté la possibilité d’un discours purement conjonctif (un peu de la même manière que le pur chaos, la Nature comme pur ensemble disjonctif, n’a pas sa place dans ce contexte319). Ce panorama pourrait être complété par une présentation de l’interconnexion du concret. La solidarité mondaine est construite sur une immanence mutuelle vectorisée par la relation préhensive. Sa conception est à mille lieues de l’interconnexion externe du mécanicisme renaissant : le concept de nature comme pur agrégat d’entités indépendantes procède du sophisme de la localisation fallacieuse du concret. L’isolation d’une entité est toujours une abstraction, une procédure cognitive ; « un événement isolé n’est pas un événement320 ». Le monde n’est pas compris non plus sur le mode de l’analogie microcosme-macrocosme : la correspondance des deux sphères interconnectives (systématique et pré-systématique), c’est-à-dire la bijection entre une démocratie catégoriale et un ensemblement ontologique, est examinée pour elle-même. Une obscurité peut être à présent éclaircie : quel critère — ou ensemble de critères — peut-on invoquer afin de discriminer deux systèmes spéculatifs concurrents ? (Bien sûr, l’ordonnancement critérial qui définit le tableau que nous allons dresser se verrait bouleversé si l’on n’était pas animé avant tout par des présuppositions radical-empiristes.) Contrairement à un certain scepticisme, le relativisme whiteheadien autorise un choix non arbitraire entre théories rivales. Cette question, le penseur organique la pose indirectement lorsqu’il remarque qu’un système philosophique n’est jamais réfuté, mais simplement abandonné. La nécessité possédant le caractère apriorique et médiateur que l’on sait, on ne peut la mettre directement à

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contribution ici. Le meilleur moyen est indubitablement la réfutation de l’un des adversaires par le biais de son flagrant manque d’applicabilité. On pourra éventuellement passer de ce critère relatif à celui d’adéquation qui est, lui, teinté d’absolutisme (nous avons montré dans quelle mesure). Quoi qu’il en soit des qualités rationnelles des systèmes en lice, si le réel ne se trouve pas au bout de leur ligne de mire, il faut les considérer comme falsifiés (ceci ne tient pas e.g. pour Einstein et ses disciples). L’étape suivante serait la consistance — si l’on exige que les systèmes métaphysiques suivent scrupuleusement les règles logiques (la question subsidiaire étant alors « lesquelles ? ») — ou la cohérence catégoriale — si l’on considère au contraire que, par amour pour l’applicabilité, quelque liberté puisse être prise avec la pure logique. Cette dernière thèse se retrouve non seulement chez Whitehead, Cobb et Ferré321, mais aussi chez les sophistes, Nicolas de Cuse, Hegel ou encore Niebuhr322. Pour Whitehead, une contradiction logique n’est pas nécessairement dirimante : létale dans le cas d’un système déductif, une faute logique ne conduit généralement ici qu’à des ajustements internes. Il est toujours possible de remodeler les axiomes fondateurs de manière à éradiquer la contradiction ou à améliorer l’applicabilité. La consistance logique est une condition nécessaire mais pas suffisante de la viabilité d’un système : un ensemble catégorial n’est pas justiciable au premier chef de relations logiques internes, il n’est qu’un entrelacement de principes explicatifs des généralités ultimes de toute expérience. « Logic, properly used, does not shackle thought. It gives freedom, and above all, boldness323. » Tout au contraire, une cohérence déficiente conduit inévitablement à l’effondrement du paradigme. La dernière possibilité est celle d’une confrontation entre intuitions fondatrices : When you are criticising the philosophy of an epoch, do not chiefly direct your attention to those intellectual positions which its exponents feel it necessary explicitly to defend. There will be some fundamental assumptions which adherents of all the variant systems within the epoch unconsciously presuppose. Such assumptions appear so obvious that people do not know what they are assuming because no other way of putting things has ever occurred to them. With these assumptions a certain limited number of types of philosophic systems are possible, and this group of systems constitutes the philosophy of the epoch. 324

En pareil cas, il s’agit d’une discrimination purement subjective de deux systèmes qui peuvent être objectivement considérés comme étant d’une puissance similaire (c’est-à-dire possédant un niveau similaire d’adéquation, de cohérence, etc.) : la preuve ne convainc pas, des raisons personnelles conduisent à préférer tel paradigme à tel autre.

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C’est dans cette dialectique intuitive que gît la raison pour laquelle les systèmes métaphysiques sont rarement réfutés325 : si cette intuition fondatrice — ou conviction intime — ne conduit pas à des conséquences absurdes (i.e., est exempte d’auto-contradiction) ; et si elle rencontre, au moins dans une certaine mesure, les faits (i.e., possède un champ d’applicabilité non vide), une réfutation rationnelle ne pourra lui être opposée. Notons qu’une réfutation se produit dans le domaine public, par consensus, l’auteur de la thèse réfutée gardant quant à lui la possibilité de ne pas vouloir en entendre parler. Il n’abandonne généralement pas ce qu’il faut alors convenir d’appeler une position dogmatique (ce qui ne veut pas dire qu’elle ne soit pas fondée : pensons à Galilée). Comme Max Planck l’a bien dit, la vérité ne triomphe jamais, mais ses ennemis meurent un jour… Un corollaire immédiat est la sym-pathie avec laquelle il faut appréhender un système afin qu’il nous livre son suc : il faut être décidé à voir avec les yeux de son auteur ; à un tel point que lorsque Rilke prétend que seul l’amour peut saisir les œuvres d’art, les garder, être juste envers elles, et que rien n’est pire que la critique pour aborder leur infinie solitude, on ne peut que penser à la difficulté de faire revivre un schème catégorial326. On l’aura compris, c’est ici que se joue souvent le sort d’un système que tous et toutes s’accordent à considérer comme de la plus haute valeur intellectuelle, mais cependant totalement « inadéquat ». Le dai/mwn socratique n’est pas mort. Que pouvons-nous conclure impressionnistement de ces nombreux commentaires que nous avons apporté à la définition de la philosophie spéculative telle qu’elle déploie ses effets dans les Gifford Lectures ? La discussion des critères définitionnels spécifia le territoire cognitif que s’adjuge la métaphysique. Elle montra à la fois ce qui sépare et rapproche philosophie spéculative, science et mythologie. Le tableau dressé par Whitehead se démarque par son omniprésent idéal d’adéquation. De toute évidence, cela ne mine pas la rationalité — pas plus que le relativisme —, mais les renforce. Whitehead se trouve engagé au premier chef dans une description phénoménologique, il ne croit pas en l’univocité sémantique absolue des concepts. La métaphysique est surtout une manière de voir les choses, de forger et de raffiner de nouvelles catégories qui sont alors testées empiriquement de manière à permettre de nouvelles purifications éidétiques. Il y a exigence d’un saut intuitif, pour le dire avec une expression dont nous sommes redevables à Bergson comme à Kierkegaard. Whitehead cherche à nous persuader de regarder les choses d’une manière particulière, avec un regard renouvelé par la profondeur et la témérité de son verbe. À cette fin, faisant flèche de tout bois, il engage continûment un embrasement d’images célébrant le naturel en sa prolixité. À la fois de par cette dimension bâtisseuse et ce constant appel au saut intuitif, sa philosophie est apparentée à la poésie327.

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Eu égard à l’applicabilité de notre quadrille, il nous faut remarquer que ses quatre principes nous mettent sous les yeux le champ dans lequel court son chemin tout en générant un point de vue général sur l’engagement philosophique. Les quatre principes se prononcent sur les dimensions empiriques (expérientielles) et rationnelles (linguistiques) de l’acquisition de concepts — à la fois du point de vue de l’efficacité et de l’inefficacité de ces deux dimensions. La déficience du langage (même réformé) et la partialité de l’expérience (même mystique) d’un monde en perpétuel devenir nous interdit l’accès à toute proposition dogmatique. Ces deux limitations constitutives nous obligent à procéder de manière circumambulante afin de véhiculer un point de vue idiosyncrasique. Plus positivement, le philosophe possède le pouvoir de discriminer les abstractions (et de réformer le langage) et donc de réguler la relation à l’expérience (principe de discrimination constructive). Enfin, le devoir philosophique est de ratifier toutes expériences à leur valeur nominale — empirisme radical — et d’en distiller les meilleures abstractions possible, c’est-à-dire les moins exclusives. Plus généraux que les critères de PR3-4, ils sont aussi plus vagues, s’accotant aux vertus baroques de l’hyperbole. Une correspondance pourrait toutefois être proposée entre, respectivement, consistance logique et discrimination constructive, cohérence et circumambulation, applicabilité et euristique, adéquation et empirisme radical. 3. La méthode organique et son langage

Les « sources » n’étaient que le matériau de base utilisé ; nous pouvons maintenant présenter avec discernement son in-formation et nommer l’alchimie par laquelle cette matière première se trouve complètement subsumée dans un environnement spéculatif rénové (question de la morfh/). Les influences subies par Whitehead, pour être indubitablement liées à une réflexion sur les implications épistémologico-métaphysiques de l’évolutionnisme, de la relativité restreinte et de la mécanique quantique, dépendent en fin de compte d’une mise en perspective globale de notre être-au-monde : son système ne procède pas unilatéralement de telle ou telle théorie scientifique — et il ne saurait donc être affecté par leur éventuel naufrage328. La conclusion de cette partie introductrice requiert deux derniers paragraphes, le premier adressant spécifiquement la question de la méthode organique, et le second ouvrant le registre de la manutention de l’abstrait dans le cadre ontologique whiteheadien.

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a. La méthode spéculative

Le point de départ de la synthèse whiteheadienne est son expérience personnelle d’une nature plurielle ; son but, la plus haute généralisation possible, la plus fidèle, la plus inclusive, la plus adéquate. Mais qu’en est-il de la technique employée pour activer le programme métaphysique ? Il s’agit de systématiser la procédure instinctive de l’expérience commune, c’est-à-dire de rechercher des pistes d’approximations multiples et convergentes. La clef de voûte de sa méthode est la généralisation imaginative329 qui est dépeinte avec l’image du vol de l’aéroplane. Cette image fonctionne à deux niveaux abstractifs complémentaires. (En gardant une fois de plus à l’esprit l’hydre du statisme qui se profile dès que l’on dichotomise de la sorte : aucune entité — pas plus qu’un quelconque champ cognitif — ne peut être vraiment comprise en complète abstraction du réseau événementiel dans lequel elle perdure.) Tout d’abord, à partir du concret tel que nous l’expérimentons : la généralisation première est celle qui part de notre expérience pour suspecter l’organicité des profondeurs ontologiques ; elle est abritée par la philosophie spéculative ou tout autre champ émergeant directement de l’empirique (premier niveau abstractif). Ensuite, à partir d’un champ cognitif déjà organisé, il peut y avoir généralisation d’abstractions (appartenant à un champ abstractif premier) à un champ plus abstrait (champ abstractif second), le sol est en pareil cas déjà dans les nuages… Quoi qu’il en soit, ce qui importe, c’est qu’un contact empirique direct vienne sanctionner le travail de la raison. La vérification suprême du vol spéculatif se trouve dans l’établissement d’une technique particulière et dans l’élucidation de son fonctionnement330. Une fois qu’un objet est rendu accessible à l’analyse (moment empirique), une double tension se met à l’œuvre : le traitement rationnel appliqué au concret doit être modéré par la force redoutable de la vis imaginativa (et vice-versa). La procédure extrapolatrice est envisagée comme le libre jeu de l’imagination, contrôlé par les exigences de cohérence et de non-contradiction. On n’oubliera toutefois pas un méta-critère : l’audace spéculative doit être contrebalancée par une humilité complète devant les faits331. Le concept de « généralisation imaginative » donne un fondement à notre inventivité. Il est essentiel de noter cette synergie entre le pôle rationnel, incluant la prise de terre empirique, et le pôle arationnel, abritant les intuitions qui se manifestent abruptement et relient des éléments qui auparavant paraissaient incompatibles332. Whitehead, cet infatigable lanceur d’éclairs, n’hésite pas à dire dans son œuvre de maturité que la philosophie est apparentée à l’art imaginatif :

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Of course all our terms of speech are too special, and refer too explicitly to higher stages of experience. For this reason, philosophy is analogous to imaginative art. It suggests meaning beyond its mere statements. On the whole, elaborate phrases enshrine the more primitive meanings333.

La généralisation abstractive est proche dans son intention de la méthode bergsonienne : on part des faits immédiats de notre expérience psychophysiologique — et tout particulièrement de notre expérience corporelle, qui est l’expérience naturelle la plus intime. Ce qui y est dévoilé, c’est que nous sommes dans le monde et que le monde est en nous334. L’objectif est aussi de franchir avec l’aide d’une « route d’approximation » le gouffre entre le donné de la perception et les données de la science. La méthode de généralisation imaginative entend surmonter la faiblesse de nos intuitions et les insuffisances de notre langage par une approche asymptotique de ce qui est habituellement observé par différence : parfois nous voyons un éléphant, parfois pas, ce qui a pour conséquence qu’un éléphant, lorsqu’il est présent, ne passe pas inaperçu335. Son hyperdialectique336 est proche de la méthode hypothético-déductive des sciences mathématiques. Dans l’incessant mouvement de va et vient entre moment expérimental et moment théorique, c’est toujours (à moins d’un heureux hasard) la théorie qui engage le dialogue. En déterminant la forme de la question, elle impose les limites de la réponse337. Insistons toutefois sur le fait que Whitehead n’argumente pas à partir de prémisses établies une fois pour toutes : la philosophie est précisément recherche de prémisses adéquates338. On part d’une hypothèse de travail coordinant les différentes données disponibles et dirigeant les recherches. Bien que l’adéquation ne soit qu’un but idéal, asymptotiquement (in)atteignable, le philosophe se doit de croire que certaines de ces vérités éternelles tomberont dans son escarcelle si celle-ci a une maille adéquate… La foi philosophique whiteheadienne demeure cependant raisonnée : on ne peut jamais comprendre totalement, seulement accroître notre pénétration des faits. Ce principe d’in-quiétude qui qualifie la spéculation est évidemment lisible à la lumière du mouvement perpétuel qui anime également l’enquête scientifique. De toutes façons, nous tomberions sous le coup du « sophisme du dogmatisme » et du « sophisme du dictionnaire parfait » si nous croyions que la complexité naturelle a été totalement maîtrisée (cf. infra). Il faut à tout prix prévenir excès et violences du dogmatisme. Toute méthode est une simplification que l’on espère heureuse, malgré qu’elle soit par définition excessive339. La réduction inévitablement impliquée par tout processus cognitif a pour corollaire qu’il nous faut chercher la simplicité et s’en défier340. Whitehead donne deux raisons à l’inaccessibilité de l’adéquation. D’une part, la déficience du langage de tous les jours qui, destiné à la

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manutention des événements quotidiens, manque de généralité (le langage algébrique peut y pallier dans une certaine mesure). D’autre part, la faiblesse de notre pénétration imaginative : nous avons des difficultés à comprendre les premiers principes indépendamment des expériences qui les exemplifient341. Concluons. Dans le paragraphe consacré au statut de la définition de la philosophie spéculative, nous avons déjà fait valoir la « réversion » qui conduit à l’établissement d’une distinction entre deux niveaux d’adéquation : le premier, pour lequel le schème est dit adéquat lorsqu’il a fructueusement rencontré toutes les expériences qui ont été considérées ; et le second qui, qualifiant l’adéquation à partir de toute expérience possible, se transfigure en critère de nécessité342. Ainsi que notre analyse le montre, il y a un passage à la limite de l’idée whiteheadienne d’adéquation à l’idée de nécessité, cette dernière faisant son apparition lorsque l’adéquation est poussée dans ses derniers retranchements. Matérialisons la circularité du processus spéculatif qui vient de, et tend vers, la nécessité métaphysique : Cohérence (requête métaphysique) flanc rationnel Consistance logique (requête logique) Nécessité Applicabilité : à au moins un champ cognitif flanc empirique

À toutes les expériences qui ont été considérées

Adéquation À toute expérience possible (universalité)

Fig. 5

Le philosophe considère d’abord l’applicabilité de l’hypothèse de travail, se demandant ensuite si elle est nécessairement requise par toute expérience possible. L’adéquation est une affaire de degré. Lorsque, sous les auspices d’une foi intuitive, le saut bijectif est instauré, le critère local — empiriquement teinté — d’adéquation se transforme en un critère global — rationnellement teinté —, la nécessité. La nécessité, pour être un pari, est atteinte avec l’aide d’une procédure décrite comme le vol de l’aéroplane. Qu’il y ait validation ou falsification, le processus abstractif devra rebondir sur l’expérience pour prendre le chemin de nouvelles généralisations imaginatives. L’abstrait a sa source dans le concret et nulle part ailleurs.

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Avec Whitehead, il n’est pas question de certitudes axiomatiques qui pourraient être considérées comme autant de points de départ à la définitive légitimation d’un schème (à la différence d’Hartshorne, qui conçoit clairement le contraire). Whitehead est indiscutablement moins confiant que son disciple dans la possibilité d’expression de propositions métaphysiques, ce qui a pour conséquence de rendre sa distinction entre métaphysique et cosmologie plus floue. b. Le langage abstractif

« Le penseur est en cage et se meut indéfiniment entre quatre mots343 ». Nous examinerons successivement le langage en tant qu’outil requis par la philosophie ; son fonctionnement abstractif ; sa dépendance vis-à-vis des contingences de nos facultés et de la culture à laquelle il participe ; ses présuppositions — principalement en terme d’ontologie substantialiste — ; sa capacité mystificatrice ; et la question de sa réforme dans un espace spéculativement saturé. L’outil requis par la philosophie est le langage, il se présente au spéculatif comme une totalité organique avec laquelle il lui faut apprendre à composer. À l’aide d’un ensemble de termes limité et contingent, il doit tenter d’exprimer l’infinité de l’univers. De la même manière qu’en sciences les dispositifs hérités de générations d’expérimentateurs sont toujours à réinventer, la philosophie est tenue de faire sienne un langage qui l’a précédée344. Pour exprimer son renouveau ontologique, Whitehead évite l’usage des concepts traditionnels, et se départit ainsi des présupposés et connotations qu’ils charrient345. Certaines intuitions sont cependant réappropriées : les universaux « deviennent » les objets éternels, la participation « devient » ingression346… Il importe pour lui de détruire les anciens automatismes de pensée afin de laisser l’esprit ouvert à la pluralité du réel : car, comme l’a dit le poète, « presque tout ce qui arrive est inexprimable et s’accomplit dans une région que jamais la parole n’a foulée347 ». Libérer la sphère opaline des généralités métaphysiques exige que l’on étire la langue jusqu’à son point de rupture. Cet outil est d’essence abstractive. La méthode de généralisation, avec son pendant qu’est le principe subjectiviste réformé (cf. infra), donne une assise solide au renouveau ontologique whiteheadien ; elle trouve son sommet et son point de départ dans le schème catégorial exposé dès l’abord, aussi abruptement que Spinoza inaugure l’Éthique. Il s’agit d’un aboutissement car c’est elle qui a été mise en œuvre pour élaborer la pierre de touche de la philosophie organique ; mais elle n’est qu’un point de départ dans la mesure où elle appelle les nombreuses inflexions qui se manifestent dans les parties II à V de Process and Reality. Insistons sur le fait qu’il n’y

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a pas de dénaturation des faits par l'abstractif, pas d’addition psychique : seule une soustraction psychique est à l’œuvre. Le temps et l’espace sont dans les choses mêmes. Le premier comme signature de l’avancée créatrice ; le second car, en tant que relation entre événements, il ne saurait être dissocié du temps. L’outil langagier est cependant grevé de plus d’une contingence. Il nous porte et nous déporte. L’omniprésence du thème de l’abstraction chez Whitehead manifeste, entre autres choses, l’importance flagrante qu’il accorde aux présupposés régissant toute pensée. Afin qu’il demeure maîtrisé dans le contexte spéculatif (« in philosophy linguistic discussion is a tool, but should never be a master »348), il faut faire comparaître les principales raisons qui doivent nous inciter à la méfiance. La pauvreté du langage de tous les jours — ou langage « naturel » —, et la répudiation des erreurs populaires y afférentes sont des thèmes que Whitehead partage avec Nietzsche. Il faut savoir gré à l’auteur du Zarathoustra de ne pas s’être mépris (agonie du sens oblige) sur les contingences du discours philosophique dont il établit l’inépuisable lexique. Son analyse de l’enchâssement de la philosophie dans le langage quotidien le conduit à congédier la choséité. Le « sujet » est, au même titre que l’atome, une « chose » produite par l’imaginaire mis au service de l’intelligence du mésocome ; il est une simplification permettant de désigner la puissance qui suppose, invente, pense, et de la distinguer de ses suppositions, inventions et pensées. Or, les configurations ne sont pas configurations de quelque chose, mais de pures configurations, elles ne sont rien d’autre que des configurations349. Il n’y a pas d’essence ; ou plutôt ce sont les relations qui constituent l’essence. Inévitable est cependant notre tendance à hypostasier le processus mondain, à le penser en terme de choses. Le monde en devient justiciable d’universaux tels que unité, identité, permanence, substance, cause, choséité, et être, mais ces notions ne sont que des projections langagières. C’est en allant sur ces brisées que Bergson maintient que le langage, outil abstractif de la plus haute utilité dans la vie quotidienne, n’est pas capable de rejoindre le réel dans sa quinte essence. Le langage est le fruit direct — et contingent — de notre immersion interactive dans le quotidien. Langage et exigence pragmatique quotidienne se fécondent l’un l’autre ; on ne peut modifier l’un sans ipso facto le voir se répercuter sur l’autre. Les ruminations de Russell mériteraient également qu’on s’y attarde un court instant350. Il note — à la suite de Wittgenstein — combien il est difficile de résister à la croyance « naturelle » (« mythologique ») que la structure d’un énoncé reproduit la structure du fait qu’il affirme. L’interprétation métaphysiquement fallacieuse de l’expérience immédiate conduit au modèle logico-linguistique classiquement invoqué ; lui-même

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insinue une ontologie articulée autour du binôme substance-qualité, ontologie parfaitement exemplifiée par les catégories aristotéliciennes (et tout spécialement par la distinction de la cause matérielle et de la cause formelle). L’ontologie substantialiste institua la cosmologie bipolaire grecque, sol nourricier de multiples sophismes. Ce faisceau permet de mieux comprendre comment furent scellées nos habitudes mentales. La physique substantialiste n’est plus pour lui qu’un mauvais souvenir : la théorisation de l’objet physique se développant à l’aide de l’idée de groupe d’événements disposés autour d’un centre qui peut être virtuel (pure possibilité abstraite) ou réel. Whitehead considère que l’onto-logique aristotélicienne est à la base de la plupart des problèmes que la science et la philosophie aient rencontrés. Bien qu’Aristote fonda la science en procédant à une brillante analyse du changement, bien qu’il ferrailla avec le dualisme platonicien, et bien qu’il soit le dernier métaphysicien a avoir approché le concept de Dieu en toute sérénité351, d’un point de vue historique, il fut aussi dogmatique que trompeur pour la pensée occidentale. De toute évidence, le Stagirite n’était pas féru de mathématiques ; apôtre de l’ontologie prédicative et de la logique classificatrice, il inventa la science mais détruisit la philosophie en faisant fi de l’impératif métrique pythagoricien. Quant à la popularité de sa logique, instrument superficiel352, elle entrava gravement l’avancement de la science en confinant le nombre de propositions possibles à quatre alors qu’elles sont infinies353. (Whitehead est ici, de toute évidence, trop sévère : pour s’en convaincre, il suffit de lire par exemple l’œuvre de son collègue à Harvard Raphaël Demos354.) Plus tard, le principe subjectiviste majorera la biontologie de l’idée de la conscience de soi comme fondation de l’expérience par l’usage des universaux. Prétendre que le mode d’être fondamental est celui d’un sujet qualifié par des prédicats, c’est partir d’un présupposé radicalement disjonctif et aucune conjonction ne sera plus possible. L’idée d’un sujet qualifié par un prédicat est un piège posé au philosophe par la syntaxe355. C’est en ce lieu que l’on trouve l’origine des croyances qui relèvent du sens commun « faible », de celles qui, venant de l’héritage langagier indo-européen, de sa trompeuse grammaire prédicative et des arabesques d’une encombrante surface culturelle, sont qualifiées par Griffin de « unconscious soft-core common-sense beliefs ». Griffin distingue soigneusement « soft-core common-sense beliefs » et « hard-core commonsense beliefs. » Toutes deux sont des manières prérationnelles de comprendre le monde, de se positionner par rapport à lui ; mais les premières sont liées à une époque ou un état culturel précis tandis que les secondes s’avèrent coextensives à l’humanité elle-même. Ce qu’il faut entendre, c’est la capacité qu’a le langage de tromper. Sa puissance égarante trouve son origine dans le processus abstractif, celui-là même qui rend possible toute systématisation. Le langage, en reflétant

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l’appréhension superficielle des choses que l’habitude génère, ne rend compte que d’effets de surface, d’états limites, oblitérant la processualité qui ourle le chaosmos. Le jugement copulatif peut être relié à la localisation fallacieuse du concret356. Descartes fut coupable de ce sophisme lorsqu’il identifia res extensa et res cogitans à deux principes totalement étrangers l’un à l’autre : il confondit alors une entité de pensée avec un facteur de fait concret357. Ci-gît également la racine de la critique de la science de Wordsworth358 : tous les faits naturels ne sont pas susceptibles d’être traités scientifiquement. La modernité l’a démontré à l’envi, une fois le présent du monde déprésenté, secondarisé, vidé de sa carnation première, rien n’a plus vraiment à être représenté. En tant que lié à nos habitudes langagières, l’usage de l’intelligence peut créer sophismes et paradoxes tels que les paradoxes de Zénon ou les Idées de Platon359. Le thème de l’imprécision de la terminologie philosophique360, Whitehead l’a aussi en partage avec Bergson et Biran (dont la réflexion sur le langage s’origine chez Locke et Condillac)361. Il est à ce propos notable que SMW50 rapporte sans équivoque la misplaced concreteness à la pensée bergsonienne. La doctrine de la localisation simple (« doctrine of simple location ») est un autre exemple de ce sophisme ; elle possède deux caractéristiques. Le trait majeur se rapporte à l’espace comme au temps : un matériau peut être dit ici dans l’espace et ici dans le temps, ou ici dans l’espace-temps, en un sens parfaitement défini qui ne requiert aucune référence à d’autres régions de l’espace-temps. La caractéristique mineure différencie espace et temps : par rapport au temps, un matériau donné est dit avoir existé semblablement, quelle que soit la portion temporelle considérée ; par rapport à l’espace, diviser le volume divise le matériau. En oblitérant la temporalité, la localisation simple se manifeste donc lorsque le monde est compris comme une sommation d’entités indépendantes, lorsque des configurations matérielles instantanées deviennent des descriptions adéquates d’événements naturels. On y reconnaît sans peine un axiome fondateur de la science du XVIIe. Cette notion-clef du mécanicisme classique ne fait que refléter la structure prédicative du langage qui requiert que tout corps puisse être localisé avec précision dans l’espace comme dans le temps. Considérons dans cette intention un paquet de matière du point de vue de sa divisibilité spatiale et temporelle : selon le paradigme classique, alors que sa division spatiale le réduit proportionnellement, sa division dans le temps n’affecte pas son existence, suggérant la contingence du facteur temps362. La localisation simple scelle la fragmentation de la réalité en unités extérieures les unes aux autres. Il faudra attendre la Gestalt, Faraday, Maxwell, Mach et Whitehead pour s’entendre dire que le concept de particule isolée est une abstraction. Ce thème retentit chez Bergson pour qui l’intelligence brise l’intrinsèque mobilité de la totalité naturelle en d’immobiles

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fragments à la statique artificiellement maintenue par des relations partes extra partes ; seule l’intuition conserve cette primesautière fluence. Ceci est tout spécialement vrai de l’intellect tel qu’il se trouve à l’œuvre dans les sciences dites positives : ce n’est pas un audacieux raccourci que d’affirmer que le Tout dans son idiosyncrasique mobilité se trouve proprement mis en pièces par le mécanicisme. De plus, la localisation fallacieuse du concret doit être corrélée « sophisme du dogmatisme » et au « sophisme du dictionnaire parfait ». La première se présente lorsque nous croyons pouvoir avoir une confiance aveugle dans la signification indépendante d’un énoncé isolé, lorsque nous prenons pour argent comptant la prétention à l’adéquation de dogmes conceptuels pseudo-évidents363. Quant au sophisme du « perfect dictionary », il ne consiste en rien d’autre que de croire que nous détenons déjà le vocabulaire stabilisé adéquat pour exprimer la réalité métaphysique ultime. S’il est une présupposition stérilisante du labeur philosophique, c’est bien celle-ci, tonne Whitehead, pour qui nos faiblesses intuitives et nos insuffisances langagières sont chroniques364. Une catharsis du concept est requise afin de triompher de la rigidité du langage commun et de toutes les bifurcations qu’il implique, et rendre ainsi compte de la faillite du concept de substance en tant qu’u(pokei/menon, et ce à la fois d’un point de vue logique et d’un point de vue empirique. On peut augurer qu’il sera alors possible de reconstruire avec plus de succès le mouvement auto-constitutionnel des événements, comme déjà Bergson le souhaitait avec sa quête de concepts fluides. La notion de substance doit être détruite au profit de la notion de fonction, fait valoir Whitehead. Capek et Urban365 lui emboîtent le pas, souhaitant qu’à la pulvérisation de la substance en événements vienne correspondre une pulvérisation du langage en verbes. Lorsque Whitehead envisage la nécessité de redessiner le langage afin de tenter de se rendre à même d’exprimer les généralités ultimes, il prône une extension analogique prudente par-delà — en fait aussi loin que possible — l’horizon de leur usage courant. Le langage ordinaire n’est destiné qu’à un usage ordinaire ; l’ultime requiert un langage élargi, quitte à désarçonner le sens commun. Cependant, même lorsque le langage a atteint son empan maximal, ses vicissitudes demeurent très éloignées de l’épaisseur du concret. En conclusion, les rapports du philosophe au langage sont ambivalents. Alors qu’affects et percepts peuvent s’en affranchir, le langage est le vecteur nécessaire de nos concepts. Plus précisément, il appartient au premier chef à la frange consciente de nos activités, c’est à lui qu’il revient de gérer notre interaction quotidienne avec le monde. Or, le langage de la quotidienneté déforme l’expérience immédiate que la métaphysique se fait fort de débusquer. Le problème auquel s’achoppe Whitehead est double :

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réformer les catégories ontologiques et en rendre compte sur la place publique, systématiser une vision éthérée et lui frayer passage dans la langue usuelle. De sa stratégie flexible, on peut isoler les éléments suivants. Tout d’abord, il procède à une identification des sophismes et à une dénonciation des catégories fautives. Ensuite, il scrute notre expérience « subjective » de manière à révéler ce qui imprègne toute actualité. Afin d’exprimer ses catégories nouvelles, le philosophe fait appel à des termes communs dont il purifie et étend le sens : feeling, experience, enjoyment, value ou God acquièrent une valence que le langage quotidien ne leur connaissait pas, tout en conservant une prise sur l’expérience usuelle. Mais cela ne suffit pas pour se départir de l’ontologie déviante et des habitudes de pensée que ses concepts induisent ; il lui fallut à proprement parler créer des concepts tels que creative advance, unison of becoming, hybrid prehensions, ou ingression. Il y a étirement, non rupture totale d’avec le paysage linguisticoculturel : le prix à payer pour assurer une communicabilité minimale de ses intuitions est de présenter la nouvelle ontologie en termes de l’ancienne, termes certes épurés et pigmentés de trouvailles linguistiques, mais en adhérence à la sphère quotidienne. Cette pratique homéopathique lui fut d’autant plus reprochée que le niveau général de lisibilité de ses œuvres demeure, il faut l’avouer, assez décourageant.

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Première partie Intuition pré-systématique : la sensation pure

Demander comment se dit l’onto-logique revient à réintroduire le vieux thème d’une expérience antéréflexive fondant toute connaissance : l’intuition « pré-systématique » a d’évidence une très longue histoire en philosophie, et nous ne pouvons passer en revue toutes ses hypostases. Attestons cependant de la proximité entre l’intuition bergsonienne et ce que Platon dit de la théoria (qewri/a), concept qui reçoit l’insigne privilège de décrire la vision couronnant la vie philosophique. Lors de la dernière étape de la progression vers la Vérité, le philosophe (qewroi/) rencontre les ei)/dh elles-mêmes, il contemple ce qui est vraiment. Le bi/oj qewrhtiko/j est la vraie pra/cij du philosophe366. Cette expérience post-linguistique est décrite par Platon comme un sentiment mystique de présence, comme une intuition soudaine, immédiate, dans l’océan profond du savoir pur qu’est son Royaume des Idées367. Comme l’atteste tout spécialement la « révélation finale » du Banquet (210), où on découvre la solution à l’énigme épistémique du Ménon, le philosophe sait parce qu’il a vu les essences. Une coursive dialectique mène de l’opinion à la science et ensuite à l’illumination théorique. Une précision restrictive doit néanmoins être faite, le concept platonicien étant non seulement plus passivement connoté que celui de Bergson, mais aussi — et surtout — situé à l’opposé de l’empirique (pour peu que le mot ait encore un sens)368. L’intuitif n’est plus compris comme prérationnel mais, volens nolens, comme postrationnel, comme faisant suite à un périple discursif orthonormé ; la difficulté étant justement de définir la nature de cette postrationalité, son caractère à la fois de moment fondateur et d’aboutissement. Le problème le plus immédiat que pareille utilisation idéalisante du concept d’intuition génère est la perte de la synergie dynamique entre le pôle rationnel et son complémentaire empirique. Descartes conservera cette thèse platonicienne de l’intuition d’idées claires et distinctes ; à la différence que chez lui la pensée ne semble définitivement que se rencontrer elle-même, excluant solipsistiquement le corps, et entretenant des rapports alambiqués avec Dieu. Au nom de ce doute hyperbolique qui affecte la forme d’un repli sur soi, il y a perte de l’évidence première des choses, et notre prochain devient la machine à ressort des secondes Méditations.

A. Bergson Embrasser l’intuition fondatrice est une exigence que Bergson a magistralement mise en évidence et qui est aisément pistable chez Whitehead369. Préalablement à l’examen détaillé de la stratégie exploratoire

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qui nous mènera au cœur de la philosophie du procès, disons en conséquence un mot de la proximité que l’on découvre entre les deux philosophes. (Nous n’exploiterons pas l’application par Whitehead du concept d’intuition au sensualisme cartésien, kantien et lockien ; ou aux domaines moral, esthétique, et religieux370.) Bien que les deux systèmes possèdent des « centres » homologables, les deux démocraties catégoriales sont évidemment différentes, et leur influence réciproque difficile à spécifier historiquement. L’écheveau serait assurément impossible à démêler sans recourir à une encombrante (et rarement décisive) enquête généticoanalytique. La compréhension bergsonienne de l’ordre vital dans son unité créatrice est du plus grand intérêt pour l’entendement de la vision organique whiteheadienne. Il faut créditer Bergson d’avoir réintroduit en philosophie le langage physiologico-organique et la primauté du relationnel. Sa défiance visà-vis des abstractions371 et sa compréhension du mental sur le mode de l’agent simplificateur372 sont connues de tous. Précédant Whitehead de peu, il mit en garde contre le sophisme de la localisation simple : un « étant » n’est jamais qu’une découpure plus ou moins artificielle dans la totalité du devenir physique opérée à la faveur des contraintes de l’action. Pour lui aussi, la métaphysique se doit de rencontrer le factuel, le factum brutum dans son entêtement, de rejoindre la réalité dans sa concrétude, par-delà le langage et les difficultés que ses contingences induisent invariablement ; comme le dit le philosophe anglais : « The final problem is to conceive a complete [pantelh/j] fact373 ». Tout deux élucident l’objectification par la sympathie374 (ce qui ne veut pas dire qu’ils postullent une dissolution pure et simple du rapport sujet/objet). Bergson est également de première importance pour l’étude de la réforme progressive de la pensée whiteheadienne375, et ce spécialement du point de vue de la reconnaissance du fait de l’évolution, largement mis en relief par le philosophe de la Sorbonne, et de la créativité qui sourd en elle376 (en un mot : c’est sa doctrine de l’hésitation du temps qui importe377). La Nature inclut le monde vivant au même titre que la conscience qui vient (momentanément) le couronner. Nous le verrons, son concept de durée et sa mise en dialogue avec l’instant se retrouve chez Whitehead dès les Principles of Natural Knowledge. Bergson serait ainsi à la base de la doctrine de la primauté du processus que le commerce de Whitehead avec Alexander et James renforça. Pour Northrop cette doctrine a été à l’origine de la critique whiteheadienne de la simultanéité378. Nombreuses sont les autres thèses bergsoniennes qui trouvent un écho dans les écrits de Whitehead, comme sa méthode de généralisation imaginative, qui pourrait s’originer dans le traitement bergsonien de l’intuition. Cette influence bergsonienne se serait fait sentir par l’intermédiaire de Wildon H. Carr, ami personnel de Whitehead et auteur d’un ouvrage sur Bergson379. Soulignons

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enfin que nos propos s’inscriront évidemment en faux contre l’interprétation que certains « whiteheadiens » donnent de l’intuitif : réduire, à la suite de Russell, l’intuition bergsonienne à une sorte d’instinct, et sa philosophie à un anti-intellectualisme revient à dépouiller le philosophe d’un de ses traits les plus caractéristiques380. Au demeurant, Whitehead lui-même soutint qu’il entendait soustraire les pensées de Bergson, James et Dewey à pareille accusation381.  Voyons à présent brièvement ce dont le style ciselé et soigneusement fini du maître parisien est porteur. Selon lui, tout système spéculatif orbite autour d’un centre fugitif, d’un ancrage expérientiel inexprimable : le philosophe « n’est pas venu à l’unité, il en est parti382 ». Cet Ultime se tient par-delà le territoire judicatoire de la raison (en adhérence à celui-ci) parce qu’il s’agit d’une vision première, d’une sorte de foi perceptive, de point ourobore où subjectivité et objectivité s’originent à l’unisson. Parler d’une préconception est trop timoré, il s’agit plutôt d’une visée vers la plénitude, d’un foyer à partir d’où et en vue de quoi un philosophe pense et donne à penser383. En raison des faiblesses du langage, cette visée (on devrait dire ce contact) toujours offerte et toujours refusée, ne peut qu’échapper à notre dire systématisant : À mesure que nous cherchons d’avantage à nous installer dans la pensée du philosophe au lieu d’en faire le tour, nous voyons sa doctrine se transfigurer. […] Tout se ramasse en un point unique […] en ce point est quelque chose de simple, de si extraordinairement simple que le philosophe n’a jamais réussi à le dire. Et c’est pourquoi il a parlé toute sa vie […] il n’a fait autre chose […] que rendre avec une approximation croissante la simplicité de son intuition originelle. Toute la complexité de sa doctrine, qui irait à l’infini, n’est donc que l’incommensurabilité entre son intuition simple et les moyens dont il disposait pour l’exprimer384.

Il n’est pas loisible au philosophe d’exprimer parfaitement cette image fuyante et évanouissante385, mais seulement la plus proche approximation que le langage rend possible : le langage est traître à l’intuition car « il extériorise, découpe et éparpille l’infinie simplicité de l’intuition, cette pièce d’or dont on n’aura jamais fini de rendre la monnaie386 ». Bergson en tire pour conséquence que la philosophie, en tant que tentative de rationalisation d’une expérience directe de l’enracinement ontologique, est indépendante de son époque :

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[…] je ne connais rien de plus instructif que le contraste entre la forme et le fond d’un livre comme l’Éthique : d’un côté ces choses énormes qui s’appellent la Substance, l’Attribut et le Mode, et le formidable attirail des théorèmes avec l’enchevêtrement des définitions, corollaires et scolies, et cette complication de machinerie et cette puissance d’écrasement […] ; — de l’autre, quelque chose de subtil, de très léger et de presque rien, qui fuit quand on s’en approche, mais qu’on ne peut regarder, même de loin, sans devenir incapable de s’attacher à quoi que ce soit du reste […] c’est, derrière la lourde masse des concepts apparentés au cartésianisme et à l’aristotélisme, l’intuition qui fut celle de Spinoza, intuition qu’aucune formule, si simple soit-elle, ne sera assez simple pour exprimer387.

Une intuition peut recevoir différentes formulations (que l’on espère complémentaires), aucune ne sera exhaustive de la richesse du concret, et chacune la transformera de l’extérieur. Quand bien même Augustin aurait-il anticipé le « cogito » cartésien, sans le développement conceptuel — qui fut, lui, le fait de Descartes — cette fulgurance demeure quasiment anecdotique388. La pensée n’acquiert un concept qu’en le forgeant, donc en le nommant, et cette nomination est le moment cristallisateur d’un processus d’instauration plus vaste, fait de va-et-vient entre le donné immédiat et les abstractions déjà actualisées. On admet sans difficulté que l’intuition n’est constituante qu’à condition de s’insérer dans une dialectique qui la soutient avant de l’exploiter389. Cornford compare (malicieusement, il faut bien le dire) le philosophe à une araignée, et son système à sa toile390 — et rien n’est moins vrai que cette codépendance entre la personne du philosophe et son œuvre : « l’intuition des intuitions […] pourquoi ne serait-ce pas simplement l’articulation de son paysage intérieur, la manière dont son regard rencontre les choses ou la vie, son rapport vécu avec lui-même, la nature et les vivants, son contact avec l’être en nous et hors de nous ?391 » Nous avons donc ici un usage particulier du concept d’intuition, tel que Bergson le forgea dans un autre contexte (à la suite de son concept de durée), usage qui tend à soutenir que la rationalité ne rejoint jamais ce que l’intuition révèle. Un peu comme les concepts de l’entendement étaient seulement en tension vers ces absolus qu’étaient les Idées — ou « focus imaginarius » — de la Raison Pure. Donc, d’une part, une « vision » directe qui n’est ni conceptualisable, ni communicable ; et, d’autre part, la sphère rationnelle constituée des orbites (que l’on espère concentriques) de nos circumambulatoires serpentements abstractifs. Sujet et objets se conforment à la sortie de l’univers unaire.

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B. Whitehead « The sole appeal is to intuition392 ». Il faut compter Whitehead au nombre des penseurs qui furent influencés par cette architectonique de la cognition ; même visée intuitive et mêmes difficultés « bergsoniennes » s’attestent dans son corpus. If you like to phrase it so, philosophy is mystical. For mysticism is direct insight into depths as yet unspoken. But the purpose of philosophy is to rationalize mysticism : not by explaining it away, but by the introduction of novel verbal characterizations, rationally coördinated393.

Whitehead insiste sur ces intuitions fugaces et non systématisées (c’est-àdire infralangagières394) qui sont consubstantielles à une transgression de l’immédiat ; elles constituent l’alpha et l’oméga de toute systématisation. Le but de la philosophie est de révéler l’é-vident dans l’auto-évidence de son dépouillement originaire395 (au sens de dé-couvrement : cf. infra sur la lecture heideggerienne de l’a)lh/qeia). En cette déhiscence concrète s'indique une proximité que les chroniques défaillances du langage manifestent difficilement : The great difficulty of philosophy is the failure of language. […] Language halts behind intuition. The difficulty of philosophy is the expression of what is self-evident. Our understanding outruns the ordinary usages of the words. Philosophy is akin to poetry. Philosophy is the endeavour to find a conventional phraseology for the vivid suggestiveness of the poet. […] Understanding is self-evidence. But our clarity of intuition is limited, and it flickers396.

Tout système part d’une intuition fondamentale — cela même qu’il importe d’exprimer — pour invariablement s’empêtrer dans une inflation conceptuelle, dans des négations de négations, pour le dire à la Hegel397. Le philosophe essaye tant bien que mal d’exprimer l’infinité de l’univers dans le langage limité qui échoit à sa finitude. Dans le meilleur cas, il y aura convergence des flux conceptuels et accroissement de notre pénétration cognitive398. Il s’agit donc de faire retour de l’abstraction à l’expérience immédiate, qui seule peut féconder le processus abstractif en lui donnant sa substance et sa raison d’être. Plus précisément, il revient au philosophe de déployer les relations entretenues par le concret et l’abstrait, c’est à lui de dévoiler les tenants et les aboutissants de leur incestueux commerce. La philosophie est critique d’abstractions399. Si Whitehead définit multiplement la tâche de la philosophie, cette nébuleuse définitionnelle converge autour du traitement et

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de la recherche d’abstractions qui se tiennent au plus près de la complétude totale de notre expérience intuitive. Le statut de l’abstraction est double. Sa dimension négative consiste à considérer la chose — ou la discipline — en elle-même, abstraite de son étoffe relationnelle. En oblitérant délibérément le caractère artificiel de pareille séparation, on encourt le risque du « sophisme du concret mal placé. » La manière positive de considérer l’abstraction consiste à souligner que tout savoir implique des concepts (plus ou moins) abstraits, et que ceux-ci ne doivent être considérés qu’en tant que route d’approximation. Aucune fracture ontologique ne doit être pratiquée entre le concept abstrait et le Tout dans lequel il a pris naissance — et auquel il reste intentionnellement lié400. Sa théorie est celle de la soustraction psychique. Avant de faire retrait pour frapper des catégories, il faut nous porter au devant du monde, nous laisser féconder par sa processualité. Certes, Whitehead reconnaît que le moment rationnel a ses limites ; mais en deçà de celles-ci, de nombreux acquis peuvent être, de droit, engrangés401. L’abstraction est l’incontournable outil de notre connaissance naturelle. Le privilège de la représentation par rapport à la seule monstration est la libération de la forme : à un apparaître conditionné pourra succéder un apparaître pur402. La nature du concret autorise sa prudente utilisation à la manière d’un outil de section, de morcellement de la totalité. La concaténation de deux confessions (dont la substance n’échappa du reste pas à Nobo) est à ce propos éclairante. Une énième version du binôme intuition-intelligence : I doubt if we get very far by the intellect alone. I doubt if intellect carries us very far. I have spoken of direct insights. The longer I live the more I am impressed by the enormous — he urged his voice into emphasis, and narrows his eyelids — the unparalleled genius of one philosopher, and that is Plato. There seems hardly an insight that he has not had or anticipated ; and even after you have allowed, as I was saying a moment ago, for the modifications introduced by changed social conditions since he thought and wrote, and the consequent variations which must be made, still in essence the most of it stands. He came face to face with these realities, truths not directly apprehensible by the average man, then by a marvel of subtlety and dialectic, whittled them down to a form in which they could be grasped by the educated Athenian of his day403.

Qu’il contraste à l’aide de deux termes — mot et concept — : I do not think in words. I begin with concepts, then try to put them into words, which is often very difficult. […] Words do not express our

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deepest intuition. In the very act of being verbalized they escape us. The trouble is that we are in the habit of thinking of words as fixed things with specific meanings. Actually the meaning of language are in violent fluctuation and at a large part of what we try to express in words lies outside the range of language. Music often seems to come nearer expressing our deepest feelings404.

Whitehead implique en ces lignes trois feuillets de sens dans le processus cognitif, comme dans le développement systématique de sa pensée : intuition, concept et mot ; trinôme permettant de mieux situer le remaniement par touches successives de sa fresque chantournée. L’intuition qui le mène au cœur du réel, tout d’abord ; le concept en tant que figure médiative abstraite (qui procède à la fois d’une riche imagination cœnesthésique et d’une logique interne), ensuite ; le mot qui réalise une projection du concept dans le langage de tous les jours, enfin. Une fois cette grille de lecture mise en place, on peut envisager l’hypothèse de travail suivante : les principales inflexions encourues par sa pensée eurent lieu parmi les mots qu’il utilisa pour exprimer les concepts qui ne faisaient eux que tenter de refléter ses moments intuitifs. Évidemment, face à des changements de paradigme aussi importants que la transition de la continuité événementielle à l’épochalité panexpérientialiste, c’est à une expansion, voire à un renversement conceptuel qu’il faudra faire appel ; mais, pour peu que l’on prenne au sérieux l’idée d’une intuition une parce que la personne est une et devenante, celle-ci sera inamovible et uniquement sujette à des toilettages successifs. Le moment conceptuel a ses exigences propres405 : les changements principaux sont à confiner majoritairement dans la sphère publique, là où l’auteur s’attache plus ou moins maladroitement à vulgariser son vécu le plus profond, sa manière d’être-au-monde ; là où il tente d’offrir à ses semblables une conceptualisation toujours atrophiante de sa vision. La communion fugitive avec le Tout fait place à un laborieux cheminement vers d’improbables certitudes. La philosophie spéculative doit recouvrir cette conaturalité première avec l’être (qui ressort aussi à ce que James appela « pure experience ») ; et non se diriger dans la direction opposée, celle de l’abstraction délétère générant une inflation de concepts que leur intentionnalité déficiente rend inutiles. Il est temps de qualifier la sensation pure. L’intrinsèque difficulté de ce réquisit se double de la nécessité devant laquelle nous nous trouvons, à ce stade de notre enquête, de recourir précautionneusement aux catégories les plus générales que compte la philosophie. Le schème whiteheadien s’articule autour d’une évidence héraclitéo-bergsonienne : l’harmonie dynamique, dissimulée au regard naïf, se découvre aux yeux philosophiques. Il ne bâtit pourtant que le récit le plus probable : l’ « ordre vrai » du lo/goj universel

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reste au devant de nous. Whitehead, parfaitement conscient de la difficulté des concepts qui ont tissé la philosophie, évite d’ailleurs généralement de les utiliser406. Il parle toutefois de réalisme organique407 pour indiquer l’épaisseur ontologique du monde, l’opacité qui lui est propre. Son réalisme s’entend principalement au sens de la position d’un « quelque chose » indépendamment de la connaissance que nous en avons, et indépendamment même de l’existence de l’humanité408. Ce que notre expérience révèle (faits têtus et valeurs) est concevable sans elle (dans une certaine mesure seulement : l’organicisme whiteheadien insiste précisément sur l’immanence mutuelle dans laquelle se trouvent plongées toutes les monades fenêtrées que sont les entités actuelles). Subsidiairement, il pourra qualifier le platonisme qui a tenaillé le premier Whitehead. Ce réalisme doit être qualifié d’empiriste afin de le départir d’un réalisme idéaliste (Berkeley) ou d’un rationalisme méthodologique (Hartshorne). De l’empirioréalisme au pluralisme il n’y a qu’un pas : l’irréductibilité de tout événement, de toute expérience marque son territoire, consacrant un événementialisme409. Enfin, qui dit réalisme pluraliste410 dit relativisme411. Existence d’une « objectivité », donc, en dépit de l’interconnexité qu’il radicalisera au fil de ses enquêtes : d’abord sous-entendue, elle occupe le devant de la scène ontologique échafaudée dans sa troisième période (être, c’est « êtreensemble »). Elle s’instaure au profit de l’intégration de l’humain dans le naturel, du mental dans le physique. C’est une interconnexité vivante qui est posée : la primauté du Tout qu’elle désigne ne se décline pas statiquement ; tout est flux. Le développement de ses idées se fera dans le sens d’une radicalisation de l’in-stabilité universelle, jusqu’à inclure l’exigence de l’apparition d’une réelle nouveauté dans le monde. Il ne s’agira plus du raccommodage d’un tissu ontologique éculé, de l’infiltration du ravalé, mais de la rupture de l’inouï. Nous allons nous concentrer sur la partie objective de cette intuition première, n’évoquant la question corrélée de la valeur que ponctuellement. Cette dernière, pour avoir été de tout temps présente chez Whitehead, a dû attendre sa troisième époque pour trouver sa pleine exposition. Les valeurs sont alors à compter au nombre des faits têtus ; la venue à l’être de ces derniers (leur « con-crescence ») étant, par définition, un processus d’entrelacement chargé de valeurs.

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Deuxième partie Intuition systématique : la pancréativité

Avec la dimension onto-logique du concept d’intuition, notre seconde ligne mélodique aborde la systématisation de la prise de terre proprement métaphysique de tout système comme de tout être et de tout devenir. Pour Platon, il s’agit de la participation ; indiquons ce qu’il en est chez nos auteurs. Nous allons montrer comment l’intuition déploie ses arborescences conceptuelles dans le monde subjectif, puis dans l’objectivité, et enfin dans l’intercalaire ou l’ « entre-deux ». Nous le ferons d’abord pour Bergson, pour ensuite identifier le même mouvement chez Whitehead. Plus tard, nous verrons dans quelle mesure l’ « expérience pure » jamesienne peut conduire, elle aussi, à penser l’émerveillement (le qauma/zein), le pur enjoiement expérientiel qui se dévoile dès que la perception est purgée de sa charge mnémique et affranchie de son pouvoir anticipateur. Dans tous les cas, il s’agira de s’enfoncer dans la perception pour en révéler les racines, de passer — comme l’a dit Merleau-Ponty — de l’impression à l’expression.

A. Bergson : durée subjective, durée objective et sympathie Quelques distinctions sont expédiantes afin de voir comment Bergson travaille les facettes du concept d’intuition. On distinguera un concept restreint d’un concept large pour ensuite nécessiter leur conjonction (selon le principe du solve et coagula). 1. Durée « subjective »

Le sens restreint du concept d’intuition, tel qu’il s’atteste dans le binôme — métaphysique — intuition-intelligence, s’origine dans la distinction — psychologique — durée-temps, elle-même proche d’une certaine tradition hébraïque. L’usage métaphysique du concept d’intuition, consiste « à voir toutes choses sub specie durationis », c’est-à-dire dans une « durée hétérogène dont les moments se pénètrent ». Le mode de connaissance intuitif est « conscience immédiate, vision qui se distingue à peine de l’objet vu, connaissance qui est contact et même coïncidence412 ». Il s’agit moins d’une vision que d’un contact direct saisissant son objet sans aucun raisonnement interposé, que d’un connaître par mode d’inconnaissance, dans une union qui dépasse toute intelligence. À bien y regarder, son immédiateté est perception pure413 qui n’est ni confuse ni émotionnelle. Alors que la science, pensée de survol menacée par l’oubli du « il y a », manipule les choses et renonce à les habiter414, l’intuition est sympathie, contiguïté avec le concret. Sa principale

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tâche est de retrouver, de ré-fléchir le mouvement et le rythme de l’évolution créatrice en s’y insérant sympathiquement415. Pour Capek, elle désigne au premier chef l’effort de réappropriation des données introspectives dans leur immédiateté non altérée416. L’intuition ne prend donc son sens que dans son rapport dialectique à l’intelligence et la systématisation qu’elle rend possible417. Il y a mouvement incessant entre le pôle intuitif et le pôle intellectuel, l’un se portant en quelque sorte garant de l’autre. En cela, l’intuition bergsonienne est radicalement différente de l’intuition stérile des romantiques et de ses résultats toujours partiels. On le voit, le concept d’intuition s’origine dans le concept de durée : penser intuitivement, c’est penser en durée418, et cette durée est d’abord intérieure, croissance s’opérant dans le secret de notre immédiateté419. Bergson distingue temps physique, homogène, mesurable et réversible ; et temps interne, hétérogène, non mesurable et irréversible ; le second étant la projection dans l’espace du premier. Le temps de la durée est celui de la ressaisie de soi420. La vraisemblable influence de la psychologie de Guyau et de la philosophie plotinienne sur l'élaboration de la notion bergsonienne de temps a souvent été soulignée421. Moins connue est la thèse de Söderblom selon laquelle Bergson aurait été inconsciemment influencé par la compréhension de la temporalité du globalisme dynamique hébraïque422 ; la réponse de l’intéressé fut négative mais ouverte423. Boman montre d’ailleurs, en faisant référence à Bergson, comment s’arpège pour un Hébreu le rythme éternel des commencements. La temporalité est un rythme de vie, une scansion naturelle qui nous met au diapason de la Création : les Hébreux s’orientent temporellement, non à partir du cycle solaire, mais à partir du cycle lunaire et de l’alternance rythmée de la lumière et des ténèbres, du froid et du chaud. D’un point de vue apophatique, il précise que la structure temporelle triphasée que l’on rencontre chez les indo-européens (passé/présent/futur) est étrangère à la conception sémitique articulée du point de vue de l’action. Le temps n’est pas une structure abstraite, il est le développement des événements eux-mêmes. Kataphatiquement parlant, Boman souligne que l’univers est une réalité à comprendre sur le même mode analogique que la vie. Dans toute activité créatrice se manifeste l’élan fondamental de l’existence, élan qui n’est pas à appréhender logiquement, conceptuellement, mais à travers une intuition globalisatrice424. Attendu, d’une part, que cette genèse obscure du concept de durée fut explicitement rejetée par Bergson ; et, d’autre part, que si on entend universaliser le dire bergsonien, on peut soupçonner que l’intuitionnisme de n’importe quelle société traditionnelle pourrait suggérer d’intéressant parallèles, sans doute est-il opportun de ne voir dans cette possible filiation que le signe de la redécouverte (et du

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développement systématique) par le maître parisien d’une appréhension fondamentale de la temporalité425. 2. Durée « objective »

Lorsque Bergson élargit le champ d’application de son concept d’intuition au monde « objectif » — c’est-à-dire non doué de « subjectivité » —, lorsqu’il met au fond des choses la durée et le libre choix426, nous retrouvons un développement similaire à celui que nous considérerons lorsque nous aurons à parler du « principe subjectiviste réformé » de Whitehead. La différence sujet-objet, encore sensible dans l’Essai (1889), s’estompe dès Matière et mémoire (1896). James parle d’ailleurs à son propos de « démolition définitive du dualisme et de la vieille distinction du sujet et de l’objet dans la perception427. » L’ « Introduction à la métaphysique » (1903) soutient que « la conscience que nous avons de notre propre personne, dans son continuel écoulement, nous introduit à l’intérieur d’une réalité sur le modèle de laquelle nous devons nous représenter les autres428 ». L’intuition de notre durée nous met en contact avec toute une continuité de durées que nous pouvons essayer de suivre soit vers le bas, soit vers le haut429. Elle est un effort de dilatation conscientielle pour prendre la Nature à bras le corps, pour la saisir dans son être le plus profond — qui est aussi, à un degré différent, le nôtre. Pour Merleau-Ponty également, le monde étant fait d’une seule et même étoffe, ce que j’intuitionne dans mes tréfonds doit, mutatis mutandis, trouver quelque correspondance dans le phénomène430. 3. « Sympathie » et méthode conséquente

Dès que la conaturalité sujet-objet est rétablie, la « mystérieuse sympathie » que nous pouvons entretenir avec les choses devient une indication précieuse. En coïncidant, dans un acte simple avec ce qui est unique (et par conséquent inexprimable), elle permet — en principe — d’éviter toute falsification du dynamisme ontologique. Le concret se trouve appréhendé dans sa créativité, son hétérogénéité, son unité polysémiale ; il y a évasion de la pensée historique431. La mise en mouvement des pôles subjectifs et objectifs de l’intuition fonde une méthode que Deleuze qualifie de l’une des plus élaborées de la philosophie et Louis de Broglie d’anticipatrice de traits majeurs de la physique du XXe siècle432. La gageure est d’élucider cet intuitif qui se révèle de prime abord obscur à la raison, de surmonter la problématique essence stabilisatrice de toute conceptualisation433. Bergson se dit à la recherche d’un rationalisme réformé, authentique de par sa vitalité ; d’un rationalisme du concept fluide qui rencontrera la richesse et la qualité du courant expérientiel434 — à

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l’instar de ces sciences de laboratoire qui « suivent l’expérience dans toutes ses sinuosités sans jamais perdre contact avec elle435 ». Lui aussi parle de l’art de philosopher : La philosophie, telle que je la conçois, se rapproche d’avantage de l’art que de la science. […]. L’art et la philosophie se rejoignent […] dans l’intuition qui est leur base commune. Je dirais même : la philosophie est un genre dont les différents arts sont les espèces436.

Si la métaphysique adhère à son objet, si elle se modèle sur le détail des faits, elle pourra dire la courbe diaprée de l’arc-en-ciel dans sa fixité changeante et dissoudre ipso facto les bifurcations classiques437. Whitehead ne dit pas autre chose et Foucault n’en n’est pas loin : « plutôt que de resserrer le sens dans un noyau noématique qui forme comme le cœur de l’objet connaissable, laissons-le flotter à la limite des choses et des mots comme ce qui se dit de la chose (non ce qui lui est attribué, non la chose elle-même) et comme ce qui arrive (non le processus, non l’état). »438 On ne peut expliquer le monde sans le reconstruire en nos termes, sans le ramener à des éléments déjà connus ; or cette re-création doit être précédée d’une déconstruction, laquelle procède nécessairement d’une intuition antérationnelle439. Aux prises avec ce double mouvement, nous pouvons éviter d’intellectualiser le monde en pariant sur le renforcement interactif des pôles intuitifs et discursifs. Intuition et intelligence ne peuvent fonctionner que relativement l’une à l’autre ; l’une conduit nécessairement à l’autre ; l’intuition sans intelligence est accidentelle440. Comme le dit Robinet, « malgré les insuffisances du langage, la philosophie bergsonienne s’est déposée en écrits et paroles. Malgré l’incapacité de l’intelligence, elle ne dédaigne pas d’avancer des raisons pour justifier l’intuition441 ». Bien que cette bipolarité intuition/intelligence demeure un concept difficile (mais quelle philosophie échappe à la nébulosité ?), l’absence d’antirationalisme442 est rendue évidente par la complémentarité des deux moments ; on parlera avec profit d’une littérature spéculative teintée d’a-rationalisme. Du reste, l’articulation des moments publics (mésocosmiques) que sont rationalisme et irrationalisme avec le moment arationnel privé, siège du contact direct avec le surplus ontologique, permettrait de clarifier définitivement ce qui est en jeu dans ces lignes. Clôturons à nouveau sur une touche merleau-pontienne ; à la suite de Bergson, le phénoménologue insiste sur la communauté ontologique qui donne sens à cette gestuelle intuitionniste visant une participation à la durée constitutive des choses (« la chair pantelante des choses », comme l’a dit avant lui Artaud) : « l’intuition de ma durée est l’apprentissage d’une manière générale de voir, le principe d’une sorte de “réduction” bergsonienne qui reconsidère toutes choses sub species durationis, — et ce que qu’on appelle sujet, et ce qu’on appelle objet, et même ce qu’on appelle espace :

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car on voit déjà se dessiner un espace du dedans, une extension, qui est le monde où Achille marche443 ».

B. Whitehead : du panexpérientialisme au pancréativisme 1. Panexpérientialisme

Rien de tout cela n’est étranger à l’organicisme whiteheadien, comme le montre cet extrait de la lettre que le dernier Bergson fit parvenir à Capek : Il était impossible de mieux comprendre l’essentiel de mes vues sur la durée et sur la matière. En particulier vous avez montré comment, dans quel sens et dans quelle mesure, la conception de la matière que j’ai de plus en plus précisée dans mes ouvrages successifs anticipait sur les conclusions de la physique d’aujourd’hui. Ce point n’avait guère été aperçu, pour la raison très simple que mes vues sur la question, émises à une époque où l’on considérait comme évident que les éléments ultimes de la matière doivent être conçus à l’image du tout, déroutèrent les lecteurs, et furent le plus souvent laissées de côté comme étant la partie incompréhensible de mon œuvre. Ils jugèrent d’ailleurs, probablement, que c’en était une partie accessoire. Aucun (sauf peut-être, dans une certaine mesure le profond mathématicien et philosophe Whitehead) ne s’est aperçu comme vous qu’il y avait là pour moi quelque chose d’essentiel, qui se rattachait étroitement à la théorie de la durée, et qui était en même temps dans la direction où la physique s’engagerait tôt ou tard444.

Whitehead parle d’une intuition ultime, fondamentale, directe ; d’une amitié intime, d’une expérience intégrale, non pervertie par les sophistications théoriques445. Jamais aveugle, elle est le centre de gravité de la démarche spéculative446. Son élucidation est le but dernier de la philosophie ; et le moyen qu’elle possède est une critique systématique des abstractions réalisée à travers deux mouvements : une harmonisation des abstractions relativement les unes aux autres, et leur perfectionnement relativement aux intuitions fondatrices. Trancher la question des fondations de la science physique ne se fera pas sans un retour à l’entêtement des faits tels qu’ils se manifestent dans leur immédiateté, c’est-à-dire sans un dépassement des artefacts théoriques447.

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Le déploiement historico-systématique que nous avons reconstruit chez Bergson se trouve condensé dans le principe subjectiviste réformé de la période de Harvard : en lui subjectivité et objectivité ourdissent un monde commun ; avec lui, le britannique et le français se rencontrent au niveau de la promotion d’un certain unisubstantialisme signant le rejet du sensationnisme et de son sous-produit, la psychologie associationniste (la critique bergsonienne de la psychophysique est très claire à ce propos). Une fois mis en scène, il ne restera plus qu’à montrer exactement comment cet engrènement prend forme — ce qui nécessitera l’intervention du concept de « préhension ». De là il nous sera facile de chevaucher les concepts-clef du schème catégorial, puis d’indaguer le versant « théologique » de son système (son soi-disant panenthéisme). a. La réforme du principe subjectiviste

On s’étendra à présent sur la réforme du principe subjectiviste que Whitehead voyait à l’œuvre chez les modernes. Le principe réformé constitue à la fois une définitive exemplification de sa recherche de la généralisation la plus englobante, et la condition de sa possibilité. Nous l’avons déjà indiqué, le but est de forger une philosophie spéculative qui harmonise nos différentes intuitions du concret avec l’aide des généralisations les plus adéquates possibles. Avant de saisir à bras le corps la genèse de la formulation du principe réformé, un petit ex-cursus s’avère requis. Nous venons de le voir, le même saut euristique est à l’œuvre chez Whitehead et Bergson : l’extrapolation de l’épaisseur de leur expérience intérieure à tout être. Le principe subjectiviste réformé se décline de la manière suivante : attendu que, d’une part, l’humanité fait intégralement partie de la Nature ; et que, d’autre part, elle est ce que nous connaissons le mieux — pour la connaître de l’intérieur —, c’est à bon droit que nous pouvons exporter la connaissance que nous avons de nous-mêmes aux processus naturels. « Le corps est une nature au travail au-dedans de nous448. » Par voie de conséquence, débusquer ce qui est extrapolable — et ce qu’il ne l’est pas — est la tâche majeure à laquelle il convient de s’atteler. Mettons en situation le principe subjectiviste réformé à partir d’un double espace génésique : la doctrine sensationniste et ses présupposés. 1. La doctrine sensationniste

Hartshorne est de ceux qui attirèrent le plus l’attention sur le principe subjectiviste réformé, allant même jusqu’à le qualifier de généralisation métaphysique la plus puissante jamais accomplie449. Ce point nodal de la philosophie du procès incarne un principe anthropomorphique raisonnable : c’est à partir de notre propre expérience, et d’elle seule, que nous pouvons

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comprendre le monde. Dans Immortality, un texte de 1941, Whitehead nous montre la voie vers sa lumière : The final topic remaining for discussion opens a large question. So far, this lecture has proceeded in the form of dogmatic statement. What is the evidence to which it appeals ? The only answer is the reaction of our own nature to the general aspect of life in the Universe450.

Insistons sur le fait que l’audace des généralisations whiteheadiennes n’est somme toute que la conséquence de la nécessité d’intégrer l’humanité au règne naturel, de cosmiser l’anthropologique. Cette intention étant établie, force est de constater que la meilleure intuition que nous ayons du monde tel qu’il est en lui-même est à découvrir au niveau de notre corporéité, au niveau des perceptions qui se réfèrent le plus intimement à notre incarnation. C’est ainsi que le fait immédiat de notre expérience propre — l’être-avec du corps et l’immédiateté subjective — devient la voie royale pour la compréhension de la structure de toute entité actuelle, quel que soit son niveau de complexité. On s’autorise ainsi à comprendre un nombre impressionnant de phénomènes restant sinon confinés dans l’obscurantisme dualiste. De manière à montrer à la fois pourquoi et comment il rejette la doctrine sensationniste (suivant laquelle toute perception se fait par le canal de nos organes sensoriels451) Whitehead distingue deux corollaires : le principe subjectiviste non réformé et le principe sensationniste. Le principe subjectiviste non réformé soutient que les données de l’expérience sont adéquatement descriptibles purement en termes d’universaux (en ne recourant qu’à des universaux) ; il refuse la réalité à toute perception directe d’entités particulières452. En célébrant la thèse selon laquelle l’expérience consciente constitue la fondation de toute expérience (et non son point d’orgue, comme Whitehead le soutient), le biais subjectiviste donna le branle à la philosophie cartésienne. L’opposition que Descartes établit entre res cogitans et res extensa rend toutefois impossible l’intelligence de la constitution de l’expérience perceptive et conduit directement au scepticisme humien. Cet état de pure immanence du no/hsij noh/sewj ou de la reine Gedanke — suggéré par l’immédiateté présentationnelle —, doit être dépassé en faisant appel au concept d’efficacité causale, qui prodigue un fondement ontologique à l’expérience (et à la conscience) du monde. Ce sont des particuliers (des entités actuelles) autant que des universaux (des objets éternels) qui sont révélés par l’expérience. Sans cette ouverture au monde, les seules qualités que le sujet expérimentant peut percevoir sont les siennes propres : le principe subjectiviste mène inévitablement au sophisme solipsistique du moment présent453 ; la monade reste afenestrée, tel cet Un qui est en lui-même comme à l’intérieur d’un sanctuaire.

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Selon le principe sensationniste, l’acte d’expérience consiste en l’accueil par un sujet autarcique d’un donné purement figé ; toute perception est une perception sensorielle454. La passivité de l’objet est exigée : seul le sujet percevant est actif dans l’acte expérientiel. Cette activité du sujet est cependant très limitée : elle correspond à ce que Locke ou Hume décrivirent à la suite de leur « all is nothing but to perceive455 ». En termes whiteheadiens, l’expérience est comprise comme ayant lieu sur le seul mode de l’immédiateté présentationnelle. Kant endossa pleinement le principe subjectiviste, mais partiellement seulement le principe sensationniste, l’expérience étant pour lui essentiellement un construit, une interprétation456. Whitehead lui est redevable d’avoir introduit cette équivalence entre acte d’expérience et construction, mais le mouvement constitutif est inversé dans la philosophie de l’organisme : ce n’est plus le sujet qui constitue l’objet (dans un cadre dualiste), mais l’objet qui donne naissance au sujet (au sein d’un monisme pluraliste). Les formes émotionnelles et intentionnelles naissent dans le sujet à l’occasion de sa rencontre initiale avec les objets préhendés. Ceci conduit à la conclusion que, par définition, les sujets ne peuvent être des entités vides de toute expérience, c’est-à-dire vides d’immédiateté457. Le philosophe britannique soutient non seulement qu’accepter des actualités vides nous empêche de rendre compte de l’interconnexité naturelle, mais aussi qu’aucune donnée de notre expérience immédiate ne saurait être dénuée de valeur intrinsèque. En deux mots : l’expérience peut être perceptive ou réceptive, elle peut être sensorielle ou causale, c’est-à-dire être de l’ordre de l’immédiateté présentationnelle ou de l’efficacité causale. 2. Les présupposés du sensationnisme

En dénonçant les présuppositions de la doctrine sensationniste — essentiellement l’acceptation de la bi-ontologie substance-qualité impliquée par l’hypothèse de l’actualité vide (biais subjectiviste) —, Whitehead montre qu’embrasser le principe subjectiviste réformé doit conduire à forger de nouvelles catégories métaphysiques, compatibles elles avec le renouvellement intuitif ci-avant suggéré. Quels sont ces présupposés fallacieux ? L’ontologie prédicative, tout d’abord. L’opposition du particulier à l’universel est lue classiquement comme l’opposition de la substance à l’accident ; la substance ne requérant rien qu’elle même pour exister, et l’accident ne pouvant exister indépendamment d’une substance458. Le rejet de la substance aristotélo-cartésienne est capitale pour l’instauration d’une ontologie organique : alors que, depuis le Stagirite, une substance ne peut être présente en un sujet459, le principe de relativité whiteheadien affirme l’immanence mutuelle des entités actuelles. Impossible pour lui de continuer

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à travailler avec les antiques (au propre comme au figuré) catégories scellées par Aristote. Les difficultés éprouvées par toutes les écoles de philosophie moderne tiennent précisément dans le fait qu’elles s’assujettissent au principe subjectiviste tout en continuant d’utiliser des catégories qui lui sont étrangères. Ces catégories ne sont pas fausses, elles ne conviennent que pour un usage mésocosmique, pas métaphysique460. L’ontologie prédicative est remplacée par une ontologie propositionnelle : la première faisait la part belle aux noms et aux adjectifs ; la seconde rend ses lettres de noblesse aux verbes et aux propositions461. Bien sûr, il faut prendre garde de ne trop accorder d’importance aux gloses qui font de la pensée la victime du langage, alors que tous deux crûrent de concert. L’esprit est toujours lesté de langage ; ce dernier n’étant qu’un système de différenciations dans lequel s’articule le rapport du sujet au monde462. Il existe un lien intrinsèque de la pensée au temps, d’abord, — penser, c’est s’appuyer sur un acquis —, et au langage, ensuite : dans notre dialogue avec nous-mêmes, nous sommes portés par des mots dont nous ne sommes pas les auteurs et qui souvent éveillent des pensées révélant le poids du social sur nos expériences. Le biais subjectiviste veut que les sujets fournissent le donné de base de la philosophie463 : pour Descartes, seule l’humanité pensante est concernée, au détriment de la chose étendue. La philosophie du procès s’inscrit en faux contre la doctrine de l’actualité vide et étend le biais subjectiviste à la totalité des actualités. Notons que ce point de vue subjectiviste — i.e., la pratique analogique que le principe subjectiviste implique — a été utilisé d’une manière similaire, mais dans des cadres ontologiques différents, par de nombreux philosophes. Du reste, la thèse selon laquelle le point de départ de tout système réside toujours, volens nolens, dans l’expérience personnelle de son concepteur n’est guère difficile à exemplifier. À commencer par Aristote, dont la téléologie tout entière se fonde sur l’exportation analogique des comportements intentionnels humains. En Physique 199a20-30, il argumente avec des considérations portant sur les comportements intentionnels propres au règne animal. Leur activité est purement naturelle, nous dit-il, ils ne délibèrent point, « n’agissent ni par art, ni par recherche, ni par délibération464 ». Seul l’homme possède la fro/nhsij ; l’animal ne peut agir que par mémoire et habitus (et est en conséquence incapable de connaître les principes universels)465. L’Ange de l’École fonda similairement sa doctrine finaliste : l’analyse du De Principiis naturae repose sur les êtres humains car ils sont les mieux connus, l’étant de l’intérieur. Une rapide disquisition dévoile l’indubitable intentionnalité (intendere, tendre vers) qui frappe toute action, conduisant Thomas à utiliser l’antique analogie — elle ordonnait déjà la pensée de Platon — entre fu/sij et te/xnh, pour en conclure que l’intentio est applicable à la Nature dans sa totalité. Sa

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généralisation n’est pas naïve, cela va sans dire ; elle procède sous certaines réserves modulatrices, telle que sa distinction entre l’acte conscient humain (qui suit une deliberatio) et le comportement sine intellectu des animaux (animés par une inclinatio naturalis). Un point médian est occupé par le comportement dévoilé par le célèbre joueur de cithare, qui pratique son art sans l’intervention consciente de l’intellect : l’internalisation de la partition autorise une action non délibérée tendant vers un but précis466. 3. Le principe subjectiviste réformé

À la lumière de l’histoire de la pensée, il devient flagrant que chaque système métaphysique doive rencontrer la « polarité » qui, dès l’abord, se manifeste dans notre expérience quotidienne : le subjectif et l’objectif, ou, pour le dire dans un langage whiteheadien élargi, la forme subjective et le donné objectif. Par exemple, Kant fait porter l’accent sur la puissance du sujet connaissant qui règne sur le monde en légiférant. La prise de terre est cependant toujours active dans la pensée critique et la nature « en elle-même » n’est aucunement considérée comme un pur chaos. L’ordre que nous appréhendons n’est cependant que celui que nous y avons mis ; il ne constitue qu’une facette de cet ordre caché sur laquelle nous avons pu imprimer un visage familier avec l’aide de nos maigres catégories. Souscrire à la thèse selon laquelle seuls nos cinq sens nous relient au monde, ou à celle selon laquelle notre seule expérience consciente constitue la totalité de notre connaissance directe de la Nature, ne nous donne, en dernière analyse, aucune base pour décrire le monde « extérieur » et nous réduit à une position solipsistique467. Or, par la grâce de l’efficacité causale et du principe ontologique (qui exige que toute raison soit du ressort d’une entité actuelle), ces contenus de conscience ne peuvent être de simples universaux : ils doivent correspondre à la préhension d’individualités bien réelles. Prétendre le contraire, c’est faire retour au principe subjectiviste non réformé (soutenir que les données de l’expérience sont descriptibles uniquement en termes d’universaux). Il est assez piquant de constater que certains whiteheadiens s’y résolvent afin de contourner la question du statut ontologique du passé. La révolution cartésienne n’était que la moitié du retournement nécessaire : « comme Colomb qui jamais n’explora l’Amérique, Descartes ne prit pas la pleine mesure de sa propre découverte468 ». Attendu que tout ce dont nous disposons au départ de notre entreprise spéculative est notre propre expérience fragmentaire — qui est à la fois psychologique et physique, affective et rationnelle, consciente et inconsciente —, il nous faut la scruter avec précaution469. Accepter la prémisse selon laquelle la nature humaine est la frange du concret la mieux connue car elle l’est de l’intérieur rend possible un transfert analogique qui conduit inéluctablement à une philosophie du procès : tout empiriste se doit

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de partir avec assurance des faits immédiats de notre expérience « psychologique », et ne peut être conduit qu’à une conception organique de la nature470. Le principe subjectiviste réformé affirme que ce qui définit l’humain — sa capacité expérientielle — est très précisément ce qui caractérise tout existant : tout dans l’univers est fait d’éléments qui nous sont révélés par l’expérience subjective471. En dehors de l’expérience des sujets, il n’y a rien, strictement rien, martèle Whitehead472 ; on peut naviguer en toute sécurité de la connexité qui s’atteste dans notre expérience à la connexité qui construit le monde. Une actualité qui serait expérientiellement « vide » est une aberration. Et les entités actuelles sont inclues (comme toutes les autres catégories d’existence) dans les données de ces expériences. Whitehead généralise à tout existant la thèse humienne selon laquelle rien ne doit être admis dans le schème philosophique qui ne soit expérientiellement (subjectivement) attesté473. L’expérience personnelle (consciente) est la réalité première qui se présente à tout qui entend pratiquer l’analyse métaphysique et lui conférer la portée universelle qu’elle requiert. Deux points sont donc de primordiale importance : d’une part, la totalité de l’Univers consiste en un tissu expérientiel de sujets474 et dans les ingrédients de ces expériences ; d’autre part, pour ce qui est de la méthode, la philosophie commence avec l’expérience du sujet. De cela, il suit que le temps « personnel » (psychologique) n’est pas étranger au temps « impersonnel » (physique) : l’évidence de la durée subjective est corrélée à l’évidence de la durée objective ; seul le temps mesuré est subsidiaire475. En conclusion, le principe réformé constitue un approfondissement de l’intuition whiteheadienne : d’une sorte de panpsychisme apparent (toute entité actuelle possède pôle mental et pôle physique476) on passe à un panexpérientialisme qualifié. Avant l’expression du principe subjectiviste réformé, Whitehead semblait comprendre son bipôle sur un mode plutôt statique : au pôle physique « succède » un pôle mental dont l’importance varie avec le degré de complexité (de « mentalité ») de l’entité actuelle (« low grade » ou « high grade »). Le principe réformé implique l’unité de l’entité et l’hégémonie du pôle mental qui préside au processus intégratif : bien que les phases de la concrescence (ou croissance interne de l’entité à partir du donné mondain) peuvent être distinguée dans l’analyse génétique, chacune prise séparément n’est réelle que de manière abstraite ; seule la totalité du processus ontologique fait sens. Whitehead ne se contente plus de dire que chaque entité actuelle est bipolaire, toute entité actuelle jouit de sa propre mesure de subjectivité. Le pôle mental n’est plus seulement le produit de la concrescence, il est aussi clairement responsable de la totalité du processus intégrationnel.

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Soulignons-le, Whitehead n’utilise pas « physique » et « mental » dans leurs sens courants. Dire que le pôle physique prédomine, comme dans le cas des entités de bas niveau (« low-grade occasions »), connote l’emprise du passé sur la trajectoire temporelle de la « substance » en question. Symétriquement, si le pôle mental prédomine, l’entité de haut niveau (« highgrade occasions ») sera à même de susciter l’émergence d’une authentique nouveauté. Pour ce faire, elle sollicitera les phases supplémentales de la concrescence : Whitehead dénombre trois phases de réappropriation catégorialisant la capacité intégrative plus aboutie qui se manifeste dans certaines entités (et afin également de paver la voie vers l’émergence de la conscience). En pareil cas viennent s’ajouter à la phase conformelle (ou réactionnelle477) qu’est le pôle physique, les phases de « sentir conceptuel », de « sentir comparatif simple » et de « sentir comparatif complexe478 » qui correspondent à la tripartition du pôle mental en supplémentation, intégration et réintégration des sentirs faisant irruption par cette ouverture sur le monde qu’est le pôle physique. Observons que ces phases correspondent à une complexification du rapport que l’entité concrescente entretient avec ses données initiales, complexification qui est au surplus le vecteur nécessaire à l’exercice judicatoire qui conduit, le cas échéant, l’entité à diverger de la route que son passé lui « destinait ». Voilà qui scelle la maturité principielle de l’ontologie whiteheadienne. b. La synthèse préhensive

Comment s’interconnectent sujets et objets ? L’intuition bergsonienne et la préhension whiteheadienne pointent dans la même « sympathique » direction : tous deux parlent d’un transport à l’intérieur de l’objectif et d’une coïncidence avec ce qu’il a d’unique : The primitive form of physical experience is emotional — blind emotion — received as felt elsewhere in another occasion and conformally appropriated as a subjective passion. In the language appropriate to the higher stages of experience, the primitive element is sympathy, that is, feeling the feeling in another and feeling conformally with another479.

Ce qui vient affleurer en toute occasion d’expérience, c’est le mystère insondable de l’immanence mutuelle qui, par-delà l’idiosyncrasie de l’entité, l’unit au Monde. Le concept de préhension rend compte de cette relationalité extéro-interne. Les vections organiques sont des appréhensions non cognitives d’une occasion actuelle par une autre. Faits concrets de relation480, elles sont cela même qui rend compte de l’efficacité causale tout en légitimant la finalité. En fait, les entités actuelles sont leurs préhensions et elles ne sont que cela : un nœud relationnel qui définit un nouveau point de

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vue ontologique, un nouveau pli. Cette thèse, sans conteste l’un des traits les plus saisissants et les plus riches que son logos ait livré au monde, est loin d’être étrangère à la science de son temps : Whitehead forgea le concept à partir d’une généralisation de la perception sensorielle, viscérale ou mnémonique, mais surtout à partir de la modélisation vectorielle de la causalité efficiente. Nous le verrons lors de notre imminente altercation avec l’ « être-avec du corps », la préhension est ce que mémoire et perception ont en commun, à savoir une étreinte du passé. Le monde, tel qu’il se livre à l’entité-sujet à travers ses préhensions, est passé. La relation préhensive est transitive (soit la consécution événementielle A-B-C ; A peut être préhendé par C directement, ou à travers B)481 mais non symétrique (la préhension de A par B est incommensurable avec la préhension de B par A) et non réflexive (un événement ne conditionne pas son propre devenir). Les préhensions ne peuvent être illusoires, en ce sens, dira Hartshorne, elles sont infaillibles. Dans « Does Consciousness Exist ? » (1904), James soutenait déjà que les instants d’expérience deviennent objectif ou subjectif à travers leur relation avec d’autres instants. Les relations entre instants sont alors aussi réelles que les instants eux-mêmes. La philosophie organique whiteheadienne incarne la même intuition dans les différentes guises du concept de préhension : Hybrid physical prehension Physical prehension Positive prehension (feeling)

Pure physical prehension

Conceptual prehension Prehension

Negative prehension

Fig. 6

Lors de la première phase de la concrescence — la phase conformelle correspondant au pôle physique —, la totalité de l’univers accessible à l’entité-sujet est préhendée. Cela peut se faire positivement (« sentirs » ou « feelings »), ou négativement (« negative prehensions ») ; dans le premier cas, il y a intégration d’un donné, dans le second, rejet de ce donné482.

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Toutes les entités actuelles appartenant à la frange cosmique préhendable (« data initiaux ») sont préhendées par le sujet ; mais seul le « datum objectif » est préhendé positivement. Les préhensions positives sont dites physiques lorsqu’elles ont pour objet une autre entité actuelle, et conceptuelles lorsqu’elles s’appliquent à un objet éternel. En pareil cas, l’objet éternel est abstrait du donné (dans une « phase supplémentante ») tel qu’il a été intégré par l’entité concrescente (dans la « phase conformelle »). La « fenêtre préhensive » de l’entité est le pôle physique, c’est par lui que transitent toutes les informations « extérieures » : toutes ces préhensions seront dites physiques. Ceci conduit à une nouvelle distinction. Au nombre des préhensions physiques (« externes »), il faut compter le but initial que délivre Dieu à toute entité concrescente. Ce but est une harmonie de sentirs conceptuels divins, c’est-à-dire un ensemble d’objets éternels ordonnés par l’Envisagement483 primordial de la nature « antécédente » de Dieu. Il faudra en conséquence faire le départ entre les préhensions physiques pures et hybrides. Dans le premier cas, il s’agit d’un sentir portant sur le pôle physique d’une entité passée (« pure physical prehension ») ; dans le second cas, d’un sentir du pôle mental d’une entité passée, et donc de la dimension novatrice que ses objets éternels charrient (« hybrid physical prehension »). Notons pour conclure que les préhensions ne sont pas subsumables sous le concept d’intentionnalité (visée pouvant se rapporter à quelque chose d’imaginaire ou de futur) : conformément à la réappropriation par Whitehead de la relativité einsteinienne, elles s’appliquent exclusivement au passé, non au contemporain ou au futur. Nous retrouverons la préhension lors de notre étude de la concrescence. c. Les concepts-clef du schème catégorial

Ce premier tour d’horizon réalisé, continuons notre mouvement circumambulatoire à un niveau abstractif différent. Il est à la fois supérieur, car les catégories proprement métaphysiques sont des concepts plusieurs fois distillés ; et inférieur, car ce sont les profondeurs du réel qui sont ici sondées. Ce paradoxe de la philosophie, il faut nous découvrir comment l’apprivoiser. En tentant de serrer la donation originaire, nous ne ferons d’ailleurs que ratifier le mouvement singulier de la pensée qui a pour destin de travailler à son dépassement. Si nous nous sommes attardés sur l’idée d’intuition, si nous avons insisté sur le fait que Whitehead focalise l’ensemble de ses textes sur le dévoilement d’une manière d’appréhender le monde, c’est parce que ses catégories et ses principes sont les pierres qui encadrent ses vitraux et les plombs qui les enchâssent484 ; ce qui importe, c’est ce qu’ils rendent manifeste, le je-ne-sais-quoi qui y rayonne. Afin de saisir cette vision, il est

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impératif de clarifier la terminologie qui y mène. Nulle autre route n’est praticable. Nous allons nous aventurer progressivement dans les arcanes de Process and Reality à l’aide d’un moment synthético-intuitif présentant les concepts-clef de l’époque de Harvard. Nous ferons halte successivement à hauteur des concepts d’ « efficacité causale » et d’ « être-avec du corps », qui, avec les concepts de « jouir-de-soi » et d’« immédiateté subjective », ancrent sa philosophie dans le quotidien. Une fois ceux-ci contrastés, nous pourrons sonder le panexpérientialisme, tel qu’il se dévoile dans les concepts d’ « entité actuelle » et de « société », constituant à proprement parler la moelle de son organicisme, et mettre en horizon des principes du schème catégorial. Préalablement à l’approfondissement de la polysémialité du concept de créativité, c’est enfin l’introduction du concept de Dieu qui sera profilée. 1. L’efficacité causale et l’être-avec du corps

Arrivé à ce stade dans notre progression conceptuelle, il devient expédient de présenter l’efficacité causale et son lien avec la withness of the body. Whitehead rend effectivement compte de l’une avec l’aide de l’autre et cela ne va pas sans quiproquo possibles. Avant de procéder, il importe de remarquer que les analyses qui suivent sont commandées par le souci de distinguer les différentes acceptions des concepts en question. Il importe de comparer ce qui est comparable. L’art de la philosophie post-moderne réside, semblerait-il, dans une capacité de décrire des orbites autour des distinctions classiques ; ou encore dans le refus de prendre les systèmes (trop) au sérieux. Par là, elle évite d’instituer en dualités les distinctions qui ne sont que momentanément vitales pour la pensée. La conflagration (surtout si elle est apparente) de niveaux d’abstraction différents induit toujours un lecteur non averti en erreur. Le philosophe rompu aux écrits whiteheadiens, demeurant, pour sa part, au fait de la volonté de l’auteur d’éviter toutes bifurcations, sera souple dans sa lecture. Au nombre des bifurcations que Whitehead congédie se trouve le binôme classique épistémologie-métaphysique. Il le remplace par des différences de degré. En conséquence, ce que nous aurions pu qualifier d’ « épistémologique » — afin de désigner l’expérience de tous les jours et ses abstractions premières — et de « métaphysique » — l’expérience fondamentale comprise à la lumière d’abstractions secondes — sera nommé « macroscopique » et « microscopique485 ». •Efficacité causale versus immédiateté présentationnelle

Afin de rendre tactile la communauté conceptuelle unissant efficacité causale et être-avec du corps, contrastons tout d’abord les concepts d’efficacité causale et d’immédiateté présentationnelle. Cette articulation

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conceptuelle relie perception sensorielle — qui s’effectue à travers les sens — et perception (ou plutôt émission-réception) ontologique — qui appartient en droit à toute bouffée d’existence, à toute monade fenêtrée486. Il s’agit en quelque sorte de sauver les apparences avec l’être ; et de donner un statut aux aberrations perceptuelles qui se manifestent quotidiennement. Macroscopie

Symbolism, Its Meaning and Effect487, principale esquisse de l’épistémologie mûre de Whitehead, est guidé par l’idée selon laquelle la critique humienne de la perception sensorielle ne vise que la seule perception sur le mode de l’immédiateté présentationnelle — partie superficielle de notre expérience du monde —, et non la prise de terre ontologique que constitue l’efficacité causale. Dans la perception sur le mode de l’efficacité causale, nous nous conformons au donné mondain tel que délivré par nos organes sensoriels. Ce mode rend compte du fait que nous subissons la pression d’un monde externe déterminé, c’est-à-dire passé488, et de la connaissance que nous en avons (phénomène de la mémoire). Expérience forte, primitive489, elle met en évidence le sens macroscopique de notre incarnation. La perception sur le mode de l’immédiateté présentationnelle est le mode perceptif qui nous livre une image claire et distincte des relations mondaines dans leur extensivité présente : le monde qui nous est contemporain est appréhendé à la manière d’un découpage instantané, d’un continu de relations extensives. Nous ne sommes pas directement averti d’un monde lisse : l’immédiateté présentationnelle est une projection — dans notre présent — réalisée à partir de l’efficacité causale (dont les données sont toujours passées). Son paradigme est la vision et la froideur de la perspective objectivante qu’elle autorise (situer est l’acte même du regard490). Les projections que sont ces vues instantanées pétrifient le mouvement ; le monde devient un spectacle, une « mosaïque de qualités étalée devant un sujet acosmique491 ». La création d’un monde est le premier acte spéculatif inconscient — et la première tâche d’une philosophie consciente d’elle-même est d’expliquer cette genèse492. L’immédiateté présentationnelle est un produit superficiel de la mentalité, elle est une célébration de l’apparent. Or, la théorie classique de la perception accorde un privilège exorbitant à la vision. Nous n’avons malheureusement pas le loisir de traiter exhaustivement de l’impérialisme en philosophie des analogies fondées sur le sens de la vue493. On le voit déjà à l’œuvre chez Platon (son concept d’Idée [i)de/a] est étymologiquement lié au verbe voir, tandis que l’idée est le produit de la qewri/a, c’est-à-dire d’un « regarder »), dans les Dialogues de Berkeley, ou encore dans le Traité de Hume, mais il faut attendre Biran pour nommer le biais qui ordonnera les œuvres de Bergson et de Merleau-Ponty. Pour Jonas comme pour Arnheim,

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la perception visuelle est une pensée visuelle qui ne manque pas de faciliter l’induction de bifurcations entre « sujet » et « objet ». La mise en équation de la superficialité de l’immédiateté présentationnelle et de la profondeur de l’efficacité causale permet de rendre compte de la perte du sentiment d’appartenance à un monde plein, signifiant494. Techniquement, l’expérience consciente moderne (telle qu’elle se manifeste dans la quotidienneté) a perdu le « sens de dérivation » du corps, elle ne s’arc-boute que sur la perception sur le mode de l’immédiateté présentationnelle aux dépens de la perception sur le mode de l’efficacité causale. Et le désastre se précise avec le fait que l’immédiateté présentationnelle rend le monde roide et inerte dans son apparaître495, alors que l’efficacité causale, incarnée dans l’expérience du corps en tant qu’il possède ses propres centres sensoriels, nous enracine dans l’être. Aucun de ces deux modes purs n’est justiciable d’un jugement de vérité ; ou plutôt, aucun ne saurait être faux, seule la confrontation des deux peut se fourvoyer496. Afin de rendre compte des méprises perceptives, Whitehead introduit un troisième terme dans sa théorie de la perception : la « symbolic reference », qui est le fait de l’intégration des deux modes de perception cités, de l’interprétation de l’un par l’autre (herméneutique rendue possible par le fait que tous deux partagent les mêmes données). Prendre une tour carrée pour une tour ronde, c’est défaillir dans l’interprétation de ce qui nous est bel et bien dévoilé : il est vrai que la tour est carrée, et cela ne peut qu’être véhiculé dans notre préhension mondaine ; mais il est tout aussi vrai que nous voyons un objet participant de la rondeur. L’erreur consiste à affirmer que cette tour est carrée. Sa réponse à Hume (et à Descartes) est donc la suivante : si c’est à bon droit que l’Écossais critique la perception sous le mode de l’immédiateté présentationnelle, sa réduction de toute perception à la seule perception sensorielle (restreinte aux cinq sens) est fallacieuse. Hume oblitère l’efficacité causale, ce qui l’incline à comprendre le monde sur le mode du spectacle. Le chaosmos n’est pas un décor extérieur qui servirait de cadre à des opérations par rapport auxquelles il demeurerait indifférent, il est devenir qui se finalise, émergence incessante497. Le lien qu’on ne voit pas est plus fort que celui qu’on voit : « L’essentiel est invisible pour les yeux498 ». Microscopie

Les étants que nous fréquentons sont des sociétés plus ou moins complexement hiérarchisées d’entités actuelles, c’est-à-dire de nœuds de préhensions mondaines. L’établissement de cette trame relationnelle a pour nom « concrescence », processus complexe régit par neuf obligations catégoriales et aboutissant à la « satisfaction » ou « immortalité objective499 ». Durant le processus intégrationnel, l’entité actuelle est sujet

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expériençant, « jouir de soi » (« self-enjoyment500 »), émotivité opérationnelle ; dès que le processus a pris fin, l’entité satisfaite n’est plus sujet (elle n’expérience plus) mais objet (elle est expériençable par ses consœurs). Pointons deux paramètres d’importance : émotivité et durée. Les différentes sortes de formes subjectives (valuations, attractions, répulsions, conscience, …) ne doivent pas oblitérer le primat accordé à l’émotionnel entendu largement, c’est-à-dire tel qu’il s’actualise dans le tissage de toute immédiateté : « The basis of experience is emotional501. » La durée, pour sa part, signe l’épochalité temporelle évoquée plus haut : une temporalité subjective qualifie la période durant laquelle l’entité est sujet ; la concrescence elle-même est atemporelle, hors de la temporalité objective. En pareil cadre, l’antique notion de substance est remplacée par des trajectoires d’entités actuelles. Comprenons bien que le panexpérientialisme whiteheadien n’est pas un panpsychisme : si tout ce qui est, expérience, est le siège d’une synthèse subjective qui définit un nouvel être-ensemble, cela ne veut pas dire que tout est « animé ». Le mot « perception » n’implique ici aucune forme de conscience, ni un quelconque « observateur interne » : il signifie seulement qu’une manière de discernement se manifeste. Ce mode perceptif met en exergue l’interrelation universelle ; il n’est rien qui soit en marge du processus cosmique. Whitehead distingue différentes phases successives dans cette venue à l’exister d’une entité actuelle ; il suffira pour l’instant d’en mettre deux en relief : les phases conformelle et supplémentante, correspondant respectivement au « pôle physique » et au « pôle mental » qui définissent toute entité actuelle. La phase conformelle est faite des sentirs bruts acceptés par l’entité : qui dit préhensions conformelles, dit simple réappropriation du passé502. La phase supplémentante voit — ou non — l’entité prendre certaines libertés avec son donné. Le pôle physique est constitué des sentirs d’entités-objet ; le pôle mental, de sentirs internes à l’entité-sujet. Pour le dire plus traditionnellement, la cause efficiente — et le déterminisme qu’elle charrie — relève du pôle « physique » ; la cause finale, sur laquelle l’entité possède un pouvoir discriminateur dépendant de son niveau de complexité, relève, elle, du pôle « mental ». Whitehead utilise les termes « physique » et « mental » dans ce sens très particulier. La mentalité est une affaire de degré : certaines entités actuelles sont plus créatives que d’autres ; la conscience ne qualifie que celles qui font recul et apprécient la différence entre le factuel (« physical feelings ») et le possible (« propositional feelings »). L’efficacité causale désigne l’expérience intuitive, directe, im-médiate du réel ; elle est préhension non sensorielle, préconceptuelle, prélinguistique, qui manifeste un lien proprement ontologique entre tout étant. Elle nous ouvre au fondamental, à l’influence du passé, à tout ce qui relie

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ontologiquement les occasions d’expérience entre elles. Hériter du monde est possible car le passé énergétise le présent503. Alors que l’immédiateté présentationnelle émerge très « tard » dans la concrescence, l’efficacité causale procède de la « phase conformelle » lors de laquelle les entités actuelles passées asseyent leur emprise sur l’entité actuelle en concrescence. L’immédiateté présentationnelle est dérivée de l’efficacité causale : constituant un des fruits du processus intégratif, elle n’est actualisée qu’à la « fin » de la concrescence (comme la référence symbolique). Pure projection, elle désigne essentiellement le paysage dévoilé par la perception sensorielle. Répétons-le, toutes les entités actuelles participent de la même structure métaphysique ; seules des différences de degré font le départ entre entités de haut niveau — qui rendent compte de l’animation —, des entités de bas niveaux — au profil créatif bas. Nous le verrons, il faudra moduler ceci doublement : d’une part, l’immédiateté de présentation n’est activée que dans le cas des entités de haut niveau (au même titre que les dernières phases possibles de la concrescence) ; d’autre part, l’entité actuelle se définit par sa durée, mais les différentes phases que le philosophe distingue dans le processus concrescent ne sont pas dans le temps : elles sont de pures abstractions justiciables seulement d’une consécution logique. L’entité actuelle advient totalement ou pas du tout. Whitehead ne peut éviter de parler métaphoriquement de l’antécédence de certaines phases, ce qui n’a pas manqué de faire les gorges chaudes de la critique… •Être-avec du corps

Whitehead illustre la causation proprement ontologique (car instauratrice de relations basiques entre entités actuelles) qu’est l’efficacité causale avec le fait de la mémoire — en particulier, le sentiment de peine ou de joie qui est encore intense après l’événement — et le sentiment viscéral504. Examiner le sens de cette exemplification sera possible lorsque nous aurons mis sur la sellette la bivalence du lieu conceptuel désigné par l’être-avec du corps505. Comme dans le cas de la distinction entre l’efficacité causale macroscopique et l’efficacité causale microscopique, nous ne prétendons évidemment pas que ces deux modes soient dissociables : nous essayerons de montrer comment son ontologie de la causalité est abstraite de son épistémologie de la perception. L’être-avec du corps est central pour la compréhension du fondement de la réforme subjectiviste ; il possède une double épaisseur. D’une part, le corps est le point de départ de notre connaissance du monde alentour, c’est à travers lui que nous appréhendons toutes choses ; il est le médiateur (macroscopique) de l’efficacité causale mondaine506. D’autre part, la perception la plus primitive que nous ayons est celle de notre fonctionnement

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corporel ; que toutes nos fenêtres sensorielles soient occultées, et nous ne « serons » plus (microscopiquement) que ce corps sociétal que nous « avons ». On voit comment l’être-avec du corps se rapporte à l’épistémologie de la perception avant de déployer ses conséquences ontologiques. La subtile différence qu’il convient de préserver entre les acceptions microscopiques et macroscopiques de l’efficacité causale et de l’être-avec du corps peut se trouver insinuée par un envisagement rapide du concept de proprioception. Parmentier reprend le lien posé par Ricœur507 (qui était au demeurant son directeur de thèse) entre l’être-avec du corps et la proprioception. Décider de la valeur de cette analogie nécessite de se prononcer sur chacun de ses termes. Whitehead illustre l’efficacité causale avec l’être-avec du corps au niveau microscopique comme au niveau macroscopique. Il faut donc nous attacher à spécifier la nature de la proprioception et son lien avec l’expérience de notre unité corporelle. Nous verrons que la proprioception est essentiellement adventice, c’est-à-dire macroscopique. Macroscopie

Macroscopiquement parlant, l’être-avec du corps peut être lu à la lumière de l’efficacité causale et à celle de l’immédiateté présentationnelle : il y a un nombre indéfini de sentirs corporels obscurs qui forment une toile sur fond de laquelle certains éléments se manifestent sporadiquement508. Tantôt il sera le point de départ organique de notre connaissance mondaine et corporelle ; tantôt il sera le lieu de la projection de cette connaissance adventice. Différencions avec Sherrington509 — qui frappa le concept de proprioception — la distribution de nos récepteurs sensoriels. L’extéroception est constituée par les cinq sens ouverts sur le monde : la vision, l’ouïe, l’odorat, le goût, et le toucher (incluant les divers modes de la sensibilité cutanée : tact, sensibilité thermique, etc.). L’intéroception désigne les messages de la sensibilité interne provenant des récepteurs présents dans tous nos tissus et organes. Le plus souvent, les messages qu’ils transmettent ne parviennent pas à la conscience : ils sont, par voie réflexe, la source du fonctionnement harmonieux de notre vie organique. On distinguera les douleurs internes (migraine, colique…) ; le goût interne (sensibilité chimique qui commande de nombreuses activités réflexes) et le tact interne (sensibilité aux variations de pression comme la distension de la vessie ou du rectum, les contractions de l’estomac, celles de l’œsophage en sens anormal — antipéristaltiques, déterminant la sensation de la nausée). Toute la motricité intestinale est coordonnée nerveusement d’après les messages inconscients de ces récepteurs sensibles à la distension. C’est à elle que Bergson fait sans doute allusion lorsqu’il parle de « sensations de “toucher intérieur” émanant de tous les points de l’organisme, et plus

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particulièrement des viscères510 ». La proprioception désigne les messages de position et de mouvement qui permettent, avec les canaux hémicirculaires de l’oreille interne, une spatialisation — et, par là, une véritable propriation — du corps. La perception proprioceptive s’élabore à partir de récepteurs sensoriels511 nous renseignant sur la position des diverses parties de notre corps et des mouvements de ces parties ; elle règle par voie réflexe le tonus musculaire et contribue à nous localiser dans l’espace et à nous donner le sens du relief (stéréognosie). Ces récepteurs variés, outre les sensibilités tactiles (pression, vibration) ou douloureuses (crampes musculaires, douleurs articulaires) analogues aux sensibilités cutanées, nous apportent des renseignements sur la position de nos segments de membre, le degré de contraction de nos divers muscles, le sens et la vitesse des déplacements des parties de notre corps, soit volontaires, soit passifs (kinesthésie). La proprioception inclut aussi la sensibilité musculaire qui complémente le toucher extéroceptif en offrant des données sur le poids (force statique pour maintenir un poids ; dynamique pour le mouvoir), le volume (etc.) de l’objet préhendé. Le lien de la proprioception à l’être-avec du corps macroscopiquement compris est flagrant. Cette capacité d’éprouver le corps comme étant nôtre incite Sacks512 à parler des « yeux du corps ». La structuration de notre champ proprio-cepteur est l’ancrage organique fondamental de notre identité. Grâce à elle, notre corps nous apparaît plongé dans un espace qui est sien. Une perte proprioceptive se traduit par une désafférenciation, c’està-dire une privation de l’identité physique, de la base existentielle. Observons que l’ancrage organique étant le fruit de la synergie des différents modes sensitifs internes et externes, et non de la seule proprioception, le concept de cœnesthésie513 nous semble plus opérationnel. Car cet ancrage organique est aussi un enracinement mondain et cosmique. Dans l’être-avec du corps, il y a chez Whitehead, comme chez Merleau-Ponty, coappartenance du percevant et du perçu, chiasme, recoupement, immanence mutuelle. Le corps est ce qui fait, à proprement parler, sens. Résidence d’une « vision », d’un « toucher » et d’un Je pense, bref, d’une stratégie exploratoire, il est champ de localisation de l’expérience, le lieu où s’installent les sensations514. L’être du perçu n’est pas au-delà de son apparaître, il y a équivalence entre être, être perçu et apparaître. Comme l’a dit Valéry, « l’esprit est à la merci du corps comme sont les aveugles à la merci des voyants qui les assistent. Le corps touche et fait tout […]515 ». Microscopie

Macroscopiquement parlant, l’être-avec du corps est, en tant que reflet de l’efficacité causale, de l’ordre d’une cœnesthésie ; en tant que reflet de l’immédiateté présentationnelle, il est de l’ordre d’une projection

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cœnesthésique (c’est-à-dire de l’ordre de l’adventice). Microscopiquement parlant, l’être-avec du corps désigne l’énigme de la proximité et de la distance de soi à soi. Pour Whitehead comme pour Henry, le « jouir-de-soi » ou « enjoiement » est, dans son immédiation pathétique, au cœur de l’actualité516. Il est son mystère même, son idiosyncrasique puissance valuante. De toute évidence, aucune conceptualisation cœnesthésique de la proximité psycho-somatique, ne saurait être confondue avec le jouir-de-soi lui-même517. Et ce jouir qui siège dans toute entité actuelle, nous n’en n’avons — en tant qu’entité directrice — presque jamais conscience. L’êtreavec du corps est ici de l’ordre d’une réception primitive. Il est la lourdeur primordiale, pré-adventice. D’un point de vue microscopique, l’être-avec du corps peut donc être mis en analogie avec l’efficacité causale. S’il y a une proximité avec le corps qui ne s’atteste pas dans l’efficacité causale du monde, aucun gouffre ne sépare l’efficacité du corps et l’efficacité du monde ; l’une est directe, l’autre médiatisée. •Proximités conceptuelles

Il s’agissait de jeter quelque lumière sur l’onto-épistémique distinction de l’immédiateté présentationnelle et de l’efficacité causale par le bais de la question apparentée de l’intime sentiment de coprésence que désigne le concept d’être-avec du corps. Ce qui importait, c’était de montrer — sans oblitérer la différence entre la réception (ontologique), et la perception (adventice) — comment le macroscopique s’ente sur le microscopique : la réception est expérientiellement primordiale, tandis que la perception est expérientiellement dérivée. Les différents modes perceptifs (extéroception, intéroception, proprioception) sont tous de l’ordre du chimiotactisme, c’est-àdire participant d’un mode interactif plus complexe que la basale (et largement secrète) efficacité causale. L’être-avec du corps macroscopiquement compris désigne d’abord le point de départ de notre connaissance ; il peut être rapproché de l’efficacité causale macroscopique. L’être-avec du corps microscopiquement compris est d’abord la « perception » la plus primitive ; il sera rapporté à l’efficacité causale microscopique. Cette double homologie étant établie, remarquons que l’efficacité causale « microscopique » fonde l’efficacité causale « macroscopique ; » ce qui peut se lire : l’être-avec du corps « microscopique » fonde l’être-avec du corps « macroscopique ». Il n’y a pas de fondement ontologique éloigné ; toute interaction est préhensive, c’est-à-dire arc-boutée sur l’efficacité causale. L’être-avec du corps macroscopique désignant la grande proximité que nous entretenons avec notre vêture charnelle (par rapport au reste du monde), il constitue une métaphore très expressive de la profondeur du lien ontologique qui organise le Tout (ce qui fait d’ailleurs dire à Hartshorne que la meilleure façon de

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comprendre la relation Dieu-Monde est de penser Dieu comme l’Âme de cet Organisme dont nous participons). Une séparation tranchante entre épistémologie et métaphysique — si prégnante chez les classiques — est justement ce que Whitehead veut éviter. Pour lui, connaître n’est qu’une forme particulière d’une relation métaphysique générale. Il évite toute fracture entre la manière dont nous connaissons la connaissance, et la manière dont nous connaissons la réalité. Le fait de notre incarnation, appartenant à la plupart de nos expériences (un spectre d’états de conscience est bien sûr requis dans le cadre de la philosophie du processus), est le point de départ phénoménologique de son analyse. Illustrons cela en nous concentrant sur deux éléments de notre expérience : la manière dont notre expérience immédiatement passée entre dans notre expérience présente ; et la sensation d’une partie de notre corps, comme une dent, par exemple. Normalement, la description de notre expérience ne tiendra pas compte de l’une ni de l’autre, nous n’aurons conscience d’aucun des deux facteurs, ce que Whitehead rattache au caractère notoirement égarant de la prédominance de l’immédiateté présentationnelle. Il est difficile de soutenir que nous nous « souvenons » de l’expérience qui précède immédiatement l’expérience présente ; mais, à bien y regarder, c’est exactement ce qui se passe : l’expérience présente est profondément ancrée dans l’expérience passée ; le pôle mental s’ente sur le pôle physique. Lorsque Whitehead en appelle à la mémoire, il ne faut pas le comprendre comme faisant référence uniquement au souvenir que nous avons d’événements lointains : le phénomène de la mémoire superficielle est tout aussi expressif. Voulons-en pour preuve l’appréciation d’un thème musical : les notes qui précèdent doivent toujours résonner dans le présent pour qu’il y ait une expérience esthétique. Attendu que l’entité satisfaite ne peut, par définition, être consciente de sa satisfaction (pareille connaissance devrait être partie prenante de son procès — ce qui altérerait la satisfaction)518, dans une société temporelle d’entités actuelles, ce sera son successeur qui pourra en être conscient. De plus, l’immédiateté des expériences passées ne perdure pas, il n’y a que reproduction de la forme subjective de l’occasion passée : la forme subjective devient le donné objectif de la nouvelle occasion qui s’y conforme en grande partie. La plupart du temps nous ne sommes pas conscient de nos dents ; parfois nous y faisons attention, mais ce n’est en général qu’à la faveur d’une douleur qui s’y manifeste. Or, elles font, en tant que sociétés intégrées dans cette vaste société de sociétés qu’est notre organisme, toujours partie de notre expérience. On peut certes localiser une douleur dans « une » dent (l’immédiateté présentationnelle est spatialisatrice), mais souvent le phénomène demeure diffus. On peut se distraire de la dysfonction temporaire, on peut même agir localement ou globalement de manière à

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atténuer la sensation de douleur, mais la « douleur » elle-même demeurera dans l’expérience. L’être-avec du corps cristallise notre mondanéité : ce qui se trame dans notre corps nous renseigne sur les événements du monde. Nous voyons le monde comme le corps tout entier le voit. Tout cela est à la fois épistémologique et métaphysique, macroscopique et microscopique. 2. Jouir-de-soi et immédiateté subjective

Lorsque nous envisagions l’être-avec du corps et le subjectivisme réformé, nous avons invoqué le concept de jouir-de-soi (ou d’enjoiement : « enjoyment ») ; il appelle — avec l’immédiateté subjective (« subjective immediacy ») — quelques précisions519. Primitivement, ces concepts relèvent, respectivement, du pôle physique et du pôle mental. Seule la totalité occasionnelle faisant sens, on ne s’étonnera cependant pas de les voir se répondre, pas plus qu’on ne s’étonnera de l’inflation conceptuelle sur laquelle Whitehead s’accote une fois de plus. La bipartition pôle physique/pôle mental peut être lue sous la forme des binômes repetition/immediacy et enjoyment/appetition520. La concrescence s’articule autour d’une réappropriation du donné, acte intégrateur qui enveloppe les préhensions mondaines d’une « forme subjective ». L’énigme de l’affect, c’est l’énigme de la relation. Saisissons l’occasion qui nous est offerte pour resynthétiser les différents linéaments glanés jusqu’ici. Pour le dire statiquement, toute préhension s’articule autour de deux éléments : l’entité-objet préhendée et l’entité-sujet préhendante. On se souvient que le sentir est une préhension positive (ce qui n’est pas intégré relève de préhensions négatives). Des « données initiales » (proposées au sentir), l’entité-sujet extrait le « donné objectif » (ce qui est senti). La forme subjective est la manière dont le donné objectif est préhendé521 : elle reflète à la fois l’« émotion » avec laquelle le donné est intégré et le but subjectif que l’entité s’est assigné522. Ce prisme du sentir est constitué d’objets éternels subjectifs (voir infra). Il y a de nombreuses espèces de formes subjectives : émotions, évaluations, intentions, attractions, répulsions, conscience523… Dans la phase conformelle, la forme subjective est celle de l’entité préhendée ; dans les phases supplémentales, la forme subjective reçoit une teinte en corrélation avec le but subjectif poursuivit. D’un point de vue analytique, le jouir-de-soi est un jouir « perceptif » ou « physique524 », il signale qu’une entité actuelle n’est que le tissu de ses préhensions. Le jouir-de-soi occupe le pavé spatio-temporel définit par la durée de la concrescence525. Sa notion est plus large que ce que la psychologie nécessite. Le sens de l’immédiateté se découvre en référence aux préhensions positives de l’entité-sujet : l’immédiateté « vivante526 » nomme comment l’occasion re-sent son monde. Dans le cas des occasions

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de haut niveau, l’immédiateté est celle de la joie et de la souffrance, de la tristesse, de la douleur527. L’immédiateté est en quelque sorte l’intégrale des formes subjectives des sentirs. Que toute entité-sujet jouisse de ses sensations ne veut pas dire qu’une conscience soit à l’œuvre, mais bien que ses conditions de possibilité soient présentes. Il ne saurait y avoir expérience, et réappropriation de cette expérience, sans une jouissance de celle-ci, c’està-dire sans en user et en percevoir les fruits. D’un point de vue synthétique, la confluence des concepts se dévoile. L’entité-sujet est créatrice d’elle-même ; dans la privauté de sa concrescence règne un jouir du moment présent, opalescence qui pourra être consciente. Ce fonctionnement autonome constitue son immédiateté528 : l’entité-sujet est, par définition, une immédiateté du devenir (seul ce qui est en devenir est pleinement). Dans l’immédiateté du pôle mental, l’entité est à l’unisson avec son monde529. Lorsque le devenir s’arrête, c’est-à-dire lorsque l’entité a rejoint le but subjectif, elle perd son immédiateté épochale pour devenir objet. Whitehead parle alors de périssement530. Son concept d’actualité « vide » désigne une entité qui serait dépourvue d’immédiateté subjective531, ce qui ne saurait faire sens dans son cadre panexpérientialiste. De deux choses l’une, ou bien l’entité est plénièrement — et elle est alors concrescente, c’est-à-dire sujet — ; ou bien elle est objet, c’est-à-dire qu’elle a perdu son immédiateté. On distingue le sujet de l’objet ; le devenir de l’être ; l’existence, qui est surgissement dans l’être, de l’être, qui est le sédiment public et temporel d’un processus autarcique et extratemporel. Le fondement de l’expérience est émotionnel532 ; en l’expérience immédiate de soi s’indique une proximité qui est, dans son essence, affectivité533. L’expérience est d’abord atteinte d’une intensité émotionnelle pure : The organic philosophy interprets experience as meaning the self enjoyment of being one among many, and of being one arising out of the composition of many534.

L’énergie telle que la physique la comprend (la capacité de produire un travail) doit être entendue comme une abstraction de l’énergie complexe, émotionnelle et finalisée, qui est inhérente à toute entité actuelle535. Dans notre expérience, on remarque que la puissance de l’émotion immédiate se dissipe plus ou moins rapidement. Par exemple, notre préhension d’un accord musical perd progressivement de sa fraîcheur et de son éclat. Cette progressivité du déclin est de prime importance car, sans elle, aucune mélodie ne nous serait accessible. Il n’en reste pas moins que l’immédiateté ne perdure pas ; seul Dieu peut la transmuter, l’éterniser : dans la durée-àjamais, l’immédiateté est sauvée par la nature conséquente536.

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3. Entités actuelles et sociétés

L’entité actuelle (ou occasion actuelle) est la véritable cellule de la construction organique537. Sa doctrine a de multiples racines : les antinomies zénoniennes, les conceptions leibniziennes, la durée bergsonienne, les « drops of experience » jamesiennes, et la modélisation quantique y ont significativement contribué (cf. supra). La substance classique se voit remplacée par une hiérarchie de trajectoires temporelles d’entités actuelles qui se succèdent dans l’existence et sédimentent dans l’être, chacune reflétant à sa manière son horizon préhensif538. •Entités actuelles

L’entité actuelle sujet doit être conçue comme une monade « fenêtrée », une monade en devenir qui répète en microcosme ce que l’Univers est en macrocosme539 ; elle est la chaînon de la discontinuité et de la pluralité naturelle, « la chose réelle dernière », le principe constituant sur quoi toute réalité vient s’adosser540. On peut la comprendre comme un « flash », une « goutte » ou un « bouton » d’expérience, pour utiliser les expressions du / ac, d’un événement dernier James541. Possédant la singularité d’un a(p unique, elle signe l’événementialité du chaosmos. À proprement parler, l’actualité n’est d’ailleurs jamais542. Elle existe ce qu’elle est, elle ne change ni ne se meut : l’entité concrescente — l’actualité plénière — n’est pas puisqu’elle est en devenir, en concrescence, en recherche de détermination (elle n’est donc pas préhendable) ; l’actualité en transition est pure déterminité vide de tout jouir-de-soi. Précisons cela. Conformément au principe de relativité (quatrième catégorie d’explication), Whitehead distingue les entités actuelles qui sont « sujet » de celles qui sont « objet. » Les premières sont susceptibles de l’analyse génétique, les secondes de l’analyse morphologique ou superjective. L’analyse génétique — élaborée dans la troisième partie de Process and Reality — procède du point de vue du pôle mental et de son atomicité ; l’analyse morphologique — élaborée à l’aide de la théorie extensive égrenant la quatrième partie de Process and Reality — part, elle, du pôle physique et de la continuité qui peut lui être prêtée. Ces analyses correspondent à deux aspects majeurs de la créativité : concrescence et transition, existence et étance. L’exister est percolation dans l’être, il est processus privé d’ensemblement téléo-ontologique ; la cristallisation dans l’être est publique, c’est-à-dire responsable de l’efficacité mondaine. Cause finale — rendant compte du processus intégrateur lui-même — et cause efficiente — exprimant la transition d’entité-sujet en entité-objet — concourent harmonieusement à la définition du monde.

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Existence et concrescence

L’actualité-sujet est position discontinue, émergence, surgissement historique, c’est-à-dire radical. L’analyse génétique rend compte de l’auto-création d’un sujet expérientiel ; elle décline le processus d’intégration du multiple en autant de phases nécessitantes subordonnées aux « obligations catégoriales. » L’entité est comprise dans son atomicité, dans son unité subjective543, c’est-à-dire que l’emphase porte sur le « pôle mental » et le présent vécu (possiblement inconscient) qu’il connote. L’avancée créatrice universelle n’est pas continue, mais discrète (nous le verrons, elle tisse un contiguum). L’acte créatif indivis (épochal) que constitue chaque concrescence n’est cependant qu’une abstraction du processus bicéphale comportant une dimension d’ouverture au passé (et à Dieu en tant que nature primordiale). Tandis que toutes les entités actuelles appartenant à la frange cosmique préhendable (« data initiaux ») sont préhendées par le sujet544 ; seuls quelques « objets éternels » sont ingressés545. Whitehead parle d’une décision immanente à la concrescence, d’une exclusion de potentialités. Nous le découvrirons plus tard, l’objectification inclut l’acceptation d’une décision « reçue546 », moyen que l’entité actuelle superjet utilise pour infléchir le futur. Parcourons les « obligations catégoriales » (le « pourquoi ») afin de comprendre comment elles légifèrent le processus d’advenance d’une entité actuelle (la « satisfaction »). Alors que pour Ovide547, tout change, rien ne périt ; selon Whitehead, au contraire, rien ne change et tout périt548. Une entité actuelle ne change ni ne se meut à proprement parler : elle a lieu, durant une durée finie, occupant une niche (« standpoint ») déterminée dans le continuum extensif. Elle n’est qu’une pulsation dans l’exister, un processus coalescent qui, une fois réalisé, n’a plus à proprement parler de « raison d’exister. » De sujet, l’entité actuelle devient alors objet, ou superjet, suivant qu’on la considère passive dans la dialectique préhensive, ou, au contraire, « suggérant » une trajectoire historique déterminée. Le point d’importance est que ce « périr549 » n’affecte pas totalement l’entité : certes, elle est rayée de la carte des sujets (« ce qui est passé est passé »), mais elle continue à influencer le devenir cosmique en tant qu’objet — i.e., par transition, non plus par concrescence. De plus, si l’immédiateté qui qualifie l’entité jouissant de son propre fonctionnement cesse d’être en acte, elle est néanmoins évaluée et sauvegardée par la nature conséquente de Dieu. En décortiquant les phases de la concrescence, on essayera de comprendre comment l’entité-sujet « n’est pas donnée simplement à l’avance à elle-même, comme un invariant structural qui se conserverait identique à lui-même à travers le jeu incessant des rencontres, mais […] est essentiellement devenir d’elle-même, montée vers sa propre actualisation,

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progressive constitution de sa propre essence, par assimilation de ce qui est primordialement monstration signifiante de soi550. » Les obligations catégoriales régissent le processus génétique par lequel chaque entité miroite l’univers entier551, l’unifie en une perspective originale. Afin de voir à quelle déhiscence spécifique elles donnent lieu, donnons un épitomé des différentes phases de la concrescence. Whitehead, on n’en sera guère surpris, a multiplié les présentations des quatre phases de la concrescence et les concepts y afférent. Le principe régissant le tout reste cependant simple : les données en provenance du passé de l’entité en concrescence sont intégrées et réintégrées à la faveur d’un processus comparatif qui pourra trouver son couronnement dans la conscience (entendue comme prise de recul entre ce qui s’atteste dans les faits, et ce qui aurait pu être). Reprenons le flux conceptuel à sa base afin d’engager une discussion plus technique. Toute entité actuelle est justiciable de deux analyses complémentaires, selon qu’on la considère discontinûment ou continûment. Une analyse génétique, qui s’enquiert de la synthèse de l’entité-sujet ; et une analyse morphologique, qui envisage l’entité-objet. L’analyse génétique traite de la nature du processus concrescent en distinguant les différentes phases qui acheminent l’occasion vers sa complétion. Il est primordial d’avoir souvenance que cet ordonnancement est atemporel : l’entité-sujet n’est pas réellement susceptible de pareille division ; sa naissance est sa fin552, elle se produit totalement ou pas du tout553. L’analyse génétique à laquelle nous allons sacrifier n’est qu’intellectuelle554. Aux termes de PR222, la compréhension du mécanisme de traitement du donné initial nécessite trois « obligations catégoriales » principales (CO1, CO2, CO3) ; nous y adjoindrions volontiers les CO7 et CO9. Le principal objet de la catégorie d’unité subjective (CO1) est d’enluminer l’unité de l’entité concrescente. Chaque phase présupposera la totalité du quantum, ce qui équivaut à exiger que les préhensions de l’entité concrescente ne soient pas indépendantes, mais compatibles. Les différentes caractéristiques transmises du passé étant unifiées en raison de l’unité de perspective qu’impose l’entité concrescente, l’unité de l’entité satisfaite est toujours-déjà présente en tant que condition déterminante555. Cette exigence de compatibilité subjective est complétée par deux critères objectifs, CO2 et CO3. Le donné objectif doit être compris sur le mode de l’un et du multiple ; il est une unité réelle complexe556. L’identité objective (CO2), pendant de l’unité subjective, met l’accent sur l’identité à soi (« self-identity »), c’est-àdire sur l’unité des éléments au sein de la perspective unifiée qu’est l’entité actuelle satisfaite. Elle rappelle qu’une entité-objet ne peut posséder qu’un seul rôle dans la concrescence d’une entité-sujet donnée557, et qu’elle a nécessairement une déterminité stable par rapport à toute concrescence future. En d’autre mots, il ne peut y avoir de duplicité. Sans ce réquisit, à la

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place d’une perspective définie, nous aurions un pot-pourri d’aspects en conflit. L’entité actuelle objet est nécessairement une et auto-consistante — mais aussi complexe558 : la catégorie de la diversité objective (CO3) rappelle que la coalescence n’efface pas du tout la complexité du donné ; l’entité-objet reste une intégrale de sentirs, la subsumation locale de la diversité ne s’accompagne pas de son oblitération générale559. Chaque trait de l’entité actuelle objet garde son identité et peut être préhendé (et analysé) comme tel. Pour que le processus auto-intégrateur soit un succès, une harmonieuse compatibilité entre les différentes préhensions est requise560. La catégorie de l’harmonie subjective (CO7) gouverne l’efficacité des sentirs conceptuels561. Elle rend compte de la manière selon laquelle l’entité-sujet donne naissance aux donnés sensoriels transmis en préservant leur (harmonieuse) compatibilité avec les donnés directs. La catégorie de l’intensité subjective (CO8) fait un pas de plus en signifiant le projet créateur ultime562 : toute concrescence tend nécessairement vers la plus grande intensité du sentir563. La catégorie de la liberté et de la détermination (CO9) nous apprend que chaque entité-sujet est intérieurement déterminée et extérieurement libre564. Voilà qui est surprenant si l’on s’en tient à la bipolarité usuelle (soit : pôle physique charriant l’efficacité du passé — et le déterminisme — versus pôle mental, siège de la capacité novatrice — c’est-à-dire de la liberté) ; cela l’est moins lorsque l’on exploite le binôme sujet-superjet. La détermination intérieure est celle que l’entité concrescente réalise ; la liberté extérieure relève de l’impact qu’elle aura sur la totalité. Une autre manière de confiner le territoire de CO9 serait de faire appel aux concepts de décision immanente et de décision transcendante. Ce premier tour d’horizon réalisé, parcourrons le paysage dans lequel se définissent les quatre phases de la concrescence ; nous les indicerons de P1 à P4. La figure 7 (reportée en appendice — p. 363 — pour plus de commodité) ne représente que la préhension d’une seule entité-objet « O » par une entité-sujet565. L’analyse génétique ne propose, il faut s’en souvenir, que le scénario le plus vraissemblable pour une concrescence qui, de facto, se produit « all at once » en lisière du concret. Épochales (i.e., atemporelles ou durationnelles), les régions propres-subjectives qui accueillent le sujet percolant ne peuvent être divisées morphologiquement, comme peut l’être le concret, mais uniquement génétiquement. Au contraire, les régions propresobjectives, dérivées, apostérioriques, à la remorque du basculement dans l’objectif de l’occasion concrescée, sont divisibles en sous-régions par analyse morphologique ou coordonnée — le prix à payer étant double : l’oblitération de la dimension subjective rémanente dans le concret sédimenté et l’isolation de préhensions qui ne sont pas séparées mais qui pourraient l’être.

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En voici les saillances conceptuelles : Intellectual feeling (P4)

Conscious purpose

Propositional feeling (P3)

Physical prehension (P1)

Unconscious purpose (P4)

Conceptual prehension (P2)

Physical purpose (P3)

Fig. 8

La satisfaction de l’entité concrescente verra la réalisation, par ordre croissant de complexité et de valeur, d’un « dessein physique », d’un « dessein inconscient », ou d’un « dessein conscient566. » Dans le cadre de l’analyse génétique (qui, rappelons-le, ne déploie pas ses effets dans le temps567), le pôle physique est qualifié de « physical phase » ou encore de « conformal » ou de « responsive » phase (P1). C’est une phase purement réceptive, incarnant la dimension reproductive de la Nature, sa constance568. Cette reproduction de certains aspects des entités actuelles passées, qui constituent le donné initial, est cependant imparfaite. L’entité-sujet se constitue en tant que point de vue particulier sur le monde par la sélection d’un donné objectif à partir du donné initial : Whitehead parle de préhensions négatives569. Dans notre schéma, le quartier vectorisé en a représente le donné objectif ; son complémentaire n’est préhendé que « négativement. » Les préhensions (« physiques ») positives peuvent être de deux sortes : « pures », lorsqu’il y a préhension d’une entité actuelle passée ; et « hybrides », lorsque c’est la nature primordiale de Dieu qui est préhendée. Les préhensions physiques pures sont des re-productions du pôle physique de l’entité passée ; les préhensions hybrides sont des reproductions du pôle mental de l’entité passée. Ceci ne doit cependant pas nous faire accroire que l’entité objectivée est à proprement parler dichotomisée entre ces deux pôles : une juste lecture du principe subjectiviste réformé l’avait déjà montré, elle une totalité indivise ; le « pôle physique » désigne le nœud préhensif en dehors de toute nouveauté, le « pôle mental », la divergence de cette route historique passée. C’est à l’occasion d’un sentir

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hybride que le sujet reçoit son but initial570, idéal par rapport auquel tout se joue : le but initial contribue à définir le but subjectif571 que l’entité se donne à elle-même, et il le fait nécessairement dans le sens de l’intensification du sentir. Nous le savons, toute préhension nécessite un sujet, un objet, et une forme subjective ordonnée au but subjectif que l’entité concrescente s’assigne à partir du but initial572. La forme subjective est ici toujours conformelle, c’est-à-dire que l’évaluation demeure identique. Le pôle mental se voit tripartitionné en phases « conceptuelle », « comparative simple », et « comparative complexe » ; représentant les P2, P3, et P4 et étant le siège, respectivement, des « sentirs conceptuels », des « sentirs propositionnels », et des « sentirs intellectuels573. » Attendu que rien ne nécessite absolument l’actualisation d’entités de haut niveau et, a fortiori, l’émergence de la conscience, le processus de complexification peut s’interrompre en P3 ou P4, donnant lieu, suivant la complexité de l’entité concrescente à un « dessein physique », ou à un « dessein inconscient. » Répétons-le, toutes les entités actuelles ont en partage cette même structure ontologique. Intrinsèque au processus de la concrescence est la subjectivité — être sujet de préhensions — ; la mentalité — l’importance relative du pôle mental — est, elle, affaire de degré. La phase conceptuelle (P2), comme son nom l’indique, est le théâtre des premières abstractions de l’entité-sujet. L’évaluation conceptuelle (CO4) est le processus par lequel un sentir conceptuel b est dérivé de chaque sentir physique (a) : la forme vectorielle de la préhension physique se trouve en quelque sorte transformée en forme scalaire des sentirs conceptuels574. D’un point de vue catégorial, ce sont les CO4 et CO5 qui interviennent tout particulièrement ici ; elles qualifient l’efficacité des sentirs physiques à produire des sentirs conceptuels575, la première sous l’angle de la reproduction (b)576, et la seconde, sous l’angle de la diversification (b’)577. La réversion conceptuelle se présente lorsque l’objet éternel abstrait représente une nouveauté578. Elle ne semble cependant être qu’un cas particulier de CO4 et, une fois la nature primordiale de Dieu introduite, elle sera abolie579. L’objet éternel novateur est alors compris comme dérivé d’un sentir hybride de Dieu. La forme subjective se présente en P2 comme évaluation positive ou négative580 de l’objet éternel extrait du sentir physique. Ouvrons une rapide parenthèse afin d’introduire le concept de « proposition ». Une proposition est une possibilité qui a perdu sa pureté en se trouvant spécifiée, mise en situation ; elle est l’unité de certaines entités actuelles dans leur potentialité à former un nexus581. Étant ce qui est « réellement possible », elle est susceptible d’être vraie ou fausse (ce que ne peuvent être les objets éternels). Sous l’influence de la critique russellienne, Whitehead distingue les propositions métaphysiques, visées par CE6, des

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propositions grammaticales, qui relèvent du débat que nous avons plus d’une fois engagé sur la portée ontologique du langage582. La transmutation (CO6) est à cheval sur P2 et P3, l’émergence du sentir transmué dépendant de la phase conceptuelle, et son intégration de la phase comparative simple583. Elle n’est autre qu’une comparaison simplificatrice entre, d’une part, la pluralité des sentirs physiques de P1 (a1, a2, …, an) ; et, d’autre part, la redondance conceptuelle qui peut s’attester en P2 (b1, b2, …, bn ; avec b1 = b2 = … bn). En d’autres termes, toute communauté caractérielle trouve ici sa reconnaissance : lorsque toutes les entités préhendées participent du même objet éternel (« rouge », « oblong », etc.), il y a simplification de la redondance de l’évaluation. À la place de « O1 est b », « O2 est b », …, « On est b », la proposition y « les O sont b » est synthétisée ; la perception simultanée des myriades de sociétés d’entités qui composent la société corpusculaire qu’est un objet quotidien, tel un bureau ou un porte-plume fait place à la perception unifiée d’une « chose. » La transmutation est ainsi ce qui rend compte du passage du microscopique au macroscopique (il faudrait dire mésoscopique), de la réception à la perception sensorielle, de l’efficacité causale à l’immédiateté présentationnelle584. Elle vise le processus simplificateur qui s’opère dans le mental dans lequel émerge une projection dans l’espace-temps et qui rend possible le sentiment d’unité du monde. Comme le dit Gurnemanz à Parsifal, ici le temps se change en espace585. La phase comparative simple (P3), qui inaugure le moment proprement intégrateur de la concrescence, exemplifie l’importance de la recherche de la plus grande intensité du sentir (CO8)586. Elle voit l’émergence de « sentirs propositionnels » (c) qui constituent une mise en équation du donné tel qu’il se présenta dans la phase conformelle — les sentirs physiques matérialisant l’entité actuelle objectivée (P1) — et des préhensions conceptuelles de P2. Il y a intégration du sentir physique avec son correspondant conceptuel. Les sentirs propositionnels sont des « appâts pour le sentir587 » ; le parangon est ici le but subjectif, qui est une proposition « tirant » la concrescence vers la plus grande intensité expérientielle possible. La continuité qui s’atteste dans la nature est directement liée à la conformation de la forme subjective588. CO8 a pour conséquence que les actualités passées participent à la formation du but subjectif de leurs successeurs : le but subjectif anticipe nécessairement le futur pertinent — et ceci est tout particulièrement important dans le cadre de la réflexion éthique589. Si l’entité-sujet est de bas niveau, sa concrescence se termine ici, avec un simple réajustement des formes subjectives590 ; on parle alors de dessein physique. La phase comparative complexe (P4) n’est actualisée que dans le cas des entités de haute intensité expérientielle ; elle résulte de comparaisons de comparaisons : z contraste un fait (a) avec une proposition, c’est-à-dire une

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possibilité qualifiée (c). Octave de ses catégories existentielles, le contraste désigne un mode particulier de synthèse réalisé au sein de la concrescence. Les phases de supplémentation ne sont que l’établissement de contrastes, et de contrastes de contrastes. La CX8 entre en résonance avec la CE17 qui pose que le donné d’un sentir a une unité en tant que senti. P4 est le siège de la perception en tant qu’activité symbolique. Dans le cas d’entités de haut niveau, P4 génère des « sentirs intellectuels » (d) dont la forme subjective est un « dessein conscient. » Si l’entité n’atteint pas ce couronnement, elle se limitera à un « dessein inconscient. » Nous avons déjà insisté sur la différence qui existe entre le panexpérientialisme et toute forme de panpsychisme ; il nous faut enfin observer le lissage par Whitehead des inégalités communément instaurées entre les différents niveaux expérientiels des organismes vivants. À une époque où l’on souhaite mettre la philosophie à l’épreuve de l’animalité, l’ontologie du procès est un allié précieux. Lorsque Varela soutient que les singes sont conscients, ou que Donald Griffin argumente en faveur d’une forme de conscience chez des animaux « inférieurs », tels les fourmis ou les abeilles591, on voit poindre des mécanismes explicatifs compatibles avec les traits whiteheadiens. Étance et continuum extensif

La « satisfaction » (ou détermination) sonne le glas de l’entité-sujet qui bascule alors dans l’objectivité, quasi-existence dépourvue de l’intensité émotionnelle de la subjectivité, mais possédant un efficace qui n’appartient qu’à elle. L’analyse morphologique ou coordonnée définit les conditions de l’allo-création d’une entité-sujet par des entités-objet. L’emphase porte ici sur le pôle physique et le cône du passé qu’il connote. La notion de superjet rend compte de l’influence que possède l’entité passée sur les entités présentes : une fois « satisfaite », l’entité n’est pas pour autant rayée de la carte ontologique. L’analyse morphologique se prononce sur la niche spatiotemporelle qui définit toute entité, comprenant celle-ci sur le mode de la continuité de sa divisibilité, c’est-à-dire ignorant son unité subjective592. Rétrospectivement donc, et en tant que potentialité pour le futur, le pôle physique de chaque entité — non le pôle mental — est infiniment divisible. De plus, ces partitions n’ont qu’une réalité dérivée par rapport au quantum. Whitehead est formel : l’actualité est incurablement atomique593, mais les potentialités forment un continuum. Alors que la notion de continuum extensif est au moins aussi vieille que les Principles of Natural Knowledge, il faut attendre PR61 pour qu’elle apparaisse en tant que telle dans l’opus magnum. (Le concept de relation extensive remonte, lui, à UA et la « Lineale Ausdehnungslehre ».) D’emblée, Whitehead différencie potentialité générale, absolue — la multiplicité des objets éternels —, et potentialité réelle, relative — le monde

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(passé) en tant que continuum extensif594. Le continuum extensif n’est rien, et, en même temps, c’est le fondement de toute chose. C’est le là où s'étire le temps. Techniquement, il est un complexe relationnel au sein duquel toutes les actualités-objet trouvent leur lieu. Sans être, sous tous ses aspects, antérieur au monde, il exprime la solidarité de tous les points de vue possibles (« all possible standpoints595 »). Le continuum est à la fois antécédent et conséquent au processus596 ; il tient sa « réalité » des événements euxmêmes, dont il exprime les potentialités relationnelles (potentialité possible et potentialité réelle, pourrait-on dire afin de qualifier la « région basale » et la « région occupée »). Considéré dans sa pleine généralité, il ne comporte que très peu de propriétés, toutes générées par des relations de parties au tout (chevauchement, contact, divisibilité infinie, extensibilité indéfinie)597. L’ « extension » est le schème le plus général de relations, c’est-à-dire la première détermination de l’ordre mondain, ce qui assure l’unité du multiple en sous-tendant tous les points de vue passés et présents. Face à elle, les caractéristiques dimensionnelles et métriques du continuum sont des contingences propres à notre époque cosmique. Les entités actuelles « atomisent » le continuum, elles rendent sa divisibilité effective. Dans notre époque cosmique, cette notion de « point de vue » ou de « position régionale » (« regional standpoint598 ») signifie deux choses : eu égard au temps, toute actualité possède une épaisseur temporelle ; eu égard à l’espace, tout actualité possède un volume. La « position régionale » d’une entité est externe aux occasions qui constituent son passé, l’entité occupe une région spatiale définie, mais elle n’est pas pour autant « localisée simplement » : le passé est extéro-interne à l’entité. En conclusion, dans un sens, chaque entité est, dans sa relations aux autres entités, « quelque part » dans le continuum ; dans un autre sens, elle est « partout » dans le continuum : « the continuum is present in each actual entity, and each actual entity pervades the continuum599 ». Cette microlocalisation ne reçoit aucune explication du strict point de vue du continuum lui-même : c’est le « but initial divin » qui y pourvoit. Remarquons déjà que cette intervention divine ne se conçoit pas sans un pendant mondain : notre argumentation en faveur d’un équilibrage explicite des deux « poumons » de la créativité nous conduira à poser un « but initial mondain. » Le statut exact de la pure potentialité de l’espace de position et de différenciation telle qu’elle est monnayée avec virtuosité par le concept de continuum extensif ne va pas sans poser problème. L’examen du rapport que le continuum entretient avec le schème catégorial est précisément à la base du magistral ouvrage de Nobo600, dans lequel il soutient que le continuum extensif doit être considéré comme un principe métaphysique implicite au schème catégorial, n’étant que l’autre face du concept de créativité, quelque chose comme une créativité « gelée ». La créativité n’est

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pas l’ultime, mais un aspect de cet Ultime ; en un mot, l’ultime est biface et ses deux aspects, distinguables mais inséparables, constituent une matrice extensivo-créatrice éternelle601. S’il ne nous est pas loisible de débattre de cette interprétation, mentionnons cependant ce qui le conduit à argumenter en faveur du caractère nécessaire du continuum extensif. Pour lui, le platonisme de l’articulation des trois éléments formateurs tel que Religion in the Making nous la propose doit conduire à comprendre les allusions au continuum extensif et au réceptacle sur un mode analogique602. L’auteur fait volens nolens retour au Timée, conférant une sorte de statut indépendant à son ontologisation du concept de continuum extensif. Pour ce qui est du moteur de l’enquête de Nobo, il est tout indiqué de considérer le double parallèle suivant. D’une part, la dépendance génétique qui s’atteste entre les concepts d’u(podoxh/ et d’u(/lh est connue603 ; d’autre part, le tout dernier Whitehead met en équivalence le continuum extensif et l’u(podoxh/ ; la créativité et l’u(/lh. Il était concevable que Nobo y ait vu un indice le rendant capable de tirer parti de l’ambiguïté des images de Adventures of Ideas et Process and Reality ; à cette question il nous fut pourtant répondu par la négative604. Démêler cet écheveau nécessiterait évidemment une enquête approfondie menée au sein de la quatrième parie de Process and Reality, du Whitehead’s Metaphysics of Extension and Solidarity, et des intrications sémantiques du Timée (dont les investigations de A. E. Taylor, F. M. Cornford, ou L. Brisson suffisent à montrer la désespérante difficulté). Ceci est loin d’être un point de détail, qu’il suffise pour s’en convaincre de se souvenir que c’est particulièrement sur cette pierre d’achoppement que notre auteur divergea d’avec Einstein, ce dernier prônant une existence autonome de l’espace-temps conduisant à une substantification — fallacieuse selon Whitehead — de celui-ci et de la matière l’habitant. Engrènement transitionnel

Des commodités d’exposition — justifiées par la valeur analytique intrinsèque des abstractions en cause — nous ont jusqu’ici conduit à distinguer entités-sujet et entités-objet. Les premières se caractérisent par la prééminence du « pôle mental », signature de l’atomicité (de l’épochalité) du surgir dans l’exister ; les secondes, participant à un continu qui est plus profond que le continu espace-temps, sont avant tout « physiques ». La concrescence s’achemine vers sa cause finale (son but subjectif) ; la transition véhicule la cause efficiente (le passé immortel)605. Nous devons maintenant montrer comment la dialectique continu-discontinu embrase la totalité de Process and Reality ; l’intrinsèque caractéristique pulsionnelle que le poète a pressenti, il nous faut la conceptualiser :

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Noble, grandiose, impeccable, chaque instant se forme, s'achève, s'effondre, se refait en un nouvel instant qui se fait, qui se forme, qui s'accomplit, qui s'effondre et se refait en un nouvel instant qui se fait, qui se forme, qui s'achève et se ploie et se relie au suivant qui s'annonce, qui se fait, qui se forme, qui s'achève et s'exténue dans le suivant, qui naît, qui se dresse, qui succombe et au suivant se raccorde, qui vient, qui s'érige, mûrit et au suivant se joint… qui se forme et ainsi sans fin, sans ralentissement, sans épuisement, sans accident, d'une perfection éperdue, et monumentalement606.

Voilà très précisément qui nous amène à faire retentir la question du rythme transition-concrescence de la percolation. Tantôt la créativité se montre sous une guise épochale (atomiste), tantôt sous une guise continuiste ; tantôt elle est susceptible d’une analyse génétique, tantôt d’une analyse morphologique. Tantôt on assiste à une hégémonie du pôle mental, tantôt à la prédominance du pôle physique. Répétons-le, il n’y a plus pour Whitehead de disjonction entre une matière inerte et un sujet bâtisseur de représentations mondaines ; seule l’unité organique des deux pôles indique l’essence de la manifestation. Son atomisme bipolaire est un monisme qualifié ; chaque pôle, pris séparément, n’est qu’abstraction. Parler en terme d’hégémonie suggère que ce que nous appelons « physique » dans le quotidien, nous référant à des sociétés d’entités actuelles objets, c’est-à-dire déterminées, est source de répétition ; le « mental » est, lui, le siège de l’immédiateté et de l’innovation. Le rythme transition-concrescence correspond à la différence existant entre exocausation et endo-causation : la constitution d’une entité actuelle implique que son activité auto-formatrice se transforme en une activité hétéroformatrice607. Le moment présent est, à proprement parler, constitué par l’influx vivifiant du passé ; « se causer soi » (être sujet) passe par « être causé par d’autres » (être superjet)608. Le moment épochal de la détermination — qui est celui du jouir-de-soi — s’arc-boute sur le continuum extensif, tel qu’il cristallise la totalité du déterminé, c’est-à-dire du préhendable. Le continuum est rétention de la connexité ; il est réel en ce qu’il exprime un fait dérivé de l’actuel et conditionne les entités sujets609, mais il n’est pas plénièrement actuel. Whitehead parle de potentialité réelle : la déterminité d’une entité actuelle satisfaite est analysable en définité et en position, c’est-à-dire en terme d’objets éternels (« potentialité générale ») et en terme d’extensivité (« potentialité réelle »)610. La potentialité générale se comprend ici absolument : l’ensemble des objets éternel est stable et abstrait ; il constitue un paramètre métaphysique. La potentialité réelle, structure topologique de possibilité relationnelle est, elle, relative611. L’ensemble des relations spatio-temporelles qui caractérisent notre époque

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cosmique n’est rien d’autre qu’une limitation sélective612 dont nous aurons à reparler lorsque nous indaguerons la créativité-agent. Ceci conduit à une particularité souvent oblitérée de son système : l’activité du passé, son lieu ontologique et ses modalités613. Répétons-le (certains commentateurs semblent ne pas vouloir l’entendre), l’essence de la manifestation est un processus con-crescent qui voit la réappropriation du passé par l’entité-sujet. Opérer une ségrégation de cet îlot (a-)temporel, ou localiser le passé en Dieu, ouvrirait grand la porte à un idéalisme combattu par notre penseur : si le passé ne possédait quelque réalité, nous ferions retour au principe subjectiviste non réformé et il redeviendrait difficile d’éviter le solipsisme du moment présent614. Le donné qui constitue le point de départ du rassemblement ontologique — les préhensions physiques — précède l’entité-sujet615 : la doctrine développée par notre auteur insiste sur l’immanence effective des occasions antécédentes dans les occasions actuelles. Sans cette sourde présence du passé dans le présent, l’entêtement du monde n’est plus qu’un euphémisme et la causalité devient inintelligible616. Ce n’est qu’abstraitement que l’hier peut être dit inerte617 : il y a, à proprement parler, un influx énergétique qui, depuis les profondeurs du passé, retentit dans le présent618. Le procès microscopique (scalaire ou privé) de la concrescence est rendu possible par un procès macroscopique (vectoriel ou public) conditionnant619 tout un sentir est essentiellement une transition effectuant une concrescence. Ce qui est préhendé, c’est quelque élément définitionnel de l’actualité passée elle-même, non une forme re-présentée620 ; il s’agit d’une causation ontologique, d’un flux vectoriel en provenance du monde passé, non d’une simple morphorémanence621. Une préhension reproduit certaines (n’importe laquelle des) caractéristiques d’une entité actuelle objectivée dans l’entité actuelle objectivante ; elle charrie avec elle émotion, intention, valuation, causation. En comparant la transition à un influx vectoriel, Whitehead s’inspire du calcul vectoriel mis en œuvre en physique : la préhension possède une direction (d’une entité vers une autre), un sens (du passé de l’entité vers son présent), une origine et une extrémité (l’entité-objet et l’entité-sujet), un support (la créativité-réticulaire622), et une intensité d’ordre « émotionnelle », dépendant du niveau des entités corrélées (la forme subjective)623. La causalité est plus qu’une impression irrésistible, elle ne se résume pas à la similitude que l’on constate entre expérience passée et expérience présente : nous ressentons l’expérience présente comme étant une prolongation des intensités passées. Nous l’avons vu lorsque les notions-clef furent abordées, l’émotionnel (anthropiquement décentré) est premier chez Whitehead ; ce qui est transmis physiquement charrie de l’affect624. Attendu que le siège de l’actualité est émotionnel et que le passé infléchit décisivement le présent, on peut affirmer que la

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créativité est d’abord la palpitation lancinante d’une émotion brute, un obsédant élancement — au sens physique (justiciable de la préhension physique), comme au sens spirituel (manifestant une aspiration à la réalisation)625. « À chaque instant, quelque chose arrive, tout est redistribué, même si l’on retrouve en grande partie les mêmes conditions, il y a comme un commencement toujours repris et en même temps comme l’imminence toujours récurrente d’un advenir toujours tenu en suspens626. » Mais, une fois encore, Whitehead prend son analogie à rebours pour affirmer que cette notion d’énergie physique vectoriellement transmise — et qui d’évidence inspira son ontologie — doit être comprise en tant qu’abstraction d’un processus plus fondamental, de nature ontologique627. Quoi de plus naturel dès lors que la relation sujet-objet qui a cours dans le quotidien, puisqu’elle reproduit en son ordre la relation préhensive (vectorielle) universelle628. Avant de conclure, il faut mentionner le double processus décisionnel que Whitehead sollicite pour thématiser la précipitation du passé dans une entité actuelle sujet. « Précipitation » désigne analogiquement, à la fois l’empressement du passé (objet-superjet), et le phénomène chimique bien connu : le basculement de la subjectivité à l’objectivité est une détermination, une « solidification », le dernier Merleau-Ponty dirait peut-être une « déhiscence ». Un sentir est essentiellement une transition opérant une concrescence. On s’en souvient, l’entité a est cause de l’entité b si b préhende a : un objet est tout ce qui provoque quelque activité spéciale dans un sujet. Whitehead affine cela à partir de l’idée d’une double décision. Son concept ne vise évidemment pas un jugement conscient ; le mot « décision », employé dans son sens originel de « trancher », désigne l’exclusion de potentialités. Par définition, seule l’entité-sujet est susceptible de décision ; Process and Reality en discrimine deux types. Avec la « décision immanente », l’entité concrescente se positionne face à son héritage causalement transmis : la cause finale incarnée dans le but subjectif impose au préhendé une inflexion personnelle grâce à la définition de la forme subjective qui vient habiller tout sentir629. La « décision transcendante », prise durant la concrescence, n’est effective que lors de son objectification par un tiers (c’est-à-dire une fois la satisfaction atteinte). L’entité anticipe l’existence de ses successeurs630 en déterminant, « avant » de périr, le pli qu’elle voudrait voir pris par la trajectoire qu’elle contribue à vitaliser (sous la forme d’une aversion ou d’un penchant). Du point de vue de l’entité-superjet, elle est « décision transmise » ; du point de vue de l’entité-sujet, elle est « décision reçue631 ». La décision véhiculée par le monde passé (la cause efficiente) est complétée par la décision incarnée dans le but subjectif (la cause finale)632. La figure médiatrice que nous tardons à introduire est la décision que Dieu injecte dans l’entité concrescente, sous la forme du but initial subjectif. Par

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manière de conclusion provisoire, disons que sujet et superjet expriment tous deux et de manière complémentaire, l’unité mondo-divine. Le temps décrit la succession événementielle, non pas l’événementialité elle-même, qui est durationnelle. Toute existence aboutit à l’étance : le devenir est un procès de détermination, d’unification et de dépassement du plusieurs ; l’être est l’unité achevée. La subjectivité est de l’ordre de l’immédiateté présente ; en périssant, elle déclenche l’objectivation qui est de l’ordre de la déterminité passée. Il est grand temps de présenter les concepts de société, mais la problématique de l’engrènement des entités-sujet et des entités-objet n’en est pas pour autant close ; elle resurgira lors de notre exposé des principes du schème catégorial, puis lors de notre partition euristique du concept de créativité. •Sociétés

Attendu que seules les évanescentes occasions actuelles existent, par quel procédé Whitehead rend-t-il compte des étants tels que nous les rencontrons quotidiennement ? Qui dit organisme, dit « tout fonctionnel », « série emboîtée de niveaux », « système hiérarchisé633 » : les concepts de société font valoir que les étants rencontrés dans le quotidien ne sont que floculations d’entités actuelles. La stratigraphie de chaque segment du réel que cet outillage spécifique permet insinue la métastabilité des architectures organiques. Parallèlement aux distinctions sociétales, on trouve la gradation des degrés d’intensité des entités actuelles. Whitehead identifie quatre paliers : les entités actuelles de l’espace dit « vide » ; celles appartenant aux sociétés corpusculaires inertes ; celles participant aux sociétés corpusculaires vivantes ; et, enfin, celles générant les objets persistant conscients634. Plus que cette distinction purement indicative, c’est la continuité de structure qui est ici importante. Les deux jeux — sociétés et intensités — sont évidemment codépendants : les entités de haut niveau ne peuvent se concevoir en dehors d’un environnement propice, et vice-versa635. Venonsen à l’échelle sociétale elle-même. Le concept de multiplicité est au premier abord assez énigmatique : la CE7 parle de la multiplicité des entités, sans plus636. D’une part, le concept désigne la pure disjonction entre entités actuelles, la condition de possibilité de tout nexus. D’autre part, Whitehead l’emploie pour nommer les objets éternels637. Mais une pure disjonction est difficile à concevoir chez Whitehead. CE16 évoque d’ailleurs de la satisfaction d’au moins une condition pour faire partie d’une multiplicité. Il s’agit d’une condition négative : une multiplicité est un désordre relatif à une concrescence, elle n’entre en procès que par l’intermédiaire de ses membres pris individuellement638. Pour clarifier définitivement cette notion, il faut faire retour au traité d’algèbre universelle et particulièrement à son troisième livre,

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qui reprend la notion de manifold, énoncée pour la première fois par Riemann (« Mannigfaltigkeit »)639. On se référera à l’expertise de J. Riche : « Soit un ensemble de choses qui partagent une même propriété, chacune pouvant la posséder sur un mode différent. Appelons ces modes variés "éléments". Alors, l'agrégat de tous ces éléments est appelé multiplicité de la propriété. Tous les objets d'un schème qui possèdent une propriété dans un mode donné, i.e. qui sont équivalents, correspondent à un même élément de la multiplicité de cette propriété. Cet élément représente l'objet et inversement. Par exemple, l'espace vide représenté dans un système de coordonnées est une multiplicité. Chaque point représente un mode particulier d'une propriété commune, la spatialité. Les axiomes de la géométrie, c'est-à-dire les propriétés fondamentales de l'espace exprimées en termes de ces coordonnées, constituent la caractéristique de cette multiplicité. » L’affaire est d’autant plus importante pour l’intelligence de la pensée du dernier Whitehead que le concept d’intensité est déjà invoqué pour caractériser une multiplicité donnée et tout particulièrement pour définir les relations entre ses éléments. Pour clarifier les différentes multiplicités étudiées, « Whitehead en énumère les différents types: une multiplicité peut être autoconstitutive quand les seules propriétés que les éléments représentent servent à définir les relations entre éléments. C'est le cas des nombres entiers. Une multiplicité est constituée extrinsèquement si on doit tenir compte de ses propriétés secondaires. Elle est uniforme si tous les éléments entretiennent les mêmes relations par rapport à l'ensemble. C'est le cas de l'espace. Elle est sérielle si les éléments peuvent être arrangés en série, chaque élément générant le suivant. C'est le cas de la ligne. Ou elle peut être complexe sérielle quand tous ses éléments appartiennent à une ou à plusieurs sous-multiplicités sérielles simples sans qu'elle y appartienne ellemême. C'est le cas d'une surface. Elle peut encore être définie quantitativement, les éléments étant spécifiés par un nombre mesurable d'entités; ou elle peut être multiplicité d'une fonction algébrique quand chaque élément représente la valeur d'une quantité algébrique. Elle peut être continue si chaque valeur qui définit les éléments varie de manière continue; complexe continue si elle sa définition dépend de plusieurs quantités. Une multiplicité continue définie quantitative à n dimensions, i.e. qui requiert les valeurs absolues de n variables pour sa définition sera une multiplicité continue étendue n-aire. Enfin, une multiplicité complète peut être décomposée successivement en sous-multiplicités; et deux multiplicités peuvent se trouver en relation biunivoque640 ». Comme le met en exergue Kuntz avec une citation de Sénèque, le terme nexus est dérivé du latin signifiant « enlacement, nœud, lien, étreinte641. » C’est la nature du nœud existant entre les entités actuelles qui déterminera la qualité du lien. Les CX3 (explicitée par la CE14) et CX7

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(explicitée par la CE16) différencient le nexus, qui possède une immanence mutuelle de ses membres, de la multiplicité. Un nexus purement spatial est composé d’entités actuelles contemporaines (synchroniques) ; un nexus purement temporel ne contient aucune paire d’entités contemporaines, il est une route d’expériences (diachroniques). Le concept de nexus, et tout spécialement ses expansions, permet de jeter un pont entre le métaphysiquement ultime et l’image du monde que l’immédiateté présentationnelle nous livre. Par la force des choses, le nexus tend vers l’idée de substance telle qu’elle est comprise depuis Aristote, à la notable différence cependant que son concept est respectueux de l’image organique poursuivie : les nexus sont des faits réels de proximité642, des structures tissulaires et labiles, non des substances monolithiques prérelativistes. Une société est un nexus possédant un « ordre social643 », c’est-à-dire que chaque génération d’entité actuelle le composant exhibe un élément de forme commun, en l’espèce de caractéristiques systématiquement dérivées de leurs prédécesseurs. En d’autres termes, une société est auto-subsistante, elle est sa propre raison d’être (ce qui ne veut pas dire qu’elle puisse perdurer sans un environnement favorable644). Un objet persistant est une société frappée d’un « ordre personnel », c’est-à-dire une société dont les membres sont ordonnés sériellement645. Purement continu et temporel, l’objet persistant (contrairement aux sociétés corpusculaires qui abritent des sociétés) n’est décomposable qu’en entités actuelles. L’exemple qui s’impose est celui de l’âme646 ; mais Whitehead (assujetti à la science de son temps) parle aussi de sociétés électroniques et protoniques… Une société corpusculaire647 est une société spatio-temporelle structurée en faisceaux d’objets persistants. Whitehead distingue — sans les opposer648 — les sociétés corpusculaires inertes (e.g., un minéral) et les sociétés corpusculaires vivantes (e.g., un corps humain). Malgré les criantes différences qui les distinguent, il n’est, en dernière analyse, pas possible d’établir de frontière précise entre elles649. Un vivant personnel650 est une société corpusculaire vivante dominée par une société personnelle. Paradigmatiquement, il s’agit d’un corps sur lequel règne une âme, occasion dominante établissant une relation « vinculaire » sur des sentirs physiques hybrides651. Ouvrons une rapide parenthèse conclusive. Il fut dit que le principal résultat de la philosophie organique est la destruction de l’ancien concept de substance et son remplacement par le concept de sociétés (de sociétés) d’entités actuelles. Pareille affirmation n’est pas fausse mais elle nécessite qualification. La complexité du concept de substance est archétypale en philosophie, et celle du concept de société nous a été exposée. On peut approximer la première en disant que le concept grec insiste sur ce qui

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perdure dans le changement, tandis que le concept moderne fait porter l’accent sur l’autofondation. Whitehead ne distingue pas vraiment ces deux inflexions et attaque principalement la conception moderne du point de vue de sa négligence de la temporalité. Ce qui le titille, c’est en effet moins l’hypothèse théologique faisant de Dieu un être nécessairement indépendant (y compris du point de vue temporel) et le Monde un agrégat plus ou moins stabilisé mais totalement dépendant de Lui, que la destruction du sens de la temporalité. Il argumente sa critique du substantialisme à partir des textes de Descartes, Locke et Hume, sans voir qu’une certaine lecture d’Aristote ou de Thomas d’Aquin les dédouane d’un substantialisme nécrosé. Selon d’aucuns, l’isolationnisme et le statisme substantiel sont complètement étrangers à Aristote et Thomas : tout être est intrinsèquement actif et communicatif, toute substance existe pour et par ses opérations. Nous laisserons aux exégètes compétents le soin de défendre leur thèse652. 4. Les principes du schème catégorial

Montrons à présent comment ce qui fut appelé son intuition pré-systématique trouve son hypostasiation dans les quatre principes qui scandent le schème catégorial et qui circonscrivent son intuition systématique. Plusieurs approches convergentes furent utilisées jusqu’ici. Au nombre des influences subies par Whitehead, nous comptâmes principalement, d’une part, James et Bergson, d’autre part, le fait religieux, l’évolutionnisme, la mécanique quantique et la relativité restreinte. L’inclination que toute son œuvre possède fut qualifiée de réalisme et d’empirisme, ce qui se déclina en termes de primauté du concret dans sa dimension plurielle et de reconnaissance de la valeur de toute expérience. Le développement de sa pensée se vit mettre en relief à l’aide de la progressive emphase qui tomba sur l’interconnexion mondaine, sur l’apparition de radicale nouveauté, et sur l’intégration du phénomène humain dans son système. Du point de vue de l’élucidation de son ontologie, une demi-douzaine de concepts-clef furent exposés. De ce faisceau convergent, son réalisme se détache par son ancienneté et sa puissance. C’est lui qui l’invite à poser le principe ontologique (« actual entities are the only reasons653 ») qui donne corps à son atomisme. Seules les entités actuelles seront à bon droit dites pleinement actuelles. Réalisme et rejet de toute ontologie substantialiste mènent à son principe du procès (« how an entity becomes constitute what an entity is654 ») : l’être est la sédimentation du devenir ; l’antique ou)si/a est remplacée par des bouffées d’existences qui s’organisent en sociétés (et en sociétés de sociétés). Si constance il y a, ce n’est qu’à la faveur d’une opiniâtre reconstitution, d’une récapitulation incessante d’une trame toujours à ourdir. Ce devenir n’est toutefois pas à comprendre sur le mode d’une fluctuation pérenne, mais avec l’aide de la catégorie de l’Ultime ou principe de

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nouveauté (« the many become one and are increased by one655 ») : l’inouï est condition de possibilité d’un devenir véritable ; le temps est création, il n’y a pas de déterminisme absolu. Rien n’est épargné par ce principe d’ouverture : la catégorie de l’Ultime est présupposée par la totalité du schème catégorial. De cela, il résulte qu’elle transcende en quelque manière le principe ontologique en tant que raison des raisons. Quand Whitehead affirme que le Multiple devient Un, on pourrait croire qu’il demeure une bifurcation entre les « matériaux » et le « concrescé ». Il n’en est rien. En disant que l’être, c’est le devenir sédimenté, il fait porter l’emphase sur le processus de la concrescence qui donne naissance à une nouvelle entité actuelle ; il parle alors de l’entité comme « sujet », comme être-advenant. L’entité-sujet ordonne à sa façon les données qu’elle préhende, elle exerce un pouvoir possiblement discriminant sur le flux nécessitant qui se presse à sa porte. Dès que la « satisfaction » est atteinte, c’est-à-dire une fois que le processus d’unification est réalisé, elle perd sa « subjectivité » pour devenir « objet », c’est-à-dire un potentiel qui pourra à son tour se trouver intégré dans d’autres devenirs : il y a palpitation dans l’être656. Ici intervient son principe de relativité (« it belongs to the nature of every “being” that it is potential for every “becoming”657 ») qui scelle une interconnexion cosmique forte. De substance au sens aristotélicien, il n’est plus question. Ce qui s’obstine dans l’être n’est qu’un effet de surface ancré dans une société temporelle d’entités actuelles, chacune ne durant qu’un temps fini, durée au demeurant directement corrélée à leur niveau de créativité : une entité actuelle de type électronique aura une durée infiniment plus courte qu’une entité actuelle structurant l’âme d’un mammifère. Dans le premier cas, le pôle mental est quasiment insignifiant ; dans le second, il est capital. Une brève mention du principe subjectiviste réformé clôture notre visite. Maintenant que le décor est dressé, passons à l’examen approfondi de ces « vertus cardinales » du panexpérientialisme. •Le principe Ontologique (CE18)

« Pas d’entité actuelle, pas de raison » : au nombre de ces puissants piliers octogonaux qui donnent au programme philosophique whiteheadien le lest ontologique qu’il revendique expressément, le principe ontologique est sans conteste le plus décisif. Nous avons essayé de le montrer, il suffit de serrer cette définition pour voir apparaître les grands traits de son système. Semblable au « ex nihilo, nihil fit » de Lucrèce, la CE18 constitue le point d’écoute du schème catégorial, ce qui le relie directement au concret, aux « faits têtus » : The ontological principle declares that every decision is referable to one or more actual entities, because in separation from actual entities there is nothing, merely nonentity — « The rest is silence »658.

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Toute décision, tout aspect du devenir et de l’être — y compris les pures potentialités que sont les objets éternels —, doit se référer à une (ou plusieurs) entité actuelle. La connexité mondaine trouve son siège dans les entités actuelles et nulle part ailleurs. On devine immédiatement la synergie qui existe entre le principe subjectiviste réformé et le principe ontologique : le premier pose que tout ce qui est expérience ; le second, que les entités actuelles sont les seules raisons, les seuls lieux où un authentique êtreensemble se dévoile. « The primary togetherness of things is their togetherness in experience659 » ; « no things are “together” except in experience660 ». Lorsqu’il s’est agi de lever l’ambiguïté ontologique frappant les objets éternels, le principe ontologique le conduisit à son concept de Dieu : ils sont de pures potentialités ne devant leur virtualité qu’à leur Envisagement par la nature primordiale de Dieu. Pour le dire à la manière de Steiner, le principe ontologique donne au passé son avenir et à l’avenir ses racines. Il nous invite aussi à réfléchir au développement historique du principe de raison : « rien n’est sans raison », écrivit Leibniz à Arnauld661, et cela inclut à la fois la causation physique, le vouloir, et la causation ontologique. L’êtreensemble est expérientiel. •Le principe du procès (CE9)

Avec le principe du procès, la catégorie de l’Ultime, personnage énigmatique du schème catégorial, reçoit une qualification directe sous la forme d’un corollaire nécessaire. Le réel est le processuel : ce qui « est vraiment réel », c’est-à-dire ce qui est pleinement actuel, est procès, instabilité constitutive, élan solaire ; le comment de ce devenir constitue ce que l’entité est662. Ou plutôt ce qu’elle sera : l’être est la sédimentation du devenir, il ne possède qu’une « quasi-existence ». L’entité-objet (future) résulte de l’ensemblement d’entités-objet (passées) pratiqué par l’entité-sujet (présente). Bien que Whitehead dise que devenir signifie quelque chose devient, il ne faut pas prendre cela au pied de la lettre663. Certes, il y a préexistence d’une structure d’accueil : les éléments formateurs sont toujours-déjà là, et au nombre de ceux-ci il faut compter cette créativité cristallisée qu’est le passé ; mais le répété est transformé par l’immédiateté nouvelle en un événement qui est perspective novatrice. Le passage de la Nature est passage au sens d’Aufhebung664 ; ontologiquement parlant, il y a primogéniture du devenir. « Rien » ne précède à proprement parler la satisfaction. Dans l’apparente radicalité de cette thèse — derrière laquelle se dissimule le mystère de l’exister — retentit la rupture qu’est la venue à l’être et son échappement : l’entité concrescente n’est pas préhendable — ce qui devient n’est pas encore665 — ; et l’entité concrescée, préhendable, est frappée de catalepsie — ce qui est ne devient pas666. Contre Whitehead, Bunge ontologise la thèse logique de la préséance de l’être sur le devenir :

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seul un être peut devenir, une « chose » ne peut être définie en terme processus, s’entendra-t-on dire667. Or c’est tout le contraire pour philosophe : c’est le devenir qui pose l’être, la choséité n’est qu’un effet surface. La stabilité s’établit sur un socle mouvant ; la pure permanence saurait générer le flux mondain.

de le de ne

•Le principe de relativité (CE4)

Tout ce qui est plénièrement — subjectivement — expérience ; ce qui n’expérience plus est objet d’expérience ; et cet objet n’est qu’un sujet cristallisé, dévitalisé. La mise en procès du dualisme statique sujet-objet s’énonce dans le principe de relativité, qui exige que toute entité actuelle advienne sous la forme d’un sujet, et perdure sous la forme d’un objet. L’entité-sujet est l’entité en procès d’auto-détermination ; l’entité-objet est l’entité déterminée. La première possède une « durée », la seconde est « objectivement immortelle ». La subordination de l’être au devenir — de l’entité-objet (ou superjet) à l’entité-sujet — est complétée par leur chaînage : il appartient à la nature d’un être d’être potentiel pour tout devenir668. La trame du concret est ainsi érigée à la manière d’un sorite : l’entité actuelle qui fut sujet de préhension devient, une fois satisfaite, objet de préhensions qui iront nouer de nouvelles relationalités en d’autres entités. Une des vertus du principe de relativité est de sauver le principe ontologique du danger de monisme669 en garantissant l’existence et la répétition des particuliers (comme celle des « universaux »). Une entité-objet est nécessairement préhendée par toutes les entités-sujet qui appartiennent à son futur. Or, préhender équivaut à subir une causalité ; fonctionner en tant qu’objet670, c’est posséder une capacité déterminative qui est aussi une capacité de répétition671. Afin de faire le départ entre la pleine actualité de l’entité concrescente et l’actualité sourde de l’entité concrescée, on parlera de la virtualité (au sens de virtus) ou de la quasi-existence de cette dernière. Profitons-en pour respécifier la dialectique sujet-superjet, autre formulation de sa réforme destructrice de la bi-ontologie. Il est essentiel, nous dit Whitehead, que l’idée d’un sujet inerte soit complètement abandonnée. Une entité actuelle doit être considérée à la fois comme sujet expérientiel (« transient »), et superjet de ses expériences (« immortel »)672 ; à la fois comme présidant à l’immédiateté de son devenir (fait privé), et comme exerçant un impact sur son futur (fait public). On ne peut dissocier l’entité-sujet ni des entités-objet qu’elle préhende (son passé), ni des entitéssujet qui la préhenderont à son tour (son futur). La percolation est tout autant rétention que protension, re-présentation qu’anticipation de sa force d’impact : le but subjectif vise l’intensité du présent immédiat comme celle du futur pertinent 673. Le principe de relativité représente un rejet complet de

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toute limitation de la relationalité. Notons enfin la proximité de ce principe, directement inspiré de la tournure que prit la science sous l’égide d’Einstein, avec le concept bouddhiste de co-origination dépendante qui fonde une ontologie pluraliste, interactive, relativiste et processuelle674. Rien n’est indépendant, existant pour soi, permanent. La relativité de Whitehead s’ouvre sur un principe déterminant de sa métaphysique, directement corrélé au principe ontologique et à la créativité, la catégorie de l’Ultime elle-même. Elle fait l’uni-vers : toute entité actuelle est un élément dans le devenir de toute autre ; après avoir été sujet préhendant, elle est objet-superjet, pur donné. On peut reconnaître dans ces concepts les lignes de force du concept d’intentionnalité auquel la phénoménologie doit tant : il n’existe pas plus de conscience sans objet, que d’objet qui ne soit phénomène pour un sujet. D’un point de vue whiteheadien, le statisme de cette bipartition sera tout particulièrement déploré : tout ce qui existe, est sujet et sera objet une fois que son immédiateté aura péri. •Le principe subjectiviste réformé

Le principe subjectiviste réformé pose que le mode d’existence du sujet est emblématique de toute actualité. En d’autres termes, existe ce qui expérience, et rien que ce qui expérience. Le fait que le schème catégorial ne reprenne pas à son compte le principe réformé est une de ses plus manifestes dysfonctions. En ratifiant la possibilité de définir critiquement une entité actuelle à partir de notre subjectivité, il constitue la délinéamentation la plus suggestive du panexpérientialisme. Qu’il puisse être lu comme une formulation alternative et du principe de relativité, et du principe ontologique ne le laisse toutefois pas totalement en porte-à-faux du schème catégorial675. 5. Dynamique du schème catégorial

Le tableau auquel nous sommes arrivés est le suivant. La triunique catégorie de l’Ultime trouve une élucidation dans les principes découverts parmi les catégories d’explication (les catégories de l’existence étant médianes). Ces principes, qui peuvent être considérés comme la première strate sémantique monnayant la créativité, obéissent à l’exigence de cohérence de PR3, serrant au plus près le sens qui n’est qu’implicite dans la catégorie de l’Ultime. Le point de contact tout désigné entre l’Ultime, tel que le décline la catégorie du même nom, et cette première couche, c’est le principe du procès (CE9), centré sur la catégorie d’entité actuelle sujet (CX1). Rendre manifeste le lien silencieux d’engendrement qui retentit au sein des autres catégories d’explication revient à creuser la spécification du réseau formé par les quatre principes que nous venons d’examiner. Le processus de concrescence constitue le foyer de son architecture : d’une part, ses tenants et ses

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aboutissants trouvent explicitation dans les catégories d’explication ; d’autre part, ses raisons internes font l’objet des obligations catégoriales. Engageons à nouveau le fer à hauteur de la catégorie de l’Ultime. Du point de vue des catégories d’explication, elle est représentée par le principe du procès (CE9) qui dialectise être et devenir. Le monde actuel est un processus qui embrase la Totalité (CE1). Si toutes les entités actuelles y participent (CE18), les objets éternels en sont exclus (CE3). CE19 assouplit cependant la disjonction en parlant de communauté médiatisée par les autres catégories de l’existence676. La clef de voûte de son armature conceptuelle est l’événement de la concrescence, siège du processus de la manifestation. De par la CE2, la concrescence est le lieu du procès (CE1 et CE9), i.e., du passage du potentiel à l’actuel, de l’univers disjonctif — « many » ou « multiplicity » (CX7 et CE16) — à l’univers conjonctif. Elle est un procès d’objectification (CE8), c’est-à-dire de tissage préhensif, générateur d’un nouvel être-ensemble677. L’objectification est une détermination (CE20), et cette détermination est qualifiée de « fonctionnement678. » Fonctionner, déterminer, c’est se déterminer : l’entité actuelle concrescente est une causa sui (CE21) qui possède sa propre identité (CE22) — deux entités actuelles ne peuvent provenir d’un horizon ontologique strictement identique679. Ce fonctionnement autonome fait exister la constitution interne de l’entité ; il est aussi son immédiateté (CE23). Si l’on s’enquiert de la manière dont les deux extremums de la concrescence sont décrits, on constate que le passage du potentiel à l’actuel, qui est celui de la diversité à l’identité, se réalise à partir d’un « many » qui peut être une entité actuelle passée (CE4), une potentialité réelle (CE6), une pure potentialité (CE7 et CE24), un nexus (CE14), ou une multiplicité (CE16). Toute entité actuelle est susceptible de deux descriptions complémentaires reprenant la différence acte-puissance (CE8) : l’analyse génétique et l’analyse morphologique. La première, dite aussi « division » ou analyse en termes de préhensions (CE10), occupe la troisième partie de Process and Reality ; ses neuf principes directeurs sont les « obligations catégoriales », auxquels introduit la catégorie-charnière qu’est la CE27. La seconde est l’objet de la quatrième partie de Process and Reality, qui parle de « division coordonnée. » Enfin, les catégories d’explication délivrent quelques précisions « externes » supplémentaires sur la concrescence. Son but, une réelle identité (CE22), est nommé « satisfaction » (CE25). Il est atteint à la suite de différentes phases intégratives qui soumettent le donné initial à plusieurs filtres évaluateurs et comparatifs (CE27). Processus unificateur, ce « croître ensemble » s’adosse à un jeu de propositions médiatrices (CE15) qui permet l’élaboration de nouveaux contrastes (CE17) sans qu’un élément de l’entitésujet n’ait plus d’une fonction (CE26 et CO2). La concrescence est le

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rassemblement d’un réseau préhensif qui procède à la fois de la nécessité du passé (« physical pole » ou « conformal phase »), et de la contingence du futur (« mental pole » ou « supplemental phases »). Toute préhension est analysable en trois facteurs (CE11) : le sujet qui préhende, le donné qui est préhendé et la forme subjective rendant compte du filtre que l’entité préhendante applique sur le donné. Il y a beaucoup de différentes espèces de forme subjective, nous dit la CE13 : émotions, évaluations, intentions, attractions, répulsions. La conscience elle-même en est une… La CE11 ajoute que les préhensions peuvent être physiques ou conceptuelles. La CE12 se livre à la partition, que nous avons déjà signalée, entre préhensions positives et négatives. La solidarité catégorielle, imposée par l’exigence de cohérence, se manifeste à plus d’une reprise. Par exemple, en PR28, il est dit que les CE1, CE4, CE18 et CE27 établissent différents aspects de la même vérité métaphysique ; plus loin, le principe subjectiviste réformé — dont le statut est indubitablement celui d’un principe catégorial — est présenté comme une formulation alternative du principe de relativité (CE4)680. (Pour les précisions « internes », voir supra notre discussion des obligations catégoriales.) d. L’auto-émergence du concept de Dieu

Après cette première passe d’arme qui a vu la spécification des conceptsclef du panexpérientialisme et de leur échappée catégoriale, et avant de faire retour sur le primordial en reprenant la question de sa dicibilité, voyons ce qu’il en est des effervescences théologiques whiteheadiennes. On connaît le souhait du philosophe de ne pas faire de compliments métaphysiques à Dieu681, de le considérer comme exemplification principale des catégories682. Whitehead a fait de méritoires efforts en ce sens, mais il clair qu’une certaine différence conceptuelle, si ténue soit-elle, doit venir sanctionner l’incommensurabilité de Dieu avec les occasions actuelles ordinaires. Tout est affaire de différences de degré dans la philosophie du procès, à une exception près : Dieu, entité actuelle presque comme les autres, jouit de fonctionnalités personnelles. Sol ontologique des objets éternels et responsable de leur hiérarchisation, Dieu est à même de délivrer le but initial avec lequel la concrescence peut s’initialiser. C’est en ce sens seulement que Dieu est créateur : Dieu recueille des objets éternels incréés et modèle la créativité sans la fonder. Le phénomène divin n’est pas une société d’occasions se succédant dans le temps : l’occasion « Dieu » est une ; ne périssant point, sa concrescence est éternelle et Dieu n’a pas de passé. Alors que la concrescence d’une entité « ordinaire » ne peut éviter les préhensions négatives, elles sont absentes de l’activité divine. Qui plus est, sa concrescence « se déroule » dans l’ordre inverse de celui des entités

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actuelles. Ici, c’est le pôle mental, non-temporel, qui est « premier683 ». Enfin, Dieu est à l’unisson avec toutes les entités actuelles concrescentes684. La singularité de l’occasion divine est problématique en ce qu’elle a pour corollaire l’absence de toute satisfaction, c’est-à-dire de toute détermination rendant Dieu susceptible d’être préhendé par les entités actuelles — ce que la délivrance du but initial exige. En d’autres termes, si Dieu est toujours concrescent, c’est-à-dire sujet, son objectivation est impossible. Cette question retentit également au niveau de la simultanéité que Dieu entretient — ou non — avec toutes les entités-sujet… Voilà qui conduisit Hartshorne et Cobb à soutenir qu’une plus grande cohérence est obtenue lorsque Dieu est compris comme une société d’occasions. Substituer au Dieu monolithique un Dieu pluri-événementiel permet de conceptualiser la relation Dieu-Monde en respectant le principe de relativité whiteheadien. Selon Hartshorne, Whitehead ne lut pas entièrement les derniers dialogues et ne put malheureusement pas tirer parti de l’image platonicienne de Dieu comme Âme du Monde. En pareil cas, Dieu, notre « compagnon de souffrance685 », connaît au moins aussi bien que nous nos peines et nos plaisirs. Le glissement entre le panexpérientialisme et le théisme whiteheadien est très souple : Dieu n’a rien du deus ex machina anaxagorien dont se rit Aristote686. Attendu que la théologie whiteheadienne fait l’objet d’une littérature très dense (mais pas toujours conceptuellement satisfaisante), nous nous contenterons de désigner les lieux conceptuels relevant directement de notre propos. Soient : la spécificité des natures divines et leur interconnexité. Une attention toute particulière sera accordée à l’émergence du Principe de Concrétion : l’irruption du concept de Dieu correspond à une nécessité catégorielle, non à une inflexion due directement à la religiosité de notre auteur. On ne trouvera pas pour autant une « preuve de l’existence de Dieu » chez Whitehead. L’introduction, puis la complexification du concept divin appartient à une sphère adhérente à la sphère proprement rationnelle en ce sens qu’elle répond fondamentalement à un appel qui n’est pas d’ordre rationnel. Dieu est ici l’irrationalité Ultime687, ce pour quoi on ne peut donner de raison — simplement car Dieu est le fondement de toutes les raisons. Nous voyons ici à l’œuvre son héritage chrétien ; il n’est pas impossible que sans cette pression « extérieure » son schématisme ait emprunté une autre route d’approximation du mystère ontologique (souvenons-nous de sa période agnostique, voire athéiste, et de ses hésitations en SMW180). Il n’y a pas d’évidences systématiques en philosophie ou ailleurs ; seule la concrétude étend son emprise sur nos âmes errantes. En suivant les sentes de son esprit laudatif de la liberté, nous n’aurons pas pour projet de rendre toutes les finesses d’une argumentation serrée mais plutôt de manifester en quoi l’intuition cosmique whiteheadienne

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rejoint l’émerveillement du psalmiste. Préalablement à la distinction des différentes natures de Dieu, on examinera l’interdépendance de l’architecture créativiste et de son horizon platonicien en l’espèce des problématiques « objets éternels ». 1. Objets éternels et natures divines •Les objets éternels

Avant de soumettre à l’examen la nécessité qui poussa le formalisme whiteheadien dans les rets théologiques, il y a lieu de préciser la nature des « objets éternels. » Une indication significative, tout d’abord : la première expression de son ontologie horizontale repose sur trois principes formateurs immanents — créativité, objets éternels et Dieu —, dont il est expédient de rappeler brièvement l’étiologie. Dès les Principles of Natural Knowledge s’articule la nécessité de faire appel à des objets qui rendront compte du récurrent et de la — toute relative — stabilité mondaine. L’aiguille de Cléopâtre que l’on voit depuis Charing Cross, pour être d’ordre événementiel, n’en perdure pas moins dans l’espace-temps à la faveur de l’ingression d’objets. Avec Science and the Modern World, ces objets deviennent également le lieu du possible et des valeurs tandis que leur événementialisation requiert un principe de limitation qui ne tardera pas à être divinisé. (Rappelons que ceci ne prend tout son sens qu’à la lumière du passage des événements aux entités actuelles bipolaires.) Religion in the Making discute le premier les trois « éléments formateurs » dans sa platonicienne interdépendance688. La nature primordiale de Dieu, facteur immanent à toute entité, ne possède ni personnalité, ni existence autonome. La religiosité whiteheadienne mit du temps à s’organiser autour d’un Dieu personnel tel qu’il s’atteste dans les concepts de nature conséquente et de nature superjective. Lorsque, fort de son empirioréalisme, Whitehead dut expliciter la triade fondatrice de son système, c’est de la créativité et de ses hypostases concrètes qu’il partit (« from below »), non de Dieu ou des pures potentialités que demeurent les objets éternels (« from above »). Pour la raison, recourir à Dieu équivaut en effet à renoncer à une partie de ses prérogatives. La nécessité conceptuelle qui vient cimenter ses spéculations s’origine, et dans la factualité du procès, et dans celle du récurrent. L’introduction des objets éternels répond à la question des conditions de possibilité de la morphorémanence qui indubitablement s’atteste, signant l’existence d’un ordre mondain, c’est-à-dire d’un cosmos689. Les objets « éternels » — au sens d’« intemporel » — sont les purs potentiels que nous avons maintes fois rencontrés. Le terme, malheureux selon certains690, vise à départir l’ontologie nouvelle du poids de la dispute des universaux. Tout objet éternel

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possède, d’une part, une essence individuelle et, d’autre part, une essence relationnelle. Ce qu’un objet éternel est en lui-même est compréhensible sans faire référence à une occasion particulière691 ; il n’est alors qu’une abstraction, telle une couleur ou une forme spécifique. D’un point de vue relationnel, il est un cadre connectif, un ensemble de relations extensives. Whitehead distingue également les objets simples des objets complexes (ces derniers résultant de la combinaison des objets simples). Les objets simples sont de deux sortes : « objectifs » — formes mathématiques platoniciennes — et « subjectifs » — une certaine manière déterminée dont un sentir ressent : émotion, intensité, attrait, aversion, plaisir, peine692. Les premiers ne peuvent ingresser que selon le mode public (relations numériques, formes géométriques) ; les seconds, définissant la forme subjective d’un sentir, sont exclusivement privés. Chaque occasion est une synthèse de la totalité des objets éternels telle que limitée par la gradation intensive. On retrouve la même gestuelle que celle qui cernait l’immanence mutuelle des entités actuelles : d’une part, Whitehead affirme que tout est dans tout ; d’autre part, la finitude introduit des limitations constitutives. Si toute entité actuelle sujet rassemble à la fois la totalité des entités-objet et des objets éternels, sans l’intervention de préhensions négatives et une sélection de possibilités, la concrescence ne pourrait avoir lieu. La raison de ce double discours tient dans la contrainte ontologique selon laquelle être, c’est être déterminé ; être, c’est nécessairement être « quelque chose. » De plus, la sélection/abstraction ne détruit pas la coappartenance des entités entre elles, ni la communauté des objets éternels. Le statut des objets éternels n’est pas chose aisée à déterminer. Il y a un certain platonisme chez Whitehead, comme sans doute chez tout mathématicien : la manière dont il introduit le concept d’objet éternel et le vocabulaire utilisé en attestent. (Bien sûr, il faudrait s’entendre sur le développement du platonisme de Platon — cf. Deleuze.) Le concept d’objet et celui de reconnaissance (« recognition ») sont adoubés dans les Principles of Natural Knowledge ; à partir du Concept of Nature, il parle d’ingression, mais seul l’espace est sensé être « éternel ». Science and the Modern World introduit le concept, sans que l’on sache encore très bien si les « objets » dont il est question procèdent des archétypes ou des « enduring objects » de Process and Reality693. Les objets éternels sont légion ; ordonnés au sein d’un « royaume » stable, ils sont les mêmes pour toute actualité concrescente694. Ni actuels ni temporels, incréés695, ils « sont » pure multiplicité non réalisée696 constituée en hiérarchie par l’Envisagement primordial divin. Ils ne sont ni susceptibles de changement, ni capable de renouvellement697. Cela étant, Whitehead n’est pas platonicien en ce qu’il n’a jamais fait valoir la primauté ontologique de ses objets. On serait plus

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avisé de parler d’augustinisme : l’introduction de la théorie épochale du temps (ou atomisme ontologique) fut accompagnée de la théorisation de la sélection des objets (qui devinrent responsables de la nouveauté), c’est-àdire de la localisation des objets dans la nature primordiale de Dieu et de la compréhension de ce dernier en tant que Principe de Concrétion. En y regardant de près, seules les entités actuelles sont plénièrement — et elles ne peuvent être décrites, même inadéquatement, par des universaux car d’autres entités actuelles entrent toujours dans leur description698. En euxmêmes, les objets sont muets ; ils ne laissent rien prévoir de leurs ingressions699. Un objet éternel ne peut être décrit qu’en terme de sa potentialité ingressive et son analyse ne révèle alors que d’autres objets éternels700. La codépendance qui s’atteste entre entités actuelles et objets éternels se détecte dans le fait que seules les propositions permettent de comprendre l’un et/ou l’autre. Impossible donc de séparer les entités actuelles des « éléments formateurs. » De plus, certains passages laissent entrevoir l’existence dérivative des objets, comme lorsqu’il est dit que l’ordre mondain introduit un ordre dérivé parmi les objets éternels701. Cette dérivation est évidente à la lumière de la dialectique unissant le Monde et Dieu. La fécondité de la contribution whiteheadienne réside, entre autres, dans un renouvellement théologique. Pour aller à l’essentiel, disons que Dieu, quoique unique, est dévisageable sous plusieurs « natures », qui correspondent à autant de fonctions métaphysiques. La nature primordiale délivre le but initial qui permet toute concrescence, et la nature conséquente préhende les entités basculant dans l’objectivité : Dieu agit sur le Monde et le Monde agit sur Dieu. Or, nous le montrerons, ces natures ne peuvent remplir leur rôle qu’en étant tuilées les unes dans les autres. De la même manière que l’impact divin sur le Monde se répercute dans la nature seconde, l’impact mondain sur Dieu se répercute dans la nature première. Whitehead rejette l’essentialisme en ce qu’il est chevillé à la biontologie. Une entité actuelle (plus précisément son moment subjectif) n’est qu’une pulsation dans l’exister ; son « essence » n’est pas quelque chose de statique mais une perspective particulière sur le monde, perspective qui dure le temps de sa concrétisation. Le rapport entre cette perspective, cette fenestration, et le monde des idées n’est en aucune manière platonicien : l’auteur ne parle pas de participation, d’image, d’ombre ou de vestige. Le surgissement dans l’être est expressément compris sur le mode du tramage d’un nouveau nœud ontologique : il y a production d’un nouvel êtreensemble. L’entité concrescente porte à l’existence des potentialités inédites, jusque-là inouïes. Une vision statique des objets éternels trahit l’intention processuelle de Whitehead : l’actualité, par son actualisation, transforme ipso facto le champ des possibilités. Peut-être pourrait-on dire qu’il évolua d’un platonisme inavouable à un aristotélisme transmué. Pour

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suggérer une étiologie très grossière, des Principles of Natural Knowledge à Science and the Modern World (non inclus), les objets éternels possèdent une indépendance que le non développement de son système l’empêche de définir clairement (Whitehead s’interdisait alors le franchissement des portes ontologiques) ; par la suite, c’est le développement de ce système qui va donner l’impression d’un platonisme alors que les objets s’aristotélisent (l’augustinisme que nous évoquions doit être lu à la lumière de la codépendance de Dieu et du Monde). Une enquête détaillée devrait venir qualifier cette hypothèse de travail qui a néanmoins le mérite de souligner l’ambiguïté de sa position. S’il est flagrant que Whitehead ait utilisé l’abstraction qu’est la pure forme platonicienne, il n’est pas moins vrai que l’autonomie des objets éternels tend vers zéro dès l’on met en branle son algorithme. D’après lui, les mathématiques ont aiguillé l’humanité dans la direction de l’hypothèse métaphysique des formes éternelles sans vie ni mouvement et de la réduction de l’univers à un absolu stérilement tautologique702. Que faut-il en conclure sinon que seule la cohérence — parfois paradoxale — de la totalité du schème catégorial permet de rendre justice à sa Weltanschauung ? •La nature primordiale

Le concept de nature primordiale sert de socle à l’incrémentalisme de sa vision théologique. Il s’autonomise semblablement dans ses œuvres majeures : dès que Whitehead accepta de se pencher sur le métaphysique, il s’empressa de donner une localisation à la « limitation sélective703 » exigée par toute actualisation. Attendu qu’ordre et valeurs pétrissent le monde, nous sommes contraints de poser des pures possibilités et un mécanisme pourvoyeur de but initial subjectif ; attendu qu’ordre, valeur et but initial sont décrits par des objets éternels, il faut leur conférer un lieu originaire, une entité doit être désignée pour abriter ces pures potentialités (sinon confinées dans les limbes de l’être et pour les fulgurer à bon escient). Dieu devint « réservoir de possibilités » et pourvoyeur du but initial. L’entité actuelle ne peut commencer sa concrescence sans que le but initial ne stipule sa localisation et ne mette à sa disposition l’ensemble des objets éternels compatibilisant son actualisation avec l’harmonie universelle. Avec le concept de nature primordiale, ces deux points litigieux trouvent leur lieu de convergence : les pures possibilités doivent leur virtualité à un « Envisagement exhaustif » qui opère également une (é)valuation conceptuelle inconditionnelle, i.e., un jugement de valeur704. Les conditions métaphysiques de la manifestation deviennent dès lors : la virtualité des pures possibilités en la nature primordiale de Dieu et l’organisation de leur relationalité par leur « évaluation » divine. La délivrance d’un but subjectif à toute entité concrescente doit respecter une double contrainte : compossibilité

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et évocation des intensités subjectives les plus grandes possibles. Dieu n’a d’autre projet pour le Monde que l’actualisation du plus de valeur possible. Le concept de but initial reflète dans une contexture spéculative précise l’exigence de compossibilité mâtinée d’un impératif dynamique. Recherchant l’absence de conflit et instillant la nouveauté radicale, il est vecteur de la stimulation des créatures sur la voie du progrès. Une compréhension fine de la transition du but initial au but subjectif, c’est-à-dire de la différence entre l’idéal proposé par Dieu, et le but que se donne l’actualité, n’est pas chose aisée. Ce sont évidemment les concepts de liberté et de déterminité qui doivent être sollicités au premier chef. Mais Dieu « murmure » le but proposé, évoque les intensités atteignables : le but est à la fois spécifique — afin de rencontrer les contraintes ontologiques auxquelles tous (Dieu compris) sont soumis — et imprécis — de manière à ce que la concrescence puisse se jouer librement. La systématisation du but initial relève de la théorie métaphysique des propositions. On peut dire de lui ce que MT107 dit de la variable logique : « The variable is an ingenious combination of the vagueness of any with the definiteness of a particular indication. » Si le but initial était une détermination totale, rien n’empêcherait la concrescence de s’effectuer sans le détour de la liberté. Dieu est créateur de création, l’initiateur d’une aventure, non pas l’horloger d’une horloge (atomique)705. L’expérience divine est par essence directrice ; Dieu est Principe de Concrétion conditionnant la créativité, mais aussi l’appât du sentir, l’éros de l’univers, l’éternelle poussée du désir706. La nature primordiale étant un mécanisme neutre, inconscient, on ne pourra pas dire que c’est l’amour qui meut707, mais plutôt le devoir. Cette fonction de Dieu est analogue à l’implacable nécessité grecque ou bouddhiste : le but initial est le meilleur possible — ce qui veut dire que le meilleur peut, en certaines circonstances, être un mal708… Dieu crée en provoquant au devenir, en donnant ordre d’advenir709. Dieu n’est transcendant et éternel que d’un point de vue abstrait. Il n’y a pas de transcendance au sens de la différence qualitative infinie de Kierkegaard, ni de « souveraineté » divine sur le monde, ou de radicale différence entre le monde et l’être de Dieu : le Monde n’est pas identique à Dieu, il n’est pas une partie de l’être de Dieu, ni une effusion ou une émanation. Dans son dialogue avec Johnson710, Whitehead stipule que la nature primordiale aurait dû être inclue dans le schème catégorial. Si elle ne le fut, son importance est manifeste dans ses trois œuvres-phare : Science and the Modern World, Religion in the Making, et Process and Reality. Science and the Modern World

Le fait est largement ignoré par les commentateurs : Science and the Modern World distingue deux activités déterminantes. D’une part, le

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principe de limitation, que l’on peut qualifier de relativement immanent ; et, d’autre part, le Principe de Concrétion711, que l’on qualifiera tout aussi provisionnellement de relativement transcendant. Le différentiel qu’instaure Science and the Modern World est important en ce qu’il met en relief l’activité du « monde actuel » passé. De plus, cette discrimination réduisant en quelque sorte le rôle divin à l’essentiel — la question du fondement de l’étalonnage des valeurs et donc de l’aiguillon vers le meilleur —, elle affine le jeu de contraintes devant lequel Whitehead se trouva avant son saut théologique712. En présupposant manifestement cette analyse dans ses travaux ultérieurs, Whitehead a eu tendance a ne plus développer que le pôle théologique de sa différence, conduisant maints interprètes à voir la délivrance du but initial comme seul facteur décisif dans l’initialisation de la concrescence (accepter cela reviendrait à rendre actuels seuls Dieu et l’entité-sujet). Indiquons, enfin, que la progressivité avec laquelle le concept de Dieu se dégage de son naturalisme reflète l’exigence rationnelle qui doit venir sceller tout système : il faut exploiter toutes les ressources de la raison (aidée de l’imagination) avant de consentir à poser l’indicible, il faut reculer tant que faire se peut les limites du surgissement du transcendantal713. Voyons cela dans le détail. Dans les chapitres X « Abstraction » et XI « God » — faisant tous deux partie des additions qui transformèrent les « Lowell Lectures » en Science and the Modern World714 —, Whitehead reprend à nouveaux frais son questionnement métaphysique. Il entend procéder rationnellement, en évitant l’émotivité qui souvent accompagne la régression principielle715. Son but, il se l’assigne à la suite du Stagirite : extraire impartialement de l’expérience les principes métaphysiques qu’elle nécessite. Selon lui, le problème et sa solution sont aristotéliciens : le passage du non actuel (i.e., non déterminé) à l’actuel requiert un principe de détermination. En d’autres termes, à partir d’un mise en examen des fu/sei o)/nta, il chemine prudemment vers la conception d’un « pantelh/j fact716 ». Après avoir compris la dualité fluence/persistance qui s’atteste dans le royaume naturel sur le mode du binôme événement/objet (Principles of Natural Knowledge et Concept of Nature), il peaufine sa compréhension de la structure de la manifestation en adoptant la théorie épochale du temps (communément appelée « atomisme temporel ») et son corrélat, le binôme entité actuelle/objet éternel (Science and the Modern World étant à cet égard l’œuvre charnière). Ce qui préoccupe Whitehead, c’est ce qui rend possible l’ordre mondain et sa stabilité. L’harmonie de morphorémanences qui indubitablement s’atteste — alors que l’événementiel est ontologiquement premier — le conduit à introduire les concepts d’objet éternel et d’ingression. La compréhension de l’actuel requiert une référence à l’idéal, nous dit-il717 : sans possibilités actualisables, sans alternatives, il est impossible de rendre

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compte de la phénoménalité. Deux exigences se posent alors : d’une part, donner un lieu à ces pures possibilités ; d’autre part, montrer comment certains objets ingressent dans certains sujets, garantissant ainsi l’harmonie cosmique. Les objets éternels ne sont ni actuels ni temporels ; l’entité en instance de phénoménalisation ne l’est pas plus. Il y a une force inertielle qui confère une inflexion première à l’infinité des possibles. Appartenir à un environnement social particulier, fonctionnant avec un jeu d’objets éternels plus ou moins restreint au sein d’une époque cosmique particulière, réduit déjà grandement la marge de manœuvre de la créativité. À cet envisagement, fruit de la créativité mondaine, vient s’adjoindre un Envisagement proprement divin, qui est hiérarchisation de valeurs. Être actuel, c’est être en devenir, c’est-à-dire en tension vers une détermination. Mais être actuel, c’est aussi posséder une valeur intrinsèque, valeur qui provient d’une sélection parmi des possibles718 : la restriction est le prix de la valeur. Or, il ne saurait y avoir de « valorisation » sans un principe valorisant, sans un lieu ontologique de la hiérarchisation des valeurs. Le Dieu auquel les réflexions de Science and the Modern World donnent naissance demeure cependant éloigné du Dieu de la religion. Ultime irrationalité, Dieu n’est pas « derrière la scène » ontologique. Dans le passage auquel nous faisons référence719, Whitehead confère à Dieu un statut très proche de la créativité comprise comme potentielle : tous deux représentent une dimension du sol sur lequel l’actuel viendra s’épauler, mais aucun n’est actuel en soi. Plus tard, Whitehead relativisera ce Dieu agissant de manière abstraite et quasi mécanique720 en l’intégrant dans une conception plus proche du Dieu-Personne : il parlera alors de nature primordiale et de nature conséquente. L’état d’innocence primordial se mue en engagement complice. Religion in the Making

La question sous-jacente demeure celle de la dépendance de toute actualité envers un ordre minimal721 ; la réponse se décante et les éléments formateurs — déjà à l’œuvre dans Science and the Modern World — reçoivent ici baptême. Le troisième chapitre de Religion in the Making articule la cohérence principielle qui, en corrélant créativité, formes et Dieu, justifie le phénomène722. La créativité protéenne, non actuelle mais temporelle, fait face au royaume des formes, non actuel et non temporel. Dieu, Principe de Concrétion, est actuel mais atemporel. Ce trièdre principiel est en quelque sorte invariant par rotation et par transparence723 : aucun des éléments formateurs ne saurait rendre compte du concret en abstraction de ses cofoncteurs, chacun présuppose l’autre, tandis que le trièdre lui-même est inséparable de ses « créatures724 ». Le rôle et la nature de Dieu sont ensuite discutés tandis que la thèse de l’équivalence entre actualité, limitation,

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et valeur reçoit de nouveaux commentaires725. Toute entité est le produit d’une réappropriation libre du projet divin, personnalisé pour cette entité. La venue à l’existence exige à la fois l’inclusion d’une partie de l’horizon ontologique — Dieu compris : dans chaque créature se découvre la détermination divine — et l’exclusion des incompatibles726. L’actualité est un une intensité jouir-de-soi, c’est-à-dire une valeur-pour-soi727, 728 d’expérience . Comment ne pas convenir que les limitations requises par la manifestation sont autant d’opportunités, autant d’aiguillons qui confèrent à la dérive temporelle une valeur essentielle729 ? On le sait, c’est dans Religion in the Making qu’apparaît la fructueuse distinction de deux natures divines. En tant que primordial, Dieu encourage la réalisation du plus haut niveau de valeur possible, de l’ordre le plus harmonieux730 ; en tant que conséquent, Dieu sauvegarde la moelle du Monde en transformant le jouir-de-soi des entités satisfaites en une immortalité harmonieuse731. Ce faisant, Dieu « value » le Monde — intègre la valeur du Monde —, et non le Monde lui-même732 : le lieu du passé n’est pas en Dieu, comme nous l’avons fait valoir lorsque nous distinguions immortalité objective et immortalité subjective. Dieu a certes connaissance du mal, mais, en vertu de sa bonté et de son amour, il le transmute en bien733. Dieu est lieur ; en tant qu’antécédent, il garantit la processualité harmonieuse du Monde, conciliant les incompossibles ; en tant que conséquent, il coordonne les valeurs actualisées dans le Monde734. Cela étant, gardons souvenance que son épître ne prétend pas que l’expérience religieuse inclut une intuition directe d’un Dieu-Personne735. Process and Reality

Process and Reality construit sur ce que Science and the Modern World et Religion in the Making établirent plus ou moins systématiquement. On retrouve ici la justification de la morphorémanence par les objets éternels et la localisation de ceux-ci dans la nature primordiale de Dieu ; le but initial vient asseoir sa théorie de la concrescence et la possibilité de la nouveauté ; la nature conséquente est, plus que jamais, appelée à négocier la question du sens ; et une troisième nature — dite « superjective » — scelle la présence du Dieu-compagnon auprès des entités de haut niveau. L’actualisation est comprise comme une détermination, c’est-à-dire comme un choix effectué parmi le passé (potentialité réelle) et les objets éternels (potentialité générale). En deux mots, l’interprétation canonique de l’introduction du principe de limitation divin soutient qu’attendu que, d’une part, seul un actuel peut occasionner une actualisation ; et que, d’autre part, ni la créativité ni le passé ne sont actuels, une tierce réalité doit être introduite. Après tout, quoi de plus « naturel » que de ne savoir, voire ne pouvoir, se décider face à des myriades de possibilités. Jamais la psycho-sociologie ne s’est d’ailleurs

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privée d’insister sur la triangularité du désir : nous ne désirons ceci ou cela que parce que l’autre, par son désir personnel, nous y a incité. La concrescence n’est réalisable que parce qu’une double limitation antécédente vient filtrer l’infinité des possibles et les compossibiliser. Il nous faut maintenant reconsidérer les conditions de l’harmonie mondaine. Dieu est dérivé du schème catégorial comme un théorème l’est d’un système axiomatique. Dieu émerge en tant que construit ; d’abord sous la forme d’une nature primordiale, puis sous celle d’une nature conséquente. Dans l’ordre systématique comme dans celui de l’évidence quotidienne (l’état de conscience « normal »), Dieu est second par rapport à l’entêtement du factuel736. On comprend mieux dès lors pourquoi Dieu, apogée d’un cheminement conceptuel respectueux de son exigence empirique, vient chapeauter le schème catégorial. Cette dérivation correspond à l’axe de génération de son système : Whitehead part de la catégorie de créativité — non de Dieu — pour développer sa pensée, il doit y avoir, dans le strict cadre de la cohérence des premiers principes, un ordre d’évidence métaphysique ou, si l’on préfère, de moindre compromission spéculative. Whitehead n’entend avoir recours au concept de Dieu que lorsque toutes les ressources « naturalistes » ont été épuisées. S’il est éclairant de suivre le développement des concepts whiteheadiens, si l’on garantit ainsi une bonne appréhension de ses fonctionnalités, il ne faudrait pas oublier l’impératif qu’est la cohérence principielle : de la même manière que Dieu et le Monde sont dans un rapport de mutuelle dépendance, les différentes natures divines se présupposent l’une l’autre. L’hypothèse que nous voudrions avancer est la suivante : d’une part, nous avons de bonnes raisons de croire que l’introduction de l’épochalité ou atomicité temporelle fait suite à la nécessité de donner un lieu au processus décisionnel qui scelle l’exercice d’une certaine liberté. Liberté, privauté, et émergence du radicalement neuf se trouvent ainsi indissolublement liés. Or, d’autre part, l’ordre mondain exige une harmonisation non seulement diachronique, mais aussi synchronique — ce que, par définition, la privauté interdit. Son concept de Dieu répond à cette antinomie ainsi qu’à la question, plus tardive, des conditions de possibilité d’un progrès vers le meilleur : Dieu « tire » le monde vers le plus de valeur possible. Nous considérerons cette problématique en trois points : la privauté de la concrescence, le concept d’unisson, et la relation Dieu-Monde. La privauté de l’entité-sujet est une nécessité ontologique : le processus de surgissement dans l’exister est une libre détermination qui ne peut s’effectuer que dans le secret de l’abyssale concrescence. Or, cet ébranlement solitaire, pour détenir les capacités innovatrices que l’on sait, n’en participe pas moins à une société de sociétés dont l’épanouissement — fut-il précaire — requiert une harmonisation des tendances de chacune

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des entités qui la constitue. En d’autres termes, toute entité-sujet procède d’un monde qu’il lui appartient de perpétuer dans le renouvellement : s’il y a innovation, elle ne doit pas être en rupture totale avec le réseau environnemental ; décisions immanentes et décisions transcendantes des entités-sujet en concrescence « simultanée » doivent posséder une complicité qui permettra aux structures locales auxquelles elles participent de ne pas se déliter. Le facteur-clef est la liberté de détermination qui autorise des variations a priori incompossibles avec la structure participée. Ceci est tout particulièrement évident dans le cas des entités de haut niveau : l’importance de leurs phases comparatives (P3 et P4) est tel qu’elles rendent possible une divergence pouvant compromettre radicalement l’harmonie sociétale737. Ici, le simple coajustement diachronique assuré par la créativité en tant que principe de limitation ne suffit plus à garantir la viabilité de la structure, et il est au demeurant incapable de gérer toute émergence. L’harmonie mondaine exige que les entités en contemporanéité mutuelle, bien qu’elles ne puissent tenir compte les unes des autres, possèdent une compossibilité (subsidiairement, la compatibilité des immédiatetés présentationnelles relève du même accord). Cette connivence doit trouver un fondement à l’immanente transcendance : la vague de l’avancée créatrice est aveugle — elle ne sait où elle va — et sourde — elle n’entend pas ses voisines. Tout se noue dans la définition des notions de « concrescence simultanée » et de « contemporanéité mutuelle ». C’est l’indépendance causale de l’entité en concrescence, sa privauté constitutionnelle, qui définit la contemporanéité738, non une synchronisation effectuée à partir de la transmission de messages lumineux. Or, nous l’avons dit, la concrescence n’est pas, en tant que telle, de l’ordre de la temporalité, mais de l’ordre de la durée. Elle relève de l’analyse génétique, non de l’analyse morphologique qui s’applique au tissu des entités-objet (dont le continuum extensif est une abstraction). La contemporanéité qui nous préoccupe ici relève sans contredit du mystère du surgissement dans l’exister, non d’une simultanéité mesurable à l’aide d’une procédure « physique ». C’est le « temps physique » qui est justiciable des critères relativistes, non la durée. Ceci nous amène à faire comparaître le concept d’unisson. Selon Religion in the Making, les profondeurs de la valeur (c’est-à-dire les expériences de grande intensité) ne seront atteintes que si les faits antécédents conspirent à l’unisson, ce qui ne peut se concevoir sans une limitation valuante739. Dans Process and Reality, l’introduction du concept est bivalente. D’une part, l’« unisson du devenir » est définit par la commune immédiateté, c’est-à-dire la contemporanéité mutuelle740 ; d’autre part, l’« unisson du devenir » ou « unisson de concrescence » définit une durée, qui est une coupe transversale dans l’univers (tel qu’on l’expérimente dans l’immédiateté

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présentationnelle)741. Il est donc possible d’utiliser le concept d’unisson pour désigner le lieu de notre problématique : pour advenir, les occasions d’expérience exigent l’existence d’un unisson qui requiert, lui, un principe harmonisateur distinct du canevas mondain. L’unisson du devenir ne doit pas se décliner en terme de simultanéité temporelle, mais en terme de mélodie de concrescences. Des concepts que nous avons relevés — « unisson du devenir », « unisson du devenir immédiat », « unisson de l’immédiateté », « commune immédiateté », « unisson de concrescence », « durée », « contemporanéité mutuelle » —, seul le dernier possède l’ambiguïté que lui confère son acception einsteinienne (inadéquate en ce contexte). Reste à nous prononcer sur la relation de Dieu à l’unisson, et sur la délivrance du but initial. La dernière partie de Process and Reality soutient deux thèses. D’une part, la nature primordiale est à l’unisson avec toutes les entités actuelles concrescentes742 ; d’autre part, il n’y a pas perte de l’unisson de l’immédiateté dans la nature conséquente743. On pourrait insister sur les éléments suivants. Attendu, primo, que sont à l’unisson les entités en concrescence ; et que, secundo, Dieu est pour Whitehead une seule occasion-sujet (jamais ne périssant), il est facile de concevoir l’unisson entre Dieu et le Monde. Toutefois, nous l’avons fait valoir, seule une occasion périe peut être objectivée : un Dieu en perpétuelle concrescence ne peut être préhendé et ne peut donc fulgurer le but initial. (Nous ne nous prononcerons pas sur l’unisson de la nature conséquente : il nous faudrait reprendre la discussion des concepts d’immortalité subjective et de durée-àjamais.) Le point de vue ici défendu déplace le problème de l’unisson au niveau du mystère de la manifestation : les entités-sujet évoluent de façon synchronistique, solitude contre solitude. Il n’est pas question d’envisager une fenêtre autre que la phase conformelle (ou pôle physique) pour visser l’entité dans le monde. La synchronisation des entités-sujet est seconde, elle est le fruit diachronique de l’irruption du but initial. Lorsque les décisions prises dans le sépulcre de la concrescence respectent l’étoffe sociale, c’est parce que le but initial évoque la meilleure compossibilité et parce que le bien de chacun passe par l’étançonnement de l’organisme en cause. Sous pareilles conditions, sans doute plus rien ne s’oppose-t-il à la définition d’un unisson global. La privauté de la concrescence conservant son imprescriptible béance au sein du tissu objectif, on n’encourt pas le risque de voir resurgir l’image du Dieu-Empereur de l’univers, trônant depuis le nulle part de son monde bifurqué. Son corollaire, l’omniscience et l’existence d’un temps universel demeure du ressort de la temporalité transitionnelle, c’est à dire du passé. La créativité est à la fois concrescente et transitionnelle ; le temps pivotal de la durée est le pendant du temps transitionnel. Pratiquement, on pourra comprendre la contemporanéité (génétique) sous

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l’angle de la simultanéité (transitionnelle). Par exemple, un nexus purement spatial est composé d’entités actuelles contemporaines (synchrones) : définir un système inertiel à partir de son centre de gravité permettra la compréhension de sa continuité mélodique. Mais il ne s’agira jamais que d’une analyse ex post : c’est a posteriori que l’on peut se prononcer sur la relationalité sédimentée dans le continuum extensif. La manifestation ellemême ne ressort pas de l’analyse relativiste (transitionnelle). À la faveur de notre analyse, trois paires de foncteurs se dégagent de l’histoire de la philosophie : liberté-déterminisme (incluant la possibilité de la nouveauté ou son impossibilité et la problématique de l’articulation de la liberté et de la spontanéité) ; privauté-publicité ; harmonie-chaos. Whitehead déduit le Principe de Concrétion de la conjonction liberté-privauté-harmonie, mais d’autres configurations théoriques sont possibles. Si la liberté s’exprimant dans la privauté ne menace pas l’harmonie, le principe divin n’est pas requis. Conformément à l’intuition whiteheadienne selon laquelle l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire exige le repli dans le privé, nous ne prenons pas en compte le fait qu’une liberté sans privauté permettrait des coajustements. De plus, nous concevons ces concepts comme autant d’extremums qui ne possèdent pas la prétention des matrices hartshorniennes. Si la liberté est absente du schème, quatre figures sont possibles : déterminisme et publicité ne nécessitent aucun principe divin, qu’une harmonie s’atteste ou pas ; déterminisme et privauté n’exige un principe compossibilisant que dans le cas d’un cosmos744. En résumé, trois points ont été acquis. Primo, l’entité-sujet, une fois la phase conformelle dépassée, navigue toutes écoutes fermées. Secundo, la « synchronicité » requise par l’entêtement de l’harmonie mondaine ne se fait pas verticalement, « synchroniquement », à l’occasion d’une intervention divine transcendant l’ordre mondain, mais horizontalement, « diachroniquement », à travers une préhension physique hybride répondant au même espace conceptuel que les préhensions des entités-objet. Tertio, la « synchronisation » n’en n’est pas une, à proprement parler : l’unisson rythme la manifestation et relève donc de l’analyse génétique ; la simultanéité stricto sensu relève, elle, de l’analyse morphologique. La question que cette digression laisse pendante est celle de l’engrènement des deux modes analytiques utilisés pour saisir « être » et « devenir » : sous quel mode saisir le lien entre analyse génétique et analyse morphologique ? Comment l’entité actuelle atomise-t-elle le continuum extensif ? Nous ne pouvons répondre encore avec précision ; il suffira de rappeler que les distinctions établies par Whitehead se refusent à être des oppositions corsetantes. Relativement au problème qui nous préoccupe — le statut de la spatio-temporalité —, Whitehead assoit sa philosophie sur le principe relationniste. Si les entités-sujet ne sont pas spatio-temporalisées, cela ne

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veut pas dire qu’elle n’ont pas de « lieu » : elles appartiennent au continuum extensif machiné (ou plus précisément : organisé) par les entités-objet. La percolation est le fruit de l’opération des principes de limitation (la créativitéagent) et de détermination (la nature primordiale de Dieu) sur un « vide » (la créativité-réticulaire), le vide et son opérateur étant relatifs l’un à l’autre. Le mystère auquel nous nous mesurons est celui du jaillissement dans l’être : ne nous étonnons donc pas que ces catégories dernières soient nimbées de ténèbres. •La nature conséquente

La face lumineuse que la créativité livre au monde — l’élan vital — possède un revers ombrageux — le périssement. Le flux ivre et écumant de la vague qui nous porte est enténébré par un dantesque versant. Tout passe : ce que Char appelle les troubles cycloniques de l’univers n’est pas fait uniquement de différenciation structurante, de déploiement de potentialités, mais aussi de régression dans l’indifférencié, d’involution. S’exprimer peri\ gene/sewj kai\ fqora=j, demande que l’on montre comment la floraison, l’épiphanie de l’immédiateté, n’est qu’un triomphe de l’éphémère, un surgir pour s’estomper. En estimant, et ô combien justement, que seule la fugacité est métaphysiquement significative, Whitehead signa une ontologie organique toute en demi teintes. Transience n’est pas anéantissement ; salut n’est pas immobilité. Certes le périssement est définitoire de l’exister ; mais, avec l’introduction de la nature conséquente, lieu en lequel l’immédiateté de toute expérience mondaine est sauvé, il donna à cette douloureuse réalité un rayonnement nouveau. Nous avons vu comment son concept-plateforme de nature primordiale devint articulatoire dans sa systématisation ; envisageons à présent son pendant. La nature conséquente est introduite afin, d’une part, de rencontrer les problèmes moraux et esthétiques, et, d’autre part, de rendre compte de l’expérience que Dieu a du Monde. Peut-être aurions-nous intérêt à risquer l’une ou l’autre comparaison contrastante afin de suggérer la complémentarité des approches que Whitehead entend instaurer. Ce concept évolutif de Dieu n’est, en effet, pas étranger à la pensée de Schelling et donc, par transitivité, à Boehme et au cabalisme. Un lien purement analogique avec la pensée égyptienne pourrait également être établi. En tant que Dieu-Soleil (globe igné, « ignis noster »), Amon-Re se recrée tous les jours ; les hymnes égyptiens le dépeignent comme « Seigneur de ce qui est, s’obstinant en toutes choses » mais aussi comme « Seigneur de la perception745 ». Alors que la nature primordiale recherche l’intensité et non la préservation, la nature conséquente assure la préservation de l’intensité, répondant ainsi à une puissante urgence existentielle : la terreur de la perte du passé et des êtres aimés746.

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L’introduction d’une nature conséquente pleinement actuelle relègue dans la virtualité la nature primordiale. À l’instar de toute entité actuelle, Dieu, occasion d’expérience unique, possède deux « pôles747 » — un pôle mental (l’Envisagement primordial) et un pôle physique (la durée-àjamais) — et ne fait donc pas entorse à l’universalité du principe de relativité. La nature primordiale fonctionne, en tant que Principe de Concrétion, d’une manière totalement abstraite (potentielle), intemporelle, infinie, complète, inconsciente, impersonnelle et, pour ainsi dire « automatique ». Dès Religion in the Making, Whitehead s’emploie à cerner un concept de Dieu concret (pleinement actuel), temporel, fini, incomplet, conscient, personnel, réceptif ; bref, un Dieu qui pourra rencontrer la quête de sens qui nous assiège tous. En qualifiant Dieu de temporel, Whitehead évoque la croissance divine, non le venir à l’être et l’effacement de l’entité-Dieu748. Une nature « féminine » vient ainsi compléter le, plus « masculin », principe de limitation. Tout cela ne devient clairement articulé que lorsque la dernière partie de Process and Reality transforme la nature conséquente en épicentre de la divinité. Sa thèse cardinale est que la nature conséquente, étant pleinement concrète, englobe la nature primordiale qui reste confinée dans l’abstrait749. À la vision traditionnelle, qui veut que le monde « soit » sans additionner ou soustraire quoi que ce soit à l’être de Dieu, Whitehead oppose l’idée selon laquelle le Monde contribue positivement à la divinité (rien ne peut être soustrait aux natures de Dieu). La doctrine de la non-réciprocité des relations entre Dieu et le Monde dérive du préjugé grec selon lequel relation implique imperfection : de la même manière que la substance cartésienne n’a besoin que de soi pour exister, Dieu doit être indépendant, immuable, en soi. La conclusion est inéluctable : « si la relation entre Dieu et le monde n’est pas un rapport réel, Dieu ne se trouve pas réellement en rapport avec le monde750 ». Il faut déshelléniser l’image philosophique de Dieu afin de permettre une relation réelle, profonde et réciproque entre Dieu et le Monde — le paradoxe étant que l’on peut trouver dans la pensée grecque une conception proche de celle qui est chère à Whitehead : la création en tant que se produisant partout et tout le temps dans le Monde, un Dieu qui n’est nulle part ailleurs que dans le Monde751. La nature conséquente de Dieu se constitue à partir d’une interaction avec le Monde, « réaction » ou « objectification752 » qui permet de sauver l’« immédiateté subjective » des entités satisfaites. Elle est Dieu en tant que royaume des cieux753. Ce sont les concepts d’immortalité subjective et de durée-à-jamais qui balisent le terrain. Avant que de les convoquer, reprenons sommairement les lignes de forces de ce dialogue essentiel. L’exister est de nature expérientielle, et le fondement de cette expérience est émotionnel, « affectif » même. L’évaporation de

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l’immédiateté754 peut à bon droit être comprise comme sa destruction. À cela Whitehead répond par un élargissement de son ontologie. Cela fut dit, la satisfaction de l’entité-sujet peut se lire de deux manières : du point de vue du monde, elle périt, perd son immédiateté et acquiert l’immortalité objective ; du point de vue de Dieu, elle naît, acquiert une immortalité subjective. Une double rétention a lieu : l’entité satisfaite est intégrée à la fois au tissu mondain (le continu extensif en tant qu’il est la créativitéréticulaire caractérisée755) et au tissu divin (la nature conséquente756). La distinction des immortalités objective et subjective permet de stipuler la différence qui existe entre Dieu et le Monde. Il faut être très prudent lorsqu’on qualifie Whitehead de panenthéiste ; comme il le dit lui-même, Dieu n’est pas le Monde, mais la valuation du Monde. Le passé est ce qui est déterminé, donné, têtu ; son statut ontologique est celui d’une créativité conditionnée, caractérisée757, superjective : « périr » équivaut à assumer une nouvelle fonction dans le processus génératif758. L’immortalité objective procédant du Monde, l’efficacité causale n’effectue aucun détour par Dieu. À deux exceptions près, Process and Reality est constant dans sa qualification de l’acquisition de l’immortalité objective. Alors que tout situe l’immortalité objective dans le Monde, PR347 semble dire qu’elle se réalise dans le Monde et dans Dieu. Sans doute n’avons-nous d’autre choix que de considérer ces lignes comme particulièrement maladroites. Ceci nous conduit à faire intervenir le concept de durée-à-jamais (everlastingness). Il reçoit deux définitions principales : la réconciliation — en Dieu — de l’immédiateté et de l’immortalité objective759 ; et la réconciliation de l’immédiateté transformée et de l’avancée créatrice760. PR348 parle même d’une apothéose… Cette réconciliation présuppose manifestement les deux immortalités que nous avons présenté : une immortalité objective — mondaine —, qui rend compte de la causalité efficiente de la transition ; et une immortalité subjective — divine —, qui est rétention de l’immédiateté. Donc, de deux choses l’une : ou bien le concept d’immortalité subjective est une regrettable abstraction de la durée-à-jamais ; ou bien cette dernière opère une unification ultime. Auquel cas, nous pouvons la comprendre comme se produisant au même rythme que l’avancée créatrice (ce qui déclenche une inflation du concept de Dieu) ou lors d’une convulsion apocatastatique. Nous ne serions alors pas loin de la constitution du Plérôme qui doit tout récapituler en Christ. Pour le dire avec les mots du maître : [In the consequent nature] there is no loss, no obstruction. The world is felt in a unison of immediacy. The property of combining creative advance with the retention of mutual immediacy is what in the previous section is meant by the term « everlasting ».

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The wisdom of subjective aim prehends every actuality for what it can be in such a perfected system — its sufferings, its sorrows, its failures, its triumphs, its immediacies of joy — woven by rightness of feeling into the harmony of the universal feeling, which is always immediate, always one, always with novel advance, moving onward and never perishing. […] The consequent nature of God is his judgment on the world. He saves the world as it passes into the immediacy of his own life. It is the judgment of a tenderness which loses nothing that can be saved. It is also the judgment of a wisdom which uses what in the temporal world is mere wreckage761.

Il nous faut en conséquence proposer une dislocation de la nature conséquente en une double strate (qui n’est, comme toujours, qu’une abstraction d’abstraction), en deux lieux qui se renforcent l’un l’autre. La nature conséquente, siège de l’immortalité subjective ; et la nature conséquente, siège de la durée-à-jamais. Cette dernière est jugement de Dieu, c’est-à-dire transmutation de l’entité satisfaite en un fait vivant, en un présent à jamais762 qui est immédiateté glorieuse nimbée d’éternité. Nous parlons de transmutation de manière à évoquer la mystérieuse alchimie qui se produit dans l’arche des nuées ; mais aussi parce que la sollicitation de la sixième obligation catégoriale pourrait être éclairante763. D’une part, l’analogie est possible en vertu de la similarité de l’intégration qui se produit dans le pôle mental de toute entité-sujet et dans le pôle physique de Dieu : il s’agit d’une unification, d’une intégration qui exige intensifications et atténuations764 des sentirs afin de promouvoir leur mise en compatibilité. Mais, d’autre part, l’analogie ne tient pas car la transmutation conduit au vague : c’est elle qui est responsable de l’immédiateté présentationnelle765. •La nature superjective

Du point de vue de la nature primordiale, ce qui meut les êtres, ce n’est encore que l’image obscure d’une tendance vers la paix ; du point de vue de la nature superjective, c’est l’amour d’un Dieu personnel qui émeut. La chrétienté du dieu de Whitehead se fait ici plus saisissante. Non seulement Dieu ne reste pas figé dans l’identique, non seulement Dieu est proche de nos tribulations, mais Dieu fait siennes les souffrances du Monde. Le concept de nature « superjective » de Dieu (selon la ponctuation de la première édition de Process and Reality), ne possède qu’une seule occurence dans l’œuvre whiteheadienne et il fait alors référence à l’objectification de la nature conséquente766. Si la majorité des commentateurs identifient la nature superjective avec la « quatrième phase » du processus actualisateur universel767, Ford considère que cette mise en

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parallèle est non pertinente768. Or, quand bien même l’homologie PR88/PR350 ne pourrait être établie, encore faudrait-il donner sens à ces deux passages pris séparément (et la stichométrie n’est pas plus fructueuse ici qu’ailleurs). Whitehead n’éclaircira jamais son énoncé cryptique : le dernier chapitre de Adventures of Ideas parle également de l’impact de Dieu sur le Monde, mais sans évoquer le litigieux appareil conceptuel de Process and Reality. La nature conséquente, « réaction » de Dieu à ce qui — à proprement parler — se trame dans le mondain, possède un impact sur le Monde. Tel est du moins le ballon d’essai que lancent les deux dernières pages de l’opus magnum. L’application du principe de relativité ne doit pas s’arrêter à la nature conséquente : elle aussi donne lieu à un « choc en retour » par lequel la nature seconde passe dans le Monde, occasionnant une présence de Dieu telle que Whitehead parle du « Royaume des Cieux qui est avec nous aujourd’hui769 ». De la sorte, les entités mondaines peuvent expérimenter le pôle conscient de Dieu. Mais le peuvent-elles toutes ? Il est permis d’en douter ; Whitehead parle d’ailleurs d’une providence particulière pour des occasions particulières. En langage clair, il se réfère à une potentialité propre aux entités de haut niveau, ce que Thomas appellerait l’« habitation de l’Esprit dans les âmes justes770 ». Seules les entités de haut niveau sont susceptibles de percevoir l’activité personnelle divine ; encore faut-il qu’elles s’y préparent771. Certes, Dieu souffre avec nous, mais qu’est-ce que cela change si cette présence n’est pas intégrable expérientiellement ? Car enfin, comme l’a remarqué Kierkegaard, si l’on pouvait avoir complètement Dieu présent auprès de soi pendant qu’on souffre, on ne souffrirait pas du tout772. Le mystère de la solitude est ontologique. Être pleinement, c’est être dans la tourmente d’un processus de détermination qui ne tolère aucune publicité. Dieu est dans l’affliction comme toute occasion d’expérience… On a beaucoup écrit sur le christianisme de Whitehead et sur sa pertinence pour une théologie chrétienne. Et pour cause : en mettant la dernière main à son système, notre auteur fait référence à l’héritage chrétien, par exemple en ce qu’il diffère de la religion impériale romaine, de celle des prophètes hébreux et d’Aristote773. Il ne faudrait pas croire cependant que la philosophie organique soit utilisable directement dans le contexte dogmatique. Son rejet de la création ex nihilo est catégorique : une création extérieure du Monde par un créateur omniprévoyant qui, tout en ayant pleine conscience de ses imperfections actuelles et possibles, n’y fit rien est inacceptable774. Dieu n’est définitivement pas justiciable du transcendantal classiquement compris : le Créateur et Ordonnateur du Monde ne saurait rester figé dans la perfection de son immobilité aristotélicienne, ou juger impitoyablement les créatures. Dieu n’est pas, à

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proprement parler, créateur de l’univers, ni créateur de la créativité. La « responsabilité » de la création est répartie entre les différents éléments formateurs. Suivant le contexte, Whitehead souligne l’un plutôt que l’autre de ces éléments — la tendance générale étant de partir de l’omniprésente créativité. En dernière analyse, en tant que fondement de toutes les activités ontologiques, c’est la créativité est créatrice. Le passé est créateur, le sujet est créateur, et Dieu — en tant que fulgurant le but initial — peut être dit créateur : In this sense, God can be termed the creator of each temporal actual entity. But this phrase is apt to be misleading by its suggestion that the ultimate creativity of the universe is to be ascribed to God’s volition. The true metaphysical position is that God is the aboriginal instance of this creativity, and is therefore the aboriginal condition which qualifies its action. It is the function of actuality to characterize the creativity, and God is the eternal primordial character. But, of course, there is no meaning to « creativity » apart from its « creatures », and no meaning to « God » apart from the « creativity » and the « temporal creatures », and no meaning to the « temporal creatures » apart from « creativity » and « God »775.

Ailleurs, cette exigence de cohérence catégoriale le conduira a soutenir que Dieu ne crée pas à proprement parler le Monde, mais le sauve776. Attendu que, à l’exemple du divin démiurge, Dieu ne peut que persuader des entités actuelles qui possèdent leur propre pouvoir décisionnel, on comprend mieux comment le mal est possible et combien il doit surprendre l’Auguste Syllabe, exerçant l’effet le plus profond sur son être et son devenir. Convenons donc de l’importance du rejet du Dieu-Mâle règnant impassiblement sur le monde comme un « Moraliste cosmique », pure « Puissance de contrôle » sanctifiant le status quo777. À l’hégémonie théologique des qualités traditionnellement paternelles, Whitehead — et les théologiens du procès à sa suite — préfèrent la modalisation des qualités maternelles : le dirigisme étayé par la coercition est remplacé par une patience attentive, qui est apaisement, disponibilité permanente ; le normatif imposant la Loi avec fermeté et punissant sévèrement toute infraction, s’évanouit au profit d’un « laisser être » auprès de qui l’on se sent chez soi, réfugié dans une tendresse jamais démentie ; l’extériorité du savoir abstrait, objectif et judicateur, laisse la place à l’intériorité qui ressent intimement les choses et leur prodigue le baume de la vie éternelle, l’anéantissement de toute frayeur dans la ferveur de la proximité. Que faut-il conclure de ses fugitives considérations, sinon au scintillement, dans le clair-obscur d’un avenir toujours à faire, d’une entité bienveillante saisie dans son principe ? Pour le dire d’une manière aussi

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emphatique qu’allégorique, c’est dans le cristal éternellement silencieux de son âme que Whitehead forgea son concept de Dieu polymorphe. Après la trouée brutale et aveuglante opérée dès Science and the Modern World par le Principe de Concrétion, il fut amené à donner de plus en plus de « personnalité » au foncteur qu’il destinait à figurer au nombre du métaphysiquement nécessaire. Dans le nouvel espace d’intelligibilité qu’ouvre Process and Reality, Dieu est une variation sur trois figures. Transcendant qui ne propose qu’une norme directrice — non assujettissante — orientant vers le plus d’intensité, le plus de valeurs, Dieu est aussi l’Immanent saturé du Monde qui se signale par sa surtension vers le sujet qui trop pâti. L’aube en vêtements de bure foule à l’orient, là-bas, la rosée des hautes collines778… 2. Interconnexité des natures divines

Ainsi engagées, nos indications convergentes nous mènent jusqu'à l’évidence de la codépendance des natures divines. Un tableau suggestif des trois natures successivement éveillées dans les spéculations whiteheadiennes et de leurs valences respectives ayant déjà été dressé, nous allons pouvoir résumer et systématiser les cofonctions qu’elles sont appelées à réaliser conformément au réalisme viscéral de leur géniteur. Le multiplet théologique demande éclaircissement en ce que, une fois encore, il faut se déprendre de la fascination des abstractions secondes et questionner leur cohérence par rapport au système qui les accueille. On déplorera toutefois que Whitehead lui-même ne se soit pas livré à cet exercice holistique779. Dieu n’est pas inactif, Dieu s’affaire continuellement à sa création, par le biais de sa nature primordiale qui délivre les buts initiaux, de sa nature conséquente qui sauve et « juge » le Monde, et de sa nature superjective qui manifeste sa demeurance à nos côtés. Dans le prolongement direct des lignes de fuite qui ont été jusqu’ici spécifiées se trouve l’interconnexité des natures divines. D’une part, la complétude de la nature primordiale possède un impact direct sur la nature conséquente en ce qu’elle rend possible la perfection du but subjectif divin, lequel guide la préhension du Monde par la nature conséquente780. D’autre part, la délivrance du but initial — et l’étalonnage de la pertinence des objets éternels dont elle dépend — exige que la nature conséquente se répercute dans la nature primordiale. Comment en effet dispenser le meilleur but possible compte-tenu du paysage mondain sans en avoir connaissance ? On pourrait donc, mutatis mutandis, parler de la « prudence » de Dieu : la prudence n’a pas « seulement pour objet les universels, mais elle doit aussi avoir la connaissance des faits particuliers, car elle est de l’ordre de l’action, et l’action a rapport aux choses singulières781 ». Techniquement parlant, les objets éternels sont doublement hiérarchisés : d’une part, entre eux, ce qui — si Dieu est une

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société d’occasions — implique le Monde ; et, d’autre part, par rapport aux entités actuelles782. Notons qu’il n’y a pas, à proprement parler, de répercussion de la nature conséquente sur la nature superjective, cette dernière incarnant l’impact de la nature seconde sur le Monde. L’impact de la nature superjective sur la nature conséquente — et donc sur la nature primordiale — se produit évidemment à travers la préhension du Monde. Enfin, la manière la plus élégante de résoudre la question de la vectorisation de la nature superjective est de faire appel au but initial — et dès lors au travail de synthèse de la nature primordiale. C’est du reste ce que Whitehead évoque dans ce texte synthétique : The nontemporal act of all-inclusive unfettered valuation is at once a creature of creativity and a condition for creativity. It shares this double character with all creatures. By reason of its character as a creature, always in concrescence and never in the past, it receives a reaction from the world ; this reaction is its consequent nature. It is here termed « God » ; because the contemplation of our natures, as enjoying real feelings derived from the timeless source of all order, acquires that « subjective form » of refreshment and companionship at which religions aim. This function of creatures, that they constitute the shifting character of creativity, is here termed the « objective immortality » of actual entities. Thus God has objective immortality in respect to his primordial nature and his consequent nature783.

Une conclusion s’impose : les facettes de la divinité que révèlent les « natures » sont des mondes aussi étroitement liés que peuvent l’être les sphères de Magdebourg. Le lecteur attentif aura remarqué que nous venons de renoncer à la thèse whiteheadienne de l’unicité de la concrescence divine, pour lui préférer sa réforme hartshornienne : Dieu est, au même titre que tout objet persistant, une société d’entités actuelles784. Chaque occasion divine possédant une nature primordiale et une nature conséquente, c’est-à-dire un pôle mental et un pôle physique, l’impact du monde peut être intégré d’occasion en occasion. Dieu, occasion d’expérience unique, ne fait pas vraiment sens dans le cadre de l’ontologie du procès ; en éliminant un compliment métaphysique ambigu, Hartshorne améliore significativement la cohérence du système whiteheadien à deux niveaux : la théorie générale de l’actualité, d’une part, et la théorie du but initial, d’autre part. L’absence de satisfaction (et donc de préhensibilité), et l’inversion polaire ruinent l’homogénéité de son ontologie, rendant fantomatique le rééquilibrage du commerce Dieu-Monde. (On notera également que, du point de vue ici développé, toute l’imagerie qui accompagne la discussion de la bipolarité des

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occasions actuelles est, si pas intrinsèquement problématique de par son penchant substantialiste, du moins strictement subordonnée à la dialectique fondamentale qui met en devenir actualités-sujet et actualités-objet.) De plus, l’absence de satisfaction rend la délivrance du but initial problématique. En conclusion, les exceptions premières, au lieu de permettre une simplification ad hoc, génèrent des exceptions secondes grevant encore plus l’applicabilité du schème. Qui plus est, en dehors de toute considération de la nécessité d’une fluctuation au sein du « royaume du possible » lui-même785, il est nécessaire d’introduire un dynamisme dans la nature primordiale, et celle-ci doit subir l’infléchissement mondain que l’on confine en général à la nature seconde. Plus que jamais, il faut se souvenir de l’avertissement que constitue la localisation fallacieuse du concret et ne pas négliger le degré d’abstraction coextensif aux catégories de pensée. D’autres distinctions, recouvrant partiellement celles que nous avons réorganisées, le font valoir également par les paradoxes qu’elles génèrent. Considérons, par exemple, son Dieu triunique d’un point de vue mondain. Si l’entité-sujet devait parvenir à une conscience de la nature primordiale, elle l’appréhenderait comme inconsciente, neutre et impersonnelle ; si elle rejoignait la nature superjective, c’est un Dieu personnel et conscient qui s’y dévoilerait (tandis que, par définition, elle ne saurait préhender la nature conséquente en elle-même). Du point de vue divin, on peut dire que la nature primordiale est inconsciente et impersonnelle, et la nature conséquente consciente et personnelle (par définition, la nature superjective n’est pas théocentrée). Autre possibilité : contempler les « opposés contrastés » — le Monde et Dieu — du point de vue de ces catégories purement relatives que sont immanence et transcendance, conduit à la topologie fragmentaire suivante : la nature primordiale est immanente en ce qu’elle signe la présence divine en chaque occasion concrescente, et transcendante en ce qu’elle est atemporelle, primordiale et complète ; la nature seconde, en tant que jugement du Monde, est essentiellement transcendante, elle est le Dieu-Autre ; la nature superjective est, elle, totale immanence : c’est le Dieu providence, proche, discrète invite à la rédemption. 2. Intersitus

Après avoir fait la chronique des concepts de Dieu et de sa phronêsis, nous pourrions aborder en connaissance de cause la polychromatique « créativité. » Un intersitus sera cependant utile ; il rendra explicite deux outils euristiques qui s’avéreront stratégiquement opérationnels : le concept jamesien d’ « expérience pure » et le « panlogisme » héraclitéen. Tous deux permettent de resserrer le processus circumambulatoire de convergence vers

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l’opacité du concret. Ces chemins qui mènent nulle part indiqueront le plein de l’exister. a. Expérience pure

Une systématisation est toujours seconde : avant sa mise en branle, l’être nous a déjà accueilli en son sein ; ou plutôt, c’est en son sein que nous avons crû. Être, c’est être-ensemble. L’expérience ontologiquement première révèle la coappartenance de toute entité à une trame à laquelle elle joint ses énergies. C’est d’une expérience participative, immédiate, directe, qu’il s’agit ; en elle, la connaissance est saturante. Les concepts que nous avons utilisés jusqu’ici pour la désigner sont l’efficacité causale et l’intuition. Parlant des guises de notre expérience qualitative du monde, Whitehead dit : This feeling is massive and vague — so vague that the pretentious phrase, namely, personal experience of an external world, sounds nonsense. A particular instance can be explained more simply. For example, “I see a blue stain out there,” implies the privacy of the ego and the externality of “out there.” This is the presupposition of “me” and the world beyond786.

Whitehead et Bergson ancrent tous deux leurs spéculations dans l’opiniâtreté du concret, dans un moment relationnel antérieur aux « aberrations » rationnelles. C’est au concept jamesien de pure experience que nous allons maintenant nous attarder, et ce parce qu’il est à même de rendre plus manifeste encore la conjonction des thèmes whiteheadiens et bergsoniens que nous avons d’évoqué, et ainsi leur donner un nouveau relief. L’affirmation d’une expérience primordiale, dans le sens d’une primauté temporelle, mais surtout dans celui d’une primauté sémantique est du plus grand intérêt dans le cadre panexpérientialiste. Comme bien souvent chez James, lorsqu’il s’agit, dans ses Essays in Radical Empiricism, de décliner les caractéristiques de l’« expérience pure », ce grand visionnaire ne nous convie qu’à partager des propos médullaires plus ou moins désordonnés. Une collation avec le principe subjectiviste réformé de Whitehead nous permet de les systématiser facilement. D’un point de vue subjectif, James qualifie l’expérience pure de flux vital immédiat ; c’est un « ça » qui n’est pas encore un « cela787 ». Elle est l’expérience antéprédicative du nouveau-né, en ce qu’elle s’oppose à l’expérience prédicative, toujours déjà teintée d’a priori. Cette protoexpérience est innocence primordiale ; lorsque nous conceptualisons, insiste James à la suite de Bergson, nous « arrêtons les choses », nous découpons dans le flux perpétuel du monde une fenêtre de stabilité, nous étiquetons l’événementiel788. Mais l’événement passe, et ne laisse derrière lui que le

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parfum suave de l’éternel présent déprésentifié, qu’un label proprement dévitalisé ; et c’est en ce sens que la science est un cimetière d’idées mortes. Bien sûr, l’expérience pure est un concept-limite paradoxal : alors que, par définition, cette expérience est ineffable, un concept vient déchirer le lourd rideau de laine que la langue jette sur les choses, et essaye de dire ce que le « premier homme » a vu, vécu, aimé…789 Si, depuis l’éveil de la conscience, l’humain pense à l’aide de dichotomies, c’est sans doute parce que le processus conceptualisateur ne peut se passer de l’opposition sujetobjet. Cette mise en relief rationnelle rend techniquement possible le quotidien, mais elle recouvre la source de l’exister et la créativité pure qui s’y atteste : le prix à payer pour toute forme de connaissance rationnelle est une oblitération de la fluence intrinsèque aux choses. Il nous faut nous laisser envahir par les choses sans avoir de point de vue790. Nishida, mettant à profit sa pratique du Zen, confère à la dimension religieuse sous-tendant la prose jamesienne une nouvelle profondeur. Il reprend cette idée d’un événement originaire lors duquel le monde est senti sans aucune intervention de la pensée discriminante, dans une conscience ontologique de l’être pur, au-delà du sujet et de l’objet. Avant qu’il n’y ait sanction de l’objectivité, avant que sujet et objet ne soient distingués, tangue le royaume préprédicatif du pur relationnel. D’un point de vue objectif, l’expérience pure est l’étoffe première du monde, une étoffe d’expérience pure791 : tout ce qui est réel doit être expériençant, et toute expérience doit être réelle. Le parallèle avec la créativité whiteheadienne s’impose de lui-même. D’un point de vue conjonctionnel, elle est l’union ineffable792, la mise au diapason de cet être qui est toujours-déjà précompris dans la saillie de tout étant ; l’être habite alors le perçu sans se résorber dans la phénoménalisation. Cette expérience dissolvante dévoile une communion à l’internalité du Tout. Le fait fondamental de notre expérience, son immédiateté affective, est antérieur à la distinction entre penser et être, sujet et objet, la conscience et son contenu. Voici ce que revendique James dans une langue choisie, suivant en cela Bergson et anticipant Whitehead : What really exists is not things made but things in the making. Once made, they are dead, and an infinite number of alternative conceptual decompositions can be used in defining them. But put yourself in the making by a stroke of intuitive sympathy with the thing and, the whole range of possible decompositions coming at once into your possession, you are no longer troubled with the question, which of them is the more absolutely true793.

À l’expérience de réserve, de refus de l’être de se livrer (la présence a toujours-déjà été raturée, le profil annonce et cache à la fois d’autres profils,

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disent les phénoménologues) se trouve opposée une expérience d’évidence et d’indifférenciation dans laquelle la foncière coappartenance de l’être et de l’apparaître se trouve révélée. Lorsque le fond de l’être rayonne dans sa propre luminescence, sourd un sentiment de profusion, d’abondance, de bienveillante prodigalité. Sous cet angle aussi, l’approfondissement conceptuel opéré par Nishida est évocateur : l’expérience pure est expérience directe, dénuée de la plus minime discrimination délibérative ; la dissolution de la différence entre l’être et la pensée, le connaissant et le connu, conduit à saisie indistincte de l’être tel qu’il est, dans son « ainsité794 ». Ueda établit à ce propos un parallèle entre l’expérience pure — qui nous met en contact avec « the place of Absolute nothingness » — et l’efficacité causale795. De là à conclure que le satori consiste en la réalisation que tout existant n’est qu’une instance de la créativité, cette dernière étant comprise en tant que vacuité, il n’y a qu’un pas qu’il est trop tôt pour franchir. On s’avisera d’ailleurs que James et Whitehead expériencent un plénum, tandis que Nishida expérience un vacuum. Mais l’expérience du néant (« nirvana ») n’indique pas une pure vacuité, mais plutôt quelque Wirklichkeit « sous-tendant » le dernier concept dont nous disposions avant de nous en remettre au plérôme796. C’est bien de participation mystique avec le monde, celle-là même qui faisait dire à LévyBruhl que le « primitif » était empêché de penser, qu’il est question ici… Vivre dans la vérité, c’est vivre dans l’instant de la « Claire Lumière797 ». Vient finalement l’inévitable question — au nom de quoi devrions-nous traduire la plénitude de l’expérience concrète en une expérience intellectuelle ? — ; et son corrélat méthodologique — comment laisser l’intellect faire valoir ses droits, sans émasculer l’essence ondée et chatoyante de l’étoffe cosmique798 ? La traduction intellectualisante est nécessitée par notre interaction adaptative, comme par notre statut d’animal politique. Qu’elle recouvre inévitablement l’expérientiellement premier n’est préjudiciable que si le manteau devient étouffoir. L’épicentre de cet espace symbolique, c’est la méthode subjective : Il s’agit de savoir si l’on est en droit de repousser une théorie confirmée en apparence par un nombre très-considérable de faits objectifs, uniquement parce qu’elle ne répond point à nos préférences intérieures. On n’a pas le droit, nous disent les hommes qui cultivent aujourd’hui les sciences, ou du moins presque tous, et tous les positivistes. Repousser une conclusion par ce seul motif qu’elle contrarie nos sentiments intimes et nos désirs, c’est faire emploi de la méthode subjective […]799.

La séduisante enquête jamesienne mérite d’être qualifiée d’herméneutique en ce qu’il y a déchiffrement du non-dit, du préconceptuel, de ce dont il est illicite de faire l’ellipse. Elle montre le primat de la pré-objectivité, de

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l’antéprédicatif tel qu’il nous est dévoilé par une intuition océanique ; elle affirme que l’épaisseur du sentir éveillée par l’expérience pure est irréductible aux catégories propres à notre ek-sistence. On notera du reste que le qualificatif « océanique » est susceptible d’au moins deux interprétations : sur le mode noncatégoriel (aucune catégorie n’est invoquée ou même invoquable) et sur le mode acatégoriel (le jugement reste suspendu entre plusieurs catégories, comme lorsqu’on imagine les deux cubes Necker possibles800). Il est bon de noter que le concept jamesien — au même titre que ses homologues whiteheadien et bergsonien — ne renvoie pas à un « préconstruit » qui aurait statut d’objectivité au sens classique : tout est construit, et c’est cette construction même qui assure la cohésion universelle. L’expériencer, c’est rejoindre le tumulte de l’avancée créatrice. b. Panlogisme

Pour les besoins de notre explicitation des présupposés de la pensée du procès, on peut opérer un balisage simplificateur du mécanisme historique de la production d’abstractions ontologiques. Dès que le mouvement du penser est initialisé, dès que l’« es gibt » fait irruption, il y a rupture de la conaturalité que nous venons de voir scintiller une fois de plus et instauration de disjonctions qui, lorsqu’elles acquièrent un statut objectif, deviennent autant de bifurcations. Car c’est d’objectivité qu’il s’agit ; nous ne pensons le monde qu’à l’aide de distinctions plus ou moins heureuses : inévitables dans le quotidien, elles sont redoutables en métaphysique. C’est chez les Grecs, et tout particulièrement chez Héraclite, que nous chercherons une thématisation ontologique minimale : on voit clairement chez lui comment le siège ontologique est, au quotidien, intimement entremêlé avec le manifesté. Tout au contraire, l’instauration platonicienne d’une distinction entre la « mère de toutes choses » et sa « progéniture » aboutit à la transcendantalisation de l’essence de la manifestation. Complémentairement à l’onto-logisme minimaliste, une seconde piste donnera au panexpérientialisme un espace de révélation propice : l’être comme être-ensemble. Extraire de la nébuleuse conceptuelle antésocratique le seul concept de lo/goj est, dans cette intention, un peu court. Il faudra se souvenir que l’être, en tant qu’il est fu/sij, est aussi phénomène (faino/menon), harmonie mondaine (a(rmoni/a), présence (parousi/a), c’est-à-dire dé-voilement (a)lh/qeia). En rendant le lien entre Whitehead et la Grèce plus évident, Heidegger nous sera ici magistralement secourable.

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1. Le minimalisme héraclitéen

Au nombre des opérateurs qui donnèrent à notre progression son ton comme sa substance, on compte le concept de panlogisme. L’aède Héraclite (il connaissait les mystères de Dêmêtêr Éleusienne801) est intentionnellement cryptique, inaugurant ainsi une manière de philosopher respectueuse du mystère de l’exister. Fort significativement, Schuhl rapproche ce singulier virage de l’intuition bergsonienne802. Il serait certes malvenu de vouloir désigner Héraclite comme un véritable précurseur de la philosophie du procès ou, symétriquement, de comprendre celle-ci comme un pur et simple retour à l’antique articulation du « tout passe et rien ne demeure803 »). Certains parallèles entre l’incandescence des propos héraclitéens, l’institution de la philosophie et la nébuleuse whiteheadienne, sont pourtant frappants. En nous réappropriant le concept pythagori-héraclitéen de lo/goj et la réflexion ontologique y afférent, nous entendons mettre à nu les deux paradoxes cofondateurs de l’héraclitéisme : d’une part, sa foi en la dimension ordonnée de la Nature et en la possibilité pour l’être humain de l’énoncer ; d’autre part, le minimalisme de sa thématisation ontologique. Il y a continuité, depuis les Grecs jusqu’à Whitehead, de la foi en un lo/goj immanent qui, responsable de l’harmonie se cachant derrière les oppositions (apparentes ou factuelles), imprègne toute actualité804. L’être humain donne le sens fondamentalement sur le même mode que le sens est donné. Dès le premier fragment, Héraclite oppose paroles amphibologiques (e)/pea) à pensée (lo/goj), indiquant ainsi l’incapacité de la langue — et spécialement du sabir des polloi/ — à exprimer ce qui est vraiment, à verbaliser une intuition. « Si ce n’est moi, mais le Logos, que vous avez écouté, Il est sage de convenir qu’est l’Un-Tout805 ». Le lo/goj selon lequel toutes choses viennent à l’exister, est commun en deux sens : il est universel, et il est également appréhendable par tous et toutes. Héraclite dériva vraisemblablement son concept de lo/goj du chemin débroussaillé par son rival Pythagore. Si tous deux ontologisent la mesure, la forme et l’ordre qui s’avèrent dans toutes choses (et soutiennent qu’afin de s’éveiller à la vraie connaissance les humains doivent s’attacher à comprendre l’unité foncière des choses), Héraclite innove en déclinant la permanence au sein d’un réel fluctuant, destructeur même (au lieu d’expliquer le changement au sein du permanent). La cohérence interne de l’enchevêtrement naturel, sa loi d’harmonie, est exprimée en filigrane par le lo/goj, feu éternel embrasant toutes choses, vérité intemporelle qui représente à la fois le plan structurel de l’étance et sa précaire

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substantialité806. Dans le feu est inscrit le paradoxe de l’étant, qui est porté à l’existence par une néantisation. Étiologiquement parlant, relevons que le sommaire d’Aristote des doctrines pythagoriciennes met en exergue les points suivants : (i) l’ontologisation des mathématiques ; (ii) la dialectique des dix contraires représentant autant de manifestations d’une paire primordiale d’opposés, le limité et l’illimité, le pe/raj, qui peut être objectifié, et l’a)/peiron, qui ne le peut ; et (iii) la foi orphique en la réincarnation807. Tous trois se trouvent liés par le concept de qewri/a : la purification (ka/qarsij)808 est parachevée par la contemplation des formes mathématiques, contemplation qui est en outre inséparable d’une extase, d’un se-tenir-à-l’extérieur-de-soi autorisant une échappée du cycle de naissances et de renaissances. Les pythagoriciens comprenaient le lo/goj comme un ratio mathématique sans pour autant séparer cet usage « technique » de son usage ordinaire. L’image de la musique des sphères matérialisa leur thèse de l’expressibilité numérique de l’harmonie et de l’interconnexion universelle. Ce qui est en jeu, c’est un isomorphisme entre la raison à l’œuvre dans le règne naturel et la raison possédée par l’humain. Le concept de lo/goj recouvre une constellation sémantique qui fut exploitée (et en partie engendrée) par ses usages spéculatifs ; sans prétendre à l’exhaustivité — et encore moins à la systématicité — relevons-en les dimensions suivantes809 : (i) mot, parole (s’opposant aux actes, e)/rgon), récit confirmé par des témoignages (s’opposant au mûthos), langage (voir toute chose dite ou écrite, y compris une histoire fictive) ; (ii) entretien, débat, exposé, thèse, argument ; (iii) cause, raison, la vérité sur la chose ; rendre compte, rendre raison de (en morale) ; (iv) calcul, compte, mesure, nombre, évaluation, rapport (en mathématique) ; correspondance, relation, proportion ; (v) estime, considération, réputation ; (vi) principe général ou règle, plan (Raison, Ordre universel) ; (vii) la faculté de la raison (pensée, intellection) ; (viii) définition, idée, formule exprimant la nature de la chose (son être même, sa raison d’être). De toute évidence, cette complexité sémantique n’est pas étrangère à la richesse du pouvoir suggestif du concept ; le fait que chaque occurence charrie la totalité de son champ de signification doit nous mettre en garde contre toute abstraction d’un sens particulier. Du point de vue de la pensée héraclitéenne, le sens technique de lo/goj est probablement d’abord lié à l’idée de mesure, de calcul et de proportion qui, appliquée au Tout, étançonne l’idée d’une architecture harmonieuse. La métaphore du feu est là pour nous rappeler qu’il désignait aussi le « support ontologique » des choses. Comprendre le lo/goj, agir avec mesure (me/tron), c’est donc bien

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se mettre au diapason de l’uni-vers. Pour conclure, on dira qu’ « objectivement », le lo/goj est l’événement de la manifestation et le mode de la manifestation (cf. l’eidos), le mode d’être de la réalité est logique (kata\ lo/gon) ; « subjectivement », il est la formation de la pensée en concept, la verbalisation de l’ontologique ; « relativement », il signe la factualité de la relationalité anthropo-cosmique. S’il y a donation comme accueil, c’est grâce à sa médiation. •Monisme onto-logique

Le lieu ontologique que désigne le concept de lo/goj est purement horizontal : dans les fauves lueurs du feu éternel, il y a connexion originaire de l’être et de l’apparaître, et enchevêtrement du plan de la pensée avec celui de la réalité. Être veut dire apparaître, se-tenir-là, dans la lumière810. La venue à l’être, l’exister, est un rassemblement ; le surgissement est ensemblement, recueillement, recollection. L’enchevêtrement du plan de la pensée avec celui de la réalité possède des raisons intrinsèques — la particularité de la Weltanschauung héraclitéenne — ; mais aussi des raisons extrinsèques — la nature du langage-vecteur : aucune distinction tranchée n’y est pratiquée, que ce soit en logique (distinction entre « concepts formels » et « choses concrètes »), en épistémologie (la distinction entre le sujet et l’objet, le connaissant et le connu), ou en grammaire (la distinction rigide entre les parties du discours)811. Ainsi que le chante Perse, il y eut des langues très entières et très parcimonieuses — comme ces langues dravidiennes qui n’eurent pas de mots distincts pour « hier » et pour « demain812 »… Du reste, parallèlement à la coalescence des sphères logiques et ontologiques, la frontière entre monde animé et inanimé fut longtemps très floue : jusqu’à la fin du XIIIe siècle, seule une cloison osmotique les sépare, et c’est sans faille que le vivant se prolonge dans l’inanimé. Tout est continu dans le monde, comme en atteste la conception « obstétrique » de l’art métallurgique : le Cosmos est vivant et sexué813. •Monisme bi-recouvrant

L’image-concept ignée est coalescente par essence. Héraclite distingue toutefois le principe unique de ses manifestations plurielles et propose une distinction analytique entre une matrice substantielle et un principe structurel, entre un « réticulum » et un « agent ». Les différentes mesures du feu expérimentées par les sens animent le monde, déterminant leurs métamorphoses. Tout est feu dans une certaine mesure. Le lo/goj est ce dont est passementé le réel, il en est la matière première. Il indique l’élément informel — féminin, potentiel — de cèlement et d’opacité, en lequel vient se perdre et se recueillir le principe d’actualisation. Le feu-réceptacle, toujours

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vivant, inapparent, alimente et dévore toutes choses. Étoffe unique des choses, tout en vient et y retourne. Mais le lo/goj est aussi le principe immanent d’actualisation et de destruction. Il indique l’élément formel — masculin, actuel — de parution et de dévoilement. Le feu-agent est loi immanente, critérium de la vérité et règle de justice. Ces deux pôles trouveront explicitation chez Platon (xw/ra / ei)dh) et Aristote (u(/lh / morfh/) ; mais aussi dans l’ancien stoïcisme. Le De natura deorum, fait usage systématique de l’onto-logisme du réceptacle et de l’agent. D’une part, le lo/goj spermatiko/j indique la raison séminale du monde, la force vitale qui l’anime ; d’autre part, le lo/goj est raison immanente et principe de détermination. Il est tout sauf une loi étrangère imposée du dehors : nature propre, force la plus intime, il assure unité, cohésion et intelligibilité du monde. Principe de détermination, il affecte la forme d’une propriété spécifiante (e(/cij) — la fu/sij des plantes comme le lo/goj des hommes et des dieux — et d’un principe de mouvement, la tension interne de la matière (to/noj). En partitionant de la sorte ce qui est originairement codépendant, on ouvre évidemment la porte à une dérive abstractive qui pourra aboutir à sanctionner de malheureuses bifurcations. Difficile toutefois d’enrayer le processus : l’activité de l’esprit est tout entière imprégnée d’une loi de polarisation conceptuelle qui n’est calamiteuse qu’étouffée sous une nécessité dogmatique. 2. Créativité, Fu/sij, et Togetherness

Avant de nous lancer à la conquête du pancréativisme whiteheadien, une dernière investigation liminaire est expédiante : défricher la notion de créativité avec l’aide d’un approfondissement de la question de la fu/sij et de sa compréhension comme être-ensemble (« togetherness »). L’êtreensemble expérientiel814 est l’un des concepts les plus puissants qu’infatigablement Whitehead déploie dans ses investigations, comme en témoigne d’ailleurs l’usage très opportun qu’on peut en faire pour définir le principe subjectiviste réformé815. La togetherness est une notion difficile à contraster avec les autres notions catégoriales car toutes la présupposent. Jeter un éclairage neuf sur l’être-ensemble whiteheadien est en revanche possible avec l’aide de l’analyse de l’onto-logie grecque que nous livre le dernier Heidegger. Ce faisant, on redécouvre l’importance du concept au sein des philosophies grecque et heideggerienne. Selon Heidegger, la dialectique du lo/goj et de la fu/sij fait la grandeur de la pensée présocratique ; et c’est la graduelle séparation que la pensée post-socratique

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imposa à ce bipôle qui rend compte du commencement de la « métaphysique », c’est-à-dire le début de l’oubli de l’être. Nous ferons rapidement appel à trois textes. Sous l’angle qui nous préoccupe, ce qu’Être et temps (écrit en 1926) ébauche prendra forme dans l’Introduction à la métaphysique (1935), et recevra consécration dans La chose (1950). Le lo/goj en tant que « discours » est un rendre manifeste (a)po/fansij), un « laisser quelque chose être vu » (fai/nesqai816). Recueillir, c’est faire voir en montrant. Similairement, le lo/goj en tant que fu/sij est le processus de rassemblement qui n’est autre que le mécanisme d’advenue dans le monde des apparences. Et l’essence de la philosophie gît exactement au niveau de ce pari connectant le lo/goj en tant que discours et le lo/goj en tant que nature. Avec l’aide de son concept polyphonique de lo/goj, Héraclite fut le héraut de la systématisation de cette prise de conscience. Deux types d’être-ensemble sont, à cet égard, mis sur la sellette par Sein und Zeit. D’une part, le Welt : dans le monde naturel, l’êtreensemble est le rassemblement du plusieurs dans l’un. D’autre part, l’Umwelt : l’environnement, littéralement, le « monde autour » ou le « monde à propos », qui caractérise la connexion anthropo-cosmique. La lecture que fait Heidegger d’Héraclite durant le semestre d’été de 1935 en appelle essentiellement à trois idées fondamentales. (i) Les Grecs mettaient en équivalence l’être (to\ o)/n) et la nature (fu/sij) ; (ii) ils comprenaient la fu/sij sur le mode du lo/goj ; et (iii) caractérisaient le lo/goj par l’être-ensemble817. Fu/sij voulait dire à l’origine tout à la fois l’étoffe dont les choses sont faites, sa substance, et sa réalité fondamentale ; l’être, en tant qu’il est fu/sij, est (par opposition au devenir) présence manifeste, stable, constante ; il est puissance qui émerge, apparaître, setenir-dans-la-lumière, perdominance de ce qui s’épanouit818. La fu/sij est compréhensible parce que le même lo/goj est à l’œuvre dans la nature et dans l’âme humaine819. Commentant les deux premiers fragments héraclitéens, Heidegger remarque que le lo/goj y est caractérisé par la permanence et la constance ; il est le rassemblant originaire, le « ça » qui souverainement rassemble820. Or, s’empresse-t-il d’ajouter, ceci correspond exactement à la signification véritable du mot allemand Sammlung. Apparaître veut dire au premier chef ce qui se rassemble, ce qui, en se rassemblant, se manifeste à la lumière, se porte-à-stance, offre une évidence pour le regard821. Lorsqu’ils parlaient de fu/sij, les Grecs désignaient le pur « cela » qu’est le rassemblement du plusieurs dans l’un (le « bare that » de James). Le naturel est un auto-déploiement, un épanouissement

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autarcique822. Plus tard, avec la traduction latine, cette pure présence se fit évanescente : natura montre du doigt un siège ontologique éloigné, une essence transcendantale de la manifestation. Enfin, scrutons La chose, lecture séminale dans laquelle Heidegger reprend, une fois encore, la question du processus de rassemblement ontologique, du « Welten von Welt823 ». Dans cette communication, sa prose est plus poétiquement teintée que jamais et ses intuitions indubitablement proches de Hölderlin et du bouddhisme zen824. Sa première énonciation de la caractéristique commune à toute chose se présente à partir d’un examen de l’être de la cruche. La cruche, en tant que vaisseau, est quelque chose qui contient en soi autre chose ; mais c’est surtout en tant que position autonome qu’elle se distingue des autres choses825. De manière à spécifier ce « setenir-en-soi », Heidegger oppose la chose autosubsistante à l’objet-ustensile, comme il le fit dans Sein und Zeit avec la distinction entre Vorhandenheit et Zuhandenheit. L’indépendance auto-subsistante est la choséité826 de la chose. La chose est un demeurer-présent, un ce qui tient par soi-même (Herstand). Le grec o)/n (et, dans une certaine mesure, le latin ens) possédait cette signification primordiale. Pour sa part, l’objet (Gegenstand) est ce qui est produit par la te/xnh. Faire connaître, mettre à la lumière, n’est pas produire ; la con-stitution (Stellen) est ontologiquement différente de la pro-duction (Herstellen). Saisir la choséité elle-même (c’est-à-dire la première partie du bipôle chose/objet), requiert une analyse serrée de l’usage pratique du broc. Ce qui importe ici, c’est le glissement symbolique graduel qui conduit Heidegger à élucider la présentification du broc en termes d’habitation, de demeurance, de séjour : Im Wasser der Geschenkes weilt die Quelle. In der Quelle weilt das Gestein, in ihm der dunkle Schlummer der Erde, die Regen und Tau des Himmels empfängt. Im Wasser der Quelle weilt die Hochzeit von Himmel und Erde827.

L’actualisation prend appui sur un ensemblement ontologique. Le rassemblement dans le versement étant l’être même de la cruche, dans son être, ciel et terre demeurent présents. Opérant avec l’aide du symbolisme de la libation consacrée, Heidegger épelle alors ce que veut dire offrir un sacrifice. Ce faisant, il frappe un principe quadriparti (Geviert) — terre, ciel, divinités et mortels — qui correspond à l’exigence de cohérence de PR3-4 que nous avons examinée par le menu828. Dans le versement de la libation sont présents les Quatre, coextensivement : ils sont pris dans la simplicité — l’uniquadrité — d’un unique Quadriparti829. Du coup, il suggère un tableau similaire à celui que Whitehead nous propose avec son concept de créativité compris comme le rassemblement du plusieurs dans l’un ; la

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demeurance heideggerienne (weilen) est, elle aussi, rassemblement, rapprochement, mise en proximité830. Une pénultième approche est assurée par des considérations étymologiques desquelles transpire le vieux thème heideggerien de la préséance du langage germanique lorsqu’il s’agit de la besogne de philosopher. Le vieux-haut-allemand thing désigne un rassemblement, une réunion délibérante831 ; « Ding » ne connote pas l’entité statique que désigne le français « chose » ou l’anglais « thing », mais est proche de l’expérience métaphysique (pure) de la dynamique venue à la présence : « La cruche est une chose pour autant qu’elle rassemble. Et du reste c’est seulement à partir du rassemblement opéré par la chose que la présence d’une chose présente telle que la cruche se manifeste et se détermine832 ». Enfin, dans un style oraculaire typiquement présocratique, il qualifie l’unicité simple des Quatre en termes de la cohérence intrinsèque de son filtre herméneutique, chacun des foncteurs miroitant à sa manière l’être des autres833. Qui plus est, cette cohérence est dite rencontrer l’interconnexité basale du concret : le monde n’est que le reflet du jeu de miroitement des Quatre834 — non dans le sens bifurqué d’un apparaître, mais dans le sens purement horizontal du tissage du concret lui-même. Voilà qui est explicite : l’être-ensemble transient qu’Heidegger nuance dans sa grille poétiquement saturée peut être interprété de manière remarquable par la perspective horizontale whiteheadienne. Ici aussi les éléments formateurs sont immanents et la localisation simple n’a pas cours. La pertinence de cette courte digression heideggerienne dans le cadre de nos ébats whiteheadiens est double : d’une part, on discerne mieux comment le minimalisme présocratique irrigue la pensée de Heidegger et celle de Whitehead ; d’autre part, elle met en scène la saisissante ressemblance des ontologies de deux penseurs que, dans l’imaginaire philosophique, seul le XXe siècle semble rapprocher. Si tel était notre propos, nous pourrions d’ailleurs relever les nombreuses convergences existant entre Whitehead et Heidegger : tous deux rejettent le positivisme, entendent restaurer la question ontologique, adoptent comme point de départ de leurs analyses les structures les plus basiques de notre expérience (qui n’est pas nécessairement comprise comme étant consciente), reconnaissent la valeur de l’intuition poétique… À la lumière de l’être-ensemble compris en tant que « die Gesammeltheit des Seienden selbst835 », on voit mieux combien l’inflation conceptuelle whiteheadienne est proche du minimalisme grec. Le prix à payer pour établir cette proximité est cependant de taille : l’incessant tropisme créatif qui érige le réel est, en tant que tel, totalement étranger à l’âme grecque. Selon le philosophe de Harvard, être actuel c’est être une Instance de la créativité, c’est-à-dire être le lieu (le sujet) de la venueensemble du plusieurs dans l’un836. La créativité est le nom donné à la trame

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dynamique de la réalité : la texture ontologique est une activité synthétique permanente qui est en elle-même totalement informe ; c’est le sol, le pouvoir de synthèse sur lequel vient s’accoter le concret. Elle nous rappelle la vision du dernier Heidegger comme l’élan vital bergsonien. La créativité est la chatoyante étoffe primordiale du Monde, ne possédant elle-même aucune structure et similaire à cet égard à l’u(l / h aristotélicienne.837 Mais elle est aussi l’universel des universaux, le principe actif qui ourle le Monde. La créativité n’est que production de nouveaux êtres-ensemble, passage de l’être en disjonction à l’être en conjonction. Le terme « togetherness » est chez Whitehead un terme générique838 qui est susceptible de deux usages complémentaires. Positivement, pour qualifier la relationalité intrinsèque du « royaume » des objets éternels ainsi que la relationalité propre à la Nature839. Négativement, pour dénoncer la pure abstraction de certaines généralisations inappropriées840. En PR189-190, Whitehead présente de plus sa doctrine des propositions en termes de togetherness. Le point de contact entre l’interconnexion des objets éternels et l’interconnexion des entités actuelles est le lieu d’avènement de la nouveauté qu’est le processus de concrescence. Du point de vue du dialogue Heidegger/Whitehead, le parallèle entre « creativity », « togetherness », et le processus de concrescence reçoit un ultime support d’un texte daté de 1943 : « In ihm wächst alles auf und zusammen (concrescit), was in das Ereignis des recht erfahrenen Entbergens gehört.841 » L’usage par Heidegger de la même racine latine que celle qu’exploite le Britannique est sans doute « pure » coïncidence842, mais il est difficile de ne pas y voir le signe d’une connivence profonde (c’est-àdire par delà les divergences des systèmes). Chez le célèbre phénoménologue, la processualité mondaine est exceptionnellement mise en lumière par un usage démiurgique de la langue allemande : « Das Ding dingt Welt » ; « Dingen ist Nähern von Welt »… La chose chose le monde en le rassemblant843. Dans l’ontologie whiteheadienne, l’un et le plusieurs reçoivent leur articulation du concept de « togetherness », qui n’est qu’un avatar du concept de créativité. L’image leibnizienne de l’entité actuelle réfléchissant le monde (image qui émaille Science and the Modern World), est de première utilité pour se représenter la solidarité mondaine : une entité actuelle est une certaine « mise ensemble », un point de vue donné sur le monde. De même, Heidegger, en faisant retour à l’expérience métaphysique primordiale de l’apérité de l’être-même, utilise l’image du miroir pour décrire l’unité des Quatre comme la quadrité. On s’en souvient, Whitehead insiste à la fois sur l’unité du sujet (CO1) et sur la diversité objective qu’il conservera (CO3). Heidegger parle d’un rapprochement, d’une uniquadrité qui conserve une distance, qui demeure quadriparti. Mais ceci n’est qu’un détail face à la mise en œuvre de la même exigence de cohérence catégoriale. Nous avons

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vu également Heidegger procéder à l’aide de coups de sondes, qui sont autant de scénarios de convergence. Chez Whitehead, il n’y a pas définition d’un axe stable autour duquel le système accomplit sa révolution, sa prose est tout entière recherche d’un tel axe. Car, ne l’oublions pas, la solidification du concept d’essence qui fut érigée en principe par l’ontologie bicamérale trouve une heureuse transfiguration au sein de l’ontologie de l’êtreensemble. Être actuel, c’est être un mode de la togetherness ; le concret est ce qui a crû ensemble844. Aucune essence préexistante n’est prise en compte ; il n’y a qu’un processus interne d’essentialisation. La créativité en tant que procès holistique d’advenir dépasse l’opposition délétère essenceexistence et son appendice qu’est la prédication ontologique : un seul principe rend compte du potentiel par l’actuel — l’innovateur tissage du plusieurs. L’être du perçu n’est pas au-delà de son apparaître ; l’identité d’un étant se constitue à travers une multiplicité de silhouettes qui se rejoignent, elle devient le lieu d’autant de perspectives qui se font complémentaires. Car la chose n’est rien d’autre que l’intégrale de ses profils, la compénétration de ses préhensions. La notion même de phénomène met ainsi en vacance l’opposition être-essence : Das Ding dingt ; « to thing means to gather ». 3. Pancréativisme

Urne quadripartie recueillant son intuition systématique, le schème catégorial est marqué de la préséance de la protéenne catégorie de l’Ultime. Les trois autres strates catégoriales ne sont somme toute que des qualifications de la créativité, cette dernière étant toujours présupposée. Chaque entité devra illustrer une catégorie de l’existence, chaque explication relever d’une catégorie d’explication, et chaque obligation d’une obligation catégoriale. La quête philosophique est rationnelle, elle recherche les principes universels et premiers gouvernant le factuel. Son effort consiste à tenter de passer du fait au droit ; son secret espoir est d’unifier complètement les différentes disciplines cognitives845. En d’autres mots, la philosophie est quête du principiel, de l’a)rxh/ — Gœthe dirait : de l’Urphänomen. La recherche de l’originaire est « quête » car elle est une passion au vrai sens du terme846. L’originaire, c’est ce qui est à la source, ce qui constitue un commencement et revêt ainsi la noblesse de l’authentique. Impossible de ne pas mentionner le livre D qui nous propose une définition de l’a)rxh/ utilisant l’évocatrice métaphore de la source. L’a)rxh/ est ce qui est toujours-déjà donné : ce qui est inscrit déjà et demeure toujours inscriptible847. Rechercher le principe équivaut à refaire en sens inverse le mouvement de la manifestation et à épeler l’architecture de potentialités qui la supporte. La

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« marche naturelle » proposée par Aristote sera observationnelle : aller des choses générales, les plus connaissables et les plus claires pour nous, aux choses particulières, les plus claires en soi848. Il importe de voir le processus soumis à la question dans ce à partir de quoi il s’est posé, de le replacer dans l’horizon de son déploiement. Traditionnellement, la valeur de la métaphore de l’a)rxh/ tient dans le fait qu’elle pose que le processus est tout entier précontenu dans son commencement. (Si notre présentation se voulait un tant soit peu exhaustive, il lui faudrait questionner la conjonction des termes ai)ti/a et a)rxh/ : savoir, c’est, d’une manière générale, connaître par la cause ou la raison comme le signifie l’apophtegme spinozien « causa sive ratio. ») D’un point de vue whiteheadien, la métaphore garde sa puissance mais la quête archique laisse néanmoins une indétermination dans la palpitation ontologique : tout l’effet n’est pas dans la cause. Mais reprenons l’affaire qui nous occupe. Le moment est venu de réaliser une nouvelle synthèse des différentes pistes concourantes jusqu’ici ébauchées. La question est celle du mode de donation de l’être, de la structure de son déploiement. La réponse whiteheadienne s’est formulée, historiquement, à partir de l’idée d’une activité ontologique immanente ; ce n’est que progressivement que le philosophe découvre la nécessité d’un Dieu garant de l’événementialisation. Dans Science and the Modern World, l’absolu est apparemment bicéphale — activité ontologique sous-jacente et Principe de Concrétion. Religion in the Making complète cette dyade en spécifiant les trois éléments formateurs, jusqu’ici implicites — créativité, Dieu, et objets éternels. Process and Reality resserre les rangs en mettant en exergue la triunique catégorie de l’Ultime tandis que Dieu — pour être nécessaire — est relégué dans les « notions dérivées ». Notons encore que l’émergence des « natures divines » ne s’est jamais réalisée au détriment de l’étreinte ontologique de la créativité. Toujours celle-ci a étendu son emprise à Dieu, comme l’ A)na/gkh sur les divinités grecques. Tout ce qui est, est « transcendé » par la créativité ; Dieu n’est « que » l’Instance originaire et conditionnante de la créativité849. La créativité étant une notion très primitive, elle est nécessairement obscure et vague : tel est le prix à payer pour obtenir un concept de grande généralité dans un cadre empiriste. La foi logiale nous incline cependant à croire que ce paroxysme abstractif est pourtant plein de concret. Nous reviendrons plus tard sur cette singulière propriété de la conscience réflexive ; voyons plutôt ce que l’on peut en dire et comment. À l’instar de l’acte chez Aristote, la créativité ne peut être définie en elle-même : il faudrait pour cela disposer de notions plus primitives encore. Aristote s’en tire en la positionnant face à la puissance et en faisant appel à des exemples850 ; Whitehead opère de même en codéfinissant Créativité, Un et

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Plusieurs, et en exemplifiant multiplement son nœud catégorial. Le caractère premier de la notion conduit aux comparaisons que Whitehead établit avec la substance spinoziste (la créativité en tant que sujet ultime qui s’individualise en une pluralité de modes851), la matière aristotélicienne (créativité et matière sont pareillement sans caractère propre852), et le réceptacle platonicien. Adventures of Ideas nous confie que la créativité est la contrepartie de l’u(podoxh/, siège (e(/dra) du devenir853. Et n’est-il pas notoire que ni Platon ni Whitehead ne furent à même de dire quelque chose de décisivement éclairant à propos de leurs principes ultimes ? Whitehead utilise la métaphore platonicienne pour désigner la communauté mondaine, la matrice naturelle de tout engendrement qui rend possible la venue à l’être et opère la rétention du passé854. Platon lui-même admit la difficulté de la notion et tenta de la qualifier à l’aide d’images telles que celle de la mère (mh/thr) ou de la nourrice (tiqh/nh)855. Nombreux sont ceux qui considèrent que l’histoire de la philosophie ne manifeste nul progrès, mais l’éternité d’un rappel à l’être856 ; qu’on tourne toujours autour d’un petit nombre de solutions qui se tiennent en présence et en échec depuis le commencement857 ; ou alors qui, à l’instar de Jeans, se refusent à tirer les conclusions qui s’imposent des bouleversements scientifiques858. Whitehead est tout indiqué pour réfuter cette caricature. Toulmin parlait de l’élasticité des concepts ; étendons son image en soutenant que c’est à une vulcanicanisation que Whitehead procède, conformément aux exigences de cohérence, de consistance et d’applicabilité. a. L’omniprésente catégorie de l’Ultime

En point de mire du schème catégorial, on trouve la triunique catégorie de l’Ultime, catégorie qui possède le plus haut degré de cohérence : « créativité », « un » et « plusieurs » sont dans un rapport de présupposition mutuel qui cimente leur dicibilité respective. L’un ne se conçoit qu’en regard du multiple, et vice-versa ; et tous deux ne sont articulables que par l’entremise de la créativité qui rend compte de l’unification de la diversité disjonctive — le pluri-vers — en une nouvelle unité — diversité conjonctive ou uni-vers — qui vient s’ajouter au multiple. L’ultime réside dans le rassemblement du plusieurs dans l’un, lequel, à son tour, est susceptible d’un nouvel être-ensemble : « the many become one, and are increased by one859 ». L’occurrence pure qu’est l’événement est survenance relationnelle. Par un miracle d’harmonie, cent parties se fondent en un tout diapré, en une singularité proprement inouïe. Car l’entité nouvellement concrescée apporte nécessairement un pénultième miroitement au chaosmos ; elle nuance à sa manière la dérive temporelle. On ne saurait parler de créativité si le multiple

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n’était réuni en une nouvelle unité : à strictement parler, la créativité ne fait sens qu’en tant que moment de la dialectique de l’un et du multiple. Elle conditionne — et est conditionnée par — ses « créatures » ou « Instances » ; elle n’est actuelle qu’en vertu de ses accidents860. La créativité ne fonctionne pas en addition aux entités actuelles, mais à travers elles : le principe ontologique le souligne, seules les entités actuelles sont, à proprement parler, causes. Raison de toutes les raisons, état de fait ultime, la catégorie de créativité est plus générale que le principe ontologique — exigeant que toute cause ait son siège en quelque entité actuelle — ou le principe de relativité — selon lequel toute entité-sujet deviendra nécessairement entité-objet, c’est-à-dire potentielle pour tout devenir futur. La créativité est centrale dans la catégorie de l’Ultime, mais elle ne fait sens que par rapport à ses notions adjacentes. Dans sa pratique spéculative, Whitehead est cependant oublieux de ce rapport présuppositionnel : le concept central qui est constamment sollicité est celui de créativité, éclipsant en quelque sorte ses deux coprésupposés. Pour ce qui est de la genèse de la catégorie elle-même, la critique possède une des rares pièces tangibles sur lesquelles s’adosse l’enquête compositionnelle de Ford : les 8, 10, et 13 octobre 1928, Whitehead dévoile à ses élèves un schème catégorial comprenant toutes les catégories de Process and Reality (catégories de l’existence, catégories de l’explication et obligations catégoriales), mais pas la catégorie de l’Ultime ; le rythme un/plusieurs n’est pas évoqué non plus et, à la place de la catégorie cardinale, nous trouvons la réflexion suivante (datée du 8 octobre) : It is useless to explain [the] emergence of more concrete things by abstract things. Concrete fact cannot be replaced in terms of abstractions. [The] proper philos[ophical] question is to ask how concrete things exhibit abstract [properties]. [The] original meaning [of] concrete = grown together. This meaning [is] lost in modern usage. [We] should return to [the] original meaning. This is concrescence. This is creativity [which] can’t be defined further. It is most general. It is the ultimate behind all forms, inexplicable by its forms and conditioned by its creatures861.

Comme Ford le remarque (à la suite de Christian862), la catégorie de l’Ultime pourrait être une généralisation de la discussion de la concrescence que l’on trouve en PR208-215. Si, de fait, on soupçonne que c’est l’intellection du processus de la concrescence qui exigea la mise en place de nouvelles catégories, ce processus ne représente cependant qu’une des dimensions de la créativité — à savoir la créativité comme sol ontologique de l’émergence de la nouveauté (ce que Science and the Modern World appelle activité substantielle) — ; et la créativité n’est elle-même qu’un des membres de la trinitaire catégorie de l’Ultime. L’avancée créatrice, l’advenir incessant du

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Monde, reflète son incomplétude constitutive : la nature n’est jamais complète, elle est en constant dépassement d’elle-même863. Bien que la créativité ne puisse être illuminée par une catégorie plus primitive, elle peut être partiellement éludicée. Elle voisine avec l’intuition pré-systématique fondatrice, lui conférant à la fois puissance de suggestion — c’est la notion solaire qui moire la totalité du schème catégorial — et indigence conceptuelle — qui rend nécessaire un appel à la souveraineté du verbe poétique. La créativité étend son emprise sur la totalité de ce qui est ; elle étreint Dieu comme le Monde, étançonnant de la sorte l’unité du Tout, l’universelle solidarité dans le procès. Ni le Monde ni Dieu n’atteignent une complétude statique864. Lorsque PR21 la qualifie d’« universel des universaux », il faut y voir une métaphore qui désigne le plein de l’être, non la sujétion de la créativité à la catégorie des objets éternels. Précédant la distinction même de l’unité et de la pluralité, elle n’est pas l’unité de plusieurs réalités, mais la condition de possibilité de l’un et du plusieurs. Elle ne renvoie pas plus à une substance première ou à une notion analogique applicable à tout étant. En tant que concept, elle est ce qu’il y a de plus abstrait ; mais en tant que réalité vers laquelle ce concept fait mouvement, elle est ce qu’il y a de plus concret. Cette réalité, point focal vers lequel tend le flot conceptuel continu de Whitehead, est — avant toutes choses — activité. Ce qu’évoque sa climatique, c’est la vague ininterrompue d’une activité intransigeante, c’est un cosmos torrentiel865 perpétuellement recruteur de ses îlots de stabilité. Il n’y a, à proprement parler, pas d’agent en dehors de l’acte, pas de sujet du changement en dehors du changement, pas d’unité en dehors du procès d’unification. Toutefois, cette vision horizontale est susceptible d’un certain nombre d’analyses qui, pour autant que le niveau abstractif auquel elles évoluent ne soit pas oblitéré, jetteront quelque lumière sur certaines facettes de la percolation. De la même manière que l’originalité du concept de lo/goj est à trouver dans la synergie polysémiale qu’il instaure, les nuances du concept whiteheadien de créativité résident dans les différentes réalités ontologiques complémentaires qu’il recèle. En cela, il constitue le concept le plus proche de l’expérience directe et pré-prédicative évoquée plus haut. Lorsque l’exigence rationnelle met en branle le processus de la systématisation, le mode d’être prélinguistique et non-duel s’étiole au profit d’une proximité du second ordre qui est entretenue avec des abstractions qui valent ce que vaut le processus abstractif qui y conduit. b. Monisme pluraliste bi-recouvrant

Nous le vîmes avec le panlogisme grec, l’imbrication onto-logique peut être spécifiée en deux volets. Avant de procéder à similaire partition de la créativité, on notera l’édifiant parallèle que Needham établit entre l’ontologie

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néo-confucianiste et l’organicisme whiteheadien. Selon lui, deux principes universels sont activés par les néo-confucianistes : « chli », proche du concept de matière-énergie ; et « li », principe d’organisation et d’information. Or Needham insiste sur le fait que « li » ne doit pas être traduit par le trop rigide « loi » : « li » désigne un motif dynamique qui doit être compris à la manière whiteheadienne866. Une critique similaire peut être adressée au panlogisme, au sens où il fait la part belle à un principe organique rationnel dont on peut suspecter la rigidité. Le pancréativisme est empiriquement centré, c’est-à-dire que les faits têtus sont le point de fuite de la raison, ce vers quoi elle est en marche. Encore deux remarques d’importance. En présentant l’ultime à partir d’une double articulation ramifiée, nous pensons nuancer les deux attributs867 principaux qu’il livre, et non être ontologiquement exhaustif. De plus, cette partition n’a rien de statique. Devrait-elle, de par sa contexture, ankyloser l’interanimation du schématisme whiteheadien, qu’elle constituerait sa propre falsification (ce qui ne serait du reste déjà pas si mal). Nous rejetons bien sûr une certaine lecture nécrosée qui voit dans l’« activité sous-jacente868 » de Science and the Modern World un ancêtre de la « créativité » de Religion in the Making, Process and Reality et Adventures of Ideas. Bien sûr, si — comme l’image spinoziste de SMW35 et 70 le laisse entendre — seule cette activité primordiale devait être actuelle, ses modes événementiels n’étant que pseudo-actuels, il y aurait une rupture conceptuelle entre l’ultime tel que Science and the Modern World l’ébauche et l’ultime dans Process and Reality. Mais la créativité n’est actuelle que dans ses Instanciations et ses Caractérisations ; les autres occurrences du litigieux concept dans Science and the Modern World ne disent rien d’autre869. Whitehead condamne toute bifurcation entre analyses complémentaires ; seuls des discours « logiquement » séparés sont configurables — à la condition expresse que leur entremêlement soit intentionné comme l’unique porte vers la diaphanéité de l’expérientiel. Le bi-recouvrement annoncé doit être compris de deux manières cardinales. D’une part, les concepts de Dieu et de Monde, quoique distinct, sont complémentaires dans leur coappartenance à la « créativité-mère », leurs rapports instituent une dialectique des opposés contrastés ; d’autre part, deux aspects de cette même « créativité-mère » se chevauchent : l’agence et la réceptivité. Le concept de « créativité-mère » nomme l’unité fondamentale qui préside à toute partition additionnelle. Le pari philosophique étant celui de l’établissement de fructueuses partitions — i.e., concepts —, nous allons nous atteler à cette tâche, en gardant les yeux fixés sur le « paradigme maternel ». Il s’agira donc plus de jouer en staccato la partition du maître que de dresser une nomenclature vierge de toute spontanéité.

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1. Dipneumonée

La créativité est dipneumonée : Dieu et le Monde constituent les deux lieux de l’avancée créatrice. Ce premier axe ayant été dégagé dans nos élucidations successives, et étant repris dans notre analyse de la bifonctionnalité, nous pourrions ne le présenter que par souci de symétrie. Il reste néanmoins à insister sur le rééquilibrage opéré par la philosophie du procès. L’ultime, c’est la protéenne créativité. Dieu, au même titre que toute occasion, n’est qu’un de ses « accidents », c’est-à-dire une de ses Instances, une de ses « créatures » bipolaires870, mais Dieu en est la toute première Instance, et dès lors la toute première condition qui y retentit871. PR7 le qualifie même de « primordial, non-temporal accident » : en tant que primordial, Dieu est non-historique ; en tant que conséquent, Dieu hérite de la contingence mondaine. Le conditionnement de la créativité par la nature primordiale est à contraster avec le conditionnement de Dieu par le Monde. Créativité divine Créativité-mère Créativité mondaine

Fig. 9

Une claire intelligence des principes catégoriaux exige en conséquence une nouvelle confrontation avec le binôme Dieu-Monde tel qu’il s’exprime dans les « opposés contrastés ». Avec la mise en profondeur qu’il institue, ce double discours ouvre sur une immanence mutuelle de Dieu et du Monde, bijection étançonnée par une logique du contraste que l’on a vue à l’œuvre chez les antésocratiques (Dieu est jour-nuit, hiver-été…, disait Héraclite), et qui se retrouve systématisée chez Hartshorne. Citons le fameux passage de Process and Reality : The final summary can only be expressed in terms of a group of antithesis, whose apparent self-contradictions depend on neglect of the diverse categories of existence. In each antithesis there is a shift of meaning which converts the opposition into a contrast. It is as true to say that God is permanent and the World fluent, as that the World is permanent and God fluent. It is as true to say that God is one and the World many, as that the World is one and God many.

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It is as true to say that, in comparison with the World, God is actual eminently, as that, in comparison with God, the World is actual eminently. It is as true to say that the World is immanent in God, as that God is immanent in the World. It is as true to say that God transcends the World, as that the World transcends God. It is as true to say that God creates the World, as the World creates God. God and the world are the contrasted opposites in terms of which Creativity achieves its supreme task of transforming disjoined multiplicity, with its diversities in opposition, into concrescent unity, with its diversities in contrasts872.

À tous égards, les procès mondains et divins se meuvent à l’inverse l’un de l’autre, ajoute le philosophe873 : Dieu est essentiellement Un, mais la multiplicité transmutée en sa nature conséquente vient qualifier son monolithisme. Réciproquement, le Monde est Plusieurs, mais sa nature est « togetherness », être-ensemble. Nulle primauté temporelle en cela, mais une certaine différence de nuance qui rappelle l’inversion de la polarité divine. Maîtriser son langage hyperbolique exige un parcours pendulaire de son espace de synthèse, mouvement qui n’est pas étranger à la pratique circumambulatoire qui organise nos propos. Notons que le passage cité fait suite à une réflexion sur la question du mal, dispute qui abouti à une nouvelle inflexion binomiale. Le Monde désire insatiablement la nouveauté, mais il est hanté par la terreur de voir le passé s’évanouir ; la transience mondaine est vécue à la fois comme un bonheur et une crucifixion. Deux principes sont ainsi mis en tension harmonique : d’une part, la créativité, principe de nouveauté ; et de l’autre, le périssement perpétuel874. Whitehead conclut que nous demeurons au sein d’architectoniques « final opposites » : In our cosmological construction, we are, therefore, left with the final opposites, joy and sorrow, good and evil, disjunction and conjunction — that is to say, the many in one — flux and permanence, greatness and triviality, freedom and necessity, God and the World875.

L’avancée créatrice nécessite le périssement ; le rythme unificateur est tramé de concrescence et de transition876. Suivant les circonstances, Whitehead considère cette rythmicité comme un pur fait ou comme une fatalité dont il faut espérer la réforme. Dans la Fonction de la raison, il

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proclame que l’anarchie est ce qui sauve le Monde du néant, qu’elle est principe d’intensification877. Eliot le scanda dans son Waste Land, « there will be a time to murder and create »… Ce qui importe, c’est de comprendre cette bipolarité en termes d’opposition mouvante. Hesse, chantant la figure de la Mère des choses dans son grand enfantement, ne s’y est pas trompé878 ; l’ultime — communément qualifié de « divin » — possède cette ambiguïté fondamentale de prodiguer la vie et d’infliger la mort : la vie est cette « Grande Mère terrible » qui coupe les têtes et qui enfante879. L’exigence dynamique que nous faisions valoir à l’instant imprègne évidemment les spéculations taoïstes : le cercle fameux inscrivant l’entremêlement du yin et du yang matérialise la mystérieuse synthèse — faite de repos et de mouvement, d’opposition dans la sympathie, de paix dans le conflit — qui régit la nature. C’est un dualisme de la complémentarité étranger au dualisme conflictuel, manichéen, auquel l’occidental est familier. La chrétienté ne conçoit Dieu que positivement, rejetant toute négativité en son chef et, ceci prenant généralement place dans un contexte de pure transcendance, accentue le problème du mal. La voie qui mène à l’ultime whiteheadien se dit multiplement. Maintenant que les complexes rapports d’empiétements unissant Dieu et le Monde sont éclaircis, nous pouvons conclure en examinant le soi-disant panenthéisme whiteheadien. Le terme — étranger à la prose du philosophe britannique — fut forgé par K. F. Krause (1781–1832), pour qui il signifiait que Dieu inclut le monde tout en étant plus que le monde880. C’est Hartshorne qui lui a donné ses lettres de noblesses en l’incorporant à sa typologie. Selon lui, seules trois possibilités logiques s’offrent au théologien : la séparation (classique) de Dieu et du monde — le théisme —, l’identification de Dieu avec le monde (Dieu est tout, tout est Dieu) — le panthéisme —, ou la localisation du monde en Dieu, celui-ci étant néanmoins plus que le monde — le panenthéisme881. Pour le diadoque, seule cette dernière alternative est viable : Dieu est l’Âme du monde préhendant la totalité des faits mondains, sans aucune élimination que ce soit. Si c’est cette acception que l’on entend utiliser dans le cas de Whitehead, il y a méprise. Pour lui, le Monde n’existe pas uniquement en Dieu ; Dieu n’est pas le Monde, mais sa valuation ; la nature conséquente est le siège de l’immortalité subjective, non de l’immortalité objective. Ce n’est que lorsque l’entité-sujet « meurt au monde » qu’elle « naît à Dieu ». Il n’est nulle exception au principe de la privauté de la concrescence. Whitehead n’est justiciable du concept de panenthéisme que s’il désigne la mutuelle immanence dans laquelle se trouvent les deux sociétés distinctes que sont Dieu et le Monde. En disant cela, nous laissons en suspens la question des deux niveaux que nous avons cru devoir discerner dans la nature conséquente : alors que le niveau de l’immortalité subjective est en totale

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cohérence avec le mouvement général de sa pensée, le concept de durée-àjamais radicalise la capacité intégrative de Dieu, conduisant à un gonflement de son concept divin dans la direction hartshornienne. Attendu que nous ne pouvons nous donner ici les moyens de trancher ce nœud, nous resterons confronté au dilemme : ou bien lire la durée-à-jamais à l’aune de l’immortalité subjective, ou bien comprendre cette dernière comme mode partiel de la première. Quoi qu’il en soit, la concorde de Dieu et du Monde est une sorte de complémentarité (au sens de la Naturphilosophie, non de Bohr) entre des pôles distincts — ce qui nous conduit à quelques précisions supplémentaires. 2. Bifonctionnelle

La force créatrice de l’existence882 possède deux attributs codépendant : une activité « substantielle » sous-jacente, d’une part, et un principe d’actualisation rythmique sur-jacent, d’autre part. S’ils devaient être isolés pour eux-mêmes, ils ne seraient plus qu’abstraction. Spécifier le dynamisme intra-conceptuel est donc essentiel, et nécessite la mise en mouvement de distinctions subordonnées qui ne flétrissent en rien l’immanence mutuelle affirmée par Whitehead. Ce n’est un secret pour personne que la fracture d’une barre-aimant ne conduit jamais à l’isolation d’un de ses deux pôles. Précisément, la loi de polarité de Cohen stipule que les opposés ultimes sont des corrélats mutuellement interdépendants : rien ne peut être décrit en ne faisant référence qu’à un seul pôle883. Les pôles sont des aspects inséparables de la construction de la réalité : une unité sans diversité n’a guère de sens ; notre uni-vers n’est un que parce qu’il est aussi pluri-vers. Nulle forme principielle schizoïde mais fraternelle union, homologie structurale, entre les deux aspects complémentaires de l’ultime que nous nous apprêtons à analyser. Ce vers quoi nous cheminons, c’est une spécification de trois niveaux de réalité : l’actualité — ce qui est plénièrement —, la virtualité — ce qui ne possède qu’une quasi-existence —, et la potentialité — purement indéterminée (mais pas pour autant équivalente au non-être). Le Tout est tissé de ces trois fils. Poursuivons donc l’activation du filtre systématique propre à l’ontologie de Harvard, et partitionnons la créativité-mère en créativité-agent et créativité-réticulaire. En tant qu’agent, elle anime Dieu et le Monde : respectivement comme Principe de Concrétion et comme principe de limitation. En tant que réticulaire, d’une part, elle instancie Dieu et le Monde — respectivement comme nature conséquente et comme entités-sujet — ; d’autre part, elle caractérise Dieu et le Monde : respectivement comme nature primordiale et comme entités-objet. Schématiquement :

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Caractères (entités-objet) Créativité-réticulaire Instances (entités-sujet)

Créativité-mère Créativité-agent

Fig. 10

La totalité peut se comprendre à partir de deux qualités de base : l’aspect réceptif et expansif de l’espace matriciel, et l’aspect énergétique et efficace de l’espace structurel. Les deux aspects fonctionnent sur un plan non duel, le plan du « non-deux ». Pas question de bifurcation chez Whitehead ; tout au plus doit-il concéder une — toute relative — transcendance à la subjectivité mondaine (plurielle) et divine (singulière). Sa philosophie est un panexpérientialisme horizontal ; ce que le concept de créativité insinue, c’est la richesse de cet unique niveau ontologique. Précisons notre anamnèse bicéphale. •Créativité-réticulaire

La créativité est, tout d’abord, le sol ontologique ultime, le réticulum universel, l’activité « sous-jacente » à la processualité cosmique. Espace germinateur de formes, elle n’a évidemment pas la qualification ténébreuse ou maligne que certains prêtèrent à la xw/ra884. Deux modes sont à distinguer : la créativité en tant que caractérisée — le passé — ; et la créativité en tant qu’instantifiée — le présent. On se souvient du rôle que jouent dans l’horizon whiteheadien l’analyse morphologique (qui procède du point de vue du pôle physique et de sa continuité) et l’analyse génétique (qui procède du point de vue du pôle mental et de son atomicité) : le procès créateur est rythmique ; transition et concrescence sont deux aspects complémentaires de la créativité en tant que sol. Prenons garde toutefois de ne pas « fondamentaliser » ce sol, ce serait prendre une créature de l’esprit pour une actualité. En tant que telle, la créativité-réticulaire n’est qu’une abstraction : « The process is itself the actuality, and requires no antecedent static cabinet885 ». Whitehead le répète, la créativité n’ « est » qu’au travers de ses manifestations, qui sont autant de ses « modes886 ». De cette trame actualisante, de ce système des potentialités qui n’existe pas en soi, Process and Reality dit qu’il remplace la prw/th u(/lh aristotélicienne, elle-même tellement proche dans sa fonctionnalité de l’élément féminin qui accueille et nécessite l’élément spirituel ouranien. Mais il ne s’agit pas d’une simple substitution :

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« Creativity » is another rendering of the Aristotelian « matter », and of the modern « neutral stuff ». But it is divested of the notion of passive receptivity, either of « form », or of external relations ; it is the pure notion of the activity conditioned by the objective immortality of the actual world — a world which is never the same twice, though always with the stable element of divine ordering887.

Étymologiquement parlant, il est du reste très suggestif de parier sur une filiation existant entre mater, materia, et la matrice, source de la croissance (Dêmêtêr était la déesse de la Fertilité) : le concept de « matière » renvoie au côté « maternel » de tout phénomène (mh/thr), à ce qui est énergie latente, activité souterraine, élément nourricier (tro/poj tiqh/nh) chargé de la puissance du passé et en tension vers l’improbable888. Nonobstant, le fait que AI179 lie la conception platonicienne de la matière comme potentialité réelle à la créativité doit se lire avec une certaine présence d’esprit historique. Rappelons que Whitehead interprète le Timée d’une façon très libre. Platon, accentuant l’impermanence des particuliers, n’avait d’ailleurs pas à proprement parler de concept de matière ; elle demeurait pour lui impensable. Arpenter les différents concepts qui, dans leur cohérence, spécifient le versant chtonien de la créativité, peut se faire de plusieurs manières complémentaires. Nous choisissons trois doublets particulièrement féconds — être-ensemble et immanence mutuelle, périssement et immortalité, êtrepassé et être-présent — et, munis de ces concepts directeurs, nous mettons en exergue l’exigence interconnective parcourant le pancréativisme. L’immanence mutuelle du procès créateur est rythmique, elle oscille de la publicité du « many » à la privauté du « one » (et ainsi de suite). Seule l’entité actuelle sujet, tissu préhensif en réappropriation de la totalité de son passé, existe plénièrement. La vertu vectorielle du processus préhensif fonde l’immanence de toutes les entités passées dans les entités situées sur la fine pointe de l’avancée créatrice. Ce qui différencie passé et présent, démarque aussi les entités-objet des entités-sujet : les premières, ayant perdu leur « jouir-de-soi » ou enjoiement, sont dites « satisfaites », déterminées ; les secondes habitent toujours intensément leur durée. Être satisfait, c’est devenir un objet pour les lustres à venir, c’est-à-dire un donné pour tout sujet, c’est s’enfoncer au rythme du devenir dans les profondeurs de l’être. L’entité satisfaite est entité-superjet, elle est l’entité en tant qu’elle va contribuer à d’autres concrescences889. En parlant d’immortalité objective, Whitehead insiste sur la concrétude du passé, il lui donne un lieu ontologique. Le présent — la crête de l’avancée cosmique — est une Instance de la créativité, le passé est, lui, une Caractérisation de la créativité.

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Être-ensemble et immanence mutuelle. La philosophie de l’organisme, nous dit son promoteur, se propose de clarifier le principe antipéripapéticien de « présence dans une autre entité890 ». Le passé, déterminé et potentiel, n’en n’est pas pour autant inactif : il délivre le socle sur lequel la concrescence viendra s’enter. La synthèse expérientielle trouve son matériau dans l’horizon ontologique de l’entité-sujet ; suivant son niveau de complexité, elle se l’approprie (répétition — phase réceptive, conformelle, ou « pôle physique ») ou se le réapproprie (nouveauté — phase comparative ou « pôle mental »). La réactivation des entités-objet par les entités-sujet, garantissant ainsi la solidarité universelle, consiste très précisément en l’êtreensemble expérientiel : « the production of “novel togetherness” is the ultimate notion embodied in the term “concrescence”891. » On s’en souvient, selon le principe de relativité, il appartient à tout « être » d’être potentiel pour tout « devenir » : il y a nécessairement immanence mutuelle de toute les occasions d’expérience, à ceci près que cette relationalité interne est temporellement asymétrique892. Qui dit immanence dit relation interne et constitutive ; une entité concrescente est le rassemblement de vections préhensives permettant à ce qui est passé de re-devenir en quelque manière présent. Alors que, pour le mécanicisme, il n’est que des relations externes et non constitutives, Whitehead confine les relations externes dans la quasiexistence du continuum extensif893. C’est la créativité en tant que réticulum qui fournit la condition de possibilité première de cette relationalité interne. Périssement et immortalité objective. Une fois que la concrescence a pris fin, c’est-à-dire que le processus d’ensemblement a rejoint le terme qu’il s’était librement assigné (le « but subjectif »), l’entité actuelle — dite satisfaite — perd sa subjectivité et bascule dans l’objectivité. De manière à rendre intuitive cette scénographie, Whitehead, comme à son habitude, multiplie les concepts. La satisfaction correspond à une détermination, le durcissement fait suite à la ductilité, pourrait-on dire ; et « quelque chose » devient préhendable (l’entité-sujet, pur procès en voie de détermination, n’offrait aucune prise). Bien que l’entité acquiert un statut positif avec sa déterminité (« objectification »), celle-ci cause la perte de sa subjectivité et donc de son immédiateté, de sa valeur expérientielle vive (« périssement »). Ce que l’entité est par-delà sa satisfaction possède une double facette. D’une part, elle acquiert une immortalité objective894 qui fait d’elle l’objet potentiel de toutes les occasions qui la suivent : l’entité devient objet susceptible d’être préhendé, et superjet, capable d’agir efficacement (i.e., à travers l’efficacité causale895). Hartshorne utilise la métaphore du livre qui, une fois terminé, n’est pas détruit : chaque créature demeure une portion indestructible de l’ouvrage cosmique896. Dans le repli de l’objectivité, l’entité-objet n’est toutefois pas totalement inerte, elle reste transie de créativité : pour indiquer que l’entité-objet infléchit son futur, Whitehead

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parle de superjet. D’autre part, elle acquiert ce que l’on peut à bon droit nommer une immortalité subjective897 : la valeur de l’entité périe n’est pas perdue, mais sauvée par la nature conséquente de Dieu. Dieu « juge » et transmute le jouir-de-soi de l’entité satisfaite. Qu’il y ait transmutation (par exemple, des peines et souffrances qui sont le lot des entités de haut niveau) indique deux choses : d’une part, les subjectivités péries ne conservent pas leur individualité en Dieu, elles participent à sa totalité ; d’autre part cette incorporation est obtenue par un processus transformationnel. Élucider cela nous conduirait, une fois de plus, à anticiper l’assaut du versant théologique de son système. Contentons-nous de noter que cette distinction permet de faire le départ entre ce qui est préservé « dans le monde » (l’immortalité objective) et ce qui est sauvegardé par Dieu (l’immortalité subjective). Présent et présence du passé. Whitehead stigmatise la prétendue inertie du passé : Words suffer from the defect of suggesting that an occasion of experiencing arises out of a passive situation which is a mere welter of many data. The exact contrary if the case. The initial situation includes a factor of activity which is the reason for the origin of that occasion of experience. This factor of activity is what I have called « Creativity »898.

La différence de statut ontologique entre passé et présent, entre être et devenir, peut s’éclaircir — non s’élucider899 — à partir d’un multiplet de binômes à la rythmique alternance. La créativité en tant que sol assied le processus de la manifestation. Celui-ci se dit en deux bordées de concepts, chacune spécifiant ontologiquement l’asymétrie temporelle. Il y a oscillation entre la publicité des entités-objet et la privauté des entités-sujet, entre le déterminé et ce qui n’est qu’en voie de détermination, entre la causalité efficiente des objets — responsable de la répétition du même — et la causalité finale des sujets — responsable du surgissement de la différence900. Nous l’avons vu lors de notre présentation de la concrescence, le devenir implique nécessairement la répétition de l’être et sa réappropriation originale (« immédiate ») par l’entité-sujet. D’une part, le « many », susceptible d’un nouvel être-ensemble ; d’autre part, le « one », en tension vers la complétude. D’une part, le processus « macroscopique » de la transition de l’objet-superjet au sujet ; d’autre part, le processus « microscopique » de synthèse d’un nouvel être-ensemble. En conclusion : l’entité-sujet se construit à partir des entités-objet, l’être-vif s’échafaude sur l’être-cendreux901. L’entité-objet est Caractérisation de la créativité, elle participe d’une créativité-réticulaire gelée dont le statut ontologique est intermédiaire entre l’actuel plénier qu’est l’entité-sujet (Instance de la créativité), et le pur indéterminé de la créativité en tant qu’activité « substantielle » universelle. Le passé n’est pas actuel, mais virtuel, c’est-à-

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dire conditionnant902 ; tout objet occasionne une réaction dans tout sujet appartenant à son horizon903. Contraster cela demande le réexamen du chaînage des deux modes de la créativité : la créativité transitionnelle et la créativité concrescente904. •Créativité-agent

Le concept de créativité indique le dynamisme créateur inhérent à la totalité du réel ; envisager la créativité-agent pourra se faire (à la lueur des habituelles restrictions abstractives) d’une manière légèrement moins technique. L’aventure est le sens de la vie, aimait à dire le dernier Whitehead, et la vie s’enracine dans le devenir universel905. Le plein de l’être est, de toute éternité, sujet à l’instabilité fondamentale que la tissularité impose à ses figures. Certes, il y a morphorémanence, mais à l’échelle des « époques cosmiques », celle-ci fait figure d’îlot de stabilité fugace, bientôt balayé par l’ardeur de nouvelles déhiscences. Si le « projet » cosmique vise la fraîcheur, la spontanéité et la vivacité906, le prix à payer pour cette aventure perpétuelle est une oscillation entre harmonie et dysharmonie ; entre progrès et décadence, perte, discorde. La loi de fatigue de l’univers n’est pas un mal en soi et la dissonance est une opportunité : périr, c’est assumer un nouveau rôle dans la trame ontologique907. Rien ne serait pire qu’une répétition anesthésiante de faits et de valeurs : elle ne générerait qu’ennui et décadence908. On ne peut donc parler de « mal » que lorsque la destruction domine ; Whitehead en contraste deux racines, précisément celles qui définissent toute occasion : la finitude et la liberté909. Le périssement, source de renouvellement permanent, est aussi cause de la perte de l’immédiateté — et donc de la valeur intrinsèque — de toute expérience. Pour sa part, la liberté qui transi l’être peut occasionner une décision tout empreinte de beauté et de bonté — ou, au contraire, une décision superficielle qui conduira à des dysharmonies, à des obstructions induisant une déflation de la valeur de la société entitaire en question et de son environnement910. Ce qui est triangulé, c’est que les conditions de possibilité d’un plus grand mal constituent également celles d’un plus grand bien. Une entité de haut niveau reçoit en partage « davantage » de créativité, c’est-à-dire qu’elle exerce son pouvoir discriminant plus radicalement que les entités de bas niveau : les conditions nécessitantes que sont les préhensions physiques du monde passé et du but initial sont transvalorisables — d’où l’idée que la racine de tout bien, comme celle de tout mal, est de surprendre Dieu. L’aventure est la recherche de nouvelles perfections911 ; elle est — avec ses composantes constructrices et destructrices — l’essence de l’avancée créatrice. Ici, le concept le plus puissant que Whitehead avance est celui de paix. Il reçoit une définition cryptique qui nécessiterait une

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enquête scrupuleuse afin d’en déterminer la portée ontologicoexistentielle912. Car c’est bien de mystique qu’il s’agit. S’il est difficile de ne pas rapprocher la paix whiteheadienne du thème de la contemplation qui scande une certaine tradition philosophique (occidentale et orientale), il ne faudrait pas oublier que les objets éternels ne disent rien de leurs ingressions. En d’autres termes, il ne saurait y avoir de contemplation d’un royaume de pure possibilités dont le quotidien ne serait que le pâle reflet. Dans le cadre de l’ontologie organique, l’extase (ou est-ce l’enstase ?) mystique peut se comprendre diversement, mais en fin de compte c’est aux deux modes perceptif purs (immédiateté présentationnelle et efficacité causale) qu’il revient de statuer. Le temps nous manquant une fois de plus, notons — outre la patente proximité d’avec certaines descriptions extatiques et enstatiques — que ce qui est obtenu dans la « paix », c’est un pur jouir de l’intertrajectorialité universelle, un plongeon dans l’harmonie des harmonies913. La créativité fonctionne « aventureusement » comme principe de sélection possédant une double valence : elle est à la fois moteur du changement et responsable de l’émergence du neuf. La créativité est au devenir ce que l’esse est à l’être : agent interne d’actualisation qui se révèle dans tout ce qui est, qui trans-paraît — mais jamais ne se dévoile en ellemême. La créativité-réticulaire est engagée dans toute réalité possible ; toute réalité, quelle que soit son statut ontologique, participe de la créativitéréticulaire, elle est en quelque sorte voulue, fins partielles et successives. En tant qu’agent, elle est voulante, inclination fondamentale. En tant que moteur du changement, la créativité-agent entretient des rapports de proximité avec la Grèce et sa cosmo-logique de la création914. Le lo/goj théorise certes le changement915, mais d’une manière somme toute assez statique, et à tout le moins relative. Hasard et nécessité sont responsables du surgissement et de l’effacement des choses, la technique est seconde, chronologiquement et essentiellement. Le Grec, dominé par la nature, est pour grande part condamné à l’imitation916 ; la liberté est toujours arrachée, aux Dieux ou à la nature917. Dans le meilleur des cas (Héraclite), la nature est conçue comme dynamique, mais pas en tant que novatrice. Sous cet angle, on mesure mieux ce qui sépare et ce qui rapproche le Grec de ses voisins. Nous savons de science certaine qu’Égyptiens et Mésopotamiens vivaient dans une société strictement contrôlée par une classe sacerdotale toute puissante, une société où même l’art n’était pas une pratique librement élaborée918. Le deuxième livre des Lois fait référence aux strictes règles qui bornaient l’art égyptien : il était absolument interdit aux artistes de réaliser quoi que ce soit d’étranger à la tradition. Les dieux habitant statues et temples, l’art de la création de peintures et de sculptures qui pourront accueillir leur demeurance doit suivre des règles strictes : la loi

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éternelle, édictée par Ptah in illo tempore, doit être respectée si l’on veut que le logos éternel puisse s’y recueillir. En tant qu’éveilleur du neuf, la créativité-agent est proche du judéochristianisme. Le Grec n’a pas d’expérience originaire et primordiale de la liberté ; il vit dans un Univers-bloc et est en cela étranger à la théo-logique de la création, qui est métaphysique de la liberté919. La séquence grecque est renversée : la liberté, nerf des choses créées, est don de dieu, et non point arrachement à un monde plus ou moins indolent ; conjointement avec la te/xnh, elle préside à la constitution des choses. De ce que le paradigme judéo-chrétien promeut, Whitehead ne conserve que la radicale créativité et l’inscription de la liberté dans l’être : le Monde est créé créateur, il est établi dans la liberté920. Le changement (et la temporalité) n’est pas seulement répétition du même ou surgissement d’une nouveauté relative, il est invention, hésitation, précipitation. Le devenir whiteheadien précède ontologiquement le changement, il y est même étranger : le premier est le fait des entités-sujet, il est le processus de venue à l’être que décrit la concrescence ; le second ne caractérise que des sociétés d’entités actuelles. Préciser le binôme que nous venons d’introduire pourrait se faire à l’aide d’un appel aux acquis de l’ « École de Palo Alto ». La logique de la communication développée dans les années soixante au « Mental Research Institute » a abouti à une grille de lecture thérapeutique originale et à la création du « Brief Therapy Center »921. Deux ordres de changement y sont distingués : le changement de type I (ancré analogiquement dans la théorie des groupes), se produisant à l’intérieur d’un système donné, lequel demeure impassible ; et le changement de type II (rapporté à la théorie des types logiques), constituant, lui, une altération de la structure du système considéré, qui s’en trouve intrinsèquement re-structuré. Or, ce que Watzlawick et ses complices remarquent, c’est que lorsque qu’un nœud gordien s’installe dans une société, quelle qu’elle soit, la communication ne fait que reproduire, volens nolens, la structure pathogène ; tout « changement » se produit au niveau I. Le but du processus thérapeutique, on l’aura deviné, est de trancher le nœud, de catalyser un changement de type II : c’est un changement de changement qui est requis. Ceci ne veut pas dire que le changement de type II requiert toujours l’intervention d’un spécialiste : ce n’est que lorsque la communication est figée au niveau I, c’est-à-dire lorsqu’elle a perdu sa plasticité innée, qu’une action démiurgique est (possiblement) utile. Le procès, tel que l’entend notre auteur, n’est pas une simple agitation perpétuelle, une pure in-stabilité foncière ; il n’est pas novation, tissage d’un autre relatif, changement de type I, mais rupture de l’inouï, innovation, tissage d’un autre absolu, changement de type II. Dire que toute entité actuelle se positionne librement face (i) au donné dont elle hérite et (ii) au

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« meilleur monde possible » que lui murmure Dieu, cela signifie que l’entitésujet a en son pouvoir une divergence d’avec sa trajectoire historique, divergence proportionnelle avec son degré de complexité — divergence dont l’humain peut mesurer l’ampleur, mutatis mutandis, lorsqu’il est aux prises avec la question de l’agir moral. Agence mondaine : le principe de limitation

Maintenant que ce double exergue a circonscrit la créativité-agent, mettons en branle l’algorithme de synthèse qui se dessine dès Science and the Modern World. Le principe de limitation, concept-clef s’il en est, matérialise une structure immanente d’autogenèse et d’invention qui donne corps à la créativité-agent mondaine. Il est introduit pour la première fois dans le cadre d’une présentation équivoque qui anticipe l’intrusion de la créativité-agent divine. SMW105 et 177 mettent clairement en scène un principe interne à la réalité matricielle qu’est la créativité-réticulaire. Contempler l’événementialité mondaine, nous dit-il, conduit nécessairement à la conception d’une « énergie éternelle sous-jacente » — la créativitéréticulaire — qui possède une faculté discriminatoire de possibilités — la créativité-agent922. En envisageant le royaume des objets éternels et les valeurs que ces pures potentialités abritent en puissance, la créativité-agent mondaine fournit une in-formation minimale de la créativité-réticulaire923. Whitehead insiste sur la pure immanence de cette procédure sélective : elle est le fait de la structure ontologique elle-même qualifiée par le poids du passé. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il parle de réalisation « abrupte » des objets éternels924. Mais cette limitation sélective ne porte pas uniquement sur les objets éternels (potentialité générale) : il y a « limitation de sélection antécédente » induite par le passé (potentialité réelle). En bref, la limitation prend trois formes : les objets éternels, les entités passées (i.e., appartenant à l’horizon de préhension de l’entité-sujet), et l’époque cosmique considérée925. Lorsque Whitehead affirme que toute entité actuelle est une limitation imposée sur le possible, il faut le comprendre à deux niveaux926. Du point de vue de l’entité-sujet : la concrescence demande que des décisions (généralement spontanées) soient posées ; du point de vue de l’entité-objet : en tant que fait têtu, elle est une limitation qui aiguille le monde dans telle direction plutôt que dans telle autre (voir le processus de la double décision). La « sédimentation » des entités-objet dans le continu extensif constitue ainsi une limitation relationnelle générale responsable, entre autres, de la spatiotemporalité927. En conclusion, ce que l’agence mondaine réalise — le triple Envisagement — est de l’ordre d’une téléologie myope faite à la fois de l’entêtement superjectif des actualités-objet et de l’impétuosité d’une avancée créatrice à qui il tarde d’exploiter toutes les pistes capiteuses mises à sa disposition par les possibles. La compossibilisation est ici tardive et elle

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n’autorise qu’une novation. Son vecteur est le but initial subjectif « mondain » ou « superjectif. » Agence divine : le Principe de Concrétion

Il y a rupture de l’immanence avec l’introduction du foncteur « Dieu » : de la même manière que les prémisses aristotéliciennes conduisent irrésistiblement à l’introduction d’un premier moteur non mu, Whitehead ne peut lever l’indétermination mondaine sans en appeler à un principe limitatif « distinct » de la créativité-agent mondaine : le Principe de Concrétion928. L’existence de ce Principe est une conséquence rationnelle du jeu de contraintes qui rendent le surgissement dans l’actuel possible. SMW178, questionnant le fondement des valeurs « envisagées » par la créativité-agent, pose une limitation « extrinsèque » qui fournira un étalon de valeurs. L’argument est repris dans Religion in the Making, en se mettant au demeurant dans le prolongement de la critériologie kantienne : la nécessité du concept de Dieu appartient à l’ordre moral929. Process and Reality montre ce qu’il faut entendre par « Envisagement primordial » : la nature primordiale de Dieu se définit par une hiérarchisation valuante de tous les objets éternels. Par là, Dieu est à même de proposer le but initial le plus adéquat, et pour l’entité concrescente, et pour son environnement. En conclusion, ce que l’agence divine réalise — l’Envisagement primordial — est de l’ordre d’une téléologie visionnaire qui canalise les sujets dans la voie de la plus grande intensité raisonnée. La compossibilisation est ici première et elle rime avec l’innovation. Son vecteur est le but initial subjectif divin. 3. Dynamisme du bi-recouvrement

Une fois pénétrés de la climatique monistico-pluraliste propre à la philosophie organique, nous avons pratiqué une analyse des strates sémantiques du concept de créativité. L’événementialité mondaine et l’événementialité divine furent traitées séquentiellement, sans pour autant nous soustraire aux inévitables chevauchements catégoriels. La créativité-réticulaire nomme l’enchevêtrement des actualités vives et cendreuses ; la créativité-agent cerne les principes internes d’in-quiétude par lesquels s’ajointent Dieu et le Monde930. Cette polarisation de la nébuleuse sémantique qu’est le concept de créativité n’est cependant qu’une abstraction du concept-mère, lui-même pure indéterminité n’existant qu’en vertu de ses Caractérisations et de ses Instances. Il est la charpente qui porte la percolation événementielle, l'artère qui la nourrit. On devine l’ambiguïté : comment ce qui n’a pas d’existence « en soi » mérite-t-il de recevoir le statut d’ultime ? En vertu de quoi active-til la limitation autorisant toute manifestation ? La déconstruction de l’agence et la réceptivité de la « créativité-mère » a occasionné la découverte de nombreux points de stabilité conceptuels et, par là, a engendré

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l’opérationalisation du schème catégorial. Il est temps de remédier à la condition diasporique qui en découle. EAo Caractères Créativité-réticulaire (voulue, fins partielles)

Dp EAs Instances

Créativité-mère

Dc Créativité-agent (voulante, inclination fondamentale)

pr. de limitation

Pr. de Concrétion

Fig. 11

Nous avons maintenant un tableau plus précis de l’ontologie de Harvard. Le prix à payer pour cette suggestivité fut de progresser dans l’abstraction. Or, on le sait, on ne dissèque pas sans avoir mis à mort ce dont il s’agissait d’établir la vitalité. Pour difficile que ce soit de pallier à ce fatum de la pensée, nous devons tenter de rejoindre le dynamisme du Tout par une double mise en mouvement : il faut s’imaginer l’amphimixie des niveaux d’actualité distingués. Tout d’abord, il est capital de ne pas perdre de vue l’interconnexité des modes de fonctionnement du concept-mère de créativité. Ensuite, il faut impérativement compléter cette grille par les multiples interconnexions qu’elle entretient avec les trois foncteurs divins. Les distinctions que nous avons patiemment établies demeurent internes au concept-mère de créativité. Cela, nous avons voulu le souligner dès l’abord en parlant de pancréativisme. La créativité est tout à la fois le réticulum de toute actualité et le principe leur actualisation, l’activité réticulaire sous-jacente, comme l’agent de sa vitalité. Non-actuelle en ellemême, elle est la condition ultime de toute actualisation ; non-manifestée, elle n’agit que de manière vicariante. L’Envisagement des possibilités qui définit la créativité-agent n’est exécuté que par les Caractères ou les Instances de la créativité-réticulaire : la sélectivité aveugle reflète le « present state of affairs » — ainsi qu’aiment à le dire les anglo-saxons. Les Caractères de la créativité-réticulaire sont les entités-objet (EAo), vissées dans l’impassibilité de leur immortalité objective ; ses Instances sont les entités-sujet (EAs), autarciques jouir-de-soi en pure tension téléologique. Les sujets, une fois

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satisfaits, se cristalliseront à leur tour dans autant de « strates931 » de la créativité-réticulaire. L’image de la stratification est, notons-le expressément, difficile à manipuler, mais sans doute n’avons nous pas d’autre alternative. Elle est fiable si on y voit une représentation intuitive d’un passage à un niveau d’exister moins actif : de pleinement actuelle, l’entité-sujet, créatrice de soi, siège d’un pâtir, devient virtuelle, vide de toute immédiateté, déterminée, potentialité réelle à l’activité résiduelle. De vive, elle est devenue sédimentaire. Cette image est cependant malheureuse en ce qu’elle occasionne une accumulation de strates univoques et passives. Parler de strates univoques, ce serait faire fi du principe de relativité institué par Process and Reality : le passé n’a pas les mêmes contours suivant la perspective — l’occasion actuelle — adoptée. Le passé, répétons-le, n’est pas totalement passif non plus : Process and Reality, et tout particulièrement Adventures of Ideas, insistent sur la poussée qu’opèrent les entités péries, origine du vecteur assurant la transmission de la causation. Cette ultime abstraction qu’est la créativité pointe vers un « sol » métaphysique qui n’est pas d’ordre substantiel. Elle indique avant tout la foncière solidarité de tout ce qui existe, à quelque niveau ontologique que ce soit ; elle nous parle du plein de l’être avant de nous inviter à examiner ses guises passagères. La plénitude est, fut, et sera inchoative. Elle est tissulaire — l’être est ensemblement —, dynamique — non inertielle —, et innovatrice — instigatrice d’inouï. La qualification de « monisme pluraliste » n’est acceptable qu’au sens où la prééminence de la créativité n’est pas d’ordre substantialiste, c’est-à-dire au sens où la thématique fondationnelle classique est réformée par le biais de l’opérationalisation d’une synergie entre relations internes et relations externes. (Nous y reviendrons dans la troisième partie, lors de notre polémique contiguïste.) Les différentes natures de Dieu participent à la créativité au même titre que le Monde : Dieu occupe le même « lieu » que les entités finies. L’incursion du concept de Dieu dans le paysage ontologique est décisive. Ses « natures », en intervenant en tous les points de la grille pancréativiste, renforcent la cohérence principielle des guises de la créativité, comme celle des éléments formateurs. Être une Instance de la créativité-réticulaire, c’est être en concrescence, c’est-à-dire être en procès subjectif d’ensemblement (EAs). Celui-ci ne se conçoit sans que la nature primordiale de Dieu (Dp) ne délivre le but initial, vecteur de la meilleure institution possible. Or le but initial participe également de plein droit à l’activité sélective de la créativitéagent : nous avons vu comment le concept de Dieu s’émancipe progressivement d’un principe d’actualisation aveugle (indépendante d’une hiérarchie de valeurs), comment le principe de limitation se double d’un Principe de Concrétion. Enfin, la nature conséquente (Dc) sauve la subjectivité des Instances basculant dans l’objectivité. Un événement ne

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surgit pas de rien, il participe d’une structure générale — la « créativitémère » — dont les Caractérisations (les entités-objet mondaines et la nature primordiale) ont sélectionné une série de relations mondaines et idéales qui vont constituer le sol nourricier du nouvel événement. Toute actualisation exige deux limitations du potentiel : l’une, réalisée par la créativité-agent mondaine (alias « principe de limitation ») ; l’autre, par la créativité-agent divine (alias « Principe de Concrétion »). La première contrainte montre comment un événement prend place dans une configuration qui l’accueille et le limite : la limitation de « sélection antécédente » représente le poids des structures établies. Il ne s’agit évidemment pas d’une structure rigide établie une fois pour toute ; raison pour laquelle, si cette locution n’était péjorative, on gagnerait à parler du poids des « habitudes naturelles. » La seconde contrainte fait valoir le caractère construit de l’unisson des concrescences. De plus, attendu que tout ce qui est est limité (être, c’est être quelque chose), et tout ce qui est limité détient une certaine valeur intrinsèque (la restriction est le prix de la valeur), une échelle de valeur doit présider à la manifestation, c’est-à-dire une limitation antécédente. Dieu est la limitation ultime ; non concret, il est le sol de la concrétude ; non rationnel, il est le sol de la rationalité. Nous avons établi comment la créativité-agent mondaine complète si pas anticipe en quelque manière la sélection opérée par la nature primordiale. Du point de vue du développement de la pensée whiteheadienne, deux possibilités herméneutiques s’offrent à nous. Ou bien on considère que l’activité sélective minimale de l’agence mondaine est totalement intégrée au concept de nature primordiale ; ou bien on essaye de comprendre comment les deux activités sélectives se complémentent. Or, cela fut répété, jamais l’hégémonie de la créativité ne s’est dissoute, laissant le champ libre à un théisme envahissant. La conspiration des deux a)rxai\ est éternelle ou n’est pas : il faut reconnaître que la limitation se réalise d’une manière à la fois mondaine et divine. Les objets éternels, le poids du passé et les caractéristiques générales de l’époque cosmique considérée forment une endo-détermination. L’Envisagement divin, rendant compte de la hiérarchie des valeurs, est une exo-détermination explicitée par le but initial. Alors que l’Envisagement primordial conditionne sans déterminer932, le triple Envisagement détermine sans conditionner. Le frein n’est plus ici le poids du passé, mais la valeur pour le futur commun ; l’aiguillon passe du court terme — l’exubérance de buts évanescents — au long terme — le raffinement de la nouveauté pertinente. Une des vertus du pancréativisme est sans nul doute de rendre plus lisse le mystère de la syntonisation (diachronique et synchronique) de la possibilisation du triple Envisagement et de la compossibilisation de l’Envisagement primordial.

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Il y aurait une Gedankenexperiment qui serait révélatrice : faire tourner le modèle whiteheadien après avoir suspendu l’activité du Principe de Concrétion. Non pas dans le but de forger une ontologie plus naturaliste, mais dans celui de cerner le rôle de Dieu au sein du schème catégorial et, tout particulièrement de la chiquenaude qu’est le but initial. Suivant notre hypothèse, suspendre l’activité déterminative divine ne laisserait en place que l’endo-détermination pratiquée par la créativité mondaine. Or, le principe de limitation ne permet qu’une compossibilité passive, inertielle ; la nouveauté qu’il autorise est contingente et non téléologisée. En conséquence, seules des sociétés et des entités de bas niveau (de peu d’intensité) prendraient forme ; aucune stabilité ne serait possible au sein des turbulences, et l’échelle de la complexité ne serait pas gravie. Si jamais elle le fut, le monde se désagrégerait petit à petit, jusqu’à atteindre un degré de ténuité expérientielle justiciable du concept de chaos : les novations qui continueraient à se produire dans la scansion concrescente induiraient une divergence du faisceau sociétal et la disparition de celui-ci (ceci étant tout spécialement obvie dans le cas des organismes complexes, c’est-à-dire des sociétés complexes adossées sur des entités de haut niveaux). Ce seul constat est déjà très instructif : pour l’ontothéologie classique, que Dieu s’absente du paysage conceptuel, et le monde créé disparaît instantanément. Pour limitée que soit l’analogie, elle pourrait être, une fois inversée, étendue au problème du mal : ce n’est alors pas Dieu qui est mis en disponibilité, mais la réponse que les occasions d’expérience donnent à son appel silencieux (« Je suis l’Esprit qui toujours nie933 »). Chaque fois qu’un sujet se refuse à entendre la voix de la plus grande intensité, il pave la voie du désastre. Après ces érudites expériences, nous pouvons clôturer notre parcours incantatoire de l’intuition théiste whiteheadienne. Comprendre la venue à l’exister d’occasions de haut niveau ne peut faire l’économie d’un Principe de Concrétion déjà à l’œuvre dans les entités de bas niveau : l’émergence de la conscience s’origine dans le Tout ; l’univers dans sa totalité concourt au surgissement de son fleuron. En fulgurant un but initial à la fois précis et vague, Dieu confère à la concrescence sa capacité innovatrice et sa compossibilité active. À bien y regarder, le Principe de Concrétion est à la fois condition de possibilité des limitations opérées par la créativité-agent et conditionné par elle. De toute éternité, la structure ontologique créativité/objets éternels/Dieu a donné lieu à des îlots de stabilité assiégés par l’urgence de l’innovation. Deux éléments formateurs concourent au projet mondain : l’agence mondaine est le fil à plomb, et l’agence divine l’astrolabe. Le passé pousse le monde dans le sillon de l’habitude, assurant une capacité novatrice qui, dans son aveuglement, peut se faire inductrice de divergence létale ; Dieu, pure traction téléologique par l’avant934,

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orchestre la conspiration innovatrice. « The gods bring thread to weave a web begun935 ».

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Troisième partie Intuition onto-logique : le contiguïsme

La dialectique de l’intuition que nous traquons chez le dernier Whitehead s’épelle en sensation pure, pancréativité et contiguïsme. Le chatoiement de la sensation pure occupa la première partie et la cartographie du pancréativisme la seconde. Maintenant que nous avons parcouru ces deux macro-ensembles abstractifs, nous devons travailler à leur conjonction concrète. Afin de montrer comment le philosophe assied son ontologie horizontale de fort éclatante manière, il reste à exprimer la correspondance onto-logique qui existe entre l’ancrage viscéral pré-systématique et l’omnipotentialité systématique de la catégorie de l’Ultime. Nous le ferons en trois temps : tout d’abord en précisant la dialectique intuition/développement systématique ; ensuite en exploitant les vertus du concept de cohérence ; enfin en tentant une dernière synthèse grâce au concept de contiguïté.

A. Dialectique intuitive et développement systématique La dialectique whiteheadienne de l’intuition ayant été activée dans sa correspondance avec la philosophie bergsonienne, nous pouvons établir une remmaillante jonction avec ce que Blanchot observe : toute œuvre se construit certes autour d’un centre qui l’attire, mais ce centre n’est pas fixe, il est en mouvance perpétuelle936. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Merleau-Ponty met en relief des propos similaires de Guéroult, pour qui il ne saurait y avoir d’inspiration prénatale, mais codéveloppement du centre et de l’œuvre937. Deux problèmes distincts transpirent de ces lignes. D’une part, ce que nous avons nommé l’intuition systématique est de toute évidence susceptible de raffinage — comme en témoigne d’ailleurs le triplet whiteheadien intuition, concept et mot (cf. supra). D’autre part, la vertigineuse clairvoyance qui s’atteste dans le pré-systématique, celle-là même qui fait problème au niveau de sa traduction langagière, ne peut être qu’une. Même l’avancée créatrice n’a pas de prise sur elle, puisqu’il s’agit très précisément de s’y ressourcer. L’intuition pré-systématique est cet ultime qui met en mouvement de l’intérieur la totalité du schème spéculatif et de ses satellites. Lorsqu’un système recèle une puissance révélante, il véhicule des idées qui dirigent notre regard vers la trace ténue mais radicale d’une communauté ontologique principielle. Si l’intuition est une, son expression est multiple ; on peut croire qu’elle est mouvante, mais c’est la nécessité interne de la pensée qui la conduit à de nouveaux développements : l’expression que le mode relationnel premier reçoit dépend directement du tissu conceptuel élucidateur, tissu qui est susceptible, lui, de modulations intra-systématiques.

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Deux choses sont à préciser face à l’éternelle question du bien-fondé de la prospection archéologique en terrain whiteheadien : d’une part, rendre compte de la divergence de vue qui oppose Ford à une partie des phalanges whiteheadiennes dont Nobo s’est fait le héraut — cela fut fait — ; et, d’autre part, présenter une extrapolation de l’analyse génétique au développement de tout système spéculatif. À cette fin, une spécification supplémentaire doit rendre le binôme « intuition pré-systématique »/« intuition systématique » opératoire dans notre contexte élargi : l’institution d’une distinction entre phase gravidique, développementale, en amont de la fulgurance, et phase dogmatique, paradigmatique, qui est fermeture et exclusion, empreinte du sceau de la nécessité. Cette nouvelle distinction peut se lire comme une généralisation de celle que Whitehead propose lorsqu’il soutient que les mouvements philosophiques s’articulent autour de deux moments : le génie qui l’inaugure, et le systématisateur qui lui donne forme. Notre auteur se dépeint comme celui qui tire les conséquences des intuitions de James938. Cet accès de modestie ne doit cependant pas nous faire oublier qu’à la suite de la publication de Our Knowledge of the External World (1914) Whitehead se vit contraint de ne plus révéler ses intuitions à Russell, afin d’éviter que ce dernier ne les exploite avant que leur auteur n’aie eu le temps de les systématiser à sa manière. D’après l’autobiographie de Russell, cela mit fin à leur collaboration939. Face à toute architecture conceptuelle, deux points de vue complémentaires peuvent être adoptés. Le premier utilise le filtre du processus créatif dans son développement continu ; le second considère le système en tant que produit fini possédant une cohérence achevée, une solidarité conceptuelle de haut niveau. Tantôt on considérera la somme des influences (passées) que le créatif a subi — c’est-à-dire tout ce qui se trouve en amont du saut — de manière à déterminer la part afférente à chaque source ; tantôt on se penchera sur la systématisation telle qu’elle se verra consacrée dans l’intersubjectif — c’est-à-dire ce qui se trouve en aval du « coup de tonnerre ». Les deux éclairages projettent leurs chiasmatiques ombres respectives. En pratiquant le premier on recrée le paysage épistémoculturel qui autorisa la naissance débattue (à tout le moins ses provinces connues) ; mais on court le risque de perdre de vue la cohérence du système lui-même. Si on reste confiné dans le second, on s’imprégnera de la dynamique interne en perdant la perspective que confèrent souvent les sources (ce qui est particulièrement pertinent lorsque quelque lumière doit être apportée sur l’une ou l’autre notion qui, erratiquement explicitée par le schème, obère la compréhension du tout). On le voit, s’il y a manifestement complémentarité entre les deux approches, la seconde prime en ce qu’elle constitue l’eschaton du mouvement de réappropriation. En choisissant de contraster intuition pré-systématique et intuition systématique, nous avons

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étiré le sentir ontologique primordial et son expression catégoriale. L’analyse gravidique et dogmatique offre un point de vue complémentaire instaurant la possibilité, par-delà les inévitables faiblesses d’une nouvelle abstraction, d’un pont entre nos deux moments intuitifs. 1. Phase gravidique

La première approche nous rappelle qu’il est de la nature de l’activité de penser de constamment redéfinir son schématisme directeur, rendant par la même toute conclusion rapidement obsolète. L’importance de cette piste est rendue évidente par le parcours intellectuel de Whitehead, comme par l’économie de sa pensée. Peut-être plus qu’avec aucun autre théoricien, nous pouvons suspecter comment les problèmes soulevés dans ses précédentes investigations le conduisirent, en raison de sa largesse d’esprit et de ses remarquables capacités inquisitoires, à glisser d’un champ cognitif à l’autre : de problèmes logico-mathématiques aux nœuds épistémologiques afférents, pour enfin embrasser les sempiternelles questions métaphysiques et leur donner une réponse théologiquement teintée… De ce point de vue, Process and Reality se révèle n’être rien d’autre que l’élucidation ultime (en l’an 1929) de questions métaphysiques que ses enquêtes passées avaient volontairement laissé en rade. Loin d’être sortie tout armée de sa tête, sa métaphysique est le fruit d’une lente maturation ; on y voit pourquoi le foisonnement des données scientifiques nouvelles a fait éclater les cadres conceptuels traditionnels : la métaphore moyenâgeuse du « Livre de la Nature » qui peut être lu, compris, et assimilé, se complète ici d’une qualification relativiste de la métaphore organique du chaosmos comme réservoir de forces. Suivre la sente tortueuse que Whitehead emprunta est une démarche pour la moins séduisante, spécialement eu égard à l’aridité que présente son schème catégorial. Le philosophe britannique apparaît avoir toujours été intrigué par les questions ultimes, celles-là mêmes que l’on nomme ontologiques. Mathématicien ou philosophe ?, « at all times both », s’exclame Lowe, dont l’exégèse montre jusqu’où l’on peut lire dans l’époque de Harvard l’aboutissement des dimensions métaphysiques de ses enquêtes de jeunesse940. De fait, il est obvie que Whitehead ait toujours été intrigué par la spéculation métaphysique. Qu’il suffise de penser à la largesse des vues qui animèrent ses travaux logico-mathématiques ou encore à la productivité dont il fit preuve à Harvard — productivité qui fait plus que suggérer que son opus magnum était en gestation depuis fort longtemps. C’est ainsi que la préface de Process and Reality stipule que ces conférences condensent le matériel accumulé durant des années de méditation941. Pareillement, les préfaces de ses autres ouvrages ne manquent jamais de souligner la

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continuité de ceux-ci avec la totalité de son parcours scientificophilosophique. Particulier à Whitehead est également le fait que jamais il ne répudia ses précédentes recherches (contrairement à Russell — et sans parler de James qui semble lui oublier ses intuitions passées). Sa méthode compositionnelle en témoigne, il préfère intégrer les formulations passées à sa nouvelle toile comme autant d’approximations. Nous avons toutes les raisons de croire (comme du reste Ford l’affirme) qu’un questionnement métaphysique digne de ce nom sous-tendait déjà ses premiers travaux. De même, son intérêt pour le théologique est ancien. Si Whitehead fut — dès Cambridge — grand lecteur de textes théologiques, il ne les rejeta cependant après une quête qui dura une huitaine d’années942. Bien sûr, il demeure difficile de revendiquer que c’est « par hasard » que Whitehead se constitua une bibliothèque théologique de cette envergure sans que cela ne corresponde à un tropisme profond de son esprit. Même Russell n’hésita pas à dire que toujours il fut conscient de l’importance du fait religieux943. Avec les trois périodes canoniques qui scandent sa quête de la Vérité, c’est la progression d’un ego à la recherche de son soi que nous voyons se déployer. Pour le dire à la manière d’Eliade, « chaque exilé est un Ulysse, en route vers Ithaque. Toute existence réelle reproduit l’Odyssée. Le chemin vers Ithaque, vers le Centre944 ». L’Hyperborée, c’est nous. 2. Phase dogmatique

Néanmoins, toute étude qui affecte de se consacrer au développement d’une pensée doit être réalisée d’une manière positive, c’est-à-dire en respectant l’intrinsèque cohérence du système achevé (ou de ce qui en tient lieu). Il ne serait pas éclairant de considérer principalement, et c’est si souvent le cas, le système à profiler comme une accumulation de détails empruntés à d’autres penseurs (« une philosophie ressemble plutôt à un organisme qu’à un assemblage945 »). Seule la mise en mouvement de la trame conceptuelle peut induire le saut intuitif mettant au diapason avec la visée créatrice. Ou bien une synergie réelle est opérante, et pareille démarche « génétique » est mutilante ; ou bien elle est absente, et nous n’avons affaire qu’à un syncrétisme sans grand intérêt. C’est le produit fini qui fait sens : s’il est une synthèse vraie, il va bien plus loin que la contingence de ses prémisses et la piste développementale qui mène à lui ne peut être utilisée que de manière prolégoménale. En conséquence, qu’une inflexion continue de la pensée whiteheadienne conduise jusqu’à un système métaphysique cohérent ne veut bien sûr pas dire que ce dernier ne soit pas interprétable en tant que totalité signifiante. Avec la seconde approche nous retrouvons le haut degré de cohérence du système dans sa complétude, mais aussi son caractère sibyllin et abstrus. Dans le cas de Whitehead, conformément à l’exigence de

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déposition, son schème spéculatif demeure ouvert dans sa « finition » même. Il s’agit en quelque sorte d’une maximisation sous contraintes : Whitehead lui donna la meilleure forme possible compte tenu des contingences intrinsèques et extrinsèques auxquelles il fut, comme tout penseur, confronté. Ce rythme biphasé (gravidique/dogmatique) pourrait être élargi au processus de l’invention : le mécanisme de la découverte est marqué d’une certaine irrationalité qu’il nous est à présent facile de modéliser. Les confidences de Kekulé, Einstein ou Pasteur pourraient utilement se voir invoquées afin d’exemplifier le caractère subit et capricieux de l’illumination inventive946. Comme le dit Benjamin, « dans les domaines auxquels nous avons affaire, la connaissance ne se présente qu’en éclair. Le texte est le roulement tardif du tonnerre947 ». De cela, on trouve comme un lointain écho chez Whitehead948. L’inspiration est révélation, ravissement dont l’immense tension se résout tantôt en un flot conceptuel cadencé, tantôt en une bourrasque de sentiment de liberté. Il y a un saut intuitif qui initialise la découverte en tant que telle : l’acte de la découverte échappe à l’analyse logique. Toute pensée systématique doit partir de présuppositions949, et une fois la barrière de corail franchie, le processus pourra se nourrir comme à l’abri de sa fulgurance première : les exigences propres du moment rationnel prendront le dessus, éventuellement médiatisées par l’équivocité du symbole. Cette dialectique témoigne de la dimension nécessairement cachée du fondement, voire même de son refoulement. Pour donner un exemple historique célèbre : avec la clôture de la malle contenant les spéculations théologiques et alchimiques de Newton, l’atterrissage des principes scelle l’effacement du fondement ; cette autoproclamation est en même temps une autodestruction. Le clivage conscient du monde du fondateur se perpétue à l’insu des successeurs ; y faire retour est abréactif. Le dieu des physiciens est un deus otiosus : il fonde le monde et se retire pour n’être plus évoqué950. La manière bipolaire dont nous venons de présenter la question du développement de tout système pourrait donner à penser que nous faisons appel à la conception kuhnienne de l’évolution des formalisations. Ce n’est pas le cas. Non seulement parce que Kuhn n’a pas été à même de délivrer une modélisation adéquate de son hypothèse de travail ; mais aussi parce que son projet n’avait d’autre objectif que la seule activité scientifique. Qui plus est, ce qui est supposé être la « root-metaphor » de Kuhn pourrait provenir de sa lecture de FR. Personne, semble-t-il ne se s’est attardé à la question ; pour se faire, il faudrait s’adresser à l’enseignement que Kuhn reçut — à Harvard — de James Conant.

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B. Vitalité de l’intuition et cohérence catégoriale L’ambiguïté de l’explicitation de notre bipartition de l’intuition ne peut être levée qu’en restaurant la communion principielle de ses composantes : intuition « pré-systématique » et intuition « systématique » sont des concepts qui se fécondent l’un l’autre951. Au point de départ de toute architectonique, il y a une intuition pré-systématique vivifiante, véritable ombilic antérationnel. Or, le point de capiton qui stabilise la procession systématique n’est que la réfraction, à travers le prisme des contingences de l’occasion d’expérience, d’un au-delà fondateur qui est à la fois dévoilement et recouvrement. En trouvant une dicibilité (toute relative) au sein du plan conceptuel, la sensation pure en devient le concept-limite qui aura charge de désigner le présystématique, de faire signe vers ses industrieuses turpitudes. L’intuition systématique est toujours le chiffre d’une rencontre directe avec le concret, c’est-à-dire ce qui est requis par toute spéculation. Le caractère paradoxal de ces entrelacs est la signature de la circularité de la rationalisation de toute expérience possible : il revient à la pensée philosophique de déterminer ellemême son extérieur. Tout argument repose sur des prémisses plus fondamentales que les conclusions, au sens où ces prémisses autoévidentes952 sont acquises à travers une expérience de « sheerdisclosure953 ». L’instant acquisitif prime sur sa systématisation ; c’est lui qui doit demeurer l’aune à laquelle les arguments sont évalués. De fait, Whitehead utilise le terme intuition ou celui, apparenté, d’insight, dans deux sphères décisives954. D’une part, il parle des perceptions comme autant d’intuitions : « all knowledge is derived from, and verified by, direct intuitive observation955 » ; d’autre part, il l’utilise pour qualifier des intuitions métaphysiques : « ultimate intuitions », « moral intuitions », ou encore « deep […] aesthetic intuitions956 ». En MT43, il parle de « imaginative insights », et en PR60 de « flash of insight », le but d’un système étant justement de coordonner ces intuitions. Réalisme oblige, les « intuitions métaphysiques » doivent être une sorte d’ « intuition perceptive ». Étant préréflexives, toutes deux peuvent fournir le sol sur lequel les axiomes catégoriaux seront échafaudés. En fait, les intuitions perceptives directes — antérieures à toute verbalisation957 et plus profondes que ce que les sens nous révèlent —, sont des intuitions métaphysiques. Au demeurant, il pourrait être également montré que ces intuitions métaphysiques sont intrinsèquement liées à la religiosité. Comprendre comment l’optique systématique whiteheadienne instrumente un indicible expérientiellement premier peut être tenté à partir d’une réactivation de la notion de cohérence catégoriale. Principe arachnéen de complétude, la cohérence requiert l’absence totale de fragmentation conceptuelle (exigence d’interdépendance). Cela n’équivaut cependant pas à

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exiger que les catégories soient définissables en fonction les unes des autres : cette union intime n’est pas une intussusception réciproque (exigence d’indépendance). Que la vassalité d’une catégorie s’atteste, et la totalité du schème est frappée d’indigence (effet démocratique). Creuser plus avant afin de mieux saisir la nature de ce critère fondamental conduit au constat suivant : la cohérence est exigée non seulement par les chroniques déficiences du langage quotidien confronté à notre rapport intuitif au monde, mais surtout par l’opacité constitutive du mondain. La parole fait signe vers la chose. Flagrante est la similitude qui existe entre la cohérence whiteheadienne et le processus d’interanimation des phrases tel que Quine et Merleau-Ponty le décrivent958. On pense ici tout particulièrement à l’application qu’en fit Ladrière dans le cadre de son analyse du langage (notamment chez les mystiques) : La concaténation discursive des phrases introduit un mouvement de sens qui, au lieu de se clore sur des propriétés sémantiques d’une phrase déterminée, traverse au contraire les phrases successives pour faire apparaître finalement une configuration significative qui ne vaut que par ce mouvement même959.

L’interanimation permet un dépassement du discursif : une fois le langage constitué en discours, il acquiert une puissance autopositionnelle capable de faire naître intersticiellement ce qui est appelé à lui rester extérieur. L’organisation de pareil faisceau révélateur de l’excédence ontologique demande toute une gestuelle faite de répétitions invocatoires, de recoupements hardis ; finalement, c’est un art du vide qui est sollicité960. L’intentionnalité qui l’anime, ouvre l’enchevêtrement propositionnel sur le monde, le soustrayant au danger d’une cohérence stérile. Un dictionnaire ne définit, à proprement parler, rien, il n’est qu’un réseau de renvois mutuels ; en revanche, l’efficace même du langage tient dans sa capacité d’effacement devant ce vers quoi il nous tire. Sa capacité évocatrice est d’abord une capacité implosive ; il lui faut mourir en donnant naissance au sens. S’il reste là, tel un écran apathique, cela veut dire que le sens ne fut pas véhiculé. Comprendre le pouvoir du langage est une expérience proprement nocturne. Elle voit l’intuition de sa faculté de faire se lever les choses au sein de leur absence961. Héraclite nous parlait déjà du caractère sémantique de la langue : les propositions exprimées dans un langage sont shmantiko/j, donneuses de sens (les mots, en tant que tels, ne sont ni vrai ni faux). En nous révélant la vérité, le roi dont l’oracle est à Delphes « ne parle pas, ne cache pas, mais il signale962 », il signifie, c’est-à-dire fait signe, indique, suscite. Le cinquantième fragment reprend cette exigence de dépassement : ne pas rester accroché aux paroles, mais appréhender le logos963. Les concepts en eux-mêmes importent peu, ils ne sont que les

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outils permettant d’indiquer, de désigner (Aufzeigen) l’intuition en jeu. Sémantique, la fonction du lo/goj est aussi apophantique964, c’est-à-dire pouvoir de manifestation laissant quelque chose être vu (fai/nesqai)965. Le lo/goj est un faire voir quelque chose en le montrant ; la toile conceptuelle qu’il tisse (su/nqesij) est un appel à son propre dépassement966. Afin de juger de la proximité de la cohérence et de l’intuition, on se souviendra des démonstrations bergsoniennes. Nous avons en quelque sorte fait acte d’allégeance à l’intuition bergsonienne justement en raison de ses fécondes implications, de la multiplicité des pentes euristiques se dévoilant les unes dans le prolongement des autres, et concourant toutes vers la question de notre être au monde. Selon le philosophe parisien, un système spéculatif est toujours fondé sur un critère ultime arationnel, véritable sentir vitalisant ; toute systématisation orbite autour d’une intuition simple, unique, mais inexprimable. Bien qu’une triangulation puisse s’opérer, la raison — quant elle n’est pas phagocytée par l’inflation conceptuelle qu’elle a tendance à générer — est toujours à la traîne dans sa quête infinie. C’est à peu de chose près ce que Lao-tzeu clame dès l’abord967, à la différence que, pour lui, il n’y a que ratiocinations dans l’entreprise discursive ; la raison ne pratique que des réductions mutilantes, n’occasionne que des rencontres dans la brume. Rien n’est moins séduisant que les amples mots polysyllabiques dont se gargarisent les confucéens — et qu’ils soient occidentaux n’arrange rien à l’affaire. Pour Bergson aussi, il faut faire retour à la chose même, à l’épaisseur de sa concrétude. Sur fond de cet horizon constitutionnel intuitif seront pratiqués moult découpages intellectuels, qui signent autant de dislocations du rapport sympathique, non duel, s’attestant dans la durée. Intuitionner, c’est voir dans ; c’est voir avec une perspicacité transfigurante. Alors que l’intelligence, intrinsèquement discriminatoire, doit sa force pénétrative aux coups de scalpel qu’elle donne dans le Tout, conférant au mouvant la staticité qu’on n’est en droit d’attendre que de l’abstrait (et encore) ; l’intuition com-prend, participe à l’Onde universelle. Si l’intelligence met en pièces l’interconnecté, ne laissant que des parties figées interagissant sur le mode du partes extra partes, Bergson ne la rejette pas catégoriquement pour autant (applicabilité mésocosmique oblige) : il s’agit de la réformer et d’inverser son mouvement centrifuge. Il garde sa foi dans le discursif, celui-ci doit simplement se trouver apprécié différemment, dans ses objectifs comme ses méthodes : c’est à la recherche de concepts « fluides » qu’il part. Il faut « donner à la parole la fluidité de la pensée968 », pensée qui pourra rejoindre la labilité naturelle justement de par la mobilité des états de conscience. Lorsque Matière et mémoire extrapole la durée au monde naturel, lorsqu’elle devient le véhicule conceptuel propice à la compréhension de

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l’interconnexion mondaine, nous ne sommes décidément pas loin de Whitehead. Nous avons vu comment ce qui n’est à la base qu’une analyse introspective en vient à fonder une connaissance naturelle, qui à son tour permet une compréhension en profondeur de notre communion avec l’être tout en donnant le branle à une méthode très puissante ; comment ce mouvement tri-phasé est à la base du principe subjectiviste réformé. L’intuition, en tant qu’appliquée au monde extérieur, est un effort non-usuel pour se saisir directement du concret, c’est-à-dire de s’en emparer dans sa fugitivité, dans sa profondeur aussi. Alors que la sympathie nous reliant à la trame cosmique se fait palpable, la Totalité se manifeste à nous. Le but avoué est de faire retour sur ce qui est pour nous premièrement expérimenté et filtré par les strates corporelles complexes de traitement de l’information (à commencer par le cerveau). Bergson recommande l’emploi d’un grand nombre d’images convergentes. Ce n’est pas seulement de peur que l’une d’entre elles, si elle était seule, ne vienne à se substituer à la réalité, mais surtout afin de générer un puissant réseau qui, similaire à une toile, enserra l’empirique qui viendra s’y prendre — non s’y perdre. Il doit y avoir dans cette nodosité conceptuelle un phénomène stabilisateur proche de l’homéostasie, à ceci près que sa dimension dynamique reste première : une image vivante est une entité contextuelle, vectorielle. Cette allégorie doit être corrigée par une autre, la quête de l’adéquation, de manière à se souvenir qu’il ne suffit pas au réseau d’être le plus serré possible pour que la pêche métaphysique soit satisfaisante. La méthode de correction et de dépassement des images est un procédé que Bergson doit sans doute à Plotin, qui avait coutume de les faire lutter entre elles. Les différents concepts apparaissent tuilés les uns dans les autres, créant de la sorte un espace de compréhension gigogne à la symbolique équarrissante. Notre préface le mettait déjà en exergue, Whitehead demande expressément une redondance conceptuelle, de manière à ce que les mots — « together », « creativity », « concrescence », « prehension », « feeling », « subjective form », « data », « actuality », « becoming », « process » — se corrigent les uns les autres969. Lorsqu’on étudie la contexture et la filiation de Process and Reality, l’agencement et le jeu de chaque pièce catégoriale, il importe de conserver à l’esprit la corrélation principielle unissant cohérence et intuition afin de comprendre pourquoi Whitehead s’interdit d’étriller l’arborescence de ses principes. La vacillante dicibilité de ce fondement intuitif ne sera rejointe que par l’action d’un réseau catégorial puissamment interconnecté. Il est d’ailleurs remarquable que ce que Whitehead dit de la nécessaire redondance langagière de tout système philosophique soit déjà présent dans la multiplication de ses définitions de base. Le langage doit être utilisé à la manière d’une route d’approximation

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convergeant vers une réalité qui en fin de compte lui échappe. Cohérence ne doit pas connoter étanchéité mais bien fermeture. On devine la centralité d’un trait de son « style philosophique » — la circumambulation narrative — et, plus profondément, la relation qu’elle entretient avec la polysémialité des concepts organiques, qui ne font sens que par le réseau de signification qui les définit. Il ne faut pas perdre de vue que le quadrille n’est opératoire que dans le contexte de l’avancée créatrice : un univers stabilisé et transparent à des facultés d’airain n’aurait que faire d’un tel ensemble équivoque. Conformément à l’exigence de cohérence, ses catégories ne sont efficaces qu’en tant que nœud conceptuel. Leur plasticité, que l’appartenance à un agencement catégorial garantit, tempère la rigidification de facteurs séparés du procès (effet secondaire néanmoins inévitable). Enfin, son mode narratif se caractérise par une multiplication des approches convergentes, non par un déploiement conceptuel linéaire. Toujours nous demeurerons culturellement surdéterminés et nos concepts intrinsèquement problématiques. On comprend dès lors mieux la décisivité du recours à l’intuition. La pensée whiteheadienne reflète une lutte perpétuelle avec son vecteur langagier, tentant de nous faire intuitionner ce que l’auteur lui-même a pressenti, pour susciter l’image de ce qu’il a vu. Conformément à la catégorie de cohérence, l’usage qu’il fait de ses concepts est toujours intrasystématique. Par exemple, le concept de préhension n’est pas transférable en tant que tel à un autre schème ; par définition, il est à comprendre à partir de l’interconnexion qu’il entretient avec les autres catégories. Parler de « pancréativisme » permet d’enluminer les fonctions complémentaires du concept de créativité. La catégorie première scintille dans tous les autres catégories et principes du schème ; elle constitue à la fois la dernière borne de la raison et le point focal du schème, deux dimensions que relie le paradoxe de la finitude. Deux fois deux mouvements sémantiques peuvent en effet être distingués dans le contexte de la donation du sens : d’une part, un mouvement interne au schème ; d’autre part, un mouvement qui lui est externe. De plus, il y a dans chaque cas une tension centrifuge et centripète. Pour ce qui est du dynamisme interne au schème, la tension centrifuge consiste en le rayonnement de la catégorie de l’ultime dans toutes les autres catégories ; la tension centripète représente, pour sa part, le fait que toutes les catégories ont pour raison d’être la mise en évidence d’une facette de la créativité. Le dynamisme externe s’incarne dans une tension centrifuge qui oriente le schème, à travers la catégorie de l’ultime, vers la concrétude mondaine ; conversement, chaque nouvelle expérience enrichit le schème en pourvoyant tantôt de nouvelles exemplifications, tantôt de nouvelles exigences développementales. Cette dialectique complexe met en évidence les contraintes frappant l’entendement catégorial : un concept n’est éclairant qu’en tant qu’il active et est activé par

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une configuration conceptuelle serrée. Ceci n’est rien d’autre que l’exigence démocratique qui fut examinée plus haut.

C. Profils contiguïstes Arrivés pour ainsi dire au terme de notre cheminement, lançons un dernier trait dans la direction de l’intuition bifide. Nous choisissons à cette intention le concept de « contiguïté », qui est riche d’une grande puissance euristique. La contiguïté anthropo-cosmique ne fait aucun doute pour la philosophie organique. Conformément à sa volonté de dissolution des bifurcations traditionnelles, on pourrait certes parler de (stricte) continuité, mais celle-ci fait mystérieusement place à une discontinuité tempérée entre les royaumes « naturel » et « culturel ». Le même engrènement est actif au niveau ontologique, entre les entités-objet et les entités-sujet. Afin de ne pas mélanger les genres, nous poserons la question à ce dernier niveau en faisant appel aux vertus élucidantes des catégories qui nous sont maintenant familières. Nous cisèlerons une dernière fois le monolithe whiteheadien, d’une part en spécifiant la relationalité extéro-interne ; d’autre part, en cernant les strates du pancréativisme. 1. La relationalité extéro-interne

Il importe dès l’abord de se souvenir de l’usage que fait le philosophe de trois binômes catégoriels : continu et discontinu, relations internes et externes, actuel et potentiel. L’existence, telle qu’elle se décline privativement, est épochale, elle forme un tout indivisible ; l’étance est continue dans sa publicité, c’est-à-dire susceptible d’une division préhensive indéfinie. La relation interne, au contraire de la relation externe, établit un lien indéfectible et « essentiel » entre deux entités : si A possède une liaison interne avec B, A ne peut être la même sans B ; si A et B sont externes l’une à l’autre, on peut faire l’impasse de l’existence de B lorsque l’on définit A (et viceversa)970. L’actuel (irrémédiablement atomique) est subjectif, c’est-à-dire frappé d’une immédiateté transiente ; le potentiel (continu) est, lui, objectif, c’est-à-dire perdurant médiatement. Rendre la vie à l’organisme whiteheadien, c’est rétablir l’imbrication de ces différents ordres et, par là, induire un contact inaltérable avec le concret. Fort peu nombreuses — mais significatives — sont les occurrences du concept de contiguïté dans le corpus whiteheadien971 ; isolons-en trois. Tout d’abord, deux occasions sont dites contiguës lorsque les régions qui constituent leurs « points de vue » sont « connectées extérieurement ». En

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pareil cas, il n’y a pas d’occasion intermédiaire et l’objectification est particulièrement complète. Ensuite, deux occasions qui ne sont pas contemporaines peuvent être contiguës dans le temps : il suffit qu’aucune occasion ne soit antécédente à l’une et subséquente à l’autre. Enfin, c’est la contiguïté qui permet la définition de la continuité : un nexus purement temporel est continu lorsque tous ses membres sont contigus avec une occasion antécédente et une occasion subséquente972. Pour autant que l’on saisisse la profondeur sémantique de la définition de la « connexion extensive » — ce à quoi nous allons nous atteler dans un instant —, le concept de contiguïté est apte à nous tirer de l’embarras terminologique dans lequel peut nous laisser une première lecture des circumambulations organiques. On redécouvre alors le parcours qui va de la dénonciation de la localisation simple à la systématisation de l’analyse génétique de la concrescence, en passant par la destruction de la catégorie de substance et la distinction des entités-sujet et des entités-objet. Sujet et objet, durée et temps, transition et concrescence, continuité et discontinuité, pôles physique et mental trouvent un nouveau relief validant. Division génétique et division coordonnée, envisagées de conserve, introduisent l’idée d’un plénum extensif dans lequel s’étagent actualités-sujet et actualitésobjet. Portons-nous à la rencontre de cette intuition en introduisant successivement les concepts de « continuum extensif » et de « connexion extensive ». Le continuum extensif nomme un niveau interconnectif plus profond que l’espace et le temps : il constitue un complexe relationnel rendant compte de la solidarité universelle de tous les « points de vue », une structure de possibilité sous-tendant le présent (actuel), le passé (potentiel) et le futur (en puissance de potentialité). Première détermination de l’ordre, il décrit une « potentialité réelle » : potentiel — et donc divisible et infiniment étendu — il l’est car son existence dépend des entités actuelles. Mais il s’agit d’une potentialité réelle (à la différence des objets éternels qui sont des potentialités générales) car il exprime un fait dérivé du monde actuel973. Avec pour conséquence que sa division révèle des caractéristiques factuelles de l’objectif en tant qu’il est réappropriable par le subjectif. Une entité-sujet est un « point de vue » localisé dans le continuum. Ses propriétés sont peu nombreuses : diverses relations partie-tout, relations de chevauchement et de contact, mais aucune propriétés métriques. Rien dans le continuum ne permet de déterminer quelle région sera épochalisée par l’entité-sujet à venir : le but subjectif initial fulguré par Dieu est requis974. Cela étant, Whitehead n’est pas clair quant à l’exacte portée métaphysique du continuum : il apparaît ontologiquement nécessaire mais certaines assertions semblent l’associer au concept d’époque cosmique975.

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Le monde physique est donc lié en un Tout par « un type général de relations » qui le constituent en continuum extensif976. Mais qu’en est-il au juste de la relation de « connexion extensive » à laquelle Process and Reality fait appel pour théoriser ce continuum ? Comme toujours à l’approche de l’ultime et de son cortège de notions métaphysiques, Whitehead se fait plus hardi dans ses affirmations, mais celles-ci deviennent également plus diffuses : la connexion extensive est une relation physique sui generis qui ne peut être, en tant que telle, définie ou expliquée977 ; seules ses propriétés formelles, valables pour toute époque cosmique978, peuvent être énoncées. Ébauchons celles qui mènent directement au contiguïsme. Le domaine est l’ « ensemble des régions » et l’opérateur de base est la « connexion extensive ». PR294-301 procède à partir de définitions en série et d’axiomes précisant le sens des définitions. Deux ensembles de figures viennent appuyer, sur le mode des diagrammes de Venn, la vague systématisante. Bien que les termes utilisés et leur exemplification fonctionnent analogiquement avec la connexité qui s’atteste dans l’espacetemps, Whitehead insiste sur le danger intrinsèque à pareilles représentations : d’une part, ils rendent é-vident ce qui, par définition, ne peut pas l’être ; d’autre part, ils font apparaître des traits qui n’appartiennent qu’à l’extension spatiale bidimensionnelle979. La première définition porte sur la connexion médiate : deux régions sont médiatement connectées lorsqu’elles sont toutes deux (immédiatement) connectée avec une troisième région. Comme annoncé, la notion de connexion n’est pas elle-même « définie ». Les premiers axiomes (« assumptions ») précisent que la relation de connexion est non réflexive, symétrique et non transitive. De plus, bien que toute paire de région soient connectées médiatement, aucune région n’est connectée avec toutes les régions. L’image qui se dégage est celle d’une pluralité de régions en relations locales « s’étendant » de proche en proche. La seconde définition précise en quel sens une région est dite en inclure une autre : A inclut B lorsque chaque région connectée avec B l’est aussi avec A. Quand une région en inclut une autre, les deux régions sont évidemment connectées. La relation est non réflexive, non symétrique et transitive. La relation d’inclusion (empruntée à Theodore de Laguna) permet de repenser la méthode de l’extension abstractive qui avait été sévèrement critiquée par Lenzen, Grünbaum et Nagel, tout en rendant pensable la théorie épochale du temps, contemporaine au questionnement ontologique de Whitehead980. La méthode elle-même date en effet de ses enquêtes épistémologiques (« On Mathematical Concepts of the Material World », Principles of Natural Knowledge et Concept of Nature) : la relation d’extension opérait alors sur l’ensemble des événements, ces derniers étant compris sur le mode continuiste ; la relation de connexion

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extensive opère sur l’ensemble des régions et articule la continuité de l’objectif avec la discontinuité du subjectif. La troisième définition introduit le chevauchement : A et B se chevauchent lorsqu’il existe une région que toutes deux incluent. Si une région en inclut une autre, les deux régions se chevauchent. La relation est symétrique. Les quatrième, cinquième et sixième définitions présentent les notions de dissection, d’intersect et d’intersection unique ; elles peuvent être prudemment mises entre parenthèses pour en arriver à la notion disputée qui est adressée directement par la septième définition : la connexion externe. Deux régions sont connectées extérieurement lorsqu’elles sont connectées sans se chevaucher. Si les régions en question sont considérées en tant qu’autant de « points de vue », on comprend qu’il y ait objectification immédiate de l’entité actuelle occupant A par l’entité occupant B. Reste à montrer le lien entre la connexion externe des régions et le contiguïsme des entités que le philosophe distingue prudemment. Rappelons tout d’abord la distinction entre division génétique et division coordonnée : la première s’applique à l’entité-sujet, elle divise l’actualité concrescente en préhensions scandant la montée vers la pleine détermination de l’étance ; la seconde s’applique à l’entité-objet, elle divise le concrescé, c’est-à-dire ce qui a acquis l’opacité du concret. Étant donné l’épochalité de l’actuel, chaque phase présuppose nécessairement la totalité du quantum subjectif et la division génétique possède un statut purement spéculatif. La division coordonnée trouve son fondement dans la divisibilité de l’étance : ce qui faisait obstacle à la division — l’immédiateté de l’unité subjective — s’est évanoui lors de la satisfaction. Pour le dire avec des catégories plus ambiguës : avec l’effacement du pôle mental (« incurablement un981 ») et de ses formes subjectives vives, la partition coordonnée devient possible — étant entendu que, précisément, la mentalité peut être ignorée (éliminée ou rendue inexplicable) par l’analyse982. Cette distinction expresse ne saurait toutefois oblitérer le fait que l’entité actuelle est à la fois sujet et objetsuperjet : elle est extratemporelle de par son existence et temporelle de par son étance ; en devenir, elle fait soudainement irruption en lisière du Monde ; devenue, elle y exerce une causalité lancinante. Sa durée s’exprime inéluctablement par un pavé temporel, paradoxe constitutif de toute actualité : le pôle mental n’est autre que le sujet en tant qu’il est autodéterminé, c’est-à-dire « hors du temps » ; le pôle physique nomme l’allodétermination du sujet, c’est-à-dire son procès « dans le temps ». Et l’entité actuelle est l’union des deux mondes983. Reprenons le fil de notre discussion. La concrescence présuppose sa région « fondamentale », et non l’inverse984. En tant qu’elle est présupposée par toute concrescence, la région fondamentale est susceptible d’exemplifier les relations que nous venons d’évoquer (connexion, inclusion,

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chevauchement etc.). La région « propre » ou « occupée » possède quant à elle une transcendance relative qui est due à l’atomicité de l’actualité-sujet qui s’y trouve localisée. Les entités-sujet atomisent — temporalisent — le continuum, actualisant un plénum extensif985. Le concept de connexion extensive nous donne à entendre comment les division génétique et coordonnées s’articulent sur un plan uniforme986. De manière à signifier la profondeur de cet accord, Whitehead parle de lien (« bond ») en lieu et place de préhension. Il y a un schème fondamental de connexion extensive qui autorise à la fois la privauté de la concrescence et son ancrage dans la publicité de la transition. On peut mettre ceci en relief en envisageant comment la théorie de la préhension articule quatre cas de figure. Rappelons tout d’abord les deux niveaux incriminés. Au niveau microscopique, la théorie de la préhension dispute l’ultime avec la conception épochale du temps ou atomisme ontologique : d’une part, ce sont les préhensions « physiques » et « mentales » qui cimentent la cohésion du tissu cosmique, et Whitehead parle des préhensions comme de « quasi-actualités987 » ; d’autre part, l’actuel per se est l’entité en concrescence. On se souvient qu’il n’y a pas pénétration mutuelle des entités successives, mais respect de la privauté subjective et de la publicité objective : pour l’actualité-sujet, la préhension est une relation interne, tandis que pour l’actualité-objet, elle est une relation externe. Au niveau macroscopique, les préhensions fondent la compréhension de la perception sensorielle par le concept d’immédiateté présentationnelle : le monde commun est perçu comme un continu de relations extensives qui assurent, d’une part, sa solidarité et, d’autre part, la possibilité de son infinie divisibilité. En un sens, le Monde est inclus dans l’occasion ; et en un autre, l’occasion est incluse dans le Monde988. Venons-en aux quatre possibilités annoncées en posant la question : quoi des relations internes et/ou externes entre, respectivement, deux actualités-sujet, une actualité-sujet et une actualité-objet, une actualité-objet et une actualité-sujet, deux actualitésobjet ? (i) Deux actualités-sujet sont, par définition, contemporaines, c’est-àdire indépendantes. Chacune constitue, à l’orée du monde, un repli qui ne souffre d’aucune relation sujet-sujet : sans coudées franches, la liberté ne saurait être opérationnelle989. Le concept de percolation entend dire l’équivalence entre concrescence et épochalité et l’obligatoire synergie entre concrescence dans le devenir et transition dans l’être. (ii) Soit la préhension sujet-objet prise du point de vue de l’actualité-sujet : le sujet éprouve l’objet internement ; dans le cas de préhension négatives, on pourrait toutefois parler de relations externes. La concrescence se dévoile maintenant sous son aspect continuiste. (iii) La même préhension prise du point de vue de l’actualité-objet ne met en jeu que des relations externes : c’est le continuisme de la transition. (iv) Restent les relations objet-objet et leurs deux

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cas d’école : soit les entités-objet furent simultanées et basculèrent ensemble dans l’objectif ; soit elles ne le furent pas et/ou basculèrent de manière asynchrone. Dans le premier cas nous retrouvons une absence totale de relations préhensives ; dans le second, on peut parler soit de relations internes, soit de relations externes : tantôt Whitehead insiste sur l’immanence mutuelle, tantôt sur l’externalité réciproque990. Le mérite premier de cette grille est de découvrir deux cas généraux de possible insularisation entitaire : l’absence de relations préhensives entre sujets, d’une part, et entre certains objets, d’autre part. Attendu que les sujets ne se conçoivent pas sans les objets (et vice-versa) et que l’irruption existentielle se produit par essence en lisière du mondain, « là » où convergent la sourde poussée du Monde et l’intensité de l’appel divin, il ne s’agit bien sûr pas d’une acosmisation pure et simple. Nous avons d’ailleurs parlé du pôle mental comme d’un pli ou d’une chambre haute et souligné que le sujet constitue une limite du monde. Mais l’énigme de l’engrènement des facettes continues et discontinues de l’existence et de l’étance demeure — et c’est justement ici qu’il importe d’injecter la discussion de la connexion extensive. Process and Reality distingue les relations préhensives des relations extensives, tout en parlant (malheureusement) dans les deux cas de relations internes. La première chose à faire est de réserver l’usage du binôme relation interne/relation externe au domaine préhensif ; ensuite, on exploitera l’existence de ce mode relationnel fondamental qu’est la connexion extensive ; enfin, on n’oubliera pas la question qui conduisit à pareilles catégories : c’est celle de la nature du surgissement dans l’exister, question ultime par excellence. Le mérite second de ce tableau est de rendre tangible le caractère fondamental de la temporalité. Sans elle, pas de cosmos au sens whiteheadien. Encore faut-il faire le départ entre la temporalité « conventionnelle » qui tombe sous le joug des contraintes relativistes einsteiniennes, et la temporalité « ontologique » qui peut utilement se trouver schématisée en trois faisceaux conditionnants : une nouveauté radicale bruisse dans le Monde (l’innovativité du subjectif) ; les événements passés ne s’évanouissent pas, leur statut ontologique change radicalement (la novativité de l’objectif) ; une contrainte de type téléologique vient sceller le tout (Dieu en tant qu’orientant le Monde vers plus d’intensité expérientielle). Les actualités-sujet s'adossent à la nécessité incarnée par les actualitésobjet : paradoxalement, le devenir doit s'amarrer à l’être pour mieux le dépasser. Ces trois facettes définissent ensemble l’avancée créatrice qui travaille le commerce Dieu-Monde. En nommant le « lieu » même du déploiement de l’éternel mystère et en établissant le lien entre division génétique et division coordonnée, la connexion extensive ne détrône ni ne subordonne ni ne complémente la pan-

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créativité, elle ne fait que qualifier les conditions de potentialité de ses activités. La thèse cardinale de Nobo — la matrice extensivo-créatrice éternelle — est nulle et non avenue : en mettant en équivalence la solidarité exprimée par le continu extensif avec les concepts d’immanence et de préhension, elle dégrade factuellement la créativité au rang d’un aspect de l’ultime. Quoi qu’il en soit, nous avons parlé de relationalité extéro-interne afin de préfigurer la double interconnexion que Whitehead élabore afin d’asseoir son pancréativisme. Le paradoxe de l'appartenance et du retrait991, trouve de la sorte une élucidation à la fois simplissime — l’itération du sorite sujet-objet — et notablement complexe — les différentes strates dynamiques que nous allons maintenant ventiler. 2. Les strates du pancréativisme

On sait combien le contenu d’un concept diminue à mesure que son extension s’accroît ; tant et si bien que s’il entend étreindre la totalité, sa substance en devient évanescente992. Voyons comment le philosophe de Harvard entend de se tirer d’affaire. RM88 partitionne le Tout en entités actuelles (actuelles et temporelles) et éléments formateurs : Dieu (actuel et non temporel), créativité (non actuelle et temporelle), et objets éternels (non actuels et non temporels) :

Temporel

Non Temporel

Actuel

Non actuel

Entités actuelles

Créativité

Dieu

Objets éternels

Fig. 12

Les entités sont le Monde, la créativité danse le Monde, les objets éternels rêvent le Monde, et il appartient à Dieu de le transformer. On n’insistera jamais assez sur l’inévitable abstraction de semblable rigidification du statut des éléments formateurs. Toutefois, attendu que Whitehead ne se prive ni de pareille compartimentation, ni de la critique de son potentiel congestionnant, il nous faut également sacrifier à l’idole — sans pour autant croire que le rituel

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de la pensée viendra épuiser l’abîme. Si les faits « concrets » sont les événements eux-mêmes, les entités abstraites n’en ont pas pour autant un poids ontologique nul : leur existence est un facteur dans un réseau concret. Par exemple, un « électron » est une entité abstraite car on ne peut détruire la totalité de son tissu associatif sans le faire disparaître lui aussi ; mais l’électron n’en n’a pas moins une certaine objectivité : « The abstractions of science are entities which are truly in nature, though they have no meaning in isolation from nature993. » Les multiples élucidations croisées que nous avons pratiquées peuvent prendre la forme d’un amendement de RM88. Nous avons vu quel relief la transition — ce vecteur qui s’origine dans le passé « immortel » et s’extrémise dans le présent « intemporel » — donne à la solidarité versatile unissant entités-objet et entités-sujet. Ce faisant, nous avons été amené à distinguer trois catégories de réalités à la lisière de l’actualité et de la virtualité : l’actuel plénier (les entités-sujet), le virtuel (les entités-objet), et le non actuel (la créativité per se). Voyons comment notre euristique peut partitionner le Tout d’une manière plus détaillée : Actuel

Virtuel (quasi-existence)

Non actuel

Temporel

EAs Dc

EAo

CE (pot. réelle)

Non temporel

Dp

préhension proposition

OE (pot. gén.)

Fig. 13

L’avancée créatrice s’épanouit dans le devenir des actualités-sujet, leur périr, et leur immortalité objective sous la forme des actualités-objet (ou faits têtus)994. En termes aristotéliciens, on pourrait parler d’ e)ne/rgeia, d’ e)ntele/xeia et de du/namij — d’acte en train de se faire, d’acte accompli et d’être en puissance —, mais l’exploitation circonspecte de pareil filon nécessiterait une analyse qui ne peut être qu’éludée ici. De manière à garantir l’omniprésence de la créativité-mère, à exalter son ambi-valence, on ne conserve pas la qualification corsetante de RM88. La créativité-mère est

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présente en quelque manière dans chacune des catégories étirées entre actualité et temporalité : elle enveloppe l’infini des possibles présents et à venir. Le concept-mère se décline en créativité-réticulaire et en créativitéagent ; et la créativité-réticulaire est soit caractérisée, soit instanciée. Le concept est corvéable à merci : on pourrait remplacer l’abscisse (actuel, virtuel, non actuel) par ectocréativité, mésocréativité et endocréativité ; cela permettrait de privilégier l’image de l’entité-sujet comme effet de surface, comme nodosité monadologique de la tissularité (aréflexive) universelle… Attendu qu’une définition un tant soit peu modulée du statut de la nature superjective de Dieu nécessiterait une enquête séparée, nous ne la représentons pas non plus. Les traits qu’elle a en partage avec la nature primordiale et la nature conséquente laissent cependant augurer une localisation « intermédiaire » entre actualité temporelle et actualité non temporelle. Certains passages de Process and Reality suggèrent que Dieu établit les catégories995, à la lumière de tout ce qui précède, on considérera cette éventualité comme incohérente (au sens de PR I). L’ordonnancement des facteurs d’intranquillité mondaine suivant les deux axes de Religion in the Making met en exergue la progression suivante : le bas niveau d’activité que possèdent les objets éternels (OE), le caractère intermédiaire des préhensions et des propositions, et l’actualité déficiente de la nature primordiale de Dieu (Dp)996. L’ambiguïté du statut du continu extensif (CE) est euristiquement dissoute : d’une part, il n’est qu’une abstraction de la tissularité des entités-objet ; d’autre part, il a statut de potentialité réelle et, en tant que tel, participe à la limitation qui porte la concrescence sur les fonts baptismaux. Les entités-objet (EAo) — jouissant de l’immortalité objective — sont temporelles et virtuelles ; les entités-sujet (EAs) et la nature conséquente de Dieu (Dc) — lieu de l’immortalité subjective — sont temporelles et actuelles, c’est-à-dire « pleinement » actuelles, émotionnellement intenses. Elles possèdent le plus haut niveau d’activité : c’est leur existence plénière qui permet de relativiser les autres modes de tissage du Tout. Il est au demeurant suggestif de « diagonaliser » cette matrice : OE / préhension, proposition, CE / EAo, Dp / Eas, Dc. Ces différentes strates du concept de créativité nous permettent de préciser encore notre réfutation de Nobo. Selon lui, la créativité et le continuum extensif sont deux aspects, inséparables mais différenciables, du même sol organique, le réceptacle universel997. Or, cette utilisation métaphysique du continuum extensif pour rendre compte de la solidarité universelle (et spécialement de la solidarité passé-présent) n’est ni possible ni nécessaire : elle n’est pas possible, car Process and Reality le confine dans le contingent ; et elle n’est pas nécessaire, car délinéamenter la polysémialité du concept de créativité y suffit.

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On le voit, pousser l’analyse conduit à extrémiser son pouvoir clarifiant. Mais celui-ci fait problème : il va sans dire que si cette grille est prise au pied de la lettre, on retrouve la difficulté précédemment évoquée en terme de compartimentation congestionnante. La philosophie du procès n’opère pas de distinction absolue entre potentiel, virtuel et actuel, l’un ne peut se comprendre sans référence à l’autre : l’actuel est traversé de potentialités « passées » et grouille de potentialités « futures » médiatisées par le virtuel ; le potentiel est toujours ouvert sur une réalisation998. On peut à ce propos renvoyer à Platon auquel Whitehead fait référence pour souligner que le non-être est lui-même une forme d’être999. Difficile donc de trouver la quarte juste entre les éclatements analytiques et les remembrements synthétiques, qui sont autant d’enfouissements et d’épanouissements possibles de l’ultime. Rien dans le monde n’est un fait inerte ; toute réalité se trouve « là » pour le sentir1000… Tout point de vue est nécessairement fragmentaire et extérieur ; de sorte que Whitehead, après avoir linéarisé ses éléments formateurs, s’empresse d’ajouter que leur élucidation requiert un autre mode d’analyse1001. De même, ce quadrillage doit se voir complété par notre partition de la créativité-mère en termes bifonctionnels et dipneumonés. En fait, bien d’autres grilles sont possibles : nous n’avons présenté que celles qui nous semblent les plus stratégiques, les moins stérilement encapsulantes. On retrouve la vénérable idée que définir, c’est limiter quelque chose qui a tendance à être dispersé, c’est stopper l’hémorragie des possibles, c’est déterminer une « essence », c’est-à-dire mettre en danger de sclérose. Nous avons rappelé plus haut qu’à Höffding qui se contentait de la distinction de quatre sens du concept d’intuition, Bergson répondit qu’il y en a beaucoup plus1002. L’attitude du maître parisien en ces matières est exemplaire : « vouloir définir, une fois pour toutes, les sens possibles d’un mot comme celui-là, c’est procéder comme si la pensée philosophique était fixée, comme si philosopher consistait à choisir entre des concepts tout faits. Or philosopher consiste le plus souvent non pas à opter entre des concepts, mais à en créer1003. »

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Conclusion En guise de conclusion, nous choisissons de mettre en exergue deux nœuds qui agiront comme autant de « points de suspension ». Primo, nous envisagerons l’opportunité d’une extension de la systématique whiteheadienne de manière à rendre son pouvoir focalisateur plus grand. L’enjeu sera l’intuition systématique à laquelle on voudrait conférer la fermeté d'un double appui, à la fois mondain et divin. La présente monographie étant dense en extrapolations possibles, nous n’en sélectionnons que les plus saillantes. On se rappellera que long doit être le chemin qui mène à la décision de modifier la systématique d’un penseur de l’envergure de Whitehead. Secundo, le pari philosophique et son commerce avec la structure de la donation fournira un horizon crépusculaire tout indiqué. On redécouvrira pourquoi le philosophe doit être écoutant.

A. Réforme de la systématique whiteheadienne L’élan cosmique est pulsatif ; son siège, le processus de la concrescence, est réticularité unificatrice, activité déterminante baignée de potentialités. Avec la concrescence, le potentiel devient actuel, il y a conjuration de l’improbabilité de son être-ensemble. Ceci doit se lire à plusieurs niveaux : ce qui est potentiel est tout d’abord l’ensemble des entités actuelles qui, après avoir atteint leur satisfaction, sont autant d’objets préhendables pour le sujet en devenir. Au nombre des potentialités il faut de plus compter, d’une part, le « but initial » que les occasions mondaines délivrent superjectivement à leurs successeurs ; et, d’autre part, le « but initial » que la nature primordiale libère. Le premier n’est pas théorisé par Whitehead (c’est le concept de décision transcendante qui en tient lieu) ; le second est constitué par un objet éternel complexe compatible avec l’état présent de l’univers et l’exigence de renouveau incarnée en Dieu. Deux pistes radiaires s’imposent donc de par leur potentiel analyticosynthétique : une relecture des concepts de but initial divin délivré au monde et de but initial mondain auto-administré. Le binôme complémentaire — le but initial mondain délivré à Dieu et le but initial divin auto-administré — nous entraînerait hélas trop loin. La mise en évidence du court-circuit que pratique le philosophe entre le mondain et la novation d’une part et le divin et l’innovation d’autre part, nous servira de guide. Pour mémoire, nous avons dissocié — non bifurqué — la novation, qui est tissage d’un autre relatif, de

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l’innovation, qui est galvanisation d’un autre absolu, ou rupture de l’inouï. Or, parlant de la processualité mondaine, Whitehead confine la créativité agent mondaine — le principe de limitation — dans la novation : seule la créativité agent divine — le Principe de Concrétion — autorise l’innovation. Attendu que le Monde et Dieu instrumentent chacun l’innovation de l’autre1004, la première chose à reconnaître est que le Monde peut être innovateur et que Dieu peut être novateur. Partant du principe que la question de l’innovation au sein du Monde est la plus urgente, nous nous proposons d’exploiter cette symétrisation en posant à nouveaux frais les conditions de possibilité de l’innovation divine et celles de l’innovation mondaine. Les deux plaidoyers ayant les mêmes prémisses, nos deux parcours seront complémentaires. 1. But initial divin et double lien

Le but initial délivré par Dieu a deux tâches à accomplir. D’une part, prévenir l’éclatement des trajectoires entitaires ; d’autre part, induire l’innovation mondaine. Dans les deux cas, la problématique annexe est celle de la privauté de la concrescence : c’est bien elle qui nécessite une compossibilisation « externe » ; et c’est elle aussi qui remet en question l’idée de Dieu source ultime de l’innovation. Whitehead présente l’action stimulante de la nature primordiale d’une manière purement rationnelle, sur le mode d’une opération d’optimisation, c’est-à-dire de maximisation sous contraintes. Si on ne questionne que l’agir compossibilisateur divin, ceci ne pose guère problème ; mais, à la lumière des acquis de l’École de Palo Alto, il est permis de douter que la seule raison puisse promouvoir l’irruption d’une innovation1005. L’événement n’est pas un point-selle. Selon Watzlawick, le changement de type II auto-émerge dans le quotidien, ce n’est que dans le cas de structures figées, pathogéniques, qu’une aide extérieure peut être souhaitable. L’outil le plus radical — et le moins aisé à théoriser — est alors la prescription paradoxale de comportement. La piste watzlawickienne a l’indéniable avantage de trouver ses racines directement dans le terreau des interactions, déficientes ou non, entre actualités de haut niveau (le point de départ sanctifié par le principe subjectiviste réformé). Lors de l’examen de la définition whiteheadienne de la philosophie spéculative, nous avons déjà rencontré la contradiction logique ; il nous faut maintenant cartographier cet espace conceptuel et le laisser nous guider vers les propositions paradoxales, dont le statut demande à être précisé. On peut à bon droit affirmer qu’Aristote donna naissance à la discipline logique en tant que telle lorsqu’il en formula les principes fondateurs : le principe d’identité, le principe de non-contradiction, et le tertium non datur. Le principe d’identité affirme que nous ne connaissons un être qu’en tant qu’il

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possède quelque unité et identité1006 ; il doit de toute évidence être compris à l’aune de l’ontologie substantialiste. Le principe de non-contradiction constitue en quelque sorte la contrepartie négative du principe d’identité : il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas, en même temps, au même sujet et sous le même rapport1007. Voilà le plus ferme de tous les principes, le point de départ naturel de tous les autres axiomes, nous dit Aristote. Tant et si bien qu’il ne croit pas une seconde que Héraclite ait pu vraiment soutenir que les contraires puissent appartenir en même temps (et sous le même rapport) au même sujet. Enfin, selon le tertium non datur il ne peut exister d’intermédiaire entre des énoncés contradictoires : il faut nécessairement ou affirmer ou nier un seul prédicat d’un seul sujet1008 ; il n’y a pas de troisième possibilité. D’un point de vue formel, la différence entre une contradiction et un paradoxe est assez simple. Une contradiction est une proposition qui est toujours fausse — et personne n’en disconvient : quelque erreur doit s’être glissée dans la chaîne de raisonnement. Un paradoxe, comme son étymologie en témoigne, est une contradiction qui a l’apparence de la vérité. Et il existe en conséquence de nombreuses opinions quant à la manière de le comprendre, aucun consensus ne prévaut. Une distinction doit être cependant faite entre ceux qui prétendent que les paradoxes peuvent être résolus (dissous) grâce à une compréhension plus aiguë de leur mécanisme — pensons à l’enquête russellienne — ; ceux qui soutiennent que la finitude de la raison ne peut que conduire, à tout le moins dans certains cas plus ou moins bien circonscrits, à des énoncés paradoxaux — à l’exemple des antinomies kantiennes — ; et ceux qui martèlent que la raison est, à l’instar de la nature elle-même, inexorablement paradoxale — la dialectique hégélienne. Dans le premier cas, les paradoxes ne sont rien que des difficultés momentanées ; dans le second, ils font signe vers l’inévitable punctum caecum de la raison ; dans le troisième, ils sont à part entière du monde. Quoi qu’il en soit, la décision peut être prise d’essayer de les formaliser, et ceci peut être réalisé avec ou sans modification des trois principes aristotéliciens mentionnés plus haut. La théorie des Types logiques, par exemple, propose une solution n’impliquant pas de réelle modification : elle utilise une distinction tranchante entre niveaux de langage. Faire appel à une logique « contradictoire », ou récuser le principe du tiers exclu sont d’autres routes possibles. Elles ont été arpentées par Graham Priest, qui promeut une logique transconsistante où certaines contradictions sont vraies (il parle alors de « dialetheias »). La logique quantique, mise sur pied par Garrett Birkhoff et John von Neumann pour rencontrer les percées de la microphysique, révoque, pour sa part, le tiers exclu. Cernons à présent, toujours avec l’aide du triplet aristotélicien, comment Whitehead appréhende les rapports entre philosophie spéculative et logique.

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Bien que l’identité pure et simple (substantialiste) soit fondamentalement remise en question par le pancréativisme1009, unité et déterminité sont présentes dans les quatre parties du schème catégorial : dans la catégorie de l’Ultime, les catégories de l’existence (entités actuelles et objets éternels), les catégories de l’explication (passim) et les obligations catégoriales (catégorie de l’unité subjective et de l’identité objective). Les contradictions ne sont pas pour lui des obstacles incontournables : erreurs les plus gratuites, elles sont généralement triviales1010 — à la différence des défauts de cohérence qui empêchent le verrouillage (la nécessitation) d’un schème catégorial. Le principe du tiers exclu n’est pas plus un fardeau, que du contraire. Tous les écrits whiteheadiens tendent à susciter un saut intuitif de nature très particulière : un ressentir (plutôt qu’une vision) d’une réalité en quelque manière intermédiaire entre permanence et flux, continuité et discontinuité, immanence et transcendance1011… Son attitude à l’égard des paradoxes est également sereine — avec l’intéressante exception suivante : dans la dernière partie de Process and Reality, le philosophe se lamente : The world is thus faced by the paradox that, at least in its higher actualities, it craves for novelty and yet is haunted by terror at the loss of the past, with its familiarities and its loved ones. It seeks escape from time in its character of « perpetually perishing. »1012

Il n’y a pas d’échappatoire au périssement perpétuel, et pourtant il n’y a rien que nous ne désirions plus. Cette unique occurence du terme « paradoxe » dans un contexte existentiel1013 rend le rapprochement avec la pragmatique paradoxale de Watzlawick encore plus aisé. (On entrevoit de plus le parallèle qui s’atteste entre le fait nu de notre ek-sistence et les différents dérapages pathologiques que le thérapeute rencontre.) Nous avons écrit que le but initial doit être à la fois spécifique (l’optimalisation en tant que compossibilisatrice) et imprécis (l’appât respectueux de l’iota de liberté) ; la liaison paradoxale offre un moyen élégant pour personnaliser l’action divine. Que celle-ci soit compossibilisatrice, personne n’en doute, mais qu’en est-il de l’incitation à la nouveauté radicale telle qu’elle s’atteste dans les actualités de haut niveau ? Si l’on accepte l’hypothèse que Dieu ne propose pas seulement un but rationnel — possiblement transfiguré par un amour rédempteur —, mais aussi un appât ou un leurre1014, une injonction paradoxale mettant l’actualité en demeure d’innover, bien des difficultés s’estompent. Si Dieu ne fait que persuader l’entité-sujet d’emprunter la juste voie, d’accepter la maximisation si aimablement profilée, la liberté mondaine se réduit à peu de chose : un choix, évidemment rationnel, entre des possibles qui lui sont extérieurs. Par contre, si Dieu doit acculer le sujet à l’innovation, la tragédie

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cosmique trouve un relief surprenant dans lequel Dieu est, lui aussi, mis au pied du mur. Dieu n’est pas seulement l’aiguillon intensificateur et canalisateur de pertinence1015, tout son exister tente de conjurer les contraintes qui pèsent sur son codevenir avec le Monde. Ainsi la métaphore du nœud (pe/raj) et de la décision correspond à la notion de fixation dans un état déterminé, à une idée de condensation ; défaire le nœud conduit soit à une crise, soit à une solution rédemptrice. De la qualification watzlawickienne des conditions de possibilité du double lien, nous gardons donc l’idée d’une injonction paradoxale — cryptique, si l’on préfère — se produisant dans une relation de dépendance intense, mais évacuons celle de l’impossibilité de dissoudre le paradoxe1016. (Cette dernière interpolation créant la possibilité d’une relecture du manichéisme.) Il est au passage particulièrement pertinent de se souvenir que Thomas d’Aquin définit l’acte créateur comme une relation de « dépendance ontologique1017 » — un concept qui peut être facilement étendu, dans le cadre de la philosophie organique, à celui de « codépendance mutuelle ». 2. But initial mondain et réversion conceptuelle

La question débattue — quoi de la capacité innovatrice mondaine — relève principalement du concept de « décision immanente » et, en tant que telle, nécessite un étalonnage du concept de liberté. Il est assez piquant de remarquer que ce concept, l’un des foncteurs les plus centraux à l’ontologie whiteheadienne, ne reçoit nulle part en son corpus une analyse aussi fine que celle que l’on trouve chez Bergson. Le philosophe parisien distingue deux concepts de liberté : la liberté-option et la liberté-création. Dans le premier cas, l’exercice du libre-arbitre est semblable au choix d’un juge confronté à des alternatives inertes et pré-définies : elles lui font face, avec le cortège de leurs conséquences prévisibles. La vie morale consiste à choisir rationnellement l’alternative la plus pertinente (cf. le meso/thj aristotélicien). Mais ceci n’est rien d’autre qu’une analyse a posteriori, s’exclame Bergson : lorsque nous représentons l’activité de l’âme, on pourrait croire qu’elle est en commerce avec des possibilités indifférentes à leurs actualisations ; une fois l’activité décisionnelle considérée en ellemême, pareil fardeau déterministe disparaît pour faire place à un dynamisme absolu. Dans le cas de la liberté-création, l’acte décisionnel crée les alternatives sur lesquelles il se prononce ; il constitue la condition d’existence même de ces possibilités. C’est ainsi que le sujet auto-nome peut participer activement à l’avancée créatrice. Si la liberté ne s’exerce qu’en face d’alternatives prédéterminées, elle ne peut que restructurer un monde qui la précède toujours ; par contre, si elle est véritablement créatrice, elle peut

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briser les anciennes tables de la loi et instaurer de nouveaux paradigmes. Comme le dit Bergson, « c’est le réel qui se fait possible, et non pas le possible qui devient réel1018. » Tandis que la liberté-option opère parmi les bifurcations, la liberté-création est grosse d’une nouvelle ontologie adualiste : elle détient le pouvoir des commencements absolus. Nous l’avons dit, innovation, liberté, durée et atomisme ontologique sont codépendant. L’exercice de la liberté introduit et requiert le discontinu, la percolation : d’une part, la signature de la liberté est l’irruption dans le tissu mondain de quelque nouvelle configuration ; d’autre part, la liberté, exige un espace génésique propice : la privauté de l’entité concrescente, telle que catégorialisée par le pôle mental. De la plus grande importance pour notre euristique est le statut des « potentialités générales » que sont les objets éternels. La stabilité du royaume éidétique whiteheadien semble être en flagrante contradiction avec le vouloir-dire du philosophe, qui nous incite lui à penser l’émergence de nouveaux objets éternels. N’est-ce pas le cas, en effet, qu’en vertu de la nécessité ontologique qu’est la privauté de la concrescence, l’entité-sujet peut « surprendre » le Monde et Dieu en leur imposant les conséquences d’une décision que rien ne laissait prévoir, que personne même ne pouvait prévoir ? Spéculairement, Dieu peut également — et pour les mêmes raisons —, surprendre le Monde. Or, à la lumière des axiomes de Process and Reality, l’éclatement de l’inouï ne peut que se traduire par la synthèse de nouveaux objets éternels — et on pense ici tout particulièrement aux objets dits « subjectifs » —, objets qui seront préhendés par la nature conséquente et nécessairement répercutés dans la nature primordiale. Tel semble être le prix à payer pour donner un cadre spéculatif cohérent à la spontanéité universelle. Élaborons ces conclusions en partant de la catégorie de la réversion conceptuelle et de sa prétendue abolition. La catégorie de la réversion pose qu’il peut y avoir origination secondaire de sentirs conceptuels à partir de données qui sont en partie identiques et en partie différentes des objets éternels extraits lors de la première phase du pôle mental (P2)1019. Des objets éternels non abstraits de l’expérience physique surviennent. Cette origination conceptuelle seconde (la première étant la valuation) fonde l’innovation physique telle qu’elle se propagera dans le monde1020. Whitehead éprouve cependant des difficultés à intégrer la réversion dans son schème car elle constitue une exception au « principe de Hume » selon lequel tous les sentirs conceptuels sont dérivés de sentirs physiques1021. La tension entre la catégorie de la réversion et le principe de Hume — principe directement lié au principe ontologique : tous deux procèdent d’un principe aristotélicien généralisé égalisant actualité, factualité et efficacité1022 — aboutit à deux décisions malheureuses. D’une part, PR250 adopte le principe de Hume pour le Monde, abolissant de ce

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fait la réversion : la nouveauté est dite résulter de l’actualisation de possibilités qui étaient jusque-là dans les limbes primordiales. D’autre part, PR87 renonce au principe de Hume pour la nature primordiale : à la différence des actualités mondaines, elle ne possède pas de passé. Le philosophe prétend que cette double inflexion n’est rien d’autre qu’une péripétie développementale : l’opérationalisation de la nature primordiale — qui aurait dû être introduite plus tôt, Whitehead est le premier à l’admettre1023 — clôt le système et rend la réversion obsolète ; sa présence dans Process and Reality n’est plus que la trace d’une esquisse liminaire, oserait-on dire. Dès que l’impact de Dieu sur le Monde est totalement systématisé, tout devient clair : la nouveauté est injectée dans le Monde et son ordre maintenu par des préhensions physiques hybrides du pôle mental divin, et la mystérieuse origination seconde peut être congédiée sans plus tarder1024. Une exégèse prudente est plus que jamais requise. La première manipulation du principe de Hume est le fruit du désir de donner plus d’explications au mystère ontologique. Améliorer la cohérence du schème catégorial demande, semble-t-il, que le principe reste sans exception. La seconde manipulation du principe de Hume obéit au vœu de préservation de la différence Dieu-Monde, ce qui se traduit, volens nolens, par la thèse que moins d’explications sont requises. Cette dualité peut paraître paradoxale, mais elle procède de la même stratégie : elle est destinée à promouvoir une explication rationnelle de la nouveauté mondaine tout en se préservant de l’hydre de la régression infinie. L’émancipation du principe de Hume va de pair avec l’appel à Dieu pour verrouiller l’avancée créatrice. Le concept d’innovation est sans doute aucun très hasardeux à utiliser : il ne saurait y avoir à proprement parler de raison à la nouveauté telle que l’exige la philosophie du procès. Non seulement avons-nous besoin d’un saut imaginatif puissant pour approximer comment l’inouï peut percoler dans le tissu cosmique sans compromettre définitivement celui-ci, mais l’idée même d’un commencement absolu est intrinsèquement problématique (comme du reste l’Aquinate l’a montré pour le fiat divin). Penser la nouveauté revient toujours à l’appauvrir : on la pense relativement à un autre qui existe dans une lointaine proximité (Dieu) ou relativement à un autre qui pourrait exister (idéal). D’où le chassé-croisé entre Dieu et le Monde : Dieu ne serait innovateur qu’en relation avec le Monde, et le Monde qu’en relation avec Dieu. Il n’est que trop clair que le désir de donner des causes aux raisons a balayé l’intuition du philosophe. Si Dieu explique la nouveauté, le rééquilibrage des relations Dieu-Monde est rendu impossible et nous tombons dans un théisme classique plus ou moins réformé, au mieux dans le panenthéisme. Comment Dieu et le Monde vont-ils s’enrichir concurremment, c’est-à-dire rendre leur poids ontologique respectif tangible

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par l’exercice d’une liberté-création, si l’innovation dépend uniquement de l’un des deux soi-disant partenaires dans la création? Si la liberté veut dire quelque chose pour le Monde, la réversion doit être préservée. Et le fond du problème n’est même pas de fonder l’innovation pour elle-même : il est de garantir la possibilité de la responsabilité morale1025. « La signification première de la “vie” consiste à engendrer la nouveauté conceptuelle — l’innovation d’appétition.1026 » En bref, nous soutenons que PR87 et 250 constituent ensemble une détérioration (si pas une régression) dans l’argumentation whiteheadienne. Si la liberté-création est à l’œuvre dans l’univers organique, il doit y avoir surgissement de nouveaux objets éternels « subjectifs » (les éléments de définition des formes subjectives, dont l’ingression est exclusivement privée) : l’idiosyncrasie de toute occasion d’expérience exige un ressentir événementiel unique (cela pourrait éventuellement se discuter pour les actualités de bas niveau). De même, le concept d’époque cosmique fournit une voie royale pour la justification de la création d’objets éternels « objectifs » (les formes mathématiques platoniciennes, dont l’ingression est publique). Lorsque Whitehead écrit que la nature primordiale est l’acquisition par la créativité d’un caractère primordial, il évoque possiblement l’ordre mondain en tant qu’il introduit un ordre dérivatif parmi les objets éternels1027. Si le philosophe n’avait soutenu, dès le schème catégorial, qu’il ne saurait y avoir de nouveaux objets éternels, nous pourrions croire qu’il parle de nouveaux objets éternels. Mais il n’entend manifestement travailler qu’avec des nouvelles « propositions », pas avec des nouveaux objets1028. Il est à craindre que cela ne soit pas assez radical — surtout depuis Cantor. Nous avons vu que prendre l’innovation au sérieux conduit à concevoir la création de nouveaux objets éternels ; il reste à montrer que ceci révoque l’idée de l’immutabilité de la nature primordiale et d’un Dieu entité actuelle unique. La nature primordiale ne peut être statique car de par sa propre activité, et à travers la préhension du monde par la nature conséquente, elle doit tisser continuellement de nouvelles hiérarchies de valeur. En conséquence de quoi, le caractère dérivatif des sentirs conceptuels de la nature primordiale ruine l’idée d’un Dieu en concrescence unique et son appendice ad hoc qu’est l’inversion polaire. En fait, même sans invoquer la question des nouveaux objets éternels, la singularité divine était déjà branlante. Pour le découvrir, il suffit de considérer la question de la délivrance du but initial divin : attendu que le but initial n’est autre que la meilleure possibilité compte tenu de l’état du terreau mondain de la concrescence envisagée, la nature primordiale doit connaître l’état des lieux, c’est-à-dire être ouverte à la processualité mondaine, ce qui n’est possible que par l’entremise de la nature conséquente. Qui plus est, la nature conséquente s’appuie sur la perfection du but subjectif que la nature

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primordiale lui offre ; grâce à lui, il n’y a ni perte ni obstruction dans sa préhension du Monde1029. Réassumer l’idée hartshornienne d’un Dieu sociétal pour lequel la nature primordiale possède un statut dérivatif (i.e., abstrait) est une conclusion naturelle de ce qui précède. Il va sans dire qu’une étude un tant soit peu exhaustive de la concrescence divine devrait étayer cette proposition. Elle pourrait apporter un éclairage nouveau sur la structure polaire inversée proposée par Whitehead, et qualifierait la stratification de l’immortalité subjective et de la durée-à-jamais, tout en mettant en évidence l’interconnexité des trois « natures », qui ont si souvent été confinées dans une autarcie fort peu whiteheadienne. L’abolition de la catégorie de réversion n’est rien d’autre qu’un lapsus. Abolie ou pas, la réversion est utilisée tout au long de Process and Reality. L’ouvrage ne doit pas être lu à la lumière de la pseudo-abolition de cette catégorie-clef, mais celle-ci interprétée à l’aide de l’atmosphère générale du livre, telle qu’elle est créée par son style philosophique.

B. Le pari philosophique De déterminations en prérequis, de préconceptions en a priori, lorsqu’on remonte la chaîne des hypothèses stratifiées, on se trouve face à une réalité inébranlable : l’ego trajectorial dans son rapport de confiance au monde. Certes, la philosophie est plus qu’une intégrale de présupposés itinérants, fussent-ils logiquement articulés ; mais, peut-être l’avons-nous montré, l’enquête archéologique fait entièrement partie de l’élaboration d’un système spéculatif qui se respecte. À telle enseigne que faire avorter le processus édulcorerait son essence même, et mieux aurait valu ne jamais avoir entrepris sa formulation. Or donc, où en sommes nous ? Le compte-rendu des principales bornes de la philosophie du procès — sensation pure, pancréativité et onto-logisme — nous a tout naturellement conduit à nous concentrer sur le statut de la philosophie spéculative, de sa méthode comme des rapports incestueux qu’elle entretient avec le langage et le sens commun. Nous mîmes explicitement nos recherches sous la bannière whiteheadienne : la vérité philosophique se découvrira dans les présuppositions du langage, derrière l’apparente clarté du discours quotidien1030 et la foi naïve en un langage que l’on croit vecteur fidèle de la pensée ; elle puisera à cette « nappe de sens brut1031 » qui précède toute verbalisation et que Whitehead nomme « être-avec du corps ». Notre dernière escale aura pour théâtre les notions nucléaires du sens commun et ses appendices, l’instauration ontologique et l’art philosophique.

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1. Les notions nucléaires du sens commun

Comme Berkeley le fait dire à Philonous, — et comme ne le démentirait pas Eichmann — « few men think, yet all will have opinions1032 ». Si cette question commande toute autre chez Whitehead, si le sens commun reflète pour lui ce qui conditionne le mouvement de l’âme, son tropisme naturel, il n’est pas toujours aisé de faire le départ entre ce savoir naturel vrai (que l’on retrouvera plus bas sous la forme des hard-core common-sense notions systématisées par Griffin), et l’accumulation de strates purement culturelles qui procèdent, elles, de la croyance populaire déjà ciblée par Platon lorsqu’il parle de l’opinion, de ce dokei moi qui n’inspirerait que des pensées indigentes et des calculs bas (auxquels correspondront les soft-core common-sense notions). Mais l’affaire se complexifie avec l’institution de la techno-science. Pour Bachelard, elle aussi s’oppose absolument à l’opinion ; et Stengers de commenter la fondation de l’interrogation scientifique en termes de « négation et rupture1033 ». Expliquer, c’est dépouiller la réalité des apparences qui l’enveloppent comme autant de linceuls et, de fait, Whitehead souligne que la science en est arrivé à dépasser le sens commun1034. Certes, mais la techno-science voile autant qu’elle ne dévoile : les développements scientifiques récents ne dépassent le sens commun qu’à condition de ne pas l’instruire1035. Profondément paradoxal demeure le retournement auquel procéda Galilée en formulant le mente concipio : son projet, rendre justice au sens commun, se paya du prix de son recouvrement, puis de son ensevelissement lorsque la prudence de la pensée newtonienne donna naissance à l’orgueilleuse certitude du dire laplacien. Dans l’enquête scientifique monovalente, non seulement l’efficience se double d’une obsolescence annoncée, mais la destruction des semblants inauthentiques est accompagnée par la dissolution des valeurs fondatrices de la Lebenswelt. La méthodologie galiléenne a permis un immense succès scientifique, mais les forces qu’elle a introduites ont laissé la nature sans valeur ni signification pour le quotidien : une nature morte munie de colombages mécaniques. Cet ébranlement sournois du fondement de l’humanité en tant que globalité dynamique indivise a trouvé chez Whitehead un jouteur résolu. On redécouvre chez lui le thème de l’apparence qui trouva une heureuse formalisation avec le concept d’immédiateté présentationnelle. Rien cependant n’est à découvrir derrière ce voile : la réalité est le voile même. Attendu qu’il est euphémique de dire que les philosophes sont, eux aussi, engagés dans le quotidien (même si celui-ci peut se trouver pittoresquement redéfini), toute contradiction entre la pensée et l’action doit être évitée : si le système contredit ce que nos actions présupposent, quelle peut bien être la valeur du système ? Pour Whitehead, prête à rire non le philosophe tombant

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dans un puits1036, mais celui qui, à l’occasion de sa quête archique, divorce des racines du sens commun ; celui qui construit une cathédrale philosophique dans laquelle personne n’habite ; en un mot, celui qui donne congé au monde. Car l’exigence première demeure praxique ; le vécu doit se conformer au théorique (et vice-versa). « You may polish up commonsense, you may contradict in detail, you may surprise it. But ultimately your whole task is to satisfy it1037 ». Pour Whitehead, il n’y a pas de doute : le sens commun exprime des vérités mondaines. La question philosophique est celle de la profondeur de ces vérités ; jusqu’où font-elles justice aux caractères les plus généraux de l’univers, ceux-là mêmes que l’enquête métaphysique a pour tâche de problématiser ? L’étude de l’évolution de la pensée scientifique du XVIIe siècle à nos jours montre que la science a petit à petit réfuté la majorité des composantes du sens commun. Mais ces mêmes composantes continuent à régner sur la vie de tous les jours. Le sens commun qui sort renforcé de l’enquête whiteheadienne est de l’ordre du présupposé de nos actions, non de celui de nos habitus conscients et de la soumission doxique. Cette archéologie présuppositionnelle, véritable plongée prémicielle et holistique, procède d’une détermination élucidante inflexible1038. Par définition, l’enquête métaphysique doit exalter le quotidien en montrant comment la région des principes lui est en quelque manière coprésente ; et comment le sens commun — en tant que pré-compréhension mondaine — lui fait justice. Partant, on peut rattacher cette pré-compréhension au concept (élastique) de sensus communis dont la teneur basale est triple : fonctionnement concerté des cinq sens, inscription des objets dans un contexte donneur d’identité, et partage avec autrui du monde comme contexte. Le sens commun est ainsi ce qui lie au monde et aux autres ; aucun sens pris isolément ne peut nous assurer de l’existence de ce qui nous est extérieur1039. Ce qui fait sens, c’est l’unité intentionnelle qui contextualise l’humain. Le langage n’est qu’un aspect de son expressivité, il ne peut être étudié en isolation de l’insertion existentielle totale de l’individu dans son monde-horizon. C’est sous l’orbe de la quotidienneté que cette arborescence principielle se résorbe en un unique constat : l’agir démontre la profondeur du jeu de présupposés qui fait de nous des êtres du monde. Pour Descartes, il est rationnel de mettre en doute l’existence du monde extérieur, et raisonnable de croire en cette existence1040. Quel que soit l’art consommé de la mise en œuvre de postulats sceptiques qui s’atteste dans certaines spéculations, si celles-ci viennent à contredire la quotidienneté, nous dit le philosophe de Harvard, elles se trouvent frappées de nullité. Whitehead est un philosophe du sens commun pour qui il est capital de rejoindre la manière dont le réel est vécu, au quotidien, par ceux qui n’ont que d’ataviques réflexes pour gérer leur

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interaction avec les choses. Le « bon sens » n’a cure des sciences ; et le scientifique lui-même (s’il est sain d’esprit, cela s’entend) ne vit pas sa science1041. Notons que si ce que le sens commun présuppose est universel, la conscience qu’on en a est sélective ; ce qui a pour corollaire que le but de la philosophie peut se décrire comme un devenir-conscient de ces ultimes présupposés, et de leur articulation systématique (la meilleure possible). Explicitant l’huile essentielle du panexpérientialisme, Griffin forgea le terme de hard-core common-sense notions1042 pour qualifier les croyances universelles primordiales, les présuppositions ultimes à toute action humaine. Toute la philosophie moderne s’élabore autour de la difficulté de décrire le monde avec les catégories bifurquées héritées des Grecs : pour Whitehead, il importe d’asseoir l’expérience immédiate telle qu’elle s’exprime par des actions, des espoirs, des sympathies, des buts1043. L’être humain ne s’engage dans l’action que par la grâce de la pertinence supposée d’une poignée de paramètres qui ne saurait être remise en question. Sans réalisme ontologique, nulle interaction avec un « monde », et son indifférence obstinée. Il y a des circonstances sur lesquelles nous n’avons pas prise ; il y a un entêtement dont l’obsédante intensité est la lumière nocturne de notre vouloir. L’humain s’est toujours déjà appuyé sur l’évidence de la cause efficiente et de la finalité ; la morsure du temps, la liberté et les valeurs sont, quant à eux, l’endosquelette de l’agir. Les notions « dures » sont liées à une foi en la possibilité de découvrir la raison de ces actions ; elles sont communes (non culturellement conditionnées) et inévitablement présupposées en pratique — quoi que nous en disions et quelles que soient les conclusions calamiteuses de nos théories. S’il demeure possible de défendre la thèse évolutionniste selon laquelle les premières notions nucléaires citées sont le produit d’un long processus adaptatif1044, la liberté et l’expérience des valeurs demeurent l’indice métaphysique le plus préoccupant, comme Kant le vit avant Whitehead. C’est dans le concept clef de préhension physique qu’il faut trouver le fondement des notions nucléaires. Cette idée d’un sentir avant le sentir par les sens rend possible une réconciliation de pôles maladroitement maintenus en vie léthargique par l’ontologie traditionnelle : âme et corps, Dieu et Monde ; la dialectique sujetobjet ; la compréhension de la persistance de l’individualité par delà ses accidents — que cette individualité soit un simple agrégat ou un individu réel — ; le caractère dérivatif de la perception sensorielle ; notre connaissance des valeurs morales et esthétiques ; la réalité de la mémoire, du temps et de l’espace1045. Clôturons ce bref aperçu en relevant que les notions nucléaires sont dans le prolongement d’une tradition philosophique millénaire. Pour un Grec déjà, le logos commun est élucidateur de la sphère pratique ; critère de vérification de la sémantique du langage, il repose sur l’évidence selon

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laquelle la nature des choses apparaît à tous de la même façon. De même, du système kantien, on dégagera « l’idée que l’interprétation spéculative de l’expérience est inséparable de la structure de l’action (en ce sens qu’elle a pour fonction de mettre en évidence les présuppositions nécessaires de celleci)1046 ». Mais c’est surtout sur la bien connue Urdoxa husserlienne et sa cartographie merleaupontienne qu’il faudrait s’étendre1047. On retrouve le thème de l’Urdoxa dans trois jalons de son développement philosophique : le §104 du premier volume des Ideen (1913)1048, son essai « pré-copernicien » (1934)1049, et dans l’Introduction de Erfahrung und Urteil (1939)1050. Une « foi perceptive1051 » caractérise notre adhésion au monde des apparences : non seulement nous sommes sûr que ce que nous percevons est réel, mais une non-perception momentanée du mondain n’entache en rien cette foi. L’intersubjectivité est là pour nous assurer de la cohérence pérenne du dévoilement des profils. Une pensée solipsistique soutenant que « seul le moi est réel » est en flagrant désaccord avec les données les plus élémentaires de notre expérience. Toute perception ne peut avoir lieu que sur fond du monde, horizon ultime de la vie intentionnelle : elle « n’est perception de quelque chose qu’en étant aussi relative imperception d’un horizon ou d’un fond, qu’elle implique, mais ne thématise pas1052 ». L’horizon du sens est toujours déjà donné ; toute activité de connaissance a toujours pour sol universel un monde ; et cela désigne en premier lieu un sol de confiance passive universelle en l’être, qui est présupposé par toute opération singulière de connaissance. Ce sol universel de la croyance au monde est ce que présuppose toute pratique, aussi bien la pratique de la vie que la pratique théorique du connaître. Que la Terre ne se meuve point est l’une des thèses de base de la phénoménologie : elle est le sol immobile, familier, à partir duquel peuvent exister mouvement et repos ; elle est la souche, l’arche originaire (Urheimat) dans laquelle s’enracine de notre spatialité, le prédonné universel dans lequel toute activité de jugement trouve sa résolution. Le sens commun est définitivement pré-euclidien : notre univers personnel est fini et sphérique, c’est-à-dire frappé d’un centre1053. 2. Du pari rationalisateur au concret

Notre recherche de l’évidence, de l’anhypothétique, doit nous conduire encore une fois à interroger plus bas — et Whitehead n’a du reste jamais rien préconisé d’autre : The speculative reason is in its essence untrammelled by method. Its function is to pierce into the general reasons beyond limited reasons, to understand all methods as coordinated in a nature of things only to be grasped by transcending all method. This infinite ideal is never to be

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attained by the bounded intelligence of mankind. But what distinguishes men from the animals, some humans from other humans, is the inclusion in their natures, waveringly and dimly, of a disturbing element, which is the flight after the unattainable. This element is that touch of infinity which has goaded races onward, sometimes to their destruction. It is a tropism to the beckoning light — to the sun passing toward the finality of things, and to the sun arising from their origin. The speculative Reason turns east and west, to the source and to the end, alike hidden below the rim of the world1054.

Par delà les notions nucléaires du sens commun qui ne font que donner une base solide à la foi logiale, il faudrait nous demander ce qui met en branle la quête du principe. Or la nostalgie des origines possède, en plus ou moins abstrait ou plus ou moins travesti, tous les traits de la quête religieuse : expérimenter des idéaux, c’est expérimenter Dieu, c’est se mesurer à ce que nous ne sommes pas1055. Whitehead considère que les intuitions religieuses, à la base du mouvement qui a donné naissance à la science1056, sont véritables et cognitivement chargées. Comme Eliade le montra extensivement dans ses innombrables œuvres, l’homo religiosus veut être pleinement1057. L’homme vertical est celui qui, ratifiant sa soif ontologique inextinguible, ordonne sa vie au sacré, n’existe plus qu’en fonction de la validation que le sacré apporte au quotidien. À travers cette assomption, il comprend que les racines du ciel sont en lui, que le profane ne fait sens que rapporté au principiel. La nature se fait alors bruissante de symboles et de hiérophanies, annonciateurs de la théophanie, événement disrupteur par excellence. (Il faudrait montrer que l’opposition sacré-profane est à comprendre sur le mode dialectique d’un appel à son dépassement — non sur le mode d’une bifurcation sclérosante.) Ce pari sur le lo/goj, ce sceau de la nécessité — moment clef de la chaîne présuppositionnelle que nous avons égrenée lors de l’analyse de la définition de la philosophie spéculative de Process and Reality — ne doit définitivement pas être considéré d’une manière minimaliste. On ne saurait trop répéter que notre raison, qu’elle soit guidée par la science ou par son imaginaire le plus sublime, rejoint en quelque manière le réel. Ce pari trouve en dernière analyse sa justification dans l’empirique, dans le fait que les différents aspects de l’univers se répondent de façon extrêmement précise1058. Pour l’ontologie du procès, il n’y a là nul mystère : l’Univers étant un organisme préhensif où tout est lié par des relations extéro-internes, la trop évidente solidarité de tous les événements fonde notre capacité de lecture et de transformation de l’Univers : nous comprenons le monde inanimé et la structure cosmique universelle parce que nous en sommes le produit et que celui-ci n’a pas été rejeté dans des ténèbres cosmiques extérieures mais en fait toujours intégralement partie. Conformément à la

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genèse whiteheadienne, la « mentalité » est le produit de la « physicalité », c’est-à-dire d’un processus évolutif aux cosmiques rémanences. L’être humain comprend la nature car elle l’a créé à son image. Il faut insister sur le dynamisme évolutif des fonctions cognitives humaines : attendu, d’une part, que les forces régulatrices qui ont modelé la nature sous toutes ses formes sont également responsables de la structure de notre esprit ; et que, d’autre part, le chaosmos est en perpétuelle genèse, nos catégories ne peuvent pas être anhistoriques, elles doivent refléter la présente époque cosmique1059. Nous ne sommes pas des « violons d’argent dans les mains de l’éternité1060 », des adaptés au monde ; nous sommes du monde : « la Nature n’est pas seulement l’objet, le partenaire de la conscience dans le tête-à-tête de la connaissance. C’est un objet d’où nous avons surgi, où nos préliminaires ont été peu à peu posés jusqu’à l’instant de se nouer en une existence, et qui continue de la soutenir et de lui fournir ses matériaux1061. » Une piste intéressante est, à cet égard, celle qui est pratiquée par les spéculations anthropiques de maints cosmologues. Elle montre de manière particulièrement évocatrice la contiguïté qui s’atteste entre l’existence de l’humanité et les caractéristiques les plus fondamentales de l’Univers. Certains poursuivent même leurs recherches conceptuelles dans la direction d’un lien de nécessité entre notre existence et celle de l’Univers (« principe anthropique fort »). Quoi qu’il en soit de l’applicabilité de ces spéculations, on admettra sans difficulté que le cadre whiteheadien permet de donner une base ontologique solide à pareilles extrapolations. La conscience, fait émergent contingent, ne s’exclut pas de l’architecture nourricière qui l’étançonna, elle l’accomplit en la surélevant. 3. L’art philosophique

Bien qu’en philosophie la trajectoire se révèle plus importante que son point auroral ou son moment crépusculaire, il est inévitable de donner un havre temporaire à son odyssée. Et l’on ne pense pas seulement aux contraintes générales qu’impose la pratique de l’écriture — pour le dire en deux mots : confinement spatio-temporel et confinement cohérenciel — ; c’est l’art philosophique qui est en jeu1062. Qualifier ce dernier avec l’aide de notre dialectique intuitive est la dernière tâche qu’il faut administrer. Pour ce qui est de la suggestivité de notre climatique à ce niveau, trois points sont particulièrement remarquables : l’expérientialité de la philosophie, le problème de la gestion de l’outil rationnel1063, et la vertu oblative du renoncement. On discernera d’abord les deux exigences constitutives de l’acte philosophique. L’exigence théorique : un schème catégorial ne fait sens que s’il est apte à la réactivation de l’intuition systématique qu’il recèle (souvenons-nous du quadrille tel que particularisé par les cinq critères de la

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définition de la philosophie spéculative). L’exigence pratique : l’interprétation en tant que telle doit, sous peine de laisser l’acte philosophique stérile, susciter l’intuition pré-systématique, qui est elle-même appropriation reviviscente de l’intuition systématique (interanimation et polysémialité sont ici essentiels). La philosophie est par excellence un voir : les anciens ne s’y sont pas trompé, il s’agit d’occasionner une vision ; mieux encore, d’induire un toucher, une expérience émotionnelle brute dévoilant la moelle du concret. La quête de sens consubstantielle à la quête philosophique est par là même satisfaite. En d’autres termes, la philosophie est expérience avant que d’être une éthique de l’expérience, une exigence de la pratique, ou un mode de vie selon le logos. La philosophie en tant que « sagesse » est seconde ; en tant que spéculative (ontologie, épistémologie, logique…), elle est encore plus tardive. Le devoir praxique d’homogénéisation du vécu et du discours est central car la clef rationnelle est d’emblée vécue, c’est-à-dire expérientielle1064. Nul doute que qualifier de la sorte la philosophie la confine au niveau privé. Que peut-on dire du niveau public ? À travers tous ces feuillets de sens (praxique, éthique, ontologique, etc.) s’indique un cheminement polarisé par l’idéal de la maîtrise du savoir plutôt que par le savoir lui-même, qui n’est jamais que « régional ». Plus précisément, la sagesse réside dans la maîtrise de la raison, non dans l’application universelle et aveugle de principes toujours plus ou moins dénaturant : elle préfère la diastase — ou dislocation tempérée — à l’analyse et n’hésitera pas à prendre la décision du renoncement. La diastase nous renvoie directement au principe de discrimination constructive : la maîtrise des faisceaux conceptuels qui cisaillent l’esprit demande le respect de la primauté de l’expérientiel. Précisément, l’enquête whiteheadienne dans laquelle se met en batterie une matrice d’interrogation aussi riche que paradoxale a été quadrillée complémentairement par les principes euristique, circumambulatoire et empiriciste. Reste la question : au nom de quoi arrêter la problématisation ? Lorsque Whitehead abolit la réversion, il ne doute pas de la nécessité de pousser plus loin les exigences rationnelles ; lorsque Dieu fait irruption dans son architectonique, il accepte cette Réalité comme clef de voûte satisfaisante et, volens nolens, avorte sa quête principielle. De même, à Johnson qui lui demande ce qui justifie au juste l’impossibilité constitutive de la non-création de nouveaux objets éternels, le philosophe répond qu’il ne voit pas comment une pareille opération serait possible1065. Que reflète cette double attitude ? Pourquoi choisir ici d’arrêter l’enquête, et là de la poursuivre contre vents et marées ? L’acquisition de la nature primordiale constitue une aventure de la pensée (James dirait un risque) qui introduit un nouveau gradient de cohérence — mais le silence respectueux de l’Autre est brisé. Il ne l’est pas

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irrémédiablement dans la mesure où l’interanimation catégoriale se contente d’orienter notre regard vers l’Ultime, non d’en épuiser le mystère. Chaque avancée systématique voit la mise en contre-tension de la possibilité d’engranger de nouveaux acquis conceptuels (et/ou d’un lissage cohérenciel) avec l’inévitable dérive abstractive qui la guette. Le prix à payer doit donc être constamment présent, sous peine de tomber dans le travers des savoirs régionaux, qui ont tendance à oublier qu’une « totale compréhension » ne peut être que simple répétition du déjà connu1066. Le pari philosophique est, sans nul doute possible, celui de l’incrémentation de notre pénétration des faits par leur rationalisation, mais la préservation du surplus ontologique, de cela même qui demeure au-delà de nos capacités systématisantes car il leur alloue un espace génésique propice, doit être garantie. Et ce d’autant plus que cet espace de surplombement est celui requis par l’exercice de la liberté, lui-même condition nécessaire d’une existence sensée. Il incombe donc à la raison « pratique » de limiter, voire de congédier, la raison « théorique » lorsque le sens de l’existence est menacé1067. Bergson insiste : Devant des idées couramment acceptées, des thèses qui paraissaient évidentes, des affirmations qui avaient passé jusque-là pour scientifique, elle [l’intuition] souffle à l’oreille du philosophe le mot : Impossible : Impossible, quand bien même les faits et les raisons sembleraient t’inviter à croire que cela est possible et réel et certain1068.

L’acte qui, en dernière instance, différencie le philosophe de tous les autres enquêteurs archiques, est le renoncement à la raison — que ce soit positivement, c’est-à-dire avec la certitude de passer à un niveau cognitif supérieur ; ou négativement, c’est-à-dire dans le deuil de la finitude. Ceci donne d’autant plus de relief à la double fondation sémantique opérée par la philosophie du procès : créativité et liberté rendent possible la venue à l’existence dans le sens (voir le trinôme durée/liberté/atomisme). Saisissons l’occasion pour dire un mot des rapports entre la catégorie de la créativité et le principe ontologique. Catégorie vectrice la plus générale, celle que l’on retrouve au cœur du déploiement de toutes les autres, elle est le coin avec lequel Whitehead frappe son or. Bien qu’elle ne soit pas raison au même titre que les entités actuelles invoquées par le principe ontologique, elle possède une vertu explicative1069. Mais le principe ontologique ne participe pas du même degré de généralité que la créativité : il est le principe de rationalité empirique par excellence. Requérir une explication pour le principe ontologique et invoquer la catégorie de l’Ultime n’est pas possible en tant que tel. Pire, appliquer le principe ontologique à la créativité est une erreur catégoriale : on en arrive à fonder la créativité en Dieu — qui devient l’Ultime. La création libre ne peut, ni ne doit être expliquée : « Cursed be the dullard who destroys wonder.1070 »

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Refermons cette courte parenthèse pour en revenir au noyau expérientiel de l’art philosophique. Il est donc expérience fruitive, mais expérience de quoi, au juste ? La tonalité de ce qui est révélé dépend certes de l’individu, mais un point focal est discernable : la proto-expérience est celle de la venue à l’existence et du basculement dans l’étance en tant qu’ils scandent les noces de Dieu avec le Monde — en un mot : percolation. L’apocalypse whiteheadienne est panexpérientielle ; tout ce qui existe sera, et tout ce qui est devint ; tout ce que je scrute me regarde, m’expérience (c’est-à-dire, est sujet/objet/superjet). Reprenons les termes choisis avec lesquels Merleau-Ponty décrit la structuration kairique de la temporalité : « “Dans une forêt, j’ai senti à plusieurs reprises que ce n’était pas moi qui regardais la forêt. J’ai senti, certains jours, que c’étaient les arbres qui me regardaient, qui me parlaient… Moi j’étais là, écoutant… Je crois que le peintre doit être transpercé par l’univers et non vouloir le transpercer… J’attend d’être intérieurement submergé, enseveli. Je peins peut-être pour surgir.” Ce qu’on appelle inspiration devrait être pris à la lettre : il y a vraiment inspiration et expiration de l’Être, respiration dans l’Être, action et passion si peu discernables qu’on ne sait plus qui voit et qui est vu, qui peint et qui est peint1071. » Une seule et même étoffe préhensive se dévoile dans le flux et reflux du subjectif. Mais surtout, et ceci est crucial, dans l’invraisemblable nuit transgressive du « tout a disparu » apparaît l’autre nuit, celle de la tonalité affective. L’interfusion basique avec le Monde et Dieu se dit sur le mode du sentiment1072. Puisqu’il faut conclure, on s’en remettra à l’attitude oblative en ce qu’elle concrétise le primat de l’intuitif, c’est-à-dire du pré-rationnel en tant qu’assujetti à l’a-rationnel. Elle offre au demeurant l’insigne avantage de rapprocher les cultures égotiques des cultures anégotiques, le plenum du vacuum, l’Ouest de l’Est. Nous écrivions que le philosophe doit être écoutant et ne pas hésiter à prendre la décision du renoncement — peut-être aurait-il fallu dire que la philosophie est cette hésitation même. La lucidité n’est elle pas la blessure la plus rapprochée du soleil1073 ?

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Notes

1

« Frightfully clumsy » (Charles Hartshorne, communication personnelle, 15 juillet 1994). Hartshorne est, faut-il le rappeler, l’ancien assistant de Whitehead à Harvard, l’initiateur de ce qui sera appelé l’École de Chicago, et qui fut, avant que Claremont (Californie) ne reprenne le flambeau, l’épicentre de la philosophie de l’organisme. Par ailleurs, selon les indices recueillis par Lowe, les conférences Gifford furent purement et simplement un « fiasco. » (Victor Augustus Lowe, A. N. Whitehead. The Man and His Work. Volume I : 18611910 ; Volume II : 1910-1947 (Edited by J. B. Schneewind), Baltimore and London, The John Hopkins University Press, 1985 & 1990, cf. Vol. II, pp. 249252). Pour une esquisse de la genèse de la pensée du philosophe et du développement des études whiteheadiennes, voir d’une part, M. Weber, « Alfred North Whitehead (1861–1947) », in Mander, W. J. and Sell, A. P. F. (Senior Editors), Dictionary of Nineteenth-Century British Philosophers, Bristol, Thoemmes Press, 2002, Vol. II, pp. 1236-1241 et, d’autre part, M. Weber, « Process Metaphysics in Context », in Michel Weber (ed.), After Whitehead: Rescher on Process Metaphysics, Frankfurt / Lancaster, ontos verlag, 2004.

2

D58. (La charte des abréviations est reproduite en exergue au volume.) Il n’est pas sans intérêt de remarquer que Gœthe tint des propos similaires dans ses Conversations avec Eckermann (Traduction de Jean Chuzeville, Paris, Gallimard, 1949, p. 206).

3

MTvii.

4

Voir, par exemple, Danielle Montet, Les traits de l'être. Essai sur l'ontologie platonicienne (Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 1990).

5

Aristote, Les seconds analytiques, 71a29.

6

AE70-71, qui redécouvre un thème bergsonien (et rhétorique) d’importance : cf. l’Essai, p. 11 (in Œuvres, pp. 13-14) ; Le Rire, p. 120 (in Œuvres, p. 462) ; La Pensée et le Mouvant, p. 94 (in Œuvres, pp. 13-14) ; L’Énergie spirituelle, pp. 45-46 (in Œuvres, p. 849).

7

« In its turn every philosophy will suffer a deposition » (PR7 ; cf. aussi RM126 et ESP114).

8

« Vraisemblable histoire » (Platon, Timée 29d) ; cf. AI106 et 147 cités plus bas. Sauf indication contraire, nos citations de Platon se feront sur pied de la traduction de Robin : Œuvres complètes. Traduction nouvelle et notes par Léon Robin avec la collaboration de M.-J. Moreau, 2 vol., Paris, Éditions Gallimard, 1950.

9

Platon, lui, ne doutait pas qu’il fût en possession de la vérité absolue : cf. e.g. l’introduction de Rivaud à son édition du Timée et du Critias (Les Belles

275

Lettres, 1985) et le pamphlet de Popper : The Open Society and Its Enemies. Volume I, The Spell of Plato, London, George Routledge & Sons, Ltd., 1945. 10

Bien que le philosophe n’utilise pas le terme, il s’en approcha cependant. De Platon, il dira : « his later thought circles around the interweaving of seven main notions […]. » (AI147)

11

Cf. Pseudo-Denys l’Aréopagite, Les Noms Divins, in Œuvres complètes. Traduction M. de Gandillac, Paris, Aubier, 1943, p. 142. Voir aussi Carl Gustav Jung (e.g., Das Geheimnis der goldene Blüte [1929], Walter-Verlag Olten, 1971) et François Jullien (e.g., Un sage est sans idée, ou l'autre de la philosophie, Paris, Éditions du Seuil, 1998).

12

Henri Bergson, lettre à William James, 6 janvier 1903 (à propos des Varieties of Religious Experience), in Mélanges, p. 580. Ou encore : « l’intuition […] est une démarche qui consiste à sauter au centre, après avoir visé de tous les points. » (Bergson cité par Lydie Adolphe, La dialectique des images chez Bergson, Paris, Presses Universitaires de France, 1951, p. 5.)

13

AI236-237 exige explicitement une redondance conceptuelle.

14

Cf. Plotin et Bergson, et plus particulièrement l’influence du premier sur le second (on lira, à ce propos : Émile Bréhier, « Images plotiniennes, images bergsoniennes », in Les Études bergsoniennes, 2, Paris, Éditions Albin Michel, 1949, pp. 105-128 (repris dans ses Études de philosophie antique, Paris, Presses Universitaires de France, 1955, pp. 292-307) ; et Rose-Marie MosséBastide, Bergson et Plotin, Paris, Presses Universitaires de France, 1959).

15

Hannah Arendt, The Life of the Mind. Vol. One, Thinking, one-volume edition, San Diego, New York, London, Harcourt Brace Jovanovich, 1978, p. 88.

16

Whitehead, 8 novembre 1924, cité par William Ernest Hocking, « Whitehead as I Knew Him », Journal of Philosophy, 58, 1961, pp. 505-516, p. 514 (repris in George Louis Kline (ed.), A. N. Whitehead : Essays on His Philosophy, Englewood-Cliffs, New Jersey, Prentice / Hall, Inc., 1963, pp. 7-17).

17

« Bertie thinks I am muddleheaded ; but then I think he is simpleminded » cité par Paul Grimley Kuntz, « Whitehead the Anglican and Russell the Puritan : The Traditional Origins of Muddleheadedness and Simplemindedness », Process Studies, 17/1, 1988, pp. 40-44. Dans ses Portraits from Memory and Other Essays (New York, Simon and Schuster, 1956, p. 39), Russell confie que Whitehead lui aurait dit : « You think the world is what it looks like in fine weather at noon day; I think it is what it seems like in the early morning when one first wakes from deep sleep. » Il ajoute, se référant à la method of extensive abstraction : « I thought his remark horrid, but could not see how to prove that my bias was any better than his. At fast he showed me how to apply the technique of mathematical logic to his vague and higgledy-piggledy world, and dress it up in Sunday clothes that the mathematician could view without being shocked. This technique which I learnt from him delighted me, and I no longer

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demanded that naked truth should be as good as the truth in its mathematical Sunday best. » 18

Maurice Merleau-Ponty cité par Jean-Paul Sartre, Situations, IV. Portraits, Paris, Éditions Gallimard, 1964, p. 206.

19

PR3 et 239 ; AI226 ; MT238.

20

AI226-227.

21

Niels Bohr, dans une conversation citée par Heisenberg in La partie et le tout. Le monde de la physique atomique (Souvenirs, 1920-1965). Traduit de l’allemand par Paul Kessler, Paris, Éditions Albin Michel, 1972, p. 285.

22

Maurice Blanchot est très éloquent à ce propos : « Trouver, c’est tourner, faire le tour, aller autour. Trouver un chant, c’est tourner le mouvement mélodique, le faire tourner. Ici nulle idée de but, encore moins d’arrêt. Trouver est presque exactement le même mot que chercher, lequel dit : “faire le tour de”. » (L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, pp. 35-36)

22Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 103. 23

« Full face value » (SMW77).

24

Rvii.

25

AE4. Ou encore : « Philosophy, in its advance, must involve obscurity of expression and novel phrases. The permanent, essential factors governing the nature of things lie in the dim background of our conscious experience —whether it be perceptual or conceptual experience. » (IS204) Ce n’est pas W. B. Yeats qui le contredirait, lui qui « made a strong case for the superiority of Whitehead as a writer. Well aware that Russell was the scion of a lordly house and Whitehead the son of a country parson, Yeats delighted to find “something aristocratic” in Whitehead's “packed logic” and “difficult scornful lucidity”, and was infuriated by Russell's “plebeian loquacity”. » (George Louis Kline, « Review of Paul Grimley Kuntz: Alfred North Whitehead (Boston, Twayne, 1984) & Bertrand Russell (Boston, Twayne, 1986) », in Haverford. The Alumni Magazine of Haverford College, 1987, pp. 30-32 citant une lettre à Olivia Shakespear, April 22, 1926.)

26

PR33, 41, 280.

27

Höffding, Harald, La philosophie de Bergson. Exposé et critique. Traduit d'après l'édition danoise avec un Avant-propos par Jacques de Coussange. Suivi d'une lettre de M. Henri Bergson à l'auteur. Deuxième édition revue, Paris, Librairie Félix Alcan, 1917, pp. 54-63 ; cf. aussi Henri Bergson, Mélanges, pp. 1146-1150 et les pp. 502-507 commentées infra.

28

Cf. Jean Wahl, Vers le concret, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, Bibliothèque d'Histoire de la Philosophie, 1932, p. 24.

29

Griffin en fait pour la première fois usage dans son « Whitehead’s Philosophy and Some General Notions of Physics and Biology », in John B. Cobb, Jr. & David

277

Ray Griffin (eds.), Mind in Nature. Essays on the Interface of Science and Philosophy, Washington D. C., University Press of America, 1977. 30

PR113.

31

Le fait que Whitehead semble ne considérer que la première Critique est au centre de moult débats que l’on trouvera dans les quelques publications européennes explicitement dévolues à la philosophie whiteheadienne (soient, principalement — du point de vue du dialogue Kant-Whitehead — : Ivor Leclerc (ed.), The Relevance of Whitehead. Philosophical Essays in Commemoration of the Century of the Birth of A. N. Whitehead, London / New York, George Allen and Unwin Ltd. / Humanities Press Inc., Muirhead Library of Philosophy, 1961 ; Isabelle Stengers (coordination scientifique), L’Effet Whitehead, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, Annales de l’Institut de Philosophie de l’Université de Bruxelles, 1994 ; Holz, Harald und Wolf-Gazo, Ernest (herausgegeben von), Whitehead und der Prozeßbegriff — Whitehead and the Idea of Process. Beiträge zur Philosophie Alfred North Whiteheads auf dem Ersten Internationalen Whitehead-Symposion 1981 — Proceedings of The First International Whitehead-Symposium 1981, Freiburg und München, Karl Alber Verlag, 1984 ; Ernest Wolf-Gazo (ed.), Process in Context. Essays in PostWhiteheadian Perspectives, Bern, Peter Lang, 1988). Ce dialogue est également en filigrane des œuvres de Deleuze et Guattari, Ladrière, Merleau-Ponty, Van der Veken et Wahl (cf. notre bibliographie).

32

Selon Judith Schlanger, la vision organique est une donnée permanente de la rationalité philosophique (Les métaphores de l’organisme, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1971, p. 87). L’auteur ignore cependant Whitehead.

33

D15.

34

Paul Weiss, as interviewed by Lewis S. Ford, « Recollections of Alfred North Whitehead », Process Studies, Volume X, Nos 1-2, 1980, pp. 44-56.

35

PR11.

36

Gottlob Frege, Die Grundlagen der Arithmetik. Eine logish mathematische Untersuchung über den Begriff der Zahl, Breslau, Verlag von Wilhelm Koebner, 1884, §60 ; voir aussi du même auteur : « Über Sinn und Bedeutung », Zeitschrift für Philosophie und philosophische Kritik, vol. 100, 1892, pp. 25-50. Russell lui emboîtera le pas en montrant l’importance de la relationalité non seulement en logique et en philosophie des mathématiques, mais aussi dans le monde physique. Cf. Bertrand Russell, Introduction to Mathematical Philosophy, London-New York, George Allen & Unwin, Ltd. / The Macmillan Co., 1919 ; Our knowledge of the External World as a Field for Scientific Method in Philosophy. Delivered as Lowell Lectures in Boston, in March and April 1914, Chicago, The Open Court Publishing Co., 1914 ; The Problems of Philosophy, London-Oxford-New York, Oxford University Press, 1912.

37

FR68.

278

38

PR8.

39

« What », « how » et « why » sont les étiquettes que SMW174 (sq.) utilisait déjà en parlant des conditions de possibilité des faits naturels.

40

« The Harvard Lectures for the Fall of 1926 », Compiled by George Bosworth Burch, Edited by Dwight C. Stewart, Process Studies, vol. 4, n° 3, 1974, pp. 201206 (repris dans Lewis S. Ford, The Emergence of Whitehead’s Metaphysics, 1925-1929, Albany, State University of New York Press, 1984, pp. 309-316).

41

Ibid., p. 313.

42

« The Metaphysical Principles of October, 1927 », in The Emergence of Whitehead’s Metaphysics, op. cit., pp. 323-324.

43

Parlant de son propre projet d’axiomatisation du schème whiteheadien, Martin confie : « The foregoing account of Whitehead's categoreal scheme is thus of interest on several grounds. In the first place, Whitehead himself would have welcomed it. On one occasion, in fact, in conversation with the present author, he commented on this effect, adding that he would have attempted such an account himself had he had the time, but that it was essential to make the intuitive sketch first in the few remaining years allotted him for philosophical writing. » (Richard Milton Martin, « An Approximative Logical Structure for Whitehead's Categoreal Scheme », in Whitehead's Categoreal Scheme and Other Papers, The Hague, Martinus Nijhoff Publishers, 1974, pp. 1-26, ici p. 25.)

44

Isabelle Stengers, « Introduction », in L’effet Whitehead, op. cit. ; expression qui n’est certes pas étrangère à la prose deleuzienne : « La solution baroque est celle-ci : on multipliera les principes, on en sortira toujours un de sa manche, et par là, on en changera l’usage. On ne demandera plus quel objet donnable correspond à tel principe lumineux, mais quel principe caché répond à tel objet donné, c’est-à-dire à tel ou tel “cas perplexe”. » (Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Les Éditions de Minuit, 1988, p. 91.)

45

FR71.

46

PR22 ; cf. CE19 in PR25.

47

PR24.

48

Bertrand Russell, Portraits from Memory, op. cit., p. 104.

49

AE98.

50

John B. Cobb, Jr., « Whitehead and Natural Philosophy », in Harald Holz und Ernest Wolf-Gazo (herausgegeben von), Whitehead und der Prozeßbegriff — Whitehead and the Idea of Process, op. cit., pp. 137-153, ici p. 137.

51

Wolfe Mays, The Philosophy of Whitehead, London-New York, George Allen and Unwin Ltd. / The MacMillan Company, 1959.

52

Nathaniel Morris Lawrence, Whitehead’s Philosophical Development. A Critical History of the Background of Process and Reality. With a Foreword by

279

Stephen C. Pepper, Berkeley and Los Angeles, The University of California Press, 1956. 53

Georges Hélal, « Le sens du développement philosophique de Whitehead », Dialogue, II, Montréal, 1963-1964, pp. 398-423 ; et, du même auteur, La Philosophie comme Panphysique : La Philosophie des sciences de A. N. Whitehead, Montréal, Bellarmin, 1979.

54

Victor Augustus Lowe, Understanding Whitehead, Baltimore, Maryland, The Johns Hopkins University Press, 1962.

55

Lewis S. Ford, The Emergence of Whitehead’s Metaphysics, op. cit.

56

Ibid., p. 212. Voir aussi, du même auteur, « Whitehead’s First Metaphysical Synthesis », International Philosophical Quarterly, 17/3, 1977, pp. 251-264.

57

Victor Lowe, « Ford’s Discovery about Whitehead », International Philosophical Quarterly, 17, 1977, pp. 251-264 ; John W. Lango, « Review of Lewis S. Ford, The Emergence of Whitehead’s Metaphysics », Transactions of the Charles S. Peirce Society, 21, 1985, pp. 563-569.

58

L’Éthique démontrée selon la méthode géométrique, in Œuvres complètes. Texte nouvellement traduit ou revu, présenté et annoté par Roland Caillois, Madeleine Francès et Robert Misrahi, Paris, N. R. F. Gallimard, 1954, p. 346-354.

59

Denis Hurtubise, Relire Whitehead. Les concepts de Dieu dans Process and Reality. Publié en collaboration avec la Corporation canadienne des sciences religieuses / Canadian Corporation for Studies in Religion, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 2000.

60

Jorge Luis Nobo, Whitehead’s Metaphysics of Extension and Solidarity, New York, State University of New York Press, 1986, p. 253 ; « Causation and Supersession in Whitehead », delivered to the Society for the Study of Process Philosophy at its meeting of March 12, 1987 (unpublished).

61

Bertrand Russell, « Whitehead and Principia Mathematica », Mind, Vol. LVII, N° 226, 1948, pp. 137-138, p. 138.

62

D263 ; et passim.

63

Jorge Luis Nobo, « Causation and Supersession in Whitehead », op. cit., pp. 6-7.

64

Lewis S. Ford, « Recent Interpretations of Whitehead’s Writings », The Modern Schoolman, LXV, November, 1987, pp. 47-59. Voir aussi les volumes 27/1-2 et 27/3-4 de Process Studies.

65

Roger Caillois, Approches de l'imaginaire, Paris, Éditions Gallimard, 1950, p. 97.

66

William Ernest Hocking, « Whitehead as I Knew Him », op. cit.

67

SMW122-127.

68

PR250.

280

69

UAviii. Cf. Granville C. Henry, Jr. and Robert J. Valenza, « Idempotency in Whitehead’s Universal Algebra », Philosophia Mathematica (3) Vol. 1, 1993, pp. 157-172.

70

A travers l’Ausdehnungslehre (1844) de Hermann Günther Grassmann (1809–1877), ce sont les intuitions processuelles de Schleiermacher (1768–1834) et de Schelling (1775–1854) qui sont répercutées ici. Cf. Albert C. Lewis, « F. Schleiermacher's influence on H. Grassmann's mathematics », in Herbert Mehrtens and Henk Bos (e.a.) eds., Social History of Nineteenth Century Mathematics [Papers of the third meeting on social history of mathematics held in West Berlin from July 5th to 9th 1979], Boston, Birkhauser, 1981, pp. 246-254.

71

Sur les Principia Mathematica et la faillite du programme logiciste, voir Granville C. Henry, Jr. and Robert J. Valenza, « Whitehead’s Early Philosophy of Mathematics », Process Studies, Volume 22, Number 1, 1993, pp. 21-36 et Victor Augustus Lowe, « The Development of Whitehead’s Philosophy », op. cit.

72

« An empirist with a romantic streak of Platonism. » (Granville C. Henry, Jr. and Robert J. Valenza, « Whitehead’s Early Philosophy of Mathematics », op. cit., p. 1, faisant référence à MT97.)

73

Cf. bien sûr Husserl lui-même, mais aussi Jean Ladrière, « La philosophie des mathématiques et le problème du formalisme », Revue Philosophique de Louvain, LVII, 1959, pp. 600-622 ; et, du même auteur, « Mathématiques et formalisme », Revue des Questions Scientifiques, Oct. 1955 (26), pp. 538-574.

74

Henry Babcock Veatch, Intentional Logic. A Logic Based on Philosophical Realism, New Haven, Yale University Press, 1952, p. 5. Il est à cet égard significatif de relever que dans son Aristotle. A Contemporary Appreciation, Veatch changea l’ordre classique d’exposition des œuvres aristotéliciennes, terminant son exégèse par la logique et son réseau d’intelligibilité (Bloomington and London, Indiana University Press, 1974, p. 165-166). Au détriment de l’hypothèse du temps libre (au sens de sxolh/) ; voir Aristote, Métaphysique 981b21sq. et La politique, 1269a35.

75

76

D60.

77

D’où l’exclamation biranienne d’Alain : « le vrai géomètre est celui qui n’en croit pas ses yeux, et qui se fait aveugle » (Alain, Les arts et les dieux, texte établi et présenté par Georges Bénézé, préface d’André Bridoux, Paris, Éditions Gallimard, 1958, p. 1124).

78

Alfred North Whitehead, « On Mathematical Concepts of the Material World », Philosophical Transactions, Royal Society of London, V. 205, 1905, pp. 465525.

79

IM182.

80

SMW20.

281

81

PR91-93, PR197. Cf. MT91. Son concept d’époque cosmique a pour vocation une absolutisation de la processualité universelle. On trouve une conception similaire chez James (cf. Pragmatism. A New View for Some Old Ways of Thinking, New York, Longmans, Green, and Co., 1907. Nous citons l’édition Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1978, ici pp. 76-77.) Barrow et Tipler illustrent le concept avec l’aide d’un modèle de type « universbulle » (John D. Barrow and Frank J. Tipler, The Cosmological Anthropic Principle, Oxford, Oxford University Press, 1988, p. 192.)

82

PR199.

83

PR106, PR204, etc.

84

« Mathematics is concerned with certain forms of process issuing into forms which are components for further process. […] All mathematical notions have reference to process of intermingling. » (MT92-93)

85

SMW11, SMW106, SMW110, MT87, MT95, MT143, D278 et cf. William James, The Principles of Psychology. Authorized Edition in two volumes. Volume One, New York, Dover Publications, 1950, p. 104 (édition originale : New York, Henry Holt & Co., 1890).

86

PR47 ; PR91sq. fait le lien entre la variabilité des lois et le concept d’époque cosmique.

87

Alfred North Whitehead, « La Théorie Relationniste de l'Espace », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. XXIII, 1916, pp. 423-454, p. 432.

88

PNK76.

89

Voir John L. Kelley, General Topology, New York, Van Nostrand Reinhold Company, 1955, p. 83.

90

Une des définitions les plus fréquentes procède avec l’aide de l’identification d’un nombre réel à une (classe d’équivalence d’une) série de Cauchy de nombres rationnels. Notons en passant que déjà pour Aristote le point était une fiction géométrique (Métaphysique A, 9, 992a20 et Physique IV, 220a1-21 et 231b6 sq.).

91

Gottlob Frege, Grundlagen der Arithmetik, op. cit., pp. 79-80. (« Die Anzahl, welche dem Begriffe F zukommt, ist der Umfang des Begriffes “gleichzahlig dem Begriffe F.” »)

92

Bertrand Russell, « Whitehead and Principia Mathematica », op. cit., pp. 137 et 138.

93

Bertrand Russell, The Principles of Mathematics, Second edition, London, George Allen & Unwin, Ltd, 1937. Sa formulation changera par la suite : cf. Our knowledge of the External World as a Field for Scientific Method in Philosophy. Delivered as Lowell Lectures in Boston, in March and April 1914, Chicago, The Open Court Publishing Co., 1914, p. 51.

94

Rudolf Carnap, Der Logische Aufbau der Welt. Scheinprobleme in der Philosophie, Berlin, Schlachtensee, Im Weltkreis, 1928, §73. Cf. la construction

282

des nombres cardinaux exposée dans le §40 des PM. Carnap fait de plus renvoi à Frege, Russell et Couturat (Louis Couturat, Les principes philosophiques des mathématiques. Avec un appendice sur La philosophie des mathématiques de Kant, Paris, Félix Alcan, Éditeur, 1906). Il se réfère à l’article « de jeunesse » de Whitehead, auquel d’ailleurs Russell participa : « On Cardinal Numbers », The American Journal of Mathematics, XXIV, N° 4, 1902, pp. 367-394. 95

Leibniz est traditionnellement discuté à partir du débat canonique Leibniz-Newton et de la correspondance Leibniz-Clarke sur l’interprétation de l’espace et du temps (Correspondance Leibniz — Clarke. Présentée d’après les manuscrits originaux des bibliothèques de Hanovre et de Londres par André Robinet, Paris, Presses Universitaires de France, 1957).

96

Voir PR283-286 et nos commentaires infra.

97

Bertrand Russell, « Préface » in Jean Nicod, La Géométrie dans le monde sensible, Paris, Presses Universitaires de France, 1962, p. vii.

98

Theodore De Laguna « The Nature of Space », Journal of Philosophy Vol. 19, 15 (July), 1922, pp. 393-407 & 421-440 ; Victor F. Lenzen, « Scientific Ideas and Experience », University of California Publications in Philosophy, Vol. VIII, 1926, pp. 175-189 ; Arthur Edward Murphy, « Ideas and Nature », University of California Publications in Philosophy, Vol. VIII, 1926, pp. 193-213 ; Adolf Grünbaum, « Whitehead’s Method of Extensive Abstraction », British Journal for the Philosophy of Science, 4, 1953, pp. 215-226 ; Wolfe Mays, The Philosophy of Whitehead, London / New York, Allen and Unwin / The MacMillan Company, Muirhead Library of Philosophy, 1959, chap. VII ; Ernest Nagel, Sovereign Reason, New York, The Free Press, 1954, p. 41 ; Victor Lowe, Understanding Whitehead, op. cit.

99

Charles P. Bigger, Participation. A Platonic Inquiry, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1968, pp. 199-200. Alors que Taylor et Collingwood considèrent que la compatibilité entre Platon et Whitehead est bonne, nous trouvons « the most sustained protest against reading Plato as a protoWhiteheadian » chez Cornford (Francis MacDonald Cornford, Plato’s Theory of Knowledge. The Theaetetus ans the Sophist of Plato, translated with a running commentary, London / New York, K. Paul, Trench, Trubner & Co., Ltd. / Harcourt, Brace and Company, 1935).

100

PNK61.

101

« Objects convey the permanences recognized in events […]. » (PNK62) Selon Taylor, il y a presque une équivalence absolue entre, d’une part, l’analyse de PNK et CN et, d’autre part, celle du Timée. Les objets whiteheadiens auraient exactement le caractère in-formel des Idées ; l’ingression des objets dans les événements correspondrait à la relation participative ; le passage de la nature dans l’espace-temps whiteheadien actualiserait le réceptacle (Alfred Edward Taylor, Plato, The Man and His Work, New York, Lincoln MacVeagh, 1927, p. 456n1 et, du même auteur, A Commentary on Plato’s Timaeus, Oxford,

283

Clarendon Press, 1928). Nous l’avons déjà indiqué, il y a bien une tendance platonicienne chez le premier Whitehead (Hartshorne témoigna d’ailleurs de la connaissance aiguë qu’avait Whitehead du Timée). L’amalgame de Taylor fut cependant sévèrement critiqué dans son versant platonicien comme dans son versant whiteheadien (cf. Luc Brisson, Le même et l’autre dans la structure ontologique du Timée de Platon. Un commentaire systématique du Timée de Platon, Paris, Éditions Klincksieck, 1974, p. 309 — il existe une seconde édition revue, pourvue de Corrigenda, d’Addenda, d’Index révisés et surtout d’une bibliographie analytique nouvelle : Sankt Augustin, Academia Verlag, 1994). 102

Henri Bergson, Durée et Simultanéité, p. 83n1 (in Mélanges, p. 115).

103

« Creative force of existence » (CN73).

104

R4-5.

105

CN3-5.

106

Mais aussi entre maladies corporelles et maladies mentales. Partant, le coup de force du grand renfermement, c’est aussi l’émergence de la psychiatrie et d’une réflexion de type sociologique. (Michel Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Éditions Gallimard, 1966 ; Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Éditions Gallimard, 1972.)

107

« There would be two natures, one is the conjecture and the other is the dream. » (CN30)

108

Jean-Jacques Latour, « La nature dans la pensée de Whitehead » in Idée de monde et philosophie de la nature. Édité par Régis Jolivet, Maurice Nédoncelle, Stanislas Breton, Jean Chatillon, Dominique Dubarle et Jean-Jacques Latour, Bruges, Desclée De Brouwer, 1966, pp. 147-207, ici pp. 171-174).

109

R4-5.

110

Cf. Roberto Bonola, Non-Euclidean Geometry. A Critical and Historical Study of Its Developments. Authorized English translation with additional appendices by H. S. Carslaw. With an introduction by Federigo Enriques. With a supplement containing the Dr. George Bruce Halsted translation of John Bolyai, The Science of Absolute Space & Nicholas Lobachevski, The Theory of Parallels, New York, Dover Publications, Inc., 1955.

111

Sur tout cela, voir Whitehead, e.g., « Non-Euclidean Geometry », in ESP, pp. 289312 et Ladrière, e.g., « L’abîme », in Savoir, Faire, Espérer : Les limites de la raison. Volume publié à l’occasion de cinquantenaire de l’École des Sciences Philosophiques et Religieuses et en hommage à Mgr. Henri Van Camp, tome premier, Bruxelles, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, 5, 1976, pp. 171-191.

112

On se référera à Griffin qui en a fait son cheval de bataille : e.g. in Unsnarling the World-Knot : Consciousness, Freedom, and the Mind-Body Problem, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1997.

284

113

On connaît le mot de Cabanis « Le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile. » De Duve réunit et commente les données bibliographiques clefs (Poussière de vie, Paris, Éditions Fayard, 1996, p. 413 [traduction de : Vital Dust. The Origin and Evolution of Life on Earth, New York, Basic Books, 1995]).

114

Bertrand Russell, Portraits from Memory, op. cit., p. 100 ; cf. la dédicace de PNK.

115

Victor Augustus Lowe, Understanding Whitehead, op. cit., p. 221 et, du même auteur, A. N. Whitehead. The Man and His Work, op. cit., Vol. II, p. 188.

116

À l’époque de CN, Whitehead aurait dit « through sense-perception » ; plus tard, il dira, « through our experience. »

117

Loup Verlet, La malle de Newton, Paris, Gallimard, 1993, e.g., p. 281.

118

CN3. Notons que l’homogénéité à laquelle il est fait appel dans CN n’a rien à voir avec celle de l’Essai bergsonien : Whitehead fait référence à une compréhension de la Nature qui fait l’ellipse de la pensée, à une pensée de la Nature indépendante de tout sujet connaissant ; Bergson oppose le temps homogène de la physique à la durée hétérogène de la vie intérieure.

119

Judith E. Schlanger, Les métaphores de l’organisme, op. cit. Voir Isabelle Stengers (sous la direction de), D’une science à l’autre. Des concepts nomades, Paris, Éditions du Seuil, 1987 ; ainsi que Atlan, Henri, À tort et à raison. Intercritique de la science et du mythe, Paris, Éditions du Seuil, 1986.

120

Cf. le principe subjectiviste réformé (infra) et Maurice Merleau-Ponty, Résumés de Cours. Collège de France 1952-1960. Édités par Claude Lefort, Paris, Éditions Gallimard, 1968, p. 100. Ailleurs, il dira que « le corps est pour l’âme son espace natal et la matrice de tout autre espace existant. » (L’œil et l’esprit. Préface de Claude Lefort, Paris, Gallimard, 1964, p. 54.) Insistons sur le fait que la totalité de nos modes expérientiels n’est pas généralisable. Si toute entité actuelle se définit par ses préhensions, seules les plus complexes réalisent l’advenue de la conscience. Pour Whitehead, c’est précisément la tâche de la philosophie spéculative que de déterminer ce qui est généralisable de notre expérience et dans quelle mesure. Le panexpérientialisme n’est pas un animisme de bas étage.

121

L’organicisme whiteheadien a ainsi généré toute une littérature écologique ; épinglons spécialement les travaux de Cobb : John B. Cobb, Jr., Is It Too Late. A Theology of Ecology, Berverly Hills, Bruce, Faith and Life, 1972 ; Birch, L. Charles and Cobb, John Boswell, Jr., The Liberation of Life : From the Cell to the Community, Cambridge / New York, Cambridge University Press, 1981 ; Daly, Herman E. and Cobb, John B. Jr., For the Common Good: Redirecting the Economy Towards Community, the Environment and a Sustainable Future, Boston, Beacon Press, 1989 ; John B. Cobb, Jr., Sustainability. Economics, Ecology, and Justice, Maryknoll, New York, Orbis, 1992 ; Cobb, John Boswell, Jr., Sustaining the Common Good: A Christian Perspective on the Global Economy, Cleveland, Pilgrim Press, 1994.

285

122

Contraster PR73 ou PR77 avec PR88.

123

SMW9.

124

« […] Whitehead did not call his pluralistic metaphysics a panpsychism, and was not happy when his student — myself for one — did so. » (Victor Augustus Lowe, « The Concept of Experience in Whitehead’s Metaphysics », in George L. Kline (ed.), Alfred North Whitehead, op. cit., pp. 124-133, p. 126.)

125

Avant son atomisme ontologique, Whitehead parlait bien de « concrete slab » (CN53) et de « temporal thickness » (CN69) ; mais en soulignant : « there is no atomic structure of duration. » (CN59)

126

Cette dipolarité est établie pour la première fois en 1926 dans son essai « Time » : « each occasion is dipolar. » (IS240)

127

PR68.

128

« On April 4 he [Whitehead] remarks : “These are the elements of thought we have got play with : [both in mathematics and] also in science, continuity and atomicity [are] always haunting [us]. Under the influence of the quantum theory the atomic aspect has become more urgent than before.” » (Lewis S. Ford, The Emergence of Whitehead’s Metaphysics, op. cit., p. 53.)

129

Cf. Adolf Grünbaum, « Relativity and the Atomicity of Becoming », The Review of Metaphysics, Vol. IV, N°2, Dec., 1950, pp. 143-186.

130

PR35 ; cf. SMW126sq et PR68sq.

131

Voir, par exemple : (i) Charles Sanders Peirce, Collected Papers, Vol. IV. Edited by Charles S. Hartshorne and Paul Weiss, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1968, §172 ; (ii) Henri Bergson, Essai, pp. 83-6 (Œuvres, pp. 75-6) ; Matière et mémoire, pp. 212-215 (Œuvres, pp. 326-8) ; Évolution créatrice, pp. 308-313 (Œuvres, pp. 755-60) ; La pensée et le mouvant, pp. 160-2 (Œuvres, pp. 1379-80) ; (iii) le concept de « drops of experience » sur lequel se focalise le dixième chapitre des Some Problems of Philosophy. A Beginning of An Introduction to Philosophy (New York, Longmans, Green, and Co., 1911) ; (iv) F. Theo Stcherbatsky, La théorie de la connaissance et la logique chez les bouddhistes tardifs. Traduit par I. de Manziarly, Paris, Éditions Geuthner, 1926. Du reste, voir Sir Thomas Little Heath, Euclid in Greek, Cambridge, The University Press, 1920 (cité par SMW127).

132

Cf. la proposition 5.632 du Tractatus : « Das Subjekt gehört nicht zur Welt, sondern es ist eine Grenze der Welt. » (Tractatus logico-philosophicus. Logisch-philosophische Abhandlung, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1996.)

133

Voir Henry Maldiney, Aître de la langue et demeures de la pensée, Lausanne, Éditions L'Âge d'Homme, 1975. D’un point de vue platonicien, trois questions se dessinent en filigrane du dialogue e)cai/fhj / kro/noj : (i) la cohérence possible avec l’ « image mobile de l’éternité (ai)w/n) du Timée 37d ; (ii) la transformation que l’intuition platonicienne subit avec la systématisation

286

aristotélicienne du « maintenant » (« to nun ») et son articulation avec le binôme kairo/j / fro/nimoj (cf. particulièrement l’Éthique à Nicomaque, X, 3, 1174b9) ; (iii) le développement subséquent du concept néoplatonicien de dia/sthma. Nous avons ici particulièrement à l’esprit les analyses de (i) Francis MacDonald Cornford, Plato and Parmenides. Parmenide's Way of Truth and Plato's Parmenides Translated with an Introduction and a Running Commentary (London, Routledge & Kegan Paul limited, 1939, p. 202) ; (ii) Alfred Edward Taylor, « On the Interpretation of Plato’s Parmenides » (Mind, N.S., vol. V & VI, 1896 & 1897, pp. 297-326 ; 483-507 & 9-39), JeanFrançois Mattéi, « Les figures du temps chez Platon », in Lambros Couloubaritsis et Jean-Jacques Wunenburger (eds.), Les figures du temps (Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1997, pp. 29-47), ainsi que Pierre Aubenque and Alonso Tordesillas, Aristote Politique. Études sur la Politique d'Aristote (Paris, Presses Universitaires de France, 1993) ; (iii) Jean Wahl, Traité de métaphysique (Paris, Éditions Payot, 1957, pp. 306-307). 134

Joseph Gerard Brennan, « Whitehead on Plato's Cosmology », Journal of the History of Philosophy, 9, 1971, pp. 67-78, p. 72.

135

PR128, AI144 et 146. Voir infra notre commentaire de la cohérence catégoriale.

136

Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène Humain, Paris, Éditions du Seuil, 1955, p. 22. Apophtegme qui trouve un écho chez Jean Ladrière, « La normativité de la pensée », in Varii autores, Philosophies et Sciences, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1986, pp. 25-47, p. 46.

137

Nous adaptons ici la terminologie suggérée par PR16.

138

Cf. les préfaces de ses ouvrages et sa notice autobiographique, reprise in ESP3-14. Russell témoigne : Socially he appeared kindly, rational, and imperturbable, but he was not in fact imperturbable, and was certainly not that inhuman monster « the rational man. » His devotion to his wife and children was profound and passionate. (Portraits from Memory, op. cit, p. 103.)

139

AI252.

140

SMW87sq.

141

« Watertight compartments. » (PR10)

142

« Whatever suggests a cosmology, suggests a religion. » (RM136)

143

Paul Valéry, Tel quel, in Œuvres, tome II. Édition établie et annotée par Jean Hytier. Introduction biographique par Agathe Rouart-Valéry, Paris, N. R. F. Gallimard, 1960, p. 722.

144

« Cosmic religious feeling » (Albert Einstein, Ideas and Opinions, op. cit., ici p. 40). En relation avec ce que nous avons dit plus haut, remarquons qu’il ajoute « But the scientist is possessed by the sense of universal causation. The

287

future, to him, is every whit as necessary and determined as the past. There is nothing divine about morality ; it is purely human affair. His religious feeling takes the form of a rapturous amazement at the harmony of natural law […]. » Cf. aussi Albert Einstein, Ideas and Opinions. Based on Mein Weltbild, edited by Carl Seelig, and other sources. New translations and revisions by Sonja Bargmann, New York, Crown Publishers, 1954, p. 49. 145

Albert Einstein, Œuvres choisies, tome V Science, Éthique, Philosophie. Textes choisis et présentés par Jacques Merleau-Ponty et Françoise Balibar, Paris, Éditions du Seuil / Éditions du C. N. R. S., 1991, p. 157.

146

Cf Victor Lowe, A. N. Whitehead. The Man and His Work, op. cit., Vol. I, pp. 184sq. et Vol. II, pp. 58, 188-189 et 271.

147

Bertrand Russell, Portraits from Memory, op. cit, p. 103. Voir RM58-67, AE14, PR15.

148

Friedrich Schleiermacher, Über die Religion. Reden an die Gebildeten unter ihren Verächtern, neu herausgegeben von Rudolf Otto, Leipzig, Verlag von Felix Meiner ; Nathan Söderblom, sub verso « Holiness (General and Primitive) », in James Hastings (ed.), Encyclopædia of Religions and Ethics, Vol. VI, New York / Edinburgh, Charles Scribner's Sons / T. & T. Clark, 1913, pp. 731-741.

149

« Principle of rightness. » (cf. RM60, 146, et passim)

150

« Throughout India and China religious thought, so far as it has been interpretated in precise form, disclaims the intuition of any ultimate personality substantial to the universe. This is true for Confucian philosophy, Buddhist philosophy, and Hindoo philosophy. There may be personal embodiments, but the substratum is impersonal. Christian theology has also, in the main, adopted the position that there is no direct intuition of such an ultimate personal substratum of the world. It maintains the doctrine of the existence of a personal God as a truth, but holds that our belief in it is based upon inference. Most theologians hold that this inference is sufficiently obvious to be made by all men upon the basis of their individual personal experience. But, be this as it may, it is an inference and not a direct intuition. […] Greek thought, when it began to scrutinize the traditional cults, took the same line. » (RM61-62)

151

RM94, 17 et93.

152

RM107.

153

Principe s’originant en SMW174sq.

154

RM88, 91 et RM97.

155

SMW191-192.

156

« Brooding presence » (SMW83).

157

« What further can be known about God must be sought in the region of particular experiences, and therefore rests on an empirical basis. In respect to the interpretation of these experiences, mankind have differed profoundly. He has

288

been named respectively, Jehovah, Allah, Brahma, Father in Heaven, Order of Heaven, First Cause, Supreme Being, Chance. Each name corresponds to a system of thought derived from the experiences of those who have used it. » (SMW178-179 ; cf. SMW92) 158

RM19 et 58.

159

RM14.

160

« All collective emotions leave untouched the awful ultimate fact, which is the human being, consciously alone with itself, for its own sake. Religion is what the individual does with his own solitariness. […] Religion is solitariness ; and if you are never solitary, you are never religious. » (RM16 ; cf. RM47)

161

« Religion, therefore, as I now ask you arbitrarily to take it, shall mean for us the feelings, acts, and experiences of individual man in their solitude, so far as they apprehend themselves to stand in relation to whatever they may consider the divine. » (William James, The Varieties of Religious Experience. A Study in Human Nature. Being the Gifford Lectures on Natural Religion Delivered at Edinburgh in 1901-1902, New York, Longman, Green, and Co., 1902, p. 31.) James remarque lui-même que cette définition arbitraire permet d’échapper à bien des controverses. Whitehead a, de toute évidence, médité le texte de James, auquel il est d’ailleurs fait référence dans ses Dialogues (p. 271).

162

RM16.

163

« The moment of religious consciousness starts from self-valuation. » (RM58)

164

RM120. Similairement, Einstein confia que « religion is the age-old endeavor of mankind to become clearly and completely conscious of these values and goals and constantly to strengthen and extend their effect. » (Albert Einstein, Ideas and Opinions, op. cit., p. 45.)

165

RM26.

166

« The dogmas of religion are the attempts to formulate in precise terms the truths disclosed in the religious experience of mankind. In exactly the same way the dogmas of physical science are the attempts to formulate in precise terms the truths disclosed in the sense-perception of mankind. » (RM57 ; cf. RM122 et 132)

167

RM23-24 et PR16.

168

RM15 et cf. RM57.

169

RM16.

170

D231, RM126 et RM100.

171

« Whatever suggests a cosmology suggests a religion. » (RM136)

172

« The moment of religious consciousness starts from self-valuation, but in broadens into the concept of the world as a realm of adjusted values, mutually intensifying or mutually destructives. […] In its solitariness the spirit asks,

289

What, in the way of value, is the attainment of life ? And it can find no such value till it has merged its individual claim with that of the objective universe. Religion is world-loyalty. » (RM58-59) 173

PR208.

174

« Apart from the experience of subjects, there is nothing. » (PR167) On notera la dérive chrétienne de son concept de divin : « Consider a strong religious emotion — consider a Christian meditating on the sayings in the Gospels. » (PR185)

175

PRxii ; voir aussi PR9, AI161 et MT28.

176

PR15-16 ; voir aussi PR337 et PR349.

177

Cf. PR42 cité infra (note 288). Séparer religion et science est le pendant de la bifurcation du corps et de l’esprit (cf. AI40). Notons, en passant, qu’exception faite de deux marginales allusions (PR107, PR183), la question des relations entre religion et mythe n’est plus explicitement posée.

178

Cf. PR340, cité et commenté infra.

179

PR207.

180

MT28.

181

« There is a unity in the universe, enjoying value and (by its immanence) sharing value. For example, take the subtle beauty of a flower in some isolated glade of a primeval forest. No animal has ever had the subtlety of experience to enjoy its full beauty. And yet this beauty is a grand fact in the universe. When we survey nature and think however flitting and superficial has been the animal enjoyment of its wonders, and when we realize how incapable the separate cells and pulsations of each flowers are of enjoying the total effect — then our sense of the value of the details for the totality daws upon our consciousness. This is the intuition of holiness, the intuition of the sacred, which is at the foundation of all religion. In every advancing civilization this sense of sacredness has found vigorous expression. It tends to retire into a recessive factor in experience, as each phase of civilization enters upon its decay. » (MT119-120)

182

Johann Wolfgang von Gœthe, Die Wahlverwandtschaften — Les affinités électives, Traduction originale, introduction et notes par J.-F. Angelloz, Paris, Aubier-Flammarion, Bilingue, 1968.

183

N’est-il pas allé jusqu’à recommander tout particulièrement l’étude de Whitehead aux heideggeriens ? (Hans Jonas, The Phenomenon of Life : Toward a Philosophical Biology, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1966, pp. 252-253n16.)

184

« A man who knows only his own science, as a routine peculiar to that science, does not even know that. He has no fertility of thought, no power of quickly

290

seizing the bearing of alien ideas. He will discover nothing, and be stupid in practical applications. » (AE52) 185

« Science is not a fairy tale. » (CN40 ; cf. aussi R3-4)

186

« If science be right, nobody ever perceived a thing, but only an event. […] The ultimate thing is never perceived, perception is essentially issuing from a series of events ». (AE147)

187

Maurice Merleau-Ponty, Résumés de Cours, op. cit., pp. 117-118. Pour un écho depuis l’autre rive, consulter, e.g. : Julius Robert Oppenheimer, Science and the Common Understanding, Oxford University Press, 1954.

188

AE153.

189

CNvii-viii, SMW87 et p. vii et PR, ch. I.

190

FR49. Notons déjà que la méthode philosophique prônée par Whitehead (« the flight of the airplane ») est lisible d’un point de vue scientifique : un contexte empirique précis induit la généralisation de nouveaux concepts qui doivent alors être affinés par confrontation avec l’empirique (et ainsi de suite).

191

FR68.

192

FR28.

193

SMW186.

194

Jean Rostand, Carnets d’un biologiste, cité par François Jacob, Le jeu des possibles. Essai sur la diversité du vivant, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1981, p. 15. On se souviendra que l’inadéquation du darwinisme était un des points de départ de L’Évolution créatrice. Pour un récent profil épistémologique, consulter François Duchesneau, Philosophie de la biologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1997.

195

Georges Lemaître, L’hypothèse de l’atome primitif. Essai de cosmogonie. Préface de Ferdinand Gonseth, Neuchâtel, Éditions du Griffon, 1946.

196

François Jacob, La logique du vivant. Une histoire de l’hérédité, Paris, Éditions Gallimard, 1970, p. 21.

197

Christian de Duve, Poussière de vie, op. cit., p. 331.

198

Cf. Henri Tintant, « Évolution et Progrès. La question du sens », Revue des Questions Scientifiques, tome 163, N° 2, 1992, pp. 119-146.

199

Samuel Alexander, « Artistic Creation and Cosmic Creation », Proceedings of the British Academy, Vol. XIII, 1927, pp. 247-270, ici p. 270.

200

Prétendre, avec Ernst Haeckel, que l’ontogenèse récapitule la phylogenèse, autrement dit que tout individu parcourt de haut en bas la totalité de son propre arbre généalogique, n’est possible que si l’on entend nommer ce qui est de l’ordre du fait. Changeux présente (d’après Ernst Haeckel, Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles, Paris, Reinwald, 1874) une saisissante comparaison des ampoules cérébrales embryonnaires chez

291

quatre espèces de vertébrés (tortue, poule, chien et être humain), montrant clairement la ressemblance et, partant, la continuité. (Jean-Pierre Changeux, L’Homme neuronal, Paris, Librairie Arthème Fayard, Pluriel, 1983, Fig. 75, p. 316.) Nonobstant, il convient de dénoncer la dimension récapitulationniste que ce modèle comporte et sa parenté avec les pitoyables allégations craniométriques ou l’anthropologie criminelle (cf. Stephen Jay Gould, The Mismeasure of Man, New York, Norton, 1981). 201

Jacques Monod, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 161 ; Christian de Duve, Poussière de vie, op. cit., p. 40.

202

SMW107 et PR95. Voir aussi Henri Bergson, Matière et mémoire, p. 13 ; in Œuvres, p. 171.

203

L’Évangile selon Thomas. Traduction et commentaire par Jacques-É. Ménard, Leiden, E. J. Brill, 1975, II 38 31-39 2. On se souviendra aussi des objections de Berkeley à l’idée de la création de la matière.

204

« There is no nature at an instant. » (CN61 et MT146) « There is no such unique present instant. » (SMW118) Voir Milic Capek, Bergson and Modern Physics. A Reinterpretation and Re-evaluation, Dordrecht and Boston, D. Reidel Publishing Company, 1971, pp. 226-237.

205

Milic Capek, « La théorie bergsonienne de la matière et la physique moderne », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, 78, 1953, pp. 29-59, p. 39. Du même auteur : « Time-Space rather than Space-Time », in Milic Capek, New Aspects of Time. Its Continuity and Novelties. Selected Papers in the Philosophy of Science, Dordrecht / Boston / London, Kluwer Academic Publishers, 1991, pp. 324-343 ; voir aussi son bien connu The Philosophical Impact of Contemporary Physics, New York, Van Nostrand Reinhold Company, 1961 (Enlarged paperback edition 1969).

206

Seuls certains modèles cosmologiques — comme le « Friedmann-LemaîtreRobertson-Walker » — réintroduisent l’idée d’un temps universel ; ils sont le fruit de l’exploitation pragmatique de solutions possibles aux équations de la relativité générale. Cf. Jean Ladrière, « Temps historique et temps cosmique », Études phénoménologiques, Tome VI, n°11, 1990, pp. 85-117 ; Raymond Flood & Michael Lockwood (eds.), The Nature of Time, Oxford-New York, Basil Blackwell, 1986 ; Maurice Weyenbergh et Gilbert Hottois (coordination scientifique), Temps cosmique, histoire humaine, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1996.

207

SMW116.

208

SMW122.

209

CN56. Sur tout ceci, on consultera Robert M. Palter, Whitehead’s Philosophy of Science, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1960 ; Wolfe Mays, Whitehead's Philosophy of Science and Metaphysics. An Introduction

292

to His Thought, The Hague, Martinus Nijhoff, 1977 ; et Ann Lowry Plamondon, Whitehead's Organic Philosophy of Science, Albany, New York, State University of New York Press, 1979. Les deux premiers imposent un cadre continuiste sur le développement philosophique whiteheadien ; le second est beaucoup plus souple. 210

« In view of the magnificent results which Einstein has achieved it may seem rash to doubt the validity of a premiss so essential to his own line of thought. I do, however, disbelieve in this invariant property of the velocity of light, for reasons which have been partly furnished by Einstein’s own later researches. » (ESP334 ; voir aussi PNK53-54 et CN195) La question de la circonscriptibilité de la relativité whiteheadienne à la pensée relativiste orthodoxe sera laissée aux spécialistes. Peu nombreux sont ceux qui travaillent cet aspect de l’œuvre de Whitehead ; épinglons Wasserman et Tanaka (voir Christoph Wasserman, Struktur und Ereignis. Interdisziplinäre Studien in Physik, Theologie und Philosophie, Genf, Faculté Autonome de Théologie Protestante, 1991 ; George V. Coyne, s. j. , Karl Schmitz-Moormann and Christoph Wassermann (editors), Origins, Time and Complexity. 2 Volumes, Geneva, Labor et Fides, 1993-1994 et Yutaka Tanaka, « Einstein and Whitehead. The Comparison between Einstein's and Whitehead's Theories of Relativity », 1998, consultable sur la Toile : ).

211

Sur tout ceci, cf. Jean Ladrière, « Réalité physique et réel tout court », in Modélisation et fondements métaphysiques en sciences, Bruxelles, Cercle de philosophie de l'U. L. B., 1987, pp. 91-113 ; « L’abîme », op. cit. ; et L’articulation du sens, t. I : Discours scientifique et parole de la foi ; t. II : Les langages de la foi, Paris, Les Éditions du Cerf, 1984.

212

Jean Ladrière, « L’abîme », op. cit., p. 173.

213

Cf. Michel Tournier, Le Roi des Aulnes, Paris, Gallimard, 1970, p. 17.

214

Jean Ladrière, « L’abîme », op. cit., p. 190.

215

Milic Capek, « Particles or Events ? », in R. S. Cohen and M. W. Wartofsky (eds.), Physical Science and History of Physics, Dordrecht and Boston, D. Reidel Publishing Company, 1984, pp. 1-28, p. 23. Eddington, remarquait déjà que « the term “particle” survives in modern physics, but very little of its classical meaning remains. A particle can now best be defined as the conceptual carrier of a set of variates » (Sir Arthur Stanley Eddington, Fundamental Theory. Edited by Edmund T. Whittaker, London, Cambridge University Press, 1946, p. 30.)

216

Banesh Hoffmann, The Strange Story of the Quantum. An Account General Reader of the Growth of the Ideas Underlying our Present Knowledge, New York, Dover Publications, 1959. Une réactualisation opuscule a été publiée, avec la collaboration de Michel Paty, sous L’étrange histoire des Quanta (Seuil, 1981).

293

for the Atomic de son le titre

217

C’est à dessein que nous utilisons ce concept kabbalistique qui désigne le lieu de la connaissance totale. Son glyphisme même symbolise l’humain mettant en relation le Ciel et la Terre. (Cf. Gershom G. Scholem, Zur Kabbala und ihrer Symbolik, Zürich, Rhein-Verlag, 1960.) On se souviendra aussi du texte de Jorge-Luis Borges, « L’Aleph », paru dans Les Temps modernes (juin 1957) ; ainsi que de l’usage transfinitiste du terme chez Cantor.

218

À ne pas confondre avec le principe — euristique — de correspondance qui pourvoit à la corrélation entre les points de vue délivrés par l’approche quantique et ceux de l’approche classique (cette dernière devenant un caslimite de la précédente).

219

« Lettre de Paul Ehrenfest à Samuel Goudsmit, George Uhlenbeck et George H. Diecke », in L. Rosenfeld, J. Rud Nielsen, Erik Rüdinger (eds.), Bohr Collected Works — Gesammelte Werke, Amsterdam, North Holland Publishing Company, 1972, Vol. 6, pp. 415-418, cité et traduit par Chevalley, dans son « Histoire et philosophie de la mécanique quantique. Travaux récents », Revue de Synthèse, juillet-décembre, Paris, 1989, pp. 469-481.

220

Martin J. Klein, « Great Connections Come Alive : Bohr, Ehrenfest and Einstein », in J. de Boer, E. Dal, O. Ulfbeck (eds.), The Lesson of Quantum Theory. Niels Bohr Centenary Symposium, 3-7 October 1985, Amsterdam, North-Holland Publishing Co. for the Royal Danish Academy of Sciences and Letters, 1985, pp. 325-342, p. 333, cité par Chevalley dans l’introduction à son édition de Atomic Physics and Human Knowledge : Niels Bohr, Physique atomique et connaissance humaine. Traduction de l’anglais par Edmond Bauer et Roland Omnès, revue par Catherine Chevalley. Édition établie par Catherine Chevalley, Paris, Gallimard, 1991, p. 24.

221

Son usage des concepts philosophiques doit se comprendre à la lumière de l’atmosphère intellectuelle du moment, encore imprégnée des intuitions de l’idéalisme allemand (qui se sont attardées plus longtemps au Danemark qu’en Allemagne).

222

Si l’on prend pour borne inférieure ce qu’il était convenu d’appeler depuis 1922 le groupe de Copenhaguen-Göttingen (Bohr, Heisenberg, Pauli, Born, Kramers, Dirac) ; et pour borne supérieure le consensus qui se dégagea au lendemain du cinquième Congrès Solvay. Le papier que Bohr lut à Côme en 1927 est généralement considéré comme l’acte de naissance de l’orthodoxie copenhaguoise (Niels Bohr, « The quantum postulate and the recent development of atomic theory », Nature, suppl. 1928, 121, 1928, pp. 580-590 — Texte modifié de sa conférence des Atti del Congresson Internationale dei Fisici, Como, 1927).

223

Werner Heisenberg, Physics and Philosophy, op. cit., pp. 50 et 52 ; cf. Sir Arthur Stanley Eddington, The Nature of the Physical World, New York / Cambridge, The MacMillan Company / At the University Press, 1929, p. 225.

294

224

« L’âme ne pense jamais sans image » (Aristote, De l’âme, III, 7, 431 a16).

225

SMW114.

226

Cf. CN146 ou « The Harvard Lectures for 1924-25 », Edited by Jennifer Hamlin von der Luft, et reproduit in Lewis S. Ford, The Emergence of Whitehead’s Metaphysics, op. cit., pp. 262-302, p. 290.

227

Michael Faraday, « A Speculation Touching Electric Conduction and the Nature of Matter », 1844, in Experimental Researches in Electricity, 2, p. 293, cité par Milic Capek, New Aspects of Time, op. cit., p. 178. Voir aussi, du même auteur, The Philosophical Impact of Contemporary Physics, op. cit., p. 270 et Charles Coulston Gillispie, The Edge of Objectivity. An Essay in the History of Ideas, Princeton, N. J., Princeton University Press, 1960, p. 455.

228

Williams affirme que Faraday fut influencé par Coleridge par le biais de Humphry Davy (dont il était l’assistant depuis 1813). Coleridge, quant à lui, embrassa la Naturphilosophie à la suite d’un voyage en Allemagne en 1798. (Leslie Pearce Williams, The Origin of Field Theory, New York, Random House, Inc., 1966, p. 116 et cf. pp. 68-69.)

229

Roudjer Yossif Boscovich, Theoria philosophiæ naturalis redacta ad unicam legem virium in natura existentium, Viennæ, MDCCLVII ; English-Latin edition by J. M. Child, Chicago, Open Court, 1922 ; aussi en M. I. T. Press, 1966. À propos de l’influence de Boscovich sur les travaux de Faraday, on consultera avec profit L. P. Williams, Michael Faraday. A Biography, New York, Simon and Schuster, A Clarion Book, 1971 ; et, du même auteur, The Origin of Field Theory (op. cit.) ainsi que The Selected Correspondance of Michael Faraday. Volume I. 1812-1848 ; Volume II. 1849-1866. Edited on Behalf of the Royal Insttitution of Great Britain by L. P. Williams with the assistance of Rosemary FitzGerald and Oliver Stallybrass, Cambridge, At the University Press, 1971.

230

Bertrand Russell, My Philosophical Development, London and Unwin, 1959, p. 43.

231

Albert Einstein ; Boris Podolski & Nathan Rosen, « Can Quantum Mechanical Description of Physical Reality Be Considered Complete ? », Physical Review, vol. 47, 1935, pp. 770-780.

232

SMW79 et 91.

233

Errol E. Harris, Revelation through Reason, London / New York, Allen & Unwin, 1959, p. 78n11 et pp. 79-80, citant Erwin Schrödinger et Henry Margenau, The Nature of Physical Reality. A Philosophy of Modern Physics, New York, Mc Graw Hill, 1950, pp. 443 et 442-446.

234

SMW136.

235

PR9 ; voir aussi PR xii.

236

Platon, Timée 29d ; cf. Sophiste 247d. Voir également supra la note 8.

295

237

FR45. Whitehead fait ici usage d’une image shakespearienne : « There are more things in heaven and earth, Horatio, than are dreamt of in your philosophy » (Hamlet Acte I, Scène 5, lignes 166-167).

238

PRxi.

239

PR71 et PR94.

240

« […] neglecting the degree of abstraction involved when an actual entity is considered merely so far as it exemplifies certain categories of thought. » (PR78) « The appeal to a class to perform the services of a proper entity is exactly analogous to an appeal to an imaginary terrier to kill a real rat. » (PR228)

241

« […] endeavour to connect the behavior of things with the formal nature of things » (PR94).

242

Jean Ladrière, « La perspective mécaniciste », in Revue Philosophique de Louvain, 1988 (86), pp. 538-562, p. 556. Voir aussi, du même auteur, « La causalité dans les sciences de la nature et dans les sciences humaines », in Robert Franck (Sous la direction de), Faut-il chercher aux causes une raison ? L’explication dans les sciences humaines, Paris / Lyon, Librairie Philosophique J. Vrin / Institut Interdisciplinaire d’Études Épistémologiques, Science / Histoire / Philosophie, 1994, pp. 248-274.

243

Alexandre Koyré, From the Closed World to the Infinite Universe, Baltimore, John Hopkins Press, 1957.

244

« L’âme est inclinée sans être nécessitée » disait déjà Leibniz (Discours de métaphysique et Correspondance avec Arnauld, Introduction, texte et commentaire par Georges Le Roy, Cinquième édition, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1988, §30.)

245

PR111.

246

PR91.

247

RM82, en note ; cf. PR4.

248

William A. Christian, « Whitehead’s Conception of Speculative Philosophy », Nous, 10, 1962, pp. 1-15, ici p. 8.)

249

« He is the lure for feeling, the eternal urge of desire. » (PR344)

250

« Restriction is the price of value. There cannot be value without antecedent standards of value, to discriminate the acceptance or rejection of what is before the envisaging mode of activity. Thus there is an antecedent limitation among values, introducing contraries, grades, and oppositions. » (SMW178)

251

Jorge Luis Nobo, Whitehead’s Metaphysics of Extension and Solidarity, op. cit. On retrouve chez William James le même « principle of pure experience » : cf. les Essays in Radical Empiricism, London, Longmans, Green, and Co., 1912 ; nous citons l’édition Harvard (Edited by Fredson Bowers e.a. ; Introduction by John

296

J. MacDermott, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1976), pp. 81, 123 et 125. 252

(i) « All final individual actualities have the metaphysical character of occasions of experience » (AI221). (ii) « That the actual world is a process and that the process is the becoming of actual entities. Thus actual entities are creatures ; they are also termed “actual occasions” » (PR22 ; cf. AI221, 235-236, etc). (iii) « It belongs to the nature of a “being” that it is potential for every “becoming” » (PR22).

253

AI221.

254

PR91.

255

Stephen Edelston Toulmin, Foresight and Understanding. An Inquiry into the Aims of Science. Foreword by Jacques Barzun, London / Bloomington, Hutchinson’s University Library and Indiana University Press, 1961, p. 18.)

256

PR14.

257

« Speculative philosophy is the endeavour to frame a coherent, logical, necessary system of general ideas in terms of which every element of our experience can be interpreted. » (PR3)

258

« […] presuppose each other so that in isolation they are meaningless. » (PR3)

259

PR3 et AI222.

260

« In the sense of bearing in itself its own warrant of universality throughout all experience […]. » (PR4)

261

MT105 ; cf. PR8, etc.

262

Jean Ladrière, Les enjeux de la rationalité. Le défi de la science et de la technologie aux cultures, Paris, Aubier-Montaigne / Unesco, 1977.

263

CN141.

264

À l’exemple de celui révélé par PR226, où Whitehead se prononce sur la consistance des sentirs de la première phase de la concrescence.

265

PR3.

266

MT107. Voir infra notre mise en perspective de la mythologie.

267

Cf. Karl Otto Apel, Sur le problème d’une fondation rationnelle de l’éthique à l’âge de la science. L’a priori de la communauté communicationnelle et les fondements de l’éthique. Précédé d’un Avant-Propos. Traduit de l’allemand par Raphaël Lellouche et Inga Mittmann avec le concours de Christian Bouchindhomme et d’André Laks. Introduction de Raphaël Lellouche, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1987, pp. 92 sq.

268

Cf. Hannah Arendt, The Life of the Mind, op. cit. pp. 179sq. ; et le § A. 1 de notre conlusion. Voir aussi Roger-Pol Droit, L’Oubli de l’Inde. Une amnésie

297

philosophique. Édition revue et corrigée, Paris, Le Livre de Poche, 1989, pp. 68 et 206. 269

Suzanne Katherina (Knauth) Langer, An Introduction to Symbolic Logic. Third Revised Edition, New York, Dover Publications, Inc., 1967, p. 185. Rappelons qu’en logique classique, aucune différence n’est à proprement parler établie entre cohérence, consistance et non contradiction.

270

« If you browse through the ancient mythological accounts of the origin of the world and the situation of its inhabitants, the overwhelming impression one obtains is of having wandered into a Theory of Everything. All around there is completeness, confidence, and certainty. There is a place for everything, and everything is in its proper place. Nothing happens by chance. There are neither gaps nor uncertainties. No room for progress ; no room for doubt. All things are interwoven into a tapestry of meaning pulled taut by the cords of certainty. Surely these were the first Theories of Everything. » (John D. Barrow, Theories of Everything. The Quest for Ultimate Explanation, Oxford, Clarendon Press, 1991, p. 4.)

271

En appendice de La Nuit et les enfants de la Nuit, on trouvera une schématisation de la cosmogonie d’Hellanicos qui met bien en relief le principe de cohérence que nous tentons de cerner. On y voit combien les différentes divinités sont co-dépendantes dans le processus cosmogénétique. (Clémence Ramnoux, La Nuit et les enfants de la Nuit dans la tradition grecque, Paris, Flammarion, 1959.) Nombreuses sont les illustrations invoquables, mutatis mutandis. Chez les amérindiens, par exemple : Barbara G. Myerhoff, Peyote Hunt. The Sacred Journey of the Huichol Indians, Ithaca and London, Cornell University Press, 1974, p. 15 — mentionnons les pp. 221-228, qui abritent un commentaire timoré de la cohérence du mythologique.

Notons aussi les propos d’Eliade, in « Le “Dieu lieur” et le symbolisme des nœuds », in Images et symboles. Essais sur le symbolisme magico-religieux. Avantpropos de Georges Dumézil, Paris, Gallimard, 1952. 272

« Une logique de l’ambigu, de l’équivoque, de la polarité. » (Jean-Pierre Vernant, Mythe et Société en Grèce ancienne, Paris, François Maspero, 1974, p. 250 ; et cf. Lucien Lévy-Bruhl, Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, Félix Alcan, Éditeur. Librairies Félix Alcan et Guillaumin réunies, 1910.)

273

Clémence Ramnoux, « Mythos et logos », in Encyclopædia Universalis, vol. 11, Paris, Encyclopædia Universalis, 1968, pp. 526-530. Ailleurs (Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots, Préface de Maurice Blanchot. Deuxième édition, augmentée et corrigée, Paris, Société d’Édition « Les Belles Lettres », 1968, p. xviii), elle nous livre un apophtegme puissant : « Par la bouche du poète Bacchylide, Apollon avait dit a Admète : “Tu n’es qu’un mortel ; aussi ton esprit doit-il nourrir deux pensées a la fois.” »

274

Edward E. Evans-Pritchard, Witchcraft, Oracles, and Magic among the Azande. With a Foreword by Professor C. G. Seligman, Oxford, At the Clarendon Press,

298

1937, pp. 319-320. L’auteur ajoute que, dans la gestion du journalier, les pratiques oraculaires sont, selon lui, aussi satisfaisantes que n’importe quelle autre technique décisionnelle… 275

Paul K. Feyerabend, Farewell to Reason, London / New York, Verso, 1987, p. 74, citant Evans-Pritchard, Witchcraft, op. cit., p. 270.

276

Sur cette distinction whiteheadienne entre « incipient rationality » et « coherent rationalism », voir spécialement RM23-24, D217, et notre discussion du concept de religion chez Whitehead (§ B.1 de l’Introduction).

277

PR6 et cf. Jean Ladrière, L’articulation du sens, op. cit., t. II p. 286.

278

Suzanne K. Langer, An Introduction to Symbolic Logic, op. cit., p. 185.

279

Idéal qui n’est pas sans rappeler celui qui donna naissance à la théorie du « bootstrap » (cf. e.g. Jean-Pierre Baton et Gilles Cohen-Tannoudji, L’horizon des particules, Paris, Gallimard, 1989, p. 90).

280

Gilbert Ryle, The Concept of Mind, London, Hutchinson and Co., Hutchinson’s University Library, 1949, p. 11 ; on y reconnait le célèbre thème koestlerien (The ghost in the machine, New York, Macmillan, 1967).

281

[…] there is no meaning to « creativity » apart from its « creatures », and no meaning to « God » apart from the « creativity » and the « temporal creatures », and no meaning to the « temporal creatures » apart from « creativity » and « God. » (PR225) De par l’évident parallélisme qui peut être établi avec le Timée — qui instrumente sa cosmogonie sur pied d’une distinction entre formes, nécessité-réceptacle et démiurge, notions qui s’appellent l’une l’autre — la nature de la cohérence principiale whiteheadienne peut être qualifiée de platonicienne.

282

PR349.

283

Cf. Jean Ladrière, « Concepts scientifiques et idées philosophiques », in La relativité de notre connaissance. Trois causeries par Louis De Raeymacker, Walter Mund et Jean Ladrière, Louvain, Éditions de l’I. S. P., 1948, pp. 103-156.

284

Albert Camus, « Appendice. L’espoir et l’absurde dans l’œuvre de Franz Kafka », in Le mythe de Sisyphe. Essai sur l’absurde, Paris, N. R. F. Éditions Gallimard, 1942, p. 179.

285

MT4.

286

« Everything of which we are conscious, as enjoyed, perceived, willed, or thought, shall have the character of a particular instance of the general scheme. » (PR3 ; cf. AI222)

287

Celle-là même qui fit l’objet de toute l’attention de Gödel. La complétude syntaxique (« tout énoncé est ou démontrable ou réfutable ») est proche de la non contradiction logique (Jean Ladrière, Les limitations internes des formalismes. Étude sur la signification du théorème de Gödel et des théorèmes apparentés dans la théorie des fondements des mathématiques, Louvain /

299

Paris, E. Nauwelaerts, Éditeur / Gauthier-Villars, Éditeur, 1957, p. 57). Un système peut être syntaxiquement complet et cependant faux. 288

PR133 ; cf. PR315.

289

PR42.

290

PR8, 13, etc.

291

« God is the ultimate limitation, and His existence is the ultimate irrationality. […] No reason can be given for the nature of God, because that nature is the ground of rationality. » (SMW178)

292

« A metaphysics is a description. Its discussion so as to elucidate its accuracy is necessary, but it is foreign to the description. The tests of accuracy are logical coherence, adequacy, and exemplification. A metaphysical description takes its origin from one select field of interest. It receives its confirmation by establishing itself as adequate and as exemplified in other fields of interest. » (RM86-87)

293

Nombreux sont ceux qui tentèrent de clarifier cette question du point de vue d’un glissement progressif et non d’un rejet total : Francis MacDonald Cornford (spécialement dans From Religion to Philosophy. A Study in the Origins of Western Speculation, London, Arnold, 1912), Lambros Couloubaritsis (L’avènement de la science physique. Essai sur la physique d’Aristote, Bruxelles, Ousia, 1980 ; Mythe et philosophie chez Parménide. En appendice : traduction du Poème, Bruxelles, Ousia, 1986 ; Aux origines de la pensée européenne. De la pensée archaïque au néoplatonisme, Bruxelles, Éditions De Boeck-Université1992), Mircea Eliade (e.g., Images et symboles, op. cit.) ; William Keith Chambers Guthrie (Myth and Reason. Oration delivered at the London School of Economics and Political Science in 1952, London, London School of Economics and Political Science, 1953), Geoffrey Ernest Richard Lloyd (Polarity and Analogy : Two Types of Argumentation in Early Greek Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 1971), et Jean-Pierre Vernant (Mythe et Société en Grèce ancienne, op. cit. ; Les Origines de la pensée grecque, 7è éd., Paris, Presses Universitaires de France, 1990 ; et spécialement in Mythe et religion en Grèce ancienne, Paris, Éditions du Seuil, 1990).

294

André Leroi-Gouhran, Le geste et la parole, op. cit., I, p. 291.

295

Aristote, Métaphysique A3 983b17sq. Pour tout cela, voir Werner Wilhelm Jaeger, Paideia. Die Formung des griechischen Menschen, Berlin und Leipzig, Walter De Gruyter & Co., 1936.

296

Pierre-Maxime Schuhl, Essai sur la formation de la pensée grecque. Introduction historique à une étude de la philosophie platonicienne, deuxième édition revue et augmentée, Paris, Librairie Félix Alcan, 1934, p. 190.

297

« Impossible de ne pas sentir la parenté de pensée qu’il y a entre la thèse connue du premier philosophe, que toutes choses sont faites d’eau, et le début du poème de la création, écrit bien des siècles auparavant en Mésopotamie […]

300

Les premiers philosophes n’ont pas eu vraiment à inventer ; ils ont travaillé sur des représentations de la complexité et de la richesse mais aussi de la confusion desquelles nous pouvons difficilement nous faire une idée. Ils avaient moins à inventer qu’à débrouiller et à choisir, ou plutôt l’invention était dans ce discernement lui-même. » (Émile Bréhier, Histoire de la Philosophie. Édition revue et mise à jour par Pierre-Maxime Schuhl et Maurice de Gandillac avec la collaboration de E. Jeaunneau, P. Michaud-Quantin, H. Védrine et J. Schlanger, Paris, Presses Universitaires de France, 1981, Vol. I, p. 7 ; cf. Francis MacDonald Cornford, Principium Sapientiæ. The origins of Greek philosophical thought. Edited by W. K. C. Guthrie, Cambridge, Massachusetts, Cambridge University Press, 1952). Jaeger (op. cit.) est lui aussi très clair à propos de cet enchevêtrement primitif et de l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvons de définir un véritable début de la pensée rationnelle. 298

Georges Gusdorf, Mythe et métaphysique. Introduction à la philosophie, Paris, Flammarion, 1984, p. 337 ; voir aussi, du même auteur, Traité de Métaphysique, Paris, Librairie Armand Colin, 1956, p. 62.

299

Maurice Leenhardt, Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien. Préface de Maria Isaura Pereira de Queiroz, Paris, Gallimard, 1971, pp. 294-295.

300

Marcel De Corte, « Mythe et philosophie chez Anaximandre », Laval théologique et philosophique, vol. XIV, 1958, pp. 9-29. Aristote, Métaphysique B, 4, 100 a18 et L, 8, 1074 b1-14.

301 302

Sur tout ceci, voir l’œuvre médullaire de Jean-Pierre Vernant : Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique. Nouvelle édition augmentée, 2 vol, Paris, La Découverte, 1985.

303

Cf. Cornford, Principium Sapientiæ, op. cit., pp. 180-181.

304

« […] should be satisfied to ask for no more than the likely story. » (Platon, Timée, 29d, tel qu’il est cité en AI106) ; « […] the most likely tale. » (Platon, Lettres, 341 c-d, cité en AI147).

305

« Infinite ideal », « touch of infinity », « tropism to the beckoning light. »

306

On trouvera chez Cornford semblable mise en parallèle de la tragédie grecque et de la philosophie. (Francis MacDonald Cornford, Plato’s Cosmology : The Timaeus of Plato Translated with a Running Commentary, London, Routledge & Kegan Paul limited, 1937).

307

Une enquête plus précise pourrait porter à la lumière combien le concept-clef de nécessité (a)nagkai/on) est, pour lui, proche du concept de la « chose en soi » (kaq ) au)to/), concept lui-même lié à sa compréhension des universaux (kaqo/lou), qui ne sont rien d’autre que sa clef de lecture de l’e)pisth/mh.

308

Pour un état des lieux de la question de la co-appartenance de la pensée et du langage, se référer à Derrida (« Le supplément de copule », in Marges de la

301

philosophie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, pp. 209-246) qui montre, entre autres choses, que si l’expression de la pensée philosophique dépend de la langue dont use et abuse le philosophe, celui-ci y opère choix et réappropriations. Cette question reviendra lors de notre croquis du monisme héraclitéen. 309

Suzanne Mansion, Le jugement d’existence chez Aristote, deuxième édition revue et augmentée, Louvain, Éditions de l’I. S. P., Aristote, 1976, pp. 87-88.

310

Kostas Axelos, « Anaxagore et l’origine de la faille », in L’Endurance de la pensée. Pour saluer Jean Beaufret, Paris, Plon, 1968, pp. 179-191.

311

Albert Einstein, « Lettre à Ilse Rosenthal-Schneider, 11 mai 1945 », in Œuvres choisies, tome V Science, Éthique, Philosophie, op. cit., p. 111-112. L’expression fameuse « se rapprocher du secret du Vieux » peut être exhumée dans Albert Einstein, Max Born, Hedwig Born, Correspondance 1916-1955. Commentée par Max Born. Introduction de Bertrand Russell. Préface de Werner Heisenberg. Traduit de l'allemand par Pierre Leccia, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 107.

Cf. aussi Sir Fred Hoyle, in Mervyn Stockwood (ed.), Religion and the Scientists. Addresses delivered in the University Church, Cambridge, London, SMC Press, Ltd., 1959, pp. 55-66. 312

Pierre Duhem, La théorie physique, son objet et sa structure, Paris, Chevalier et Rivière, 1906, p. 35.

313

PR42 cité supra (note 288).

314

SMW4, 12, 18.

315

Thème qui ourle l’œuvre de Marc Richir ; cf., e.g., La crise du sens et la phénoménologie. Autour de la Krisis de Husserl. Suivi de Commentaire de l’Origine de la géométrie, Grenoble, Jérôme Millon, 1990.

316

Voir RM58-59.

317

« iron necessity » (SMW24). « It is by reason of this disclosure of ultimate system that an intellectual comprehension of the physical universe is possible. There is a systematic framework permeating all relevant fact. By reference to this framework the variant, various, vagrant, evanescent details of the abundant world can have their mutual relations exhibited by their correlation to the common terms of a universal system. […] The discovery of the true relevance of the mathematical relations disclosed in presentational immediacy was the first step in the intellectual conquest of nature. Accurate science was then born. Apart from these relations as facts in nature, such science is meaningless, a tale told by an idiot and credited by fools. » (PR327 qui évoque Macbeth, Act V, scene 5, 24-28 ; cf. AI285).

318

On peut en effet distinguer la symétrie statique — telle qu’elle se présente dans certains cristaux, radiolaires, ou fleurs — de la (bien plus intrigante) symétrie

302

dynamique — qui se manifeste dans la distribution des feuilles ou la croissance d’une coquille. (Jay Hambidge, Dynamic Symmetry. The Greek Vase, New Haven, Conn. / New York City, Yale University Press, 1920.) 319

Whitehead prend acte de l’impossibilité d’un pur chaos, par exemple en PR111.

320

CN141-142 ; cf. PNK201.

321

John B. Cobb, Jr., A Christian Natural Theology Based on the Thought of Alfred North Whitehead, Philadelphia, Pennsylvania, The Westminster Press, 1965, chapitre V, « A Whiteheadian Doctrine of God », pp. 176-214 (et tout spécialement les pp. 177 et 179) ; Frederick Ferré, Language, Logic, and God, New York and London, Harper and Brothers, Publishers, 1961, p. 162 ; voir aussi son Basic Modern Philosophy of Religion, New York, Charles Scribner’s Sons, 1967).

322

Pour être un penseur mineur, il n’en possède pas moins une certaine influence dans le paysage théologico-philosophique de ce siècle (ne fut-ce que sur la théologie politique de Griffin). Cf. Reinhold Niebuhr, Does Civilization Need Religion ? A Study in the Social Resources and Limitations of Religion in Modern Life, New York, The Macmillan Company, 1927.

323

AE118 ; cf. SMW187 : « in formal logic, a contradiction is the signal of a defeat : but in the evolution of real knowledge it marks the first step in progress towards a victory ».

324

SMW48.

325

PR7.

326

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, Traduction de Bernard Grasset, in Œuvres. I. Prose. Édition établie et présentée par Paul de Man. Deuxième édition revue et augmentée, Paris, Éditions du Seuil, 1966, pp. 315-346, p. 322 (et passim).

327

Ce thème scande MT : on le retrouve en pp. vii, 49-50 et 174.

328

MT114-115 et SMW126.

329

« Imaginative generalization », parfois appelée « imaginative rationalization. » (Cf. PR5-7)

330

FR80-81.

331

« Speculative boldness must be balanced by complete humility before logic, and before fact. » (PR17)

332

Einstein décrivit un processus similaire : « I believe in intuition and inspiration… At times I feel certain I am right while not knowing the reason. When the eclipse of 1919 confirmed my intuition, I was not in the least surprised. In fact I would have been astonished that it turned out otherwise. Imagination is more important than knowledge. For knowledge is limited, whereas imagination embraces the entire world, stimulating progress, giving birth to evolution. It is,

303

strictly speaking, a real factor in scientific research. » (Albert Einstein, « Opinions and Aphorisms. On Science », in Cosmic Religion. With other Opinions and Aphorisms, New York, Covici / Friede Publishers, 1931, p. 97.) Revuz est également éclairant : « Les mathématiques sont […] le fruit d’une collaboration entre une déduction d’une rigueur implacable et une imagination exhubérante dont les produits peuvent parfois paraître délirants mais dont la déduction garantit la validité. » (André Revuz, « Y a-t-il une méthode mathématique », in Michel Serfati (Ouvrage dirigé par), De la méthode. Recherches en histoire et philosophie des mathématiques, Paris, Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2002, pp. 155-176, p. 161). 333

MT117.

334

MT165.

335

PR4.

336

Expression merleaupontienne : cf. Le visible et l’invisible. Suivi de Notes de travail. Texte établi par Claude Lefort, accompagné d’un avertissement et d’une postface, Paris, Gallimard, 1964, p. 129 ; et Jacques Taminiaux, « Merleau-Ponty. De la dialectique à l’hyperdialectique », Tijdschrift voor Filosofie, tome 41, n°1, 1978, pp. 34-55 (repris in Recoupements, Bruxelles, Ousia, 1982, pp. 91-117).

337

FR72 et 75.

338

PR8, AI222 et MT105.

339

AI221.

340

« Seek simplicity and distrust it. » (CN163 ; cf. PNK76) « Exactness is a fake. » (« Immortality », p. 19 ; cf. IS267 ou ESP96.)

341

Cf. PR4.

342

Cf. infra (note 291) notre commentaire de RM86-87.

343

Valéry, cité par Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, op. cit., p. 165.

344

ESP14 et PR11.

345

« When he [Whitehead] commented to me on his use of the somewhat unfamiliar word “ingression” to describe this many-termed relation between the concretely sensed blue and other concrete entities and events of our experience soon after he had written it in the early 1920’s, he said that he chose this word for two reasons : First, in the hope that its unfamiliarity would shock the reader out of his habit of supposing that the qualities we directly sense are related to other facts of concrete experience by the two-termed relation of predicate of a substance. Second, because the ambiguity of the word “ingression” leaves open, exactly as does any concrete experience, the precise many-termed relation and its many terms upon which the existence of the “blue” as a concrete fact of nature depends for its existence in a particular occasion and situation. » (Filmer S. C. Northrop, « Whitehead’s Prose and

304

Concrete Experience », ch. X de Man, Nature and God. A Quest for Life’s Meaning, Trident Press Edition, 1962, pp. 159-177, p. 171 ; publié originellement en tant qu’Avant-Propos à Donald W. Sherburne, A Whiteheadian Aesthetic. Some Implications of Whitehead’s Metaphysical Speculation. With a foreword of F. S. C. Northrop, New Haven, Yale University Press, 1961, pp. xiii-xxix, ici, p. xxv). Voilà qui n’est pas sans évoquer ce qui a été dit à propos du style particulier de Bohr. Hartshorne adopte pour sa part — et assez curieusement, il faut bien le dire — un point de vue plus modéré sur la manière dont Whitehead envisage ses innovations langagières. Selon lui Whitehead, qui avait le plus grand respect pour la tradition conceptuelle, aurait été jusqu’à nier avoir inventé quelque concept que ce soit : Whitehead has a deep respect for linguistic traditions. He has formally (in conversation, as told to me by the student adressed) denied inventing any new words as philosophical instruments. Perhaps « superjects » is the one exception, and it is by no means indispensable. (Charles Hartshorne, « Whitehead and the Ordinary Language », in Southern Journal of Philosophy 7, 4, 1969, pp. 437-445, ici p. 437.) 346

SMW159.

347

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, op. cit., p. 316.

348

AI228.

349

Erwin C. Schrödinger, Science and Humanism (physics in our time), Cambridge University Press, 1951 (Science et Humanisme, traduit de l’anglais par Jean Ladrière, Desclée de Brouwer, 1954 — repris in Erwin C. Schrödinger, Physique quantique et représentation du monde. Introduction et notes par Michel Bitbol, Paris, Éditions du Seuil, 1992).

350

Bertrand Russell, The Analysis of Matter, New York, Dover Publications, Inc., 1927.

351

PR209. « Dispassionate » (SMW173) se retrouve en SMW157 et en PR343, où Whitehead l’applique à ses propres investigations.

352

SMW28-29, PR209, AI117, D139. Voir aussi SMW45 et 169, ou encore AI 153 et Sir Thomas Little Heath, A Manual of Greek Mathematics, New York, Dover Publications, Inc., 1963, p. 184.

353

« How many forms of propositions are there ? The answer is, An unending number. The reason of the supposed sterility of logical science can thus be discerned. […] Aristotle confined propositions to four forms. » (AE115)

354

E.g. : Raphaël Demos, « The One and the Many », in F. S. C. Northrop et al. (eds.), Philosophical Essays for Alfred North Whitehead, London, Longmans, Green and Co., 1936 (Reissued, 1967, by Russell & Russell, New York), pp. 41-66 ; The Philosophy of Plato, New York, Charles Scribner's Sons, 1939 (Reprinted 1966

305

by special arrangement by Octagon Books, New York) ; « Types of Unity According to Plato and Aristotle », Philosophy and Phenomenological Research, 6, 1945-1946, pp. 534-545. 355

R13.

356

« Fallacy of misplaced concreteness », c’est-à-dire la confusion d’une entité de pensée avec une entité de fait, la négligence du degré d’abstraction impliqué par la catégorialisation. Cf. SMW49sq. ; PR137 ; MT38-39 et Milic Capek, « La théorie bergsonienne de la matière et la physique moderne », op. cit. Selon PR93-94, le Scholium scella ce sophisme, tandis que le Timée tenta de l’éviter : « for the Scholium, nature is merely, and completely, there, externally designed and obedient. »

357

« The doctrine of the individual independence of real facts is derived from the notion that the subject-predicate form of statement conveys a truth which is metaphysically ultimate. According to this view, an individual substance with its predicates constitutes the ultimate type of actuality. If there be one individual, the philosophy is monistic ; if there be many individuals, the philosophy is pluralistic. With this metaphysical presupposition, the relations between individual substances constitute metaphysical nuisances: there is no place for them. Accordingly — in defiance of the most obvious deliverance of our intuitive “prejudices” — every respectable philosophy of the subject-predicate type is monistic. » (PR137) Einstein reconnait lui aussi que « most mistakes in philosophy and logic occur because the human mind is apt to take the symbol for the reality. » (Albert Einstein, Cosmic Religion, op. cit., p. 101.) Ce sophisme purement langagier peut être lié avec le sommeil dogmatique de Kant (Filmer Stuart Cuckow Northrop, Man, Nature and God. A Quest for Life’s Meaning, op. cit., p. 160).

358

SMW83.

359

Platon était néanmoins au fait de la difficulté. Les dialogues montrent que le langage naturel n’est pas approprié pour l’enquête métaphysique : le vocabulaire de tous les jours n’a en ces matières aucune pertinence. Notre intérêt ne doit pas porter sur les copies (mi/mhma), mais bien directement sur les Idées (ei)doj para/deigmatoj). Dans le Banquet, par le biais de l’enseignement de Diotime, il décrit l’acte théorique comme une mise en présence des Idées (au)to/ kaq ) au)to/). Pour tout ceci, on consultera toujours avec profit Les rapports de l’être et de la connaissance d’après Platon de Robin (Cours professés en Sorbonne pendant l’année scolaire 1932-1933. Publiés par Pierre-Maxime Schuhl, Paris, Presses Universitaires de France, 1957).

360

AI294.

361

Cf. Pierre Montebello, La décomposition de la pensée. Dualité et empirisme transcendantal chez Maine de Biran, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 1994.

306

362

SMW49-50.

363

AI223 et AI144-145.

364

AI228-229, MT173, et cf. PR4 et MT39.

365

Milic Capek, The Philosophical Impact of Contemporary Physics, op. cit., p. 259 ; Wilbur Marshal Urban, « Elements of Unintelligibility in Whitehead’s Metaphysics. The Problem of Language in Process and Reality », The Journal of Philosophy, vol. XXXV, N° 23, November, 1938, pp. 617-637.

366

Platon, République, VI 486 a8 sq., et passim. Rappelons l’excellente étude de Festugière (R. P. A.-J.) : Contemplation et vie contemplative selon Platon, quatrième éd., Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1975.

367

Platon, Banquet, 210d.

368

« La philosophie ne va-t-elle pas consister à se regarder simplement vivre “comme un pâtre assoupi regarde l’eau couler” ? Parler ainsi […] serait méconnaître le caractère essentiellement actif de l’intuition métaphysique. » (Henri Bergson, La pensée et le mouvant, p. 206 ; in Œuvres, p. 1416)

369

D’autant plus qu’il fait explicitement référence à l’intuition bergsonienne : cf. PR33, 41, 281.

370

SMW80 et 196 ; PR42 ; SMW87 ; SMW182, PR343 et 347.

371

« Ce qui a le plus manqué à la philosophie, c’est la précision. Le systèmes philosophiques ne sont pas taillés à la mesure de la réalité où nous vivons. Ils sont trop larges pour elle. […] C’est qu’un vrai système est un ensemble de conceptions si abstraites, et par conséquent si vastes, qu’on y ferait tenir tout le possible, et même l’impossible, à côté du réel. » (Henri Bergson, La pensée et le mouvant, p. 1 ; in Œuvres, p. 1253.)

372

Selon Bergson, « la vie exige que nous mettions des œillères […]. Le cerveau apparaît avoir été construit en vue de ce travail de sélection » (Mélanges, p. 895 et cf. pp. 772-773 et 1216.) Il est un mécanisme de canalisation, de simplification de l’expérience (ib., p. 910) permettant de « tendre l’âme vers la vie mimable, sur l’action » (ib., p. 1319) : « Le cerveau a précisément pour mission de diriger notre regard vers l’avant, et de ne laisser passer, du trésor des souvenirs, que ceux qui intéressent la situation présente. […] Le cerveau est un organe de limitation de l’esprit, à cause de l’attention continuelle que nous prêtons à la vie. » (ib., p. 1212.) Pour Whitehead également, « mentality is an agent of simplification » (AI213). (Voir la category of transmutation de PR27.) On retrouve ce thème chez Alexander (Space, Time and Deity, 2 vol., London, The MacMillan Company, 1920), C. D. Broad (Scientific Thought, New York / London, Harcourt, Brace and Company, Inc. / Kegan Paul, Trench, Trubner & Co., Ltd., International Library of Psychology, Philosophy and Scientific Method, 1923, p. 529) et A. Huxley (The Doors of Perception, New York, Harper and Row, 1954).

307

373

AI158. En note (AI158n3), Whitehead se reporte au Sophiste, 248e et 255c.

374

Hartshorne ne s’y est pas trompé : « Experience is sympathetic participation in feelings not originally one’s own. The objectivity of knowledge is derived from the social or sympathetic structure of feeling. This is the secret of secrets. Wordsworth knew it. Most philosophers have not known it. » (Charles Hartshorne, « My Neoclassical Metaphysics », in P. Jonkers and Van der Veken, J. (eds.), Whitehead’s Legacy, Leuven, Center for Metaphysics and Philosophy of God of the Institute of Philosophy, 1981, pp. 41-59, p. 21.)

375

Bertrand Russell, Portraits from Memory, op. cit., p. 101.

376

Voilà qui correspond analytiquement au titre de L’Évolution créatrice ; Whitehead parle, lui, de « creative advance of nature », « passage of nature », « creative advance into novelty » et, bien sûr, de « creativity. » Il est probable que le terme « creative » ait fait son apparition en Anglais avec la publication (en 1911) de la traduction de L’Évolution créatrice (qui avait été abondamment commentée dès 1907). L’emphase sur les termes connexes de « creativity » et « novelty » ont sans aucun doute la même origine. Il est possible que Whitehead ait imposé le mot « creativity » dans la langue anglaise : il apparaît pour la première fois dans RM (1926) et l’Oxford English Dictionary ne le mentionne qu’à partir de 1930.

377

« Le temps est invention ou il n’est rien du tout » (Henri Bergson, L’Évolution Créatrice, p. 341 ; in Œuvres, p. 784).

378

Filmer Stuart Cuckow Northrop, « Whitehead’s Philosophy of Science », in Paul Arthur Schilpp (ed.), The Philosophy of Alfred North Whitehead. Second edition [1941], New York, Tudor Publishing Company, 1951, pp. 165-208 ; voir aussi Philippe Devaux, « Le bergsonisme de Whitehead », Revue Internationale de Philosophie, XV, numéros 56-7, 1961, pp. 217-236.

379

Herbert Wildon Carr, Henri Bergson. The Philosophy of Change, London / Edinburgh, T. C. & E. C. Jack 1912. Notons également l’intérêt de Carr pour Leibniz (A Theory of Monads. Outlines of the Philosophy of the Principle of Relativity, London, Macmillan and Co., Limited, 1922 ; Leibniz, Boston, Little, Brown, and Company, 1929).

380

« Instinct at its best is called intuition », « anti-intellectual philosophy », etc. (voir Bertrand Russell, History of Western Philosophy, and its Connection with Political and Social Circumstances from the Earliest Times to the Present Day. Second Edition, London / New York, George Allen and Unwin, Ltd., 1971., pp. 821, 825-826, et 831.) Converse est l’acception de James que l’on retrouve chez André Chaumeix : « Selon moi, Bergson a tué l’intellectualisme définitivement et sans retour. » (« William James », Revue des Deux Mondes, LXXXe années, Tome cinquante-neuvième, 15 Octobre, 1910, pp. 836-864, p. 863.)

381

Prxii ; cf. ESP120-121.

308

382

Henri Bergson, La pensée et le mouvant, p. 138 ; in Œuvres, p. 1362.

383

Albert Dondeyne, « La différence ontologique chez M. Heidegger », Revue Philosophique de Louvain, LVI, 1958, pp. 35-62 et 251-293, ici, pp. 35-36.

384

Henri Bergson, « L’intuition philosophique », Revue de Métaphysique et de Morale, 1911, pp. 809-827 (in Œuvres, pp. 1345-1365), ici p. 810.

385

Henri Bergson, La pensée et le mouvant, pp. 119 et 120 ; in Œuvres, pp. 1347-1348.

386

Jacques Taminiaux, Le regard et l’excédent, La Haye, Martinus Nijhoff, 1977, pp. 79-80.

387

Henri Bergson, « L’intuition philosophique », in Œuvres, p. 814.

388

Maurice Merleau-Ponty, La prose du monde. Texte établi et présenté par Claude Lefort (1969), Paris, Éditions Gallimard, 1992, p. 184.

389

Gabriel Marcel, « Les conditions dialectiques de la philosophie de l’intuition », Revue de Métaphysique et de Morale, IX, 1912, pp. 638-652. Cf. Maurice Merleau-Ponty, Résumés de Cours, op. cit., pp. 109-110.

390

Francis MacDonald Cornford, The Unwritten Philosophy and Other Essays. Edited with an Introductory Memoir by W. K. C. Guthrie, Cambridge, At the University Press, 1950, p. 32.

391

Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, pp. 303-304.

392

PR22.

393

MT174.

394

« Our flitting intuitions into metaphysical truth. » (PR13) « New directions of thought arise from flashes of intuition bringing new material within the scope of scholarly learning. » (AI108 et cf. 227) « That “all things flow” is the first vague generalization which the unsystematized, barely analysed, intuition of men has produced. » (PR208)

395

« Philosophy is either self-evident, or it is not philosophy. The attempt of any philosophic discourse should be to produce self-evidence. Of course, it is impossible to achieve any such aim. […] The aim of philosophy is sheer disclosure. » (MT48-49)

396

MT49-50.

397

PR347.

398

Cf. MT51 et SMW7 auxquels il a été fait référence supra.

399

Whitehead fait remonter la méthode d’abstraction à Platon : « When Plato in his lecture connected mathematics with the notion of the Good, he was defending — consciously or unconsciously — the traditional ways of thought spread through all races of mankind. The novelty was the method of abstraction which the Greek genius was gradually emphasizing. Mathematics, as studied in his

309

own Academy, was an abstraction of geometrical and numerical characterizations from the concrete facts of Athenian life. » (ESP112) 400

« […] no entity can be considered in abstraction from the universe, and no entity can be divested of its own individuality. » (ESP110)

401

Voir SMW92.

402

Jean Ladrière, « L’éthique et la dynamique de la raison », Rue Descartes. Collège International de Philosophie, n° 7, Juin, 1993, pp. 47-69, p. 60.

403

D110-111.

404

D124 et 238. Des propos similaires se trouveront en MT35 et chez Lowe, Understanding Whitehead, op. cit., pp. 314-315. Ou encore : « The difficulty of communication in words is but little realized. If I had to write something about your personality, of course I could — but how much would remain that couldn’t be put into words. So, when the rare balance of knowledge and perception appears, as in William James — one who could communicate s o much more than most — it is perhaps an advantage that his system of philosophy remained incomplete. To fill it out would necessarily have made it smaller. In Plato’s Dialogues there is a richness of thought, suggestion, and implication which reaches far. Later, when we came to be more explicit concerning some of those implications, we have a shrinkage. » (D271)

405

Jean Ladrière, L’articulation du sens, op. cit., t. II, p. 285.

406

Il parle par exemple de « provisional realism » (SMW72) et s’en explique en SMW90-91.

407

« In the language of physical science, the change from materialism to “organic realism” — as the new outlook may be termed — is the displacement of the notion of static stuff by the notion of fluent energy. Such energy has its structure of action and flow, and is inconceivable apart from such structure. » (PR309)

408

« I suppose that Mr. Alexander is a realist because for him mind is one among other items occuring in that evolution of complexes which is the very being of space-time. On the other hand, Mr. Wildon Carr is an idealist because he finds ultimate reality in the self-expression of monadic mentality. The test, therefore, of idealism, is the refusal to conceive reality apart from explicit reference to some or all of the characteristic processes of mentality […]. » (Alfred North Whitehead, « The Philosophical Aspects of the Principle of Relativity [Read July 16th, 1922] », Proceedings of the Aristotelian Society, n. s., vol. 22, 19211922, pp. 215-223, p. 215.)

409

« There then remain two alternatives for philosophy: (i) a monistic universe with the illusion of change ; and (ii) a pluralistic universe in which “change” means the diversities among the actual entities which belong to some one society of a definite type. » (PR79 ; cf. aussi PR45-46)

310

410

PR78. « The philosophy of organism is pluralistic in contrast with Spinoza’s monism ; and is a doctrine of experience prehending actualities, in contrast with Hume’s sensationalist phenomenalism. » (PR73-74)

411

PR148.

412

Henri Bergson, « L’intuition philosophique », in Œuvres, p. 1365 ; voir aussi p. 76 ; Essai, p. 178 ; in Œuvres, p. 154 ;La pensée et le mouvant, p. 27 ; in Œuvres, p. 1273.

413

« […] nous sommes véritablement placés hors de nous dans la perception pure, […] nous touchons alors la réalité de l’objet dans une intuition immédiate. » (Henri Bergson, Matière et mémoire, p. 79 ; in Œuvres, p. 222.)

414

Henri Bergson, « Préface », in Émile Lubac, Esquisse d’un système de psychologie rationnelle. Leçons de psychologie. Préface de M. Henri Bergson, Paris, Félix Alcan, Éditeur, 1903, pp. vii-x, p. viii. Cf. Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, op. cit., pp. 9 et 12-13.

415

Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, p. 95 ; in Œuvres, p. 1327.

416

Milic Capek, « Process and Personality in Bergson’s Thought », op. cit., p. 71.

417

« Cette intuition, on nous ne la communiquera jamais toute faite, car le langage qu’on nous parle, si spéciaux et si appropriés qu’on en suppose les signes, ne peut exprimer que des ressemblances, et c’est d’une différence qu’il s’agit. » (Henri Bergson, « Préface », in Émile Lubac, Esquisse d’un système de psychologie rationnelle, op. cit., pp. viii-ix.)

418

Henri Bergson, La pensée et le mouvant, p. 30 ; in Œuvres, p. 1275.

419

« L’intuition dont nous parlons porte donc avant tout sur la durée intérieure. Elle saisit une succession qui n’est pas juxtaposition, une croissance par le dedans, le prolongement ininterrompu du passé dans un présent qui empiète sur l’avenir. » (Henri Bergson, La pensée et le mouvant, p. 27 ; in Œuvres, p. 12721273)

420

Ne nous privons pas de la musicalité de sa prose : Concentrons-nous donc sur ce que nous avons, tout à la fois, de plus détaché de l’extérieur et de moins pénétré d’intellectualité. Cherchons, au plus profond de nous-mêmes, le point où nous nous sentons le plus intérieur à notre propre vie. C’est dans la pure durée que nous replongeons alors, une durée où le passé, toujours en marche, se grossit sans cesse d’un présent absolument nouveau. Mais, en même temps, nous sentons se tendre, jusqu’à sa limite extrême, le ressort de notre volonté. Il faut que, par une contraction violente de notre personnalité sur elle-même, nous ramassions notre passé qui se dérobe, pour le pousser, compact et indivisé, dans un présent qu’il créera en s’y introduisant. Bien rares sont les moments où nous nous ressaisissons nous-mêmes à ce point : ils ne font qu’un avec

311

nos actions vraiment libres. (Henri Bergson, L’Évolution créatrice, p. 201 ; in Œuvres, pp. 664-665.) 421

Jean-Marie Guyau, La genèse de l'idée de temps. Avec une introduction par Alfred Fouillée, Paris, Félix Alcan, Éditeur, 1890.

422

Concept cher à Jean-François Malherbe (Pour une éthique de la médecine, Paris, Larousse, 1987), qui, de toute évidence, s’imprégna des articles finement ouvrés que l’on trouve rassemblés dans les Philosophical Essays. From Ancient Creed to Technological Man de Jonas (Chicago, The University of Chicago Press, 1974). L’influence de la sixième Ennéade sur la conception bergsonienne de l’intuition a été, pour sa part, souvent soulignée : voir principalement Rose-Marie Mossé-Bastide, Bergson et Plotin, Paris, Presses Universitaires de France, 1959 et Émile Bréhier, « Images plotiniennes, images bergsoniennes », op. cit.

423

« About twenty years ago I asked the author of L’Évolution créatrice if he was conscious of any underlying connection between his doctrine of a creative evolution and the prophets of the Old Testament. He answered in an interesting letter that he was not conscious of any such a connection but, in accordance with a wish I had expressed in my letter, he would like to test and apply his theory of la durée, i.e. the world process, to human history and particularly to the history of religion. » (Nathan Söderblom, The Living God : Basal Forms of Personal Religion. The Gifford Lectures, Delivered in the University of Edinburgh in the year 1931, London, H. Milford / Oxford University Press, 1933, p. 311). En note, il ajoute : « I asked him if he was conscious of an underlying connexion between his philosophy and the prophetic view of history. […] Bergson answered that he was not conscious of such a connexion, but was attracted by the idea and would examine it more closely. »

424

Thorlief Boman, Das hebraïsche Denken im Vergleich mit dem Griechischen, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1954. Voir aussi : Johannes Pedersen, Israel, Its Life and Culture, 2 vols., I-II, III-V. Translated from the Danish, in close collaboration with the Author, by Aslaug Möller, London, Oxford University Press, 1926-1940.

425

On lira l’usage africanisant que Senghor fit de l’œuvre bergsonienne (« L'esthétique négro-africaine », Diogène, Octobre 1956; repris in Liberté I. Négritude et humanisme, Éditions du Seuil, 1964, pp. 202-217). Pour un Africain, le temps n’est jamais abstrait, mais bien toujours mesuré par des événements, comme en témoignent les essais réunis par Uka (Emele Mba Uka (edited by), Readings in African Traditional Religion. Structure, Meaning, Relevance, Future, Bern, Peter Lang, 1991), ou l’œuvre de Mbiti (e.g., African Religions and Philosophy, New York, Praeger, 1969).

426

Henri Bergson, L’Évolution Créatrice, op. cit., p. 276 ; in Œuvres, p. 729.

312

427

William James, lettre à Bergson datée du 14 décembre 1902, in Mélanges, pp. 566568, p. 567.

428

Henri Bergson, La pensée et le mouvant, p. 211 (in Œuvres, p. 1420).

429

Henri Bergson, La pensée et le mouvant, p. 210 (in Œuvres, p. 1419).

430

Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, op. cit., pp. 21-22.

431

« Nous appelons ici intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable. » (Henri Bergson, « Introduction à la métaphysique » in Revue de Métaphysique et de Morale, janvier, Paris, 1903, pp. 1-36 ; repris dans La Pensée et le Mouvant, pp. 177-227 ; et dans les Œuvres, pp. 1392-1432, ici, p. 1395.)

432

Gilles Deleuze, Le Bergsonisme, Paris, Presses Universitaires de France, 1968 ; Louis de Broglie, Physique et microphysique, Paris, Albin Michel, 1947 ; voir aussi l’anthologie de Pete Gunter (Bergson and the Evolution of Physics, Knoxville, The University of Tennessee Press, 1969) et les fines analyses de Milic Capek (The Philosophical Impact of Contemporary Physics, op. cit. et Bergson and Modern Physics, op. cit.).

433

Henri Bergson, La pensée et le mouvant, p. 31 ; in Œuvres, p. 1276.

434

À propos des « images fluides » qui nous maintiennent dans le concret, voir l’ « Introduction à la métaphysique » (Œuvres, pp. 1392-1432). L’idée d’organisme « liquide » est d’ailleurs bien présente chez Proust.

435

Henri Bergson, « La Philosophie de Claude Bernard », in Œuvres, pp. 1433-1440, p. 1433.

436

Henri Bergson, « Interview », Paris-Journal, 11 déc. 1910 ; citée par Segond, J., L’intuition bergsonienne, Paris, Librairie Félix Alcan, 1907, pp. 13-14.

437

« Cette puissance de l’immédiat, je veux dire sa capacité de résoudre les oppositions en supprimant le problème, est à mon sens, l’unique critérium auquel l’intuition vraie de l’immédiat se reconnaît. » (Henri Bergson, sub verso « immédiat » in André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, revu par MM. les membres et correspondants de la Société Française de Philosophie et publié avec leurs corrections et observations. Avant-propos à la dixième édition de René Poirier, 15è édition, Paris, Presses Universitaires de France, 1985, p. 475.)

438

Michel Foucault, « Theatrum philosophicum », Critique, Novembre 1970, pp. 885908 ; reproduit in Dits et Écrits 1954-1988. Vol. II, 1970-1975. Édition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald avec a collaboration de Jacques Lagrange, Paris, Éditions Gallimard, 1994, pp. 75-99, ici p. 82. On pourrait montrer que l’idée d’« attention flottante » n’est qu’une reformulation de celle de conscience hypnotique, c’est-à-dire de spontanéité agente.

313

439

« Analyser une présentation, c’est la ramener à des éléments déjà connus ; c’est donc dégager ce qu’elle a de commun avec des présentations qui ne sont pas d’elle. L’analyse pourra d’ailleurs, dans bien des cas, épuiser tout le contenu de l’objet analysé ; mais c’est qu’alors l’objet ne possède pas de caractère à lui : nous n’avons pas affaire à un objet spécial, mais à un composé de plusieurs objets. Si l’objet a un fond propre, on chercherait en vain à dégager cet élément essentiel par une analyse, c’est-à-dire par une opération qui ne peut et ne veut être qu’une énumération de ressemblances : l’impossibilité même d’épuiser une pareille énumération, l’obligation de la pousser toujours plus loin pour serrer toujours de plus près le caractère propre qui fuit toujours, nous averti que, pour saisir ce caractère, il faudrait une opération d’un autre genre, il faudrait une intuition. » (Henri Bergson, « Préface », in Émile Lubac, Esquisse d’un système de psychologie rationnelle, op. cit., p. viii.)

440

Paul Valéry, Tel quel, in Œuvres, op. cit., p. 497.

441

André Robinet, Bergson et les métamorphoses de la durée, Paris, Éditions Seghers, 1965, p. 9.

442

Au sens où PRxii parle de sauver Bergson, James et Dewey de l’accusation d’antiintellectualisme que l’on retrouve dans l’History of Western Philosophy de Russell (cf. note 379).

443

Maurice Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie et autres essais, Paris, Éditions Gallimard, 1953, p. 293. Ceci fait écho à Signes, pp. 303-304 que nous avons cité supra.

444

Henri Bergson, 3 juillet 1938, in Milic Capek, Bergson and Modern Physics, op. cit., p. 401.

445

« Ultimate intuitions » (SMW77) ; « fundamental intuition » (SMW95) ; « direct intuition » (PR126) ; « Intimate friendship. » (MT47) ; « Without doubt, if we are to go back to that ultimate, integral experience, unwarped by the sophistications of theory, that experience whose elucidation is the final aim of philosophy, the flux of things is one ultimate generalization around which we must weave our philosophical system. » (PR208)

446

PR139.

447

SMW87 et 135.

448

Maurice Merleau-Ponty, La Nature. Notes. Cours du Collège de France. Établi et annoté par Dominique Séglard. Suivi des Résumés de Cours correspondants, Paris, Éditions du Seuil, 1995, p. 117.

449

Charles Hartshorne, Creative Synthesis and Philosophic Method, London, SMC Press, Ltd, 1970, p. 107 (et cf. p. 92) et John Boswell Cobb, Jr. and Franklin I. Gamwell (eds.), Existence and Actuality : Conversations with Charles Hartshorne, Chicago, University of Chicago Press, 1984, p. 124.

450

ESP94.

314

451

C’est-à-dire la doctrine des impressions of sensation de Hume (voir son Treatise, Book I, Part I, Sec. ii.)

452

PR157.

453

PR81 nous renvoie ici à Santayana.

454

PR157. Il y a absence de « forme subjective » (cf. infra).

455

David Hume, Treatise, Part II, Sect. VI, cité par PR130 et 146.

456

Cf. PR156.

457

« Vacuous entities » (PR29), i.e., « void of subjective experience » (PR167 et cf. PR157-158). Cf. les catégories de l’explication 10, 11, 12 et 13 : « The four categories of explanation, (x) to (xiii), constitute the repudiation of the notion of vacuous actuality, which haunts realistic philosophy. The term “vacuous actuality” here means the notion of a res vera devoid of subjective immediacy. This repudiation is fundamental for the organic philosophy (cf. Part II, Ch. VII, “The Subjectivist Principle”). The notion of “vacuous actuality” is very closely allied to the notion of the “inherence of quality in substance”. Both notions — in their misapplication as fundamental metaphysical categories — find their chief support in a misunderstanding of the true analysis of “presentational immediacy” (cf. Part II, Ch. II, Sects. I and V). » (PR28-29)

458

« The true point of divergence is the false notion suggested by the contrast between the natural meanings of the words “particular” and “universal”. The “particular” is thus conceived as being just its individual self with no necessary relevance to any other particular. It answers to Descartes’ definition of substance : “And when we conceive of substance, we merely conceive an existent thing which requires nothing but itself in order to exist”. This definition is a true derivative from Aristotle’s definition : A primary substance is “neither asserted of a subject nor present in a subject”. We must add the title phrase of Descartes’ The Second Meditation : “Of the Nature of the Human Mind ; and that it is more easily known than the Body”, together with his two statements : “…thought constitutes the nature of thinking substance”, and “everything that we find in mind is but so many diverse forms of thinking”. » (PR50 et cf. pp. 6, 59, 84, 154, 159, 179, 205)

459

Aristote, Catégories, 5, 3a.

460

PR167 et ESP117. Whitehead parle ici de la dimension subjectiviste qu’il approuve. Ces catégories ne sont pas « fausses » car elles sont utiles dans la vie de tous les jours ; si elles rendent compte d’une certaine expérience, elles ne rejoignent cependant pas le métaphysique.

461

Cf., e.g., Bertrand Russell, The Problems of Philosophy, op. cit., pp. 94-95.

462

Maurice Merleau-Ponty, Résumés de Cours, op. cit., p. 37.

463

PR159.

315

464

Aristote, Physique, 199a21.

465

Dans le meilleur des cas, l’animal ne parvient qu’à une connaissance des choses particulières (voir sa Métaphysique A 1, 980a25-981a17). Voir aussi Thomas d’Aquin, De Principiis naturae (Les Principes de la réalité naturelle). Introduction, traduction et notes par Jean Madiran, Paris, Nouvelles éditions latines, 1963.

466

De même, Leibniz emploie semblable biais subjectiviste lorsqu’il dit que la connaissance de l’être est nécessairement enveloppée dans celle que nous avons de nous-mêmes : « J’ay déja dit que nous sommes, pour ainsi dire, innés à nous même, et puisque nous sommes des estres, l’estre nous est inné ; et la connoissance de l’estre est enveloppée dans celle que nous avons de nous mêmes. » (Nouveaux Essais sur l’Entendement Humain. Neue Abhandlungen über den manschlichen Verstand. Herausgegeben und überstzt von Wolf von Engelhardt und Hans Heinz Holz, Frankfurt am Main, Insel-Verlag, 1961, Erster Band, p. 80.)

467

Cf. AI225.

468

PR159.

469

« Philosophy is the self-correction by consciousness of its own initial excess of subjectivity. » (PR15) « Fragmentary individual experiences are all that we know […] all speculation must start from these disjecta membra as its sole datum » (AE163.)

470

SMW73.

471

PR166. Il trouve son énonciation technique en PR160 : « In contrast to Hume, the philosophy of organism keeps « this stone as grey » in the datum for experience in question. It is, in fact, the « objective datum » of a certain physical feeling, belonging to a derivative type in a late phase of concrescence. But this doctrine fully accepts Descartes’ discovery that the subjective experiencing is the primary metaphysical situation which is presented to metaphysics for analysis. » Voir aussi PR112 et AI221.

472

« Apart from the experiences of subjects, there is nothing, nothing, nothing, bare nothingness. » (PR167)

473

PR166.

474

Plus tard, il nous faudra qualifier ceci en distinguant les sujets « présents » des sujets « passés », c’est-à-dire les entités actuelles sujet des entités actuelles objet.

475

R66.

476

Cf. notre § II. B. 1. c. 3 : « Entités et sociétés. »

477

« Conformal » (la phase individualisante du sentir conforme) ou « responsive phase » (PR115 et PR106, 172).

316

478

« Conceptual feeling », « simple comparative feeling », « complex comparative feeling. » (cf. infra)

479

PR162.

480

« Uncognitive apprehension » (SMW69) ; « concrete facts of relatedness. » (PR22)

481

Cf. PR226 et 284.

482

PR41.

483

Nous dotons le concept whiteheadien (introduit en PR34) d’une capitale afin de le distinguer de toute autre occurence du terme. Plus précisément, on pourra dire que l’Envisagement définit l’opérativité de la nature primordiale.

484

Expression de Jan Patocka in Platon et l’Europe, traduction française par E. Abrams, Lagrasse, Verdier, 1983, p. 12.

485

« In the philosophy of organism it is held that the notion of “organism” has two meanings, interconnected but intellectually separable, namely, the microscopic meaning and the macroscopic meaning. The microscopic meaning is concerned with the formal constitution of an actual occasion, considered as a process of realizing an individual unity of experience. The macroscopic meaning is concerned with the givenness of the actual world, considered as the stubborn fact which at once limits and provides opportunity for the actual occasion. » (PR128-129)

486

« The more primitive types of experience are concerned with sense-reception, and not with sense-perception. » (PR113)

487

Dont les conclusions se trouvent synthétisées dans PR, principalement aux pp. 117-125 et 168-183.

488

S43-44, 50, 55, PR178.

489

« Heavy, primitive experience. » (S44)

490

Alphonse Dupront, Du Sacré. Croisades et pèlerinages. Images et langages, Paris, Gallimard, 1987, p. 214, qui renvoie à Alain parlant de Biran.

491

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Éditions Gallimard, 1945, p. 359 ; cf. L’œil et l’esprit, op. cit., p. 78.

492

« It is not true that we are directly aware of a smooth running world, which in our speculations we are to conceive as given. In my view the creation of the world is the first unconscious act of speculative thought ; and the first task of a selfconscious philosophy is to explain how it has been done ». (AE163-164)

493

Jonas s’y est du reste attaché ; on consultera spécialement The Phenomenon of Life (op. cit., pp. 135-156) et Philosophical Essays (op. cit., pp. 224-236). On pourrait questionner l’influence de Whitehead sur Jonas à ce niveau : c’est en effet très fréquemment que le philosophe de Harvard dénonce l’impérialisme du sens de la vue. Voir tout particulièrement PR63, 81, 170, 173 et MT115, 153, 158.

317

494

« The contrast between the comparative emptiness of Presentational Immediacy and the deep significance disclosed by Causal Efficacy is at the root of the pathos which haunts the world. » (S47)

495

« Froid comme la mort » (Henri Bergson, La pensée et le mouvant, p. 141 ; in Œuvres, p. 1364). Cf. S19 et PR180. Comme le dit Aristote dans le livre E de sa Métaphysique, le vrai et le faux ne sont pas dans les choses, mais dans la synthèse ou combinaison de l’entendement.

496

497

Jean Ladrière, L’articulation du sens, op. cit., t. II, p. 300.

498

Antoine de Saint-Exupéry, Œuvres. Préface de Roger Caillois, Paris, Gallimard, 1953, p. 474.

499

« The creature perishes and is immortal. » (PR82)

500

E.g. PR145, AI193, MT150, SMW283. L’étiologie du concept nous renvoie à Alexander (cf. PR41 et MT101).

501

AI176 ; cf. PR24 et 85.

502

PR162 ; AI183-184. Comme l’observe Ladrière, on ne peut échapper à cette condition constitutive de l’expérience : « L’existence se vit primordialement comme réception d’elle-même ; éprouvant le monde, elle s’éprouve elle-même comme le lieu de cette épreuve, lieu déjà constitué et opérant, se saisissant de lui-même dans sa réceptivité, héritant sans cesse de ce qu’il est. Or la réception est accueil […] Il ne cesse à vrai dire de se constituer […]. » (Jean Ladrière, « L’éthique et la dynamique de la raison », op. cit., p. 47.)

503

PR81 et 120 ; AI185, cf. p. 188.

504

Cf. PR120, 122, 127.

505

Dans son excellent exposé introductif, Wahl traduit « withness of the body » par « présence de mon corps » (Jean Wahl, « La Philosophie Spéculative de Whitehead », in Vers le concret, op. cit., pp. 127-222, p. 161) ; Janicaud et al. traduisent par « être-avec-du-corps. »

506

Il est sollicité en PR64, 119-122, 176-180, 311-318 et AI177-178. PR81 est particulièrement éclairant : « […] sense-perception of the contemporary world is accompanied by perception of the « withness » of the body. It is this withness that makes the body the starting point for our knowledge of the circumambient world. We find here our direct knowledge of « causal efficacy. » […] For the organic theory, the most primitive perception is « feeling the body as functioning. » This is a feeling of the world in the past ; it is the inheritance of the world as a complex of feeling ; namely, it is the feeling of derived feelings. » Comme le dit la Phénoménologie de la perception (op. cit., pp. 161 et 369), « la conscience est l’être à la chose par l’intermédiaire du corps. » ; « la chose […] se constitue dans la prise de mon corps sur elle. »

318

507

Voir le texte, devenu classique, de Alix Parmentier (La philosophie de Whitehead et le problème de Dieu, Paris, Beauchesne, 1968, pp. 165-166, notes 78 et 80) et Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. I Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier. Éditions Montaigne, 1950, pp. 387 et 429. Sur le pouvoir de l’affectivité, Ricœur renvoie au surplus à Sein und Zeit, pp. 130-140.

508

MT153.

509

Sir Charles Scott Sherrington, The Integrative Action of the Nervous System, Cambridge, Harvard University Press, 1906 ; Man on his Nature, Cambridge, At the University Press, 1940. Paul Chauchard, Les messages de nos sens, Paris, Presses Universitaires de France, 1944 ; Physiologie de la conscience. Quatrième édition revue, Paris, Presses Universitaires de France, 1959. Voir également S. Baron-Cohen and J. Harrison, Synesthesia. Classic and Contemporary Readings, Oxford, Blackwell, 1996 et A. Berthoz, Le sens du mouvement, Paris, O. Jacob, 1997.

510

Henri Bergson, L’Énergie spirituelle, p. 91 ; in Œuvres, p. 883.

511

Les capsules articulaires, le périoste, les tendons et les muscles renferment des corpuscules sensibles et des terminaisons nerveuses analogues à celles de la peau. Charles Scott Sherrington, The Integrative Action of the Nervous System, op. cit., pp. 132-133 et Man on his Nature, op. cit., p. 309.)

512

Oliver Sacks, The Man Who Mistook his Wife for a Hat, op. cit., p. 47. L’expression est en fait celle d’un de ses patients qui dira : « I feel my body is blind and death to itself… it has no sense of itself » (ib., p. 51).

513

Nous suivons Blanshard : « […] what the psychologists call coenaesthesia, or what Bradley called the “felt surplus in our undistinguished core.” At any moment of our waking life, one part of our experience is a mass of obscure sensation connected with breathing and digestion, the pressure of clothes, vague hungers and fatigues, our bodily fitness or unfitness. We seldom think of these feelings, but they are there undoubtedly […]. » (Brand Blanshard, The Nature of Thought. 2 Vol., London, George Allen & Unwin Ltd, Library of Philosophy, 1939, Vol. I, p. 67 se référant à Appearance and Reality, 2ed, p. 293.)

514

Maurice Merleau-Ponty, Résumés de Cours, op. cit., pp. 113-115. Pour autant que nous le sachions, il demeure difficile de savoir jusqu’à quel point Merleau-Ponty a eu connaissance des spéculations whiteheadiennes. Une trace de cette interaction a élu domicile dans les confidences de Sartre, dont l’intrinsèque aléa est écarté par la récente publication de notes d’étudiants : Je lui demandais s’il travaillait. Il hésita : « Je vais peut-être, me dit-il, écrire sur la Nature. » Il ajouta pour m’aiguiller : « J’ai lu, chez Whitehead, une phrase qui m’a frappé : la Nature est en haillons. » Comme on l’a deviné déjà, pas un mot ne fut ajouté. Je le quittai sans avoir compris : à cette époque, j’étudiais le « matérialisme dialectique » et le mot de « Nature »

319

évoquait pour moi l’ensemble de nos connaissances physico-chimiques. Encore un malentendu : j’avais oublié que la Nature, à ses yeux, c’était le monde sensible, ce monde « décidément universel » où nous rencontrons les choses et les bêtes, notre propre corps et les autres. Pour le comprendre, il me fallu attendre la publication de son dernier article : L’Œil et l’Esprit. Ce long essai devait, j’imagine, faire parti du livre qu’il écrivait : de tout manière il s’y rapporte, il renvoie sans cesse à une idée qui allait être dite et qui reste informulée. (Jean-Paul Sartre, Situations, IV, op. cit., p. 271) Il est permis d’augurer que Merleau-Ponty, faisant ici référence à CN50, s’est bel et bien enquis du message divulgué par PR. Quoi qu’il en soit, son cours de 19561957 (poursuivi en 1957-1958) emprunta son titre à Whitehead (Maurice Merleau-Ponty, « Le concept de Nature », in Résumés de Cours, op. cit.). Nous en savons plus depuis la parution de La Nature. Notes. Cours du Collège de France (Établi et annoté par Dominique Séglard. Suivi des Résumés de Cours Correspondants, Paris, Éditions du Seuil, 1995) : en p. 154, se référant à CN50 (« ragged edge »), il traduit « les bords de la nature son toujours en guenilles. » Cette traduction ne rend pas compte du contexte ; il eût été préférable d’évoquer les « bords irréguliers » de la nature : il est ici question du manque de fini de la nature, de son « passage » qui empêche toute connaissance exhaustive. Douchement traduit par « bordure effrangée. » Les récents travaux de Renaud Barbaras, Pierre Cassou-Noguès, Franck Robert et Pierre Rodrigo ont déjà contribué à éclaircir l’affaire. 515

Paul Valéry, Tel quel, in Œuvres, op. cit., pp. 469-781, p. 780. Pareil rapprochement n’est cependant pas toujours possible à établir. Par exemple : « Un homme n’est qu’un poste d’observation perdu dans l’étrangeté. Tout à coup, il s’avise d’être plongé dans le non-sens, dans l’incommensurable, dans l’irrationnel ; et toute chose lui apparaît infiniment étrangère, arbitraire, inassimilable. Sa main devant lui lui semble monstrueuse. […] » (ib., p. 721)

516

Michel Henry, L’essence de la manifestation, 2 vol., Paris, Presses Universitaires de France, 1963. Voir ci-après notre discussion des concepts d’enjoyment et de subjective immediacy.

517

« L’erreur de la pensée philosophique n’est pas de confondre l’affectivité avec la cœnesthésie, elle réside dans son incapacité de saisir l’être-originel de celle-ci, l’être originellement immanent de l’impression comme trouvant sa réalité dans le souffrir soi-même de l’être qui la souffre, dans son incapacité de saisir l’essence de l’affectivité elle-même. C’est d’un seul coup, pour une même raison, que s’opère la dégradation corrélative du concept de la sensation originelles et de celui de l’affectivité. Une telle dégradation est visible chez Lachelier. […] L’être-originel de l’impression est confondu avec son êtreconstitué, avec son insertion dans le corps propre, les sensations ne sont plus précisément que nos affections organiques […] » (L’essence de la manifestation, op. cit., p. 633, dans un dialogue avec Lachelier (Psychologie et Métaphysique) et Sartre (L’Être et le néant)).

320

518

PR85.

519

La synergie coordonnant le principe réformé et le principe ontologique reçoit également une nouvelle élucidation lorsqu’on la rapproche de la notion d’enjoyment. Une corrélation supplémentaire se dévoilera plus loin avec le principe de relativité et le principe de procès : voir infra notre commentaire de PR22, 28 et 166.

520

PR155 et 348.

521

PR221.

522

PR314-315 et PR85.

523

PR24.

524

« Perceptive enjoyment » (PR159, 172) ; « physical enjoyment » (PR262, 348).

525

« […] not in physical time. » (PR283)

526

« Living immediacy. » (PRxiii)

527

PR163, 289 et 349-350.

528

« That this self-functioning is the real internal constitution of an actual entity. It is the “immediacy” of the actual entity. An actual entity is called the “subject” of its own immediacy. » (PR25) « Private immediacy » (PR212sq) ; « concrescent immediacy. » (PR292)

529

PR45 et 324.

530

« Actuality in perishing acquires objectivity, while it loses subjective immediacy. » (PR29) « Completion is the perishing of immediacy. » (PR85)

531

PR29.

532

AI176.

533

« Ce qui sent sans que ce soit par l’intermédiaire d’un sens est dans son essence affectivité. » (Michel Henry, L’essence de la manifestation, op. cit., p. 577.)

534

PR145 ; voir aussi PR289 ou encore PR159.

535

« Abstraction of the complex energy, emotional and purposeful, inherent in the subjective form of the final synthesis in which each occasion completes itself. » (AI186 ; cf. PR116 et 315) Shimony note que ceci est au diapason de la physique actuelle (« Quantum Physics and the Philosophy of Whitehead », Shimony, Abner, « Quantum Physics and the Philosophy of Whitehead ». Presented March 3, 1964, in Robert S. Cohen and Marx W. Warofsky (eds.), In Honor of Philipp Frank. Proceedings of the Boston Colloquium for the Philosophy of Science, 1962-1964, New York, Humanities Press, 1965, pp. 307330, p. 314). Voir également les récents Shimon Malin, Nature Loves to Hide. Quantum Physics and Reality, a Western Perspective, New York, Oxford University Press, 2001 et Frank Hättich, Quantum Processes: A Whiteheadian Interpretation of Quantum Field Theory, Münster, Agenda Verlag, 2004.

321

536

Plus précisément, PR351 dit que « in everlastingness, immediacy is reconciled with objective immortality. » (Cf. à ce propos notre discussion de la nature conséquente de Dieu.)

537

« The philosophy of organism is a cell theory of actuality. Each unit is a cellcomplex, not analysable into components with equivalent completeness of actuality. » (PR219)

538

De manière à rendre notre exposé plus fluide et à autoriser une facilitation de la reconnaissance des catégories en jeu, nous utiliserons les sigles suivants : CU pour « category of the Ultimate » ; CX pour « category (-ies) of existence » ; CE pour « category (-ies) of explanation » ; CO pour « categoreal obligation (s). » CE10 se référera donc à la dixième CE, etc.

539

PR215.

540

« “Actual entities” — also termed “actual occasions” — are the final real things of which the world is made up. There is no going behind actual entities to find anything more real. They differ among themselves. God is an actual entity, and so is the most trivial puff of existence in far-off empty space. But, though there are gradations of importance, and diversities of function, yet in the principles which actuality exemplifies all are on the same level. The final facts are, all alike, actual entities ; and these actual entities are drops of experiences, complex and interdependent. » (PR18)

541

Whitehead le stipule en PR68n4, ce concept voit le jour dans le dixième chapitre de l’œuvre posthume Some Problems of Philosophy.

542

PR80-82, 211.

543

« Subjective unity », i.e., « each phase in the genetic process presupposes the entire quantum. » (PR283)

544

Sur la distinction entre « data initiaux » et le « datum objectif », voir infra notre commentaire des « préhensions » et des « obligations catégoriales. »

545

PR43. (Le statut de ces pures possibilités nous occupera plus loin : cf. le § II. B. 1. d. 1.)

546

PR41-45 ; PR25 et 150.

547

Ovide, Les Métamorphoses. Texte établi et traduit par Georges Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, Budé, 1928, XV, 165-167 et XV, 252-257.

548

« Actual entities perish, but do not change ; they are what they are. » (PR35 ; cf. PR59 et 73) « This is a theory of monads; but it differs from Leibniz’s in that his monads change. In the organic theory, they merely become. » (PR80)

549

« Perishing » est attribué par PR54 et 60 à Locke (PR60 renvoie à l’Essay Concerning Human Understanding, II, xiv, 1 ; PR147 renvoie à III, ix, 14), alors qu’il s’agit avant tout d’un concept platonicien, comme en attestent PR82 et ESP117 qui renvoient au Timée 28A).

322

550

Jean Ladrière, « L’éthique et la dynamique de la raison », op. cit., p. 51.

551

L’image leibnizienne du miroitement du monde par les monades qui toutes reflètent solipsistiquement le même monde, mais sensiblement différemment émaille les propos whiteheadiens : R13, SMW et PR (passim).

552

PR80.

553

« The authority of William James can be quoted in support of this conclusion. He writes: “Either your experience is of no content, of no change, or it is of a perceptible amount of content or change. Your acquaintance with reality grows literally by buds or drops of perception. Intellectually and on reflection you can divide these into components, but as immediately given, they come totally or not at all.” » (PR68 renvoyant à Some Problems in Philosophy, Ch. X. Cf. PR35, 140, 283 ; et SMW125)

554

« The analysis of an actual entity is only intellectual, or, to speak with a wider scope, only objective. Each actual entity is a cell with atomic unity. But in analysis it can only be understood as a process ; it can only be felt as a process, that is to say, as in passage. The actual entity is divisible ; but is in fact undivided. » (PR227)

555

CO1 s’énonce : « The many feelings which belong to an incomplete phase in the process of an actual entity, though unintegrated by reason of the incompleteness of the phase, are compatible for synthesis by reason of the unity of their subject. » (PR26 et 223) La reprise du schème catégorial dans la troisième partie de PR est à l’origine de nos doubles références.

556

PR227 et 225.

557

CO2 s’énonce : « There can be no duplication of any element in the objective datum of the “satisfaction” of an actual entity, so far as concerns the function of that element in that “satisfaction”. » (PR26 et 225)

558

PR226 et 227.

559

CO3 s’énonce : « There can be no “coalescence” of diverse elements in the objective datum of an actual entity, so far as concerns the functions of those elements in that satisfaction. » (PR26 et 225.) Whitehead finit par considérer que CO3 n’est rien d’autre qu’un cas particulier de CO2 (PR228). (Il la conserva néanmoins…)

560

PR222 et 237.

561

CO7 s’énonce : « The valuations of conceptual feelings are mutually determined by their adaptation to be joint elements in a satisfaction aimed at by the subject. » (PR254-255 ; voir PR27.) Notre analyse de la concrescence s’apprête à le montrer, la CO7 relie la CO4 — et, par là, CO5 et CO6 — à la CO1.

562

« The ultimate creative purpose. » (PR249)

323

563

CO8 s’énonce : « The subjective aim, whereby there is origination of conceptual feeling, is at intensity of feeling (a) in the immediate subject, and (b) in the relevant future. » (PR27 et PR277)

564

CO9 s’énonce : « The concrescence of each individual actual entity is internally determined and is externally free. » (PR27)

565

On reprend les grandes lignes du schéma, devenu classique, de Sherburne (A Whiteheadian Aesthetic, op. cit., p. 56).

566

« Physical purpose » ; « unconscious purpose » ; « conscious purpose. »

567

PR283. En chaque phase, l’entité concrescente est toujours déjà sujet-superjet (PR371).

568

PR212, 238 et 236-237.

569

« Initial datum » et « objective datum. » (PR152)

570

On ne présente ici les préhensions hybrides que sous l’angle étiologique : ce concept s’étoffe de nouvelles dimensions si l’on s’enquiert de sa faculté à rendre compte de certains phénomènes paranormaux, comme Whitehead luimême le suggéra en PR308 (on consultera par exemple les extrapolations controversées de Griffin : e.g., « Life After Death, Parapsychology, and PostModern Animism », in Stephen T. Davis (ed.), Death and Afterlife, London, The Macmillan Press, 1990, pp. 88-109 ou « Parapsychology and Philosophy. A Whiteheadian Postmodern Perspective », The Journal of the American Society for Psychical Research, Volume 87, N° 3, July, 1993, pp. 217-288.

571

PR244-245.

572

PR19, 27, 235, 275.

573

« Conceptual feelings », « propositional feelings » , « intellectual feelings. » Parfois Whitehead nomme ces trois phases de « supplémentation », d’« intégration », et de « réintégration. »

574

PR212.

575

PR250.

576

CO4 s’énonce : « From each physical feeling there is the derivation of a purely conceptual feeling whose datum is the eternal object determinant of the definiteness of the actual entity, or of the nexus, physically felt. » (PR26 et 248) Whitehead parle indifféremment de dérivation, de reproduction, ou d’enregistrement (PR248).

577

CO5 s’énonce : « There is secondary origination of conceptual feelings with data which are partially identical with, and partially diverse from, the eternal objects forming the data in the primary phase of the mental pole. » (PR26 et 249)

578

PR250.

324

579

« […] The category of reversion is then abolished ; and Hume’s principle of the derivation of conceptual experience from physical experience remains without any exception. » (PR249-250)

580

« adversion » (« valuation up ») versus « aversion » (« valuation down ») : cf. CE13 in PR24.

581

CE15 in PR24.

582

« One practical aim of metaphysics is the accurate analysis of propositions ; not merely of metaphysical propositions, but of quite ordinary propositions such as “There is beef for dinner today”, and “Socrates is mortal”. » (PR11) Nous l’avons dit plus haut, ni Whitehead, ni du reste Russell, ne semblent avoir réalisé qu’Aristote ne considère pas que la structure de la proposition doive être nécessairement identique à la structure de la réalité.

583

CO6 s’énonce : « When […] one and the same conceptual feeling is derived impartially by a prehending subject from its analogous simple physical feelings of various actual entities in its actual world, then, in a subsequent phase of integration of these simple physical feelings together with the derivate conceptual feeling, the prehending subject may transmute the datum of this conceptual feeling into a characteristic of some nexus containing those prehended actual entities among its members, or of some part of that nexus. In this way (or its part), thus characterized, is the objective datum of a feeling entertained by its prehending subject. » (PR27 et 251) Ou, plus simplement : « A transmutation of simple physical feelings of many actualities into one physical feeling of a nexus as one, is called a “transmuted feeling”. » (PR251)

584

PR119 et 339.

585

Richard Wagner, Parsifal, Acte I.

586

PR27 et 277 ; cf. PR249.

587

« Lure for feeling. » (CE18 in PR25)

588

PR85 et AI183-184.

589

Cobb a développé ceci dans sa Christian Natural Theology, op. cit., pp. 96 sq.

590

PR248-249.

591

Jeremy W. Hayward et Francisco J. Varela (eds), Gentle Bridges. Conversations with the Dalaï-Lama on the Sciences of the Mind, Boston, Massachusetts, Shambala Publications, Inc., 1992 ; Donald Redfield Griffin (à ne pas confondre avec David Ray Griffin) doit la célébrité à la confirmation, avec Galambos, de l’hypothèse de Hartridge sur le système directionnel des chauves-souris (1939) — cf. Animal Mind, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1992 ; The Question of Animal Awareness, New York, Rockfeller University Press, 1976 ; Animal Thinking, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1984. Voir aussi la bonne synthèse de Susan Armstrong-Buck :

325

« Nonhuman Experience: A Whiteheadian Analysis », Process Studies 18, no.1 (Spring), 1989, pp. 1-18. 592

« The quantum is an extensive region. […] in dividing the region we are ignoring the subjective unity which is inconsistent with such division. » (PR283-284)

593

PR227 et 283-284 ; PR61.

594

PR65. Voilà qui rappelle la quasi-existence du lieu chez Aristote (Physique, IV, 7, 214a16), sur laquelle Bergson écrivit sa thèse latine (traduction reproduite dans les Mélanges, pp. 1-56).

595

PR66.

596

PR66 et PR283 sq. « Extension is derivative from process and is required by it. » (PNK202)

597

Cf. PR66 cité infra (note 607).

598

PR67 et 322.

599

PR67.

600

Jorge Luis Nobo, Whitehead’s Metaphysics of Extension and Solidarity, op. cit. Voir aussi : Joseph A. Bracken, s. j., « Creativity and the Extensive Continuum as the Ultimate Ground in Alfred North Whitehead’s Philosophy of Becoming », Ultimate Reality and Meaning, 16, 1993, pp. 110-119 ; et Stephen T. Franklin, Speaking from the Depths. Alfred North Whitehead's Hermeneutical Metaphysics of Propositions, Experience, Symbolism, Language, and Religion (Grand Rapids, Michigan, William B. Eerdmans Publishing Company, 1990)

601

« Eternal extenso-creative matrix » (Jorge Luis Nobo, Whitehead’s Metaphysics of Extension and Solidarity, op. cit., e.g., pp. 54, 207, 255-7 et 300). Sa réappropriation du concept d’Envisagement (cf. infra) constitue un troisième mode du réceptacle créateur.

602

Cf. PR72, PR76, AI134, AI187 et AI201.

603

Se reporter à Brisson (Le même et l’autre dans la structure ontologique du Timée de Platon, op. cit.) ; ou à la récente synthèse de Pradeau (« Être quelque part, occuper une place. To/poj et xw/ra dans le Timée », Les Études philosophiques, Numéro 3, 1995, pp. 375-400).

604

Communication personnelle.

605

PR210.

606

Henri Michaux, L'Infini turbulent. Édition revue et augmentée, Paris, Éditions du Mercure de France, 1964, pp. 75-76.

607

AI193.

326

608

« The present moment is constituted by the influx of the other into that selfidentity which is the continued life of the immediate past within the immediacy of the present. » (AI181)

609

« An extensive continuum is a complex of entities united by the various allied relationships of whole to part, and of overlapping so as to possess common parts, and of contact, and of other relationships derived from these primary relationships. The notion of a “continuum” involves both the property of indefinite divisibility and the property of unbounded extension. There are always entities beyond entities, because nonentity is no boundary. This extensive continuum expresses the solidarity of all possible standpoints throughout the whole process of the world. It is not a fact prior to the world ; it is the first determination of order — that is, of real potentiality — a rising out of the general character of the world. In its full generality beyond the present epoch, it does not involve shapes, dimensions, or measurability ; these are additional determinations of real potentiality arising from our cosmic epoch. This extensive continuum is “real”, because it expresses a fact derived from the actual world and concerning the contemporary actual world. » (PR66 ; cf. AI150)

610

Comme le stipule la CE20 : « “Determination” is analysable into “definiteness” and “position”, where “definiteness” is the illustration of select eternal objects, and “position” is relative status in a nexus of actual entities. » (PR25 ; cf. CX5)

611

Cf. SMW161, PR65, AI179, AI198.

612

SMW161.

613

Tel qu’en attestent principalement PR76, 123, 168-9, 288, 307, 324 et AI176, 179-181, 185-186, 188, 193, 197.

614

PR158.

615

Cf. PR211, 233, 321 et AI178.

616

MT165.

617

« Thus viewed in abstraction objects are passive, but viewed in conjunction they carry the creativity which drives the world. The process of creation is the form of unity of the Universe. » (AI179)

618

« […] doctrine of immanence of the past energizing the present. » (AI188)

619

« The creativity in virtue of which any relative complete world is, by the nature of things, the datum for a new concrescence is termed “transition”. » (PR211 ; cf PR211-212, 214-215)

620

PR152. Selon PR210 (qui commente Locke), la transition dévoile deux aspects de la notion de temps : le périssement perpétuel et la puissance du passé (cf. aussi PR129).

327

621

« Quantitative and qualitative vector flow of feeling. » (PR319 ; cf. PR19, 116, 177178, 210 et 212)

622

Cf. infra notre § II. B. 3.

623

PR116.

624

« The primitive form of physical experience is emotional — blind emotion […] the primitive element is sympathy, that is, feeling the feeling in another and feeling conformally with another. » (PR162 ; cf. PR115) Dans la première phase de la concrescence (la phase conformelle), l’entité-sujet s’approprie par des préhensions physiques l’émotif charrié par la forme subjective. Notons que, par définition, l’énergie émotionnelle pure qu’est le jouir-de-soi ne peut être transférée du passé vers le présent, seule sa sédimentation est exportable (voir, à ce propos, notre discussion sur les deux types de décisions).

625

« The creativity of the world is the throbbing emotion of the past hurling itself into a new transcendent fact. It is a flying dart, of which Lucretius speaks, hurled beyond the bounds of the world. » (AI177)

626

Jean Ladrière, L’articulation du sens, op. cit., t. II, p. 297.

627

« The notion of physical energy, which is at the base of physics, must then be conceived as an abstraction from the complex energy, emotional and purposeful, inherent in the subjective form of the final synthesis in which each occasion completes itself. » (AI186)

628

« The object-to-subject structure of human experience is reproduced in physical nature by this vector relation of particular to particular. » (AI 188)

629

PR164 ; PR88 et 163-164.

630

PR164 ; SMW73.

631

« the “decision”, is how the actual entity, having attained its individual “satisfaction”, thereby adds a determinate condition to the settlement for the future beyond itself. Thus the “datum” is the “decision received”, and the “decision” is the “decision transmitted”. » (PR150)

632

« The decision derived from the actual world, which is the efficient cause, is completed by the decision embodied in the subjective aim, which is the final cause. » (PR277)

633

Isabelle Stengers (sous la direction de), D’une science à l’autre, op. cit., p. 257.

634

PR177.

635

PR108-109.

636

« Multiplicities, or Pure Disjunctions of Diverse Entities. » (PR22)

637

PR31, 46, 69, 73, etc.

638

PR29.

328

639

Georg Friedrich Bernard Riemann, « Über die Hypothesen, welche der Geometrie zu Grunde liegen » (Habiltationsschrift à Göttingen en 1854) ; cf ESP301 sq. Nous nous inspirons de l’excellente synthèse de Jacques Riche : « A. N. Whitehead, l’Algèbre Universelle », in François Beets, Michel Dupuis et Michel Weber (éditeurs), Alfred North Whitehead. De l’algèbre universelle à la théologie naturelle. Actes des Journées d’étude internationales tenues à l’Université de Liège les 11-12-13 octobre 2001, Frankfurt / Lancaster, ontos verlag, 2004 (sous presse).

640

Jacques Riche, op. cit.

641

Kuntz (in Alfred North Whitehead, Boston, Twayne Publishers, 1984, p. 112) se réfère à la Lettre 67 (« binding one thing out of two, bringing together two things into one »).

642

« Real facts of the togetherness of actual entities. » (PR20)

643

PR34.

644

PR89 (cf. AI203) ; PR90 et cf. PR92, 99, 103 et passim.

645

« Enduring object » ou « person » (PR34-35 ; cf. AI205).

646

PR104 ; AI208.

647

PR35.

648

PR102, AI207.

649

Par exemple, une dent « vivante » et une dent « morte » possèdent la même structure minérale de base (cf. Thomas E. Hosinski, Stubborn Fact and Creative Advance : An Introduction to the Metaphysics of Alfred North Whitehead, Lanham, Maryland, Rowman & Littlefield Publishers, Inc., 1993, p. 136-137).

650

« Living person » (PR107) ; nous reprenons la traduction de Janicaud et al.

651

« The defining characteristic of a living person is some definite type of hybrid prehensions transmitted from occasion to occasion of its existence […] the prehension by one subject of a conceptual prehension, or of an “impure” prehension, belonging to the mentality of another subject. By this transmission the mental originality of the living occasions receives a character and a depth. In this way originality is both “canalized” — to use Bergson’s word — and intensified. » (PR107)

652

Cf. Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, I, q. 105, art. 5 et Summa contra Gentes, I, ch. 45 ; III, ch. 26 et 113. Pour une discussion du concept de substance avec les coordonnées whiteadiennes en toile de fond, voir James W. Felt, s. j., « Whitehead's Misconception of “Substance” in Aristotle », Process Studies, Vol. 14, N°4, 1985, pp. 224-236 — et surtout William Norris Clarke, s. j., The Philosophical Approach to God. A Neo-Thomist Perspective. Edited by William E. Ray. With an Introduction by E. M. Adams, Winston-Salem, North

329

Carolina, Wake Forest University Press, 1979 ; Explorations in Metaphysics. Being — God — Person, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1994 ; The One and the Many. A Contemporary Thomistic Metaphysics, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 2001. 653

CE18 in PR24.

654

CE9 in PR23.

655

CU in PR21.

656

Jean Wahl, Vers le concret, op. cit., p. 148.

657

CE4 in PR45 ; voir PR22.

658

PR43, citant Hamlet, V, 2. Cf. PR19, PR32 (« all real togetherness is togetherness in the formal constitution of an actuality »), AI233, ou encore PR189 : « The consideration of experiential togetherness raises the final metaphysical question : whether there is any other meaning of “togetherness”. The denial of any alternative meaning, that is to say, of any meaning not abstracted from the experiential meaning, is the « subjectivist » doctrine. This reformed version of the subjectivist doctrine is the philosophy of organism. »

659

PR189.

660

« Every meaning of “together” is to be found in various stages of analysis of occasions of experience. No things are “together” except in experience ; and no things are, in any sense of “are”, except as components in experience or as immediacies of process which are occasions in self-creation. » (AI236)

661

« Lettre à Arnauld », 14 juillet 1686, in Leibniz, Discours de métaphysique et Correspondance avec Arnauld, op. cit., p. 128. On s’étonnera d’ailleurs avec Heidegger que 2300 ans furent requis pour la mise en équation de ce fondement de la raison qu’est la quête de l’a)rxh/. (Der Satz vom Grund, Pfullingen, Neske, 1957.)

662

« Nature is the structure of evolving processes. The reality is the process. » (SMW72) « That how an actual entity becomes constitutes what an actual entity is. » (PR23) « The being of a res vera is constituted by its “becoming”. » (PR166) « The very essence of real actuality — that is, of the completely real — is process. » (AI274) « The very essence of real actuality […] is process. » (AI274) « The process is itself the actuality. » (D173 et D297)

663

« Experience involves a becoming, […] becoming means that something becomes, and […] what becomes involves repetition transformed into novel immediacy. » (PR136-137)

664

Maurice Merleau-Ponty, La Nature. Notes, op. cit., p. 162.

665

Martin Heidegger, Einführung in die Metaphysik, Zweite Auflage, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1952, p. 73. (Introduction à la métaphysique, traduit de l’Allemand et présenté par Gilbert Kahn, Paris, Gallimard, 1967, p. 104.)

330

666

Adage parménidien que l’on retrouve dans la Somme Théologique, q. 45 a1.

667

Mario Bunge, Treatise on Basic Philosophy. Volume 3. Ontology I : The Furniture of the World, Dordrecht / Boston / Lancaster, D. Reidel Publishing Company, 1977.

668

« It belongs to the nature of a “being” that it is potential for every “becoming”. » (PR22) « It has become a “being” ; and it belongs to the nature of every “being” that it is potential for every “becoming”. » (PR45)

669

« This principle of relativity is the axiom by which the ontological principle is rescued from issuing in an extreme monism. » (PR148)

670

PR150, 169 ; CE20 in PR25 (et cf. PR220).

671

« What becomes involves repetition transformed into novel immediacy. » (PR137 ; cf. 139)

672

« It is fundamental to the metaphysical doctrine of the philosophy of organism, that the notion of an actual entity as the unchanging subject of change is completely abandoned. An actual entity is at once the subject experiencing and the superject of its experiences. It is subject-superject, and neither half of this description can for a moment be lost sight of. The term “subject” will be mostly employed when the actual entity is considered in respect to its own real internal constitution. But “subject” is always to be construed as an abbreviation of “subject-superject”. » (PR29 et cf. 45)

673

CO8 in PR27 ; cf. PR179 et AI196.

674

Masao Abe, « Buddhist Nirvana. Its Significance in Contemporary Thought and Life », The Ecumenical Review, Vol. XXV, N° 2, April, 1973, pp. 158-168, p. 162.

675

Cf., e.g., PR166 et 189.

676

« That the fundamental types of entities are actual entities, and eternal objects ; and that the other types of entities only express how all entities of the two fundamental types are in community with each other, in the actual world. » (PR25)

677

« Novel togetherness. » (PR21 et cf. PR85)

678

« To “function” means to contribute determination to the actual entities […]. » (CE20 et CE24)

679

« No two actual entities originate from an identical universe. » (CE5)

680

PR166.

681

SMW179 et cf. PR343.

682

PR343.

683

PR345. Pour d’aucuns, cette inversion n’est pas une exception, mais une perfection de son système (Marjorie Hewitt Suchocki, « The Metaphysical

331

Ground of the Whiteheadian God », Process Studies, Vol. 5, N°4, 1975, pp. 237246). 684

PR345-346. Il est légitime de se demander si l’établissement d’une simultanéité entre Dieu et toutes les entités-sujet est praticable dans le cadre du paradigme relativiste que Whitehead instaure. On verra le prix à payer pour trancher cette question.

685

PR351.

686

Métaphysique A, 4

687

Cf. SMW178 cité plus haut.

688

Dans SMW, Whitehead parlait de « underlying eternal energy » (p. 105), de « underlying activity » (p. 107), et de « substantial activity » (ib.), sans toutefois systématiser ce principe en cohérence avec les deux autres.

689

La question de l’articulation du flux et de la permanence hante la totalité de son œuvre : déjà dans IM165-172, puis dans PNK82, CN144, SMW158, mais aussi dans PR (cf. PR347 et 348), AI33, et « Immortality » [1941], in ESP89-90.

690

Cf., e.g., Lewis S. Ford (« The Creation of “Eternal Objects” », The Modern Schoolman 71/3, 1994, pp. 191-222) qui préfère l’appellation « atemporal objects » (zeitlose Gegenstände, plutôt que ewige Objekten). La question disputée est bien entendu celle de la coloration à donner à l’idée d’éternité : procède-t-elle, à la grecque, de l’atemporalité ; ou, à la juive, de la sempiternalité ?

691

SMW159, cf. SMW165 et PR115.

692

PR291.

693

« This interfusion of events is effected by the aspects of those eternal objects, such as colours, sounds, scents, geometrical characters, which are required for nature and are not emergent from it. Such an eternal object will be an ingredient of one event under the guise, or aspect, of qualifying another event. » (SMW103 ; cf. 87 sq.)

694

PR23.

695

RM88, PR92.

696

PR46, 69, 73.

697

« There are no novel eternal objects. » (PR22)

698

PR48.

699

« Eternal objects tell no tales as to their ingressions. » (PR256) (Rappelons que l’« ingression » est la transposition whiteheadienne de la « participation » platonicienne.)

700

PR23.

332

701

« Thus the entrant occasions lend their aspects to the hierarchies, and thereby convert spatiotemporal modalities into categorical determinations ; and the hierarchies lend their forms to the occasions and thereby limit the entrant occasions to being entrant only under those forms. Thus in the same way (as seen in the previous chapter) that every occasion is a synthesis of all eternal objects under the limitation of gradations of actuality, so every occasion is a synthesis of all occasions under the limitation of gradations of types of entry. Each occasion synthesises the totality of content under its own limitations of mode. » (SMW175) « “Order” in the actual world introduces a derivative “order” among eternal objets » (PR86)

702

« The reduction of the universe to a barren tautological absolute, with a dream of life and motion. » (MT92-93)

703

SMW161.

704

PR31, 44, etc.

705

« The art of progress is to preserve order amid change, and to preserve change amid order. Life refuses to be embalmed alive. » (PR339) Cf. Adolphe Gesché, Dieu pour penser. IV. Le Cosmos, Paris, Les Éditions du Cerf, 1995, pp. 75 et 76.

706

PR344-345.

707

« It is deflected neither by love, nor by hatred, for what in fact comes to pass. » (PR344)

708

PR244.

709

Adolphe Gesché, Dieu pour penser. IV. Le Cosmos, op. cit., p. 83.

710

Allison Heartz Johnson, « Whitehead as Teacher and Philosopher », Philosophy and Phenomenological Research, 29, 1968-1969, pp. 351-376.

711

Peut-être peut-on trouver un signe de cette double limitation dans les qualifications employées par SMW : seul SMW174 renvoie explicitement à Dieu et dote d’une capitale la dénomination (« God as the Principle of Concretion ») ; ailleurs, c’est bien d’un principe immanent qu’il est question : « principle of limitation » (SMW178), « principle of determination » (SMW178). Notons toutefois l’occurence d’un « principle of concretion » (SMW178) manifestement divin mais non capitalisé.

712

Au demeurant, notons que ceci ne remet pas en question la nécessité du Principe de Concrétion. Notre analyse est totalement différente des propos naturalistes de Sherburne (« Whitehead without God », in Delwin Brown, Ralph E. James, Jr. & Gene Reeves (eds.), Process Philosophy and Christian Thought, Indianapolis and New York, The Bobbs-Merrill Co., 1971, pp. 305-328) : alors que nous tentons de resituer les émergences conceptuelles whiteheadienne, Sherburne entend montrer, coûte que coûte, que Dieu est un appendice superflu. Si nous le lisons bien, cette intention saugrenue repose sur deux prémisses difficilement compatibles : d’une part, c’est au passé qu’il revient

333

d’opérer les limitations requises par toute concrescence ; d’autre part, il n’y a pas de passé lointain (« remote past »). 713

« Any summary conclusion jumping from our conviction of the existence of such an order of nature to the easy assumption that there is an ultimate reality which, in some unexplained way, is to be appealed to for the removal of perplexity, constitutes the great refusal of rationality to assert its rights. We have to search whether nature does not in its very being show itself as self-explanatory. By this I mean, that the sheer statement, of what things are, may contain elements explanatory of why things are. Such elements may be expected to refer to depths beyond anything which we can grasp with a clear apprehension. In a sense, all explanation must end in an ultimate arbitrariness. My demand is, that the ultimate arbitrariness of matter of fact from which our formulation starts should disclose the same general principles of reality, which we dimly discern as stretching away into regions beyond our explicit powers of discernment. » (SMW92-93)

714

Comme l’auteur lui-même le confie en SMWviii.

715

SMW157 et 173.

716

SMW174 et AI158.

717

SMW92 et 158.

718

SMW178 et SMW94, 161, 162.

719

« Thus as a further element in the metaphysical situation, there is required a principle of limitation. Some particular how is necessary, and some particularisation in the what of matter of fact is necessary. The only alternative to this admission, is to deny the reality of actual occasions. Their apparent irrational limitation must be taken as a proof of illusion and we must look for reality behind the scene. If we reject this alternative behind the scene, we must provide a ground for limitation which stands among the attributes of the substantial activity. This attribute provides the limitation for which no reason can be given: for all reason flows from it. God is the ultimate limitation, and His existence is the ultimate irrationality. » (SMW178)

720

La fin du chapitre « God » est, de ce point de vue, significatif. On y voit Whitehead élaguer au maximum sa qualification divine du Principe de Concrétion : « The general principle of empiricism depends upon the doctrine that there is a principle of concretion which is not discoverable by abstract reason. What further can be known about God must be sought in the region of particular experiences, and therefore rests on an empirical basis. » (SMW178179 cité supra en note 156)

721

« There is nothing actual which could be actual without some measure of order. » (RM115)

722

Voir tout particulièrement RM88sq. : « 1. The creativity whereby the actual world has its character of temporal passage to novelty. 2. The realm of ideal entities,

334

or forms, which are in themselves not actual, but are such that they are exemplified in everything that is actual, according to some proportion of relevance. 3. The actual but non-temporal entity whereby the indetermination of mere creativity is transmuted into a determinate freedom. This non-temporal actual entity is what men call God — the supreme God of rationalized religion. » 723

Pour reprendre l’image de Serres (Esthétiques. Sur Carpaccio, Paris, Hermann, 1975, p. 42).

724

RM100.

725

RM144.

726

« It is thus a definite limited creature, emergent in consequence of the limitations thus mutually imposed on each other by the elements. The inclusion of God in every creature shows itself in the determination whereby a definite result is emergent. » (RM91) « The essence of depth of actuality — that is of vivid experience — is definiteness. Now to be definite always means that all the elements of a complex whole contribute to some one effect, to the exclusion of others. The creative process is a process of exclusion to the same extent as it is a process of inclusion. » (RM109)

727

Au sens de valeur intrinsèque — « self-value » (RM98) — et de valeur relative — « There is no such thing as bare value. There is always a specific value. » (RM100) « […] ultimate enjoyment of being actual. But the actuality is the enjoyment, and this enjoyment is the experiencing of value. » (RM97)

728

« The zero of intensiveness means the collapse of actuality. » (RM100)

729

Cf. RM109.

730

RM97 et 100.

731

« The depths of his existence lie beyond the vulgarities of praise or of power. He gives to suffering its swift insight into values which can issue from it. He is the ideal companion who transmutes what has been lost into a living fact within his own nature. He is the mirror which discloses to every creatures its own greatness. » (RM148)

732

RM152.

733

« God has in his nature the knowledge of evil, of pain, and of degradation, but it is there as overcome with what is good. » (RM149)

734

« He is the binding element in the world. The consciousness which is individual in us, is universal in him : the love which is partial in us is all-embracing in him. Apart from him there could be no world, because there could be no adjustment of individuality. His purpose in the world is quality of attainment. » (RM152)

735

Cf. RM60.

736

« Whitehead does not conceive God as a personal being. This theism is a highly philosophical one. And the kind of immortality which he will describe in his

335

Gifford Lectures will not be personal immortality. When Whitehead discusses the way in which we know God, he agrees with the familiar view that our knowledge is not a direct intuition, but is reached inferentially. » (Victor Augustus Lowe, A. N. Whitehead. The Man and His Work, op. cit., Vol. II p. 193 renvoyant à RM62-66.) 737

On trouvera dans les spéculations évolutionnistes une illustration de la prime importance de l’ordre synchronique : il a été souvent objecté à l’évolution des espèces l’impossibilité de concevoir les variations co-ajustées qui doivent présider à l’innovation organique. Notre lecture suggère comment le tissu environnemental dans sa totalité peut « fluctuer avec » l’entité-sujet soumise à la question, sous peine de voir l’organisme périr.

738

PR61 et 123.

739

« Depths of value is only possible if the antecedent facts conspire in unison. Thus a measure of harmony in the ground is requisite for the perpetuation of depth into the future. But harmony is limitation. Thus rightness of limitation is essential for growth of reality. » (RM146)

740

« There is a “unison of becoming”, constituting a positive relation of all the occasions in this community to any one of them. The members of this community share in a common immediacy ; they are in “unison” as to their becoming: that is to say, any pair of occasions in the locus are contemporaries. » (PR124) Whitehead parle aussi de « unison of immediate becoming », et de « unison of immediacy. » (PR124)

741

« A complete region, satisfying the principle of “concrescent unison”, will be called a “duration.” A duration is a cross-section of the universe ; it is the immediate present condition of the world at some epoch, according to the old “classical” theory of time […]. (PR125) « A duration is a complete locus of actual occasions in “unison of becoming”, or in “concrescent unison.” It is the old-fashioned “present state of the world.” » (PR320) Ce concept de durée est plus général que celui que nous utilisions à l’instant pour qualifier l’extratemporalité de la concrescence.

742

« He is the presupposed actuality of conceptual operation, in unison of becoming with every other creative act. » (PR345)

743

« The perfection of God’s subjective aim, derived from the completeness of his primordial nature, issues into the character of his consequent nature. In it there is no loss, no obstruction. The world is felt in a unison of immediacy. » (PR345346) « The correlate fact in God’s nature is an even more complete unity of life in a chain of elements for which succession does not mean loss of immediate unison. » (PR350) Discuter cette question nécessiterait de se prononcer sur les concepts d’immortalité subjective et de durée-à-jamais (cf. infra notre paragraphe sur la nature conséquente de Dieu). On remarquera que Whitehead utilise ici curieusement l’antique équation entre perfection et complétude.

336

744

C’est précisément la situation dans laquelle se trouva Leibniz lorsqu’il ébaucha sa preuve par l’harmonie préétablie. Selon Lowe, Whitehead n’a eu connaissance des spéculations leibniziennes que par Russell et Couturat (A. N. Whitehead. The Man and His Work. Vol. I, op. cit., p. 232). De fait, SMW155 et ESP243 renvoient à : Bertrand Russell, A Critical Exposition of the Philosophy of Leibniz. With an Appendix of Leading Passages. New Edition, London-New York, George Allen & Unwin Ltd., 1937. ESP10 renvoie à Louis Couturat, La Logique de Leibniz d'après des documents inédits, Paris, Félix Alcan, Éditeur. Ancienne Librairie Germer Baillière et Cie, 1901.

745

On consultera à ce propos la fascinante anthologie Egyptian Hymn and Prayers, Translator John A. Wilson, in James Bennett Pritchard (ed.), Ancient Near Eastern Texts Relating to the Old Testament (corrected and enlarged edition), Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1955, pp. 365-381 (nous avons cité les pp. 365 et 366). Fort curieusement, Hartshorne et Reese ne tirent pas parti de cette proximité dans les lignes qu’ils consacrent à Akhénaton au sein de leur anthologie (Charles Hartshorne and William L. Reese (editors), Philosophers Speak of God, Chicago & London, The University of Chicago Press, 1953, pp. 29-30.)

746

PR105 et 340.

747

Cf. PR34, 343, 345, 346, 350.

748

« Whitehead replied that by “temporal” he here means “[exhibiting] growth”, not coming to be and passing away. He stated that God grows and thus in a sense is historical. God is everywhere (in time). » (A. H. Johnson, « Some Conversations with Whitehead Concerning God and Creativity », in Lewis S. Ford & George L. Kline (eds.), Explorations in Whitehead’s Philosophy, New York, Forham University Press, 1983, pp. 3-13, p. 7.) Rappelons que lorsque la nature primordiale est qualifiée d’ « éternelle », c’est d’une durée à jamais (au sens de sempiternalité) qu’il s’agit, par opposition à l’atemporalité des Grecs.

749

PR344.

750

Jan Van der Veken, « Dieu et la réalité. Introduction à la “Process Theology” », Revue Théologique de Louvain, VIII, 1977, pp. 423-447. p. 433.

751

D296-297.

752

PR345.

753

« This is God in his function of the kingdom of heaven. » (PR350)

754

PR220.

755

« Retention of their extensive relationships. » (PR67)

756

« Retention of mutual immediacy. » (PR346, cf. PR349)

757

PR31-32 ; PR108 et 247.

758

AI291.

337

759

PR347 et 351.

760

PR346 et 347.

761

PR346.

762

« Living ever-present. » (PR350)

763

CO6 in PR27 et 251.

764

PR251, 313 et 263.

765

PR334. De toute évidence, ce qui devrait être développé ici, c’est une étude sérieuse de la concrescence divine.

766

PR88, en relation avec le triple caractère de toute entité actuelle — subjectif, objectif et superjectif — tel que spécifié par les lignes 27-43 de PR87).

767

Cf. PR350sq.

768

Lewis S. Ford, The Emergence of Whitehead’s Metaphysics, op. cit., pp. 9sq.

769

« But the principle of universal relativity is not to be stopped at the consequent nature of God. This nature itself passes into the temporal world according to its gradation of relevance to the various concrescent occasions. […] For the perfected actuality passes back into the temporal world, and qualifies this world so that each temporal actuality includes it as an immediate fact of relevant experience. For the kingdom of God is with us today. […] In this sense, God is the great companion — the fellow-sufferer who understands. […] In this way, the insistent craving is justified — the insistent craving that zest for existence be refreshed by the ever-present, unfading importance of our immediate actions, which perish and yet live for evermore. » (PR350-351)

770

Somme Théologique I, q. xliii, a3. On distinguera donc cette omniprésence divine spéciale d’une omniprésence divine commune et ordinaire (mode ordinaire suivant lequel Dieu est intimement en toutes choses).

771

Préparation dont la sagesse des nations nous dit qu’elle est holiste. Techniquement parlant, la perception sur le mode de l’immédiateté présentationnelle doit être mise en sourdine, c’est-à-dire que le sujet doit se dissocier de ses sens ; mais l’efficacité causale du corps doit, elle aussi, être encalminée ; les processus de synthèse des préhensions physiques doivent être court-circuités pour permettre à l’efficacité divine de parvenir à la « conscience » (si tant est que l’on puisse encore utiliser ce vocable en pareilles circonstances). Ce qu’on appelle la foi, c’est le passage des connaissances « sur » Dieu à la connaissance « de » Dieu. Et c’est l’amour, seul digne de foi, qui établit cette fragile passerelle dont l’étançon restera branlant : il n’y a pas de « tranquille certitude », loin s’en faut, mais ténuité du lien, triomphe de la pressante invite du subtil. (Cf. John B. Cobb, Jr., A Christian Natural Theology, op. cit., p. 236 ; Ernest Lee Simmons, Jr., « Mystical Consciousness in a Process Perspective », Process Studies, Vol. IV, N°1, 1984, pp. 1-10.)

338

772

Sören Kierkegaard, Tagabücher, I, 406, cité par Romano Guardini, Vom Sinn der Schwermut, Zürich, Arche, 1949, p. 14.

773

« Christianity […] does not emphasize the ruling Caesar, or the ruthless moralist, or the unmoved mover. It dwells upon the tender elements in the world, which slowly and in quietness operates by love ; and it finds purpose in the present immediacy of a kingdom not of this world. Love neither rules, nor is it unmoved ; also it is a little oblivious as to morals. It does not look to the future, for it finds its own reward in the immediate present. » (PR343)

774

« It was a mistake, as the Hebrew tried, to conceive of God as creating the world from outside, at one go. An all-foreseeing Creator, who could have made the world as we find it now — what could we think of such a being ? Foreseeing everything and yet putting into it all sorts of imperfections to redeem which it was necessary to send his only son into the world to suffer torture and hideous death ; outrageous ideas. » (D296)

775

PR225.

776

« He does not create the world, he saves it : or, more accurately, he is the poet of the world, with tender patience leading it by his vision of truth, beauty, and goodness. » (PR346) « Creation achieves the reconciliation of permanence and flux when it has reached its final term which is everlastingness — the Apotheosis of the World. » (PR348)

777

Voir, e. a., John B. Cobb, Jr. and David Ray Griffin, Process Theology. An Introductory Exposition, Philadelphia, Pennsylvania, The Westminster Press, 1976.

778

William Shakespeare, Hamlet. Le Roi Lear. Préface et traduction d’Yves Bonnefoy, Paris, Gallimard, 1978, p. 35. (Act I, Sc. I : « The morn, in russet mantle clad, Walks o'er the dew of yon high eastward hill. »)

779

Cf. John W. Lansing, « The “Natures” of Whitehead’s God », Process Studies, Vol. III, N°3, 1973, pp. 143-152.

780

PR345.

781

Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 5, 1141b15-16 (Nouvelle traduction avec introduction, notes et index par J. Tricot (sixième tirage), Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1987). On concultera à ce propos l’irremplaçable La prudence chez Aristote de Pierre Aubenque (Avec un appendice sur La prudence chez Kant, Paris, Presses Universitaires de France, Bibliothèque de Philosophie Contemporaine, 1963).

782

PR257 et PR40.

783

PR31-32.

784

Charles Hartshorne, Whitehead's Philosophy. Selected Essays, 1935-1970, Lincoln and London, University of Nebraska Press, 1972.

339

785

Voir infra la question disputée de l’obvie nécessité du surgissement de nouveaux objets éternels.

786

MT121.

787

« Immediate flux of life » (Essays in Radical Empiricism, op. cit., p. 93) ; « that which is not yet any definite what » ; « new-born babes » (Essays in Radical Empiricism, op. cit., p. 93).

788

« When we conceptualize, we cut out and fix, and exclude everything but what we have fixed. A concept means a that-and-no-other. » (William James, A Pluralistic Universe. Hibbert Lectures at Manchester College on the Present Situation in Philosophy, New York / London, Longman, Green, and Co., 1909 ; nous citons l’édition de Fredson Bowers and Ignas K. Skrupskelis, Introduction by Richard J. Bernstein, Cambridge, Massachusetts / London, England, Harvard University Press, 1977, p. 113.)

789

André Chaumeix, « William James », op. cit. ; Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, op. cit., p. 317.

790

Cf. Daisetz Teitaro Suzuki, What is Zen ?, New York, Harper & Row, Publishers, 1971. D’où le but que s’assigne l’impétrant : refuser les doctrines à propos du réel et déconceptualiser l’esprit de manière à lui retirer le fardeau de toutes les notions qu’il contient. Comme le dit Eliade dans un contexte parallèle : « La seule connaissance parfaite est celle d’ordre extatique, puisqu’elle n’implique pas la dualité du réel. […] Le Saint qui a vidé son esprit de tous les conditionnements et a émergé dans l’unité/totalité du Tao, vit dans une extase ininterrompue. » (Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses, trois volumes. II. De Gautama Bouddha au triomphe du christianisme, Paris, Payot, 1976-1983, pp. 35 et 36.)

791

« Primordial stuff of the world » (Essays in Radical Empiricism, p. 4) ; « stuff of pure experience » (Essays in Radical Empiricism, pp. 26-27). Hartshorne (et Griffin à sa suite) nomme quelquefois la créativité « creative experience ».

792

Essays in Radical Empiricism, p. 121.

793

William James, A Pluralistic Universe, op. cit., p. 117. On ne voit que trop bien comment lire cela du point de vue de l’analyse morphologique : seul le tissu potentiel formé par les entités-objet est susceptible d’une partition réelle.

794

« To experience means to know facts just as they are, to know in accordance with facts by completely relinquishing one’s own fabrications. What we usually refer to as experience is adultered with some sort of thought, so by pure I am referring to the state of experience just as it is without the least addition of deliberative discrimination. […] Pure experience is identical with direct experience. » (Nishida Kitaro, An Inquiry into the Good. (Zen no Kenkyu, 1911) Translated by Masao Abe, New Haven, Yale University Press, 1990, pp. 3-4.) Sur les subtilités de la pensée de Nishida, on lira, e.g., Tokiyuki Nobuhara, « How can Pure Experience give rise to Religious Self-Awareness and then to

340

the Topological Argument for the Existence of God Cogently ? : Nishida, Whitehead, and Pannenberg », American Academy of Religion, 1993 et Yoshihiro Nitta and Hirokata Tatematsu (editors — in cooperation with the World Institute for Advanced Phenomenological Research and Learning, Belmont, Mass.), Japanese Phenomenology. Phenomenology as the Transcultural Philosophical Approach, Dordrecht and Boston, D. Reidel Publishing Company, 1979. En langue française, signalons « L’École de Kyôto » (édité par Bernard Stevens), Études phénoménologiques, Tome IX, N° 18, 1993. 795

Shizuteru Ueda, Experience and Language in the Thinking of Kitaro Nishida. Presented at Seminar, Claremont, November 1990, Annual Report from the Institute for Zen Studies, N° XVII, May, 1991. Voir aussi son Zen and Philosophy in the Thought of Nishida Kitaro. Translated by Mark Unno, Kyoto University Press, 1989.

796

Ernest Lee Simmons, Jr., « Mystical Consciousness in a Process Perspective », op. cit., renvoyant à Shrî Aurobindo, The Life Divine. Two volumes, Pondicherry, Sri Aurobindo Ashram, 1973.

797

Nombreux sont les parallélismes culturels qui peuvent être établis avec cette expérience cosmique totale. Le concept mystique de l’homme éveillé (expression qui n’est étrangère ni à Héraclite ni à Platon) correspond en Inde à l’éveil de la kundalini, notion proche du Ch’i chinois, du Ki japonais, du Ntu africain ou de la Baraka des Soufis.

798

« Translate experience from a more concrete or pure into more intellectualized form. » (Essays in Radical Empiricism, p. 96. et cf. p. 160.

799

William James, « Quelques considérations sur la méthode subjective », in Essays in Philosophy, Ed. by Frederick H. Burkhardt e.a. Introduction by John J. McDermott, Cambridge, Harvard University Press, 1978, pp. 23-31, p. 23.

800

Se référer à Jean Gebser (Ursprung und Gegenwart, Stuttgart, Deutsche Verlagsanstalt, 1949/1953) et à sa lecture par Harald Atmanspacher : « Categoreal and Acategoreal Representation of Knowledge », Cognitive Systems, 3-3, 1992, pp. 259-288 et Harald Atmanspacher & Eva Ruhnau [Eds.], Time, Temporality, Now. Experiencing Time and Concepts of Time in an Interdisciplinary Perspective. With 40 Figures, Berlin, Springer-Verlag, 1997.

801

Cf. Paul Tannery, « Héraclite et le concept de Logos », Revue philosophique, 16, 1883, pp. 292-308, qui reprend les résultats de l’enquête de Gustav Teichmüller (Neue Studien zur Geschichte der Begriffe, 1876). Il fut qualifié d’ai)nikth/j, c’est-à-dire d’énigmatique ou encore de skoteino/j (obscurus) par Ciceron (voir son De finibus II, 5, 15 et John Burnet, Greek Philosophy. Thales to Plato, London / New York, Macmillan and Co. / St. Martin’s Press, 1914, p. 57.)

802

Pierre-Maxime Schuhl, Essai sur la formation de la pensée grecque, op. cit., pp. 278-284.

341

« pa/nta xwrei= kai\ ou)de\n me/nei » (Platon, Cratyle, 402a).

803 804

« Il est une harmonie contre tendue comme pour l’arc et pour la lyre. » (Héraclite, fgt. 51. Trad. Dumont).

805

Fr. 50. Voir aussi son commentaire par Heidegger dans son Einführung in die Metaphysik, op. cit., p. 99.

806

Cette image et ses aboutissants — dont l’origine est peut-être perse — use de la polysémialité du mot lo/goj (voir Victor Ehrenberg, From Solon to Socrates. Greek History and Civilization During the Sixth and Fifth Centuries B. C., London, Methuen & Co., Ltd., 1968 ; nous nous référons à la Sec. Ed., 1973, p. 107). Aristote, Métaphysique A5, 985b23. Notons avec Burnet que la paliggenesi/a est souvent incorrectement désignée par le terme tardif et impropre de métempsycose (J. Burnet, « Philosophy », in Sir Richard Winn Livingstone (ed.), The Legacy of Greece, Oxford, At The Clarendon Press, 1921, pp. 57-95).

807

808

Sur les différentes significations recouvertes par le terme — religieuse, médicale, morale —, voir Jeanne Croissant, Aristote et les mystères, Liège et Paris, Faculté de Philosophie et Lettres et Librairie E. Droz, 1932, pp. 63sq.

809

Voir, e.g. : William Keith Chambers Guthrie, A History of Greek Philosophy. Volume I. The Earlier Presocratics and the Pythagoreans, Cambridge, Cambridge University Press, 1962, pp. 420-424 ; Brice Parain, Essai sur le logos platonicien. Deuxième édition, Paris, Éditions Gallimard, 1942, p. 188 ; Christos Yannaras, « Influences philosophiques sur la mystique de la patristique grecque », in Jean-Marie Van Cangh et collaborateurs, La mystique, op. cit., pp. 73-79 ; H. Fournier, Les Verbes « dire » en grec ancien (Exemple de conjugaison supplétive), Paris, Librairie C. Klincksieck, 1946, spécialement pp. 217-224 ; Geoffrey Stephen Kirk and John Earle Raven, The Presocratic Philosophers. A Critical History with a Selection of Texts, Cambridge, Cambridge University Press, 1957, p. 188.

810

Martin Heidegger, Einführung in die Metaphysik, op. cit., p. 77 ; cf. pp. 138-139.

811

“The excessive trust in linguistic phrases has been the well-known reason vitiating so much of the philosophy and physics among the Greeks and among the mediaeval thinkers who continued the Greek traditions. For example John Stuart Mill writes: They (the Greeks) had great difficulty in distinguishing between things which their language confounded, or in putting mentally together things which it distinguished ; and could hardly combine the objects in nature, into any classes but those which were made for them by the popular phrases of their own country ; or at least could not help fancying those classes to be natural, and all others arbitrary and artificial. […]” (PR12) Cf. Philip Ellis Wheelwright, Heraclitus, Princeton, Princeton University Press, 1959.

342

812

Saint-John Perse, Œuvre Poétique I. Éloges. La gloire des rois. Anabase. Exil. Vents, deuxième édition, Paris, Éditions Gallimard, 1953, p. 276.

813

François Jacob, La logique du vivant, op. cit., p. 42. Cf. l’idée, e.g., de la tropologie des gemmes. (Mircea Eliade, Cosmologie et alchimie babyloniennes, traduit du roumain par Alain Paruit, Paris, Gallimard, 1991, p. 107).

814

« Experiential togetherness », ou « togetherness in experience. » (cf. PR189-190 cité supra et passim)

815

Lewis S. Ford, « The Reformed Subjectivist Principle Revisited », Process Studies, Vol. 19, N°1, 1990, pp. 28-48.

816

Martin Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1927, pp. 32 et 154.

817

Martin Heidegger, Einführung in die Metaphysik, op. cit., p. 95 (« Zusammenbringen »). Quelques autres qualifications pourraient aussi bien être ajoutées (mais cela nous conduirait trop loin) : « Weil das Sein lo/goj, a(rmoni/a, a)lh/qeia, fu/sij, fai/nesqai, ist, deshalb zeigt es sich gerade nicht beliebig. » (ibid., p. 102)

818

Martin Heidegger, Einführung in die Metaphysik, op. cit., pp. 96 et 138-139 (trad. fr., pp. 133 et 186). « Lo/goj ist dies ständige Sammlung, die in sich stehende Gesammeltheit des Seienden, d. h. das Sein. Deshalb bedeuted in Frg. I, kata\ to\n lo/gon dasselbe wie kata\ fu/sin. Fu/sij und lo/goj sind dasselbe. » (ibid., p. 100)

819

820

Ibid., p. 98.

821

Ibid., p. 139 (trad. fr., p. 187).

822

Ibid., p. 11.

823

Martin Heidegger, « Das Ding », in Vorträge und Aufsätze, Pfullingen, Neske, 1954, pp. 163-185, p. 178. (« La chose », in Essais et conférences, traduit de l’allemand par André Préau et préfacé par Jean Beaufret, Paris, Gallimard, 1958, pp. 194-223.)

824

Cf. « Heidegger and Eastern Thought », Philosophy East and West. A Quarterly of Asian and Comparative Thought, Volume XX, no 3, July, 1970 ; et Graham Parkes (ed.), Heidegger and Asian Thought, Honolulu, University of Hawaï Press, 1987. Voir aussi le Gorgias, 507-508.

825

Martin Heidegger, « Das Ding », op. cit., p. 164

826

Selbstand (ibid., p. 165)

827

Ibid., pp. 170-171.

828

Chaque principe présuppose chaque autre. Il s’avère d’ailleurs que Whitehead luimême exploita le filon poético-ontologique :

343

The four symbolic figures in the Medici chapel in Florence — Michelangelo’s masterpieces of statuary, Day and Night, Evening and Dawn — exhibit the everlasting elements in the passage of fact. The figures stay there, reclining in their recurring sequence, forever showing the essences in the nature of things. The perfect realization is not merely the exemplification of what in abstraction is timeless. It does more: it implants timelessness on what in its essence is passing. The perfect moment is faceless in the lapse of time. Time has then lost its character of « perpetual perishing » ; it becomes the « moving image of eternity. » (PR338) 829

Martin Heidegger, « Das Ding », op. cit., p. 172. Le thème du Geviert doit de toute évidence se lire à la lumière de la tradition symbolique millénaire qui reçut un nouveau départ avec l’exploitation du symbole de la croix par la chrétienté. Obiter scriptum, remarquons avec Eliade (e.g., in Images et symboles, op. cit.) et Jung que, de toute éternité, le nombre quatre symbolisa l’union du ciel et de la terre, c’est-à-dire, l’équilibre, la totalité, la plénitude, la justice et la perfection. C’est ainsi que la quadratura circuli en alchimie reprend pour la transfigurer la dualité entre le cercle et la figure quadripolaire. (Cf, e.g., Synchronizität als ein Prinzip akausaler Zusammenhänge, Zurich, Rascher, 1952.)

Dans sa Réponse à Job, on trouvera au surplus ses spéculations sur la Bulle « Munificentissimus Deus » de Pie XII : Jung y montre comment elle opère le passage de la Trinité à la Quadernité en mettant en proximité, au sein de la déité, le principe féminin et le principe masculin. On le sait, les spéculations jungiennes influencèrent les réflexions de Pauli sur la nature de la nouvelle physique et ses implications ontologiques (ils publièrent ensemble Naturerklärung und Psyche, Zurich, Rascher Verlag, Studien aus dem C. G. Jung-Institut, IV, 1952). Tant et si bien qu’au centre des échanges épistolaires de Pauli avec Fierz, on trouve la discussion d’une conception quadripartie de la réalité (cf. Kalverlo V. Laurikainen, Beyond the Atom. The Philosophical Thought of Wolgang Pauli, Berlin, Springer Verlag, 1988, particulièrement les pp. 125-138). D’un point de vue plus général, on consultera avec intérêt les indications livrées par Jean-François Mattéi en son article « Geviert » dans le volume Les Notions Philosophiques. (Volume dirigé par Sylvain Auroux, Les Notions Philosophiques. Dictionnaire. Deux tomes, Paris, Presses Universitaires de France, 1990, p. 1071). Difficile de ne pas citer Jacques Derrida, Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987 : « Comment ne pas parler », pp. 535595. Sur le symbolisme de la croix, on se reportera, par exemple, à : Jean Hani, « Le signe de la croix », in Le symbolisme dans le culte des grandes religions. Actes du Colloque de Louvain-la-Neuve de 1983, Louvain-la-Neuve, Éditions du Centre d’Histoire des Religions, 1985, pp. 315-330, spécialement p. 326. Du plus grand intérêt est également, du même auteur, Le symbolisme du temple chrétien, 2iè

344

éd., Paris, Guy Trédaniel, Éditions de la Maisnie, 1978. Voir aussi René Guénon, Le symbolisme de la croix, Paris, Guy Trédaniel. Éditions Véga, 1984 ; Cornelio Fabro, C. P. S., Participation et causalité selon Saint Thomas d’Aquin, Louvain / Paris, Publications Universitaires / Béatrice-Nauwelaerts, 1961 ; et Ephrem Dominique Yon, « Le symbole et la croix », in Le mythe et le symbole de la connaissance figurative de Dieu, Paris, Beauchesne, 1977, pp. 125-154. 830

Comparer PR21 (« creativity […] is that ultimate principle by which the many […] become the one ») et « Das Ding », op. cit., p. 172.

831

Martin Heidegger, « Das Ding », op. cit., p. 173

832

Ibid., p. 176 (« Der Krug ist Ding, insofern er dingt ») ; trad. fr., p. 211.

833

Ibid., pp. 176-177 ; cf. pp. 177sq.

834

Ibid., p. 178.

835

Martin Heidegger, Einführung in die Metaphysik, op. cit., p. 99.

836

Afin de les distinguer de leur acception courante, nous dotons le concept whiteheadien d’Instance, et son pendant la Caractérisation, d’une capitale.

837

Voir PR31 ; soulignons cependant que la matière première était potentialité pure alors que la créativité est, elle, pure activité.

838

« “Together” is a generic term covering the various special ways in which various sorts of entities are “together” in any one occasion. » (PR21)

839

PR32 et cf. PR20 et PR189.

840

Cf. PR18.

841

Martin Heidegger, « Aletheia (Heraklit, fragment 16) », in Vorträge und Aufsätze, op. cit., pp. 257-282, ici p. 273.

842

Il semblerait que, peu avant son décès (qui eut lieu en 1976), Heidegger ait instigué le lancement de la traduction de Procès et réalité en allemand (Prozess und Realität. Entwurf einer Kosmologie, Uebersetzt und mit einem Nachtwort versehen von Hans Günter Holl, Frankfurt a. M., Suhrkamp Verlag, 1979). Son intérêt pour le philosophe britannique ferait suite à sa rencontre, vers 1956, avec John Edwin Smith (de Yale). (George Ramsdell Lucas, communication personnelle, 25 octobre 1999 ; et cf. Jan Van der Veken, « Whitehead and Merleau-Ponty on The Concept of Nature », read at The Silver Anniversary International Whitehead Conference, Claremont, août 1998.)

843

Martin Heidegger, « Das Ding », op. cit., pp. 179-180. Notons au passage que le court-circuitage de la langue qu’opère ici Heidegger se retrouve chez (est repris par ?) Watts tentant de décrire l’expérience « pure » que l’absorption de psychotropes induit : « Going indoors I find that all the household furniture is alive. Everything gestures. Tables are tabling, pots are potting, walls are walling, fixtures are fixturing — a world of event instead of things. » (Alan W.

345

Watts, The Joyous Cosmology. Adventures in the Chemistry of Consciousness, New York, Pantheon Books, 1962, p. 69). 844

« That which has grown together. » (SMW174)

845

SMW142.

846

Un principe est « au dessus des hypothèses » (Rép. VI, 510) et doit se tenir fermement, maintenant et toujours (Ménon 89). On le sait, Aristote distinguait les premiers principes des premières causes (Métaphysique, A 2, 982 b9 sq.). Cf. aussi Antoine Vergote, « Passion de l’origine et quête de l’originaire. Idéologie et vérité religieuse », in Enrico Castelli (éd.), Démythisation et idéologie, Paris, Aubier. Éditions Montaigne, 1973, pp. 293-324, p. 297. Aristote, Métaphysique, D 1012b34 - 1013a20.

847 848

Cf. Physique VIII, 3, 253a 32-b2.

849

« Every actual entity, including God, is a creature transcended by the creativity which it qualifies. » (PR88) « Aboriginal instance of this creativity […] the aboriginal condition which qualifies its action » (PR225 ; et cf. 244).

850

Cf. Métaphysique Θ, 6, 1048 a et b.

851

SMW175, et passim.

852

PR31.

853

AI150.

854

« This community of the world, which is the matrix of all begetting, and whose essence is process with retention of connectedness — this community is what Plato terms The Receptacle. » (AI150)

855

Cf. Timée 50 c, d et 51 ; AI275. Timée emploie différents termes pour désigner cette même réalité incroyable, soient, principalement : le réceptacle (u)podoxh/, 49a6, et 51a6) ; la nourrice (tiqh/nh, 49a7, et 52d5), la nourrice et la nourricière de l’univers (trofo\n kai\ tiqh/nhn…, 88d7), ou la mère (mh/thr, 50d3, et 51a5), ce en quoi les caractéristiques sensibles apparaissent (49e7, 50d1 et 50d6) ; le porte-empreinte (50c2) ; le « territoire » (« xw/ra », 52b1 et 52d3). (voir JeanFrançois Pradeau, « Être quelque part, occuper une place », op. cit).

856

Ferdinand Alquié, La nostalgie de l’être, Paris, Presses Universitaires de France, 1973.

857

Sainte Beuve, Portraits littéraires, Paris, Gallimard, t. II, p. 466 ; épigraphe de l’ouvrage de Gilson, D’Aristote à Darwin et retour, Paris, Vrin, 1971.

858

Sir James Jeans, Physics and Philosophy, Cambridge / New York, At the University Press / The Macmillan Company, 1943, p. 216.

859

PR21.

860

SMW103, 255 ; PR7, 21-22 et passim ; AI235-236 et 179.

346

861

Lewis S. Ford, The Emergence of Whitehead’s Metaphysics, op. cit., p. 240 citant « The notes of Whitehead’s Harvard Lectures for the Fall of 1928 as recorded by Sinclair Kerby-Miller. »

862

Lewis S. Ford, The Emergence of Whitehead’s Metaphysics, op. cit., p. 244n22 ; Christian, An Interpretation of Whitehead’s Metaphysics, op. cit.

863

PR289.

864

AI150 et PR349.

865

Jean-Claude Dumoncel, « Whitehead ou le cosmos torrentiel. Introduction critique à une lecture de Process and Reality », Archives de Philosophie, 47 & 48, décembre 1984 et janvier 1985, pp. 569-589 & 59-78.

866

Joseph Needham, The Grand Titration. Science and Society in East and West, London, George Allen and Unwin, 1969, pp. 250-251, 321 et 325. Cf. aussi François Jullien, Procès ou création. Une introduction à la pensée chinoise : essai de problématique interculturelle, Paris, Éditions du Seuil, Travaux, 1989.

867

À la suite de SMW177, qui parle des attributs de la créativité.

868

« Underlying energy, or activity. » (SMW35)

869

Cf. SMW105, 107, 108, 123, 151.

870

« In all philosophic theory there is an ultimate which is actual in virtue of its accidents. It is only then capable of characterization through its accidental embodiments, and apart from these accidents is devoid of actuality. In the philosophy of organism this ultimate is termed “creativity” ; and God is its primordial, nontemporal accident. » (PR7) « Creativity is always found under conditions, and described as conditioned. The nontemporal act of all-inclusive unfettered valuation is at once a creature of creativity and a condition for creativity. It shares this double character with all creatures. By reason of its character as a creature, always in concrescence and never in the past, it receives a reaction from the world ; this reaction is its consequent nature. It is here termed “God” […]. » (PR31 ; cf. aussi PR88, 222, 225, 348-349)

871

« God is the aboriginal instance of this creativity, and is therefore the aboriginal condition which qualifies its action. It is the function of actuality to characterize the creativity, and God is the eternal primordial character. But of course, there is no meaning to “creativity” apart from its “creatures”, and no meaning to “God” apart from the creativity and the “temporal creatures”, and no meaning to the temporal creatures apart from “creativity” and “God.” » (PR225)

872

PR347-348.

873

PR349.

874

« The ultimate evil in the temporal world is deeper than any specific evil. It lies in the fact that the past fades, that time is a “perpetual perishing.” Objectification involves elimination. » (PR340)

347

875

PR341.

876

« Decay, Transition, Loss, Displacement belong to the essence of the Creative Advance. » (AI286 ; voir aussi MT71).

877

FR18, 23, 33 ; comme du reste Baudrillard et son « Théorème de la Part Maudite » : Il y a une conséquence terrifiante à la production ininterrompue de positivité. Car si la négativité engendre la crise et la critique, la positivité hyperbolique engendre, elle, la catastrophe, par incapacité de distiller la crise et la critique à doses homéopathiques. […] Sous la transparence du consensus, l’opacité du mal […]. (La Transparence du Mal. Essai sur les phénomènes extrêmes, Paris, Galilée, 1990, p. 111).

878

« Ce que j’aime, c’est un mystère, je suis sur sa trace, je l’ai vu maintes fois s’éclairer d’un reflet de lumière et, comme artiste, le jour où j’en serai capable, je le manifesterai et je l’amènerai à se révéler. C’est la figure de la Mère des choses dans son grand enfantement, son secret ne consiste pas, comme celui d’une autre image, dans tel ou tel détail ; plénitude ou maigreur des formes, rudesse ou gentillesse, vigueur ou grâce, mais il consiste en ce que les suprêmes contradictions du monde, qui autrement ne peuvent s’accorder, ont scellé la paix dans cette figure, et y coexistent : naissance et mort, bonté et cruauté, fécondité et destruction. Si je n’avais fait qu’imaginer cette figure, si elle n’était qu’un jeu de mon esprit ou un vœu ambitieux d’artiste, il n’y aurait pas grand mal à ce qu’elle ne se réalise pas ; je me rendrais compte de ses défauts et je l’oublierais. Mais la Mère des choses n’est pas une imagination ; je ne l’ai pas imaginée, je l’ai vue. Elle vit en moi, elle se retrouve toujours sur mon chemin. » (Hermann Hesse, Narcisse et Goldmund. Traduction par Fernand Delmas, Paris, Callmann-Lévy, 1948, p. 228.)

Sa prose n’est pas sans rappeler d’antiques conceptions mythologiques ; peut-être Hesse trouva-t-il d’ailleurs l’inspiration auprès de la célèbre sculpture représentant Rati, déesse de la maternité et de la fertilité, dont Zimmer présente fort suggestivement les niveaux de sens. (On trouvera une représentation de cette sculpture en bois du XIXe — « The Goddes Rati (“Erotic Delight”), patroness of fecundity, A. D. 19th century. Bali, painted wood, Von der Heydt Collection, Rietberg Museum » — chez Heinrich Robert Zimmer, The Art of Indian Asia. Its Mythology and Transformations. Completed and Edited by Joseph Campbell, with photographs by Eliot Elisofon and others. Volume I : Text ; Volume II : Plates, New York, Pantheon Books, 1955.) 879

« Cette union de vertus et de péchés, de crimes et de générosité, de créativité et de destruction, c’est la grande énigme de la vie. Si on doit vivre l’existence d’un homme, et non celle d’un automate ou d’un animal, ni celle d’un ange, c’est bien avec cette réalité-là qu’on se trouve confronté. Dans un monde qui nous est plus familier, en Iahvé, nous voyons le Dieu créateur et bon, mais aussi le Dieu terrible, jaloux, destructeur ; et cet aspect négatif de la divinité nous révèle que Dieu est tout. De même, pour tous les peuples qui acceptent la Grande

348

Mère, le culte de ces déesses terribles est une introduction à l’énigme de l’existence et de la vie. La vie elle-même est cette « Grande Mère terrible » qui coupe les têtes et qui enfante ; qui à la fois assure la fertilité et le crime, et encore : l’inspiration, la générosité, la richesse. Cette totalisation des contraires se révèle dans les mythes de la Grande Déesse comme dans l’Ancien Testament, avec la colère de Iahvé. Et l’on se demande comment un Dieu peut se comporter de cette façon. Mais la leçon donnée par ces mythes et ces rites des déesses terribles, ou du Dieu terrible, c’est que la réalité, la vie, le cosmos, c’est ainsi. Crime et générosité, crime et fertilité. La déesse-mère est à la fois celle qui enfante et qui tue. » (Mircea Eliade, L’Épreuve du labyrinthe. Entretiens avec Claude-Henri Rocquet, Paris, Pierre Belfond, 1978, pp. 143144 ; voir aussi son Traité d’histoire des religions. Morphologie du sacré, Paris, Payot, 1949, p. 419. Sur les « Mères Terribles », on consultera, e.g., Heinrich Robert Zimmer, The King and the Corpse : Tales of the Soul’s Conquest of Evil. Edited by Joseph Campbell, 2nd ed., New York, Pantheon Books, 1957 ou Erich Neumann, The Great Mother. An Analysis of the Archetype. Translated from the German by Ralph Manheim, New York, Pantheon Books, 1955.) 880

William L. Reese, « Pantheism and Panentheism », in The New Encyclopaedia Britannica, Macropædia, 15th Edition, Vol. XXVI, Chicago, Encyclopaedia Britanica, Inc., 1985, pp. 589-594.

881

« Thus there are logically the three views : (1) God is merely the cosmos, in all aspects inseparable from the sum or system of dependant things or effects ; (2) he is both this system and something independent of it ; (3) he is not the system, but is in all aspects independent. » (Charles Hartshorne, The Divine Relativity. A Social Conception of God, New Haven and London, Yale University Press, 1976, p. 90 ; voir aussi, du même auteur, « Pantheism and Panentheism », in Mircea Eliade (Editor in Chief), The Encyclopedia of Religion, Vol. XI, New York / London, Macmillan Publishing Company / Collier Macmillan Publishers, 1979, pp. 165-171.)

882

CN73.

883

Cf. Morris Raphael Cohen, Reason and Nature. An Essay on the Meaning of Scientific Method, New York, Harcourt, Brace and Company, Inc., 1931. Elle est reprise par Hartshorne, pistant également l’idée whiteheadienne de contrastes de contrastes (PR22) : cf, e.g., Charles Hartshorne and William L. Reese (editors), Philosophers Speak of God, op. cit., p. 2 et Charles Hartshorne, Creative Synthesis, op. cit., p. 99 ; et notre note 272.

884

On devrait évoquer ici la validation du concept de créativité que l’on pourrait découvrir dans une redéfinition du concept de vide (ou de néant) comme catégorie ultime. On trouvera chez Davy et Didi-Huberman une exploration patiente et précautionneuse du concept de vide en liaison avec le mystère marial (Marie-Madeleine Davy, Initiation à la symbolique romane (XIIe

349

siècle). Nouvelle édition de l’« Essai sur la symbolique romane », Paris, Flammarion, 1977 ; Georges Didi-Huberman, Fra Angelico. Dissemblance et figuration, Paris, Flammarion, 1990). 885

AI276.

886

SMW177.

887

PR31 ; cf. PR21.

888

Lama Anagarika Brahmacari Govinda, Psycho-cosmic Symbolism of the Buddhist Stûpa, Emeryville, CA., Dharma Publications, 1976, p. 28. Govinda complète ses réflexions dans Creative Meditation and Multi-dimensional Consciousness (London, Allen and Unwin, 1977).

889

PR84.

890

PR50.

891

PR32.

892

« Any set of actual occasions are united by the mutual immanence of occasions, each in the other. To the extent that they are united they mutually constrain each other. Evidently this mutual immanence and constraint of a pair of occasions is not in general a symmetric relation. For, apart from contemporaries, one occasion will be in the future of the other. » (AI197)

893

Voir, e.g., SMW122-123 et PR309.

894

Cf. PR29, 60, 82 ; ou encore : « The terminal unity of operation, here called the “satisfaction”, embodies what the actual entity is beyond itself. » (PR219)

895

Comme le dit poétiquement S47 : « “Pereunt et imputantur” is the inscription on old sundials in “religious” houses : “The hours perish and are laid to account”. »

896

Charles Hartshorne, « My Neoclassical Metaphysics », in P. Jonkers and J. Van der Veken (eds.), Whitehead’s Legacy, op. cit., pp. 17-26 ; « Some Under- and Some Over-rated Great Philosophers », Process Studies, Vol. 21, N° 3, 1992, pp. 166-174, p. 169 ; et Eugene H. Peters (ed.), « A Conversation with Charles Hartshorne at Hiram College », Eclectic. A Journal of Ideas, Winter, Hiram College, 1972, pp. 1-18.

897

Le terme n’est pas de Whitehead. PR parle de « durée-à-jamais » (everlastingness), mais, comme nous le montrerons dans notre paragraphe consacré à la nature conséquente de Dieu, ce concept est d’un ordre différent. Nous l’introduisons indépendamment de l’analyse peu scrupuleuse de Marjorie Hewitt Suchocki, The End of Evil. Process Eschatology in Historical Context, Albany, New York, State University of New York Press, 1988, p. 82. Soyons avertis du fait que l’« immortalité subjective » ici invoquée n’est pas commensurable à l’immortalité personnelle, c’est-à-dire la survie de l’âme au naufrage du corps. La conception, en termes organiques, d’une telle éventualité est une question ouverte. Si Whitehead se voulait neutre, son système l’est moins. Qu’il suffise

350

de dire que le résultat de l’application de la perspective ontologique panexpérientialiste à la question disputée dépend de la possibilité pour l’objet persistant qu’est l’âme de se trouver séparé de son environnement, la société corpusculaire qu’est le corps. 898

AI179 — nous soulignons.

899

« Passé » et « présent » sont évidemment à comprendre d’une manière relativiste. Ce qu’il dit dans CN demeure vrai de son ontologie atomique : « The theory which I am urging admits a greater ultimate mystery and a deeper ignorance. The past and the future meet and mingle in the ill-defined present. The passage of nature which is only another name for the creative force of existence has no narrow ledge of definite instantaneous present within which to operate. » (CN73)

900

« The creative process is rhythmic : it swings from the publicity of many things to the individual privacy ; and it swings back from the private individual to the publicity of the objectified individual. The former swing is dominated by the final cause, which is the ideal ; and the latter swing is dominated by the efficient cause, which is actual. » (PR151 et cf. PR214)

901

« All relatedness has its foundation in the relatedness of actualities; and such relatedness is wholly concerned with the appropriation of the dead by the living — that is to say, with “objective immortality” whereby what is divested of its own living immediacy becomes a real component in other livingimmediacies of becoming. » (PRxiii-xiv)

902

PR66-67.

903

« Anything is an object in respect to its provocation of some special activity within a subject. » (AI176 — nous soulignons ; cf. le principe de relativité.)

904

Les deux types de procès créateurs sont spécialement distingués en PR208-215.

905

D206.

906

Ces termes sont propres à la quatrième partie de AI.

907

FR18, AI259 et AI291.

908

AI257 et 279.

909

AI259, 263, 276 ; cf. RM91-96.

910

PR340-341.

911

AI258

912

« Peace […] is a broadening of feeling due to the emergence of some deep metaphysical insight, unverbalized and yet momentous in its coördination of values. » (AI285)

913

« Harmony of Harmonies. » (AI285, 296)

914

Adolphe Gesché, Dieu pour penser. II. L’homme, op. cit., p. 57.

351

Soit le changement comme mouvement local (i.e. translation — fora/) ; transformation (accroissement & diminution — au)/chsij kai\ fqi/sij) ; altération (a)lloi/wsij) ; ou, s’il concerne la substance, la venue à l’être et le déclin (ge/nesij kai\ fqora/).

915

916

Platon, Lois 889a sq. Gesché remarque à ce propos qu’Aristote parle de violence, bi/a, pour qualifier la te/xnh. (Dieu pour penser. II. L'homme, op. cit., p. 63.)

917

918

Voir, à ce propos : Else Christie Kielland, Geometry in Egyptian Art, London, Alec Tiranti Ltd., 1955 ; R. A. Schwaller de Lubicz, Le Miracle égyptien. Présenté par Isha Schwaller de Lubicz ; Illustré par Lucie Lamy, Paris, Flammarion, 1963.

919

Adolphe Gesché, Dieu pour penser. II. L’homme, op. cit., p. 60.

920

« The universe exhibits a creativity with infinite freedom. » (RM115) « Creare, “to bring forth, beget, produce”. » (PR213) Creare n’est définitivement pas un terme grec : Reto Lucius Fetz utilise cet argument pour proposer un rapprochement conceptuel entre Whitehead et Thomas (« Kreativität : Eine neue transzendentale Seinsbestimmung ? », in Friedrich Rapp und Reiner Wiehl (Herausgegeben von), Whiteheads Metaphysik der Kreativität. Internationales Whitehead-Symposium Bad Homburg 1983, München, Verlag Karl Aber Freiburg, 1986, pp. 207-225.

921

Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin, Don D. Jackson, Pragmatics of Human Communication. A Study on Interactional Patterns, Pathologies and Paradoxes, New York, W. W. Norton & Company, 1967 ; et Paul Watzlawick, John Weakland, Richard Fisch, Change. Principles of Problem Formation and Problem Solution. Foreword by Milton H. Erickson, New York, W. W. Norton & Company, 1974.

922

« The consideration of the general flux of events leads to this analysis into an underlying eternal energy in whose nature there stands an envisagement of the realm of all eternal objects. Such an envisagement is the ground of the individualised thoughts which emerge as thought-aspects grasped within the life-history of the subtler and more complex enduring patterns. Also in the nature of the eternal activity there must stand an envisagement of all values to be obtained by a real togetherness of eternal objects, as envisaged in ideal situations. Such ideal situations, apart from any reality, are devoid of intrinsic value, but are valuable as elements in purpose. The individualised prehension into individual events of aspects of these ideal situations takes the form of individualised thoughts, and as such has intrinsic value. Thus value arises because there is now a real togetherness of the ideal aspects, as in thought, with the actual aspects, as in process of occurrence. Accordingly no value is to be ascribed to the underlying activity as divorced from the matter-of-fact events of the real world. » (SMW105)

352

923

« The envisagement which enters into the synthesis is also a character which conditions the synthesising activity. The general activity is not an entity in the sense in which occasions or eternal objects are entities. It is a general metaphysical character which underlies all occasions, in a particular mode for each occasion. » (SMW177)

924

SMW171 et 176.

925

SMW177.

926

SMW174 et passim.

927

« General limitation of relationships. » (SMW166) Parfois Whitehead la qualifie de particulière : « particular limitation introduced by particular occasions. » (SMW161-162)

928

SMW173-174.

929

RM101. Bien sûr, Whitehead explose la perspective critique en appliquant un concept esthétique à la cognition comme à l’existence. Tout ce qui est expérience, et toute expérience possède une valeur intrinsèque.

930

« Internal principle of unrest. » (PR29 ; cf. PR28, qui nous renvoie à Alexander, et PR32)

931

Cf. les expressions « layers of social order » (PR90) ; « successive layers of types of order » (AI199).

932

PR108.

933

Johann Wolfgang von Gœthe, Faust, traduit et préfacé par H. Lichtenberger, Paris, Aubier. Éditions Montaigne, 1932, 1335 sq., p. 44.

934

Nous faisons libre usage d’expressions de Huxley : « Love is the plummet as well as the astrolabe of God’s mysteries », « […] the teleological pull from in front. This teleological pull is a pull from the divine Ground of things. » (Aldous Leonard Huxley, The Perennial Philosophy, London, Chatto & Windus, 1947, pp. 274 et 276 ; cf. pp. 2 et 5.)

935

Patrick Kavanagh, By Night Unstarred. An Autobiographical Novel. Edited by Peter Kavanagh, Newbrudge, Ireland, The Goldsmith Press, 1977, p. 118.

936

Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Paris, Éditions Gallimard, 1955, p. 7.

937

Maurice Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie et autres essais, op. cit, p. 26.

938

Voir principalement SMW, ch. III.

939

Bertrand Russell, Autobiography [One volume paperback edition], London, Routledge, 1991, p. 306 (lettre datant du 8 janvier 1917). Cf. Victor Augustus Lowe, A. N. Whitehead. The Man and His Work, Vol. I, op. cit., pp. 229 et 292.

940

Victor Augustus Lowe, « The Development of Whitehead’s Philosophy » in P. A. Schilpp, The Philosophy of Alfred North Whitehead, op. cit., pp. 15-124, ici p. 123 (ou Understanding Whitehead, op. cit., p. 117). Cf. le récent ouvrage de

353

Luca Gaeta : Segni del cosmo. Logica e geometrica in Whitehead, Milano, LED/Edizioni Universitarie di Lettere Economica Diritto, Il Filarete: Pubblicazioni della Facoltà di Lettere e Filosofia dell’ Universita degli Studi di Milano CCX, 2002. 941

PR xiv.

942

D13 et 125.

943

Bertrand Russell, Portraits from Memory, op. cit., p. 103 (cf. notre note 146).

944

Mircea Eliade, Fragments d’un journal. Traduit du roumain par Luc Badesco, Paris, Gallimard, Du Monde Entier, 1973, p. 317.

945

Henri Bergson, La pensée et le mouvant, p. 122 ; in Œuvres, p. 1349.

946

Judith Schlanger, « La pensée inventive », in Isabelle Stengers et Judith Schlanger, Les concepts scientifiques, Paris, Gallimard, 1991, pp. 67-100, p. 74 ; voir aussi, du même auteur, L’invention intellectuelle, Paris, Mouton, 1975.

947

« In den Gebieten, mit denen wir es zu tun haben, gibt es Erkenntnis nur blitzhaft. Der Text ist der langnachrollende Donner. » (Walter Benjamin, Das PassagenWerk, cité par George Steiner, Les Antigones, Paris, Gallimard, 1986 ; cf. Platon, Lettres, 341c-d.)

948

« A flash of divine genius, penetrating to the inmost nature of things. » (SMW37).

949

« All systematic thought must start from presuppositions. » (MT1)

950

Loup Verlet, La malle de Newton, Paris, Gallimard, 1993. Pour sa part, Jammer a souligné l’importance du concept de transsubstantiation dans la genèse du concept de masse (Max Jammer, Concepts of Mass in Classical and Modern Physics, New York, Harper Torchbook, 1964).

951

« Il n’y a pas de système durable qui ne soit, dans quelques-unes au moins de ses parties, vivifié par l’intuition. La dialectique est nécessaire pour mettre l’intuition à l’épreuve, nécessaire aussi pour que l’intuition se réfracte en concepts et se propage à d’autres hommes ; mais elle ne fait, bien souvent, que développer le résultat de cette intuition qui la dépasse. […] L’intuition, si elle pouvait se prolonger au delà de quelques instants, n’assurerait pas seulement l’accord du philosophe avec sa propre pensée, mais encore celui de tous les philosophes entre eux. » (Henri Bergson, L’Évolution créatrice, p. 239 ; in Œuvres, p. 697.)

952

C’est-à-dire qui porte en son propre fond la garantie de son évidence.

953

« They are not, and should not be, the result of an argument. For all arguments must rest upon premises more fundamental than the conclusions. Discussion of fundamental notions is merely for the purpose of disclosing their coherence, their compatibility, and the specializations which can be derived from their conjunctions. » (AI294)

354

954

Épinglons un troisième usage du concept chez Whitehead. Les difficultés pratiques de la scolarité sont articulables en deux pôles : analytique — capacité abstractive s’exerçant sur un créneau pointu (l’esprit de géométrie) — et synthétique — intuition valuante refusant tout divorce d’avec la totalité (l’esprit de finesse) : « This professional training can only touch one side of education. Its centre of gravity lies in the intellect, and its chief tool is the printed book. The centre of gravity of the other side of training should lie in intuition without an analytical divorce from the total environment. Its object is immediate apprehension with the minimum of eviscerating analysis. The type of generality, which above all is wanted, is the appreciation of variety of value. I mean an aesthetic growth. […] What is wanted is an appreciation of the infinite variety of vivid values achieved by an organism in its proper environment. When you understand all about the sun and all about the atmosphere and all about the rotation of the earth, you may still miss the radiance of the sunset. There is no substitute for the direct perception of the concrete achievement of a thing in its actuality. We want concrete fact with a high light thrown on what is relevant to its preciousness. » (SMW199)

955

AI177.

956

SMW77, 80 et 87.

957

AI139.

958

Willard Van Orman Quine, Word and Object, Cambridge, Massachusetts / London, The Massachusetts Institute of Technology Press, 1960 ; tout particulièrement le paragraphe intitulé « The interanimation of sentences », pp. 9-13. On le sait, Quine se trouve être un ancien étudiant de Whitehead (voir son A System of Logistic. With a Foreword of A. N. Whitehead, Cambridge, Massachussets / London, Harvard University Press / Oxford University Press, 1934). De même, pour Merleau-Ponty relisant Saussure : « il y a donc une opacité du langage : nulle part il ne cesse pour laisser place à du sens pur, il n’est jamais limité que par du langage encore et le sens ne paraît en lui que serti dans les mots. Comme la charade, il ne se comprend que par l’interaction des signes, dont chacun pris à part est équivoque ou banal, et dont la réunion seule fait le sens. » (Maurice Merleau-Ponty, Signes, op. cit., pp. 68-69 ; cf. pp. 67, 75, 123, 131.) Le débat est de toute évidence très ancien : « l’essence du langage est d’être un entrelacement de noms », soutenait déjà Platon (Théétète, 202b.)

959

Jean Ladrière, « La forme et le sens », in Encyclopédie Philosophique Universelle. Volume Premier : L’univers philosophique (volume dirigé par André Jacob), Paris, Presses Universitaires de France, 1989, pp. 475-492, p. 475 ; et, du même auteur, « Le langage des spirituels », in Dictionnaire de spiritualité, ascétique et mystique. Doctrine et histoire, Tome IX, Fascicule LIX-LX, Paris, Éditions Beauchesne, 1975, pp. 204-217. Cf. Filmer S. C. Northrop, « Language, Mysticism and God », ch. XVII de Man, Nature and God, op. cit., pp. 238-246

960

Épinglons ces deux apophtegmes merleau-pontiens :

355

[…] Le langage ne dit jamais rien, il invente une gamme de gestes qui présentent entre eux des différences assez claires pour que la conduite du langage, à mesure qu’elle se répète, se recoupe et se confirme elle-même, nous fournisse de manière irrécusable, l’allure et les contours d’un univers de sens. Dire qu’aucun signe isolé ne signifie, et que le langage renvoie toujours au langage, puisque à chaque moment seuls quelques signes sont reçus, c’est aussi dire que le langage exprime autant par ce qui est entre les mots que par les mots eux-mêmes, et par ce qu’il ne dit pas autant que par ce qu’il dit, comme le peintre peint, autant que ce par ce qu’il trace, par les blancs qu’il ménage, ou par les traits de pinceau qu’il n’a pas posés. (Maurice Merleau-Ponty, La prose du monde, op. cit., pp. 46-47 et 61-62.) 961

Maurice Blanchot, L’espace littéraire, op. cit., p. 36

962

Héraclite, Fragment 93.

963

« Si ce n’est moi, mais le Logos, que vous avez écouté, Il est sage de convenir qu’est l’Un-Tout. » Voir Martin Heidegger, Einführung in die Metaphysik, op. cit., p. 99. Martin Heidegger, Sein und Zeit, op. cit. p. 33 (sur le concept d’a)po/fansij).

964 965

Ibid., p. 32.

966

Se reporter à notre emploi de Heidegger dans le cadre de l’explicitation de l’êtreensemble whiteheadien par l’onto-logique antésocratique (§ II. B. 2. b. 2).

967

« Le Tao qu’on saurait exprimer n’est pas le Tao de toujours. » (Lao-tseu, Tao-tö king, I, in Philosophes taoïstes. Lao-tseu, Tchouang-tseu, Lie-tseu. Avantpropos, préface et bibliographie par Étiemble. Textes traduits, présentés et annotés par Liou Kia-Hway et Benedykt Grynpas. Relus par Paul Demiéville, Étiemble et Max Kaltenmark, Paris, Gallimard, 1980, p. 3.)

968

Henri Bergson, Mélanges, op. cit., p. 368.

969

AI236-237.

970

Pour une discussion des concepts de relation chez Moore, Bradley et Russell avec la préhension whiteheadienne en point de mire, cf. Charles Hartshorne, The Divine Relativity, op. cit.

971

Soit principalement IM246, SMW125, 126, 136, PR307-308, 322 et AI202.

972

Respectivement PR307 et AI202.

973

PR66.

974

PR68.

975

PR62, 66, 96, 303.

976

PR96, 294, 302, etc.

356

977

PR288, 294.

978

PR288.

979

PR294.

980

Cf. supra note 97.

981

PR285.

982

PR292.

983

PR248.

984

PR283.

985

PR72 et 77, voir également PR63, 67-68, 123-124, 128, 325.

986

PR286-289.

987

PR293.

988

MT163 ; cf. PR203 et AI197.

989

Cf. AI195, qui argumente au surplus pour des relations indirectes entre entités contemporaines.

990

Cf. PR287, 288, 309 et MT164.

991

Jacques Taminiaux, « Le paradoxe de l'appartenance et du retrait », in Miguel Abensour, Christine Buci-Glucksmann, Barbara Cassin, Françoise Collin, Myriam Revault d'Allonnes, Ontologie et politique. Actes du Colloque Hannah Arendt, Paris, Éditions Tierce, 1989, pp. 85-99 (repris in La fille de Thrace et le penseur professionnel. Arendt et Heidegger, Paris, Éditions Payot, 1992, pp. 155-175).

992

Gottlob Frege, Die Grundlagen der Arithmetik, op. cit., p. 40.

993

CN171 et 173.

994

PRxiii-xiv.

995

PR225 et 344.

996

Suite à l’introduction de la nature conséquente : cf. PR34, 343, 345, 346, 350.

997

Jorge Luis Nobo, Whitehead’s Metaphysics of Extension and Solidarity, op. cit., p. 255.

998

Cf., e.g., PR185.

999

Sophiste 256d ; cf. AI237.

1000

« There is nothing in the real world which is merely an inert fact. Every reality is there for feeling: it promotes feeling ; and it is felt. Also there is nothing which belongs merely to the privacy of feeling of one individual actuality. » (PR310)

1001

RM88.

1002

Henri Bergson, Lettre in Mélanges, pp. 1146-1150.

357

1003

Voir, par exemple, son dialogue avec Lalande : Mélanges, pp. 502-507, ici , p. 503. (On pourrait aussi évoquer Deleuze…)

1004

PR349.

1005

Cette question est tout spécialement étudiée dans notre « The Art of Epochal Change », in Franz Riffert et Michel Weber (eds.), Searching for New Contrasts. Whiteheadian Contributions to Contemporary Challenges in Neurophysiology, Psychology, Psychotherapy and the Philosophy of Mind, Frankfurt am Main, Peter Lang, Whitehead Psychology Nexus Studies I, 2003, pp. 252-281.

1006

Métaphysique Β, 4.

1007

Métaphysique Γ, 3 ; Les seconds analytiques I, 77a10-22.

1008

Métaphysique Γ, 7 ; Les seconds analytiques I, 77a22-25.

1009

« in a sense, the self-identity of a human being is more abstract than that of a crystal. It is the life of the spirit » (SMW201) ; « […] there is no general metaphysical reason why the distinct routes of a and b should not intersect in at least one occasion. […] There is no difficulty in imagining a world — i.e., a cosmic epoch — in which arithmetic would be an interesting fanciful topic for dreamers, but useless for practical people engrossed in the business of life.” (PR199)

1010

PR6.

1011

Souvenons-nous entre autres des « antithèses » de PR348.

1012

PR340.

1013

PR208-209 propose une contextualisation similaire avec un commentaire des vers de l’hymne fameux de William Henry Monck (inspiré par un poème de Henry Francis Lyte) « Abide with me ; Fast falls the eventide ».

1014

Whitehead parle de « lure for feeling » (PR25, 85-89, 184-189, 193, 224, 259, 263, 273, 277, 328, 344) et personne ne s’est inquiété jusqu’ici de l’ambiguïté fondamentale du terme. Whitehead joue manifestement sur la note de l’incertitude, du risque et du danger.

1015

PR67, 88, 108, 339.

1016

Cf. Paul Watzlawick et al., Pragmatics of Human Communication, op. cit., pp. 195 et 212.

1017

Thomas Aquinas, Summa theologica, q. XLVI art. II.

1018

Henri Bergson, Œuvres, p. 1344. Ou encore : « La liberté n'a pas d'essence. Elle n'est soumise à aucune nécessité logique ; c’est d’elle qu’il faudrait dire ce que Heidegger dit du Dasein en général : “en elle, l'existence précède et commande l'essence”. » (Jean-Paul Sartre, L'Être et le néant. Essai d'ontologie phénoménologique, Paris, Éditions Gallimard, 1943, p. 513.) Voir aussi Étienne Gilson, L'être et l'essence, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1948, e.g., p.

358

303 et, bien sûr, la thèse d’Émile Boutroux (1874), De la contingence des lois de la nature. 1019

PR26 et 249.

1020

PR102 et 269.

1021

PR247 ; cf. PR40.

1022

PR40.

1023

Allison Heartz Johnson, « Whitehead as Teacher and Philosopher », op. cit., p. 367.

1024

PR247.

1025

PR255, 405.

1026

PR102.

1027

PR344 et cf. PR86 in note 699.

1028

PR259.

1029

PR345-346.

1030

« Philosophic truth is to be sought in the presuppositions of language rather than in its express statements. » (MTvii ; cf. SMW48 cité supra) « The very purpose of philosophy is to delve below the apparent clarity of common speech. » (AI222)

1031

Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, op. cit., p. 13.

1032

George Berkeley, Three Dialogues Between Hylas and Philonous, In Opposition To Sceptics And Atheists (1713). Trois dialogues entre Hylas et Philonous, traduction, préface et notes de André Leroy, Paris, Aubier-Montaigne, 1944, p. 104.

1033

Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1938, p. 14 ; cité par Isabelle Stengers, « Introduction », in Isabelle Stengers et Judith E. Schlanger, Les concepts scientifiques, op. cit., p. 12.

1034

SMW114.

1035

Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 34.

1036

Théétète, 174 a. Ce passage est célébré par Heidegger dans Die Frage nach dem Ding. Zu Kants Lehre von den transzendentalen Grundsätzen, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1962, p. 2 ; et par Arendt (The Life of the Mind, op. cit., p. 83), qui le met en parallèle avec l’anecdote sur Tycho Brahé que l’on trouve dans le Traüme eines Geistersehers de Kant. On trouvera une anecdote similaire chez Lao-tseu (Tao-tö king, XLI, in Philosophes taoïstes, op. cit., p. 44.)

1037

AE107 ; cf MT127sq et D367 : « in all I have written, I have been trying to express common sense ».

359

1038

SMW187 ; cf. SMW48. Sur la conception de la métaphysique comme quête présuppotionnelle, voir aussi : Robin George Collingwood, An Essay on Metaphysics, Oxford, At The Clarendon Press, 1940.

1039

« A three-fold commonness » (Hannah Arendt, The Life of the Mind, op. cit., p. 50). On retrouve l’idée grecque de compréhension de la vérité comme logos commun (o( koino\j lo/goj).

1040

Henri Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes, troisième édition augmentée, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1978, p. 116.

1041

« A young man does not initiate his experience by dancing with impressions of sensation, and then proceed to conjecture a partner. His experience takes the converse route. » (PR315-316 ; cf. MT119) « Nature to common man is not the Nature of the physicist ; and the physicist himself, outside his science, still habitually views the world as what he must believe it cannot be. » (Francis Herbert Bradley, Appearance and Reality. A Metaphysical Essay, Oxford, The Clarendon Press, 1897 ; 2d ed. (revised), with an Appendix, London / New York, Swan Sonnenschein & Co., Lim. / The Macmillan Company, 1906, p. 262.)

1042

David Ray Griffin, « Perfection, Unity, and Primordial Truths : A Counterreply », in Primordial Truth and Postmodern Theology, op. cit., pp. 87-152, spécialement pp. 90-91. Elles doivent être distinguées des « soft-core commonsense notions », qui sont relatives à une époque, un état culturel, spécifique.

1043

« The elucidation of immediate experience is the sole justification for any thought […]. » (PR4 et cf. PR49)

1044

La socio-biologie de Edward Wilson (Sociobiology. The New Synthesis, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1975) n’est, pour sa part, qu’une généralisation malheureuse d’un argument localement applicable.

1045

On pourra consulter à ce propos le paragraphe « Eight advantages of panexperientialism » dans l’article de Griffin, « Charles Hartshorne », in David Ray Griffin (ed.), Founders of Constructive Postmodern Philosophy, op. cit., ici pp. 210-211.

1046

Jean Ladrière, L’articulation du sens, op. cit., t. II, p. 287.

1047

Maurice Merleau-Ponty, « Husserl et la notion de Nature. (Notes prises au cours de Merleau-Ponty) », Revue de Métaphysique et de Morale, Paris, 1965, pp. 257-269, p. 266. Voir aussi la Phénoménologie de la perception (op. cit.), pp. 85, 491 ; « Le philosophe et son ombre », in Éloge de la philosophie (op. cit.) ; et Le Visible et l’Invisible (op. cit.), pp. 17, 41, 222, 234, 270, 272, 286, 292, 308, 312.

1048

Edmund Husserl, Ideen zu einer reinen Phaemenologie und phaemenologische Philosophie, Jahrbuch für Philosophie und phämenologische Forschung, t. I, Halle, Max Niemeyer, 1913 (puis La Haye, Martinus Nijhoff, 1950.

360

1049

Edmund Husserl, « Die Urarche Erde bewegt sich nicht », in Philosophical Essays in Memory of E. Husserl, New York, Greenwood Press, 1988, pp. 307325.

1050

Edmund Husserl, Erfahrung und Urteil. Untersuchungen zur Genealogie der Logik. Redigiert und herausgegeben von Ludwig Landgrebe, Zweite unveränderte Auflage, Hamburg, Claassen & Goverts G. m. b. H., 1954.

1051

Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op. cit., pp. 17 sq.

1052

Maurice Merleau-Ponty, Résumés de Cours, op. cit., p. 12.

1053

Francis MacDonald Cornford, « The Invention of Space », in Essays in Honor of Gilbert Murray, London, Allen & Unwin, 1936, pp. 215-235 (repris in Milic Capek (ed.), The Concepts of Space and Time. Their Structure and their Development, Dordrecht and Boston, D. Reidel Publishing Company, 1976, pp. 3-16) ; Patrick A. Heelan, Space-Perception and the Philosophy of Science, Berkeley and Los Angeles, The University of California Press, 1983.

1054

FR65.

1055

« There are experiences of ideals—of ideals entertained, of ideals aimed at, of ideals achieved, of ideals defaced. This is the experience of the Deity of the universe. The intertwining of success and failure in respect to this final experience is essential. We thereby experience a relationship to a universe other than ourselves. We are essentially measuring ourselves in respect to what we are not. […] Human experience explicitly relates itself to an external standard. The universe is thus understood as including a source of ideals. » (MT103)

1056

PR16 ; SMW passim.

1057

E.g. : Mircea Eliade, Fragments d’un journal, op. cit., p. 302 ; Le sacré et le profane, Paris, Éditions Gallimard, 1965, p. 61.

1058

AE164 ; cf. Jean Ladrière, « Approches philosophiques de la création », in P. Beauchamp, G. Bienaimé, J. Briend, J. Calloud, J. Cazeaux, J.-L. Cunchillos, P. Gibert, M. Gilbert, J. Ladrière, J. Lévêque, B. Menu, M. J. Seux, M. Tardieu, J. Vermeylen, C. Westermann, L. Wisser, La création dans l'Orient ancien, Congrès de l'A. C. F. E. B., Lille, 1985. Présenté par Fabien Blanquart et publié sous la direction de Louis Derousseaux, Paris, Les Éditions du Cerf, 1987, pp. 13-38, p. 32.

1059

Milic Capek, « Particles or Events ? », op. cit., pp. 24-25, qui renvoie à Jean Piaget et Bärbel Inhelder, Le développement des quantités chez l’enfant. Conservation et atomisme, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1941. Cf. Fred Hoyle in Mervyn Stockwood (ed.), Religion and the Scientists, op. cit., pp. 56 et 59.

361

1060

Rainer Maria Rilke, « À Heinrich Vogeler », in « Poèmes de jeunesse », in Œuvres. II. Poésie. Édition établie et présentée par Paul de Man, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 68.

1061

Maurice Merleau-Ponty, Résumés de Cours, op. cit., p. 94 et cf. La Nature. Notes, op. cit., pp. 19-20.

1062

Sur la philosophie comme art, voir : AE4 (supra note 25), MT117 (supra note 332) et Œuvres, p. 1433 (supra note 434). Complémentairement, on notera avec intérêt les nombreux passages que SMW consacre à l’esthétique (« the habit of art is the habit of enjoying vivid values » — SMW200 et cf. 283).

1063

AE32.

1064

Il faudrait ici évoquer deux œuvres exemplaires : celle de Pierre Hadot (e.g., Exercices spirituels et philosophie antique. 2e éd. rev. et augm. [1981], Paris, Études augustiniennes, 1987) et François Jullien (e.g., Un sage est sans idée, op. cit.).

1065

Allison Heartz Johnson, « Whitehead as Teacher and Philosopher », op. cit., p. 356.

1066

MT51 et cf. SMW7.

1067

Cf. e.g. MT6, 79, 82, 83, 100.

1068

Henri Bergson, La pensée et le mouvant, p. 120 (in Œuvres, p. 1348). Cf. la « méthode subjective » jamesienne (supra note 797).

1069

Cf. PR21.

1070

AE32. On remarquera combien ceci permettrait une réinterprétation du dogme de la création ex nihilo.

1071

Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, op. cit., pp. 31-32, citant Georges Charbonnier, Le Monologue du peintre, Paris, 1959, 143-145.

1072

Cf. Maurice Blanchot, L’espace littéraire, op. cit., p. 169.

1073

René Char, Feuillets d'Hypnos, 4e éd., Paris, Gallimard, 1946, aphorisme 169.

362

O

donné objectif

donné initial

conformelle

conceptuelle

comparative simple

comparative complexe

Horizon mondain

Bibliographies

Principales œuvres de Whitehead Cambridge (1880–1910)

1888 : « On the Motion of Viscous Incompressible Fluids : A Method of Approximation », Quarterly Journal of Pure and Applied Mathematics, 23, 1888, pp. 78-93. 1889 : « Second Approximations to Viscous Fluid Motion : A Sphere Moving Steadily in a Straight Line », Quarterly Journal of Pure and Applied Mathematics 23, 1889, pp. 143-152. 1896 : « On Ideals : With Reference to the Controversy Concerning the Admission of Women to Degrees in the University », Cambridge Review 17 (May 14), 1896, pp. 310-311. 1897-1898 : « The Geodesic Geometry of Surfaces in Non-Euclidean Space », Proceedings of the London Mathematical Society 29, 1897-1898, pp. 275-324. 1898 : A Treatise on Universal Algebra, with Applications, Cambridge, Cambridge University Press, 1898. [Volume I ; aucun autre publié ; sa rédaction débuta en janvier 1891]

1906 : The Axioms of Projective Geometry, Cambridge, Cambridge University Press, Cambridge Tracts in Mathematics and Mathematical Physics IV, 1906. Reprint : New York, NY, Hafner Publishing Company, 1971.

1906 : Liberty and the Enfranchisement of Women, Cambridge, Cambridge Women’s Suffrage Association, 1906. 1906 : « On Mathematical Concepts of the Material World », Philosophical Transactions, Royal Society of London, Series A., v. 205, 1906, pp. 465-525. [Received by the RSL on September 22, 1905] 1907 : The Axioms of Descriptive Geometry, Cambridge, Cambridge University Press, Cambridge Tracts in Mathematics and Mathematical Physics V, 1907. Reprint : New York, NY, Hafner Publishing Company, 1971.

365

1910-1913 : With Russell, Bertrand Arthur William, Principia Mathematica, Cambridge, Cambridge University Press, 1910, 1912 and 1913. Second edition : 1925, 1927 and 1927. [Projet lancé fin 1900 ou début 1901.] Londres (1910–1924)

1911 : An Introduction to Mathematics, London and New York, Williams and Norgate and Henry Holt, The Home University Library of Modern Knowledge XV, 1911. Reprint : Oxford University Press, 1948 and 1958. [Rédaction débuta en 1910, juste après la démission de Whitehead]

1916 : « La Theorie Relationniste de L’Espace », Revue de Metaphysique et de Morale 23 (May 1916), pp. 423-454. [Papier écrit pour le Premier Congrès de Philosophie mathématique, organisé par Federigo Enriques, en avril 1914 ; l’auteur de la traduction est inconnu et cette version est la seule dont on dispose.] 1917 : The Organisation of Thought, Educational and Scientific, London and Philadelphia, Williams and Norgate and J. B. Lippincott, 1917. [La plupart des papiers sont repris in The Aims of Education and Other Essays, 1929.] 1919 : An Enquiry Concerning the Principles of Natural Knowledge, Cambridge, Cambridge University Press, 1919. Second edition, Cambridge Universty Press, 1925. Reprint : New York, Dover Publications, Inc., 1982. 1919 : With Sir Oliver Lodge, J.W. Nicholson, Henry Head, Mrs. Adrian Stephen, and H. Wildon Carr, « Symposium : Time, Space, and Material : Are They, and if so, in What Sense, the Ultimate Data of Science ? », Aristotelian Society 2, 1919, pp. 44-108. 1920 : The Concept of Nature : The Tarner Lectures Delivered in Trinity College, November 1919, Cambridge, Cambridge University Press, 1920. Reprint : Cambridge University Press, 1964.

1922 : The Principle of Relativity, with application to Physical Science, Cambridge, Cambridge University Press, 1922. Harvard (1924–1947)

1925 : Science and the Modern World. The Lowell Lectures, 1925, New York, The MacMillan Company, 1925; Cambridge, Cambridge Universty Press, 1926. Reprint : New York, The Free Press, 1967.

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1926 : Religion in the Making [The Lowell Institute Lectures of 1926, delivered in King’s Chapel, Boston], New York, Macmillan and Cambridge, Cambridge University Press, 1926. Reprints : Cleveland, Ohio, World Publishing Co., 1960; New York, Meridian, 1974; New York, Fordham UP, 1996, Introduction by Judith A. Jones; Glossary by Randall E. Auxier. 1927 : « Time », in Edgar Sheffield Brightman (ed.), Proceedings of the Sixth International Congress of Philosophy (Harvard University, Cambridge, Mass., September, 13, 14, 15, 16, 17, 1926), New York & London, Longmans, Green and Co., 1927, pp. 59-64. 1927 : Symbolism, Its Meaning and Effect (Barbour Page Lectures, University of Virginia, 1927), New York, The MacMillan Company, 1927. Reprints : Cambridge, Cambridge University Press, 1928. 1929 : The Aims of Education and Other Essays, New York and London, The MacMillan Company and Williams and Norgate, 1929. Reprint : New York, The Free Press, 1967. 1929 : Process and Reality. An Essay in Cosmology, Cambridge, Cambridge University Press, and New York, Macmillan, 1929. Reprint : New York, Macmillan Free Press, 1969. Corrected edition : Edited by David Ray Griffin and Donald W. Sherburne, New York and London, The Free Press. A division of Macmillan Publishing Co., Inc. and Collier Macmillan Publishers, 1978. 1929 : The Function of Reason [Louis Clark Vanuxem Foundation Lectures, Delivered at Princeton University, March 1929], Princeton, N. J., Princeton University Press, 1929. Reprint : Boston, Beacon Press, 1958). 1932 : Allport, G. W.; Beebe-Center, J. G.; Birkhoff, G. D.; Blake, R. M.; Boring, E.G.; Cabot, R. C.; Cohen, M. R.; Curtis, C. P. Jr.; Dearborn, W. F.; Ducasse, C. J.; Frankfurter, F.; Henderson, L. J.; Hocking, W. E.; Huntington, E. V.; Lee, H. N.; Lee, Joseph; Lee, O. H.; Lewis, C. I.; Lovejoy, A. O.; Miller, J. W.; Moore, C. H.; Montague, William Pepperell; Morgan, G. A. Jr.; Murray, H. A. Jr.; Perry, R. B.; Prall, D. W.; Rand, B.; Richards, I. A.; Sheffer, H. M.; Sheldon, W. H.; Taylor, H. O.; Troland, L. T.; Upton, M.; Warrington, G. H.; Weiss, Paul; Wheeler, W. M.; Whitehead, Alfred North; Whitehead, N.; Woods, J. H.; Wyman, J., Symposium in Honor of the Seventieth Birthday of A. N. Whitehead, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1932. [Partial publication of Whitehead’s reply, under the title « Process and Reality » in Essays in Science and Philosophy, 1947.] 1933 : Adventures of Ideas, New York, Macmillan Company and Cambridge, Cambridge University Press, 1933. Reprint : New York,

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The Free Press, 1967. [Expands the material delivered in (i) four Mary Flexner Lectures at Bryn Mawr College, during the session 1929-1930; (ii) the Davies Lecture in Philosophy, at the Institute of Arts and Sciences, Columbia University, March, 1932; (iii) a lecture at the Harvard Business School; (iv) as the presidential address to the eastern division of the American Philosophical Association, at New Haven, December, 1931.] 1934 : « Foreword » to The Farther Shore : An Anthology of World Opinion on the Immortality of the Soul, Edited by Nathaniel Edward Griffin and Lawrence Hunt, New York, Boston, Houghton Mifflin Co., 1934. 1934 : « Foreword » to A System of Logic, by Willard Van Orman Quine, Cambridge, Harvard University Press and London, Oxford University Press, 1934, pp. ix-x. 1934 : « Indication, Classes, Numbers, Validation », Mind 43, 1934, pp. 281297. 1938 : Modes of Thought [Six lectures delivered in Wellesley College, Mass., 1937-1938, and two lectures delivered in the University of Chicago, 1933], New York, Macmillan, and Cambridge, Cambridge University Press, 1938. Reprint : New York, The Free Press, 1968. 1940 : « Aspects of Freedom » in Freedom : It’s Meaning. Ed. Ruth Hauda Aushen. New York, Harcourt Brace, 1940, pp. 42-67. 1941 : « Autobiographical Notes », in The Philosophy of Alfred North Whitehead, Paul Arthur Schilpp (ed.), Evanston and Chicago, Northwestern University Press, 1941, pp. 1-14. 1941 : « Immortality », in The Philosophy of Alfred North Whitehead, Paul Arthur Schilpp (ed.), Evanston and Chicago, Northwestern University Press, 1941, pp. 682-700. 1941 : « Mathematics and the Good », in The Philosophy of Alfred North Whitehead, Paul Arthur Schilpp (ed.), Evanston and Chicago, Northwestern University Press, 1941, pp. 66-68. 1942 : « Statesmanship and Specialized Learning », Proceedings of the American Academy of Arts and Sciences 75, 1942, pp. 1-5. 1945 : « Preface » to « The Organization of a Story and a Tale », by William Morgan, Journal of American Folklore 58, pp. 169 sq. 1947 : Essays in Science and Philosophy, New York, Philosophical Library, Inc., 1947. Reprint : London, Rider, 1948. 1947 : The Wit and Wisdom of Whitehead. Edited with an Introduction by Allison Heartz Johnson, Boston, The Beacon Press, 1947. 1954 : Dialogues of A. N. Whitehead. As Recorded by Lucien Price. Introduction by Sir David Ross, Boston, Little, Brown & Company,

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1954; London, Max Reinhardt Ltd., 1954. Reprint : New York, The New American Library, A Mentor Book, 1956. 1961: The Interpretation of Science. Selected Essays. Edited, with an Introduction, by A. H. Johnson, Indianapolis and New York, The Bobbs-Merrill Compagny, Inc., The Library of Liberal Arts, N° 117, 1961.

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Table des matières

« Chromatiques whiteheadiennes »......................................... 7 Abréviations ................................................................................ 8 Sommaire ..................................................................................... 9 Préface de Jean Ladrière......................................................... 11 Remerciements ......................................................................... 19 Avant-propos ............................................................................ 21 A. Synopsis..................................................................................... 21 B. Le cercle herméneutique et son quadrille ........................................ 25 C. L’intuition bifide......................................................................... 29 Introduction ............................................................................... 33 A. Indications architectoniques .......................................................... 34 1. La structure générale de Process and Reality................................................... 34 2. Le schème catégorial........................................................................................... 36 3. Pragmatique du développement philosophique whiteheadien..................... 39

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a. Ford versus Nobo ..........................................................................................40 b. Whitehead secundum Whitehead..................................................................44 c. Le développement systématique....................................................................46 1. Première période : du Treatise à The Organisation of Thought.....47 2. Seconde période : des PNK au Principle of Relativity......................50 •La méthode d’abstraction extensive ................................................50 •La distinction événement-objet ........................................................52 3. Troisième période : de SMW aux ESP.................................................54 •Vers la systématisation spéculative..................................................54 •Science and the Modern World.........................................................56

B. Sources de l’ontologie whiteheadienne ........................................... 59 1. La religion en tant que racine subjective ............................................................ 60 2. La science en tant que racine objective ............................................................. 65 a. Évolutionnisme..............................................................................................67 b. Relativité restreinte.......................................................................................68 c. Mécanique quantique....................................................................................70

C. Statut de la philosophie spéculative................................................ 75 1. La distinction entre Métaphysique et Cosmologie .......................................... 75 a. Philosophie spéculative ..................................................................................75 b. Cosmologie.....................................................................................................76 c. Métaphysique ................................................................................................78 2. La définition de la philosophie spéculative ....................................................... 80 a. Les données du problème ..............................................................................81 b. Critériologie...................................................................................................84

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1. Consistance logique...............................................................................85 2. Cohérence...............................................................................................85 •Concept standard................................................................................86 •Concept whiteheadien .......................................................................87 3. Applicabilité ............................................................................................89 4. Adéquation .............................................................................................89 c. Synthèse des interprétations critériologiques...............................................91 d. Le concept de nécessité .................................................................................94 e. Linéaments conclusifs ...................................................................................97 3. La méthode organique et son langage............................................................102 a. La méthode spéculative................................................................................103 b. Le langage abstractif....................................................................................106

Première partie. Intuition pré-systématique : la sensation pure A. Bergson.................................................................................... 115 B. Whitehead................................................................................. 119

Deuxième partie. Intuition systématique : la pancréativité A. Bergson : durée subjective, durée objective et sympathie................ 127 1. Durée « subjective ».........................................................................................127 2. Durée « objective »...........................................................................................129

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3. « Sympathie » et méthode conséquente.......................................................129

B. Whitehead : du panexpérientialisme au pancréativisme................... 131 1. Panexpérientialisme..........................................................................................131 a. La réforme du principe subjectiviste...........................................................132 1. La doctrine sensationniste ..................................................................132 2. Les présupposés du sensationnisme.................................................134 3. Le principe subjectiviste réformé ......................................................136 b. La synthèse préhensive...............................................................................138 c. Les concepts-clef du schème catégorial........................................................140 1. L’efficacité causale et l’être-avec du corps........................................141 •Efficacité causale versus immédiateté présentationnelle ............141 Macroscopie ......................................................................142 Microscopie .......................................................................143 •Être-avec du corps ............................................................................145 Macroscopie ......................................................................146 Microscopie .......................................................................147 •Proximités conceptuelles..................................................................148 2. Jouir-de-soi et immédiateté subjective .............................................150 3. Entités actuelles et sociétés .................................................................152 •Entités actuelles .................................................................................152 Existence et concrescence................................................153 Étance et continuum extensif..........................................159 Engrènement transitionnel.............................................161 •Sociétés ...............................................................................................165 4. Les principes du schème catégorial...................................................168 •Le principe Ontologique (CE18) .....................................................169 •Le principe du procès (CE9) ............................................................170 •Le principe de relativité (CE4).........................................................171 •Le principe subjectiviste réformé ...................................................172

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5. Dynamique du schème catégorial.....................................................172 d. L’auto-émergence du concept de Dieu........................................................174 1. Objets éternels et natures divines......................................................176 •Les objets éternels.............................................................................176 •La nature primordiale ......................................................................179 Science and the Modern World......................................180 Religion in the Making ....................................................182 Process and Reality ..........................................................183 •La nature conséquente.....................................................................188 •La nature superjective......................................................................191 2. Interconnexité des natures divines....................................................194 2. Intersitus..............................................................................................................196 a. Expérience pure...........................................................................................197 b. Panlogisme...................................................................................................200 1. Le minimalisme héraclitéen................................................................201 •Monisme onto-logique.....................................................................203 •Monisme bi-recouvrant ...................................................................203 2. Créativité, fu/sij, et Togetherness ...................................................204 3. Pancréativisme...................................................................................................209 a. L’omniprésente catégorie de l’Ultime..........................................................211 b. Monisme pluraliste bi-recouvrant ..............................................................213 1. Dipneumonée.......................................................................................215 2. Bifonctionnelle......................................................................................218 •Créativité-réticulaire.........................................................................219 •Créativité-agent ................................................................................223 Agence mondaine : le principe de limitation................226 Agence divine : le Principe de Concrétion....................227 3. Dynamisme du bi-recouvrement......................................................227

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Troisième partie. Intuition onto-logique : le contiguïsme A. Dialectique intuitive et développement systématique...................... 237 1. Phase gravidique...............................................................................................239 2. Phase dogmatique ............................................................................................240

B. Vitalité de l’intuition et cohérence catégoriale............................... 242 C. Profils contiguïstes..................................................................... 247 1. La relationalité extéro-interne............................................................................247 2. Les strates du pancréativisme..........................................................................253

Conclusion ............................................................................ 257 A. Réforme de la systématique whiteheadienne.................................. 257 1. But initial divin et double lien.............................................................................258 2. But initial mondain et réversion conceptuelle...................................................261

B. Le pari philosophique................................................................. 265 1. Les notions nucléaires du sens commun.........................................................266 2. Du pari rationalisateur au concret.......................................................................269 3. L’art philosophique ............................................................................................271

Notes ........................................................................................ 275

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Appendice (Fig. 7 ; cf. p. 155) ................................................ 363 Bibliographies ......................................................................... 365 Principales œuvres de Whitehead ..................................................... 365 Cambridge (1880–1910).....................................................................................365 London (1910–1924) ...........................................................................................366 Harvard (1924–1947)...........................................................................................366

Traductions françaises .................................................................... 369 Travaux cités................................................................................. 370 Table des matières ................................................................. 385

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