La Dialectique [6 ed.] 6302104678

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La Dialectique [6 ed.]
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PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

NUNC COGNOSCO EX PARTE

TRENT UNIVERSITY LIBRARY

LA DIALECTIQUE

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

AUX PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

L’existentialisme (Collection « Que sais-je ? »), 160* mille. Traduit en anglais, en espagnol, en japonais, en italien, en allemand, en arabe • et en portugais. La volonté (Collection « Que sais-je ? »), 62* mille. Traduit en espagnol, en italien et en japonais. Les écoles nouvelles (Nouvelle Encyclopédie pédagogique). Traduit en portugais et en turc (épuisé). La psychologie contemporaine (vol. in-16 jésus de 440 pages). Tra¬ duit en espagnol et en portugais (épuisé). Dictionnaire de la langue philosophique (vol. in-8“ raisin de XVI + 776 pages). Traduit en espagnol. AUX ÉDITIONS DE L’ÉCOLE

Traité élémentaire de Philosophie (vol. 10-4“ couronne), 3* éd. : T. I : Psychologie, nouvelle édition (792 pages) ; T. II : Logique et Morale (800 pages) ; T. III : Métaphysique (504 pages). Psychologie (vol. in-4» couronne de 540 pages), 4' éd., 1959. Logique (vol. ln-4“ couronne de 413 pages), 2* éd., 1957. Morale (vol. ln-4® couronne de 494 pages), 2' éd., 1955. Métaphysique (vol. in-4“ couronne de 492 pages), 2» éd., 1965. Manuel de Philosophie (Programme du 18 juillet 1960) ; La connaissance (vol. in-4“ couronne de 498 pages). L’action (vol. in-4 couronne de 550 pages). La connaissance et l’action (Programme de Mathématiques). Quelques conseils pour la Dissertation philosophique, 4" éd. (120 pages). Discours de la Méthode (Descartes). Edition scolaire avec divisions, et annotations. Nouvelle édition (72 pages). Alain (Collection « Penseurs et Philosophes ») (196 pages), nouv. éd., 1965. Claude Bernard (même collection), 1954.

« QUE SAIS-JE? » LE POINT DES CONNAISSANCES ACTUELLES

--N« 363

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LA

DIALECTIQUE par

Paul FOULQUIÉ

SIXIÈME ÉDITION BEVUE ET CORRIGÉE

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 108, Boulevard Saint-Germain, PARIS 1966 QUARANTIÈME MILLE

DÉPÔT LÉGAL D® édition.3® trimestre 1949 6® -.3® — 1966 TOUS DROITS de traduction, de reproduction et d’adaptation ^ réservés pour tous pays © 1949,

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Universitaires de France

ONULF

INTRODUCTION

Le renouveau d’intérêt que suscite la pensée hégé¬ lienne et, d’autre part, la propagande marxiste, ten¬ dent à intégrer dans le vocabulaire courant le mot « dialectique », réservé jusque-là au vocabulaire technique de la philosophie. Malherureusement, ce mot a un long passé et a connu pas mal de vicissitudes. Or — c’est, nous le verrons, ime des thèses essentielles de la conception dialectique de la pensée chez nos contemporains — si la signification d’un terme dépend de la constellation mentale de celui qui l’utüise, elle reste aussi plus ou moins affectée par les significations successives qu’ü eut au cours de son histoire. C’est pourquoi, dans le Vocabulaire technique et Critique de la Philosophie^ M. André Lalande fait cette sage recommandation : « Ce mot a reçu des acceptions si diverses qu’il ne peut être utilement employé qu’en indiquant avec précision en quel sens il est pris. Encore y a-t-ü lieu de se défier, même sous cette réserve, des associations impropres qu’on risque de réveüler ainsi. » De nos jours, ce conseil n’est guère suivi et le mot « dialectique » — l’adjectif plus encore que le sub¬ stantif — est employé sans réserve aucune et sans la précaution de le définir, le lecteur ou l’auditeur étant censés savoir ce que l’orateur ou l’écrivain entendent par là.

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Persuadé que la plupart ne le savent que d’une manière fort confuse, nous voudrions, dans ces pages, préciser cette notion pour ceux qui ne sont pas des spécialistes de la philosophie et en même temps leur faire prendre conscience d’une attitude assez géné¬ rale de l’esprit contemporain, attitude que nous pouvons qualifier de « dialectique ». Pour cela, suivant l’ordre historique — le retour au passé étant nécessaire pour éclairer le présent qui s’oppose à lui tout en le continuant —, nous divi¬ serons notre exposé en deux parties consacrées : la première, à la diaî,ectique ancienne ; la seconde, à la dialectique nouvelle. L’ancienne dialectique s’est prolongée jusqu’à Hegel (1770-1831). Durant cette longue période, la dialectique est conçue comme un art analogue à la logique ou même s’identifiant avec elle. En tout cas, la valeur du principe de contradiction, fondement essentiel de la logique classique, n’y est pas mise en doute : la même chose ne peut pas à la fois être et n’être pas ; des propriétés contradictoires sont incompossihles. Pour Hegel, au contraire, la contradiction condi¬ tionne la pensée comme les choses, et le néant seul répond aux exigences de non-contradiction formu¬ lées par la logique classique. Par là était inaugurée une dialectique nouvelle, fort différente de l’ancienne. Nous aurons à voir si cette différence est aussi essentielle qu’il paraît à première vue et si la dialecique nouvelle n’a pas intégré les principes fonda¬ mentaux de l’ancienne.

PREMIÈRE PARTIE

L’ANCIENNE DIALECTIQUE A l’origine du mot « dialectique » nous trouvons le substantif grec Xéyoç dérivé de Xéyfo et dont les deux significations principales sont : « parole » ou « discours » et « raison ». Ces deux significations se retrouvent dans « dialectique ». Le préfixe dia exprime ici une idée de réciprocité ou d’échange : SKxXsysiv c’est échanger des paroles ou des raisons, converser ou discuter. Le substantif StàXsxToç signifie entretien, conversation, discussion. L’adjectif StaXexTixoç désigne ce qui concerne la discussion et surtout la discussion par voie de dia¬ logue. De là le substantif StaXexTixï) (sous-en¬ tendu TS}^V7)), l’art de la discussion. Ainsi, en s’en tenant à l’étymologie, la dialectique peut être conçue : d’abord comme l’art de la parole, non pas de la parole qui touche et persuade c est l’objet de la rhétorique —, mais de celle qui fait comprendre et convainc ; ensuite comme l’art de la discussion. Elle comprend l’art de la démonstration et celui de la réfutation. Le dialecticien sait organiser son savoir en un système cohérent et surtout trouver un fondement logique à ses opinions ; mais il se distingue principalement par son habileté à discer¬ ner le viai et le faux dans les affirmations des autres, à découvrir le point faible de leur thèse et 1 argument

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décisif capable de réduire l’objectant au silence. La dialectique est donc étroitement apparentée à la logique. Mais ce dernier terme désigne plutôt la théorie de la pensée rationnelle, tandis que la dia¬ lectique consiste dans l’art d’appbquer à la discus¬ sion la connaissance des règles de la logique. Le dialecticien est au logicien ce que l’avocat est au juriste. Le levier essentiel de l’activité logique est le prin¬ cipe d’identité qui, sous sa forme négative, devient le principe de contradiction sur lequel se fondent les preuves par l’absurde. C’est sur ce dernier que s’ap¬ puie presque exclusivement le dialecticien qui dis¬ cute avec un adversaire : le réfuter consiste à faire voir que sa thèse contredit soit les faits les plus évidents soit ime autre de ses thèses ; des proposi¬ tions contradictoires ne pouvant être vraies à la fois, cet adversaire est acculé à reconnaître qu’il s’est trompé. Le prmcipe de contradiction ou, comme certains préfèrent dire, de non-contradiction, sera tenu, jus¬ qu’à Hegel, pour le fondement essentiel de la dia¬ lectique comme de la logique. Mais le mot « dialec¬ tique » prendra successivement diverses significa¬ tions qu’il nous faut rappeler si nous voulons saisir toutes les harmoniques qui accompagnent la note fondamentale.

Chapitre Premier

L’ANTIQUITÉ GRECQUE

I. — Les origines de la dialectique chez les présocratiques D’après Diogène Laerce, Aristote attribuait l’in*vention de la dialectique à Zenon d’Elée, disciple de Parménide. De fait, Zenon nous fournit un type remarquable de dialecticien. Aussi convient-ü de le situer dans l’histoire de la philosophie et de donner une idée de sa méthode. Ioniens et Eléates. ^ Après des siècles durant lesquels ils vivaient et pratiquaient letir savoir et leurs eroyanees sans les examiner d’un esprit cri* tique et constructeur, les Grees commencèrent à observer dans le but de mieux connaître et à réflé* ohir sur les données de leur observation pour élabo¬ rer un système cohérent du monde. Ce mouvement remonte au début du Vi® siècle avant notre ère. Il partit de petites villes de l’Ionie sur les côtes de l’Asie Mineure, ou d’îles adjacentes, et tout d’abord de Milet qu’ülustrèrent Thalès, Anaximandre et Anaximène. L’école de Müe avait pour objectif principal de déterminer l’élément ou les éléments derniers qui constituent le monde matériel ; aussi ses maîtres sont-ils appelés « phy¬ siciens » ou « naturalistes ».

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Vers la même époque, Pythagore, qu’on dit ori¬ ginaire de Samos, île voisine de Milet, mais qui semble avoir émigré en Sicile ou en Italie et dont rhistoire se dégage difficilement de la légende créée très tôt autoxu- de lui, avait des ambitions plus larges et plus hautes. Très adonné aux mathémati¬ ques, en particulier, c’est à elles qu’il demandait l’explication de la réalité matérielle que les physi¬ ciens cherchaient dans l’eau ou dans le feu. Les pythagoriciens, nous rapporte Aristote (1), « pen¬ sèrent que les principes des mathématiques étaient les principes de tous les êtres (...) ; comme ils voyaient, en outre, que les nombres exprimaient les propriétés et les proportions musicales ; comme, enfin, toutes les autres choses leurs paraissaient, dans leur nature entière, être formés à la ressem¬ blance des nombres, et que les nombres semblaient être les réalités primordiales de l’Univers, ils consi¬ dérèrent que les principes des nombres étaient les éléments de tous les êtres et que le Ciel tout entier est harmonie et nombre ». C’est pour réfuter cette thèse que, d’après Paul Tannery (2), Zénon amait inventé ses célèbres arguments. Mais les éléates avaient aussi en vue un autre ionien, plus philosophe encore, au sens moderne du mot, Héraclite d’Ephèse, qui florissait vers l’an 500 avant Jésus-Christ. De tempérament triste et pessi¬ miste, Héraclite est frappé par l’instabilité essen¬ tielle des choses : « Tout s’écoule, répétait-il, rien ne demeure. » Cet écoulement universel et ininterrompu il l’exprimait en une image célèbre : « On ne se baigne jamais dans le même fleuve. » Affirmation (1) Métaphysique, Liv. I, 5, 985 fc-985 a. Trad. Tricot, I, 23. Vrin, 1933. (2) Pour l’histoire de la science hellène. De Thalès à Empédocle. Alcan, 1887.

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indiscutable, car jamais je ne retrouverai les mêmes gouttes d’eau réunies à l’endroit de mon bain. On ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve, ni toucher deux fois une substance périssable dans le même état, car elle se disperse et se réunit de nouveau, se rapproche et s’écarte par la promptitude et la rapidité de ses change¬ ments. (M. SOLOVINE, Heraclite d'Ephèse, p. 69, fragm. 87.)

Et cependant, d’un certain point de vue, c’est bien le même fleuve et la même substance. De là de ces affirmations contradictoires que reprendra la dialectique nouvelle pom‘ laquelle Heraclite est nn ancêtre : « Nous descendons et nous ne descen¬ dons pas dans le même fleuve, nous ne sommes et ne sommes pas. » [Ibid., fragm. 48, p. 57.) « La route qui monte et qui descend est une et la même. » [Ibid., fragm. 61, p. 61.) « Nous sommes et nous ne sommes pas. » Ce n’est donc pas sans fondement que certains croient, au rapport d’Aristote (1), que, d’après Heraclite, « la même chose est et n’est pas ». A la philosophie héraclitéenne du changement et de la contradiction s’oppose en un contraste violent la philosophie éléate de l’immobilité et de l’identité. Parménide, le maître le plus célèbre de l’école d’Elée (2), prend le contrepied d’Héraclite. L’être est et il n’a rien de commun avec le non-être : il n’en sort pas, car on ne pourrait pas expliquer dans ce cas pourquoi il n’en est pas sorti plus tôt ou plus tard ; et, d’autre part, il est impensable qu’il ne soit pas. n ne peut pas ne pas être et tout ce qu’ü est, il est nécessaire qu’ü le soit. Aucune marge

(1) Métaphysique, Llv. III, Chap.'ni, 1005 6. ,, (2) Ville de la Grande Grèce (Italie du Sud), colonie fondée par des Phocéens. Phocée est encore une ville d’Ionie.

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n’est laissée à la contingence, au changement, à la pluralité : Parménide professe le monisme absolu. L’Etre (...) est immobile, contenu dans l’étreinte de liens puissants ; il est sans commencement et sans fin, puisque nous avons absolument repoussé l’idée de sa naissance et de sa mort, à quoi répugnent du reste notre conviction et notre sens de la vérité. Il demeure identique à lui-même, dans le même état et par lui-même. Ainsi reste-t-il immuable, à la même place... (Parménide. Dans VouQUiN, Les penseurs grecs avant Socrate, p. 77.)

Zenon d’Elée. — Les thèses que Parménide éta¬ blissait déductivement à partir de la notion d’être, son disciple Zénon entreprend de les défendre par l’absurde, en montrant que les thèses opposées amè¬ nent à des conséquences contradictoires : c’est sur le principe de contradiction que se fonde essentiel¬ lement celui qui passe pour l’inventeur de la dia¬ lectique. Dans le Parménide, Platon lui fait dire quel était le but de son poème épique Sur la Nature : Mon livre a pour but d’appuyer la thèse de Parménide contre ceux qui essaient de le tourner en ridicule, parce que, si tout est un, sa thèse entraîne une fouie de conséquences ridicules et se contredit elle-même. Ce livre répond donc à Ceux qui affirment le multiple et leur renvoie leurs objections, et même avec usure ; il entend montrer que leur hypothèse du multiple entraîne, si l’on considère bien les choses, des conséquences plus ridicules encore que l’hypothèse de l’unité. (Platon, Parménide, 128 c-d. Trad. E. Chambry. Garnier, 1938.)

On le voit, Zénon ne prétend pas démontrer une thèse ; il se contente de réfuter celle de ses adver¬ saires. Ces adversaires, nous l’avons dit, ce sont d’abord les pythagoriciens pour qui les choses sont nombres : les corps sont constitués par une somme de points et leurs propriétés dépendent de celles des nombres

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exprimant ces sommes. Cette thèse, Zenon la tradxiit et l’attaque sous cette forme : les choses sont multiples, ou : les choses sont une pluralité. Si les choses sont une pluralité, elles doivent être à la fois grandes et petites ; petites au point de ne point avoir de grandetir du tout ; et grandes au point d’être infinies. (Zéïnon d’Elée. Dans J. VoitQUiN, Les penseurs grecs avant Socrate, p. 86.)

Partant de la thèse professée ou approuvée par son adversaire, le partisan de l’imité des choses argumente ainsi : la pluralité impliquant la divisi¬ bilité, ou bien les éléments auxquels aboutit la divi¬ sion sont sans grandeur, mais alors une somme d’élé¬ ments sans grandeur ne fera pas une chose d’une certaine grandeur ; ou bien ces éléments possèdent une grandeur, et dans ce cas ils sont indéfiniment divisibles en sorte que la chose qu’ils constituent est infiniment grande. Il ne peut donc pas y avoir de plurahté dans les choses. Les arguments relatifs au mouvement, que nous a conservés Aristote au livre VI de sa Physique, sont plus célèbres. Dans le système de Parmenide, nous l’avons vu, le mouvement est impossible ; or la négation du mouvement est si paradoxale qu’elle écartait de la thèse unitaire de l’être et amenait au pluralisme. Zénon se propose de defendre son maître et pour cela attaque ceux qpi l’abandonnent en montrant qu’une théorie pluraliste comme celle des pythagoriciens est aussi incapable que la théorie moniste d’expliquer le mouvement. Si l’espace se compose de parties distinctes et divisibles, le mobile qui le parcourt devra d’abord traverser la première moitié de la trajectoire, puis la moitié de ce qui r^te et ainsi de suite indéfiniment ; par suite, ü s’approchera de plus en plus près du but mais il n’y parviendra jamais. C’est l’argument de la

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dichotomie dont celui de VAchille n’est qu’une illus¬ tration : Achille ne rattrapera jamais la tortue qui a tme certaine avance sur lui, car lorsqu’il atteindra le point où elle se trouvait quand ü est parti, elle n’y sera plus, ayant fait depuis lors un bout de chemin, et ainsi indéfiniment. On voit ainsi les caractéristiques essentielles de la dialectique de Zénon. D’abord, son but immédiat n’est pas d’édifier un système ou de prouver ime thèse, mais de démolir les conceptions de l’adver¬ saire : c’est une dialectique négative. Ensuite, elle part, non de prémisses certaines, mais de prémisses admises ou approuvées par l’adversaire : eDe argu¬ mente ad hominem. Les sophistes. — La dialectique ainsi comprise se pervertira facilement en éristiqpe, art de discuter STibtilement de tout, dans lequel se distingua l’école de Mégare, et en sophistique, art de mettre la logique au service de ses intérêts. Comme Socrate, sophiste lui -même en im certain sens, bataüla contre les sophistes, nous nous arrêterons un peu à cette famille d’esprits. Primitivement le terme de « sophiste » ne compor¬ tait aucune nuance péjorative. Sophos signifiait sage et savant ; le sophistès était celui qui faisait pro¬ fession d’enseigner la sagesse et la science ; il pro¬ mettait de rendre meilleurs les jeunes gens qu’on lui confiait. Mais que faut-il entendre par « meil¬ leurs » ? Non pas plus conformes à l’idéal humain ; les sophistes sont des sceptiques et des pragmatistes ; leur seule ambition est de préparer leurs élèves à réussir dans la vie politique et à s’emparer du pou¬ voir. Il n’y a pas de vérité absolue : srdvant le mot célèbre de Protagoras, « l’homme est la mesure de toutes choses » ; ce qui paraît juste à un individu ou

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à une cité est juste pour eux ; il s’agit donc d’amener ceux dont dépend l’accès aux hautes charges à esti¬ mer juste ce qui m’est avantageux. Oxiblieux de la signification primitive de leur titre, les sophistes ne sont guère que des rhéteurs : ils ne cherchent pas à incxilquer à leurs élèves des principes fermes ; üs veulent avant tout leur faire acquérir l’habüeté verbale qui les rendra maîtres des assemblées. On ne découvre chez eux aucime préoccupation scienti¬ fique ou philosophique : des penseurs qui les ont précédés ils ne retiennent que ce qui leur servira, à l’occasion, pour embarrasser leur adversaire. La dia¬ lectique, chez eux, est devenue rhétorique et éristique : nrd souci de vérité ; seul le succès importe. Aussi, à partir de Platon, le nom de sophiste prit-ü une acception péjorative. Le sophiste est celui qui recoiurt systématiquement, pour aboutir à ses fins, à des arguments trompeurs qui n’ont de la validité que l’apparence et qu’on appelle sophismes. Ainsi la sophistique est ime dialectique qui, indiffé¬ rente à la vérité, se met au service des intérêts de celui qui l’emploie, prête à prouver le pour après avoir prouvé le contre. II. — La dialectique chez les Socratiques Socrate. — C’est Socrate que, spécialement dans les Nuées, Aristophane a pris comme type de sophiste lorsqu’il a voulu tourner en ridicule ces professionnels de la dialectique mensongère. De fait, comme les sophistes, Socrate excelle à amener son adversaire à des concessions qui contredisent son affirmation première et à le laisser après cela com¬ plètement désemparé. Mais il ne procède ainsi qu’a¬ vec les sophistes et avec ceux qui, à leiur exemple, se montrent suffisants et assurés dans leurs propos : il

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ne cherche à les dégonfler qne ponr les rendre éducables. Pour lui, en effet, la discussion n’est pas simple jeu de mots ou d’esprit : il cherche la vérité et aide ses interlocuteurs à la trouver eux-mêmes, quand il les voit disposés à s’instruire. Les procédés auxquels il a recours pour cette éducation consti¬ tuent \me dialectique nouvelle, non plus négative, comme celle de Zénon, mais positive, qui constitue proprement la dialectique socratique. Potir mettre fin aux prouesses verbales des so¬ phistes comme pour former ses élèves à la réflexion et les instruire, Socrate se montre avant tout sou¬ cieux de faire préciser le sens des termes, de déter¬ miner la nature des choses désignées par les mots ; bref il demande des définitions et les discute. C’est en cela que consistait, d’après Xénophon, l’essentiel de sa dialectique. Je vais aussi essayer de rapporter comment SocBATE for¬ mait ses auditeurs à la dialectique. Il pensait que, quand on connaît bien ce qu’est un objet donné, on peut l’expliquer atix autres, mais que, si on l’ignore, il n’est pas étonnant qu’on se trompe soi-même et qu’on trompe les autres. Aussi ne cessait-il jamais de cbercher avec ses disciples la nature de chaque chose. Ce serait un grand travail de rapporter toutes ses défi¬ nitions ; je n’en citerai qu’un certain nombre, que je crois propres à faire connaître sa méthode d’analyse. (XÉNOPHON, Mémorables, Liv. VT, Chap. vi, I, p. 461. Trad. Chambry. Garnier, 1938.)

Dans ces exemples que nous donnent les Mémo¬ rables, — la piété, la justice, la sagesse, le beau, le courage —-, le disciple donne la définition qu’on lui demande et Socrate se contente, en le questionnant sur des apphcations concrètes, de lui faire prendre conscience des réalités désignées par les mots. Mais si nous en croyons Platon, il était bien rare que l’interlocuteur de Socrate parvînt ainsi du premier coup à une définition qui satisfît le maître.

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Ainsi Théétète, prié de définir la science, donne successivement trois définitions ; c’est la sensation ; elle consiste dans l’opinion vraie ; enfin, elle se définit par le jugement vrai accompagné de sa jus¬ tification. Dans ces trois cas, le maître, après avoir fait répéter sous diverses formes la définition donnée et avoir obtenu les précisions désirables montre qu’elle n’est pas acceptable. Théétète se termine ainsi sans qu’on soit parvenu au résultat cherché. H est fréquent aussi que la prétendue définition ne soit qu’un exemple ou une forme particulière de l’objet à définir. C’est ainsi que Euthyphron, inter¬ rogé par Socrate sur la nature de la piété au mo¬ ment où ü vient de déposer en justice contre son père, répond : « Je dis que ce qui est pieux, c’est ce que je fais à présent, c’est de poursuivre tout cri¬ minel qui a commis un meurtre, dérobé des objets sacrés, ou fait tout autre faute du même genre, qu’il soit votre père, votre mère ou tout autre » (Euthyphron, 5 d). D’ime façon analogue, Ménon fait consister la vertu, pour l’homme, à bien gou¬ verner la cité, pour la femme, à bien tenir sa maison, ajoutant qu’ü y a aussi une vertu propre à l’enfant, au vieUlard et une foule d’autres ; ce qui fait dire à Socrate : « Je ne cherchais qu’ime unique vertu, et je trouve logé chez toi un essaim de vertus » (Ménon, 72 a). Mais ces énumérations et ces exemples ne sont pas inutiles : par là on est amené peu à peu, par induc¬ tion, à la définition générale qui est demandée. L’induction socratique part le plus souvent d’obser¬ vations particulières d’où on tire une affùmation générale qui est ensuite corrigée pour pouvoir inté¬ grer des observations différentes. On voit donc l’essentiel de la méthode. Au lieu d’exposer sa pensée en de grands discours, Socrate P. FOULQUIÉ

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fait semblant de ne rien savoir et interroge ceux qui se prêtent à son jeu. Lui répond-on par une défini¬ tion générale, empruntée à un plulosophe ou sug¬ gérée par le sens commun, il invoque aussitôt des cas particuliers, des exemples concrets qpû permet¬ tent d’apprécier la portée de la proposition mise en avant et de voir si elle rempbt les conditions d’une bonne définition. Lui répond-on par des exemples particubers pris dans l’expérience de la vie de tous les jours, il tâche d’y faire découvrir le caractère essentiel par lequel se réaüse le type à définir. Nous découvrons donc déjà chez Socrate ime conception de la pensée qui n’a pas vieiUi : la pensée est un vaet-vient incessant du particxdier au général et du général au particuber, du concret à l’abstrait et de l’abstrait au concret. Platon. — La dialectique platonicienne c’est d’a¬ bord la dialectique socratique : l’art du dialogue et de la discussion ; celui de s’élever à la définition générale en partant de faits concrets et de la vérifier en se référant à d’autres faits. Mais Platon va plus loin que Socrate : non content de s’élever des indi¬ vidus aux espèces et des espèces aux genres, il cherche à établir une hiérarchie des genres et à atteindre par intuition les t3q)es mêmes auxquels participent les êtres dont nous avons l’expérience. Nous pouvons, avec Paul Janet (1), distinguer chez lui deux sortes de dialectique : une méthode de dis¬ cussion qu’il tient de Socrate et une méthode mé¬ taphysique qui lui est propre. C’est cette dernière qu’il nous faut brièvement exposer comme consti¬ tuant la dialectique proprement platonicienne. Auparavant, il paraît indispensable de rappeler la (1) Essai sur la dialectique de Platon, p. 106.

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théorie des Idées. Tandis que pour le commun des penseurs et pour Socrate lui-même les êtres visibles de ce monde nous fournissent le type même de la réalité et sont à l’origine des idées générales au moyen desquelles s’élaborent la science et la philoso¬ phie, Platon professe une théorie toute différente. Pour lui, les objets individuels que nous font con¬ naître les sens ne possèdent qu’un être participé et, comparés à l’être dont ils participent, ce ne sont que des ombres. La réalité seule digne de ce nom est dans les Idées du monde intelligible, types imiversels de qui tout ce qui existe tient son être et d’où nous viennent aussi les idées générales grâce auxquelles nous édifions la science comme celles qui nous sont nécessaires pour porter des jugements de valeur sur l’activité humaine ou sur l’orgaziisation de la société. Ces idées ne sont pas abstraites des données expé¬ rimentales. L’expérience ne fait que provoquer la « réminiscence ». Ce n’est pas la vue d’une belle fleur ou d’un beau garçon qui me donne l’idée de beauté. L’Idée de beauté ou la Beauté, mon âme l’a contemplée lorsqu’elle séjournait dans le monde des Idées, avant son union au corps. Toute cette pé¬ riode de son existence est ensevelie dans l’oubli, mais ü en reste un vague résidu, des idées, l’idée de beauté en particulier, qui se présentent à l’esprit quand il doit juger des objets qui participent d’eUes : c’est la vue de choses belles qui provoque en moi la réminiscence de l’Idée de la Beauté. Mais ces idées qui nous restent sont bien pâles et bien confuses en comparaison des Idées à la contemplation desquelles nous les devons. Pour bieu comprendre le monde, pour être vraiment philo¬ sophe il faudrait s’élever jusqu’à ces Idées suprêmes du monde intelligible et jusqu’à l’idée du Bien d’où

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elles dérivent toutes, puis redescendre, dans le sens de la participation, à travers les degrés inférieurs du réel, jusqu’à ces ombres que nous prenons pour la seule réalité. La dialectique platonicienne est l’art ou l’ensemble des procédés par lesquels l’esprit s’é¬ lève aux Idées du monde intelligible. Cette intuition des Idées est spécialement néces¬ saire aux chefs de la Cité qui ont pour rôle, dans la perspective platonicienne, non pas seulement l’orga¬ nisation matérielle de la nation, mais encore la direction morale des individus. Pour établir la jus¬ tice dans une société, pour conduire les hommes au bien, faut-il encore avoir l’idée véritable du juste et du bien. Il n’y a qu’un moyen de réaliser cette condi¬ tion : parvenir à l’intuition du Juste et du Bien. Aussi est-ce dans la République, à l’occasion de la formation des magistrats de l’Etat dont ü rêve, que Platon traite de la dialectique qui devra les occuper comme couronnement de leurs études. Mais, à vrai dire, si le programme des études qui précèdent, simple prélude à la dialectique, est fort détaillé, nous ne sommes guère renseignés sur les occupations de l’élève dialecticien qui cependant s’échelonnent sur cinq années. L’étude des mathé¬ matiques, de l’astronomie et même de la musique doit être conçue de manière à dégager progressive¬ ment l’esprit du sensible et à le rendre capable de s’élever jusqu’à l’idée générale et abstraite. Mais comment ensuite se hausser jusqu’à l’Idée en soi du monde intelligible ? Platon ne nous le dit guère. Le plus clair de son exposé se réduit à ime comparaison. Lorsque le prisonnier qui a longtemps séjourné dans la caverne aux ombres est ramené à la surface et qu’on veut lui faire regarder les objets directement éclairés par le soleil ou le soleil lui-même, ü est ébloui et ne voit rien. Il faut d’abord éduquer sa

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vue, Itii faire contempler les choses dans la pénom¬ bre, puis augmenter progressivement la lumière jus¬ qu’à ce qu’il soit capable de fixer le soleil lui-même. Ainsi lorsqu’un homme essaie, par la dialectique, sans l’aide d’aucun sens, mais au moyen de la raison, d’atteindre à l’es¬ sence de chaque chose, et qu’il ne s’arrête point avant d’avoir saisi par la seule inteUigence l’essence du hien, il parvient au terme de l’intelligihle, comme l’autre, tout à l’heure, parvenait au terme du visible. (Platon, La République, Liv. VII, 532 a-b. Trad. R. Baccoü, p. 271. Garnier, 1937.)

Bien plus, après avoir présenté la dialectique comme l’art de s’élever à l’idée du Bien, Platon semble l’identifier à l’art de la discussion. Pour expliquer l’âge avancé auquel les candidats aux grandes magistratures de l’Etat seront appliqués aux exercices qui forment le dialecticien, il déclare que c’est « une importante précaution de les empê¬ cher de goûter à la dialectique tant qu’ils sont jeunes ». Tu as dû remarquer, je pense, que les adolescents, lorsqu’ils ont une fois goûté à la dialectique, en abusent et en font un jeu, qu’ils s’en servent pour contredire sans cesse, et qu’imitant ceux qui les réfutent, ils les réfutent à leur tour et prennent plaisir comme de jeunes chiens, à tirailler et à déchirer par le raisonnement tous ceux qui les approchent. (Platon, La Ré¬ publique, 1. vn, 539 b. Trad. Baccou, p. 281.)

Il ne s’ensuit pas que la dialectique platonicienne se réduisît aux procédés des sophistes ni même à ceux de Socrate. Il n’en reste pas moins que lors¬ qu’on veut préciser en quoi elle consistait, on man¬ que de détails. Peut-être faut-il dire avec Georges Rodier que « si Platon a atteint de bonne heure et conservé jusqu’à la fin sa conception de la dialec¬ tique, il a hésité sur les moyens de la réaliser. Peutêtre n’est-il jamais parvenu à la réaliser d’une façon

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LA DIALECTIQUE

qui le satisfît lui-même, et à en constituer un exem¬ ple qu’il pût considérer comme définitif » (1). Notons, avant de quitter Platon, que sa dialec¬ tique n’est pas seidement positive, comme celle de Socrate : elle est dynamique ; elle comporte un mouvement de l’espyit, un élan de conquête, un dépassement de la donnée première. Cette nuance se retrouvera dans la conception contemporaine de la dialectique. Aristote. — Ce dynamisme ne s’observe pas chez Aristote, qui traite longuement de la dialectique dans les Topiques, une œuvre de jeunesse. L’auteur indique son but dès les premières lignes de son ouvrage et par là même fait connaître sa conception de la dialectique : Le but de ce traité est de trouver une méthode qui nous mette en mesure d’argumenter sur tout problème proposé, en partant de prémisses probables, et d’éviter, quand nous soutenons un argument, de rien dire nous-mêmes qui y soit contraire. (Abistote, Topiques, Liv. I, Chap. i. Trad. Tricot, t. I, p. 1. Vrin, 1939.)

La dialectique aristotébcienne a pour objet les raisonnements qui partent de prémisses probables, en entendant par ce terme des propositions approu¬ vées par celui avec qui on discute, pratiquement, les opinions communément reçues. Ce sont des pro¬ positions de ce genre qui étaient ordinairement au départ des dialogues socratiques : par là la dialec¬ tique aristotébcienne n’est qu’une mise en ordre systématique et un développement des procédés de discussion qui interviennent dans les dialogues de Platon. Mais la dialectique socratique et platonicienne (1) G. Rodier, Sur l'évolution de la dialectique de Platon. Dans Etudes de philosophie grecque, p. 64. Vrin, 1926.

VANTIQUITÊ GRECQUE

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avait pour but la vérité, la connaissance du réel. Elle consistait dans la discussion des opinions énon¬ cées qui, lorsqu’elles avaient résisté à la critique, étaient admises comme certaines. Pour Aristote, au contraire, le dialecticien n’a pas à discuter les prémisses du raisonnement qu’il examine : son rôle se borne à observer si les conclusions sont légitime¬ ment déduites ; par suite, il n’a pas à se prononcer sur la vérité de ces conclusions qui dépend aussi de la vérité des prémisses. A la dialectique s’oppose l’analytique qui est la science de la démonstration. Contrairement au rai¬ sonnement dialectique qui se fonde sur des prémisses probables, le raisonnement démonstratif se fonde sur des prémisses certaines et par suite aboutit, quand ü est correctement conduit, à des conclusions certaines. Par là le mot « dialectique » doit à Aristote une autre nuance péjorative : dès l’origine, avec Zénon d’Elée, et surtout plus tard avec les sophistes, le dialecticien était considéré comme disputeur subtil, habile à démolir les opinions des autres maisin ca¬ pable de reconstruire. En lui donnant pour objet le raisonnement probable, Aristote a suggéré que la dialectique manquait de certitude, qu’elle n’était qu’un jeu hasardé de l’esprit. III. — La dialectique antique après Socrate Cette acception péjorative du mot « dialectique » fut abandonnée par les stoïciens et plus tard par Plotin. Nous devons dire un mot de ces philoso¬ phes à cause de leur influence sur la conception ultérieure de la dialectique. Les Stoïciens. — A la différence d’Aristote, qui opposait la dialectique à la logique, Chrysippe

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LA DIALECTIQUE

(277-vers 204), considéré comme l’inventeur de la dialectique stoïcienne, les identifie pratiquement en les unissant étroitement à la rhétorique et à la grammaire que nous retrouverons dans le trivium médiéval. Certains même, nous rapporte Diogène Laërce (Liv. VII), considéraient la rhétoriqpie et la dialec¬ tique comme deux parties de la logique dont l’objet était la découverte du vrai. A cette découverte, la dialectique collaborait de deux manières : d’abord en fixant les règles du syllogisme démonstratif, ce qui était le propre de la logique aristotéHcienne ; ensuite, en apprenant à discuter, ce qui caractéri¬ sait la dialectique primitive de Zénon d’Elée. Plotin. — Si la conception stoïcienne de la dieJectique prépare la conception des scolastiques qui amont une influence décisive sur le vocabulaire français, et fixeront pour des siècles la conception de la dialectique ancienne, c’est chez les philosophes néo-platoniciens et en particulier chez Plotin que nous trouverons la mise en œuvre d’une dialectique nouvelle qui, tout en se rattachant à celle de Pla¬ ton, annonce celle de Hegel. Nous y reviendrons un peu plus longuement quand nous parlerons des pré¬ curseurs de la dialectique hégélienne. Saint Augustin. — Bien que de ciJture latine, saint Augustin, chez lequel nous trouvons un écho très net de la dialectique plotinienne, peut nous aider à revoir les principaux sens que prenait, chez les héritiers de la culture grecque, le mot « dialec¬ tique ». Profondément influencé par le néo-platonisme, l’évêque d’Hippone nous donne, mieux que Platon lui-même, un exemple célèbre de cette ascension de

UANTIQUITÊ GRECQUE

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l’esprit vers le monde des Idées dont l’auteur de La République voulait rendre capables les chefs de l’E¬ tat ; seulement aux Idées du monde intelligible a été substitué le Verbe par qui tout a été fait et de qui vient la lumière intellectuelle d’après laquelle l’homme porte ses jugements. La scène se passe à Ostie. Augustin, récemment converti, pratique avec sa mère cette montée du sensible à l’intelligible, démarche essentielle de la dialectique proprement platonicienne. Nous élevant d’un élan vers 1’ « Etre lui-même » nous par¬ courûmes degré par degré toutes les choses corporelles, et le ciel même, d’où le soleil, la lune, les étoiles répandent sur la terre leur clarté. Et nous montions, méditant, célébrant, admi¬ rant vos œuvres au-dedans de nous-mêmes ; et nous par¬ vînmes jusqu’à nos âmes et nous les dépassâmes pour atteindre cette région d’inépuisable abondance où vous rassasiez éter¬ nellement Israël de l’aliment de vérité, là où la vie est la Sagesse, principe de tout ce qui est, a été, sera, sans qu’elle ait été faite elle-même, car elle est comme elle a toujours été, comme elle sera toujours. Ou plutôt, en elle, point de passé, point d’avenir, l’être seulement, puisqu’elle est éternelle : or, avoir été, devoir être, ce n’est pas être étemel. Et tandis que nous parlions de cette Sagesse, que nous y aspirions, nous y touchâmes un moment dans un suprême élan de nos cœurs. Et puis nous soupirâmes, et laissant là attachées « ces prémisses de l’Esprit», nous redescendîmes à ce vain bruit de nos lèvres, là où la parole et commence et finit, — combien différent de votre Verbe, Notre Seigneur, qui subsiste toujours en soi-même sans jamais vieillir, et renouvelle pourtant toutes choses ! (Saint Augustin, Confessions, Liv. IX, Cbap. X, 24. Trad. de Labriolle, t. II, p. 228-229. Coll. Budé, 1926.)

Mais Augustin connaît aussi les autres acceptions du mot « dialectique ». A la manière de Socrate, il la conçoit comme « l’art de définir et de diviser » (1) et la considère comme « la science des sciences », car « elle enseigne à enseigner et enseigne aussi à

,

(1) De Doctrtna christiana Lib. II, c. xxxv, 53.

LA DIALECTIQUE

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apprendre » (1). Accusé, dans ses controverses avec les donatistes, de discuter en dialecticien, il est amené à en donner deux autres conceptions : la dialectique c’est d’abord « l’habileté dans la discus¬ sion », « une manière subtile et astucieuse de par¬ ler » (2) ; mais les stoïciens la conçoivent aussi comme l’art de tirer de propositions les conséquences qui en décorilent, l’identifiant ainsi avec la logi¬ que (3). Relevons surtout en terminant le rappel de « ce principe des dialecticiens d’après lequel deux con¬ traires ne peuvent se trouver en même temps dans rme même chose » (4). (1) (2) (3) (4)

De Ordine, Lib. II, c. xm, 38. Contra Cresconium, Lib. I, c. xm, 18.

Ibid., c.

XVII,

21.

Enchiridion, XIV.

Chapitre

II

DEPUIS LE MOYEN AGE

I. — Au moyeu âge Dans l’enseignement. •— Les matières d’études, au moyen âge, étaient réparties en trois groupes hiérarchisés : d’abord les arts libéraux, correspon¬ dant en gros à ce que nous appelons les études secondaires ; ensuite la philosophie, qui, n’étant pas encore séparée des sciences, comprend la physique et la biologie ; enfin, la théologie. Les arts libéraux eux-mêmes se subdivisent en deux groupes dénommés trivium et quadrivium. C’est dans le trivium que vient la dialectique, après la grammaire et la rhétorique. Le quadrivium comporte l’étude de sciences qui se sont déjà détachées de la philosophie : l’arithmétique, la géométrie, l’astro¬ nomie et la musique. Au niveau du trivium, les études sont orientées vers la dialectique qui occupe la première place ; à Paris, en particxdier, sous l’influence d’Abélard, la dialectique envahit la rhétorique et s’insinue jusque dans la grammaire. Par dialectique, on entend alors, comme les stoï¬ ciens, la logique qui est celle d’Aristote telle qu’elle est exposée dans les Analytiques. Ainsi est oubliée la distinction aristotélicienne entre la dialectique et l’analytique : la première comprend la seconde.

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LA DIALECTIQUE

De plus la dialectique médiévale déborde large¬ ment le programme de logique formelle auquel elle se réduisait dans la conception d’Aristote. Son enseignement comportait le commentaire de l’Jsogoge de Porphyre à l’occasion duquel était traité le problème épistémologique des universaux, celui des Catégories d’Aristote qui entraînait dans l’onto¬ logie. Ainsi tendaient à s’effacer les limites qui, autrefois séparaient la dialectique et la logique de la philosophie proprement dite. Dans le vocabulaire. — Malgré son acception offi¬ cielle et la vogue des études qu’il désignait, le mot « dialectique » restait affecté des nuances péjoratives qu’il avait eues dans le passé. Ainsi, si saint Thomas d’Aquin considère comme appartenant à la dialec¬ tique les recherches tâtonnantes effectuées au moyen du sens commun aussi bien que les démonstrations rigoureuses fondées stu- des prémisses certaines (1), il lui arrive aussi d’opposer à la discussion démons¬ trative la discussion dialectique qui « procède de principes probables et conduit à l’opinion » (2). Une autre acception péjorative du mot dialectique se retrouve chez Dims Scot qui oppose au philo¬ sophe discutant avec une sage réserve le dialecti¬ cien et le sophiste qui discutent de tout (3). II. — Dans les temps modernes A partir de la Renaissance, le mot même de « dia¬ lectique » tend à disparaître du vocabulaire de la philosophie où il est remplacé par le mot « logique ». (1) Somme théologique, 1* 2“', (pi. 51, art. 4, ad 2“. (2) De fallaciis, c. i et ii. (3) In XII libros Metaph. Aristotclis, Lib. IV, c. ii. Lugduni, 1539, p. 116.

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Kant le ressuscita avec une acception quelque peu nouvelle, mais qui reste propre au langage kantien. Descartes. — On ne le rencontre guère chez Des¬ cartes et il ne figure que dans les œuvres écrites en latin. H y est employé ordinairement comme synonyme de « logique » (1) et spécialement de « logique for¬ melle ». Les dialecticiens exposent les formes du syUogisme (2) ; üs établissent les règles d’après les¬ quelles les propositions s’enchaînent rigoureusement en sorte que, à partir de propositions données, on aboutit comme mécaniquement à d’autres proposi¬ tions qui en découlent nécessairement. Les Dialecticiens pensent gouverner la raison humaine, en lui prescrivant certaines formes de raisonnement, qui abou¬ tissent à une conclusion si nécessaire, que la raison, qui s’y confie, bien qu’elle ne se donne pas la peine de considérer d’une manière évidente et attentive l’inférence elle-même, peut cependant quelquefois, par la vertu de la forme, abouth' à une conclusion certaine. (Descaktes, Règles pour la direction de l'esprit, R. X. Trad. G. Le Roy, p. 95. Boivin, 1938.)

Descartes admet la dialectique ainsi comprise : ses règles, dit-il, sont excellentes pour certains usa¬ ges (3). Bien plus, le succès de la méthode déductive en mathématiques lui avait donné l’idée de l’intro¬ duire en physique. Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient doimé l’occasion de m’imaginer que toutes les choses, qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes, s’entresuivent en même façon.

(1) Bossuet dit de même : « Logique ou Dialectique », et il défmit la Logique à « une science qui nous apprend à bien raisonner » (La Logique, Introd.). (2) Regulae ad directionem ingenii, R. 13. Adam et Tannery,

t. X, p. 430. (3) Ibid., R. 2. Adam et Tannery, t. X, p. 365.

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LA DIALECTIQUE

et que, pourvu seulement qu’on s’abstienne d’en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu’on garde toujours l’ordre qu’il faut pour les déduire les unes des autres, il n’y en peut avoir de si éloignées, auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu’on ne découvre. (Descartes, Discours de la Méthode, Deuxième Partie, Adam et Tanneby, t. VI, p. 19.)

Descartes néanmoins éprouve xme antipathie évidente pour les dialecticiens. Il en est de la dialecti(pie, dit-il, comme de la rhétorique, de la poé¬ tique et arts analogues, par exemple, l’escrime : à les apprendre on perd plus qu’on ne gagne ; cet appren¬ tissage en effet nous persuade que nous ignorons ce que nous ferions d’instinct si nous ne doutions pas de nous-même. H est une dialectique naturelle qui ne s’apprend pas mais qui se développe seulement par l’exercice (1). Bien plus, l’étude prolongée de la dialectique et la confiance en ses méthodes est dangereuse. Trop assuré de la valeur de l’instrument déductif, on néglige d’observer attentivement les faits sur les¬ quels se fonde la déduction : c’est de là que viennent les erreurs et non d’rm vice de raisonnement (2). Aussi lorsqu’il fait le bilan de ses études et arrête les disciplines utiles pour l’édification du système qu’il projette, il est sévère pour ce qu’il appelle dans ce passage la Logique et lui décoche un trait acéré : « Pour la Logique, ses syllogismes et la plu¬ part des autres instructions servent plutôt à expli¬ quer à autrui les choses qu’on sait, ou même, comme l’art de Lulle, à parler, sans jugement, de celles qu’on ignore, qu’à les apprendre (3). » Plus tard, à propos de ce jugement sévère, l’au¬ teur de Discours, dans une conversation avec Bur(1) Cf. Adam et Tannery, t. XI, p. 650. (2) Regulae..., R. 2. Adam et Tannery, t. X, p. 365. (3) Discours de la Méthode, II« Partie. Ibid., t. VI, p. 17.

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man, rejettera sur la Dialectique ce qu’il a écrit de la Logique : « Il s’agit plutôt de la Dialectique, qui nous apprend à discourir de tout, que de la Logique, qui donne des démonstrations de toutes choses. Et ainsi elle déforme un bon esprit au lieu de le former ; car en nous détomrnant et en nous égarant du côté de ces lieux commims et de ces questions étrangères à la chose, elle nous détourne de la chose elle-même. » Cette dialectiqpie dont Descartes fait ici le pro¬ cès, c’est celle qu’Aristote opposait à l’analytique ou science de la démonstration et qui avait trait aux raisonnements fondés sur des prémisses probadales ; ou encore la dialectique mêlée de rhétorique grâce à laquelle « la Philosophie donne moyen de parler vraisemblablement de toutes choses et se faire admi¬ rer des moins savants » (1). Ainsi chez Descartes la Logique prend le nom de Dialectique quand elle devient abusive et cons¬ titue un danger pour l’esprit, signe de l’acception nettement péjorative de ce mot. E!ant. — Cette nuance péjorative s’accuse encore dans le vocabulaire kantien où le mot « dialectique » tient une place importante : dans les trois Critiques, en effet, la dialectique s’oppose, à l’imitation d’Aris¬ tote, à l’analytique. Kant appelle a dialectiques » les raisonnements illusoires fondés sur une apparence. Il est des appa¬ rences empiriques, comme les illitsions d’optique ; des apparences logiques, comme en présentent d’habües sophismes. Kant ne s’occupe que des « appa¬ rences transcendantales ». Elles consistent en ce que, par suite de notre constitution de sujet connaissant, nous attribuons à l’objet connu une propriété qu’il (1)^ Discours de la Méthode, Première Partie. Adam et Tannehy,

t. VI, p. 6.

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LA DIALECTIQUE

n’a pas, tel le malade atteint de la jaiinisse qui voit tout en jaune ; quelque chose qui est en nous, qui est « immanent », nous paraît hors de nous, « trans¬ cendant » ; nous ne le voyons pas en nous, mais dans l’objet. Sans doute, Kant le reconnaît, une apparence n’est pas rien : ime grande partie des industries humaines ne visent qu’à produire des apparences. Mais encore faut-il ne pas prendre ces apparences pour la réalité. Or ü y a chez nous une propension incoercible à commettre cette confusion. Nous som¬ mes donc ainsi faits que nous ne pouvons nous repré¬ senter les objets matériels que dans l’espace et les événements que dans le temps : objectivant ou pro¬ jetant hors de nous ces conditions de la représenta¬ tion, nous concevons l’espace et le temps comme une sorte de réceptacle dans lequel viennent se loger les objets que nous nous représentons. Ou encore : indépendamment de l’expérience, qui seule nous fait atteindre le réel, et antérieurement à elle, notre entendement est ainsi constitué que certaines choses sont impensables pour nous, ne peuvent pas entrer dans notre esprit, et, par le fait même nous parais¬ sent impossibles en sorte qu’elles ne sauraient exister hors de notre esprit, en soi : tels sont, par exemple, un commencement sans cause, ime succession régu¬ lière sans lien de causalité. De là nous pourrions légitimement inférer que nous n’aurons jamais l’ex¬ périence d’un commencement sans cause ; mais nous transcendons le domaine de notre expérience et nous affirmons que l’idée même de commencement sans cause est absurde et qu’ü ne peut pas y avoir, non pas seulement pour nous mais même en soi, de tel commencement. Enfin, pour donner l’explication dernière des faits de l’expérience, la raison est ame¬ née à les rattacher à des réalités se suffisant à elles-

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mêmes et n’ayant pas besoin d’être rattachées à autre chose : l’âmo, le monde et Dieu ; ce que nous expérimentons mentalement, c’est l’impossibüité de concevoir la vie psychique sans une âme, les phé¬ nomènes physiques sans la matière, l’existence des uns et des autres sans Dieu ; mais, dépassant la donnée de l’expérience (impossibilité de concevoir), nous affirmons une impossibilité d’exister. Pour Kant, la Dialectique en général est une logique de l’apparence : son rôle est d’éviter à l’es¬ prit la confusion de l’apparent avec le réel : la dia¬ lectique logique doit déceler les sophismes ; la dia¬ lectique transcendantale, les illusions transcendan¬ tales résultant de l’attribution à l’objet, au monde en soi, axx noumène, de ce qui tient au sujet, au monde pour nous, au phénomène. Mais la dialectique transcendantale est bien inférieure à la dialectique logique : grâce à celle-ci nous parvenons à ne plus être impressionnés par des sophismes ; au contraire, que l’apparence transcendantale, à l’exemple de l’apparence logique, « se dissipe aussi et cesse d’être une apparence, c’est ce que la dialectique ne pourra jamais obtenir. Nous avons affaire, en effet, à une illusion naturelle et inévitable qui repose elle-même sur des principes subjectifs qu’elle donne comme objectifs » (1). Néanmoins la dialectique transcendantale ne sera pas inutile. Grâce à elle seront levées les contradic¬ tions que soulèvent nos représentations intellec¬ tuelles de la réalité. Nous nous représentons, par exemple, un temps et un espace sans commencement ni fin, par conséquent infinis, alors que la réalisation d’une série infinie est impossible. Mais si nous savons (1) Critique de la raison pure. Dialectique transcendantale, Intro¬ duction. Trad. Tremesaygues et Pacaud, 2" édit,, p, 253-254. Presses Universitaires, 1944.

P. FOULQUIÉ

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que l’espace et le temps ne sont qu’ime apparence, la contradiction ou, pour parler comme Kant, l’an¬ tinomie, est résolue et expliquée : l’espace et le temps ne sont pas des choses mais des cadres ou des formes o priori que nous projetons au-devant des objets que nous pouvons nous représenter, et comme ü n’y a aucime limite à cette faculté de représenta¬ tion, on comprend que l’espace et le temps nous paraissent, eux aussi, illimités ou infinis. On le voit, Kant avait de la dialectique une idée assez différente de celles de ses devanciers. Il fallait la rappeler, car si sa notion de la dialectique ne lui a pas survécu, il a contribué à renforcer l’acception péjorative de ce terme. Mais chez Kant comme chez les anciens, la dia¬ lectique reste rigoureusement subordonnée au prin¬ cipe de contradiction ; bien plus, sa raison d’être est d’empêcher les jugements d’où résidteraient des conséquences contradictoires et par conséquent in¬ conciliables pour im esprit dont ce principe est la loi essentielle. H faudra attendre Hegel pour voir formuler d’une façon explicite la concUiabüité des contradictoires et par suite pour voir apparaître xme dialectique qui semble diamétralement opposée à celle des anciens. III. — A l’époque contemporaine Toutefois il ne faudrait pas croire que Hegel marque, pour la dialectique, un tournant décisif et immédiat. En réalité, pas plus que la notion kan¬ tienne de la dialectique, la notion hégébenne n’est, jusqu’à nos jours, entrée dans le vocabulaire, non seulement du commun, mais encore des philosophes. Il suffit pour s’en rendre compte de feuilleter les dictionnaires et de réfléchir sur le langage.

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Les dictionnaires. — Le vocabulaire français s’é¬ tant fixé sous le règne de la philosophie scolastique, c’est la signification donnée par celle-ci au mot « Dialectique » qui continue à prévaloir. Comme ses prédécesseurs du xiv® siècle, le P. Boyer, dans son Cursus Philosophiæ fait de Dialectica et de Logica des termes synonymes fl). Dans le même sens, le Petit Larousse illustré définit la Dialectique : 1’ « Art de raisonner méthodiquement et avec justesse ». Mais remontons plus haut. Le mot ne figure même pas dans le Dictionnaire historique et critique de Bayle publié de 1696 à 1702. L'Encyclopédie de d’Alembert et Diderot (1751-1766) doime une définition qui rappelle la forme première de la dialectique : « l’art de raisonner et de discuter avec justesse ». Mais cette nuance sera généralement oubliée dans la suite, la dialectique étant considérée simplement comme l’art de raisonner et se rédui¬ sant à la logique. Ainsi le Dictionnaire de l'Académie de 1835 donne cette définition concise : « L’art de raisonner ». Cent ans plus tard exactement (1935), sans doute pour éviter les objections de ceux qui veulent faire de la logiq^ie ou de la dialectique une science, le même Dictionnaire supprime le mot , dans le monde, ne constitue nullement ime oppo¬ sition logiqpie affectant le principe de contradiction. Si vous dites que Pierre était habillé de bleu tandis que, selon moi, il n’était pas habillé de bleu, nous ne nous contredi¬ sons que si nous parlons de la même circonstance et du même instant. La contradiction disparaît si nous reconnaissons qu’il y a eu, à un moment doimé, un changement d’habit : le chan¬ gement n’est pas une contradiction. La contradiction peut provenir aussi de ce que nous ne nous plaçons pas au même point de vue : moi, estivant, je trouve qu’il fait trop chaud pour jouir des vacances ; vous, vigneron, vous estimez qu’il ne fait pas assez chaud pour faire bien mûrir le raisin. Il suffit de préciser son point de vue pour que la contradiction apparente tombe. Ce sont, dans bien des cas au moins, des contradictions apparentes que la dialectique nouvelle met en avant.

Cette partie de notre étude sera subdivisée en deux chapitres traitant de deux formes assez diffé¬ rentes de ce que nous avons appelé la dialectique nouvelle : une forme philosophique représentée par Hegel et par Marx ; une forme scientifique, tout à fait contempo¬ raine, dont le mathématicien suisse Ferdinand Gonseth est le promoteur le plus actif.

Chapitre Premier

PÉRIODE PHILOSOPfflQUE

Bien que nous ayons fait remonter la dialectique nouvelle à Hegel, il ne faudrait pas croire que cette conception apparut dans son esprit par une sorte de génération spontanée. Comme il arrive d’ordinaire, le promoteur de la philosophie de la contradiction ne fit guère que mettre en relief des idées emises depuis longtemps et édifier sur elles tout un système. C’est pourquoi avant d’exposer sa pensée nous allons passer en revue quelques-ims de ses précur¬ seurs. I. — Précurseurs Héraclite. — Pour donner un aperçu du milieu idéologique dans lequel apparut la première dialec¬ tique, nous avons présenté Héraclite comme le philosophe du changement et de l’instabilité. Mais c’est aussi le philosophe de la contradiction : « nous sommes et nous ne sommes pas », dit-il. Il insiste surtout sur la lutte des contraires, dans la nature, lutte nécessaire pour obtenir l’harmonie. Les contraires se mettent d’accord, des sons divers résulte la plus belle harmonie, et tout est engendré par la lutte. (...) La nature aussi aime les contraires et c est avec eux et non avec les semblables qu’elle produit l’harmonie. C’est ainsi, par exemple, qu’elle unit le male a la femelle, mais non

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LA DIALECTIQUE

chaque être à son semblable, et qu’elle réalise la concorde première par l’union des contraires et non des semblables. L’art procède manifestement de même en imitant la nature. La peinture mélange les couleurs blanches et les couleurs noires, les coideurs jaunes et les couleurs rouges, et obtient ainsi la ressemblance de l’image avec l’original. La musique combine les sons aigus et les sons graves, les sons longs et les sons brefs en différentes voix pour produire une harmonie unique. La grammaire construit son art en combinant les voyelles et les consonnes. C’est ce qui fut aussi affirmé par Héraclite l’Obscur : « Les unions sont choses entières et non entières, concorde et discorde, harmonie et désharmonie : de toutes choses l’Un et de l’Un toutes choses. » (Héraclite. Dans M. Solovine, Héraclite d'Ephèse, Fragm. 7 et 9, p. 44, 45-46.)

Nous sommes déjà dans une atmosphère hégé¬ lienne : « Hegel disait qu’il n’y avait pas d’affir¬ mation dans Héraclite qu’il n’eût incorporée à sa propre logique » (1). Mais plus importante stu* la formation de son esprit l’influence des mystiques allemands qui s’in¬ séraient eux-mêmes dans le courant néo-platonicien. Le néo-platonisme. — Après la mort de Platon, le mouvement philosophique qu’il avait inauguré, per¬ dant de son caractère métaphysique, devient plus moral et plus religieux. Plus tard, sous l’influence du scepticisme que provoquent normalement les excès de la spéculation, il emprunta aux religions ésotéri¬ ques, qui pullulaient aux premiers siècles de notre ère, certaines de leurs doctrines et se tourna vers le mysticisme : « renonçant à étreindre Dieu par l’in¬ telligence, il cherche à se soulever vers lui par l’extase » (2). Pour Plotin (205-270), le plus marquant des phi(1) B. Croce, Ce qui est vivant et ce qui est mort de la philosophie de Hegel, p. 31. Giard & Brière, 1910. (2) J. Lebreton, Les origines du dogme de la Trinité, p. 35.

Beauchesne, 1919.

PÉRIODE PHILOSOPHIQUE

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losophes néo-platoniciensy la source de tout être est rUn. L’Un est étemel et immuable comme l’Etre de Parménide. Néanmoins, de lui, comme de l’Idée du Bien de Platon, découlent par une participation savamment étagée tous les êtres : l’Intelligence, l’Ame, la Raison, enfin les âmes individuelles que la matière multipbe et individualise (1). Nous avons là déjà la thèse et l’antithèse qu’expli¬ citera Hegel : la thèse, c’est l’unité de l’être ; l’anti¬ thèse, sa multiplicité. Cette contradiction est insup¬ portable à la pensée qui tend à retrouver l’unité par l’extase grâce à laquelle l’esprit ne fait plus qu’un avec Dieu : c’est la synthèse. Mais cette synthèse elle-même n’est pas sans une contradiction interne. En effet, si, dans l’extase, l’esprit et Dieu ne font qu’un en tant qu’ils coïnci¬ dent, üs font toujours deux en tant qu’ils sont distincts (2). Il en est d’ailleurs de même dans toute pensée qui implique essentiellement identité et dif¬ férence (3). Ainsi la contradiction est au sein des choses, mais elle atteint son paroxysme en Dieu. De lui nous ne pouvons rien dire qui convienne et lorsque nous voulons adapter à son être un langage qui n’est pas fait pour lui, nous devons accumuler des termes qui se contredisent : il y a là ime veine qu’exploiteront les mystiques de tous les temps, mais spécialement les mystiques allemands qui influèrent nécessaire¬ ment sur la formation de Hegel. Denys l’Aréopagite. — Entre Plotin et les mys¬ tiques allemands nous trouvons un auteur mysté(1) Quatrième Ennéade, Liv. III, xvii. Trad.

Bouillet,

(2) Sixième Ennéade^ Liv, IX, x. Ibid*^ t. III, p. 561. (3) Cinquième Ennéade, Liv. III, x. Ibid,, t. III, p. 50.

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rieux qui écrivait sans doute au v® siècle, mais en se donnant pour ce membre de l’Aréopage nommé Denys, converti au Christ par saint Paul lors de sa prédication devant la célèbre assemblée. Celui qui reste connu sous le nom de Denys l’Aréopagite adapte la plulosophie néo-platonicienne au dogme chrétien. NtiI plus que lui ne prendra plaisir à accu¬ muler les termes contradictoires pour parler de Dieu, car Dieu est « au-delà des puissances et des forces de la raison et de l’intelligence ». Aucune raison discursive ne peut discourir de TUn qui dépasse tout discours, ni aucune parole, rien exprimer du Bien qui est au-dessus de toute parole. Monade unificatrice de toute monade. Intelligence inintelligible et Parole ineffable, exempte de raison, d’intelbgence et de nom, n’ayant d’être selon le mode d’aucun être, cause ontologique de tout être et en même temps, parce qu’elle est située au-delà de toute essence, totalement exclue de la catégorie de l’être, selon la révélation qu’elle a faite d’elle-même dans la maîtrise de son savoir. (Denys l’Aréopagite, Les noms divins, Chap. I. Trad. M. DE Gandillac, Œuvres complètes du Pseudo-Denys, p. 68-69. Aubier, 1943.)

Si Dieu est exclu de la catégorie de l’être et de toutes nos catégories, nous devons porter sur lui ces deux jugements contradictoires ; d’ime part, il est l’Etre pur, sans limite de non-être, la source de tout ce qui est ; et, d’autre part, il n’est pas un être, ni rien de tout ce que nous pouvons dire de lui. Par suite, il faut renoncer à la théologie positive, celle qui affirme quelque chose de Dieu, pour se limiter à la théologie négative qui se contente de nier les propositions affirmatives se rapportant à lui. Quand il s’agit de Dieu, le vrai savoir consiste à savoir qu’on ne sait pas ; ce savoir est une « docte ignorance », terme contradictoire que le Cardinal Nicolas de Cuse empruntera à saint Augustin pour en faire le titre d’un de ses ouvrages.

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Le mysticisme spéculatif du XIV® siècle. — Une vague de néo-platonisme chrétien déferla, au XIV® siècle, sur l’Allemagne et suscita toute une pléiade de mystiques et surtout de théoriciens du mysticisme étudiés par Henri Delacroix dans sa thèse intitulée Essai sur le mysticisme spéculatif en Allemagne au XIF® siècle (Alcan, 1899). C’est par eux que la flamme néo-platonicienne fut transmise à Hegel. Le plus célèbre d’entre eux est le dominicain Jean Eckhart (1260-1327) dont le système mysticophilosophique rappelle singulièrement celui de Plotin et annonce celui de Hegel. On peut même l’exposer sous la forme du rythme ternaire hégélien : thèse, antithèse, synthèse. La thèse, c’est l’affirmation de Dieu qui est, comme le dit VExode^ l’Etre lui-même. Mais (antithèse). Dieu n’est rien sans les créatu¬ res : aucun attribut ne lui convient et il est incon¬ naissable, non seulement pour nous, mais encore pour lui-même. Avant la création, dit Eckhart, « Dieu n’était pas Dieu » et en créant les créatures dont il est l’être, il se crée lui-même. Enfin (synthèse), pour mettre fin à cette disper¬ sion de l’être, l’âme se désapproprie d’eïle-même pour se fondre en Dieu dans l’union mystique. D’aüleurs c’est constamment que Eckhart joue des contraires en virtuose et le sentiment des con¬ tradictions qu’ü accumule est le ressort qui pousse sa pensée toujours plus en avant. La pensée de Ivi® Eckhart (...) est dialecticienne et para¬ doxale ; dialecticienne, elle qui ne peut jamais s’arrêter sur une affirmation ; paradoxale dans la mesure où elle s’appuie sur une affirmation qui se contredit. Même les dehors du para¬ doxe, c’est-à-dire d’une proposition enveloppant l’incompré¬ hensible, lui sont nécessaires. (...) Il ne recourt pas seulement à une forme violente parce que sa pensée exige cette violence.

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ce oui et ce non intimement unis, mais il choisit consciem¬ ment la forme la plus lourde de scandale pour que la pensée ne puisse la recevoir que dans une tension qui lui enlève son repos et la déchire et la prépare en silence. (...) Une formule comme celle qii’il a rendue classique : « On ne peut voir que par la cécité, connaître que par la non-connaissance, com¬ prendre que par la déraison», a d’abord un sens méthodologi¬ que. Il s’agit toujours de traduire l’expérience la plus immé¬ diate par le mouvement de la dialectique. (M. Blanchot, Faux pas, p. 36-37. Gallimard, 1943.)

Nicolas de Cuse ou de Cues (1401-1450), auquel Maurice de Gandillac a récemment consacré une importante étude (1), est un autre représentant de la tradition du néo-platonisme mystique et chrétien. Pour lui, le principe de contradiction ne vaut que pour la raison, mais au-dessus de la raison il y a l’intelligence qui peut parvenir, par une vue syn¬ thétique, à cette simplicité où les contraires coïnci¬ dent. « L’admission des contraires, réputée hérésie dans la secte aristotélicienne, dit-ü (2), est le point de départ de l’ascension mystique. » Hegel n’a donc nullement inventé la triade thèseantithèse-synthèse ; ses contemporains Fichte et ScheUing en faisaient eux aussi le cadre de leurs conceptions métaphysiques. Mais il l’a exploitée à fond, l’adoptant comme exphcation unique du réel. Ensuite, ü a qualifié ce processus de a dialectique », quahfication conventionnelle qui est à l’origine de l’obscurité que présente ce mot pour les contempo¬ rains : la dialectique était jusqu’ici soit l’art de prouver, soit l’art de réfuter, qui impliquaient l’un et l’autre l’incompatibilité des cc»ntraires ; avec Hegel, elle devient la fusion des contraires. (1) La philosophie de Nicolas de Cuse. Aubier, 1941. Du même ; Œuvres choisies de Nicolas de Cues. Aubier, 1942. On peut lire aussi ; Vansteenberghb, Nicolas de Cuse. Champion, 1920. Apologla doctae ignoranfiae, cité par Vansteenberghe, Nicolas de eues, p. 283.

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II. — La dialectique hégélienne Héraclite, l’ancêtre de la dialectique de la con¬ tradiction, était appelé par ses contemporains Hé¬ raclite rObscur. Frédéric Hegel (1770-1831) a hérité de cette obscurité. Croyons-en xm de ses récents historiens qui lui a consacré deux gros vo¬ lumes. L’avant-propos de cet important ouvrage débute par cette déclaration. C’est un secret connu de tous que jusqu’ici presque tous les exposés ou introductions à la pensée de Hegel laissent complètement en panne le lecteur qui veut ensuite s’attaquer à la lecture de ses œuvres, et même que de ces interprètes de Hegel bien peu seraient capables de faire intégralement le mot à mot d’ime page de son œuvre (...). Il faudrait suivre pas à pas tout le développement de la pensée des philosophes de cette espèce, et ceux qui le font découvrent ce secret de polichinelle que les théories complète¬ ment élaborées et les systèmes de ces hommes (Fichte, Schelling, Hegel), pris dans leur ensemble, sont au fond encore aujourd’hui toujours incompris, soit par leurs parti¬ sans qui les répètent comme un secret et presque comme un mystère, soit par leurs adversaires. (Theodor Haering, Prof. Univ. Tubingen, Hegel, Sein Wollen und sein Werk, p. vii. Teubner, 1929.)

Après ce préambule, il est inutüe de dire que nous ne prétendons pas initier nos lecteurs à la pensée hégéhenne. Nous voudrions seulement élucider pour eux comment Hegel conçoit la dialectique. Sa philosophie. — Pour caractériser la pensée philosophique de Hegel, dont il faut avoir ime certaine idée poxir comprendre sa dialectique, nous la comparerons à la philosophie classique qui admet trois principes distincts bien que dépendant les uns des autres : Dieu ou l’être qui est par lui-même, l’âme ou esprit, la matière ou le monde. Hegel est théiste et pour croire en Dieu il n’a pas besoin de recourir aux preuves mtiltiples qu’ü est P. FOULQUIÉ

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classique de mettre en avant ; l’argument ontologi¬ que lui suffit : en Dieu, l’essenee implique l’exis¬ tence ; prétendre que l’Etre n’existe pas est une contradiction dans les termes. Mais il est également contradictoire qu’il existe quelque chose en dehors de l’Etre : par suite, le théisme de Hegel est un monisme, im panthéisme. Ce Dieu est conçu comme l’Idée absolue, c’est-à-dire comme une idée qui est par elle-même et en elle-même et non dans un esprit. Cette Idée, eomme le Dieu d’Eckhart, n,’est en elle-même que pure indétermination : elle ne se dé¬ termine qu’en s’extériorisant dans la nature. Ainsi l’Idée absolue devient quelque chose de déterminé grâee au monde qui, à strictement parler, ne pro¬ cède pas d’elle, comme chez les néo-platoniciens, mais par qui elle proeède. L’évolution du monde amène l’apparition de l’homme et de la pensée grâce à laquelle l’Idée absolue prend progressivement eonscience d’ellemême, d’abord sous forme d’esprit subjectif ou individuel, puis sous forme d’esprit objectif ou col¬ lectif qui, dans la famille, les diverses sociétés et l’Etat, crée le droit et la morale et s’élève vers l’absolu. Ainsi les esprits s’acheminent peu à peu à l’unité de l’Esprit ou de l’Idée absolue qui s’était dis¬ persée dans la nature pour prendre conscience de soi. Tout le réel est done de l’ordre de la pensée, comme le disent les idéalistes. L’esprit a la certitude de se retrouver lui-même dans le monde, que le monde doit s’harmoniser avec lui, et que, comme Adam dit d’Eve qu’elle est la chair de sa chair, la raison qu’il doit chercher dans le monde n’est que sa propre raison. (Hegel, Philosophie de l'Esprit, § 441. Trad. VÉRA, t. II, p. 91. Baillière, 1869.)

Hegel dira plus brièvement en une formule célè¬ bre : « Ce qui est réel est rationnel et ce qui est

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rationnel est réel. » Par suite, il y a dans les choses une logique interne, et Fhistoire, la biologie, la phy¬ sique peuvent être traitées déductivement comme les mathématiques quoique d’une manière diffé¬ rente. La dialectique. — Il y a en effet deux raisons : la raison abstraite, celle du mathématicien, qui opère sur des abstractions et par là même reste en dehors du réel ; la raison concrète, celle du physicien ou de l’historien, qui opère sur la réalité même, s’oubliant en elle par ruse afin d’assister à son devenir (1), Le levier essentiel du raisonnement mathéma¬ tique est le principe d’identité qui, sous sa forme négative, devient le principe de contradiction ou mieux de non-contradiction : de deux propositions contradictoires ou contraires l’une est nécessaire¬ ment fausse. Il n’en est pas de même dans la pensée concrète ou effective ni dans les sciences qui ont pour objet le concret. Nous le savons par expérience, notre esprit, dans ses démarches spontanées, ne suit pas les règles de la logique : la logique est mise après coup. Loin de procéder du même au même, la pensée procède du même à l’autre. Bien plus, elle a besoin de la con¬ tradiction comme d’un stimulant. Aristote l’avait déjà dit : la science naît de l’étonnement. Or qu’estce que s’étonner sinon avoir le sentiment plus ou moins vague d’une contradiction ? L’esprit cherche à identifier, à ramener l’objet nouveau à un type déjà connu ; mais ce travail d’identification suppose qu’il lui est donné du divers, c’est-à-dire des objets qui sont la même chose — sinon on ne pourrait pas (1) Phénoménologie de l’esprit, Préface, III. Trad. Hippolyte, t. I. p. 35-.50. Aubier, 1938.

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les identifier — mais qui, en même temps, ne sont pas la même chose — sinon, on n’aurait pas besoin de les identifier. La pensée suppose donc à la fois identité et contradiction. Il ne peut pas en être autrement de la nature par laquelle s’extériorise l’Idée : non seulement on y observe une constante lutte de forces contraires, mais encore sans cette lutte elle resterait dans une inertie voisine du néant. Le réel comporte à la fois identité et contradiction, mais ü faut considérer la contradiction comme plus profonde et plus essen¬ tielle. L’identité est, comparativement à elle, détermination du simple immédiat, de l’Etre mort ; mais elle, la contra¬ diction, est la racine de tout mouvement, de toute manifes¬ tation vitale ; c’est seulement dans la mesure où elle renferme une contradiction qu’une chose est capable de mouvement, d’activité, de manifester des tendances ou impulsions. (Hegel, Science de la Logique, Trad. S. Jankélévitch, II, p. 65, Aubier, 1949.)

La conciliation des contraires dans les choses comme dans l’esprit constitue ce que Hegel appelle la dialectique. Le proeessus dialeetique comporte trois moments dénommés couramment thèse, antithèse et synthèse, mais que Hegel appelle habituellement affirmation, négation et négation de la négation. Bien que le système philosophique de Hegel soit bâti sur ee plan et que les triades s’y comptent par centaines, il est diffieile de donner des exemples satisfaisants du processus dialectique, tant la mé¬ thode est artificielle. Le première triade du système hégélien est la plus célèbre. Uêtre est : c’est l’affirmation ou la thèse. Mais être totalement indéterminé, sans être ceci ou cela, il équivaut au néant, de sorte que l’affirmation

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ou thèse entraîne la négation ou antithèse : Uêtre n’est pas. Cette négation sera niée et on aura la synthèse dans la proposition : Uêtre est devenir. Plus claire sera la dialectique de l’esprit religieux. La thèse consiste à ne tenir compte que des hiens célestes. U antithèse, à n’estimer que les hiens ter¬ restres. La synthèse à reconnaître que les hiens ter¬ restres conditionnent les biens célestes et doivent être cherchés pom’ eux. On voit d’après cet exemple en quoi consiste la synthèse : elle surmonte la contradiction, mais en conservant les deux propositions opposées. C’est ce qu’exprime le verbe aufheben. Ce mot veut dire d’abord supprimer, nier, et c’est en ce sens que nous disons qu’une loi, une disposition a été suppri¬ mée. Mais nous l’entendons aussi dans le sens de aufbewahren, conserver, et c’est ainsi que nous disons d’une chose qu’elle a été bien conservée. On ne doit pas considérer cet usage que le langage fait du même mot dans ce double sens, positif et négatif, comme un fait accidentel, et l’on ne doit pas non plus lui en faire un reproche comme si cela pouvait donner lieu à une confusion, mais il faut au contraire y reconnaître l’esprit spéculatif de notre langue qui s’élève au-dessus des divisions et des abstractions de l’entendement. (Hegel, Logi¬ que, § 96. Trad. Véra, t. I, p. 433. Bailhère, 1874.)

La synthèse marque un arrêt de la pensée dans l’esprit ou du mouvement dans les choses, mais pas définitif. Elle suscite à son tour sa propre négation qu’une synthèse nouvelle devra surmonter, et ainsi indéfiniment. Si ce jeu incessant de thèses, d’antithèses et de synthèses se passait dans l’esprit seulement, U nous serait assez facile de le comprendre. Mais il se passe aussi dans les choses qui ne pensent pas. Bien plus, la dialectique de la pensée n’est que la reproduction pure et simple du mouvement des choses : la pensée n’est « dialectique qu’en ce sens qu’elle décrit une

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dialectique de la réalité » (1). Si une idée suscite l’idée opposée, c’est parce que la réalité que cette idée représente exige la réalité contraire. Dialectique hégélienne et contradiction. — D’a¬ près Hegel, le processus dialectique par lequel l’Idée se réalise dans la nature et dans l’esprit serait fondé sur la contradiction. Faut-il en conclure que la dia¬ lectique hégélienne implique le rejet du principe de contradiction et par suite est diamétralement oppo¬ sée à la dialectique ancienne qui considérait ce principe comme son fondement essentiel ? Nous devons répondre par la négative. Remarquons-le d’abord, dans la discussion, objet premier et peut-être principal de l’ancienne dialec¬ tique, on procède aussi, si l’on veut bien y réfléchir, par thèse, antithèse et synthèse. Un des interlocu¬ teurs avance une affirmation, ou la thèse, que son partenaire nie, posant ainsi l’antithèse. Mais üs ne s’en tiennent pas là : en effet, en défendant son opinion, chactm a bien soin d’intégrer, autant qu’il le peut, les données qui fondent l’opinion adverse. Ainsi, même quand elle n’aboutit pas à un accord déclaré, la discussion amène normalement sinon nécessairement une ébauche de synthèse. Celle-ci sera autrement facile quand on discutera avec soimême, tâchant de concilier les points de vue con¬ tradictoires. Ainsi le processus de la pensée, dans la dialectique hégélienne, ne s’oppose nullement à celui de l’ancienne dialectique. C’est que Hegel, quoi qu’ü puisse paraître affir¬ mer le contraire, admet, comme quiconque, le prin¬ cipe de contradiction. La contradiction heurte son esprit comme le nôtre, et il n’est en repos qu’une (1) Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, p. 46. Gallimard,

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fois qu’elle est surmontée. Il affirme seulement (ju’elle constitue un moment nécessaire de la pensée. Cette dernière affirmation ne présente rien de paradoxal. Mais, nous l’avons dit, la contradiction de la pensée n’est, pour Hegel, que l’image de la contradiction des choses et là est le paradoxe. Je puis, d’un point de vue, juger qu’une chose est noire, et, d’un autre point de vue, juger qu’elle n’est pas noire, il y a là une opposition pensable. Mais que la chose elle-même soit en même temps noire et pas noire, voUà qui est impensable comme contraire à la loi de toute pensée, le principe de contradiction. Aussi bien, dans la dialectique hégélienne les cho¬ ses ne sont pas contradictoires au sens strict de ce mot dans la logique classique. Comme Héraclite, Hegel fait surtout valoir la lutte des contraires. Or si des propositions contraires ne peuvent pas être vraies à la fois, elles peuvent être fausses à la fois ; par là est possible une synthèse de la part de vérité que contient chacune d’elles. D’ailleurs, bien souvent la prétendue contrac¬ tion des choses consiste dans leur changement ou dans le mouvement : le vivant d’aujourd’hui sera mort demain tandis que celui qui n’était pas encore sera né. Or, inutile de le dire, il n’y a là rien de con¬ tradictoire : on se contredirait si on prétendait qu’un même individu est en même temps vivant et non vivant, mais on ne se contredit pas à constater que les êtres vivants s’acheminent vers la mort. Cette perspective de la mort peut seulement susciter dans l’âme un sentiment de mystère et de mélancolie. On commet envers Hegel une grande injustice en le consi¬ dérant comme s’il était avant tout un raisonneur. C’est en réalité un observateur naïf (en français dans le texte), mais obsédé d’une fâcheuse prédilection pour le jargon technique et logique. Il s’installe au milieu du flux empirique des

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choses et se laisse impressionner par ce qui arrive (...). L’im¬ pression qu’éprouve un homme naïf qui s’installe en toute simplicité au milieu du flux des choses, c’est que les choses ne sont pas en équilibre. Quels que soient les équilibres qu’at¬ teignent nos expériences finies, ils ne sont que provisoires. (...) De même, les équilibres lentement construits auxquels parviennent les hommes dans leur %ûe de famille et dans leurs relations civiques ou professionnelles, des accidents de l’ordre moral, de l’ordre mental, ou de l’ordre physique viennent les détruire (...). Cette fuite des choses que suivent de près leurs contradictoires ; la destinée de chacun et sa destruction ; cette perpétuelle marche en avant vers un avenir qui va supplanter le présent : telle est l’intuition hégéhenne du caractère essen¬ tiellement provisoire, et par conséquent irréel, de toutes les choses empiriques et finies. (W. James, Philosophie de l’expérience, p. 81-84. Flammarion, 1910.)

III. — La dialectique marxiste La position de Marx (1817-1883) et de ceux qui se réclament de lui sera facüe à préciser en développant ces deux termes par lesquels son disciple Frédéric Engels (1820-1895) caractérise la doctrine du maî¬ tre : « matérialisme historique » et « matérialisme dialectique ». Le matérialisme historique. — Karl Marx est matériahste. Mais comme les théories ne se posent qu’en s’opposant, ü est hon de préciser à quelle théorie il s’oppose directement : ce n’est pas le spiri¬ tualisme qui admet chez l’homme un esprit en même temps qu’un corps ; c’est l’idéalisme, qui rejette la matière et n’admet que l’esprit. Marx combat l’idéa¬ lisme hégélien et ne s’attaque guère au spiritualisme classique. De plus, le matérialisme marxiste est moins une théorie philosophique qu’une conception explicative de l’histoire : c’est un matériahsme historique. Préoc¬ cupé de questions sociales et politiques, Marx ne songe guère à résoudre les problèmes débattus entre

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métaphysiciens : ü veut connaître les grandes lois de l’évolution de l’humanité. Or voici sa découverte essentielle : ce ne sont pas, comme on l’a trop répété, les idées qui mènent le monde ; ce sont elles, au contraire, qui dépendent des conditions économi¬ ques et, en définitive, de la matière qui, par suite, explique l’histoire. L’économie, qui englobe l’en¬ semble des effort de l’homme pour s’approprier et exploiter la matière, constitue la structure essen¬ tielle des relations humaines et les idéologies ne sont qu’une superstructure. ... l’on s’aperçut que l’histoire tout entière n’est que l’histoire des luttes de classes ; que ces classes sociales qui se combattent sont, à chaque moment, le produit des rapports de production et d’échange, en un mot, des rapports économiques de l’époque, que c’est donc chaque fois la structure économiqi\e de la société qui constitue la hase réelle permettant d’exphquer en dernière analyse toute la superstructure d’institutions pohtiques et juridiques, ainsi que les façons de penser religieuses, philosophiques et autres de chaque période historique. Par là l’idéahsme était expulsé de son dernier refuge, la concep¬ tion de l’histoire : une conception matériahste de l’histoire s’imposait ; la voie était trouvée pour expliquer la conscience des hommes par leur manière de vivre, au lieu d’expliquer, comme on le faisait auparavant, leur manière de vivre par leur conscience. (Fr. Engels, M. E. Dühring bouleverse la science) Anti-Dülù-ing), Introd. Trad. Bhacke, t. I, p. 17-18. Costes, 1931.)

Sans doute politique, religion, art, philosophie réagissent l’tm sur l’autre et même sur la base éco¬ nomique de laquelle dépendent les superstructures. Ainsi, la situation économique n’est pas la seule active : « ce sont, au contraire, les hommes, qui font leur histoire eux-mêmes » (1). Mais ils la font « dans un milieu donné qui la conditionne, sur la base de conditions réelles anterieures parmi lesquelles les (f) Lettre de F. Engels à Heinz Starkenburg, 25 janvier 1894. Dans Karl Marx, Friedrich Engels, Etudes philosophiques. Editions sociales, 1947, p. 132.

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conditions économiques, si influencées qu’elles puis¬ sent être par les autres conditions politiques et idéo¬ logiques, n’en sont pas moins, en dernière instance, les conditions déterminantes, constituant d’un bout à l’autre le fil rouge, qui, seul, vous met à même de comprendre ». En un mot, c’est « la nécessité écono¬ mique qui l’emporte toujours en dernière instance ». Enfin si Marx et ses disciples cherchent à déter¬ miner les lois de l’évolution sociale et historique, ce n’est pas dans un but spéculatif et théorique, dans le but de connaître et de comprendre, mais dans le but d’agir, pour pouvoir supprimer la condition prolétarienne. La dernière -— et la plus célèbre — de ses Thèses sur Feuerbach nous le déclare nette¬ ment : « les philosophes n’ont fait qa'interpréter le monde de différentes manières, mais ü s’agit de le transformer. » Ainsi l’exphcation de l’histoire est orientée à l’action. Il en est d’aiUeurs ainsi de toute science, car pour les marxistes la science n’est pas simple compréhension ou contemplation ; elle est « une connaissance efficace se traduisant aussitôt en une techniqpie » (1). Or les techniques s’adaptent aux fins que chacun se propose : ici la fin justifie les moyens. Par suite, la science, elle-même est liée aux fins du chercheur. Celui-ci en effet est tout entier dans sa recherche ; ü s’y porte avec ses intérêts et son appréciation des valeurs ; or « nos valeurs déter¬ minent les faits que nous cherchons, et ce que nous allons faire d’eux après les avoir trouvés » (2). Cer¬ tains marxistes admettront des « vérités de classe » et même ceux qui veulent maintenir la vérité audessus des classes ne se résigneront guère à admettre

(1) Henri Lefebvre, La lumière du marxisme dialectique : I. Lo¬ gique formelle. Logique dialectique, p. 55. Editions sociales, 1947. (2) Sldney Hook, Pour comprendre Marx. Trad. M. Ribtti, p. 94. ûallimard, 1936.

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que, dans les domaines où les intérêts du prolétariat sont en jeu, on puisse en faire abstraction sous pré¬ texte de chercher la vérité objective : « Le marxisme, en tant que théorie et pratique de la révolution, est la théorie de la classe du prolétariat. Dans ce sens eUe est théorie « partiale » ou « partisane », sans cesser d’être une expression objective des intérêts du prolétariat » (1). Ce n’est donc pas au spiritualisme que s’oppose directement la pensée marxiste, mais à l’idéalisme hégélien ou plutôt à ime sorte d’idéalisme social déri¬ vant de lui. Accidentellement, sans doute, Marx et surtout Engels en viennent bien à formuler le maté¬ rialisme proprement dit, c’est-à-dire la thèse qui nie l’existence d’un principe spirituel distinct de la matière : « La pensée et la conscience, écrit par exemple Engels (2), est un produit du cerveau humain. » Mais, nous dit Lénine (3), Marx et Engels « soulignèrent plus la dialectique que le matérialisme et, traitant du matérialisme historique, ils insistèrent plus sur le côté historique que stur le côté matérialiste ». Le matérialisme marxiste est avant tout un anti-idéalisme ; sa thèse essentielle est que « la réalité objective existe indépendamment de la conscience humaine qui la reflète » (4). Le spiritualisme, ü est vrai, se trouve à l’ordinaire tacitement confondu avec l’idéalisme voué à tous les sarcasmes ; mais les marxistes hésitent à nier l’exis¬ tence de toute réalité spirituelle et s’ils vont jusquelà üs prennent la précaution de se désolidariser d’avec les partisans du matérialisme classique — ce-

(1) Ibid., p. 95. (2) M. E. Dühring bouleverse la science (Anti-Dühring), t. I, p. 32. (3) Matérialisme et empirio-criiicisme, p. 228. Editions sociales Internationales, s. d. (4) Ibid., p. 225.

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lui des « phUosoplies » du xviii® siècle et plus récem¬ ment celui de Feuerbach, de Karl Vogt ou de Büchner — : à ce matérialisme mécaniste ils oppo¬ sent un matérialisme dialectique. Le matérialisme dialectique. — C’est surtout sous l’influence de Lénine que le marxisme a accusé l’aspect dialectique de son matérialisme, mais ü est déjà bien marqué chez Engels. D’après cette conception, la matière n’est pas, comme le croyait la physique classique avec le sens commun, une réabté passive et inerte ne se trans¬ formant que sous l’action des forces qu’elle subit : elle est essentiellement dynamisme et mouvement. Le mouvement est le mode d'existence de la matière, la manière d'être de la matière. Jamais et nulle part il n’y a eu et il ne peut y avoir de matière sans mouvement. Mouvement dans l’espace, mouvement mécanique des masses plus petites sur chacun des corps célestes, vibrations moléculaires sous forme de cha¬ leur, de courant électrique ou magnétique, analyse et synthèse chimiques, vie organique, c’est dans l’une ou l’autre de ces formes de mouvement ou de plusieurs en même temps que se trouve chaque atome de matière dans le monde à chaque moment donné (...). La matière sans mouvement est aussi inconcevable que le mouvement sans matière (...). Imaginer un état de la matière sans mouvement, c’est, par conséquent, une des idées les plus creuses et les plus insipides qpi’il y ait, un pur « rêve de fièvre ». (Fr. Engels, M. E. Dühring boule¬ verse la science (Anti-Dühring). Edit. Costes, 1931, t. I, p. 74-75.)

Il y a donc une dialectique de la matière qui n’est stable qu’en apparence, et Hegel avait bien raison de voir dans le monde le jeu de forces contraires ne parvenant à s’intégrer que pour aboutir, par l’in¬ termédiaire d’une opposition nouvelle, à une inté¬ gration d’un niveau supérieur. Mais la dialectique marxiste, à présupposé maté¬ rialiste, diffère essentiellement de la dialectique hé-

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gélienne, fondée sur l’idéalisme. Pour Hegel, le processus dialectique de la réalité que nous appelons objective n’est qu’une démarche de l’Idée extério¬ risée dans le monde. Pour Marx, au contraire, le monde matériel existe indépendamment de tout esprit et c’est dans la matière en tant que telle que se produisent les thèses et les antithèses aboutissant aux synthèses provisoires qui marquent les étapes de l’évolution cosmique. La dialectique de la pensée n’est qu’im reflet de la dialectique des choses. Sans doute, on trouvait chez Hegel des affirmations analogues, mais dans la phüosophie hégélienne, les choses elles-mêmes n’étaient qu’un reflet de la pen¬ sée. Aussi Marx pouvait-il écrire : Ma méthode dialectique ne diffère pas seulement quant au fondement de la méthode hégélietme ; elle en est le contraire direct. Pour Hegel, le processus de la pensée, dont il fait même, sous le nom d’idée, un processus autonome, est le créa¬ teur de la réahté qui n’en est que le phénomène extérieur. Pour moi, le monde des idées n’est que le monde matériel, transposé et traduit dans l’esprit humain. (...) La mystification à laquelle la dialectique aboutit chez Hegel n’empêche en rien ce philosophe d’avoir été le premier à en exposer, de façon complète et consciente, les formes de mouvement générales. Mais elle est chez lui sens dessus des¬ sous. Il faut la renverser si l’on veut, dans l’enveloppe mysti¬ que, découvrir le noyau rationnel (K. Makx, Le Capital. Pré¬ face de la seconde édition (1892). Trad. Bracke. T. I, p. xcv. Costes, 1924.)

Ce renversement de la dialectique hégélienne est figuré par cette comparaison qui revient souvent sous la plume de Marx et sous celle d’Engels : le système hégélien reposait sur la tête ; on l’a mis sur ses pieds. Amsi les processus dialectiques caractérisent es¬ sentiellement la matière et ne s’observent dans la pensée que comme un reflet du monde matériel. Or la matière, pour les marxistes, est essentiellement

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mouvement. On peut donc définir la dialectique : « la science des lois générales du mouvement, tant du monde extérieur que de la pensée humaine » (1). Principes de la dialectique marxiste. — Nous em¬ prunterons les traits caractéristiques de la dialec¬ tique matérialiste à im opuscule de Staline dont une « Note de l’éditeur » signale qu’ü a été « traduit pour la première fois en 1937, trois siècles après la parution, en 1637, du Discours de la méthode, de René Descartes ». Et la note ajoute, bien que Staline ne se donne que comme l’écho de la doc¬ trine de Marx et d’Engels qu’il cite abondamment : « Ce sont deux moments du même effort, deux œuvres de la même taille (2). » 1. Il y a une interdépendance active entre les diverses parties du réel. L’individu n’est qu’une abstraction, car il dépend de l’action exercée sur lui par les êtres qui l’entourent ainsi que de tout son passé. Par suite, on ne peut le comprendre qu’en le situant au carrefour des actions du tout sur lui et de ses réactions à l’égard de son mibeu. Contrairement à la métaphysique (3), la dialectique regarde la nature, non comme une accumulation accidentelle d’objets, de phénomènes détachés les uns des autres, isolés en indépendants les uns des autres, mais comme un tout uni, cohérent, où les objets, les phénomènes sont liés organiquement entre eux, dé¬ pendant les uns des autres et se conditionnant réciproquement. C est pourquoi la méthode dialectique considère qu’aucun phénomène de la nature ne peut être compris si on l’envisage (1) F. Engels, Ludwig Feuerbach, IV. Editions sociales, 1946. p. 44. (2) Les pages de cette brochure sont extraites de VHistotre du paru communiste (bolchevik) de VU. R. S. S. Editions sociales. (o) Les quatre points du petit exposé de Staline commencent par • « Contrairement à la métaphysique... » Il ne faut voir là, inutile de le dire, qu une de ces insinuations polémiques dont la littérature marxiste ne peut guère se départir : outre qu’il n’y a pas une mais de noi^reuses métaphysiques, il serait difficile d’en citer une seule qui soutienne les opinions qu’on prête à tous les métaphysiciens.

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isolément, en dehors des phénomènes environnants ; car n’im¬ porte quel phénomène, dans n’importe quel domaine de la nature, peut être converti en un non-sens si on le considère en dehors des conditions environnantes, si on le détache de ces conditions ; au contraire, n’importe quel phénomène peut être compris et exphqué, si on le considère sous l’angle de sa liaison indissoluble avec les phénomènes environnants si on le considère t^el qu’il est conditionné par les phénomènes qui l’environnent. (J. Staline, Matérialisme dialectique et maté¬ rialisme historique, p. 10. Editions sociales, 1947.)

Cette observation est vraie du monde physique ; qu’il suffise de citer la loi de l’attraction universelle. Au XIX® siècle, on a pris une conscience plus nette de sa vérité dans le monde vivant : les végétaux et les animaux dépendent du müieu qui, directement ou indirectement, parvient à les transformer et que, lentement, üs transforment à leur tour. Mais la grande découverte a été celle de la dépendance de l’esprit par rapport au monde matériel — thèse essentielle du matérialisme historique. Un des plus marquants des théoriciens contempo¬ rains du marxisme, le Hongrois Georges Lukacs, considère comme le principe fondamental de la pensée marxiste la dépendance des parties par rap¬ port au tout, dépendance si fortement mise en va¬ leur par la psychologie de la forme. Ce n’est pas la prédominance des motifs économiques dans l’explication de l’histoire qui distingue d’une manière décisive le marxisme de la science bourgeoise, c’est le point de vue de la totahté. La catégorie de la totalité, la prédominance universelle et déterminante du tout sur les parties constitue l’essence même de la méthode que Marx a reprise d’Hegel, qu’il a transformée de manière à en faire le fondement original d’une science entièrement nouvelle. La prédominance de la catégorie de la totalité est le support du principe révolutionnaire dans la science. (Georg LuKACS, Geschichte und Klassenbewertsein. Berlin, 1923. Cité par L. Goldman, Matérialisme et Philosophie, dans la Revue Philosophique, avril-juin 1948, p. 162.)

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2. Tout est en devenir, tout se transforme sans arrêt, le monde de la matière brute aussi bien que celui de la vie, et la pensée elle-même pour laquelle le repos équivaudrait à la mort. Pour les marxistes comme poxir Hegel. le monde ne doit pas être considéré comme un complexe de choses achevées, mais comme un complexe de processus où les choses en apparence stables, tout autant que leurs reflets intellectuels dans notre cerveau, les idées, passent par un changement ininterrompu de devenir et de dépérissement où finalement, malgré tous les hasards apparents et les retours momentanés en arrière, un développement progressif finit par se faire jour. (Fr. Engels, Ludwig Feuerbach, p. 34. Editions sociales.)

3. Le mouvement et le devenir de la matière sont créateurs de nouveauté. Ds ne se ramènent pas à des changements répétés qui réduiraient la succession des phénomènes naturels à une évolution circulaire indéfinie, la chaleur produisant du mouvement, par exemple, et le mouvement redevenant chaleur, tout comme la nuit succède au jour et le jour à la nuit. A certains moments du devenir se produit, par bond ou par révolution, une infime augmentation de quantité qui entraîne un changement qualitatif ou inversement. L’exemple classique est celui de l’eau : lorsqu’elle est sur le feu, la température s’élève progressive¬ ment, élévation qui constitue un changement quan¬ titatif ; mais un moment vient où, la température restant constante, se produit un phénomène quali¬ tativement différent, celui de l’ébullition. La chimie nous apprend aussi que des change¬ ments quantitatifs entraînent des changements qua¬ litatifs : la nature des corps et leurs propriétés dépendant de la proportion des éléments qui les constituent.

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Nous savons que certaines substances, telles que l’arsenic, excellent remède quand elles sont absor¬ bées en petite quantité, deviennent un poison mortel si elles sont absorbées à haute dose. Le même phénomène s’observe en psychologie : dans le domaine moral comme dans le domaine physique, il suffit parfois d’ime goutte d’eaü pour faire déborder le vase. Une taquinerie trop souvent répétée devient odieuse. Un spectacle, considéré avec plaisir quand il était nouveau, fatigue quand il se prolonge trop longtemps. C’est par cette thèse de la transformation de la quantité en qualité qu’on peut résoudre la difficulté que les sophistes dénommaient l’argument du tas : un grain de blé ne fait pas un tas, ni deux, ni trois ; mais il arrive un moment analogue à celui de l’ébul¬ lition de l’eau où, un petit changement quantitatif provoquant un changement qualitatif, ce qui n’était auparavant qu’ime collection de grains se trouve transformé en un véritable tas. 4. Le réel implique des contradictions intrinsè¬ ques ; c’est là, emprunté à Hegel, un des principes essentiels du matérialisme dialectique. Contrairement à la métaphysique, la dialectique part du point de vue que les objets et les phénomènes de la nature impliquent des contradictions internes, car ils ont tous un côté négatif et un côté positif, un passé et un avenir, tous ont des éléments qui disparaissent ou qui se développent ; la lutte de ces contraires, la lutte entre l’ancien et le nouveau, entre ce qui meurt et ce qui naît, entre ce qui dépérit et ce qui se déve¬ loppe, est le contenu interne du processus de ce dévelop¬ pement, de la conversion des changements quantitatifs en changements qualitatifs. C’est pourquoi la méthode dialectique considère que le proceçsu3 de développement de l’inférieur au supérieur ne s’effec¬ tue pas sur le plan d’une évolution harmonieuse des phéno¬ mènes, mais sur celui de la mise à jour des contradictions inhérentes aux objets, aux phénomènes, sur le plan d’une

P. FOULQUIÉ

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c( lutte » des tendances contraires qui agissent sur la base de ces contradictions. La dialectique, au sens propre du mot, est, dit Lénine, l’étude des contradictions dans l’essence même des choses. (J. Staune, ouvr. cité, p. 13.)

Les anciens avaient déjà aperçu ce qu’ü y a de contradictoire dans les notions de mouvement et de changement ; le mobile est et n’est plus au point où on le considère ; l’être qui change est et n’est plus tel qu’on se le représente. Héraclite avait été vivement frappé par le spectacle des choses se trans¬ formant sans arrêt en leurs contraires : le chaud en froid, la vie en mort. La vérité elle-même n’est pas plus stable que les vivants et avec le temps devient erreur : il est vrai aujourd’hui qu’il pleut ; mais demain ce sera sans doute faux. Cette évolution suppose que les choses renferment en elles-mêmes leur contraire et c’est la lutte de ces contraires qui provoque le mouvement. Si nous prenons l’exemple d’im œuf qui est pondu et couvé par une poule, nous voyons que dans l’œuf se trouve le germe qui, à une certaine température et dans certaines conditions, se développe. Ce germe, en se développant, donnera un pous¬ sin ; ainsi ce germe, c’est déjà la négation de l’œuf. Nous voyons bien que dans l’œuf il y a deux forces, celle qui tend à ce qu’il reste un œuf et celle qui tend à ce qu’il devienne poussin. L’œuf est donc en désaccord avec lui-même et toutes choses sont en désaccord avec elles-mêmes. (G. Politzeb, Principes élémentaires de Philosophie, p. 185. Editions sociales, 1946.)

De même, dans la société capitaHste il y a deux classes antagonistes : la classe bourgeoise, qui ne peut exister sans la classe prolétarienne qu’elle ex¬ ploite ; le prolétariat, qui cherche à évincer la classe bourgeoise. « La contradiction est donc dans les faits parce que la bourgeoisie ne peut exister sans créer son contraire, le prolétariat. » (Ibid., p. 185186.)

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Insistons sur ce point : ce sont les choses en ellesmêmes qui sent contradictoires et l’opposition ne vient pas d’ime force qui leur est étrangère comme lorsque nous écrasons une puce p. 188) : celle-ci n’est que la victime d’une pression exté¬ rieure. Au contraire, c’est l’œuf lui-même qui tend à la fois à rester œuf et à devenir poussin. Remarquons-le toutefois, ce n’est que par im abus de terme que les marxistes, comme Hegel, parlent de contradiction dans les choses. Dans le langage philosophique, « contraire » n’est pas synonyme de « contradictoire », et il n’y a pas de contradiction à la présence, dans un être complexe, de tendances con¬ traires. D’ailleurs dans la plupart des cas le mot « contraire » lui-même est impropre : c’est « diffé¬ rent » qu’ü faudrait dire. Ainsi le poussin n’est pas le contraire de l’œuf ni de la poule ; il est simplement autre. 5. De la contradiction des choses et de la pensée et de l’instabilité qui s’ensuit, le marxisme conclut au caractère provisoire de la vérité. Il n’y a pas de vérité immuable et définitive, pas plus que d’antinomie qui puisse être considérée comme irréductible. L’esprit procède par affirmation, négation et synthèse de l’affirmation et de la négation ; mais cette synthèse n’est que provisoire, car c’est une affirmation qui suscite la négation qui la contredit, et ainsi indéfini¬ ment. Toute doctrine scientifique et philosophique n’est donc qu’un moment dans l’histoire de la pensee au travail pour expliquer le monde ; elle ne constitue jamais la vérité définitive et absolue. On cesse une fois pour toutes de demander des solutions définitives et des vérités étemelles ; on a toujours conscience du caractère nécessairement borné de toute connaissance ac¬ quise, de sa dépendance à l’égard des conditions dans lesquelles

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elle R été acquiae ; pas plus qu’on ne ee laisse imposer par les antinomies, irréductibles pour la vieille métaphysique toujoiurs en usage, du vrai et du faux, du bien et du mal, de l’identique et du différent, du fatal et du fortuit ; on sait que ces antino¬ mies n’ont qu’une valeur relative, que ce qui est maintenant reconnu comme viai a son côté faux, caché, qui apparaîtra plus tard, de même que ce qui est actuellement reconnu comme faux a son côté vrai grâce auquel il a pu précédemment être considéré comme vrai ; que ce qpie l’on affirme nécessaire est composé de purs hasards et que le prétendu hasard est la forme sous laquelle se cache la nécessité. (F. EpfGEns, Ludwig Feuerbach, p. 34-35, Editions sociales.)

Cependant Engels lui-même est bien obligé de reconnaître qu’ü y a des vérités définitives et sans appel. C’est le cas de certains résultats des mathé¬ matiques, mais de certains seulement, dit-ü, car mêmç dans ce domaine il se produit des découvertes qui révolutionnent le savoir que l’on considérait comme acquis. D’ailleurs, plus on s’éloigne des scien¬ ces abstraites, et plus les vérités définitives et sans appel se font rares : on en trouve moins en méca¬ nique et en astronomie qu’en mathématiques ; moins en physique qu’en mécanique et en astronomie ; le biologiste « devra se contenter de platitudes comme celle-ci : Tous les hommes sont mortels, tous les mammifères femelles ont des mamelles » ; dans ce que nous appelons aujourd’hui les sciences morales, celui qui fait la chasse aux vérités éternelles devra collectionner des découvertes de la valeur de cellesci ; « les hommes ne peuvent en général vivre sans travailler ; ils se sont ordinairement divisés jusqu’ici en dominateurs et dominés. Napoléon est mort le 5 mai 1821 ». Il n’y a pas, comme le prétend la philosophie classique, une « morale éternelle, ime justice éternelle, etc., ayant une valeur et une portée identiques à celles des vérités et des applications mathématiques ». « La morale a toujours été une

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morale de classe... Une morale vraiment humaine, supérieure aux antagonismes de classe, ne sera pos» sible que dans tme société qui aura, non seulement dépassé, mais encore oublié pour la pratique de la vie l’opposition des classes (1). » IV. — Quelques remarques critiques sur Hegel et sur Marx Le propos essentiel de ce chapitre est de donner une idée de la dialectique hégélienne et de la dialec¬ tique marxiste. Néanmoins nous n’avons pas pu éviter de formuler en passant quelques réserves et en terminant ce chapitre nous croyons utile de porter en quelques pages un jugement d’ensemble. Contradictions. — Nous relèverons d’abord une inconséquence commune aux deux systèmes dont nous venons de parler. D’une part, Marx comme Hegel prétendent qu’il n’y a pas de vérité irréformable, que toute affirmation suscite sa négation et celle-ci la négation de cette négation, d’où résulte une synthèse provisoire par laquelle commencera une nouvelle triade. D’autre part, ils donnent leur doctrine comme définitive, violant ainsi un principe essentiel de la dialectique. Etant par essence un dialogue, la dialectique suppose évi¬ demment deux personnages. Elle est donc contraire à la notion de monisme. Elle ruine dès le principe l’entreprise de Hegel et de Marx qui est fondée sur cette notion. Etant dialectique elle-même, elle ne peut, en outre, qu’être soumise à sa propre loi dialectique, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas ne pas en arriver un jour à se considérer elle-même comme un moment dialec¬ tique d’une autre dialectique qui la contiendrait en elle. (Brice PakaiN, L’embarras du choix, p, 143. Gallimard, 1946.) (1) F. 137.

Engels, M. E. Diïhring bouleverse la science,

t. I, p. 125-

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Engels reproche cette contradiction à Hegel, mais dès la première phrase du texte que nous allons citer il y tombe lui-même implicitement, en laissant entendre que le système marxiste, lui, n’avortera pas. Le système de Hegel fut en lui-même im colossal avorte¬ ment — mais aussi le dernier de son espèce. C’est qu’il souffrait encore d’une contradiction interne et incurable : d’une part, il avait pour postulat essentiel la conception historique d’après laquelle l’histoire de l’humanité est une évolution qui ne peut, par sa nature même, trouver sa conclusion éventuelle dans la découverte d’une vérité absolue ; mais, d’autre part, ü prétend être justement la somme de cette vérité absolue. Un système de la nature et de l’histoire embrassant tout et donnant la conclusion de tout une fois pour toutes est en contradic¬ tion avec les lois essentielles de la dialectique. (F. Engels, Af. E. Dühring bouleverse la science, 1 1, p. 14-15. Edit. Costes.)

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Plus prudent que Hegel, Marx, à la fin de sa vie, allait, dit-on, jusqu’à se défendre d’être marxiste : il était dans la logique de son système ou du moins il essayait de s’y mettre. Mais ses disciples ne manifes¬ tent pas cette réserve et considèrent bien comme définitive la doctrine de l’auteur du Capital. On ne peut retrancher aucune prémisse fondamentale, au¬ cune partie essentielle de cette philosophie du marxisme coulée en acier d’une seule pièce, sans s’écarter de la vérité objective, sans verser dans le mensonge bourgeois et réactionnaire. (Lɬ NINE, Matérialisme et empirio-criticisme. Cité par M. Raphaël, La théorie marxiste de la connaissance, p. 223. Gallimard, 1937.)

Plus encore que l’hégélianisme, le marxisme blo¬ que la pensée et se montre incompatible avec cette ouverture d’esprit et cette disponibüité intellec¬ tuelle que suppose toute conception dialectique de la science. Il le bloque encore plus chez ceux qui se sont

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engagés dans un parti dont ils cherchent à atteindre les objectifs par tous les moyens, la vérité elle-même étant réduite au rôle de moyen : une philosophie « engagée » est aux antipodes d’une philosophie dialectique. Elle n’est même pas une philosophie critique : le matérialisme dialectique, disent ses par¬ tisans, donne l’explication de tout, c’est une clef qui ouvre toutes les portes ; or, on l’a dit depuis long¬ temps, une clef qui ouvre toutes les portes est néces¬ sairement une fausse clef. Le blocage se trouve encore renforcé quand il y a, comme dans la Russie des Soviets, une orthodoxie officielle que le pouvoir impose. L’aventure de G.-F. Alexandrov est à cet égard significative. Ce philosophe russe, placé par la confiance de son parti à la tête des services de la propagande, avait publié un manuel d’histoire de la philosophie occidentale si favorablement accueUli par ses collègues qu’il avait été proposé pour le prix Staline et était sur le point de devenir le manuel of&ciel en U.R.S.S. Mais, soumis à la critique d’hommes d’une orthodoxie marxiste indiscutable, il fut désapprouvé et à cette occasion André Jdanov, secrétaire du parti communiste, mort depuis, prononça un discours dans lequel, bien que se déclarant incompétent en philosophie, il donna ses directives aux philosophes d’U.R.S.S. (1). Jdanov, il est vrai, estime que, dans un pays où, comme en Russie soviétique, ont été liquidés les antagonismes de classes, la lutte des thèses con¬ traires est remplacée par la critique et l’autocriti¬ que (2). Mais son discours lui-même, en subor¬ donnant la recherche philosophique aux autorités (1) Ce discours, prononcé le 24 juin 1947, a été publié en France par la revue Europe et dans les Cahiers du Communisme de décem¬ bre 1947. (2) Cahiers du Communisme, déc. 1947, p. 1322.

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du parti, imposait le renoncement à toute critique. M. Henri Lefebvre, qui écrit pour un pays dans lequel la pensée n’est pas à ce point domestiquée, prétend résoudre en d’autres termes la contradiction que nous signalons ici : « Le projet de dépasser le marxisme n’a peut-être pas beaucoup de sens ni beaucoup d’avenir, parce que le marxisme est la conception du monde qui se dépasse elle^même » (1). Mais d’après cette conception, le dépassement se fait par la négation, par la médiation d’une thèse con¬ tradictoire. Or de cette négation, bonne pour les autres, les marxistes ne veulent pas. Le marxisme se dépasse sans heurt et sans contradiction, « par un approfondissement et im enrichissement. Ainsi se développe toute science, en se dépassant elle-même ; ce qui ne signifie bordeversement et chaos que pour les adversaires superficiels de la science. Le dépasse¬ ment signifie au contraire intégration perpétuelle à l’acquis des acquisitions nouvelles, compréhension des faits nouveaux en fonction du savoir acquis et de la méthode élaborée, continuation plus ou moins rapide suivant les moments de cette élaboration » (Ibid,), Et cependant, traitant adlems du dépasse¬ ment lui-même, abstraction faite du dépassement du marxisme, M. Lefebvre expose bien la notion classique : « Dans le dépassement, ce qui se trouve dépassé se trouve aboli, supprimé — en un sens. Et cependant, en un autre sens^ le dépassé ne cesse pas d’exister, ne tombe pas dans le néant pur et simple ; tout au contraire, le dépassé se trouve élevé à uû niveau supérieur. Car il a servi d’étape, de médiation pour obtenir le « résultat » supérieur ; et certes l’étape traversée n’existe plus en elle-même, isolé¬ ment, telle qu’eUe était auparavant ; mais elle per(1) Le marxisme, p. 125. Collection Que saia-fe ?, 1948.

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eiste à travers sa négation, dans le résultat » (1). On le voit, dans la conception marxiste, il n’y a pas de dépassement sans négation ; par suite il y a contradiction à prétendre d’une part que le mar¬ xisme est xme théorie définitive qui ne sera jamais niée et d’autre part qu’il se dépasse lui-même. Signalons maintenant les difficultés spéciales à la dialectique hégélienne et à la dialectique marxiste du fait qu’elles se greffent l’une, sur une métaphy¬ sique idéaliste, l’autre, sur une métaphysique maté¬ rialiste. Ayant posé en principe que le monde est une extériorisation de l’Idée et que, par suite, il est rationnel, c’est-à-dire qu’ü procède comme la pensée elle-même, Hegel y retrouve bien la dialectique de la pensée, mais avec peine et dans une certaine mesure seulement. D’abord, pour confirmer sa thèse, ü doit recourir à des conceptions scientifiques sans rapport avec la science, non seulement de notre temps, mais encore d’aucim temps (2) ; c’est ainsi que, après avoir dit que la nature procède par syllo¬ gismes, il montre un exemple de ce processus dans l’aimant « qui unit dans le moyen, dans son point d’indifférence, les pôles, lesquels forment une unité immédiate dans leur différence » (3). Ensuite, après avoir affirmé que le réel est rationnel, il est bien contraint d’admettre des faits irrationnels, c’est-àdire inassimilables, non seulement par la raison abstraite soumise au principe de contradiction, mais encore par la raison concrète caractérisée par le pouvoir de faire la synthèse des contraires : en face

(1) A la lumière du matérialisme dialectique ; I. Logique formelle. Logique dialectique, p. 213. Editions sociales, 1947. (2) E. Meyerson, De l’explication dans les sciences, p. 359. (3) Hegel, Logique, § 24. Trad. Véra, t. I, p. 239-240. Baillière, 1874.

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d’événements particiiliers, « l’entendement se plain¬ dra avec raison de trouver dans ces objets des carac¬ tères qui ne sont point d’accord avec les détermina¬ tions générales et légitimes de la pensée » (1). Aussi Hegel fait-il appel à la science expérimentale avec laquelle la philosophie doit rester d’accord. Ainsi, au lieu de déterminer les lois des êtres d’après les seules exigences de la pensée, Hegel en vient, comme les philosophes empiristes, à interroger les choses dont le comportement, dans les cas individuels, reste étranger à la dialectique. Si Hegel est inconséquent, Marx tombe, dès son départ, dans une contradiction qu’ü ne poxura sur¬ monter. On comprend que la nature hégélienne, pro¬ duit de l’Idée, soit rationnelle et que ses processus constituent une véritable dialectique. Mais com¬ ment, si la pensée n’est pas à l’origine du monde, celui-ci peut-il procéder Æalectiquement ? Les mar¬ xistes, note justement Berdiaeff, affirment ime monstruosité logique, à savoir l’union de la dialectic[ue au matérialisme. Hegel doit en frémir dans son cercueil et Platon s’en indigner dans le monde de l’au-delà. Si vous êtes matérialiste, vous ne pouvez prétendre être des dialecticiens. (N. Berdiaeff, Le Christianisme et la lutte des classes, p. 48-49.)

On nous répondra sans doute que l’objection ne vaut que contre le matérialisme mécaniste : le dyna¬ misme que Marx attribue à la matière expliquerait les processus dialectiques de la nature. Mais un dynamisme matériel reste de l’ordre de la matière et ne saurait être identifié avec des proces¬ sus de la pensée. Si le matérialisme est possible, disait encore Berdiaeff aux Rencontres internatio(1) Ibid., § 6. T, I, p. 212.

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nales de Genève de 1947 (1), c’est « qu’on transporte des qualités spirituelles dans la matière même » ; et il ajoutait : « Je vois tout de même (malgré les décla¬ rations matérialistes) dans le marxisme un élément idéaliste très fort » (2). « Le matérialisme, écrivait-il aüleurs (3), n’est pas une science mais une foi. » Contradiction chez ceux qui prétendent s’en tenir à la matière et aux données de la science. L’idée capitale apportée par Marx est l’impor¬ tance des facteurs économiques dans l’évolution des idées ; par là il peut mériter le titre qui lui a été donné de « saint Jean-Baptiste de la science so¬ ciale » (4). Mais cette idée ne suffit pas à constituer une phUosophie. Ce qu’ils nous ont apporté. — Laissant de côté l’immense influence exercée par Karl Marx sur le mouvement ouvrier contemporain ainsi que sur la vie politique, nous nous contenterons de noter ce que la pensée moderne doit aux deux pionniers de la dialectique nouvelle et surtout à Hegel. Sans accorder à Marx que la métaphysique clas¬ sique concevait le monde comme immobile et se représentait la pensée comme un simple déroxilement de syllogismes fondés sur le seul principe d’identité ou de contradiction, il est bien vrai que cette des¬ cription caricaturale n’était pas sans quelque fon¬ dement. Hegel et Marx nous ont donné le sens du dynamisme de la nature et de l’homme lui-même. C’est à eux que nous devons l’idée, si commune de

(1) Textes in extenso des Conférences et des entretiens dans Progrès technique et progrès moral, p. 418. La Baconnière, 1948. (2) Ibid., p. 419. (3) Au seuil de la nouvelle époque, p. 144. Delachaux & Niestlé, (4) J. Huxley, L’homme, cet être unique, p. 279. La Baconnière, 1947.

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nos jours, de « dépassement » et la tendance à sur» monter les oppositions qui nous divisent au lieu de les accuser. Ils ont puissamment contribué à développer la conviction que tout se tient, d’abord dans le monde matériel mais surtout dans le monde moral. Le matériabsme historique, réagissant contre l’opinion reçue d’après laquelle ce sont les idées qui mènent le monde, minimisa à l’excès, comme il ost normal dans les réactions, les influences idéologiques dans l’histoire ; mais si les conditions économiques ne suffisent pas à expliquer la formation et l’évolution des idées philosopmques, morales ou rebgieuses, elles sont nécessaires pom en acquérir une explication satisfaisante. Une conséquence du caractère organique du réel que la science contemporaine, nous allons le voir, a mis dans un puissant relief, est le caractère histo* rique de la pensée ; le conditionnement de la pensée humaine par le passé ainsi que par les circonstances présentes, en particulier par les instruments de con* naissance auxquels nous devons avoir recours, a été nettement formulé par Hegel et par Marx qui sont par là les précurseurs de l’esprit dialectique que nous allons observer dans la science contemporaine.

Chapitre

II

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De nos jours, la dialectique hégélienue et la dia* lectique marxiste qui en dérive ne font plue l’impression que d’une scolastique figée. Par respect pour un maître ou par conformisme partisan on peut bien répéter la leçon apprise : l’affirmation suscite la négation et ceUe-ci la négation de la néga¬ tion ou synthèse. Ce qu’il y a de vrai dans cette analyse d’un schématisme simpliste a été depuis longtemps assimilé par les esprits qui ont besoin de cadres plus souples. Cette dialectique ne correspond pas à nos processus mentaux et elle ne présente guère plus qu’un intérêt historique. Cependant, loin d’être tombé, l’intérêt porté à la dialectique semble plus vif que jamais et jamais, en tout cas, on n’en parla autant. Mais la dialectique vivante de nos jours, nous ne la devons pas aux philosophes. Ses promoteurs sont surtout des sa¬ vants, au sens le plus large de ce mot, ou, plus exac¬ tement, des savants qui ont fait la philosophie de leur science. Ce n’est pas que la dialectique scientifique soit indépendante de celle qu’avaient élaborée Hegel et Marx ; ses principes essentiels avaient été formulés par ces philosophes et nous les reconnaîtrons facile¬ ment. Mais c’est la réflexion sur les résultats de leurs

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recherches et non des spéculations philosophiques qui ont amené nombre de savants contemporains à ime attitude plus dialectique encore que celle des créateurs de la dialectique moderne, car, beaucoup plus que ces derniers, üs restent détachés de tout dogmatisme. Sans doute, pour justifier leur conception dialec¬ tique de la nature et de l’histoire, Hegel et Marx se référaient bien aux données de la science, mais ils n’étaient pas eux-mêmes des professionnels des re¬ cherches scientifiques et n’avaient pas été amenés à leur théorie par leur activité de savants. C’est seule¬ ment après avoir échafaudé leur système en se fon¬ dant sur le savoir acquis qu’üs cherchèrent une confirmation de leur thèse dans les enseignements de l’histoire ou dans ceux des laboratoires, et il a bien fallu qu’ils l’y trouvent. Au contraire, c’est sans idée philosophique pré¬ conçue que, s’appliquant à faire la critique de leur connaissance, certains savants contemporains ont abouti à des conclusions qui empruntent comme plus adéquat le vocabulaire hégéhen : à la science dogmatique ou prédicative du siècle dernier ils oppo¬ sent la science dialectique en train de s’instaurer.

I. — L’origine de la dialectique scientifique On peut faire remonter l’origine du mouvement de pensée dont nous nous proposons de faire l’analyse à la prise de conscience de la relativité de la connais¬ sance humaine qui s’étendit progressivement à tou¬ tes les disciplines scientifiques en commençant par celles qui réalisaient le plus imparfaitement le type de la science. Dans les sciences morales. — Au cours du siècle dernier, le scientisme et le positivisme, qui préten-

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daient à une connaissance objective du réel, se heur¬ tèrent à de graves difficultés dans un domaine nou¬ veau, celui des sciences de l’homme. La première d’entre elles et qui les conditionne toutes, la psychologie, semblait privilégiée puisque l’objet, grâce à l’introspection, est atteint directe¬ ment, sans intermédiaire. Mais, examiné avec un esprit critique, ce privilège se tourna rapidement en vice rédhibitoire : on ne peut pas prétendre à l’ob¬ jectivité quand on est juge en même temps que partie ; personne ne peut être un objet pour luimême. L’objectivité est donc impossible en psycho¬ logie. Qu’à cela ne tienne, crut-on pouvoir répondre, nous renoncerons à l’introspection et nous contente¬ rons des connaissances de l’homme que peuvent nous fournir d’autres procédés d’informations, par exemple, l’observation du comportement de nos sem¬ blables et des animaux, les statistiques et les obser¬ vations fournies par les sociologues. Mais toutes les sciences de l’homme, par le fait même qu’elles ont l’homme pour objet, se heurtent à la difficulté essen¬ tielle dont les psychologues prirent les premiers cons¬ cience : dans le domaine des sciences humaines, le savant fait lui-même partie de ses matériaux et influe inconsciemment sur les données de l’observa¬ tion : « Quand il se met à étudier les motifs humains, ses propres motifs entrent en jeu » (1) ; üs lui font voir les choses sous une lumière qui lui est propre. La lecture des journaux nous le montre tous les jours : les mêmes faits sont racontés si différemment par des spectateurs d’opinions opposées qu’on pour¬ rait croire qu’il s’agit d’événements différents. On nous dira que, bien souvent, le témoin observe (1) J. Huxley, L’homme, cet être unique, p. 56. Cf. p. 281.

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avec passion, que le journaliste fait œuvre de pro-* pagande plutôt qu’œuvre historique, que tous deux manquent du recul nécessaire pour porter un juge* ment objectif. Mais nous observons des divergences analogues chez les historiens qui étudient un passé depuis longtemps disparu et se conforment dans cette étude aux méthodes scientifiques. Dans im discours prononcé le 13 juillet 1932 à la distribution des prix du lycée Jeanson-de-Sailly, Paul Valéry s’ctait complu à montrer coioment de différents esprits, proeédgnt des mêmes données, exerçant lenrs vertus criticpies et leurs talents d’organisation imaginative sur les mêmes documents, — et d’ailleiurs animés (je l’espère) d’un désir identique de rejoindre le vrai, — toute^i» se divisent, s’opposent, se repoussent à peu près aussi violemment que des factions politiques. (P. Valéry, Varié¬ té TV, p. 130. Gallimard, 1938.)

- L’histoire est inséparable de rhistorien parce que nous n’étudions jamais le passé pour lui-même seule¬ ment : nous y cherchons toujours des lumières pour expliquer le présent, et ce qui trouble encore plus notre regard des arguments pour justifier nos conceptions politiques et sociales, commandées ellesmêmes par nos ambitions personnelles. Les cher¬ chant, nous parvenons à les trouver, non pas en les inventant, mais en ne retenant du donné historique que ce qui confirme notre thèse ou eu majorant sa signification. Parviendrions-nous à faire taire toute passion, nous n’en resterions pas moins des hommes d’un autre temps et qui savent ce cpii s’est passé depuis l’époque étudiée : ce savoir nous empêche de revivre les événements révolus comme les vécurent ceux qui en furent les acteurs et qui, eux, ignoraient la suite de l’aventure. L’historien plonge donc dans le passé avec tout ce qu’ü est et tout ce qu’ü sait, et il est impossible de le séparer de l’histoire.

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Si cette intrusion du moi dans la reconstitution du passé nuit au travaü historique, elle peut faciliter singulièrement la tâche du psychologue qui peut ainsi retrouver l’homme authentique dans ses œu¬ vres. Tout savoir, — nous ne nous en rendons pas suffisamment compte, — est savoir de nous-même, savoir sur nous-même. Il n’est pas de connaissance, la plus lointaine et la plus abstraite, qui ne nous révèle à nous-même. Plus exactement, toute connaissance, quelle qu’elle soit, nous ramène à nousmême, parce qu’elle en est partie. (G. Gusdorf, La découverte de soi, p. 468. Presses Universitaires de France, 1948.)

Ainsi l’introspection n’est pas le moyen le plus sûr et le plus rapide pour parvenir à la connaissance de soi ; « Le chemin le plus court pour parvenir à soimême emprunte le détour de l’histoire universelle, depuis les origines jusqu’à l’ahoutissement encore à venir » (1), car notre moi c’est aussi « ce que nous nous sentons appelés à être » (2). A plus forte raison pour connaître l’homme faut-ü étudier les milieux dans lesquels il a vécu : « Une partie des études psychologiques prend ainsi im caractère histori¬ que (3). » C’est aussi tout l’environnement de la vie humaine qu’ü faut explorer pour connaître l’homme : pour le paysan, sa terre c’est encore lui et la figure d’une terre « définit le contour de sa vie » (4) ; « une maison se lit un peu dans son détaü, comme un autre visage de celui qui l’hahite » (5). Sources nou¬ velles de connaissance, mais aussi diffictdtés nou¬ velles pour le psychologue qui ne pourra jamais

(1) (2) (3) Vrin, (4) (5)

G. Gusdohf, ouvr. cité, p. 485. Ibid., p. 487. I. Meyerson, Les fonctions psychologiques et les œuvres, p. 11. 1948. G. Gusdorf, ouvr. cité, p. 436. Ibid., p. 437.

p. FOULQUIÉ

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s’assurer qu’il n’a rien omis de ce qui peut révéler l’homme. Par suite, pas plus en psychologie qu’en histoire il n’y a de vérité objective et définitive. Nos vues du passé se renouvellent avec les idées de chaque géné¬ ration, avec ses projets d’avenir (1) ; nos conceptions de l’homme et de nous-même varient avec les cir¬ constances dans lesquelles nous nous trouvons et même avec l’objet de nos etudes. Des faits nouveaux, des situations inédites nous amènent à repenser sous un autre éclairage des siècles révolus qui, bien que définitivement fixés en eux-mêmes, continuent pour nous leur évolution incessante sans qu’on puisse prévoir un jour où l’historien aura étabb à leur sujet la vérité objective et définitive. Et avec la concep¬ tion de l’homme historique évolue celle de l’homme actuel. Dans les sciences physiques. — Le discours de Paul Valéry à Jeanson-de-Sailly avait l’histoire pour objet, mais certaines de ses formules ont une portée plus générale, celle, par exemple, qui affirme 1’ « impossibilité de séparer l’observateur de la chose observée ». Ailleurs, en des termes quelque peu sibyllins, le poète-philosophe reprend cette idée en étendant d’une façon plus expresse encore le prin¬ cipe de la relativité de toute connaissance, même proprement scientifique, par suite de l’intervention du sujet, c’est-à-dire du savant : « Toute cosmogonie, toute métaphysique supposent l’homme témoin des spectacles qui l’excluent. Et même la physique... (2). » Cette intrusion du facteur humain dans le domaine des sciences physiques résulte de l’extension prodi p. 181 et suiv. Editions du Griffon, 1944.

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eux entraîne des changements anatomiques dans tous les autres. Il en est de même dans le domaine scientifique : notre savoir constitue un tout solidaire dont les parties n’ont de signification que par leur insertion dans le tout, mais qui modifient la signification de ce tout lui-même par le fait d’y être insérées. Pour nous rendre compte de ce fait, le plus simple est d’observer le langage, qui, étant l’expression de la pensée, nous permet en quelque sorte d’étudier celle-ci sous une forme matérialisée. « La significa¬ tion des mots ne réside pas en eux d’une façon prédestinée : elle leur vient finalement de l’usage que nous savons en faire (1). » Leur sens dépend du contexte, et il suffit de changer un mot pour que les autres termes de la phrase prennent une nuance différente. Cette nuance d’ailleurs n’est pas une simple résultante qui pourrait être calculée dans l’abstrait : on ne la voit qu’une fois la phrase bâtie, comme si la synthèse était relativement indépen¬ dante des éléments qu’elle réunit. Les mots, avec la signification que leur assigne le diction¬ naire, ne sont que les matériaux dont se sert l’architecture verbale, mais le sens des édifices est tout autre chose qpi’une juxtaposition ou qu’ime combinaison de significations indivi¬ duelles de tous les matériaux employés — de même que la beauté d’un temple n’est pas seulement la somme des beautés des marbres, les porphyres, des ors, etc. (F. Gonseth, Les mathématiques et la réalité, p. 43.)

Il en est de même de la pensée et de cette forme apparemment plus arrêtée de la pensée qu’est le savoir. I^es acquisitions nouvelles ne viennent pas se juxtaposer aux anciennes : elles s’y intègrent de manière à ne former ensemble qu’un seul corps. Par

,

(1) F. Gonseth, Philosophie mathématique

p. 42.

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suite, « tout progrès de la connaissance réagit sur les parties de la connaissance » (1). A cette réflexion d’un mathématicien, un théologien fait écho : « Quand l’esprit évolue, ime vérité immuable ne se maintient que grâce à une évolution simultanée de toutes les notions, maintenant entre elles un même rapport (2). » Un psychologue remarque lui aussi que « dans toute éducation, le progrès consiste moins dans la liaison d’une perception avec une réponse que dans la modification de la perception ellemême » (3). Celui qui a appris l’usage d’un outil ne le voit plus comme il le voyait auparavant. Son caractère historique. — L’acquisition des con¬ naissances nouvelles entraînant une refonte des connaissances auxquelles elles viennent s’intégrer, la pensée se trouve en constante évolution ; elle se modifie suivant le contexte intellectuel et scienti¬ fique du miheu ou de l’époque dans lesquels elle plonge. Nécessairement, le savoir est historique. Sous peine de renoncer à penser, nous devons user des concepts reçus par notre génération et que nous contribuons à transformer peu à peu par l’usage quelque peu nouveau que nous en faisons : « Un con¬ cept vivant ne se crée pas de toutes pièces (...) ; il sort de son passé et se modifie par son emploi (4). » Par suite, le contenu de nos concepts les plus cou¬ rants n’est pas sans ambiguïté. Pour une très forte part, le sens des mots est fonction des façons de parler et de penser d’autrefois ; mais poux une autre

T

Conférence à l’Institut Henri-Polncaré. 2.®U®tJCHES, Principes fondamentaux, p, 148.

P 219 Aubier'Yoés’ r, P 250

Cf.

^râce chez saint Thomas d’Aquin, Psychologie, 15 novembre 1925, Essai sur la connaissance approchée.

(4) F. GonseTh, Mathématiques et réalité, p. 236.

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part, U est fonction de la façon de parler et de penser d’au¬ jourd’hui. (...) Ce n’est que (...) par un gauchissement conti¬ nuel de leur signification originelle que les mots arrivent à incorporer une pensée contemporaine, gauchissement que tout un contexte d’explications et de réserves, d’allusions et de ré¬ miniscences ont pour but de provoquer ou mieux encore de suggérer. (F. Gonseth, Les mathématiques et la rêaUtê, p. 43.)

Ainsi, par exemple, les récentes théories de la microphysiqne sont en train de modifier profondé¬ ment notre conception de la matière. Néanmoins le mot « matière », par lequel nous désignons cette réalité si différente de ce que croyaient nos ancê¬ tres, reste chargé de la signification qu’ils lui don¬ naient. « Ainsi, en passant d’un horizon de réalité ancien à un nouvel horizon de réalité, le savant continue à s’appuyer sur un sol dont la solidité n’est plus entièrement reconnue (1). » Les notions doi¬ vent être retouchées ou, comme disent Bachelard et M. (jonseth, « dialectisées ». Voudrait-on faire abstraction de l’histoire dont sont lestés nos mots et qui en obscurcit la signifi¬ cation, on n’y parviendrait pas : la vérité ne subsiste pas à l’état pur ; elle est « toujours encastrée dans des notions et des thèmes contingents qui détermi¬ nent sa structure rationnelle. Il n’est pas possible de l’en isoler. Elle ne s’affranchit d’un système de notions qu’en passant dans un autre » (2). Or les notions se réfèrent toujoms à une expérience contin¬ gente faute de laquelle elles n’auraient pas de contenu ou plus exactement n’existeraient pas comme no¬ tions. Ainsi, pom* corriger les erreurs que la micro¬ physique a découvertes dans la conception vulgaire de la matière, nous comparons l’édifice atomique à un système solaire infiniment petit ; mais nous nous s.

,

(1) Gagnebin, dans Dialectica n” 6 (juin 1948), p. 272. (2) H. Bouillard, ouvt. cité, p. 220.

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contentons de substituer à un système de représen¬ tation un système différent qui lui-même d’ailleurs se révèle bientôt inadéquat. Il n’y a de pensée originale ni même, peut-être, de pensée véritable que celle qui rompt avec le passé et aboutit à une trouvaille. Mais on ne rompt avec le passé qu’en s’appuyant sur lui : a L’œuvre négatrice de l’histoire s’accomplit dans l’histoire » (1), dit Jean Cavaillès en traitant de la découverte mathé¬ matique : les problèmes posés sont ceux d’une époque et c’est encore de son époque que le mathé¬ maticien reçoit la méthode dont les exigences l’amè¬ nent à dépasser les docti-ines de cette époque. Son caractère inachevé et provisoire. — Se modi¬ fiant sans cesse et lié à l’histoire, le système de notre savoir n’est jamais définitivement fixé. Si l’action qu’il éclaire est assurée, il reste lui-même fuyant, car « la science est une énigme qm renaît, une solu¬ tion amène un problème » (2). Les réstdtats des recherches scientifiques ne sont que pratiquement certains et sommairement justes ; le progrès dans ce domaine ne consiste qu’à déceler des erreurs de plus en plus fines (3). L’expérience d’acquisitions réputées définitives et qui ont dû être revisées entraîne la conviction de l’inachèvement essentiel de la science. « C’est dans l’esprit même que réside le principe de l’inachèvement. Les fonctions psychologiques participent des changements de la connaissance et de l’inachèvement de la connaissance. (...) Elles ne sont stables, fixes, délimitées, achevées qu’approxi(1) Remarques sur la formation de la théorie des ensembles. I. Lm création de Canior, p. 8. Hermann, 1938. (2) G. Bachelard, Essai sur la connaissance approchée, p. 155. (3) Ibid., p. 244.

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mativement. (...) Elles se modifient dans le temps, au cours de leur histoire de façons diverses et telles que pour aucune on ne peut dire qu’elle tend vers une limite, vers une forme qu’on peut pressentir, une perfection qu’on entrevoit (1). » Par suite, toute œuvre de l’esprit est essentiellement inachevée, en constant devenir. « La pensée rationnelle est une pensée de constante réorganisation, elle n’est pas la simple description d’une organisation (2). » Les mathématiques elles-mêmes ne constituent pas, ainsi qu’on l’a trop dit, une science faite : elles se cherchent toujours ; « les mathématiques sont un devenir » (3). Il ne faut voir en elles qu’une « esquisse de ce qu’elles devront devenir et qui n’est pas encore déterminé » (4). « Liée à l’activité créatrice de l’esprit », la mathématique « participe à son caractère temporel » (5). On ne peut donc pas poser en principe la règle cartésieime de l’évidence et prétendre ne s’appuyer que sur des propositions absolument certaines. La démarche scientifique réelle n’est pas une marche de certitudes en certitudes, c’est une marche d’évidences provi¬ soires et sommaires en évidences provisoires et sommaires, d’horizon de réahté en horizon de réahté (6). Cette façon de faire n’a pas à être répudiée, ce serait répudier la pratique même de la connaissance. (F. Gonseth, Dialectica, n° 1 [février 1947], p. 32.)

(1) I. Meyerson, Les fonctions psgchologiques et les œuvres, p. 190-191. Vrin, 1948. ^ (2) G. Bachelard, Le rationalisme appliqué, p. 59. (3) J. CAVAII.LÈS, Bull, de la Société franç. de Philosophie, 1946, P ^

(4) F. Gonslth, Philosophie mathématique, p. 22. Un théologien écrit dans le même sens : « Si le dogme est immuable, en son essence, la théologie n’est pas chose faite. » (H. de Lubac, Catholicisme, p. 251. Edition du Cerf, 1938.) (5) A. Lautmann, Essai sur les notions de structure et d existence en mathématiques. II. Les schémas de genèse, p. 147. (6) Formule chère à l’auteur qui entend par « horizon de réahté * une perspective ou un point de vue sur le réel, un aspect du réel.

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La science est donc sommaire et provisoire non seulement dans ses résultats mais aussi dans ses données de départ et dans les principes qui consti¬ tuent le levier de ses raisonnements. Ainsi que nous l’avons dit, il n’y a pas d’intuition pure du réel. L’intuition pure est un mythe, car la réalité ne nous est jamais donnée indépendamment des jugements sommaires que nous portons sur elle. Ou plutôt, l’intuition est toujours un jugement implicite qui ne nous donne qu’une connaissance sommaire de l’objet sur lequel elle porte. Saisir une évidence immédiate, c’est porter un jugement stir les réalités telles qu’elles nous apparaissent. Les vérités d’in¬ tuition ne sont pas des vérités étemelles et immuables : ce sont elles aussi des vérités sommaires, valables tant que les circons¬ tances auxquelles elles conviennent restent inaltérées. (...) En un mot, ce sont des jugements pratiquement vrais, mais, en principe, toujoiirs en suspens, toujours menacés du démenti que peut apporter une meilleure connaissance. (F. Gonseth, Les Mathématiques et la réalité, p. 328.)

Il n’est pas davantage de principes universels et nécessaires, dormés a priori et par conséquent irré¬ formables. Aux Deuxièmes entretiens de Zurich con¬ sacrés à la dialectique (avril 1948), Raymond Bayer déclarait dans son allocution de clôture : « Nous avons tous la haine, et nous méditons le rejet de tout nécessitarisme logique (1). » Sans doute, il est arrivé au cours de l’histoire que certaines propositions ont paru présenter le carac¬ tère de nécessité attribué aux principes, mais l’expé¬ rience, un jour, a contraint les savants à procéder à une révision et « pour que l’objectif persiste, c’est le normatif a priori qui cède » (2). Même en mathéma-

(1) Dialectica, n» 6 (juin 1948), p. 280. (2) F. Gonseth, Philosophie mathématique, p. 38.

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tiques, « ce sont les faits qui ont raison — souvent contre le bon sens, parfois contre une logique trop simpliste » (1). M. Georges Bouligand, qui intitule Le déclin des absolus mathématico-logiques un ouvrage composé en collaboration avec M. S. Desgranges (Sedès, 1949), écrivait récemment : « On s’accorde aujourd’hui sur la vanité des principes a priori. Aussi bien dans les mathématiques pures que dans les théories enchaî¬ nant les phénomènes naturels, on remarque le déclin des absolus. La géométrie euclidienne, l’algèbre usuelle n’ont plus privilège d’exclusivité (2). » La logique elle-même, qui passait pour l’expres¬ sion des lois essentielles de la pensée, devra se trans¬ former pour s’adapter aux objets nouveaux de la science. La grande nouveauté est que le savant moderne ne cherche plus un accord entre une Raison immuable et une théorie, mais qu’il se croit autorisé à modifier les règles de la logique elle-même de manière à obtenir un tout cohérent. (U. Filippi, Connaissance du monde physique, p. 302. Albin Michel, 1947.)

Ainsi il n’y a pas de principes rationnels préformés dans l’esprit et grâce auxquels se construirait la science : l’esprit lui-même et ses divers instruments se construit par l’édification même de la science et évolue avec elle : « L’arithmétique, dit Bache¬ lard (3), n’est pas fondée sur la raison. C’est la doc¬ trine de la raison qui est fondée sur l’arithmétique élémentaire. Avant de savoir compter, je ne savais guère ce que c’était que la raison. » Et le volume se termine par cette déclaration péremptoire : « La

(1) La géométrie et U problème de Vespace, p. 133. (2) Libres vues sur la connaissance mathématique, dans la Revue des Questions scientifiques de janvier 1949, p. 6. (3) La philosophie du non, p. 144. p.

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raison, encore une fois, doit obéir à la science. La géométrie, la physique, l’arithmétique sont des sciences ; la doctrine traditionnelle d’une raison absolue et immuable n’est qu’une philosophie. C’est une philosophie périmée » (p. 145). Edouard Le Roy n’est pas moins affirmatif ; Il ne saurait plus être question, au niveau humain, fût-ce à propos des idées maîtresses et des premiers principes, que d’une raison en devenir, toujours militante, soumise — pour maintenîr son espérance — à une obligation d’incessante réforme de jour en jour et de cas en cas. (Ed. Iæ Roy, Rerue des Deux Mondes du février 1948, p. 394-S95.)

Philosophie ouverte. — Cette inatabüité du savoir et même de ses principes commande une attitude mentale nouvelle : l’esprit doit rester ouvert, c’està-dire se tenir prêt à accueillir toute idée et tout fait en contradiction avec la pensée reçue, bien plus, aller en avant de ce qpii la contredit. Etant donné en effet notre tendance naturelle à nous fixer paresseusement sur les positions conqui¬ ses, « ruminant sans cesse le même acquis et deve¬ nant, comme tous les avares, victimes de l’or ca¬ ressé » (1). Il faut dire non à la science d’hier comme à l’hypothèse nouvelle qui se présente, car « toute connaissance prise au moment de sa constitution est une connaissance polémique » et .

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1202. L’intégration territoriale (A. compagnonnage et métiers (L. Benoist).

édit.

(G. Le-

1210. La

croissance économique (P. Maillet). 1211. La géométrie élémentaire (A. Delachet).

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1221. Le microfiim' (Y.-M. Relier). 1222. La politique des revenus (J.-P. Coürthéodx). 1223. La santé mentale (Fr. Cloutier). 1224. Géographie de l’Amérique du Sud (M. Rochefort). 1225. Mussolini et le fascisme (P. Guichonnet). 1226. Histoire des doctrines poli¬

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Marchal). 1203. Le

1209. Le Front ’ populaire franc).

les

1227. L’aide

aux pays sous-déve¬ loppés (Fr. Luchaire).

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