La Description du Monde: Texte intégral en français moderne avec introduction et notes

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La Description du Monde: Texte intégral en français moderne avec introduction et notes

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DU

MONDE

MARCO

LA

POLO

DESCRIPTION DU MONDE TEXTE INTEGRAL EN FRANCAIS MODERNE AVEC INTRODUCTION ET NOTES

PAR

LOUIS

LIBRAIRIE

HAMBIS

PARIS C. KLINCKSIECK

Premiétre édition : 1955.

Les dix vignettes en couleurs qui constituent les hors-textes”de“ce volume sont des reproductions des miniatures du manuscrit fran¢ais 2.810 de la Bibliothéque Nationale, intitulé « Le Leore des Merveilles ». Le dessin reproduit sur la page 1 de la reliure est celui d'une croix nestorienne de l’époque de Marco Polo.

Minas aise dlevaproactin eae eee pa eae pour le texte et pour Ia carie. Copyright by Liwaiie C.Klmcksiach, 1955.

INTRODUCTION Il y a sept cents ans naissait 4 Venise un enfant dont le pére était un négociant actif et entreprenant comme !’étaient la plupart des Vénitiens,

alors presque

enti¢érement

maitres du commerce

méditerranéen. I] devait connaitre une destinée singuliére et, devenu le plus grand voyageur qui fut jamais, en contant ses aventures, pousser les Occidentaux

a suivre ses traces et tenter de

retrouver les contrées fabuleuses qu’il avait décrites ; €vénement considérable qui contenait en germe la découverte du Nouveau Monde et |’établissement de la suprématie de |’Occident sur la terre entiére jusqu’a notre épeque. En 1254, ou peut-étre en 1255, la date de la naissance de Marco Polo n’étant pas connue d’une facon précise, l’Europe commengait a se remettre de la terreur ow |’avait plongée l’invasion mongole de 1241. Celle-ci avait failli submerger toute |’Europe orientale ; la Pologne, la Hongrie, la Bohéme et le nord des Balkans avaient

été pictinés et saccagés par les troupes victorieuses de Subeetéi, le gtand stratége mongol : vainqueur de la Perse, des Russes en 1221, puis des Kiptchaks ou Comans et des Bulgares de la Volga dans les années suivantes, il avait été rappelé en Extréme-Orient par !Empereur mongol et venait de conquérir une partie de la

Chine du Nord, quand il fut renvoyé en Europe orientale pour prendre le commandement de |’armée chargée des opérations dans

cette région. Il conduisit

les troupes mongoles vers |’ouest,

conquit les principautés russes, puis lan¢a une partie de ses soldats a travers la Pologne et la Bohéme, pendant que le gros de ses troupes franchissait les Carpathes et envahissait la Hongrie ; le 11 avril 1241, l’armée hongroise était anéantie ; les avant-gardes mongoles parvinrent en juillet 4 Neustadt, prés de Vienne, et PEurope centrale paraissait devoir étre occupée ; la mort de Pempereur (Egeedéi, survenue le 11 décembre 1241, sauva l’Occident ; les troupes mongoles se retirérent en passant par la Bulgarie,

la Moldavie et la Valachie pour regagner leurs bases de la Volga en 1242. Elles devaient encore revenir 4 plusieurs reprises, mais

ce ne furent que des raids de pillage ; l'Europe était sauvée. Peu a peu le calme revint, et l’Occident, aprés s’étre cru proche

de Panéantissement, se ressaisit ; le Pape, qui représentait la plus

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haute autorité morale, et le roi de France, Louis IX, devant la

carence de l’Empereur germanique, décidérent de tenter de prendre contact avec les Barbares. Le Pape agit le premier; il envoya en Mongolie le franciscain Jean du Plan Carpin qui partit de Lyon le 16 avril 1245 et parvint 4 Karakhoroum le 22 juillet 1246 pour assister au couronnement du Grand Khan Guyuk, le 24 aot de la méme

année; il revint en Occident

dans le courant

de

l’année 1247, sans apporter aucun résultat positif, si ce n’est des renseignements précis sur les Mongols et l’invitation aux princes d’Occident 4 se soumettre. Saint Louis envoya ensuite auprés du Grand Khan Mongka le franciscain Guillaume de Rubruck qui, parti en mai 1253, arriva le 5 avril 1254 dans la capitale mongole ; il fut présenté 4a Mongka, mais comme Plan Carpin, ne fut pas plus heureux dans sa négociation et rentra en Europe a la fin de lannée 1254. Si ces ambassades ne furent pas heureuses, elles n’en montrérent pas moins qu’il était possible d’avoir des contacts avec les Mongols, malgré la crainte que l'Europe conservait de leur invasion. Cette situation encouragea les marchands 4 tenter leur chance, et c’est

alors que deux Vénitiens, les fréres Nicolo et Mafeo Polo, partant de Constantinople en 1260, se rendirent comme I’avaient fait les deux franciscains, 4 la Cour du souverain de la Horde d’Or qui régnait alors, Bérké, et lui vendirent des bijoux (1262). Ils gagnérent Boukhara par la route du Khwarezm, et y restérent trois ans ; ne pouvant revenir par suite des guerres entre princes mongols, ils profiterent d’une ambassade envoyée en Chine par le souverain mongol de Perse, Hulégu, auprés de son frére Khoubilai, pour se joindre 4 elle et se rendre 4 Pékin en passant par Otrar, sur le Syr-Darya, la vallée de I’lli, lOuigouristan, Khomoul et le Kan-sou ; ils parvinrent 4 Pékin ot Khoubilai leur fit le meilleur accueil et les chargea, lors de leur départ, de se rendre auprés du Pape pour que celui-ci lui envoyat « cent docteurs, savants dans les sept arts », Quittant la Chine en 1266, les Polo arrivérent a Laias, port situé sur la Méditerranée, en Cilicie, pour rejoindre, en avril 1269, Saint Jean d’Acre, d’ov ils partirent pour Rome. Pen-

dant leur séjour en Italie, ils se rendirent 4 Venise, ou Nicolo

retrouva son fils Marco, alors 4gé de quinze ans. Ils devaient y demeurer pendant deux ans et, devant l’impossibilité de remplir leur mission, le pape successeur de Clément IV, mort le 29 novembre 1268, n’ayant pas encore été élu, ils décidérent de repartir, emmenant avec eux le jeune Marco. Ils se rembarquérent donc pour Acre, et 14 eurent la chance de

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rencontrer, alors qu’ils avaient déja gagné la Petite Arménie, le nouveau pape qui se trouvait étre justement le légat Téobald Visconti qu ils avaient vu lors de leur arrivée ; le pape Grégoire X qui venait d’étre élu en septembre 1271, les avait recus 4 leur retour d’Italie alors qu’il était encore simple légat ; il les rappela donc a Acre et leur remit une lettre et des présents pour Khoubilai. Ils repartirent alors d’Acre pour la Chine 4 la fin de l’année 1271. Leur route a été décrite en détail par Marco Polo. Partant de Laias en Cilicie, ils gagnérent ‘Tabriz (Tauris), alors capitale des souverains mongols de Perse, en traversant le sultanat seldjoucide d’Asie Mineure, par la route de Sivas (Sevasto). L’Iran oriental était alors désolé par la guerre qui avait éclaté entre Abagha, fils de Hulégu, souverain de |’Iran mongol, et les descendants de Djaghatai, maitres de la Transoxiane, le premier étant resté fidéle vassal du Grand Khan Khoubilai, tandis que ses cousins avaient fait cause commune avec Khaidou qui n’avait jamais accepté la dépossession de la maison d’Cigcedéi du tréne impérial, et était alors en état de guerre avec Khoubilai qu’il cherchait a évincer de Mongolie et de l’actuel Turkestan Oriental. Devant les risques qu’ils auraient pu courir en traversant cette région, les trois voyageurs se dirigérent vers Ormuz en traversant l’Iran occidental en diagonale ; ils passérent par Kachan (Caxa), puis probablement par Yazd (Jasd) et Kirman (Cherman), sans doute avec lidée de s’embarquer par Ormuz en direction de la Chine méridionale ; ils ne passérent donc pas par Mossoul, Bagdad (Baudac) et Bassora, comme !’ont cru certains commentateurs. Mais parvenus 4 Ormuz (Curmos), ils durent étre informés des difficultés qu’ils rencontreraient 4 vouloir gagner Pékin en passant par les ports de la Chine du Sud, alors en possession des Empereurs Song, qui étaient en guerre avec les Mongols. Aussi changérent-ils d’avis devant l’impossibilité de gagner |’Extréme-Orient par mer ; ils se décidérent 4 rejoindre l’Asie Centrale en passant par Vancienne voie commerciale qui avait été la Route de la Soie ; ils

se dirigérent vers le Khorassan que Marco Polo appelle « le Pays de l’Arbre Sec », et passant par Nichapour, Chibargan (Sapurgan)

et Balkh, ils atteignirent le Badakhchan (Badascian); ils franchirent alors le Pamir par la haute vallée du Wakhan (Vocan), au nord du Bolor (Belor), et descendirent ensuite vers Kachgar (Cascar). Ils n’eurent plus qu’ suivre la piste du Sud, qui traverse le Turkestan Oriental au pied des montagnes de |’Altyn-Tagh, en

bordure du désert de Taklamakhan, par Yarkend (Yarcan), Kho-

Vili

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tan (Cotan), Keria (Pem) et Tchertchen (Ciarczan), pour enfin arriver au sud du Lob-nor a une ville de Lop, qui est sans doute Tcharkhlik ; de 1a, ils traversérent une région désertique au bout de laquelle ils atteignirent Cha-tcheou (Saczu), la ville chinoise alors la plus 4 l’ouest du Kan-sou, plus connue sous le nom de Touenhouang et maintenant célébre par les découvertes archéologiques qui y ont été faites. Ils suivirent alors la route du Kan-sou qui était alors le Tangout et, par Sou-tcheou (Succiu), ils arrivérent a Kan-tcheou (Campgio), ot ils séjournérent prés d’un an, attendant les ordres de la Cour de Pékin. Le Grand Khan Khoubilai leur ayant fait savoir qu’ils aient a serendre auprés de lui, les trois voyageurs reprirent leur route par Leang-tcheou (Ergiuul) et par Ning-hia (Egrigaia) ; ils obliquérent alors vers le Nord-Est et arrivérent dans le Tenduc, le pays des Turcs (Enggut, qui étaient chrétiens et dont les souverains sont considérés par Marco Polo comme les descendants du « Prétre Jean » ; ils entrérent alors dans le Cata1, la Chine du Nord, et gagnérent la résidence d’été de Khoubilai, Chang-tou, ov ils se présentérent a ce dernier en mai 1275, ayant ainsi mis prés de

quatre ans A traverser |’Asie. Les Polo présentérent alors 4 Khoubilai la lettre et les présents du pape Grégoire X; ils se rendirent ensuite 4 Khanbaligh (Cambaluc), Yactuelle Pékin. Ils devaient rester en ExtrémeOrient jusqu’en 1291, c’est-a-dire pendant seize ans, et rentrer a Venise en 1295, aprés une absence d’environ vingt-cing ans. D’aprés ce que rapporte Marco Polo lui-méme, il aurait recu certains postes de confiance dans l’administration mongole ; d’aprés Pelliot, on peut penser qu’il a probablement été employé dans administration de la gabelle, car il donne des renseignements précis sur l’exploitation des salines ; c’est 4 ce titre qu'il aurait été adjoint pendant trois ans au sous-préfet local de Yang-tcheou. Cependant Marco Polo ne semble pas avoir connu sérieusement la langue chinoise, ce qui dut l’empécher d’occuper en Chine mongole un poste d’une certaine importance, mais en revanche, son passage en Asie Occidentale et son séjour en Asie Centrale avaient di lui perinettre d’apprendre correctement le mongol, et il devait également savoir le persan, comme le montrent les trans-

criptions persanes qu’il emploie pour désigner bon nombre de localités ; il dut méme vivre en Chine dans un milieu ow le persan

était utilisé, cette langue constituant pour |’Asie Centrale et Orientale une sorte de lingua franca a cette Epoque. Quoi qu’il en soit, comme on le verra, il fut chargé de plusieurs missions de confiance

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par Khoubilai et il sut les remplir avec intelligence. Cependant Marco Polo a eu tendance a exagérer le réle que lui ou les siens remplirent ; c’est ainsi que son pére et son oncle ne durent pas jouer un réle si important au si¢ge de Siang-yang en 1272-1273, ear son témoignage ne concorde pas avec ce qu’en rapportent les sources chinoises ; d’autre part, lui-méme a tendance 4a se présenter sous un jour trop avantageux pour qu’il soit réel. Il dut en effet remplir certaines fonctions subalternes avec diligence et participer a plusieurs missions et ambassades ; cependant, |’important est que grace a ces circonstances, il put voyager a travers |’ExtrémeOrient et qu’il sut voir. En effet Marco Polo, au cours de ce voyage extraordinaire pour Pépoque, se montra observateur perspicace et sut voir ce monde si différent de Europe médiévale qu’était la Chine mongole, énorme creuset oW se cétoyaient les anciens nomades de la Haute

Asie devenus

grands fonctionnaires,

les marchands,

les

savants et les fonctionnaires musulmans venus de I’Iran et de la Syrie, les moines bouddhistes de toutes sectes originaires de I’Inde, du Cachemire ou du Tibet, et méme des Occidentaux, Russes ou

Alains du Caucase, prétres catholiques et marchands italiens. Rien n’échappe 4 la curiosité de Marco Polo; il a vu et retenu beaucoup : événements dont il a été témoin au cours de son séjour en Extréme-Orient, récits qui étaient faits sur Gengis-khan et ses luttes avec le « Prétre Jean », cérémonies de la Cour de Khoubilai,

organisation de l’Empire, description de ses ressources, et de son économie ; en bref, c’est le tableau le plus complet que nous possédions sur le monde mongol du x11® siécle, et ses récits qui semblaient les plus exagérés nous paraissent maintenant, a la lueur de la documentation que nous donnent les sources chinoises, la simple réalité. Marco Polo put se livrer a toutes ces observations pendant les longs s¢jours qu’il fit dans la capitale mongole et surtout pendant les deux grands voyages qu’il accomplit, l’un de Pékin au Yun-nan, Pautre de Pékin au Fou-kien. Lors du premier, il traversa le Chan-si en passant par Ta-yuan fou (Taianfu) et P’ing-yang fou (Pianfu), puis, franchissant le Fleuve Jaune (Caramoran), il atteignit Si-ngan fou (Quengianfu), alors gouvernée par un tils de Khoubilai, Manggala; il parvint ensuite au Sseu-tch’ouan, a Tch’engtou (Sindufu).De la il se dirigea vers le Yun-nan et se rendit dans Pancien royaume de Ta-li (Caragian), ov il cite la ville du méme nom et celle de Yun-nan fou (Jacz). Il donne des renseignements précis sur cette région, et parle des événements qui y survinrent,

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entre autres les campagnes que firent les Mongols en Birmanie ; quoiqu’il soit bien informé, il commet ici une erreur en attribuant au musulman Nasr-ed-Din (Nescradin) la premiére campagne de Birmanie du printemps de 1277, alors que celui-ci prit part a la seconde campagne de 1277-1278. I] donne ensuite une série de descriptions sur les régions situées au sud de la Chine, qui sont parfois difficiles 4 identifier, car il n’y a pas été et donne les noms par oui-dire. Le second itinéraire part de Pékin et aboutit au Fou-kien ; il suit d’abord le Canal Impérial, qui le mene aHang-tcheou (Quinsai), en passant par un certain nombre de villes dont les principales sont Ho-kien fou (Cacanfu) au Ho-pei, T's’ang-lou-tchen (Czanglu), Tsi-yang (Ciangli), Ts’i-ning (Singiu Matu) au Chan-tong, Houaingan (Coigangiu) 4 l’embouchure de la Houai alors confondue a cette époque avec celle du Fleuve Jaune, Yang-tcheou (Yangiu) et Sou-tcheou (Sugiuv) au Kiang-sou. Il donne alors une description détaillée de Quinsai, disant lui-méme qu'il le fait d’aprés d’anciennes notes et d’aprés des documents d’archives. L’itinéraire passe ensuite a travers le Tché-kiang et le Fou-kien pour aboutir 4 Ts’iuan-tcheou (Cazton), le grand port d’ou se faisait la majeure partie du commerce maritime avec l’Inde et le monde musulman. Les principales villes par ot il passe alors, sont Woutcheou (Vugiu) et K’in-tcheou (Ghiugiu) au Tché-kiang, puis Foutcheou (Fugiu), la capitale du Fou-kien, et K’ien-ning fou (Quenlinfu) au Fou-kien. Marco Polo, aprés avoir rapporté ce qu’il connait de la Chine mongole, aborde la description des régions maritimes de I’ExtrémeOrient, a propos de son voyage de retour ; la fagon de naviguer, le Cipangu et les iles des Mers du Sud sont l’objet d’une peinture colorée ot le vrai voisine avec les histoires les plus extraordinaires. Il semble avoir connu cette route maritime, car il parait avoir fait partie de deux ambassades qui furent envoyées par le Grand Khan au Champa (Czamba) et 4 Ceylan (Seilan). Quoi qu’il en soit, il décrit les différentes régions ot il passa avec son pére et avec son oncle lors de leur retour, avec des détails qui montrent qu'il connaissait bien ce qu’il lui avait été possible d’apprendre par les récits qui lui avaient été faits, quand il n’avait pas vu les régions dont il parle. Les trois Polo séjournaient en Extréme-Orient depuis prés de seize ans, quand, au printemps de 1291, l’occasion se présenta de revenir en Europe. Une ambassade envoyée par le souverain de Perse, Arghoun, petit-neveu de Khoubilai, arriva 4 la Cour mon-

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xt

gole pour demander 4 celui-ci d’accorder la main d’une princesse de la méme famille que celle de la femme d’Arghoun, qui venait

de mourir. Khoubilai décida d’accorder 4 Arghoun la princesse Kekédjin (Cocacin) de la tribu des Baya’out, qui était en effet célébre par la beauté de ses filles. Aprés une tentative de l’ambassade accompagnée de la princesse, pour revenir en Perse par l’Asie Centrale, et son retour causé par l’insécurité provenant de nouvelles hostilités entre Khaidou et Khoubilai, ce dernier dut

organiser son départ en passant par les Mers du Sud ; comme Marco Polo connaissait ces régions, et sans doute sur la suggestion des Polo, les ambassadeurs demandérent que les trois Vénitiens les accompagnassent ; Khoubilai y consentit et donna congé a ces derniers. Les Polo se mirent en route avec l’ambassade en 1291, et il est possible que, partis d’un port de la Chine du Sud, ils aient fait

relache au Champa avant de se diriger vers les Détroits ; en tous cas, Marco Polo nous indique qu’ils mirent trois mois a faire ce parcours, et que, arrivés sur la céte de Sumatra, ils durent y rester

cing mois pour attendre le vent. De Sumatra, ils cinglérent vers Ceylan et la céte de I’Inde du Sud, route que Marco Polo devait connaitre s’il est vrai qu’il ait fait partie d’une ambassade envoyée au roi de Ceylan par le Grand Khan ; d’aprés ce que Marco Polo rapporte, ils passérent devant Tinnevelly (Cail), Quilon (Cozlum), la céte de Malabar, dans la région de Bombay (Tana) et durent aborder dans le golfe de Cambay (Cambaet), sans qu’il soit possible de dire s’ils s’arrétérent dans ces différents ports ; en fait, ils firent probablement escale 4 Quilon, sur les cétes du Travancore,

qui était 4 cette époque un grand marché des épices ; Marco Polo mentionne seulement ces ports, sans dire s’il y fit relache. Quoi qu’il en soit, l’ambassade s’arréta peut-étre 4 Somnath (Semenat), sur la céte sud-ouest de la presqu’ile de Kathiawar, et longeant la céte du Mékran (Kesmacoran), arriva enfin a Ormuz (Curmos). De 14, les Polo remontérent par Kirman et Yazd en direction de l’Azerbaidjan. Entre temps Arghoun était mort, le 7 mars 1291, et son frére Gaikhatou lui avait succédé ; ce der-

nier donna ordre que la princesse Keekédjin fat conduite auprés de son neveu Ghazan, qui en fit sa femme. Les Polo, aprés un séjour

de trois mois en Azerbaidjan, se dirigérent vers Trébizonde ou ils s’embarquérent pour Constantinople ; de 1a ils passérent par | Négrepont ; ils étaient de retour 4 Venise en 1295 aprés une absence de vingt-cing ans.

Marco Polo participa 4 la guerre de Venise contre G€nes ; il

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fut fait prisonnier a la bataille de Curzola, le 7 septembre 1298, et transporté 4 Génes ; c’est 14 qu’il dicta ses souvenirs. I] fut détenu pendant pres de trois ans et rentra ensuite 4 Venise ot: il passa le reste de sa vie. Quelque temps aprés son retour d’Orient, il avait épousé Donata Badoer, et en eut trois filles: Fantina, Bellela et Moreta, qui furent mariées toutes trois ;mais seule Fantina, morte entre 1375 et 1380, qui épousa Marco Bragadin, mort en 1360 ou 1361, eut des descendants, six enfants. Marco Polo vécut jusqu’en 1324 et s’éteignit 4 prés de soixantedix ans, le 8 janvier, laissant le souvenir d’un grand voyageur dont les dires avaient tendance a l’exagération, d’ot le nom qui fut donné a son livre, « I] Milione », I] fut enseveli dans léglise San Lorenzo, mais cette église ayant été rebatie, la position de sa tombe n’est plus connue. Fantina fut sa seule fille qui eut des enfants et des petits-enfants, et la descendance de Marco Polo s’arréte 4 ceux-ci, sans qu’il soit possible de savoir si ses petits-enfants eurent des descendants. Cependant la famille Polo fut représentée par les enfants de Marco,

frére ainé de Nicolo et de Mafeo, donc l’oncle de Marco le voyageur ; ses descendants peuvent €étre suivis jusqu’a la fin du

xv siécle, et peut-étre jusqu’au début du xvi? siécle. SIS

Lorsque Marco Polo, prisonnier des Génois aprés la défaite des Vénitiens a Curzola, le 7 septembre 1298, dictait ses souvenirs & son compagnon de captivité, Rustichello de Pise, pour tromper son ennui, il ne pouvait se douter des conséquences extraordinaires

qu’allait avoir son passe-temps. Le succés de l’ouvrage fut prodigieux ainsi qu’il apparait tant par le nombre des manuscrits que par celui des éditions imprimées qui commencérent de paraitre dés la fin du xv® siécle. Cent quarante-trois manuscrits sont connus : en frangais, en latin, en toscan, en vénitien, et méme en catalan et en aragonais. II est parti-

culiérement intéressant de constater le nombre considérable de

manuscrits rédigés en des langues romanes ; ce fait montre |’intérét trés grand que l’on prenait dans le monde

méditerranéen au

livre de Marco Polo, les versions latines ayant dd sans doute servir a propager le texte dans les pays de langues germaniques, le latin étant a cette époque la langue véhiculaire de l’Europe occidentale. L’original de « La Description du Monde » est perdu, et tous les manuscrits qui en proviennent peuvent étre classés en deux

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XIit

eatégories. La premiére est constituée par les manuscrits dérivant du fameux manuscrit franco-italien conservé sous le no 1116 4 la Bibliothéque Nationale de Paris, qui date de la premiére moitié du xIv® siécle ; c’est le meilleur de tous les manuscrits existants;

toutes les autres versions se répartissent en plusieurs groupes ; on connait seize manuscrits de la version frangaise courte, dite de Thibault de Cépoy, parmi lesquels figurent les magnifiques manuscrits 4 peinture datant des environs de 1400, l’un conservé 4 Paris, le plus beau, dans le recueil provenant de la bibliothéque du duc Jean de Berry, connu sous le nom de« Livre des Merveilles »,

et qui ne renferme pas moins de quatre-vingt quatre miniatures @une fraicheur et d’une finesse vraiment remarquables, |’autre, conservé a la Bibliothéque Bodléienne d’Oxford, qui est également fort beau et renferme seulement trente-huit miniatures peut-étre un peu moins belles que les précédentes. La version italienne est représentée par des manuscrits plus nombreux, car on connait onze exemplaires en toscan et treize en vénitien, plus un certain nombre de traductions de ces deux versions en diverses langues ; c’est parmi les exemplaires toscans que se trouve le célébre manuscrit conservé a Florence et qui date probablement de 1305. Une version latine existe également: la version dite de Pipino, du nom de son auteur, qui date des environs de 1320 ; elle est reprégentée par un nombre considérable de manuscrits, cinquantecing, et il existe plusieurs manuscrits de la traduction de ce texte latin en diverses langues. Tel peut étre en résumé ce que nous connaissons du premier groupe de manuscrits. Le second groupe est beaucoup moins riche, car il est représenté seulement par la version italienne publiée pour la premiére fois par Ramusio en 1559, donc aprés sa mort survenue en 1557, dans ses Navigationi et Viaggi, et par deux manuscrits latins

dont l’un fut découvert par le Professeur Benedetto 4 la Bibliotheque Ambrosienne de Milan et date de 1795, connu comme étant la copie d’un manuscrit ancien datant des environs de 1470, ayant appartenu au cardinal Zelada et ayant été légué a la Bibliothéque de la Cathédrale de Toléde ov il fut retrouvé en 1932. L’intérét de cette trouvaille réside dans le fait qu’aucun manuscrit du premier groupe ne donne bon nombre de chapitres, de paragraphes et méme

non

seulement

de phrases que |’on rencontre dans Ramusio ;

ces

deux

manuscrits

contiennent

une

bonne

partie de ce que seul Ramusio a conservé, mais ils renferment

toute une série de phrases, de paragraphes et de chapitres qui ne sont pas donnés

dans Ramusio,

ni dans les autres manuscrits

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connus. Ce groupe, qui comprend également une dizaine de manuscrits en latin et en vénitien, présente donc un intérét considérable, car il permet de corriger et de compléter en de nombreux endroits le texte établi d’aprés le premier groupe ; il semble que lon se trouve en face d’éléments recueillis par la suite de la bouche de Marco Polo ou de son pére et de son oncle. Ainsi, avant que l’imprimerie se fit manifestée, le texte de Marco Polo était répandu un peu partout en Europe occidentale ; l’imprimerie en assura une diffusion encore plus grande ; dés 1477, la premiére édition imprimée fut publiée en allemand 4 Nuremberg, et fut suivie en 1481 d’une seconde publi¢e a Augsbourg ; peu de temps aprés, vers 1485, paraissait 4 son tour une édition du texte latin de Pipino, sans doute 4 Anvers ; un peu avant la fin du siécle, en 1496, était publi¢e la premiére édition italienne en dialecte vénitien, qui était suivie d’une autre en 1500 ; une de la version portugaise du texte de Pipino paraissait a Lisbonne en 1502, et c’était le tour, l’année suivante, de la version espagnole publiée a Séville ; la premiére édition frangaise voyait le jour en 1556, et était suivie la méme année de deux autres ; la premiere édition anglaise faisait son apparition 4 Londres en 1579, et la premiére édition hollandaise était imprimée seulement en 1664 a Amsterdam ; deux siécles plus tard, paraissait une

édition

en

tchéque (1868) ; une premiére édition russe avait paru en 1826 ; ce n’est qu'il y a quelques années qu’ont paru des éditions en chinois et en japonais, et finalement en mongol. De nombreuses impressions de Marco Polo furent publiées dans toutes les langues de 1’Europe occidentale au cours des XvII® et Xvin® siécles ; mais il fallut attendre la premiére moitié du xIx® siécle pour voir paraitre des éditions qui se voulaient critiques ; édition anglaise, de Marsden en 1818 et de Murray en 1845 ; édition frangaise dite de la Société de Géographie en 1824, Editions italiennes de 1827. Cependant les éditions qui furent publiées dans la seconde moitié du x1x¢ siécle marquent un net progrés ; nous ne citerons que les principales ; celle de Pauthier, ‘parue en 1865, aurait pu marquer une grande amélioration par suite de la qualité de sinologue de l’auteur, mais il établit son édition sur deux manuscrits de la version francaise courte, négligeant le texte publié en 1824 ; ce n’est qu’avec celle de Yule, parue en 1871 et rééditée en 1875, que les problémes posés par la relation de Marco Polo, sont abordés avec le maximum d’infor-

mation pour l’époque ; l’auteur donne alors une version anglaise de tout ce qu’il a pu rassembler du texte de Marco Polo, et aprés

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MONDE

XV

une introduction ot il apporte la documentation la plus riche, y joint un commentaire substantiel 4 la suite de chaque chapitre ; ce travail fut repris par le sinologue Henri Cordier, en ce qui concerne surtout le commentaire et eut plusieurs éditions dont la derniére date de 1926 ; la publication de Yule, reprise par Cordier, marque un tournant dans les études poloiennes. Les médiévistes et les orientalistes s’étaient rendu compte qu’une édition commentée ne pouvait étre réalisée par un seul homme ; il aurait da en effet étre capable de faire une édition critique du texte, étudiant des manuscrits d’époques diverses dans plusieurs langues sous leur forme médiévale, et rédigeant un commentaire concernant tout le monde asiatique. Depuis le début de sa carriére, le sinologue Paul Pelliot étudiait Marco Polo et il publia de nombreuses notes dans les revues spécialisées sur des sujets ayant rapport avec certains passages de l’ceuvre du Vénitien ; de son coté le professeur Moule travaillait 4 l’étude des Chrétiens médiévaux

en Extréme-Orient ; les deux savants décidérent de

mettre en commun leurs efforts pour publier une édition de Marco Polo, le professeur A. C. Moule se chargeant de I’édition du texte,

Pelliot faisant la plus grande partie du commentaire. Entre temps, en 1928, le professeur Luigi Foscolo Benedetto publiait une édition magistrale du texte de Marco Polo, sous le titre de Marco Polo, I! Milione ; cette édition était établie

sur

une nouvelle collation du manuscrit franco-italien de la Bibliothéque Nationale, sur la comparaison de ce texte avec celui de nombreux manuscrits et avec la version de Ramusio ; de plus, le professeur Benedetto, grace 4 l'utilisation d’un manuscrit latin relativement récent (1795) de lAmbrosienne de Milan, jusqu’ici négligé, incorporait 4 son texte critique, en notes, plusieurs chapitres nouveaux et de nombreux passages inconnus jusqu’alors. Ce texte était précédé d’une importante introduction ot les familles de manuscrits étaient établies, et il était suivi d’un index copieux ;

mais il ressortait de son travail que le manuscrit latin de l Ambrosienne était une copie d’un manuscrit plus ancien, dont la trace était perdue ; celui-ci présentait un intérét considérable,

car il

était le seul présentant un rapport certain avec le texte conservé dans Ramusio. Le projet de Pelliot et du professeur Moule avait été porté a la connaissance du mécéne britanique, sir Percival David, qui mar-

quait un grand intérét aux études poloiennes ; celui-ci avait déja rassemblé une documentation

considérable sur les Polo ; il fit

donc faire des recherches pour retrouver le manuscrit signalé par

XVI

MARCO

POLO

le professeur Benedetto, et naturellement s’adressa 4 Toléde ; le

7 décembre 1932, le manuscrit était retrouvé dans la bibliothéque du Chapitre de la Cathédrale de Toléde ; les photographies lui furent adressées en janvier 1933. Sa publication fut alors décidée et devait voir le jour en 1938 en méme temps que Iédition préparée par le professeur Moule. Cette édition est trés précieuse, car elle donne un texte « intégral » de Marco Polo, le professeur Moule ayant établi son texte sur celui du professeur Benedetto ; mais a la différence de ce dernier qui avait donné un texte critique en y joignant en note les passages des autres manuscrits ou de Ramusio, qui n’y figuraient pas, le professeur Moule, tenant compte de l’apport nouveau que constituait le manuscrit de Toléde, a tenté de rétablir ce qui peut étre considéré comme le texte original de Marco Polo; tout lensemble a été fondu en une seule traduction anglaise en marge de laquelle sont indiquées les additions au manuscrit de base, le manuscrit franco-italien. En fait, on ne peut l’appeler une édition « critique », car il s’agit d’une traduction aussi exacte qu'il a été possible de faire en tenant compte des variantes que pouvaient offrir les manuscrits, dans le but de restituer un texte qui, dans sa version anglaise, essaye d’étre aussi proche de l’original qu’on peut y prétendre. La tentative est trés intéressante, car ce texte, quand on le lit, donne une impression d’unité, bien qu’a vouloir étre trop précis, le texte ait parfois été alourdi. Les notes préparées par Pelliot devaient faire l’objet d’un fort volume ; malheureusement la guerre et sa mort, survenue en 1945, ont empéché leur publication ; elle sera cependant faite dés que les circonstances le permettront.

C’est pourquoi, aprés des travaux de cette importance, nous avons accepté avec quelque appréhension de faire une édition francaise du texte de Marco Polo ; il ne s’agit pas ici de publier une nouvelle édition savante de ce texte fameux ; nous n’en avons

pas la prétention ; mais nous avons pensé A mettre 4 la disposition de tous ceux qui peuvent s’intéresser 4 ce sujet et qui ne sont pas des spécialistes, un texte ot nous avons tenté de conserver le style de Marco Polo, car un style trop modernisé lui eut enlevé de son originalité. Nous avons pu mener 4 bien ce travail grace & la collaboration de M. Campserveux qui a bien voulu nous apporter son aide dans une premiére ébauche du texte et grace auquel il nous a été possible d’aboutir ; c’est 4 nous qu’incombe

la responsabilité de l’interprétation de plusieurs passages parfois difficiles et de certaines lectures ; dans le plus grand nombre de

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

xVII

cas, nous avons adopté les legons des noms orientaux établies dans le texte de l’édition Moule. Nous y avons joint des notes en nous fondant sur les explications données dans |’édition Yule-Cordier et sur une documentation acquise depuis une vingtaine d’années au cours des legons données par Pelliot au Collége de France ; cependant de nombreuses questions restent encore imprécises, des identifications sont provisoires ou méme impossibles 4 donner dans |’état actuel de nos connaissances ; quand les notes de Pelliot pourront étre publiées, un certain nombre de points se trouveront éclaircis. De nombreuses recherches sont encore 4 faire tant pour Pélaboration du texte que pour le commentaire, et ce n’est que par les efforts conjugués d’une équipe de médiévistes et d’orientalistes que le texte de Marco Polo, sous ses diverses versions, pourra étre étudié et commenteé. L’ceeuvre de Marco Polo fut lue passionnément a toutes les époques ; elle décrivait un monde absolument insoupconné des Occidentaux et leur faisait connaitre les énormes ressources économiques de |’Asie. Les routes traditionnelles qui avaient été connues sous le nom de la Route de la Soie ou de la Route des Epices, étaient alors interdites aux Occidentaux par le monde musulman qui voulait garder a son profit le monopole des courants commerciaux avec l’Inde et avec la Chine. Les Occidentaux tentérent alors de trouver une nouvelle voie pour parvenir 4 ces sources de richesses ; c’est ainsi que les Portugais entreprirent leurs voyages de découverte autour de l’Afrique pour parvenir avec Vasco

de Gama

aux Indes Orientales,

et que Christophe

Colomb, s’inspirant des renseignements donnés par Marco Polo, chercha la route menant directement au Catai et au Zipangu, en

se langant sur l’Océan, persuadé qu’en navigant toujours vers l'Ouest, il parviendrait aux contrées fabuleuses décrites par le Vénitien, et découvrit ainsi les terres nouvelles qu’il nomma les Indes Occidentales. Paris, le 4 décembre 1954.

AVIS AU LECTEUR Nous n’avons pas jugé indispensable d’énumérer au début ou a la fin du texte de la Description du Monde les 234 titres des chapitres qui vont suivre. Non seulement une pareille énumération n’apprendrait rien au lecteur, mats elle risqueratt de lut donner une fausse idée de la continuité du récit de Marco Polo. Apres le réstimé initial des missions des fréres Polo et de Marco, qui occupe les 19 premieres pages, la Description du Monde est établie selon un ordre qui n’est ni méthodique, ni historique, mats qui, tout en se référant, grosso

modo,

au

déroulement

méme des

vovages de l’auteur, réflete les conceptions géographiques qu'il se faisait du monde, — et quine sont pas forcément les nétres. Les descriptions des divers pays que Marco Polo avait visités — ou dont il avait seulement entendu parler — sont coupées de digresstions fréquentes, historiques parfots, anecdotiques souvent, et qui ne sont pas le moindre charme de son récit. C'est précisément pour permettre au lecteur de sutvre ce récit, ou pour qwil putsse « faire le point» a tel endroit, que nows avons repris dans la carte qui se trovive a la fin du volume la grande majorité des noms de lieux et de peuples cités par Pauteur. L’1tinératre qui y est indiqué ne se référe qu’ad I’ «axe» probable d’un voyage dont le détail nous échappe — notamment en Chine, ot Marco Polo a certainement «rayonné» —, et son parcours maritime de retour ne doit pas étre imaginé comme une crotstére continue du point de départ présumé (Catton) au point d’arrivée (Curmos). Grace a Index, le lecteur retrouvera facilement, en partant des

noms donnés par Marco Polo dans leurs transcriptions «romanesy, telles que les indiquent les meilleurs manuscrits, les transcriptions modernes, et celles que nous livrent les autres sources de documentation, arabes et chinoises.

Pour ne pas alourdir le texte, a chaque page, d’un commentaire indispensable cependant pour interpréter et contréler les renseignements de Marco Polo, toutes les identifications et transcriptions ont été groupées dans les Notes auxquelles le texte renvoie par des astérisques et l’Index par des chiffres, indiquant les pages, en italiques.

1. —IcI

COMMENCE L’INTRODUCTION DU LIVRE QUI EST APPELE « LA DESCRIPTION DU MONDE ».

Seigneurs,

Chevaliers différentes monde, et livre et le

Empereurs

et Rois, Ducs

et Marquis, Comtes,

et Bourgeois, et vous tous qui voulez connaitre les races d’hommes, et la variété des diverses régions du étre informés de leurs us et coutumes, prenez donc ce faites lire ; car vous y trouverez toutes les grandissimes

merveilles et diversités de la Grande et de la Petite Arménie, de la

Perse, de la Turquie, des Tartares et del’ Inde, et de maintes autres provinces de |’Asie Moyenne et d’une partie de l'Europe quand on marche a la rencontre du Vent-Grec *, du Levant et de la Tramon-

tane * ; c’est ainsi que notre livre vous les contera en clair et bon ordre, tout comme Messire Marco Polo, sage et noble citoyen de Venise, les décrit parce qu’il les a vues de ses propres yeux. Sans doute il y a ici certaines choses qu'il ne vit pas: mais il les tient d’hommes dignes d’étre crus et cités. C’est pourquoi nous présenterons les choses vues pour vues et les choses entendues pour entendues, en sorte que notre livre soit sincére et véritable sans nul mensonge, et que ses propos ne puissent étre taxés de fables. Et quiconque en fera ou en entendra la lecture y devra croire, parce que toutes choses y sont véritables. Je peux bien vous le dire: depuis que Notre Sire Dieu a fagonné Adam, notre premier pére, et Eve avec ses mains et jusqu’aujourd’hui, oncques ne fut Chrétien, Sarrazin, Paien, Tartare, Indien, ou autre homme de quelque sorte, qui ait vu, connu ou étudié autant de choses dans les diverses parties du monde, ni de si grandes merveilles, que ledit Messire Marco Polo; nul autre n’y fit autant de voyages ni n’eut autant d’occasions de voir et de comprendre ; par le cours de sa vie, on peut comprendre et juger que ce noble citoyen est d’un esprit juste et excellent,

2

MARCO

POLO

puisqu’il fut toujours hautement apprécié des seigneurs et des princes. C’est pourquoi il s’est dit que ce serait grand malheur s’il ne faisait pas coucher par écrit toutes les grandes merveilles qu'il vit ou recut pour vraies, de sorte que les autres gens, qui ne les ont ni vues ni connues, les sachent grace a ce livre. En outre, je vous apprendrai qu’il demeura dans ces différentes régions et provinces bien vingt- six années enti¢res, depuis le début de sa jeunesse jusqu’a | age de quarante ans. Puis demeurant dans le donjon de Génes par suite de la guerre, et n’aimant pas rester oisif, il pensa qu’il pourrait composer le dit livre pour le plaisir des lecteurs. I] n’avait consigné lui-méme que bien peu des choses dont il a souvenir encore aujourd’hui; c’est bien peu en regard de la vaste relation, et presque infinie, qu’il aurait pu faire s'il avait cru possible de revenir dans nos régions ; mais jugeant presque impossible de quitter jamais le service du Grand Kaan *, roi des Tartares, il nota seulement quelques détails dans ses tablettes. A présent, il a fait écrire toutes ces choses en bon ordre a Messire Rustichello, citoyen de Pise, qui était avec lui dans le méme donjon de Génes, en l’an 1298 depuis la naissance de notre Seigneur et Maitre Jésus-Christ. Et il l’a divisé en trois parties. II. — CoMMENT MEssiRE NICOLO ET MESSIRE MAFEO PARTIRENT DE CONSTANTINOPLE POUR CHERCHER FORTUNE DE PAR LE MONDE.

C'est vérité qu’au temps ot Baudoin était Empereur de Constantinople *, et ot Messire Ponte de Venise * gouvernait Constantinople au nom du pouvoir ducal de Venise, en l’an mil deux

cent

cinquante-deux,

deux

nobles

citoyens

de Venise,

Messire Nicolo Polo, pére de Messire Marco, et Messire Mafeo

Polo, frére de Messire Nicolo, se trouvant dans le port de Venise, décidérent de s’embarquer sur une de leurs nefs, chargée de marchandises variées et précieuses ; ayant mis 4 la voile, ils voguérent sur la mer profonde et, avec un bon vent, sous la conduite de Dieu,

ils parvinrent a Constantinople avec le vaisscau et les marchandises. Nobles, sages et avisés, ils l’étaient assurément. Lorsqu’avec succés ils furent demeurés quelque temps en cette ville, ils eurent conseil entre eux et convinrent qu’ils voulaient aller sur la Grande Me * avec leur cargaison pour accroitre leurs gains et leurs profits. [ls achetérent donc maints joyaux de grande valeur et beauté, les emportérent de Constan inople sur une nef et, péné-

trant sur la Grande Mer, ils s’en allérent 4 Soldanie *.

LA

Tl. —

COMMENT

DESCRIPTION

DU

MONDE

3

MEssirE NICOLO ET MESSIRE MAFEO PARTIRENT DE SOLDANIE.

Et quand ils furent demeurés quelque temps 4 Soldanie ayant compris qu’ils n’avaient rien a espérer dans cette cité, ils réfléchirent et décidérent d’aller encore plus avant. Que vous en dirai-je ? Ils partirent de Soldanie, et, enfourchant leurs chevaux, se mirent

en

chemin.

Ils chevauchérent

tant, sans

rencontrer

aventure digne de mention, qu’ils arriverent a la cour d’un grand roi tartare, nommé Berca Kaan *, qui était sire d’une partie de la Tartarie, qui était alors 4 Bolgara * et 4 Saray *. Ce Berca Kaan, ayant appris l’arrivée de nos deux Latins, désira les voir; au cours de l’audience, les voyant hommes de bon aloi, il fit grand honneur a Messire Nicolo et a Messire Mafeo et se réjouit grandement de leur venue. Les deux fréres lui donnérent, voyant qu’ils lui plaisaient, tous les joyaux qu’ils avaient apportés avec eux de Constantinople, en considération de sa grandeur et courtoisie. Berca les prit trés volontiers et ils lui plurent outre mesure. En vrai gentil seigneur, il leur fit donner en échange bien deux fois autant que lesjjoyaux ; il les envoya en divers lieux les vendre, ot ils les vendirent trés bien. Et lorsque les fréres, aprés étre tout un an restés en la terre de Berca, voulurent retourner a Venise, alors une guerre des plus violentes s’éleva entre Berca et Ulau Kaan *, seigneur des Tartares du Levant. Ils allérent l’un contre l’autre avec toutes leurs forces,

se combattirent avec furie ; il y eut de lourdes pertes, de part et d’autre, mais enfin Ulau vainquit Berca. Son armée tomba dans le plus grand désarroi et Ulau conquit son pays *. A cause de cette guerre et de cette bataille, les routes n’étaient point sfres: nul ne pouvait aller par les routes qui ne fat pris;le danger justement planait sur la route par laquelle ils étaient venus, tandis qu’ils pouvaient bien aller plus avant. Alors, les deux fréres se dirent: « Puisque nous ne pouvons retourner a Constantinople avec nos marchandises, allons donc plus avant par la voie du Levant et contournons la principauté de Berca par un itinéraire inconnu. Nous pourrons alors revenir 4 Venise par une autre voie. » Ils firent donc leurs préparatifs, prirent congé de Berca et s’en allérent en sdreté en une cité qui avait nom Oucaca *, au bout du royaume du Sire du Ponant. Puis ils partirent d’Oucaca et passérent le fleuve du Tigre *, et allerent par un désert long de dix-sept iournées ; ils n’y trouvérent aucune ville, mais seulement des Tartares avec leurs tentes, qui vivaient de leurs bétes.

4

TV. —

MARCO

POLO

COMMENT LES DEUX FRERES PASSERENT UN DESERT ET VINRENT A LA CITE DE BUCARA.

Quand ils eurent passé ce désert, ils parvinrent 4 une cité nommée Bucara *, trés noble et grande ; la province s’appelle aussi Bucara. Le roi avait pour nom Barac *. Cette cité était la meilleure de toute la Perse. Arrivés en cette cité, les deux fréres ne purent aller plus avant, ni retourner en arriére, a cause de la grande guerre entre les Tartares ; et pour cela demeureérent a Bucara trois ans. Pendant qu’ils y demeuraient, la paix se rétablit entre les Tartares ; quelques jours plus tard survint un prud’homme, envoyé pour messager par Ulau, Sire du Levant, et qui allait prés du Grand Sire *, le sire de tous les Tartares, qui habite a l’extrémité de la Terre, entre le Levant et le Vent-Grec, et quianom Cublai-Kaan. Lorsque ce messager eut appris qu’étaient la deux Latins, et qu "il eut vu Messire Nicolo et Messire Mafeo, maintenant tout a fait rompus a la langue tartare *, il s’ébahit et se réjouit parce qu'il n’avait jamais vu aucun Latin dans cette contrée. Aprés avoir conversé avec eux et connu leurs bonnes fac¢ons, il dit aux deux fréres : « Seigneurs, fit-il, si vous me voulez croire, vous en aurez

grand profit et grand honneur. » Les deux fréres lui dirent que, s’il y avait chose qu’ils puissent faire, ils le croiraient volontiers. Et le messager leur dit : « Seigneurs, je vous dis que le Grand Sire des ‘Tartares n’a amais vu aucun Latin et qu’il a grand désir et volonté d’en voir ; pour cette raison, si vous voulez venir avec moi jusqu’a lui, je vous dis qu’étant hommes nobles et sages, il vous verra trés volontiers, vous fera grand honneur et grand bien, et aura le plus grand plaisir d’ouir de votre bouche les nouvelles et la condition de vos pays, car il est sire de grande puissance et a grand désir d’apprendre du nouveau. Vous pourrez venir avec moi sains et saufs, sans empéchement des gens sans aveu, et sans crainte d’aucune attaque sur vos personnes tant que vous serez avec moi. »

V. — COMMENT

LES

DEUX FRERES CRURENT GRAND KAAN.

LES

MESSAGERS

DU

Et quand les deux fréres eurent entendu ce que le messager leur avait dit, ils sy complurent fort, et voyant qu’ils ne pouvaient pas retourner chez eux sans grande difficulté, en hommes de ceeur ils comptérent pour rien le long voyage qu’ils avaient 4 faire ; ils s’'apprétérent et dirent qu’ils iraient volontiers avec lui ; dont

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

5

il se réjouit fort. Adonc quittérent cette cité en se recommandant a la garde de Dieu, se mirent en route avec ce messager et allérent tout un an vers le Levant, puis en tournant a main gauche vers la Tramontane et vers le Vent-Grec, avant de parvenir 1a ow était le Grand Sire. La raison pour laquelle ils furent si longtemps en chemin fut qu’a cause de la neige et du débordement des riviéres et des torrents, ils durent attendre que les neiges eussent reculé et que les eaux

débordées

eussent

décru.

Et tout en chevauchant,

ils

trouvérent de grandes merveilles et diverses choses que nous ne vous conterons pas ici, puisque Messire Marco, fils de Messire Nicolo,

qui, lui aussi, vit toutes

ces

choses,

vous

les contera

clairement plus loin dans le cours de ce livre. VI. — COMMENT LES DEUX FRERES ARRIVERENT CHEZ LE GRAND KAAN.

Et quand les deux fréres, Messire Nicolo et Messire Mafeo, furent arrivés, et présentés au Grand Sire des Tartares nommé Cublai, qui respirait la plus grande bonté, il les recut honorablement, leur fit tres grande féte et réjouissance. I] avait trés grande joie de leur venue, comme un qui jamais n’a vu aucun Latin, puisque de son temps, les hommes du soleil couchant n’avaient pas été dans son pays. Et il leur demanda maintes choses sur ces pays du soleil couchant: en premier, les Empereurs des Romains, et comment ils maintiennent leurs seigneuries et leur pays en justice, et comment ils font quand ils ont grande affaire, et comment ils vont a la bataille, et comment sont leurs ambassades, et toutes leurs autres actions et conditions. Et ensuite, leur demanda sur les autres rois et sur les

princes chrétiens et sur tous lesautres barons, et sur leur grandeur, leurs coutumes et leur puissance. VII. —

ComMMENT LE GRAND KAAN DEMANDA AUX DEUX FRERES DES AFFAIRES DES CHRETIENS.

Et puis il leur demanda avec grand soin sur le Successeur des Ap6tres, et sur les Cardinaux, et sur la Foi et les autres faits de l’Eglise Romaine, et sur tous les usages et coutumes des Latins. Et les deux fréres, Messire Nicolo et Messire Mafeo, lui dirent pas a pas toute la vérité de chaque chose, en bon ordre et congriiment, comme des prud’hommes qu’ils étaient et qui savaient bien la langue des Tartares, qui est le tartaresque ; ainsi devinrent trés chers au Seigneur, et il se plut fort 4 deviser avec eux pour apprendre les choses du soleil couchant, et souvent leur commanda de paraitre

devant lui.

6

VIII. —

MARCO

POLO

CoMMENT LE GRAND KAAN ENVOIE POUR SES MESSAGERS LES DEUX FRERES A L’APOTRE DE ROME.

Et quand le Grand Sire, c’est le seigneur de tous les seigneurs, qui avait nom Cublai Kaan, et était roi et seigneur de tous les Tartares du monde, et de toutes les provinces et royaumes et régions de la plus grande partie de l’Orient, qui est lui-méme la plus grande partie de la Terre, efit entendu tous les faits et gestes des Latins comme

les deux fréres les lui avaient dits avec art et savoir, cela

lui plait outre mesure. Et dans son cceur, il pensa et se dit a luiméme un jour qu'il les enverrait comme n essagers a |’Apotre; il désira d’abord recevoir l’avis de ses barons sur ce point. Et quand ses barons furent réunis en conseil, il leur dit désirer envoyer ses messagers au seigneur Pape des Chrétiens, et les dits barons d’une seule voix déclarérent que ce serait bien. Alors il appelle les fréres et avec de douces paroles les pria d’aller en ambassade aupres du seigneur Pape avec un de ses barons. Ils lui répondirent sagement qu’ils étaient tout préts et dispos a faire tout son commandement comme celui de leur propre suzerain. « — Mais de fait, direntils, ily a longtemps que nous avons quitté ces pays et point ne savons ce qui peut y étre advenu ou y avoir été changé parce que |’état des pays est devenu autre, et nous redoutons fort de ne pouvoir accom-

plir votre commandement ; mais toutefois nous sommes préts a faire tout notre possible pour tout ce que vous nous commanderez, et nous vous promettons de revenir devant vous avec l’aide de la grace de Dieu aussi t6t que nous pourrons. » Pour lors le Grand Sire, ayant entendu ce que les deux freres avaient dit, fit venir devant lui un de ses barons qui avait nom Cogatai * et lui dit qu’ils’apprétat puisquil voulait qu’il allat trouver lApotre avec les deux fréres. Et celui-ci lui dit : « Sire, je suis votre homme et suis prét a faire tout votre commandement de tout mon pouvoir. » Alors, il scella des chartes pour que ses princes vassaux pussent voir et honorer les dits ambassadeurs. Apres cela, le Grand Sire aussitét fit faire ses lettres et privileges en langue turque pour envoyer al’Apdtre ; il les baille aux deux fréres et 4 son baron et les charge de ce qu’il veut étre dit de sa part al’ Apdtre. Et sachez que dans la charte et dans l’ambassade étaient contenues les choses qu’il faisait dire, ainsi que vous les allez entendre. Il mandait dedans a |’Apétre de lui envoyer jusqu’a cent hommes savants 4 enseigner la religion et doctrine chrétienne, et qui aussi sussent les sept arts et fussent capables d’enseigner son peuple, d’arguer habi-

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

7

lement et de montrer clairement 4 lui et aux idolatres, et aux autres

classes des gens soumis 4 ses lois, que toute leur religion est fausse et que toutes les idoles qu’ils tiennent et adorent en leurs maisons et en leurs ateliers sont choses diaboliques, et qui sussent bien montrer clairement par raisons que la foi et religion chrétienne est meilleure que la leur et plus vraie que toutes les autres religions ; et si ils le prouvaient, lui et tous ses potentats deviendraient vassaux de l’Eglise. Et quand il eut fait ladite lettre, le Grand Sire, avec de pieuses paroles, charge les deux fréres de lui rapporter un peu de Vhuile de la lampe qui brile devant le sépulcre de Dieu 4 Jérusalem. Pour laquelle il avait la plus grande dévotion, caril croyaitleChrist au nombre des dieux saints et pour ce le tenait en tres haute véneération. Et ils lui promirent de lui en rapporter un peu lorsqu’ils reviendraient vers lui. C’est de telle maniere que vous avez oui que se trouvaient ces choses dans l’ambassade que le Grand Sire envoie a lApotre par ses trois messagers, le baron tartare et les deux fréres, Messire Nicolo Polo et Messire Mafeo Polo.

IX. —

COMMENT LE GRAND KAAN DONNE AUX DEUX LA TABLETTE D’OR DE COMMANDEMENT.

FRERES

Et quand le Grand Sire eut chargé les deux fréres et son baron de toute l’ambassade qu’il mandait a |’Apétre, il leur fit donner une tablette d’or gravée du sceau royal et signée selon la coutume de son Etat *, et ot il était dit que les trois messagers étaient les envoyés du Grand Kaan et que dans toutes les places fortes ot ils pourraient aller, tous les gouverneurs des pays sujets a sa loi dussent leur donner, sous peine de disgrace, tout le logement dont ils auraient besoin, les nefs et les chevaux et les hommes pour les escorter d’un pays a l’autre, et toutes les autres choses qu’ils pourraient désirer pour leur voyage, comme pour sa propre personne s’il venait a passer par la. Et quand ces trois messagers, Messire Nicolo, Messire Mafeo et l’autre, furent préts et bien pourvus de toutes les choses dont ils avaient besoin, ils prirent congé du trés grand Sire, puis montérent sur leurs chevaux et se mirent en route, allant de pays en pays et portant les lettres et la tablette d’or. Quand ils eurent chevauché ensemble quelque temps et fait vingt jours de marche, le baron tartare Cogatai, qui allait avec les deux fréres,

tomba grandement malade et ne put poursuivre la route ; il s’arréta en une cité appelée Alau *, Et quand Messire Nicolo et Messire Mafeo virent leur compagnon le baron bien malade, et que la maladie Vempéchait de chevaucher plus loin, il leur sembla au bout de quelques jours que le micux était de le laisser la ; ainsi, tant par son vouloir que sur l’avis de nombreux autres, ils le laissérent et se

8

MARCO

POLO

remirent en route pour poursuivre le voyage. Et vous dis qu’ils furent recus avec les plus grandes amabilités, servis et honorés, en tous lieux ov ils allérent, de tout ce qui leur faisait besoin et qu’ils commandeérent ; des escortes leur furent données

a cause de la

tablette d’or qu’ils avaient en signe de l’autorité du Grand Sire. Et que vous en dirai-je ? Ils chevauchérent jour aprés jour tant qu’ils arriverent sains et saufs 4 Laias *, ville sur la mer, dans la Petite

Arménie * ; et vous dis que leur peine pour y parvenir depuis le

pays ov était le Grand Kaan fut de trois ans entiers. Et il en fut ainsi parce qu’ils ne purent toujours chevaucher, a cause du mauvais temps, du grand froid, des neiges et de la glace, des grandes pluies qui tombérent parfois et des fleuves enflés qu’ils trouvérent en maintes places et qu’ils ne pouvaient traverser, et a cause des difficultés de la route, qui furent cause de leur long retard a atteindre Laias. X.—

COMMENT

LES DEUX FRERES ARRIVERENT

A LA CITE D’ ACRE.

Et de Laias, ot ilsarrivérent et séjournerent un petit, ils montérent sur une nef et s’en allérent par mer a Acre *, aprés bien des jours, au milieu du mois d’avril de l’an mil deux cent soixante neuf depuis l’incarnation de Jésus-Christ. Et il se trouvait que Messire lApotre était mort. Quand Messire Nicolo et Messire Mafeo surent

que l’Apétre qui avait eu pour nom Pape Clément IV était mort depuis longtemps *, ils se chagrinérenta l’extréme ; ils allérent trouver un savant clerc, légat de ce pape pour I’Eglise de Rome dans tout le royaume d’ Egypte et qui était venu en Acre en faisant route vers les Lieux Saints. I] était homme de grande autorité et influence, et se nommait Teald *, de la famille des Visconti de Plaisance. Ils lui dirent l’ambassade pour laquelle le Grand Kaan, sire des Tartares, les envoyait a l’Apotre. Et quand le légat eut entendu ce que lui disaient les deux fréres qui revenaient d’un pays aussi lointain, il s’en émerveilla et en concut grand plaisir ; il lui sembla que de cette ambassade résulterait sans doute grand bien et grand honneur pour la Chrétienté. II dit aux deux fréres messagers : «Seigneurs dit-il, vous savez et voyez bien que ]’Ap6tre est mort; or donc, a toutes fins, il convient d’attendre qu’on en ait choisi un autre. Et quand il y aura un Pape, alors vous pourrez faire votre ambassade.» Les deux fréres, voyant bien que le légat disait vérité, et pensant qu’ils ne pourraient en rien exécuter leur ambassade jusqu’a VélecP’é tion du nouveau Pape, dirent qu ils feraient ainsi, et qu’en attendant qu’un Apétre fit nommé, ils voulaient aller jusqu’a Venise pour voir leur maison. Ils prirent immédiatement congé dudit Teald, s “embarquérent sur un vaisseau, partirent d’Acre et s’en allérenta Négrepont *. Et de Négrepont, ils s’embarquérent sur

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

9

une nef et naviguérent jusqu’a ce qu’ils arrivassent 4 Venise, pour y demeurer jusqu’a ce que le Souverain Pontife fat intronisé. Lorsqu’ils furent arrivés 4 Venise, Messire Nicolo trouva que sa femme, qu’il avait laissée grosse en partant de Venise, était morte et enterrée, et qu’elle lui laissait un fils de quinze ans qui avait nom Marco et que Messire Nicolo n’avait oncques vu puisqu’il n’était pas né lorsqu’il avait quitté Venise. Ce fut ce Marco dont ce livre parle, qui a tellement vu et étudié dans le monde et qui a écrit ce livre, ainsi qu'il sera dit plus loin. Cependant, l’élection du Souverain Pontife tardait tant 4 venir que les deux fréres, les dits Messire Nicolo et Messire Mafeo, demeurérent 4 Venise

environ deux ans pour attendre qu'il y eut un Apétre: et pendant ce temps, Messire Nicolo prit femme et la laissa pourvue

d’enfant. XI. — COMMENT LES DEUX FRERES PARTIRENT DE VENISE POUR RETOURNER AUPRES DU GRAND KAAN ET MENERENT AVEC EUX

Marco, LE FILS DE MEssirE NICOLO.

Et quand les deux fréres eurent tant attendu 4 Venise, comme vous avez oui, et virent qu’un Apotre n’était pas encore nommé, ils dirent qu’ils ne pouvaient demeurer trop pour retourner chez le Grand Kaan, redoutant qu'il ne s’émit de leur retard et pensat quils ne reviendraient plus. Ils partirent donc de Venise, emmenant avec eux Marco, et ils s’en vont par mer tout droit 4 Acre, et y trouvent le légat, dont je vous ai parlé ci-dessus. Ils parlent beaucoup avec lui de ces choses et aprés bien des jours, ils lui demandent congé pour aller en Jérusalem pour avoir un peu de I’huile de la lampe du sépulcre du Christ, comme le Grand Kaan les en avait priés ; et il le désirait 4 cause de sa feue mére qui était chrétienne *. Le légat leur donna congé. Alors les deux fréres partirent d’Acre et vont a Jérusalem et obtiennent de I’huile de la lampe du sépulcre du Christ. En quittant le sépulcre, ils s’en retournent chez le légat en Acre et lui dirent : « Sire, comme nous voyons qu’il n’y a pas d’Apétre, nous voulons retourner vers le Grand Sire, parce que, contre notre gré, nous avons trop demeuré. Et avec votre bon vouloir, nous avons présumé de repartir. Mais nous voulons vous demander une chose : qu’il vous plaise de nous faire des lettres et priviléges certifiant que nous sommes venus pour remplir notre ambassade auprés du Pape, que nous l’avons trouvé mort, et que nous avons attendu pour le cas ou un autre serait nommé, et voyant qu’aprés si long temps aucun n’avait été choisi, vous, légat, certifiez ce que vous avez vu. » Et Messire le légat,

qui était parmi les plus grands princes de I’Eglise de Rome, leur dit : « Que vous vouliez retourner vers le Grand Sire, me plait

Io

MARCO

POLO

fort. » Lors il fit ses lettres et ambassade pour envoyer au Grand Kaan comme ils lui avaient dit, témoignant que les deux fréres, Messire Nicolo et Messire Mafeo étaient fidelement venus pour faire leur ambassade, mais que, comme il n’y avait pas d’Apétre, n’avaient pu le faire ; il les donna aux dits ambassadeurs, mais dit que, quand un nouveau Pape serait nommé, il lui donnerait certes connaissance de leur ambassade ; de quoi provision fut faite comme il se doit. XII. —

COMMENT

LES DEUX FRERES ET MARCO

PARTIRENT

D’ ACRE.

Quand les deux fréres eurent les lettres du Légat, ils partirent

tout aussitét d’Acre et se mirent en route pour retourner chez le Grand Sire. Ils vont tant qu’ils arrivérent a la ville de Laias. Et lorsqu’ils y furent, il ne fallut pas long temps pour qu’ils apprissent des nouvelles, 4 savoir que le légat avait recu l’adresse des cardinaux comme quoi il était nommé Apotre et appelé Pape Grégoire le dixiéme, de Plaisance *, qui ensuite tint concile

a Lyon * sur

le Rhone. Les deux fréres s’en réjouirent fort. Et ensuite il ne fut pas long temps qu’un messager vint 4 Laias de la part du légat élu Pape vers Messire Nicolo et Messire Mafeo, avec un message leur mandant, s’ils n’étaient pas partis de Laias, de retourner aupreés de lui sur-le-champ. Ils y étaient encore, car ils n’avaient pu aller plus loin : un petit-fils du Grand Kaan, qui était chrétien et avait nom Chariziera *, s’était échappé de chez le Grand Kaan et allait détruisant toutes les routes du désert, creusant grandes tranchées et fosses, de telle sorte que les armées ne pussent le suivre. Pour cette raison les dits ambassadeurs avaient été obligés de rester bien des jours en cette cité. Alors arriva le messager que le Pape avait envoyé a Messire Nicolo et 4 Messire Mafeo pour leur dire comment le Pape avait été élu, et qu’ils ne devaient pas pousser outre, mais retourner aupres de lui. Les deux fréres en eurent grande joie et dirent au messager qu’ils le feraient trés volontiers. Et que vous en dirai-je ? Le roi d’Arménie * fit armer une galére pour les deux fréres et les envoya au légat avec honneur. XIII. —

CoMMENT

LES DEUX FRERES VONT CHEZ LE PAPE DE ROME.

Et quand aprés plusieurs jours, ils furent venus a Acre, ils abordérent sans délai et s’en vont aussitét trouver Messire l’Apétre et le saluent trés humblement. Messire l’Apdotre les regoit avec honneur, leur donne sa bénédiction et leur fait grande chére et féte,

espérant que, de ce moment de sa fortune, nombreuses choses profitables et honorables pour |’Eglise de Dieu s’ensuivront. Donc

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

II

PApotre, aprés quelques jours, donne a Messire Nicolo et a Messire Mafeo deux fréres précheurs qui étaient bien les plus savants et plus dignes de toute la province. L’un avait nom Frere Nicolo de Vicense * et l’autre avait nom Frére Guilielme de Tripule *. I] les munit de toutes les choses nécessaires et leur donne privileges, chartes et lettres avec pleine autorité, afin qu’ils fussent a méme de faire sans entraves dans ces régions tout ce que le Pape y eut pu faire lui-méme, qu’ils pussent faire des évéques et des prétres, délier et lier comme lui-méme ; et il leur donna maints joyaux de cristal et autres cadeaux pour offrir au Grand Kaan, et l’ambassade de ce qu’il désirait étre mandé au Grand Kaan. Et entre autres choses, il s’efforg¢a que le frére du Grand Kaan, nommé Abaga *, sire des Tartares du Levant, prétat main-forte aux Chretiens et favorisat son projet en leur permettant de passer audela de la mer. Et quand Messire Nicolo et Messire Mafeo et les deux Freres Précheurs ont re¢u les priviléges, la charte et l’ambassade de Messire |’Apdtre, ils se font donner sa bénédiction. Puis ils partirent tous quatre, et avec eux Marco, le fils de Messire Nicolo. Ils s’en vont tout droit a Laias et de la par pays en Arménie. Et quand ils y furent venus, ils apprirent que Bondocdaire*, qui était sultan de Babylonie *, venait en Arménie avec grande armée de Sarrazins et faisait grands dommages dans toute la contrée, pillant et brilant. Et c’est pourquoi nos messagers furent souvent en grand danger d’étre occis ou faits prisonniers. Quand les deux Freres Précheurs virent cela et qu’ils ne s’en tiraient que par vraie grace de Dieu, ils redoutérent fort d’aller plus avant, craignant pour leur vie. La-dessus il fut dit a ces Fréres qu’ils ne devaient pas aller plus loin, et ils s’en trouvérent fort contents ; ils écrivirent des lettres

au Grand Kaan pour dire comment ils étaient arrivés jusque 1a et pourquoi ils s’étaient arrétés. Puis ils dirent qu’ils n’iraient mie. Ils donnent tous les priviléges et lettres et présents qu’ils tenaient du Pape a Messire Nicolo et 4 Messire Mafeo, s’en départissent et apres un séjour en Arménie, s’en vont en Acre par voie de mer avec le Maitre du Temple. XIV. —

COMMENT LESDEUX FRERES ET MARCO PARVINRENT ALA CITE DE CHEMEINFU OU LE GRAND KAAN ETAIT.

Messire Nicolo, Messire Mafeo et Marco, le fils de Messire Nicolo, se mettent peu de temps aprés en chemin et chevauchent par hiver et par été sans regarder a nul danger ou peine et, traversant des déserts d’une longueur de plusieurs jours et bien des passes difficiles, vont toujours de l’avant dans le sens du Vent-Grec et de la Tramontane, tant qu’ils soient venus auprés du Grand Kaan, qui était en une cité appelée Chemeinfu *, qui était tres riche et trés

12

MARCO

POLO

grande. Il les recut d’autant plus joyeusement que leur voyage avait été plus long. Ce qu’ils trouvérent en route, ne vous ferons mention parce que nous vous le conterons tout clairement et par ordre en notre livre. Toutefois sachez que de Laias au pays ot le Grand Kaan était, ils peinérent bien trois ans et demi, et ce fut a cause des trés fortes

neiges et des glaces et des pluies, de la mauvaisté du temps qu’ils eurent, des grands froids et des grands fleuves, et des grands orages du sud-ouest qui régnaient dans les pays ot ils étaient obligés. de passer; ce qui contraria et retarda beaucoup leur voyage, puisqu’ils ne pouvaient chevaucher hiver comme été. L’auteur vous dit pour vérité que, quand le Grand Kaan sut que Messire Nicolo et Messire Mafeo venaient, il se réjouit fort, envoie ses messagers jusqu’a bien quarante journées a leur rencontre et fait tenir préparé pour eux en tous lieux tout ce dont ils avaient besoin, de telle sorte qu’ils furent beaucoup servis et honorés de toute chose.

XV. — COMMENT

LES

DEUX

FRERES

ET

MARCO

VONT

DEVANT

LE GRAND KAAN AU PALAIS.

Et que vous en dirai-je ? Quand Messire Nicolo, Messire Mafeo et Marco furent venus en cette grande cité, ils s’en vont. sur l’heure au palais principal, ot ils trouvent le Grand Kaan en trés grande compagnie de barons. Ils s’agenouillent devant lui et s’humilient le plus qu’ils peuvent en s’étendant sur la terre *. Le Grand Kaan les fait dresser et tenir droit sur leurs pieds, les. recoit avec honneur et leur fait grande féte. Il leur demande mille choses sur leur vie, et comment ils s’étaient comportés en chemin. Les deux freres lui disent que tout était tres bien puisqu’ils le retrouvaient en bonne santé, force et bonheur. Puis il leur demande:

quels entretiens ils avaient eu avec le Souverain Pontife ; ils lui expliquent fort habilement tout ce qu’ils avaient fait en vérité; le Sire et tous ses barons les écoutent en trés grand silence, s’émerveillant de leurs longues fatigues et de leurs périls. Puis ils lui présentent les priviléges, lettres et présents que |’Apdotre, le seigneur Pape Grégoire, lui envoie, ce dont il se réjouit grandement. Et quand il les eut heureusement recus, il vanta fort leur louable: exactitude et fidélité. Puis ils lui baillent la sainte huile de la lampe du sépulcre de notre Seigneur Jésus-Christ ; il s’en réjouit fort,

la prise hautement et ordonne qu’elle fat conservée avec grand honneur. Le Grand Kaan, quand il voit Marco, qui était jeune bache-. lier, il demande qui il est. — « Sire, fait Messire Nicolo, il est mon fils et votre homme ; 4 grand peine et péril l’ai amené 4 vous de pays silointains comme le bien le plus précieux que j’aie en ce monde,

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

13

pour vous le présenter et qu’il soit votre serviteur. — Qu’il soit bienvenu, fait le Grand Kaan, car il me plait fort. »

Et pourquoi vous ferais-je un long conte ? Sachez assurément que trés grande fut la féte et la réjouissance que fait le Grand Kaan et toute sa Cour, de la venue de ces messagers; et ils étaient grandement servis et honorés de toute chose. Ils demeurent 4 la Cour et sont honorés plus que les autres barons, quand tous les hommes virent |’affection singuliére que le Seigneur leur portait. XVI. —

COMMENT

LE

GRAND KAAN SON MESSAGER.

ENVOYA

MARCO

POUR

Pour lors advint que Marco, le fils de Messire Nicolo, apprit les coutumes et usages des Tartares, leur langage, leurs lettres, s1 bellement que c’était merveille. Car je vous déclare en vérité qu’avant s’étre écoulé long temps depuis qu’il vint en la Cour du Grand Seigneur, il savait plusieurs langues et quatre écritures et lettres, en telle sorte qu’il pouvait lire et écrire fort bien en ces langages; il était sage et prudent outre mesure, et le Grand Kaan lui voulait plus qu’a nul autre grand bien pour le bon naturel qu'il voyait en lui et pour sa grande valeur. Et lorsque le Grand Kaan vit que Marco était si sage, il voulut éprouver sa prudence, espérant secrétement que Marco serait trés capable d’obtenir ce qu’1l désirait ; il Venvoie messager a certaine importante affaire de rois dans une terre trés lointaine, dans une cité nommée Caragian *, ot il peine a y aller en six mois. Le jeune bachelier fait son ambassade avec sagesse et succes. Fourni de tout le nécessaire, il se mit en route pour aller, et fourni de tout le nécessaire, il revint vers le Seigneur. Et comme il avait plusieurs fois vu et oui que le Grand Kaan, lorsque les messagers qu’il mandait par les diverses parties du monde, quand ils retournaient vers lui et rendaient compte de la mission pour laquelle ils étaient partis, ne savaient pas lui donner d’autres nouvelles des contrées ov ils étaient allés, il disait d’eux qu ils étaient fous et ignorants et disait qu’il aimerait mieux ouir les nouvelles, les coutumes et les usages de ces pays étrangers, que les affaires pour quoi il les avait mandés, ainsi Marco, qui savait bien tout cela, quand

il alla en toutes les savoir les curieuses,

cette messagerie, se fit trés attentif aux nouveautés et choses étranges qu’il pouvait apprendre ou voir, afin de redire au Grand Kaan. Il emporta aussi bien des choses qui plurent grandement au Seigneur.

14

XVII. —

MARCO

POLO

CoMMENT MARCO RETOURNE DE SA MISSION COMPTE DE SON AMBASSADE AU GRAND KAAN.

ET

REND

Lorsque Marco fut retourné de sa messagerie, il s’en vint devant le Grand Kaan et lui raconta toute l’affaire pour laquelle il était allé, et comme il l’avait achevée trés bien. Puis il lui dit toutes

les nouveautés et nobles choses qu’il avait vues en ce voyage, Si bien et sagement que le Grand Kaan et tous ceux qui l’ouirent s’en émerveillérent, et ils dirent entre eux: «Si ce jeune homme a longue vie, il ne faillira point d’étre homme de grand sens et de grande valeur. » Et que vous en dirai-je ? Depuis cette messagerie, le jeune homme fut appelé Messire Marco Polo a la Cour ; et ainsi l’appellera désormais notre livre. Et cela est trés bien fait, car il était sage et avisé. Mais pourquoi vous ferais-je un long conte ? Sachez tout véritablement qu’aprés cela, Messire Marco demeura avec le Grand Kaan bien dix-sept ans entiers et que, en tout ce temps, il ne cessa d’aller en mission ; parfois pour les affaires privées dudit Messire Marco, mais toujours avec le bon vouloir et l’ordre du Grand Kaan. Car icelui, depuis qu’il avait vu que Messire Marco lui apportait les nouvelles de toutes parts et qu’il achevait si bien les besognes pour quoi il l’envoyait, 11 donnait aMessire Marco toutes les importantes missions et les lointaines. Comme un prudhomme et un qui sait tous les errements du seigneur, il prenait grande peine a apprendre et entendre tout ce qu’il savait devoir plaire au Grand Kaan. Il achevait bien sa besogne, Dieu merci, et savait dire maintes choses nouvelles et étranges. Et le Grand Kaan,

la conduite de Messire Marco lui plaisait tant qu’il lui voulait grand bien, et lui faisait si grands honneurs, et le tenait si prés de sa personne que les autres barons en avaient grande envie. Or ce fut la raison pourquoi Messire Marco sait plus des choses de ce pays que nul homme qui jamais naquit, et encore il y mettait plus d’attention a les connaitre.

LA

XVIII. —

DESCRIPTION

DU

MONDE

15

ComMMENT MEssIRE NICOLO, MEssIRE MAFEO ET MESSIRE MARCO DEMANDERENT CONGE AU GRAND KAAN.

Et quand Messire Nicolo, Messire Mafeo et Messire Marco furent demeurés avec le Grand Kaan autant comme vous avez oui, ils se dirent entre eux un jour qu’ils voulaient retourner en leur

contrée. Bien qu’ils se trouvassent fort riches en joyaux de grand prix et en or, un trés grand désir de revoir leur contrée était toujours dans leur cceur ; et bien qu’ils fussent honorés et favoris, ils ne révaient a rien d’autre. Voyant le Grand Kaan trés vieux *, ils craignaient que s'il venait 4 mourir avant leur départ, ils ne pourraient peut-étre jamais retourner en leur maison a cause de la longueur du chemin et des infinis périls qui les menacaient. Tandis qu’ils espéraient y parvenir s'il était encore vivant. Ainsi, Messire Nicolo, voyant un jour le Grand Kaan de bonne humeur, saisit

Voccasion de le prier 4 genoux, au nom de tous trois, qu’il les laissat partir chez eux; dont il s’émut fort et répondit : « Pourquoi avez-vous envie d’aller mourir sur les routes ? Dites le moi. Si vous avez besoin d’or, je vous en donnerai bien plus que n’en avez a la maison. Et pareillement pour tout autre chose que vous demanderez. » Et il leur proposait tous les honneurs qu’ils eussent voulus. Messire Nicolo répondit: « O Seigneur, ce que jen dis n’est pas par désir d’or, mais parce qu’en mon pays j’ai une femme, laquelle par loi chrétienne je ne saurais abandonner tant qu ’elle vit. » Pour le grand amour qu’il leur portait, le Seigneur répondit: « A nul prix au monde je ne consentirai que vous quittiez mon royaume, mais je veux bien que vous alliez ¢a et la dedans comme

vous voudrez. » Ils demandent plusieurs fois leur congé au Grand Kaan pour retourner dans leur maison et famille, et l’en prient bien doucement, mais le Grand Kaan les aimait tant et les tenait si volon-

tiers auprés de sa personne que pour rien au monde il ne leur donna congé. Or il advint au bout d’un certain temps que mourut la reine Bolgana *, qui était la femme d’Argon *, sire des Tartares du Levant. Et cette reine, sur le point de mourir, demande une faveur

au roi, et laisse pour sien testament que nulle dame ne put s’asseoir sur son trone ni étre femme d’Argon si elle n’était pas de son lignage, qui se trouvait en Catai *. Alors Argon prit trois de ses sages barons qui avaient nom ainsi :le premier Oulatai *, le second Apusca * et le troisiéme Coja *. Il les envoie au Grand Kaan avec trés belle compagnie, pour demander qu'il lui envoyat une dame

16

MARCO

POLO

qui fut du lignage de la reine Bolgana, sa femme, qui était morte. Et quand les trois barons furent venus auprés du Grand Kaan, ils lui dirent pour quoi ils étaient venus. Le Grand Kaan les recut honorablement et fit grande joie et grande chére. Et comme le roi Argon était son trés grand ami, il manda une dame qui avait nom Cocacin * et qui était du lignage de la reine Bolgana; c’était une fille de dix-sept ans, trés avenante et belle. Quand elle fut venue, il dit aux trois barons que cette dame était celle qu’ils venaient quérir, disant : « Prenez-la pour Argon votre seigneur, car elle est du lignage qu’il recherche, de sorte qu'il peut la prendre en sireté pour femme. » En entendant ces mots, ils furent trés satisfaits. Et lorsque toutes les choses nécessaires furent apprétées, avec une grande brigade pour escorter avec honneur cette nouvelle femme au roi Argon, les envoyés, ayant pris congé du Grand Kaan, se mirent en route et allérent huit mois par méme chemin que pour leur venue. Mais en voyage ils trouvérent que, par une guerre issue

nouvellement

entre

certains

rois des

Tartares,

les routes

étaient barrées, et ne pouvaient aller plus avant : contre leur gré ils durent revenir 4 la cour du Grand Kaan, auquel ils dirent ce qui leur était advenu. Or, Messire Marco retournait d’une certaine ambassade en

Inde pour le Seigneur; il avait pris la voie par diverses mers et rapportait maintes nouvelles de cette contrée. Les trois barons qui avaient vu que Messire Nicolo, Messire Mafeo et Messire Marco étaient latins, et sages, quand ils apprirent qu ils soupiraient apres leur départ, se dirent l’un a l’autre qu’ils voulaient que ces hommes aillent avec eux par mer; car leur intention était de retourner dans leur pays par mer par égard pour la dame, 4 cause des grandes peines qu’exige un si long trajet par terre. Et ils vont trouver le

Grand Kaan et lui demandent en grace de les envoyer par mer avec les trois Latins, sachant que les étrangers avaient vu et reconnu la plus grande part de la mer d’Inde et des pays ow ils devaient passer, et spécialement Messire Marco. Le Grand Kaan, qui aimait tant ces trois Latins, comme

vous

ai conté, leur accorda

cette

grace a grande répugnance, et donna congé aux trois Latins et leur dit qu’ils allassent avec ces trois barons et cette dame.

I. —

COMMENT

LE

GRAND

KHAN DE

REMIT

AUX

DEUX

COMMANDEMENT.

FRERES

LES

TABLETTES

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

17

XIX. — CI DEVISE COMMENT MESsSIRE NICOLO, MEssIRE MAFEO ET MEssiRE

Marco

QUITTERENT

LE

GRAND

Kaan.

Quand le Grand Kaan voit que Messire Nicolo, Messire Mafeo et Messire Marco devaient partir, il les fit venir tous trois devant lui. Il leur donne deux tablettes d’or scellées du sceau royal, avec commandement écrit dessus qu’ils fussent libres et exempts de toute servitude, et en sécurité par toute sa terre ; par-

tout ow ils pourraient aller, on devait pourvoir a leurs besoins et a ceux de leur équipage, et leur donne une escorte pour qu’ils pussent passer en sireté. Il les charge de maintes commissions, d’une ambassade pour |’Apdtre, et pour le roi de France, et pour le roi d’Espagne, et pour les autres rois de la Chrétienté. Puis il fit armer quatorze vaisseaux dont chacun avait quatre mats et maintes

fois naviguait sous douze voiles. Et pourrais bien vous conter comment ils allaient, mais comme ce serait trop longue affaire, ne vous en parlerai pas ici, mais plus bas, quand place et temps seront

venus.

Parmi

ces vaisseaux

étaient

au

moins

quatre

ou

cing ayant 250 a 260 nautoniers. Et quand les nefs furent équipées, les trois barons et la dame, Messire Nicolo et Messire Mafeo et Messire Marco, prirent conge du Grand Kaan; ils vinrent aux vaisseaux qui étaient préparés, s’y assemblérent avec trés grande compagnie de dames et de seigneurs. Le Grand Kaan leur fit donner par des hommes de nombreux rubis et autres joyaux trés beaux et de trés grand prix, et aussi leurs dépenses pour deux ans. Et que vous en dirai-je ? Ils prirent la mer et naviguérent bien trois mois pleins jusqu’arriver a une grande ile située devers le midi et qui a nom Java *, en laquelle sont maintes choses merveilleuses que je vous conterai plus bas dans ce livre, bien clairement. Puis ils repartirent de cette ile, et je vous dis qu’ils naviguérent par la grande mer de |’Inde bien dix-huit mois entiers avant d’arriver au pays du roi Argon, 1a ov ils voulaient aller. Ils trouvérent maintes grandes merveilles que vous conterons aussi dans ce livre. Et quand ils furent arrivés, ils trouvérent qu’Argon était mort ; quand ils virent cela, les ambassadeurs donnérent la dame a Cagan *, le fils d’Argon. Et vous dis sans fautes que lorsqu’ils entrérent dans les nefs au pays du Grand Kaan, ils étaient bien, hommes et femmes, six cents personnes sans compter les mariniers. Et quand ils atteignirent le pays ot ils allaient, ils constatérent qu’ils étaient tous morts en route fors seulement dix-huit ; des trois ambassadeurs

18

MARCO

POLO

il ne restait qu’un seul, qui s’appelait Coja; et de toutes les femmes et filles, nulle n’était morte si ce n’est une. Ils trouvérent que Quiacatu * tenait la seigneurie d’Argon pour le gargon, qui n était pas encore en 4ge de régner, car il était jeune; auquel il leur sembla séant d’envoyer message pour dire qu’ayant amené cette reine par ordre du roi Argon, ils feraient ce qui lui semblerait bon. Il leur répondit qu’ils pouvaient la donner a Cagan, fils du roi Argon, qui était pour lors dans les régions lointaines de l’Arbre Sec *, vers les frontiéres de la Perse, avec soixante mille hommes d’armes pour garder certaines passes, que certaines nations ennemies ne pussent les franchir pour venir piller son pays. Ainsi firentils. Ils lui recommandent la dame et font toute leur ambassade et leur messagerie. Et quand Messire Nicolo, Messire Mafeo et Messire Marco

eurent fait toute la besogne de la dame, et enticrement la messagerie que le Grand Kaan leur avait confiée, ils revinrent chez Quiacatu

parce que leur chemin passait par 1a, et ils y séjournerent neuf mois. Puis ils prirent congé, partirent et se mirent en route. Et sachez trés véritablement qu’avant leur départ, Quiacatu donna a ces trois messagers du Grand Kaan — ce furent Messire Nicolo, Messire Mafeo et Messire Marco — quatre tablettes d’or de commandement, deux gravées de gerfaut, une de lion et une unie, dont chacune avait une coudée de long et cing doigts de large, et pesait trois ou quatre marcs. Et elles disaient dans leur légende que par la force du Dieu éternel, le nom du Grand Kaan doit étre honoré et

révéré a tout jamais, et que quiconque n’obéira pas sera mis a mort et aura ses biens confisqués ; et que ces trois messagers fussent honorés et servis par toute sa terre comme sa propre personne, et que des chevaux et toutes dépenses et toute escorte leur fussent donnés enti¢rement pour tout dangereux pa sage, a eux et a toute leur suite *, Et certes ainsi fut fait. Car par toute sa terre ils eurent des chevaux, leur dépenses couvertes et tout le nécessaire bien et largement ; car je vous dis sans faute que maintes fois leur furent donnés deux cents hommes a cheval, et plus ou moins selon qu’ils en eurent besoin pour aller en streté d’une terre a l’autre. Et ¢ était bien besoin parce que Quiacatu n’avait nulle autorité et n’était ni seigneur naturel ni suzerain ; et par conséquent les gens ne se retenaient pas de mal faire comme ils se seraient retenus sils en avaient eu un véritable. Et tandis que Messires Nicolo, Mafeo et Marco faisaient ainsi leur voyage, ils apprirent que le Grand Kaan avait perdu la vie, ce qui leur ravit tout espoir de jamais pouvoir retourner dans ces régions. Et encore vous dis une autre chose qu’il est bon de mentionner pour l’honneur de ces trois messagers. Je vous dirai trés vérita-

blement que Messire Mafeo, Messire Nicolo et Messire Marco avaient si grande autorité que je vais vous dire. Car sachez bien

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

1g

que le Grand Kaan se fiait tant 4 eux et leur voulait si grand bien qu’il leur confia la reine Cocacin et aussi la fille du roi de Mangi * pour les mener a Argon, le Sire de tout le Levant. Ainsi firent-ils, car ils les menérent par mer ainsi que je vous ai conté plus haut, avec tous ces gens et cette grande dépense. Je vous disen outre que ces deux grandes dames étaient aux bons soins de ces trois messagers, car c’est eux qui les sauvérent et gardérent comme si elles fussent leurs filles ; et les dames, qui étaient trés jeunes et trés belles, tenaient ces trois pour leurs péres et ainsi leur obéirent. Et ces trois les remirent en les mains de leur baron. Et je vous dis encore en toute vérité que la reine Cocacin, femme de Cagan qui de nos jours regne, voulut tant de bien aux trois messagers qu’il n’est chose qu’elle ne fit pour eux comme pour son propre pere. Car sachez que quand ces trois messagers la quittérent pour retourner dans leur pays, elle pleura de deuil a leur départ. Or vous ai conté une chose bonne a répéter, comment deux telles dames furent confiées a ces trois messagers pour les mener vers leur baron a si longue distance. Or laissons ce sujet et vous conterons plus avant. Et que vous en dirai-je ? Quand les trois messagers eurent quitté Quiacatu, ils se mirent en route et chevauchérent de longues

journeées, étudiant bien des pays et provinces dont sera parlé cidessous, tant qu’ils arrivérent enfin, par la grace de Dieu, aprés bien du temps et bien des efforts, 4 Trébisonde, qui est sur la Grande Mer; et de Trébisonde, ils s’en vinrent a Constantinople; et de Constantinople, s’en vinrent 4 Négrepont

et de Négrepont,

avec bien des richesses et une nombreuse compagnie, remerciant Dieu de les avoir tirés de si grandes peines et infinis périls, ils s’embarquérent et s’en vinrent enfin sains et saufs 4 Venise. Et ce fut en l’an 1295 depuis Incarnation du Christ. Maintenant que je vous ai dit tout le fait du prologue, juste ainsi que vous avez oui, je commencerai le livre.

20

MARCO

POLO

XX. — Cl DEVISE DE LA Petite ARMENIE.

Tl est vrai qu’il existe deux Arménies *, une Grande et ume Petite, icelle de moindre étendue. De la Petite est sire um roi, qui

habite une cité appelée Sevasto *; reconnu en tous lieux, ilmamtient la terre en justice, et nul malfaiteur ne saurait échapper ; il est sujet du Grand

Kaan, le roi tartare, bien que les habitants

soient chrétiens : mais ils ne sont pas justes dans la vraie fot comme les Romains *, et c’est par faute d’étre enseigneés, car jadis ils étaient bons chrétiens. Cette Petite Arménie serait birentét ramenée dans la vraie foi chrétienne s'il y restait de bons précheurs, et fidéles. I] y a maintes villes, chateaux et villages, et grande abea— dance de toutes choses. C’est une trés fertile terre, et C’est aussi une terre de grandes réjouissances et de trés belles chasses, tant de bétes que d’oiseaux. Mais je vous dis quelle n’est pas une province saine, mais fort malsaime, et que som air n’est pas bon. Anciennement, les gentilshommes étaient vaillants et experts au métier des armes, chacun en valant bien deur autres, et de belles maniéres ; mais aujourd hui sont devenus chétifs et vils et n’ont plus nulle bonté, sauf d’tre grands gleutems et buveurs. Ils ont abondance de vin blanc et rouge et Sadomment fort & la bois on. Il y a sur la mer de la dite province une ville appelée Lalas,

bonne et grande, au commerce actif; car sachez que toutes Ies épices et les draps de Euphrate se portent 2 cette ville, ettoutes les autres choses précieuses. I] y a abondance de coten. Et les marchands de Venise, de Pise et de Génes, et ceux de toutes les parties de Pintérieur, y viennent acheter et vendre, et tiennent leurs entre~

pots. Et voici les frontiéres de ce royaume de Petite Armeénie=:

du cété du Midi, est la Terre Promise, que tiennent les Sarrazins; du cété de la Tramontane sont les gens nommés Turcemans *,

qu’on appelle Caramani * ; vers le Levant et le Vent-Gree sont Turquie, la Caiserie * et Sevasto, et bien d'autres cités, qui sent

toutes soumises aux Tartares ; vers le Couchant est kt mer par

laquelle on navigue vers les pays des Chrétiens. Ainsi neus vous avons parlé de la Petite Arménie ; et maintenant, nous vous conterons de la Turcomanie.

LA

XXL



DESCRIPTION

DU

MONDE

Ci DEVISE DE LA PROVINCE

2r

DE TURCOMANIE.

Dans Ia province de Turcomanie sont trois sortes de gens : ce sont Turcomans,

qui adorent

Mahomet

et tiennent sa loi; ils

vivent comme des bétes en toutes choses; ils sont peuple ignorant et ont langage barbare et different des autres. Ils demeurent en les montagnes et dans les landes, 14 ot ils trouvent de bons paturages pour leurs moutons: car ils ne labourent pas la terre, mais vivent uniquement des bestiaux. Ces Turcomans ont rarement demeure, sauf dans la campagne avec leurs animaux ; ils ont vétements de peau et maisons de feutre ou de peaux. Et je vous dis que 18 naissent trés bons chevaux turcomans et trés bonnes mules de grande valeur. Les autres gens sont les Arméniens, assez imparfaits Chrétiens, et les Grecs, qui demeurent mélés dans villes et villages, et

vivent de commerce et d’artisanat. Ceux-la ont grands biens. Car sachez-le : c'est dans cinq de ces places que sont faits les plus beaux tapis du monde et des plus magnifiques couleurs. La sont faits aussi les draps de soie crsmoisiec et d'autres couleurs, trés beaux et trés riches, en fort grande quantité, et bien d’autres choses aussi. His cultivent également le sol. Toutefois tire son nom Is province entiere du premier de ces peuples, et est nommée Turcomanie, tandis qu’Arméniens et Grecs y sont comme par accident. Les meilleures et plus fameuses cités de la province sont Conio *,

Caiserie et Sevasto. Messire Saint Blasius * y souffrit le martyre pour le Christ. Ces cités sont trés riches et prospéres, mais les autres mois. Dans cette province y a encore bien d'autres cités et villages que ne vous dirai poit parce que trop longue énumé-

. ¢

: P

Fation ce serait. Ils sont tous sujets du roi tartare du Levant,

qui fait ici la loi et envoie des lieutenants et des gouverneurs. Ces

Tartares n'ont souci de savoir que! Dieu est adoré dans leurs territoires. Si seulement tous sont fidéles au seigneur Kaan et trés obéissants, et payent le tribut fixé, et se maintiennent bien en justice, de votre ame vous pouvez faire ce qu'il vous plait. Toutefois, point he veulent que vous médisiez de leur ame, ni fassiez faute de les aider dans leurs entreprises. Et faites ce que voudrez avec votre ame et Dieu, que vous soyez Juif, Paien, Sarrazin ou Chrétien

habitant parmi les Tartares. Ils reconnaissent certes en Tartarie que Christ est Seigneur, mais disent qu’il est seigneur orgueilleux parce qu'il ne veut point aller avec les autres dieux, mais étre Dieu pardessus tous les autres du monde. C'est ainsi qu’en certains lieux, ‘ils ont des christs d'or et d'argent, et les tiennent cachés en chasses,

disant qu’ils est le Grand Seigneur supréme des Chrétiens. A résent

laissons cette province, et parlons de la Grande Arménie.

22

MARCO

XXII. —

POLO

CI DEVISE DE LA GRANDE

ARMENIE.

La Grande Arménie est une trés grande province. Elle a partout le méme langage, différent des autres provinces, mais elle s’accorde en toutes autres choses avec la Petite Arménie, bien qu’elle soit plus grande et par situation et par nombre de pays. Elle commence a une cité appelée Arcingan *, ot I’on fait les meilleurs boquerants * qui soient au monde, car ils sont trés bons maitres ouvriers. La est le meilleur et le plus beau coton, et bien d’autres métiers sont exercés, qu’on ne peut énumérer ici. En cette ville, des eaux chaudes jaillissantes forment les bains naturels les plus beaux et les plus sains de toute la Terre. Les gens sont pour la plus grande part Arméniens, et sujets des Tartares. Il y a maints villages et bonnes cités. Mais la plus noble de tout le royaume est Argingan, qui a un archevéque gouvernant les Chrétiens. Pour quoi elle est métropole de toute la province, et pour la plupart les gens y sont soumis a la foi de Jésus-Christ, bien que parmi eux soient moult hérétiques sur divers articles de foi, 4 cause qu’ils n’ont pas de docteurs qui sachent bien. Les autres cités sont Argiron *, qui est vaste, et oul l’on extrait grande quantité d’argent, — et Argic¢i *. C’est une trés grande province. Et je vous dis qu’en été y demeurent toutes les armées des Tartares du Levant parce que cette province a tres bon paturage en été pour leurs bétes; et pour cela y demeurent les 'Tartares en été avec leurs bétes, mais en hiver, ils n’y demeurent pas, a cause de la grande froidure de la neige qu’il y a ici outre mesure, ce pour quoi les bétes ne pourraient vivre. Et pour cette raison, les Tartares quittent ces régions en hiver et s’en vont en lieux chauds, la ot ils trouvent de grandes herbes et bons paturages pour leurs bétes. Dans certain village, qui est appelé Paperth *, y a trés grande mine d’argent ; et ce village se voit quand on va de Trébisonde * a Tauris *. Et encore, vous dirai qu’en le mitan de cette Grande Arménie est l’arche de Noé, sur une grande montagne *. C’est vraiment une trés grande et haute montagne, pareille 4 un cube, sur laquelle, ce dit-on, l’arche de Noé s’est posée, et de 1a vient que la montagne est appelée Mont de l’arche de Noé. Elle est si large et si longue qu’en deux journées n’en ferait-on le tour. Au sommet de la montagne y a toujours si grande quantité de neige que nul ne saurait aller jusqu’au sommet, parce que la neige ne fond jamais entiérement ; mais chacune se dépose sur I’autre, et ainsi s’accroit. Cette arche est de trés loin visible, car trés haute est la montagne sur

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

23

laquelle elle se trouve, et il y a de la neige presque toute l’année ; en certain endroit, c’est comme s’il y avait une tache et une grande chose noire qu’on voit de trés loin au milieu de ces neiges, mais de prés, on ne voit rien du tout. Cette Arménie a maintes grandes et hautes montagnes et entre autres y a certaine montagne appelée Mont Baris, ou Mont Olympus *, et cette montagne semble toucher le ciel. Et certains disent que beaucoup s’y sauvérent des eaux du grand déluge. Dans ces parties l’arche de Noé est appelée la nef du monde. Ils en parlent tout aussi peu que si point n’était la, 4 moins que des visiteurs ne demandent a son propos : alors ils en parlent, et disent que cette chose noire est la nef du monde. Mais sur les pentes devers la plaine, grace a ]’humidité de la neige qui découle quand elle fond, la montagne est si grasse et abondante en herbe qu’en été, tous les troupeaux de moutons d’alentour sont ameneés sans exception de fort loin pour y séjourner. A quoi ne manquent jamais. En outre, grace a la descente des neiges, un limon épais se forme sur la montagne. Et maintenant sur les frontiéres de l’Arménie devers le sud sont ces provinces : Mossoul

*, Mus

*, et Méridin

*, dont

allons

parler ci-dessous ; et y en a moult autres qui seraient longues a raconter. Elle confine donc devers le Midi et le Levant a une cité et un royaume appelés Mossoul, qui sont gens chrétiens ; ils sont Jacobites * et Nestoriens *, dont je vous parlerai plus loin ; mais nous n’en dirons que deux mots. Devers la Tramontane,

elle confine aux Géorgiens, dont je vous parlerai également plus loin. Et sur cette frontiére devers les Géorgiens, il y a une fontaine d’ot' sourd une liqueur telle qu’huile * en grande abondance, tant que parfois un cent de grandes nefs y chargent aisément en méme temps; point n’est bonne a manger, mais est bonne a briler et pour oindre les hommes et animaux galeux, et les chameaux pour l’urticaire et les ulcéres. Et viennent les hommes chercher cette huile de trés loin, et toute la contrée 4 l’alentour ne brile autre huile que celle-la. Maintenant, laissons la Grande Arménie, et nous vous conterons de la province des Géorgiens. XXIII. —

CI DEVISE DU ROI DES GEORGIENS ET DE LEURS AFFAIRES.

En Géorgie est un roi qu’on appelle toujours David Melic, qui veut dire en francais Roi David *; et il est sujet du roi des Tartares. On dit que anciennement, tous les rois de cette province Naissaient avec le signe d’un aigle sur |’épaule droite, mais qu’ils n’ont plus ce signe maintenant. Ce sont gens trés beaux et vaillants aux armes, bons archers et bons combattants a la guerre. Ils sont

chrétiens, mais observent la loi grecque; et le cheveu portent court a la maniére des clercs. Cette Géorgie est la province que le roi

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MARCO

POLO

Alexandre le Grand ne put traverser lorsqu’il voulut retourner en Occident, parce que la route est étroite et tres dangereuse. Car d’un cété est la mer de Bakou et de l’autre des bois infranchissables et une trés grande montagne ot l’on ne peut chevaucher. Le passage qui reste entre la montagne et la mer est si étroit qu’on n’y peut chevaucher, et cette route étroite dure plus de quatre lieues ; deux hommes n’y pourraient point marcher ensemble céte a c6te, mais l’un d’eux tomberait dans la mer ; si bien que peu d’hommes tiendraient le passage contre tout le monde. Et c’est la raison pour laquelle Alexandre ne put passer. Et vous dis qu’Alexandre fit faire une tour trés forte, et une forteresse a l’issue de la passe, de sorte que ces gens ne pussent passer pour tomber sur lui ni sur ses gens ; et jusqu’a ce jour, elle a été appelée la Porte de Fer *, et c’est le lieu ott le Livre d’ Alexandre conte comment il enferma les Tartares entre deux montagnes. II n’est pas vrai qu’ils étaient Tartares, mais un peuple appelé Comans * et d’autres races en suffisance, car il n’y avait pas de Tartares en ce temps-la. Il y aassez de villes et de villages dans cette province ; ils ont grande abondance de soie, font des draps de soie et d’or, les plus beaux qu’homme vit jamais, et qui sont bon marché, et meilleur marché que de laine, car il y a

beaucoup de soie et beaucoup d’ouvriers dans ce métier. La aussi sont les meilleurs autours du monde, nommeés avigi *, et de bons endroits pour attraper les oiseaux. Tous les hommes de cette province vivent somptueusement, car y a abondance de toutes choses,

et ils vivent de commerce et du travail du sol. La province est toute pleine de grandes montagnes, de passes si étroites et si fortes, que, je vous le dis, les 'Tartares jamais n’ont pu la dominer entiérement. Car une partie de la province est soumise au roi tartare, mais le reste lui échappe et est soumis au roi David, a cause des places fortes qu’il a. Et dans ces fortes places et montagnes sont des bois ot: ne sont nuls autres arbres que le buis. I] ya un monastére appelé Saint-Lionard *, trés noble et vénérable, ot la plupart des moines observent notre loi; et s’y fait, ce dit-on, la merveille que je vais vous conter. Sachez qu’il existe 4 Pentour un grand lac dont l’eau provient d’une grande montagne jouxtant l’église de Saint-Lionard;et en cette eau qui vient de cette montagne, on ne trouve nul poisson, ni petit ni grand, de toute l’année ; seulement au premier jour de caréme ils commencent a venir ; et ils viennent tous les jours de caréme jusqu’au Saint Sabbat, qui est la vigile de Paques ; et le jour de Paques, disparaissent ; pendant cette période, il se trouve du poisson assez, et le plus fin du monde, mais en tous les autres temps de l’année, il ne s’en trouve mie jusques en caréme suivant ; ainsi va-t-il chaque année, que c’est pur miracle. Et la susdite province regarde sur deux mers, dont l’une est nommée la Grande Mer, qui est du cété de la Tramontane.

a

LA’ DESCRIPTION

DU

MONDE

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Et vous dirai encore que l’autre mer dont je vous ai parlé, et qui jouxte la montagne, est appelée mer de Gel ou Ghelan *, et la mer de Bakou ; elle a deux mille sept cents milles de tour et est pareille 4 un vivier, parce que point ne se mélange avec autre mer. Elle est éloignée de toute autre mer de bien douze journées ; le fleuve Euphrate * s’y jette, qui est une des quatre riviéres du Paradis, comme est dit en Ecriture, la riviére nommée Tigre, et le Gion *, et bien d’autres ; elle est toute entourée de montagnes

et de trés bonne terre, et il s’y trouve nombre d’iles bien peuplées ou sont nombre de jolis bourgs. Ces iles ont été peuplées par les gens fuyant de la face du grand Tartare quand il vint conquétant par le royaume ou province de Perse, et leurs bourgs et campagnes étaient régis par des communes. Ces gens donc, dans leur fuite, se retirérent en ces iles et montagnes ou ils espéraient étre plus en sdareté ; ainsi furent habitées ces iles. I] est aussi certains de ces ilots

déserts. Tout de méme, ladite mer produit trés nombreux poissons et surtout esturgeons et saumons, et autres grands poissons. Depuis peu les marchands de Génes naviguent sur cette mer, car ils y ont mis leurs nefs sur lesquelles ils naviguent. De la vient la sole nommée communément ghella *, Prés de cette province est une certaine ville, trés belle et trés grande, dont le nom est Tiflis * ; autour de laquelle sont de nombreux bourgs et villages soumis 4 elle et ot vivent des chrétiens, notamment des Arméniens et des Géorgiens, ainsi que quelques Sarrazins et Juifs, mais en petit nombre. On y fabrique des draps de soie et de bien d autres sortes. Les hommes vivent de leur métier et sont sujets du grand roi des Tartares. Et il est 4 savoir que n’avons décrit que les deux ou trois principales villes de chaque province, mais il en est bien d’autres, qu’il serait trop long de décrire par ordre, puisque rien n’ont a spécialement admirer. Mais certaines d’entre elles que nous avons omises, et qui se trouvent dans ces régions, sont décrites plus entiérement dessous. Et maintenant que nous vous avons conté des confins de la Grande

Arménie

devers la Tramontane,

nous voulons vous conter des autres régions qui sont entre et Levant. XXIV.



CI DEVISE

DU ROYAUME

Midi

DE MOSSOUL.

Sur l’autre frontiére de la Grande Arménie, qui est entre le Midi et le Levant, est le royaume de Mossoul. Mossoul est un grand royaume qu’habitent plusieurs sortes de gens, lesquels je vais vous décrire. En premier viennent ceux appelés Arabes, qui tous adorent Mahomet. Il ya aussi une autre race de gens qui suivent la loi chrétienne, mais non pas selon ce que commande |’Eglise de Rome, car ils se trompent en plusieurs choses. Ils sont appelés Nestoriens, et

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MARCO

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Jacobites. Ils ont patriarche qu’ils appellent Fatolic *, et ce patriarche fait les archevéques et les évéques, les abbés et autres prélats, et les envoie partout précher, en Inde et au Catai, en Baudac *, tout comme |’Apétre de Rome. Mais je vous dis que, bien qu’ils préchent,

ils ne préchent pas le vrai en toutes choses, mais comme préchent des hérétiques, de telle sorte qu’hérétiques engendrent hérétiques et que tous les Chrétiens que vous trouverez dans tous ces endroits sont Nestoriens et Jacobites, dont y a trés grand nombre. Tous les plus beaux draps de soie et d’or qu’on nomme mousseline sont fabriqués la-bas, et les artisans sont passés maitres dans cet art. Et je vous dis aussi que les grands marchands appelés mousselins, qui apportent de grandes quantités de toutes ces épices coliteuses, ces perles et ces vétements d’or et de soie, sont pour la plupart de

ce royaume. Et en les montagnes de ce royaume vivent des gens qu’on appelle Kurdes, qui sont Chrétiens Nestoriens et Jacobites. Certains d’entre eux sont Sarrazins, qui adorent Mahomet ; ils sont vaillants et bons archers, mais trés méchantes gens, et dépouillent volontiers les marchands. Avec cette province est une certaine autre province nommée Mus et Meridin, ot: poussent les plus grandes quantités de coton et ot l’on fait grande fabrication de boquerant ainsi que bien d’autres. Marchands et artisans y sont nombreux, et soumis au roi des Tartares. Maintenant, laissons le royaume de Mossoul et vous parlons de la grande cité de Baudac. XXV.—

CI

DEVISE

COMMENT LA GRANDE FUT PRISE,

CITE

DE

BAUDAC

Dans ces régions est une grandissime cité appelée Baudac, laquelle en Sainte Ecriture est appelée Suse. Différentes races de peuple y habitent, notamment

Juifs, Paiens et surtout Sarrazins ;.

la est le principal prélat, qu’on appelle Calife, de tous les Sarrazins du monde, tout juste comme a Rome est chef de tous les Chrétiens du monde. Certains sont chrétiens, et mauvais, et certains autres,

en petit nombre, bons catholiques. On la dit si grande qu’un homme n’en peut faire le tour qu’en trois journées. Par la ville passe un fleuve trés grand qui court 4 la mer devers le midi, et par ce fleuve l’on peut bien aller en la mer d’Inde; un trés grand nombre de marchands y vont et viennent sans cesse avec leurs marchandises. Et sachez que le fleuve est long, de Baudac 4 la mer d’Inde, de bien dix-huit journées, plus ou moins selon le courant de l’eau et le sens pris par les navires ; et les marchands qui veulent aller en Inde vont par ce fleuve jusqu’aé une cité qui a nom Chisci *, et de 1a ils entrent en la mer d’Inde. Je vous dirai

encore que sur ce fleuve, entre Baudac et Chisci, est une grande

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

27

cité qui a nom Bassora *. Tout autour de la cité, dans de grands bois de palmiers, viennent les meilleurs

dattes du monde.

En

Baudac, on fait maintes sortes de draps d’or et de soie : ce sont nascici, nac et cramoisi *, trés richement ornés de poissons, bétes et oiseaux. Et toutes les perles qui sont apportées en Chrétienté depuis |’Inde sont pour la plupart percées 4 Baudac. On y étudie

en

toutes

sciences,

et notamment

la loi de Mahomet,

la nécromancie, la physique, l’astronomie, la géomancie, la physiognomonie et la philosophie. Elle est la plus noble cité, et la plus grande qui soit en toutes ces régions. Et sachez en outre pour vrai qu’au Calife de Baudac était le plus grand trésor d’or, d’argent, et de pierres précieuses qui se soit jamais trouvé aux mains d’aucun homme ; et finalement a cause de lui le Calife dut mourir de faim. Et vous dirai comment. Il est vrai qu’environ l’an 1255 de la naissance du Christ, le Grand Sire des Tartares du Levant, qui avait nom

Ulau, et qui

était frere du Grand Sire qui maintenant régne, celui qui a nom Cublai, assembla une trés grande armée de chevaliers et de pi¢tons, tomba sur le Calife dans la cité de Baudac, I’assiégea, et finalement la prit de vive force. Et ce fut bien grande chose, car y avait en Baudac plus de cent mille chevaliers sans les hommes a pied. Quand il l’a prise, et qu’il entre, il trouve au Calife une tour toute pleine d’or, d'argent et d’autres trésors, si pleine qu’autant ne fut oncques vu en une seule fois en un lieu. Mais comme le Calife était ladre et ne savait se pourvoir d’une armée suffisante, ni donner des présents aux chevaliers qu’il avait, il ne put ainsi échapper au désastre. Quand Ulau voit ce grand trésor, il s’en émerveille grandement, croyant a grand peine qu’il y ett tant d’or dans tout le monde ; et il mande le calife et le fait venir devant lui. Puis lui dit : « — Calife, fit-il, dis-moi donc pourquoi tu as amassé tant de trésors ? Je m’émer-

veille grandement de ton avarice, et que tu étais si avaricieux que de refuser d’en distribuer ou donner aux chevaliers et a ton peuple. Et que devais-tu donc faire ? Ne savais-tu donc pas que j’étais ton ennemi, que je venais sur toi avec une grande armée pour te prendre, toi et ton pays, et te ravir ton héritage ? Et quand tu l’as su, pourquoi n’as-tu pas pris ton trésor, et ne l’as-tu pas donné aux chevaliers et aux soldats, pour te défendre, toi, et ta cité ?». Le

Calife, effaré et terrifié, ne lui répond rien, parce qu’il ne savait que dire. Et donc Ulau lui dit : « — Calife, tu ne dis rien? Eh bien puisque je vois que tu aimes tant le trésor, et que tu y voyais le soutien de ta vie, je m’en vais te montrer comme tu as bien jugé ; ce trésor si aimé de toi, je te le vais donner 4 manger ! ». I fit done prendre le Calife, le fit mettre dans la tour du trésor et commande que rien ne lui soit donné 4 manger ni a boire. Et puis

il lui dit : « — Calife ! A présent mange du trésor autant que tu voudras, puisqu’il te plait tant ; car jamais ne mangeras ou boiras

25

MARCO

POLO

autre chose que ce trésor. » Sur ce, l’a laissé en la tour, o& voyant trop tard son erreur, et incapable d’obtenir nul soutien de son trésor, il mourut de faim comme un serf au bout de quatre jours *. Ainsi efit mieux valu pour le Calife qu’il eit donné son trésor a ses hommes pour le défendre, lui, sa terre et ses gens, que d’étre

pris, de mourir avec tous ses gens et de perdre son héritage. Je pense que notre Seigneur Jésus-Christ désirait venger ses Chrétiens, qui tant étaient hais du Calife. Depuis ce Calife, il n’y efit plus de Calife des Sarrazins, ni en Baudac _ ni ailleurs. Maintenant, laissons Baudac et discourons

de

‘Tauris.

Certes j’aurais bien pu vous en dire davantage des habitants, de leurs faits et coutumes, mais comme ce serait trop longue matiére, vous ai abrégé mon discours. Et pour cette raison nous vous conterons d’autres grandes et merveilleuses choses, tout comme vous pourrez ouir.

XXVI. —

CI DEVISE

DE LA NOBLE

CITE DE TAURIS.

Tauris est grande et noble cité entre |’Arménie et la Perse, en une grande province proche de Baudac, et qui est appelée Yrac *, en laquelle bien d’autres villes ou villages se trouvent, et trés riches, mais comme ‘Tauris est la plus belle noble cité, c’est delle que je vous conterai a présent. Il est vrai que les hommes de Tauris sont soumis aux Tartares et vivent de commerce et métiers, dont la plupart concernent le vétement : on fabrique maints draps d’or et de soie, trés jolis et de trés grande valeur. La cité est si heureusement située qu’aisément y viennent les autres marchandises de Baudac, d’Inde, de Mossoul, de Curmos * et de maints autres lieux : et viennent souvent

nombre de marchands latins, et surtout des Génois, pour acheter ces denrées qui viennent des pays étrangers. Il s’y achéte aussi des pierres précieuses et des perles en grande abondance. C’est done cité de grand commerce, et les marchands y font de grands profits. Ce sont gens de petite prouesse et trés mélés de maintes maniéres. I] y a bien des Chrétiens de toute secte, Armeniens, Nestoriens, Jacobites, des Géorgiens et des Persiens, et aussi des

gens qui adorent Mahomet ; tels sont les peuples communs dans la cité, qui sont nommeés Taurisiens ; ils parlent entre eux différents langages. La ville est toute environnée de beaux jardins et délectables, pleins de trés bons fruits et de biens de toute sorte, avee de l’eau assez. Les Sarrazins de la ville de Tauris sont gens trés cruels, méchants et déloyaux qui font aux Chrétiens grand dam et a tous autres gens qui ne sont de leur loi.

LA

DU

MONASTERE

DESCRIPTION

DU

MONDE

DE SAINT-BALSAMO, QUI DE TAURIS.

EST DANS

29

LES

LIMITES

Dans les limites de Tauris est un monastére trés religieux dédié 4 Saint-Balsamo *. Il y a un abbé avec de nombreux moines, qui portent habit 4 la mode carmélite. Pour ne point s’adonner a loisiveté, ils ont toujours 4 faire des ceintures de laine, qu’ils

placent ensuite sur |’autel de Saint-Balsamo quand ils célébrent les offices. Et quand ils vont mendiant a travers la province, comme les fréres du Saint-Esprit, ils en donnent 4 leurs amis et aux gentils hommes, car elles sont bonnes 4 6ter les douleurs qu’on peut avoir au corps ; et c’est pourquoi chacun dévotement souhaite en

avoir, XXVIII. — DE LA GRANDE MERVEILLE DE LA MONTAGNE, QUI ADVINT EN BAUDAC AVANT QU’ELLE NE FUT PRISE PAR LE GRAND CAN.

Et encore voulons vous conter aussi une grande merveille qui advint entre Baudac et Mossoul. Vrai est qu’environ |’année 1275 de l’incarnation du Christ, il y avait en Baudac un trés méchant et cruel Calife des Sarrazins qui, voulant grand mal aux Chrétiens, jour et nuit pensait comment il pouvait amener tous les Chrétiens de sa terre 4 se faire Sarrazins, ou sinon les voler et

dépouiller de leurs biens et les faire tous mettre 4 mort. Et sur ce point il se consultait chaque jour avec ses moines et avec ses prétres, car tous ensemble voulaient grands maux aux Chrétiens. Et c’est chose véritable que tous les Sarrazins du monde veulent grands maux a tous les Chrétiens du monde. Or donc, il advint enfin que le Calife, qui était trés instruit, cherchant dans certains écrits, c’est-a-dire l’Evangile de l’Ecriture Sainte, avec les prétres qui l’entouraient, trouva dans |’Evangile un point d’Ecriture tel que je vous dirai. Ils trouvent qu’en un Evangile est dit que s’il est Chrétien qui ait de foi tant que graine de sénevé, que par la priére qu il ferait 4 son Seigneur, il ferait joindre ensemble deux montagnes, Et quand ils eurent cela trouvé, ils eurent grand’liesse, ne croyant pas que ce serait accompli d’aucune maniére, et dirent que c’était la chose pour que les Chrétiens se fissent sarrazins ou fussent tous ensemble mis a mort. Donc, le Calife mande tous les Chrétiens Nestoriens et Jaco-

bites qui étaient en sa terre et étaient en trés grand nombre. Déja

30

MARCO POLO

la crainte les saisit. Quand ils furent rassemblés au bout de quelques jours et venus devant le Calife, demandant : —

« Que nous commandez-vous ? »

Alors, il leur demanda : — « Vous étes ici trés _grand nombre et multitude de Chrétiens de toutes les nations. Etes-vous tous appelés chrétiens ? » A quoi tous répondirent qu’ils étaient appelés chrétiens et étaient en effet. Le Calife alors leur montre lEvangile et leur fait lire le passage dont je vous ai parlé, qui est dans |’Evangile de SaintMatthieu. Et quand il est lu, leur demande: — «Si la vérité est telleque le déclare votre Evangile, c’est chose vraiment merveilleuse.» Les Chrétiens disent cuenan emer cest la vérité, et que chose beaucoup plus grande serait possible. — « Ainsi vous dites, dit le Calife, qu’un Chrétien qui aurait de foi autant que graine de sénevé, par la priére qu'il en ferait a son Dieu, ferait deux montagnes se joindre ? — « En vérité nous l’affirmons, firent les Chrétiens.

—«Eh bien, puisque vous dites que c’est vérité, je vous mets en demeure de choisir, fait le Calife. Puisque vous étes tant de Chrétiens, i] doit bien y avoir parmi vous un qui ait un peu de foi ? C’est pourquoi je vous dis : ou bien vous ferez remuer cette montagne que vous voyez la-bas, et leur montre du doigt une proche montagne — ou bien je vous ferai tous mourir de male mort. Car Si je vois en vous la preuve de cette foi, je vous estimerai tous fidéles Chrétiens comme vous dites. Mais si vous ne la faites mouvoir, vous montrerez que vous étes des pervers, des misérables qui n’ont point de foi. Et je vous ferai tous occir comme faux Chrétiens, ou si vous voulez échappera la mort, vous retournereza notre bonne

loi que Mahomet notre propheéte nous a donnée; alors vous aurez une bonne foi et serez sauvés. Pour ce faire, je vous donne répit d'ici a dix jours. Et sia ce terme vous ne l’avez pas fait, je vous ferai tous mettre a mort, ou vous vous ferez Sarrazins. »

Le Calife n’en dit pas plus long, et donna congé aux Chrétiens pour qu’ils pussent aller et réfléchir 4 ce qui était nécessaire pour accomplir cet acte. XX VITI.—CoMMENT

LES CHRETIENS ONT GRAND’ PEUR DE CE QUE LE CALIFE LEUR AVAIT DIT.

Quand les Chrétiens eurent entendu ce que le Calife leur avait dit, ils eurent fort grand’ire et grand’peur de mourir. Mais toutefois avaient bonne espérance en leur Créateur, et pensaient qu’Il les aiderait en ce grand péril. Quand ils eurent quitté le Calife, ils se réunirent tous ensemble, et tinrent diligemment conseil,

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

31

tous les sages Chrétiens qui avaient autorité ; car il était venu bon nombre d’évéques, d’archevéques et de prétres de sainte vie. Ils ne purent trouver autre parti que prier leur Seigneur Dieu, que par pitié et par merci, Il les guidat en cette affaire, et les délivrat de la si cruelle mort que le Calife leur infligerait s’ils ne faisaient ce qu'il leur demandait. Que vous en dirai-je ? Sachez tout vraiment que les Chrétiens étaient en priére tout le jour et toute la nuit, dévotement priant le Sauveur, Dieu du Ciel et de la Terre, que par sa pitié, I] les sauvat de si grand’honte et grand péril. En cette grande supplication et priére, les Chrétiens demeurérent huit jours et huit nuits, pleurant des larmes trés améres et jeanant tous, hommes et femmes, petits et grands. Or advint qu’au bout de ces huit jours, une nuit qu’ils faisaient cette supplication, un saint ange du ciel vint sous forme de vision, comme messager de Dieu, vers un évéque qui était homme de trés sainte vie. Et il dit : — «O évéque, je viens de la part de Dieu, qui a oui tes priéres et celles de tout le peuple ; et pour que vous ne soyez mis 4 mort par les méchantes gens, va ce matin trouver un savetier qui n’a qu’un ceil. » Et il lui dit le nom et la maison du savetier, nom qui ne Sera point dit ici parce qu’il n’est pas connu. «... un homme aimé de Dieu ; c’est lui qui par sa foi accomplira l’Evangile et vous soustraira aux sombres desseins du Calife. A lui vous direz qu’il fasse priére a Dieu pour que la montagne se meuve et que, par sa bonté, Dieu exauce la priére que vous avez faite, 4 cause de la sainteté du savetier, et la montagne se mouvra. » Ayant ainsi parlé, il disparut. De ce savetier dont l’ange avait parlé a l’évéque, je vous dirai quel homme il était, et sa vie. Or sachez qu’il était homme trés honnéte et trés pur et de foi singuliére ; beaucoup jedinait et nul péché ne commettait ; chaque jour allait 4 l’église et a la messe ; chaque jour, pour l’amour de Dieu, donnait de pain qu’il avait, de son argent, de son salaire. Il

était homme de si bonne maniére et de si sainte vie que meilleur n’eussiez trouvé ni prés ni loin. Et vous dirai une chose qu’il fit. Vrai est que maintes fois avait oui lire dans le Saint Evangile de Saint-Marc, que «si ton cil t’induit en péché, tu dois I’arracher de ta téte et le jeter loin de toi, ou l’aveugler, qu’il ne t’induise plus en péché ; car mieux vaut aller en Paradis avec un ceil qu’en Enfer avec deux. » Ce savetier ne savait ni lire ni écrire, était d’une grande simplicité et croyait cette parole a la lettre, car il ne pouvait trouver autre sens dans ces mots. Et ainsi fit-il. Advint qu’un jour, comme il était dans son échoppe, avant que le Calife eit fait son commandement, il arriva une belle jeune femme pour acheter une paire de pantoufles. Le maitre, la trouvant si belle, lui veut voir la jambe et le pied pour savoir quelles pantoufles lui seraient bonnes. Adonc se fait montrer la jambe et le pied, et la femme enlevant ses souliers et relevant sa jupe, les lui montre aus-

32

MARCO

POLO

sitét pour qu’il prenne mesure. Pas d’erreur : elle était si belle, et sa jambe et ses pieds étaient si beaux, que ne demanderiez pas mieux. Et quand le maitre, qui était aussi bon que je vous ai dit, eut vu la jambe et le pied a cette femme, il en fut tout tenté, parce que ses yeux les voyaient volontiers. Mais revenant tout aussitét a sa vertu habituelle, il laisse aller la femme de sa boutique et point ne voulut lui vendre de pantoufles. Et quand la femme s’en fut allée, le maitre se dit 4 lui-méme : — « Ha ! Déloyal et perfide homme de néant ! A quoi penses-tu ? Certainement, tu as commis grand mal. Et certainement je prendrai grand’vengeance de mes yeux qui me scandalisent. » Tout d’un coup il saisit une petite aléne avec la-

quelle il cousait dans son échoppe, laiguise bien et s’en frappe au milieu d’un ceil, le droit, de sorte qu’il le creva dans sa téte si bien qu’il ne vit plus jamais de cet ceil. De la maniére qu’avez ouie, ce savetier se gate un des yeux de la téte et certes il était trés saint homme, et bon. Mais retournons a notre sujet. XXIX.—

COMMENT LA VISION VINT A L’EVEQUE QUE LA PRIBRE D’UN SAVETIER FERAIT MOUVOIR LA MONTAGNE.

Or sachez, quand fut plusieurs fois venue a l’évéque cette vision qu’il dut mander ce savetier, et que sa priére ferait mouvoir la montagne par la puissance de Dieu, cet évéque, lorsque le matin fut venu, dit aux autres Chrétiens tout le détail de cette vision qui lui était venue tant de fois. Alors tous se prosternérent par terre avec de trés grandes larmes de joie et adressérent leurs remerciements 4 notre Seigneur Dieu qui avait daigné entendre les pleurs et les priéres du peuple chrétien. Tous s’accordérent a faire aussitot venir devant eux le savetier ; donc ils le firent venir de-

vant les évéques. Quand il fat venu, le savetier 4 eux se présenta avec le plus profond respect, mais il en fut regu avec bien des larmes de joie. Ils lui disent la vision de l’ange, qu’il doit prier le Seigneur Dieu pour qu’il fasse mouvoir la montagne et qu’il sauve ses fidéles Chrétiens du présent danger, et que Dieu leur avait promis de le faire, grace 4 sa priére. Mais quand le savetier ouit ce que |’évéque et les autres Chrétiens lui disaient, il répondit avec beaucoup d’excuses qu’il était un pécheur et qu’il n’était pas digne, qu’il n’était pas aussi bon homme qu’ils le disaient, pour que le Seigneur Dieu accomplit si haut fait 4 cause de sa priére. Les Chrétiens le priérent trés doucement de faire cette priére a Dieu. Et que vous en dirai-je ? Ils le pricrent tant qu’il déclara

que, bien qu’il fat un pécheur, il fera leur volonté et fera cette priére 4 son Créateur.

LA

XXXK.—

COMMENT

DESCRIPTION

LA

DU

MONDE

PRIERE DU CHRETIEN LA MONTAGNE.

33

FIT

MOUVOIR

Lorsque le jour fixé, le dixiéme, fut venu, les Chrétiens se

lévent de bon matin, hommes et femmes, petits et grands ; ils vont 4 leur église et chantent la sainte Messe, tous priant trés humblement notre Seigneur Dieu de tirer son peuple chrétien des mains du cruel Calife. Quand ils ont chanté et fait tout le service de notre Sire Dieu, ils prirent le Corps du Christ et, avec grande dévotion, se mirent tous ensemble en route pour aller en longue procession 4 la plaine, au pied de cette montagne, et portant devant eux la croix du Sauveur. Et quand tous les Chrétiens, qui étaient largement une centaine de mille, furent venus en cette plaine, ils se mirent devant

la Croix de notre Sire. Le Calife y était, avec si grande multitude de Sarrazins que c’en était merveille, attendant de voir quelle serait Vissue de la chose, lesquels étaient venus tout armés pour occir les Chrétiens et les envoyer a la perdition a bon droit, car ils ne croyaient mie que Dieu fit cette gentillesse aux Chrétiens et que si vaste et si haute montagne se remuat. Et quand toutes ces gens, Chrétiens et Sarrazins, furent dans cette plaine le savetier recoit la bénédiction de l’évéque, s’agenouille devant la Croix, tend ses mains vers le ciel et prie avec ferveur son Créateur, Sauveur et Maitre Jésus-Christ qu’Il jette un regard sur la terre pour conforter et confirmer la foi chrétienne, et qu’Il oblige 4 se mouvoir cette montagne pour que tant de Chrétiens ci réunis ne périssent de male mort. Et il fit cette priére : «Seigneur Dieu bon et tout-puissant, Créateur de toutes les choses visibles et invisibles, qui a fait homme a ton image et jugé digne d’envoyer ton Fils unique pour endosser la chair humaine et la mort sur l’arbre de la Croix pour la rédemption des pécheurs, Toi dont toujours avons confessé le nom et confessons encore, s’il te plait, nous voila

décidés 4 recevoir, sans renier ton nom, quels tourments il t’agréera. Mais je te supplie, 6 mon Seigneur, que par ta sainte bonté, Tu veuilles faire cette faveur 4 ton peuple pour qu’il ne meure point et que ta foi ne puisse étre ébranlée ni méprisée, mais que ta supréme puissance, puisse étre connue de tous ces hommes trés mécréants ;

non point que je sois digne de Te prier et supplier, mais si grande est ta puissance et ton immense bonté, que Tu entendras cette priére de ton serviteur plein de péchés, qui Te demande, Pére Eternel, que par le pouvoir de ton nom, cette montagne puisse étre

forcée 4 se mouvoir. »

34

MARCO POLO

Et quand il eit fait sa priére avec grande dévotion et foi, il dit & voix forte: « Au nom du Pére, et du Fils, et du Saint-Esprit, je te commande a toi, montagne, de partir d’ici pour la-bas par la force du Saint-Esprit. » Et sans attendre guére, la montagne commence a s’ébouler par le haut et s’avance d’un mille dans la plaine, avec un surprenant et terrifiant tremblement de terre, qui épouvanta le Calife et tous les Sarrazins. « — Arréte, de par Dieu | Arréte ta priére ! » commencérent 4 crier tous les Sarrazins. Car la montagne allait et s’avancait tant que durait la priére du savetier. Quand la priére cessa, la montagne s’arréta. Quand le Calife et les Sarrazins voient ce si grand et si manifeste miracle, ils demeurent tous consternés et ébahis disant : « Grand est le Dieu des Chrétiens », et plusieurs se firent chrétiens

pour cette raison. Le Calife méme se fit baptiser au nom du Pére, et du Fils, et du Saint-Esprit, Ainsi soit-il. I] devint chrétien, mais secrétement, par peur des Sarrazins de la province. Et quand il mourut, on trouva une croix sur lui qu’il avait toujours portée cachée sous ses robes. Ce pour quoi les Sarrazins ne l’ensevelirent pas dans la tombe des autres Califes, mais le mirent en autre lieu.

Les Chrétiens eurent grande joie de ce trés saint miracle et retournérent 4 la maison en faisant trés grande réjouissance et remerciant leur Créateur de ce qu’Il avait fait pour eux. Voila pourquoi tous les Chrétiens de la province sont libres et ont toujours été bien traités depuis ce temps jusqu’a nos jours. De plus, par révérence pour ledit savetier et pour la faveur alors obtenue, Chrétiens, Nestoriens et Jacobites célébrent toujours depuis lors solennellement la date anniversaire de ce miracle et jetinent réguliérement la veille. Notez que Chrétiens, Arméniens,

Nestoriens et Jacobites

différent sur certains articles et pour cela se répudient et se séparent les uns des autres *. Ainsi eut lieu ce miracle, tout comme vous avez oul.

Ne vous étonnez pas si les Sarrazins haissent les Chrétiens : c’est parce que la maudite loi que leur a donnée leur prophéte Mahomet leur commande que tout le mal qu’ils peuvent faire aux autres gens qui ne suivent point leur foi, et tout ce qu’ils leur peuvent prendre, ce n’est pas un péché pour eux. Et si les Chrétiens viennent a les tuer ou a leur faire quelque tort, ils sont tenus par leurs fréres pour martyrs. Pour cette cause, font beaucoup de mal, et bien davantage en feraient, n’était la crainte des seigneurs. Tous les Sarrazins du monde se conduisent de la méme facon. A la fin de leur vie, leur prétre vient et leur demande s’ils croient que Mahomet a été le vrai messager de Dieu ; et s’ils répondent qu’ils le croient, alors i] leur dit qu’ils sont sauvés. Ainsi, ils aménent 4 leur loi les Tartares et bien d’autres peuples, parce qu’ils sont trés libres de pécher et que, selon leur loi, -ul péché ne leur a été défendu. Vous

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

35

voyez comme c’est loi vilaine et abominables commandements, Cette histoire, peu faite pour étre tue, et qui s’est passée dans les régions de Tauris et de Baudac, vous a été contée. Maintenant donc, laissons Tauris et commengons sur la Perse. De Tauris a la Perse, il y a douze jours de voyage. XXXII. —

CI

COMMENCE

SUR

LA

GRANDE

PROVINCE

DE

PERSE.

La Perse est une grandissime province laquelle anciennement fut trés noble et de hauts faits, mais a présent les Tartares en ont détruit et dévasté la plupart et elle est bien plus petite que jadis. En Perse est la cité qu’on nomme Sava *, d’ot partirent les trois Mages quand vinrent adorer Jésus-Christ. En cette cité, 4 ce qu’on dit, sont ensevelis les trois Mages dans trois sépultures trés grandes et belles ; au-dessus de chaque sépulture est une maison carrée, ronde par le dessus, trés bien ouvragée ; et chacune est 4 coté de Vautre. Les corps sont encore tout entiers ; et ont cheveux et barbe comme lorsqu’ils étaient vivants. L’un avait nom Balthazar, le second Gaspard, le troisieme Melchior. Messire Marco fut en cette cité et demanda a plusieurs gens de cette cité la vie de ces trois Mages, mais nul n’en sut rien dire, sinon qu’on disait qu’ils étaient la trois rois, amis l’un de I’autre, qui furent ensevelis ancienne-

ment. Mais d’autres gens de la province, il en apprit ce que je vous dirai. Et point ne faudra le mépriser comme une chose fausse. Trois journées plus avant se trouve un village appelé Cala Ataperistan *, qui veut dire en francais Village des Adorateurs du Feu. Et c’est bien vérité, car les hommes de ce village adorent le feu. Et je vous dirai pourquoi ils l’adorent. Les hommes de ce village disent que jadis, anciennement, trois rois de ce pays allérent adorer un prophéte qui était né au pays des Juifs, et emportérent trois offrandes, or, encens et myrrhe, pour connaitre si ce prophéte était Dieu, ou roi terrestre, ou médecin. Car ils dirent: sil prend l’or, ce sera un roi terrestre, s'il prend l’encens, un Dieu, et s’il prend la

myrrhe, un médecin. Et quand ils furent venus 1a ot l’enfant était né, le plus jeune de ces trois rois s’en alla tout seul pour voir Venfant, et le trouva semblable 4 lui-méme, car il lui parut de son

age et de son apparence. Dont il ressortit tout émerveillé. Aprés lui s’y rendit le second, qui était d’4ge moyen, et tout aussi lui sembla, tout juste comme a I’autre, de son 4ge et semblance, et lui aussi

il sortit tout ébahi. Et a son tour y alla le troisiéme, qui était de grand age, et aussi lui advint comme aux deux autres ; et il sortit tout pensif. Quand les trois rois furent tous trois ensemble, ils se dirent l’un a l’autre ce qu’ils avaient vu ; ils s’en émerveillérent fort et dirent qu’ils iraient tous trois en une fois. Donc tous ensemble devant l’enfant s’en vont et, en entrant, ils le trouverent

36

MARCO

POLO

servi par des anges, et dans l’aspect de l’4ge qu’il avait, car il n’avait que treize jours. Alors ils l’adorent et lui offrent l’or, Tencens et la _ myrrhe. L’enfant prit les offrandes toutes les trois d’un coup. A propos de cette histoire, on raconte moult fables. Parmi les autres faussetés, on dit qu’ensuite, quand ils voulurent quitter le prophete — qui était un petit enfant de quelques jours ! — celui-ci leur donna une cassette close en leur commandant de ne pas Youvrir. Et aprés qu’il l’eurent recue, les trois rois partirent pour retourner dans leur contrée. XXXII. —

CI DEVISE DES TROIS MAGES QUI VINRENT ADORER DIEU.

Quand ils eurent chevauché quelques jours, ils se rappelérent cette cassette, et dirent qu’ils voulaient voir ce que l’enfant leur avait donné. Alors ils prennent et ouvrent la cassette, disant: « Regardons ce qu’il y a dans la cassette que l’enfant nous a donnée. » et trouvent dedans une pierre. Quand ils virent cette pierre, ils s’émerveillerent grandement sans comprendre ce qu’elle pouvait étre. Mais voici : l’enfant Christ la leur avait donnée en signification qu’ils fussent fermes comme pierre en la foi ot ils venaient d’entrer. Et quand les trois rois virent que |’enfant avait pris leurs trois cadeaux, ils dirent qu’il était Dieu, et roi terrestre, et médecin. Et parce que l’enfant savait que ces trois rois avaient une telle foi, il leur donna la pierre, en signe qu’ils devaient étre fermes et constants en ce qu’ils croyaient. Les trois rois, qui ne savaient pas pourquoi leur fut donnée la pierre se crurent moqués, prirent la pierre et la jetérent dans un puits tres profond. Rien de tout cela n’est vrai, mais c’est la eroyance de ces gens qui n’ont pas la vraie foi. Aussit6t que la pierre fut jetée dans le puits, un feu ardent descendit du ciel et vint tout droit dans le puits ot ils avaient jeté la pierre. Et soudainement, par divin miracle, une immense flamme commenga de jaillir par la gueule du puits. Et quand les trois rois virent cette grande merveille, ils en devinrent tout ébahis et se repentirent fort d’avoir jeté la pierre, voyant bien maintenant quelle avait grande signifiance et vertu. Ils prirent aussitét de ce feu, le portérent en leur pays et le mirent en leur église qui est trés belle, comme chose descendue du ciel. Encore une fois, tout

cela est faux, mais c’est la vérité qu’ils le font briler et briller toujours en ce lieu, et ceux qui y habitent l’adorent comme Dieu. Et tous leurs sacrifices et holocaustes, ils les font cuire avec ce feu. S’il advient que le feu s’éteigne dans une de ces cités, ils vont dans les autres a l’entour ot l’on a méme

foi et adore aussi le

feu ; ils se font donner un peu de ce feu qui brile dans les lampes

a

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

Ci)

des églises et s’en retournent avec lui dans leurs propres églises pour rallumer leur feu et faire leurs sacrifices. Etj jamais n’en pren-

draient si ce n’était de ce feu que vous ai conté. Et maintes fois font huit ou dixj journées pour trouver ce feu. Et s’ils n’en trouvent pas, ils vont parfoisj jusqu’au premier feu, qui est dans le puits ot les Mages avaient jeté cette pierre que l’enfant né 4 Bethléem leur avait donnée, et qui, lui, ne s’éteint jamais. Pour ces raisons que je vous ai contées, ceux de ce pays adorent le feu, et vous dis que sont maintes gens dans cette erreur. Voild ce que contérent ceux du villagea Messire Marco Polo, et tout ainsi est vérité. Et vous dis encore qu’un de ces trois mages était d’une cité dénommée

Sava,

le second d’Ava* et le troisiéme de Caxan *, le village dont je vous ai dit qu’ils adorent le feu, ainsi que les environs. De tout cela vous devez croire ce qui s ’accorde avec le saint Evangile, en disant que les Mages vinrent adorer notre Seigneur et qu’ils lui offrirent ces cadeaux. Tout le reste est erreur de foule infidéle et n’atteint pas au vrai, mais entasse menterie sur menterie, comme a coutume de

faire le vulgaire sans instruction. Maintenant, je vous ai conté ce fait trés complétement, et aprés, je vous conterai de maintes autres

cités de Perse, de leurs faits et coutumes. XXXIII. —

C1 DEVISE

DES HUIT

ROYAUMES

DE PERSE.

Or, sachez qu’en Perse il y a huit royaumes, parce qu'elle est grandissime province. Et vais vous les conter par leur nom. Le premier royaume, depuis le commencement de la province, a nom Casvin *; le second, qui est devers le Midi, est appelé Curdistan -* ;- le troisiéme vers la Tramontane, Lor * ; le we triéme, Cielstan * ; le cinquiéme, Ispaan *; le sixieme, Cirac * ; le septiéme, Soncara *;; le huitiéme, Tunocain * , qui est al’ issue de la Perse. Tous ces royaumes sont devers le Midi, fors le dernier nommé, Tunocain, qui est prés de l’Arbre Seul, vers la Tramontane, que les Chrétiens de ce cété de la mer appellent |’Arbre Sec ; et dont nous parlerons lorsqu’il conviendra. En ces royaumes il y a maints trés beaux destriers ; on en méne maints en Inde a vendre ; et sachez qu’ils sont chevaux de grande valeur, car ils se vendent bien chacun deux cent livres tour-

nois. Il y a aussi les plus beaux et plus grands Anes du monde, qui valent bien chacun trente marcs d’argent, car ils sont grands coureurs et vont bien a l’amble, ce qui est contraire 4 la nature des anes de nos pays; et trés bien portent leur fardeau. Ils sont vendus bien plus cher que les chevaux et voici la raison: ils mangent peu, portent lourdes charges et font long chemin en un jour. Ni chevaux ni mules ne sauraient endurer autant de fatigue qu’en supportent

ces anes-la. Car lorsque les marchands de ces pays vont d’une pro-

38

MARCO

POLO

vince a4 l’autre, ils traversent des déserts immenses, 4 savoir des lieux sableux, dénudés et secs, ot ne pousse nulle herbe ou autre

chose capable de nourrir les chevaux. En raison des distances entre les puits ou les eaux douces, il leur faudrait faire de longues marches s’ils voulaient que les bétes aient a boire ; et comme les chevaux ne le sauraient endurer, les marchands n’utilisent que leurs Anes, car ils sont vifs et bien trottants, et entretenus 4 moindre

dépense. Pour cette raison sont vendus plus cher que chevaux. IIs utilisent aussi les chameaux, qui tout pareillement portent lourdes charges et causent faible dépense ; néanmoins, point ne sont aussi rapides que les Anes. Et notez bien qu’en Inde, si forte est la chaleur que par aucun moyen n’y peuvent chevaux y étre gardés ni nourris. Si ’un d’eux nait, il nait monstrueux,

avec des défauts dans les

membres, et difforme, sans force ni valeur. Les gens de ces royaumes ménent les chevaux dont je vous ai parlé jusqu’a Chisci et Curmos, qui sont deux cités sur la rive de la mer d’Inde ; 1a, trou-

vent les marchands qui les achétent et les ménent par mer en Inde, et la les vendent aussi cher que vous ai dit. Dans ces royaumes sont trés cruelles et méchantes gens et homicides, car ils s’occissent les uns les autres toujours et, ne fit la crainte de seigneurie, le Tartare du Levant, dont ils sont les sujets, ils feraient grands maux aux marchands qui voyagent. De fait, le Sire du Levant les a sévérement punis et a décrété que dans toutes les passes dangereuses, les habitants seraient tenus, 4 la demande des marchands, de fournir bonnes et vigilantes escortes de contrée en contrée pour leur protection et stireté ; et que pour le paiement des escortes, il leur serait donné deux ou trois grosst pour chaque

charge, selon la longueur du chemin. Et malgré la seigneurie, ils ne laissent mie de faire dommages chaque fois qu’ils peuvent, car si les marchands ne sont bien pourvus d’armes et d’arcs, ils les occissent et maltraitent malement et leur dérobent tout. Parfois, quand on n’a pas fait bonne garde, ils les anéantissent tous. A raison de quoi les marchands, s’ils veulent échapper, doivent aller bien armés et en grosse compagnie. Et vous dis-je, sans erreur, que sont tous Sarrazins, car ils suivent tous la loi de Mahomet leur prophéte. Dans les cités sont de nombreux marchands et artisans, qui vivent de commerce et travail, car ils font des draps d’or et de soie de toute facon. Il y vient beaucoup de coton. Ils ont abondance de froment, d’orge, de millet et de panic * et de tous grains, et du vin et de tous fruits, et de trés beaux raisins de Perse, aussi gros que

renommeés. Mais certain pourrait dire : les Sarrazins ne boivent pas de vin parce que leur loi leur défend. A cela peut étre répondu qu’ils entendent le texte de leur loi de telle sorte que, si le vin bout sur le feu jusqu’a ce qu’il soit en partie consumé, ils en peuvent bien boire sans outre passer les commandements ou la loi. Car ils

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

39

ne l’appellent plus vin, parce qu’avec la saveur, le nom de vin aussi est changé. Or, laissons ces royaumes et vous contons de la grande cité de Iasd *, de ses faits et coutumes. XXXIV.



Iasd est en Perse

CI DEVISE DE LA CITE DE [ASD.

méme,

trés bonne

et noble

cité, et de

grand commerce. II s’y fabrique maints splendides draps de soie et d’or appelés zasdi * que les marchands portent en maintes parties de lOrient pour faire affaires et profits. Ils adorent Mahomet et tiennent sa foi. Et qui part de cette terre pour aller plus avant chevauche bien sept journées tout 4 plat vers Cherman *, et, fors en trois lieux, ne trouve nulle habitation ov loger. Il y a maints beaux bosquets qui produisent des dattes, et de belles plaines ot |’on peut trés bien chevaucher. Il y a aussi de trés belles chasses de bétes et trés belle volaille. De méme y a des perdrix et cailles assez, et maintes autres sortes d’oiseaux ; et les marchands qui par la chevauchent en prennent en grand nombre, dont ils tirent grand plaisir et soulas. On y trouve aussi nombre de trés beaux onagres, qui sont anes sauvages. A la fin de ces sept journées, se trouve une cité et un grand royaume qui sont appelés Cherman. XXXV.



CI DEVISE

DU ROYAUME

DE CHERMAN.

Cherman est un royaume en Perse méme vers le Levant, et la ville a le méme nom. Et anciennement, il avait son seigneur héréditaire, mais depuis que le Tartare l’a conquis, le tréne n’est plus héréditaire, le Tartare y mande le sire qu’il veut de son pays, et qui gouverne. Dans ce royaume sont produites les pierres précieuses appelées turquoises, et il y en a grande abondance, car elles sont trouvées dans les montagnes et sont extraites de la roche. On trouve aussi des veines d’acier et d’andanique *. Ils s’occupent a fabriquer tous les harnois de chevaliers : freins, selles, éperons, épées, arcs et carquois et tout l’armement selon leur usage. Les dames des hommes de ce pays ne travaillent point, mais ordonnent a leurs servantes et damoiselles, qui travaillent tres noblement de Vaiguille 4 broder bétes, oiseaux, arbres et fleurs, et bien d’autres images sur des draps de soie et d’or. Elles ouvragent les courtines de lit des barons et grands hommes si bellement et richement que c’est une grande merveille 4 voir. Elles ouvragent aussi tres exquisement couvre-pieds, coussins, oreillers et toutes autres choses, et leurs ouvrages sont colportés par tout le pays. Dans les montagnes de ces pays naissent les meilleurs faucons, les plus braves et mieux volants du monde. Ils sont plutét plus petits que

40

MARCO POLO

nos faucons pélerins, et rouges du jabot et sous la queue entre les cuisses. Et vous dis qu’ils sont si démesurément rapides qu’il n’est oiseau qui puisse leur échapper par vol. Et qui s’en va de la cité de Cherman, chevauche sept journées a travers une plaine, trouvant toujours de villages, de villes et de bonnes demeures assez. Oui, on chevauche bien aisément dans cette campagne, car il y a venaison assez, et des perdrix en abon-

dance. Et quia sept jours chevauché par cette plaine, trouve alors une montagne fort haute et roide, et une fois monté jusqu’en haut, il trouve une trés grande descente, car il chevauche

deux

bonnes journées, toujours descendant, et toujours trouvant maintes sortes d’arbres qui portent d’excellents fruits en abondance. Anciennement, il y avait maintes habitations, mais 4 présent n’y en a mie ; mais il y demeure des gens qui vont leurs bestiaux paissant. Depuis la cité de Cherman jjusqu’ a cette descente, régne si grand froid en hiver qu’on s’y peut 4 peine soustraire en portant toujours beaucoup

de robes et de pelisses, et méme

ainsi, beaucoup

ne

peuvent échapper a la mort. Or sera contée certaine épreuve qui fut faite dans le royaume de Cherman. Le peuple de Cherman est bon, tranquille, humble et pacifique, et ils s’aident]’un l’autre autant qu’ils peuvent. A cause de quoi le roi de Cherman dit4ses prud’hommes qui étaient devant lui: — «Seigneurs, jem’étonne fort de ne point savoir la raison de ceci :dans les royaumes de Perse qui sont si voisins du notre, y a si méchantes

gens

et malfaisantes,

qui toujours

s’occissent

les uns les autres, tandis que chez nous, qui sommes comme qui dirait d’entre eux, n’advient presque jamais offense ni crime. » Et les prud’hommes répondirent que dans le sol méme s’en trouvait la raison. Adonc le roi envoie dans des parties de la Perse, et notamment dans le royaume d’Ispaan nommeé ci-dessus, dont les habitants surpassent les autres en tous méfaits, et la, selon l’avis de ses prud’hommes, fait charger de terre sept nefs et la fait venir dans son royaume. Apportée qu’elle fut, il la fit épandre dans certaines halles ala maniére de poix, et apres fit étendre des tapis dessus afin que point ne fussent salis ceux qui viendraient dessus, si déli-

cates étaient les mceurs. Et quand ils prirent place dans ces halles pour manger, incontinent aprés le repas commencérent a se dresser lun contre l’autre avec paroles et gestes insultants et a s’entreblesser. Lors dit le roi que vraiment la cause en était la terre.

XXXVI.

LA

DESCRIPTION



CI DEVISE

DU

MONDE

4I

DE LA CITE DE CAMADI.

Et quand on a descendu pendant deux journées de cette montagne, comme je vous ai dit, on trouve une grandissime plaine qui continue vers le midi pendant cing journées ; au commencement de cette plaine est une grande cité appelée Camadi *, qui jadis fut beaucoup plus grande cité et noble 4 merveille, mais 4 présent elle n’est plus grande ni si belle, car les Tartares d’autres pays l’ont dommagée plusieurs fois. Et je vous dis que cette plaine est trés chaude. Elle produit froment, orge et autres grains. La province de quoi nous commencons a parler est appelée Reobar

*. Les fruits de celle-ci sont dattes, grenades,

citrons,

pommes du Paradis * et pistaches, et bien d’autres fruits qui ne viennent point en nos pays froids. Une infinité de tourterelles y vivent, a raison de tous ces fruits qu’elles trouvent 4 manger, et

leur nombre ne saurait-on dire. Jamais les Sarrazins n’en mangent aucune, pour ce qu’ils ne les aiment pas. On trouve aussi des faisans et bien d’autres oiseaux. Et en cette plaine se trouve une espéce d’oiseaux nommés francolins, qui sont trés différents des francolins des autres pays, car ils sont de noir et blanc mélés, et ont les pattes et le bec rouge. Les bétes de ce pays sont aussi différentes de celles des autres. Je vous parlerai des beeufs en premier. Ces beeufs sont grandissimes et tous blancs comme neige. Ils ont le poil court et lisse, et cela advient 4 cause de la chaleur du lieu ; ils ont les cornes courtes et grosses, mais non aigués, entre

les épaules une bosse ronde, haute de deux palmes, qui ressemble a celle des chameaux. Ils sont la plus belle chose du monde a voir. Quand on les veut charger, ils se couchent tout comme font les chameaux, et quand on les a chargés, ils se levent et portent trés bien leurs charges, qui sont trés lourdes, car ils sont forts outre mesure. I] y a aussi des moutons grands comme des Anes, qui ont la queue si grosse et large qu’a mon jugement elle pése bien trente livres

et davantage.

Ils sont

blancs,

moult

beaux

et gras,

et

bons a manger. Dans cette plaine, plusieurs villes, bourgs et villages ont des murs de terre épais et hauts, et de hautes tours pour se défendre de leurs ennemis, le peuple appelé Caraunas *, qui est tres nombreuse, cruelle et méchante race de voleurs qui vont courant le pays et faisant grand mal. Et pourquoi sont-ils appelés Caraunas, comme qui dirait dans notre langue « sang-mélé » ? Parce que leurs méres étaient Indiennes et leurs péres Tartares. Et ces gens,

42

MARCO POLO

lorsqu’ils veulent courir les pays et voler, ils font tout le jour devenir obscur comme la nuit par leurs enchantements, par ceuvre diabolique ; si bien que nul n’y voit loin, et qu’on voit méme a peine son camarade a son cété. Et depuis des lieux éloignés ils font durer cette obscurité sept journées sur toute la plaine, de sorte que nul ne peut se garder d’eux. Quand ils ont fait |’obscurité, connaissant le pays trés bien, ils chevauchent en silence et trés prés l’un de l’autre ; et

quelques fois sont bien dix mille de compagnie, telle fois plus, telle fois moins, et forment ainsi ligne si longue qu’ils emprisonnent toute la plaine ou iJs veulent voler : ainsi nul de ceux qu’ils trouvent hors de cité ou chateau ne leur peut échapper, ni homme, ni femme, ni béte, ni chose, sans étre pris. Quand ils ont pris les hommes, ils.

occissent tous les vieils sans trace de pitié ; les jeunes, et les femmes, ils emménent et vendent pour serfs et esclaves en d’autres lieux, de sorte qu’ils détruisent grandement le pays et l’ont rendu presque désert. Ils ont un roi, appelé Négodar *, homme de trés grande vivacité d’esprit. Ce Négodar une fois alla 4 la cour de Ciagatai *, seigneur d’une noble province et frére du Grand Kaan *, et bien avec dix-mille de ses gens ; 11 demeura prés de lui quelque temps, car Ciagatai était son oncle, et un trés grand sire. Et tandis qu’il demeurait avec lui, ce Négodar réfléchit 4 part lui et fit grande félonie, et vous dirai comment. I] séduisit dix mille hommes d’armes. de la meilleure brigade a Ciagatai, et un jour, il quitta son oncle, qui était en Grande Armeénie, et s’enfuit avec les dix mille hommes: de cheval de ses gens, qui étaient trés cruels et félons; il s’en va passer par le Badascian * et par une autre province qui s’appelle

Pasciai *, et par une autre province qui a nom Chescemir *, et la il perdit maintes de ses gens et de ses bétes parce que les: voies étaient étroites et mauvaises. Toutes ces provinces une fois passées, il entre en Inde par les confins d’une province appeléeDilivar *. En ouragan il emporte une trés noble cité qui aussi anom Dilivar, demeure en cette cité avec son armée et prend le royaume a un roi qui avait nom Asidin Soldan *, roi trés grand et riche, lui étant tombé dessus 4 l’improviste. Et la, il commence a régner | tranquillement. Ainsi, les Tartares

blancs

commencérent

4 se méler

aux

femmes Indiennes qui étaient noires, et eurent d’elles des fils qui. furent appelés Caraunas, c’est-a-dire, dans leur langage, sang-. mélé. En arrivant 4 Dilivar, ils apprirent la les arts magiques. et diaboliques par moyen desquels ils cachent la lumiére du jour. Ainsi parfois font trente ou quarante jours a cheval, ordinairement vers Réobar, parce que tous les marchands qui viennent commercer 4 Curmos, jusqu’a ce qu’ils apprennent qu’arrivent les marchands. qui viennent de I’Inde, envoient en hiver leurs mules et chameaux,, devenus maigres par la longueur du voyage, dans la plaine de:

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

43

Réobar, ow, par l’abondance de l’herbe, ils redeviennent gras. Ces Caraunas n’attendent que cela, arrivent, emportent tout, prennent

les hommes et les vendent. Toutefois, les laissent aller s’ils peuvent payer rancon. C’est la que Négodar demeure avec ses gens, et est en région si forte qu’il ne redoute personne. II fait la guerre 4 tous les autres Tartares qui demeurent autour de son royaume. Maintenant je vous ai conté de cette plaine et des gens qui y font venir l’obscurité pour dérober. Je vous dis que Messire Marco Polo lui-méme faillit bien étre pris et occis par ces gens en cette obscurité par cette plaine, mais il s’enfuit 4 grande vitesse dans un village proche nommé Canosalmi * ; aucuns de ses compagnons furent pris et vendus, et certains occis, de sorte que sept seulement s’échappérent avec lui. Si vous I’ai-je dit juste comme il advint. Maintenant, vous conterons autres choses.

XXXVII. — CI DEVISE ENCORE DE LA GRANDE DESCENTE, ET DE LA CITE ET DES HOMMES DE CURMDOS.

Il est vrai que cette plaine dont je vous ai parlé s’étend vers le Midi de cing bonnes journées ; au bout de ces cing journées, on trouve une autre trés grande descente et déclivité qu’il vaut mieux passer a pied ; il faut descendre pendant vingt milles; c’est un chemin trés mauvais et y viennent en grand nombre de mauvais hommes qui dérobent ; c’est pourquoi c’est une route dangereuse. Et quand on a descendu cette pente, on trouve une autre trés belle plaine, appelée plaine de Curmos *, qui a deux bonnes journées de long. I] y a bien des eaux et de belles riviéres, des dattes assez et moult autres fruits. Les oiseaux sont nombreux, perroquets, francolins, et beaucoup d’autres, qui ne sont semblables aux nétres. Quand on a chevauché ces deux journées, on trouve la mer Océane, et sur la rive, une cité appelée Curmos, laquelle a tres bon

port. Et je vous dis que les marchands y viennent de |’Inde avec leurs nefs, y apportent épiceries de toutes sortes, pierres précieuses, perles, et draps de soie et d’or et d’autres différentes couleurs, dents d’éléphants et maintes autres marchandises. Et en cette cité les vendent aux autres hommes, qui ensuite les apportent dans le monde entier, les vendant aux autres gens. C’est en vérité une ville de trés grand et trés varié commerce. C’est d’ailleurs la cité royale, qui tient sous sa coupe assez de villages et de cités, car c’est la capitale du royaume de Cherman. Le chef de la cité a nom Rucnedin Acmat * ; il gouverne par tyrannie, mais est soumis au roi de Cherman. En ces lieux il y a grandissime chaleur, car le soleil y est moult chaud,

et c’est une

terre tout 4 fait malsaine.

Et s'il advient

qu’un marchand d’autre pays y meurt, le roi prend tout son avoir.

44.

MARCO

POLO

En cette terre, le vin est fait de dattes et avec d’autres épices, et il est trés bon. Quand en boivent les hommes qui n’y sont pas accoutumés, il les fait tout d’abord grandement aller et les purge entiérement. Mais ensuite, il leur fait grand bien et les rend assez charnus. Les hommes de cette région n’usent point de nos aliments, car s'ils mangent pain de froment et chair quand ils se portent bien, ils tombent incontinent malades. Mais quand ils sont malades,

alors ils mangent de la chair et du pain de froment. Pour étre en bonne santé, ils mangent des dattes et du poisson salé ; c’est du thon. Et ils mangent aussi de rudes nourritures comme ciboules et oignons. Pour demeurer sains, ils mangent cette nourriture que je vous ai dite, qui est, pour nous ici, une viande malsaine. Les hommes de cette cité ont de nombreuses nefs, mais ces

nefs sont trés mauvaises, fragiles et dangereuses, et bien d’entre eux périssent parce qu’elles ne sont point clouées avec des clous de fer comme

les nétres ; elles sont faites d’un bois dur d’une

espéce cassant comme poterie ; si l’on y plante un clou, il revient sur lui-méme comme s'il s’était brisé ; aussi les planches sont percées avec des forets de fer aussi soigneusement qu’ils peuvent, et ensuite fixées avec de petites chevilles. Ensuite, elles sont cousues

de fil grossier qui se fait de l’écorce des arbres a noix d’Inde, qui sont grands et sur lesquels pendent des fils comme des crins de cheval. Is la font macérer, et quand elle est rouie, elle demeure nette et devient comme

des torons de crin de cheval, et on la file

comme soie. Ainsi font fil, dont ils cousent leurs nefs ; il ne se gate pas dans |’eau salée des mers, mais y dure assez, bien qu’il ne puisse passer une tempéte ; donc il vaut mieux consolider avec du fer. Ils s’en vont ainsi pécher, et beaucoup d’entre eux périssent. Les nefs ont un mat, et une voile, et un gouvernail, et n’ont pas couverture.

Quind ils les ont chargées, ils recouvrent les marchandises

de

cuir bouilli, et dessus les marchandises, quand ils les ont couvertes, y mettent les chevaux qu’ils ménent en Inde a vendre. Point n’ont

de fer pour faire des clous, et si font chevilles de bois avec lesquelles ils assemblent leurs nefs, ils cousent ensuite avec le fil. Point n’ont d’ancres de fer, mais une ancre avec un palan aleur maniére, et ainsi périssent a la plus petite tempéte. Pour cela, c’est un grand péril de naviguer dans ces nefs, et vous dis qu’il s’en noie beaucoup parce que la mer d’Inde est vraiment terrible et fait de grandes tempétes.

Les gens de cette contrée sont noirs et adorent Mahomet. De tout |’été, point ne demeurent dans leurs cités, car il y a si grande chaleur qu’ils mourraient tous ; mais vous dis qu’ils les quittent pour leurs jardins, la ot il y a des riviéres et des eaux assez, de sorte que chacun a l’eau a suffisance pour son jardin, amenée par conduites et canaux. Mais pour tant n’échapperaient pas, n’était ce que je vais vous dire. Vrai est que chaque jour en été, depuis la

demie avant la tierce heure jusques a midi, souffle un vent puissant

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

45

depuis le désert de sable qui entoure cette plaine, et il est si brdlant qu’empéchant les gens, par chaleur excessive, de respirer, il les

suffoquerait et occirait tout soudain, — et nul n’y échappe s’il se trouve en terrain sec — n’était qu’aussit6t qu’ils voient ce vent chaud venir, tous entrent dans |’eau jusqu’au menton ; avec certains treillis ils font des toits au-dessus des eaux, les établissent d’un cété sur des pieux plantés dans les eaux et, de l’autre cété, sur la rive ; ils les couvrent partout de feuilles pour se protéger du soleil, et ainsi demeurent jusqu’a la fin du vent. De cette maniére échappent 4 ce vent chaud. Comme preuve de la chaleur de ce vent, Messire Marco dit qu’était dans ce pays quand arriva un accident de cette maniére : le gouverneur de Curmos n’ayant pas payé tribut au roi de Cherman, ce dernier, méditant de l’avoir en la saison ot les hommes de Curmos demeurent hors de la cité, appréta 1.600 chevaux et cinq mille piétons qu’il envoya par

le pays de Réobar les prendre a l’improviste. Et un jour, se voyant

incapables, parce que mal étaient guidés, d’atteindre leur but avant nuit, demeurérent dans un bois non bien éloigné de Curmos. Lorsqu’au matin suivant voulurent repartir, le vent les assaillit et les suffoqua tous, par quoi nul ne revint a leur seigneur pour en apporter la nouvelle. Et |’ayant appris les hommes de Curmos, ils vinrent les enterrer pour que tous ces corps morts n’infectassent point l’air. Mais quand ils les prirent par le bras pour les tirer dans les tranchées, tant étaient desséchés par la trés grande chaleur que les bras se partaient du corps ; 4 raison de quoi fallut faire les tranchées tout prés des corps et iceux pousser dedans. Davantage, je vous dis qu’en ladite contrée, on s¢me le froment et l’orge et les autres grains, en novembre, et que la récolte en est partout finie en mars. Et ainsi advient-il pour tous les fruits, car ils sont faits et finis au mois de mars ; alors se desséchent toutes les feuilles et les herbes, et ne trouveriez-vous nulle herbe verte ou

vivante sur la terre, excepté aux places humides, fors les dattes heureusement, qui durent jusqu’au milieu de mai ; ce qui vient de la grande chaleur, qui toute chose ard et desséche.

Quant aux nefs,

je vous dirai qu’elles ne sont empoissées pour les protéger de la pourriture, parce qu’on n’a pas de poix ; mais les graissent avec une

huile de poisson et les calfatent a l’étoupe.

Et vous dis qu’il est dans ce pays coutume que, quand meurent les hommes ou les femmes, ils en font trés grand deuil. Davantage vous dis que, quand meurt le mari, les dames le pleurent bien quatre ans, au moins une fois par jour; elles continuent de s’assembler jusques 4 ce terme dans la maison du mort avec leurs parents, leurs amies et leurs voisines, poussant grands pleurs et grands cris et menant grand regret du mort. Et comme ils meurent trés souvent, elles ne sont onques hors de deuil. Et des femmes trouvet-on la-bas fort accoutumées 4 gémir, qui conviennent d’un

46

MARCO

POLO

prix pour pleurer, le jour que voulez, la mort d’autres hommes et femmes. Maintenant laissons cette cité. Point ne vous parlerons ici de l’Inde ; je vous le conterai bien, plus loin, dans notre livre, quand

temps et lieu seront venus. Mais me retournerai vers la Tramontane pour vous conter de ces régions et provinces, et nous retournerons par une autre route a la cité de Cherman, dont je vous ai conté plus haut ; car les provinces dont je vous veux conter, il n’est possible de s’y rendre qu’a partir de Cherman. Et vous dis que le roi de la cité dont nous partimes, Rucnedin Acmat, est

vassal du roi de Cherman. Sur la route du retour de Curmos 4 Cherman,

est une trés

belle et grande plaine avec grande abondance de vivres. Il y a maints bains chauds qui jaillissent naturellement de la terre. Il y a pas mal de perdrix, et trés bon marché, des fruits et des dattes en

abondance trés grande, et tres bon marché. Le pain de froment est si amer que nul n’en peut manger sil n’y est accoutumé. Et c’est parce que la terre est arrosée d’une eau qui est amére et salée. Les bains dont je vous ai parlé, sont de trés chaude eau jaillissante ; trés bons sont pour maintes maladies et gales.” Or, je veux commencer par les contrées que je vous nommerai en mon livre en tournant route vers la ‘Tramontane et par des pays trés déserts et sauvages ; ores je commence. XXXVIII. —

COMMENT

L’ON ALLA PAR ET PAUVRE.

UNE

CONTREE

SAUVAGE

Qui part de la ville de Cherman vers Cobinan *, chevauche bien sept journées sur une route fort malaisée, et vous dirai comment. Quand on a quitté Cherman depuis trois jours de marche, on entre en un certain désert ot |’on ne trouve nulle riviére, nul ruisselet, nulle eau, ou du moins trés peu, et celle que l’on trouve est salée et verte comme herbe des prés, de sorte que plutét semble suc

d’herbes que de l’eau, et elle est trés malsaine. Elle est si amére que nul ne parvient a en boire, et qui en boirait seulement une gorgée, plus de dix fois il devrait s’isoler. Davantage, qui mangerait seulement un petit grain du sel que produit l’eau, il serait également purgé a toute force. C’est pourquoi les hommes qui vont traversant ces déserts, portent de bonne eau pour boire. Les bétes toutefois en boivent un peu a grand’peine, par grand’soif, parce qu’elles n’en ont point d’autre, et je vous dis aussi que l’eau incontinent les purge outre mesure, tant que quelques fois elles en crévent. Pendant ces trois journées n’y a nulle habitation, mais tout est désert et grande sécheresse. Point non plus de bétes sauvages: elles ne trouveraient rien 4 manger, car la terre est si dure et séche

2.



COMMENT

LE

VIEUX

DE DANS

LA SON

MONTAGNE JARDIN.

RECEVAIT

SES

ADEPTES

f vr

> Tare):

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

47

que l’herbe ne saurait pousser. La quatriéme journée, on arrive 4 une riviére d’eau douce, qui coule souterrainement, et en quelques endroits sont certaines ouvertures creusées et percées par les eaux, par ou on les voit couler, puis immédiatement, elles sont derechef sous la terre. Ce néanmoins, on en puise en abondance. Non loin de la, les voyageurs, épuisés par la rudesse du précédent désert,

se reposent et se rafraichissent avec leurs bétes. A la fin de ces trois journeées, on trouve une petite place habitée, mais une fois passé ce lieu, on trouve un autre endroit qui dure quatre journées, et qui est aussi un désert tout sec, ot l’eau est aussi amére, ot ne sont ni habitation, ni arbre, ni béte, sauf ¢a et la, des Anes sauvages. A la

fin de ces quatre journées finit le royaume de Cherman, et trouvons la cité de Cobinan. XXXIX.



CI DEVISE DE LA GRANDE DE COBINAN.

ET NOBLE

CITE

Cobinan est une grande cité; les gens y adorent l’abominable Mahomet. Il y a pas mal de fer, d’acier et d’andanique et Yon y fait maints miroirs du plus fin acier, trés grands et beaux. La se fait la tutie *, qui est tres bonne pour les maux d’yeux. Et encore il s’y fait le spodium *, lequel j’ai vu faire, et vous dirai comment ils le font. Ils prennent une terre dans une veine qu’ils creusent dans une montagne de ce pays, et qu’ils savent bonne pour ce faire, et la mettent dans un grand fourneau de feu ardent ;

au-dessus de la voiite du four est placée une grille de fer trés fine. La fumée et la vapeur qui sortent de l’eau et de cette terre par la vertu du feu, et que retient cette grille de fer, durcit en se refroidissant, et c’est la tutie ; le demeurant de cette terre dans le feu, le machefer qui reste au fond du four, est appelé spodium ou spodiumroseau, et cela parce que le dit spodium ou terre brtlée reste léger comme roseau. Et voila que vous avez oui comment sont tutie et spodium. Or laissons cette cité et allons plus avant. XL.—

COMMENT

L’ON ALLA

PAR UN DESERT.

Quand on quitte cette cité de Cobinan, l’on va par un désert pendant bien huit journées ; la sécheresse y est grande et n’y viennent ni arbres ni fruits; les eaux y sont aussi trés améres et mauvaises, comme dans celui dont je vous ai parlé plus haut. Et qui veut traverser ces lieux, emporte tout le nécessaire pour manger et pour boire; l’eau amére du désert, on en fait boire aux bétes a grand’peine, en y mélant de la farine pour leur donner envie. Au bout de ces huit journées, l’on trouve une province qui est ap-

48

MARCO

POLO

pelée Tunocain. Il y a assez de cités et de villages ; elle est aux confins de la Perse, devers la Tramontane ; il y a une grandissime plaine ou se trouve |’Arbre Seul, que les Chrétiens nomment P Arbre Sec, et je vous dirai comment il est fait. Il est trés grand et trés gros ; ses feuilles sont vertes d’un cété et blanches de l’autre ; il produit des noix pareilles 4 la chataigne, mais il n’y a rien dedans ; elles ne sont point bonnes a manger. De son bois on fait un baume ; e’est un bois trés dur et solide, jaune comme buis ; il n’y a point d’autres arbres 4 moins de cent milles, sauf d’un cété, ol ily enaa dix milles de la. C’est la, disent les gens du pays, la contrée ot eut lieu la bataille entre Alexandre le Grand, roi de Macédoine, et Darius, roi des Persiens. Les villes et villages de cette province sont nombreux et ont grande abondance de toutes choses bonnes et belles, car le pays est tempéré, ni trop chaud ni trop froid. Les gens adorent tous Mahomet ; on y voit de belles gens, et notamment les femmes, 4 mon jugement, sont belles outre mesure.

Mais nous partirons d’ici et vous conterons d’une contrée appelée Mulecte *, 14 ot demeurait le Vieux de la Montagne avec ses Assassins *. XLI. — CI DEVISE DE LA VALLEE DU VIEUX DE LA MONTAGNE ET DE SES ASSASSINS.

Mulecte est une contrée ot, d’aprés ce qu’on dit, demeurait anciennement certain trés méchant prince qu’on appelait le Vieux de la Montagne. En quel pays demeuraient des hérétiques selon la loi sarrazine. Car ce nom de Mulecte veut dire « un endroit ot demeurent des hérétiques » dans la langue des Sarrazins. De par l’endroit sont appelés les hommes Mulehetici *, c’est-adire hérétiques de leur loi, comme les Patarini * parmi les Chrétiens. Et maintenant, vous conterai toute son affaire, selon ce que je, Messire Marco Polo, ai oui conter a plusieurs hommes. Le Vieux était appelé en leur langage Alaodin *, et, avec tout le peuple qu’il commandiait, était un fidéle de la loi de Mahomet. Si révait-il d’une méchanceté inouie, assavoir comment il tournerait de ses hommes en audacieux meurtriers ou spadassins, de ceux qu’on nomme communément assassins, par le courage desquels il pourrait tuer qui il voudrait et étre craint de tous. I] habitait une trés noble vallée entre deux trés hautes montagnes ; il y avait fait faire le plus vaste et superbe jardin qui jamais fut vu. Il y a abondance de toutes les bonnes plantes, fleurs et fruits du monde, et des

arbres qu’il a pu trouver. I] fit faire les plus belles maisons et les plus beaux palais qui oncques fussent vus, car ils étaient tout dorés et décorés de toutes les belles choses du monde, et les tentures étaient toutes de soie. Il leur avait fait faire maintes charmantes fontaines,

ter da

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

49

répondant aux diverses facades des palais, et toutes avaient dedans de petites conduites, ou courait, en l’une vin, en d’autres lait, en d’autres miel et en d’autres l’eau la plus claire. La habitaient les dames et damoiselles les plus belles du monde, lesquelles savaient trés bien sonner

de tous instruments,

chanter

mélodieusement,

danser autour de ces fontaines mieux que toutes autres femmes, et par-dessus tout, bien instruites 4 faire aux hommes toutes caresses et privautés imaginables. Leur réle était d’offrir tous délices et plaisirs aux jeunes hommes qu’on mettait la. I] y avait multitude de nippes, literie et victuailles, et de toutes choses désirables. De nulle vilaine chose ne devait étre parlé, et point n’était permis de passer le temps autrement qu’a jeux, amours et ébats. Ainsi ces damoiselles magnifiquement parées de soie et d’or allaient s’ébattant a toute heure dans les jardins et les palais; car les femmes qui les servaient demeuraient enfermées et oncques n’étaient vues en plein air. Le Vieux donnait 4 entendre 4 ses hommes que ce jardin était le Paradis ; il l’avait fait en telle maniére qu’en son temps Mahomet fit entendre aux Sarrazins qu’iraient en Paradis ceux qui feraient sa volonté ; ils y trouveraient tous les délices et plaisirs du monde, autant de belles femmes qu’ils souhaiteraient pour leurs ébattements, et ces beaux jardins pleins de riviéres de vin, de lait,

de miel et d’eau, courant séparément a pleins bords. C’est pourquoi les Sarrazins de ce pays croyaient fermement que ce jardin fut le Paradis. Quant au Vieux, il voulait leur donner 4 entendre qu’il était un prophéte et pouvait faire entrer qui il voulait au Paradis. Et en ce jardin n’entrait nul homme, fors seulement ceux de méchante vie dont il voulait faire ses satellites et assassins. Au seuil de la vallée, et 4 l’entrée de ce jardin, il avait un chateau si fort

et imprenable, qu’il n’avait peur de personne au monde ; on y pouvait entrer par un chemin secret ; et il était tres diligemment gardé ; par d’autres endroits point n’était possible d’entrer dans le jardin, mais seulement par la. Le Vieux tenait prés de lui, en sa cour, tous les fils des habitants de ces montagnes, entre douze ans et vingt, ceux du moins qui semblaient vouloir étre hommes d’armes, et étre preux et braves, et qui bien savaient par oui-dire, selon Mahomet leur bien malencontreux prophéte, que le Paradis était bati de telle maniére que je vous ai conteé ; ils le croyaient en sarrazins.

Et

que

vous

en

dirai-je ? Quelques

fois

le Vieux,

quand il souhaitait supprimer un seigneur qui faisait guerre ou qui était son ennemi, il faisait mettre quelques-uns de ces jeunes gens dans ce Paradis, par quatre, ou dix, ou vingt ensemble, juste

comme il voulait. Car il leur faisait donner breuvages a boire, par Veffet de quoi ils tombaient endormis aussitét. Ils dormaient alors trois jours et trois nuits, et pendant leur sommeil, il les faisait prendre et porter en ce jardin; c’est 1a, s’éveillant, qu’ils s’apercevaient qu’ils étaient.

50

XLIT. —

MARCO

CoMMENT LE ASSASSINS

POLO

VIEUX DE LA MONTAGNE PARFAITS ET OBEISSANTS.

REND

SES

Quand les jeunes gens, étant éveillés, se trouvent dans un si merveilleux endroit, et voient toutes ces choses que je vous ai dites, faites tout juste comme le dit la loi de Mahomet, et les dames et les damoiselles toujours 4 l’entour de chacun, tout le jour chantant, folatrant et leur faisant toutes les caresses et graces qu’ils peuvent imaginer, leur servantle manger et les vins les plus délicats, ravis en extase par tant de plaisirs et par les ruisseaux de lait et de vin, ils se croient vraiment en Paradis. Et les dames et damoiselles

demeurent tout le jour avec eux, jouant, chantant et menant grande réjouissance, et ils font avec elles... 4 leur volonté ; si bien que ces jeunes gens ont 1a tout ce qu’ils veulent, et que jamais ne voudraient d’eux-mémes en repartir. Le Vieux tient sa cour trés belle et trés grande et vit trés noblement ; il fait croire 4 tous ces simples gens des montagnes qui vivent autour de lui, qu’il est vraiment un grand prophéte ; et ainsi croient-ils vraiment. Ce Vieux avait envoyé de ces jeunes gens précher en maintes places, a l’occasion de quoi bien des gens s’étaient convertis 4 sa loi. Au bout de quatre a cing jours, quand le Vieux veut en envoyer un en quelque lieu pour occir un homme, alors il fait derechef donner le breuvage 4

autant de jeunes gens qu'il veut ; et quand ils sont endormis, il les fait prendre et porter dans son palais, qui est en dehors du jardin. Et quand ces jeunes gens sont réveillés et se retrouvent hors de leur jardin, dans ce castel du Palais, ils en sont fort gran-

dement émerveillés et n’en sont pas contents, car du Paradis d’ou ils venaient, par leur volonté ils n’en fussent jamais partis. Ils vont alors devant le Vieux ; quand ils y sont, ils se comportent trés humblement et s’agenouillent en gens qui le croient un grand prophete. Alors le Vieux leur demande d’ot ils viennent, et ceux-ci disent, dans leur simplicité, qu’ils arrivent du Paradis. Ils disent en présence de tous que c’est en vérité le Paradis comme Mahomet I’a dit 4 leurs ancétres ; lors content tout ce qu’ils y ont vu, et comme ils ont grand désir d’y retourner. Les autres, qui oient cela sans y avoir été ni en avoir rien vu, s’en émerveillent extrémement et ont grand désir d’aller au Paradis, et plus d’un souhaite mourir pour y pouvoir aller, et attend ce jour avec impatience. Mais le Vieux leur répond : — « Fils, c’est par le commandement de notre prophéte Mahomet, car il fera entrer en Paradis celui qui aura défendu les serviteurs de la foi ; si vous m’étes bien obéissants, vous

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

51

obtiendrez cette faveur. » Et par ce moyen, il a tant inspiré 4 son peuple le désir de mourir pour aller en Paradis, que celui a qui le Vieux ordonne d’aller mourir en son nom, il se juge bien heureux, ayant la certitude d’aller en Paradis.

Et quand le Vieux veut faire occire un grand sire, il met a

l’épreuve parmi ses Assassins ceux qui semblent les meilleurs. Il envoie dans les environs, mais 4 distance non trop grande, plusieurs des jeunes hommes qui ont été en Paradis et leur commande d’occir tel homme qu’il leur décrit. Ils y vont sur-le-champ et font le commandement de leur seigneur. Ceux qui en réchappent, ils retournent

a la cour ; certains sont pris et massacrés aprés avoir

occis leur homme. Mais celui qui est pris, il ne souhaite que mourir, pensant qu'il va bientdt rentrer en Paradis. XLII. —

Comment

Les ASSASSINS SONT INSTRUITS

A MAL FAIRE.

Quand ceux qui se sont échappés, sont retournés a leur seigneur, ils lui disent qu’ils ont bien achevé la besogne. Le Vieux leur fait grande joie et grande féte. D’ailleurs, il savait bien qui avait montré le courage le plus ardent, car il avait mandé secrétement des émissaires derriére chacun de ceux qui partaient, pour pouvoir savoir qui était le plus hardi et le meilleur pour occir son homme. De la sorte, nul homme n’échappait 4 la mort lorsque le Vieux de la Montagne la voulait. S’tl arrivait que les premiers envoyés fussent occis avant d’avoir exécuté le commandement du Vieux, il

en mandait d’autres et ainsi de suite jusqu’a ce que son ennemi fut tué. En outre, je vous dis trés véritablement que plusieurs rois et barons lui faisaient des présents et étaient en bons termes avec lui de peur qu’il ne les fit occire. Ainsi, je vous ai dit l’affaire du Vieux de la Montagne et de ses Assassins. Et vous conterai maintenant comment il fut détruit, et par qui. Et encore veux aussi vous dire de lui une autre chose, que j’avais laissée :je vous dis que ce Vieux avait choisi deux

autres Vieux, qui lui étaient soumis, et observaient en tout ses maniéres et coutumes. L’un d’eux il envoie dans les régions de Domas et l'autre en Curdistan ; et pour puissant que fat un homme, s'il était ennemi dudit Vieux, point ne pouvait échappera lamort. Mais laissons cela et venons-en a sa destruction. Vrai est qu’environ l’an 1262 aprés la naissance du Christ, lorsque Ulau, frére du Grand Kaan, soumit 4 ses lois tout l’Orient, ledit Ulau, cinquiéme sire de tous les Tartares du Levant, sachant 'es mauvaises actions que ce Vieux faisait, et ses coutumes, et aussi que le Vieux faisait dépouiller ceux qui suivaient la route, se dit en lui-

méme qu’il le ferait détruire. Adonc il prend de ses barons et les envoie au jardin et castel du Vieux avec grandes troupes ; ils assié-

52

MARCO POLO

gent le chateau bien trois ans avant que ne puissent le prendre, car il était si fort qu’on ne le pouvait emporter d’assaut. Et ne Peussent méme jamais pris tant qu ils auraient eu de quoi manger, mais au bout de trois ans, ils n’eurent plus rien 4 manger. Alors,

faute de vivres, ils furent pris, et fut occis le Vieux de la Montagne, qui avait nom Alaodin, avec tous ses hommes et tous ses Assassins;

toute la place fut détruite et laissée pour désert par les gens d’Ulau, sire de tous les Tartares du Levant, et il fit raser le chateau. Telle fut la fin de ce Vieux maudit, et depuis ce Vieux jusques 4 nos

jours, il n’y a ni Vieux ni Assassins ; avec lui se finit toute la domination et les maux que les Vieux de la Montagne avaient faits anciennement. Laissons donc ce sujet et allons de 1’avant. XLIV. —

CI DEVISE DE LA CITE DE SAPURGAN.

Qui s’en va de ce chateau, chevauche par belles plaines, belles vallées et belles collines o& sont beaucoup de beaux herbages, de bons paturages pour les troupeaux, des fruits 4 suffisance et toutes choses 4 manger en grande abondance. Les armées du

seigneur Ulau y séjournent volontiers a cause de la richesse du pays. Cette contrée dure bien six journées, et il y a des villes et villages, et les hommes adorent Mahomet. Parfois l’on trouve un

désert de cinquante ou soixante milles, ot ne se trouve eau 4 boire ; aussi convient-il que les hommes en emportent avec eux. Les bétes ne boivent tant qu’elles soient sorties de ce désert et venues aux lieux ot elles trouvent de l’eau ; il faut donc trés rapidement passer, puisqu’elles trouvent l’eau seulement ensuite. Et quand on a chevauché six journées tel que je vous ai conté, on trouve une cité appelée Sapurgan *. C’est une ville belle, grande et fertile, avec planté de toutes choses. Dans ce pays viennent bien des arbres. Et vous dis qu’il y a les meilleurs melons du monde en grandissime quantité, qu’ils les font sécher et les gardent toute l'année de cette maniére: ils les découpent en laniéres comme courroies, ou bien a la mode des calebasses, puis les mettent au soleil et les font sécher, si bien qu’ils en deviennent plus doux que miel. Et vous dis qu’ils en font commerce et les vont vendant séchés de la sorte a travers la contrée voisine, en grosse quantité, et le peuple les prend trés volontiers pour nourriture parce qu’ils ont la douceur du miel. Il y a dans ce pays venaison des bétes et d’oiseaux outre mesure.

Maintenant, nous laissons cette ville et vous

terons d’une autre cité, qui a nom Balc *.

con-

LA

XLV. —

CI DEVISE

DESCRIPTION

DE

LA

DU

GRANDE

MONDE

ET

53

NOBLE

CITE

DE

BALC.

Balc est une noble cité, et fort grande. Jadis, elle était plus noble et plus grande, c’était la plus vaste et la plus belle qu’on pat trouver en ces régions, mais les Tartares et d’autres gens ]’ont souvent ravagée et vilainement endommagée. Car je vous dis qu’il y ett jadis nombre de beaux palais et maintes belles maisons de marbre ; et encore y sont, mais détruites et ruinées. Et vous dis qu’en cette ville le roi Alexandre le Grand prit pour femme la fille de Darius, roi des Persiens, selon ce que disaient les gens de cette

ville. Tous les gens de cette cité adorent l’abominable Mahomet. Et sachez que la terre du sire des Tartares du Levant dure jusqu’a cette cité, et que c’est a cette ville que sont les confins de la Perse entre Vent-Grec et Levant. Maintenant, laissons cette cité, et commengons

aa conter d’un

autre pays qui s’appelle Dagova *. Qui s’en va de cette cité dont je vous ai conté plus haut, il chevauche bien douzej journées entre Levant et Grec, et ne trouve nulle habitation parce que les gens ont abandonné toute la plaine et se sont tous enfuis dans les montagnes dans des forts, par peur des mauvaises gens, voleurs et bandits, et des armées qui leur faisaient grands dommages et pertes bien des fois, en marchant sans cesse a travers le pays. Ces régions sont dévastées, et il n’est possible vraiment d’y voyager qu’en grosse compagnie. Et vous dis qu’il y a bien des maisons sur les montagnes. On trouve de l’eau 4 suffsance sur cette route, et d’assez bon gibier ; il y a méme des lions. Mais point ne trouve-t-on de vivres pendant ces douze journées : il convient que ceuX qui suivent ce chemin, emportent leur nourriture, pour euxmémes et pour leurs chevaux. XLVI. —

CI DEVISE DE LA MONTAGNE

DE SEL.

Et quand on est allé ces douze journées, on trouve un village appelé Taican *, ow il y a un trés grand marché de blé et d’autres grains. Il est dans une contrée trés belle et gracieuse ; les montagnes sont devers le Midi, trés grandes et élevées, et certaines sont toutes de sel blanc et savoureux, dur comme pierre. Toute la contrée a lentour, 4 plus de trente journées, vient pour ce sel, qui est le meilleur du monde ; et ils n’en consomment point d’autre. II est si dur qu’on n’en peut arracher sans un grand pic de fer ; et vous

54

MARCO POLO

dis qu’il est en si grande abondance que le monde entier en aurait assez jusqu’a la fin des siécles. Certaines montagnes aussi sont riches en amandes et en pistaches, dont on tient la trés grand marché. Et quand on part de cette cité, on va chevauchant trois journées, toujours entre Vent-Grec et Levant, et toujours trouvant belle contrée ou sont partout habitations en suffisance, et riche en fruits,

en blé, en vin et en toutes choses. Les gens adorent Mahomet. Ils sont trés mauvaises gens, coupe-bourse, voleurs, meurtriers et traitres. Ils passent leur temps en beuveries, car tout le jour ils boivent volontiers, ayant trés bon vin cuit ; grand buveurs sont et s’enivrent trés volontiers. Ils sont doctes en la loi de Mahomet, ce

pourquoi ils ne se couvrent ni téte ni pieds, si ce n’est sur le chef une corde d’environ dix palmes de longueur quils enroulent. Ils sont trés bons chasseurs et prennent assez de gibier, et n’ont autre vétement que les peaux des bétes qu’ils attrapent, qu’ils travaillent 4 leur maniére et dont ils font bottes et robes, et ils savent

tous comment traiter ces peaux ; et chacun sait traiter les peaux pour ses propres bottes et habits. Et quand on est allé ces trois journées, on trouve une cité appelée Scassem *, qui appartient 4 un comte. Elle est dans une plaine, mais ses autres cités et villages sont dans la montagne. Par le milieu de celle-ci passe un fleuve assez grand. Dans la province, vivent maints porcs-épics ; et quand les chasseurs les veulent prendre, ils lancent sur eux les gros chiens fougueux ; les porcs-épics se rassemblent tout en boule et jettent les épines qu’ils ont sur le dos et sur les flancs, blessant ainsi parfois trés vilainement les chiens et méme les hommes en plusieurs endroits. Mais pourtant les chasseurs leur vont sus et les prennent. Autour de cette ville de Scassem est une grande province qui a nom Scassem et a langage de son cru. Les vilains font paitre leurs troupeaux dans les montagnes, car ils y font de trés belles et spacieuses habitations sous terre. Ils font de vastes caves, et le peuvent fort aisément parce que les monts ne sont point de roc, mais presque tout de terre. Et quand on part de cette cité de Scassem, dont je vous ai parlé plus haut, on s’en va trois journées sans trouver nulle habitation, ni 4 manger, ni a boire ; mais on trouve assez d’herbe pour les chevaux. Les voyageurs doivent emporter avec eux tout ce qu’il leur faut pour le voyage. Au bout de ces trois journées, on trouve la province de Badascian, et deviserai de ce qu’elle est.

LA

XLVII.



CI DEVISE

DESCRIPTION

DE

LA

DU

GRANDE

MONDE

PROVINCE

55

DE

BADASCIAN.

Badascian est une grande province, ot les gens adorent Mahomet et ont un langage bien 4 eux. En longueur, ce vaste royaume dure bien douze journées ; la souveraineté y est par héritage, car tous les rois sont d’une méme lignée, descendue du roi Alexandre, et de son épouse née fille du roi Darius le Grand, le .grand sire de Perse. Et tous les rois de cette province sont encore appelés Culcarnein *, en leur langage sarrazin, ce qui veut dire en frangais roi Alexandre, par amour du grand Alexandre. En cette province sont produites les pierres précieuses appelées balasci *, qui sont trés belles et de grande valeur. On les appelle balasci d’aprés Badascian, la province ou royaume ou on les trouve. Elles prennent naissance dans les roches des montagnes, et je vous dis que lorsqu’ils en veulent, ils doivent se donner grand’peine, car ils font de vastes cavernes és montagnes et ils vont bien loin sous la terre, tout comme ceux qui creusent les veines d’or et d’argent. On ne travaille ainsi que sur une seule montagne, nommée Sighinan *. Et sachez encore que le roi de cette province les fait creuser pour lui ; nul autre homme, naturel ou étranger, que le roi,

ne pourrait aller 4 cette montagne y quérir de ces balasci pour luiméme sans étre mis 4 mort aussit6t. Et encore vous dis qu'il en coute la téte et l’avoir si l’on en emporte aucun hors du royaume, car le roi les rassemble tous et garde les plus précieux pour lui ; il les envoie ¢a et 14 par ses hommes

aux autres rois et princes, et

grands seigneurs, tantét pour tribut, tant6t pour amitié ; sil lui plait, il en vend aux marchands contre or et argent ; et alors on les peut emmener en pays étranger. Et ce fait le roi pour que ses balasct restent rares et de grande valeur partout. Car s’il laissait d’autres hommes creuser et en porter par le monde, on en aurait tant répandu qu’ils ne vaudraient plus grand’chose, de sorte que le roi ne ferait plus que petits profits, ou pas du tout. C’est pour cette raison que le roi a décidé si grandes peines, pour que nul ne puisse en emporter sans son consentement. En une autre montagne de cette province prennent naissance les saphirs, qu’on recueille tout comme les balasci. Et sachez encore en vérité que dans une autre montagne de la méme contrée, on trouve les pierres dont est fait l’azur, et c’est le plus fin et le meilleur qui soit au monde. Les pierres dont je vous ai parlé et dont on fait l’azur, forment des veines qui naissent en montagne comme les autres. Et cette veine

est appelée Japis lazuli. Je vous dirai encore que sont en cette

56

MARCO

POLO

province autres montagnes d’ou sont extraits argent, cuivre, et plomb en grande quantité. C’est contrée et province trés froide. Et sachez encore qu'il y nait de trés bons chevaux, grands, et fameux

coureurs ; nul fer

ne portent a leurs pieds, bien qu’il y ait de nombreuses pierres dans le pays ; et c’est 4a cause des bons pieds qu’ils ont, et des bons sabots. Ils vont dans les montagnes et toujours sur de mauvaises routes sans broncher, et les hommes galopent dessus sur des pentes de montagne ou d’autres animaux ne pourraient galoper ni n’oseraient essayer. Et l’on a dit al’auteur que naguéres auparavant, on pouvait trouver en cette province des chevaux descendus de la semence du cheval du roi Alexandre nommé Bucéphale ; lesquels tous naissaient avec une corne et une étoile sur le front comme Bucéphale, parce que les juments avaient été couvertes par cet animal en per-

sonne. Mais puis aprés toute la race d’iceux fut détruite. Les derniers se trouvaient au pouvoir d’un oncle du roi, et quand il refusa de permettre au roi d’en prendre un, celui-ci le fit mettre 4 mort ; mais de rage de la mort de son époux, la veuve anéantit ladite race, et la voila perdue. Dans ces montagnes naissent des faucons sacres *, qui moult sont bons et bien volants. Ici aussi naissent les faucons laniers *, de parfaits autours et des éperviers. Il y a grande venaison de bétes et d’oiseaux. Ils ont de bon froment et de l’orge sans écorce, c’est-adire que c’est tout grain et qu’on n’en obtient pas de son. Ils ont de méme abondance de millet et de panic. Point n’ont d’huile d’olive, mais ils en font de sésame, qui est graine semblable au lin, mais celle de sésame est blanche et l’huile est meilleure et plus savoureuse qu’aucune autre ; les Tartares et autres habitants de ces régions en font usage, ainsi que l’huile de noix. Les entrées de ce royaume sont des passes trés étroites, malaisées, abruptes, et bien d’autres fortes places, si bien qu’ils. n’ont pas peur que nulles gens puissent entrer pour leur porter dommage. Leurs cités et villages sont sur les grandes montagnes, en lieux trés forts. Les particulieres qualités de ces montagnes, les. voici : elles sont si hautes qu’un homme les gravissant depuis le bas jusqu’au sommet dés le matin, au soir ne serait pas encore arrivé en haut. Tout en haut sont de grandes plaines avec des arbres et de lherbe, de puissantes

sources,

et fort claires, qui

coulent vers le pied des monts sur des rochers comme des riviéres. Dans ces sources, on trouve des truites et bien d’autres poissons 4 la chair délicate. En haut de ces montagnes, l’air est si pur et le séjour si vivifiant que si un homme, tandis qu’il vit dans les cités et habitations baties en plaine et dans les vallées proches des monts, attrape fiévre de quelque sorte, assavoir tierce, quarte ou continue, ou toute autre maladie fortuite, il grimpe immédiatement sur les monts, ot, prenant son repos, il voit sa maladie

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

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chassée et sa santé revenue. Messire Marco dit qu'il en a fait Pépreuve. Car lorsqu’ il était en ces régions, il demeura malade environ une année, et dés qu’on lui recommanda de monter sur ces montagnes, il se porta bien de nouveau. Deux ou trois montagnes sont comme si elles étaient sulfureuses, et les eaux toujours en viennent sulfureuses. Il y a trés grande foule de brebis sauvages, qui forment parfois troupeaux de quatre cents, cing cents et six cents bétes. Beaucoup sont volées, mais on n’en manque jamais. Les habitants sont bons archers et bons chasseurs, et la plupart sont habillés de peaux de bétes parce qu’ils ont grande pénurie d’autres vétements ; oui: les habits de laine sont ici tout-a-fait

impossibles a avoir, ou reviennent excessivement cher. Les grandes dames et nobles de ce pays portent braies jusqu’aux pieds comme les hommes ainsi que vais vous dire, et les font de coton et de soie trés fine, avec du musc dedans. Et elles bourrent beaucoup d’effets a l’intérieur de leurs braies. Il y a des dames qui, dans leurs braies,

c’est-a-dire le vétement des jambes, mettent bien cent brasses de trés fins tissus de lin et de coton enroulés autour du corps comme langes, et certaines en mettent quatre-vingts, certaines soixante, selon leurs moyens, et elles les font bouffer tout autour. Ainsi font pour montrer qu’elles ont de grosses fesses et devenir belles, car leurs hommes se délectent de femmes rebondies, et celle qui parait la plus renflée au-dessous de la ceinture leur semble plus belle que les autres. Et voila racontées toutes les affaires de ce royaume; nous allons le quitter et vous parler d’un autre peuple qui habite vers le Midi, a dix journées de voyage de cette province. XLVIII. —

C1

DEVISE

DE

LA

GRANDE

PROVINCE

DE

PASCIAI.

Vrai est qu’a dix bonnes journées du Badascian vers le Midi est une province nommée Pasciai, ot ils ont un langage a eux. Les gens sont idolatres qui adorent les idoles, et ils sont gens bruns. Ils savent beaucoup d’enchantements et d’arts diaboliques, et le temps passent 4 invoquer les démons. Les hommes portent a leurs oreilles des anneaux et boucles d’or, d’argent, de perles et de pierreries selon leurs moyens, et travaillés trés habilement. Ils sont gaillards trés malveillants et artificieux, cruellement raffinés dans leurs coutumes. Cette province est trés chaude. Leur manger n’est que riz et chair avec des épices;y régne le vice de sensualité de telle maniére que je n’en veux rien dire. Oui : laissons tout cela, et contons d’une autre province, qui en est, vers le Sirocco, a sept journées et qui a nom Chescemir.

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MARCO

XLIX. —

POLO

CI DEVISE DE LA PROVINCE DE CHESCEMIR.

Chescemir est une province ot sont encore idolatres et ont aussi un langage a eux. Ils en savent tant plus que les autres sur les enchantements des diables, que c’est merveille. Car ils font parler les idoles sourdes et muettes, et en regoivent réponses lorsqu’ils les consultent. Par enchantement ils font le temps changer A leur désir, venir la grande obscurité sur la lumiére dujour, et la changent ensuite en éclat du soleil. Par enchantement et savoir ils font tant d’autres choses merveilleuses qu’il ne serait personne pour y croire sans les avoir vues. Davantage, je vous dis qu’ils sont chefs des autres idolatres, et c’est d’eux que descendent les idoles. De cet endroit l’on peut aller jusqu’a la mer d’Inde. Les hommes de Chescemir sont communément bruns et maigres. Les femmes sont vraiment belles pour des femmes a peau sombre... Ils se nourrissent de chair et de riz. C’est une terre trés tempérée qui n’est ni trop chaude ni trop froide. II y a des cités et villages assez, de nombreux bois et quelques déserts, et des passes si étroites et si fortes qu’ils n’ont peur de nul, et qu’on ne peut y parvenir sans grande peine. Ils se gouvernent par eux-mémes, car ils ont leurs rois qui maintiennent

la justice,

et qui, pour

cette justice, sont

grandement

aimés par tout leur peuple ; et de personne ne sont tributaires. Ils ont de nombreux ermites selon leur coutume, qui demeurent en leur ermitage, font grande abstinence de manger ou de boire, se gardent bien de toute luxure, et outre mesure se retiennent de commettre aucun péché contre leur loi. De sorte que

pourraient étre appelés saints s’ils connaissaient le vrai Dieu et obéissaient 4 ses commandements comme ils font 4 leur fausses idoles et dieux. Ils sont tenus pour trés saints, et leur peuple les a en grande révérence. Et je vous dis qu ils vivent jusques a trés grand Age a cause de l’air bien tempéré, et de cette grande abstinence de péché, qu’ils font pour ’honneur et l'amour de leurs idoles. Aussi ont abbayes et moustiers de leur foi en bon nombre. Les fréres des divers ordres y ménent une vie stricte et portent tonsure comme nos Fréres Précheurs et Mineurs. Davantage, les hommes de cette province ne tuent nul animal et ne versent point le sang, mais s‘ils

veulent manger de la chair, il faut que certains Sarrazins qui vivent au milieu d’eux abattent les animaux qu’ils peuvent avoir a

manger *, Enfin, le corail qui arrive de notre terre est vendu en cette contrée plus cher qu’en aucune autre. Maintenant, quittons cette province et région. Mais nous

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

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n’irons pas de l’avant, car si nous allions encore douze journées en avant, nous entrerions en I’Inde, dans les pays ou pousse le poivre qui sont proches du royaume de Braaman *, alors que je ne veux y entrer maintenant, car sur le chemin du retour, je vous conterai toutes les choses d’Inde en bon ordre dans le tiers livre. Ainsi nous retournerons a notre province devers Badascian parce qu’en autre sens nous ne pourrions aller. Nous prendrons donc une autre voie, depuis l’autre frontiére de la province de Badascian par laquelle passe la route de Catai entre Levant et Grec, décrivant, comme j’ai commencé de faire, les provinces et contrées qu’on rencontre en voyage, et les autres autour de leurs limites 4 main droite et 4 main gauche. L. —

CI DEVISE DU TRES GRAND FLEUVE DE BADASCIAN.

Qui part de Badascian, il fait douze journées entre le Levant et le Vent-Grec en remontant un fleuve qui appartient au frére du seigneur de Badascian, trouvant de nombreuses rivitres grandes et petites, et des villages et habitations en suffisance. Les gens de ce pays sont vaillants hommes d’armes et adorent Mahomet. A la fin de ces douze journées, on trouve une province non trop grande car elle mesure trois journées en tout sens et est appelée Vocan *. Les gens de ce pays adorent Mahomet, ont un langage a eux et sont hommes d’armes preux et éprouvés. Ils n’ont qu’un seul seigneur qu’ils appellent None *, qui veut dire en langage francois comme Comte, et ils sont soumis au seigneur de Badascian. Ils ont assez de bétes sauvages et de tous autres animaux et de grandes chasses de toute espéce. Quand on part de cette petite contrée, on va trois journées, vers le Vent-Grec, presque toujours a travers monts, et tellement on s’éléve qu’au sommet de ces monts, dit-on, c’est le plus haut lieu du monde. Et quand on est en ce haut lieu, on trouve une vaste plaine entre deux montagnes, ot est un trés beau paturage, et un grand lac d’ou s’encourt une jolie riviére. C’est le meilleur et le plus gras paturage du monde, car une maigre béte, et aussi maigreque vous voudrez, y devient grasse en dix jours. Il y a tres grande abondance de toutes bétes sauvages. En particulier y a trés grande multitude de moutons sauvages qui sont trés grands, car ils ont les. cornes trés longues, certaines de six bonnes palmes de long, et pour le moins de trois ou quatre, et fort grosses. De ces cornes, les patres font de grandes écuelles ot ils mangent, et en vendent grosses. quantités qui sont portées en autres pays. Ils les entassent aussi ensemble et s’en font des huttes ov ils s’abritent. Avec ces cornes

aussi, les bergers enclosent les lieux ov ils tiennent leurs animaux la nuit. Il fut dit 4 auteur qu’il y a infinité de loups qui tuent et

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mangent bon nombre de ces moutons ; on trouve une telle multitude de cornes et d’os que ceux qui suivent les routes en font de grandes buttes pour montrer la route aux voyageurs qui passent par temps de neige. Par cette plaine on va chevauchant douze journées et elle est appelée Pamir *. Pendant ces douze journées, on ne trouve ni habitation ni auberge, mais c’est un désert tout le long de la route, et lon n’y trouve rien 4 manger : les voyageurs qui doivent passer par la, il convient qu’ils emportent avec eux leurs provisions. La ne sont aucuns oiseaux, a raison de la hauteur et du froid intense, et pour ce qu’ils n’y pourraient rien trouver a manger. De plus, je vous dis qu’a cause du grand froid, le feu n’est pas aussi clair et brdlant, ni de la méme couleur que dans les autres lieux, et les viandes ne peuvent pas bien cuire. Mais quittons ce sujet, et vous conterons d’autres choses plus lointaines, par le Vent-Grec et le Levant. Quand on est allé ces douze journées dont je vous ai parlé, on trouve des habitations. Mais quand on en repart, il faut alors chevaucher bien quarante journées entre Grec et Levant, toujours 4 travers monts, et cétes, et vallées, passer bien des torrents et des lieux déserts. En toutes ces quarante journées, il n’y a demeure ni auberge, et les voyageurs sont forcés d’emporter avec eux la provende dont ils ont besoin. Cette contrée est appelée Belor *. Les gens demeurent dispersés dans les trés hautes montagnes ; ils sont idolatres et trés sauvages, et ne vivent que de chasse. Leurs vétements sont faits du cuir des bétes qu’ils attrapent, et ils sont trés cruelles et méchantes gens. Laissons cette contrée et vous conterons de la province de Cascar. LI. —

C1 DEvISE Du ROYAUME DE CASCAR.

A ce qu’on dit, Cascar * était jadis royaume libre, mais est a présent soumis au Grand Caan. Les gens y adorent Mahomet. Il ya assez de villes et de villages ; la plus importante et plus noble cité est Cascar ; eux aussi sont entre Grec et Levant. Il y parvient nombreux vétements et marchandises. Les gens vivent de métiers et commerces,

et surtout de travailler le coton. Ils ont trés beaux

jardins et vignes et beaux vergers d’arbres fruitiers. La terre est fertile, et produit tout ce qui est nécessaire a la vie, car le pays est tempéré. Le coton y pousse a planté avec le lin et le chanvre et bien d’autres choses. De cette contrée partent beaucoup de marchands, qui s’en vont commercer par tout le monde. Ce sont en vérité gens trés mesquins et misérables, car ils boivent et mangent fort mal. En cette contrée vivent, outre les Mahométans, quelques ‘Turcs qui sont Chrétiens Nestoriens et ont leurs églises et leur

LA DESCRIPTION

DU MONDE

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religion ; ils observent la loi grecque. Ils vivent mélés aux autres habitants, comme les Juifs de nos pays parmi les Chrétiens. Les gens de cette province ont une langue a eux. La province dure cing journées. Or laissons cette contrée et parlons de Samarcande. LII. —

CI DEVISE DE LA GRANDE CITE DE SAMARCANDE.

Samarcande * est une trés noble et grandissime cité, ot se trouvent de trés beaux jardins et tous les fruits qu homme puisse souhaiter. Les gens y sont chrétiens et sarrazins. Ils sont au neveu du Grand Can, qui n’est point son ami, mais bien souvent a été en querelle avec lui. Trois grandes guerres entre eux se sont faites, ils se haissent grandement, et son nom est Caidu *. La cité est vers la Grande Ourse. Et vous dirai une grande merveille qui advint en

cette cité. Vrai est qu’il n’y a encore grand de temps, Ciagatai, propre frére du Grand Can, persuadé et enseigné par les Chrétiens, recut

le baptéme et se fit chrétien.*. Comme il était seigneur de cette contrée et de bien d’autres, tous les Chrétiens de la ville de Samar-

cande en eurent grand plaisir. Avec la faveur du seigneur, ils batirent dans cette cité une trés grande et noble église ronde en mémoire de cet événement, et dédiée a Saint Jean-Baptiste, et ainsi est appelée cette église encore aujourd’hui. Ils prirent une trés belle et grosse pierre carrée en marbre, que le seigneur avait prise luiméme dans une maison appartenant aux Sarrazins, et la mirent comme pilier d’une colonne au milieu de l’église de facon telle que cette colonne soutenait tout le toit, qui était rond. Dont se courroucérent trés fort tous les Sarrazins, mais furent contraints de se tenir

cois et muets par crainte du seigneur qui était chrétien ; leur trés grosse haine et méchanceté naturelle envers les Chrétiens se trou' vérent grandement accrues par cette belle pierre prise 4 leur maison et mise en l’église chrétienne, car a leurs avis, le seigneur chrétien n’avait ainsi fait que par mépris pour eux.

Aprés non guéres de temps, quand fut l’église batie et noblement ornée, il advint que Ciagatai mourut, et que lui succéda son fils *, qui était jeune et point ne voulait étre chrétien. Et

quand

les Sarrazins

virent

qu’il était mort,

et parce

qu'ils

avaient eu et avaient encore grande ire, pour cette pierre qui était en l’église des Chrétiens, ils se dirent entre eux qu’ils voulaient la reprendre de gré ou de force, et l’emporter hors de l’église. Ce quils pouvaient bien faire, car ils étaient bien dix fois plus nombreux que les Chrétiens. Aprés avoir tenu conseil, les meilleurs Sarrazins vont a l’église de Saint Jean et disent aux Chrétiens présents qu’ils voulaient cette pierre qui avait été leur bien. Les Chrétiens répondent qu’elle est 4 eux, qu’ils veulent bien l’acheter 5

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POLO

et en donner tout ce qu’ils voudront pourvu qu’on laissat la pierre, parce que trop serait grand dommage a l’église si cette pierre en était retirée. Les Sarrazins disent qu’ils n’en voulaient or, ni trésor, mais voulaient leur pierre de toute maniére. Et que vous en diraije ? La seigneurie était 4 ce neveu du Grand Can, et fils de Ciagatai. Tant marchérent les langues que le seigneur l’apprit, car les Sarrazins pleins de haine vinrent en grande furie par devant le seigneur sarrazin protecteur de la ville, pour lui dire ce qu’avait fait Ciagatai au mépris de la foi mahométane. Ils font faire commandement aux Chrétiens que, dans les deux jours a compter de ce jour, dussent rendre cette pierre aux Sarrazins. Et quand les Chrétiens ont eu tel commandement, ils ont grande ire et amertume et ne savent que doivent faire, ne voyant comment triompher des Sarrazins par force ou par argent, ni comment retirer cette pierre sans la noble église ruiner. En retournant chez eux, ils prirent le meilleur conseil, qui était de prier Jésus-Christ de les guider en cette affaire, afin que la sainte église ne fut point ruinée et que l’autel de Saint Jean-Baptiste ne fut point écrasé par sa propre église. Or en advint tel miracle comme je vous conterai. Sachez que quand fut venu le matin du j jour ou la pierre se devait rendre, et que les Sarrazins vinrent a l’église prendre la pierre, la colonne, qui était sur la pierre, par la volonté de Notre Seigneur Jésus-Christ s’dte de la pierre et se hausse de bien trois palmes et se soutient aussi bien, comme si la pierre avait été dessous, portant sa charge avec le pied en Il’air. Ainsi eurent leur pierre avec grande mésaventure. De ce jour en avant, toujours est demeurée cette colonne ainsi, et elle y est encore. Ce fut tenu et encore est tenu pour un des grands miracles qui advinrent de par le monde. Venant de régions fort nombreuses, des gens défilent tout le long du jour pour le voir. Or, laissons cela dont on a dit assez, allons de l’avant et vous contons d’une province qui est appelée Yarcan.

LIII. —

Cr DEVISE

DE LA PROVINCE

DE YARCAN.

Yarcan * est une province qui dure cinq bonnes journées. Les gens sont de la loi de Mahomet, mais il y a quelques Nestoriens et Jacobites. Ils sont 4 ce méme neveu du Grand Can dont je vous ai deja conté. Ils ont grande abondance de toutes choses, et notamment du coton. Les gens sont bons artisans;pour la plupart, ils ont un pied trés grand et I’autre trés petit, mais ce néanmoins trés bien marchent; ils ont les jambes enflées et une bosse sur le gosier, qui tient ala nature de]’eau qu ils boivent. Comme iln’yarien d’autre qui mérite mention en notre livre, pour cette raison laissons cela et vous conterons d’une autre province, qui est appelée Cotan.



LA

LIV. —

DESCRIPTION

DU

MONDE

63

CI DEVISE DE LA PROVINCE DE COTAN.

Cotan * est une province entre Levant et Grec et elle est longue de huit journées. Elle aussi est soumise au Grand Can. Tous les habitants adorent Mahomet. II y a assez de cités et de jolis villages. Et la plus noble cité, celle qui est téte du royaume, est appelée Cotan ; c’est le nom de la province. Elle a abondance de toutes choses. Il y pousse assez de coton, de lin et de chanvre, de Vhuile, des grains et du vin, et le demeurant tout comme en nos pays. Les gens vivent de commerce et de métiers, mais point ne sont hommes d’armes, plutét vils et couards. De cette province rien n’y a d’autre a dire ; aussi nous en partirons et vous conterons d’une autre province, qui a nom Pem. LV. —

CI DEVISE

DE LA PROVINCE

DE PEM.

Pem * est une petite province qui a cing journées de long entre Levant et Grec. Les gens adorent Mahomet et sont au Grand Can. Il y a assez de villes et de villages, et la plus noble cité, qui est téte du royaume, est appelée Pem. IJ y a un fleuve ot se trouvent en assez grosse quantité les pierres précieuses que l’on appelle jaspe et calcédoine. Les gens ont, dans cette province, grande abondance de choses. I y pousse du coton assez. Les gens y vivent surtout de commerce et de métiers. Et vous dis qu’ils ont une telle coutume comme je vous dirai. Quand une femme a un mari et qu’il la quitte pour aller en voyage, et qu’il doit rester absent au moins vingt jours, la femme qui reste 4 la maison, aussité6t que son mari est parti pour aller en voyage, elle prend mari jusqu’a son retour. Et de méme les hommes, ot qu’ils aillent, peuvent, s’ils le désirent,

prendre une épouse aussi. Et sachez que toutes ces provinces dont je vous ai conté depuis Cascar jusqu’ici, Cascar, Cotan, Pem, et les

autres jusques 4 la cité de Lop *, appartiennent toutes 4 la Grande Turquie. Or, laissons cela, et vous conterons d’une province qui est appelée Ciarcian.

64

MARCO

LVI. —

CI COMMENCE

LE PROPOS

POLO

DE LA PROVINCE

DE CIARCIAN.

Ciarcian * est une vaste province de la Grande Turquie entre Grec et Levant. C’était jadis noble pays, et fertile, mais il a été laissé dévasté par les Tartares. Les gens adorent Mahomet et ont un langage a eux. II ya pas mal de villes et de villages, et la maitresse cité du royaume est Ciarcian. Il y a aussi maintes larges riviéres qui apportent jaspe et calcédoine, pierres précieuses que les marchands portent a vendre au Catai, et dont ils ont grand profit, car ils en ont assez, et bonnes. Et presque toute cette province est de sable ; de Cotan a Pem, c’est aussi du sable, et de Pem jusqu’ ici, c’est encore

du sable ; pour cette raison y a maintes eaux mauvaises et améres. Et y aen plusieurs lieux des eaux douces et bonnes. Et en été quand il advient qu'une armée de Tartares passe par la contrée, ils emportent tous les biens des gens, tuent et mangent tous leurs troupeaux. Aussi, tous les hommes de la province qui sont en un lieu ot va passer l’armée, ils fulent avec leurs femmes, leurs enfants, leurs bétes, et tous leurs biens, dans les sables 4 deux ou trois

journées, en lieux ot ils savent qu’il y a paturage et bonne eau, qu’ils y peuvent vivre avec leurs bétes, et que l’ennemi ne les trouvera pas. La ils attendent et demeurent jusqu’a ce que l’armée soit passée. Et vous dis que nul ne peut apercevoir la ou ils sont passés, parce que le vent du Sud-Ouest, qui domine en ces régions, efface immédiatement leurs traces et les recouvre de sable; de telle manieére, que quand l’armée vient, et ne trouve 4me qui vive, ne sait point ou ils sont allés, et ne soup¢onne pas qu’alla par la jamais homme ni béte; et alors ne savent que faire. Aprés le départ de lennemi, ils retournent 4 leur emplacement coutumier ; en telle maniére échappent-ils aux ennemis comme je vous ai dit. Mais s’il advient que par la passe une armée qui soit des amis, ils ne s’enfuient pas, mais seulement les bétes, parce que ne veulent que leurs bétes leur soient prises et mangées ; car les armées tartares ne payent point choses qu’elles prennent. Et sachez donc que quand ils récoltent, ils cachent leur grain loin des habitations dans ces sables, dans certaines caves, par peur des ennemis, et de la raménent a la maison ce qu’il faut de mois en mois ; et nul autre qu’eux-mémes ne connait la place, ni ne peut savoir ou ils vont, car le vent, quand il souffle, recouvre aussitét de sable leurs traces. Qui s’en va de Ciarcian, il va bien cing journées par les sables, la ot y a de mauvaise eau, et trés amére, mais en certains lieux, il

y ena de bonne et douce. Et n’y a rien autre 4 mentionner en notre

_

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

65

livre. A la fin de ces cing journées, on trouve une cité nommée Lop, qui est au début du grand désert, et ot les hommes se reposent et prennent des vivres pour le passer. Et pour cela, laissons ces choses et vous conterons plus avant. LVII. —

CI DEVISE DE LA CITE DE Lop.

Lop est une grande cité au début du désert, et c’est par elle qu’on entre dans le trés grand désert qui est appelé désert de Lop; et il est entre Levant et Grec. Cette cité est au Grand Can; les gens adorent Mahomet. Elle offre toutes les choses nécessaires aux voyageurs qui doivent traverser le désert. Et vous dis que ceux qui veulent traverser le grand désert doivent se reposer au moins une semaine pour se rafraichir, eux et leurs bétes. Au bout de cette semaine, ils doivent prendre des vivres pour un mois, pour eux et pour leurs bétes, car il leur faudra tout ce temps pour traverser le grand désert. Ils chargent donc des Anes et des chameaux solides avec des marchandises et victuailles, partent de cette ville et entrent en le désert. Si leurs provisions s’épuisent avant qu’ ils l’aient passé, alors ils débarrassent les Anes ou les chameaux de leur charge, les tuent et les mangent, ou bien les laissent aller en le désert, parce qu’ils ne peuvent plus les nourrir jusqu’a la fin. Ils préférent cependant conserver les chameaux et, pour la plupart, prennent des chameaux, car ils mangent peu et portent lourdes charges. Et vous dis que ce désert est si long, selon ce qu’on dit, pas qu’en un an I’on irait jusqu’au bout; en travers, la ot il est moins large, on peine dur un mois. Donc, dans sa longueur, il ne peut étre franchi, car on ne saurait emporter assez de nourriture. Dans sa largeur, comme on 1’a dit, on marche un mois sans jamais trouver un toit. I] est tout en montagnes et en plaines de sable, et vallées, et il ne s’y trouve rien a manger. Mais je vous dis que, qui s’en est allé un jour et une nuit, il trouve en hiver de l’eau douce a boire, mais non assez pour une grosse compagnie : juste ce qu’il faut pour cinquante a cent hommes avec leurs bétes, et non pour davantage. Ainsi est nécessaire de traverser en petite compagnie, pas plus de cinquante 4 la fois. Et 4 travers tout ce désert vous convient aller un jour et une nuit avant que vous trouviez eau a boire. Davantage, vous dis qu’en trois ou quatre endroits, on trouve de l’eau amére, salée et nuisible, tandis que les autres sont bonnes a boire, mais nullement abondantes ; et sont environ vingt-huit points d’eau. Ni béte d’aucune sorte, ni oiseaux il n’y a, car rien ne trouveraient a manger. Mais vous dis qu’en traversant ce désert, on y trouve une telle merveille que je vous conterai. Les gens donnent pour chose manifeste que dans ledit désert habitent nombre d’esprits qui produisent aux voyageurs de grandes

66

MARCO

POLO

et surprenantes illusions pour les faire périr. Et il est vrai que

lorsqu’on chevauche de nuit par ce désert, et qu’ un des marchands ou autre reste en arriére, et se trouve

sépare de ses compagnons

pour dormir ou pour autre cause, si la compagnie en marchant disparait derriére une colline ou montagne, quand il veut aller rejoindre ses compagnons, lors souvent arrive qu'il ouisse en lair esprits malins parler en maniére que semblent étre ses compagnons ;

car souventes fois l’appellent par son nom, et souventes fois, lui faisant croire qu’ils sont de ses compagnons, il suit ces voix et sort de la bonne route; de la sorte, ne rejoint jamais ses compagnons, et jamais plus on ne le retrouve, et n’ouit de ses nouvelles, car point ne sait comment retourner ; et se trouvant sans manger ni boire, aux temps passés sont morts maints voyageurs, et perdus. Et vous

dis encore que la chose advient non seulement la nuit, mais aussi de jour ;des hommes oient ces voix d’esprits, et vous semble maintes fois que vous oyez résonner dans l’air maints instruments de musique et notamment des tambours, et Je choc des armes. Adonc ceux qui veulent suivre ce chemin et passer ce désert, doivent prendre trés grand soin d’eux pour n’étre point séparés de leurs amis pour quelque raison, et doivent aller avec grandes précautions, pendre des clochettes au cou de leurs chevaux et animaux pour les ouir continuement, de fagon a ne pas s’endormir et a ne pas divaguer. Parfois, dans la nuit, on entend comme une ruée de monde en autre direction, et croyant que ce sont les compagnons, les gens vont ot ils entendent la marche de la cavalcade, et lorsque le jour vient, ils se trouvent ravis par ces esprits en cette voie ou une autre ; et beaucoup n’étant point avertis de ces esprits périssent de male mort. Et c’est parfois de jour que les esprits viennent sous la forme d’une troupe, vers celui qui est resté en arriére ; alors il sort de la route ; les esprits le laissent tout seul marcher dans le désert,

et il périt. Et on en a vus pour qui, lors qu’ils voyageaient, les esprits ont pris la forme d’une armée et les ont chargés d’assaut ; eux pensz nt que ce fussent voleurs, se prirent a4 fuir, et ayant quitté la bonne route, ne surent plus la retrouver et périrent donc misérablement de faim, car il s’étend 4 l’infini.

Ainsi, ceux qui ne s’engardent pas bien de ces déceptions parviennent a4 une fin misérable. Ce sont choses merveilleuses a ouir, et difficiles 4 croire, ce que font ces esprits *. Et pourtant, c’est comme vous ai dit, et encore bien plus surprenant. Aussi les gens sont accoutumés 4 marcher bien serrés en groupe, et avant de se coucher, ils font une marque de la direction qu’ils doivent reprendre. Voila la maniére dont se passe ce désert, avec autant de périls, de trouble et de crainte que vous avez ouis. Désormais nous laisserons ce désert, carnous vous en avons dit toute l’affaire. Nous vous conterons

des provinces que l’on trouve quand on sort du grand désert de Lop.

LA DESCRIPTION

LVIII. —

DU MONDE

Ci DEVISE DE LA PROVINCE

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DE TANGUT.

Quand on a chevauché les trente journées de désert que je vous ai dit, alors on trouve une cité qui est appelée Saciu *, et qui est au Grand Can. Elle est en une province appelée Tangut *. Les gens de ce pays sont tous idolatres, quoiqu’on y puisse bien voir quelques Chrétiens nestoriens et quelques Sarrazins. Les Idolatres ont langage a eux. La ville est entre Grec et Levant. Ils ne sont point gens qui vivent de commerce ou de leurs métiers, mais ils vivent du profit des grains qu’ils recoivent de la terre. Ils ont maints moustiers et abbayes, lesquels sont tous pleins d’idoles de toutes fagons auxquelles font riches sacrifices, grands honneurs et grande reverence *. Et sachez que tous les hommes qui ont enfants font chaque année nourrir un mouton en l’honneur des idoles ; au début de l’an,

ou a la féte de l’idole, ces péres qui ont nourri le mouton le ménent avec leur enfant par devant idole, et lui faisant grande révérence, font une féte en faveur de l’idole, eux et leurs enfants. Et quand ils ont faite, ils le font tout cuire. Ensuite le portent de nouveau devant l’idole avec grande révérence, et l’y laissent jusqu’a ce que les prétres aient dit leurs offices et priéres. Ainsi font pour que Vidole garde leur fils en bonne santé, disant que lidole mange la substance ou |’odeur de la viande ; dont les idoles ne touchent mie, car sont sourdes, muettes et sans bouche. Quand ils ont ainsi fait,

ils prennent cette viande qui était restée devant l’idole, a icelle donnent sa part de chair et portent le reste, a leur maison ou en autre lieu qu’ils veulent, mandent tous leurs parents et amis, et la mangent avec grande révérence et grande féte. Quand ils ont mangé la chair de ce mouton, ils en recueillent encore les os et les mettent trés religieusement en streté dans une arche. Le prétre des idoles regoit la téte, les pieds, la triperie et la peau et un peu de la chair. Et sachez aussi que tous les Idolatres du monde, quand ils viennent a mourir, les autres font bréiler leur corps, d’>homme

comme de femme. Et encore vous dis qu’ils procédent comme ceci : quand ces Idolatres sont morts et portés de leur maison vers le lieu ou ils doivent étre brilés, en certains endroits du parcours, les parents du défunt ont fait une petite maison de roseau ou de brindille avec un porche, couverte de la plus riche soie et de drap d’or selon leurs moyens. Et quand le mort est porté devant cette maison ainsi ornée, ils s’arrétent, les hommes de la famille, posant

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le corps a terre au pied de l’édifice, déposent sur le sol, devant le mort, du vin, des viandes et de la chair en suffisance, pensant que l’esprit du mort s’en trouve quelque peu conforté et en tire quelque force pour assister au brilement de son corps. Et ils le font aussi parce qu’ils disent que pour tels honneurs, il sera regu dans l’autre monde. Ainsi font-ils devant chaque maisonnette placée sur le trajet, jusques a avoir atteint la place ot doit étre brilé le corps. Et quand il y est arrivé, ses parents font découper des images peintes dans ces feuilles de papier en écorce d’arbre, des images de chevaux, de chameaux, de moutons et d’autres animaux, et du papier a usage de monnaie, grands comme besants. Ils ont aussi des cendaux * de diverses couleurs, des vétements, des objets d’argent, et d’autres

choses en grand nombre ; toutes ces choses ils jettent dans le feu et font braler avec le corps, disant que dans l’autre monde, le mort aura autant d’esclaves, de servantes, de chevaux et de deniers, et

de bétes de somme et de moutons, qu’ils ont brilé d’images pout Vamour de lui en cet endroit. Et encore vous dis que quand le corps est porté pour étre brilé, tous les instruments de musique vont sonnant par devant, car ils disent qu’avec tels honneurs, il est sir d’étre recu dans l’autre monde. Et tout cela est fait selon la noblesse de la personne et de ce que demandent ses moyens. Et encore vous dis d’une autre chose qu’ils observent pour leurs morts, assavoir que, quand un de ces Idolatres est trépassé, les hommes de la famille mandent aussité6t nombre de leurs astrologues, et, quand ils sont arrivés, leur disent la nativité du mort, c’est-a-dire l’année, le mois, le jour et l’heure de sa naissance, et

le jour de sa mort. Et quand I’astrologue a entendu cela, il fait sa devinaille par art diabolique, et puis dit aux hommes de la famille sous quelle constellation, signe et planéte il était né, et a quelle heure de quel jour le corps se doit braler. Et vous dis que souvent advient qu’il les fait demeurer huit jours ou quinze avant de le briler, si 4 ce moment la planéte n’est pas en son ascendant, et parfois un mois, voire méme six mois, et plus ou moins, selon ce qui lui est dit par son art. Adonc convient que les parents du mort le gardent en la maison tant comme je vous ai dit, attendant que la planéte leur soit propice et non contraire ; car jamais n’oseraient l’emporter hors de la maison tant que les devins ne leur ont pas dit qu’il soit bralé. En attendant, ils le conservent de telle maniere : car je vous dis qu’ils ont un cercueil de planches épaisses d’une petite palme et fort bien jointes ensemble ; et il est bellement orné ; et y mettent le corps dedans et le lavent bien, et bouchent les joints de poix et d’argile. Puis le couvrent de draps de soie parfumés de safran, de camphre et autres épices, pour qu’il ne pue point aux gens de la maison. Et encore vous dis que les parents du mort, ce sont ceux de la maison, tant que le corps y demeure, chaque jour sur une planche tout exprés disposée y mettent pain, vin, chair et

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

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mainte autre sorte de viande, pour manger et boire tout comme s'il était vivant ; et les mettent devant le cercueil ow est le corps et les y laissent tant comme l’on puisse croire que le mort les a tranquillement mangés. Ils font de méme pour le souper, disant que son ame mange cette viande et cette boisson ; ce qu’ils font tous les jours, et les parents restent en la maison le servir ; en telle maniére le tiennent jusqu’au jour ot il se méne briler. Et vous dis qu’ils font encore une autre chose. Souvent disent aux parents les devins qu’il n’est point bon qu’ils ménent le corps mort par la grande porte de la maison, mais bien par une autre, et cela, soit a raison d’une étoile, soit d’autre chose, qui se peut

trouver en face de cette porte ; et donc les parents du mort le font sortir par une autre porte, et maintes fois, le mur qui regarde la planéte propice et favorable, le font percer d’une porte nouvelle, pour le faire sortir par 1a. La raison est, disent ces astrologues, qu’il ne doit point étre porté un jour quelconque de la maison, car il ne le faut porter que sous la planéte sous laquelle il est né, ou pour le moins évitant celle qui lui serait contraire ; si la famille l’emportait en autre temps, grande douleur il souffrirait. Et disent que le mort ferait grand dommage 4 la maison, et souvent arrive que de mauvais esprits blessent ou tuent certaines gens de la famille. Tant est que pour cette cause, on obéit mot pour mot aux astrologues. Car s'il advient quelque mal ou accident a l’un des parents, ou qu’il périsse, tout aussitdt disent les astrologues qu’ainsi l’a fait esprit du mort parce qu’il n’avait pas été porté quand était en son ascendant la planéte sous laquelle il était né, ou qu’alors elle était en opposition avec lui, ou encore parce que ce n’était pas par le cété de la maison qui aurait convenu. Et tous les Idolatres du monde font ainsi comme je vous ai dit. Or laissons maintenant cette matiere et vous parlerons d’autres cités qui sont vers la Grande Ourse, prés des bords de ce désert. LIX. —

CI DEVISE DE LA PROVINCE DE CAMUL.

Camul * est une province qui fut jadis royaume, dans la grande province de Tangut. Il y a assez de villes et de villages, et la maitresse ville est appelée Camul comme la province. Cette province est vers la Grande Ourse, entre deux déserts, car d’un cété est le

trés grand désert de Lop, dont je vous ai déja parlé, et de |’autre, un petit désert de trois journées. Les gens y sont tous idolatres et ont un langage a eux. Ils vivent des fruits de la terre, car ils ont assez de choses a manger et a boire, tant pour eux-mémes que pour donner et vendre aux voyageurs qui passent par la, et aux marchands, qui en emportent en d’autres lieux. Ils sont hommes d’aspect fort aimable et adonnés aux amusements, car point ne

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s’entendent 4 autre chose que sonner d’instruments, chanter et baller ; bref, d’offrir maints délices 4 leur corps. Ils se plaisent aussi a lire et écrire 4 leur maniére. Et je vous dis qu’ils ont telle coutume. Si un étranger passant par la région vient a la maison de l’un d’eux pour loger, homme s’en réjouit grandement et le regoit avec trés grande joie, et se donne toutes peines au monde pour lui plaire. I commande a sa femme, 4a ses filles, 4 ses sceurs, et aux autres parentes, qu’elles fassent tout ce que veut |’étranger mieux que pour lui-méme ; il part de sa maison, abandonnant son épouse a

l’étranger, et s’en va faire ses affaires et demeure deux ou trois jours a sa campagne, ou ailleurs, comme il veut. Et de la envoie tout ce

que son héte désire, mais cependant contre paiement, et ne revient chez lui tant que l’étranger y demeure. Donc 1’étranger reste en la maison avec sa femme et fait 4 sa volonté, couchant avec elle en un

lit juste comme si elle était sa femme, et ils prennent bien du bon temps. Et tous ceux de cette cité et province sont honnis a cause de leurs femmes.

Mais, je vous le dis, ils n’en ressentent aucune

honte ! Bien plus, ils en tirent grand honneur et gloire, a raison de la coutume qui régne par toute la province, croyant grandement plaire a leurs idoles en faisant si bon accueil aux voyageurs fatigués, et que tous leurs biens, enfants, et richesses en sont multipliés et engardés de tout danger, et que toutes choses leur réussissent avec le plus grand bonheur. Et les femmes sont gaies, jolies, folatres, et fort obéissantes a tout ce que leur mari leur ordonne, et elles aiment cet usage beaucoup.

Or il advint qu’au temps ob Mongu Can *, cinquiéme Sire de tous les Tartares, régnait et étiat seigneur de cette province, il lui fut dénoncé comment ceux de Camul faisaient a leurs femmes commettre adultére avec les étrangers, et il détesta cette coutume. Et ce Mongu leur mande commandement, sous peine de chatiments tres graves, qu’ils dussent quitter cette indécente croyance et a l’avenir ne plus héberger les étrangers de telle sorte, mais préserver Vhonneur de leurs femmes en fournissant aux voyageurs des logements publics. Et quand ceux de Camul eurent oui ce commandement, ils en furent fort dolents, et rechignant obéirent au commandement du Sire pendant environ trois années. Et a la fin, ils voient que leur pays ne produisait plus les fruits accoutumés, et que dans leurs maisons, bien des mésaventures

se suivaient 4a la file, ils

tiennent conseil pour remédier a si grandes pertes et font ce que je vous dirai. Ils expédient des envoyés avec un grand et riche présent devers Mongu, le prier que ne leur soit point infligé si grande perte et dol, et qu'il les laisse user de leurs femmes comme leurs ancétres en avaient disposé, et qu’autrement, ils ne voyaient pas comment vivre, et ne pouvaient pas ; et lui dirent comment leurs ancétres avaient dit que pour le plaisir qu’ils faisaient aux étrangers de leurs femmes et leurs biens, leurs idoles les tenaient en grande

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

at

faveur, et leurs blés et cultures se multipliaient grandement ; et depuis qu’ils cessaient de faire ces gentillesses et bontés aux étrangers, leurs maisons allaient de mal en pis devers la ruine. Et quand les envoyés, munis de beaux et riches présents, arrivérent aux pays du Grand Can, ils furent recus avec plaisir, comme le sont a l’accoutumée ceux qui arrivent les mains pleines ; je ne parle point pour les princes de nos pays, qui sont fort éloignés de pareille guise. Et quand le Grand Can eit oui cela, il s’efforga de leur 6ter cette méprisable croyance, mais ils n’en demeurérent que plus assurés que nul bien ne pouvaient attendre de leurs dieux s’ils les courrougaient et s’ils osaient désobéir 4 ce louable commandement. Et quand Mongu Can eit oui cela, il dit :

— « Moi, j’ai fait mon devoir. Puisque vous voulez votre honte a ce point, ayez-la. Allez et vivez selon vos coutumes, et offrez gentiment vos femmes aux voyageurs. » Adonc révoqua l’ordre qu’il avait fait 4 ce sujet, et consentit qu’ils suivissent a leur gré ce vilain usage. Et vous le dis, ils revinrent avec cette réponse pour la plus grande joie de tout le peuple, et depuis lors l’ont toujours maintenu et le maintiennent encore dans toute la province. La laissons Camul et devisons des autres, qui sont entre la Tramontane et la Grande Ourse. Le luguristan * est une certaine vaste province qui est au Grand Can. Elle a nombre de cités et villages, mais la maitresse ville est appelée Carachogo *. Elle tient sous sa loi bien d’autres cités et villages, dont le peuple adore les idoles. Mais il y a bien des Chrétiens, qui suivent la loi nestorienne. Il y aussi quelques Sarrazins. Les Chrétiens bien souvent contractent mariage avec des Idolatres. Ils disent que le roi qu’ils ont eu en premier n’a pas pris naissance par humaine génération, mais est né d’un certain champignon nourri de la séve des arbres qu’on appelle chez nous esca * ; et de lui tous les autres descendent. Les gens idolatres sont trés versés dans leurs lois et coutumes, et toujours étudient les arts libéraux. En cette terre viennent du blé et de trés bonne vigne. Mais en hiver le froid y est plus cruel qu’en aucune autre partie du monde connu. LX. —

CI DEVISE DE LA PROVINCE DE GHINGHIN TALAS.

Quand on part de ladite province de Camul, Ghinghin Talas * est une province toute voisine du petit désert entre la Tramontane et la Grande Ourse. Elle a seize journées de long ; elle est au Grand Can. Il y a assez de cités et de villages, et en iceux trois sortes de gens : les Idolatres, qui sont les plus nombreux, ceux qui adorent Mahomet, et quelques Chrétiens nestoriens. Aux confins de cette province, ‘devers la Tramontane, il y a une montagne en laquelle il y a une trés bonne veine d’acier et d’andanique.

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Et sachez aussi que en cette montagne se trouve une veine de laquelle on tire la salamandre *, laquelle ne peut briler quand on la met au feu ; et c’est la meilleure que |’on trouve dans le monde. Et sachez-le bien : la salamandre dontje parle, n’est ni béte ni serpent, car point n’est vrai que ce tissu soit du poil d’un animal vivant dans le feu, comme on dit en notre pays, mais c’est ce que je vous dirai. Il est vrai que vous savez bien que par nature, nulle béte ni animal ne peut vivre dans le feu, parce que chaque animal est composé des quatre éléments, assavoir le feu, l’air, l’eau et la terre, de sorte qu’un animal quelconque contient chaleur, humidité, froid et sécheresse, par quoi serait impossible qu’un animal fait des quatre éléments ptt vivre dans le feu. Et pour ce que les gens ne savaient pas les certitudes relatives 4 la salamandre, ils disaient, en

la maniére qu’ils disent encore, que la salamandre est une béte; mais ce n’est pas vérité. Mais je vous dirai comment on fait la sala-

mandre, et ce que c’est. Carjevous dis que j’eus un compagnon, un baron qui avait nom Culficar *, marchand turc, 4 mon avis trés savant et digne de foi, et qui racontait comment avait passé trois ans en cette province, chargé du travail des mines pour le Grand Can, et lui expédier cette salamandre, cet andanique et cet acier, et le reste. Car toujours le-Grand Can mande en ce lieu un seigneur pour trois ans, pour gouverner la province et faire la besogne de la salamandre. Et rnon compagnon me dit le fait et je le vis moiméme. Et je vous dis que quand ona extrait des montagnes un peu de cette veine que vous avez ouie, et qu’on l’a rompue et broyée, elle se tient ensemble et forme des fils comme la laine. Et pour cela, quand on a cette veine, on la fait sécher au soleil, et quand elle est

séche on la pile dans un grand mortier de cuivre ; puis on la lave a leau : seuls surnagent ces filaments dont vous ai dit, semblables a la laine, alors que la terre, qui ne vaut rien, tombe au fond de l’eau, et on la jette. Puis ce fil semblable a la laine est facilement filé, puis

tissé, et l’on en fait des toiles que nous appelons salamandre. Et, quand ces toiles sont faites, ne sont mie blanches, je vous le dis,

mais brunes lorsqu’on les retire du métier. Quand ils les veulent blanchir, les mettent en le feu et les y laissent une heure, et quand on les retire du feu, elles sont toutes blanches comme neige. Chaque fois que ces toiles de salamandre ont une tache ou souillure on les met au feu et les y laisse un petit, ot ne sont ni brilées ni abimées, mais deviennent blanches comme neige. C’est ainsi qu’ils les tiennent nettes et propres. Et c’est la vérité de la fagon des salamandres, il n’y en a point d’autres. Je les ai vues de mes propres yeux mises au feu et en sortir trés blanches. Ainsi le disent euxmémes les gens de la contrée ; quand au serpent salamandre qu’on dit vivre dans le feu, je n’en ai pas entendu mot dans les régions de lEst. Et toutes les autres choses qu’on en raconte sont mensonges et fables. Et encore vous dis qu’il y en a une toile 4 Rome, que le

LA

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DU

MONDE

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Grand Can envoya 4 |’Apétre pour trés grand présent lorsqu’il lui envoya les deux fréres comme ambassadeurs, et pour cela le Saint Suaire de Notre-Seigneur Jésus-Christ y fut mis dedans ; puisse-til étre béni ! et sur cette toile a été écrit en lettres d’or : « Tu es Petrus et super hanc petram aedificabo ecclesiam meam.» La laissons cette province et vous conterons des autres provinces entre Grec et Levant. LXI. —

CI DEVISE DE LA PROVINCE

DE SUCCIU.

Qui laisse derriére soi cette province de Ghinghin alas, il va dix journées entre Levant et Grec. Sur toute cette route, il n’y a point d’habitations, ou trés peu, et n’y a autre chose 4 mentionner en notre livre. A la fin de ces dix journées, on trouve une province qui est appelée Succiu *, en laquelle il y a des cités et villages assez. La maitresse cité est appelée aussi Succiu. I] y a bien quelques Chrétiens nestoriens, mais les gens y sont idolatres. Ils sont au Grand Can, comme les autres provinces susdites. La grande province générale ou est cette province de Succiu et les deux autres dont je vous ai parlé en arriére, assavoir Camul et Ghinghin Talas, est Tangut. Et par toutes leurs montagnes il se trouve la plus fine rhubarbe en trés grande abondance, que les marchands achétent et portent par le monde ; on ne trouve nulle autre marchandise. Il est vrai que par ces montagnes les voyageurs n’osent point aller avec d’autres bétes que natives du pays, car il y pousse certaine herbe empoisonnée telle que si les bétes en mangent, elles perdent leurs sabots ; mais les animaux nés dans le pays reconnaissent cette herbe et s’abstiennent d’en brouter. Il y a grande abondance de troupeaux et de fruits, et les gens vivent de ces fruits et de ces troupeaux, mais il n’y a ni commerce ni métiers. Toute la province est saine et les gens y sont bruns. I] n’y a rien d’autre 4 en dire: nous partirons d’ici et vous conterons d’une cité qui est appelée Campgio. LXII. — Ci DEVISE DE LA CITE DE CAMPGIO. Campcio * est une cité en Tangut, trés vaste et noble, et elle gouverne toute la province. Les gens sont idolatres, et il y en a qui adorent Mahomet ; et encore y a quelques Chrétiens, lesquels ont en cette ville trois églises trés grandes et belles ; mais les Idolatres, eux, ont nombre de trés beaux monastéres et d’abbayes selon leurs coutumes. Ces monastéres renferment une grandissime quantité

didoles ; et vous dit qu’ils en ont qui sont grandes de dix pas. Telle

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est de bois, telle de terre, telle de pierre et telle de bronze, toutes couvertes d’or et merveilleusement ceuvrées. Mais il en est de moins grandes et de petites. Les grandes idoles sont couchées, avec plusieurs autres petites tout debout autour d’elles, semblant a icelles faire la révérence avec humilité comme disciples. Les grandes idoles sont d’ailleurs beaucoup plus saluées que les petites. Comme ne vous ai point encore conté tout le fait des Idolatres, je vais vous le conter ici. Donc sachez que les religieux idolatres vivent plus honnétement que les autres Idolatres, car ils s’abstiennent de certaines choses, notamment de luxure, bien qu’ils ne la tiennent pas pour grand péché. Car a leur opinion, si une femme les invite a l’amour, ils peuvent coucher avec elle sans péché, mais si c’est eux qui les premiers invitent la femme, alors ils se ’imputent a péché. Maisje vous dis que s’ils trouvent un homme qui ait pris avec une femme des ébats contre nature, ils le condamnent a mort. A divers temps, ils font féte a leurs idoles comme

nous faisons a nos saints, et ils

ont quelque chose de semblable au calendrier, ot les fétes de leurs idoles sont disposées a jour fixé. Et vous le dis: ils ont un calendrier lunaire tout comme nous avons les mois, et c’est ainsi qu’ils calculent le temps de l’année. II existe certaines Junes od pour rien au monde aucun idolatre ne tuerait béte ou oiseau, pendant cing jours consécutifs, et ot jamais ils ne mangeraient chair d’animal occis en ces cinq jours, car ils les tiennent en révérence comme nous autres Chrétiens le Vendredi, le Sabbath et les autres vigiles des saints. Ces cing jours-la, ils vivent plus honnétement que les autres jours de toute l'année. Certains d’entre eux, par révérence et dévotion, ne mangent point de viande carnée de toute leur vie : ce sont moines. Mais les laics en mangent toujours. L’homme laic peut prendre jusques a trente femmes, plus ou moins selon qu’il est riche et qu’il peut les entretenir. Les hommes ne recoivent point de dot de leurs femmes, mais leur donnent pour dcuaire bestiaux, esclaves et argent, selon leurs possibilités. Mais vous saurez qu’ils tiennent la premiére femme pour la meilleure. Je vous dirai aussi que si le mari voit qu’une de ses femmes est vieille, ne vaut rien et ne lui plait plus, il peut la répudier et prendre a sa place la sceur de la femme divorcee. I] agit envers elle comme il lentend et en prend une autre s'il le désire. Ils ont le droit d’épouser leurs cousines et les femmes de leur pere, excepté leur propre meére, ainsi que les femmes de leurs fréres ou de tout autre parent. Ils ne tiennent point pour péché maints péchés graves que nous tenons pour mortels, car ils vivent en ces matiéres comme des bétes. Et nous les laisserons et vous conterons

des autres, vers la

Tramontane. Et vous dis que Messire Nicolo, Messire Mafeo et

Messire

Marco

demeurérent

environ un an en cette cité de

Wi

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

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Camp¢io pour leurs affaires, qui ne valent pas d’étre mentionnées. Et pour cela, nous partirons d’ici et irons soixante journées vers la Tramontane, et nous vous conterons bien des choses.

LXIII. — Ci peEvisE DE LA CITE D’EcINAa. Qui s’en va de cette cité de Campg¢io,

il chevauche

douze

journées, et a la fin trouve une cité qui est appelée Egina *, qui est au début du désert de sable vers la ‘Tramontane et fait partie de la province de Tangut. Les gens y sont idolatres. Ils ont chameaux et bestiaux en abondance. Ils élevent assez de faucons laniers et de faucons sacres qui sont trés bons. Et ils vivent des fruits de la terre et de leurs bestiaux, n’étant pas hommes faisant du commerce. Et en cette cité, l’on prend des vivres pour quarante journées, car sachez que quand on quitte cette cité d’E¢ina, on chevauche quarante journées vers la T'ramontane par un désert, oti n’y a ni habitations ni auberges et ot' ne demeurent les gens, sauf en été, et c’est 4 cause du grand froid qu’on y rencontre en hiver. Mais en vallées et en montagnes de ce désert, on trouve des cours d’eau nombreux avec beaucoup de poissons et brochets, et assez de bétes sauvages ; il y a méme des Anes sauvages en grand nombre. Il y a beaucoup de bocages de pins. Et quand on a chevauché ces quarante journées par ce désert, on trouve vers la Tramontane une province ot est une trés grande cité qui est appelée Caracorom *. Vous apprendrez tout de suite ce qu’est cette cité. Toutes les provinces et cités : la cité de Saciu, la province de Camul, la province de Ghinghin Talas, la province de Succiu, la cité de Camp¢io, et la cité d’E¢ina appartiennent a la grande province de Tangut. LXIV. —

CI DEVISE DE LA CITE DE CARACOROM.

Caracorom est une cité toute en bois et en terre qui, a mon jugement, a trois milles de tour, et qui fut, dit-on, la premiére capitale des Tartares quand ils quittérent leur pays. Elle est entourée d’un puissant remblai, car on ne trouve point de pierre. Non loin en dehors est un trés grand chateau, dans lequel se trouve un magnifique palais ot habite le gouverneur. Mais quand les Tartares abandonnérent leur pays, tous les citoyens s’en allérent vers le palais ot s’établissait le seigneur, et ot il reste. Vous avez aussi entendu conter de bien des royaumes, provinces et villes. Maintenant, vous conterai du Grand Can, sire de tous les Tartares, et vous dirai comment il a été nommé d’abord. Je vous conterai tous ses faits et ceux de tous les Tartares, et toutes

les maniéres comment ils ont fait leur seigneurie, et comment ils

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se sont répandus de par le monde. Véritable est qu’au commencement les Tartares demeuraient devers la 'Tramontane aux alentours de Ciorcia * et de Bargu *. Et cette contrée était une trés grande plaine qui n’avait habitations, ni cités, ni villages ; mais il y avait bons paturages pour les bétes, grandes rivieres et assez d’eau. La vivaient les Tartares, et point n’avaient de seigneur audessus d’eux, mais il est vrai qu’ils faisaient rente au Prétre Jean *, aun grand sire qui était appelé en leur langage Uncan *, ce qui, de lavis de certains, veut dire en frangais le Grand Sire. C’était ce

Prétre Jean dont le monde entier raconte la grande puissance. Les ‘Tartares lui donnaient rente d’une béte sur dix. Et ainsi, il avait le

dixiéme de tous leurs biens. Or advint qu’ils se multipliérent beaucoup. Et quand Prétre Jean vit qu’ils devenaient un si grand peuple, il se dit qu’ils lui pourraient nuire si par hasard ils voulaient se rebeller ; les craignant, il chercha comment il les pourrait réduire : il se dit qu'il les diviserait et disperserait en plusieurs contrées. I] leur envoie donc certains de ses barons pour ce faire, disant qu’ils devaient gentiment se soumettre a ses lois, et que s’ils ne voulaient, il les subjuguerait 4 leurs dépens et a leur honte. Et quand les 'T'artares ouirent ce que Prétre Jean leur voulait faire, ils s’en courroucérent grandement. Rassemblant alors tous leurs biens et troupeaux, ils partirent tous ensemble des Jieux ot ils vivaient, et allerent par les déserts vers la Tramontane, tant que Prétre Jean ne leur pouvait plus nuire. Ils lui étaient rebelles et ne lui firent nulle rente désormais. Et ainsi demeurérent longtemps en lieu str. LXV. —

CoMMENT

CINGHIS FUT LE PREMIER

CAN DES TARTARES.

Alors advint qu’en l’an 1187 de l’incarnation du Christ, les Tartares firent un nouveau seigneur et roi de leur cru, qui avait nom Cinghis Can * en leur langue. C’était un homme de grande valeur, de grand sens et de grande prouesse; et vous dis que, quand il fut élu roi, il gouverna avec tant de modération et justice qu’il fut aimé et révéré par tous, non comme un s igneur, mais presque ainsi qu’un dieu : pour quoi, sa bonne renommeée se répandant par tant de pays, tous les T'artares du monde, répandus 4 travers ces étranges contrées, s’en vinrent a lui et le tinrent pour leur seigneur. Et ce Cinghis Can maintint la seigneurie belle et franche. Et que vous en dirai-je ? En peu de temps vint si grande multitude de Tartares que c’¢tait merveille. Et quand Cinghis Can vit qu’il avait

si grande multitude de gens, il désira dans son grand cceur sortir de ces déserts et lieux sauvages, et se mit en arroi avec son peuple armé d’arcs et d’autres armes, car ils étaient puissants et habiles avec l’arc, auquel ils s’accoutument étant bergers.

3. —

COMMENT

MOURUT

GENGIS-KHAN.



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LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

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Ils allérent conquétant toutes ces régions, et vous dis que tel était le renom de sa justice et bonté que partout ot il allait, chacun venait se soumettre

a lui, et bien heureux

était qui parvenait a

obtenir sa faveur. Ainsi, en peu de temps, conquéta bien huit provinces, ce qui put raisonnablement arriver, car en ce temps, les pays et provinces de ces régions étaient, soit gouvernés en communauté, soit chacun par son propre roi et Seigneur, et comme union entre eux n ’y avait point, ils ne pouvaient séparément résister 4 si

forte armée. Quand il avait gagné et pris les royaumes, cités et villages par la force, il ne faisait occir ni dépouiller personne en leur faisant nul tort, et rien ne prenait de leurs biens. Une fois organisés les pays 4 nouveau avec des seigneurs et des gardiens de son propre peuple, et avec ceux en qui bien se fiait, il prenait tous les

chefs et les braves jeunes hommes et les emmenait conqueérir les autres gens. Et ainsi conquéta cette grande multitude de gens dont vous avez oui. Et ces gens conquis, quand ils voient le bon gouvernement et la grande débonnaireté de ce seigneur, a lui venaient

bien volontiers et demeuraient fidéles. Et quand Cinghis Can eit rassemblé si grande multitude de gens qu’ils couvraient le monde entier, il se dit qu’il voulait conquérir grande partie du monde. Alors il envoie ses messagers 4 Uncan, c’est-a-dire 4 notre guise Prétre Jean, sachant en vérité qu’icelui ne préterait point loreille 4 sa demande ; et c’était en l’an 1200 depuis la naissance du Christ. Adonc lui mande qu’il veut sa fille pour femme. Et quand Prétre Jean ouit ce message que Cinghis Can lui mande,

demandant sa fille pour femme *, i! le tint pour grande insulte et en con¢ut grand dépit. Plein de fureur et de colére, il se mit a crier et dit aux messagers : « — Et comment Cinghis Can n’a-t-il pas grande vergogne de me demander ma fille pour femme ? Ne sait-il pas qu’il est mon homme et mon serf ? Or retournez 4a lui et lui dites que je ferais braler ma fille plut6t que de la lui donner pour femme ! Et dites-lui aussi de ma part queje lui mande qu’il convient queje le fasse périr de male morc, comme traitre et déloyal qu’il est 4 son seigneur ». Puis dit aux messagers en grande indignation qu’immédiatement devaient partir de devant lui et jamais ne retourner en son royaume sous peine de mort. Et quand les messagers ouirent cela, ils se mirent en route aussitét ; ils allérent tant qu’ils parvinrent 4 leur seigneur et lui contérent tout le message que Prétre Jean lui mande, en bon ordre et sans faire erreur.

78

MARCO

LXVI.



CoMMENT

POLO

CINGHIS CAN PREPARE SES GENS POUR ALLER

CONTRE

PRETRE

JEAN.

Et quand Cinghis Can ouit la grande vilenie que lui mandait Prétre Jean, et ses menaces, et con ment serf et rebelle il l’avait appelé, il en eut le cceur si enflé que peu s’en fallut qu'il ne lui

crevat dedarys son ventre. — Car je vous dis que c’était un maitre homme ! — De quelque temps il ne put parler, mais dit alors si haut que tous ceux qui étaient autour de lui Vouirent, qu'il ne voudrait jamais garder la seigneurie s'il ne vengeait la grande vilenie que le Prétre Jean lui avait mandée, et plus chérement que jamais fut rendue vilenie 4 nul homme. Et dit que prochainement, il lui montrerait s’il était ou non son esclave. Adonc convoqua tous ses gens et fit les plus grands préparatifs qui furent jamais vus ni ouis en ces contrées. Et aprés cela, fait savoir 4 Prétre Jean qu’il pouvait se préparer a se défendre tant comme 1] pouvait, et comment il allait marcher contre lui dans son pays avec toutes ses forces. Et quand Prétre Jean sut avec certitude que Cinghis Can lui venait sus avec si grand’gens, il en fit gorge chaude, et le tint pour néant, car il disait qu’ils n’étaient point hommes d’armes. Et il dit 4 ces messagers qu'il n’en faisait nul cas, et que si Cinghis lui venait sus, il ne reverrait jamais son pays. Mais toute fois se dit en lui-méme qu’il ferait de tout son pouvoir a cet effet, parce que, s'il venait, il voulait prendre Cinghis en personne et le mettre vilainement a mort. Quand furent partis ces ambassadeurs, de toutes ses cités il fit rassembler ses gens et les mit en arroi. Si grande armée fit-il qu’on n’a presque jamais oui parler d’une plus grande. En telle maniére comme vous avez oui, ces gens se disposérent les uns et les autres. Et pourquoi vous ferais-j-je long conte ? Sachez trés véritablement, que Cinghis Can, avec tous ses gens, s’en vint en une

vaste plaine et belle qui était appelée Tenduc *, qui était 4 Prétre Jean ; et la mit son camp. Et vous dis qu’ils étaient si grande multi-

tude de gens que |’on ne pourrait en savoir le nombre. Et 1a eut nouvelles, comment

Prétre Jean venait

avec

toutes

ses forces.

Alors Cinghis Can eut joie, parce que c’était belle plaine, assez large pour faire une grande bataille 4 aise. Ainsi donc, u l’attendait fort joyeusement et désirait beaucoup sa venue pour en venir aux mains. Mais ici le récit laisse de parler de Cinghis Can et de ses hommes, et nous retournerons 4 Prétre Jean et 4 ses hommes.

LA DESCRIPTION DU MONDE

LXVII.



79

ComMMENT PRETRE JEAN AVEC SES GENS RENCONTRE DE CINGHIS CAN.

ALLA

A LA

Or dit histoire que, quand Prétre Jean sut que Cinghis Can lui venait sus avec tous ses gens, avec tous les siens il alla contre lui; et ils allérent tant, qu’ils furent venus en cette plaine de Tenduc : 1a mirent leur camp pres de celui de Cinghis Can, a environ vingt milles, et chaque parti se reposa deux jours, pour étre plus frais et joyeux le jour de la mélée. En telle matiére comme vous avez oui étaient les deux grandissimes armées en cette plaine de Tenduc. Et un jour Cinghis Can fait venir devant lui des astrologues qui étaient chrétiens et sarrazins et leur ordonne qu’ils lui sussent dire qui allait gagner la bataille entre lui et Prétre Jean. Les astrologues le cherchérent par leur art. Les Sarrazins ne lui en surent dire vérité, mais les Chrétiens Ja lui montrérent ouvertement. Car ils lui dirent : « — O Sire Cinghis Can, vous voulez connaitre le vainqueur de ce combat. Nous voulons que le voyiez vous-méme. » Et immédiatement eurent devant eux un grand roseau vert, le tranchant par moitié dans la longueur et puis en mirent une partie du cété de Cinghis et l’autre du cété de Prétre Jean, pas bien loin Pune de l’autre a terre, et personne ne les tenait. Sur une des parties du roseau écrivirent le nom Cinghis Can, et sur l’autre le nom Prétre Jean, et dirent a Cinghis Can : « — Sire, or regardez maintenant ces roseaux et voyez que c’est ici votre nom et 1a celui de Prétre Jean ; et quand nous aurons fait notre enchantement, ces deux roseaux vont venir l’un sur Vautre ; et celui dont le roseau viendra sur l’autre, assurément

gagnera la bataille. » Cinghis Can dit qu’il voudrait bien voir cela, et dit aux astrologues quils le lui montrent aussi tét que pourront. Et quand toute l’armée se fut rassemblée pour voir cette chose, les astrologues chrétiens prirent leur Psautier, lurent certains psaumes, puis firent leurs enchantements, et alors les parties du roseau s’agitérent, il sembla que l’une se hissait sur l’autre, et enfin, sans que nul la touchat, celle ot était le nom de Cinghis Can monta sur celle de Prétre Jean. Et ce fut au vu de tous ceux qui étaient la. Et quand Cinghis Can et ses gens virent cela, ils en eurent grande joie et les Tartares en furent trés confortés, puisque se voyaient sirs de la future victoire.

Et comme

il trouve

les Chrétiens

dans le vrai,

toujours par la suite il leur fit grand honneur, et les tint pour

80

MARCO

POLO

hommes de vérité et dignes de confiance, et les tint toujours en sa faveur. Assez de ce sujet : venons-en 4 la grande bataille du Grand Can

et de Prétre

LXVIII.



CI

Jean.

DEVISE

DE LA GRANDE

BATAILLE

PRETRE JEAN ET CINGHIS

QUI FUT

ENTRE

CAN.

Et deux jours aprés cette incantation, quand les deux armées furent bien reposées, les deux partis s’armérent et se combattirent ersemble durement ; et ce fut la plus grande bataille et boucherie d’bommes qui fut jamais vue. De part et d’autre, il y eut grands maux, et bien des gens moururent la, mais a la fin Cinghis Can gagna la bataille et Uncan, le Prétre Jean, fut occis en cette bataille; de ce jour en avant, perdit sa terre que Cinghis Can alla conquétant partout, et il prit sa fille pour femme. Je dis en outre que Cinghis Can régna six ans aprés cette bataille, et alla conquétant maints chateaux et provinces. Mais a la fin de ces six ans, il alla en guerre contre un chateau qui avait nom Caagiu *, et la, pendant qu’il Passiégeait, il fut frappé par une sagette au genou, et de ce cup mourut en peu de jours. Et il fut enterré au grand mont Altai* Ce fut grand dommage, parce qu’il était prud’homme et sage *. Or vous ai devisé comment les Tartares d’abord eurent seigneur, ce fut Cinghis Can, et comme il se libéra de la servitude;

et encore vous ai conté comment ils vainquirent premierement le Prétre Jean. A présent vous veux conter les nombreux autres selyneurs qui ont régné ensuite, et leurs coutumes, et leurs usages. LXIX.



Cr DEVISE DES CANS QUI REGNERENT APRES LA MORT DE CINGHIS CAN.

Et sachez trés véritablement qu’aprés Cinghis Can, Cui Can * fut Seigneur, et le troisieme Batu Can *, le quatri¢me Oktai Can * ,le cinqui¢me Mongu Can, le sixiéme Cublai Can, qui est plus grand et plus puissant que ne fut nul des autres. Car si tous ces cing autres fussent ensemble, ils n’auraient point tant de pouvoir que ce Cublai, car a hérité ce que les autres avaient et ensuite a obtenu comme qui dirait le demourant du monde, ayant vécu environ soixante ans sur le trone. Et encore vous dis méme plus : tous les empereurs du monde et tous les rois, des Chrétiens comme des Sarrazins, s’ils se réunissaient ensemble, n’auraient pas autant de

pouvotr, et ne pourraient faire tant comme ce Cublai, le Grand Can, en peut faire, lui qui est Sire de tous les Tartares du monde, ceux du Levant et du Ponant, car tous sont ses féaux et sujets. D’ailleurs ce.mot de Can veut dire Empereur en notre langue. Et vous mon-

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

81

trerai sa grande puissance en bonne place en notre Jivre, et bien nettement.

Et sachez qu’une certaine coutume est observée : tous les Grands Canset grands seigneurs tartares qui descendent de la lignée de Cinghis Can, quand ils sont morts, sont portés pour étre ensevelis, a une trés grande montagne qui est appelée Altai. Et quel que soit le lieu de leur mort, fat-il 4 cent journées, car ne veulent pas étre ensevelis en autre lieu. Et vous dis une autre grande merveille : lorsque les corps de ces Grands Can sont apportés a ces montagnes

pour y étre inhumés, bien qu’elles puissent étre éloignées de quarante journées ou davantage, tous les gens qu’ils rencontrent sur le chemin, sont passés au fil de l’épée par ceux qui conduisent le corps. Et disent quand ils les tuent : « — Allez servir votre seigneur en ]’autre monde ! » Car ils croient pour vrai que tous ceux qu’ils occissent pour cette cause

doivent aller servir le grand seigneur en l’autre monde. De méme font aux chevaux qu’ils rencontrent en route et disent ainsi qu’il en a tant et tant dans l’autre monde. Car, quand meurt le seigneur,

ils occissent tous les meilleurs chevaux, chameaux et mules que le

seigneur avait. Et sachez que quand mourut Mongu, le cinqui¢me Can, plus de vingt mille personnes furent occises sur la route, qui rencontrérent le corps quand il se portait ensevelir.

Et puisque nous avons commencé a parler des Tartares, vous en dirai maintes choses. Les Tartares communément nourrissent des troupeaux de vaches, cavales et brebis, 4 raison de quoi jamais ne demeurent en méme lieu, mais se retirent l’hiver és plaines et lieux chauds ow ils trouvent riches herbages et bons paturages pour leurs bétes ; et en été s’en vont vivre és froids lieux, en montagnes et vallées, 1a ot ils trouvent eau, bois et bons paturages pour leurs bétes ; et parce que le lieu est froid, il n’y a ni mouches, ni moucherons, ni semblables créatures, qui les harcéleraient, eux et leurs bétes ; et ils vont ainsi deux ou trois mois, montant toujours plus haut et paissant, car en restant toujours sur place, ils n’auraient jamais assez d’herbes pour la multitude de leurs bétes. Ils ont

petites maisons en forme de tente, en longues perches couvertes de feutre, et elles sont rondes ; et toujours ils les emportent avec eux la o§ ils vont, sur des chariots 4 quatre roues. Ces longues perches, ils les rassemblent si bien en ordre qu’ils les font tenir ensemble comme un fagot, et les transportent trés aisément ot leur plait. Et toutes les fois qu’ils tendent et dressent leur maison, ils placent toujours la porte vers le Midi. Ils ont superbes charrettes avec seulement deux roues, couvertes de feutre noir si bon et si bien préparé que, plut-il tout le jour sur la charrette, l’eau ne mouillerait

nulle chose qui fut en la charrette. Ils les font tirer par des beufs, ou par des chameaux. Et dessus ces charrettes, ils portent leurs femmes, leurs enfants, et toutes choses et viandes dont

82

MARCO

POLO

ils ont besoin. Ainsi vont ou ils veulent, emmenant ce qu’il leur faut. Et vous dis encore que les dames tartares achétent, vendent, et font tout ce dont a besoin leur baron et sa famille. Point ne sont par leur dépense a charge a leurs maris, car elles ont gros profits de leur ouvrage. Elles sont aussi trés prévoyantes en régentant leur famille et trés soigneuses en préparant le manger, et font tous leurs autres devoirs de la maison avec grande diligence. Aussi les maris leur laissent tout le soin de leur maison. Car les hommes ne se soucient de rien fors de chasse, de faits de guerre, de fauconnerie et d’autours, tout comme nos seigneurs, et y prennent grand plaisir. Ils ont les meilleurs faucons du monde, et de méme les chiens. Ils vivent de chair, de lait et de venaison, et mangent

aussi certains

petits animaux semblables a des lapins, qui chez nous sont nommés rats du Pharaon *, et qui sont en grande abondance partout en des pertuis sous terre. Ils mangent méme la chair des chevaux, des chiens, des cavales et des chameaux, et boivent le lait des chamelles

et des juments, et en général mangent de toute chair. Pour rien au monde ils se gardent de toucher a la femme d’un autre, car ils l’ont pour chose excessivement mauvaise et vilaine. La fidélité des maris 4 leurs épouses est chose merveilleuse, et trés haute la vertu de ces femmes,

car fussent-elles dix ou vingt, il

régne entre elles une inestimable paix et union, et oncques n’en ouit-on un vilain mot ; mais toutes sont, commeje l’ai dit, passionnées pour leurs affaires, vendre et acheter, et pour les choses qui les regardent, la vie de la maison et le soin de la famille et des enfants, lesquels sont parmi eux fréquents. A mon jugement, ce sont ces femmes qui le plus au monde méritent d’étre louées pour

leurs vertus ; et certes, elles sont bien les plus dignes de grandes louanges pour leur chasteté, puisqu’ont le droit leurs hommes de prendre autant d’épouses qu'il leur plait, 4 la tres grande confusion des femmes chrétiennes, je veux dire celles de nos pays. Car, quand un homme n’a qu’une femme, en ce mariage il doit y avoir une foi et chasteté fort singuliéres, ou bien alors confusion d’un si noble sacrement, et je m’indigne a voir linfidélité des femmes chrétiennes quand je vois la prouesse de celles qui, étant une centaine d’épouses pour un seul homme, se tiennent vertueuses 4 leur honneur, et 4 la grande honte de toutes les autres femmes du monde. Certes, ces dames sont les plus chastes du monde, et les plus loyales et bonnes pour leur baron. Les mariages font en cette maniére : selon leur usage, chacun peut prendre autant de femmes qu’il lui plait jusque 4 cent s’il est capable de les entretenir. Et les hommes donnent le douaire a leur femme et a4 la mére de leur femme pour I’obtenir, et la femme ne donne rien 4 ’homme ; mais sachez qu’ils tiennent toujours la premiére de leurs femmes pour la plus vénérable et

LA DESCRIPTION DU MONDE

83

meilleure, et de méme les enfants qui en naissent ; ils ont plus de fils que tous les autres gens du monde parce qu’ils ont autant de femmes que je vous ai conté, et c’est merveille de voir combien d’enfants un ate peut avoir, je veux dire ceux qui ont pouvoir d’entretenir beaucoup de femmes. Ils prennent pour épouses leurs cousines, mais ce qui est plus fort, si le pere meurt, son fils le plus agé prend pour femme la femme de son pére pourvu qu'elle ne soit pas sa mére, et toutes les femmes laissées par le pére, fors sa mere et ses sceurs. I] prend aussi la femme de son propre frére si il meurt. Et quand ils prennent femme, ils font grandes noces et grands concours de gens. LXX.



Ci

peviszt

pu

Dieu

pes

TARTARES

ET

DE LEUR

LOI.

Et sachez a présent que leur loi est telle. Ils disent qu’existe un grand, sublime et céleste Dieu dont chaque jour, avec encensoir et encens, ils ne demandent rien d’autre que bon entendement et santé. Car ils ont un dieu qu’ils appellent Natigai *, dont ils disent que c’est un dieu terrien qui garde leurs femmes, Jeurs fils, leurs bétes et leurs grains. Ils lui font grande révérence et grand honneur, et chacun le tient en lieu honorable en sa maison. Car ils font ce dieu de feutre et de drap, et croyant qu’il a femme et fils,

ils font aussi de drap une féminine image, disant que c’est la femme du dieu ; et font d’autres petites images, et disent que sont ses fils *. La femme du dieu, ils mettent 4 main gauche et les fils devant, qui semblent lui faire révérence ; ils les tiennent tous décemment couverts et leur rendent assez d’honneurs. Et quand

viennent 4 déjeuner ou souper, d’abord prennent un peu de la chair grasse et oignent la bouche a ce dieu, 4 sa femme et 4 ses fils ;

et puis prennent du bouillon pour leur laver la bouche et en répandent en leur honneur dehors la porte de la maison ou chambre ott se tient ce dieu, pour les autres esprits. Et quand ils ont fait cela, ils disent que leur dieu et sa famille ont eu leur part. Apres, ils mangent et boivent le demeurant comme il leur plait. Car sachez qu’ils boivent le lait de jument, mais vous dis qu’ils savent aussi le préparer en telle maniére qu’il semble vin blanc, et est trés bon a boire, et ils ’appellent en leur langue chemis *. Leurs vétements sont tels : les hommes riches et nobles se vétent de drap d’or et de drap de soie et sous le manteau, de fourrures de zibeline et d’hermine, de vair et de renard, et de toutes sortes de pelleteries trés

richement ; et toutes leurs parures et robes bordées de fourrure sont trés belles et de grosse valeur. Leurs armes sont des arcs et fléches, épées et masses ferrées,

et quelques lances et haches, mais ils se servent de l’arc plus que de toute autre chose, car ils sont extrémement bons archers, les

84

MARCO

POLO

meilleurs du monde, et dépendent fort de leurs fléches depuis tout enfant. Sur leur corps portent une armure en cuir de buffle ou d’autre animal trés épaisse, et c’est du cuir bouilli trés dur et résistant. Ils sont bons hommes d’armes et fort preux, et font peu de cas de leur vie qu’ils expesent a tout risque sans aucun égard, et ils sont tres cruels. Et vous dirai comment ils sont capables de faire plus que les autres hommes. Quand l’armée part pour la guerre ou pour toute autre nécessité, plus volontiers et bravement que le reste du monde ils se soumettent aux labeurs, et maintes fois, s’il le faut, homme ira ou demeurera tout un mois sans autre nourri-

ture que le son arc. Et au bord des avoine, foin

lait d’une jument et la chair des bétes qu’il tuera avec son cheval paitra n’importe quelle herbe il trouvera pistes en marchant, tant qu’1l n’a nu! besoin de porter ou paille. Ils sont trés obéissants a leur seigneur ; vous

dis que s’il le faut, ils demeurent deux jours et deux nuits a cheval sans descendre ; (homme demeure toute la nuit sur le cheval, avec ses armes, il dort sur le cheval, et le cheval ira ce pendant paissant

Vherbe qu'il trouve. Ce sont les gens au monde qui plus durement travaillent et supportent fatigue, font la plus faible dépense et se contentent

d’un petit TRANS Cks

et voila pourquoi mieux

sont que

d’autres pour conquérir cités, terres et royaumes. C’est ce qu’on a bien vu, et vous avez oui et allez entendre en ce livre comment ces

anciens serfs sont maintenant seigneurs du monde. Ils sont ordi és en cette maniére que je vous deviserai. Sachez que quand un seigneur des Tartares va en guerre, il prend avec lui cent mille hommes 4 cheval ; il ordonne son affaire ainsi comme vous ouirez : il met un chef a chaque dizaine, un a chaque centaine,

un a chaque millier et un tous les dix mille, de sorte qu’il n’a 4 se consulter que avec dix hommes; ceux qui sont sire de dix mille hommes n’ont 2 se consulter que avec dix autres ; et celui qui est seigneur de mille n’a affaire qu’avec dix hommes: et aussi celui qui est seigneur d’une centaine n’a affaire qu’avec dix. C’est ainsi comme vous avez oui que chacun répond a son chef. Dix chefs de dix répondent a un chef de cent, dix chefs de cent répondent 4 un chef de mille, et dix chefs de mille répondent a un chef de dix mille;

et en cette maniére chaque homme ou capitaine, sans autre souci ni fatigue, a seulement a trouver dix hommes, en si belle ordonnance que c’en est merveille. Et quand le seigneur de cent mille veut pour quelque raison mander une compagnie en quelque direction, il commande a un chef de dix mille qu’il lui donne mille hommes ; et le chef de dix mille commande aux chefs de mille de lui donner chacun sa quote-part, qui est de cent hommes ; et chaque chef de mille aux chefs de cent hommes, et chaque chef de cent hommes commande aux chefs de dix que chacun donne un homme, d’ot lon arrive aux mille hommes. Et tous les dizainiers savent tout

LA DESCRIPTION DU MONDE

85

aussitét les parts qui les concernent et donnent tant, le centenier de méme au chef d’un millier, et le chef de mille au chef de dix mille.

Voila comme on choisit mille hommes sur dix mille. Cette pratique est maintenue en si bon ordre que tous sont également envoyés a leur tour et que chacun sait quand il doit étre choisi a son tour. Davantage, chacun obéit aussitét lorsqu’il a été choisi ; chacun obéit 4 ce qui Jui est commandé plus que n’importe quels autres gens du monde. Et sachez que la compagnie de cent mille hommes s’appelle en leur langue un tuc * et une compagnie de dix mille un toman *, Ainsi est toute l’armée ordonnée par milliers, centaines et

dizaines, et ils font de méme pour une grande armée et pour une petite. Quand le seigneur, avec ses troupes, va conquérir les cités et royaumes, que ce soit en plaines ou en montagnes, il mande toujours deux cents hommes a deux journées en avant pour observer les chemins et le pays, et il en laisse autant sur les cétés et les arriéres, de sorte qu’ils ont des gardes dans les quatre directions, C’est pour que l’armée ne puisse étre assaillie d’aucun cété qu’ils ne le sussent. Quand ils vont pour une longue route, ils n’emportent rien comme harnois, et notamment des choses pour dormir. Ils vivent la plupart du temps de lait, comme 1’ai déja dit ; de chevaux et juments y a environ dix-huit par homme, et quand un cheval est fatigué par la route, on en prend un autre en échange. Ils ne transportent pas de vivres, fors une ou deux outres de cuir, la ot ils mettent leur lait qu’ils boivent, et emportent chacun une petite pignate, c’est un pot de terre, 1a ot ils cuisent leur viande. Mais s’ils n’ont pas ce pot quand ils trouvent aucun animal, ils le tuent, en prennent le poitrail et le vident puis remplissent d’eau ; et la

chair qu’ils veulent faire cuire, ils la coupent en piéces et la mettent dans ce poitrail plein d’eau ; puis ils mettent au feu et laissent cuire ; et quand c’est cuit, ils mangent le chaudron

de chair et

tout. Ils ont aussi avec eux une petite tente de feutre sous laquelle ils demeurent quand il pleut. Et vous dis une autre chose : quelque fois, quand il faut et

que la presse d’une entreprise oblige 4 un long chemin en hate, ils chevauchent bien dix journées sans nulle viande cuite et sans faire de feu, car la cuisson des aliments retarderait leur chevauchée ;

ils se passent de fruits, et souvent, par besoin de vin ou d’eau, vivent du sang de leurs chevaux ; chacun pique une veine de son cheval, y colle sa bouche et boit du sang, jusqu’a en étre rassasié ; et alors il l’arréte. Ils emménent du sang avec eux, et quand ils veulent manger, ils prennent unpeu d’eau, y versent un peu de sang, le laissent dissoudre et boivent. Ils ont encore du lait séché qui est solide comme pate. On le desséche comme suit : on le fait bouillir ;

la créme qui flotte par dessus, on la met en autre vaisseau et on en fait beurre ; car tant qu’elle demeure dans le lait, il ne peut étre

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POLO

desséché. Mais alors on met le lait au soleil, et alors il est desséché. Lorsqu’ils vont en guerre, emportent environ dix livres de ce lait ; le matin en prennent un peu : chaque homme en prend une demilivre, le met dans une petite gourde de cuir pareille 4 une bouteille, y verse de l'eau et agite avec un baton ; et il 1’emméne jusques a ce que le lait soit dissous en forme de sirop a force chevaucher ; ils le boivent au temps convenable, et c’est leur déjeuner. Quand ils viennent a la bataille avec leurs ennemis, ils les vainquent par fuite autant que par poursuite ; ce n’est point honte pour eux que de fuir, car ils ne sont jamais accrochés avec eux, mais is galopent or ¢a or la autour de leurs ennemis en décochant leurs fléches ; et souvent

ils semblent

s’enfuir, pour

entrainer

l’ennemi ot ils désirent, et lui causent de grosses pertes avec leurs fléches. Ils ont si bien dressé leurs chevaux qu’au moindre signe ils voltent ici ou la tout comme

ferait un chien. Quand

on les

poursuit et vont fuyant, ils combattent aussi bien et aussi bravement que face a face avec l’ennemi. Car lorsqu ils fuient le plus vite, ils se retournent en arriére avec leur arc, lancent de grandes volées de fléches, et occissent des chevaux

de l’ennemi et des hommes

aussi ; et quand l’ennemi les croit déconfits et vaincus en les mettant en fuite, alors il a perdu ; car il voit ses chevaux occis et de nombreux hommes aussi par ces fléches empoisonnées. Et quand les Tartares voient qu’ils ont occis des chevaux de leurs ennemis et des hommes aussi, alors tous ensemble sur une ligne ils se retournent contre eux et reviennent tous 4 la fois dans la bataille ; ils se

comportent si bien et si vaillamment, en si bon ordre et avec tant de bruit, qu’ils mettent leurs ennemis en fuite et les vainquent. Et c’est de cette maniére qu’ils ont déja gagné bien des batailles et vaincu maintes gens. Telles est la vérité, et tout ce que je vous ai conté la sont usages et coutumes des vrais Tartares. Mais je vous dis qu’a présent, ils sont assez abatardis et ont délaissé certaines de ces coutumes : ceux qui fréquentent le Catai, ils se comportent grandement selon les

coutumes et usages des Idolatres, et ont beaucoup laissé de leur loi ; et ceux qui fréquentent le Levant, ils se comportent beaucoup a la facon des Sarrazins et tiennent la foi et loi de Mahomet.

Ils exercent la justice en telle maniére comme je vous décrirai. our un meurtrier, point n’est rangon. Donc, si un homme a frappé avec le fer ou avec l’épée, qu’il ait atteint ou non, ou en ait menacé un autre, il perd sa main. Qui blesse doit recevoir pareille blessure du blessé. I] est vrai que quand un homme a volé quelque petite chose, pour quoi il ne doit point mourir, ils le condamnent a étre

battu. II lui est donné alors choses, dix-sept coups; trente-sept, quarante-sept sept, augmentant toutefois

sept coups de baguette. S’il a volé deux trois choses: vingt-sept coups, puis et ainsi de suite, parfois jusqu’a cent

de dix pour chaque chose volée. Mais

LA DESCRIPTION DU MONDE

37

plusieurs en meurent de cette bastonnade. Si un homme a volé quinze beeufs, de maniére a mériter plus de cent-sept coups, ou un cheval, ou tout autre chose pour quoi il doive perdre la vie, il est tranché en deux avec une €pée ; mais s’il peut payer et veut donner neuf fois tant que ce qu’il a volé, il se sauve. Et chaque seigneur ou autre homme qui a des bétes assez, chevaux, juments, chameaux, vaches et beeufs et autres grosses bétes, il les fait marquer d’un sceau imprimé sur le poil * ; puis les laisse tranquillement paitre par les monts et par les plaines sans garde d’homme ; et si, 4 leur retour, ils se sont mélés avec d’autres,

tout homme qui les trouve reconnait la marque du propriétaire, et aussit6t lui rend ceux qui portent sa marque. Ainsi chacun retrouve ses propres animaux. Mais les troupeaux de petits animaux, moutons, brebis et chévres, sont gardés par des hommes et

n’ont point de marque. Leurs troupeaux sont tous trés grands et gras et beaux outre mesure.

Et encore vous dirai un autre merveilleux usage qu’ils ont et que j’avais oublié d’écrire. Sachez trés véritablement que, quand ils sont deux hommes dont I’un ait eu un garcon, qui est mort — et il peut étre mort 4 quatre ans, ou quand on veut avant l’4ge du mariage — et un autre homme qui ait eu une fille, morte aussi avant lage nubile, ils font mariage des deux trépassés quand le gar¢on aurait eu |’4ge de prendre femme. Ils donnent pour femme au garcon mort, la fille morte, et en font dresser acte. Puis un nécromancien jette l’acte au feu, et le bridle; et voyant monter lafumée, disent qu’elle va 4 leurs enfants en l’autre monde et leur annonce leur mariage ;

et que, dorénavant le garcon mort et la fille morte en l’autre monde le savent et se tiennent pour mari et femme. Alors ils font une grande noce, et des viandes répandent quelque peu ¢a et la, disant qu’elles vont a leurs enfants en l’autre monde, et que la jeune épouse et le jeune mari ont recu leur part du festin. Et ayant dressé deux images, l’une en forme de fille, l’autre en forme de gar¢gon,

les

mettent sur une voiture aussi bellement adornée que possible. Tirée par des chevaux, elle proméne ces deux images avec grande réjouissance et liesse a travers tous les environs ; puis ils la conduisent au feu et font briler les deux images ; avec de grandes priéres, ils supplient leurs dieux de faire que ce mariage soit réputé heureux en

Pautre monde. Mais ils font aussi une autre chose : ils font des peintures et portraits sur papier 4 la semblance de cerfs et chevaux, d’autres animaux, d’habits de toute espéce, de besants, de meubles

et d’ustensiles, et de tout ce que les parents conviennent de donner en dot, sans le faire en effet ; puis font briler ces images, et disent que leurs enfants auront toutes ces choses en |’autre monde. Cela fait, tous les parents de chacun des deux morts se tiennent pour alliés et maintiennent leur alliance aussi longtemps qu’ils vivent, tout comme si vivaient leurs enfants trépassés.

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MARCO

POLO

Or vous ai montré et clairement devisé des provinces de ces gens et des us et coutumes des Tartares ; non pas que je vous aie conté les trés grands faits et entreprises du Grand Can, le grand sire de tous les Tartares, ni sa grandissime cour impériale, mais je vous le conterai clairement en ce livre quand temps et lieu sera ; car ce sont vraiment de merveilleuses choses 4 mettre en écriture. Nous parlerons du gouvernement du Grand Can et de sa Cour, lesquels je tiens en mon jugement, aprés avoir vu et observé bien des parties du monde, tels que nulle autre puissance ne se peut

comparer au pouvoir, richesse et domination du Grand Can, lesquels sont stupéfiants et presque incroyables a qui ne les a point vus. m/’obligerai certainement 4 n’en rien dire pas plus que le vrai, que mon témoignage a la vue de tous, et surtout de ceux qui, les temps futurs, pourront voir ou entendre, soit reconnu pour

Et je pour dans véridique. Mais voulons retourner 4 notre conte, en la grande plaine ot nous étions quand nous commengames les faits et gestes des Tartares. LXXI.



CI DEVISE

DE LA PLAINE DE BARGU COUTUMES DES GENS.

ET DES DIVERSES

Qui part de Caracorom et des monts Altai, 14 ot ils mettent les

corps des seigneurs tartares de la maison du Grand Can, comme je vous lai conté plus haut, il va par une contrée devers la Tramontane, qui est nommée plaine de Bargu , et n’y trouve pas d’habitation, ou fort peu. Cette plaine dure quarante journées. Les gens qui y babitent sont appelés Mecrit * et sont gens trés sauvages. Ils vivent pour la plupart de bétes qu’ils attrapent 4 la chasse, surtout de grands cerfs, dont ils ont beaucoup. Mais ce qui est plus extraordinaire, c’est qu’ils dressent ces cerfs et les montent comme chevaux, car ils sont grands assez pour cela. Ils vivent aussi d’oiseaux, car y a bien des lacs, étangs et marécages, ec ladite plaine finit, devers la 'Tramontane, 4 la mer Océane ; ces oiseaux, qui perdent leurs vieilles plumes, passent le plus clair de I’été autour de ces

plans d’eau, et quand ils sont tout nus, ils ne peuvent pas voler, et les gens les prennent a leur bon plaisir ; ils vivent aussi de poisson. Les us et coutumes ont comme Tartares, et sont au Grand Can. Ils n’ont ni blé, ni vin. L’été ils chassent les bétes et les oiseaux,

dont ils prennent grandes quantités, mais en hiver, ni béte ni oiseau ne demeure par la a raison du grand froid. Et quand on est allé quarante journées sur cette immense plaine, on trouve, comme il a été dit, la mer Océane, et la, sur le

rivage, est une trés haute montagne ov les faucons pélerins et les

autours ont leurs nids. Mais sachez qu'il n’y a ni homme ni femme ni béte ni oiseau, fors les faucons pélerins, et une espéce d’oiseau

LA DESCRIPTION DU MONDE

89

appelée bagherlac *, dont les faucons se repaissent. Ils sont gros comme grosses perdrix, ont les pieds comme perroquets et la queue comme arondes et ils sont trés vifs, de sorte que les faucons doivent aussi étre rapides. Et quand le Grand Can désire quelques petits de faucon pélerin, il en mande quérir jusqu’en cette montagne ; et ne tolére pas qu’on en prenne, si ce n’est pour sa Cour et pour renvoyer en présent a des seigneurs. Et en les iles qui sont en cette mer a l’entour de ce lieu vivent aussi des gerfauts en abondance. Et vous dis de plus que ce lieu est si loin vers Tramontane, que le pole nord, avec 1’étoile,cemmunément nommée Etoile Tramontane, on les laisse quelque peu derriére soi vers le Midi. Et encore vous dis que les gerfauts qui vivent sur ces iles, sont en telle abondance que le Grand Can en a tant qu’il veut. Ne croyez donc pas gue ceux qui, des pays chrétiens, en apportent chez les Tartares, les portent au Grand Can, car il n’en saurait que faire ; mais les portent au Levant, a Argon et aux autres seigneurs du Levant qui sont prés des Arméniens et des Comans. Et vous avons clairement dit tout le fait des Provinces de la Tramontane jusques 4 la mer Océane, aprés quoi il n’est plus de terres. Désormais vous parlerons des autres provinces, toutes celles qui sont sur la route par ot I’on va jusqu’au Grand Can. Pour quoi nous retournerons sur nos pas 4 une province dont nous avons parlé en notre livre, celle qui est appelée Campg¢io, afin de

pouvoir décrire les autres qui la bordent. LXXII.



CI DEVISE DU GRAND

ROYAUME

D’ERGIUUL.

Et quand on quitte cette province de Campg¢io, on va cing bonnes journées a travers une région ow l’on trouve en maints lieux de nombreux esprits fantastiques, que le jour, et surtout la nuit, on entend parler dans les airs... Au bout de ces cing journées vers le Levant, on trouve un royaume qui s’appelle Ergiuul *. I] est au Grand Can et est aussi de la grande province de Tangut. Les gens sont de trois sortes : Chrétiens nestoriens, Idolatres et ceux qui adorent Mahomet. II y a assez de nobles cités et villages, et la maitresse ville est nommée Ergiuul. De cette cité, vers le Sirocco, on

peut aller en contrée du Catai. Et sur cette route du Sirocco vers la contrée du Catai, on trouve une cité appelée Silingiu * ; il y a assez de villes et de cités ;

elle est de la province de Tangut méme, et est aussi au Grand Can. Les gens sont idolatres, et gens qui adorent Mahomet, et des Chrétiens nestoriens. Il y a foules de beeufs et de vaches sauvages* qui sont gros comme éléphants, trés beaux et bons a voir, car sont tout poilus fors le dos, et sont blancs et noirs ; leur poil n’a pas loin de

trois palmes de long. On dit que ce poil est extraordinaire ; c’est

go

MARCO

POLO

de trés belle laine blanche plus fine que soie. Moi-méme, Marco Polo, j’en ai rapporté 4 Venise comme une chose merveilleuse, et elle a été jugée telle par tous. On domestique certains de ces beeufs, mais leur poil n’est pas aussi long que celui des sauvages. Ils attrapent des jeunes et les font paitre avec les vaches domestiques, si bien qu’en ont trés grand nombre. Et les beeufs nés d’iceux sont merveilleux animaux, plus capables de travail qu’aucun autre animal. Ils leur font porter lourdes charges, les font labourer, et vous dis, en peu de temps, ils labourent deux fois plus que d’autres et ont la force de deux. En cette contrée se trouve le meilleur musc et le plus fin qui soit au monde. Trés véritablement existe en ce pays une petite béte de la grandeur d’une gazelle, mais son aspect est tel : le poil comme cerf, mais bien plus épais ; le pied comme gazelle ; point de cornes, mais la queue comme gazelle ; quatre dents, deux en bas et deux en haut, longues de trois doigts et minces et blanches comme ivoire, dont deux pointent vers le haut et deux vers le bas. C’est une béte

trés jolie 4 voir, qu’on appelle gudderi* en langue tartare. J’ai rapporté 4 Venise, desséchés, la téte et le pied d’un de ces animaux, et

un peu de musc dans son sac a musc, ainsi qu'une paire de petites dents. Et sachez que le musc se trouve de cette maniére : les chasseurs se mettent en route a la pleine lune pour attraper ces bétes, et celui qui en a pris une, il trouve au nombril, sous le ventre, au

milieu, entre cuir et chair, une apostume de sang qui se forme chez cette béte quand la lune est pleine ; il la découpe avec toute la peau, la retire, et la fait sécher au soleil ; et ce sang est le musc d’ou vient si grande odeur. Et sachez que c’est en cette contrée qu’on trouve le meilleur. Mais Ja chair de cette béte est aussi fort bonne a manger et ils en prennent en grand nombre, car il en existe de grosses quantités, aussi bons que je vous ai conte. Les gens de cette province vivent de commerce et de métiers, ceux notamment des draps d’or et de soie, et ont abondance de tous grains. La province est grande de vingt-cing journées, et elle est trés fertile. Il y a de magnifiques faisans, deux fois plus gros que ceux de I'Italie, car ils ont a peu prés la taille d’un paon, tout de méme un peu moins. Ils ont une queue superbe de dix palmes de long tout au plus ; beaucoup l’ont de neuf, d’autres de huit, et de sept au moins. Il y a aussi des faisans d’autre sorte, qui ont la grandeur et l’allure de ceux de notre pays. Il y a des foules d’autres oiseaux de toute sorte avec trés jolies plumes et charmantes couleurs trés variées. Les gens de cette province sont tous idolatres et suivent leurs désirs ; en général, ils sont grands et gras, ont le nez petit et le

cheveu noir, mais point de barbe, fors une touffe de poil au menton. Les honorables dames n’ont point de cheveux, si ce n’est au som-— met de la téte, et nulle part ailleurs n’ont de poil. Elles sont trés

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

Or

blanches et trés charnues, et trés bien faites 4 tous égards. Et vous pouvez savoir que les hommes se délectent fort en luxure, et prennent bon nombre de femmes parce que leur loi ni leurs usages ne les en empéchent ; ils en peuvent prendre tant comme ils veulent, ou qu’ils en peuvent entretenir. Et vous dis de plus que ces hommes recherchent plutét de belles femmes que des nobles ; car s'il y a une trés belle fille, et avenante, mais qu’elle soit pauvre et de vil lignage, un grand baron ou un gros seigneur, fat-il le plus gros du pays, et puissamment riche, la prendra nonobstant pour femme a raison de sa beauté, et donnera assez d’argent pour elle a son pére et 4 sa mére selon qu’ils sont convenus ensemble, et les filles valent selon leur beauté. Or nous partirons d’ici, et vous dirons d’une autre province vers le Levant. LXXIII. —

Ci DEVISE DU ROYAUME

DE LA PROVINCE D’EGRIGAIA.

Qui laisse derriére soi Ergiuul et va huit journées vers le Levant, il trouve une trés bonne province qui est appelée Egrigaia * ou il y a assez de cités et villages, et est aussi de la grande province de Tangut. La ville maitresse est appelée Calacian *. Les gens sont pour la plupart idolatres, mais il y a maints Sarrazins et aussi trois trés belles ézlises de Chrétiens nestoriens. Tous sont au Grand Can tartare. En cette cité de Calacian, se fait beaucoup du tissu nommé camelot *, en poil de chameau, le plus beau et le meilleur du monde; de blanche laine ils font du camelot blanc aussi beau que bon, en quantité trés grande. Dont sont beaucoup envoyés en autres régions pour la vente, et notamment en Catai et en d’autres régions vers le milieu du monde. Mais a présent, sortons de cette province devers le Vent-Grec et le Levant, et vous dirons d’une autre province appelée Tenduc * : ainsi entrerons sur les terres qui furent au Prétre Jean. LXXIV.



CI DEVISE

DE

LA

GRANDE

PROVINCE

DE

TENDUC,

Qui part de la trouve Tenduc, province vers le Levant, qui a villes et villages assez, et c’est une des provinces que ce grand roi trés fameux dans le monde, nommeé par les Latins Prétre Jean, soilait habiter. Mais 4 présent, ils sont au Grand Can, car tous les descendants du Prétre Jean sont au Grand Can. La maitresse

cité est nommée Tenduc. Et de cette province en est roi un de ta lignée du Prétre Jean, et encore est Prétre Jean ; et sachez qu’il est prétre chrétien comme sont tels tous les chrétiens de ces pays ; mais son nom est George *, et la plus grande part du peuple est de Chrétiens. II tient le pays pour le Grand Can, non pas tout celui que

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MARCO POLO

Prétre Jean avait, mais seulement une partie. Mais vous dis aussi que depuis la mort de ce roi qui fut tué en bataille par Cinghis, ces seigneurs sont tenus pour nobles, car les Grands Cans, descendus de Cinghis qui avait épousé la fille d’Uncan, le Prétre Jean *, duquel tous ces seigneurs descendent, ont toujours donné de leurs filles et parentes aux rois qui régnent en cette région et sont du lignage du Prétre Jean. En cette province on trouve la pierre dont se fait l’azur *, trés abondante et de bonne qualité, et ils sont trés habiles a ce faire. Il y a aussi beaucoup de camelot en poil de chameau, et de couleurs variées. Les gens vivent de leurs troupeaux et des fruits de la terre, dont ils font grand commerce, et aussi de certains métiers. La, le gouvernement appartient aux Chrétiens, parce que le roi est chrétien bien qu’il soit soumis au Grand Can, comme vous ai

dit plus haut ; mais il y a aussi des Idolatres en bon nombre et des hommes qui adorent Mahomet. II y a aussi des gens appelés argon * en leur langue, qui veut dire en francais guasmul, c’est-a-dire qu’ils sont nés de deux sortes de gens, celle de Tenduc qui adore les idoles et ceux qui adorent Mahomet. Ce sont les hommes les plus blancs et les plus fins de la contrée, les plus habiles et meilleurs

commergants. Et sachez que le maitre siége du Prétre Jean était en cette province, quand il gouvernait les Tartares et toutes les provinces et royaumes des alentours ; et ses descendants y demeurent encore. Ce George que je vous ai nommé, est du lignage du Prétre Jean, comme je vous l’ai dit en conte ; depuis icelui, c’est le sixiéme seigneur *, et on le tient pour le plus grand de cette lignée. Le lieu ot il régne, nous l’appelons en notre pays Gog et Magog *, mais ceux de la-bas l’appellent en leur langue Ung * et Mongul *. En chacune de ces provinces était une différente espéce de gens, car en Ung étaient les Gog et en Mongul les Tartares. A raison de quoi les Tartares sont parfois appelés Monguls. Et quand on chevauche sept journées par cette province, vers le Levant, on tire vers les frontiéres de Catai et l’on trouve maintes

cités et villages ot sont des gens qui adorent Mahomet, beaucoup d’Idolatres et aussi quelques Turcs, Chrétiens nestoriens. Ils vivent de commerce et métiers, car ils font les tissus de soie et d’or que l’on appelle mascici trés bellement, et une autre espéce de tissu nommeée nac, et des tissus de soie de différentes sortes. Tout comme en nos pays nous avons des draps de laine de diverses natures, ils ont draps de soie et d’or de divers genres. Ils sont tous soumis au

Grand Can.

;

Il est une cité nommée Sindaciu *, ot |’on fait beaucoup de métiers, notamment toutes fournitures et harnois nécessaires pour les armées. Et dans les montagnes de cette province est un lieu nommé Ydifu *, o est une trés bonne argentiére, d’ou lon tire

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

93

argent en quantité. En cette région ils ont chasse et fauconnerie de toute sorte en raison de la multitude des bétes sauvages. Maintenant, laissons cette province et ces cités, et allons trois journées : nous trouverons une cité qui s’appelle Ciagannor *, qui veut dire en latin « Bassin Blanc », ot est un trés grand et beau palais qui est au Grand Can, et ou il habite quand il vient. Car sachez que le Grand Can y demeure trés volontiers parce qu’aux environsil y a de trés belles chasses, et pas mal de lacs et riviéres ou vivent des troupes de cygnes et d’autres oiseaux en grand nombre. Il vy a aussi une plaine superbe avec des grues, des faisans, des perdrix et maintes autres sortes d’oiseaux. C’est pourquoi le Grand Can prend grand plaisir 4 y demeurer chaque année 4 la saison de la chasse ; au faucon, au gerfaut, il prend assez d’ oiseaux avec grande joie et féte. En ces régions sont cing espéces de grues, lesquelles vous décrirai. Les premiéres sont toutes noires comme un corbeau, avec de vastes ailes, et elles sont trés grosses. Les secondes sont toutes blanches ; leurs ailes sont plus grandes que les précédentes, et magnifiques, car les plumes partout forment des yeux ronds comme ceux de la queue du paon, mais ils sont d’une couleur d’or trés resplendissante ; quant 4 leur téte, elle est vermeille et noire et trés bien formée ; le cou est noir et blanc et de couleur dorée ; elles sont

bien plus grandes que toutes les autres, et vraiment belles a regarder ; elles ont les yeux de diverses couleurs, et surtout blancs,

noirs et bleus. La troisiéme espéce est en tout point semblable a celle de notre Italie. La quatriéme est petite, plus petite que celle de par ici, avec des plumes vermeilles et bleues trés bellement arrangées, et aux oreilles de longues plumes vermeilles, noires et blanches, qui pendent vers la terre trés joliment. La cinquiéme espéce est toute grise, avec une téte blanche, vermeille et noire, trés belle et

bien formée, et est de grande taille. Et prés de cette cité est une vallée en laquelle le Grand Can a plusieurs maisonnettes de bois et de pierre, ot il détient une trés grande quantité de cator * qu’en notre langue nous appelons grandes perdrix. Pour leur nourriture, le Grand Can a toujours du millet, du panic et d’autres grains aimés de tels oiseaux, et en fait semer en été sur le versant des collines, défendant qu’on en moissonne, afin qu’ils aient toujours abondamment a manger. II fait demeurer plusieurs hommes 4 la garde de ces oiseaux, afin qu’il n’en soit dérobé. Lesquels leur jettent le grain en temps d’hiver, et les oiseaux sont tant accoutumés 4 cette provende, que dés que

Vhomme siffle, d’ot qu’ils fussent ils accourent vers lui en si grande

foule que c’est merveille 4 voir. Et lorsque le Grand Can vient en ce pays pour chasser, il a de ces oiseaux en grande abondance,

autant qu’il en souhaite. En hiver, quand ils sont trés gras, — mais 4 cause du grand troid il ne demeure pas [a en telle saison — il s’en

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MARCO POLO

fait apporter ou qu’il soit, 4 dos de chameaux. Toutes ces choses, et bien d’autres sont préparées pour lui, sa famille et sa Cour en si grande abondance, que la noblesse de son train est une chose merveilleuse et stupéfiante 4 voir. Mais nous partirons d’ici et irons trois journées plus loin, entre la Tramontane et le Vent-grec. LXXV.



CI DEVISE

DE LA CITE DE CIANDU ET DU MERVEILLEUX PALAIS DU GRAND CAN.

Et quand on est parti de la cité que je vous ai nommée et qu’on s’en va trois journées, on trouve une cité qui est appelée Ciandu *, que le Grand Can, qui maintenant régne et qui a nom Cublai Kaan, a fait batir en ce lieu. En cette cité Cublai Kaan a fait

batir un vaste palais de marbre et d’autres nobles pierres habilement travaillées, dont un bout est au milieu de la cité, et l’autre sur sa muraille. Les salles, chambres et corridors en sont tout dorés

et bellement peints en dedans de fresques et images de bétes et d’oiseaux, d’arbres et de fleurs, et de bien d’autres choses, si habi-

lement que c’en est délice et merveille a voir. A partir de ce palais est construite une seconde muraille qui, dans la direction opposée au palais, aboutit d’un cété au mur de la ville, prés du palais, et de

lautre cété a l’autre bout d’icelui, et qui, en ses seize milles de tour, renferme une plaine de telle sorte qu’a moins de partir du palais, on n’y peut pénétrer ; et elle est fortifiée comme un castel ; en quelle plaine sont fontaines et riviéres d’eau courante et de belles prairies et bosquets. Le Grand Can y tient toute sorte de bétes sauvages non féroces, cerfs, chevreuils et biches, pour donner 4 manger aux

faucons et gerfauts, qu’il tient en mues en ce lieu ; et y a plus de deux cents gerfauts sans les faucons. I] vient en personne voir dans les cages au moins une fois la semaine. Et souventes fois le Grand Can va chevauchant dans ce parc enclos de murs, ayant en croupe un léopard apprivoisé, et quand il veut, il laisse aller le léopard et prendre une de ces bétes, daim, cerf ou chevreuil, et la fait donner

aux faucons et gerfauts qu’il tient en mues. Ainsi fait souvent pour son plaisir et amusement. Et certes, ce lieu est si bien entretenu et

orné que c’est une trés noble chose de grand agrément. Et sachez encore qu’au milieu de ce parc environné de murs, Ia ot se trouve le joli bosquet, le Grand Can a fait pour son habitation un grand palais tout de bambou sur de beaux piliers dorés et vernis ; et au sommet de chaque pilier est un grand dragon tout doré qui enroule sa queue autour du pilier et soutient le plafond de sa téte, et il écarte aussi les bras, le droit pour soutenir le plafond

et le gauche pour la méme chose. Tout est doré en dedans et dehors, et peint de bétes et d’oiseaux trés habilement travaillés.

Le toit aussi est tout de bambous dorés et vernis si épais que l’eau

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

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ne les peut gater, et que les peintures ne peuvent étre délavées. C’est Ja plus merveilleuse chose du monde a entendre pour qui ne Va point vue. Et vous dirai comment il est fait de bambous. Sachez en vérité que ces bambous sont gros de plus de trois palmes, et longs de dix a quinze pas. On les tranche par le milieu de chaque neeud, puis on les fend en deux en long par le milieu, et ainsi on fait une tuile ; ou plutét, on en fait 4 chaque fois deux. Des bambous les plus épais et les plus grands on fait piliers, poutres, cloisons et moult autres piéces, et l’on peut couvrir une maison entiére. Ainsi est ce palais du Grand Can tout entier fait de bambous. Chaque tuile est fixée avec des clous pour s’engarder du vent; et ils les joignent s ibien ensemble qu’elles protégent la maison de la pluie et font couler l’eau vers le bas. Et de plus le Grand Can a fait son palais batir de telle sorte que sans peine il peut le faire démonter et porter 1a ot il veut ; et quand il est rebati, plus de deux cents fortes cordes de soie le maintiennent tout autour comme une tente, parce qu’en raison de la légéreté du bambou, le vent le jetterait par terre. Et vous dis que le Grand Can demeure 1a trois mois de l’année: juin, juillet et aodt, tantét dans le palais de marbre, tantét dans

celui de bambou, et c’est pour échapper a la chaleur brilante, car Pair y est plus frais et tempéré qu’en autres lieux. Et pendant ces trois mois que vous avez oui, le Grand Can tient le palais dressé, mais dés qu’il s’en va, il le fait démonter, et tous les autres mois de Van, le garde en morceaux et paquets. Quand

arrive

le vingt-huiti¢tme jour de la lune

du

mois

d’aotit, le Grand Can quitte chaque année cette cité de Ciandu et son palais, et vous dirai pourquoi. Vrai est qu’il a un haras de chevaux et de juments blancs comme neige sans nulle autre couleur et qui sont en grand nombre, soit plus de dix mille juments. Et en outre il a un grand nombre de vaches trés blanches. Le lait de ces juments blanches, nulau monde n’oserait en boire, fors le Grand Can et ses descendants, ceux qui sont du lignage d’empire. Toutefois est vrai qu’une autre sorte de gens de ce pays, appelés Horiat *,

en peuvent boire aussi. Cinghis Can leur a donné cet honneur et pri-

vilége pour une grande victoire qu’ils ont gagnée a ses cétés jadis. Il décida qu’eux et tous leurs descendants eussent la méme nourriture que le Grand Can et ceux de sa race. Ainsi, seules ces deux familles vivent de ces animaux blancs, c’est-d-dire du lait qu’on en trait. Et vous dis que quand ces bétes blanches vont paissant par prés et foréts, et passent sur quelque route ot un homme désire passer, on les tient en si grande révérence que non seulement le peuple ordinaire, mais aussi un grand seigneur et baron, n’oserait pour rien au monde passer au milieu du troupeau, mais attend

qu’elles aient toutes défilé et qu’eiles soient parties 4 bonne distance. Tous leur cédent le chemin et font tout leur possible pour

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MARCO POLO

leur plaire et, comme je vous ai dit, les respectent non moins que si c’était leur propre maitre. Les astrologues des Idolatres ont dit au Grand Can qu’il doit répandre en l’air et sur la terre un peu de lait de ces juments blanches le vingt-huitiéme jour de la lune d’aott de chaque année, pour que tous les esprits qui vont par l’air et par la terre en aient a boire s’il leur plait, afin que, pour cette charité, les esprits et idoles

protégent tous ses biens et que ses affaires prospérent, ses hommes, ses femmes, ses bétes, ses oiseaux, ses récoltes et toutes autres choses

qui poussent de la terre. De la vient que le Grand Can quitte son pare au mois d’aofit et va en autre lieu, pour faire de sa main le sacrifice du lait 4 ses dieux. Le jour de la cérémonie, du lait de jument est préparé en grande quantité dans des coupes de féte, et le roi en personne en verse ici et la en abondance en honneur de ses dieux. Et les astrologues disent que les dieux boivent le lait versé. Et aprés le sacrifice, le roi boit du lait de ses juments blanches. Ainsi ce rite est solennellement observé le vingt-huit aout a tout jamais *. Mais vous dirai encore une merveille que j’avais oubliée. Sachez donc que quand le Grand Can demeure en son palais ov il reste trois mois de l’année,et qu’il y a pluie, brouillard ou mauvais temps, il a prés de lui de sages astrologues et enchanteurs qui vont sur le toit du palais et, par leur science et incantations, ordonnent a tous les nuages, a la pluie et au mauvais temps de s’en aller d’audessus du palais ; si bien qu’au-dessus du palais, n’y a point mauvais temps, que jamais goutte d’eau n’y tombe, et que l’intempérie s’en va autre part ; oui, si parfaitement: la pluie, la tempéte et l’orage tombent tout alentour, mais rien ne touche le palais. Les sages hommes qui ce font, sont de deux sortes, les uns sont appelés Tebet *, les autres Chescemir * ; ce sont la deux genres de peuple qui sont idolatres. Ils savent les arts diaboliques et les enchantements plus que tous les autres hommes et commandent aux démons, au point que ne crois pas qu’il y ait plus grands enchanteurs par le monde. Tout ce qu’ ils font, ils le font par science du diable, et font croire aux autres gens qu’ils le font par leur bonté, leur sainteté et leur science de Dieu. Adonc vont ords et sordides, sans souci de leur propre décence ni des personnes qui les voient ; ils gardent leur visage crotté, et ne se lavent ni ne se peignent, mais toujours vont salement. Ces mémes gens, la plus vilaine race de nécromanciens et enchanteurs dont je vous aie dit, ont tel bestial et horrible usage comme je vous dirai. Quand un homme est condamné A mort pour le mal qu’il a fait, et doit étre mis 4 mort par le pouvoir légal, on le leur donne; ils le prennent et le font cuire et le mangent * ; mais s’il était pour mourir de sa belle mort, oncques ne le mangeraient pour rien au monde.

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

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De cette race de charmeurs est si grand nombre que c’en est merveille. Outre les noms susdits, ils sont encore appelés bacsi *, c’est-a-dire de telle religion ou ordre qu’on dirait Fréres Précheurs ou Mineurs ; et sont si savants et experts en leur art magique et diabolique qu’ils font presque tout ce qu’ils veulent. Vous pouvez encore savoir trés véritablement que ces bacst, qui savent de tels enchantements, entre autres font telle merveille comme je vous dirai. Quand le Grand Can est assis, pour diner ou souper, dans sa grand’salle, a sa grand table, laquelle, placée a part pour le repas du seigneur, a plus de huit coudées de haut, et que les coupes d’or sont sur une table au milieu du carrelage, de l’autre cété de la salle, a bien dix pas de la table du seigneur, pleines de vin, de lait et autres bons breuvages, tant font par leurs enchan-

tements et science ces sages enchanteurs qui sont nommés bacsi, que ces coupes pleines se soulévent et d’elles-mémes s’en vont par Pair se présenter devant le Grand Can lorsqu’il veut boire, sans que nul ne les touche. Et lorsqu’il a bu, ces coupes reviennent a la place d’ot elles étaient parties. Et ce, le font parfois devant dixmille personnes qui regardent, et devant tous ceux a qui le seigneur veut le faire voir. C’est chose vraie, digne de foi, sans nulle mensonge, car elle a lieu chaque jour a la table du seigneur *. D’ailleurs vous dirai que les sages hommes de notre pays qui savent la nécromancie affirment que c’est chose faisable. Je vous dis encore que ces bacst, quand vient la féte de leurs idoles, s’en vont trouver le Grand Can et lui disent :

« — Sire, si vient a tel jour la féte de telle idole 4 nous. » Et nomment telle idole qu’il leur plait. Et puis lui disent : «— Beau sire, vous savez comme cette idole sait faire le mauvais temps et la peste venir, et la perte de vos biens, et des animaux, et du grain, si point n’est honorée d’offrandes et holocaustes. Et pour ce vous prions, beau Sire, de nous faire donner tant de moutons

a téte

noire, — et ils disent le nombre qu’il leur plait, — et tant d’encens, et tant de bois d’aloés, et tant de telle chose, et tant de telle autre, comme il leur semble bon —, pour que nous puissions faire grand honneur et sacrifice a notre idole, et qu’elle nous protege, nous, nos biens, nos animaux, nos grains, les fruits de notre terre et toutes

nos choses. » Ainsi parlent ces bacst aux barons qui sont autour du Grand Can et 4 ceux qui ont autorité de parler au seigneur pour les autres ; et iceux le disent au Grand Can ; et lorsque le jour est venu, le seigneur ordonne qu’ils aient tout ce qu’ils demandent pour honorer la féte des idoles, comme chair, pain et vin. Et quand ces bacsi ont eu toutes ces choses, ils en font grand honneur aux idoles dont c’est le jour, avec grand’chanson douce et plaisante, belles priéres et nombreuses lumiéres. Ils les encensent du bon parfum de ces épices, font cuire la chair et la déposent devant les idoles, répandent

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du bouillon et du lait ¢a et 1a, disant que les idoles en prennent autant qu’elles veulent. Ainsi font en présence du peuple qui se

tient la 4 regarder le sacrifice avec grande révérence, croyant fermement que par tel sacrifice fort agréable aux dieux, ils gardent le seigneur de tout danger et que toutes choses procéderont selon la plus brillante prospérité. Voila la maniére dont ils honorent chaque idole le jour de sa féte. Et sachez véritablement que chaque idole est fétée chaque année a jour fixe, tout comme le sont nos saints. Et en ce pays de nombreux moines sont mis a part pour le service des idcles. Is ont donc trés grands moustiers et abbayes dédiés a ces idoles. Certains moustiers, je vous le dis, sont aussi vastes que petite cité, ésquels, selon létat et la grandeur du temple, ont 1.000 a 2.000 moines ou plus, qui servent les idoles selon leurs coutumes, et qui se vétent plus honnétement que ne font les autres hommes. Ils portent la téte et la barbe rasées plus que les laics. Ils fétent leurs idoles par plus de chants et de lumiéres qu’on ne vit oncques. II est maintes sortes de moines idolatres différents dans le pays. Et vous dirai encore que ces bacsi en ont d’un certain ordre parmi eux, qui peuvent prendre plusieurs épouses : ils font ainsi, et ils ont beaucoup

d’enfants ; ceux-la

s’habillent

autrement

que les

autres.

. Et vous dis encore qu’en outre est une autre espéce de religieux qui sont appelés en leur langue sensin * ; ce sont hommes de grande abstinence qui ménent vie aussi dure et rude que je vous vais dire. Sachez donc véritablement que de toute leur vie, ils ne mangent que semoule et son, c’est l’écorce qui reste de la farine de froment. Ils se la préparent comme nous la préparons pour les cochons, car l’ayant prise, ils la mettent dans I’eau chaude pour la ramollir et l’y laissent un petit, puis la mangent ainsi délavée sans aucun autre fumet. Ils jetinent maintes fois l’an et ne mangeraient rien au monde que ce son queje vousai conté, et ils boivent de l’eau 5 ils demeurent beaucoup en priéres, de sorte que c’est vraiment une vie rude outre mesure. Ils ont de grandes idoles en quantité, et

parfois ils adorent le feu *. Et vous dis que les autres religieux idolatres qui observent régle plus douce, disent que ceux qui vivent en si grande abstinence, sont hérétiques de leur loi, car point n’adorent leurs idoles en telle maniére comme ils font. Il y a de grandes différences entre une régle et l’autre. Pour rien au monde ceux-ci ne prendraient une épouse ; ils portent la téte et la barbe rascées, des habits bleus et noirs de la toile 4 sac la plus grossiére et la plus commune,

et s’ils devaient étre de soie, ils seraient de la

couleur que vous ai dit. Toujours dorment sur nattes 4 bon marché, ce sont joncs. N’est-ce pas vie plus dure que celle de nul autre homme au monde ? Leurs moustiers ou temples sont séparés de ceux

des autres.

Leurs idoles sont toutes femmes, c’est-a-dire

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

99

qu’elles ont toutes un nom de femme * ; et tels ils les leur donnent pour induire les femmes 4 les adorer. Or laissons cela et vous contons des trés hauts faits et des merveilles du trés noble seigneur des seigneurs de tous les Tartares du monde, le trés noble et trés puissant Grand Can qui Cublai est appelé. SE TERMINE

LE PREMIER MERVEILLES

LIVRE DE MAITRE MARCO DES REGIONS ORIENTALES.

POLO SUR LES

10Oo

MARCO

ET

LE

SECOND

LIVRE

DU

POLO

MEME

SUJET

COMMENCE.

LXXVI. — CI DEVISE DE TOUS LES FAITS DU GRAND CAN QUI MAINTENANT REGNE ET EST NOMME CUBLAI KAAN, ET DEVISE COMMENT IL TIENT SA COUR ET COMMENT IL MAINTIENT SES GENS EN JUSTICE; ET ENCORE DIT DE SES AFFAIRES.

Or vous veux commencer 4 conter, en cette partie de notre livre, de tous les grandissimes faits et de toutes les grandissimes merveilles du trés grand seigneur des Tartares, le Grand Can qui maintenant régne et est appelé Cublai Kaan, ce qui veut dire en notre langue le seigneur des seigneurs et empereur ; et c’est bien a bon droit qu’il a ce nom, car chacun sait vraiment que ce Grand Can est le plus puissant homme en gens, en terres et en trésors qui fat jamais au monde, ni soit aujourd’ hui depuis Adam notre pren ier pére, et que sous lui les gens sont tenus en telle obéissance que jamais on ne vit la pareille sous aucun roi plus ancien. Et vais vous montrer bien clairement dans ce second livre que c’est chose véritable, afin que chacun soit bien sar qu’1l est le plus grand sire qui fut ou qui soit sur la terre. En les suivants chapitres, vous montrerai comment. LXXVII. — CI DEVISE DE LA GRANDE BATAILLE QUI FUT ENTRE LE GRAND CAN ET LE ROI NAIAN SON ONCLE.

Or sachez trés vraiment que Cublai descend en ligne directe de Cinghis Can, premier sire de tous les Tartares du m onde, car il faut que le sire de tous les Tartares soit directement de cette lignée. Donc, ce Cublai Kaan est le sixitme Grand Can *, ce qui revient a dire qu’il est le sixiéme grand seigneur de tous les Tar-

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

IOI

tares qui ont pu exister jusqu’ici. Et sachez qu’il eut la seigneurie en l’an 1256 depuis la naissance du Christ * : c’est donc en cette année qu’ila commencé a régner. Et sachez que c’est par sa valeur, et par sa prouesse et par son grand sens qu’il a eu la Seigneurie, car ses fréres et ses parents la voulaient pour eux-mémes et la lui défendaient. Mais lui par grand’prouesse l’arracha de leurs mains et leut nm algré la volonté de ses fréres. Et sachez que la seigneurie lui revenait par droit direct. Voila quarante-deux ans qu’il a commencé a4 régner jusqu’au présent jour, qui est dans le courant de Van 1298. Il peut bien avoir quatre-vingts et cing ans, de sorte qu'il peut bien avoir eu quarante-trois ans d’4ge quand on le fit roi *. Et avant qu’il fat seigneur, il sodlait presque toujours partir en guerre ; il désirait qu’on le trouvat en toute affaire parce qu’outre qu'il était homme d’armes éprouvé et brave les armes a la main, il s’était fait connaitre pour grand capitaine, le plus sage et audacieux en conseils et stratégie que les Tartares eurent jamais. Mais aprés qu’il fat seigneur, il n’alla plus jamais a la guerre en personne, sauf une fois cependant, et ce fut en l’an 1286, et vous

dirai pourquoi. Vrai est qu’il y avait un grand seigneur tartare, un qui avait Naian * pour nom, et qui était oncle de Cublai Kaan. Lequel était jeune gentilhomme de trente années, seigneur et sire de maintes terres et provinces, si bien qu’il pouvait bien lever quatre cent mille hommes a cheval. Ses ancétres anciennement avaient été sous le Grand Can ; lui-méme était sous son neveu le Grand Can qui s’appelle Cublai, et par droit était tenu d’y étre. Mais, ainsi comme je vous ai conté, c’était jeune gentilhomme de trente ans. Quand il se vit si grand sire qu’il pouvait bien jeter quatre cent mille hommes a cheval en bataille, il devint orgueilleux a cause de son jeune age et de sa grande puissance. I] dit qu’il ne voulait pas rester plus longtemps sous le Grand Can, mais dit qu’il voulait se rebeller et lui ravir, s’il le pouvait, tout l’empire et le trdne. Alors donc ce Naian mande trés secretement ses messagers a Caidu, qui était grand sire et puissant, devers la Grande Turquie *, et était neveu du Grand Can *, mais s’était rebellé contre lui et lui

voulait grand mal. Il lui mande qu’ils’apprétait de toute sa puissance — qui était trés grande — a tomber sur le Grand Can d’un cété, et qu'il le priait de bien vouloir faire tout son possible pour lui tomber dessus de l’autre cété, afin de lui ravir la terre et la seigneurie. Ayant entendu ces nouvelles que lui mandait Naian, Caidu dit qu il lui plaisait bien, et pensa qu’était venu le temps de réaliser ses désirs ; il répondit que bien se préparerait pour venir a son aide avec tous ses gens au moment qu’ils auraient fixé et irait contre le Grand Can. Et sachez qu’ilavait le pouvoir de rassembler et jeter en bataille cent mille hommes 4 cheval. Et que vous en dirai-je ? Ces deux barons, Naian et Caidu, s’étant accordés aussi secrétement

I02

MARCO

POLO

que possible, firent grand rassemb!ement de chevaliers et d’-hommes: a pied pour aller contre le Grand Can et convinrent de se retrouver en une certaine plaine... Mais ils ne le purent faire si secrétement que Cublai Kaan ne l’apprit. LXXVIII.



CoMMENT

LE

GRAND

CAN

ALLA

CONTRE

NAIAN.

Quand le Grand Can sut que Naian lui venait sus avec une

Si grosse armée, point n’en fut consterné, mais en homme sage et de grande vaillance, il se prépare avec ses gens a le rencontrer trés rapidement comme un qui n’a pas peur de ceux qui font le mal ; et quand ses gens furent réunis, il dit qu’il ne veut jamais porter couronne ni tenir terre si ces deux traitres et déloyaux, ilne met a maie mort. Et sachez que le Grand Cuan fit tous ses préparatifs en vingt-deux jours si secrétement que nul n’en sut rien, fors ceux de son conseil. Car il fit sans délai placer des gardes a tous les. passages menant aux pays de Naian et de Caidu, afin qu’ilsne sussent point .e qu’il entendait faire ; et immédiatement ordonna que les hommes habitant les environs de Cambaluc, dans un rayon de dix journées, se rassemblassent

en toute hate. I] assembla ainsi

bien trois cent soixante mille hommes a cheval et bien cent mille hommes a pied. Et s’il ne leva que si peu de gens, c’est que c’était la toutes les troupes qu'il avait pres de lui, et qu’il voulait attaquer l’ennemi tout soudain et a l’improviste. Les autres de ses armées, qui douze étaient, gardaient continuement les provinces du Catai et étaient dix fois plus nombreuses, mais si loin envoyées pour conquérir terres et cités, et dispersées en tant de sens d’aprés ses ordres, qu’il ne les efit point eues a4 ten ps et a lieu. Il efit bien fallu trente ou quarante jours, et la préparation elit été sue. Mais comme au présent lieu il parait convenable de dire quelque chose des armées du Grand Can, sachez qu’en toutes les provinces du Catai, du Mangi et du reste de son empire, se trouvent bien des sujets infidéles et déloyaux, qui se rebelleraient contre leur seigneur s’ils pouvaient. Pour quoi est nécessaire de laisser des armées en chaque province ot sont grandes villes et peuples nombreux, lesquelles demeurent dans la campagne a quatre ou cing milles de la ville, qui ne peut avoir portes ou murs pour les empécher d’entrer quand leur plait. Le Grand Can change tous les deux ans ces armées, et de méme les capitaines qui les commandent. Ainsi bridé, le peuple setient coi, sans bouger nifaire noise. Outre la solde que leur verse toujours le Grand Can sur les revenus de la province, ces armées vivent d’un nombre infini de troupeaux qu’elles ont, et dont elles envoient le lait 4 vendre dans les villes,

et ainsi achétent ce dont ont besoin. Et elles sont dispersées en différentes places, distantes de trente, quarante et soixante journées.

LA

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DU

MONDE

103

Si donc le Grand Can edit réuni toutes ses forces, il eit eu

autant de chevaliers qu’il efit voulu, et en si grosse multitude que serait chose impossible a croire et 4 ouir. Mais ces trois cent

soixante mille hommes a cheval, sans compter tant de piétons, qu’il

avait assemblés, ils étaient sa garde du corps, ses fauconniers, les hommes de sa maison et autres, qui tous restaient aux alentours de sa personne. Et quand le Grand Can edt préparé ce peu de gens que je vous ai conté, il fit chercher 4 ses astrologues s’il vaincrait ses ennemis et parviendrait 4 bonne issue, ou bien s’il perdrait la bataille. Et ceux-ci, ayant considéré d’aprés leur art, répondirent : «— Sire, vous apportons une bonne nouvelle. Et au nom de nos dieux promettons que vous ferez de vos ennemis 4 votre volonté. » Car toujours sodlait le Grand Can faire exécuter cette devinerie pour exciter son armée. Ayant oui cela, il s’en réjouit grandement, rendant graces aux dieux, et ayant animé son armée par les plus éloquentes paroles, se mit en route avec toutes ses gens, et marcha sur le pays de Naian,

chevauchant nuit et jour ; et alla tant qu’en vingt jours parvint sur une colline, d’ou l’on voyait une grande plaine, ot se trouvait Naian avec tous ses gens, qui bien étaient quatre cent mille hommes a cheval. Il y arriverent de grand matin, et en tel secret que l’ennemi ne sut rien, ni Naian, ni aucun des autres, parce que le Grand Can avait fait couper et surveiller par ses espions toutes les routes et les passes, pour que nul ne put aller ni venir qui ne fit pris. Pour quoi les ennemis ne surent point leur venue, et en furent consternés et stupéfaits. Quand ils arrivérent, je vous dis, le Naian était au lit avec sa femme, dans sa tente, et il se donnait avec elle

du bon temps, car il lui voulait grand bien.

LXXIX. — IcI COMMENCE LE RECIT DE LA BATAILLE DU GRAND CAN ET DE NAIAN SON ONCLE.

Et que vous en dirai-je ? Quand l’aube du jour de la bataille fut venue, alors apparut le Grand Can avec toute son armée sur un tertre qui dominait la plaine. La était Naian dans sa tente, et tous en grande tranquillité, dispersés sans armes dans la plaine, comme gens qui pour rien au monde ne croiraient que le Grand Can ni nulles gens leur viendraient sus pour leur faire dommage. Voila pourquoi ils demeuraient en si grande tranquillité et ne faisaient garder leur camp sans avoir aucune sentinelle ni devant, ni derriére ; et c’était aussi parce qu’il fallait au Grand Can trente journées, et qu’il n’en avait mis que vingt, avec toute son armée, a cause du grand désir qu’il avait de le rencontrer.

Que vous en dirai-je ? Le Grand Can était sur le tertre que

104

MARCO POLO

vous ai conté, dans une grande bretéche de bois pleine d’archers et — d’arbalétriers, portée par quatre éléphants couverts de cuir bouilli trés dur, et par dessus étaient des draps de soie et d’or. Il avait au sommet son enseigne royale avec les figures du Soleil et de la Lune *, si haut que de fort loin et de toutes parts on le pouvait voir. Ses gens étaient disposés selon sa coutume en douze divisions de trente mille hommes, et entourérent le camp de Naian en un moment. Et avec chaque homme a cheval des premiers escadrons était un homme 4 pied derriére sur la croupe du cheval, avec une lance en main. Et en telle maniére comme vous avez ouis’étendant autour du camp de Naian, allait le Grand Can avec ses gens groupés en escadrons, et les chan ps en étaient couverts. Et quand éveillé en toute hate par ses serviteurs, et informé que Cublai était tout prés, Naian et ses hommes virent le Grand Can avec ses gens bien disposés tout autour de leur camp, ils en furent tout ébahis. Ils courent aux armes, se forment aussit6t en esca-

drons. Et quand les deux partis sont en telle place qu’ils n’ont plus qu’ a frapper, alors on peut voir et ouir sonner de maints instruments

qui retentissent et maints chalumeaux, et tous les hommes chanter a pleine voix, quel’airensemblait ébranlé; car sachez que les usages des Tartares sont tels. Quand ils sont ran gés en bataille, point ne se jetteraient dans le combat tant que les tambours n’auraient pas battu, ce sont ceux de leur capitaine. Et tant que les tambours ne battent pas, les soldats sonnent de leurs instruments et chantent. Et c’était pourquoi la musique et le chant étaient si grands de part et d’autre. Et quand tout le monde fut bien préparé des deux cétés, alors commencérent a bourdonner les grands tan bours du Grand Can, et ceux de Naian répondirent. Et dés que les tan bours commenceérent a résonner. les deux partis se jetérent l’un sur l’autre avec leurs arcs, et leurs épées, et leurs masses,

et méme

des lances ;

mais la plupart des piétons du Grand Can avaient des arbalétes et assez d’autres armes d’assaut. Et que vous en dirai-je ? Lors commence une mélée féroce et trés cruelle. Or peut-on voir voler les fléches en si grand nombre qu’une grande obscurité se faisait et le ciel n’était plus visible ; car l’air en était tout plein, comme si ce fut pluie. Or on peut bien voir hommes a cheval et chevaux tom ber morts sur la terre en grand nombre, jusqu’a ce que la terre en fut toute couverte. Et si grande était la criée, et le vacarme, qu’onn’eit pas oui Dieu tonner. Quand ils eurent jeté leurs fléches, s’empoignérent de plus prés avec lances et épées et masses garnies de fer. Et la grande multitude d’hommes, et surtout de chevaux, qui gisaient les uns sur les autres était telle, qu’un parti ne les pouvait franchir pour atteindre l’autre ; car la bataille était trés 4pre et acharnée, et personne n’épargnait personne. Et sachez que Naian

était chrétien baptisé, et qu’en cette bataille il avait la croix du Christ sur son enseigne *.

LA

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DU

MONDE

105

Et pourquoi vous ferais-je long conte ? Sachez trés véritablement que ce fut la plus périlleuse et douteuse qui jamais fit vue ; et en notre temps ne furent oncques tant de gens rassemblés en un champ de bataille, et notamment hommes 4 cheval ; car ils étaient en tout plus de sept cent soixante mille, sans compter les piétons, qui étaient en grand nombre. Il y mourut tant d’hommes de part et d’autre que c’était merveille 4 voir. Pour telle égalité de forces, la Fortune resta un moment en balance ; elle dura, cette mélée, du matin jusqu’a midi. Mais enfin, le Grand Can remporte la victoire. Quand Naian et ses hommes virent qu’ils ne pouvaient plus tenir, ils se mirent 4 fuir. Mais étant déja complétement encerclés, ne leur servit de rien, car les Tartares les suivaient, les tuant et leur faisant beaucoup de mal. Tant que Naian fut pris, et

tous ses barons et ses hommes, parmi lesquels bien des Chrétiens, se rendirent avec leurs armes au Grand Can. LXXX.



COMMENT

LE

GRAND

CAN

FIT

OCCIR

NAIAN.

Et quand le Grand Can sut que Naian était pris, il en fut fort heureux, et commanda

qu’il fut aussit6t mis 4 mort, ne voulant

point du tout le voir, craignant de s’attendrir sur lui, parce qu’il était de sa chair et de son sang. Adonc fut occis de la maniére que je vous dirai. Il fut enveloppé trés étroit et attaché en un tapis, et il y fut tant secoué et trainé en tous sens qu’il mourut, et ils le laissérent dedans. Ainsi Naian finit sa vie. Et s’ils le firent mourir en telle n aniére, c’est que les Tartares ne veulent pas que le sang du lignage de |’Empereur soit répandu sur la terre, ni fasse ses lamentations dans les airs, que le soleil ni lair ne le voient, ni que les membres de Naian puissent étre touchés par aucun animal *. Et quand le Grand Can etit gagné cette bataille en telle maniére que vous avez oui, tous les hommes, grands et petits, et les barons des quatre provinces de Naian, vinrent faire hommage au Grand Can et lui jurérent loyauté. Et vous nommerai ces quatre provinces : la premiére était Ciorcia *, la seconde Cauli *, la troisién e Barscol * et la quatriéme Sichintingiu * ; de ces quatre provinces avait été Naian seigneur, ce qui était une tres grande

chose. Ayant ainsi fait le Grand Can et gagné cette bataille, les genres de gens qui étaient de la seigneurie de Naian en ces quatre provinces, Sarrazins, Idolatres, Juifs et maints autres gens qui ne croient point en Dieu, firent des gorges chaudes de la foi chrétienne et de la croix que Naian avait portée sur sa banniére. Avec grande n oquerie et dérision, ils disaient aux Chrétiens qui étaient la : « — Voyez comment la croix de votre dieu a aidé Naian qui était chrétien ! »

106

MARCO

POLO

Ils en faisaient si grand tapage et si gros rires que devant le Grand Can les Chrétiens vinrent se plaindre. Quand le Grand Can eit oui cela, il fit venir les principaux Sarrazins, Juifs et Chrétiens, dit paroles sévéres 4 ceux qui Se moquaient, commenga a conforter les Chrétiens, et dit : « — Sila Croix de votre Dieu n’a pas aidé Naian, c’est fort bien fait, car elle est bonne et ne devait rien faire

qui ne fat bon et juste. Naian, qui venait contre son seigneur, était traitre et félon, et pour cela est grande justice de ce qui lui est advenu ; la Croix de votre Dieu a trés bien fait de ne J’aider point contre le droit, car elle est chose bonne qui ne devait faire que bien. » Ce qu'il dit 4 voix assez haute pour que chacun l’entendit. Les Chrétiens pleins de joie répondirent :« — Trés noble sire — font-ils —, vous dites bien vérité, car la Croix ne veut faire vilenie et déloyauté comme fit Naian, traitre et félon envers son

seigneur, et rien n’etit-elle fait pour lui, car il faisait mal. Et il a eu bien ce qu’il méritait. » Telles paroles furent entre le Grand Can et les Chrétiens 4 propos de la croix que Naian avait portée sur son enseigne ; grace auxquelles les Sarrazins n’osérent plus se moquer des Chrétiens, ni personne d’autre en médire ou tenter de leur dter leur foi, mais tous se tinrent cois et paisibles. LXXXI.



COMMENT

LE GRAND CAN RETOURNE CAMBALUC.

A LA CITE DE

Et quand le Grand Can eit vaincu Naian en telle maniére que vous avez oui, il résolut de retourner a la maitresse cité de Cambaluc, et sur le chemin du retour, il passa par Ciandu, sa trés noble ville, qui abonde en toutes bonnes choses, au cceur du plus

agréable pays de chasses. I] y demeura quelques jours pour le plus grand délassement de toute I’armée et avec un trés yrand plaisir. Et quand l’armée fut reposée, il revint en grande pompeet triomphe en sa capitale de Cambaluc, et c’était au mois de novembre ; 1a,

il demeura en grandes réjouissances et festivités ordonnées en toute la ville en raison de cette grande victoire, jusqu’au mois de février, et de mars ot tombe notre féte de Paques; la-dessus, apprenant que c’est une de nos principales fétes, il fit venir tous les Chrétiens et désira qu’ils lui apportassent le livre ot sont les quatre Evangiles, qu’il avait souvent encensé en grande cérémonie ; il le baisa dévotement et désira que tous les barons et seigneurs présents fissent de méme. II observe toujours cette coutume aux principales fétes des Chrétiens, comme sont Paques et la Nativité. Il fait de méme aux principales fétes des Sarrazins, des Juifs et des Idolatres. Et comme on lui en demandait la raison, il répondit : « — II existe quatre prophétes qui sont adorés et 4 qui tout

4. — COMMENT LE Rot NAYAN FUT CAPTURE PAR L’ ARMEE DU GRAND KHAN.

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LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

107

un chacun rend hommage. Les Chrétiens disent que leur Dieu fut Jésus-Christ, les Sarrazins Mahomet, les Juifs Moise et les Ido-

latres Sagamoni Burcan *, qui fut premier dieu des idoles. Je les honore et révére tous les quatre, car l’un d’eux est le plus grand au ciel et le plus véritable, et je le prie de m’assister. » Mais d’aprés ce qu’en témoignait le Grand Can, il tient la foi chrétienne pour meilleure et plus vraie, car il dit qu’elle ne commande rien qui ne soit plein de toute bonté et sainteté. Cependant, il n’admet a aucun prix qu’on porte devant lui la Croix, parce que sur Elle souffrit et mourut un tel grand homme que Christ. Quelqu’un pourrait dire: « Puisqu’il tient la foi chrétienne pour la meilleure, pourquoi ne s’y attache-t-il point et ne devient-il pas chrétien ? » La raison, il la dit a Messire Nicolo et 4 Messire Mafeo quand il les envoya comme ambassadeurs au Pape, et qu’ils commengaient a lui parler de la foi du Christ. Il leur dit : « — Pourquoi voulez-vous que je me fasse chrétien ? Vous voyez bien que les Chrétiens de ces pays sont si ignorants, qu’ils ne font rien et n’ont aucun pouvoir. Vous voyez aussi que ces Idolatres font tout ce qu’ils veulent, et quand je suis assis 4 ma table, les coupes qui sont au milieu de la salle me parviennent pleines de vin, de breuvage ou d’autre chose sans que personne y touche, et je bois. Ils obligent les tempétes a aller dans le sens qu’ils veulent et font mainte chose merveilleuse ;comme

vous savez,

leurs idoles parlent et leur prédisent tout ce qu’ils désirent. Mais si je me convertis a la foi du Christ et me fais chrétien, mes barons et les autres gens qui n’y croient point me diront : Pour quelle raison vous étes-vous fait baptiser ? Pourquoi choisir la foi du Christ ? Quelles puissances ou quels miracles avez-vous vus de sa part ? — Voyons: ces Idolatres disent que ce qu’ils font, ils le font par la vertu et sainteté des idoles. Et alors ? Je ne saurais que leur répondre, et il se formerait une trés grande erreur entre eux et ces Idolatres qui font tout ce qu’ils veulent avec leurs arts et sciences ; ils seraient bien capables de me faire mourir. « Mais allez donc trouver votre Pontife, et le priez de ma part qu il m’envoie une centaine d’>hommes savants de votre religion,

lesquels, devant ces Idolatres, soient capables de réfuter ce qu’ils font, et de leur prouver qu’ils en savent aussi long et peuvent en faire autant, mais ne veulent point, parce que c’est fait par art du diable et des mauvais esprits, et de les réduire 4 ne plus pouvoir faire de telles choses par devant eux. Quand j’aurai vu cela, alors je réprouverai les Idolatres et leur loi ; alors je me ferai baptiser ; et quand je serai baptisé, tous mes barons et hommes importants seront baptisés, et leurs sujets alors recevront le baptéme. Et ainsi, il y aura par ici plus de Chrétiens que dans vos régions. » Eh oui.. Si, comme I’ai dit au commencement,

des hommes

habiles 4 lui précher notre foi avaient été envoyés par le Pape, le

108 Grand

MARCO Can

POLO

se serait fait chrétien, parce

qu’il est connu

pour

certain qu’il avait trés grand désir de l’étre... Enfin... Pendant trois jours, il voulut que tous vinssent manger et boire 4 sa Cour. Les fétes immenses et prodigalités de toute espéce durérent bien des jours. On fit aux dieux de vastes sacrifices. Et quoique Cambaluc ait six milles de long et de trés vastes faubourgs, tout le peuple n’y pouvait habiter, mais logeait partie dans les faubourgs et partie dehors. Lorsque fétes et réjouissances furent finies, il renvoya ses armées, et tous s’en retournérent a leur maison. Et l'autre baron qui roi était et avait nom Caidu, et aurait da, avec Naian, tomber sur le Grand Can, quand il ouit que Naian

avait été déconfit et tué, il en fut trés marri et ne partit point en guerre comme décidé, mais eut grand peur et crainte d’étre traité comme Naian. Or avez entendu maintenant comment le Grand Can n/alla qu’une fois a la guerre depuis qu’1l fut ro1. En tous autres besoins de guerre, mande tantét ses fils, tant6ét ses barons ; mais en cette

occasion, n’aurait point voulu que nul autre y allat fors lui seulement, parce que lui semblait trop énorme et méchante l’arrogance de ce Naian. Or, laissons ce sujet, et retournons a conter les trés

hauts faits du Grand Can. Nous avons conté de quel lignage il était, et son 4ge. Or nous dirons quels honneurs et quelles récompenses il distribua aux barons qui s’étaient bien conduits dans la bataille, et ce qu’il fit a ceux qui furent vils et couards. Sachez que le Grand Can a douze sages barons chargés de surveiller et contrdéler les actions militaires des capitaines et soldats au cours des expéditions et bataiJles, et d’en faire le rapport au Grand Can. Je vous dis donc que les capitaines qui se sont bien comportés, celui qui était chef de cent hommes, il le fait chef de mille ; celui qui était chef de mille, 11 le fait chef de dix mille ; il donna donc 4 chacun selon son

rang d’aprés le mérite qu’il lui connaissait. En outre, il leur fait don de vaisselle d’argent et leur remet une tablette plus riche en signe de leur nouvelle autorité *. I] leur fait encore présent de beaux joyaux d’or et d’argent, de perles, de pierreries et de chevaux. t tant en donna a chacun que c’en était merveille. Ils avaient d’ailleurs bien mérité, car jamais ensuite ne vit-on hommes tant faire par amour pour leur sire, qu’en firent ceux-la le jour de la bataille. Ces tablettes de commandement sont ainsi disposées : qui commande cent hommes regoit tablette d’argent ; qui en commande mille, tablette d’or, ou plus exactement d’argent doré ; et qui en commande dix mille, tablette d’or avec une téte de lion. Et vous dirai maintenant le poids de ces tablettes et ce qu’elles signifient. Ceux qui commandent cent ou mille hommes, leur tablette pése 120 saggi ; et celles qui portent une téte de lion gravée,

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

10g

pésent 220 saggi ; et sur toutes ces tablettes est gravé un commandement qui déclare : « Par le pouvoir et la force du grand Dieu et de la grande Grace qu’il a donnée 4 notre Empereur, béni soit le nom du Can ; que tous ceux qui ne lui obéiront point soient occis et détruits. » Et encore vous dis que tous ceux qui ont ces tablettes ont aussi un privilége sur papier, oU est écrit tout ce qu’ils peuvent et doivent faire dans leur commandement et domaine. Or vous avons conté ces faits ; or vous en conterons encore.

Car je vous dis que celui qui a un grand commandement de cent mille hommes ou qui est:seigneur de quelque province avec une grande armée générale, il a une tablette d’or qui pése quatre cents saggi ; et il y a écrit lettres qui disent ainsi comme je vous ai dit plus haut ; au bas de la tablette est image d’un lion, d’un gerfaut ou d’un autre animal, et en haut sont représentés le Soleil et la Lune. Et en outre,

ils possédent

le brevet du Grand

Can, en

signe de grand commandement et de grande puissance. Et ceux qui ont cette tablette supérieure recoivent aussi commandement que s’ils chevauchent en public, ils doivent avoir un dais, c’est-a-

dire une ombrelle portée sur un manche, au-dessus de leur téte, en

signe de leur grande autorité et pouvoir. Et toutes les fois qu’ils sont assis en leur grand’salle, ils doivent s’asseoir sur siége d’argent. A certains semblables, le Grand Sire donne une tablettea gerfaut,

_ et cette tablette, il ne la donne qu’aux trés grands et nobles barons pour qu’ils aient pleine autorité comme lui-méme. Quand il veut mander et ambassadeurs et autres hommes, leur remet une telle

tablette, pour que, si nécessaire, ils puissent prendre tous les chevaux de personne quelconque ct qu’ils puissent €étre, et prendre s'il leur plait, et mener de place en place pour leur garde l’armée enti¢re de tout grand prince qui est soumis au Grand Can ; ils peuvent prendre les chevaux d’un roi et ceux du Grand Can s’il leur plait. Et vous ai dit : les chevaux d’un roi, pour que vous sachiez qu’ils peuvent prendre ceux de tous les autres hommes. Ainsi toutes choses ow il doit étre obéi, sont définies en trés bon

ordre pour ceux qui détiennent ces tablettes ; et si quelqu’un osait désobéir 4 ceux qui ont ces tablettes, il serait mis 4 mort comme rebelle au Grand Can. Or, laissons ce sujet, et vous conterons de l’aspect du Grand Can.

1@ fe)

MARCO

LXXXII.



POLO

CI DEVISE DE L’ASPECT DU GRAND

CAN.

Le grand seigneur des seigneurs qui est appelé Cublai Kaan est tel: il est de belle taille, ni petit, ni grand, mais de taille moyenne. Sa charnure est bien répartie, ni trop grasse, ni trop maigre ; il est trés bien constitué de tous ses membres. I] a son visage blanc et vermeil comme rose, ce qui lui donne un aspect trés plaisant ; les yeux noirs et beaux, le nez bien fait et bien séant. Il a quatre femmes qu’il tient toujours pour ses véritables épouses *, et le fils ainé qu’il en a doit étre de plein droit Seigneur de tout l’empire quand le Grand Can son pére mourra. Elles sont appelées « Impératrice », mais aussi chacune par son nom. Et chacune de ces quatre dames tient une trés belle cour royale dans son propre palais ; aucune d’elles n’a moins de trois cents demoiselles choisies pour leur gentillesse et leur beauté. Elles ont de nombreux valets eunuques et maints hommes et femmes, si bien que chacune de ces dames a dans sa cour au moins dix mille personnes. Et chaque fois qu’il veut coucher avec l’une de ces quatre femmes, il la fait venir dans sa chambre, mais quelquefois

il va dans la chambre de sa femme. Il a aussi maintes amies, et vous dirai de quelle maniére. Vrai est qu’il existe une tribu de Tartares appelés Ungrat *, qui sont gens fort bien conformés et a la peau jolie ; les femmes y sont trés belles et rehaussées d’excellentes maniéres. Tous les deux ans, sont

choisies cent pucelles, les plus belles qui soient de cette tribu, et sont amenées au Grand Can. Les messagers que le Grand Can mande en cette province ont mission de lui trouver les filles les plus belles d’aprés le genre de beauté qu’il leur indique. Et voici comment on les apprécie: les messagers font venir devant eux toutes les damoiselles de la province. Et il y a des juges députés pour cela, qui, voyant et considérant séparément toutes les parties du corps de chacune, cheveux, visage, sourcils, bouche, lévres et

membres, pour qu’ils soient harmonieux et proportionnés au corps, évaluent les belles 4 16 carats, d’autres 4 17, ou a 18, 20, et plus ou

moins selon qu’elles sont plus ou moins belles. Si le Grand Can les a chargés d’amener ceiles qui valent vingt carats ou vingt-et-un, ils les lui conduisent selon le chiffre fixé. Et quand elles sont arrivées en sa présence, il les fait de nouveau apprécier par d’autres juges, et dans l’ensemble il choisit pour sa chambre les trente ou quarante qui ont obtenu le plus de carats. Ensuite, les fait garder

par les vieilles dames du palais, une par épouse de baron, lesquelles

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

II!

prennent beaucoup de soins pour les surveiller ; et les fait coucher avec elles en un lit pour savoir si elle a bonne haleine, et est propre, et dort quiétement sans ronfler, et n’a de mauvaise senteur nulle part, et pour savoir si elle est pucelle et bien saine en toute chose. Quand elles ont bien été examinées, celles qui sont bonnes, belles et saines en toute partie sont mises 4 servir le Seigneur de la maniere que je vous dirai. Vrai est que tous les trois jours et trois nuits, six de ces damoiselles sont envoyées rendre leurs devoirs au

Seigneur quand il chambre que dans Can fait d’elles ce nuits viennent six s’en vont.

se va reposer et quand il se léve, tant dans sa son lit et pour tout ce qu’il désire, et le Grand qu’il veut. Au bout de ces trois jours et trois autres damoiselles en place des premiéres, qui

Ainsi va-t-il toute l’année, les six damoiselles

étant

changées tous les trois jours et trois nuits jusqu’a ce que le nombre de cent soit rempli, et alors elles reprennent leur tour. Vrai est aussi que tandis qu’en demeure une partie dans la chambre du Seigneur, les autres se tiennent en une autre chambre proche, de sorte que si le Seigneur a quelque besoin particulier, comme boire, manger ou autre chose, les damoiselles qui sont en la

chambre du Seigneur commandent 4 celles de l’autre chambre ce qu’elles doivent appréter, et elles le préparent incontinent. Ainsi, le Seigneur n’est point servi par personne autre que ces damoiselles. Quant aux autres, qui ont obtenu un moins gres chiffre de carats,

elles demeurent avec les autres femmes du Seigneur dans le palais, qui leur ensciynent 4 coudre, 4 couper des gants et a faire autres nobles travaux. Et quand un gentilhomme cherche une épouse, le Grand Can lui en donne une avec un trés gros douaire, et ainsi leur trouve 4 toutes un mari bien ¢tabli. Mais on pourrait dire : « Les hommes de cette province ne sont-ils pas chagrins que le Grand Can leur prenne leurs filles ? » Certainement pas. Bien plutdt, ils y voient une grande faveur et honneur, et sont trés heureux d’avoir de jolies filles qu'il daigne accepter, car ils disent : « Si ma fille est née sous une bonne planéte et douée de bonne fortune, le Seigneur pourra la combler davantage et la marier noblement, ce que je n’eusse pu faire 4 toute

satisfaction. » Et si la fille ne se conduit pas bien ou a un mauvais sort, le pére dit ; « Ce lui est arrivé parce que sa planéte n’était point bonne. »

112

MARCO

LXXXIII.



CI DEVISE

POLO

DES FILS DU GRAND

CAN.

Et sachez encore que le Grand Can, de ses quatre épouses, a eu vingt-deux enfants males *. Et le premier-né de la premiére avait nom Cinchim *, pour l’amour du bon Cinghis Can, le premier seigneur ; et icelui devait étre Grand Can et seigneur de tout lempire aprés la mort de Cublai son pére. Il avait déja été confirmé comme seigneur du vivant de son pére, mais il advint que ce Cinchim trépassa avant son pére ; mais de lui reste un fils, qui a nom Temur *, et ce Temur doit étre Grand Can et seigneur aprés la mort de Cublai: et c’est justice, puisqu’il est fils du fils premier-né du Grand Can. Et vous dis en outre que ce Temur est vaillant homme, plein de bonté, sage et prudent, et mainte fois, s’est déja trés bien comporté en bataille.

Et sachez aussi que le Grand Can a encore bien vingt-cing autres fils de ses amies, lesquels sont bons et vaiJlants parce qu'il les a continuement exercés aux choses de la guerre, et chacun est un grand baron. Et vous dis encore que, des fils qu’il a eus de ses quatre femmes, sept y a qui sont rois de sept vastes provinces et royaumes *, et tous maintiennent leur seigneurie trés bien en droit et justice, car ils sont prud’hommes et sages. II] est tout-a-fait raisonnable qu’ils soient vaillants seigneurs, car je vous dis que leur pére,leGrand Can, est homme le plus sage et le mieux pourvu de toutes chcses, le meilleur capitaine d’armée et le plus grand gouverneur de gens et d’empires, et un homme de plus grande valeur qu’il en fut jamais dans toutes les tribus des Tartares. Or vous ai dit les faits du Grand

Can, son apparence,

ses

épouses et ses amies et ses fils. Adonc vous deviserai 4 présent comment il tient sa Cour. LXXXIV.



CI DEVISE DU PALAIS DU GRAND

CAN.

Sachez trés véritablement que dans la maitresse ville du Catai, qui est appelée Cambaluc, le Grand Can demeure trois mois de Vannée, décembre, janvier et février. En cette ville il a, prés de

la partie nouvelle, du cété du Midi, son grand palais et vais vous le décrire. Ce palais est carré de toutes les maniéres. Il y a d’abord un carré de murs dont chaque cété a huit milles de long, et autour

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

[13

duquel est un fossé profond. Au milieu de chaque cété est une porte par laquelle entrent tous les gens qui se rassemblent de tous cétés. Puis on trouve tout autour en dedans un espace vide d’un mille de large, ot sont stationnés des soldats. Aprés cet espace, on trouve un autre mur carré dont chaque coté a six milles ; la face qui regarde le Midi a trois portes, et de méme celle qui regarde vers la Tramontane : celle du centre est la plus large ; on la tient toujours fermée, et ne l’ouvre que si le Grand Can veut entrer ou sortir ; les deux autres, plus petites, qui sont chacune d’un cété de la grande, restent toujours ouvertes, et c’est par elles qu’entrent les gens. A chaque angle de cette muraille, ainsi qu’au centre de chaque face, est un vaste et superbe palais, de sorte qu’ils sont huit autour de la muraille ; on y conserve les équipements du Grand Can, 4 raison d’une seule sorte de harnois par batiment,

brides, selles, étriers, et autres choses qui appartiennent a ]’équipement des chevaux. En un autre sont arcs, cordes, carquois, fléches et autres choses relatives au tir ; en un autre, cuirasses, corselets et

autres objets semblables en cuir bouilli. Et ainsi du reste. Dans ce circuit de murs est contenue une nouvelle muraille carrée dont chaque cété a un mille de long: c’est dire qu’elle a environ quatre milles de tour. Elle est trés épaisse et de hauteur a bien dix pas ; la face extérieure est toute revétue d’un enduit rouge et blanc, et crénelée comme un chateau. A chaque angle de cette muraille se trouve, comme ci-dessus, un grand palais tres beau et trés riche, ou sont conservés de la méme maniére les équipements du Grand Can, arcs, fleches, carquois, étriers, selles, brides pour

les chevaux, lances, masses, cordes a arc, tentes et autres choses nécessaires 4 une armée. Et de nouveau, entre deux de ces palais se trouve encore un palais au milieu de chaque cété; ils sont pareils 4 ceux des coins, de sorte que tout autour du mur, iJs sont encore huit; et tous les huit sont remplis des équipements du Grand

Sire. Cette muraille a cinq portes du cété qui regarde au Midi ; celle du milieu est beaucoup plus grande que les autres, et elle n’est

jamais ouverte, sauf quand le Grand Can sort ou entre, et alors on la referme, car elle est réservée au seul roi. Donc, a cété de cette

grande porte sont deux autres plus petites, une de chaque cété d’elle, et par icelles entrent tous les autres gens de la compagnie du Grand Can. Enfin, vers chaque angle s’en trouve une grande par laquelle entrent encore les autres gens. Sur les trois autres cétés, il n’y a qu’une porte, au milieu de chaque muraille, et tous ceux qui veulent, entrent par ces portes, sauf par la plus grande, dont je vous ai parlé ci-dessus. Au dedans de cette muraille se trouve encore une derniére muraille, qui est plutét plus longue que large. Il y a aussi huit palais, en tout point semblables aux huit autres, dont je vous ai parlé. Y sont également gardés les équipements du Grand Sire.

114

MARCO POLO

Il y a aussi cing portes du cété du Midi, en tout pareilles a celles de la muraille qui est en face. Et au milieu des trois autres cétés est chaque fois une seule porte par laquelle chacun peut passer. C’est au milieu de ces murailles qu’est le palais du Grand Sire, qui est fait en telle maniére que je vous dirai. C’est le plus vaste et plus merveilleux qui fut jamais vu. Au Midi et 4 la Tramontane, il se joint 4 la muraille, et il y a une surface libre ot les barons et les soldats vont et viennent. Il n’a point d’étage, mais le carrelage est a peu pres a dix pieds au-dessus du sol ; le toit est extremement élevé ; tout autour est un mur de

marbre qui soutient une terrasse au niveau du carrelage ; il est large de deux pas, et le palais est disposé de telle sorte que cette terrasse, autour, fait comme une promenade ot 1’on peut aller et venir, et ot: les hommes peuvent voir de l’extérieur. Et sur les bords est une trés belle balustrade a colonnes sur laquelle on peut s’appuyer. Les murs des salles des chambres sont tout couverts, a l’inté-

rieur, d’argent et d’or et sont représentés en ciselure trés fine des lions et des dragons, des bétes et des oiseaux, de jolies histoires

de dames et de chevaliers et bien d’autres sortes de belles choses et d’histoires de guerre. Le toit, lui aussi, est fait de telle sorte qu’on n’y voit rien qu’argent et or et que peintures. Sur chaque face du palais est un grand escalier de marbre, qui va du sol au haut de ce mur de marbre qui entoure le palais, et c’est par ces marches qu’on y monte.

La grand’salle est si large et si vaste que plus de six mille hommes y pourraient bien en méme temps manger ; il y a quatre cents chambres, et c’est un tel nombre qu’on s’émerveille de voir. Ce palais est si grand, si beau, si riche et si bien disposé qu’il ne doit point y avoir du monde un homme capable de mieux imaginer ou faire. Les toits, en haut, vus du dehors, sont tout vermeil, vert, azur, bleu-paon et jaune, enfin, de toutes les couleurs, et si bien

vernissés qu’ils resplendissent comme cristal et qu’on les voit luire de bien Icin a la ronde. Et sachez que ce toit est si fort et si solidement assemblé qu’il durera maintes années. Derriére le palais sont de grandes maisons, chambres et salles ou sont les affaires personnelles du Seigneur, tout son trésor, son

or, son argent, ses pierreries, ses perles et sa vaisselle d’or et d’argent. La demeurent ses dames et amies et a ses affaires bien arrangées et a sa guise ; et en ce lieu n’entrent point d’autres gens. Entre ces murailles d’enceinte que vous ai contées, sont de belles et vastes prairies et des jardins avec de trés beaux arbres fruitiers de diverses espéces, et aussi bien des bétes étranges, cerfs blancs, bétes 4 musc, chevreuils, daims, écureuils, hermines, et bien d’autres en

grande abondance. Et toutes ces cours intérieures sont pleines de ces beaux animaux, fors les routes ot passent les gens. Les prés

LA

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DU

MONDE

115

ont herbe en abondance, car ces routes sont pavées et élevées de deux coudées au-dessus du sol, de telle sorte qu’il ne s’y amasse point de fange et que l’eau de pluie n’y est point retenue ; mais

courant sur les prés, elle engraisse la terre et fait pousser l’herbe en abondance. A un angle du palais, vers la Grande-Ourse, est un lac trés

grand et profond, ot sont maintes sortes de poissons que le Grand Sire y a fait mettre, et toutes les fois qu’il en veut, il en a 4 sa volonté. Et vous dis encore.qu’une riviere non trés grande y coule et l’emplit, et forme une sorte de vivier ; la vont boire les bétes ; et

puis aprés s’encourt du lac, mais tout est si bien disposé que nul poisson ne s’échappe, tout étant fermé de filets de fer, tant 4 l’entrée qu’a la sortie de la riviére. Il y a aussi des cygnes et autres oiseaux aquatiques. Et vous dirai encore que vers la Tramontane, a portée d’arbaléte du palais, le Grand Can posséde une colline faite de main d’homme 4a l’intérieur des murs. Laquelle a bien cent pas de haut et plus d’un mille de tour. Elle est toute couverte des plus beaux arbres qui en nul temps ne perdent leurs feuilles, mais qui sont toujours verts, et couverte aussi d’herbe verte. Et je vous dis que ie ‘Grand Sire partout od on lui dit qu’il y a un trés bel arbre, il le fait prendre avec toutes ses racines et beaucoup de terre autour, et le fait porter par des éléphants pour étre planté sur cette colline.

Et l’arbre peut bien étre aussi grand qu'il lui plait, le Grand Can y parvient quand méme. C’est ainsi que sont 1a les plus beaux arbres du monde, et toujours verts. Et vous dis, le Grand Sire a fait couvrir

toute cette colline de pierre d’azur, qui est trés verte, de telle sorte que les arbres sont tout verts, la colline toute verte et qu’on ne voit rien que choses vertes ; et pour cela est nommée le Mont-Vert, et mérite fort bien ce nom. Au sommet, au milieu, est un vaste et joli palais tout vert dedans et dehors. Et vous dis, cette colline, ces arbres et ce palais, sont si beaux 4 regarder 4 cause de toute cette verdure, que tous eux qui le voient en ont bonheur et joie. Et si le Grand Sire I’a fait faire, c’est pour avoir cette belle vue, car elle lui donne récon-

fort et plaisir en son cceur. LXXXV.



CI DEVISE DU PALAIS DU FILS DU GRAND CAN, QUI DOIT REGNER APRES LUI.

Et encore vous dis qu’a cété de ce principal palais, le Grand Sire en a fait faire un autre semblable au sien 4 tous égards, de sorte wii ne s’en faut de rien. Le petit fils du Grand Can, ce Témur, is de Cinchim, qui doit étre seigneur, y habite ; et tous les us,

¢coutumes et grandeurs que déploie le Grand Can Cublai, son

116

MARCO

POLO

grand’pére, il les présente aussi, parce qu’il sera choisi seigneur dés que le Grand Can sera mort. Il a donc déja une bulle d’or et le sceau de |’Empire, mais point tout aussi complétement que le Grand Sire tant qu’il est en vie. Et pour aller d’un palais a lautre, on passe sur un pont bAti sur cette riviére. Or, vous ai devisé des palais du Grand Can et de son fils. Or vous conterai de l’état de la ville de Taidu*, la grande ville du Catai nommée Cambaluc ot sont ces palais, et vous dirai pourquoi fut faite et comment. I] est vrai que, sur une grande riviére de la province du Catai, y avait une trés ancienne, trés grande et noble cité qui avait nom Cambaluc, qui veut dire en notre langage la cité du seigneur *. Mais de ses astrologues, le Grand Can apprit que cette cité devait devenir rebelle et faire grande opposition a l’empire ; et pour cette raison le Grand Can la fit ruiner et détruire, et il fit cette autre ville

de Cambaluc a cété de l’ancienne, au-dela de la grande riviére ; et il fit sortir tous les gens de la vieille cité et les mit dans la nouvelle qu’il avait fondée et qui est appelée T'aidu. Ceux dont point ne craignait qu’ils se rebellassent, i] les a laissés en la vieille, parce que la nouvelle ne contenait pas autant de monde que I’autre, laquelle était trés grande. Et a présent, elle est grande comme je vous conterai. Elle a vingt-quatre milles de tour, et donc chaque face a six milles, car elle est exactement carrée et il n’y a pas plus d’un cété que de l’autre. Elle est murée de murs de terre qui ont environ dix pas d’épaisseur dans le bas, et plus de vingt de haut. Mais vous dis qu’ils ne sont pas aussi épais en haut qu’en bas, car sur toute leur hauteur, depuis la fondation, ils ont du fruit, si bien que, tout

en haut, ils n’ont plus que trois pas de large. Ils sont entiérement crénelés et blancs. Il y a douze portes, et sur chaque porte il y a un trés grand et beau palais ; si bien que sur chaque face des murs sont trois portes et cing palais, parce qu’il y en a encore un autre a chaque coin. En tous ces palais sont de trés grandes salles ot demeurent les armées de ceux qui gardent la cité. Et vous dis encore que toute la ville est tracée au cordeau ; les rues principales sont droites comme un I d’un bout a l'autre de la ville, et si larges et si droites que celui qui monte sur le mur 4 une porte, il voit a l'autre bout la porte de I’autre cété, et elles sont ainsi

faites que chaque porte se voit de l’autre. Partout, le long des principales rues, il y a échoppes et étalages de toute nature, maints beaux palais et belles auberges, et maintes belles maisons. Tous les terrains ow ils sont batis sont carrés et tracés au cordeau dans toute la ville, et sur chaque terrain sont de spacieux palais avec cours et jardins. De telles pieces de terre sont données 4 chaque chef de famille ; c’est dire qu’un tel, de tel clan, aura tel lot, et tel autre

aura cet autre, et ainsi de main en main. Autour de chaque lot

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

117

carré sont de bonnes rues par ou l’on passe. Ainsi est tout le dedans de la ville distribué par carrés comme un échiquier, en un plan si beau et magistral qu’il n’est nul moyen de le dire. Au milieu de la cité est un trés grand palais avec une grosse cloche qui sonne trois fois ala nuit *; et nul ne doit aller par la ville apres qu’elle a sonné trois fois. Aprés que cette cloche a sonné ainsi qu’ils Pont ordonné, nul n’ose aller par la cité jusqu’au jour, sauf les sages-femmes qui vont assister les femmes qui enfantent et les médecins qui vont assister les malades ; et ceux qui vont pour ces raisons, il convient qu’ils portent des lumiéres. Et vous dis qu'il est ordcnné que chaque porte de la ville soit gardée la nuic par mille hommes ; mais n’entendez pas qu’ils montent cette garde pour la crainte qu’ils auraient des gens; ils le font uniquement en honneur du Grand Sire qui 1a demeure, et encore parce qu ils ne veulent pas que les larrons fassent dommage en la ville qu’il habite. Car le Grand Can prend grand soin que voleurs et larrons puissent étre intimidés et attrapés. Ce néanmoins, a cause des dires

des astrologues, ils ont ne sais quelle méfiance du peuple du Catai. La garde chevauche sans cesse dans la ville la nuit, par trente et quarante hommes, observant si quelqu’un ne circule pas a une heure inaccoutumée aprés le troisi¢me tintement de la cloche. S’ils rencontrent quelqu’un, ils ’arrétent et le ménent en prison. Le matin suivant, les officiers de justice qualifiés l’examinent, et s’ils le trouvent coupable de quelque délit, ils le punissent selon Ja gravité d’icelui, d’un plus ou moins grand nombre de coups de baguette; dont ils trépassent quelques fois. Ainsi sont les gens punis pour leurs crimes, car parmi eux on n’aime pas verser le sang, car les bacsi, ce qui est les savants astrologues, disent qu’il est mauvais de verser le sang humain. Et vous ai dit ce que contient la cité de Taidu. Or vous dirai comment les Catayens songérent a se rebeller dans la cité. DE LA TRAITRISE INVENTEE POUR FAIRE REBELLE LA CITE DE CAMBALUC ET COMMENT LES AUTEURS FURENT PRIS ET MIS A MORT *.

C’est chose vraie, comme on dira plus bas, que sont députés douze hommes qui disposent des terres, des gouvernements et de toutes autres choses du mieux qu’ils peuvent. Parmi eux était un Sarrazin nommé Acmat *, homme habile et énergique, qui exer¢ait sur le Grand Can plus grande influence et autorité que les autres. Le seigneur en était si coiffé qu’il avait toutes les libertés. Car, ainsi qu’il fut découvert aprés-sa mort, cet Acmat ensorcelait a tel point le seigneur de ses paroles que celui-ci accordait la plus profonde croyance et audience 4 tous ses discours, et ainsi faisait - tout ce qu’il voulait. Il distribuait tous les gouvernements et offices

118

MARCO

POLO

et punissait tous les malfaiteurs. Et quand il voulait faire mourir, justement ou non, un qu'il avait en haine, il allait trouver le Seigneur et lui disait : « Un tel est digne de mort parce qu’1l a offensé votre Majesté de telle maniére. » Alors le Seigneur disait: « Fais ce qu’il te plait. » Et incontinent, Acmat le faisait mourir. Mais aussi, quand on vit la liberté entiere qu’il avait, et que le Seigneur avait en sa parole si pleine confiance que nul n’osait le contredire en aucune facon, il n’y eut personne assez grande et de tant d’autorité qui ne le craignait. Et si quelqu’un était accusé par lui devant le Seigneur d’un crime capital, et voulait se défendre, il ne pouvait le réfuter ni déployer ses arguments, car il ne trouvait nul qui osat parler contre cet Acmat. Et ainsi celui-ci fit mourir beaucoup de gens injustement. Outre cela, point n’y avait belle dame, s’il la voulait, qu’il

n’etit a son gré, la prenant pour épouse si elle n’était pas mariée, ou autrement la faisant consentir. Lorsqu’il apprenait que tel homme avait une jolie fille, il avait ses rufhans qui allaient trouver le pére de la fille et disaient : « Que veux-tu faire ? Tu as une fille par la. Donne-la pour épouse au Bailo * — c’est-a-dire a cet Acmat, car on Pappelait Bailo, comme qui dirait Ministre — et nous te ferons

donner tel gouvernement ou tel office pour trois ans. » Et ainsi, il donnait sa fille. Et Acmat disait au Seigneur : « Tel gouvernement est vacant, ou se termine tel jour. Tel homme est capable de te prendre. » Et le Seigneur répondait : « Fais ce que te semble bon. » Et ainsi, il linvestissait rapidement. De la sorte, moitié par ambition de gouvernements et d’offices, moitié par la crainte qu’il inspirait, cet Acmat prenait toutes les belles dames pour €pouses, ou les avait a son gré. Il avait également des fils, environ vingt-cing, qui occupaient les plus hautes charges ; et certains d’entre eux, sous le nom et la protection de leur pére, comimettaient adultére comme leur pere et faisaient mille autres choses néfastes et scélérates. Cet Acmat

avait amassé

maints trésors, car tous ceux

qui voulaient

quelque gouvernement ou office, lu1 mandaient quelque riche présent. I] régna en. telle puissance pendant vingt-deux années *. Finalement les hommes du pays, les Catayens *, voyant les injustices infinies et les inexprimables scélératesses qu’il commettait outre mesure, tant sur leurs femmes que sur leur propre personne, et ne pouvant d’aucune maniére le tolérer plus long temps, entreprirent de le tuer et de se rebeller contre le gouvernement de la cité. Entre autres était un Catayen nommé Cenchu™*, qui avait sous lui mille hommes, et dont la mére, la fille et la femme avaient été

forcées par cet Acmat. Dont advint que, plein d’indignation, il

parla de la destruction de cet homme avec un autre Catayen nommé Vanchu *, qui était seigneur de dix mille, disant qu’ils devaient agir quand le Grand Can aurait passé ses trois mois 4 Cambaluc

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

119g

et partirait pour Ciandu, ot il séjourne trois mois de méme ; et de la méme maniére son fils Cinchim s’en va et gagne les résidences ordinaires ; tandis que cet Acmat restait pour le gouvernement et la garde de la ville, et s’il arrivait quelque événement, il mandait a Ciandu devers le Grand Can, qui lui signifiait sa volonté en réponse. Ces Cenchu

communiquérent commun

et Vanchu,

ayant bati leur plan ensemble,

aux plus nobles

Catayens

le

du pays, et d’un

accord, firent connaitre 4 bien d’autres cités et a leurs

amis qu’ils avaient entrepris de faire telle chose tel jour, pour que, sit6t qu’on verrait le signal du feu, ils tuassent tous ceux qui avaient barbe, et qu’ils fassent le signal du feu aux autres villes pour qu’elles fissent de méme. Et la raison pour quoi tous les barbus devaient étre massacrés est que les Catayens sont naturellement sans barbe, tandis que les Tartares,

Sarrazins

et Chrétiens

la

portent. Et devez savoir que tous les Catayens haissaient le gouvernement du Grand Can parce qu’au-dessus d’eux, il avait placé des gouverneurs tartares, et pour la plupart, Sarrazins, ce qu’ils ne pouvaient supporter, car 1] leur semblait étre comme serfs. Car le Grand Can n’a pas de droit le gouvernement de la province du Catai, il l’a plutét acquis par force, et ne se fiant point a eux, il a donné les pays 4 gouverner 4 des Tartares, des Sarrazins et des Chrétiens qui, étant de sa maison, lui sont fidéles, et qui n’étaient

point de la province du Catai. Or donc, les susdits Vanchu et Cenchu, quand fut venue la date fixée, entrérent une nuit dans le palais. Vanchu s’assit sur un trone, ayant devant lui maintes chandelles allumées ; et manda un messager a lui vers Acmat Bailo qui habitait dans la vieille cité, comme de la part de Cinchim, le fils du Grand Can, qui serait arrivé a J’instant dans la nuit, pour le faire venir 4 lui immédiatement. Ce qu’ayant oui Acmat, fort étonné, vint tout aussitét, car il le craignait fort. Mais en entrant par la porte de la cité, i' rencontra un Tartare nommé Cogatai *, qui était capitaine de

douze mille hommes avec lesquels il gardait continuement la ville, et qui lui dit: « — Ov allez-vous si tard ?

— Auprés de Cinchim, qui vient d’arriver 4 cette heure.» Cogatai se dit: « — Comment est-il possible qu’il soit venu si secrétement

que je n’en ai rien su ? » Et il le suivit avec un certain nombre de ses gens. Or se disaient ces Catayens: « Si seulement nous pouvons occir Acmat, nous n’avons personne d’autre a craindre. » Et lorsque cet Acmat entra dans le palais, voyant tant de chandelles allumées, il s’agenouilla devant Vanchu, croyant que c’était Cinchim ; et Cenchu, qui était 1a avec une épée toute préte,

I20

MARCO

POLO

lui coupa la téte. Ce que voyant, Cogatai, quis était arrété a l’entrée de la salle dit : « — C’est une trahison. » Et décochant incontinent une fléche 4 Vanchu qui était assis sur le tréne, il l’occit. Appelant ses gens, il s’*empara de Cenchu, et manda un ordre par toute la cité, comme quoi quiconque serait trouvé hors de chez soi, serait abattu a instant méme. Les Catayens voyant que les Tartares avaient éventé la chose et qu’ils n’avaient plus de chef, des deux I’un étant mort et l’autre captif, se terrérent chez eux sans pouvoir faire aucun signal aux autres villes pour qu’elles se rebellassent comme il était prévu. Aussitét, Cogatai manda ses messagers au Grand Can pour lui exposer en bon ordre tout ce qui venait d’arriver ; lequel lui répondit qu’il devait examiner diligemment les gens et les punir de leurs méfaits selon ce qu ils auraient mérité. Lorsque le matin fut venu, Cogatai examina tous les Catayens et en fit périr un bon nombre qu'il trouva étre des meneurs de la conspiration ; et ainsi fut fait dans les autres villes 4 ceux dont fut connu qu’ils étaient fauteurs d’un tel crime. Quand le Grand Can fut revenu a Cambaluc, 11 voulut connaitre la cause de ces événements, et découvrit comment ce maudit Acmat, aussi bien lui-méme que ses fils, avait commis tant de for-

faits, et si énormes, comme vous I’ai dit plus haut. Et fut trouvé qu’avec sept de ses fils — car tous n’étaient point méchants — il avait pris d’innombrables dames pour épouses, outre celles qu’ils avaient eues par force. Alors le Grand Can fit porter dans la nou: velle cité tous les trésors qu’Acmat avait amassés dans l’ancienne et les fit verser dans son propre trésor ; et on s’apercut qu’ils étaient immenses. I] voulut aussi que le corps d’Acmat fut tiré de sa tombe etjeté a la rue, pour étre déchiré par les chiens. Quant aux fils qui avaient imité les mauvaises actions du pére, il les fit écorcher tout vifs. Et se remémorant qu’a la maudite secte des Sarrazins tout péché est rendu légitime, et qu’ils peuvent tuer quiconque n’est pas de sa loi, et que le maudit Acmat et ses fils n’avaient point, pour cette raison

méme,

estimé qu’ils étaient en faute,

i] la méprisa

fort et l’eut en abomination. Ayant fait venir a lui les Sarrazins, il leur interdit bien des choses que leur loi leur commandait ; il leur donna ordre de prendre femme selon la loi des Tartares, et leur défendit de couper la gorge aux animaux, comme ils faisaient pour en manger la chair, mais leur ordonna de leur ouvrir le ventre *. A lépoque ot advinrent ces choses, Messire Marco se trouvait luiméme en ces lieux. Or vous ai conté de la ville. Des faubourgs et autres grandeurs, vous parlerons en autre partie de notre livre. Pour continuer, vous conterons comment il tient sa Cour et les autres faits du Grand Sire.

LA

LXXXVI.



DESCRIPTION

DU

MONDE

COMMENT LE GRAND CAN SE FAIT DOUZE MILLE HOMMES A CHEVAL.

121

GARDER

PAR

Or sachez que le Grand Can, vu sa grandeur et dignité, se fait garder nuit et jour par douze mille hommes a cheval a sa solde, et ils s'appellent en leur langue quesitan *, qui veut dire en fran¢ais chevaliers et féaux du seigneur. II ne le fait nullement par crainte qu’il aurait d’aucun homme, mais par grandeur, noblesse et magnificence. Voici comment ils organisent leurs gardes. Ces douze mille hommes ont quatre capitaines, dont chacun est chef de

trois mille ; un capitaine et sa compagnie de trois mille demeurent dans le palais du Grand Sire pendant trois jours et trois nuits; ni jour ni nuit ils n’en sortent ; ils y boivent et mangent aux frais de la Cour, et y dorment aussi. Ensuite, aprés avoir monté la garde pendant ces trois jours et ces trois nuits, ils s’en vont, et vient le second capitaine avec ses trois mille hommes, qui gardent trois autres jours et trois autres nuits ; ainsi font jusqu’a ce qu’ils aient tous pris la garde, et alors recommencent depuis le début, et c’est ainsi toute l’année. Dans la journée, les neuf mille autres ne quittent pourtant point le palais, sinon pour les affaires du Grand Can ou pour leurs propres besoins, pourvu qu’ils aient une permission de leur capitaine. S’il leur arrive quelque chose de grave, si le pére, ou le frére, ou quelque parent est a |’article de la mort, ou si quelque grave perte l’a surpris de maniére qu’il ne puisse revenir rapidement, il faut demander la permission du Seigneur. Mais la nuit,

ces neuf mille retournent a la maison. Quand le Grand Can se met 4 table dans sa grand’salle pour toute cour, féte ou réjouissance qu’il veut tenir, il se sied de telle maniére. La table du Grand Sire est placée bien au-dessus de toutes les autres. I] se sied dans la partie nord de la salle, le visage regardant vers Midi ; et sa premiére épouse se sied a sa gauche ; a sa droite, 4 une autre table, mais plutdt plus bas, se tiennent ses fils

et petit-fils selon leur Age, et ses parents qui sont de sang impeérial ; et vous dis que leurs tétes viennent au niveau des pieds du Grand Sire. Puis les barons, princes et autres gens sont a d’autres tables encore plus bas, selon leur dignité, leur état et leur Age. Ainsi va-til pour les femmes : aux pieds de la premiére reine sont les tables des autres reines et des autres enfants, les plus jeunes, du Grand Can ; toutes les épouses des fils et petit-fils du Grand Sire et de ses neveux et de ses parents, sont assises du cété gauche de l’impératrice, également plus bas. Et aprés viennent les femmes des barons 9

122

MARCO

POLO

et des chevaliers, et aussi sont plus bas. Et chacun sait 4 quelle place il doit s’asseoir selon son rang et dignité de par l’ordre du Seigneur.

Ces tables sont disposées de telle maniére que le Grand Sire peut

voir tout le monde...,

et ils sont trés nombreux

! Pourtant

ne

croyez pas qu’ils soient tous assis a des tables ; bien au contraire : la plus grande part des chevaliers et des barons mangent dans la salle sur des tapis, parce qu’ils n’ont point de tables. Et dehors de cette salle sont d’autres latérales ; adonc en ces banquets royaux sont quelques fois nourries plus de quarante mille personnes, outre celles qui sont parmi la Cour du roi, et qui toujours viennent en grand nombre pour chanter et faire divers ébattements. Car y viennent bien des hommes avec maints riches présents, et ce sont hommes qui viennent de régions étrangéres avec joyaux et choses curieuses, ceux qui ont eu domaine ou seigneurie et qui encore en veulent, et d’innombrables bouffons. Voila pourquoi si grosse multitude se presse ainsi chaque fois que le Grand Can tient cour ouverte et fait bombance. Et au milieu de cette salle ot le Grand Sire tient sa table, est un trés beau piédestal qui semble un coffre carré ; chaque cété a trois

pas de long, il est trés habilement orné de ciselures dorées qui représentent des animaux ; au milieu, il est creux et contient un

grand vase précieux, un grand pichet d’or fin qui tient bien autant qu’un gros tonneau, et qui est plein de vin ou d’un autre breuvage délectable. Autour du pied de ce pichet, c’est-a-dire en chaque coin du coffre, est un plus petit vase, en argent, de la contenance d’une cuve a raisin, plein de bonnes boissons épicées, trés fin et de grosse valeur. En l’un est du lait de jument, en l’autre, de chamelle, et ainsi de suite selon qu’il y a diverses espéces de boissons. Et sur le coffre sont tous les vases du Seigneur, esquels on lui donne 4 boire, et c’est du grand que vient le vin ou autres breuvages qu’on met en les petits qui l’entourent. Y est puisé le vin et le fin breuvage, et de grands bols d’or laqué en sont emplis, qui peuvent bien en tenir que huit ou dix hommes en auraient assez. Et un de ces bols laqués se met entre deux hommes assis a table; et chacun d’eux a une coupe

avec un pied et une anse d’or, et avec icelle prend le vin dans le grand bol. De méme entre deux dames est placé un de ces grands bols et deux coupes comme pour les hommes. Et sachez que ces bols d’or et toutes ces choses sont de grande valeur ; et vous dis que le Grand Sire a telle profusion de vaisselle d’or et d’argent que tous ceux qui le voient en restent bouche bée, et n’est homme, qui ne l’ayant vu, ne pourrait le penser ni le croire. Il est aussi certains barons qui ont charge de placer correctement les étrangers qui passent et ne connaissent point les coutumes de la Cour ; et ces barons vont sans cesse ¢a et la dans la salle, demandant a ceux assis 4 table s’ils n’ont besoin de rien ; et s’ily en a qui veulent vin, lait, viande ou autre chose, ils le font incon-

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

123

tinent apporter par les serviteurs. A chaque porte de la salle, ou de toute autre ou le Seigneur puisse étre, se tiennent deux grands gaillards pareils 4 des géants, l’un d’un cété, l’autre del’autre, avec une baguette 4 la main ; et ce parce qu’il est défendu de toucher le

seuil de la purte * : on doit allonger le pied au-dela. Et qui par accident le touche, ces gardes lui étent ses habits, et s’il les veut

récupérer, il les doit racheter ; et s’ils ne lui prennent ses habits, ils lui donnent tant de coups qu’il leur est prescrit. Mais s’il y a des étrangers qui ne connaissent point la régle, y a certains barons préposés a les introduire et 4 les avertir de cette régle. On fait ainsi parce que si le seuil est touché, c’est mauvais présage. Toutefois, pour sortir, comme certains sont pris de boisson et ne se peuvent conduire d’aucune maniére, nulle peine n’est exigée. Et sachez enfin que ceux qui font le service des viandes et des breuvages au Grand Can sont maints barons, et vous dis qu’ils ont tous la bouche et le nez voilés de belles toiles de soie et d’or, pour que leur haleine et odeur ne puisse aller dans-les viandes et les breuvages du Grand Sire. Et quand le Grand Sire doit boire, tous les instruments de musique, dont il y a foule, et de toutes sortes, commencent a réson-

ner. Et quand le Grand Sire a sa coupe en main, le serviteur qui la lui a présentée se retire trois pas en arriére et s’agenouille, et tous les barons et autres gens s’agenouillent aussi en signe de grande humilité; et alors boit le Grand Sire. Quand il a bu, les instruments

se taisent et les gens se relévent. Et chaque fois qu’il boit, se fait ainsi que vous avez oui, ou quand vient nouvelle viande. D’icelle ne vous dirai rien, parce que chacun doit bien croire qu’en une Cour si magnifique, elle est en immense abondance et de toutes sortes. Mais vous dis que nul baron ni chevalier ne mange ici sans amener sa premi¢re femme, et sans qu’elle mange avec les autres dames. Et quand ils ont mangé, et que les tables sont dtées, alors les harpistes se levent et font de douces mélodies ; et viennent dans cette salle devant le Grand Sire et les autres, une

grande multitude de jongleurs et acrobates, de diseurs de bonne aventure, de comédiens et d’autres, qui font toutes sortes de tours brillants ; tous font grande réjouissance et féte par devant le Grand Sire, dont se réjouissent grandement les gens, et rient, et se divertissent. Et quand tout est fini, les gens s’en vont, et chacun s’en retourne a son hotel et 4 sa maison.

124

MARCO POLO

LXXXVII. —

CI DEVISE DE LA GRANDE FETE QUE FAIT LE GRAND CAN POUR SA NATIVITE.

Et sachez que tous les Tartares, et ceux qui en sont vassaux,

ont coutume de féter leur nativité. Et le Grand Sire Cublai est né le 28¢ jour de la lune du mois de septembre. Tous les ans, il fait ce jour 1a, ]a plus grande féte de toute l’année, sauf celle du début de l’an, aux calendes de février ; car c’est a tel jour, qu’ils placent le début de l’an, le mois de février étant pour eux le premier de l'année, comme vous le conterai tout 4 l’heure.

Sachez donc que, le jour de sa nativité, le Grand Can se revét des plus nobles habits d’or battu qu’il puisse avoir. Et bien douze mille barons et chevaliers, appelés les fidéles compagnons du seigneur, se vétent d’habits de couleur et de fagon pareille a ceux

du Grand Sire. Non toutefois que leurs robes soient tout aussi codteuses, mais elles sont en soie et en or, et d’une seule couleur ;

tous portent de grandes ceintures de haute valeur. en cuir adorné de fils d’or et d’argent avec un grand art, et des souliers de cuir en tout point semblables; et ces vétements, c’est le Grand Sire qui les leur donne. Et vous dis que les pierreries et perles qu il vy a dessus, elles valent souvent plus de dix mille besants d’or, et y en a plusieurs pareilles, comme celles des barons qui, pour leur loyauté, sont les plus proches du Grand Sire et qu’on nomme quesitan. Et sachez que treize fois par an, aux treize fétes solennelles que font les Tartares 4 chaque lune de l’année, le Grand Can denne de riches vétements ornés de perles, d’or et de pierreries, avec ceintures et souliers de cuir comme dessus, en tout jusques au nombre de cent cinquante six mille 4 ces douze mille barons et chevaliers ; tous les habille de vétements semblables aux siens et de grosse valeur, si bien que tous paraissent rois. Les dites robes de barons sont toujours prétes, non point qu’on en fasse chaque année, mais au contraire, elles durent dix ans, plus ou moins. Ainsi est chaque occasion distinguée de Vautre par sa couleur, Et ainsi pouvez voir 4 quel point c’est grandissime chose, qu’au monde il n’est seigneur qui puisse en faire autant et s’y tenir, sauf lui.

LA

LXXXVIII.



DESCRIPTION

DU

MONDE

ENCORE DE LA FETE QUE FAIT POUR SA NATIVITE.

125

LE

GRAND

CAN

Et sachez que le jour de sa nativité, tous les Tartares du monde, et toutes les provinces et régions qui lui sont vassales, font grande festivité et lui donnent riches présents, chacun comme il sied a qui l’apporte et selon ce qui est ordonné. Viennent encore ce jour maints autres hommes avec grands présents, qui réclament les faveurs du Seigneur, et ce sont ceux qui veulent demander qu’il leur donne quelque seigneurie. Mais le Grand Sire a choisi douze barons commis 4 ses affaires, qui donnent les seigneuries aux hommes comme ceux-la, selon ce qu’ils pensent convenir 4 chacun. Cejour-1a, tous les peuples, quelle que soit leur foi, [dolatres, Chrétiens, Juifs, Sarrazins, et autres, font grandes oraisons et priéres aux

idoles ou a leur Dieu avec grands chants, lumiéres et encens, pour que soit protégé et sauvé leur Seigneur, et qu'il ait longue vie en joie et en santé, sécurité, prospérité. En telle maniére comme je vous ai conté dure en ce jour la réjouissance et féte de sa nativité. Or laissons ce sujet que bien nous avons conté, et vous parlons dune autre prande féte qu’itls font au commencement de leur année, qui est appelée la Blanche Féte. LXXXIX.

— CI DEVISE DE LA GRANDISSIME FETE QUE FAIT GRAND CAN AU COMMENCEMENT DE L’ANNEE.

LE

Vrai est que les Tartares font la féte solennelle qu’ils nomment blanche lors du commencement

de leur année, aux calendes de

février. Et le Grand Sire et tous ses sujets font telle féte comme je vous conterai. C’est la coutume que le Grand Can et ses sujets se vétent tous de robes blanches, hommes et femmes, petits et grands, s’ils ont le moyen de le faire. Et cela font parce que blanche véture leur semble de bon augure, et pour cela portent au début de leur an pour étre favorisés et avoir joie tout l’an. Ce jour-la, tous les peuples et toutes les provinces, régions et royaumes qui lui sont vassaux, lui apportent de trés grands présents d’or, d’argent, de perles et pierres précieuses et maints trés riches habits blancs et autre choses, comme il convient, et il faut que tout cela soit blanc. Et encore vous dis que

barons, chevaliers, et tout le monde, s’offrent l’un l’autre des choses blanches, s’accolent et se font féte, se disant comme on dit chez nous :

126

MARCO

« —

POLO

Bonne chance 4 vous, et tourne bien tout ce que vous

ferez. » Et sachez qu’en ce jour viennent de différents lieux qui en ont recu l’ordre, plus de cent mille chameaux et chevaux blancs trés beaux et fins qu’on donne au Grand Can. Viennent aussi ce jourla tous ses éléphants, qui sont bien cing mille, tous couverts de

riches carapagons habilement brodés de bétes et d’oiseaux en or et en soie. Et chacun d’eux a sur son dos deux €crins trés beaux et trés riches, qui sont pleins de la vaisselle d’argent et d’or du Seigneur, et des ornements nécessaires a la féte. Viennent aussi un trés grand nombre de chameaux, également couverts de carapacgons de soie blanche, portant aussi des choses nécessaires a la féte, et tout cela passe devant le Grand Sire, et c’est 1a le plus beau spectacle qui fut jamais vu. Et encore vous dis que le matin de cette féte, avant que les tables soient mises, tous les rois, les ducs, les marquis, comtes, barons, chevaliers, astrologues, philosophes, mires, fauconniers, et

maints autres officiers du roi, gouverneurs et capitaines, viennent dans la grand’salle par devant le Seigneur, et ceux qui ne parviennent point a entrer a raison de la multitude, demeurent dehors le palais et adorent du dehors, en tel lieu que le Grand Sire, qui est sis sur un tr6ne, les peut bien voir. Et vous dis 4 présent en quelle manieére ils se disposent. En avant sont ses fils, petits-fils, neveux et ceux de son lignage. Aprés sont les rois ; et aprés les ducs, puis les barons et chevaliers, puis tous les ordres l’un aprés l’autre, ainsi

qu’il convient a leur rang et a la dignité de leur office. Et quand ils sont tous assis, chacun bien 4 sa place, adonc se léve un grand vieux sage, comme qui dirait un grand prélat, et dit a voix trés haute : « — Inclinez-vous et adorez ! » Et tant tét que celui-ci a ainsi parlé, tous se lévent incontinent et se courbent, s’agenouillent et posent le front 4 terre ; et font leur oraison au Seigneur et l’adorent comme s’il fat Dieu. Et puis dit le prélat : « — Dieu sauve et garde notre Seigneur longtemps en joie et en bonheur. » Et tous répondent : « — Ainsi fasse Dieu ! » Et le prélat dit une seconde fois : « — Dieu accroisse et multiplie de mieux en mieux son empire, et préserve tous les peuples soumis a lui en paix et en bonne volonté, et en tous ses pays puissent toutes choses continuer prospéres | » Et tous répondent : « — Ainsi fasse Dieu ! » Et l’adorent en telle maniére, par quatre fois. Ce fait, se lévent et vont tous en bon ordre a un autel trés bien orné; et sur cet

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

127

autel est une tablette vermeille qui porte écrit en lettres d’or et pierres précieuses le nom du Grand Can. Et encore y a tout prét un bel encensoir d’or plein d’encens, qu’ils prennent pour encenser la tablette et l’autel en trés grande révérence, puis chacun retourne a sa place. Cela fait, on offre les présents dont vous ai conté ; et quand le Grand Sire a vu toutes ces choses, ils l’adorent derechef, et puis se mettent les tables. Et quand elles sont mises, les gens se siéent dans l’ordre que je vous ai conté l’autre fois, et de méme toutes les femmies. Le Grand Sire est a sa haute table du cété nord de la salle, le visage regardant au Midi, et peut aisément voir tous ceux qui assistent a la féte. A sa gauche est sa premiére €pouse, et nul autre ne se sied 1a. Puis se si¢ent tous les autres en telle maniére que je vous ai conté, tous les hommes du cété droit — du cété du Grand Can —, toutes les femmes du cété gauche — du codté de l’Impératrice — bref, tout comme vous I’ai conté l’autre fois. Et quand ils ont mangé, les musiciens, jongleurs et bouffons viennent et amusent la Cour, comme avez oui l’autre fois. Et aprés qu’ils ont fait tout cela, chacun s’en retourne en grande joie et bonheur a son hétel et sa maison.

Et voila que vous ai devisé de la Blanche Féte du début de PAn.

Or vous conterai d’une trés noble chose que le Grand Sire a faite chaque année en l’honneur de sa féte, lequel a ordonné que certains vétements de diverses couleurs soient faits pour certains barons qui viennent 4 lui aux fétes fixées. XC.



CI

DEVISE

DES

DOUZE MILLE AUX FETES.

BARONS

QUI

VIENNENT

Et sachez que le Grand Sire a nommé ces douze mille barons appelés quesitan, qui veut dire les hommes de confiance les plus proches du Seigneur. A chacun a donné treize robes de grande valeur, chacune d’une couleur différente, c’est-a-dire qu’il y en a douze mille d’une couleur, douze mille d’une autre, et qu’elles se

distinguent les unes des autres par treize variétés de couleurs ; et sont ornées de pierres et de perles et d’autres belles choses trés noblement, et sont donc de trés grande valeur. Ila encore donné a chacun une ceinture d’or trés belle et de grande valeur, une paire de bottes en cuir nommé camut * et un chapeau, trés habilement ornés de fil d’argent, et qui sont trés beaux et trés chers. Tous ont des ornements si nobles et si beaux que bien semble quand ils les ont mis, que chacun soit un roi. A chacune des fétes est ordonné laquelle des treize robes ils doivent vétir. Le Grand Sire a treize habits comme ses barons, je veux dire par la couleur, mais ils sont plus nobles, de plus grande valeur et mieux ornés. Et c’est pourquoi il est alors vétu comme ses barons.

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MARCO

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Or vous ai devisé des treize vétements que les douze mille barons tiennent de leur seigneur, qui font ensemble cent cinquante six mille vétements aussi précieux et chers comme vous ai conté, et qui valent si grande quantité de trésors qu’a grand’peine se pourrait conter le nombre, et cela sans les ceintures et les bottes, qui

valent aussi pas mal de trésors. Et tout ceci, l’a fait le Grand Sire pour que sa féte soit plus noble et magnifique. Et encore vous dirai une chose que javais oubliée, et qui semble assez grande merveille pour étre digne d’étre contée en notre livre. Sachez que lorsque le Grand Can fait la féte et cérémonie dont vous ai conté plus haut, est mené devant le Grand Sire un grand lion. Et le lion, dés qu’il le voit, s’allonge devant lui, donne des signes de profonde humilité et semble le reconnaitre pour seigneur. Tant est apprivoisé, qu’il demeure devant lui sans nulle chaine, tranquillement couché aux pieds du roi comme un chien ; a coup sir, c’est une chose qui émerveille. Or, laissons cela, et vous conterons de la grande chasse que fait faire le Grand Sire comme vous allez ouir. XCI. —

COMMENT

LE GRAND APPORTENT

CAN A ORDONNE QUE SES GENS LUI DES

VENAISONS.

Or sachez de vrai que, tant que le Grand Seigneur demeure en la cité maitresse du Catai, ces trois mois de décembre, Janvier et

février, ila établi qu’é soixante journées a l’entour de sa résidence, tous les gens doivent chasser et oiseler. Et est établi et ordonné 4 tout seigneur de gens et de terres, que toute grosse béte, qui est prise, comme sangliers, cerfs, daims, chevreuils, ours et autres, ainsi qu’oiseaux, lui soit apportée, c’est-a-dire la plupart de ces gros animaux. Ils les tuent bien avec des chiens, mais la plupart avec des fléches. Et les bétes qu’ils veulent mander au Grand Sire ils leur tirent les entrailles du ventre, puis les mettent sur charrettes ou bateaux, et les envoient au Seigneur. Tous ceux qui sont jusqu’a trente journees, cela fait beau nombre... Et ceux qui sont a soixante journées ne lui envoient point de viande, parce que la route est trop longue, mais ils lui envoient tous les cuirs apprétés et préparés, pour que le Seigneur en fasse faire tout ce qu’il lui faut en fait d’armes pour son armée. Or vous ai devisé comment on fait la chasse, et vous deviserons des bétes féroces que le Grand Sire emméne 4 la chasse et pour en prendre son plaisir.

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

129

XCIT. — Ci DEVISE DES LIONS, LEOPARDS ET LOUPS-CERVIERS QUI SONT DRESSES A PRENDRE BETES, ET ENCORE DIT DES GERFAUTS, DES FAUCONS ET D’AUTRES OISEAUX.

Sachez encore que le Grand Sire a assez de léopards, qui sont tous bons a chasser et a prendre bétes. I] a aussi trés grand nombre de loups-cerviers qui sont dressés 4 prendre bétes et sont trés bons a la chasse. I] a plusieurs lions trés grands, plus gros que ceux de Babylonie. Ils ont trés beau poil et trés belle couleur, car ils sont rayés tout du long de noir, de vermeil et de blanc ; ils sont de méme dressés a prendre sangliers et beeufs sauvages, ours et 4nes sauvages, et cerfs, et chevreuils, et autres bétes. Et vous dis que c’est bien belle chose a regarder ces bétes sauvages que les lions prennent. Car sachez-le, quand le Scigneur va en chasse avec les lions, ils sont portés sur des charrettes, en cages, et avec eux un petit chien, leur

compagnon, avec lequel ils ont été dressés. Il faut qu’ils soient amenés contre le vent, car si le gibier sentait leur odeur, il s’enfuirait sans attendre. I] a aussi une grande multitude d’aigles fort bien dressés 4 prendre loups, et renards,

et daims, et chevreuils, et

liévres, et d’autres petits animaux 4a planté. Et ceux qui sont dressés a prendre loups sont trés grands et puissants, car sachez qu’il n’est loup si yrand, qu’il ne soit pris. Or vous ai devisé de ce que vous avez oui. Or vous veux deviser comment le Grand Sire a aussi un trés grand nombre de trés bons chiens. XCIII.



Ci L’AUTEUR DIT DE DEUX FRERES QUI SONT A LA TETE DES CHIENS DE CHASSE.

Vrai est que le Grand Sire a deux barons qui sont fréres, l’un nommé Baian * et l’autre Mingan *. On les appelle cuiucci *, qui veut dire en langue tartare ceux qui gardent les matins. Chacun d’eux a dix mille hommes sous ses ordres ; les dix mille de l’un sont

vétus de la méme couleur, et les dix mille de l’autre d’une autre,

c’est-a-dire le vermeil et le bleu ciel. Ils ne portent point toujours de tels vétements, mais seulement chaque fois qu’ils vont en chasse avec le Grand Sire ; parmi ces dix mille, ilen est deux mille qui, chacun ont un ou deux gros matins, si bien qu’ils sont une multitude. Et quand le Grand Sire va 4 la chasse, un de ces fréres, avec

ses dix mille hommes et bien cinq mille chiens, se tient 4 sa gauche,

130

MARCO

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et l’autre frére, avec ses dix mille hommes et leurs chiens, se tient a

sa droite. Le Seigneur et ses barons se tiennent au milieu d’une grande plaine ot I’on fait la chasse. Ils vont tous l’un a cété de l’autre a quelque distance, et tiennent ainsi toute une journée de pays, ils sont si nombreux... ; quand ils se sont ainsi rangés, ils reviennent les uns vers les autres, puis vers le Seigneur, et lachent leurs chiens,

et si quelques bétes sauvages leur échappent, c’est bien peu. C’est vraiment belle chose a voir que cette chasse et l’allure de ces chasseurs et de ces chiens, car je vous dis que quand le Grand Sire chevauche avec ses barons chassant par le mitan de ces larges plaines, alors vous pouvez voir certains de ces grands chiens venir chassant ours, sangliers, cerfs et autres bétes, tant d’un cété que de

Vautre, ce qui fait trés beau tableau a voir et le Grand Can y prend grand plaisir. Ces deux fréres sont obligés par contrat de fournir chaque jour a la cour du Grand Can, depuis octobre jusqu’a fin mars, mille tétes de bétes et d’oiseaux, fors les cailles, et aussi des poissons tant qu’ils peuvent, comptant pour une téte ce que trois

personnes pourraient manger de poisson a un repas pour en €tre rassasiées. Adonc vous ai conté de ceux qui tiennent les chiens de chasse. Or vous dirons comment le Grand Sire va les autres trois mois. XCIV.



CI DEVISE COMMENT LE GRAND CAN POUR PRENDRE BETES ET OISEAUX.

VA

CHASSANT

Et quand le Grand Sire a demeuré trois mois en la cité de Cambaluc, il en part au mois de mars et s’en va dans la campagne devers le Midi jusques a la mer Océane, qui est 4 deux journeées. Il méne avec lui bien dix mille fauconniers, et emporte bien cing cent gerfauts, faucons pélerins et faucons sacres; et ils emportent aussi en grande quantité des autours pour oiseler sur les riviéres. Mais n’entendez pas qu'il les tienne tous avec lui en un seul lieu ; mais il les répartit ¢a et 1a a cent et 4 deux cents, et plus ou moins comme bon lui semble. Et ceux-ci chassent aux oiseaux et en apportent au Grand Sire la plus grande partie. Et vous dis que quand le Grand Sire va ainsi oiselant avec ses gerfauts et autours, il a bien dix mille hommes rangés deux par deux sur la plaine et qu’ils appellent en leur langue toscaor *, comme qui dirait en la nétre surveillants des oiseaux ; ainsi répartis deux par deux, ils surveillent assez de pays, et chacun a un appeau et un capuchon, de sorte qu’ils peuvent appeler et retenir les oiseaux. Et quand le Grand Sire, aussi bien que ceux qui l’accompagnent, a laché ses oiseaux, point n’ont besoin de les suivre derriére, parce que ces hommes dispersés ¢a et 1a les surveillent assez bien pour

qu ils ne puissent aller nulle part ot ces hommes n’aillent ; et si les

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

131

oiseaux ont besoin de secours, ceux qui en sont les plus proches les secourent incontinent. Tous les oiseaux du Grand Sire, et ceux des autres barons aussi

bien, ont, attachée a la patte, une petite tablette d’argent, sur laquelle est gravée le nom de celui a qui il appartient. Et de cette maniére l’oiseau est reconnu dés qu’il est pris, et rendu a celui a qui il est. Mais si l’on ne sait 4 qui il peut étre, on l’apporte 4 un baron qui est nommé bularguci *, ce qui veut dire gardien des choses qui ne trouvent point de maitre. Et je vous le dis que si par hasard l’on trouve un cheval, ou une épée, ou un oiseau, ou autre

chose, et qu’on ne sache point a quic’est, on l’apporte aussitét 4 ce baron ; et il la prend et conserve soigneusement jusqu’a ce qu’elle soit redemandeée par son proprieétaire. Et celui qui la trouve, s’il ne Vapporte pas promptement a ce baron, il est tenu pour larron. Et ceux qui ont perdu quelque chose, s’en vont trouver ce baron, et lui, s'il I’a, il la leur fait rendre tout aussit6ét. Et toujours ce baron

se tient au lieu le plus élevé avec son enseigne en l’air, pour que ceux qui ont perdu ou trouvé les choses puissent du premier coup voir ot il est. Et de cette maniére, ne peut se perdre nulle chose qui bientdét ne soit retrouvée et rendue. Et quand le Grand Sire suit cette route que je vous ai contée prés de la mer Océane, on peut voir maints beaux spectacles de bétes et d’oiseaux pris en grande abondance, et il n’est point au monde d’amusement qui le vaille. Et le Grand Sire va toujours sur quatre éléphants, sur lesquels il a une trés belle chambre de bois, qui est dedans toute couverte de draps d’or battu, et couverte au dehors de peaux de lions. Toujours le Grand Sire y demeure quand il va a la chasse, parce qu'il est troublé par la goutte. Il y tient toujours douze gerfauts des meilleurs. Et plusieurs barons y demeurent aussi continuement pour tenir compagnie au Seigneur et le distraire. Autour des éléphants chevauchent d’autres barons qui Vaccompagnent. Et encore vous dis que si le Grand Sire est dans cette chambre dessus les éléphants et cause avec certains barons, ceux qui chevauchent autour de lui, s’ils apercoivent des faisans, des grues ou d’autres oiseaux qui passent, ils les montrent aux fauconniers qui sont avec le roi et lui crient : « — Sire ! Des grues passent ! » Incontinent,

faisant découvrir

la chambre

par en haut, le

Grand Sire voit les grues, prend les gerfauts qu’il veut et les laisse aller aprés elles. Et souvent, ces gerfauts, ayant combattu un long temps, prennent les grues et les tuent devant lui. Et il le voit, toujours assis en sa chambre sur son lit, et c’est pour lui trés grand délice et amusement, ainsi qu’aux autres barons et chevaliers qui chevauchent autour de lui. Et sachez qu’oncques ne fut, ni ne crois gu’y ait ou doive étre, nul homme au monde qui puisse avoir si grand amusementet délice, comme celui-ci fait, ni qui ait pouvoir dele faire.

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MARCO POLO

Et quand il est allé chassant quelques heures, et qu’il est venu a un lieu appelé Caccia Modun *, trouve ses pavillons et. tentes disposés en bon ordre, et les tentes de ses fils, de ses barons: chevaliers, fauconniers, et amies, qui bien sont plus de dix mille trés belles et trés riches. Et vous deviserai comment est fait ce pavillon ; is est si grand commeje vous dirai. Tout d’abord, le tente ow il tient sa cour est bien si vaste que mille chevaliers y pourraient tenir. Et cette tente a sa porte vers le Midi. Et en cette salle pareille a un porche demeurent les barons et autres gens. A celle-ci une autre tente est jointe et est vers le Ponant, et en celle-ci demeure le Seigneur. I] y a passage de ]’une a l’autre, et quand i] veut parler a quelqu’un, il le fait venir dedans. Derriére la grande salle est une grande et belle chambre ov dort le Grand Sire, et elle aussi est jointe aux deux précédentes. I y a aussi d’autres salles en d’autres tentes, mais qui ne communiquent point avec la grande. Car sachez que véritablement, les deux salles que je vous ai contées et la chambre ov il dort sont faites comme je vous deviserai. Chacune des deux salles a trois colonnes en bois de senteur trés bellement ouvragées et dorées ; elles sont au dehors toutes revétues de peaux de lions trés belles, car elles sont toutes rayées de vermeil, de noir

et de blanc ; et ce sont couleurs naturelles, car il y a maints lions:

ainsi rayés en ces régions ; elles sont si bien arrangées que ni vent ni pluie ne peuvent nuire, ni faire dommage. En dedans, sont toutes: d’hermine et de zibeline, car ce sont la les plus belles et plus riches. fourrures qu’il y ait au monde, et celles qui valent le plus. Sans aucun doute, la quantité de peaux d’hermine nécessaire pour une robe d’homme, si elle est de premier choix, vaut bien 2.000 besants d’or, et si elle est de deuxiéme choix, vaut bien encore 1.000:

besants. Dans leur langage, les Tartares l’appellent la reine des peaux. Elles ont la taille d’une peau de putois. Et de ces deux sortesde peaux sont faites les deux grandes salles du Grand Sire, avec un art et une habileté telles que c’est une merveille a voir. Et la chambre ov dort le sire, elle est aussi de peaux de lion en dehors et d’hermine et zibeline a I’intérieur, et elle est trés noblement faite et

ordonnée. Et les cordes qui tiennent les salles et la chambre sont toutes de soie. Elles sont

de si grande valeur, et ont dd tant coftter,.

ces trois tentes, qu’un petit roi ne les pourrait payer ! A lentour sont toutes les autres, trés bien disposées et montées.. Les épouses, fils et amies du Seigneur, et d’autres gens, ont aussi de riches pavilloas. En ont aussi les faucons et gerfauts, les autres. oiseaux et bétes, et leurs gardiens de méme. Et que vous en dirai-je? Sachez trés véritablement qu’il y aun grand monde en ce camp et si grande quantité de tentes de toute espéce, que c’est merveille a voir, car il semble vraiment étre en sa meilleure cité, vu le trés grand.

nombre de gens qui chaque jour viennent 1a de fort loin et de tout. cété. Il améne en ce camp tout son train avec lui, mires, et astro-

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

133

logues, et fauconniers, et autres officiers, et aussi marchands de

toutes denrées comme il en faut pour tel nombre de gens, et aussi

parce que chacun vient avec toute sa famille, comme c’est leur

coutume. Et pourtant, toutes choses sont ordonnées et placées en aussi bon ordre qu’en plein milieu de sa maitresse ville de Cambaluc. Et sachez qu’il demeure en ce lieu jusqu’aux premiers frissons du printemps, qui vient en ce pays autour de notre temps de PAaques. Jusqu’a ce terme, il ne cesse point d’aller oiselant par lacs et par riviéres et prennent grues et cygnes, hérons et autres oiseaux en suffisance. Et tous ses gens répandus en tant de lieux aux alentours ne font rien d’autre que chasser, et chaque jour lui apportent venaison et gibier. Il y demeure jusqu’a ce terme dans les plus grandes réjouissances et délices du monde; il n’est point homme au monde qui, sans l’avoir vu, le croirait, tellement de la grandeur, et des splendeurs, et des bonheurs, il y en a plus que je ne vous dis. Et vous

dis autre

chose:

nul marchand,

ni fabricant,

ni

citoyen ou villageois, enfin personne, qui que ce soit, n’oserait avoir un autour, un faucon ou un oiseau de chasse, ni un chien de

chasse pour son plaisir dans tout le domaine du Grand Can, et cela a vingt journées autour du lieu ot le Grand Sire demeure. Et pas méme un baron, un chevalier ou un noble quelconque n’oserait chasser sans étre enrdlé sous le capitaine des fauconniers, ou avoir un pertinent privilége. Mais dans toutes les autres provinces, on garde le droit de chasser et de faire ce qu’on veut avec ses chiens et ses oiseaux. Et sachez encore en vérité que par toutes les terres ot le Grand Sire a seiyneurie, nul roi, ni nul baron ni nul homme, noserait prendre ou chasser liévre, ni chevreuil, ni cerf, ni daim, ni bétes semblables, entre mars et la fin octobre, pour qu’ils

puissent croitre et multiplier. Et qui, ce non obstant, contre viendrait au réglement, s’en repentirait durement, parce que le Seigneur Va ainsi établi ; et vous dis que son commandement est obéi si justement que bétes courants et volants se multiplient immensément ; tant que le pays en est plein, que le Sire en a tant qu'il veut, et que les liévres, daims et autres bétes que je vous ai nommeés, souvent viennent tout droit jusqu’a l’homme, sans le craindre, car il ne les blesse point et ne leur fait pas mal ; et si on en trouve un endormi en suivant une route, on n’y touche pour rien au monde ;

mais aprés le temps que vous ai marqué, chacun peut faire comme il entend. En telle maniére qu’avez oui, demeure le Grand Sire en ce lieu jusque environ Paques ; et quand il y est demeuré ainsi, il s’en départ avec tous ses gens et retourne tout droit a la cité de Cambaluc, par la méme route que pour venir, toujours chassant et oiselant avec grand plaisir et grand’joie.

134

MARCO POLO

XCV.



COMMENT

LE GRAND GRANDES

Quand

il est revenu

CAN TIENT GRANDE COUR ET FAIT FE£TES.

en sa maitresse ville de Cambaluc,

il

demeure en son maitre palais trois jours, et pas davantage. II fait trés grande féte, tient noble cour et riche table. II fait grand’joie et festivité avec ses femmes et tous ceux qui l’entourent. Puis tous ceux qui y ont été invités retournent a la maison. Alors, de son palais de Cambaluc, il part pour la cité qu’il s’est fait construire, dontje vous ai parlé plus haut et quia nom Ciandu en laquelle ason parc et palais de bambou, la ot il tient ses gerfauts en mues et demeure 1’été 4 cause des chaleurs. Si bien qu’il y demeure du premier jour de juin jusqu’au 28¢ d’aoit, et en part quand il fait répandre le lait de ses juments blanches, comme je vous ai dit plus haut. Et donc retourne a sa maitresse cité de Cambaluc. Et 1a demeure, comme je vous ai dit, six mois : septembre, pour faire la féte de sa nativité, et puis octobre, novembre et décembre, janvier et février, en quel mois de février, il fait la grande féte duj jour de l’an, qu’ils appellent la Blanche Fete, commeje vous ai conté plus haut trés véritablement. Et puis il s’en va vers la mer Océane, chassant et oiselant, comme vous ai conté,

du premier jour de mars jusqu’a la mi-mai ; il retourne alors a sa maitresse cité trois jours, comme il est dit plus haut, et pendant ces trois jours il fait grande féte avec ses femmes et tient grande cour et grandes réjouissances ; car je vous dis que c’est merveilleuse chose a voir que la grande solennité que le Grand Sire fait en ces trois pays. Puis il part comme je vous ai dit. Si bien qu’il demeure tout l’an ainsi : six mois en sa maitresse cité de Cambaluc, en son

maitre palais, ce sont septembre, octobre, novembre, décembre, janvicr, février ;et puis part pour aller a la grande chasse prés la mer et y demeure mars, avril, mai ; et puis retourne a son palais de Cambaluc, et y demeure trois jours ; et puis s’en va 4 sa cité de Ciandu qu il fit construire, 14 ot est son palais de bambous, et y demeure juin, juillet, aodt ; et puis s’en retourne a sa maitresse cité de Cambaluc. Et ainsi va tout l’an : six mois en sa cité, et trois

mois 4 la chasse. et trois mois en son palais de batnbous a cause du chaud. I méne ainsi sa vie sans qu’il aille jamais ailleurs, se réjouis_ sant selon son bon plaisir.

LA DESCRIPTION DU MONDE

XCVI.



CI DIT DE LA CITE DE CAMBALUC, COMMENT AVEC GRAND COMMERCE ET PLEINE DE GENS.

135

ELLE EST

Et vouc dis maintenant qu’en cette cité de Cambhaluc est bien grande multitude de maisons et de gens, tant au-dedans qu’en dehors. Et sachez qu’il y a autant de faubourgs que de portes, et elles sont douze; ils sont si grands que celui de chaque porte s’étend jusqu’a celui de !’autre, et leur longueur a trois ou quatre milles, de sorte que nul homme ne les pourrait dénombrer. I] y a bien plus de gens dans les faubourgs que dans la ville. C’est en ces faubourgs que logent et demeurent les marchands et tous autres hommes qui ¥; viennent pour leurs affaires ; et il en vient une grande quantité, ceux qui viennent a cause de la Cour du Seigneur, — et partout ot il tient sa Cour, les gens arrivent de partout pour diverses raisons —, et ceux pour qui la ville est un excellent marché. A chaque sorte de gens un caravansérail est réservé, comme qui dirait un pour les Lombards, un pour les Germains et un pour les Frangais. Et vous dis encore qu’en ces faubourgs sont aussi belles maisons et palais qu’en ville, hors celui du Grand Sire. Et sachez qu’on ne permet a aucun homme qui meurt d’étre sépulturé en ville. S’i] est un Idolatre, on l’emporte en un lieu lointain ot doit étre brilé le corps, et qui est en dehors de tous les faubourgs. C’est ce qui advient aussi aux autres morts : s’il est d’une autre fo1, ot les morts sont enterrés, comme

chez les Chrétiens, Sarrazins et

autres, il est également enterré hors de la ville et des faubourgs, dont la ville est plus agréable et plus saine. Et encore vous dis une autre chose : dedans la ville n’oserait demeurer aucune pécheresse, c’est-d-dire les femmes du monde qui font service aux hommes pour argent ; mais vous dis qu’elles demeurent toutes és faubourgs. Et sachez qu'il y en a si grande multitude que nul homme ne le pourrait croire, et je vous dis qu’elles sont bien vingt mille, qui toutes servent les hommes pour argent, et qui toutes en tirent subsistance. Et vous dis méme qu’elles sont toutes en mains en raison du grand nombre d’étrangers et de marchands qui la vont et viennent chaque jour. Elles ont un capitaine général, et il y a un chef pour chaque centaine et pour chaque millier, qui sont responsables devant le général. Et la raison pourquoi ces femmes ont un capitaine est ceci :chaque fois que des ambassadeurs viennent trouver le Grand Can pour affaires, et logent _ 4 ses frais — ce qu’on leur assure de la maniére la plus satisfai-

raG) |

MARCO POLO

sante —, ce capitaine est tenu de fournir aux dits ambassadeurs et a chacun de ceux de sa suite, une catin chaque nuit, qui change de nuit en nuit, et qui n’est pas payée, car tel est l’impot qu’elles payent au Grand Can. Alors, pouvez voir s’il y a grande abondance de gens 4 Cambaluc, puisque les femmes mondaines y sont aussi nombreuses que vous ai conté. Et sachez encore trés véritablement qu’A mon avis, point n’est au monde cité oll viennent tant de marchands, ni ow arrivent

pareilles quantités de choses aussi prévieuses et de plus grande valeur. Et vous dirai cela. Avant tout, vous dis les denrées cot-

teuses qui proviennent d’Inde : les pierreries, les perles, la soie et les épices ; puis toutes les belles et chéres denrées de Ja province du Catai, de la province du Mangi et des autres qui l’avoisinent ; et c’est 4 cause du Seigneur qui y demeure, et des dames et des barons et des chevaliers, dont il y a tant, et de la grande abondance de multitudes de gens des armées du Seigneur, qui stationnent a lentour, tant pour la Cour que pour la ville, et de tous ceux enfin qui sont la parce que le Grand Sire y tient sa cour, et aussi parce que la cité est en trés bonne position, au beau milieu de maintes provinces. I] vient telles quantités de tout, que c’est chose extraordinaire. Et sachez pour vrai que chaque jour entrent en cette ville plus de mille charrettes uniquement chargées de soie, car on y fait beaucoup de draps de soie et d’or. Et ce n’est pas merveille, car en toutes les contrées environnantes, n’y a point de lin: il convient donc faire toutes les choses de soie. Bien est vrai, cependant, qu’ils ont en certains lieux coton et chanvre, mais non tant qu’il leur suffise ; mais ils n’en produisent pas beaucoup, pour la grande quantité de soie qu’ils ont 4 bon marché, et qui vaut mieux que lin ou coton. Et encore, cette cité de Cambaluc a autour d’elle plus de deux cents autres cités, tant lointaines que proches, et de ces villes viennent les habitants, d’une distance de deux cents milles, pour acheter en cette cité maintes choses dont ils ont besoin. Et eux, pour

la plupart, lorsque la Cour y est, ils vivent de vendre les denrées nécessaires 4 la cité. Donc n’est point étonnant si autant de choses

que vous ai dit, arrivent a cette cité de Cambaluc, de sorte que c’est

un trés grand centre de commerce. Et puisque vous ai montré cette merveille bien et habilement, or vous deviserai des monnaies et des numéraires qui se font en cette méme

cité de Cambaluc ; et vous

montrerons

clairement

comment le Grand Sire peut faire bien davantage et dépenser bien plus que je ne vous ai dit, ni ne vous dirai en ce livre, car vous ne croiriez plus que je parle avec bon sens,

LA

XCVII.



CoMMENT

DESCRIPTION

LE

DU

GRAND CAN POUR ARGENT.

MONDE

FAIT

137

DEPENSER

PAPIER

Il est réel que la Monnaie du Grand Sire est en cette ville de Cambaluc, et établie en telle maniére qu’on peut bien dire que le Grand Can posséde parfaitement l’alchimie ; et vous le montrerai. Or sachez qu’il fait faire une telle monnaie comme je vous dirai; 4 des hommes fait prendre l’écorce d’arbres que nous nommons miiriers et qu’ils appellent gelsus, ceux dont les vers qui font la soie mangent les feuilles, et qui sont en si grand nombre que toutes les campagnes en sont pleines. Ils prennent la peau mince qui est entre l’épaisse écorce extérieure et le bois, et qui est blanche ; de cette peau mince, il leur fait faire des feuilles semblables a celles du papier coton, et elles sont toutes noires. Et lorsquelles sont faites, il les leur fait couper de telle maniére : la plus petite vaut chez eux environ une moitié de petit tornesel *, et la suivante, un peu plus grande, un fornesel ; la suivante, encore un peu plus grande, un demi-gros d’argent de Venise ; la suivante, un gros d’argent, la suivante deux gros, la suivante, cing gros, la suivante, dix gros, la suivante, un besant d’or, et la suivante, deux besants d’or, et la suivante, trois besants d’or, et l’on va ainsi

jusqu’a dix besants d’or. Toutes ces feuilles regoivent le sceau du Grand Sire, faute de quoi elles ne vaudraient rien. Elles sont fabriquées avec autant de garanties et de formalités que si c’était or pur ou argent, car maints officiers nommés pour cela écrivent leur nom sur chaque billet, y apportant chacun sa marque, et quand tout est bien fait comme il faut, leur chef, commis par le Seigneur,

empreint de cinabre le sceau qui lui est confié et l’appuie sur le billet ; et la forme du sceau humecté de cinabre y demeure imprimée : alors cette monnaie est valable. Et si quelqu’un s’avisait de la contrefaire, il serait puni de la peine capitale jusqu’a la troisiéme génération. Différentes marques sont imprimeées selon la destination du billet. Et en a fait faire si grande quantité, qu’il payerait avec tous les trésors du monde, et ¢a ne lui coiate rien ! Et quand ces feuilles sont faites, en la maniére que je vous ai conté, il fait faire tous ses paiements et les fait distribuer en toutes les provinces et royaumes et pays dont il est le maitre ; et nul n’ose les refuser, car il lui en codterait la vie. Et personne des autres royaumes ne peut donner d’autre monnaie dans les territoires du Grand Can. Et vous dirai d’ailleurs que tous les gens et groupes

_ dhommes qui vivent sous ses lois prennent volontiers ces feuilles 10

138

MARCO POLO

en paiement, car partout ou ils vont, ils en font tous leurs paiements pour les denrées et pour les perles, les pierres précieuses, l’or et l’argent, et pour toutes les autres choses qu’ils emportent, achétent ou vendent, quelle que soit leur valeur, comme si vraiment elles étaient d’or ou d’argent. Et vous dirai méme plus: elles sont si légéres que la feuille qui vaut dix besants, elle n’en pése méme pas un... Et vous dis encore que plusieurs fois l’an, viennent de nombreux marchands d’Inde ou d’autre part, avec des perles, des pierres précieuses, de l’or et de l’argent, des draps de soie et d’or ;

et n’en font présent a personne en ville qu’au Grand Sire. Et le Grand Sire fait appeler douze sages hommes choisis pour contréler ces choses, et trés habiles en leur métier ; il leur commande

de

regarder avec soin les marchandises apportées par les marchands et de les faire payer ce qu’il leur semble qu’elles valent. Ces douze sages hommes regardent les choses, et quand ils les ont évaluées, ils les font payer ce qu’elles leur paraissent valoir avec ces feuilles que je vous ai contées. Les marchands les prennent trés volontiers, car ils savent bien qu’ils n’obtiendraient point tant d’un autre, en second parce qu’ils sont payés comptant, et aussi parce qu’ils les vont changer ensuite pour tout ce qu’ils veulent acheter, tant sur place que par toutes les terres du Grand Sire. Et méme aussi parce que c’est plus léger que n’importe quoi d’autre 4 promener par les chemins. Et vous dis sans erreur que plusieurs fois par an, ces marchands apportent des marchandises qui valent bien quatre cent mille besants d’or; et le Grand Sire en achéte chaque année pour des sommes infinies, et les fait toutes payer avec ces feuilles qui ne lui coiitent que peu, ou rien, comme avez oui. Et encore vous dis que plusieurs fois l’an, en la ville de Cambaluc circule un édit selon lequel tous ceux qui ont pierres précieuses, perles, or et argent, les doivent porter 4 Hotel des Monnaies du Grand Sire. Et le font trés volontiers, et en apportent si grande abondance que c’en est sans nombre, et tous sont payés de feuilles sans délai ni perte. Et de cette maniére a le Grand Sire tout l’or et tout largent, et les pierres précieuses et les perles de toutes ses terres. Et encore vous dis autre chose qu’il fait bon conter. Qui a ces

feuilles si longtemps conservées qu’elles sont déchirées et qu’elles

se gatent — bien que soient fort durables — il les porte a la Monnaie ot sont changées pour neuves et nettes, mais doit en laisser trois pour cent au Trésor. Et encore vous dirai un fait curieux, qu’il fait bon mettre en notre livre. Si un homme désire acheter or ou argent, ou pierres précieuses ou perles pour se faire vaisselle, ceinture ou autres belles choses, il s’en va 4 la Monnaie du Grand Sire

avec quelques unes de ces feuilles, et les donne en paiement de l’or ou de l’argent qu’il achéte au Maitre de la Monnaie. En somme, on

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

139

ne paie jamais en or ni en argent ; les armées et les fonctionnaires sont payés de cette monnaie de papier, dont il a autant qu’il lui plait. Or vous ai conté la maniére et la raison pour quoi le Grand Sire doit avoir et a plus de trésor que nul homme de ce monde. Mais vous dirai méme plus : tous les seigneurs de la terre ensemble n’ont point si grandes richesses que le Grand Sire tout seul.

Or vous ai conté et devisé comment le Grand Sire fait faire la monnaie de feuilles ; or vous deviserai des grandes seigneuries qui, de sa part, s’en vont de cette cité de Cambaluc. XCVIII.



Ci DEVISE DES DOUZE BARONS QUI COMMANDENT TOUTES LES AFFAIRES DU GRAND CAN.

A

Et sachez que le Grand Sire a choisi douze trés grands et sages barons, auxquels il a commis toutes les questions touchant les armées, comme

les changer de place, changer les officiers, ou les

envoyer ow ils voient que c’est nécessaire, combien d’hommes la situation exige, et plus ou moins selon l’importance de la guerre. En outre, ils ont 4 distinguer entre les preux et les virils combattants, et ceux qui sont médiocres et couards, promouvant les uns 4 un plus haut grade, et abaissant ceux qui ne valent rien. Si quel-

qu’un est capitaine de mille et s’est médiocrement comporté au

combat, les susdits barons, le considérant indigne d’un tel commandement, le rabaissent au commandement d’une centaine. S’il s’est

noblement et virilement battu, l’estimant digne d’un grade plus élevé, ils le font capitaine de dix mille, mais en toute chose avec Papprobation du Grand Sire. Car s’ils veulent en dégrader un et rabaisser, ils disent au Seigneur : « — Un tel est indigne de tant d’honneur. » Et il répond : « — Dégradez-le a un rang inférieur. » Et ainsi est fait. Mais s’ils veulent en promouvoir un, ayant distingué ses mérites, ils disent :

«— Tel capitaine de mille est capable d’étre capitaine de dix mille. » Le Seigneur le confirme et lui donne une tablette de commandement qui correspond au grade ; et il lui offre de trés grands présents, pour inciter les autres a étre aussi vaillants. Le gouvernement de ces douze barons est appelé That *, comme qui dirait la Cour Supréme, parce qu’ils n’ont aucun seigneur au-dessus d’eux, si ce n’est le Grand Can. Outre ces douze-la, sont nommés douze autres barons, qui sont toujours avec lui, et auxquels est confié tout ce qui concerne les trente-quatre provinces. Et vous dirai leur nomination et leur méthode.

Je vous dis tout premiérement que ces douze barons demeurent continuellement ensemble en un palais dans la ville de Cambaluc, qui est trés vaste, beau et riche, et il y a bien des salles,

140

MARCO POLO

des chambres et des maisons pour eux, les employés et les serviteurs ;pour chaque province, il y a un juge, et sous lui de nombreux rédacteurs ou notaires, qui tous demeurent en ce palais, chacun en sa maison. Et ce juge et ces rédacteurs font toutes les choses qui concernent la province a laquelle ils sont commis, et

ce font par la volonté et commandement des douze barons dont jje vous ai parlé. Quand on dépose une plainte, les douze barons doivent la transmettre au Seigneur, et alors il décide ce qui lui semble le meilleur a ce sujet. Et sachez bien que néanmoins, ces douze barons ont aussi grande autorité comme je vous dirai. Car ils choisissent les gouverneurs de toutes ces provinces dont je vous ai parlé plus haut ; et quand ils les ont choisis tels comme leur semble qu’ils soient bons et capables, ils le font savoir au Grand Sire, et le Grand Sire le confirme et leur fait donner une tablette d’or correspondante a leur gouvernement. Ils ont également la surintendance des tributs et des revenus et le contréle des dépenses, et toutes les autres affaires, fors celles des armées.

Ils sont appelés en tartare sczeng *, qui veut dire la Haute Cour, car il n’est nul ressort au-dessus d’eux fors le Grand Sire. Le

palais ou ils demeurent est aussi appelé scieng. Ils forment la plus haute autorité qui soit en toute la Cour du Grand Sire, car ils ont le pouvoir de faire grand bien a qui ils veulent, et d’attribuer maints bénéfices a bien des gens, pour quoi ils sont tenus en grand honneur. Sans doute, lune et l’autre de ces deux Cours, scieng et thai, n’ont point, au-dessus d’elles d’autre seigneur que le Grand Can, mais le thaz, cour préposée a la surveillance des armées, est compté pour plus important, et de plus haute dignité que toute autre seigneurie. Et ne vous nommerai pas les provinces par leur nom, parce que je vous le conterai clairement en notre livre. Et laisserons cela et vous conterons comment le Grand Sire mande ses messagers et coutriers, et comment ils ont des chevaux préparés pour aller trés vite en commission. XCIX.



COMMENT DELA CITE DE CAMBALUC PARTENT PLUSIEURS ROUTES, QUI VONT PAR MAINTES PROVINCES.

Or sachez pour vérité que maintes routes quittent cette ville

de Cambaluc, qui vont par maintes provinces séparément, c’est-adire que Pune va vers telle province, et l’autre vers telle autre. Et toutes les routes se distinguent par le nom de la province la ot elles vont, et c’est la chose trés sage. Et sachez que, quand I’on part de Cambaluc par l’une quelconque de ces routes — je vous parle des principales et essentielles —, et qu’on est allé vingt-cing milles, les

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

I4!I

messagers du Grand Sire qui sont allé ces vingt-cing milles trouvent un poste appelé zamb * en leur langage, ce qui veut dire en notre

langue un relais de chevaux. A chaque poste, les messagers trouvent

un trés grand palais, beau et riche, ou ils peuvent loger, car ces

auberges ont trés riches lits garnis de riches tissus de soie, et ont tout ce qui convient 4 des messagers supérieurs ; et si un grand roi y venait, il s’y trouverait encore trés bien logé. Et encore vous dis que a ces postes les messagers du Grand Sire changent de cheval, car ils en trouvent bien quatre cents que le Grand Sire a attribués a chaque poste pour qu’ils y demeurent toujours 4 la disposition de ses messagers et ambassadeurs quand il les envoie en toute direc-

tion pour ses affaires, afin qu’ils puissent quitter et laisser 1a Panimal fatigué et en prendre un frais ; en certains points, ils ne sont que trois cents, car il en faut plus en certains lieux qu’en d’autres. Et lorsque le Seigneur désire des chevaux, il envoie son messager a tel poste, et on lui en envoie autant qu’il en demande. Et encore sachez que ces postes sont établis tous les vingt-cing ou trente milles, comme je vous ai dit ; et ils sont sur les principales routes qui vont vers les provinces dont je vous ai parlé ci-dessus. Et quand les messagers vont en lieux éloignés des routes, étranges, sauvages et montagneux, ow |’on ne trouve ni maison ni auberge, ot point n’est de village, d’ot les villes sont trés loin, le

Grand Sire y a fait faire des postes et des palais, et toutes les choses qu’ont les autres postes, ni plus ni moins, et des chevaux et des harnois, lesquels sont entretenus aux frais du Grand Can. Mais ce scnt plus grandes journées, car elles sont de trente-cinq milles, et quelquefois plus de quarante. Il y mande gens qui vivant la, travaillent la terre et desservent le poste, et se forment de grands villages, Et en cette maniére que vous avez ouie vont les messagers du Grand Sire dans toutes les directions avec une grande facilité, et trouvent logement et chevaux tout préts 4 chaque étape, pour qu’ils aient leur confort en tout lieu. C’est vraiment le plus noble sujet de fierté et la plus noble grandeur qu’Empereur puisse jamais avoir, ni nul roi, ni nul autre homme sur la terre. Car sachez trés vérita-

blement que plus de deux cent mille chevaux se trouvent dans ces postes, réservés 4 ses messagers. Et encore vous dis que ces palais sont plus de dix mille, qui sont aussi fournisaussirichement comme je vous ai conté ; et c’est chose si merveilleuse et de tant de valeur, qu'on peut a peine le dire ou écrire en vérité.

Et si quelqu’un allait mettre en doute qu’il y ait tant de gens pour faire autant de taches, et qu’ils aient de quoi vivre, je répondrais que tous les Idolatres, et les Sarrazins tout de méme, prennent

chacun six, huit et dix épouses, pourvu qu’ils en puissent payer la dépense, et en ont une infinité de fils; il existe des masses

d@’hommes qui ont chacun plus de trente fils, qui tous suivent leur

142

MARCO POLO

pére armés; et c’est 4 cause du grand nombre d’épouses. Mais chez nous, un homme n’a qu’une femme, et si elle est stérile, il finira sa vie avec elle et n’en aura point de fils ; par conséquent, nous

n’avons pas autant de monde que 1a-bas. Quand aux victuailles, ils en ont 4 planté, parce qu’ils consomment, pour la plupart, du riz, du panic, du millet ; notamment les Catayens, les Tartares, et ceux de la province du Mangi. Ces trois grains viennent en leur pays au centuple de chaque mesure. Ces gens ne consomment point de pain, mais font seulement bouillir ces trois espéces de grain avec le lait ou la viande, et si les mangent. Chez eux, le blé ne donne pas un tel rendement ; ce qu’ils en récoltent, ils le mangent seulement sous forme de macaroni ou d’autres plats faits de pate. Chez eux aussi, aucune terre labourable ne reste en friche, et leurs ani-

maux se multiplient sans fin : quand ils vont en campagne, il n’est personne qui n’emméne avec soi six, huit chevaux ou davantage. D’ot 1’on peut facilement comprendre pourquoi ils sont si grande multitude et ont de quoi vivre sur un si grand pied. Et encore vous conterai une chose que j’avais oubliée : elle touche a ce sujet et il est bon de la dire et redire. Il est vrai qu’entre un poste et l’autre, sur quelque route que ce soit, est placé tous les

trois milles un hameau d’environ quarante maisons, oti vivent des coureurs également affectés aux messageries du Grand Sire; et vous

dirai comment. Ils portent une grande ceinture, tout autour garnie de sonnettes, pour que, quand ils vont, ils soient ouis de fort loin.

Grelots que nous nommons sonagloscula. Lorsque le roi veut envoyer une lettre par courrier, il la remet 4 un de ces coureurs, et il

s’en va, toujours au grand galop, mais pas plus loin que trois milles, o’est-a-dire d’un poste 4 un autre. Et l’autre, au bout de ces trois

milles, qui, de bien loin, l’entend venir, se prépare incontinent et se tient prét avant son arrivée, lui aussi muni de clochettes. Dés que l’autre est venu, il va 4 sa rencontre, prend ce qu’il transporte et un petit billet que le rédacteur de l’endroit, qui est toujours prét a ce faire, lui remet, et se met 4 son tour a courir ses trois milles, jusqu’a

avoir atteint un autre poste, ou a son tour il en trouve un autre tout prét, et fait tout comme le précédent, et ainsi de suite. Et vous dis que de cette maniére, on couvre une grande distance en peu de temps, et par ces coureurs, qui sont employés en grand nombre, le Grand Sire a, en un jour et une nuit, des nouvelles provenant de dix journées, car ils courent la nuit aussi bien que le jour. Car sachez que ces coureurs font dix journées en un jour et une nuit, et en deux jours et deux nuits apportent nouvelles de vingt journées ; ainsi aurait en dix jours et dix nuits nouvelles provenant de cent journées, et c’est quelque chose |... Et vous dis encore que des hommes tels que ceux-la apportent souvent au Seigneur, en un jour et une nuit, des choses telles que fruits ou autres, qui étaient a dix journées. Et a la saison des fruits,

LA DESCRIPTION DU MONDE

143

on ramasse maintes fois des fruits en la cité de Cambaluc le matin,

et le jour suivant, vers le soir, ils sont apportés au Grand Can

dans la cité de Ciandu, qui est 4 dix journées. A chacun de ces

postes est affecté un secrétaire qui note le jour et l’heure ot le coureur arrive, et de méme le jour et l’heure ow l’autre s’en va. Et certains ont la charge d’aller chaque mois examiner ces postes, de voir les coureurs qui n’ont point fait diligence, et de les punir. Et le Grand Sire n’exige point d’impéts de ces coureurs, ni de ceux qui demeurent dans les postes, mais il:leur fait donner toutes choses,

des chevaux et le reste, et de plus, ils sont fort bien payés par la

Cour pour leur travail. Et quand a ces chevaux dont je vous ai dit qu’ils sont tant dans les postes pour porter les messagers, vous dis trés vraiment

que le Grand Sire les a établis ainsi. Car il dit : « — Qui est prés de tel poste ? » «— Telle ville. » Et il fait examiner combien de chevaux elle peut donner et entretenir pour les messagers, et on lui dit : une centaine ; et il commande de mettre cent chevaux 4 tel poste. Puis il considére toutes les autres villes et villages, et combien de chevaux elles peuvent entretenir ; et ceux qu’elles peuvent entretenir, elles recoivent l’ordre de les entretenir au poste. Et en telle maniére sont tous les postes organisés, que le Grand Sire ne dépense rien pour eux, fors seulement que les postes éloignés des routes sont fournis de ses propres chevaux. Et les cités s’accordent entre elles, quand elles sont entre deux postes qu’elles se doivent partager. Elles entretiennent les chevaux sur les revenus qu’elles devraient payer au Grand Can, ordonnant que tel homme, qui devrait payer autant que pour l’entretien d’un cheval et demi, l’entretienne en fait au poste le plus voisin de chez lui. Mais devez savoir que les cités ne maintiennent pas continuellement les quatre cents chevaux au poste. Au contraire, elles n’en gardent que deux cents chaque mois pour supporter les fatigues, pendant quel temps les deux cents autres sont a l’engrais. Et a la fin du mois, les gras sont ramenés au poste et les autres,

engraissés 4 leur tour ; et ils font de méme continuellement. Mais s'il arrive qu’en un lieu soit une riviére ou un lac, qu’il soit nécessaire de traverser tant aux coureurs qu’aux cavaliers, les cités voisines entretiennent toujours trois ou quatre nefs toujours prétes a cette intention. Et s’il est nécessaire de passer quelque désert de bien des journées, ot 1|’on ne saurait faire nulle habitation, la cité qui en est voisine est tenue de fournir les chevaux aux ambassadeurs du Seigneur jusqu’a l’autre bout du désert, et les victuailles avec l’escorte. Mais alors, le Seigneur accorde une aide 4 cette cité. Et vous dis de plus que quand il est besoin que messagers 4

cheval partent expressément pour rapporter au Grand Sire des

144

MARCO POLO

nouvelles fraiches de lieux éloignés, d’une cité ou province qui peut s’étre rebellée contre lui, ou d’un baron ou des choses qui peuvent étre utiles au Seigneur, ils chevauchent en un jour bien cent et deux cents milles, voir deux cent cinquante, et vous montrerai comment. Quand le messager doit aller aussi vite et aussi loin

comme je vous ai conté, il a la tablette a gerfaut en signe de vitesse spéciale, et de la sorte, s’il arrive qu’en galopant sur la route, le cheval se créve, ou qu'il y ait un retard quelconque, s’il trouve quelqu’un, qui que ce soit, il peut le démonter et lui prendre sa béte, car nul n’oserait refuser. Ainsi, ils n’ont jamais que de bonnes bétes, et fraiches, pour leurs besoins. Ils prennent les chevaux des postes, qui y sont préparés pour eux. Et s’ils sont deux qui partent du méme point, ils prennent le départ sur deux bons chevaux forts et vifs ; ils se bandent tout le ventre et la poitrine de fines bandelettes et s’enveloppent la téte, car autrement, ils ne pourraient pas résister. Puis partent au grand galop tant comme ils peuvent le plus et galopent tant qu’ils soient venus au prochain poste, a vingt-cing milles de la ; quand ils le savent proche, sonnent d’une sorte de trompe qui s’entend de loin, pour que les autres préparent les chevaux ; ils trouvent donc deux autres bons chevaux tout préts,

frais, reposés, rapides. Ils les montent si rapidement qu’ils ne se reposent point, peu ou prou. Et dés qu’ils sont montés, ils se mettent immédiatement au grand galop, tant comme la béte peut aller, et ne cessent de galoper tant qu’ils soient venus au poste suivant. Ils vont ainsi, toujours galopant, d’un poste a l’autre, changeant les chevaux et les hommes, tout le jour jusqu’au soir, et couvrent ainsi une distance merveilleuse. C’est ainsi que ces messagers font bien deux cent cinquante milles par jour pour porter les nouvelles au Grand Sire, et quand il faut, ils en font bien trois cents. Dans les cas

trés graves, ils chevauchent méme la nuit; si la lune ne brille point, les hommes du poste vont courant devant eux avec des torches jusqu’au poste suivant. Néanmoins, ces messagers ne vont point aussi vite la nuit que le jour, sans parler de ceux qui courent a pied avec les torches, et qui ne peuvent étre aussi rapides. De tels messagers, qui peuvent endurer une telle fatigue de course, sont trés estimés, et touchent une bonne paye de la Cour. Or, laissons ces messagers, que bien 14 vous avons montrés clairement. Maintenant vous conterai de la bonté que le Grand Sire témoigne a son peuple deux fois I’an.

LA DESCRIPTION

C. —

DU

MONDE

COMMENT LE GRAND CAN FAIT AIDER SES GENS QUAND ONT SOUFFERT DANS LEURS GRAINS ET LEURS BETES.

145

ILS

Or sachez que chaque année, le Grand Sire, a une certaine date, envoie ses fidéles messagers et inspecteurs par toutes ses terres, et royaumes et provinces, pour savoir si ses hommes ont subi dommage dans leurs grains, soit par mauvais temps, soit par sauterelles, chenilles ou autre plaie. Et s’il trouve que des gens ont eu dommages et n’ont point de grain, il leur fait remettre ’impét qu’ils devaient donner cette année, et souvent leur fait donner du grain de ses propres greniers autant qu’il leur en faut, pour qu’ils aient a semer et 4 manger cette année. Et c’est bien grande bonté, de la part du Seigneur ! Ainsi fait faire l’été, et Vhiver, fait faire tout autrement pour

ceux qui ont subi dommages dans leurs troupeaux. I] fait faire enquéte, et s'il trouve en quelque province un homme dont les bétes soient mortes d’épidémie ou pestilence, ou encore du froid,

il lui fait donner de ses propres bétes, qu’il recoit des autres provinces au titre de la dime, et le fait aider plus ou moins selon !’étendue de la perte, et ne lui réclame point d’impé6t pour cette année. Toute sa pensée, son plus grand souci est d’assister ceux qu’il commande, pour qu’ils soient en mesure de vivre, de travailler et

d’accroitre leurs biens. Mais voulons dire un autre trait du Grand Can : si d’aventure la foudre frappe quelque troupeau de brebis ou moutons, ou d’autres bétes de quelque sorte, qui appartient a une ou 4a plusieurs personnes, et qui peut étre aussi grand que vous voudrez, le Grand Can leur remet la dime pour trois ans. Et pareillement, s’il advient que la foudre frappe une nef pleine de marchandises, il n’en demande ni taxe ni part, parce qu’il pense que c’est mauvais présage quand la foudre frappe les biens de

quelqu’un. Et dit le Grand Can : « Dieu l’avait en haine, et c’est pourquoi il l’a frappé de la foudre. » I] ne veut donc point que ces objets frappés par la colére divine entrent jamais dans son trésor. En telle maniére, comme vous avez oui, le Grand Sire aide et assiste ses hommes. Or vous ai devisé de ce sujet, et donc vous deviserai d’autre chose.

146

MARCO

CI. —

COMMENT

POLO

LE GRAND CAN FAIT PLANTER ARBRES LE LONG DES ROUTES.

Or sachez trés véritablement que le Grand Sire a fait une autre chose utile et belle ; par toutes les principales routes qui traversent la province du Catai et les voisines, et par lesquelles passent les messagers, marchands et autres gens, il a fait planter des arbres des deux cétés, 4 deux ou trois pas l’un de l’autre, et qui sont d’une espéce qui devient grande et forte. Et vous dis qu’ils sont si grands que bien se peuvent voir de fort loin. Ce qu’il a fait faire pour que chacun puisse voir les routes, que les marchands se puissent reposer 4 l’ombre, et qu’ils ne perdent pas la route, ni de jour, ni de nuit. Et vous trouverez ces trés grands arbres le long des chemins solitaires, qui sont grande aide et réconfort aux marchands et aux voyageurs. C’est ainsi par toutes les provinces et par tous les royaumes qui lui sont soumis, pourvu que le terrain permette qu’on en plante. Mais dans les lieux déserts et sableux, et dans les montagnes pierreuses o¥ point ne saurait-on planter, il a fait mettre d’autres signaux, pierres et colonnes qui montrent la route. Et ila méme certains barons qui ont charge de veiller 4 ce qu’ils soient toujours en bon état. Et outre ce qu’on a deja dit de ces arbres, le Grand Can les a fait planter avec le plus grand plaisir, car ses devins et astrologues disent que, qui fait planter des arbres, il aura longue vie. Or vous ai conté des arbres des routes ; donc vous dirai encore

autre chose. CII. —

CI

DEVISE

DU

VIN

QUE

BOIVENT

LES

GENS DE CATAI.

Et encore sachez que la plupart des gens de la province du Catai boivent un tel vin comme je vous décrirai. Ils font boisson de riz au lieu de vin, et avec maintes autres bonnes épices, et ils la font en telle maniére, et si bien, qu’il est meilleur 4 boire que nul autre vin de raisin, et nul homme ne peut souhaiter mieux. I] est trés clair et pétillant, parfumé, de belle apparence. I] rend un homme ivre plus t6t qu’un autre vin parce qu’il est trés chaud, et sucré. Or laissons cela, et vous conterons comment les pierres brilent comme biches.

LA

CIII, —

DESCRIPTION

DU

MONDE

Cr DEVISE D’UNE MANIERE DE PIERRES COMME BUCHES.

147

QUI SE BRULENT

Il est vrai que par toute la province du Catai, il y a une maniére de pierres noires qui s’extraient des montagnes, et qui brilent en faisant des flammes comme biiches : elles se consument tout entiéres comme produisent la cuisson que si vous en mettez tiennent si bien le feu pierres, toutefois, ne

le charbon de bois. Elles tiennent le feu et mieux que ne fait le bois. Et vous dis méme au feu le soir et les faites bien prendre, elles toute la nuit qu’on en retrouve le matin. Ces font pas grandes flammes, sauf un peu au

début, lorsqu’on les allume, et tout ainsi que le charbon de bois,

puis demeurent au rouge et donnant grande chaleur. Et sachez qu’on brile ces pierres par toute la province du Catai, bien qu’a la vérité, ils aient du bois en abondance pour faire des biches ; mais telle est la multitude des gens, des étuves et des bains publics qui sont continuement chauffés, que le bois n’y suffirait point, car iln’est personne qui n’aille 4 1’étuve et nese baigne au moins trois fois la semaine, et, en hiver, tous les jours s’il se

peut. Et tout noble ou riche homme a sa propre étuve a la maison, ov il se lave, si bien qu’il n’y aurait jamais assez de bois pour tant de feux, mais ces pierres se trouvent en trés grande quantité ; ils en brilent donc en masse parce qu’elles valent mieux et cotitent moins que le bois, dont ils font ainsi grande économie. On ne s’en sert point pour batir des maisons, et méme elles n’ont aucun autre usage que le feu. Or vous ai conté ce chapitre, et vous conterai une autre affaire, comment le Grand Sire empéche que le grain ne soit trop cher. CIV.

— ComMMENT LE GRANDE QUANTITE

GRAND CAN FAIT AMASSER ET DISTRIBUER DE GRAIN POUR SECOURIR SES GENS.

Or sachez tout vraiment que le Grand Sire, quand il voit que les grains sont en grande abondance et qu’on en fait grand vente, en fait acheter et amasser de trés grandes quantités par toutes ses provinces, et les fait mettre en grandes maisons destinées a cet usage en chaque province ; et il les fait si bien surveiller qu’ils ne se gdtent point pendant trois ans ou quatre ; et tous les trois ans, on les change. Avec tel soin fait-on provision de ces grains que les greniers du roi sont toujours pleins, afin qu’il puisse pourvoir aux

148

MARCO

POLO

besoins aux époques de disette. Et entendez donc bien qu’il fait réserves publiques de tous grains, froment, orge, millet, panic et riz, et autres grains, et qu’il les amasse en grandissime abondance. Et quand il advient que tel grain fait défaut et que la disette est grande, alors le Grand Sire fait prendre de ce grain dont il a tant comme vous ai conté, et le fait vendre pour argent. Et la mesure qui se vendrait un besant, — et vous dis du froment —, il en fait donner pour ce prix trois ou quatre, et en fait distribuer assez que tous en puissent avoir : si bien que chacun a planté et abondance de grain. Et en cette maniére s’arrange le Grand Sire pour que ses hommes ne puissent souffrir grosse famine, et ainsi fait faire en tous les pays ou il a seigneurie. Or vous ai conté cela, et vous conterons un autre chapitre, comment le Grand Sire fait charité. CV.



COMMENT

LE

GRAND CAN FAIT PAUVRES GENS.

GRANDE

CHARITE

A SES

Puisque je vous ai dit comment le Grand Sire fait faire pour son peuple de grandes provisions en vue de la disette, or vous conterai comment i! fait grande charité aux pauvres gens qui sont en la ville de Cambaluc, autre ceuvre qui n’est point de peu de prix. Il est vrai qu’il fait choisir maintes familles de cette ville, ses faubourgs et son voisinage, qui sont pauvres et n’ont rien 4 manger ; telle famille est de six personnes, telle de huit, telle de dix, et telle de plus, et telle de moins, et cela fait ensemble un grand nombre de gens. Le Grand Sire leur fait donner de ses greniers du froment et d’autres grains pour que chaque famille ait de quoi manger toute l’année. Et presque tous les ans, il le fait faire 4 un trés grand nombre. Quand il apprend qu’une famille de gens honorables et dignes est devenue pauvre par quelque infortune, ou ne peut travailler pour quelque maladie, et n’a aucun moyen de récolter du grain, il lui fait donner assez pour qu’elle puisse payer ses dépenses pendant toute l’année. A lépoque ordinaire, ladite famille va voir les

fonctionnaires qui sont commis 4 toutes les dépenses du Grand Can et qui restent en un palais placé a part pour cet office ; et elle présente un écrit qui teémoigne combien elle a regu l’année passée pour vivre, et d’aprés cela ils la fournissent pour l’année en cours. Ils lui donnent aussi la véture, car le Grand Can a la dime de toute

la laine, et de la soie, et du chanvre, dont on fait les habits : et il

fait tisser ces choses dans une maison batie a part de celle-la, ot on les entrepose. Comme tous les métiers sont tenus par la loi de travailler pour lui un jour par semaine, le Grand Can fait faire des habits de ces matiéres, qu’il fait donner aux susdites familles de

e ————-

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

149

pauvres gens, selon ce qu’il leur faut et Vhiver et l’été. Il assure également la véture de ses armées, et en toute cité, il fait tisser des vétements de laine, qui sont payés sur leur dime. Et il est 4 savoir que les Tartares, d’aprés leur premiere coutume, avant qu’ils ne connussent la loi des idoles, ne faisaient point l’auméne. Car si quelque pauvre homme venait a eux, ils le chassaient avec insulte en lui disant : « — Va-t-en avec le mauvais sort que Dieu t’a donné ! Car sil t’avait aimé comme il m’aime, il t’aurait fait du bien !» Mais comme les sages des Idolatres, et notamment les sus-

nommeés bacsi, ont suggéré au Grand Can que prévoir pour les pauvres était une bonne ceuvre pour lui, et que leurs idoles s’en réjouiraient grandement, lui, la-dessus, a pourvu pour les pauvres comme il est dit plus haut. Et encore vous dis que tous ceux qui désirent aller 4 la Cour pour toucher le pain du seigneur, ils peuvent chaque jour avoir une miche chaude. Loin de refuser 2a personne,

on donne a tous ceux

qui viennent,

et nul n’a rien a

payer. Et sachez que je ne crois pas mentir en disant que de pauvres, hommes et femmes, il vient bien chaque jour plus de trente mille, et qu’il n’est point de jour qu’on ne distribue vingt mille bols de riz, de panic et de millet. C’est ainsi tous les jours de Pannée, et c’est grande bonté au seigneur qui a pitié de ses pauvres peuples. Et comme a nul pauvre on ne refuse de pain, en raison de cette merveilleuse et stupéfiante générosité, les peuples l’ont en si grand bien qu’ils l’adorent comme un dieu. Or vous ai dit de cette organisation, je vous parlerai d’autre chose.

Dans la ville de Cambaluc sont environ cing mille devins et astrologues, Chrétiens, Sarrazins, Catayens, auxquels, tout comme

aux pauvres, le Grand Can fournit chaque année le vivre et le vétement. Ils exercent sans cesse leur art dans la cité. Ils ont en effet leur astrologie, ot sont écrits les signes des planétes, les heures et les minutes

de toute l’année. Ainsi toute l’année, les susdits

astrologues Sarrazins, Catayens et Chrétiens étudient l’écoulement et la disposition de toute l’année dans cette astrologie d’aprés le cours de la Lune. Car ils voient et découvrent quelle sorte de teinps chaque lune produira d’aprés la marche naturelle et la situation des planetes et des signes, et d’aprés leurs propriétés. Assavoir, en telle lune, il y aura des tonnerres et tempétes ; en telle autre, tremblement de terre ; en telle autre, orages, éclairs et maintes pluies ; en

telle autre, maladies, pestes, guerres et discorde infinie ; et ainsi de suite pour chaque lune, selon ce qu’ils peuvent trouver. Et vous diront que c’est ainsi que les choses sont tenues d’aller d’aprés leur cours et leur nature, ajoutant toutefois :

« — Mais Dieu est bien capable de faire plus ou moins selon sa volonté. »

150

MARCO POLO

Alors, vous feront bien des petites feuilles ot ils vous écriront tout ce qui doit advenir chaque mois de I’année, feuilles qu’on nomme tacuint *. Ils les vendent un gros l’une, a qui les veut acheter pour savoir ce qui va arriver cette année. Ceux qui ont discouru plus véridiquement que les autres sont tenus pour maitres plus parfaits en leur art et obtiennent de plus hauts honneurs. De méme, si quelqu’un se propose d’entreprendre quelque grande ceuvre ou de partir pour quelque lieu lointain pour son commerce ou autre chose, ou envisage de faire chose quelconque et désire connaitre Pissue de son affaire, s’en ira trouver un de ces astrologues et lui dira : « — Regardez en vos livres comment le ciel se trouve tout juste en ce moment, parce que je veux aller faire telle affaire ou commerce. » Et lui dit année, le mois, le jour, ’heure et la minute

de sa naissance, parce que chacun, dés qu'il est né, la premiére chose qu’on lui enseigne, c’est sa nativité. Et voici comment on s’y prend parmi eux. Les Tartares comptent le nombre de leurs années de douze en douze, et ils marquent douze ans avec douze signes ; la premiére année est marquée d’un lion, la seconde d’un beeuf, la

troisiéme d’un dragon, la quatriéme d’un chien, etc., poursuivant ainsi jusqu’a la douziéme ; de sorte que si l’on demandea quelqu’un quand il est né, il répond-: « — Au cours de lannée du lion, tel jour ou telle nuit, heure et minute de telle lune. » Ou de quelque autre maniére, sous quelque autre signe d’année ; et les péres s’astreignent 4 le noter soigneusement sur un livre. Et lorsque les années ont rempli leur série jusqu’au douziéme signe, alors ils reeommencent depuis le premier nombre, en suivant toujours le méme ordre. Aussi, lorsqu’un homme doit demander a l’astrologue ou au devin 4 quelle issue son entreprise aboutira, et lui a dit d’abord le jour, ’heure et la minute de la lune de sa naissance, et dans le cours de quelle année, le devin, ayant

examiné la constellation, et trouvé la planéte sous laquelle ’homme est né, lui annonce en bon ordre tout ce qui lui arrivera en ce voyage, et comment son entreprise aboutira a tout égard, soit bien, soit mal. Notamment, si c’est un marchand, la planéte qui sera alors en son ascendant sera opposée a son commerce, de sorte qu'il doit attendre un autre régne, qui lui sera propice ; ou bien, le signe qui brille directement en face de la porte par laquelle il doit sortir de la ville se trouvera en opposition avec le sien propre, de sorte qu’il sera obligé de sortir par une autre porte ou d’attendre que le signe ait changé ; ou encore qu’en tel lieu, ou tel jour, il rencontrera des voleurs ; pour un autre, la pluie et la tempéte lui tomberont dessus ; pour tel autre, le cheval se cassera la jambe ; pour tel

autre, il perdra sur ses denrées, ou gagnera ; ainsi,il lui prédit chaque événement contraire ou favorable d’aprés les signes qui lui

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

15

sont opposés ou propices, et jusqu’a son retour, selon Ja disposition

ot l’on trouve le ciel. Les hommes de la province du Catai sont, plus que tous les autres, ornés de belles et bonnes maniéres, car ils sont toujours appliqués a l'étude et aux exercices savants. Ils parlent gracieusement et en bel ordre, saluent aimablement avec un visage avenant et souriant, se conduisent a table avec dignité et propreté ; et de méme en toute autre chose. Ils ont fort grand respect pour leur pére et leur mére. Et si l’on trouve qu’un fils fasse quelque chose qui leur déplaise, ou ne les assiste point en leurs besoins, il est un tribunal public quin’a pas d’autre tache que de punir sévérement les fils ingrats qui ont commis quelque action d’ingratitude a leur égard. Les malfaiteurs coupables de divers crimes qui ont été attrapés et mis en prison, s’ils n’ont point encore été exécutés lorsque vient le temps fixé par le Grand Can pour la libération des prisonniers, qui est tous les trois ans, alors ils sortent, mais on leur fait une marque sur une machoire afin qu’on puisse les reconnaitre. Le présent Grand Can a interdit tous les jeux et tricheries qui chez eux étaient plus répandus qu’en aucun autre lieu du monde ; et pour les en détourner, il a dit : « Je.vous ai conquis les armes a la main, et tout ce que vous possédez est mien ; et si vous jouez, vous jouez ce qui est 4 moi.» Pour autant, toutes fois, il ne leur a rien pris. Et ne veux manquer de vous parler de l’ordre et des maniéres que le peuple et les barons du Grand Can observent quand ils se présentent devant lui. D’abord, les gens se tiennent humblement, tranquilles et cois 4 un demi-mille du lieu ot le Grand Can peut étre, par respect de son excellence, pour qu’on n’ouisse ni bruit, ni noise, ni voix de personne parlant bruyamment ou criant. ‘Tout baron ou noble porte toujours un beau petit vase ow il crache s’il est dans la salle, car nul n’aurait le front de cracher dans la salle;

et quand il a craché, il le couvre et le serre. Ils ont de méme certaines jolies pantoufles de cuir blane qu’ils emportent avec eux, et quand ils sontarrivés Ala Cour, s’ils désirent entrer dans la salle, —

a supposer que le Seigneur les demande, — ils mettent ces pantoufles blanches et donnent aux serviteurs celles qu’ils avaient ; et cela, c’est pour ne point souiller les beaux et merveilleux tapis de soie, d’or, et d’autres couleurs.

Comme vous l’avons dit plus haut, ces gens sont tous idolatres. En rendant le culte 4 leurs dieux, ils s’y prennent en cette maniére. En sa maison, chacun a une statue pendue au mur d’une chambre, qui représente le grand et sublime dieu du ciel, ou seulement une tablette haut placée au mur de sa chambre, avec le nom du dieu écrit dessus. C’est li que, chaque jour, avec un encensoir ils l’adorent en élevant les mains en I’air, et, en méme temps,

152

MARCO POLO

grincant trois fois les dents, lui demandent de leur donner longue vie, heureuse et joyeuse, bon entendement et santé, etne demandent

rien de plus. Alors, gisant a terre, ils ont une autre statue, qu’ils appellent Natigai, dieu des affaires terrestres, qui ne s’occupe de rien d’autre que des affaires terrestres et des choses qui poussent de la terre. Avec ce dieu, sont sa femme et ses enfants; ils les adorent de la méme maniére, avec l’encensoir, en gringant des dents et en élevant les mains, et lui demandent un climat tempéré et les fruits de la terre, des enfants et les choses semblables. Certes, de

leur ame, ils n’ont ni conscience ni souci, mais songent uniquement a nourrir leur corps et 4 se procurer des plaisirs. Quant 4 l’4me, ils tiennent qu’elle est immortelle, mais comme vous allez voir. Ils pensent que, quand un homme trépasse, elle entre incontinent en un autre corps, et selon qu’en sa vie il s’est bien ou mal conduit,

en passant du bien au meilleur ou en passant du mal au pire; c’est-a-dire que s’il a été un pauvre homme, et qu’il se soit bien conduit, et modestement

en sa vie, aprés sa mort, il renaitra du

sein de quelque gente dame, et il sera gentilhomme; puis du sein, d’une princesse, et il sera seigneur. S’il est le fils d’un chevalier et s’est bien conduit dans sa vie, 4 sa mort il renait du sein d’une

comtesse ; et aprés étre encore mort, du sein d’une princesse, ainsi toujours montant jusqu’a ce qu’il soit regu en Dieu. Et au contraire, s’il s’est mal comporté, étant le fils d’un gentilhomme, il renaitra fils de manant, et de manant deviendra chien, sans cesse descendant vers une vie inférieure. Et comme nous avons fini de parler du gouvernement et de administration de la province du Catai et de la cité de Cambaluc, et de la magnificence du Grand Can, nous quitterons cette ville de Cambaluc pour parler des autres régions ot est allé Messire Marco pour les affaires du gouvernement du Grand Can, et traverserons le Catai pour parler des grandes et riches choses qui y sont. CVI.

— CI COMMENCE LE PROPOS DE LA GRANDE PROVINCE CATAI, ET CONTERONS DU FLEUVE DE PULISANGHIN.

DU

Or sachez que Messire Marco en personne, le Grand Sire lenvoya en mission vers le Ponant. Il partit donc de Cambaluc et fit quatre bons mois de route vers le Ponant ; et pour cela, vous conterons tout ce qu’il vit en ce voyage, en allant et en revenant. Quand il fut parti de la ville de Cambaluc et fut allé dix milles, trouva un grand fleuve qui est appelé Pulisanghin *, lequel fleuve va jusques a la mer Océane. Par la, maints marchands, sur bien des nefs, s’en vont a la mer Océane avec maintes marchandises. Et sur ce fleuve il y a un trés beau pont de pierre digne de mention, car ‘sachez qu’en le monde entier de si beau n’a son pareil.

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

153

Et vous dis qu’il a bien trois cents pas de long et huit de large, car bien dix hommes a cheval y peuvent aller de front. Il a vingtquatre arches et vingt-quatre piliers dans l’eau pour le porter ; et est tout de marbre gris trés bien ouvragé et fondé. A chaque bout se dresse une belle courtine ou mur de marbre et des colonnes, faits comme je vous dirai. A la téte du pont est une colonne de marbre, et dessous il y a un lion de marbre qui la soutient, et dessus il y a un autre lion tout semblable, trés gros, trés beau et trés bien fait. A un pas et demi de cette colonne, en tirant vers le haut de ce pont en est une autre toute ainsi faite, avec deux lions ; d’une colonne a l’autre, ce pont est clos par une bande de marbre gris toute ouvragée de diverses sculptures et mortaisée aux deux colonnes, de sorte que les gens ne peuvent choir dans l'eau. Et ainsi de suite, toutes les colonnes éloignées l’une de l’autre d’un pas et demi, ce pourquoi est belle chose a voir. Or vous avons parlé de ce beau pont, nous conterons des

choses nouvelles. CVII.



CI DEVISE

DE LA GRANDE

VILLE DE GIOGIU.

Quand on part de ce pont et qu’on est allé trente milles vers le Ponant, toujours trouvant de beaux arbres, des villages et des auberges, de belles vignes et de beaux jardins, et des champs cultivés trés prospéres, on trouve une grande et belle cité appelée Giogiu *. Il y a maintes abbayes d’Idolatres, et des prétres et des religieux. Les gens vivent de commerces et de métiers, comme font d’ailleurs la plupart des gens, et fabriquent beaucoup de draps de soie et d’or et de trés beaux cendaux. Et il y a maintes auberges qui hébergent les voyageurs, 4 cause de la multitude de marchands et d’étrangers qui viennent. Et quand on est sorti de cette ville et qu’on est allé un mille, alors on trouve deux routes, l’une qui va vers le Ponant, l’autre vers le Sirocco. Celle du Ponant traverse la province du Catai, celle du Sirocco va vers la province du Mangi. Et sachez que l’on chevauche vers le Ponant bien dix journées par la province du Catai depuis la ville de Giogiu jusqu’au royaume de Taianfu *, toujours trouvant maintes belles cités et beaux villages, grand commerce et activité, beaux champs bien cultivés ot vient beaucoup

de soie,

belles vignes et nombreux arbres ; les gens sont sédentaires et a leur aise, trés affables en raison du grand nombre de bourgs proches les uns des autres ; les chemins sont si fréquentés qu’on rencontre toujours des passants, 4 cause de toutes les marchandises qu’on porte sans cesse de l’une 4 l’autre cité ; en chacune desquelles se tient une foire. Au bout de cing journées de marche, on trouve

d’abord une cité plus belle et plus grande que les autres, nommée 11

154

MARCO POLO

Achbaluch *, non loin de la limite des chasses du Seigneur, audedans de laquelle nul n’oserait chasser, fors le Seigneur et sa compagnie, et un chacun est enrélé sous le capitaine des fauconniers. Mais en dehors de cette limite, on peut aller chassant, pourvu

qu’on soit noble homme. Pourtant, le Grand Can ne venait point chasser de ce cété ; ce pour quoi les animaux sauvages, et notamment les liévres, 4 tel point se multipliaient qu’ils détruisaient toutes les récoltes de la province. Mais quand ce fait parvint aux oreilles du Grand Can, il arriva avec toute sa Cour, et prit des bétes innombrables. Rien d’autre ne méritant mention, nous ne vous en

dirons pas davantage. Et donc laisserons ce sujet, et vous conterons d’un royaume appelé Taianfu. CVIII.



Ci DEVISE

DU

ROYAUME

DE

TAIANFU.

Quand on a chevauché dix journées aprés étre parti de Giogiu, alors trouve un royaume appelé Taianfu ; et est capitale de la province cette cité ol nous sommes venus, laquelle aussi est appelée Taianfu, et est tres grande et belle ; il s’y fait grand commerce et grand travail, car en cette cité se fait grandissime quantité d’équipements pour les troupes du Grand Sire. Y a maintes belles vignes dont ils ont du vin en grande abondance. En toute la province du Catai, c’est ici seulement qu’on produit du vin: aussi, de cette ville, il en part pour toute la province. Il y a également trés grande quantité de soie, car ils ont des miiriers et des vers a soie en grande abondance. Et quand on part de Taianfu vers le Ponant, on chevauche bien sept journées par une trés belle contrée, ot l’on trouve assez de villes et villages ot' se font assez de commerces et métiers. Et il y a maints marchands qui en maintes directions vont faisant leurs gains et profits. Et quand on est allé ces sept journées, on trouve alors une ville appelée Pianfu *, qui est extr€mement vaste et de gros rapport, car il s’y rencontre assez de marchands. Les gens y vivent de commerce et de métiers. II s’y fait de la soie en grande quantité. Or nous laisserons cela et vous conterons d’une trés grande cité nommée Cacionfu *. Mais tout d’abord, nous vous parlerons d’un noble chateau appelé Caiciu *.

LA DESCRIPTION DU MONDE

CIX.



CI DEVISE D’UN CERTAIN

CHATEAU

155

DE CAICIU.

Et quand on part de Pianfu et qu’on est allé deux journées vers le Ponant, on trouve un beau chateau appelé Caiciu, lequel fit faire jadis un roi du pays, qui fut appelé le Roi d’Or *. Et en ce chateau il y a un trés beau palais avec une trés vaste salle, ot tous les anciens rois de la province sont portraiturés en fort belles peintures ; et c’est une bien belle chose a voir. Et de ce Roi d’Or, je vais vous conter une belle histoire qui, selon ce que disent les gens de cette contrée, se produisit entre lui et le Prétre Jean. C’était un grand et puissant seigneur, et lorsqu’il s’en allait aux champs, il ne gardait personne a son service, que certaines filles vigoureuses, dont il entretenait multitude 4 la Cour. Quand il allait par le chateau, pour son amusement, en une petite charrette, ces filles la tiraient, et sans peine, car était toute petite ; et toute

chose faisaient pour l’agrément et plaisir du dit roi. En son gouvernement, il montrait sa puissance et se comportait avec grande noblesse et équité. Ce Roi d’Or était le féal d’Uncan dont avons dit plus haut qu’on le nommait Prétre Jean, mais dans son arrogance et fierté, il se rebella contre lui ; et il était en si forte place que le Prétre Jean ne le pouvait assaillir ni réduire, et en éprouvait une grande colére. A quelques temps de la, sept valets du Prétre Jean vinrent le trouver et lui dirent qu’ils auraient le courage d’aller habiter chez ce Roi d’Or, et trouveraient un plan pour le lui amener tout vif s'il le voulait. Le Prétre Jean leur dit qu’il y consentait volontiers et qu'il leur en saurait bon gré s’ils le faisaient, leur promettant maintes richesses. Et quand les sept valets eurent le congé du Prétre Jean, ils se mirent en route tous ensemble a belle compagnie

d’écuyers, allérent trouver le Roi d’Or et se présentérent a lui ; et leur demandant qui ils étaient, ils lui dirent étre des rebelles a leur seigneur, et venir 4 sa Cour pour le servir s’il le voulait. Le roi leur répondit qu’ils étaient les trés bienvenus, que leur offre lui plaisait fort et qu’il les recevait avec plaisir pour pages ; tout comme un qul ne songe pas a mal. En telle maniére, comme vous avez oui, se mirent les sept valets du Prétre Jean 4 servir le Roi d’Or. Et quand ils furent demeurés environ deux années sans pouvoir mener 4 effet les méchantes pensées de leur cceur et ne pensant 4 autre chose, ils

étaient fort aimés du roi, lequel voulait toujours qu’en allant a la

chasse, ils demeurassent auprés de lui. Et que vous en dirai-je ? Le

156

MARCO POLO

roise fiait 4 eux, et les traitait, tout comme si tous les sept eussent été ses fils. Or, vous allez ouir ce que firent ces mauvais valets ; et cela

advint parce que nul ne se peut garder de l’hypocrite et du félon. Un jour donc, ce Roi d’Or chevauchait joyeusement a la chasse avec peu de gens parmi lesquels étaient ces sept mauvais valets. Quand ils eurent passé une riviére qui coule a un mille du palais, et laissant de autre cété le reste de la compagnie, les sept valets, voyant que le roi n’avait compagnie qui contre eux le put défendre, se dirent qu’enfin était venu le temps de faire ce pour quoi ils étaient venus. S’étant fait entre eux quelque signe, ils entourérent le Roi d’Or, mirent l’épée a la main, et lui dirent ou qu’il viendrait

sur-le-champ avec eux, ou qu’ils le mettraient 4 mort. Le roi, tout étonné quand il vit cela, leur dit : « —

Et comment, beaux fils, et

que me dites-vous la ? Pourquoi me traitez-vous ainsi, et ou voulez-vous que j’aille ? —

Vous

viendrez

avec

nous,

bon gré mal gré, dirent-ils,

jusque chez notre seigneur le Prétre Jean. » Et ils lui dirent aussi de ne pas étre assez fou pour appeler a l’aide, parce qu’ils le tueraient et qu'il causerait aussi le trépas de ses gens. Mais que, s’il venait avec eux, il ne subirait point de mal et ne perdrait point son royaume. CX. — Quand

COMMENT LE PRETRE JEAN FIT PRENDRE LE ROI D’OR. le roi entendit ce nom

de Prétre Jean, il en eut si

grand’ire que peu s’en faut qu’il n’en mourut, et il leur dit: « — Ha ! Beaux fils ! Merci, pour l’amour de Dieu ! Ne vous ai-je point honorés assez en mon hétel ? Et aimés, vous le savez bien, comme mes propres fils ? Et vous me voulez jeter aux mains de mes ennemis ? Si vous le faites, certes, vous ferez vilenie

et grande déloyaute. » Mais ils dirent qu’il convenait qu’il en soit ainsi, et comme ni priere, ni remembrance de ses bontés ne lui servaient de rien, il fut bien forcé d’aller avec eux. Et se trouvant prés des limites de son pays, il fut bientdt dans celui du Prétre Jean. Lorsque le Prétre Jean le vit, il en eut grande joie, l’accueillit avec des parolesterribles et menacantes, en lui rappelant ses bienfaits, et comme il avait pu

Vaimer et honorer plus que les autres. Le Roi d’Or ne répond rien, ne sachant ce qu’il doit dire, mais seulement demande merci en confessant sa faute. Mais comme il attendait sentence de mort, le

Prétre Jean commande que ce Roi d’Or soit saisi tout aussitét et mené dehors, et qu’on lui fasse garder ses moutons, mais cependant sous bonne garde. Adonc le Roi d’Or, vétu d’habits vulgaires, fut mis 4 garder les moutons. Et le Prétre Jean le lui fit faire par rancune et moquerie, et pour lui montrer qu’il n’était rien. A cet état le Roi d’Or resta deux ans en grande misére. Et

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

B57,

quand, pendant deux ans, le Prétre Jean le fit venir crainte et tout tremblant, Mais Uncan lui dit avec

il eut gardé les troupeaux avec les bergers, en sa présence, ainsi vétu, tout plein de pensant que c’était pour le faire mourir. un sourire : « — Bienvenue, mon berger ! Comment va le troupeau ? » A quoi le Roi d’Or répondit fort courtoisement : « —

Messire, puisse votre trés humble serviteur étre en vos

bonnes graces. » Sur quoi dit le Prétre Jean : « — Vois donc avec quelle légéreté tu t’étais laissé aller 4 Vorgueil, et cela contre ton seigneur, auquel tu étais redevable de grands bienfaits... Tu étais plein de la plus noire ingratitude. Et tu as présumé de te rebeller contre moi, oubliant ma puissance et ne pensant plus qu’a la tienne, que tu avais bien mal jugée... Vois comment, te croyant si accrété seigneur, tu as été fait prisonnier par sept de mes valets seulement. Juge toi-méme quelle punition mérite ta faute. » A quoi le Roi d’Or, tout tremblant, répondit :

« — Messire, bien que je voie que ma faute, pleine d’ingratitude, mérite tous les chatiments, me rappelant votre clémence, je vous prie de me renvoyer a vos troupeaux, non pas comme un chef, mais comme le plus humble serviteur du troupeau. » Sur quoi dit le Prétre Jean : « — Roi d’Or, ne me souvenant d’aucune faute par ingratitude, mais seulement de l’amour que je te porte et de la générosité de gouvernement, j’ordonne que l’habit de berger te soit été et que tu sois revétu de tes anciennes robes royales. » Le Roi d’Or, tout effaré, et incapable de discerner si c’était

pour son salut ou pour le faire périr en habits royaux, se tenait tout tremblant en attendant la fin. Le Prétre Jean lui fit donner de riches vétements et lui fit grand honneur, puis lui dit : « —

Sire roi, tu peux bien voir, maintenant,

que tu n’étais

point homme a pouvoir guerroyer avec moi, car ton pouvoir n’est rien. Non vraiment, il n’y a point d’égalité entre nous, puisque jai pu te faire saisir en ton royaume et te mettre a garder mes troupeaux deux années, pouvant te tuer si je voulais ; et nul homme ne pouvait t’arracher de mes mains. Je suppose, roi, que si j’étais que de toi, je te ferais payer le prix de ta rebellion pleine d’ingratitude, et du plus amer chatiment : le trépas. Et méme, non comme

roi, mais comme juge intégre, je devrais rendre cette sentence. Mais ne voulant plus rappeler rien de ta malheureuse conduite, mais seulement l’amitié dont je t’ai honoré plus que tous les autres, je décide de te renvoyer 4 ton royaume, avec le conseil d’étre doré-

navant reconnaissant de tous ces bienfaits que tu regois de moi, S’il en est ainsi, je te souhaite bon voyage, et de vivre honorablement en

ton royaume, comme il le mérite, et de le transmettre a tes fils.

158

MARCO

POLO

Mais si tu dois étre assez fou pour ne pas reconnaitre la différence entre ton pouvoir et le mien, souviens-toi que j’ai bien des milliers de valets non moins courageux que les sept qui t’ont mené devant moi. Et si, 4 l’avenir, tu commets une faute, tu n’obtiendras de moi aucune rémission, mais justice, et n’espére pas t’échapper de mes mains. Je te souhaite donc bon voyage, comme notre amitié m’y pousse, vis heureux dans ton royaume, obéissant a ton seigneur, dont tu as recu, a cette heure, et la vie, et la royauté. — Certes, beau sire, répondit le Roi en se prosternant. Je

reconnais pleinement, et ai toujours connu, qu’il n’est point sur la terre un homme comparable 4 vous. Je me repens fort et promets sur ma foi que je serai votre ami toujours. —

Puisque tu as ainsi parlé, dit le Prétre Jean, je ne te de-

mande plus rien d’autre ; désormais je te ferai service et honneur. » Et le Prétre Jean fit donner chevaux et équipement au Roi d’Or ainsi qu’une belle compagnie, et le laissa aller. Et celui-ci se mit donc en route, il retourna en son royaume et de ce jour fut bon ami et bon vassal. Voila ce qui me fut conté sur le Roi d’Or. Or, laissons cette affaire et vous contons d’un autre sujet. CXI.



CI DEVISE

DU TRES GRAND

FLEUVE

DE CARAMORAN.

Et quand on part de ce chateau de Caiciu et va chevauchant environ vingt milles vers le Ponant, on trouve un fleuve nommé Caramoran *, qui est si grand que ne se peut passer par pont, car il est trés large et profond ; il va se jeter dans la mer Océane qui entoure le monde, c’est-a-dire toutes les terres. Et sur ce fleuve y a bien des cités et villages, ol sont bien des marchands et artisans, et il s’y fait grand commerce. En la contrée environnante croissent le gingembre et Ja soie en trés grande abondance. II y a si grande multitude d’oiseaux que c’est merveille: et on y aurait trois faisans pour un gros de Venise, c’est-a-dire un aspre * d’argent, qui vaut un peu plus. Le long du fleuve pousse une quantité infinie de bambous, épais les uns d’un pied, les autres d’un pied et demi, dont les habitants fabriquent bien des objets utiles. Et quand on a passé ce fleuve et chevauché deux journées vers le Ponant, on trouve une noble cité appelée Cacionfu. Les gens y sont tous idolatres, comme dans toute la province du Catai. C’est une ville trés importante, de grand commerce et de grande activité. Il y vient de la soie en abondance, du gingembre, du souchet, du nard, et bien d’autres sortes d’épices qu’on n’apporte point en nos régions. I] s’y fait maints draps de soie, d’or et d’autres facgons. Rien d’autre ne mérite mention, et pour cela, nous partirons et irons de

l’avant, et vous conterons d’une noble cité, qui est a la téte d’un Foyaume, qui est appelée Quengianfu *

LA

CXII,



DESCRIPTION

Ci PARLE

DU

DE LA GRANDE

MONDE

159

CIT£ DE QUENGIANFU.

Et quand on part de la cité de Cacionfu vers le Ponant, on chevauche huit journées, toujours trouvant maints villages et maintes cités de grand commerce et industrie, beaux jardins et beaux champs ; et encore vous dis que toute la campagne est pleine de verdure 4 cause du nombre des miriers, ces arbres dont les vers

qui font la soie vivent de leurs feuilles. Les gens sont idolatres. Il y a des chasses de bétes et d’oiseaux de toutes sortes. Et quand on a chevauché ces huit journées, comme je vous ai dit, on trouve cette grande cité de Quengianfu qui est vaste et belle, et qui est la capitale du royaume de Quengianfu, qui anciennement fut noble royaume, et riche, et puissant ; et jadis, y eut maints bons rois, et vaillants, Mais aujourd’hui en est sire et roi, le fils du grand Sire, qui est appelé Mangalai, * car son pére luia donné ce royaume,

mais ne l’a couronné roi,

C’est une ville de grand commerce et industrie ; ils ont de la aoie en grande quantité, I s'y fait draps de soie et d’or et de toute maniére, et aussi de trés beaux cuirs, et tous les équipements nécessaires aux armées ; ils ont tout ce dont a besoin le corps de homme

pour vivre, en grande abondance et A trés bon marché. A cing milles, environ, en dehors de la ville, est le palais du

roi Mangalai, qui est beau comme vous dirai. I] est en une grande plaine of coulent des riviéres, ot sont assez de lacs, de sources et

d’étangs, ‘Tout d’abord se présente une haute et épaisse muraille quia environ cing milles de tour, toute crénelée et bien batie. Et

au milieu de l’enceinte est le palais du roi, si grand et si beau que nul ne saurait mieux décrire, Il a maintes belles salles et maintes

bellea chambres toutes peintes ou ornées d’or battu, de l’azur le plua fin, et d’une infinité de colonnes et de marbres. Ce Mangalai, suivant lea traces de son pére, tient son royaume en grande justice et dana le droit, et c'est pourquoi il est fort aimé de ses gens. Les armées demeurent tout autour du palais, et s’y réjouissent grande-

ment d la chasse,

Kt nous quitterons ce royaume sans en conter davantage, et vous conterons d'une province trés engagée dans les montagnes,

qui est appelé Cuncun *, C’est une route joliment mauvaise a par-

Cour,

160

MARCO

CXIII.



POLO

Ci DEVISE DES CONFINS QUI SONT ENTRE LE CATAI ET LE MANGI.

Et quand on part de ce palais de Mangalai, et va chevauchant trois journées vers le Ponant par une trés belle plaine, toujours trouvant assez de villes et de villages, ot sont gens qui vivent de commerce et d’industrie, et ont soie en grande abondance. Au bout de ces trois jours, on trouve de grandes montagnes et de grandes vallées, qui appartiennent a la province de Cuncun. Il y a des villes et des villages dans ces montagnes et ces vallées. Ils sont idolatres, et tirent leur subsistance des grandes foréts, de la chasse, et du

travail de la terre. Car sachez qu’il y a maints grands bois ot vivent plusieurs sortes de bétes sauvages : lions et ours, et loups-cerviers et daims, et chevreuils, et autres bétes en quantité, si bien que les

gens du pays en prennent beaucoup et en tirent grand profit. Et sur cette route, on chevauche vingt journées par monts et par vaux et a travers bois, toujours trouvant villes et villages, et bonnes auberges ow les voyageurs sont confortablement hébergés. Or, nous partirons de cette contrée et vous conterons d’une autre province, ainsi Comme vous pourrez ouir. CXIV.



CI DEVISE

DE LA PROVINCE

D’ACBALEC

MANGI.

Et quand on a chevauché ces vingt journées dans les montagnes de Cuncun, alors on trouve une province appelée Acbalec Mangi *, qui est toute plate. Il y a assez de cités et de villages, et

les gens sont idolatres. Ils vivent de commerce et d’artisanat. Et vous dis qu’il y pousse tant de gingembre qu’ils en répandent par toute la province du Catai et en tirent de grands profits et grand bien. Ils ont froment et riz et autres grains en abondance et a trés bon marché, car c’est une terre trés fertile en tous biens. La cité

maitresse est appelée Acbalec Mangi, qui veut dire la ville blanche des confins du Mangi. Cette plaine dure deux journées, si belle comme vous ai dit et avec tant de villes et villages, et au bout de ces deux journées on trouve de grandes montagnes, de grandes vallées et de grands bois, et l’on va bien vingt journées vers le Ponant, toujours trouvant des villes et villages 4 suffisance. Les hommes sont idolatres. Ils vivent des fruits de la terre, de venaison et de leurs bestiaux. Il y a lions et ours, et loups-cerviers, daims,

LA DESCRIPTIO N DU MONDE

161

chevreuils et cerfs, et grande quantité de ces bestioles qui font le musc. Or nous partirons de cette contrée, et vous conterons des autres, bien et en bon ordre, comme vous pourrez ouir.

CXV.



CI DEVISE

DE LA GRANDE

PROVINCE

DE SINDUFU.

Et quand on est allé vers le Ponant, ces vingt journées dans les montagnes, on trouve une plaine et une province qui appartient aussi aux confins du Mangi, et qui est appelée Sindufu *. La cité maitresse, qui jadis fut trés grande et noble, a nom aussi Sindufu. Aux temps anciens, ils avaient la rois trés grands et riches. La cité a bien vingt milles de tour, mais aujourd’hui, elle est divisée en telle maniére comme vous deviserai. Un jour, le roi de cette province, quand il vint 4 mourir, laissa trois fils, et 4 chacun la tierce partie du royaume. Ainsi partagea cette grande ville en trois parts, pour que chacun des fils put avoir la sienne. Chacune d’elles a sa propre muraille, mais toutes trois 4 lintérieur des murs de la

grande cité. Et vous dis que les trois fils étaient chacun roi, et avaient

grandes terres et trésor assez riche, car leur pére était fort puissant et riche. Mais le Grand Can prit ce royaume et déshérita ces trois

rois. Et sachez que par le milieu de cette grande ville passe un trés grand fleuve d’eau douce, ot se prennent des poissons en abondance. Il a bien un demi mille de large et est tres profond ; il est si long qu’il va jusques a la mer Océane, qui est 4 plus de quatrevingts et jusqu’a cent journées ; et est appelée Quiansui *. Il y a sur ce fleuve trés grandes quantités de villes et de villages. I] s’y voit une si grande multitude de nefs qu’il n’est personne qui y croirait sans l’avoir vu. Si grande est la multitude et l’abondance des denrées que les marchands transportent vers |’amont et l’aval, que nul homme au monde, sans l’avoir vu, ne le pourrait croire. I] ne semble pas fleuve, mais mer, tant est large. Et vous dirai d’un

grand pont qui est dans la ville, dessus ce grand fleuve. Ce pont est tout en pierre, large de bien huit pas et long d’un demi-mille, comme je vous ai dit que le fleuve est large. De loin en loin, de chaque cété, il y a des colonnes de marbre, qui soutiennent la couverture du pont. Car vous dis que ce pont est tout couvert d’un bout a l’autre d’une trés belle couverture de bois toute peinte de belles peintures de couleur rouge, et, dessus, recouverte de

tuiles. Il y a aussi tout le long maintes belles maisonnettes ot s’exercent maints métiers et commerces ; mais vous dis qu’elles sont faites de panneaux de bois qu’on apporte le matin et qu’on remporte le soir. Il en est une qui est plus grande que les autres ; celle des douanes du Grand Sire ; 14 sont assis ceux qui regoivent sa

162

MARCO

POLO

rente, c’est-a-dire le droit sur les marchandises qui passent par le pont ou qui y sont vendues. Et vous dis que le rapport de ce pont vaut bien mille besants d’or par jour, et davantage. Et les gens sont tous idolatres. Et de cette cité, l’on part et chevauche cing journées par des plaines et des vallées, en trouvant assez de villages et de

hameaux. Les gens vivent du profit quils tirent de la terre. Il y a assez de bétes sauvages, lions et ours, et autres a l’avenant. [ls vivent d’industrie, car il se fabrique la de beaux cendaux et autres draps. Ils sont de Sindufu méme. Et quand on est allé ces cing journées, on trouve une province extrémement dévastée, qui est nommée Tebet * ; et nous en traiterons ci-dessous. CXVI.



CI DISCOURT

DE

LA

PROVINCE

DE

TEBET.

Aprés ces cing journées, on entre en une province vraiment trés dévastée, car Mongu Kaan * l’a détruite par guerre. Il y a maintes

villes, et maints

villages et hameaux,

tout délabrés et

démolis. Et pendant bien vingt jours, on traverse des lieux déserts, ou rddent une foule de bétes sauvages, pour quoi le passage est dangereux. Ce néanmoins, les voyageurs y ont trouvé un reméde comme ceci. Il y a en ce pays, et notamment prés des riviéres, des bambous merveilleusement gros et grands, et vous deviserai comment ils sont gros ; ils ont bien trois paumes de tour et quinze pas de long, ou peu s’en faut, et d’un neud a l’autre, ils ont bien trois paumes. Et vous dis que les marchands ou autres voyageurs qui vont par ce pays, lorsqu’ils veulent s’arréter pour la nuit, prennent de ces bambous et en font grand feu ; car lorsqu’ils sont en feu, ils font si grands craquements et si grands éclatements, que les lions, et les ours, et autres bétes sauvages, en ont si grand peur qu’elles s’enfuient tant qu’elles peuvent, au lieu de suivre la caravane, et pour rien au monde n’oseraient s’approcher d'un tel feu. C’est parce que nulles gens n’habitent 1a que ces animaux sauvages se sont tant multipliés et s’il n’y avait pas ces bambous qui crépitent si fort, certainement personne n’oserait passer par la. Et encore vous dirai, car il le fait bon dire, comment on entend de loin le bruit de ces bambous, et comment ils font grand’peur, et ce qui en advient. Or sachez qu’on les prend tout verts, qu’on en fait bien grosse récolte dans le soir, et qu’on les met sur un feu de fagots en grand nombre. Quand ils sont demeurés depuis un moment dans ce grand feu, ils se tordent et éclatent par le milieu en pétant terriblement, et faisant tels éclatements qu’on les ouit fort bien de dix milles dans la nuit. Et sachez que celui qui n’y est -pas accoutumé, il en est tout ébahi, tant c’est chose horrible aux

oreilles. I] peut méme quelque fois perdre le sens ou s’en mourir.

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

163

Mais ceux qui sont habitués n’y font aucune attention. Quant a eeux qui n’ont pas l’habitude, ils sont obligés, au début, de prendre du coton et de se boucher soigneusement les oreilles, puis de bien se bander téte et visage, et de les recouvrir de tous les vétements quils ont: c’est ainsi qu’échappe, au début, celui qui n’a l’habitude. Quant aux chevaux qui n’ont jamais oui cela, quand ils l’entendent, ils en sont si violemment épouvantés, qu’ils rompent les entraves et autres cordes auxquelles ils sont attachés, et s’enfuient. C’est arrivé a bien des gens, et ainsi bien des voyageurs insouciants ont perdu jadis maintes bétes ; mais aujourd’hui, ils emportent des chaines de fer pour leur attacher les quatre pieds ; ils leur bandent aussi la téte, les oreilles et les yeux et leur entravent soigneusement les quatre pieds, en telle maniére que le cheval, quand il entend la erande pétarade de bambous, quoiqu’il veuille fuir, ne le peut. Heureusement, lorsque les chevaux y sont accoutumés, ne font si grande affaire. Et quand on est allé vingt journées en cette contrée, n’a-t-on trouvé ni auberge ni victuailles, mais convient d’emporter avec soi toute la nourriture pour ces vingt journées, tant pour les gens que pour les bétes, et toujours rencontrant des bétes sauvages trés féroces et trés méchantes, qui sont trés dangereuses et redoutables. Mais ensuite, on trouve assez de villages et de hameaux, accrochés aux

pentes abruptes des montagnes. Pour marier les femmes, ils ont une plaisante coutume comme je vous dirai. C’est vérité qu’en ce pays, nul homme, pour rien au monde, ne prendrait pour femme une pucelle, disant qu’elle ne vaut rien si elle n’est pas déja accoutumée a coucher avec bien des hommes. Et parfaitement ; une femme ou fille qui n’a encore été connue par aucun homme, ils disent qu’elle est mal vue des dieux, ce pour quoi les hommes ne s’en soucient point et l’évitent, tandis que celles qui sont bien vues de leurs idoles, les hommes les désirent et les aiment. Et vous verrez comment se font épouser. Quand des gens arrivant de quelque autre pays, passent par cette contrée, y ont planté leur tente, prés d’un hameau ou d’un village, ou de quelque autre habitation, car ils n’oseraient point loger chez

Vhabitant, cela leur déplaisant, alors les vieilles femmes du village ou du hameau qui ont des filles 4 marier, les ménent, et quelques fois par vingt, ou trente, ou par quarante; elles les proposent aux hommes a qui mieux mieux, les suppliant de prendre leur fille et de la garder tant qu’ils resteront. Et les donnent 4 ces hommes pour qu’ils en fassent leur volonté et couchent avec elles. Et ce sont les jeunes femmes qui ont le plus de succés; les étrangers se les choisissent et s’amusent avec elles et les gardent tant qu’ils veulent; et les autres, elles s’en retournent 4 la maison toutes penaudes. Mais ils ne pourraient en emmener aucune en leur pays, ni en arriére, ni en avant.

164

MARCO POLO

Et quand les hommes ont fait leurs quatre volontés avec elles et qu’ils veulent reprendre leur chemin, il est coutumier qu’ils donnent quelque petite chose, un bijou, un anneau, une médaille quelconque, aux filles avec lesquelles ils ont eu jeu ; car ainsi, quand elles viendront a se marier, elles pourront présenter la preuve qu’elles ont été aimées et ont eu amants. Voila pourquoi c’est la coutume que chaque pucelle porte au cou, plus de vingt colifichets ou médailles, pour montrer que bien des amants et hommes ont eu jeu avec elle. Dés qu’une petite a gagné une médaille, elle se la pend devant la poitrine et s’en va toute contente avec son cadeau ; ses parents la re¢oivent avec joie et honneur, et bien heu-

reuse est celle qui a regu le plus de présents du plus grand nombre d’étrangers. Celle-la, on la tient en haute estime et on l’épouse plus volontiers, disant qu’elle est plus que les autres dans les bonnes graces des dieux. Plus riche dot ne sauraient-elles offrir 4 leur époux que tous ces présents recus des voyageurs ; on ne les estimerait nullement, au contraire, on les mépriserait, celles qui ne pourraient pas montrer leurs vingt médailles, prouvant qu’elles ont été avec vingt voyageurs. A la célébration des noces, elles présentent a chacun leurs médailles et cadeaux. Quant 4 celle qui tombe enceinte, l’enfant est élevé par celui qui épouse la fille, puis héritier dans la maison tout comme les autres nés ensuite. Mais attention : quand ils ont pris ainsi une femme de cette sorte, ils vy attachent grand prix et trouveraient abominable que l’un d’eux se permit de toucher la femme d’un autre, et s’en abstiennent tous grandement ! Or vous ai conté de ces mariages ! Et c’était bon a raconter. N’est-ce pas qu’en cette contrée, nos jeunes gentilshommes de seize a vingt-quatre ans feraient bien d’aller faire un tour ? Ils y auraient des filles en veux-tu en voila, et on leur demanderait de les

prendre gratis ! Autrement, les gens sont idolatres et tout-a-fait méchants, car ils tiennent pour nul péché de voler et mal faire; et sont les plus grands scélérats et voleurs du monde. Ils vivent de chasse et d’élevage, et aussi des fruits de la terre. Et vous dis trés véritablement qu’en cette contrée y a maintes bétes qui font le musc, et en tel nombre que la senteur en est pergue d’un bout a l’autre. Car une fois par mois, ces animaux émettent du musc. Comme il a été dit ailleurs, une apostume pleine de sang, pareille 4 une tumeur, se forme prés du nombril de l’animal, et ce sang, c’est le musc ; et

lapostume, quand elle est trop pleine, expulse de ce sang chaque mois. Et comme il y a tant de ces bétes en ce pays, elles en répandent un peu partout, de sorte que toute la province sent le musc. Et s’appellent en leur langage guddert, et leur chair est trés comestible. Et ces méchants habitants ont maints bons chiens trés rapides

qui sont dressés a attraper les gudderi en abondance : ils ont ainsi

LA DESCRIPTION DU MONDE

165

du musc en grande quantité, Ils n’ont ni monnaie d’argent, ni de ces billets du Grand Can, mais ils font monnaie de sel. Ils se vétent fort pauvrement, car leurs habits sont de peaux de bétes, de toile de chanvre et de grossier boquerant. Ils ont langage de leur cru, et s’appellent Tebet ; et ce Tebet est trés grande province ; et vous en dirai encore une fois bri¢évement, comme vous pouvez ouir. CXVII.



ENCORE

DE LA MEME

PROVINCE

DE TEBET.

Tebet est une trés grande province ot les gens ont langage a eux et sont idolatres, et confine au Mangi et avec maintes autres provinces. Ce sont de fieffés larrons. La province est si vaste qu’elle contient huit royaumes et un trés grand nombre de cités et de villages. I]ya en plusieurs lieux des riviéres, des lacs et des monts ou il se trouve des grains d’or en grande quantité. Il y pousse beaucoup de gingembre et de cannelle. Et en cette province le corail sert de pécune, et est extr€mement cher, car ils le mettent au cou de

leurs femmes et de leurs idoles pour les trés grandes fétes. Encore vous dis qu’en cette province, il y a pas mal de camelot et d’autres draps de soie, d’or et de futaine. Il y vient maintes épices qu’on n’apporte pas chez nous, et qu’on n’y a méme jamais vues. Is ont aussi les plus habiles enchanteurs et les meilleurs astrologues qu’on puisse trouver dans toutes les provinces 4 la ronde, car ils réussissent les plus rares enchantements qu’il soit et les plus grandes merveilles 4 ouir et 4 voir, le tout par art diabolique, qui n’est pas bon a conter en notre livre, parce que les gens en seraient trop surpris. Ils déclanchent les tempétes et les éclairs — avec le tonnerre ! — quand ils le veulent, ou bien les forcent a cesser, et font des merveilles infinies. Ce sont de mauvais hommes mal costumeés. Ils ont les plus gros chiens matins du monde, qui sont grands comme des Anes, et bons pour attraper toutes sortes de bétes sauvages, tout spécialement les beeufs sauvages appelés beyamint *, qui sont trés gros et trés féroces, et en grand nombre. Ils ont aussi plusieurs autres sortes de chiens de chasse. Ils ont des montagnes ou vivent de trés bons faucons laniers, qui sont trés rapides et chassent admirablement. Or nous quitterons cette province de Tebet, dont, en somme nous vous avons fort bien conté, et vous parlerons d’une autre, qui est appelée Gaindu. Mais ce Tebet, entendez qu’il est au Grand Can. Et toutes autres provinces et royaumes qui sont écrites en ce livre, sont aussi au Grand Can, excepté seulement les provinces dont on parle au commencement de notre livre, et qui sont au fils d’Argon. Et en dehors de ces provinces, toutes les autres qui sont écrites dans ce livre sont au Grand Can. Ainsi, a l’avenir, si vous ne

166

MARCO

POLO

le voyez pas écrit, lentendrez en telle maniére comme vous al dit. Or laissons cette affaire, et vous conterons de la province de Gaindu * CXVIII.



CI DEVISE

DE

LA

PROVINCE

DE

GAINDU.

Gaindu est une province vers le Ponant, et n’a qu’un roi. Et n’entendez pas, d’aprés ce terme de Ponant, que ces régions soient partie des pays du Ponant. Mais comme nous quittons ceux qui sont

entre

le Levant

et le Vent-Grec,

en revenant

vers le

coucher du Soleil, nous les appelons Pays du Ponant. Les gens de cette province sont tous idolatres et sont au Grand Sire. II s’y trouve assez de villes et de villages, et la maitresse cité s’appelle également Gaindu. II existe un lac ot l’on trouve maintes perles, bien blanches, mais non pas rondes : elles forment comme des neeuds, car quatre, cing ou six paraissent tenir en une seule. Mais le Grand Can ne veut qu’on en retire, car si tous ceux

qui en veulent, en prenaient autant qu’ils en désirent, leur valeur s’avilirait, et ne vaudraient plus rien. Mais vous dis que quand le Grand Sire, lui, en veut, il en fait retirer quelques unes pour lui seulement, a son plaisir. Nul autre ne pourrait en prendre sans le

payer de sa vie. Et vous dis encore qu’il y a une montagne ot I’on trouve une sorte de pierres qu’on nomme turquoises, qui sont trés

belles, et en grandes quantités. Mais la encore, le Grand Sire ne permet pas d’en prendre sans son commandement. Et vous dis qu’en cette province également, i] régne une coutume concernant leurs femmes, comme je vous dirai. Ils ne regardent point comme vilenie qu’un étranger, ou tout autre homme qui vient, les honnisse 4 son gré avec leurs femmes ou leurs filles, ou leurs sceurs ou toutes autres femmes qu’ils peuvent avoir en leur

maison. Ils considérent comme un grand bien quand |’on couche avec elles, disant que pour autant, leur dieu et leurs idoles seront mieux disposés 4 leur égard et leur donneront les biens temporels en grande abondance. Voila pourquoi ils font si grandes largesses de leurs femmes aux étrangers. Car sachez que quand un homme de ces pays voit qu’un étranger vient en sa maison

pour y loger, ou

bien, non pour loger, mais de toute fagon veut entrer, il se montre fort heureux et joyeux de l’accueillir. Puis s’en va sans tarder et commande a sa femme de faire scrupuleusement toutes les volontés de l’étranger. Et donc il va son chemin vers ses champs, ou ses Vignes, et ne s’en retourne tant que l’étranger demeure en sa maison. Et vous dis que maintes fois, y demeure trois jours ou quatre, se vautrant dans le lit avec la femme de ce jobard. Dés que le maitre de la maison est parti, l’étranger fait tel signe pour montrer que,

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

167

lui, il est dedans : il fait pendre son chapeau, ou quelque autre bibelot, a la fenétre ou sur la porte de la cour, et cela signifie qu’il

est 4 Pintérieur. Le jobard, tant qu’il voit ce signe sur sa demeure, n’ose point du tout retourner, de peur de géner ses jouissances. Car n’importe laquelle des femmes, épouse, filles, sceurs et toute la bande, s’en donnent 4 ceeur joie, dans l’idée que pour ces bienfaits dont elles comblent cet étranger, leurs dieux et leurs idoles leur octroieront plus de troupeaux et de fruits de la terre. Lorsque l|’étranger est parti, le maitre s’en revient, trouve toute sa maisonnée en liesse et espérance ; il s’amuse 4 leur faire raconter tous les ébats qu’elles ont pris avec l’étranger, et tous, d’un méme cceur, rendent graces a leurs dieux ! Voila ce qu’ils font dans toute la province de Gaindu, et ils n’y voient point de honte. Le Grand Can leur a bien interdit cette coutume, mais ils ne cessent pas pour Si peu, car tous sont partisans de poursuivre, et pas un n’accuserait l’autre. Certains ont leur village en d’apres régions de montagnes, mais prés des routes, et offrent leurs jolies femmes aux passants. Ceux-ci — des marchands — donnent 4 la femme un bout de quelque mince étoffe, peut-étre une demi-aune, ou autre objet de faible valeur. Aprés avoir pris son plaisir, le marchand monte sur son cheval et s’éloigne. Mais l’homme et la femme, pour rire, crient aprés lui :

« — Ou vas-tu, toi la-bas ? Montre un peu ce que tu de chez nous ! Eh ! Fais voir, 6 minable, ce que tu nous Regarde un peu ce que tu as oublié chez nous ! — Et ils le coupon qu’ils tiennent de lui. — Nous avons ¢a qui

emportes a gagné ! montrent est 4 toi,

6 imbécile, et toi, tu n’as rien de rien ! »

Voila comme ils le dérident, et telle est la coutume qu’ils observent. En cette province, ils ont telle monnaie comme je vous dirai. Sachez qu’ils ont de l’or en barres, qu’ils pésent en saggi *, et qu’ils évaluent au poids ; ils s’en servent pour les fortes sommes, car ils n’ont point de monnaies gravées au coin. Pour la petite monnaie,

vous deviserai ce qu’elle est. Ils prennent de l’eau salée, la font bouillir en une bassine, et quand elle a bouilli une heure, elle s’épaissit comme pate ; alors la mettent au moule et en font pains pareils 4 une miche de deux dinars, plate par dessous et ronde par en haut, d’une taille telle qu’elle peut peser entour d’une demilivre. Quand elles sont faites, ils les posent sur des pierres chauffées

trés fort auprés du feu, ot elles séchent et deviennent dures. Sur cette sorte de monnaie, ils apposent le sceau du Seigneur, et nuls autres n’en peuvent faire que les officiers du Seigneur. Certains Pains sont d’une livre, d’autres d’une demi-livre, d’autres plus, d’autres moins, selon leur grosseur et leur poids en saggi. Quatrevingts sels semblables valent un saggio d’or fin. Telle est leur petite monnaie. Mais avec cette monnaie, les marchands vont trouver

168

MARCO

POLO

les gens qui vivent en des montagnes sauvages, peu fréquentées, et en obtiennent un saggio d’or pour soixante, cinquante ou méme quarante de ces monnaies de sel, selon que les gens du pays sont en lieu plus ou moins sauvage, éloigné des villes et des gens civilisés ; comme ils ne peuvent point vendre leur or ou leurs autres choses, comme le musc et le reste, chaque fois qu’ils le voudraient, parce

qu ils n’ont point 4 qui le vendre, ils le cedent a bon marché ; car ils trouvent de l’or dans les lacs et riviéres, comme a été dit. Adonc

vont les marchands par ces montagnes et localités du Tebet, ot l’on utilise monnaie de sel de méme manieére, et ils y font de vastes gains et profits, parce que ces gens mettent de ce sel en leurs viandes, et aussi s’achétent ce dont ils ont besoin. Mais dans les

villes, ils utilisent presque uniquement

les fragments de cette

monnaie dans leurs aliments, et déoensent les monnaies entiéres.

Ils ont un trés grand nombre de bétes qui font le musc, et les chasseurs les prennent, et en tirent du musc en grande quantité. Ils ont aussi de bon poisson en suffisance, qu’ils péchent en ce lac ou se trouvent des perles. Ils ont lions, et loups-cerviers, et ours, et chevreuils et daims en quantité, et des oiseaux de toute espéce en

grande abondance. Ils n’ont pas de vin de vigne, mais font vin de froment et de riz avec maintes épices, et c’est une boisson trés bonne. La girofle croit 4 suffisance en cette province: c’est un arbuste qui la fait, lequel a feuilles comme laurier, un peu plus longues et plus étroites. Ses fleurs il fait blanches, et petites comme le clou de girofle, mais 4 maturité, c’est noiratre. Ils ont aussi du gingembre en abondance, de la cannelle et autres épices, qui oncques ne viennent en notre pays et pour cela il n’y a lieu de les mentionner.

Et quand on part de Gaindu et que l’on chevauche dix journées, on trouve toujours assez de hameaux et villages, ou les gens ont mémes coutumes que ceux de Gaindu, et ont assez de chasses aux bétes et aux oiseaux. Et quand on est allé ces dix journées, on trouve un grand fleuve appelé Brius *, ot se finit la province de Gaindu, et l’on trouve en ce fleuve grande quantité de poussiére d’or. Sur ses bords pousse la cannelle 4 suffisance. Et ce fleuve se jette en la mer Océane. Or laissons ce fleuve dont il n’y a plus rien a conter, et vous parlons d’une autre province appelée Caragian *, Juste Comme vous ouirez.

5. — ANIMAUX FABULEUX DU PAYS DE CARAGIAN.

LA

CXIX.



CI DEVISE

DESCRIPTION

DE

LA

DU

GRANDE

MONDE

PROVINCE

169

DE

CARAGIAN.

Quand on a traversé ce fleuve, on entre en la province de Caragian, qui est si vaste qu’elle renferme sept royaumes ; elle est vers le Ponant, les gens sont idolatres et soumis au Grand Can. Mais

roi en est son fils, qui a nom Esentemur * ; et c’est un grand roi, et

riche, et puissant. I] maintient bien sa terre en grande justice, car

il est sage et prud’homme. Quand on a quitté le fleuve dont je vous ai parlé, on va cing journées vers le Ponant, trouvant assez de cités et de villages, ot l’on éléve de tres bons chevaux. Les gens vivent de leurs troupeaux et des profits qu’ils tirent de la terre. Ils ont un

langage a eux et trés dur 4 comprendre. Au bout de ces cing journées, on trouve la cité maitresse, qui est appelée Iaci *, et est trés grande et noble. I] y a passablement de marchands et d’artisans. Les gens sont de plusieurs sortes, car

il y a gens qui adorent Mahomet, des Idolatres, et quelques Chrétiens, qui sont nestoriens. C’est un pays assez fertile en blé et en riz, mais trés malsain. Ils ne mangent point de pain de froment, parce que, disent-ils, dans cette province, ce n’est pas bon pour la santé. Mais ils mangent du riz et font boisson de riz avec des épices, qui est fort bonne

et claire, et qui rend son homme

ivre aussi

comme fait le vin. Ils ont telle monnaie que vous dirai : ils payent en porcelaine blanche, coquiJlages qu’on trouve dans la mer, qu’on porte au cou comme parure et qu’on met en collier aux chiens ; les quatre-vingts porcelaines valent un saggio d’argent, soit deux gros de Venise. Et sachez que huit sagg: d’argent fin valent

un saggio d’or fin. Ils ont maints puits saumatres, dont ils font bien

du sel, et tous ceux de la contrée vivent de ce sel, dont le roi a

grand revenu et profit. Et vous dirai encore qu’en ce royaume, ils ne se soucient en rien si l’un d’eux touche la femme d’un autre, pourvu que ce soit volonté de la femme : dans ce cas, ce n’est point

compté pour une infortune, mais autrement, c’en serait une grosse. Or vous avons conté de ce royaume, et vous conterons de celui de Caragian. Mais tout d’abord, vous dirai une chose que j’avais oubliée. Je vous dis donc qu’ils ont un lac qui a bien cent milles de tour ot !’on trouve grandissime quantité de poissons, et les meilleurs du monde ; ils sont fort gros et de toutes sortes. Encore yous dis que les gens du pays mangent crue la chair des volailles, des moutons, des beeufs et des buffles ; car les pauvres gens s’en

vont 4 la boucherie, prennent le foie cru dés qu’il est sorti de la

ro

MARCO

POLO

béte, et le tranchent menu ; puis le mettent dans le sel et la sauce 4 Vail et le mangent incontinent. Ainsi font-ils de toutes autres chairs. Les gentilshommes eux-mémes mangent la chair crue, mais ils la font broyer plus menue ; puis la mettent ensuite dans la sauce 4 Pail mélée de bonnes épices, puis la mangent aussi bien comme nous mangeons la cuite. Et maintenant,

nous

conterons

encore

de la province

de

Caragian. €XX.



CI

DEVISE

ENCORE

DE LA

PROVINCE

DE

CARAGIAN,.

Quand on quitte la ville de Iaci et chevauche dix journées vers le Ponant, on se trouve encore dans cette province de Caragian, et Pon trouve une autre maitresse ville de cette maitresse province, et elle a nom Caragian. Les gens sont idolatres et soumis au Grand Can. Cogacin *, autre fils du Grand Can, en est roi. En cette province se trouve poussiére d’or a profusion, qui est en fleuves ; et se trouve encore en lacs et és monts, sous forme plus grosse que poussiére. Ils ont tant d’or que, je vous le dis, ils donnent un saggio d’or pour six d’argent. Ils ont aussi comme monnaie les porcelaines dont je vous ai conté plus haut. Et vous dis que ces porcelaines ne se trouvent pas dans le pays : mais viennent d’Inde, apportées par les marchands. En cette province vivent de trés grosses couleuvres, et aussi ces grands serpents qui sont tellement démesurés que tous les hommes s’en doivent émerveiller ; 4 voir et 4 regarder, sont choses trés hideuses. Et vous dirai comment ils sont grands et gros. Or sachez pour vrai qu'il y en a de dix pas de long, qui sont aussi gros u’un tonneau, car ils ont dix paumes de tour. Ce sont 1a les plus gros. Ils ont deux courtes pattes devant, prés de la téte, mais sans pieds, si ce n’est qu’ils ont trois griffes, deux petites et une plus

grande, acérées comme celles d’un faucon ou d’un lion. Ils ont la téte énorme, et les yeux plus gros qu’une miche de quatre dinars, et tout luisants; leur gueule est si vaste qu’ils peuvent bien engloutir un homme d’un seul coup. Ils ont des dents énormes et aigués. Ils sont si effroyablement hideux, énormes et féroces qu’il n’est au monde ni homme, n1 femme, ni béte, qui ne craigne point

de les approcher et qui n’en ait point peur. Mais il en est de plus petits, qui ont huit pas de long, ou six, ou cing. Voici la maniére comment les chasseurs les prennent. Sachez que ces monstres demeurent le jour sous terre 4 cause du grand chaud et qu’ils sortent la nuit pour se repaitre ;ils prennent alors tous les animaux qu’ils peuvent atteindre, lions, loups, et autres, peu importe, et les dévorent tout d’un coup. Repus quils sont, ils se trainent aux fleuves, lacs et fontaines pour s’abreuver. Ils sont

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

174

teJlement grands et pesants qu’en rampant sur le sable pour manger ou pour boire, — et c’est toujours la nuit — ils font empreinte si profonde en le sable, qu’il semble qu’on ait roulé un tonneau plein de vin. Les chasseurs, qui vont spécialement pour les prendre, ont remarqué cela : et ils tendent leur piége sur le chemin par ou le monstre a coutume d’aller a l’eau, parce qu’ils savent qu’il faudra bien qu’il y repasse. Ils fichent donc solidement en terre un pal de bois trés gros et fort sur le chemin que suit la béte, 4 quelque endroit en pente, ot le sentier descend, et rien de cet épieu n’est visible ; au bout est attaché un fer fait comme un rasoir ou comme

un fer de lance, qui dépasse a’environ une paume ; et le couvre de sable si bien que la couleuvre ne le voie mie. En cet endroit, les chasseurs plantent bon nombre de tels épieux et de tels fers ; et quand la couleuvre — je veux dire : le serpent, a l’heure ou il s’en vient vers les riviéres pour boire, s’en vient parmi ces passages ot sont les fers, presque volant a cause de la déclivité, se jette contre eux avec si grande violence que les fers lui entrent par la poitrine et la fendent jusqu’au nombril, si bien que Ja couleuvre meurt a |’instant. En le voyant mort, les oiseaux poussent mille cris ; avertis de telle maniére que Je serpent est mort, le chasseur va le prendre, mais sans cela, il n’oserait pas y aller. I] voit le sang, il suit Ja trace, et le trouve mort. Et de cette maniére Jes chasseurs la prennent. Et quand ils l’ont pris, iJs la dépouillent incontinent, lui retirent le fiel du ventre et le vendent fort cher. Car sachez qu’il est fort estimé, car s’en fait grande médecine, qui possede parmi d’autres, trois importantes vertus. La premiére est : si un homme est mordu par un chien enragé, et on lui donne 4 boire un peu, le poids d’un petit dinar, dans du vin, il est incontinent guéri. La seconde est : si une dame ne peut enfanter, et a peine, et crie bien haut, on lui donne a boire un peu de ce fiel de serpent, et alors, la dame, tant tét qu’elle a bu, libérée des douleurs, enfante aussitét.

La troisiéme est que quand on a une éruption, comme un furoncle ou chose pire, qui vous pousse sur le corps, on met dessus un peu de ce fiel, et c’est guéri en peu de jours. Voila pourquoi ce fiel de ce grand serpent est tenu en haute estime en cette province. En encore vous dis que la chair de ce serpent est, elle aussi, vendue fort cher, parce qu'elle est trés bonne a manger, et la mangent trés volontiers. Et vous dis enfin que ce serpent, parfois, lorsqu’il est affamé, s’en va dans les taniéres ou les loups, les ours, les lions, et les autres grandes bétes sauvages ont leurs petits, et mange les grands et les petits que leurs péres et méres sont impuissants 4 défendre. Certes,

s'il peut les joindre, dévore aussi les adultes, car ils ne tentent rien

pour lutter contre lui. Et encore vous dis que s’élévent en cette province de grands

chevaux qu’on va vendre en Inde. Et sachez qu’on leur retire deux ou trois des os de la queue, pour que le cheval ne la puisse agiter

172

MARCO POLO

jusques 4 frapper celui qui le monte, ou la lever lorsqu’il court, car ce leur semble chose trop vilaine quand un cheval court et balance la queue. Et sachez enfin que ces gens-la chevauchent en tenant les étriers trés bas, comme font parmi nous les Frangais.

On les appelle donc longs, car les Tartares et presque tous les autres peuples portent |’étrier haut 4 cause du tir 4 l’arc, parce que, lorsqu’ils tirent, ils se dressent tout droit sur leurs chevaux. Et ont armures couvertes de cuir de buffle bouilli, et ont lances et écus, et ont arbalétes, et empoisonnent leurs carreaux. Et vous dis une autre chose, que tous, hommes et femmes, et

notamment ceux qui se proposent de mal faire, toujours sur eux portent poison, et que si par méchef l'un quelconque est saisi aprés qu’il est advenu chose pour quoi il peut étre mis a la torture, devant qu’il éprouve les douleurs du fouet, il se met du poison en la bouche et l’avale, pour pouvoir mourir aussi t6t que possible. Mais le gouvernement en étant averti, on tient toujours toute préte de la crotte de chien, et si aucun, ayant été pris, venait a avaler son poison, on lui fait aussitét avaler la crotte de chien pour qu’il le vomisse ; ainsi a le gouvernement trouvé un souverain reméde a l’astuce de ces brigands, et c’est trés souvent qu’on l’applique. Et vous dis en outre une autre chose, trés honteuse et affreuse,

qu’ils faisaient avant que le Grand Can les etit conquis. S’il arrivait qu’un homme de bon aloi et de bon air, ou autre qui portat bonne ombre,

vint a loger en la maison

d’un de cette province, ils le

tuaient de nuit, ou par le poison, ou par autre chose, de fagon qu’il mourtt. Et n’entendez surtout pas que c’était pour lui prendre sa monnaie, ou pour aucune haine qu’ils eussent contre lui; ce faisaient pour que l’4me de ce noble étranger ne quittat oncques la

maison, car ils disaient que sa bonne ombre, et le bon augure qu’il portait, demeureraient en la maison aprés sa mort ; dont ils auraient beaucoup de chance. Et chacun s’estimait béni s’il pouvait ainsi

attraper l’A4me de quelque personne ; et plus elle était noble et de bonne apparence,

plus ils s’estimaient enviables et heureux

en

toutes leurs affaires. Pour cette raison, ils en tuaient pas mal avant que le Grand Can les conquit. Mais aprés qu’il les efit conquis, il y a environ trente-cinq ans, il leur arracha cette maudite coutume : grace aux terribles punitions qu’il leur a infligées, ils ne font plus cette chose infdme, car ils ont peur du Grand Sire qui ne le laisse faire mie. Or nous avons conté de cette province, et vous conterons ici

d’une autre contrée, ainsi que vous pourrez ouir.

LA

CXXI.



Ci DEVISE

DESCRIPTION

DU

DE LA GRANDE

MONDB

PROVINCE

173

DE

CARDANDAN.

Quand on part de Caragian et va cing journées vers le Ponant, on trouve une province qui s’apre le Cardandan * ; ils sont idolatres et soumis au Grand Can. La cité maitresse est appelée Uncian *. Les gens ont tous les dents d’or, c’est-a-dire chaque dent recouverte d’une mince plaque d’or ; car, trés habilement, ils font

un moule d’or tout pareil 4 la forme de leurs dents, et s’en couvrent celles d’en bas tout comme celles d’en haut. Ce font les hommes, et non les dames. Car d’aprés leurs usages, tous les hommes sont chevaliers, et ne font rien fors que d’aller en guerre, et aller chassant et oiselant. Les dames font toutes choses avec

Vaide d’autres hommes qu’ils ont pris et conquis, et tiennent pour esclaves. Et ceux-la font toutes leurs taches, avec leurs femmes.

En cette province, c’est la coutume que lorsque les dames ont enfanté et ont fait un enfant, ils le lavent et l’enveloppent en draps ; mais le baron a la dame entre au lit et tient l’enfant avec lui, et demeure au lit quarante jours sans se lever, sauf pour les nécessités.

Et tous les amis et parents le viennent voir ; et demeurent avec lui et lui font grande féte et conversation. Et ce font parce qu’ils

disent que la femme a enduré de grandes fatigues 4 porter |’enfant en son ventre pendant neuf mois et en lui donnant le jour, si bien que le mari doit aussi avoir sa part des peines; et parce que, disentils, elle ne doit point en endurer encore de tout ce terme de quarante jours, excepté pour lui donner a boire. Et sa femme, tant tt qu’elle a enfanté son fils, elle se léve du lit et fait toute la besogne de la maison, et sert son baron 4 manger eta boire au lit, tout comme

si c’était lui qui avait mis au monde |’enfant. Ils mangent de toute chair, et cuite, et crue, et le riz cuit avec

la viande, le lait, et les autres choses selon leur usage. Ils boivent vin qu’ils font de riz, avec de bonnes épices, et qui est trés bon. Leur monnaie est d’or, qu’ils mesurent au poids ; mais comme

petite monnaie, ils emploient ici aussi les porcelaines. Et je vous dis pour vérité qu’ils donnent une once d’or pour cinq d’argent, et un saggio d’or pour cing d’argent. Et cela advient parce qu’ils ont beaucoup d’or, mais point d’argentiére 4 moins de cing mois de voyage. Et pour cela y viennent les marchands avec moult argent et le changent avec ces gens, donnant cinq saggi d’argent fin pour un d’or fin, et parfois bien moins. D’ovd les marchands font grands profits et grands gains. Mais revenons 4 Ja description de Ja province de Cardandan.

Sachez que ces gens n’ont ni idole ni église, mais adorent le

174

MARCO POLO

chef de la maison, disant : « De celui-ci nous sommes issus. » IIs n’ont lettres et ne font écritures; et ce n’est merveille, car ils vivent

en lieux écartés et sauvages, pleins de grandes foréts et de hautes montagnes, ou ]’on ne peut pour rien au monde aller pendant Pété 5 car en cette saison, l’air est si corrompu et mauvais quenul étranger n’échapperait a la mort. Voila pourquoi ils n’ont point de rapports avec le monde. Mais quand ils ont affaire entre eux, et veulent en dresser acte ou contrat, ils prennent un morceau de bois, soit rond,

soit carré, le fendent par milieu, et l’un prend une moitié, et l’autre autre. Mais est bien vrai qu’auparavant, ils y ont fait deux ou trois encoches, ou autant qu’ils veulent, marquant ainsi le montant de la dette. Et quand vient l’échéance, ils rapprochent les deux témoins, et les petites marques correspondent. Payé qu’il a, celui qui devait de l’argent se fait donner le demi-morceau qu avait Yautre, et ainsi sont tous deux contents et satisfaits. Et vous dis qu’en ces trois provinces de Caragian, Uncian et Jaci, ils n’ont nul mire. Quand ils sont malades, ils font venir leurs

magiciens : ce sont les enchanteurs des diables et ceux qui servent les idoles ; et dans cette province, il y en a quelques uns ! Quand ces magiciens sont venus, les malades leur disent les maux qu’ils ont ; et les mages, incontinent, commencent a sonner instruments, et chantent, et dansent, et ballent, tous ensemble, pendant un long

temps, jusqu’a ce qu’un de ces magiciens choit a la renverse par terre ou sur le pavé, avec grande écume a la bouche, et semble mort.

La danse cesse, et prétendent que le diable est dedans le corps d’icelui. Alors les autres magiciens, qui la étaient plusieurs, voient que l’un d’eux est chu en telle maniére comme vous avez oui; adonc commencent a lui parler, et lui demandent quelle maladie a ce malade et pourquoi il l’a. Et il répond : «— Tel esprit Pen a frappé parce que le consultant lui a fait un grand déplaisir. » Et il nomme cet esprit. Les autres magiciens lui disent : « — Nous te prions que tu lui pardonnes et que pour la restauration de sa santé, tu prennes les choses que tu veux. » Quans ils ont dit maintes paroles et longtemps supplié l’esprit descendu dans le corps de celui qui est chu, si le malade luisemble devoir mourir, il répond : « — Ce malade a tant mal agi envers l’esprit, et c’est un si mauvais homme, que l’esprit ne serait apaisé par aucun sacrifice et ne lui veut pardonner pour rien au monde. » Mais si le malade doit guérir, adonc dit l’esprit qui est dans le corps du magicien : « — Ila fait grande offense, mais néanmoins, il lui sera pardonné. Si donc il veut guérir, que soient pris deux moutons (ou trois), et que soient faits dix breuvages (ou douze, ou davantage), fort précieux et bons. »

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

175

Ils disent également si les moutons doivent avoir la téte noire, ou les décrivent d’autre maniére, comme il leur plait 4 dire. Et dit ada en fasse sacrifice a telle idole et tel esprit, et qu’ensuite, tant

magiciens et tant de dames, — de celles qui ont les esprits et qui ont les idoles —, se joignent 4 eux et fassent grandes louanges avec grands chants, grandes lumiéres et bonnes odeurs, a telle idole et tel esprit ; et qu’ainsi le dieu n’en voudra plus 4a Phomme malade. Adonc leur répondent les esprits, quand le malade doit se trouver guéri. Et quand ils ont eu cette réponse, les amis au malade font aussitdt exécuter ce que le démon leur commande et que les magiciens leur décrivent ; car ils prennent les moutons tels qu’il leur a été prescri.. Alors se léve ’enchanteur quia dit tout cela. Ils tuent le mouton et en répandent le sang vers le ciel ot il leur est dit ; et puts le font cuire en la maison du malade, ot viennent les magiciens

et magiciennes comme il leur était dit. Et quand ils sont tous venus

et que le mouton et les breuvages sont apprétés, alors ils commencent a sonner, baller et chanter leurs louanges des esprits. Is répandent en lair du bouillon et du breuvage ¢a et la autour de la maison; ils ont également de I’encens et du bois d’aloés, et vont

encensant ga et la, et font grand luminaire en toute la maison. Quand ils ont fait ainsi un peu, adonc choit de nouveau Pun d'entre eux et demeure comme mort, et il a ’écume 4 la bouche ; et

les autres lui demandent si idole est satisfaite et s'il sera pardonné au malade, et s'il doit guérir. Quelquefois il répond « Oui », quelquefois il répond qu’il ne hui est pas encore entiérement pardonné, et qu'il faut encore faire telle et telle chose, car alors il lui sera pardonne. Ce qu’ils font donc tout aussitét, et Vesprit répond, aprés que tout est fait, que le malade est pardonne et qu il guérira prochainement. Et quand ils ont eu cette réponse et ont répandu

un bouillon et du breuvage, fait grand lumimaire et grand encensement, ils disent que l’esprit est bien disposé envers eux, et tout-afait apaise. Alors les magiciens et les dames, qui ont encore cet esprit, cessent de chanter, s’asseyent 4 table, mangent le mouton et boivent les breuvages avec grande réjouissance et féte ; celui qui

était chu comme en pamoison se redresse et mange comme les autres. Quand la besogne est terminée, qu’ils ont mangé et bu et encaissé leur paye, se lévent et s’en retournent chacun 4 sa maison. Aprés tout cela, le malade meurt, ou est guéri, et se léve en trés

bonne forme tout aussitét. Ces réponses, bien qu’elles tombent quelquefois a cété, sont trés souvent vraies, 4 ce qu'ils disent. Si, par la Providence de Dieu, homme malade est guéri, wore que T'a guéri Pidole4 laquelle le sacrifice était destine. Mais s‘iltrépasse, disent

176

MARCO

POLO

fois par mois pour de grands richommes. Cette coutume est pratiquée aussi en toute la province du Catai et du Mangi, et par presque tous les Idolatres, parce qu’ils n’ont point de médecins. Or je vous ai conté les maniéres et usages de ces gens, et comment ces magiciens savent enchanter les esprits. Or nous laisserons ces gens et cette province, et vous conterons des autres ainsi que vous pourrez ouir.

CXXII.



COMMENT LE GRAND CAN CONQUIT LES ROYAUMES DE MIEN ET DE BENGALA.

Or sachez que nous avions oublié de vous raconter une trés belle bataille, qui edt lieu au royaume d’ Uncian et qu’il fera bon retracer en ce livre ; et pour cela vous conterons bien clairement comment elle advint et en quelle maniére. I] est vrai qu’en I’an 1272 aprés lincarnation du Christ, le Grand Can envoie un grand prince a lui, qui était nommé Nescradin *, avec une grande armée dans les royaumes d’ Uncian et de Caragian pour qu’ils fussent gardés et protégés et qu’autres gens n’y fissent dommages, parce qu’ils sont aux confins de la terre du Grand Can. Le Grand Can n’y avait encore mandé nul de ses ses fils comme seigneur, ainsi qu’il fit depuis; car il en fit roi Esentemur, fils de son fils qui était mort. Or advint que les rois de Mien * et de Bengala *, qui étaient trés puissants en terres, en trésors et en hommes, n’étaient point sujets du Grand Can, mais peu de temps passa avant que le Grand Can leur prit les deux royaumes. Et ces rois de Mien et Bengala, quand ils surent que Varmée du Grand Can était en Uncian, en furent fachés et terrifiés, craignant qu’elle vint envahir leur terre. Ils se dirent donc qu’il leur fallait lui tomber dessus pour se défendre, avec tant de gens qu’ils les mettraient tous 4 mort, en telle maniére que jamais plus le Grand Can n’aurait volonté d’envoyer ensuite une autre armée. Adonc firent ces rois trés grands préparatifs, et je vous deviserai lesquels. Or, sachez trés véritablement qu’ils eurent deux mille éléphants trés grands ; et firent faire sur chacun de ces éléphants un chateau de bois trés fort, bien fait et bien disposé pour combattre ; et sur chaque chateau étaient au moins douze hommes pour lancer des fléches et combattre ; en tel autre il y en avait seize, et en tel

autre plus ; et encore soixante mille hommes a cheval, ainsi pidtons. Et font préparatifs dignes de puissants rois et

que des de leur

grandeur. Car sachez qu’elle fut bien armée capable de faire un rand effort. Et que vous en dirai-je ? Ces rois, quand ils eurent

ait si grands préparatifs, ne firent point de retard, mais tout incontinent se mettent en route avec tous leurs gens pour tomber

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

177

sur l’armée du Grand Can, qui était 4 Uncian. IIs allérent tant sans trouver aventure digne d’étre mentionnée, qu’ils furent parvenus a trois journées de l’armée des Tartares ; 1a, ils dressérent leur camp pour séjourner et reposer leurs gens. CXXITII.



Cr DEVISE DE LA BATAILLE QUI FUT ENTRE DU GRAND CAN ET LE ROI DE MIEN.

L’ARMEE

Et quand le sire des armées tartares sut avec certitude que ces rois lui venaient sus avec tant de gens, il s’en inquiéta fort, car il

n’avait que douze mille hommes

a cheval ; mais assurément, il

était trés vaillant homme en son cceur et trés bon capitaine ; et avait nom Nescradin. Il ordonne et admoneste ses gens de bonne facon. I s’efforce, tant comme il put, de défendre le pays et ses gens. Et pourquoi vous ferais-je long conte ? Sachez trés véritablement que les douze mille Tartares 4 cheval s’en viennent a la plaine d’Uncian et 1a, attendent que leurs ennemis viennent 4 la bataille. Et ce font par grande sagesse, grace au bon capitaine qu’ils avaient. Car sachez qu’auprés de cette plaine était un bois fort grand, et plein de trés grands arbres. Il les posta prés de ce bois pour pouvoir y entrainer les ennemis, sachant bien que les éléphants n’y pourraient entrer avec leurs chateaux ; si donc les éléphants leur venaient sus avec tant de furie qu’ils ne pussent leur résister, ils se retireraient dans le bois et les arroseraient de fléches en toute sécurité. Appelant a lui tous ses chevaliers, il les exhorta avec les plus éloquentes paroles 4 ne pas étre moins vaillants que par le passé, leur montrant que la force ne réside point dans le nombre, mais dans la valeur de chevaliers braves et éprouvés ; et que les gens des rois de Mien et de Bengala étaient inexpérimentés et nullement rompus 4 la guerre, alors qu’eux-mémes |’étaient depuis si longtemps. Ils ne devaient donc point craindre la multitude des ennemis, mais se fier 4 leur propre habileté, déja si souvent éprouvée en tant de lieux et d’entreprises que leur nom était redouté, non seulement des ennemis, mais encore du monde entier ; et c’est pourquoi ils témoigneraient du méme courage que précédemment. Enfin, il leur promit une victoire certaine et décisive. En telle maniére comme vous avez oui, attendaient les Tar-

‘tares les ennemis en cette plaine. Mais cessons un des Tartares, auxquels nous retournerons bientét, leurs ennemis. Or, sachez bien vraiment que, quand eut séjourné quelque temps avec toute son armée,

peu de parler et parlons de le roi de Mien il partit de ce

lieu et se mit en route, et alla tant qu’il arriva en cette plaine de

‘Uncian ov les Tartares étaient tout préts. Et quand il fut venu en cette plaine, 4 environ un mille des ennemis, il disposases éléphants

178

MARCO POLO

avec leurs chateaux, et les hommes dessus bien combattre. Derriére il ordonne ses hommes a cheval bien et sagement, comme sage roi qu’il était. Et disposé et ordonné toute son affaire, et fait sonner d’instruments, ennemis.

armés pour et a pied fort quand il eut une infinité

il se mit 4 aller avec toute son armée vers les

Quand les Tartares les virent venir, ils ne firent point semblant d’étre ébahis de rien, mais montrérent qu’ils étaient preux et hardis durement. Car sachez sans erreur qu’ils se mettent en marche tous ensemble, en bon ordre et sagement vers l’ennemi ;

mais quand ils en sont proches et qu’il n’y a fors que de commencer la bataille, alors les chevaux des Tartares, quand ils ont vu les éléphants, si énormes, avec leurs chateaux, et tout rangés de front, ils en ont une telle épouvante que les Tartares ne les peuvent

mener en avant vers les ennemis, mais toujours ils tournent bride et s’enfuient. Et le roi et ses gens, avec les éléphants, vont toujours de l’avant. CXXIV. Quand



Ov

L’ON-DIT

ENCORE

DE LA MEME

BATAILLE.

les Tartares voient cela, ils en ont grande ire et ne

savent que faire: car ils voient clairement que s’ils ne peuvent mener leurs chevaux en avant, ils ont tout perdu. Mais a la fin, ils se conduisent trés sagement, et vous dirai ce qu’ils firent. Or sachez que les Tartares, quand ils voient que leurs chevaux sont si épouvantés, ils en descendent, les mettent dedans le bois et les attachent aux arbres ; puis mettent la mains aux arcs, dont ils sont

si habiles, encochent les fléches et vont 4 pied vers les éléphants, qu’ils commencent 4 arroser de fléches. Ils leur en lancent tant que c’en est merveille, et bien des éléphants sont blessés durement, et bien des hommes aussi. Mais les gens du roi qui étaient dans les chateaux tiraient aussi des fléches, trés généreusement, sur les Tartares, et leur donnaient un rude assaut ; toutefois, leurs fléches

ne blessaient point aussi cruellement que celles des Tartares, car elles étaient décochées avec moins de force. Et qu’irai-je encore vous dire ? Sachez que, quand les elephants furent ainsi blessés que je vous l’ai conté, je vous dis qu’ils se tournent et qu *1ls se mirent 4 fuir vers les gens du roi, avec si grand fracas qu’il semblait que le monde entier se dut fendre. Ils ne s’arrétent pas aux bois ; et se mettent dedans, démolissant les chateaux qu’ils avaient sur le dos, gatant et détruisant toute chose, avec un beau petit massacre de ceux qui se trouvaient dedans, car ils couraient or ¢a or la par le bois, en poussant d’effrayants barrissements de terreur. Et quand les Tartares ont vu que les éléphants s’étaient enfuis, en telle maniére comme vous avez oui, et le désordre de l’armée du

LA DESCRIPTION DU MONDE

179

roi, ils ne barguignent point, montent immédiatement sur leurs chevaux avec grand ordre et discipline, et foncent sur le roi et sur ses gens, qui n’étaient, pas peu effrayés de voir la ligne d’éléphants dispersée. Ils commencent la bataille de fléches trés cruelle et féroce, car le roi et ses gens se défendaient hardiment. Et quand ils eurent tiré toutes leurs fléches, ils mirent la main a l’épée et 4 la masse, et se coururent sus trés 4prement. Ils se donnaient d’immenses coups. Or peut-on en voir donner et recevoir grands coups d’épée et de masse ; or en peut-on voir occir chevaliers

et chevaux ; or peut-on voir couper

mains

et bras,

épaules et tétes ; car sachez que maints choient 4 terre morts ou navrés a mort. La crié et le bruit y étaient si grands qu’on n’eit pas oui Dieu tonner. Le choc et la bataille étaient trés grands et trés violents de toutes parts. Mais sachez sans erreur que les Tartares avaient le dessus dans I’affaire, car elle débuta sous un mauvais signe pour le roi et pour ses gens, tant en furent occis ce jour en cette bataille. Et quand la bataille eut duré jusqu’a midi passé, le roi et ses gens étaient si malmenés, et tant en étaient occis,

qu ils ne peuvent plus tenir, car ils voient bien que s’ils demeurent la plus longtemps, ils sont tous morts. Et pour cela, ils ne voulurent plus demeurer, mais se mirent a fuir tant qu’ils purent. Et quand les Tartares voient que ces pleutres se prennent a fuir, ils les vont abattant et chassant et tuant sirudement quec’était une

pitié 4 voir. Quand

ils les ont chassés

un

bout de temps,

ils ne les vont plus chassant et les laissent aller. Mais s’étant rassemblés, ils retournent aux bois pour prendre des éléphants. Et vous dis qu’ils coupaient de grands arbres pour les mettre devant les éléphants, afin qu’ils ne pussent aller plus avant. Mais tout cela ne valut rien pour les prendre. Mais je vous dis que les hommes du roi qui étaient pris, eux, les pouvaient bien prendre, parce qu’ils s’y connaissaient mieux et que les éléphants comprenaient la langue de ces hommes. De cette maniére, ils en prirent plus de deux cents. Et c’est depuis cette bataille que le Grand Can commence 4 avoir des éléphants assez pour ses armées. Et c’est grace a cette journée que le Grand Can conquéta tous les pays de Mien et de Bengala, et les soumit a sa seigneurie. CXXV.



COMMENT

ON DESCEND

UNE

GRANDE

DESCENTE.

Quand on part de cette province de Cardandan dont je vous ai conté ci-dessus, adonc commence-t-on 4 descendre par une grande

descente ; car sachez trés vraiment que l’on va bien deux journées et demie en descendant. Et en toutes ces deux journées et demie, on ne rencontre chose qui mérite mention, fors seulement un vaste

espace libre ot se tient un grand marché, car tous les hommes de

180

MARCO

POLO

cette contrée viennent de tous cétés a cet emplacement aux jours dits, qui sont trois par semaine. Ils ont coutume de changer or contre argent, dont ils ont abondance, et donnent un saggio d’or pour cing d’argent; ce pour quoi les marchands y viennent de fort loin, et changent leur argent contre l’or de ces gens ; et vous dis qu’ils font grand profit et grand gain. Et les gens de cette contrée n’ont pas le droit d’emporter |’or hors du pays, mais ils désirent que les marchands viennent les trouver avec de l’argent pour lacheter, en apportant les marchandises qui leur font besoin. Quant

aux

gens de cette contrée

qui apportent

leur or, nul ne

pourrait aller ot ils demeurent pour leur faire mal, tant ils demeurent en lieux forts et loin des routes. Voila pourquoi ils font leur marché dans cette plaine. Nul ne sait ot ils demeurent, parce que nul n’y alla, fors qu’eux. Et quand on a descendu ces deux jours et demi, on trouve une grande province qui est vers le Midi, aux confins de I’Inde, et est appelée Mien. On Ja traverse en quinze journées par des endroits trés écartés, et par de grandes foréts ot sont bon nombre d’éléphants, d’unicornes et d’autres étranges bétes sauvages. Hommes ni habitations n’y a, pour quoi nous laisserons de cété ce bocage, et vous conterons une histoire, comme vous la pourrez ouir. CXXVI.



CI DEVISE DE LA CITE DE MIEN.

Or sachez que quand on a chevauché les quinze journées que je vous ai contées ci-dessus, par ces régions si éloignées de tout itinéraire, et ot l’on doit emporter ses provisions parce qu’il n’v a aucune habitation humaine, on trouve une belle cité appelée Mien *, qui est trés grande et noble, et est la capitale du royaume de Mien. Les gens sont idolatres et ont un langage a eux. Ils sont au Grand Can. Et dans cette cité est une noble chose que je vous dirai. Il est vrai que jadis fut en cette ville un riche et puissant roi que tout le monde aimait ; quant il vint 4 mourir, il commanda

que sur sa tombe, c’est-d-dire sur son monument, fussent faites deux tours rondes, V'une d’or et I’autre d’argent, en telle maniére commeje vous dirai : car l'une était de belles pierres, puis couverte partout en dehors de plaques d’or épaisses d’un doigt. La tour en était si bien recouverte qu’il semblait qu’elle fut d’or seulement. Elle était haute de bien dix pas, et grosse juste comme il convenait a la hauteur dont elle était. Le haut était une coupole, autour de laquelle étaient tout plein de clochettes dorées qui sonnaient chaque fois que le vent passait entre elles ; et c’est un grand triomphe a voir et A entendre. L’autre tour, elle était d’argent, et toute semblable et en telle maniére faite comme celle d’or, de la méme grosseur et de la méme fagon, tout pareillement avec des clochettes d’argent.

a

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

181

Entre ces tours il fit faire son tombeau, ov il est sépulturé aujourd@hui. Ce que fit faire le roi pour sa grandeur et pour son Ame, afin qu’on eit souvenance de lui aprés sa mort. Et vous dis qu’elles étaient les plus belles tours 4 voir au monde, et elles étaient aussi de grandissime valeur. Et quand le soleil les atteint, une grande lueur en rayonne et l’on peut les voir de bien loin. Et vous dis que le Grand Can a conquis cette province en telle mani¢re comme je vous dirai, aussi nouvelle que plaisante. Vrai est qu’a la cour du Grand Can, lorsqu’il méditait de prendre cette ville, étaient une grande quantité de baladins et d’acrobates de toute sorte. Pour les éloigner, le Grand Can dit qu’il voulait qu’ils allassent conquérir la province de Mien, et leur donnera un bon capitaine et un bon soutien. Car le roi de Mien n’était pas digne que des soldats allassent lui prendre sa terre, puisqu’il avait été assez fou pour se rebeller contre le Grand Can. Les baladins dirent qu ils iraient volontiers pour obéir 4 son commandement. Le Sire fit alors appréter pour eux ce qui convient 4 une armée et leur donna une compagnie d’hommes d’armes. Adonc se mirent en route avec ce capitaine et ce soutien. Ils chevauchérent jusques a parvenir a la province de Mien, et que vous en dirai-je ? Sachez que ces baladins, avec ses gens, conquirent cette province de Mien. Et quand ils furent parvenus a cette noble cité, ils la prirent en peu de temps, et quand y entrant, ils trouvérent ces deux tours si riches et si belles, ils en furent tout émerveillés, et n’osérent les détruire

sans avoir d’abord obtenu la permission du Grand Can. Adonc lui mandeérent, la ot il était, la description de ces tours et comme elles étaient belles et de grandissime valeur, mais que s’il le voulait, ils

les déferaient et lui manderaient l’or et l’argent. Et le Grand Can, qui savait que ce roi chéri de tous jadis les avait fait batir pour son Ame et pour qu’on efit remembrance de lui aprés sa mort, dit qu’il ne voulait pas qu’elles fussent démolies, mais qu’il voulait qu’elles demeurassent gardées et respectées, en ]’état ot le roi les avait ima-

ginées et établies.

Ce n’est pas la merveille, car, je vous le dis, nul Tartare ne toucherait mie chose d’homme décédé, ni autre chose touchée de la

foudre, du tonnerre ou de la peste, car ce peut étre advenu par divin jugement; il n’en préléverait pas davantage le moindre impot. Telle est la coutume des Tartares, qui pensent que c’est un grand péché que de mouvoir une chose appartenant aux morts. Les gens de ce pays ont en abondance éléphants, boeufs sauvages grands et beaux, cerfs, daims, chevreuils et toutes sortes de bétes. Or vous ai conté de cette province de Mien. Or nous la laisserons donc, et vous conterons d’une province appelée Bengala, ainsi comme vous pourrez ouir.

182

CXXVII.

MARCO



CI DEVISE

DE

LA

POLO

GRANDE

PROVINCE

DE

BENGALA.

Bengala est une province vers le Midi, qu’en l’an 1290 de la Nativité du Christ, quand je, Marco, était a la cour du Grand Can, il n’avait point conquise encore. Mais néanmoins, ses armées et ses gens y étaient pour la conquéter; elle le fut ‘cependant que jétais 4 la Cour, et son armée demeura longtemps 4 I’assiéger, parce que c’est une forte contrée. Mais je vous dis que cette province a roi et langage 4a elle. Ils sont trés mauvais idoles... entendez idolatres. Ils sont aux confins de l’Inde. Ils ont beaucoup d’eunuques, lesquels sont chatrés, et tous les barons et seigneurs qui entourent cette province en font venir pour garder leurs épouses. Ils ont des beeufs hauts comme éléphants, mais non pas si gros. Ils vivent de chair, de lait et de riz, dont ils ont grande quantité. Ils ont assez de coton, dont ils font gros commerce. Ils ont nard, et souchet, et gingembre, et sucre, et poivre en grande abondance, et bien d’autres épices de toutes sortes. Les Indiens y viennent acheter des eunuques et des esclaves, qu’on y trouve en trés grand nombre, car tous les hommes qui sont capturés par ces gens sont immédiatement chatrés et ensuite vendus ; car sachez que les marchands y achétent des eunuques et des filles serves en bon nombre, puis les ménent a vendre en maintes autres régions. Et les femmes de cette province portent des pantalons. Or en cette province n’y a rien d’autre 4 mentionner ; pour cette raison, nous en partirons et vous conterons d’une province qui est vers le Levant, et qui est appelée Caugigu. CXXVIII.



Cr DEVISE

DE LA GRANDE

PROVINCE

DE

CAUGIGU.

Caugigu * est une province vers le Levant ; elle a roi; les gens sont idolatres et ont langage a eux. Ils se sont rendus au Grand Can et lui payent un gros tribut chaque année. Et vous dis que ce roi est si luxurieux qu’il a bien trois cents femmes ; car lorsqu’il sait qu’il est une belle femme en la contrée, la prend immédiatement pour femme. II se trouve en cette province assez d’or et de pierres précieuses. Ils ont aussi épices cotiteuses de toutes sortes en grande abondance, mais ils sont trés loin de la mer, ce pour quoi leurs marchandises ne valent guére, mais sont vendues trés bon marché. Ils ont assez d’éléphants, d’anes sauvages et d’autres bétes de maintes sortes. Ils ont assez de venaison. Ils vivent aussi de

6. — COMMENT ON RENCONTRE ELEPHANTS ET UNICORNES DANS LES FORETS DE MIEN.

LA DESCRIPTION DU MONDE

183

chair, de lait et de riz. Ils n’ont point vin de vigne, mais le font fort bien de riz et d’épices fines mélangées. Tous les gens, hommes et femmes, sont peints et tatoués 4 laiguille sur tout le corps en telle maniére comme je vous dirai. Car ils se font sur toute la chair des peintures 4 l’aiguille, de lions et de dragons, d’aigles et de grues, et de maintes autres images différentes et étranges, de sorte qu’on ne voit rien dessiné en saillie ni écorché. Ils font leurs dessins 4 l’aiguille si habilement que jamais ne s’en vont, ni au lavage, ni autrement. Ils s’en font au visage, au col, et au ventre, et aux mains, et aux jambes et par tout le corps. Tout d’abord, est esquissé le dessin des figures qui plaisent au client avec du noir, sur tout le corps. Cela fait, on lui ligote pieds et mains, et deux ou trois aides le tiennent ; alors le maitre, qui ne pratique nul autre art, prend cing aiguilles, dont quatre sont solidement liées ensemble en carré, etla cinquiéme dans le milieu ; avec ces aiguilles, il le pique partout ot il y a le dessin ; et quand les piqires sont faites, on passe aussitét de l’encre dessus, et la figure qu’on avait dessinée apparait dans ces piqdres. Mais le client éprouve de telles douleurs a ce travail qu’elles lui pourraient bien suffire pour son Purgatoire. Ils s’y résignent néanmoins, par respect pour les convenances : celui qui est le plus décoré de peintures, on le tient pour plus noble et plus beau que les autres. Mais

beaucoup d’entre eux trépassent pendant qu’on les peint, car ils perdent beaucoup de sang. Or nous laisserons cette province, et vous conterons

d’une

autre, qui a nom Amu, et se trouve vers Levant. CXXIX.



CI DEVISE DE LA PROVINCE

D’AMU.

Amu * est une province vers le Levant, ou ils sont au Grand Can. Ils sont idolatres. Ils vivent de leurs bestiaux et des fruits de la terre. Ils ont roi et langage 4 eux. Les dames portent aux jambes et aux bras bracelets d’or et d’argent avec des perles et des pierres, de la plus grande valeur. Les hommes en portent aussi, et meilleurs que ceux des dames, et de plus grand prix. Ils ont assez de bons chevaux, dont ils vendent de grandes quantités aux Indiens, qui en font grand commerce. Ils ont aussi trop grande abondance de buffles, de boeufs et de vaches, parce que c’est un trop bon lieu pour les paturages. Ils ont grande abondance de toutes choses pour vivre. Et sachez que depuis cette province d’Amu jusqu’a celle de Caugigu, qui est derriére, plus a l'Ouest, il y a quinze journées, et de Caugigu 4 Bengala, qui est la troisitme province encore plus 4 l’Ouest, il y a trente journées. Or, nous partirons d’Amu et irons en une autre province, qui a nom Toloman, et qui se trouve 4 bien huit journées vers Levant.

384

MARCO POLO

CXXX.



CI DEVISE DE LA PROVINCE

DE TOLOMAN.

Toloman * est une province vers le Levant. Les gens sont ido[atres, ont langage 4 eux et sont au Grand Can. IIs sont trés belles gens, et grands, et ne sont guére blancs, mais bruns. IIs sont bons

hommes d’armes. IJs ont déja pas mal de cités, mais des villages, ils en ont en grande quantité, en d’énormes montagnes, et des forteresses. Et quand ils meurent, ils font briler les corps ; et les os qui demeurent, et ne peuvent brdler, ils les prennent et les mettent en une petite arche en bois ; puis les portent en grandes et hautes montagnes, et les mettent en grandes cavernes, pendus bien haut, en telle maniére que ni homme ni béte ne les puisse toucher. II s’y trouve aussi de l’or assez, mais leur petite monnaie est de porcelaine, et en telle maniére que je vous ai conté. Et aussi toutes ces provinces dont il a été parlé, c’est-a-dire Bengala, Caugigu et Amu, ont monnaie d’or et de porcelaine. Il n’y a guére de marchands, mais ceux qui sont 1a sont trés riches et ont grosse fortune en marchandises. Ils vivent de chair, de lait et de riz. Ils

n’ont point non plus de vin de vigne, mais font des boissons de riz et d’épices qui sont fort bonnes, comme dans les autres provinces. Or nous laisserons cette province, dont il n’y a plus rien a dire, et vous conterons d’une province qui est appelée Cuigiu, vers Levant. CXXXI.



CI

DEVISE

DE

LA

PROVINCE

DE

CUIGIU.

Cuigiu * est une province vers le Levant : quand on part de Toloman, on va douze journées en remontant un fleuve ot l’on trouve assez de villes et de villages, mais rien ne mérite mention. Et quand on est allé douze journées en remontant le fleuve, l’on trouve la cité de Cuigiu, qui est trés grande et noble. Ils sont idolatres et sont au Grand Can. Ils vivent de commerce et de métiers.

Et vous dis qu’ils font draps d’écorce d’arbre, qui sont fort beaux

et qu’ils portent |’été, les hommes comme les femmes. Ils sont presque tous de vaillants hommes d’armes. Point n’ont de monnaie, fors les papiers avec le sceau du Grand Can, dont vous ai déja dit ; ear je vous dis que sommes désormais en les terres ot |’on dépense les papiers du Grand Can. Il y a tant de lions que c’en est merveille, et que nul homme ne peut dormir hors de sa maison, car les lions le mangeraient immé-

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

185

diatement. Et vous dis une autre chose : quand des hommes vont par ce fleuve dont vous ai parlé, et sur lequel se transportent bien des marchandises, et qu’ils s’arrétent pour la nuit en quelque lieu, sur la riviére, s’ils ne dorment pas bien loin de terre, les lions,

sautant a l’eau et nageant, vont les attraper dans leur barque, prennent un homme et s’en vont avec et le dévorent. C’est pourquoi ils mettent 4 lancre au beau milieu du fleuve, qui est trés large, et ainsi, ils se trouvent en sécurité. Et je vous dis que les habitants aussi s’en savent bien se garder, bien qu’ils soient, je vous le dis, trés grands et dangereux. Mais sachez que je vous dirai une merveille : car je vous dis qu’en cette contrée, y a chiens, les plus gros et les plus féroces qui se Puissent voir, qui ont courage et force d’attaquer les lions. Mais ils veulent étre deux ; car sachez qu’un homme brave a cheval, avec de ces chiens, occit un grand et fier lion, et vous dirai comment. Quand un homme chevauche 4 travers la forét avec arc et fléches et

deux énormes chiens, et qu’il advient qu’ils trouvent un grand lion, les chiens, qui sont hardis et forts, tant t6t qu’ils le voient, lui

courent sus fort hardiment, encouragés et excités par l’homme: Pun est poursuivi, mais l’autre poursuit. Le lion se tourne vers les chiens, mais se savent bien garder, et sont si agiles qu’il ne peut les toucher. Et les chiens, dés qu’ils voient que le lion s’en va, ils Jui

courent derriére et le mordent a la cuisse, a la queue ou ailleurs ; le lion se retourne trés fiérement, mais ne les peut atteindre. Et que vous en dirai-je ? Le lion est trés effrayé par le grand bruit que font les chiens, et se met a chercher un gros arbre auquel il se puisse appuyer pour faire face aux chiens sans qu’ils puissent le houspiller par derriére. Et tandis qu’il se tourne or ¢a, or 1a, quand Vhomme voit cela, il met l’arc 4 la main, car ils sont trés bons archers, et lui tire des fléches, une, deux, et plus, et tant que le lion choit mort avant d’avoir trouvé un refuge ; car il est tellement occupé par les chiens que l’homme peut tirer librement. De cette maniere, ils en abattent beaucoup, car il ne se peut défendre contre un homme a cheval qui a deux bons chiens. Ils chassent néanmoins le lion avec prudence. Dans cette province, ils ont assez de soie et d’or, des marchandises de toute sorte en abondance, qui sont portées en amont et en aval par les branches de cette riviére. Et sachez trés véritablement que si on remonte ce fleuve encore douze journées, on trouve toujours cités et villages en grande abondance. Les gens sont idolatres et sont au Grand Can. Leur monnaie est de papier ; c’est celle du Seigneur. Ils vivent de commerce et d’artisanat. Au bout de ces douze journées, on trouve

la cité de Sindufu, dont ce livre parle plus haut. De Sindufu, l’on part et chevauche bien soixante-dix journées par des provinces et par des terres oW nous avons été et que nous avons décrites plus

186

MARCO

POLO

haut dans notre livre. Au bout de soixante-dix journées, on trouve Giogiu ot nous avons été. Et de Giogiu, on part et va quatre journées, trouvant assez de villes et de villages. Les gens font grand commerce et grande fabrication. Ils sont idolatres et ont la monnaie du Grand Can leur seigneur: c’est du papier. Au bout de ces quatre journées, on trouve la cité de Cacanfu *, qui est vers le Midi et se trouve dans la province du Catai. Et nous en conterons de cette Cacanfu et de son aspect ainsi comme vous pourrez ouir. CXXXII.



Cr

pDEVISE

DE

LA

CITE

DE

CACANFU:

Cacanfu est une grande et noble cité du Catai vers le Midi. Les gens sont idolatres et font briler leurs morts. Il y a aussi quelques Chrétiens, qui ont une église. Ils sont au Grand Can et ont la monnaie de papier avec le sceau du Grand Can. Ils vivent de commerce et de métiers, car ils ont assez de soie ; ils font des draps d’or et de soie et des cendaux en grande abondance. Cette citéa assez de villes et de villages sous sa seigneurie. Une grande riviére passe par le milieu de la cité, et l’on y porte bien des marchandises vers la cité de Cambaluc, car avec les nombreux canaux et fossés quils ont faits, elle court tout droit vers cette cité. Or nous partirons de cette cité ot rien d’autre est 4 mentionner

et irons trois jours vers le Midi, ot trouverons une autre cité qui a nom Cianglu, et nous conterons de ces faits. CXXXIII.



CI DEVISE DE LA CITE DE CIANGLU.

Cianglu * est encore une trés grande cité vers le Midi ; elle est au Grand Can et aussi en la grande province du Catai. Leur monnaie est de papier ; ils sont idolatres et font briler les corps des morts. Et sachez que dans cette ville, se fait le sel de la terre en trés grande quantité, et vous dirai comment. II est vrai qu’ils prennent

une sorte de terre qui est trés saumatre, dont ils font de grands tas;

et sur ces tas, jettent eau en masse, tant qu’elle va jusqu’au fond ; alors ils la prennent, car elle a pris le sel ; et la mettent en grands pots et en grandes chaudiéres de fer pas plus profondes que quatre doigts, et la font bouillir assez. Quand elle est bien bouillie et

purifiée par la force du feu, la laissent refroidir ; alors l’eau s’épaissit, et est fait du sel trés beau, trés fin, trés blanc. Et vous

dis encore qu’ils en font tant que non seulement ils en font assez pour la cité et la région, mais que ce sel se porte par maintes autres contrées 4 la ronde; et en tirent gros profits, et le Grand Sire, de gros revenus. II vient en ce pays de trés grosses péches au bon

parfum, qui pésent bien chacune deux petites livres.

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

187

Or nous partirons de cette cité, ot rien d’autre ne mérit¢ mention et vous conterons d’une autre cité qui est appelée Ciangli, qui est vers Midi, et vous conterons de ses faits. CXXXIV.



CI DEVISE DE LA CITE DE CIANGLI.

Ciangli * est une cité du Catai vers le Midi ; elle est au Grand Can. Ils sont idolatres et ont monnaie de papier. Elle est 4 cing journées de Cianglu, et pendant ces cinq jours, on trouve assez de villes et de villages, qui sont tous au Grand Can. Ce sont pays de grand commerce et trés profitables au Grand Sire. Et sachez que par le milieu de la cité passe un grand fleuve et large par lequel on porte en amont et en aval de grandissimes quantités de toutes les marchandises, de soie, d’épices et d’autres denrées précieuses qui payent de gros revenus au Seigneur. _ Or, nous partirons de Ciangli, dont nous ne vous en conterons pas plus, et vous dirons d’une autre cité qui en est 4 dix journées vers le Midi, et est appelée Tundinfu. CXXXV.



CI DEVISE DE LA CITE DE TUNDINFU.

Quand on part de Ciangli, on va six journées vers le Midi, toujours trouvant assez de cités et de villages de grande valeur et noblesse. Ils sont idolatres et brilent le corps des morts. Ils sont au Grand Can et ont monnaie de papier ; ils vivent de commerce et de métiers ; ils ont de tout pour vivre en grande abondance,

mais comme il n’y a chose qui vaille mention, vous parlerons de Tundinfu *, C’est une grandissime cité, et jadis, c’était un grand royaume,

mais le Grand Can l’a conquise par la force des armes. Néanmoins vous dis que c’est la plus noble cité qui soit en toutes ces contrées. Il y a de trés grands marchands qui font grand commerce. Ils ont telle abondance de soie que c’est une merveille. Autour de cette ville sont maints beaux et délectables jardins pleins de tous les bons

fruits. Et sachez trés véritablement que cette cité de Tundinfu a sous Sa Seigneurie onze cités impériales, c’est-a-dire qui sont nobles et de grande valeur, car elles sont cités de grand commerce et de

grand profit ; car elles ont de la soie outre mesure. Et vous dis qu’en l’an 1272 de l’incarnation du Christ, le Grand Can avait mandé 4 cette cité et 4 cette province un sien

baron qui avait nom Liitan Sangon *, pour qu’il la dit garder et protéger. II] lui avait, de plus, donné quatre-vingt mille hommes a cheval pour tenir cette garde. Mais quand ce Liitan fut demeuré quelque temps avec ses gens dans cette province, et qu'il se vit a

188

MARCO

POLO

la téte de tant d’>hommes et d’une terre si riche et fertile, il devint orgueilleux, et tout comme un traitre, il pensa a faire une grandis-

sime déloyauté, et écoutez laquelle : il alla devisant avec tous les sages hommes de toutes ces cités et machina avec eux de se rebeller contre le Grand Can. Ce qu’ils firent avec l’approbation de tous les peuples de la province, car ils se rebellérent contre le Grand Can et ne lui obéirent plus en rien, mais prirent comme capitaine ce Liitan qui était venu de la part du Seigneur pour les garder et protéger. Et quand le Grand Can le sait, il y mande deux de ses barons, qui avaient pour nom, Agiul * et Mongatai * et avec eux envoie bien cent mille hommes a cheval, et bien d’autres a pied. Et pourquoi vous ferais-je long conte ? Sachez trés véritablement que ces deux barons avec leurs gens combattirent contre Liitan, qui était un rebelle, et contre tous les gens qu’il avait pu assembler, qui furent bien environ cent mille hommes a cheval et une grandissime quantité d’hommes 4 pied. Mais telle fut ’aventure que Liitan perdit la bataille et fut occis avec bien d’autres. Et aprés que Liitan fut déconfit et mort, le Grand Can fit enquéter sur tous ceux qui s’étaient rendus coupables de cette trahison et qui étaient les principaux fauteurs de ce crime. Tous ceux qui furent trouvés coupables furent cruellement mis 4 mort. Mais a tous les autres et aux moindres, i] pardonna et ne fit nuls maux : par la suite, ils lui

furent toujours bien fidéles. Vous devriez aussi savoir que les filles de la province du Catai plus que toutes les autres sont pures et observent la vertu de modestie. Elles ne ballent ni ne dansent, ne font point de fredaines, ne se mettent point en colére, ne restent point collées a la fenétre pour dévisager les passants ou pour leur montrer leur propre visage, ne prétent point l’oreille 4 des discours inconvenants et ne fréquentent point les fétes et réunions joyeuses. Et s’il advient qu’elles aillent 4 quelque endroit décent, comme, peut-étre, les temples des idoles, ou en visite chez leurs parents et alliés, elles y vont en compagnie de leur mére, sans regarder impudemment le monde: mais portent sur la téte certains jolis bonnets de leur coutume, qui empéchent de regarder en I’air, de sorte qu’en marchant, elles dirigent toujours leurs yeux vers le chemin devant leurs pieds. Par devant leurs anciens, elles sont réservées ; jamais ne disent paroles insensées, ni d’ailleurs aucune en leur présence, fors

quand on les a interrogées. En leur chambre, elles se tiennent 4 leur ouvrage, et rarement se montrent aux péres, aux fréres et aux

anciens de la maison. Elles ne prétent aucune attention aux soupirants. Nous dirons de la méme maniére, des garcons et jeunes gentilshommes, que jamais n’ont la présomption de parler devant leurs anciens 4 moins d’en étre interrogés. Et quoi de plus ? Si grande est la pudeur parmi eux, notamment entre parents et alliés,’

LA DESCRIPTION DU MONDE

189

que deux d’entre eux n’oseraient jamais aller ensemble aux bains ou aux étuves. Mais si quelqu’un désire donner une fille en mariage ou si elle est demandée par quelque autre pour lui-méme, au futur le pére offre sa fille comme étant vierge, et sur ce point, ils conviennent entre eux par obligation et contrat ; car sil’on devait constater le contraire, le mariage ne tiendrait pas. Quand les contrats et les accords ont été diment faits entre eux et confirmés, la fille est

conduite aux bains ou étuves pour éprouver son pucelage ; la sont la mére et parentes de la fille, et celles du futur époux ; pour le compte de chacune des parties, certaines matrones spécialement chargées de cet office examinent d’abord la virginité de la fille avec un ceuf de pigeon. Si les femmes qui représentent l’époux ne se trouvent pas satisfaites de cet essai, étant donné que les parties naturelles d’une femme peuvent fort bien étre contractées par des moyens médicinaux, une de ces matrones introduit savamment un doigt enveloppé de lin blanc et fin dans les parties naturelles et rompt un peu la veine virginale, afin que le lin puisse étre un peu coloré de sang virginal. Car ce sang est de telle nature et force que sa couleur ne peut étre enlevée par aucun lavage du tissu ot elle s’est fixée. S’il peut s’en aller, c’est le signe qu’elle a été déshonorée et que ce sang n’est point d’une dame pure. Une fois l’épreuve ainsi faite, si la fille est trouvée pucelle, le mariage est valable ;

sinon, il ne l’est pas, et le pére de la fille est puni par le gouvernement en raison de l’accord qu’il a passé. Et vous devez savoir que pour protéger leur pucelage, les filles marchent toujours si doucement qu’un pied jamais ne se pose devant l’autre de plus d’un doigt, parce que les parties intimes d’une pucelle sont trés souvent ouvertes si elle se conduit trop librement. ‘Tout cela doit étre entendu des gens originaires de la province du Catai. Car les Tartares ne se soucient nullement de cette sorte de convention : leurs filles chevauchent avec eux, et leurs épouses, d’ot peut étre inféré que dans certain domaine, elles subissent quelque dommage. Quant aux gens de la province du Mangi, ils observent la méme coutume qu’au Catai. Au Catai également, on fait une autre chose que vous devez connaitre : parmi les Idolatres sont quatre-vingt-quatre idoles, chacune appelée de son propre nom. Et les Idolatres disent que le Dieu supreme a donné a chacune un pouvoir particulier, et notamment a l’une celui de faire retrouver les choses perdues ; 4 une autre, celui d’assurer la fertilité des terres et de leur donner le

temps qui leur convient ; 4 une autre, celui peaux ; et ainsi de suite pour chaque chose, rité que dans l’adversité. Et chaque idole nom, et ils savent, et vous disent, la fonction

de protéger les trouaussi bien en prospéest nommée par son et puissance de ]’idole

que vous voulez. Quant aux idoles auxquelles il appartient de faire retrouver les choses perdues, ils les présentent sous la forme de

190

MARCO

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deux petites statues de bois qui ressemblent a des garcons d’une douzaine d’années, et ils les décorent de superbes ornements. En leur temple une vieille femme demeure continuellement comme leur sacristain. Si quelqu’un a perdu quelque chose, soit qu’on la lui ait dérobée, soit qu’il ne sache plus la retrouver, il va demander,

ou envoie demander a cette vieille femme d’interroger les idoles a propos de cette chose perdue. La vieille femme lui dit qu’il doit encenser les idoles, et il le fait. Quand l’encens a été fourni, la

vieille femme les questionne au sujet de la chose perdue, et elles lui répondent a son propos comme elles doivent. Alors la vieille femme dit 4 celui qui a perdu la chose : « — Regarde en tel endroit, et tu la trouveras. » Si quelqu’un I’a prise, elle dit : «



Un tel l’a ; dis-lui de te la rendre. Et s’il le nie, reviens

me Voir : certainement, je te la ferai restituer. Autrement, je ferai qu’il se coupe une main ou un pied, ou qu’il tombe et se casse une jambe ou un bras, ou qu’il lui arrive quelqueautreaccident, de sorte qu’il sera bien forcé de te la rendre. » Et l’on constate par expérience que si une personne a volé quelque chose 4 quelqu’un, et qu’aprés que l’ordre lui en a été donné, elle le nie et néglige de la rendre, si c’est une femme, pendant qu’elle est 4 quelque ouvrage de cuisine avec un couteau, ou a faire quelque autre chose, elle se coupe la main, ou tombe dans le feu, ou une autre mésaventure lui advient ; si c’est un homme, il

se coupe le pied de la méme maniére pendant qu’il est 4 fendre son bois, et se rompt les bras ou les jambes ou un autre membre. Et comme les gens savent maintenant par expérience que cela leur advient parce qu’ils nient leurs larcins, ils rendent immédiatement ce qu’ils ont dérobé. Si les idoles ne répondent pas immédiatement,

alors la vieille femme dit : « — Les esprits ne sont point ici. Va-t-en et reviens a telle heure, parce qu’ils viendront entre temps, et je les interrogerai. » L’homme revient donc 4 l’heure fixée, et les esprits dans l’intervalle, ont donné la réponse a la vieille femme ; cette réponse, ils la produisent en chuchotant d’une sorte de voix faible et basse pareille 4 un sifflement. Alors la vieille femme leur fait maints remerciements comme ceci ; elle éléve les mains devant eux, elle grince des dents trois fois en disant quelque chose comme : ,» «—O chose combien vertueuse ! »

digne, combien

sainte, et combien

Elle dira 4 celui qui a perdu des chevaux : « — Va 4 tel endroit, et tu les y trouveras. » Ou bien : « — Des larrons les ont trouvés en tel endroit et les emménent en ce moment dans telle direction : cours, et tu les trouveras. » Et on les trouve exactement comme elle a dit. De cette maniére

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

191

rien n’est perdu qu’on ne puisse retrouver. Lorsque les choses perdues sont retrouvées, alors les gens, dévotieusement et respectueusement, offrent aux idoles peut-étre une aune de drap fin, comme du cendal de soie, ou doré. Et moi, Marco, j’ai retrouvé de

cette maniére un certain anneau qui s’était perdu. Mais n’imaginez surtout pas que je leur aie fait offrande ou hommage ! Mais nous quitterons ce sujet puisque nous l’avons traité en bon ordre, et vous parlerons d’une autre contrée qui est au Midi et qui a nom Singiu. CXXXVI.



CI DEVISE DE LA NOBLE

CITE DE SINGIU MATU.

Quand on part de Tundinfu, on va trois journées vers le Midi, toujours trouvant cités et villages nobles et bons, de grand commerce et industrie. I]s sont idolatres et soumis au Grand Can. I] y a suffisamment de chasse et de venaison de toute sorte. Ils ont de tout en abondance. Et quand on a fait ces trois journées, on trouve la noble cité de Singiu Matu *, qui est trés grande et riche, et fait grand commerce et industrie. Ils sont idolatres et sont au Grand Can. Ils ont monnaie de papier. Et vous dis encore qu’ils ont un fleuve dont ils tirent grand profit, et vous dirai comment. Vrai est que ce grand fleuve vient du Midi jusqu’a cette cité de Singiu Matu, et les gens de la ville, de ce grand fleuve en ont fait deux ; car ils font aller une moitié vers le Levant et l'autre moitié vers le Ponant,

c’est-a-dire que l’une va au Mangi et l’autre par le Catai. Et vous dis pour vérité que cette ville a de si grands navires — si grande quantité de bateaux —, que nul, sans l’avoir vu, ne le pourrait

croire. N’entendez pas que ce soient grandes nefs: elles sont comme il convient a de vastes fleuves. Et vous dis que ces navires portent au Catai et au Mangi de si grandes masses de marchandises que c’est merveille, et quand ils reviennent, ils sont encore charges d’autres denrées ; voila pourquoi c’est chose merveilleuse 4voir que ces richesses qui descendent et remontent le fleuve. Or, nous partirons de Singiu Matu et vous conterons d’une autre contrée, qui est vers le Midi ; et ce sera une grande province, qui est appelée Lingiu.

192

MARCO POLO

CXXXVII.



CI DEVISE DE LA GRANDE

CITE DE LINGIU.

Quand on part de Singiu Matu, on va vers le Midi huit journées, toujours trouvant assez de villes et de villages, qui sont trés: nobles, grands et riches, de grand commerce et industrie. Ils sont idolatres et font brdiler le corps des morts, et sont au Grand Can. Leur monnaie est de papier. Au bout de ces huit journées, on trouve une cité appelée Lingiu * tout comme la province dont elle est le chef-lieu. Elle est trés noble cité,et riche. Les hommes sont

bons hommes d’armes, bien qu’on y fasse grand commerce et industrie. Ils ont venaison de bétes et d’oiseaux en grande abondance. I]s ont beaucoup de grain et de toutes choses 4 manger et a. boire. Ils ont aussi par tout le pays une multitude de jujubes qui sont deux fois plus gros que dattes, et les gens de cette province mangent du pain de jujube. La ville est aussi sur le fleuve que je vous ai nommeé ci-dessus : il y a donc encore grande multitude de nefs. Ces nefs sont plus grandes que celles dont je vous ai parlé, et portent maintes marchandises, et chéres. Or nous laisserons cette province et cette cité, et vous conterons encore d’autres nouveautés: et traiterons d’une cité: appelée Pingiu, qui est trés grande et riche. CXXXVIII.



CI DEVISE

DE LA CITE DE PINGIU.

Quand on part de la cité de Lingiu, on va trois journées vers:

le Midi, toujours trouvant des villes et villages en abondance, qui sont bons et riches. Ils sont au Catai et idolatres, et font aussi

briler leurs corps, et sont au Grand Can comme ceux que je vous: ai nommés en arriére. Leur monnaie est de papier. Il y a encore la meilleure venaison de bétes et d’oiseaux qui soit au monde. Ils ont grande abondance de toutes choses pour vivre. Au bout de ces. trois journées, on trouve une cité appelée Pingiu *, qui est grande: et noble, de grand commerce et industrie. Is ont de la soie en grandissime abondance. Cette cité est a l’entrée de la grande province du Mangi; a cette ville les marchands chargent des charrettes de maintes marchandises et les portent au Mangi par plusieurs cités et villages. C’est cité qui rend grand profit au Grand Can. Il n’y a pas autre chose qui mérite mention, et c’est pour quoi: en partirons et vous conterons d’une autre cité, appelée Ciugiu,,

qui est aussi vers le Midi.

CXXXIX.

LA

DESCRIPTION



CI DEVISE

DU

MONDE

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DE LA CITE DE CIUGIU.

Et quand on part de Pingiu, on va deux journées vers le Midi par une trés belle contrée fertile en tous biens, ou il y a suffisance de venaison de bétes et d’oiseaux de toute sorte. Au bout de ces journées, on trouve la cité de Ciugiu * qui est trés grande et riche, et de commerce et industrie. Les gens sont idolatres et font briler leurs corps morts au feu. Leur monnaie est de papier, et sont au Grand Can. Les plaines et les champs sont trés beaux et ont en abondance froment et tous autres grains, mais autres choses dignes de mention n’y a point, et pour cela nous en partirons et vous parlerons d’autres terres en avant. Et quand on part de cette ville de Ciugiu, on va bien trois journées vers le Midi, trouvant belles contrées, et beaux villages et hameaux, et belles fermes de terres et de champs, venaison et chasse a suffisance et abondance de froment et de tous grains. Ils sont idolatres et sont au Grand Can. Leur monnaie est de papier. Et au bout de ces trois journées, on trouve le grand fleuve de Caramoran qui vient de la terre du Prétre Jean, qui est trés grand, profond et large ; car sachez qu’il est large d’un mille, et si profond que de trés grandes nefs, non moindres que les nétres, mais faites a la fagon des nefs de leur fagon, y peuvent bien aller avec leurs charges. II s’y trouve assez de gros poissons. I y a sur ce fleuve au moins quinze mille nefs, qui toutes sont au Grand Can — non pas toutes au méme endroit, mais partout oti des cités sont baties sur ce fleuve — et sont la pour porter ses armées aux iles de la mer. Car je vous dis que la mer est proche de ce lieu ; 4 une journée. Et vous dis que ces nefs demandent chacune vingt mariniers, et

transportent chacune environ quinze chevaux avec les hommes et les vivres, et leurs armes et leurs harnois. A l’embouchure du fleuve sont deux villes : l’une d’un cété, l’autre de l’autre, en face Pune de l’autre. L’une a pour nom Coigangiu * et l’autre a pour nom Caguy *, et sachez que l’une est grande et l’autre petite. Désormais, quand on passe ce fleuve, on entre en la grande province du Mangi ; et vous conterai comment, cette province du

Mangi, le Grand Can 1’a conquétée. Mais ne croyez pas que nous avons traité en bon ordre de toute la province du Catai, ni méme de sa vingtiéme partie ;seulement comme moi, Marco, j’en ai fait la traverse. J’ai laissé de cété celles qui sont sur les bords et dans le milieu, car il eft été bien trop long d’en parler.

194.

MARCO POLO

CXL.



COMMENT LE GRAND CAN CONQUIT LA GRANDE PROVINCE pu MANGI.

Vrai est que la grande province du Mangi est la plus noble et la plus riche de tout |’Orient. En 1269 en était maitre et seigneur un roi appelé Facfur *, qui était trés grand roi et puissant en trésors, en gens et en terres; et certes, nul n’était plus riche et plus puissant,

si ce n’est le Grand Can. Mais sachez qu’il n’était point homme d’armes vaillant ; il ne se délectait qu’en femmes ; c’était un gou-

verneur tranquille et pacifique, qui faisait grand bien a son pauvre peuple. En toute sa province n’avait point de chevaux ; ses gens n’étaient point accoutumés aux batailles et aux armes et aux armées ; et lui ne pensait point que nul seigneur au monde lui ptt faire du tort, car cette province du Mangi est un lieu trés fortifié ; car toutes les cités sont environnées d’une eau

large et profonde, tant qu’il n’est nulle cité qui ne soit entourée d’un fossé large de plus d’une portée d’arbaléte, et fort profond. Et vous dis que si les gens eussent été hommes d’armes, jamais ils ne l’eussent perdue. Mais ils la perdirent pour n’étre point vaillants ni habitués aux armes. Car je vous dis qu’en toutes les cités, on n’entre que par un pont |... Or advint qu’en l’an 1268 de lincarnation du Christ, le Grand Can qui maintenant réegne, c’est Cublai le seigneur des Tartares, y mande un sien baron, qui avait nom Baian Cingsan *, ce qui veut dire en notre langue Baian Cent Yeux. Et vous dis que le roi du Mangi avait trouvé par son astronomie qu’il ne pouvait perdre son royaume que par un homme qui eat cent yeux. Ainsi, il se croyait en grande sireté ; car il ne pouvait penser qu’un homme naturel put avoir cent yeux. Mais il fut bien trompé, parce qu’il ne vit pas le nom de cet homme. Ce Baian s’en vint au Mangi avec une grandissime armée de cavaliers et de piétons que le Grand Can lui donna ; il eut aussi grande quantité de nefs qui portaient les hommes a cheval et 4 pied, quand il en était besoin. Et quand Baian fut venu avec toutes ses gens a l’entrée du Mangi, c’est a cette cité de Coigangiu, la ot nous sommes maintenant et dont nous vous conterons tout-a-l’heure, il leur dit de se rendre au Grand Can

son seigneur. Ceux-ci lui répondirent qu’ils n’en feraient rien. Et quand Baian vit cela, il alla de l’avant et trouva encore une autre cité, qui encore ne se veut rendre ; et il se mit encore en route vers une

troisiéme, puis vers la quatriéme,

puis vers la cinquiéme,

desquelles il regut toujours la méme réponse. Ce faisait-il parce

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

195

qu’il savait que le Grand Can mandait encore derriére lui une autre grande armée. Et que vous en dirai-je ? Il alla 4 cinq cités, mais nulle ne put prendre, et nulle ne voulut se rendre. Or advint que la sixiéme cité, Baian la prit par force et adresse, faisant mourir tous ceux qu’il y trouva. Alors il en prit une autre, puis une troisiéme, et puis une quatriéme, si bien que, je vous dis qu’il advint en telle maniére, il prit douze cités]’une aprés |’autre. Et alors, les cceurs

des hommes du Mangitremblérentlorsqu’ilsapprirent ces nouvelles. Mais pourquoi vous ferais-je long conte ? Sachez trés véritablement que Baian, quand il eut pris autant de villes que je vous ai conté, il s’en alla tout droit 4 la cité maitresse du royaume, qui est appelée Quinsai, 1a ot étaient le roi et la reine avec leur cour ; devant la ville il déploya son armée en bon ordre. Le roi, quand il vit Baian avec son armée, il eut grand’peur comme un homme inaccoutumé a un tel spectacle. Il manda ses astrologues et envoya aussi ses espions pour connaitre le caractére et les moyens de Baian, et ils apprirent par son armée qu’on le nommait Cent- Yeux.

Quand le roi entendit cela, il en congut grande épouvante: il partit de la cité avec maintes gens et monta sur ses nefs, si bien qu’il en avait bien un millier en sa compagnie, chargées de tous ses biens et richesses. I] s’enfuit sur la mer Océane entre les iles imprenables de |’Inde, remettant la ville de Quinsai * aux bons soins de la reine, avec ordre de se défendre comme pourrait, car elle était

femme 4 ne point craindre la mort, si elle tombait aux mains de lennemi. Or advint que cette reine, chaque jour plus étroitement assiégée, mais gardant pourtant bon espoir de ne pas perdre son pays, demanda comment avait nom celui qui lui faisait ici la guerre. Et on lui dit qu’il était nommé Baian Cent Yeux. Quand la reine ouit que cet homme avait nom Cent Yeux, elle se rappela aussitét l’astronomie qui disait qu’un homme ayant cent yeux leur devait prendre le royaume. Alors elle se rendit aussitét 4 Baian. Et aprés que la reine se fut rendue, toutes les autres cités et tout le royaume se rendirent, sauf la cité de Saianfu qui, pendant trois

années, dédaigna d’obéir. Ce fut une bien grande conquéte, car en tout le monde n’y avait nul royaume qui valut la moitié de celui-la ; car le roi avait tant 4 dépenser que c’était merveilleuse chose. Et vous dirai aussi des belles actions qu’il faisait. Sachez que chaque année, il faisait bien nourrir vingt mille petits enfants, et vous dirai comment. En cette province, se jettent les enfants dés qu’ils sont nés, et ce font les pauvres femmes qui ne les peuvent nourrir. Et le roi les faisait tous prendre, et faisait inscrire sous quel signe et planéte ils étaient nés. Puis il les faisait nourrir en maints lieux et endroits, car il avait des nourrices en

grand nombre. Ft quand un richomme n’avait fils, il allait au roi et s’en faisait donner tant comme il voulait, et ceux qui lui plaisaient le plus, promettant au seigneur de les tenir comme ses propres

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MARCO

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enfants et de les bien traiter ; et si le pére ou la mére désirait reprendre ]’enfant une fois plus 4gé, il fallait qu’ils prouvassent par écrit que c’était 1a leur fils ; alors, il le leur faisait rendre. Quant a ceux dont nul n’avait voulu, le roi, quand ils avaient grandi, il leur

faisait donner un métier; et quand l’enfant et la pucelle étaient en age de se marier, le roi donnait4l’enfant la pucelle pour femme, et leur faisait donner tant, qu’ils pouvaient bien vivre a leur aise. Et de cette maniére, garcons et filles, le roi élevait bien ainsi vingt mille chaque année. Et encore ce roi faisait une autre chose trés plaisante aux gens. Quand il chevauchait sur une route, dedans la ville ou par pays, et qu’il trouvait deux belles maisons, et entre elles une petite, en ruines ou en mauvais état, alors le roi demandait 4 qui cette maison était et pourquoi elle était si petite, non aussi grande que les deux autres. On lui disait que cette petite maison est 4 un pauvre homme qui n’a pas les moyens de la faire aussi grande que les deux autres. Alors le roi commande aussit6t que cette petite maison soit faite aussi belle et aussi haute que les deux d’a cété, et il paye les frais. S’il advenait que la petite maison fut 4 un richomme, adonc lui commandait immédiatement de la faire ter de la. Grace a ce commandement, point n’était en la cité de Quinsai, la cité maitresse du royaume du Mangi, une maison qui ne fut grande et belle, outre, naturellement, les grands palais et demeures, dont il y avait grande abondance par toute la ville. Et encore vous dis que ce roi se faisait servir par plus de mille damoiseaux et damoiselles, qui tous étaient beaux et vétus de robes belles et riches. Il tenait son royaume en si grande justice que nul n’y faisait mal ou vol; la ville était si sire que les maisons, échoppes et magasins demeuraient ouverts la nuit comme le jour, j

tous pleins de précieuses denrées, et rien ne se trouvait en moins; car on pouvait sortir la nuit comme le jour. Il ne se pourrait dire la grande richesse qui est en ce royaume, si bien que c’esta bon droit que le roi était aimé par tous.

Or vous ai conté de ce royaume. Or, vous conterai de la reine. Et sachez que cette reine, qui se rendit a Baian, fut emmenée a la cour du Grand Can. Et quand le Grand Sire la vit, il la fit honorer et servir chérement comme une grande dame qu’elle était. Mais du roi Facfur son baron, il advint que jamais il ne sortit de l’ile de la mer Océane ; il y resta longtemps, puis mourut. Pour cette raison, nous les laisserons, lui et sa femme, et cette

matiére, et nous mettrons 4 conter de la province du Mangi, ses traditions et ses coutumes, et tout son fait bien clairement, ainsi

comme vous pourrez ouir distinctement ; et nous commencerons par le commencement, c’est-a-dire la cité de Coigangiu, que nous avions laissée pour vous dire comment la province du Mangi fut conquétée.

LA

CXLI.



DESCRIPTION

CI DEVISE

DU

MONDE

197

DE LA CITE DE COIGANGIU.

Coigangiu est une trés grande cité, noble et riche, qui est a Ventrée de la province du Mangi, et elle est vers le Sirocco. Les gens sont idolatres et font briler leurs corps morts. Ils sont au Grand Can. Il y a toujours grandissime quantité de nefs, car vous savez, comme je vous l’ai dit, qu’elle est sur le grand fleuve appelé Caramoran. Et vous dis qu’en cette cité viennent en grandissime

abondance des marchandises, a cause de sa bonne position, et parce

quelle est a la téte de cette partie du royaume. Maintes cités y font apporter leurs marchandises, pour étre distribuées par le fleuve en maintes autres cités. Et encore vous dis qu’en cette cité, se fait le sel en grande quantité, et il en est donné a quarante autres cités et plus ; de quoi le Grand Can tire trés grand revenu, tant du sel que des droits sur les autres commerces, et des autres denrées qui voyagent par ce pays. Or vous avons conté de cette cité ; nous en partirons donc et vous conterons d’une autre, qui est appelée Paughin *. CXLII.



CI DEVISE

DE

LA

CITE

DE PAUGHIN.

Quand on part de Coigangiu, on va une journée vers le Sirocco

par une chaussée qui est a l’entrée du Mangi, et cette chaussée est faite de trés belles pierres. Et touchant la chaussée sur un bord et sur l’autre, il y a eau ; 4 savoir, d’un cété un vaste marais, et de autre des marécages et l’eau profonde sur laquelle on navigue. Et en la province du Mangi ne peut-on entrer fors par cette chaussée, ou bien en navigant, comme fit le capitaine du Grand Can, qui démonta toute son armée en cet endroit. Ainsi pendant unejournée, on trouve bien des gens le long de cette route ; et au bout de cette journée on trouve une cité qui est nommée Paughin et qui est trés belle et grande. Ils sont idolatres et font briler leurs corps morts. Mais il y a quelques Chrétiens Nestoriens, qui ont la leur église. Ils sont au Grand Can. Leur monnaie est de papier. Ils vivent de commerce et métiers. Ils ont de la soie en grande abondance ; ils’y fait assez de draps de soie et dorés de maintes facons. Ils ont de quoi vivre largement. Mais comme il n’y a point autre chose 4 mentionner, pour cette raison, nous partirons et vous parlerons d’une autre cité,

nommeée Cauyu.

44

198

MARCO POLO

CXLIII.



Cr DEVISE DE LA CITE DE Cauyu.

* Quand on part de Paughin, on va une journée vers le Sirocco, et l’on trouve une cité appelée Cauyu *, qui est trés grande et noble. Ils sont encore idolatres et ont monnaie de papier et sont au Grand Can ; ils brailent les corps de leurs morts. Ils vivent de commerce et de métiers. Ils ont grande abondance de choses pour vivre. Ils ont aussi du poisson outre mesure. Chasses et venaison de bétes et d’oiseaux, ils en ont grandissime quantité. Car je vous dis que les faisans y sont en tel nombre qu’on peut en avoir trois pour une piéce de monnaie qui équivaut a un gros d’argent de Venise, et ces faisans sont gros comme des paons. Et nous partirons de cette cité, et vous conterons d’une autre, appelée ‘Tigiu. CXLIV.



C1 DEVISE DE LA CITE DE TIGIU.

Or, sachez que, quand on part de la cité de Cauyu, on va une petite journée, toujours trouvant assez de maisons, de hameaux, de champs labourés, de belles fermes et de bois. Alors on trouve une cité appelée Tigiu *, qui n’est mie trop grande, mais trés plantureuse en toutes choses de la terre. Les gens sont idolatres et ont monnaie de papier, et sont au Grand Can. Ils vivent de commerces et de métiers, car il se fait grand profit et grand gain sur plusieurs marchandises. La ville est vers le Sirocco. Is ont assez de nefs sur ladite grande riviére, assez de venaison de bétes et d’oiseaux. Et encore sachez qu’a gauche, vers le Levant, est la mer Océane a trois journées ; depuis cette mer jusqu’ici, se fait en tous lieux de grandissimes quantités de sel, et il y a une cité appelée Cingiu *, qui est trés grande, et riche, et noble. C’est la que se fait tout le sel, et toute la province en a assez. Et vous dis tout vraiment que le Grand Can en a grand revenu, et si merveilleux qu’a peine le pourrait-on croire sans l’avoir vu. Ils sont idolatres et ont monnaie de papier, et sont au Grand Can. Adonc, nous partirons de la et retournerons 4 Tigiu. Et encore nous partirons de Tigiu, dont nous avons bien conté, et vous conterons d’une autre cité, qui est appelée Yangiu.

LA

CXLV.



DESCRIPTION

DU

MONDE

199

CI DEVISE DE LA CITE DE YANGIU.

Quand on part de Tigiu, on va vers le Sirocco une journée par une trés belle contrée ot il y a assez de villages et de hameaux. Alors on trouve une noble et grande cité qui est appelée Yangiu *. Et sachez qu’elle est si grande et si puissante qu’elle a bien sous sa Seigneurie vingt-sept cités grandes et bonnes, et de grand commerce. En cette cité siége l’un des douze barons du Grand Can, l'un des gouverneurs de provinces mentionnés plus haut, et qui sont dignitaires de tout premier rang. Ils sont idolatres. Leur monnaie est de papier et ils sont au Grand Can. Et Messire Marco Polo lui-méme, celui de qui traite ce livre, eut seigneurie de cette cité pendant trois ans, en lieu et place d’un des dits barons, par lordre du Grand Can. Ils vivent de commerces et de métiers, car il s’y fait en quantités énormes harnois de chevaliers et d’-hommes d’armes. Car je vous dis trés véritablement, qu’en cette cité et aux alentours demeurent maints hommes d’armes que le Sire fait habiter 1a. Tl n’y a pas autre chose qui mérite mention. Nous partirons d’ici, et vous conterons de deux grandes provinces qui sont dans la méme province du Mangi. Elles sont vers le Ponant, et parce qu’il y a la bien des choses 4 conter, nous vous en conterons toutes les coutumes et les usages ; et conterons en premier lieu de celle qui est appelée Namghin. CXLVI.



CI DEVISE

DE LA PROVINCE

DE NAMGHIN.

Namghin * est une province vers le Ponant ; elle fait partie du Mangi méme, et elle est fort noble et riche. Ils sont idolatres et ont monnaie de papier, et sont au Grand Can. IIs vivent de commerces et métiers. IJs ont soie en grande abondance. Ils font draps d’or et de soie de toutes sortes. Ils ont grande quantité de tous grains et de toutes choses pour vivre, car c’est une plantureuse province. Ils ont assez de chasse et de venaison. Ils font bréler leurs corps morts. Ils ont assez de lions excellents qui habitent dans le pays. Il y a maints grands et riches marchands dont le Grand Sire tire

grand tribut et grand revenu, grace aux droits sur leurs achats et leurs ventes. Or, nous partirons d’ici, car il n’y a plus rien qui mérite mention, et vous conterons de la trés noble cité de Saianfu, dont fait bon conter en notre livre, parce que c’est affaire de grande importance.

200

MARCO

CXLVII.



CI DEVISE

POLO

DE LA CITE DE SAIANFU.

Saianfu * est une trés noble et grande cité, qui a bien sous sa seigneurie douze cités grandes et riches. Elle est aussi dans la province du Mangi, vers le Ponant. Il s’y fait grand commerce et industrie. Ils sont idolatres et ont monnaie de papier, et font briler les corps morts. Ils sont au Grand Can. Ils ont assez de soie et font drap d’or et de soie de maintes fagons et trés beau. Is ont assez de chasse et de venaison, et toutes les nobles choses qui conviennent a une noble cité. Et vous dis tout vraiment que cette cité tint trois ans aprés que tout le Mangi se fut rendu. II y avait toujours cependant une grande armée du Grand Can, mais elle ne pouvait l’investir que d’un cété, et c’était vers Tramontane, car, de tous les autres cétés, il y avait

grand lac, et profond, par ot des nefs pouvaient passer jusqu’a la ville et en sortir, et l'armée ne pouvait l’empécher. Ainsi, ils obtenaient assez de provisions par eau. Et vous dis que jamais le Grand Can, il ne l’aurait réduite par la famine, n’efit été une chose que je vous dirai. Or sachez que quand les armées du Grand Can furent demeurées au siege de cette cité trois ans sans la pouvoir prendre, elles en avaient grande colére. Et donc, au moment oi elles allaient l’abandonner, Messire Nicolo, Messire Mafeo et Messire Marco dirent :

« — Nous vous trouverons moyen par quoi la ville se rendra immédiatement. » Et ceux de l’armée dirent qu’ils le voulaient volontiers. Ces paroles furent rapportées au Grand Can ; car les messagers de ceux de l’armée étaient venus pour dire au Grand Sire comment ils ne pouvaient avoir la cité par siége, et qu’elle avait des vivres par telle voie qu’ils ne pouvaient tenir. Et le Grand Sire dit : « — Il convient qu’il se fasse en telle maniére que cette cité soit prise. »

Alors dirent les deux fréres, et leur fils Messire Marco :

« — Grand Sire, nous avons avec nous des hommes qui feront tels mangonneaux a4 la maniére de |’Occident, qu’ils jetteront si grandes pierres que ceux de la cité ne pourront tenir, mais se rendront immédiatement quand le mangonneau, c’est le trébuchet, leur en aura jeté. » Le Grand Sire dit 4 Messire Nicolo, 4 son frére et 4 son fils, qu’il le voulait volontiers, et qu’ils fissent faire ce mangonneau au plus t6t qu’ils pourraient. Car le Grand Can et tous les autres qui

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

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étaient 14 autour avaient grand désir de le voir, notamment parce que c’était chose nouvelle et étrangére, une de celles qu’ils n’avaient

jamais vues. Lors, Messire Nicolo, et son frére, et son fils, qui avaient en leur compagnie deux hommes, un Allemand d’Allemagne et un Chrétien nestorien, lesquels étaient bons maitres 4 ce travail, leur dirent qu’ils fissent deux ou trois mangonneaux capables de jeter des pierres de trois cents livres. Et les trois susdits leur firent aussi donner a volonté un bois trés bon pour cette construction. Dont les deux hommes firent trois beaux mangonneaux d’aprés les ordres des dits fréres. Et quand ils furent faits et équipés, le Grand Sire et toute sa Cour les virent trés volontiers, et firent

jeter plusieurs pierres devant eux : ils s’en émerveillérent fort et louérent beaucoup cet ouvrage. Le Grand Sire, sans tarder, les fit charger sur des bateaux et apporter 4 ses armées qui étaient au siége de Saianfu, et qui ne la pouvaient avoir. Et quand les trébuchets furent arrivée a l’armée, on les dressa, et ils parurent aux Tartares

la plus grande merveille du monde, car ils n’avaient jamais été accoutumés a voir un instrument pareil, et c’¢taient les premiers qu’on elit jamais fait parmi les Tartares.

Et que vous en dirai-je ? Quand les trébuchets furent dressés et tendus devant la ville de Saianfu, alors chacun jeta une pierre de trois cents livres dans la ville. La pierre tomba sur les maisons et rompit et g4ta toutes choses, et fit grand’rumeur et tumulte. Et chaque jour ils jetérent grand nombre de pierres, par lesquelles beaucoup furent occis. Les gens de la cité, quand ils virent cette male aventure que jamais ils n’avaient vue, ils en furent si ébahis et si €pouvantés qu’ils ne savaient ce qu’ils dussent dire ou faire. Ils tinrent conseil et ne purent trouver nul moyen pour échapper aux trébuchets. Ils dirent qu’ils étaient tous morts s’ils ne se rendaient, et décidérent donc de se rendre de toute maniére. Par tant

mandent des messagers au seigneur de l’armée, et lui font dire qu’ils se veulent rendre en la maniére qu’avaient faite les autres villes de la province, et qu’ils voulaient bien étre sous la seigneurie du Grand Can ; et le sire de l’armée dit qu’il le voulait bien. Alors il les recut, et ceux de la cité se rendirent, comme ceux des autres

cités. Ce qui advint par la bonté de Messire Nicolo, et de Messire Mafeo et de Messire Marco, et ce ne fut pas une petite chose. Car sachez que cette cité et sa province sont une des meilleures qu’ait le Grand Can, car il en a grande rente et profit. Or vous ai conté comment cette cité se rendit 4 cause des trébuchets que firent faire Messire Nicolo, et Messire Mafeo et Messire Marco. Or nous laisserons ce sujet, et vous conterons

dune cité qui est appelée Singiu.

202

CXLVIII.



Ci

MARCO

POLO

DEVISE

DE

LA

CITE

DE

SINGIU.

Or sachez que, quand on part de la cité de Yangiu, et qu’on va quinze milles vers le Sirocco, on trouve une cité qui est appelée Singiu *. Elle n’est mie trop grande, mais il s’y fait grande navigation et commerce. De différents cétés sont apportées maintes marchandises parce que c’est un port. Ils sont idolatres et sont au Grand Can. Leur monnaie est de papier. Et sachez qu’elle est sur le plus grand fleuve qui soit au monde, qui est appelé Quian * : en certains lieux, il a dix milles de large, en tel autre, huit, en tel autre

six, et il est long de plus de cent vingt journées. En ce fleuve entrent une infinité d’autres fleuves, tous navigables, qui viennent de différents endroits et le gonflent et l’accroissent 4 leur tour. A cause de ce fleuve, cette cité a une trés grandissime quantité de nefs qui portent par ce fleuve maintes choses et maintes marchandises, dont le Grand Can a grand revenu et grand tribut. Et vous dis que ce fleuve va si loin, et par tant de régions et jusqu’a tant de villes, que je vous dis vraiment que vont et viennent sur ce fleuve plus de nefs, et chargées de plus de choses précieuses et de plus grande valeur, qu’il n’en va par tous lesfleuves des Chrétiens et par toutes leurs mers. Car je vous dis qu’un jour ot j’étais en cette cité de Singiu, j’ai vu en une fois bien quinze mille nefs, qui toutes nagent sur ce fleuve. Or donc pouvez-vous bien penser, puisque cette cité, qui n’est guére grande, a tant de nefs, combien en ont les autres. Car je vous dis que ce fleuve va par plus de seize provinces et qu'il y a sur ses rives plus de deux cents grandes cités, sans compter les bourgs et villages, qui toutes sont plus grandes que Singiu et ont plus de nefs qu’elle, et sans compter les villes et pays qui sont situés sur les fleuves qui se jettent dans le grand fleuve, et qui ont, tout de méme, une forte navigation.

Et tous les navires susnommés apportent des marchandises 4 cette ville de Singiu, ou en emportent. La principale denrée qu’on transporte sur ce fleuve est le sel, que les marchands apportent en cette ville et transportent par toutes les régions qui sont sur ce fleuve, mais aussi 4 l’intérieur, en quittant le fleuve principal et navigant par les fleuves qui s’y ‘iettent, couvrant toutes les régions autour de ces fleuves. Voila pourquoi on apporte du sel a la dite ville de Singiu depuis tous les points du rivage, et la, les nefs, se chargeant, le portent dans les susdits pays. Elles portent aussi du fer. Mais lorsque les nefs descendent le fleuve, ils apportent 4 la ville du bois, du charbon de terre, du chanvre, et maintes diverses

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

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autres denrées, qu’ils fournissent aux régions proches du rivage. Méme ainsi, la navigation ne suffit pas a transporter les dites choses, Bien des denrées sont transportées sur des radeaux. Les nefs sont couvertes d’un seul pont et n’ont qu’un mat avec une voile, mais elles sont de fort tonnage, car, je vous le dis, elles

portent bien 4.000 4 12.000 cantars, d’aprés le compte de notre pays. Or, nous partirons d’ici, dont nous vous avons bien conté le fait, et aprés, vous parlerons d’une autre cité, qui est appelée Caigiu. Toutefois, je veux vous dire auparavant, parce qu’elle fait bien dans notre livre, une chose que j’avais oubliée. Or sachez que toutes les nefs n’ont pas leurs cordages de chanvre, sauf que leurs mts et voiles en sont gréés. Et vous dis qu’elles ont les haussiéres, ou pour parler clairement, les cables de halage, faits en roseau, grace auxquels les nefs sont touées en remontant la riviére. Entendez bien, n’est-ce pas, que ce sont des bambous gros et longs comme vous ai dit plus haut, et qui sont bien longs de quinze pas. Ils prennent ces bambous, les fendent d’un bout a l’autre en minces filaments, puis les lient bout 4 bout et en font ainsi des cables aussi longs qu’ils veulent, parfois de trois cents pas de long, qui sont plus forts que ne serait le chanvre, tant ils sont faits avec grand soin. Chacune de ces nefs a huit, dix ou douze chevaux qui la tirent a contre-courant,

et aussi vers l’aval ; en maints endroits sur ce

fleuve sont des collines et de petites montagnes rocheuses ou sont construits les monastéres des idoles et d’autres habitations. Or nous

laisserons ce sujet, et retournerons 4 Caigiu. CXLIX.



CI DEVISE DE LA CITE DE CAIGIU.

Caigiu * est une petite cité, vers le Sirocco ; ils sont idolatres

et au Grand Can, et ont monnaie de papier. Elle est sur le fleuve, et c’est la qu’on réunit chaque année de grandissimes quantités de grains et de riz; et de cette cité, ils sont transportés jusqu’a la grande cité de Cambaluc, a la Cour du Grand Can, par eau. Mais n’entendez pas par mer, mais par fleuves, et par lacs. Et sachez que du grain qui va de cette cité 4 Cambaluc, vit une grande partie de la Cour du Grand Can. Et vous dis que le Grand Can a fait mettre en état ces voies d’eau entre les deux villes, car il a fait faire de

grandissimes fossés, trés larges et trés profonds, d’un fleuve a Pautre, et d’un lac a l’autre, et il fait aller les eaux par les canaux,

si bien que semblent un grand fleuve, et de grandes nefs y vont. Et en cette maniére, l’on va continuement du Mangi jusques a la cité de Cambaluc sans prendre la mer, et encore vous dis qu’on peut aussi aller par terre. Car le long des voies d’eau court la chaussée par terre, car la terre retirée des canaux et jetée d’un cété et d’autre

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est bien haute, de sorte qu’on se proméne dessus. Et en cette -manieére se peut aller par terre ou par eau comme vous avez entendu. Et au milieu de ce fleuve, en face de Caigiu, y a une ile de rochers, ou est bati un grand temple et un moustier d’Idolatres, tel qu’y a bien deux cents fréres ; et en ce grand moustier sont quantités d’idoles, et sachez qu’il est a la téte de maints autres moustiers d’Idolatres, tout juste comme un archevéché. Or, nous en partirons et passerons le fleuve, et vous conterons d’une cité appelée Cinghianfu. CL.



CI DEVISE

DE

LA CITE DE CINGHIANFU.

Cinghianfu * est une cité du Mangi. Les gens sont idolatres et sont au Grand Can, et ont monnaie de papier ; et ils vivent de commerces et de métiers, et ont assez de soie, et font drap d’or et de

soie de maintes facons, et y a grands et riches marchands, et ont assez de chasse et de venaison de bétes et d’oiseaux, et ont grande abondance de grains et de toutes choses pour vivre. Il y a deux églises de Chrétiens nestoriens, et ce advint dés 1278 de l’incarnation du Christ, et vous dirai comment. II est vrai que jamais n’y avait eu de moustier de Chrétiens, ni n’y eut croyants en Dieu jusqu’en 1278, époque ow y fut seigneur trois ans pourle Grand Can un baron nommé Marsarchis *, qui était Chrétien nestorien. Et c’est ce Marsarchis qui fit faire ces deux églises ; et depuis ce temps-la, il y a eu des églises la ot habitent des Chrétiens nestoriens, bien qu’avant, il n’y ett église, ni Chrétien. Or, nous quitterons cette matiére, et vous conterons

d’une

autre cité, trés grande, qui est appelée Ciangiu. CLI.



CI DEVISE DE LA CITE DE CIANGIU.

Quand on part de la cité de Cinghianfu, on va trois journées vers le Sirocco, toujours trouvant assez de cités et de villages de commerce et industrie. Ils sont tous idolatres, et sont au Grand Can

et ont monnaie de papier. Au bout de ces trois journées, on trouve la cité de Ciangiu *, qui est trés grande et noble, pleine d’artisans et de marchands. Les gens sont idolatres et sont au Grand Can. Leur monnaie est de papier. Ils vivent de commerce et de métiers. Ils ont assez de soie. Ils font du drap d’or et de soie de maintes fagons. Ils ont assez de chasse et de venaison de bétes et d’oiseaux. Ils ont grande abondance de toutes choses pour vivre, car c’est une terre fort plantureuse. Toutefois, les habitants sont de mauvaises gens et de vilaine

nature. Et vous dirai une mauvaise chose que firent les gens de

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

205

cette cité, et comme ils la payérent chérement. II est vrai que, quand la province du Mangi fut prise par les hommes du Grand Can et Baian, qui en était chef, il advint que ce Baian, aprés avoir pris la cité principale, envoie une grande partie de ses gens, qui étaient appelés Alains *, et qui étaient chrétiens, a cette forte cité pour la prendre. Or advint que ces Alains la prirent et y entrérent pacifiquement, sans nuire 4 nul homme davantage, parce que le peuple se rendit 4 eux. Et y trouvent si bon vin, fort abondant dans cette ville, qu’en ayant fort envie aprés les fatigues des portages et des combats, ils se mirent, sans penser, a tellement en boire,

qu ils furent tous enivrés au soir, et s’endormirent en telle maniére quils ne sentaient ni bien ni maux. Et quand les hommes de la cité virent que ceux qui I’avaient prise étaient si chantournés qu’ils semblaient hommes morts, ils ne firent ni une ni deux, mais tout incontinent les occirent tous cette nuit, a tel point que pas un seul n’échappe. Mais quand Baian, le sire de la grande armée, sut que ceux de la cité avaient occis ses hommes si traitreusement, il y mande un autre commandant avec assez de ses gens pour la prendre par force. Et alors, je vous dis trés véritablement que quand ils la prirent, il commanda que tous les habitants fussent occis pour souvenir et vengeance de leur déloyauté et infidélité. Et ce qu'il commandait fut fait. Ils les occirent tous au fil de l’épée, de sorte que nul n’échappa. Et en telle maniére comme vous avez oui furent tant d’hommes tués en cette ville. Or nous en partirons et irons de |’avant, et vous conterons d’une cité qui est appelée Sugiu. CLII.



CI DEVISE DE LA CITE DE SUGIU.

Sugiu * est une trés noble cité et grande. Ils sont idolatres et sont au Grand Can, et ont monnaie de papier. Ils ont de la soie en grandissime quantité. Ils vivent de commerce et de métiers. Ils font maints draps de soie pour leur vétement. Il y a grands marchands et trés riches habitants. La cité est si grande qu’elle a environ quarante milles de tour. Il y a si grande quantité de gens que nul n’en peut savoir le nombre ; et vous dis d’ailleurs que s’ils étaient hommes d’armes, ceux de la province du Mangi, ils conquerraient tout l’autre monde sans nulle peine. Mais ils ne sont pas hommes

d’armes. Mais je vous dis qu’ils sont sages marchands et subtils

hommes de tous arts, et aussi trés grands philosophes et grands mires

naturels,

qui savent

fort bien

la nature,

reconnaissent

maladies et donnent remédes qu’on leur doit. Il y a aussi de nombreux magiciens et devins. Et vous dis trés véritablement qu’il y a bien six mille ponts de pierre dans cette cité, sous lesquels une galére ou deux pourraient bien passer. Et encore vous dis qu’en les

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POLO

montagnes de cette ville pousse la rhubarbe dans la plus grande perfection, et elle se vend dans toute la province ; le gingembre également y pousse en trés grande abondance. Car vous dis qu’il est bon marché, que pour un gros de Venise, auriez bien quarante livres de gingembre frais, qui est trés bon. Et sachez qu’elle a sous sa selgneurie seize cités trés grandes et de grand commerce et grande industrie. Et sachez que le nom de cette ville de Sugiu veut dire en francais: la Terre, tandis que le nom d’une autre cité, nommée Quinsai, qui est prés d’ici, veut dire le Ciel. Elles ont de tels noms pour leur grande noblesse et puissance, et tout de suite vous conterons de l’autre cité, qui est nommée le Ciel. Or nous partirons de Sugiu, et irons de ]’avant en une ville qui est appelée Vugiu *. Et sachez que cette Vugiu est 4 une journée de Sugiu. Elle est trés grande cité et bonne, de grand commerce et de grande industrie. Comme il n’y a rien de nouveau qui mérite mention, nous la quitterons et vous conterons d’une autre cité, qui est nommeée Vughin *. Et cette Vughin est encore une trés grande cité, et noble. Is sont idolatres et au Grand Can, et ont monnaie de papier. Il y a grande quantité de soie et de maintes autres marchandises coiteuses. Ils sont sages marchands et habiles artisans. Or, nous partirons de cette cité et vous conterons de la ville de Ciangan *. Or sachez que cette cité est fort grande et fort riche. Ils sont idolatres et sont au grand Can, et ont monnaie de papier. Ils vivent de commerce et de mét er. Il s’y fait du cendal de maintes facons en grandissime quantité. Ils ont assez de chasses et de venaison. N’y a nulle autre chose qui mérite mention, et pour cette raison, nous en partirons et irons de l’avant ; et vous conterons de l’autre cité : et ce sera rien moins que la noble ville de Quinsai, la grand ville du roi du Mangi.

CLIII. — Ci DEVISE DE LA NOBLE ET MAGNIFIQUE CITE DE QUINSAI.

Quand on part de Ciangan, on va trois journées par un trés beau pays, ot il y a maintes cités et villages de grande noblesse et grande richesse, qui vivent de commerce et de métiers. Ils sont idolatres et sont au Grand Can. Is ont monnaie de papier. Ils ont abondance de toutes les choses qu’il faut au corps de I’homme. Et quand on est allé ces trois journées, c’est alors que l’on trouve la trés nobilissime et magnifique cité qui, pour son excellence, importance et beauté est nommeée Quinsai, qui veut dire en frangais la

Cité du Ciel — comme vous ai dit tout a l’heure —, car c’est la plus grande ville qu’on puisse trouver au monde, et l’on y peut goiter tant de plaisirs que l’>homme s’imagine étre au Paradis. Et puisque nous y sommes venus, vous conterons toute sa grande noblesse,

LA DESCRIPTION

DU

MONDE

207

parce qu'il la fait bon conter, car c’est incontestablement la plus noble cité et la meilleure qui soit au monde. Adonc vous conterons toute cette noblesse selon ce que la reine de ce royaume, dont nous avons parlé plus haut, manda par écrit 4 Baian, lequel conquit cette province, pour qu’il le transmit au Grand Can, pour qu’il sut la grande noblesse de cette cité et ne la fit donc point détruire ni gater. Cette lettre, moi, Marco Polo, je l’ai vue et je I’ai lue. C’est d’aprés ce qu’elle contenait que je vous ferai ma description en ordre, et selon ce que moi, ledit Messire Marco Polo, je vis ensuite

clairement de mes propres yeux. — Messire Marco Polo alla bien des fois dans cette cité et se résolut 4 noter et comprendre avec tout ses soins toutes les conditions de la ville, les consignant dans ses carnets, comme

il sera dit bri¢évement ci-dessous.

Cette lettre disait d’abord que la ville de Quinsai a cent milles de tour ou 4 peu prés, parce que ses rues et ses canaux sont trés

longs et trés larges. Il y a des places carrées ot !’on tient les marchés et qui, vu la multitude de gens qui s’y rencontrent, sont nécessairement trés vastes et spacieuses. Elle est située de telle maniére qu'elle a d’un cété un lac d’eau douce qui est trés claire, et del’autre un énorme fleuve qui, entrant en maints canaux petits et grands,

qui courent par toutes les régions de la ville, emporte toutes les immondices, puis pénétre dans ledit lac, et de 14 coule 4 l’Océan. Voila qui rend lair trés salubre. L’on peut aller par toute la ville et par terre, et par ces cours d’eau. Les rues et les canaux sont longs et larges, si bien que les barques y peuvent passer 4 loisir, et les charrettes transporter les choses nécessaires aux habitants. Il y a douze mille ponts, de pierre pour la plupart, car certains sont en bois ; et sous chacun de ces ponts, ou sous la plus grande partie d’entre eux, une grande et grosse nef peut aisément passer ; sous les autres peuvent passer des nefs plus petites. Ceux qui sont établis sur les principaux canaux pour les principales rues, leur arche est si élevée et faite avec tant d’art, qu’un bateau sans mat peut passer

dessous, alors que passent dessus des voitures et des chevaux, tellement les rues sont relevées pour s’adapter a cette élévation. Que nul ne s’émerveille s’il y a tant de ponts ; parce que je vous dis que cette cité est toute sur l’eau, et aussi environnée d’eau ; et pour cela il convient qu’il y ait beaucoup de ponts, afin que les gens puissent aller par toute la ville; et s'il y en avait moins, vous ne pourriez aller par terre d’un lieu a |’autre, mais uniquement par bateau.

De l’autre cété de la ville est un fossé qui a peut-étre quarante milles de long, et qui l’enferme de ce cété ; il est trés large et tout plein d’eau qui vient de ladite riviére. Ainsi fut fait par ordre des

anciens rois de la province, afin d’y pouvoir détourner le fleuve chaque fois qu’il débordait les digues ; il sert également a la défense

de la ville, et la terre qu’on a extraite a été mise 4 l’intérieur, ce qui

donne l’impression qu’une petite colline entoure la cité. Il y a dix

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principales places, sans compter une infinité d’autres pour les districts, les quels sont carrés et ont un demi-mille de cété. Je long de leurs limites est une rue principale de quarante pas de large, qui court tout droit d’un bout a l’autre de la ville, avec bien des ponts a plat et commodes. Et tous les quatre milles, on trouve une de ces places carrées, qui ont comme on !’a dit, deux miilles de tour. Il y a aussi un trés large canal, qui court 4 égale distance de ladite rue,

passant sur les autres faces de ces places carrées, et sur la proche rive duquel sont construites de grandes maisons de pierre, ou les marchands qui viennent d’Inde et d’autres lieux déposent leurs biens et marchandises, pour qu’elles soient a portée des places. Sur chacune de ces places, trois fois la semaine, se réunissent quarante a cinquante mille personnes qui viennent au marché, et apportent tout ce que vous pouvez désirer en fait de victuailles, parce qu’il y en a toujours une grande abondance ; du gibier: chevreuil, cerf, daim, liévre, lapin; et des oiseaux: perdrix, faisans, francolins, cailles, volailles, chapons, et tant d’oies, et tant

de canards, qu’on ne saurait dire davantage. Ils en attrapent tant dans ce lac que, pour un gros d’argent de Venise, vous pourriez acheter une couple d’oies ou deux paires de canards. Il y a aussiles abattoirs ot ils abattent le gros bétail comme veaux, beeufs, che-

vreaux et moutons, dont les riches hommes et grands seigneurs mangent la chair. Mais les autres, qui sont de basse condition, ne rechignent point devant les autres sortes de viandes immondes, sans la moindre vergogne. Sur ces places, on trouve toujours toutes sortes de légumes et de fruits, par dessus tout d’énormes poires, qui pésent dix livres la piéce, et qui sont blanches a l’intérieur comme la pate, et trés odorantes ; et des péches — pendant la saison — jaunes et blanches, trés délicates. Ni la vigne ni le raisin nese trouvent en ce pays, mais du raisin sec trés bon, apporté d’autre part, et de méme du vin, dont les habitants ne font pas bien grand cas, car ils sont accoutumés a celui de riz et d’épices. La viennent chaque jjour de l’Océan, remontant le fleuve sur vingtcing milles, de grandes quantités de poisson ; et comme il y a toujours des pécheurs qui ne font rien d’autre, il en vient aussi du lac, qui est de différentes sortes selon les saisons ; 4 cause des immondices qui viennent de la ville, il est trés gras et savoureux. Qui a vu

ces quantités de poissons ne croirait jamais qu’on pourra les vendre, et nonobstant, en peu d’heures, tout a été emporté, telle

est la multitude des habitants qui sont accoutumés 4 mener bonne vie : ils mangent au méme repas et de la chair, et du poisson. Toutes ces places carrées sont entourées de hautes maisons, et en bas sont les boutiques ou ils travaillent 4 toutes sortes de métiers, vendent toutes sortes de marchandises, épices, joyaux, perles.,. Et

dans certaines boutiques, on ne vend rien d’autre que du vin de

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

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riz aux épices, car sans cesse ils vont en faisant du frais et du nouveau, et il est bon marché.

Dans d’autres rues sont stationnées les courtisanes, qui sont en si grand nombre que je ne l’ose dire ; et cela non seulement prés des places ot des stations leurs sont ordinairement assignées, mais aussi dans toute la cité. Elles se tiennent fort somptueusement, avec de grands parfums et de nombreuses servantes, et leurs

maisons sont toutes décorées, Ces femmes sont fort habiles et expérimentées pour flatter et pour enjéler par des paroles aisées et adaptées a chaque genre de personnes : les étrangers qui ont pris une fois leurs ébats avec elles en demeurent comme hors d’euxmémes et sont tellement pris par leur douceur et par leur charme qu ils ne peuvent les oublier jamais. De 1a vient qu’une fois rentrés chez eux, ils racontent qu’ils ont été 4 Quinsai, c’est-a-dire la Cité

du Ciel, et n’attendent que I’heure ou ils y pourront retourner. En d’autres rues sont stationnés les médecins et astrologues, qui enseignent aussi a lire et a écrire. Une infinité d’autres professions ont leur siége autour de ces places, sur chacune desquelles sont deux grands palais : I’un 4 un bout et I’autre a l’autre ; 1a sont stationnés les seigneurs députés par le roi, qui font immédiatement enquéte si quelque différend se produit entre des marchands ou entre des habitants de ces quartiers. Les dits sires sont chargés de controler chaque jour si les gardes postés aux ponts voisins, comme on dira ci-dessous, sont bien la, ou tirent une carotte, et de les

punir quand ils le jugent bon. Le long des principales rues dont nous avons parlé, et qui courent d’un bout 4 l’autre de la ville, sont de chaque cété des maisons, de trés grands palais avec leurs jardins, et prés d’eux les maisons des artisans qui travaillent dans leurs boutiques ; a toute heure, on rencontre des gens qui vont et viennent 4 leurs affaires ; et 4 voir une pareille cohue, on croirait impossible qu’on puisse trouver de vivres en suffisance pour les nourrir. Ft pourtant, chaque jour de marché, toutes les places susdites sont couvertes et bourrées de gens et de marchands qui apportent des victuailles par charrettes et par bateaux, mais tout esi bientét liquide. Plus loin dans la dite lettre est aussi indiqué que la cité a douze

sortes de métiers qui sont considérés comme les plus importants, car il y en a bien d’autres. Chacun de ces douze corps a douze mille stations, c’est-a-dire douze mille maisons ; et en chaque maison ou station sont au moins dix hommes qui exercent le métier, dans certaines quinze, dans certaines vingt, et dans certaines quarante. Et n’entendez pas que ce soit tous des maitres : ce sont des hommes qui font ce que le maitre, ou patron, leur commande. Tout ce

monde-la est nécessaire, parce que maintes autres cités de la province se fournissent dans cette cité. Cette lettre indiquait encore

qu’il y a tant de marchands, et si riches, qui font un si grand com-

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merce, qu’il n’est nul homme qui puisse dire la vérité 4 leur égard,. tant c’est chose démesurée. Et encore vous dis que les grands personnages et leurs femmes, et aussi tous les chefs des stations de métiers dont je vous ai parlé, ne font nulle chose de leurs mains, mais vivent tous aussi délica-

tement et nettement que s’ils étaient rois. Leurs dames sont aussi fort délicate et angélique chose. Et vous dis encore que le roi avait établi que chaque habitant dat toujours faire le métier de son pére et de ses ancétres ; possédat-il cent mille besants, ne pouvait faire autre métier que son pére avait fait. N’allez tout de méme pas croire qu’ils étaient obligés de travailler de leurs propres mains, mais du moins étaient-ils obligés de maintenir la boutique et les ouvriers, afin de poursuivre le travail ancestral. Mais ils n’y sont point du tout contraints par le Grand Sire, car si un artisan est parvenu a telle fortune qu'il peut et veut abandonner son travail, il n’est forcé par personne 4 le pratiquer plus longtemps. Car "le Grand Can raisonne de cette maniére : si un homme

pratique un métier parce qu’il est pauvre

— car sans travail il ne pourrait se procurer le nécessaire, — et si, au cours du temps, le sort l’a tant favorisé qu’il peut désormais passer sa vie dans la décence sans le pratiquer plus Jongtemps, pourquoi, s’il ne le veut pas, faudrait-il le contraindre a continuer ? II paraitrait alors inconvenant et injuste que, lui 4 qui les dieux ont assuré un bon succés, les hommes agissent en sens contraire. Les habitants originaires de la ville de Quinsai ont leur maison trés bien batie et richement travaillée et prennent si grand plaisir aux ornements, peintures et constructions que les sommes qu’ils y engloutissent sont chose stupéfiante. Ils sont gens Pacifiques, pour avoir été bien éduqués et accoutumeés par leurs rois, qui étaient de méme nature. Ils ne manient point d’armes et n’en gardent point 4 Ja maison. On n’ouit jamais entre eux différend ou querelle. Is font leur commerce ou métier avec grande sincérité et bonne foi. Ils s’aiment tant les uns les autres qu’un district peut étre regardé comme une grande famille, pour l’amitié qui existe entre les hommes et les femmes par raison de voisinage. Si grande est leur familiarité qu’elle se développe entre eux sans jalousie ni suspicion a l’égard des femmes, auxquelles ils portent le plus grand respect. Car celui qui oserait dire des paroles deshonnétes 4 une femme mariée serait tenu pour trés infame. Ils sont également bienveillants aux étrangers qui viennent a eux pour commercer et les recoivent aimablement dans leur demeure, les saluant et leur prétant toute assistance et tous conseiJs dans les affaires qu’ils conduisent. En revanche, ils n’aiment point voir des soldats, pas méme ceux de la garde du Grand Can, car il leur semble que c’est par eux qu’ils ont été privés de leurs rois et seigneurs naturels.

Et vous dis encore que devers le Midi est un lac qui a bien

LA

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DU

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211

trente miJles de tour ; et tout autour sont maints beaux palais et maintes belles maisons, si merveilleusement faites qu’elles ne pourraient étre mieux ni plus riches. Elles sont aux gentilshommes et aux grands. Il y a aussi autour du lac maintes abbayes et maints moustiers d’idoles, qui sont en grandissime quantité. Et encore vous dis qu’au milieu du lac il y a deux petites files, ot sont de merveilleux palais et riches, si bien faits et si bien ornés qu’ils semblent réellement des palais d’empereurs. Aussi quand un notable désire faire une grande noce ou banquet, dans un endroit charmant, ils vont 4 l’un de ces palais et 14 font leur noce et leur féte ; et la trouvent tout l’appareil nécessaire aux convives, a savoir la vaisselle, le linge et les couverts. Parfois ils sont une centaine, les uns qui veulent faire une noce, les autres qui veulent faire un banquet : tous seront néanmoins installés comme il faut, dans des salles ou des galeries, et en tel ordre que nul n’incommodera les autres. En outre, on trouve sur ce lac des bateaux ou barques en grand nombre, des grands et des petits, pour aller s’amuser et se donner du bon temps. On peut y tenir 4 dix, quinze, vingt personnes ou plus, car ils ont quinze 4 vingt pas de long avec un fond large et plat, de sorte qu’ils nagent sans rouler d’un cété ou de lautre. Qui désire aller s’amuser avec des femmes ou des amis prend une de ces barques, qui sont toujours ornées de beaux siéges et de belles tables, et de tous les objets nécessaires pour faire un festin. Par le dessus, ces barques sont couvertes et plates ; Ja se tiennent des hommes avec des perches qu’ils appuient au fond, car le dit lac n’a pas plus de deux pas de profondeur ; ainsi guident-ils les dites barques 14 ot l’on leur commande. A lintérieur, cette toiture est peinte de couleurs variées et de dessins, et de méme toute la barque ; tout autour, il y a des fenétres, qui peuvent s’ouvrir et se fermer, si bien que ceux qui sont assis a table sur les cétés peuvent regarder ici et 14 et se réjouir les yeux de la variété et de la beauté des lieux ot on les conduit. La parviennent les meilleurs vins, l4 sont apportées les plus parfaites confitures. Ainsi, ces hommes navigant sur le lac se réjouissent ensemble, car leur esprit et leur souci ne s’appliquent a rien d’autre qu’aux délices de leur corps et au plaisir de festoyer de compagnie. Car sachez que ce lac Jeur procure plus de détente et de réconfort que chose autre qu’ils pourraient avoir sur la terre ferme, car d’un cété, il s’étend le long de la cité, dont on peut donc voir de fort loin la grandeur et la beauté depuis lesdites barques, tant il y a de palais, de temples, de monastéres, de jardins aux arbres trés élevés qui dominent le rivage. De telles barques se trouvent en toute saison sur ledit lac avec des gens qui se distraient ; car les habitants de la cité ne pensent a rien d’autre que de passer, aprés qu’ils ont fait leur tra-

vail ou leurs affaires, une partie du jour avec leurs dames, ou des

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MARCO

POLO

courtisanes, en menant joyeuse vie dans les barques, ou dans des charrettes autour de la cité, dont nous devions dire deux mots, car

c’est la un plaisir que les habitants godtent a travers !a cité, tout comme ils font avec les bateaux sur le lac. I] y a maintes belles maisons dans la ville, et ¢a et 14 maintes grandes et hautes tours de pierre fine pour l’usage commun du district : c’est la que les gens du voisinage apportent tous leurs biens pour qu’ils ne soient brilés lorsque le feu prend dans la cité. Il y a six mille gardes qui protégent la ville du feu, car sachez que le feu y prend trés souvent, car il y a maintes maisons de bois. Et vous dis encore que les gens sont idolatres et sont au Grand Can, et ont la monnaie de papier. Les hommes comme les femmes sont beaux et gracieux, et la plupart se vétent toujours de soie, en raison de sa grande abondance, car elle se fabrique sur tout le territoire de Quinsai, outre les grandes quantités que les marchands y apportent continuellement d’autres provinces. Ils mangent la chair des chevaux, des chiens, et de toutes autres bétes brutes, et d’autres

animaux que nul Chrétien ne mangerait pour rien au monde. Et encore vous dis qu’aprés la prise de la ville par le Grand

Can, fut ordonné que sur la plupart des douze mille ponts de la cité, dix hommes monteraient la garde chaque nuit et chaque jour sous un abri, soit cing !a nuit et cinq le jour. Ils sont la pour garder la cité, pour que nul n’y fasse chose mauvaise, et que nul ne fut assez hardi pour penser a trahison et soulever la ville. Dans chaque poste de garde est un grand tabernacle de bois avec un grand bassin et une horloge, grace 4 quoi ils connaissen. les heures de la nuit et de méme celles du jour. Et toujours, depuis le début de la nuit, quand une heure est passé¢e, l’un des hommes de garde frappe une fois sur le tabernacle et sur le bassin et le district apprend ainsi qu’il est une heure. A la seconde, ils donnent deux coups, et ils font

de méme 4 chaque heure en augmentant le nombre de coups. Jamais ils ne dorment,

mais demeurent

toujours vigilants. Le

matin, lorsque le soleil commence 4 se lever, ils recommencent a battre une heure comme

ils avaient fait la veille au soir, et ainsi

d’heure en heure. Certains d’entre eux vont par le district, pour voir si quelqu’un tient une lumiére ou un feu allumé aprés les heures permises ; s’ils en trouvent, ils marquent la porte et font comparaitre, le lendemain matin, le maitre de maison devant les seigneurs, et s'il ne trouve pas une excuse légitime, il est puni. S’ils en trouvent un qui va la nuit au dela de l’heure permise, ils l’arrétent et le déférent aux seigneurs le lendemain matin. De jour, s’ils rencontrent un pauvre homme qui, étant trop infirme, ne peut pas travailler, ils le font entrer dans un hépital, dont les

anciens rois ont fait batir un nombre infini dans tous les coins de la ville, et qui possédent de gros revenus. Mais s’il est bien por-

tant, ils l’obligent 4 quelque ouvrage. Dés qu’ils voient que le feu

LA

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DU

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a pris 4 une maison, ils le font savoir en frappant sur le tabernacle, et les gardes des autres ponts accourent pour |’éteindre, et pour sauver les biens des marchands ou des autres dans les tours de sécurité, et les mettent aussi dans des barques et les portent dans les iles du lac, car nul habitant de la cité n’aurait le courage de sortir la nuit de chez lui, ni d’aller éteindre le feu ; mais seuls y vont ceux 4 qui les biens appartiennent et les gardes qui viennent a |’aide, qui ne sont jamais moins d’un ou deux mille. Et encore vous

dis une autre chose:

dans la ville, 4 diffé-

rents endroits distants l’un de |’autre d’un mille, est une grande colline au sommet de laquelle est une tour de bois ot l’on monte toujours la garde, et tout spécialement la nuit; sur cette tour est pendue une grande planche de bois qu’un homme tient d’une main tandis qu’il frappe de l’autre avec un maillet de bois, de sorte qu’on l’ouit de fort loin. De cette planche il sonne toute les fois que le feu prend dans la ville, ou encore s’il advenait quelque tumulte ou soulévement ; dés que le fait advient, la planche sonne

tout aussitdt : tous les gardes des ponts voisins sautent sur leurs armes et courent ot besoin est. Le Grand Can fait trés bien garder cette ville, et par un grand nombre de gens, parce qu’elle est capitale et si¢ge de toute la province du Mangi et qu’il en tire grands revenus et grands trésors, si grands que, qui l’ouirait dire, ne le pourrait croire qu’a peine. Mais sile Grand Sire la fait si bien garder et par tant de monde, c’est aussi de peur qu’ils se rebellent. Et sachez trés véritablement que les voies de cette cité sont bien pavées de pierres taillées et de briques cuites, de sorte que toute la ville est fort propre ; et de méme le sont toutes les routes principales et chaussées de toute la province du Mangi, si bien qu’on y peut chevaucher en toute saison fort proprement ; et a pied, l’on peut traverser tout le pays sans se salir les pieds. Le pays, de fait, est trés bas et trés plat, donc trés boueux quand il pleut : si les rues n’étaient point toutes pavées, je veux dire « ot 1 faut », on ne pourrait quelquefois pas aller, ni 4 cheval ni 4 pied. Mais comme les courriers montés du Grand Can ne pourraient parcourir rapidement des rues pavées, on laisse done sans pavage, un bas-cété 4 leur intention. En vérité, les rues principales dont nous avons parlé ci-dessus, et qui traversent la cité de bout en bout sont pavées comme les routes avec des pierres et des briques sur dix pas de large de chaque cété, mais au milieu, c’est tout plein d’un petit gravier fin, avec des conduites voitées qui conduisent les eaux de pluie aux canaux voisins, de sorte qu’elles restent toujours séches. Dans cette rue principale, on voit toujours aller et venir certaines longues voitures couvertes, munies de rideaux et de

coussins de soie, ou six personnes peuvent se tenir. Elles sont prises chaque jour par des hommes et des femmes qui veulent aller pour

leur plaisir. Et l’on voit en tout temps un nombre infini de ces 46

214

MARCO POLO

voitures parcourir la dite rue en suivant le milieu ; leurs occupants vont a certains jardins, ow ils sont recus par les jardiniers sous certains ombrages disposés tout exprés, ot ils séjournent pour se donner du bon temps tout le jour avec leurs dames ; et le soir, ils retournent chez eux dans lesdites voitures. Et encore vous dis qu’en cette ville de Quinsai sont bien quatre mille bains artificiels. Ce sont des étuves, ot les hommes

et les

femmes se baignent et goiitent grands délices ; ils y vont plusieurs fois le mois, car ils sont trés soigneux de leur personne. Et vous dis que ce sont les plus beaux, les meilleurs et les plus grands qui soient au monde ; car je vous dis qu’ils sont si grands que plus de cent hommes, ou de cent femmes, s’y peuvent baigner 4 la fois *. Et encore vous fais savoir qu’a vingt-cinq milles de cette cité est la mer Océane entre Grec et Levant, et la est une cité appelée Gampu *, qui est un trés bon port, ou viennent de grandissimes nefs avec de grandissimes marchandises de grande valeur, d’Inde et d’autres régions, ce qui ajoute a la valeur de la ville. De Quinsai a ce port est un grand fleuve, grace auquel les nefs peuvent parvenir jusqu’a la cité. Tout le jour les navires de Quinsai descendent et remontent ce fleuve avec leur fret, et 14, ils le déchargent sur d’autres navires, qui vont aux différentes parties de l’Inde et du Catai. Le fleuve, dailleurs, traverse d’autres terres et cités plus éloignées que Quinsai de l’Océan. Et encore vous dis qu’aprés avoir réduite 4 son obéissance, le Grand Can a divisé la province du Mangi en neuf parts, c’est-adire qu’il a fait neuf grandissimes rois, 4 chacun des quels est un grand royaume,. Mais toutefois entendez que tous ces rois y sont pour le Grand Can, et chaque année ils rendent raison de leur régne, chacun pour soi, aux intendants du Grand Sire, pour la rente

et pour toute chose. En Quinsai demeure l’un de ces neufs rois, seigneur de plus de cent quarante cités grandes et riches. ‘t je vous dirai une chose dont vous serez trés émerveillés. Car je vous dis, il n’y a pas de doute, que dans cette vaste province du Mangi, sont ensemble bien mille deux cents cités, et en chacune est une garde pour le Grand Can, en plus des villages et des bourgs, dont il y a grande quantité, aussi importante que je vais vous dire. Sachez trés véritablement que dans chaque cité qui a la plus faible garde, sont mille hommes ; et il y a telle autre qui est gardée par dix mille hommes ; et telle autre par vingt mille ; et telle autre par trente mille, selon état des pays et leur puissance, et toutes sont

payées par le Grand Sire. Ces gardes sont en si grand nombre qu’a peine se pourraient compter, et que je ne l’ose dire, de peur de

n’étre point cru ; mais la ville de Quinsai a certainement une garde

de trente mille soldats. Aussi, Ja plus grande part des revenus des cités, qui sont collectés dans le trésor du Grand Can, est mise de

cété pour entretenir ces gardes de mercenaires. S’il advient que

LA

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DU

MONDE

215

quelque cité se rebelle, car les hommes, emportés pat quelque folie ou poison, tuent souvent leurs gouverneurs ; 4 l’instant ot l’événement est connu, les cités voisines expédient tant d’hommes de leur armée, lesquels détruisent les cités qui sont tombées dans cette erreur ; car ce serait trop longue affaire de faire venir une armée d’une autre province du Catai : il faudrait bien deux de temps. Ne pensez pas que tous ces hommes soient des Tartares sont du Catai, bons hommes d’armes; car les Tartares hommes de cheval, et ne séjournent que prés des cités qui ne

mois : ils sont sont

pas en régions humides ; mais seulement en celles qui sont situées en pays sec et solide, ot ils peuvent s’exercer a cheval. Ces hommes

qui gardent les cités ne sont pas tous a cheval : une grande partie est a pied, selon ce que demande la protection de chaque place. Dans les villes qui sont en lieux humides, il mande des Catayens et quelques hommes du Mangi qui portent les armes ; car tous sont hommes des armées du Grand Can. Parmi tous ses sujets, il fait choisir chaque année ceux qui paraissent aptes au métier des armes, et les enréle dans son armée. Ceux qui proviennent de la province du Mangi ne sont point affectés a la garde de leurs propres cités, mais mandés en d’autres, qui peuvent étre a vingt journées de voyage, ou ils demeurent quatre ou cing ans, puis retournent chez eux, tandis qu’on en mande d’autres a leur place. Telle est la régle qu’observent les Catayens et ceux de la province du Mangi. Bref, vous dis en toute vérité que les affaires de la province du Mangi sont une si grande chose par la richesse, la rente et le profit que le Grand Can en a, qu’il n’est homme, a Il’ouir conter sans le

voir, qui le puisse croire, et 4 peine se pourrait écrire la grande noblesse de cette province : et m’en tairai donc la-dessus et ne vous en dirai grandement désormais. Mais vous en dirai encore une chose, et puis nous en partirons. Or sachez que tous les gens du Mangi ont tel usage comme je vous dirai. Il est vrai que dés qu’un enfant est né, le pére ou la mére font inscrire le jour, ’heure et la minute de sa naissance, et ils font dire aux astrologues sous quel signe et sous quelle planéte, et ils écrivent le tout, de sorte que chacun connait sa nativité. Et quand, devenu grand, il désire aller en autre lieu pour faire voyage, commerce, noce ou quelque autre autre chose, il s’en va trouver l’astrologue et lui dit sa nativité. Celui-ci lui dit s’il est bon d’aller 4 ce voyage ou non, et bien des fois le détourne de son

voyage, car sachez que leurs astrologues sont savants dans leur art et dans les enchantements diaboliques, tant qu’ils disent réellement aux hommes maintes choses vraies, qui leur inspirent grande con-

fiance. De tels astrologues ou magiciens est un grand nombre sur chaque place. Nulles fiangailles ne serait célébrées 4 moins que l’astrologue n’ait dit son opinion ; de méme, si l’on doit célébrer

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MARCO

POLO

une noce, ils font examiner par leurs astrologues sile futur époux et la future épouse sont nés ou non sous des planétes concordantes ; si elles concordent, on accomplit le mariage; mais si elles sont opposées, il est rompu. Et vous dirai encore quils ont pour habitude que lorsque trépasse un riche homme, lorsque le corps du mort est porté a brialer, tous les parents, hommes et femmes, se vétent — a bon marché — de canevas en signe de deuil, et vont avec le corps ; ils

prennent leurs instruments de musique et vont jouant et chantant oraison des idoles a voix douce. Une fois arrivés 1a ot le corps doit étre brilé, ils s’arrétent et font faire des chevaux,

des esclaves

hommes et femmes, des chameaux, des selles, des harnois, des habits d’or et de soie, de la monnaie d’or et d’argent en grande abondance, toutes choses qu’ils font de papier. Quand ils ont fait tout cela, ils font le grand feu et brdlent le corps avec ces choses, disant que ce mort aura toutes ces choses en l’autre monde, < comme un > vivant de chair et d’os, < ainsi que > la monnaie d’or, et les habits d’or et de soie. Une fois le feu fini, ils sonnent tous les instruments ensemble avec grande liesse, chantant continuellement ; car ils disent que tout l’honneur qu’ils lui font cependant qu’il brdle, un autre tout semblable lui sera fait en l’autre monde par leurs dieux et par les idoles ; que les instruments dont ils ont joué, et les chants des idoles, les trouveront bien dans autre monde, et que Vidole elle-méme viendra lui faire honneur ; et enfin qu’il est né de nouveau dans cet autre monde, et commence une vie nouvelle. A cause de cette sorte de foi, ils ne craignent point la mort, ni ne s’en soucient, pourvu qu’elle s’accompagne d’honneurs comme est dit ci-dessus, croyant fermement qu’ils seront honorés de la méme sorte en l’autre monde. Aussi les hommes de la province du Mangi sont plus passionnés que ceux des autres ; par colére et

chagrin, iJs se donnent souvent la mort. Car s’il advient que l’un d’entre eux a donné un coup a quelque autre, ou lui a tiré les cheveux, ou lui a fait quelque blessure ou quelque mal, et que Poffenseur soit si puissant et important que le malheureux n’en Puisse tirer vengeance, la victime se pendra elle-méme par excés de chagrin a la porte de son offenseur, la nuit, et en mourra,

lui

faisant cet affront par grand blame et mépris ; et lorsque l’offenseur a été découvert grace au témoignage des voisins, ils le condamnent, pour racheter son crime, a assister 4 l’incinération, 4 honorer le mort avec des instruments, des serviteurs et les autres choses qu’on a dites, selon leur coutume, et en grande festivité. 'Telle est

la grande raison pour laquelle l’autre s’est pendu, 4 savoir que ce riche et puissant homme l’honorera a sa mort, afin qu'il soit luiméme également honoré en l’autre monde. De sorte qu’ils entretiennent cette coutume.

LA

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DU

MONDE

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Et en cette cité est le palais du roi Facfur qui s’est enfui, et qui était seigneur du Mangi ; c’est le plus beau et le plus noble qui soit au monde. Et vous en dirai quelque chose. Sachez qu’il a bien dix milles de tour, qu’il est carré et est muré de murs épais et hauts,

tous avec des créneaux. Dans |’enceinte des murs sont de trés beaux

jardins avec tous les bons fruits qu’un homme sache décrire. Il y a maintes belles fontaines et plusieurs lacs ot |’on trouve maint bon poisson. Et au milieu est le palais, trés grandissime et beau *. Il y a une grand’salle si vaste et si belle, qu'une grandissime quantité de gens s’y pourrait tenir et manger 4 table. Cette salle est toute peinte et décorée de peinture d’or et bleue, et il y a maintes histoires et bétes et oiseaux et chevaliers et dames et maintes merveilles. C’est

une trés belle vue a regarder, car sur tous les murs et tous les plafonds, l’on ne peut voir que peintures d’or. Et que vous en dirai-je? Sachez que je ne vous pourrais décrire la grande noblessede ce palais ; mais je vous en dirai bri¢vement et sommairement toute la vérité. Sachez pour vrai que ce palais a vingt salles toutes d’une méme grandeur et de méme décoration ; elles sont si vastes que dix mille hommes y pourraient manger a table aisément ; elles sont toutes peintes et ouvragées d’or trés nobJement. Et vous dis que ce palais a bien mille chambres: ce sont logis beaux et grands, et

pour dormir et pour manger. Les fruits et les poissons, vous ai déja contés.

Sachez encore trés véritablement que, s’étant trouvé en cette ville de Quinsai lorsqu’on présentait aux intendants du Grand Can

le compte des revenus et le nombre des habitants, Messire Marco a vu qu’en cette ville sont enregistrés 160 tomans de feux ou de familles, en comptant pour un feu la famille qui vit en une maison, c’est-a-dire 160 tomans de maisons. Et vous dis que le toman est de dix mille, adonc devez savoir que sont en somme 1.600 milliers de maisons, entre lesquelles y a grande quantité de riches palais. I] y aune église de Chrétiens nestoriens, une seule pour tant de gens. Et puisque je vous ai décrit la cité, je vous dirai une chose qui fait bien 4 conter. Or sachez que tous les bourgeois de cette cité et aussi ceux de toutes les autres, ont telle coutume et tel usage : chacun a, sur la porte de sa maison, écrit son nom, celui de sa femme et de ses fils, et celui des femmes de ses fils, et de ses esclaves,

et de tous ceux de sa maison. Et encore y est écrit combien de chevaux il détient. S’il advient que l’un d’eux meure, ils font 6ter son nom ; et s’il se produit une naissance, on ajoute aussi ce nom.

De cette maniére, les seigneurs de chaque cité savent tous les gens qu’ils ont en leur ville. Et ainsi se fait par toute la province du Mangi, et aussi dans celle du Catai. Et encore vous dirai une autre bonne coutume qu’il y a: sachez que tous ceux qui tiennent auberges et qui logent des voyageurs doivent inscrire par leur nom tous ceux qu’ils ont abrités

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MARCO POLO

dans leurs auberges, et quel jour de quel mois ils y ont logé, si bien que tout l’an, le Grand Can peut savoir qui va et vient par toute sa terre. C’est bien 14 une chose qui convient a des hommes sages. Dans la province du Mangi, presque tous les pauvres et nécessiteux qui ne peuvent élever leurs enfants, vendent leurs fils et leurs filles 4 d’autres qui sont riches et nobles, afin que, pour le prix de leurs enfants, ils puissent subvenir 4leurs propres besoins, et que les enfants puissent étre mieux élevés et avoir une vie plus décente avec ces personnes. Pour permettre une comparaison du poivre qui est consommé dans cette cité, et que puissiez en déduire la quantité de victuailles, chair, viandes et épices qui sont offertes a leurs dépenses, Messire Marco a étudié les comptes faits par un de ceux qui servent dans les douanes du Grand Can ; on a trouvé par enquéte qu’en Ja ville de Quinsai, au jour que vous voulez, se consomme quarante-trois charges de poivre, et chaque charge pése deux cent vingt trois livres ;vous pouvez ainsi savoir la quantité d’autres ‘epices qu’on y consomme, et aussi combien il faut de denrées nécessaires pour répondre a la demande. Nous parlerons enfin de certaine merveille qui advint lorsque Baian faisait le si¢ge de la cité : lorsque le roi Facfur s’enfuyait de sa face, une multitude des gens de la ville se sauvaient par bateau par certaine vaste rivicre, large et profonde, qui passe d’un cété de la ville. Et tandis qu’ils fuyaient ainsi par cette riviére, a I’instant elle fut entiérement desséchée, de sorte que Baian, l’apprenant, s’y rendit, et obligea tous ceux qui fuyaient a retourner 4 la cité. Et lon découvrit un poisson couché sur la terre séche en travers du lit de la riviére, qui était une chose merveilleuse a voir, car il avait biea cent pas de long, mais sa grosseur en aucune maniére ne répondait a sa longueur. I] était méme tout poilu, et beaucoup en mangérent, et bien d’entre eux moururent. Et Messire Marco, comme il dit,

vit la téte de ce poisson de ses propres yeux dans un certain temple d’idoles. Or donc, je vous ai dit une partie de ces choses et maintenant, je veux vous décompter la grande rente que le Grand Can a de cette cité avec ses dépendances, laquelle est une des neuf parts de la province du Mangi.

LA

CLIV.



CI DEVISE

DESCRIPTION

DU

MONDE

DE LA GRANDE RENTE A DE QUINSAI.

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QUE LE GRAND

CAN

Or vous veux compter la grandissime rente que le Grand Can obtient de cette cité de Quinsai et des terres qui sont sous sa sei-

gneurie, ce qui fait une des neuf parts de la province du Mangi. Or vous compterai premiérement le sel, parce qu’il rapporte le plus. Or sachez trés vraiment que le sel de cette ville rapporte chaque année, en gros, quatre-vingts tomans d’or ; chaque toman étant de soixante dix mille saggi d’or, les quatré-vingts tomans montent ensemble a cing cent mille et six cent mille saggi d’or ; chaque saggio vaut plus d’un florin d’or ou d’un ducat d’or, et c’est donc

merveilleuse chose et grandissime quantité de monnaie: Aprés vous avoir parlé du sel, or maintenant vous dirai d’autres denrées et marchandises. Je vous dis que le sucre, qui paye trois — un tiers pour cent —, vient et est fabriqué en cette province, ainsi que dans les huit autres parts du Mangi, en quantité plus que double de celle fabriquée dans tout le reste du monde. Bien des gens le disent en vérité, et c’est encore trés grande source de revenu. Mais je ne vous détaillerai toute |’épicerie article par article, mais vous en parlerai ensemble. Car sachez que toutes Jes épices rendent trois — un tiers pour cent. Du vin qu’ils font de riz, ils ont aussi grande rente, et du charbon, et de tous les douze corps de métiers que je vous ai dits ci-dessus, qui ont chacun douze mille stations. De ces métiers ils tirent de grandissimes rentes, car toutes choses payent un droit. Mais quoi ? Tous les marchands qui apportent des denrées en cette cité par terre, et en emportent vers d’autres lieux, et de méme ceux qui en emportent par mer, payent aussi un trentiéme des valeurs ;mais ceux qui aménent en ville des marchandises par mer, et depuis des contrées éloignées, comme les Indes, payent dix pour cent. En outre, parmi tous les biens qui sont produits dans le pays, et qui proviennent tant d’animaux, que de la terre, la dixiéme partie est remise au gouvernement du Seigneur. Quant4 la soie, dont ils ont si grande abondance, Jes droits sont grandissimes. Et pourquoi vous ferais-je long conte ? Sachez que se donne dix pour cent sur la soie, et que cela monte 4 des sommes démesurées. Et maintes autres choses payent aussi dix pour cent.

Et pour que vous sachiez la somme, je vous dis que moi, Marco Polo, qui plusieurs fois fus mandé par Te Grand Can pour voir et ouir le compte du revenu annuel que le Sire a de toutes ces choses,

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MARCO

POLO

sans le sel dont je vous ai parlé plus haut, dis qu’il se monte ordinairement 4 deux cent dix tomans d’or chaque année, qui valent quinze mille milliers et sept cent mille saggi d’or. C’est bien 1a un des plus démesurés chiffres de rente et de monnaie qu’on ait jamais oui conter, et ce n’est qu’une des neuf parts de la province. Et pouvez bien voir que si le Seigneur a un tel revenu delaneuviéme part du pays, le revenu des huit autres doit valoir bien davantage ; mais il est vrai que celle-ci est la plus profitable, parce que la plus vaste. Pour le grand profit que le Grand Sire a de cette contrée, il la chérit fort et fait beaucoup pour la garder soigneusement et pour maintenir en grande paix ceux qui y demeurent. Tous ces revenus, le Grand Can les dépense pour les armées qui sont a garder les cités et régions, et 4 chasser la pauvreté des villes. Or, nous partirons de cette cité de Quinsai, dont vous avons bien conté une grande partie de tous ses faits, et irons de l’avant, et

vous conterons d’une cité qui est appelée Tanpigiu. CLV.

Quand



on

CI DEVISE DE LA GRANDE

part de Quinsai,

on

CITE DE TANPIGIU.

va une journée

devers

le

Sirocco, toujours trouvant maisons et jardins trés délectables, ou !’on trouve grande abondance de toutes choses pour vivre. Au bout de cette journée, on trouve la cité dont je vous ai parlé ci-dessus, qui est appelée Tanpigiu *, qui est trés grande et belle, et dépend de Quinsai. Ils sont au Grand Can et ont monnaie de papier. Ils

sont idolatres et font braler leurs corps de la maniére que je vous ai dite ci-dessus. Ils vivent de commerce et de métiers et ont grande abondance de toutes les choses pour vivre. I] n’y a rien qui mérite mention, ce pour quoi nous en partirons et vous conterons de

Vugiu *, Et quand on part de Tanpigiu, on va trois journées vers le Sirocco, toujours trouvant assez de cités et de villages forts beaux et grands, ow l’on trouve de tous les biens en grande abondance et a bon marché. Les gens sont idolatres et au Grand Can, et sont sous la seigneurie de Quinsai. Il n’y a nulle nouveauté qui mérite mention. Au bout de ces trois journées, on trouve une cité qui est appelée Vugiu. Cette Vugiu est grande cité, ot sont idolatres et sont au Grand Can, et vivent de commerce et de métiers, et sont

encore sous la seigneurie de Quinsai. I] n’y a rien que nous voulions mettre en notre livre, ce pourquoi nous irons de |’avant et vous conterons de la cité de Ghiugiu * Or, sachez que, quand on part de Vugiu, on va deux journées vers le Sirocco, en trouvant tant de villes et de villages que vous semble aller par une seule et méme cité. Ils ont abondance de

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

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toutes choses. I] va les plus gros bambous et les plus longs qui soient en tout ce pays-la, car sachez qu’il y en a qui ont environ quatre paumes de tour, et qui sont longs de bien quinze pas. II n’y a nulle autre chose qui mé€rite mention. Au bout de ces deux journées, on trouve une cité qui est nommée Ghiugiu, qui est trés grande et belle. Ils sont au Grand Can et sont idolatres, et encore sous la seigneurie de Quinsai. Ils ont assez de soie. Ils vivent de commerces et de métiers, et ont grande abondance de toutes choses pour vivre. Ici encore, il n’y a nulle chose qui mérite mention, ce pourquoi nous partirons et irons de |’avant. Et quand on part de la cité de Ghiugiu, on va quatre journées vers le Sirocco, et toujours trouve cités et villages et hameaux en quantité, et toutes choses pour vivre en grande abondance. IIs sont tous idolatres et au Grand Can et ont monnaie de papier, et sont encore sous la seigneurie de Quinsai. Ils vivent de commerce et de métiers. Ils ont assez

de chasse et de venaison,

et de bétes et

d’oiseaux. II y a assez de lions grandissimes et fiers, qu’on occit de telle maniére : quiconque veut tuer le lion, enlevant ses souliers, va

vétu de canevas, avec une boule de poix sur les épaules, et un couteau pointu et tranchant a la main. Ainsi va-t-il trouver le lion ou il demeure. Quand le lion voit l’>homme, il vient 4 lui, etl’homme lui

lance cette boule de poix. Et le lion la prend dans la bouche, pensant qu’il a saisi homme. Alors, homme frappe le lion avec le couteau ; et quand le lion se sent blessé, il s’encourt, et quand le froid entre dans la plaie, il tombe mort. Voila comment ils tuent bon nombre de ces lions. — IIs n’ont ni moutons ni brebis dans tout le Mangi, mais ont beeufs, et vaches, et boucs et chévres, et aussi porcs en bon nombre. I] n’y a nulle autre chose qui mérite mention, ce pour quoi nous partirons d’ici, et irons de l’avant, et vous conterons autre chose. Et quand on part de Ghiugiu et est allé quatre journées, on trouve la cité de Cianscian *, qui est trés grande et belle ; et est sur une colline, sur un certain fleuve qui court 4 la mer Océane ; cette colline est comme une ile au milieu du fleuve, car elle la partage en deux branches : une moitié s’en va en amont vers la Grande Ourse, et l’autre moitié en aval vers la mer, soit vers le Sirocco. Elle est encore de la seigneurie de Quinsai ; ils sont au Grand Can

et sont idolatres, et vivent de commerces et de métiers. Mais il n’y a nulle chose qui mérite mention, ce pour quoi nous partirons d’ici et irons de l’avant.

Car sachez tout vraiment qu’aprés étre parti de Cianscian, on

va trois journées par une trés belle contrée ot |’on trouve assez de cités, de villages et de hameaux, ot il y a assez de marchands et d’artisans. Ils sont idolatres et au Grand Can, et sont encore de la

seigneurie de Quinsai. Des choses pour vivre, ils en ont en grande abondance ; ils ont chasse et venaison de bétes et d’oiseaux en

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grande quantité. Il n’y a nulle autre chose qui mérite mention, ce pour quoi nous irons de ]’avant. Et sachez qu’au bout de trois journées, on trouve la cité de Cugiu *, qui est trés grande et belle ; et ils sont au Grand Can et sont idolatres. C’est la derniére cité de la seigneurie de Quinsai,

car dorénavant, Quinsai n’a plus que faire, mais commence le second royaume, qui est une des neuf parties du Mangi et est appelé Fugiu. CLVI.



CI DEVISE DU ROYAUME

DE FuGIU.

Quand on quitte la derniére cité du royaume de Quinsai, qui est appelée Cugiu, on entre immédiatement dans le royazume de Choncha *, dont la maitresse ville est appelée Fugiu *. C’est ici qu’il commence, et l’on va six journées devers le Sirocco par des montagnes et des vallées ot l’on trouve assez de cités, de villages et de hameaux. Ils sont idolatres et sont au Grand Can, et sont sous la

seigneurie de Fugiu, dont nous avons commencé le propos. Ils vivent de commerce et de métiers ; ils ont de toutes les choses pour vivre en grande abondance ; ils ont assez de venaison et de chasses

de bétes et d’oiseaux. Il y a assez de lions grands et fiers. Ils ont du gingembre et du galanga outre mesure, car pour un gros de Venise, auriez bien quatre-vingts livres de gingembre frais, qui est trés bon. Ils ont une plante pareille au safran par la couleur et par lodeur, mais ce n’en est mie, quoiqu’elle le vaille bien dans tous ses usages. Elle est utilisée par tous les habitants en leur nourriture, et pour cette raison coiite trés cher. Il y a encore autre chose: sachez qu’ils mangent de toutes choses brutes et de toute espéce de chair, car ils mangent aussi la chair humaine trés volontiers, pourvu qu’il ne soit pas mort de sa mort naturelle. Mais ceux qui sont occis par le fer, ou autrement, ils les mangent tout entiers et les tiennent pour chair fort bonne. Les hommes qui vont aux armées et qui sont d’armes se font adorner de cette maniére : car je vous le dis, ils se font couper les cheveux jusqu’aux oreilles ; au milieu de la face, ils se font peindre avec de l’azur comme un fer de glaive. Ils vont tous a pied, fors leur capitaine. Ils portent lances et épées, et sont les plus cruels hommes du monde. Car je vous le dis qu’ils vont toujours occiant des hommes, et quand ils sont occis, d’abord leur boivent le sang, puis ils les mangent tout entiers ; ils ne révent tout le jour que d’aller occir des hommes pour en boire le sang et en manger la

chair. Mais a présent, nous laisserons cela et vous conterons d’autre chose. Car sachez qu’au bout de trois journées, sur les six que je vous ai dit ci-dessus, on trouve la cité de Quenlinfu *, qui est trés

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grande et noble, et qui est au Grand Can. Cette cité a trois ponts, des plus beaux et meilleurs du monde, car ils ont bien un mille de long et neuf pas de large ; ils sont tout de pierre et ornés de colonnes de marbre. Ils sont si beaux et si merveilleux qu’il faudrait un grand trésor pour en batir un seul. Les gens vivent de commerce et de métiers. Ils ont assez de soie. Le gingembre et le galanga y viennent en bonne quantité. Ils font tant de tissu de coton en fil retors qu’on peut en avoir dans toute Ja province du Mangi. Leurs dames sont trés belles et ils vivent fort délicatement. Et 1a, il y a une chose étrange qui mérite mention. Car je vous dis qu’on m/’a dit — mais je ne l’ai pas vu moi-méme — qu'il existe des poules qui n’ont pas de plumes, mais la peau avec du poil noir comme un chat, et qui sont toutes noires et grasses, de sorte que c’est chose étrange a voir. Elles font d’excellents ceufs comme celles de notre pays et sont fort bonnes 4 manger. Mais il n’y a nulle autre chose qui mérite mention, ce pour quoi nous partirons et irons de avant. Et vous dis encore que pendant les trois autres journées, qui font partie des dix journées ci-dessus, on trouve encore maintes cités et maints villages, ot il y a des marchands et marchandises assez, et des artisans. Ils ont assez de soie, et sont idolatres et sont au Grand Can. Ils ont aussi assez de chasse et venaison. I] y a lions grands et fiers qui font bien des dommages aux voyageurs. Au bout de ces trois journées, 4 quinze milles, on trouve une cité qui est appelée Vuguen *, ou se fait grandissime quantité de sucre. De cette cité a le Grand Can tout le sucre qui est consommé en sa Cour, ce qui fait tant, que cela vaut un trésor qui ne peut pas étre exprimé. Mais sachez qu’avant que le Grand Can les edit conquis, les gens de ces pays ne savaient point comment faire du sucre aussi fin et aussi bon qu’il s’en fait en Babylonie: ils n’avaient point coutume de le faire reposer et de le laisser prendre en pains; mais, le faisant bouillir, ils se contentaient de l’écumer, et ensuite, quand il était froid, il restait comme

pate, et noir. Mais lorsqu’ils devinrent

sujets du Grand Can, on trouva 4 la Cour des gens de Babylonie, qui, allant dans ce pays, enseignérent a le raffiner avec la cendre de certains arbres. Il n’y a rien d’autre ici qui mérite mention, ce pour ‘quoi nous irons de I’avant. Et quand on part de cette cité de Vuguen, on va quinze milles,

et l’on trouve alors la noble cité de Fugiu, qui est a la téte de ce royaume. Ce pour quoi vous conterons une partie des choses que mous en savons.

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CLVII.



CI DEVISE DE LA CITE DE FUGIU.

Or, sachez que cette cité de Fugiu est capitale du royaume appelé Choncha, qui est une des neuf parts de la province du Mangi. Et sachez qu’il s’y fait grand commerce et y a maints marchands et artisans. Ils sont idolatres et au Grand Can. Une grandissime quantité d’>hommes d’armes y demeurent, car sachez qu’y demeurent toujours plusieurs armées du Grand Can, parce que par le pays, maintes fois se rebellent les cités et villages; en effet, comme il est dit ailleurs, ils se soucient peu de la mort, parce qu’ils croient qu’ils vivront avec honneur en J’autre monde, et aussi parce qu’ils demeurent en des lieux forts dans la montagne ; et chaque fois qu’ils sont pervertis et dressés contre leurs gouverneurs, ils les occissent. Alors, ceux de l’armée qui demeurent en cette cité, y vont dés que les autres se rebellent, prennent et détruisent Ja cité, et font ce qui est nécessaire pour préserver Vautorité du Grand Can. Voila pourquoi plusieurs armées du Grand Can demeurent en cette cité. Sachez qu’un fleuve, qui a bien un mille de large, passe par le milieu de cette cité, ot! l’on fait maintes nefs qui nagent sur ce fleuve ; sur lequel est aussi un trés beau pont de bateaux, qui sont retenus par de fortes ancres, et qui sont réunis par de grands et forts madriers. I]s font aussi du sucre en si grande abondance que nul ne le pourrait compter. II s’y fait grand commerce de perles et autres pierres précieuses : c’est parce que les nefs d’Inde y viennent nombreuses avec maints mar-

chands qui fréquentent les iles de l’Inde. En ce pays |’on trouve bien des lions, qu’on prend avec des piéges ; en effet, dans les endroits appropriés, on creuse deux fosses trés profondes l’une a cété de !’autre, entre lesquelles on laisse un peu de sol ferme, peut-étre la largeur d’une aune ; de chaque cété des fosses, on fait une haute haie, mais rien aux deux extrémités.

A la nuit, le maitre des fosses attache un petit chien au sol qui reste entre elles, et le laissant 1a, il s’en va. Le chien attaché ainsi, quand

il est laissé par le maitre, ne cessera pas d’aboyer ; et il faut que ce chien soit blanc. Aussi loin qu’il puisse étre, le lion ouit la voix du chien et court 4 lui en grosse furie, et quand il le voit d’un blanc éclatant, et désirant bondir en hate pour le saisir, il tombe dans la

trappe. Le matin, le maitre des fosses vient et occit le lion dans la fosse. La chair en sera mangée parce qu’elle est bonne, et la peau sera vendue, car elle vaut trés cher. Mais s’il veut le prendre vivant, il le retirera fort bien avec un palan.

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On trouve aussi en ce district certains animaux nommés papiones *, qui sont des espéces de renards. En effet, ils rongent et font beaucoup de mal aux cannes qui produisent le sucre. Et lorsque des marchands passant par le district avec Jeur caravane, s’arrétent en un lieu pour se reposer et dormir, ces papiones, Ja nuit, viennent 4 eux secrétement, et tout ce qu’ils peuvent dérober, ils le dérobent et l’emportent, causant ainsi beaucoup de pertes. Mais on les attrape de cette maniére : on a de grandes calebasses qu’on coupe a la bosse d’en haut, faisant une entrée de largeur telle qu’un des papiones y puisse mettre sa téte avec quelque insistance. La gueule de la calebasse ne sera point rompue par le violent effort de la téte du papio : car on perce des trous tout autour de la gueule, passant ensuite un lacet par ces trous. Cela fait, on met un peu de quelque graisse au fond des dites calebasses, et en dispose en divers lieux tout autour de la caravane, non trop prés. Lorsque

les papiones viennent a la caravane pour lui dérober quelque chose,

ils sentent l’odeur de la graisse qui est dans les calebasses et y vont : ils veulent y mettre leur téte, et ils ne peuvent pas. Mais en appuyant violemment par envie de la nourriture qui est dedans, ils forcent leur téte 4 entrer. Alors, ne pouvant point l’en retirer, ils se lévent, emportant avec eux les calebasses légéres. Ils ne savent ot ils vont, et les marchands les attrapent a plaisir. La chair est trés bonne 4 manger, et les peaux sont vendues trés cher. On éléve dans ce district des oies si grosses que la piéce pése bien vingt-quatre livres ; elles ont un grand goitre sous le gosier, et comme s’il y avait une grosseur au-dessus de leur bec, prés des narines, comme a le cygne, mais bien plus grosse que chez lui. Je vous dirai encore que cette ville de Fugiu est prés du port de Caiton * sur la mer Océane, et 1&4 viennent maintes nefs d’Inde avec maintes marchandises ; puis, de ce port, les nefs viennent par

le grand fleuve dont je vous ai parlé ci-dessus, jusqu’a la cité de Fugiu. De cette maniére y viennent les choses précieuses d’Inde. Ils ont grande abondance de toutes les choses nécessaires au corps de ’homme pour vivre. IIs ont aussi de beaux jardins et délectables avec maints bons fruits. Elle est si bonne cité et si bien ordonnée en

toutes choses que c’est merveille. Et nous dirons une chose que Messire Marco raconta, et qu’il fait bon rapporter. Lorsque Messire Mafeo, oncle de Messire Marco Polo, et Maitre Marco en personne étaient en ladite cité de Fugiu en compagnie d’un certain sage sarrazin, il leur dit : « — En tel lieu est une sorte de gens, 4 la religion desquels nul ne comprend goutte. Ce n’est point de lidolatrie, puisqu’ils n’ont point d’idoles, et ils n’adorent pas le feu. Ils ne reconnaissent pas Mahomet. Et il ne semble pas non plus qu’ils suivent la loi chrétienne. Vous plait-il que nous y allions et que nous parlions

avec eux ? Peut-étre apprendrez-vous quelque chose sur leur vie.

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Ils y allerent et commencérent a leur parler, 4 les examiner et 4 les questionner sur leur vie et leur religion. Mais ils avaient lair de craindre qu’on les interrogeat pour leur dter leur religion. Alors lesdits Messires Mafeo et Marco, observant qu’ils étaient efirayés, commencerent a les amadouer et leur dirent : « — N’ayez pas peur : nous ne sommes pas venus pour vous faire du mal le moins du monde ; seulement pour votre bien et pour arranger vos affaires. » Car ces gens redoutaient qu’ils fussent députés par le Grand Sire pour faire cet examen, et que quelque malheur en résultat pour eux. Mais Messire Mafeo et Messire Marco fréquentérent tant ce lieu de jour en jour, se familiarisant avec eux et leur demandant leurs affaires, qu’ils trouvérent que ces gens tenaient la reli-

gion chrétienne. Car ils avaient des livres, et ces Messires Mafeo et Marco y lisant se mirent 4 traduire l’écriture mot 4 mot et de langue a langue, de sorte qu’ils trouvérent que c’était le texte du Psautier. Ils leur demandeérent alors d’ou ils tenaient cette religion et cette loi. Ils répondirent : « — De nos ancétres. » En un certain temple a leur mode, ils avaient trois figures peintes, qui étaient trois apétres sur les soixante-dix qui étaient allés précher de par le monde. Et ils dirent qu’il y a longtemps, ceux-la avaient enseigné la religion a leurs ancétres, et que cette foi avait toujours été conservée parmi eux depuis sept cents ans ; mais que depuis longtemps, ils étaient demeurés sans enseignement, et pour tant ignoraient les principales choses. « — Toutefois, nous tenons de nos anciens que nous devons, selon nos livres, célébrer ces trois apétres et les tenir en révérence. »

Alors Messires Mafeo et Marco dirent : «—

Vous étes des Chrétiens, et nous aussi, nous sommes

chrétiens. Nous vous conseillons de mander ambassade au Grand Can et de lui expliquer votre situation, pour qu’il puisse vous connaitre, et que vous, vous puissiez conserver librement votre religion

et votre loi. » Car, 4 cause des Idolatres, ils n’osaient pas bien affirmer ou pratiquer en plein jour leur religion. Ils adressérent donc deux d’entre eux au Grand Can. Messires Mafeo et Marco leur recommandérent de se présenter tout d’abord 4 un homme qui était le chef des Chrétiens 4 la Cour du Grand Can, pour qu’il pit présenter leur cas a la Cour du Seigneur. Les messagers firent ainsi. Mais quoi ? Celui qui était Je chef des Chrétiens déclara devant le Grand Can que ces gens-la étaient chrétiens, et qu’ils devaient étre reconnus dans sa seigneurie comme chrétiens ; mais celui qui était le chet des adorateurs des idoles, entendant cela lanca une question du cété opposé, disant que cela ne devait pas étre, car les susdits étaient idolatres et toujours avaient été tenus pour idolatres. Sur

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ce point, une grande dispute s’éleva en présence du Seigneur. A la fin, le Seigneur se mit en colére, les fit tous deux sortir, ordonna aux

messagers d’approcher et leur demanda s’ils voulaient étre chrétiens ou idolatres. Lesquels répondirent que s’il lui plaisait, et s’il n’était point contraire 4 sa Majesté, ils désiraient étre chrétiens comme leurs ancétres. Alors, le Grand Can ordonna qu’on fit des priviléges pour eux, comme quoi ils devaient étre considérés comme chrétiens, et qu’avaient le droit de suivre cette loi tous ceux englobés dans cette croyance ; car on trouva que dans toute la province du Mangi; ici et la, étaient plus de sept cent mille familles qui suivaient cette croyance. II n’y a plus rien 14 qui mérite mention, et pour tant, nous ne vous en conterons plus, mais irons

de l’avant et vous raconterons d’autres choses. CLVIIT.



CI DEVISE DE LA CITE DE CAITON.

Or sachez que, quand on part de Fugiu, on passe le fleuve et Von va cing journées vers le Sirocco, toujours trouvant assez de cités, de villages et de hameaux qui sont nobles et bons, ot il y a de grandes richesses en toutes choses. I] y a monts, vallées et plaines. Ils ont grandissimes bocages ow il y a maints arbres qui produisent le camphre. I] y a assez de chasse et de venaison de bétes et d’oiseaux ; la contrée grandement abonde en animaux sauvages. Ils vivent de commerce et de métiers. Ils sont au Grand Can, ont monnaie de papier et sont idolatres, et sont sous la seigneurie de Fugiu, c’est-a-dire de son royaume. Et quand on est allé ces cing journées, on trouve une cité qui est appelée Caiton, qui est trés grande et noble. C’est le port ot toutes les nefs d’Inde viennent avec maintes marchandises coiiteuses et avec maintes pierres précieuses de grande valeur et maintes perles grosses et

bonnes. Et c’est aussi le port d’ou les marchands du Mangi, ou du

moins ceux de la région environnante, prennent le large. De telle sorte qu’en ce port va et vient si grande abondance de marchandises et de pierres, que c’est merveilleuse chose 4 voir. De ce port vont par toute la province du Mangi. Et vous dis que pour une nef chargée de poivre qui va 4 Alexandrie ou autre lieu pour étre porté en terre de Chrétiens, il en vient plus de cent 4 ce port de Gaiton. Il serait presque impossible de croire l’immense rassemblement de marchands et de marchandises en cette ville, car sachez que c’est lun des deux ports du monde ot il parvient le plus de marchan-

dises. Et vous dis qu’en ce port et en cette ville, le Grand Can pergoit de grandissimes droits, car vous fais savoir que toutes les

nefs qui viennent d’Inde donnent, sur toutes les marchandises, et les perles et les pierres, dix pour cent, soit la dixiéme partie des.

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choses. Les nefs prennent pour leur loyer, qui est le nolis, trente pour cent sur les petites denrées ; et sur le poivre, ils prennent

quarante-quatre pour cent, et sur le bois d’aloés et sur le bois de santal, et sur les autres épices et grosses marchandises, quarante pour cent. Si bien qu’entre le nolis et les droits du Grand Can, les marchands donnent la moitié de tout ce qu’ils apportent. Mais toutefois, de la moitié qui leur demeure, ils tirent de si gros profits qu’a chaque heure, ils ne songent qu’a y revenir avec d’autres marchandises. Ainsi, chacun doit croire que le Grand Can a de grandissimes quantités de trésors en cette ville. Ils sont idolatres et sont au Grand Can. C’est une terre de grands délices et de grande abondance de toutes les choses qui sont nécessaires au corps de l’homme, et les gens y sont fort paisibles, adonnés au repos et méme au fare niente. A cette cité viennent tous ceux de l’Inde supérieure pour se faire peindre, a savoir avec des aiguilles, comme on a dit plus haut, car 1a sont nombre de maitres capables dans cet art. Le fleuve qui entre au port de Caiton est trés grand et large et court trés rapidement, de sorte qu’a cause de sa rapidité, il se partage en maints canaux, c’est-a-dire qu’il se partage en maints endroits en maintes branches. Et sur ce fleuve sont cing fort beaux ponts dont le plus grand a bien trois milles de large 4 cause de Vendroit ow la riviére est séparée en nombreuses branches. IIs sont batis de cette maniére : leurs piles sont faites de grosses pierres

posées l’une sur l’autre et taillées de la fagon suivante : au milieu, elles sont larges, et s’en vont en pointe vers le bout, de sorte que ces bouts sont pointus également vers la mer, a cause du grand reflux de la mer qu’elle fait en refluant contre le cours de la riviére. Je vous dirai encore qu’en cette province, en une cité nommée Tingiu *, se font des écuelles et plats de porcelaine, grands et petits, les plus beaux que l’on puisse imaginer. De toute part ils sont trés appréciés, car nulle part il ne s’en fait, si ce n’est en cette cité, et c’est de 14 qu’ils sont portés en maints endroits de par le monde. Il y en a beaucoup ici, et a bon marché, car vous obtiendriez bien, pour un gros de Venise, trois écuelles si belles que nul ne saurait imaginer mieux. Elles sont faites d’une espéce de terre que ceux de la cité recueillent sous l’aspect d’une vase ou d’une terre pourrie dont ils font de gros tas, puis la laissent au vent, au soleil, 4

la pluie, trente et quarante années sans y toucher. Alors la terre ainsi demeurée si longtemps en tas a travaillé de telle maniére que les écuelles ont la couleur de l’azur, qu’elles sont trés luisantes et

belles outre mesure. Et vous devez savoir que, quand un homme récolte de cette terre, il récolte pour ses enfants et petits-enfants. Il est clair que, par suite de la longue période ot elle doit rester au repos pour travailler, il ne peut espérer en tirer profit ni en faire usage, mais le fils qui lui survivra en cueillera le fruit.

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Et encore vous dis que ceux de cette cité ont langage 4 eux.

Vous devez cependant savoir que dans toute la province du Mangi, on maintient une langue et une sorte de lettres ; mais toutefois, en dialectes, il y a des différences par districts, comme, parmi les Latins, entre les Lombards, les Provengaux, les Frangais, etc. Néane moins, dans la province du Mangi, les gens de chaque district peuvent entendre l’idiédme des gens du district voisin. Or vous ai conté de ce royaume de Fugiu, qui est une des neuf parties du Mangi, et je vous dis que le Grand Can en tire aussi gros droits et grande rente, et méme plus grande, que de tous les autres, excepté le royaume de Quinsai.

Nous ne vous avons conté des neuf royaumes du Mangi, mais trois seulement : Yangiu, Quinsai et Fugiu, et vous nous avez bien entendus. Nous vous avons parlé de ces trois en bon ordre parce que Messire Marco y passa, car sa route se dirigeait de ce cété. Sur les six autres aussi, il a oui et appris bien des choses, que nous saurions fort bien vous conter. Mais comme ce serait trop longue affaire, nous nous tairons a leur sujet. Nous vous avons bien conté du Mangi et du Catai, et de maintes autres provinces, des gens, des bétes, des oiseaux, de l’or et de argent, et des pierres précieuses,

des marchandises et de maintes autres choses, juste comme vous avez oui selon ce que vous avez été capables de comprendre. Et toutefois, notre livre n’était pas encore rempli de tout ce que nous y voulions inscrire: il y manquait encore tous les faits des Indiens, qui sont bien choses a faire savoir 4 ceux qui sont ignorants et ne les savent point ; car il y a maintes étranges et merveilleuses choses 4 ne point passer sous silence, car on ne les voit nulle part ailleurs dans tout le reste du monde. C’est pourquoi il fait bon les dire et il est trés bon et profitable de les mettre en écrit en notre livre, pour qu’il soit plus beau et plus étonnant. Mais ce sont des choses vraies, sans la moindre fable. Et le maitre les y mettra bien clairement, tout comme Messire Marco Polo les vit, et les décrit en ordre, parce qu’il les connait bien. Et vous dis trés véritablement que Messire Marco Polo est demeuré en Inde si longtemps, et fit tant d’allées et venues, et de recherches, et de questions, que par oui-dire et par la vue, il a pu tout apprendre et voir ; il en sait tant sur leurs affaires, leurs coutumes et leurs com-

merces, qu’il y aurait a peine un homme qui mieux en sut dire la vérité, Et il est bien vrai qu’il y a de si merveilleuses choses que seront bien émerveillés les gens qui les ouiront. Toutefois, nous les coucherons par écrit l’une aprés l’autre, ainsi que Messire Marco Polo les a dites pour vérité. Nous commencerons tout de suite tout comme vous pourrez ouir dans le livre suivant.

CI FINIT LE SECOND

LIVRE.

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CI COMMENCE

LE LIVRE

DE L’INDE.

CLIX. — Ci COMMENCE LE LIVRE DE L’INDE, QUI DECRIRA TOUTES LES MERVEILLES QUI Y SONT ET LES MANIERES DES GENS.

Puisque nous avons conté de tant de provinces, royaumes et contrées de la terre ferme comme

vous avez oui, nous laisserons

toute cette matiére, et commencerons a entrer en Inde pour conter toutes les merveilleuses choses qui y sont, et nous commencerons tout premi¢rement par les grandes nefs dans lesquelles les marchands vont et viennent en Inde. Or sachez que ces nefs sont faites de telle maniére que je vous deviserai. Je vous dis qu’elles sont du bois qui est appelé abies, ou de sapin. Elles ont un pont, et sur ce pont, la plupart ont bien soixante petites chambres ou cabines, en chacune desquelles un marchand peut demeurer 4a l’aise. Elles ont une tamisaille ou gouvernail, ce qu’en langue vulgaire on appelle un timon, et quatre mats et quatre voiles ; maintes fois ils y ajoutent encore deux mats

qui se lévent et s’abaissent toutes les fois qu’ils veulent, avec leurs deux voiles, selon le temps. Certaines nefs, ce sont les plus grandes, ont en outre bien

treize compartiments, c’est-a-dire

divisions, 4 l’intérieur,

faites

de fortes planches bien jointes ; ainsi donc s’il advient d’aventure que la nef soit crevée en quelque endroit, soit qu’elle se cogne a un rocher, soit qu’une baleine, la frappant en cherchant sa nourriture, la créve, — ce qui arrive souvent, car si le bateau naviguant dans la nuit en faisant clapoter les vagues, passe auprés d’une baleine, la

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baleine voyant étinceler les flots lorsqu’ils s’agitent, pense qu’il y a 14 quelque provende pour elle, et se précipitant en avant, heurte la nef et souvent la créve en quelque lieu — alors |’eau entre par le

trou, et envahit la cale, qui n’est jamais occupée par aucune chose ; les nautoniers trouvent |’endroit ot la nef est crevée ; le compar-

timent qui correspond a la voie d’eau, on le vide dans les autres, car l’eau ne peut passer de l’un a l’autre, tant ils sont solidement fermés ; alors, ils réparent le bateau et remettent en place les marchandises qu’ils avaient 6tées. Elles sont clouées de la maniére suivante : elles sont toutes doublées, c’est-a-dire qu’il y a deux planches l’une sur |’autre ; car elles sont doublées tout autour de planches |’une sur I’autre et calfatées en dehors et en dedans, et sont clouées de clous de fer.

Elles ne sont point empoissées de poix, parce qu’ils n’en ont point dans ces régions ; mais ils les oignent en telle maniére comme je vous dirai, car ils ont autre chose, qui leur semble meilleur que la poix. Car je vous dis qu’ils prennent la cendre et le chanvre haché

et les pilent avec une huile d’arbre. Aprés qu’ils ont bien pilé ces trois choses ensemble, je vous dis qu’elles deviennent collantes et tiennent comme la glu. C’est de cette chose qu’ils oignent leurs nefs et elle vaut bien la poix. Et vous dis encore que ces nefs veulent parfois trois cents nautoniers, certaines deux cents, certaines cent cinquante, et plus ou moins selon qu’elles sont plus ou moins grandes. Elles portent aussi une plus grosse charge que les nétres. Autrefois, elles étaient plus grandes qu’aujourd’hui ; mais comme la violence de la mer a tant brisé les iles en maints lieux que souvent, on ne trouve plus

assez d’eau pour des nefs aussi grandes, on les fait maintenant plus

petites. Mais elles sont encore si grandes qu’elles portent bien cing

mille paniers de poivre, et telles autres six mille. Et vous dis qu’elles vont parfois 4 l’aviron, c’est-a-dire de grandes rames, et 4 chacune

rament quatre mariniers.

Ces grandes nefs ont de si grandes

barques qu’elles portent bien mille paniers de poivre. Mais vous dis aussi qu’elles ménent quarante, cinquante, certaines soixante,

certaines quatre-vingts, certaines cent nautoniers, et elles vont 4 la rame et 4 la voile, selon l’occasion. Bien souvent aussi, elles servent

4 touer la grande nef avec des cables, lorsqu’elles sont menées a la rame, mais aussi lorsqu’elles sont menées 4 la voile, si le vent vient plutdt par le travers, parce que les plus petites vont en avant de la grande et la remorquent par leurs cables, mais non lorsque le vent souffle debout, car les voiles de la grande nef l’empécheraient d’atteindre les voiles des petites, et ainsi la grande rattraperait les petites. Elles emménent deux de ces grandes barques, mais l’une

est plus grande que I’autre. Des petits canots, elles en ménent une

bonne dizaine pour ancrer, prendre du poisson et faire le service de

la grande. Elle porte tous ces canots attachés 4 ses flancs en dehors,

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MARCO

POLO

et les met a l’eau s’il le faut, tandis que les deux grandes barques sont remorquées 4a l’arriére, chacune avec ses mariniers, ses voiles et tout ce qu’il faut pour eux. Et vous dis aussi que les deux grandes barques portent aussi des canots. Je vous dirai encore que, quand les grandes nefs se veulent radouber, c’est-a-dire réparer, apres avoir navigué une année, ils la réparent de la facon suivante : ils clouent encore une autre épaisseur de planches par-dessus les deux précédentes, tout autour de la nef, et ainsi, il y en a trois partout ; puis ils les calfatent et les oignent. C’est la leur réparation. A la fin de la seconde année, pour la deuxiéme réparation, ils clouent encore une autre planche, toujours en conservant les précédentes, de sorte qu’elles sont quatre. Ainsi font d’année en année, jusqu’a avoir atteint le nombre de six planches l’une sur l’autre. Alors la nef est condamnée et ils ne naviguent plus dessus en haute mer, mais seulement pour de courts voyages et par beau temps, et ils ne les chargent point trop, jusqu’a ce qu’il semble qu’elles ne valent plus rien et qu’on n’en peut plus faire usage. Alors ils les désarment et les démolissent. Et vous dis maintenant comment, quand une nef doit partir pour un voyage, ils recherchent si ses affaires iront bien ou mal. Les hommes du bateau prennent une claie, c’est-a-dire un caillebotis, d’osier ; a chaque coin et a chaque cété de la claie est attachée une corde, de sorte qu’il y a huit cordes, qui toutes sont attachées ensemble par |’autre bout 4 un Jong cable. Puis ils prennent un bonhomme abruti ou ivre-mort et l’attachent a la claie : aucun homme de bon sens, ou sans dépravation, ne s’exposerait a un tel danger. Car ils font cette épreuve quand souffle un vent violent. Ils mettent alors la claie en face du vent, qui la souléve et l’emporte dans le ciel, avec homme, au bout du long cable. Si, lorsqu’elle est

en lair, la claie s’incline dans le sens du vent, ils tirent un peu le cable 4 eux, et la claie se dresse tout debout ; ils laissent alors filer

un peu de c4ble, et la claie monte. Si elle redescend, ils tirent de nouveau sur le cable jusqu’a ce que la claie se redresse et remonte, et ensuite donnent un peu de cable; si bien qu’elle s’éléve tant qu’on ne la peut plus voir, si seulement le cable est assez long. La signification de cette épreuve est que, si la claie monte bien droit vers le ciel, le bateau, disent-ils, pour qui l’épreuve est faite, aura un voyage rapide et prospére : tous les marchands s’y précipitent pour embarquer et prendre place. Mais si la claie n’a pu monter, pas un marchand n’aura envie de monter sur cette nef, car, disent-

ils, elle ne finira pas son voyage et rencontrera mainte mésaventure ; de sorte que la nef reste au port cette année. Or vous ai devisé des nefs par lesquelles les marchands vont et viennent en Inde. Nous quitterons ce sujet des bateaux et vous conterons de |’Inde, mais avant tout, je veux vous parler de maintes iles qui sont en cette mer Océane, la ol nous sommes maintenant.

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

233

Elles sont au Levant des régions dont nous avons ci-dessus devisé, et nous commencerons

Cipingu *.

CLX.



premiérement par une ile qui est appelée

CI DEVISE DE L’{LE DE CIPINGU.

Cipingu est une ile au Levant, qui est en haute mer, 4 mille cing cents milles des terres. Elle est trés grandissime. Les gens sont blancs, de belles maniéres et beaux. Ils sont idolatres et se gouvernent eux-mémes, et ne sont sous la seigneurie de nuls autres hommes, sinon d’eux-mémes. Et vous dis aussi qu’ils ont or en grandissime abondance, parce qu’on en trouve outre mesure en ce pays. Et vous dis qu’aucun homme n’emporte d’or hors de cette ile, parce que nul marchand, ni autre homme, n’y va depuis la terre ferme. Car elle est trop loin-

taine, et d’ailleurs, des vaisseaux y vont rarement d’autres pays, parce qu’elle abonde en toutes choses. Et vous dis donc qu’ils ont tant d’or que c’est chose merveilleuse, comme je vous I’ai dit, et qu’ils ne savent qu’en faire. Aussi vous conterai une grande merveille d’un palais du seigneur de cette ile, selon ce que disent les hommes qui connaissent le pays. Je vous dis tout vraiment qu’il a un grandissime palais tout couvert de plaques d’or fin. Tout comme nous couvrons notre maison de plomb, et notre église, de méme ce

palais est couvert d’or fin, ce qui vaut tant qu’a peine se pourrait compter, et qu’il n’est personne dans le monde qui le pourrait racheter. Et encore vous dis que tout le pavage des chambres, dont il y a bon nombre, est lui aussi d’or fin épais de bien plus de deux doigts. Et toutes les autres parties du palais et les salles, et les fenétres, sont aussi ornées d’or. Je vous dis que ce palais est d’une richesse si démesurée, que serait trop grandissime merveille si quelqu’un pouvait en ‘dire la valeur. Ils ont perles en abondance, qui sont rouges, trés belles et rondes et grosses et d’aussi grande valeur que les blanches et plus. En cette ile certains sont inhumés quand ils sont morts, et certains autres incinérés, mais dans la bouche de tous ceux qu’on enterre, on met une de ces perles : telle est la coutume parmi eux. Ils ont aussi maintes autres pierres précieuses en bonne quantité. C’est une ile si riche que nul n’en pourrait compter les richesses. Et vous dis que pour la grande richesse que l’on contait au Grand Can, ce Cublai qui de nos jours régne, il dit qu’il voulait la faire prendre et la soumettre 4 sa seigneurie. Adonc il y mande deux de ses plus fameux barons, avec grandissimes quantités de nefs chargées d’hommes a cheval et & pied. L’un de ces barons avait nom

Abacan,

et l’autre Vonsamcin

*. Ces deux barons étaient

sages et vaillants. Et que vous en dirai-je ? Ils partirent de Caiton

234

MARCO POLO

et de Quinsai, prirent la mer, et allérent jusqu’a cette ile; ils descen-

dirent a terre et prirent tout plein de plaines et de hameaux ; mais n’avaient encore pris nulle cité ni chateau, lorsque leur advint une mésaventure que je vous conterai. Car sachez qu’entre ces deux barons régnait une grande jalousie, et qu’ils ne faisaient rien un pour l’autre.

Or sachez que le vent de la Tramontane souffle trés dur et fait grand dommage a cette ile, parce qu’il y a peu de ports. Or advint un jour que le vent de la Tramontane souffla si fort que ceux de larmée du Grand Can dirent que s’ils ne partaient point, toutes leurs nefs se rompraient complétement. Adonc montent tous sur leurs nefs et partent de cette ile, et prennent la mer de telle sorte que nul d’entre eux ne demeurait a terre. Et vous dis que, quand ils furent allés environ quatre milles, la force du vent commenga d’augmenter, et que la multitude des nets était si grande qu’une grande quantité d’entre elles se brisaient ]’une contre l’autre ; quant a celles qui ne s’étaient point écrasées contre une autre, mais se dispersaient sur toute la mer, elles échappérent au naufrage. Mais non loin de 1a ils trouvent une autre ile, non trop grande, et ceux qui peuvent la doubler se tirent d’affaire ; mais ceux quine peuvent la doubler, chassés par le vent, se brisent contre cette ile, sur laquelle se refugiérent bien des naufragés, nageant ou s’accrochant a des morceaux de planches ; mais d’autres, qui ne purent latteindre, périrent sans exception. Quand la violence du vent et la furie de la tempéte se furent calmées, les deux barons revinrent alile avec les nefs qui avaient échappé au naufrage grace a la mer libre, et qui étaient en trés grand nombre: ils embarquent tous les hommes de condition, a savoir les capitaines de cent, de mille et de dix mille, parce qu’ils ne pouvaient mettre les autres sur les nefs, tant ils étaient nombreux. Et ensuite ils partirent et tendirent leurs voiles vers leur pays. Il restait bien trente mille hommes qui s’étaient sauvés sur cette ile ; quand ils s’y virent en tel danger, et si proches de Cipingu, ils se tinrent tous pour morts, n’ayant point de victuailles ou si peu, recueillies des nefs, et eurent grand’douleur de voir qu’ils ne pouvaient échapper, et de voir les autres nefs, qui avaient échappé, s’en retourner dans leur contrée. Et ainsi font-elles, que je vous dis qu’ils s’en reviennent a leur pays. Or laissons ceux-la qui s’en sont allés avec leurs vaisseaux sans mal ni dommage, et retournons a ceux de I’ile, qui se tenaient pour morts.

LA DESCRIPTION

DU

MONDE

235

CLXI. — COMMENT LES GENS DU GRAND CAN ECHAPPERENT A LA TEMPETE DE LA MER ET PRIRENT ENSUITE LA VILLE DE LEURS ENNEMIS.

Or sachez que, quand ces trente mille hommes échappés étaient sur ile, ils se tenaient pour plus que morts parce qu’ils ne

voyaient en nulle maniere comment ils pourraient échapper. Ils avaient grandecolére et douleur et ne savaient ce qu’ ils devaient faire. Ainsi, ils demeuraient sur lile, sans espoir d’en partir jamais, mais qu’arriva-t-il ? Quand le sire et les gens de la grande ile virent que l’armée était ainsi desbaratée et en déroute, et surent qu’il y en avait des réfugiés sur cette ile, ils en eurent grande joie et grande liesse ; et tant tét que la mer fut calmée et en bonace, ils entrent en maintes nefs qu’ils avaient par leurs iles, s’en vont tout droit 4 l’ile, et descendent tous sur-le-champ pour prendre ceux qui étaient sur Pile. Et quand ces trente mille virent que tous leurs ennemis étaient descendus a terre comme gens qui ne redoutent rien et s’y connaissent peu, et que sur les nefs n’étaient restés nulles gens pour garder, ils agirent en gens avisés. Le mitan de I’ile était fort montagneux, et comme leurs ennemis leur venaient sus en grande hate pour les prendre, ils firent semblant de fuir et partirent d’un

cété, tournérent de l’autre cdté de Tile si bien qu’on ne les voyait plus, se hatérent si fort qu’ils vinrent aux nefs de leurs ennemis et y montérent tous immédiatement ; ce qu’ils purent faire bien facilement parce qu’ils ne trouvérent nul qui le leur défendit. Et que vous en dirai-je ? Quand ils furent sur les nefs, ils hissérent les voiles, quittérent l’ile, et en vaillants hommes s’en allérent 4 Vile de leurs ennemis. Ils descendirent a terre avec les enseignes et les étendards du sire de I’ile, qui étaient sur les nefs, et s’en allérent a la cité maitresse. Ceux qui étaient restés en cette cité et qui voyaient venir les nefs et les enseignes du sire de Vile, croyaient vraiment que c’étaient leurs gens. Ils leur ouvrirent les portes et les laissérent entrer dans la ville. Eux, ne trouvant nul homme sauf les vieux, la prirent et en chassérent tous les gens dehors, fors seulement quelques belles jeunes femmes qu’ils gardérent pour leur servir. Et s’il leur sembla bon de ne point garder tous ces gens, ce fut pour que les provisions présentes dans le pays fussent suffisantes pour un long temps, et aussi par crainte de trahison. Ainsi que vous avez oui, les hommes du Grand Can prirent cette cité.

Et quand le sire et les gens de l’ile virent qu’ils avaient perdu

236

MARCO POLO

leur cité et leur flotte, et que l’affaire avait tourné de telle maniére, ils pensérent mourir de douleur, comprenant qu’une telle erreur et une aussi grande disgrace de leur patrie n’était pas survenue par puissance de l’ennemi, mais uniquement faute de prudence. Toutefois, de braves citoyens encouragérent le roi, disant que ce n’était pas le moment de se lamenter, mais de se mettre, tous d’un seul

coeur, 4 venger si grande injure, sans penser a nulle autre chose. Ils retournérent a leur ile avec d’autres nefs, et firent assi¢ger de tous cétés la ville ot! se tenaient les Tartares avec leurs femmes, tant que nul n’y pouvait entrer ni en sortir sans leur volonté. Et que vous en dirai-je ? Les gens du Grand Can tinrent cette cité sept mois, recherchant beaucoup, jour et nuit, comment ils pourraient faire savoir au Grand Can cette affaire. Mais tout leur souci ne leur servit de rien, car jamais ils ne purent mander nul messager. Et quand ils virent enfin qu’ils n’y pouvaient parvenir, qu’ils manquaient de vivres et ne pouvaient résister plus longtemps, ils firent un accord avec ceux du dehors et se rendirent, leur personne sauve, mais toutefois, ils durent rester 14 tout le reste de leur vie. Et c’était

en l’année 1269 depuis l’incarnation du Christ. Ainsi alla l’affaire comme vous avez oui. Et quand le Grand Can sut la discorde de ses deux capitaines, il fit immédiatement trancher la téte a l’un des barons qui avait été capitaine de l’armée qui avait fui si vilainement ; |’autre, il l’?envoya dans l’ile déserte nommeée Ciorcia *, oti il fait détruire maintes gens pour offenses graves, et 1a le fit mourir. Quand il envoie quelqu’un en cette ile pour mourir, il lui fait trés bien envelopper les mains tout autour avec de Ja peau de buffle récemment écorché, et ensuite étroitement cousue. Lorsque la peau est séche, elle se rétrécit autour des mains au point qu’on ne peut plus |’6ter d’aucune maniére ; et homme est laissé 4 pour périr d’une mort d’agonie, parce qu'il ne peut s’aider lui-méme et n’a rien 4 manger; et s'il veut manger de Vherbe, il faut qu’il rampe sur le sol. Voila comment il fit périr le baron. S’1l fit ainsi, c’est qu’il savait qu’ils s’étaient mal conduits en cette affaire. Et encore vous dis une trés grande merveille qui advint au cours de ces faits et que j’avais oubliée. Vous savez déja que le Grand Can avait mandé ces deux barons 4 la grande ile et qu’ils avaient pris la plaine, comme je vous I’ai dit. Ils prirent plusieurs hommes dans un village et, pour ce qu’ils ne s’avaient point voulu rendre, les deux barons commandeérent qu’ils fussent tous morts, qu’il fat 4 tous tranché la téte. Ainsi fut fait, car 4 tous fut tranchée la téte, fors 4 huit hommes seulement, qui ne purent d’aucune maniére étre dépéchés par le fer ; dans les mains de Tartares, frappés de nombreux coups d’épée, il n’y avait pas moyen de les occir. A ceux-]a, ils ne purent faire trancher la téte, et c’était grace

a la vertu de pierres précieuses qu’ils avaient. L’événement étant

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

237

une merveille pour toute l’armée tartare, ces huit furent dévétus tout nus et fouillés : ils avaient chacun une pierre sous le bras droit, cousue entre la chair et la peau, si bien que rien ne paraissait dehors. Cette pierre était si enchantée, et avait une telle vertu, que

tant qu’on l’avait sur soi, on ne pouvait mourir par le fer ni méme étre blessé. Et les barons quand leur fut dite la raison pour laquelle ces hommes ne pouvaient mourir par le fer, les firent assommer avec des massues,

et ils moururent

immédiatement.

Quand

ils

furent morts, ils leur firent retirer tout aussitét la pierre du bras,

et les tinrent pour trés précieuses. Or ainsi advint cette histoire et cette mati¢re comme je vous Pai contée. Et puisque nous vous avons dit histoire de la bataille et de la déconfiture des gens du Grand Can, nous les laisserons la et retournerons a notre matiére pour aller de l’avant en notre livre. CLXII.



CI DEVISE

DES MANIERES

DES IDOLES.

Or, sachez que les idoles du Catat et du Mangi, et celles de ces iles de Inde, sont toutes d’une maniére, mais différent grande-

ment des autres. Et vous dis que ceux de ces iles, ainsi que les autres Idolatres ont des idoles qui ont téte de beeuf, d’autres qui ont téte de cochon, d’autres de chien, d’autres de mouton, et telles

autres de maintes autres facons. Il y en a qui ont une téte a quatre visages, et certaines ont trois tétes, c’est-a-dire, lune comme il se

doit, et les deux autres sur les épaules, une sur chaque €paule. Il y en a qui ont quatre mains, ou qui en ont dix, ou qui en ont mille, et celles qui en ont mille sont les meilleures et ont plus grande révérence. Et lorsque les Chrétiens leur disent : « — Pourquoi faites-vous des idoles si différentes les unes des autres ? ».... Ils répondent : « —

Nos ancétres nous les ont laissées et elles étaient ainsi ;

nous les laisserons a nos fils et a ceux qui viendront aprés nous, et elles passeront toujours ainsi de l’un a l’autre. » Les faits de ces Idolatres sont d’une telle étrangeté, et d’un tel travail diabolique, qu’il ne ferait pas bon le mentionner en notre livre, parce que serait trop mauvaise et abominable chose 4a ouir pour les Chrétiens, et que ces idoles disent des choses si merveilleuses, tant par réponses que d’autre sorte, que ceux qui l’apprendraient y croiraient a grand’peine. Pour cette raison, nous laisserons la ces Idolatres et vous conterons d’autre chose. Mais tout de méme, vous dirai encore que je veux que vous sachiez que les Idolatres de ces files font, pour la plupart, une horrible chose : quand ils prennent un homme qui n’est point de leurs amis, s’il ne peut se racheter par rancon, celui qui a pris homme convie tous ses parents et amis et dit:

238

MARCO POLO

« — Je veux que vous veniez manger avec moi 4 mon hétel. » Adonc fait occir homme qu’il a pris et le mange avec ses parents. Et entendez bien qu'il le fait cuire ! Et cette chair d’homme, ils la tiennent pour la meilleure nourriture qu’ils puissent avoir. Mais laissons cela, et revenons a notre sujet. Or sachez que cette mer ou est cette ile s’appelle la mer de

Cin *, ce qui veut dire la mer qui est devant le Mangi, parce que la province du Mangi en est le rivage. Car, je vous dis qu’en langage de ceux de cette ile qui est au Levant, quand ils disent Cin, cela veut dire Mangi. Cette mer de Cin est si longue et silarge qu ’elle a, selon ce que disent les sages pilotes et mariniers, qui y naviguent et savent bien la vérité, sept mille et quatre cents et quarante-huit iles, dont la plupart sont habitées. Et vous dis encore qu’en toutes ces iles ne nait nul arbre d’ou ne viennent de grands et bons parfums et qui ne soit de grande utilité, bien aussi grande que celle du bois d’aloés, et méme plus grande. Il y a encore maintes chéres €pices de plusieurs soites. Et vous dis encore qu’en ces iles nait le poivre blanc comme neige, et aussi du noir en grande abondance. Ce poivre blanc ne pousse nulle part ailleurs, et l’on n’en porte point au Ponant parce que c’est une région trés mal connue et qu’on cueille le noir plus aisément et 4 moindres frais. De lor, on en trouve, et desjjoyaux ; on péche des perles grosses et petites en grandissimes quantités. C’est une chose trés merveilleuse que la valeur de l’or et des autres denrées cofiteuses qui sont en ces iles; mais je vous dis qu’elles sont si lointaines qu’a grands ennuis seulement on y peut parvenir. Et quand y vont les nefs de Quinsai ou de Caiton, ils font grands profits et grands gains. Et vous dis qu’ils peinent tout un an pour y aller; car ils y vont l’hiver et retournent |’été, les vents ne soufflant que de deux manieres, |’un quiles porte et l’autre qui Jes raméne ; or le premier souffle l’hiver et le second l’été. Et sachez que cette contrée est éloignée de I’Inde dune grandissime quantité de chemin. Et vous dis encore que, parce que je vous ai dit que cette mer est appelée la mer de Cin, je veux pourtant que vous sachiez que c’est la mer Océane. Mais on dit comme qui dirait 1a mer d’Angleterre, la mer de La Rochelle et la mer Egée, 4 cause des différentes provinces qu’elle baigne ; ainsi dit-on en cette contrée Ja mer de Cin, Ja mer de |’Inde et telle mer,

mais toutefois, tous ces noms sont ceux de parties de la mer Océane. Or désormais, ne vous conterai plus rien de cette contrée ni de ces iles, parce qu’elles sont trop loin de tout, et aussi parce que

nous n’y sommes pas allés. Et encore vous dis que le Grand Can n’y a que faire, qu’ils ne lui payent ni tribut ni rien ; et pour cette raison, nous retournerons 4 Caiton, d’ot nous recommencerons

notre livre.

LA DESCRIPTION

DU

MONDE

239

CLXIII. — Cr L’auTEUR RECOMMENCE A PARLER DE L’INDE MINEURE, ET TOUT D’ABORD DEVISE DE LA CONTREE DE CIAMBA.

Or sachez que, quand on part du port de Caiton, et nage vers le Ponant et un peu vers le Garbin * pendant mille cing cents milles, on traverse un certain grand golfe nommé Cheynam * ; ce goife dure deux mois de voyage en cinglant vers le quartier de

Tramontane. Tout le long, vers le Sirocco, il est bordé par la province du Mangi, mais, de l’autre cété, par Amu et Toloman,

et

aussi maintes autres provinces nommées ci-dessus en méme temps. Dedans le golfe est une infinité d’iles, qui sont presque toutes habitées ; il s’y trouve une grande quantité de poussiére d’or, qu’on sépare de l’eau de la mer a l’embouchure des riviéres. II s’y trouve aussi une grande quantité de cuivre ou de laiton, et d’autres choses ; ils commercent entre eux de ces choses, qu’on trouve dans une ile et non dans une autre. Ils commercent aussi avec la terre ferme, car ils leur vendent du cuivre ou du laiton, ou d’autres

choses, et achétent ce dont ils ont besoin. Sur la plupart d’entre elles poussent beaucoup de céréales. Ce golfe est si grand, et tant de gens y habitent, qu’il semble constituer un autre monde par lui-méme. Mais revenons donc a notre sujet, assavoir que,

lorsqu’en partant de Caiton, on a traversé le diamétre de ce golfe, comme est dit plus haut, en faisant quinze cents milles, on vient a4 une contrée appelée Ciamba *, qui est une terre trés riche et grande. Ils ont roi a eux et leur propre langage, et sont tous idolatres. Ils payent chaque année un tribut de vingt éléphants au Grand Can, et ne payent nulle autre chose que des éléphants et du bois d’aloés en quantité. Et vous dirai pourquoi et comment le roi paye ce tribut au Grand Can. Vrai est qu’en l’année 1278 de l’incarnation du Christ, le Grand Can Cublai envoie un sien baron, qui avait nom Sogatu *, avec bien des hommes 4 cheval et a pied, contre ce roi de Ciamba,

pour lui prendre la province, et commence a faire grand tort au royaume. Le roi, qui était d’un grand Age, mais n’avait pas autant de forces armées que le Grand Can, ne pouvait se défendre en bataille rangée, mais se défendait en cités et en chateaux, lesquels étaient si forts qu’ils n’avaient peur de personne. Mais toutes les plaines, les hameaux et les arbres étaient tout gatés et détruits par les gens du dehors. Et quand ce roi voit que celui-ci allait ainsi gatant et détruisant son royaume, il en a grande douleur. Il prend immédiatement ses messagers et les mande au Grand Can avec

240

MARCO POLO

telle ambassade que vous ouirez. Les messagers se hatent jusqu’a ce qu’ils soient devant le Grand Can, et lui disent : « — Sire, notre maitre le roi de Ciamba vous salue comme son seigneur lige et vous mande qu ‘il est homme d’un grandage, qu’il a ren de temps a vivre et qu'il souhaiterait finir ses jours en paix;

qu'il a longtemps tenu en grande paix et tranquillité son royaume et que la destruction d’icelui est cruelle 4 son cceur; et il vous.

mande qu’il veut bien étre votre homme, et vous rendre chaque année pour tribut des éléphants et beaucoup de bois d’aloés; il vous prie doucement et vous crie merci pour que vous fassiez partir de sa terre votre baron et vos gens qui détruisent son royaume. » Alors se tut le messager, qui ne dit plus rien. Et quand le Grand Can ett oui ce que le vieux roi lui mandait, il en eit grande pitié, manda aussitét a son baron et a ses gens qu’ils partissent de ce royaume et qu’ils allassent en autres lieux conquéter des terres. Ces derniers firent le commandement de leur seigneur, car ils partirent sur-le-champ et allérent autre part. Depuis ce temps, ce

roi rend chaque année au Grand Can pour tribut vingt éléphants, Jes plus beaux et plus grands qu’il puisse trouver en sa terre, et du bois d’aloés en grande quantité. Ainsi que vous avez oui devint ce roi homme du Grand Can, et il lui paye toujours un tribut d’éléphants selon ce que vous avez oui. Or nous laisserons. ce sujet et vous conterons I’affaire du roi de Ciamba et de sa terre. Sachez donc qu’en ce royaume ne se peut marier nulle belle damoiselle s’il ne l’a vue auparavant. Si elle lui plait, il la prend pour femme, et si elle ne lui plait point, il lui donne de l’argent pour qu’elle puisse trouver un baron selon son état. Et vous dis encore qu’en I’an du Christ 1285, j’y fus, moi Marco Polo, et en ce: temps avait ce roi trois cent vingt six enfants des deux sexes, parmi lesquels se trouvaient bien cent cinquante hommes en état de porter les armes, ou davantage. Dans ce royaume, il y a des éléphants en grandissime quantité.. Ils ont du bois d’aloés en grande abondance. IJs ont aussi maintes. foréts du bois appelé bonus *, qui est trés noir et noble bois, dont on fait les plus belles piéces noires d’échecs et les plus beaux encriers, et maintes autres choses.

Il n’y a rien d’autre qui mérite mention en notre livre, ce pourquoi nous irons de I|’avant et vous conterons d’une grande ile appelée Java.

LA

CLXIV.



DESCRIPTION

DU

MONDE

241

CI DEVISE DE LA GRANDE {LE DE JAVA.

Or sachez que, quand on part de Ciamba, on fait environ mille

cing cents milles entre Je Midi et le Sirocco, et on arrive 4 une ile grandissime, qui est appelée Java * ; selon ce que disent les bons mariniers, qui le savent bien, c’est la plus grande ile qui soit au monde, car elle a au moins trois mille milles de tour. Elle est 4 un

grand roi du pays, ils sont idolatres et ne font tribut 4 nul homme du monde. Cette ile est d’une trés grande richesse. Ils ont poivre, noix musquées, nard, galanga, cubébe, girofle, et toutes les épiceries précieuses qu’on peut trouver au monde. En cette ile viennent grandes quantités de nefs et de marchands, qui y font gros profits et gros gains. En cette ile est si grand trésor qu’il n’est au monde homme qui puisse le compter ni le dire. Et vous dis que jamais le Grand Can ne la put avoir, a cause de la grande distance, et du danger de naviguer par la. De cette ile, les marchands de Caiton et du Mangi ont déja tiré de grandissimes trésors, et ils en tirent encore chaque jour. Or vous ai conté de cette fle ; et ne vous en dirai pas plus, mais vous conterai la suite. CLXV.—

CI DEVISE DE L’ILE DE SONDUR ET DE CELLE DE CONDUR.

Et quand on part de cette ile de Java, et navigue sept cents milles entre Midi et Garbin, on trouve deux iles, une grande et une moindre, qui s’appellent l'une Sondur * et l’autre Condur *. Elles sont inhabitées, ce pourquoi nous n’en dirons pas plus. De ces deux iles on part et va vers le Sirocco pendant environ cing cents milles, et l’on trouve une province qui est sur la terre ferme et est appelée Lochac * : elle est trés grande et riche. Il y a un grand roi ; ils sont idolatres et ont langage a eux. Ils ne payent tribut 4 nul autre qu’a leur propre roi, car ils sont en un lieu si éloigné que nul ne peut aller sur leur terre pour leur faire tort. Car, s'il y pouvait aller, le Grand Can les soumettrait bientét a sa seigneurie. Car il s’est souvent donné bien du mal, et tous les autres avec lui, pour savoir comment il les pourrait réduire ; mais n’a jamais rien pu faire. En cette province, le brésil cultivé pousse en grandissime quantité, et aussi bien du musc et de |’ébéne. Ils ont de l’or en grande abondance, tant que nul ne pourrait le croire

sans l’avoir vu. Ils ont des éléphants, et chasse et venaison en suffi-

242

MARCO

POLO

sance. De ce royaume viennent toutes les porcelaines qui servent de monnaie dans toutes les autres provinces dont je vous ai conté. Il n’y a nulle autre chose qui mérite mention, fors que je vous dis que c’est si sauvage lieu que peu de gens y vont. Le roi luiméme ne veut pas que personne y vienne, et puisse connaitre son trésor et sa condition.

Nous partirons donc de ce lieu et vous conterons maintenant d’autre chose. CLXVI.



CI

DEVISE

DE

L’ILE

DE

PENTAN.

Or, sachez que, quand on part de Lochac, et va cinq cents milles vers le Midi, on trouve une ile pleine de montagnes qui est nommée Pentan * et est trés sauvage lieu. Tous leurs bois sont d’arbres odoriférants, de grande utilité et de grande valeur. On trouve 1a beaucoup de camphre. Et non loin de 1a sont deux autres iles. Mais il n’y a nulle autre chose a dire, et nous les quitterons. Nous naviguerons entre ces deux iles pendant soixante milles environ. Pendant ces soixante milles, il n’y a que quatre pas d’eau en profondeur a maints endroits et il convient donc que les grandes nefs qui y passent, haussent le timon, puisqu’elles ont justement un tirant d’eau de quatre pas. Quand on est allé ces soixante milles, et environ trente autres milles vers le Sirocco, on trouve alors une

ile qui est un royaume, et dont la capitale se nomme Malaiur * ; l’jle, elle, se nomme Pentan. IIs ont roi et langage 4 eux. La cité est trés grande et noble; il s’y fait grandissime commerce de toutes choses, et surtout d’épices, car il y en a en grande abondance. Il n’y a rien d’autre qui mérite mention, ce pourquoi nous partirons d’ici et irons de l’avant, et vous conterons de Java la Mineure ainsi que vous pourrez ouir. CLXVII. Quand

milles vers



Ci DEVISE

DE

JAVA

on part de l’ile de Pentan

le Sirocco,

on trouve

LA

MINEURE.

et qu’on va environ cent

Tile de Java la Mineure *.

Mais sachez qu’elle n’est pas si petite, puisqu’elle a plus de deux mille milles de tour. Et de cette ile nous vous conterons toute la vérité. Or, sachez, qu’en cette ile, y a huit royaumes, dans six desquels, moi Marco Polo, je suis allé: Ferlec *, Basman *, Sumatra *,

Dagroian *, Lambri * et Fansur * ; mais je n’ai pas été dans les deux autres. Comme il y a huit royaumes, il y a de méme huit rois couronnés. En cette ile, ils sont tous idolatres et ont langage a4 eux, car sachez que chaque royaume a langage propre et différent des

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

243

autres. En cette ile y a trés grandissime abondance de trésors, de toutes les chéres épices, et bois d’aloés, et nard, et brésil, et ébéne, et maintes autres épices qui jamais ne viennent en notre pays, a

cause de la longueur du chemin et de ses difficultés périlleuses, mais il s’en porte aux provinces du Mangi et du Catai. Or, vous veux conter les maniéres de toutes ces gens l’une aprés l’autre. Et vous dirai premiérement une chose qui bien semblera a chacun une merveille. Or sachez trés véritablement que cette ile est tellement au Midi que 1’étoile de la Tramontane n’y apparait ni peu ni prou. Or nous retournerons 4 la maniére des hommes, et vous conterons tout d’abord du royaume de Ferlec. Or sachez qu’en ce royaume, tous les gens, autrefois, ado-

raient les idoles, fréquentent avec loi de Mahomet. montagnes n’ont je vous dis trés sans

souci

mais en raison des marchands sarrazins qui le leurs nefs, les ont tous convertis 4 l’abominable Mais il ne s’agit la que de ceux de la cité : ceux des point de religion et sont tels que des bétes. Car véritablement qu’ils mangent chair d’hommes

de savoir comment

ils sont morts,

et toutes autres

chairs, et bonnes et mauvaises. Ils adorent différentes choses, car, quand ils se levent le matin, la premiére chose qu ils voient, ils Vadorent pour dieu tout le jour. Or vous ai conté du royaume de Ferlec, et vous conterai du royaume de Basman. Et quand on part du royaume de Ferlec, on entre au royaume de Basman, qui est a la sortie de Ferlec. Ce Basman est un royaume par lui-méme. Ils y ont leur langage, mais ils sont des gens qui n’ont nulle loi, sinon celle des bétes. Ils se réclament de la suzeraineté du Grand Can, mais ils ne lui payent nul tribut, parce qu’ils sont si loin que les gens du Grand Can ne pourraient y aller. Et méme, tous ceux de ile, ils se réclament pour siens ;quelquefois, seulement lui font présent de choses étranges : éléphants, unicornes ou autres, et spécialement une espéce d’autours noirs, par l’entremise de ceux qui passent par 1a. Ils ont maints éléphants sauvages et assez d’unicornes, qui ne sont guére moins gros qu’un éléphant; ils ont le poil du buffle, le pied comme celui de l’éléphant, une corne au milieu du front, trés grosse et noire. Et vous dis qu’il ne fait aucun mal aux hommes et aux bétes avec sa corne, mais seulement avec

la langue et les genoux, car sur sa langue il a des épines trés longues et aigués. Quand il veut détruire un étre, il le piétine et l’écrase par terre avec les genoux, puis lui inflige les maux qu’il fait avec sa langue. I] a la téte comme sanglier sauvage, et la porte toujours inclinée vers la terre ; il demeure volontiers dans la boue et la fange parmi les lacs et les foréts. C’est une trés vilaine béte a voir, et dégoitante. Il n’est point du tout comme nous, d’ici, disons et décrivons, quand nous prétendons qu’il se laisse attraper par le poitrail par une pucelle. C’est tout le contraire de ce que nous croyons. IIs ont des singes en trés grande abondance, et de maintes

244

MARCO

POLO

facons diversement faites, et aussi des autours tout noirs comme des corbeaux, qui sont trés grands et oisellent fort bien. Et veux vous dire encore, et vous faire connaitre, que ceux qui apportent les petits hommes d’Inde, c’est grand mensonge et grande supercherie quand quelqu’un dit que ce sont des hommes. Je ne crois pas que ceux qui disent que ce sont de petits hommes en aient vu un vivant, puisqu ils sont morts ; et ce ne sont point des hommes, car ils se font 4 la main dans cette ile, et vous dirai com-

ment. La vérité est qu’en cette ile y a une maniére de singes qui sont trés petits et ont un visage qui semble humain. Les hommes prennent ces singes, les font bouillir et les pélent tout nus, leur Otant tout le poil avec certain onguent ; ils leur laissent les longs poils du menton en maniére de barbe, et ceux de la poitrine, et leur

peignent la peau avec une couleur pour la rendre semblable a la peau humaine, puis le font sécher, le mettent en forme et l’arran-

gent avec du safran, du camphre et autres choses, pour qu’ils ne se gatent point, et de telle maniére qu’il semble quils aient été hommes. Et c’est une grand supercherie, car ils sont faits de la maniére que vous avez oui. Ni en toute I’Inde, ni en d’autres lieux plus sauvages ot je suis allé, ne furent jamais vus d’aussi petits hommes que ceux-la semblent, et je n’ai jamais entendu dire quwil y avait de petits hommes nulle part. Or ne vous conterons plus de ce royaume de Basman, ot il n’y a rien d’autre qui mérite mention ; et pour quoi laisserons ce sujet et vous conterons d’un autre royaume, qui est appelé Sumatra. CLXVIII.



Ci DEVISE

DU ROYAUME

DE SUMATRA.

Or sachez que, quand on part de Basman,

on trouve

le

royaume de Sumatra, qui est le troisiéme, toujours dans la mémeile,

et dans lequel moi-méme, Marco Polo, je demeurai cing mois avec mes compagnons, parce que le temps défavorable ne nous permettait pas de poursuivre notre chemin. Je vous répéterai que |’étoile du Péle Nord, qu’on appelle vulgairement Tramontane, ne se voit point du tout ; et encore vous dis que les étoiles de la GrandeOurse, celles que le peuple appelle le Chariot, n’apparaissent ni peu ni prou. Ils sont Idolitres sauvages et ont riche et grand roi. Ils se réclament aussi du Grand Can. Or, nous demeurames ainsi cing mois. Nous descendimes des nefs A terre, avec environ deux mille hommes, qui étaient de la compagnie, et nous fimes cing chateaux de poutres et de biiches, car ce n’est pas, la-bas, le bois de construction qui manque. En ces chateaux nous demeurdmes avec nos gens la plus grande part de ces cing mois, et, du cété de Vile, je fis creuser autour de nous de grands fossés, dont

7.

-— COMMENT

LES GENS DU GRAND KHAN DE LEURS ENNEMIS.

PRIRENT

LA CITE

| ee.

=

ay

ee pas oe or

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

245

les extrémités étaient au rivage de la mer. C’était par crainte des bétes et de ces mauvais hommes bestiaux qui mangent les hommes. Toutefois, ceux de l’ile s’accoutumérent 4 commercer avec nous de victuailles et d’autres choses, car la confiance s’établit.

Ils ont en abondance les meilleurs poissons du monde.

IIs

n’ont point de froment, mais vivent de riz ; et ils n’ont point de vin,

fors celui que je vous décrirai. Sachez trés véritablement qu’ils ont une espéce d’arbres dont ils tranchent les rameaux quand ils veulent du vin, et des branches s’écoule une eau qui est du vin ; ils mettent un pot bien grand ou une jarre attachée au troncon, et vous dis qu’en un jour et une nuit, elle s’emplit d’un vin trés bon a boire, et dont la vertu est si grande qu'il guérit les hydropiques, et ceux qui ont la toux et la mélancolie. Ces arbres sont semblables 4 de petits dattiers, et ont communément quatre branches, dont on coupe une a un certain moment de I’année. Ils ont autant de vin que je vous ai dit, lequel est fort bon. Et vous dis une autre chose : ils vident les jarres et les mettent de nouveau a remplir ; cela dure plusieurs jours, et quand ces branches ne donnent plus rien, ils prennent de l’eau par de petits canaux qui dérivent les riviéres et en jettent au pied de l’arbre, et il ne faut pas longtemps ensuite pour que les branches donnent de nouveau du vin ; et vous dis qu’il y en a du blanc et du rouge, car certains arbres donnent naturellement la liqueur blanche, et d’autres rouge. Ils ont une grandissime quantité de noix d’Inde trés grosses, aussi grosses qu’une téte d’homme, et bonnes 4 manger fraiches ; mais au milieu de la chair de la noix fraiche, elle est pleine de liqueur dont le goat ressemble au vin ou au sirop, et ces gens ne boivent jamais autre chose. IIs mangent indifféremment de toute chair, et bonne, et mauvaise,

d’animaux grossiers et impurs. Or vous en avons conté assez de ce royaume ; nous le laisserons et vous conterons de Dagroian. CLXIX.



CI DEVISE

DU

ROYAUME

DE DAGROIAN.

Dagroian est un royczume par lui-méme, et ils ont aussi leur propre langage. Ils sont de la méme ile, mais ont roi a part. Les gens sont trés sauvages, et se réclament du Grand Can. Ils sont idolatres, et vous conterai avant tout une trés mauvaise coutume

comme je vous dirai, Car sachez trés véritablement que, quand |’un d’eux, male ou

femelle, tombe fort malade, ils mandent ses parents ; les parents, a leur tour, mandent les prophétes ou magiciens, et leur font chercher

si le malade doit guérir, ou s’il doit mourir d’une telle maladie. Ces magiciens disent en effet qu’ils apprennent et savent par leurs

enchantements, par leur art diabolique et par leurs idoles, s’il doit

246

MARCO

POLO

guérir ou mourir. Mais ne croyez pas que, parce qu’on a dit art

diabolique, ils reconnaissent ouvertement qu’il en est ainsi. Car

ils disent que c’est par la vertu des dieux, avec l’assistance de leur art. Et s’ils disent que le malade doit guérir, ils le laissent, jusqu’a ce qu’ils disent qu’il devrait étre guéri, et on le soigne. Et s’ils disent qu’il n’y a nul reméde et qu’il doit en tout cas mourir, alors, les parents du malade mandent des hommes qui sont spécialement appointés pour mettre les gens a mort, a savoir ces malades condamnés par les magiciens ; et ils leur disent : « — Ce malade est condamné a mourir : faites ce qui doit étre fait. » Et certains de ces hommes, qui savent comment expédier les malades trés facilement et gentiment, viennent et prennent ce malade qui doit mourir bientét, et lui mettent quelque chose dans la bouche, qui le fait suffoquer immédiatement. Quand il est mort, ils le font cuire ; tous les parents du mort s’assemblent, font une féte joyeuse et le mangent complétement. Et vous dis qu’ils mangent et sucent aussi toute la moelle qui est dans les os, ne laissant ni liqueur ni graisse. Et ce font-ils parce qu’ils ne veulent point qu’il en demeure aucune substance capable de se gater, car ils disent que s’il devait rester quelque substance dans les os, cette substance ferait des vers, lesquels mourraient faute de manger ;de la mort de ces vers, disent-ils, l’Ame subirait de lourds chatiments et de grands dommages, et ce serait péché que périssent tant d’4mes issues de sa substance. Voila pourquoi ils le mangent tout. Et une fois qu’ils l’ont tout mangé, ils prennent les os et les mettent dans une belle petite arche de bois, qu’ils emportent et pendent au rocher en grandes cavernes des montagnes, en tel lieu que ni homme, ni béte, ni aucune autre mauvaise chose, ne le puisse toucher. Et encore vous dis : s’ils peuvent prendre d’autres hommes, qui ne sont point du pays, et ne se peuvent racheter, ils les occient et les mangent tout de suite. Ce sont la trés mauvaises maniéres et vilain usage.

Or vous avons conté de ce royaume, nous laisserons ce sujet et vous conterons du voisin, qui est Lambri. CLXX.



Ci DEVISE

DU

ROYAUME

DE

LAMBRI.

Lambri est un royaume qui a roi et langage a soi, et qui se réclame du Grand Can. Ils sont idolatres. I] y a du brésil en grande quantité. Ils ont aussi camphre, girofle et autres chéres épices en grande quantité. Du brésil, vous dis qu’ils le sement, et que, quand ila cri comme une petite verge, ils le déterrent et le plantent en un autre lieu, puis le laissent 14 pousser trois ans, aprés quot ils le

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

247

déterrent avec toutes ses racines, et le repiquent plusieurs autres

fois.

Et encore vous dis trés véritablement que nous avons apporté de cette semence 4 Venise et l’avons semée dans la terre ;mais vous dis qu’il ne naquit rien du tout, et, 4 mon avis, cela advint A cause du froid. Et encore vous conterai une chose dont vous vous émerveillerez. Car je vous dis trés véritablement qu’en ce royaume, il y a des hommes qui ont une queue de plus d’une palme de longueur, et ils ne sont pas poilus. Ceux qui sont ainsi sont les plus nombreux; et ils demeurent au loin, dans les montagnes, et non en les cités. Leur queue est grosse comme celle d’un chien. Ils ont assez d’unicornes et d’autres bétes trés étranges. Ils ont assez de venaison et de chasse d’oiseaux et de bétes. Or vous avons conté de Lambri, nous en partirons et vous conterons de Fansur. CLXXI.



CI DEVISE

DU ROYAUME

DE FANSUR.

Fansur est un royaume par lui-méme ; ils ont roi, sont idolatres, et se réclament du Grand Can. Ils sont dans la méme ile de

Java dont nous vous avons parlé plus haut. C’est dans ce royaume que nait le meilleur camphre qui soit au monde, qui est dit camphre fansurt, et il vaut beaucoup plus que l’autre, car je vous dis qu’il se vend au poids pour la méme quantité d’or fin. Is n’ont ni blé ni autres grains, mais mangent du riz et du lait. Ils ont du vin des arbres, comme ceux dont je vous ai conté plus haut. Et vous dis une

autre chose qui fait trés bien comme merveille 4 conter. Sachez

qu’en cette province, ont farine des arbres, et vous dirai comment. Sachez qu’ils ont une espéce d’arbres qui sont trés gros et grands, et ces arbres sont tout pleins de farine en dedans ; car sachez que ces arbres ont une trés mince écorce, et leur bois, tout autour, a peut-étre trois doigts d’éépaisseur ; et toute la moelle en dedans de ce bois est farine pareille a3 de la sciure de bois. Ces arbres sont si gros qu’il faut deux hommes pour en embrasser un. Is prennent donc la farine de ces arbres et la mettent dans des sortes de bassines

pleines d’eau, ou ils l’agitent avec un baton : alors balle et gousse flottent sur l’eau, et on les jette, tandis que la farine pure tombe au fond. Cela fait, on verse l’eau : la farine propre reste au fond en tas ;avec de |’eau, on en fait de la pate, dont ils font maints mangers qui ‘sont trés bons. Car moi, Marco Polo, qui ai vu tout cela, je vous dis que nous le savons assez par expérience, puisque nous en mangedmes souvent. J’ai méme rapporté avec moi un peu de cette

farine 4 Venise, et le pain qu’on en fit avait le godt du pain de seigle et son aspect.

248

MARCO

POLO

Le bois de cette sorte d’arbres est aussi pesant que fer : lancé a l’eau, il coule comme fer. Ce bois peut étre fendu de la téte au pied comme roseau, en ligne droite, puisque, quand l’arbre est vidé de farine, il demeure peut-étre, comme il a été dit, environ trois pouces d’épaisseur. Ces gens font de ce bois des lances, courtes et non pas longues, car si elles étaient longues, nul ne les pourrait porter, ni, par conséquent s’en servir, en raison du trop grand poids du bois. Ils affatent les lances 4 une extrémité, et brdlent un peu la pointe au feu ; ces lances ainsi préparées surpassent toute lance de fer pour percer n’importe quelle cuirasse. Or, nous avons conté de ces six royaumes, qui sont de ce cété de Vile. Et des deux autres royaumes de l’autre cété, ne vous conterons rien, parce que nous n’y fimes mie. Et pour cela, nous laisserons cela et vous conterons de deux petites iles, une trés petite nommée Gauenispola *, et l’autre Necuveran *. CLXXII.



CI DEVISE

DE L’ILE DE NECUVERAN.

Quand on part de Java la Mineure et du royaume de Lambri, et qu’on va vers la Tramontane environ cent cinquante milles, on trouve deux iles, l’une, dont je veux parler, nommée Necuveran, et

lautre Angaman *. Et en cette ile, ils n’ont ni roi ni seigneur, mais sont comme bétes sauvages. Et vous dis qu’ils vont tout nus, et hommes et femmes, et ne se couvrent de nulle chose du monde. Ils

ont rapports charnels comme chiens dans la rue, ot qu’ils puissent étre, sans nulle vergogne, et n’ont respect, ni le pére, de sa fille, ni le fils, de sa mére, car chacun fait comme il veut... et comme il peut.

C’est un peuple sans loi, et ils sont idolatres. Et vous dis aussi que toutes leurs foréts sont pleines de nobles arbres et de trés grande valeur: santal rouge et blanc, et noix d’Inde, qu’on appelle chez nous noix du Pharaon, et pommes du Paradis, et giroflier, et brésil, et maints autres bons arbres. Ils ont trés belles toiles ou mouchoirs de soie de toutes les couleurs, qui ont bien trois aunes de long. Ils les achétent aux marchands de passage et les conservent en leurs maisons comme des trésors sur des perches, comme nous ferions des perles, des pierres précieuses et des vaisseaux d’or et d’argent. Ils ne s’en servent pour rien, mais les gardent pour faire du genre, car celui qui en a plus que les autres et de plus beaux, est tenu pour plus noble et digne. Il n’y a rien d’autre qui mérite mention, ce pour quoi nous en partirons et vous conterons de l’autre ile, qui est appelée Angaman.

LA

CLXXIII.



DESCRIPTION

DU

MONDE

24.9

Ci DEVISE DE L’iLE DE ANGAMAN.

Quand on quitte les deux iles susdites et fait bien cent quarante lieues vers le Ponant, on trouve une ile nommée Angaman, qui est bien grande et riche. Ils n’ont roi. Ils sont idolatres et vivent comme bétes sauvages qui n’ont ni loi ni ordre, et n’ont ni maison ni rien. Et vous dirai d’une maniére de gens dont il fait bon conter en notre livre. Or sachez trés véritablement que les hommes de cette ile ont tous une téte de chien, et dents et yeux comme chiens ; et vous n’en devez douter, car je vous dis en bref qu’ils sont du tout semblables a la téte de grands chiens mAtins. Ils ont assez d’épicerie, ils sont gens trés cruels et mangent les hommes tout crus, tous ceux qu’ils peuvent prendre, pourvu qu’ils ne soient des leurs. Ils ont grande abondance de toutes maniéres d’épiceries. Leur nourriture est riz, et sorgho, et lait, et ils mangent de toute maniéres de chair impure. Ils ont aussi des noix du Pharaon, des pommes du Paradis et maints autres fruits cultivés et sauvages différents des nétres. Et cette ile est dans une mer dont le courant est si fort, et si

profonde, que les nefs n’y peuvent jeter l’ancre, ni d’ailleurs naviguer, car le courant les entraine en un certain golfe dont elles ne peuvent ressortir. C’est parce que cette mer, dans sa fureur, ronge toute la terre et déracine les arbres qu’elle abat avec les racines, et entraine dans ce golfe. En ce golfe sont donc attirés sans cesse tant d’arbres qui jamais n’en sortent, que c’en est merveille. Aussi, les nefs qui entrent dans ce golfe s’enchevétrent tellement dans les arbres qu’elles ne peuvent plus se mouvoir et y demeurent toujours. Or, nous avons conté le fait de cet étrange peuple, car il fait bonne figure en notre livre. Nous en partirons donc et vous conte-

rons d’autres choses, et vous dirons d’une ile qui est appelée Seilan. CLXXIV.



CI

DEVISE

DE

L’ILE

DE

SEILAN.

Quand on part de l’ile de Angaman et qu’on fait environ mille milles vers le Ponant, et un peu moins vers Garbin, on trouve l’ile

de Seilan *, qui est vraiment la meilleure ile qui soit au monde pour

sa grandeur, et vous dirai comment. Elle a environ deux mille quatre cents milles de tour, et vous dis qu’anciennement, elle était beaucoup plus grande, car elle avait environ trois mille six cents

250

MARCO POLO

milles de tour, selon que se trouve sur la mappemonde des mariniers de cette mer. Mais le vent de la Tramontane vint et souffla si fort 4 plusieurs reprises qu’une grande partie de cette ile disparut sous les eaux: et c’est la raison pour quoi elle n’est pas aussi grande que jadis. Mais sachez que du cété ot souffle le vent de Tramontane, l’ile est trés basse et toute plate, et quand on vient dans une nef de la haute mer, on ne peut voir la terre avant d’étre dessus. Or vous conterons tout le fait de cette ile. Les gens de cette ile ont langage a eux, et ont roi particulier qui est appelé Sendernam *; ils sont idolatres et ne payent tribut 4 personne. Ils vont tout nus, hommes et femmes, fors qu’ils se couvrent leurs parties naturelles avec une piéce de tissu. Ils n’ont grains, fors que riz, et ont la graine de sésame de quoi ils font l’huile. Ils vivent de lait, de chair et de riz. Ils ont vin des arbres dont je vous ai parlé ci-dessus. IIs ont brésil en grande abondance, et le meilleur du monde. Mais nous laisserons ces choses et vous conterons de la chose la plus précieuse qui soit au monde. Car je vous dis qu’en cette ile naissent les nobles et bons rubis, et en nulle autre part du monde ils ne naissent aussi bons. Et encore y naissent les saphirs, et les topazes, et les améthystes, et les grenats, et encore maintes autres bonnes pierres. Et vous dis méme que le roi de cette province a le plus beau et le plus gros rubis qui soit en tout le monde, ou qui fut jamais vu ou jamais se doive voir ; et vous deviserai comment il est fait. Or sachez qu’il a environ une paume de long, et est bien aussi gros que le bras d’un homme ; c’est la plus splendide chose du monde a voir. I] n’y a nulle terre en Jui, et il est vermeil comme du feu. II est de si grande valeur qu’a peine se pourrait acheter centre argent. Et vous dis pour vérité que, lorsqu’il apprit l’existence de ce trés notable rubis, Cublai, le Grand Can, manda ses messagers a ce roi, et lui mande qu’il voulait lui acheter son rubis et que, s’il le lui voulait donner, il lui en ferait

donner la valeur d’une cité. Mais le roi de Seilan dit qu’il ne le donnerait pour rien au monde, parce qu’il avait appartenu a son pére et a ses ancétres, et que par droit, il le devait laisser a ses fils et 4 ses descendants pour toujours, car il considérait ce joyau comme une trés grande illustration de sa seigneurie. Avec cette réponse et sans le rubis, les ambassadeurs retournérent vers leur maitre, et moi, Marco Polo, j’étais l’un des ambassadeurs : je vis ledit rubis de mes propres yeux ; lorsque le seigneur le tenait dans sa main fermée, il dépassait hors de son poing vers le haut et le bas et le seigneur se le passait sur les yeux et sur la bouche. Les gens de cette fle ne sont point hommes d’armes, mais

chétifs et vils. S’il advient qu’ils ont besoin d’hommes d’armes, ils les font venir d’une autre contrée, et notamment des Sarrazins,

contre solde.

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

251

Il n’y a rien d’autre a mentionner, ce pour quoi nous en partirons et irons de l’avant, et vous conterons d’une province appelée Maabar. CLXXV.



CI DEVISE

DE

LA

GRANDE

PROVINCE

DE

MAABAR.

Quand on part de I’fle de Seilan et va vers le Ponant environ

soixante milles, on trouve la grande province de Maabar *, qui est appelée l’Inde Majeure, et c’est meilleure Inde qui soit. Ce n’est point une ile, mais une partie de la terre ferme. Et sachez qu’en cette province y a cing rois, qui sont fréres par le sang, et je vous deviserai de chacun d’eux. Et sachez trés véritablement que cette province est la plus noble et la plus riche qui soit au monde, et vous en dirai la raison en vérité. Or sachez qu’a cette extrémité de la province régne un de ces fréres, quia nom Senderbandi Devar * : c’est le chef et le plus 4gé. En son royaume, on trouve des perles trés grosses et bonnes et belles ; et vous devez savoir que le plus grand nombre des perles et des pierres précieuses, on les trouve en Maabar et 4 Seilan. Et vous dirai comment les perles se trouvent et se prennent. Or sachez qu’il y a dans cette mer un golfe, ou bras de mer, qui est entre I’fle et la terre ferme ; et en tout ce golfe, n’y a pas plus de dix 4 douze pas d’eau, et en tel lieu, il n’y enapas plus de deux pas. Et en ce golfe se prennent les perles, et vous dirai comment. Plusieurs marchands forment une compagnie et arment une grande nef préparée spécialement pour cela ; chacun d’eux y a une chambre apprétée et meublée pour lui, avec une bassine pleine d’eau et d’autres choses nécessaires. Les pécheurs montent dans ces bateaux qui ont des barques petites et grandes, munies d’ancres pour s’ancrer ; ils se rendent, dans ce golfe, depuis avril jusques a la mi-mai, en un lieu nommé Bettala *. C’est de la qu’ils prennent la mer et font soixante milles tout droit vers le Midi; 1a, ils jettent leur

ancre, et de la grande nef descendent dans les petites barques, et ils péchent comme je vous dirai. Il y a bien des navires semblables, car il y a en vérité bien des marchands qui s’intéressent a cette péche, et qui forment plusieurs compagnies. Tous les marchands qui se sont associés sur une nef ont plusieurs barques pour touer la nef a travers le golfe. Ils prennent maints hommes 4 loyer, qui savent bien nager et sont habiles pécheurs de perles, c’est-a-dire qu’ils leur donnent tant pour le mois d’avril jusques 4 la mi-mai, ou tant comme dure ladite péche. Il y a dans ce golfe une multitude de gros poissons qui tueraient les pécheurs qui descendent dans la mer, mais les marchands

se prémunissent contre ce danger de la maniére suivante. Ils prennent avec eux certains magiciens nommés Braaman *, qui,

252

MARCO

POLO

par leurs enchantements et leurs arts diaboliques, maitrisent et stupéfient ces poissons, de sorte qu’ils ne peuvent faire mal a personne. Comme cette péche se fait de jour et non de nuit, ces magiciens font leurs sortiléges le jour, et les rompent pour la nuit suivante. Car ils redoutent que certains descendent en secret la nuit sans la permission des marchands, pour voler les perles dans la mer. Mais les voleurs n’osent point, par peur des poissons, plonger dans la mer la nuit, et l’on ne trouve personne qui sache faire de tels enchantement, fors ces Braaman qui sont | oués par les marchands. Et les marchands leur versent, en perles ou en coquilles, un tel droit que je vous dirai. Avant tout, ils donnent au roi la dixiéme partie, de ce qu’ils prennent. Puis, 4 celui qui enchante les gros poissons, ils donnent un vingtiéme des perles. Je vous dirai méme que ces Braaman enchantent aussi toutes les bétes, les oiseaux comme les

animaux. Et quand ils sont venus a l’emplacement que je vous ai dit, ils mettent la nef a l’ancre, et les hommes qui sont dans les petites barques et sont loués par les marchands, sortent des barques et vont sous |’eau, tel 4 quatre pas, tel a cinq, et jusques a douze, et y demeurent autant qu’ils peuvent ; quand ils n’y peuvent demeurer plus longtemps, ils remontent et restent un moment, puis plongent de nouveau au fond, et ainsi font-ils tout le jour. Quand ils sont au

fond de la mer, ils trouvent des coquillages que les hommes appellent huitres de mer, et les raménent dans un petit filet attaché a leur corps. C’est dans ces huitres que se trouvent les perles grandes et petites et de toutes sortes. On ouvre alors ces coquillages, et on les met dans ces bassines pleines d’eau qui sont dans les nefs, car les perles se trouvent dans la chair de ces coquillages. Pendant qu’elles demeurent dans |’eau de la bassine, leurs corps se décomposent et pourrissent, deviennent pareils 4 du blanc d’ceuf, et alors flottent a la surface, tandis que la perle reste nette au fond. Et en cette maniére se péchent les perles, et elles sont en si grandissimes quantités qu’on ne les saurait compter. Car sachez que les perles qui se trouvent en cette mer, se répandent par tout le monde, et je vous dis que le roi de ce royaume en tire de grandissimes quantités de droits et de grandissimes trésors. Or, vous avons conté, comment se trouvent les perles. Et vous dis trés véritablement que dés qu’arrive la mi-mai, cette péche est finie, et l’on ne trouve plus de ces coquillages, je veux dire ceux ou se trouvent des perles. Mais il est bien vrai que loin d’ici, 4 environ trois cents milles, il s’en trouve encore, et c’est depuis septembre jusque a la mi-octobre. Et vous dis encore qu’en toute cette province de Maabar, il

n’est pas besoin de tailler ni de coudre du tissu, parce qu’ils vont tout nus a tous les temps de l’année. Car je vous dis que toutes leurs saisons sont tempérées, c’est-a-dire qu’ils n’ont ni froid ni

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

253

chaud, et c’est pourquoi ils vont toujours tout nus, hommes et femmes, fors qu’ils se couvrent les parties naturelles d’un peu de tissu seulement. Le roi, lui aussi, va tout nu comme les autres, fors

qu'il porte d’autres choses, que je vous décrirai. Or sachez pour vérité que leur roi va tout nu, sauf qu’il couvre sa nature d’un beau tissu, et tout autour du cou, ila un large collier

d’or tout plein de grosses et belles perles et de pierres précieuses, rubis, et saphirs, et émeraudes, et autres, si bien que ce collier vaut

bien un grandissime trésor. Et encore pend au col du roi une corde de soie fine, qui lui pend devant la poitrine sur une longueur d’un pas, et sur ce cordon, il a cent quatre perles des plus grosses et des plus belles, et des rubis de trés grande valeur. Et je vous dirai pourquoi il y a cent quatre pierres a ce cordon. Sachez pour vérité qu’il porte ces cent quatre pierres parce qu’il convient que chaque jour, le matin et le soir, dise cent quatre oraisons en l’honneur de ses idoles ; ainsi commande leur foi et coutume, ainsi firent ses ancé-

tres les autres rois et lui enseignérent ce qu’il devait faire. C’est pourquoi le roi porte ces cent quatre pierres 4 son col. Quant aux priéres qu’ils disent chaque jour, c’est : « Pauca, Pauca, Pacauca *. » Ils le disent cent quatre fois, et ne disent pas autre chose. Et encore vous dis que ce roi porte en trois endroits du bras bracelets d’or tout pleins de pierres chérissimes et de perles trés grosses et de grande valeur. Et sachez encore qu’il porte aux jambes en trois endroits d’autres bracelets d’or tout couverts de tres chéres perles et pierres. Et aprés, vous dis encore que ce roi porte 4 tous les doigts des pieds et des mains belles perles et autres pierres, si bien que c’est merveille 4 voir. Et que vous en dirai-je ? Sachez trés véritablement que ce roi porte tant pierres et perles qu’elles valent bien plus qu’une bonne cité, et qu’il n’est nul homme qui put dire ni compter la grande somme que valent celles que porte le roi. Et ce n’est pas merveille s’il en a autant que je vous ai conté, puisque je vous ai dit que ces perles et chéres pierres se trouvent en son royaume.

Et vous dis une autre chose : que nul homme ne peut sortir

de son royaume nulle pierre grosse et chére, ni aucune perle qui pése un demi-saggio et au-dessus, 4 moins de les trouver et de les emporter secrétement. Ainsi fait le roi parce qu’il veut les avoir

toutes pour lui. Il est bien vrai que chaque année, il fait mander et publier plusieurs fois par tout son royaume que tous ceux qui ont de belles perles et de bonnes pierres, les doivent porter 4 la Cour, et qu'il leur en fera donner deux fois autant qu’elles ont coité. Et c’est la coutume du royaume de donner le double de ce que coutent les bonnes pierres ; et les marchands, et toutes autres gens,

quand ils ont de ces bonnes pierres, les portent volontiers 4 la Cour, parce qu’ils seront bien payés. C’est la raison pourquoi ce roi a tant de richesses et de chéres pierres.

254

MARCO POLO Or vous ai conté cela ; et vous conterai encore d’autres choses

merveilleuses. Or sachez trés véritablement que ce roi a bien cing cents femmes, je veux dire mariées, car, je vous le dis, dés qu’il voit une belle dame ou damoiselle, il la veut pour soi et la prend pour épouse. Et dans ce royaume, il y a des femmes trés belles. Et de surcroit, elles se font une beauté au visage et sur tout le corps. Mais il fit une telle chose que je vous dirai. Sachez que ce roi vit une trés belle femme avec son frére : c’était la femme de son frére. II la lui prit de force et la garda pour lui. Son frére, qui était un homme sage et prudent, le souffrit et ne leur fit point de querelle. Voici la raison; il fut maintes fois sur le point d’entamer une guerre contre lui, puisqu’il lui avait pris sa femme, mais leur mere, chaque fois, lui montrait ses mamelles, disant: « Si vous vous querellez, je couperai ces seins qui vous ont nourris ! » Ainsi le trouble s’apaisait. Et encore vous dirai de ce roi une autre chose, qui donne bien lieu de s’émerveiller. Je vous dis donc que ce roia des chevaliers et gentilshommes qui sont appelés les fidéles, et ils le sont de cette maniere : ils sont les fidéles du seigneur, selon ce qu’ils disent, ence monde et dans |’autre ; et vous dirai cette grande merveille. Ces fidéles servent le seigneur 4 la Cour et chevauchent avec le roi, et ont grande importance autour de lui; et ot qu’aille le roi, ces barons lui font compagnie et ont trés grande autorité dans tout le royaume. Et sachez que, quand le roi meurt, et que son corps brile en un grand feu, alors tous ces barons, qui étaient ses fidéles comme je vous ai dit plus haut, se jettent dans le feu et se bralent avec le rol pour lui tenir compagnie en l’autre monde. Car ils disent que, puisqu’ils ont été ses compagnons dans ce monde, ils doivent l’étre aussi, et le servir, en ]’autre monde.

Et vous dirai encore qu’un tel usage prévaut en ce royaume ; car, quand le roi est mort et laisse un grand trésor, ses fils n’y toucheraient pour rien au monde, mais le conservent sans le diminuer, car ils disent : « — J’ai tout le royaume de mon pére, et toutes ses gens ; je puis donc bien m’en contenter tout comme a fait mon pére. » Et de cette maniére, les rois de ce royaume ne touchent mie a leurs trésors ; mais se le laissent l’un a l’autre, et chacun y ajoute. C’est la raison pourquoi ce royaume a de trés grandissimes quantités de trésors. Et encore vous dis qu’en ce royaume ne naissent nuls chevaux, et que pour cette raison, tout le trésor de la rente qu’ils pergoivent chaque année, ou du moins la plus grande partie, se consume a acheter chevaux, et vous dirai comment. Sachez trés véritablement que les marchands de Curmos, de Chisci, de Dufar, de Scier et

d’Aden — ces provinces ont beaucoup de chevaux, destriers et autres —, les achétent et les chargent sur des bateaux et les appor-

LA DESCRIPTION DU MONDE

255

tent a ce roi et 4 ses fréres, qui sont quatre autres rois. IIs les vendent bien chacun cinq cents saggi d’or, qui valent plus de cent marcs d’argent. Et vous dis que ce roi en achéte bien deux mille et plus chaque année, et que ses fréres en achétent tout autant. Mais au bout de l’année, aucun d’entre eux n’en a encore une centaine.

Tous meurent parce que, disent-ils, ils n’ont point de maréchaux, et ne les savent point soigner, et ils meurent de mauvais entretien. Mais moi, je pense que l’air de cette province ne convient point a la nature de ces chevaux : comme ils n’y sont point nés, ils n’y peuvent étre gardés. Et vous dis que les marchands qui aménent ces chevaux a4 vendre, n’aménent point de maréchaux et n’en laissent point venir, voulant que les chevaux du roi se meurent assez vite en grand nombre, afin de pouvoir en vendre d’autres comme ils veulent, d’ow ils tirent chaque année une grande fortune. Et ce commerce de chevaux est si vaste que c’est une merveille. Je vous dirai encore qu’en ce royaume est une autre coutume que je vous dirai. Quand un homme a fait un crime tel qu’il en doit perdre la vie, et que le seigneur le veut faire occire, alors dit celui qui doit étre occis qu’il se veut occire lui-méme pour ]’amour et l’honneur de telle idole. Le roi dit qu’il veut bien. Adonc tous les parents et amis de celui qui se doit occire le prennent et le mettent sur une charrette, et lui donnent bien douze couteaux. IIs l’emménent par toute la cité, et vont disant et criant : « — Ce vaillant homme se va-t-occir lui-méme pour l’amour

de telle idole ! » En telle maniére comme je vous dis, ils le proménent par toute la cité ; et quand ils sont parvenus au lieu ow se fait la justice, celui qui doit mourir prend un couteau ct crie 4 haute voix : « — Je m/’occis pour l'amour de telle idole ! » Aprés qu’il a dit cette parole, il se frappe du couteau dans le bras, puis il prend un autre couteau et se frappe l’autre bras, puis prend un autre couteau et se frappe dans le ventre. Et que vous en dirai-je ? Il se donne tant de coups de ces couteaux qu’il s’occit luiméme. Car lorsque tous sont plantés, il prend 4 deux mains un couteau pareil 4 ceux dont on se sert pour travailler les douves, iJ se le pose derriére la téte et, tirant violemment en bas, il se coupe son

propre cou, car le couteau est trés aiguisé, et il meurt pendant lacte méme. Et quand il s’est occis, ses parents prennent le corps, le mettent dans un grand feu et le brilent avec grande joie et festivité, pensant qu’il a bien de la chance. Et encore vous dis qu’en ce royaume y a encore une autre coutume : quand un homme est mort et que son corps est en train

de briler, sa femme se jette dans le feu méme et se laisse briler avec son baron par amour pour lui, disant qu’elle veut aller avec lui en l'autre monde. Et les dames qui font ainsi, sont fort louées des gens. Et vous dis trés véritablement que maintes dames font ce

256

MARCO

POLO

que je vous ai conté, mais non pas toutes, et celles qui ont peur de mourir avec leur époux sont bien blamées. Et encore vous dis que ceux de ces royaumes adorent les idoles, et la plupart adorent le beeuf, disant que le beeuf est une trés bonne chose, parce qu’il laboure la terre qui fait pousser le grain. Aussi, pour rien au monde, nul ne mangerait du beeuf, ni n’en tuerait un pour tout l’or du monde. Mais vous dis encore qu'il y a une sorte d’hommes appelés gavi *, qui mangent bien la chair du beeuf, mais ils’en taut qu’ils osent l’occire: seulement quand aucun boeuf meurt de sa belle mort, ou d’une autre, par quelque accident, alors ces gavi le mangent. Et encore vous dis qu’ils s’oignent eux-mémes, et

Pintérieur de leur maison, avec la fiente de ces beeufs, croyant qu’ils

seront préservés par la sainteté du beeuf. Et vous dis qu’ils ont encore une autre coutume, telle comme vous dirai. Car sachez que Je roi et ses barons ainsi que les autres gens, s’asseyent par terre. Quand on leur demandait pourquoi ils font ainsi et ne s’asseyent pas plus honorablement, ils dirent que s’asseoir par terre est une assez honorable chose, parce que nous faimes faits de terre et qu’a la terre devons retourner ; on ne pourrait donc trop honorer la terre, et nu! ne doit la déprécier. Et encore vous dis que ces gavt, c’est-a-dire toute la race de ceux qui mangent la chair des beeufs morts, sont ceux dont les ancétres ont jadis occis Messire Saint-Thomas I’apétre. Et vous dis encore autre chose : de toute cette race appelée gav?, nul ne pourrait entrer au lieu ot est le corps de Messire Saint-Thomas, qui est en cette province de Maabar, en une petite ville, car sachez que dix hommes ne pourraient retenir un de ces gavd 1a ot est le saint corps; ni, vous le dis encore, ne pourraient vingt hommes ou plus introduire un de ces gavi dans le lieu ot est le corps de Messire SaintThomas, parce que le lieu, par la vertu du corps saint, ne les y admet point. En ce royaume ne vient nul grain, fors que riz seulement. Et vous dis encore une grande chose qu’il fait bon conter. Sachez que si un grand destrier couvre un grand destrier, il en nait un petit cheval qui a les pieds tout tordus, ne vaut rien et ne peut étre chevauché. Et vous dis encore que, quand ces gens vont en bataille, n’emportent que lance et écu et vont tout nus. Ils ne sont ni vaillants ni prudhommes, mais vils et couards. Ils n’abattent ni bétes ni animaux pour leur nourriture, mais quand ils veulent manger de la chair de mouton ou d’aucune autre béte, ou d’oiseau, ils les font occire par Sarrazins et autres gens qui ne suivent point leurs lois et usages. Et je vous dis encore qu’ils ont cette coutume : tous, males et femelles, se lavent deux fois par jour tout le corps a grande eau, le matin et le soir; autrement, ils ne mangent ni ne boivent jusqu’a ce qu’ils se soient lavés ; et celui qui ne se lave pas deux fois par jour est tenu pour un hérétique, tout comme nous tenons les

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

257

patarins. Ils se lavent ainsi : comme je |’ai dit plus haut, ils vont tous nus, et c’est ainsi, tous nus, qu’ils vont a la riviére, prennent

eau, se la jettent sur la téte et se frottent l’un l’autre. Et sachez qu’en mangeant, ils ne se servent que de la main droite, car de la gauche, ils ne toucheraient mie aucune nourriture. Toutes les choses propres et belles, ils les font et touchent de la main droite, car l’office de la gauche est réservé aux nécessités malpropres ou déplaisantes, comme de se nettoyer les narines, le fondement, ou choses semblables. En outre, ils ne boivent que dans des coupes, et chacun dans la sienne ; nul ne boirait mie en celle d’un autre ; et

quand ils boivent, ils ne portent point la coupe 4 la bouche:

la

tenant en l’air, ils se versent la boisson dans la bouche. D’aucune

maniéte ils ne toucheraient la coupe avec la bouche, nine donneraient a boire dans ces coupes a un étranger. Si cet étranger n’a par avec lui un gobelet qui lui appartienne, s’il veut boire, ils lui verseront la boisson ou le vin dans les mains, et il boira donc dans ses mains, qui ainsi lui serviront de coupe. Et vous dis encore qu’en ce royaume on fait trés grande justice de ceux qui font homicides, qui dérobent ou font d'autres forfaits. En ce qui concerne les dettes, on observe chez eux |’ordonnance et Ja conduite suivante: si un débiteur, prié maintes fois par le préteur d’acquitter une dette, remet de jour en jour et ne fait que promettre, et si le préteur peut l’attraper et l’enfermer dans un cercle tracé autour de lui, ce débiteur ne sortira point du cercle avant d’avoir satisfait le préteur, ou de lui avoir fait une reconnaissance ou un bon approprié grace auquel il sera satisfait le méme jour. Si le débiteur insensé tentait de sortir du cercle avec sa dette impayée ou sans avoir offert une garantie selon laquelle le débiteur sera payé le jour méme, il serait puni de mort comme transgresseur du droit et de la justice établis par le seigneur. C’est ce que le

susdit Messire Marco vit dans la personne du roi, lorsqu’il se trouvait en ce royaume pendant son voyage de retour. Car lorsque le roi luiméme fut tenu de satisfaire un certain marchand étranger pour

certaines choses achetées a icelui, et quoique, bien des fois, prié par le marchand, il eit fixé une nouvelle date ultérieure en arguant

de difficultés, le marchand, voyant combien le délai lui était dom-

mageable pour ses affaires, se trouvant prét, un jour que le roi chevauchait autour de la place, encercla tout d’un coup le roi

et son cheval dans un cercle tracé par terre. Quand le roi vit cela, il ne laissa pas continuer son cheval, et ne bougea pas de la place avant que le marchand ett été entiérement satisfait. Et quand les gens environnants virent cela, ils furent trés surpris et dirent : «— Voyez donc comme le roi obéit 4 Ia justice | » Auxquels le roi répondit : « — Moi qui ai établi cette juste loi, vais-je l’enfreindre parce

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MARCO

POLG

qu’elle est contre moi? Et je suis tenu, avant les autres, del’observer.» Et vous dis encore que la plupart d’entre eux s’abstiennent de boire vin, et celui qui en boit beaucoup n’est point regu chez eux

comme témoin ou garant, ni celui qui navigue sur mer. Car, disentils, le buveur de vin et celui qui va sur Ja mer, sont des désespérés,

car ils ne redoutent point la mort ; et pour cela ils ne les regoivent point comme témoin, et leur témoignage n’est point valable. Mais sachez qu’ils ne tiennent aucune i1uxure pour péché, car ils n’appellent point péché le libertinage. La chaleur est si grande que c’est une merveille, et c’est pour cela qu’ils vont nus. Car il n’y a de pluie qu’en trois mois de l’année juin, juillet, et aotit ; et n’était l’eau qui tombe en ces trois mois et mouille l’air et la terre, il ferait si grand chaud que nul n’y pourrait tenir, car tous périraient de chaleur. Mais grace 4 cette pluie,

ils n’ont point si grande chaleur. Et vous dis encore que parmi eux se trouvent maints sages en un art qui s’appelle la Physionomie, qui enseigne a connaitre les hommes et les femmes, leurs qualités et propriétés, et s’ils sont bons ou mauyais : ils le savent immédiatement en regardant l’>homme ou la femme. Ils savent aussi beaucoup ce que signifie de rencontrer oiseaux ou bétes. Ils s’occupent des augures plus qu’autres hommes du monde et mieux savent ce qui est bon ou mauvais; car ils savent prédire ce qui doit arriver 4 chacun. Et vous dis que, quand un homme va son chemin par une voie, s'il advient qu’il entende un autre ronfler ou éternuer, il s’assied immédiatement sur la route et

ne va pas plus loin. Mais si ’homme éternue de nouveau, il lui semble que c’est bon pour lui ; il se Jéve et va son chemin ; mais s'il n’éternue plus, il lui semble que ce n’est pas bon pour lui, il se remet sur son séant, et maintes fois retourne en arriére, a la maison,

abandonnant le voyage commenceé. De méme, ils disent qu’en chaque jour de la semaine est une heure défavorable, qu’ils appellent coiach * ; comme, le Lundi, la demie de la tierce, le Mardila tierce, le Mercredil’heure denones, et ainsi de suite pour chaque jour de l’année ; toutes chcses qui sont écrites et précisées dans leurs livres. Ils connaissent les heures du jour en mesurant en pieds la longueur d’une ombre, 4a savoir celle d’un homme

debout ; ainsi donc, lorsque, tel jour, Pombre

d’un homme arrive 4 mesurer sept pieds, alors c’est l’heure maudite, c’est-a-dire coiach ; lorsque la mesure est passée, soit en augmentant, soit en diminuant, car, quand le soleil monte, les ombres raccourcissent, et quand il descend, elles s’allongent, alors,

ce n’est plus coach. Un autre jour, quand l’ombre aura douze pieds alors ce sera coiach, et quand cette mesure sera passée, cotach sera

passé aussi. Et ils ont tout cela par écrit. Et vous devez savoir que pendant ces heures, ils se gardent de tout commerce et de rien faire. Quand

deux

hommes

sont

en train

de commercer

ensemble,

8. —

COMMENT

LE ROI DE MAABAR

PORTE

SES BIJOUX.

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LA

DESCRIPTION

DU

MONDE:

259

quelqu’un ira jusqu’a la lumiére ou au rayon de soleil et mesurera l’ombre; et si elle est a la limite de heure de ce jour, selon ce qu’il doit en étre ce jour-la, il dit immédiatement aux hommes: «— C'est coiach, ne faites rien ! » Et ils s’arrétent. Puis il mesure de nouveau, et quand il trouve que Vheure est passée, il dit: « — Cotach est passé: faites ce que vous voulez.» Ils possédent parfaitement ce calcul, car, anes. si quelqu’un conclut un marché a ces heures, il ne prospérera jamais, mais entrainera sa déconfiture . Dans leurs maisons vivent certains animaux du nom de tarentule, qui sont comme des lézards qui grimpent le long des murs. Ces tarentules ont une morsure empoisonnée et endommagent gravement un homme si elles le mordent. Elles font un bruit comme si elles criaient «cis ». Ces tarentules apportent un présage comme ceci: quand deux hommes sont en train de commercer dans une maison ou il y a de ces tarentules, et que l’une d’elle crie au-dessus des marchands qui sont 1a, ils regardent de quel cété du marchand, et si c’est du cété du vendeur ou de l’acheteur, et si elle a crié du cété

droit ou du cété gauche, de face ou de derriére, ou au-dessus de la téte ; et selon la direction, ils savent si cela veut dire bien ou mal ; si c’est bon, ils concluent V’affaire, mais si c’est mal, elle n’aura jamais lieu. Parfois c’est bon pour le vendeur et mauvais pour

Vacheteur, parfois mauvais pour le vendeur et bon pour l’acheteur, parfois bon pour les deux ou mauvais pour les deux. Ils se suident d’aprés ces choses, qu’ils connaissent par expérience. Et encore vous dis qu’en ce royaume, dés qu’un enfant, fille ou garcon, est né, le pére ou la mére fait coucher par écrit sa nativité :4 quelle heure, de quel jour, de quel mois, de quelle lune il est né, et ce font parce qu’ils soumettent tous leurs actes aux astrologues et aux devins, qui savent beaucoup d’enchantements, d’arts magiques et de géomancie. Et il y en a qui, comme je vous Pai dit, savent l’astronomie et autres charmes diaboliques. De plus, quiconque a des fils, des qu’ils atteignent lage de treize ans, les renvoie de Ja maison, et leur coupe les vivres. Car, disent-ils, maintenant ils sont en 4ge de gagner leur vie, de commercer et de gagner comme leur pére a fait. Et celui-ci donne a chacun vingt ou vingt-quatre grossi ou quelque chose d’approchant, pour qu’ils les fassent fructifier. Les péres agissent ainsi pour que leurs fils deviennent pratiques et rapides en toutes choses et acqui¢rent l’habitude des affaires. Ainsi tont en effet ces garcons, car tout le jour, ils ne cessent de courir ¢a et 1a, achetant une chose et la revendant ensuite. Lors de la péche des perles, ils courent au port et en achétent aux pécheurs, cing ou six, selon ce que les pécheurs ont trouvé,

les portent aux marchands qui restent dans les maisons de peur du soleil, et leur disent:

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MARCO

« —

POLO

Voulez-vous celles-l4 ? En \érité, elles me codtent tant.

Donnez-moi le bénéfice que vous voudrez. » Lesguels Jeur donnent quelque petit bénéfice au-dela de ce

qu’ils leur doivent ; et ils s’encourent de nouveau. Ou bien ils disent aux marchands : « — Voulez-vous que j’aille vous acheter quelque chose ? » Ils acquiérent ainsi la pratique de maintes autres choses et deviennent de trés bons et trés habiles marchands. Mais ils apportent aussi les provisions a leur mére, cuisinent et préparent maintes choses pour elle, mais cependant ne mangent rien aux frais de leur pere. Sachez encore qu’en ce royaume et dans toute I’Inde, les bétes et les oiseaux sont différents des nétres, fors seulement un oiseau

qui est la caille. Cet oiseau est tout pareil au notre, mais tous les autres soni trés étrangement différents des nétres, car je vous dis trés véritablement qu’ils ont des chauves-souris; ce sont oiseaux qui volent la nuit et n’ont ni pennes, ni plumes ; ces oiseaux-la, ils les ont aussi grands que des autours. Les autours, ils les ont tout noirs comme des corbeaux, et beaucoup plus grands que les nétres; ils sont bien volants et bien oiselants. Et vous dirai une autre chose qu’il tait bon conter : car sachez qu’ils donnent 4 manger a leurs chevaux de la chair cuite avec du riz, et maintesautres choses cuites: voila pourquoi ils crévent tous dans ce pays. Et encore vous dis qu’ils ont maintes idoles en leurs moustiers,

males et femelles, auxquelles maintes damoiselles sont offertes de cette maniére : leur pére et leur mére les offrent a l’idole, a celle qui leur plait le mieux, mais elles vivent toujours dans la maison paternelle. Quand ils les ont offertes, chaque fois que les moines du moustier des idoles requitrent ces damoiselles de yenir au moustier pour faire féte a idole, elles y viennent aussit6t, et chantent, et sonnent d’instruments, et dansent et font grandes fétes ; et ces

damoiselles sont en grandes quantités. Plusieurs fois la semaine ou le mois, elles apportent 4 manger a idole a laquelle elles sont offertes, et vous dis de quelle maniere elles lui apportent 4 manger et disent que Vidole a mangé. Je vous dis que de ces pucelles, plusieurs préparent bien 4 manger, et viande, et autres bonnes choses, et s’en vont au moustier trouver leur idole, et mettent la table devant elle avec toutes les viandes qu’elles ont apportées, et les y laissent un bon moment. Pendant ce temps, toutes ces damoiseiles chantent, et dansent, et font de la musique et la plus grande réjouissance du monde. Quand elles ont fait cette réjouissance pendant tout le temps qu’aurait pris un grand baron pour manger a son aise, alors disent les damoiselles que l’esprit de l’idole a mangé la substance des mets : et alors les prennent et les mangent toutes ensemble avec les prétres, tout autour des idoles, en grande féte et grande joie. Puis chacune retourne a la maison. Ces pays sont tout

LA

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DU

MONDE

2014

pleins de ces moines et prétres. Ainsi font ces damoiselles jusqu’a ce qu’elles prennent baron. Et pourquoi donc font-ils ces réjouissances pour les idoles ? Parce que les prétres des idoles disent souvent : « Le dieu est faché contre Ja déesse, ils ne s’unissent plus et ne se parlent plus. Et, comme ils sont fachés et colére, 4 moins qu’ils ne se réconcilient et fassent la paix ensemble, toutes nos affaires iront de travers et de mal en pis, parce qu’ils n’accordent plus leur bénédiction et leur grace. » Aussi, les dites damoiselles vont, comme dit plus haut, au moustier, et elles sont toutes nues, saut qu’elles ont caché leur nature, et elles chantent devant le dieu et la déesse. En effet, le dieu

se tient sur un autel sous un baldaquin, et la déesse se tient sur un autre autel sous un autre baldaquin ; ces gens disent que souvent le dieu prend son plaisir avec elle et qu’ils sont unis tous les deux, de sorte que, quand ils sont fachés, ils ne se joignent plus. Alors les susdites damoiselles arrivent pour les pacifier, et une fois 14, commencent 4 chanter, 4 danser, 4 sautiller, 4 faire la culbute, et font

diverses réjouissances pour mettre en joie le dieu et la déesseé et les réconcilier. Et elles disent tout en faisant leurs réjouissances: « — QOSeigneur, pourquoi étes-vous faché contre la déesse et nen prenez-vous plus soin ? N’est-elle pas jolie, n’est-elle pas attirante

? Qu’il vous plaise done de vous réconcilier tous deux et

de prendre votre plaisir avec elle, car vraiment, elle est trés charmante. »

Celle qui a ainsi parlé Jéve la jambe au niveau du cou et tourne sur elle-méme pour l’agrément du dieu et de ia déesse. Quand elles ent fait cette réjouissance, elles retournent 4 la maison, et, le lende-

main matin, le prétre des idoles annonce comme un grand bonheur qu'il a vu le dieu et la déesse ensemble, et que la paix s’est rétablie entre eux. Adone tous se réjouissent et sont reconnaissants. Ces pucelles, tant qu’elles sont pucelies, ont Ja chair si ferme que nul ne saurait en saisir ou les pincer en quelque endroit. Pour une petite piéce de monnaie, eiles permettent 4 un homme de les pincer autant qu’il veut. Une fois mariées, elles ont encore la chair trés ferme, mais non point autant. En raison de cette fermeté, leurs seins

ne sont point pendants, mais se tiennent tout droits et proéminents. Des filles comme cela, il y en a des quantités dans tout ce royaume,

qui font toutes les choses que je vous ai contées. Les gens ont leurs légers lits de bambou disposés de telle sorte qu'une fois dedans, s’ils veulent dormir, ils se tirent en lair

avec des cordesvers le plafond et s’y attachent. C’est pour échapper aux tarentules qui mordent fort, aux mouches et autres insectes, et

trouver les courants d’air qui diminuent la chaleur. Tous ne

t pas ainsi : seulement les nobles et les maitres de maison, car les

autres dorment dans les rues. Sur la grande justice du roi, vous dirons que, quand des

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MARCO

POLO

hommes voyagent la nuit et veulent dormir — car, comme la chaleur est plus faible, ils voyagent plutét la nuit que le jour —, s’ils ont un sac de perles ou un autre trésor, ils se le mettent sous la téte et dorment 1a, et nul ne perd rien par vol ou autrement. Et s’il a fait une perte, elle lui est compensée immédiatement, pourvu qu’1l ait dormi dans la rue, mais non si c’est hors de la rue, car alors, on lui

impute le mal. En effet, la seigneurie dit : « — Pourquoi avez-vous dormi hors de la rue, si vous n’aviez pas en vue de dérober autrui ? » Et alors, il est puni, et sa perte ne lui est point compensée. Or nous avons conté une grande partie des coutumes, usages et affaires de ce royaume. Nous en partirons donc, et vous conterons désormais d’un autre royaume, qui est nommé Mutifili. CLXXVI.



CI DEVISE

DU ROYAUME

DE MUTIFILI.

Mutifili * est un royaume qu’on trouve quand on part de Maabar, et qu’on va environ mille milles vers la Tramontane. Ce royaume est a une reine qui est trés sage dame, car je vous dis quwil y avait bien quarante ans;que le roi, son baron, était mort, et elle, qui lui voulait grand bien et lui portait grandamour, dit que Dieu ne voudrait jamais qu’elle prenne autre baron, puisque celui qu’elle aimait plus que soi-méme était mort. Or ce fut la raison, pour laquelle elle ne voulut prendre baron. Et vous dis trés véritablement que cette reine, pendant ces quarante années, a maintenu son royaume en aussi grande justice et droit que faisait son baron, et qu’elle est plus aimée de ses sujets que fut jamais dame ou Seigneur de leur peuple. Ils sont idolatres et ne font tribut a personne. IIs vivent de riz, de chair et de lait, de poissons et de fruits. Et en ce royaume se trouvent les diamants, et vous dirons comment. Sachez qu’en ce royaume y a plusieurs trés grandes montagnes

ou se trouvent les diamants tout comme vous ouirez. Car sachez que quand il pleut, eau court a gros torrents par ces montagnes, entrainant tout en grands ruisseaux et fondriéres. Mais quand la pluie a cessé et que l’eau est partie, les hommes vont cherchant parmi les sables dans les ravines par lesquelles l’eau est venue, et ils trouvent assez de diamants. Et l’été, alors qu’on n’y trouverait plus une goutte d’eau, ils en trouvent encore assez par ces montagnes. Ces hommes qui vont a la péche au diamant habitent au pied des monts dans des cabanes. Mais la chaleur y est si grande qu’a peine la peut-on souffrir. Et de plus, vous dis qu’en ces montagnes y a si grande multitude de serpents grands et gros, que ces hommes n’y vont qu’avec de grandes craintes, et souvent sont dévorés par cette vermine. Mais toutes fois, ils y vont comme ils

LA DESCRIPTION

DU MONDE

263

peuvent, et trouvent de trés bons et gros diamants. Et vous dis que ces serpents sont trés venimeux et mauvais, si bien que les hommes n’ont point la hardiesse d’aller dans les cavernes ot sont les mauvais serpents, qui semblent habiter la pour garder les diamants et empécher de les prendre. Et vous dis encore que les hommes obtiennent des diamants d’une autre maniére. Car sachez qu’il y a une grande vallée profonde, dont les roches sont si abruptes que nul n’y peut aller au fond, mais les hommes font comme je vous dirai. Ils prennent plusieurs morceaux de chair trempée dans le sang, aussi minces qu’ils les peuvent faire, et les jettent dans cette profonde vallée ; cette chair, quand elle est jetée, trouve les diamants en grande abondance,

et ils s’y fichent. Or est vrai qu’en ces montagnes demeurent maints aigles blancs pour prendre ces serpents : quand ces aigles voient la

chair au fond de la vallée, ils y vont, la prennent et l’emportent en un autre lieu dans leurs serres. Alors, les hommes, qui ont attentivement regardé oti vont les aigles, tant tot qu’ils voient que Vaigle s’est posé et becquette la chair, ils y vont aussi vite qu’ils peuvent. Les aigles s’en vont autre part et n’emportent pas la chair, pour la crainte qu’ils ont des hommes qui leur viennent sus soudainement. Et quand l’homme est parvenu 4 la chair, illa prend et y trouve assez de diamants fichés. Et encore les hommes ont-ils des diamants de cette maniére : quand les aigles mangent de cette chair que je vous ai dite, ils s’en vont bien quelquefois en un lieu d’ow nul ne les peut chasser, et, en mangeant, ils avalent bien quelques diamants. Et les hommes connaissent les places ot ils se tiennent la nuit, car les aigles ne digérent pas les diamants. Adonc, la nuit, lorsque l’aigle fait son retour, il rejette avec sa fiente les diamants qu’il a becquetés ; le lendemain matin, les hommes y vont, chargent cette fiente Waigle et y trouvent encore assez de diamants. Et aussi, quand ils peuvent attraper un aigle, ils le tuent et en trouvent encore dans son ventre. Or avez entendu comment de trois maniéres se trouvent les diamants. Et sachez bien qu’en tout le monde ne se trouvent point de diamants, excepté en ce seul royaume ; mais alors, il s’en trouve en si grandes quantités, et des bons, et des gros, que le monde entier

en abonde. Et surtout, ne croyez pas que ce soient les bons diamants qui parviennent en nos contrées de Chrétiens ; mais vont, et sont portés, au Grand Can et aux rois et barons de ces diverses

régions et royaumes ; car ceux-la ont les grands trésors du monde et achétent toutes les pierres cofiteuses. Celles qui parviennent a nos pays, ce n’est rien d’autre que leur rebut. Or, vous ai conté des diamants, et vous conterons donc

d’autres choses. Sachez qu’en ce royaume se font les meilleurs boquerants et

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les plus beaux, et les pius fins qui soient au monde, et ceux qui ont la plus grande valeur. Is sont si fins que je n’ai jamais vu leurs pareils en autre lieu, car je vous dis qu’ils sont comme les toiles de lin de Rens *. Il n’y a au monde roi ni reine qui ne les porterait pour leur noblesse et leur beauté. Ils ont assez de bétes, et les plus grands moutons du monde. Ils ont grande abondance et ‘richesse de toutes les choses dont ils vivent. Il n’y a rien d’autre qui mérite mention, et ce pour quoi nous partirons de ce royaume, mais il me semble qu’il ne serait pas juste de ne point vous parler du lieu ot est le corps de Messire Saint-Thomas I’apdtre. CLXXVII.



CI DEVISE DU LIEU OU EST

SAINT-THOMAS,

LE CORPS

DE MESSIRE

L’APOTRE.

Le corps de Messire Saint-Thomas l’apétre est sépulturé en la province de Maabar, en une petite ville, car il n’y a guére d’hommes, et les marchands n’y viennent point, car il n’y a point marchandises qu’ils puissent emporter ; de plus, c’est un lieu solitaire et fort éloigné des routes. Mais il est vrai que maints Chrétiens et Sarrazins y viennent en pélerinage, car je vous dis que les Sarrazins de cette contrée ont grande foi en lui et disent qu’il fut sarrazin, que C ‘est un trés grand prophéte, et l’appellent en leur langue avariun *, qui veut dire en frangais saint homme. Les Chrétiens qui gardent |’église ont maints arbres qui font du vin et produisent des noix du Pharaon *. D’une de ces noix un homme recoit nourriture et boisson. Elles ont, tout d’abord, une

coque extérieure sur laquelle sont des fibres qu’on utilise de maintes maniéres et servent donc 4 maints usages. Sous cette premi¢re écorce est une nourriture dont un homme se nourrit suffisamment. Elle est trés savoureuse et douce comme le sucre, blanche comme

lait et faite en forme de coupe comme l’écorce extérieure. Au coeur de cette nourriture est autant d’eau qu'il faut pour emplir une bouteille, eau claire, fraiche, et d’un goit trés parfait. On Ja boit quand on a mangé l’intérieur, et ainsi, d’une noix, un homme se trouve rempli de nourriture et de boisson. Pour chacun de ces arbres, les

Chrétiens, chaque mois, payent un gros 4 ]’un des quatre rois fréres de la province de Maabar. Or sachez qu’il y a telles merveilleuses choses comme je vous conterai. Sachez que les Chrétiens qui vont 1a en pélerinage, prennent de la terre du lieu ow le saint corps a été occis, en remportent en leur contrée et en donnent un peu a boire, mélangée a de l’eau ou 4 quelque autre liquide, aux malades qui peuvent avoir la fiévre quarte ou tierce, ou une semblable; et tant tot que le malade I’a bue, il est guéri. Et il en est ainsi advenu de tous les malades qui

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

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ont bu cette terre, et sachez qu’elle est rouge ; et Messire Marco porta avec lui de cette terre 4 Venise et guérit de nombreuses personnes avec celle-ci. Et vous dirai encore un beau miracle qui advint ici aux alentours de l’an 1288 de l’incarnation du Christ. I est vrai qu’un grand baron de cette contrée avait une trés grande quantité d’un grain qui s’appelle riz, dont il faisait remplir toutes les maisons autour de Péglise, ot logent habituellement les pélerins qui viennent visiter le corps saint. Ces Chrétiens qui gardent l’église et le saint corps, quand ils virent quece baron idolatre faisait ainsi emplir ces maisons, et que les pélerins n’auraient plus a loger, ils en eurent grand’ire et le priérent fort de ne point le faire. Mais lui, qui était fort cruel et fier, n’entendit nulle de leurs priéres, mais emplit toutes ces maisons selon sa volonté, et contre celle des Chrétiens qui gardaient l’église. Et quand le baron eut fait emplir de son riz toutes les maisons de Saint-Thomas, ce dont les fréres avaient si grande ire, il advint miracle aussi grand que je vous dirai. Car sachez que la nuit aprés que ce baron idolatre etit fait emplir ces maisons, Messire Saint-Thomas l’apétre lui apparut avec une fourche en main, et la mit sur la gorge du baron, et lui dit : «—

O Un Tel ! Si tu ne fais vider tantét mes maisons, il

faudra que tu meures de mauvaise mort ! » Et en disant ces mots, il lui serrait si fort la gorge avec cette fourche qu’il semblait au baron qu’il edt grande douleur, et peu s’en fallut qu’il ne crit mourir. Et quand Messire Saint-’Thomas eut ainsi fait, il s’en alla. Et ce baron se leva bien matin, fit immédiatement vider toutes ces maisons, et dit publiquement tout ce qui lui était advenu avec Messire Saint-'Thomas ; ce qui fut tenu pour un grand miracle. Les Chrétiens en eurent grande joie et grande liesse, rendirent grandes graces et grands honneurs a Messire Saint-Thomas, et bénirent beaucoup son nom. Et vous dis qu’il s’y fait toute l’année assez d’autres miracles, qui seraient bien tenus pour de grandes merveilles par qui les ouirait conter, notamment la guérison de Chrétiens qui sont estropiés et gatés en leur corps. Or nous avons conté cela ; et maintenant, vous voulons conter encore comment les fréres disent qu’il fut occis, et selon ce que j’ai compris, bien que sa légende raconte autre chose. Mais voyons donc ce que j’ai oui. Il est vrai que Messire Saint-Thomas était hors de son ermitage, dans les bois, et faisait ses oraisons 4 son seigneur Dieu, et autour de lui, il y avait maints paons, car sachez qu’en cette contrée, ils en ont plus que nulle part au monde. Et tandis que Messire Saint-Thomas faisait ainsi son oraison, adonc un idolatre,

de la lignée et race des gavi, fait partir une fléche de son arc pour occire un de ces paons qui étaient autour du Saint, et le Saint ne le vit pas. Alors qu’il croit frapper le paon, il frappe Messire Saint-

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Thomas au cété droit. Et Jui, quand il a recu ce coup, il adore bien doucement son créateur, et je vous dis que de ce coup, se mourut. Il est vrai qu’avant d’arriver a ce lieu ot il mourut, il convertit maintes gens en Nubie * ; mais comment et de quelle maniére, le vous conterons en ce livre en bel et bon ordre, quand lieu et temps seront venus. Nous vous avons parlé de Saint-Thomas ; désormais nous vous conterons d’autres choses. Quand naissent les garcons et les filles, ils naissent noirs, mais

pas autant qu’on les rend ensuite. En effet, lorsque |’enfant nait, on les oint une fois par semaine avec de l’huile de sésame, et on les fait ainsi devenir notablement plus noirs. Car je vous dis que celui qui est le plus noir, on le tient pour plus précieux et plus beau que les autres qui ne sont pas aussi noirs. Et encore vous dis une autre chose : car je vous dis trés véritablement que ces gens font portraiturer et peindre tous leurs dieux et leurs idoles en noir, et leurs diables en blanc de neige, car ils disent que Dieu et tous les saints sont noirs et que les diables sont blancs : voila pourquoi ils les font portraiturer et peindre ainsi que vous avez oui. Car je vous le dis, ils font les images de leurs idoles toutes noires. — Et sachez que les hommes de cette contrée, quand ils vont a la guerre, comme ils ont grande foi en le beeuf et le tiennent pour sainte chose, ils portent sur la téte un chapeau en poil de boeuf sauvage, et prennent du poil de ces beeufs sauvages dont je vous ai conté plus haut. Si c’est un homme 4a cheval, il fait nouer ces poils de beeuf au col et aux pieds de son cheval ; et si c’est un homme a pied, il met de ce poil de beeuf a son écu, ou le fait lier Ases propres cheveux. Ce qu’ils font parce qu’ils croient que par ce poil de beeuf, ils seront mieux sauvegardés des menaces de leurs ennemis, et soustraits 4 toute encombre ; ainsi font tous ceux qui vont a larmeée. Et sachez que pour cette raison, ce poil de boeuf sauvage vaut assez cher, car qui n’en a point, ne se croit pas en sdreté. Or nous vous avons conté cela ; adonc nous partirons et vous conterons d’une province des Braaman ainsi que vous pourrez ouir. CLXXVIII.



Cr DEVISE DE LA PROVINCE DE LAR, DONT LES BRAAMAN SONT NES.

TOUS

Lar * est une province qui est vers le Ponant ; quand on part

du lieu ot est Je corps de Saint-Thomas l’apétre, on entre bien vite en cette province. De cette province sont nés tous les Braaman * du monde, car c’est de 14 qu’ils vinrent premiérement. Et vous dis

que ces Braaman sont les meilleurs marchands du monde et les plus véridiques, car ils ne diraient nul mensonge pour rien au

LA DESCRIPTION DU MOBDE

267

monde, et ne disent que la vérité, méme s’il leur en faut mourir. Sachez méme que si un marchand étranger vient en cette province pour faire ses affaires sans connaitre les maniéres et coutumes du district, il ira trouver un de ces Braaman marchands, auquel il confiera son argent et ses marchandises, lui demandant de mener toutes ses affaires et son commerce de maniére qu’il ne soit pas frustré faute de connaitre les coutumes du district. Et le Braaman marchand prendra en effet les marchandises du marchand étranger et les utilisera aussi judicieusement pour la vente que pour I’achat,

en cherchant l’avantage de I’étranger aussi soigneusement, et méme plus soigneusement que le sien propre, sans rien demander pour sa commission, 4 moins que l’étranger lui offre quelque chose par

courtoisie. Ces Braaman ne mangent point de chair ni ne boivent de vin. Ils ménent une trés honnéte vie d’aprés leurs usages. Ils ne font de luxure qu’avec leurs femmes. Ils ne déroberaient rien a personne, n’abattent nul animal, bref, ne feraient aucune chose dont

ils estiment que c’est péché. Et vous dis que tous les Braaman se reconnaissent 4 un signe quils portent. Car sachez que tous les Braaman du monde portent un fil de coton sur |’épaule droite et se le lient sous l’autre bras, de sorte que ce fil de coton leur passe devant la poitrine et par derriére. C’est 4 ce signal qu’ils se reconnaissent en tous lieux ou ils vont. Et vous dis encore qu’ils ont un roi riche et puissant en trésors, et ce roi achéte trés volontiers les perles et autres pierres précieuses. I] a décidé avec tous les marchands de sa terre que, de toutes les perles qu’ils lui apportent du royaume de Maabar qui s’appelle Soli * — car c’est la meilleure province et la plus noble qui soit en Inde, et celle ou se trouvent les meilleures perles — il leur donnera deux fois plus qu’ils ne les ont achetées. Donc, ces marchands Braaman vont au royaume de Maabar et achétent toutes les bonnes perles qu’ils y trouvent, puis les apportent a leur roi et disent en vérité ce qu’elles cotitent. Immeédiatement, le roi leur en fait donner deux fois autant, et ils n’en ont jamais obtenu

moins. Pour cette raison, ils lui en ont apportées, en grandissimes quantités, de trés bonnes et grosses. Ces Braaman sont idolatres, et plus qu’autres hommes du monde se dirigent par les augures et les faits des bétes et oiseaux; et vous dirai une partie de ce qu’ils en font. Je vous dis donc qu’ils ont entre eux une telle coutume : chaque jour de la semaine, ils ont un signe tel que je vous dirai. S’il advient qu’ils fassent un marché de quelque marchandise, celui qui la veut acheter se léve tout debout, regarde son ombre au soleil et dit : « — Quel jour est aujourd’hui ? «— Le tel. » Lors fait mesurer son ombre, et s’il la trouve aussi longue

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qu’elle doit étre ce jour 1a, il conclut le marché, mais si l’ombre

n’est pas aussi longue qu’elle doit, il ne conclut point le marché, mais attend qu’elle soit au point ordonné par leur loi. Et tout aussi que je vous |’ai dit pour cette journée, aussi ont-ils établi pour tous les jours de la semaine quelle doit étre la Jongueur de lombre ; tant qu’elle n’est pas aussi longue qu’elle doit, ils ne font nul marché ni aucun autre fait, mais quand l’ombre est aussi longue qu’elle doit, ils font tous leurs marchés et autres faits.

Et encore vous dirai une plus grande chose ; quand ils font un marché, en une maison ou en un autre lieu, s’ils voient venir sur

Je mur une de ces tarentules dont il y a si grande abondance, si lacheteur voit qu’elle vient du cdté qui lui semble favorable, il achéte la marchandise incontinent ; mais si la tarentule ne vient pas du lieu qui semble bon, il laisse le marché et n’achete rien. Et encore vous dis que, quand ils sortent de leur maison et

entendent éternuer aucun homme, si cela leur parait bon, ils poursuivent leur entreprise ; mais si cela ne leur parait pas bon, ils s’arrétent et ne vont pas plus avant. Et encore vous dis que, quand ces Braaman vont leur chemin et voient aucune hirondelle venir sur eux de devant, de la gauche ou de la droite, s’il leur semble,

selon leur coutume, qu’elle soit venue de bon cété et de bonne part, ils vont de l’avant fort volontiers et joyeusement ; mais s’il

leur semble qu’elle ne soit pas venue de bonne part, ils ne vont pas plus loin ce jour-la, mais retournent en arriére. Ils ont ainsi tant de présages, sur tant de conjonctions tant bonnes que mauvaises, que c’en est un casse-téte, et qu’a cet égard, ils sont bien

pires que les Patarins. Et ces Braaman vivent plus longtemps que nulles autres gens du monde, ce qui résulte de manger peu, de boire peu, et de la grande abstinence qu’ils font. Leurs dents sont fort belles et fort bonnes, a cause d’une herbe qu’ils sont accoutumés a macher, et qui

les font digérer trés bien et est fort saine au corps de homme. Et sachez que ces Braaman ne se saignent ni aux veines ni en autres lieux. Ils ont parmi eux des réguliers et des ordres de moines qui sont nommés ciugui, * et qui vivent certainement plus que tous les autres du monde, car ils vivent de cent cinquante 4 deux cents ans ;

et méme alors, ils gardent encore leurs facultés corporelles : ils peuvent fort bien aller et venir la ov ils veulent, et font fort bien tout le service de leurs moustiers et de leurs idoles, et quoiqu’ils

soient si vieux, lisent aussi bien que s’ils étaient jeunes. C’est a cause, disent-ils, de la grande abstinence qu’ils font du manger et du boire. Car ils prennent toujours fort peu de nourriture, mais fort bonne : pain, riz et lait plus que de toute autre chose. Et encore vous dis que ces ciugui qui vivent aussi long temps que je vous ai dit, mangent de ce que je vous dirai, ce qui vous semblera bien

LA DESCRIPTION DU MONDE

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grande chose. Car je vous dis qu’ils prennent vif-argent et soufre, et les mélent ensemble, et en font breuvage avec de l’eau. Puis le boivent, et disent qu'il accroit la vie. Ils font ainsi deux fois chaque mois, et sachez qu’ils usent de ce breuvage dés l’enfance pour vivre plus longtemps, et il n’y a pas d’erreur ; ceux qui vivent aussi long temps que je vous ai dit, usent de ce breuvage de soufre et de vif-argent. En ce royaume de Maabar est encore une autre religion, également appelée ciugui, qui font aussi grande abstinence que je vous dirai, et menent trés forte et 4pre vie pour l’amour de leurs idoles. Car sachez trés véritablement qu’ils vont tous nus sans rien porter sur eux, et ne se couvrent ni la nature ni nul membre. IIs adorent le beeuf, et la plupart d’entre eux portent une peau de boeuf ou un petit boeuf découpé dans du cuir, du cuivre ou du bronze dorés au milieu du front ; et entendez qu’ ils se les attachent en cet endroit... Et encore vous dis qu’ils brilent aussi la fiente de boeuf et en font une poudre, dont ils font une grande variété d’onguents. Ils s’en oignent alors en plusieurs lieux du corps avec grande révé-

rence, bien aussi grande que celle que les Chrétiens ont pour |’eau bénite. Si quelqu’un les salue lorsqu’ils vont leur chemin, ils Voignent au front de cette poudre comme de quelque chose de trés saint. Ils ne mangent ni sur table, ni en écuelles, mais sur des feuilles de pommier du Paradis ou sur d’autres grandes feuilles; toutefois, non quand elles sont vertes, mais séches, En effet, les vertes, ils disent qu’elles ont une 4me, ainsi, d’ailleurs, que toutes les choses créées, et ce serait donc un péché. Car je vous dis que plus

que toute créature au monde, ils se gardent de faire une chose dont ils pensent qu’elle serait péché, car ils se laisseraient plutét mourir que de faire une chose qu’ils supposent péché. Et quand les autres hommes leur demandent pourquoi ils vont nus et n’ont nulle vergogne de montrer leur membre, ils disent : « — Nous allons nus parce que nous ne voulons nulle chose de ce monde, parce que nous vinmes en ce monde sans nul vétement et nus ; et si nous n’avons pas honte de montrer notre membre, c’est parce qu’avec lui nous ne faisons nul péché. Voila pourquoi nous n’avons pas plus honte de lui que vous n’en avez lorsque vous montrez vos mains, votre visage, ou vos autres membres qui ne

commettent point de péché de luxure. Mais comme votre membre commettra péché et luxure, vous le portez couvert et en avez vergogne. Nous, nous n’en avons pas plus que de montrer le doigt, parce que nous ne faisons nul péché avec eux. »

Telle est la raison qu’ils donnent aux hommes qui leur deman-

dent pourquoi ils n’ont point vergogne de montrer leur membre.

Et encore vous dis qu’ils n’occiront nulle créature ni animal du monde,

ni mouche,

ni puce, ni pou, ni ver, parce

qu’ils

disent qu’ils ont une 4me, et disent qu’ils n’en mangeraient point a

270

MARCO POLO

cause du péché qu’ils commettraient. Et encore vous dis qu’ils ne mangeraient nulle chose verte, ni herbe, ni fruit, ni racine, tant

qu’elle n’est pas séche, parce que, disent-ils, les choses vertes ont une ame. Quand ils désirent se soulager, ils vont a la plage ou au rivage de la mer, et la, auprés de l’eau, ils font dans le sable, et se lavent

ensuite fort bien avec l’eau. Et lorsqu’ils sont lavés, ils prennent une petite branche ou baguette dont ils dispersent la crotte et la répandent ¢a et la dans le sable au point qu’on n’en peut plus rien

voir. Si on leur demande pourquoi ils font ainsi, ils répondent: « — Parce que des vers y prendraient naissance; les vers ainsi créés, lorsque leur aliment serait consumé par le soleil, ils mourraient faute de nourriture ;et comme cette substance sort de notre corps, puisque sans nourriture, nous non plus, nous ne pourrions vivre, la mort de tant d’4mes issues de notre substance nous chargerait d’un trés grand péché. Ainsi donc, nous détruisons cette substance, pour que des vers n’en puissent étre créés et qu ensuite lorsque V’aliment leur fera défaut, ils ne puissent mourir par notre faute et négligence. » Et encore vous dis que ces hommes religieux dorment tout nus sur la terre nue, sans rien ni dessus ni dessous.

C’est une bien

grande merveille qu’ils n’en meurent point, et qu’ils vivent aussi longtemps que je vous ai dit ci-dessus. Ils font aussi grande abstinence de manger, car ils jetinent tous Jes ans, ne mangent rien que du pain et boivent de l’eau, rien d’autre. Et vous dirai encore une autre chose a leur sujet ; car ils ont leurs réguliers, qui demeurent dans les moustiers pour servir les idoles. Et quand on les nomme a un rang ou office, on les éprouve comme je vais vous dire. Donc, quand |’un d’entre eux meurt et qu’un autre doit étre choisi a sa place, ils le gardent quelque temps dans leur moustier et lui font mener leur vie. Ensuite, ils font venir les

pucelles qui sont offertes a l’idole, et font toucher par ces pucelles cet homme qui garde les idoles. Elles le touchent et ¢a et la par maintes parties du corps, elles l’accolent et le baisent, et le mettent dans le plus grand plaisir du monde. Cet homme qui est touché de telle maniére par les pucelles, si son membre ne change en rien, mais demeure comme il était avant que les pucelles le touchent, alors il est tenu pour bon et pur, et ils le gardent avec eux dans lVOrdre. Mais un autre que les pucelles touchent, si son membre se meut et se dresse, ils ne le retiennent mie, mais le chassent incontinent de la compagnie des moines, disant qu’ils ne veulent retenir un tel homme de luxure. Ces gens-la sont si cruels et perfides idolatres que je vous dis que c’en est diablerie. Ils disent qu’ils font briler leurs corps morts parce qu’ils disent que, s’ils ne brilent les corps morts, ils feront des vers, et qu’aprés que les vers auront mangé ce corps

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

27%

dont ils sont créés, ils n’auront plus rien 4 manger, et il faudra donc qu’ils meurent, et disent que, quand les vers seront morts, l’4me

de ce corps en aura grand péché et grande punition ; et c’est la raison pour laquelle ils disent qu’ils brilent les corps morts, et disent que les vers ont une Ame. Or nous avons conté les coutumes de ces idolatres, et adonc

nous en partirons, et vous conterons une belle nouvelle que nous avions oubliée en l’ilé de Seilan, telle que vous la pourrez entendre,

et elle vous semblera bien une grande chose. CLXXIX.



CI DEVISE ENCORE

DE

L’iLE DE SEILAN.

Seilan est une grande et belle ile, comme je vous |’ai dit plus haut en ce livre. Or est vrai qu’en cette ile est une montagne trés grande et haute, dont les roches sont si abruptes que nul n’y peut monter, si ce n’est comme je vous dirai. Car 4 cette montagne pendent maintes grandes et grosses chaines de fer, disposées de telle maniére que les hommes peuvent monter par ces chaines jusque sur la montagne. Or vous dis qu’ils disent que sur ce mont est le monument d’Adam, notre premier pére. Les Sarrazins, du moins, disent que c’est le sépulcre d’Adam, mais les Idolatres disent que c’est le monument de Sagamoni Burcan. Et ce Sagamoni Burcan fut le premier homme au nom duquel fut fait premi¢rement idole ; car, selon leur usage, celui-la fut le

meilleur homme qui fut jamais parmi eux, et ce fut le premier qu’ils

tinrent pour saint et au nom duquel ils firent idoles. Ce fut le fils d’un grand roi et riche et puissant, et ce fils fut de si bonne vie

qu’il ne voulut jamais s’entendre 4 nulle chose mondaine, ni ne voulut étre roi. Et son pére, quand il voit que son fils ne voulait étre roi, et qu’il ne voulait s’entendre 4 nulle chose du monde, il en a grand ’ire, et afin de le détourner d’un tel dessein, il lui promet de grandes choses. I] l’envoie trouver et lui offre une trés grande

offrande, lui disant qu’il le veut couronner roi du royaume et qu’il en sera sire 4 sa volonté. Et encore, qu’il lui voulait laisser la couronne et ne lui commander en rien, seulement qu’il fut seigneur et maitre. Mais son fils dit qu’il ne voulait rien. Et quand son pére voit qu’il ne voulait la seigneurie de nulle

maniére au monde, il en a si grand’ire que peu s’en faut qu’il ne

mourit de deuil. Et ce n’est pas merveille, puisqu’il n’aurait plus de fils de celui-la et n’avait plus personne a qui laisser le royaume. Aprés avoir profondément pensé, adonc se conduit le roi de cette

mani¢re. Car il se dit 4 lui-méme qu’il fera une telle chose que son

fils se rendra volontiers aux choses mondaines, et qu’il prendra la couronne et le royaume. II le fait donc amener en un trés beau

palais et lui donne trente mille pucelles trés belles et avenantes

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MARCO

POLO

pour leservir, leur commandant de jouer avec lui tout le jour et toute la nuit, promettant 4 celle qui sera capable de l’amener a coucher avec elle, qu’elle sera son épouse, et reine. Et nuls males n’y osaient étre, uniquement ces pucelles ; et pucelles le mettaient au lit, et pucelles le servaient a table, et pucelles lui faisaient toujours compagnie. Elles chantaient, elles sonnaient de maints instruments, elles dansaient devant lui et lui faisaient tout lagrérment possible, ainsi que le roi le leur avait commandé. Et vous-dis que toutes ces pucelles ne purent tant faire que le fils du roi se laissat aller 4 quelque luxure, mais demeura plus fermement et chastement qu’il ne faisait auparavant, et menait trés bonne vie selon leurs usages. Et vous dis qu’il était si délicat damoiseau qu’il n’était jamais sorti du palais de son pére en son enfance, et n’avait jamais vu homme mort, ni nul autre qui ne fut point sain de ses membres, car le pére ne laissait aller devant lui nul homme vieux ou décrépit. Or advint que ce damoiseau, ayant obtenu de son pére la permission de sortir en trés noble compagnie, chevauchait un jour par la ville, quand il vit un homme mort qu’on menait a sépulturer et que beaucoup de gens suivaient. I] en devint tout ébahi, comme celui qui jamais n’en a vu aucun. I] demande aussitét 4 sa suite quelle chose c’était, et ils lui dirent en réponse que c’était un homme mort. « — Eh quoi, dit le fils du roi, tous les hommes meurent-ils done ? « —

Qui vraiment », font ceux-ci.

Adonc le damoiseau ne dit rien et chevauche plein de pensées. Et il n’avait pas chevauché bien loin qu’il trouve un trés vieil homme courbé par l’4ge, qui ne pouvait marcher et n’avait dent en bouche, mais Jes avait toutes perdues par grande vieillesse. Et quand le fils du roi vit ce vieillard, il demande quelle chose c’était, pourquoi il était si courbé, pourquoi il ne pouvait aller, pourquoi il avait perdu ses dents. Et ceux qui étaient avec lui répondirent que par vieillesse il était courbé, par vieillesse il ne pouvait aller, par vieillesse i] avait perdu ses dents. A quoi dit le jouvenceau : « — Et comment un jeune homme devient-il vieux et courbé comme cela ? » A quoi les serviteurs répondirent : « — Sire, tous ceux qui vivent longtemps en ce monde doivent devenir vieux comme cet homme, et puis mourir. » Et quand le fils du roi eft bien entendu du mort et du vieillard, il retourna en son palais et se dit 4 lui-méme qu’il ne demeurerait point davantage en ce mauvais siécle imparfait, mais dit qu’ilirait _ chercher celui qui ne meurt point et celui qui l’avait fait. Et il ne fit rien d’autre. Une nuit, il quitta secrétement le palais de son pére. Il s’en alla en trés grandes montagnes écartées et y demeura toute

LA DESCRIPTION DU MONDE

273

sa vie, trés honnétement et chastement, et faisant trés grande absti-

nence. Car certes, s’il avait été baptisé chrétien, il aurait été un grand saint avec Notre-Seigneur Jésus-Christ. Et quand ce fils du roi mourut, il fut rapporté au roi son pére. Et quand il le vit mort, celui qu’il aimait plus que soi-méme, point n’est besoin de demander s’il en eit grand’ire et douleur. I] en efit trés grand deuil, et fit faire une image toute 4 la semblance de lui, toute d’or et de pierres précieuses.

Quand

il l’edt ainsi faite, il

’envoya par tous les peuples de son royaume et la fit honorer par tous ceux du pays et adorer comme Dieu. Ft ils disent qu’il fut dieu, et disent qu’il l’est encore, et aussi

qu'il mourut quatre-vingt-quatre fois, car, disent-ils, mourut la premiére fois, il devint beeuf, puis il mourut fois et devint cheval, et puis singe, et ainsi, disent-ils, quatre-vingt-quatre fois, et chaque fois, disent-ils, il

quand il une autre il mourut devint un

animal, soit chien, soit autre chose, mais la quatre-vingt-quatri¢me

fois, disent-ils, il mourut et devint dieu, et les Idolatres le tiennent pour le meilleur et le plus grand de leurs dieux. Ils adorent son image,

et sachez que ce fut la premiére idole qu’eurent les Idolatres, et c’est de lui, disent-ils, que descendent toutes les idoles de ces provinces. Et c’était en Vile de Seilan, en Inde.

Or, avez entendu comment fut la premiére idole. Et vous dis 4 présent trés véritablement que les Idolatres y viennent en pélerinage de régions fort éloignées, tout comme les Chrétiens vont en pélerinage 4 Messire Saint- Jacques en Galicie *. Et ces Idolatres disent que ce monument qui est sur cette montagne est celui du fils du roi dont vous avez entendu, et que les dents et les cheveux et l’écuelle qui sont 1a, qu’ils montrent en grande cérémonie, sont aussi ceux du fils du roi qui avait pour nom Sagamoni Burcan, qui veut dire en leur langage Saint-Sagamoni. Mais les Sarrazins, qui, eux aussi, viennent la en grande multitude en pélerinage, disent que c’est le monument d’Adam notre premier pére, et que les dents, les cheveux et ]’écuelle sont ceux d’Adam. Or, vous avez entendu comment les Idolatres disent que c’est le fils du roi qui fut leur pre-

mieére idole et leur premier dieu, et que les Sarrazins disent que c’est Adam notre premier pére ; mais Dieu sait qui c’est et qui il était. Car nous ne croyons pas que ce soit Adam, puisque J’Ecriture de la sainte Eglise dit qu’il est en un autre lieu du monde. Or advint que le Grand Can, en 1281, apprit, de Sarrazins qui avaient été sur ladite montagne, que le monument d’Adam était sur cette montagne, et aussi de ses dents, de ses cheveux et |’écuelle ot il mangeait. I] se dit 4 lui-méme qu’il convenait qu’il edt les dents, l’écuelle et les cheveux. Adonc il envoie une grande ambassade au roi de l’ile de Seilan pour demander ces choses, et c’était

en l’an 1284 depuis l’incarnation du Christ. Et que vous en dirai-je? Sachez trés véritablement que les messagers du Grand Can 19

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MARCO POLO

furent mandés avec une trés grande compagnie, se mirent en route et allérent tant par terre et par mer qu’ils parvinrent a l’ile de Seilan. Ils se présentérent au roi et se dépensérent tant qu’ils obtinrent les deux dents molaires, qui étaient trés grosses et trés grandes,

et un peu des cheveux,

et l’écuelle, laquelle était de

porphyre vert trés beau. Et quand les messagers du Grand Can eurent obtenu ces choses, ils se remirent en route et retournérent

vers leur seigneur, et quand ils furent prés de la grande ville de Cambaluc ow le Grand Can était, ils lui firent savoir qu’ils revenaient et rapportaient les choses saintes qu’il les avait mandés chercher. Le Grand Can en efit trés grande joie et commanda que tous les gens, réguliers et autres, allassent 4 la rencontre de ces reliques, dont on leur fit entendre qu’elles étaient celles d’Adam. Et pourquoi vous ferais-je long conte ? Sachez trés véritablement que tous les gens de Cambaluc vinrent accueillir ces reliques avec trés grande dévotion; les réguliers les regurent et les portérent au Grand Can, qui les recut a son tour avec grande joie, festivité et

révérence. Et vous dis méme qu’ils trouvent en leurs écritures qu’elles disent que cette écuelle a telle vertu que, quiconque y met des aliments pour un homme, cinq hommes en ont assez. Et le Grand Can dit qu’il en voulait faire l’épreuve, et dit que la vérité était réellement ainsi. Or, nous avons conté toute cette histoire en bon ordre et toute la vérité. Ce pour quoi nous laisserons ce sujet et vous dirons désormais d’autres choses, avant tout de la noble cité de Cail. CLXXX.



CI DEVISE

DE LA NOBLE

CITE DE CAIL.

Cail * est une noble et grande cité qui appartient 4 Asciar *, le premier frére des cinq rois susdits de Ja province de Maabar. Et sachez trés véritablement que toutes les nefs qui viennent du Ponant, c’est-a-dire de Curmos,

de Chisci, d’Aden

et de toute

PArabie, chargées de denrées et de chevaux en grande quantité, abordent en cette ville. Si les marchands abordent 4 cette ville, c’est parce qu’elle est située en bon lieu et a un bon marché pour faire du commerce, et aussi parce que maints marchands y viennent de maints lieux 4 la ronde pour acheter des marchandises, des chevaux et d’autres choses. Ce roi est trés riche en trésors et _ porte sur Jui maintes riches pierres précieuses ; il va avec beaucoup de faste, maintient bien son royaume en paix et en justice, et aime spécialement les marchands qui viennent d’autres régions, c’est-adire les marchands étrangers. I] les soutient et les protége avec une grande droiture. Aussi vous dis que les marchands y vont trés volontiers pour ce bon roi qui les protége si bien. Et certes, il est bien vrai qu’ils s’y font grands profits et grands gains.

LA DESCRIPTION DU MONDE

275

Et encore vous fais savoir que ce roi a bien trois cents femmes et plus, qu’il entretient avec la plus grande pompe, car se fait 4 luiméme grand honneur, celui qui, plus que les autres, entretient de femmes. Et vous dis encore que, quand une discorde s’éléve entre ces cing rois qui sont fréres par le sang, fils d’un méme pére et d’une méme mére, et s’ils se veulent combattre, adonc leur mére, qui est encore en vie, se met entre les deux et ne les laisse point se combattre.

Et méme, plusieurs fois advint que, quand ses fils ne

voulaient point écouter sa priére, mais voulaient de toute maniére combattre, adonc leur mére prend un couteau et leur dit : « — Si vous ne quittez point cette querelle et ne faites pas la paix ensemble, je m’occis immédiatement, et avant tout, je tranche ces seins de ma poitrine, avec lesquels je vous ai donné mon lait ! »

Et elle dit qu’elle se déboyautera. Et quand les fils voient le grand deuil que fait leur mére, et comme elle les prie si doucement, et aussi parce qu’ils savent que cela vaut mieux pour eux, ils s’accordent ensemble et font paix. Et c’est advenu plusieurs fois. Mais vous dis qu’il ne peut faillir, quand leur mére sera morte, qu’ils ne tassent grande querelle ensemble et qu’ils se détruisent les uns les autres. Et sachez encore que les gens de cette cité, ainsi que tous ceux de |’Inde, ont la coutume suivante : par habitude et par plaisir ils portent presque toujours en bouche une certaine feuille nommée tambur *. Ils vont machonnant cette feuille et crachant la salive qui s'est formée ; ce sont spécialement les nobles, les grands et les rois

qui le font. Ces feuilles sont faites de camphre et d’autres épices a la senteur douce, et aussi de limon mélangé avec. On m’a dit que cela les maintient en trés bonne santé. Et si quelqu’un fait une injure 4 quelqu’un et veut le railler et l’insulter, quand il le rencontre dans la rue, il prend cette chique dans sa bouche, la lui jette a la face en disant : « — Tu ne vaux pas ¢a ! » ... A savoir, ce qu'il lui lance. Mais I’autre, le considérant

comme une grande injure et insulte, court immédiatement se plaindre au roi qu’un tel s’est moqué et l’a tenu pour rien, et demande la permission de se venger. Notamment, si l’agresseur l’a insulté avec les siens, demandant permission, il dit qu’il veut aligner sa propre personne et ses gens en face de l’insulteur et de ses gens, pour voir s'il méritait ou non linjure. Mais si l’autre n’a insulté que sa propre personne, il demande la permission de combattre d’>homme 4 homme. Et le roi accorde des permissions aux deux partis. S’il doit y avoir bataille de clan 4 clan, chacun d’eux, avec ses gens, se prépare, et l’armure qu’ils mettent et portent pour

défense, c’est la peau que leur mére leur a donnée au commen-

cement. Quand ils sont sur le champ, ils commencent 4 se battre et 4 se frapper, 4 se blesser et 4 s’occire les uns les autres, car leurs

épées les percent aisément, et chacun d’eux est exposé a une attaque

276

MARCO

POLO

facile. Le roi y est, avec une multitude de peuple pour surveiller Vaffaire. Et quand le roi voit que maints champions des deux partis sont occis, et que l’un des partis semble avoir le dessus et dominer autre, il met entre ses dents le bout d’un habit qu’il a autour de lui et en tient l’autre bout 4 la main ; alors les combattants cessent immédiatement de combattre et ne se donnent plus un seul coup. Si c’est une affaire d’homme a homme, ils vont tout nus, comme a leur ordinaire, et le roi leur fournit des armes. Chacun a une épée et un écu, et tout le monde accourt pour voir. Alors, ils combattent jusqu’a ce qu’un d’eux tombe mort. Ils ne peuvent se frapper d’estoc, parce que c’est défendu par le roi. Ils savent fort bien se couvrir avec ces épées, car ils se protégent avec elles et avec elles attaquent fort habilement l’adversaire. Voila comment ils font. Comme vous avez vu, ils sont noirs ; aussi l’un fait 4 autre un cercle de couleur blanche sur son corps, ov il veut, et dit 4 l’autre :

« — Sache que je te toucherai dans ce cercle et non ailleurs. Garde-toi tant que tu pourras ! » Et l’autre en fait autant pour lui. Tant mieux pour celui qui fait le mieux, tant pis pour celui qui fait pire, car ot que l’un touche l’autre, celui-ci doit le sentir assez. Or, nous avons conté quelque chose de ce roi, et nous le laisserons, parce qu’en ce royaume, il n’y a rien d’autre a dire, et vous conterons du royaume de Coilum. CLXXXI.



CI PARLE DU ROYAUME

DE COILUM.

Coilum * est un royaume qu’on trouve vers Garbin quand on part de Maabar et est allé cing cents milles. Is sont idolatres, mais i] y a aussi bien Chrétiens, Sarrazins et Juifs. Ils ont langage a eux. Le roi ne paye tribut 4 personne. Or, vous veux conter ce qu’on trouve dans ce royaume et ce qui y pousse. Or sachez qu’y pousse le brésil coilomin, qui est trés bon, et le gingembre coilomin ; le poivre aussi vient en grande abondance dans toute la campagne ; il se cueille aux mois de mai, juin et juillet. Et vous dis que les arbres qui font le poivre sont plantés en hiver et sont arrosés souvent : ce sont des arbres domestiques. Ce poivre n’est point séché au four, comme on prétend en nos régions. Il en faudrait, des fours, pour sécher l’é¢norme quantité de poivre qui est produite, et le poivre est naturellement de forme serpentine. Dans ces pays, on le charge en vrac sur les nefs, comme chez nous on charge le froment. Ils ont aussi de trés bon indigo en grande abondance, et vous

dis qu’il est fait de la séve d’une herbe ; car ils prennent cette herbe

et la mettent,

sans les racines, dans une grande bassine, ow ils

versent de l’eau. Ils laissent reposer jusqu’a ce que toute l’herbe

;?

LA DESCRIPTION DU MONDE

277

soit rouie et dissoute, et la sve reste dans l’eau ; puis la prennent et la mettent au soleil. Ils la laissent au soleil, qui est trés chaud,

jusqu’a ce que ce soit presque sec. Cela travaille et prend, et grace a la forte chaleur du soleil, cela réduit et devient comme une pate. Alors, elle est étalée pour achever de sécher, et quand elle est séche,

elle est coupée en morceaux tels que vous les voyez, et devient Vindigo. Et vous dis qu’il régne une si grande chaleur dans cette contrée

et que le soleil y est si chaud, qu’on peut a peine y tenir. Carje vous dis, l’eau est si chaude, que si vous mettez un ceuf dans une riviére lorsque le soleil rayonne en plein sur elle, il serait cuit avant que vous soyez allé bien loin. Et encore vous fais savoir qu’avec leurs

nefs, les marchands viennent 4 ce royaume depuis le Mangi, l’Arabie et le Levant, et y font de trés gros gains sur les marchandises qu’ils apportent de leur contrée et qu’ils emportent ensuite avec leurs nefs vers leur propre pays. Il y a dans ce royaume maintes bétes étranges différentes de toutes les autres du monde. Car je vous dis qu'il y a lions noirs sans aucune autre couleur ou signe. Il y a aussi perroquets de plusieurs espéces, plus beaux que ceux qu’on rapporte chez nous, de ce cété de la mer, car il y en a de tout blancs comme neige, avec les pieds et le bec vermeil ; et il y en a de vermeils et

blancs, qui sont la plus belle chose du monde 4 voir. Il y en a encore de trés petits, qui sont de méme trés beaux. Il y a aussi paons, beaucoup plus grands et plus beaux, et d’une autre espéce que les notres. Ils ont aussi poules trés différentes des nétres. Et que vous en dirai-je ? Ils ont toutes choses différentes des nétres, et elles sont plus belles et meilleures. Ils n’ont nuls fruits pareils aux ndétres, ni nulles bétes, ni nuls oiseaux. Et cela advient, disent-ils, de la grande

chaleur qu’il y a la. Ils n’ont point de grains, fors riz; ils font vin de sucre de palme,

dont ils ont beaucoup. C’est boisson trés bonne, qui rend ivre un homme plus tét que ne ferait vin de raisin. De toutes les choses nécessaires 4 corps d’homme pour vivre, ils ont en grande abondance et fort bon marché, fors qu’ils n’ont point de grain, si ce n’est riz seulement. Ils ont assez de bons astrologues, et des mires qui savent trés bien comment tenir le corps des hommes en bonne santé, Ils sont tout noirs, les hommes, les femmes et les enfants, et vont

tout nus, fors qu’ils se couvrent leur nature d’un trés beau drap. Ils ne tiennent pour péché aucune luxure, ni aucun péché charnel, et les mariages sont faits comme je vous dirai : car ils prennent pour épouse n’importe quelle femme, ne s’arrétent devant aucune parenté ; il leur est méme permis de prendre leur cousine germaine, la femme de leur pére, s’il est mort, et celle de leur frére de la méme maniére, lorsque le frére est mort. Et d’aprés ce que j’ai compris,

tous ceux de |’Inde ont ces coutumes.

278

MARCO

POLO

Or, nous avons conté une partie de ce royaume ; il n’y a rien d’autre qui mérite mention ; adonc nous en partirons et vous conterons d’un district nommé Comari, ainsi que vous pourrez ouir. CLXXXII.



CI DEVISE DE LA CITE DE COMARI.

Comari * est une contrée de l’Inde méme, d’ot l’étoile de Tramontane, que nous n’avons vue depuis l’ile de Java la Mineure, se peut voir un peu. Quand on la veut voir, on part de ce lieu, on fait bien trente milles en mer, et voit la Tramontane : elle s’éléve sur l’eau d’environ une coudée. Ce lieu n’est trés civilisé, mais

est plutdt sauvage. Il y a bétes de diverses espéces, et notamment singes, car certains d’entre eux sont si bizarrement faits et si gros que vous diriez que ce soit hommes. Ils ont aussi des chats-pards si différents des autres en taille que c’en est merveille. Ils ont lions, léopards, lynx et ours en trés grande abondance. Il n’y a nulle autre chose qui mérite mention, ce pour quoi nous en partirons, et vous conterons désormais du royaume de Eli ainsi que vous pourrez ouir. CLXXXIII.



CI DEVISE

DU ROYAUME

DE ELI.

Eli * est un royaume éloigné de Comari, vers Ponant, d’environ trois cents milles. Ils ont roi, sont idolatres, ne font tribut 4 personne

et ont langage 4 eux. Vous dirons bien clairement leurs coutumes et les choses qui y poussent, et vous les pourrez comprendre plus facilement puisque nous venons approchant de lieux plus civilisés. En cette province et royaume n’y a port, fors un grand fleuve quia trés bonnes embouchures. II y pousse poivre en trés grande abondance, et gingembre tout de méme. IIs ont aussi assez autres épices. Le roi est trés riche en trésors, mais non en hommes. Heureusement, son royaume a une entrée si forte que nul ne peut y entrer avec des gens pour mal faire, et n’a donc peur de personne. Et vous dis une autre chose: s’il advient que, par quelque

accident, une nef parvienne aux bouches du dit fleuve et s’y ancre —

si ce n’est nef qui vient spécialement pour eux — ils prennent tout et emportent tout, disant : « — Tu aurais bien voulu aller en autre lieu, mais Dieu et

notre bonne étoile t’ont envoyé ici, et c’est pourquoi nous prenons toutes tes affaires. » Ils prennent donc toutes les choses qu’ils trouvent dans la nef, les tiennent pour leur bien et ne croient que pour autant ils ont. péché. Mais si la nef vient pour leur pays, la recoivent avec grand

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

279

honneur et la font bien garder. Ainsi font-ils dans toutes ces provinces de l’Inde : si quelque nef, 4 cause du mauvais temps, se rend en un lieu ow ne voulait point aller, elles sont saisies et dépouillées de toutes leurs possessions et marchandises, car ils leur disent : « — Vous vouliez aller en autre part, mais ma bonne fortune et mon bon ceil vous ont adressés ici, de sorte que je dois avoir tout votre avoir »

Sachez pourtant que les nefs du Mangi et d’autres lieux y viennent |’été, et chargent en trois ou quatre jours, ou peut-étre en huit, et s’en vont au plus tét qu’elles peuvent, parce qu’il n’y a port et qu'il est tres dangereux de demeurer, car ce sont plages et sable, et non port. Toutefois, il est vrai que les nefs du Mangi ne redoutent, comme font les autres, d’aller jusqu’aux plages, parce qu’elles portent de si grandes ancres de bois que celles-ci maintiennent bien leur nef dans toutes les grandes tempétes. Dans ce royaume, ils ont lions et maintes autres bétes féroces, et maints oiseaux. Ils ont assez de bonnes chasses et de venaison. Il n’y a rien d’autre. Or vous avons conté du royaume de Eli et vous conterons du royaume de Melibar ainsi que vous pourrez entendre. CLXXXIV.



CI DEVISE DU ROYAUME

DE MELIBAR.

Melibar * est un grandissime royaume vers Ponant. Ils ont roi 4 eux, et langage aussi ; ils sont idolatres et ne payent tribut a personne. On y voit davantage l’étoile de Tramontane, car elle semble haute d’environ deux coudées sur l’eau. Et sachez que de cette province de Melibar et d’une province voisine qui est appelée Gogurat *, plus de cent vaisseaux sortent en course chaque année, qui vont prendre les autres nefs et dérober tout aux marchands qui passent par leur mer, car ils sont grands larrons de la mer. Et vous dis qu’ils emménent leurs femmes et leurs enfants avec eux, et tout l’été demeurent en course, causant de grandes pertes aux marchands et 4 ceux qui naviguent. Et sachez que la plupart des nefs de ces mauvais corsaires se répartissent ici et la pour attendre et capturer les nefs des marchands qui passent par 1a. Ils font aussi une autre mauvaisté : pour que nul navire marchand ne puisse passer sans étre pris, vont ensemble par compagnies de vingt ou trente voiles et forment échelle en la mer, c’est-a-dire qu’ils s’éloi-

gnent les uns des autres d’environ cing 4 six milles, et vingt navires ainsi placés l’un a cété de |’autre tiennent cent milles de mer. Dés qu’ils voient une nef de marchand, ils font un signal de feu ou de fumée ; ils se réunissent tous, y vont rudement et pren-

nent tout. Ainsi, nulle nef ne peut aller par cette mer sans qu’ils le sachent immédiatement et la prennent. Mais les marchands, qui

280

MARCO

POLO

connaissent bien les usages de ces mauvais corsaires, et savent bien qu’ils ne les peuvent éviter, vont nombreux ensemble, et si bien armés, et si bien préparés qu’ils n’ont pas peur d’eux quand ils les rencontrent, car ils se défendent bravement et souvent leur font grand dommage. Toutefois, il est vrai, il serait impossible que les corsaires n’en prennent pas de temps en temps. Et quand ces corsaires prennent une nef avec des marchands, ils leur prennent la nef et toutes les marchandises, mais aux hommes, ils ne font point de mal : ils les mettent a terre sans rien et leur disent : « — Retournez chez vous gagner d’autres biens : vous nous en donnerez encore par aventure ». 4n ce royaume est une grande abondance de poivre et de gingembre; il y a également assez de cannelle, d’autres épices, de turbit *, qui est une plante médicinale, et de noix d’Inde. Is ont aussi assez de boquerant, le plus fin et le plus: beau de tout le monde. Ils ont en outre maintes affaires assez précieuses, mais je veux vous décrire celles que les marchands d’autres régions apportent en cette contrée quand ils y viennent avec leurs nefs pour acheter ses marchandises. Sachez donc que les marchands y portent en leurs nefs du cuivre qui vient du Levant, et les nefs du Mangi font leur lest avec ce cuivre. Ils apportent aussi drap d’or et drap de soie, cendal, or, argent, girofle, nard, et autres épices

que ceux de Mélibar n’ont point ; et ils échangent ces choses contre les marchandises de cette contrée ; et sachez que les nefs y viennent de maintes régions, c’est-d-dire de la grande province du Mangi, et que les marchands emportent des denrées en maintes directions. Mais ce qui va vers Ponant et que prennent dans leurs nefs les marchands qui vont 4 Aden, est ensuite porté 4 Alexandrie, mais ces nefs ne sont pas une pour dix qui vont au Levant, ce qui, comme je vous ai dit, est une trés grande affaire. Or vous avons parlé du royaume de Melibar ; done nous en partirons et vous conterons du royaume de Gogurat ainsi comme vous pourrez ouir. Et sachez que nous ne vous contons de toutes les cités des royaumes, parce que ce serait trop long : sachez en effet que chaque royaume a pas mal de cités et de villages. CLXXXV.



CI DEVISE

DU ROYAUME

DE GOGURAT.

Gocurat est encore un grand royaume ; et sont idolatres et ont roi et langage 4 eux. Ils ne payent tribut 4 personne, et dans la grande Inde, sont au Ponant. Dans ce royaume, l’étoile de Tramontane se sépare encore plus des eaux, car elle semble bien étre haute de six coudées. Et sont encore en ce royaume les plus grands corsaires du monde sur mer, et les plus grands larrons sur terre; ils saisissent les marchands, et non contents de leur prendre les

LA DESCRIPTION

DU MONDE

281

denrées, les torturent et les ranconnent; et s’ils ne payent pas rapidement rancon, leur font si grands tourments que bien d’entre eux se meurent. Je vous dirai méme qu’ils font la mauvaisté que je vais vous dire :car sachez que, quand ces mauvais corsaires prennent Jes marchands et ne trouvent ni pierres ni perles, immédiatement,

ils leur donnent a boire une certaine drogue nommée tamarin * avec de l’eau de mer, de sorte que les marchands font beaucoup pardessous, et lachent tout ce qu’ils ont en le ventre. Les corsaires font recueillir tout ce que les marchands ont fait, et chercher s’il n’y a pas dedans perles ou pierres précieuses. Car les corsaires disent que, quand les marchands sont pris, ils avalent les perles et les autres pierres précieuses pour que les corsaires ne les trouvent point; et c’est pour cela que ces mauvais corsaires donnent aux marchands ce breuvage a cause de la malice que je vous ai contée. Voila comment les pauvres marchands ne peuvent échapper d’aucune maniére, et perdent tout lorsqu’ils sont pris. Non, mais quelle malice! En ce royaume, ils ont grande multitude de poivre, et encore assez de gingembre, et indigo en abondance. Ils ont aussi assez de coton, car ils ont fort grands les arbres qui le font: ils sont hauts de six pas, et ont bien vingt ans ; mais il est bien vrai que, quand ces arbres sont si vieux, ils ne font plus de coton bon a filer, mais on

s’en sert pour ouater, pour les coussins et autres usages bruts. Et cela vient des arbres, car jusqu’a douze ans, ils font de bon coton a filer, mais de douze ans jusques 4 vingt, ils ne font plus d’aussi bon coton que lorsqu’ils sont jeunes. En ce royaume, on prépare une trés grandissime quantité de peaux, c’est-a-dire qu’ils font du cuir de chévre et de buffle, de

beeuf sauvage et d’unicorne, et de maintes autres bétes. Et vous dis qu’ils en préparent une si grande quantité qu’on en charge bien des nefs par an, et qu’ilse porte en Arabie et en maintes autres régions, car c’est en ce royaume que se fournissent maints royaumes et maintes provinces. Et vous dis encore qu’en ce royaume se font maintes belles nattes de cuir rouge et bleu orné d’oiseaux et de bétes, et brodées fort subtilement de fil d’or et d’argent ; elles sont si belles que c’est merveille a voir. Et entendez bien que ces nattes que je vous dis, sont de cuir ; les Sarrazins dorment dessus, et ils

disent qu’il y fait trop bon dormir. II s’y fait aussi de si beaux coussins brodés d’or qu’ils valent bien six marcs d’argent la piece ; quant aux nattes que je vous ai dites, en font qui valent bien dix marcs d’argent. Et que vous en dirai-je ? Sachez tout véritablement qu’en ce royaume, s’y travaille mieux le cuir, et plus subtilement que ne se fait en tout le monde, et ces travaux sont de plus grande valeur. Or, nous avons conté en bon ordre tout le fait de ce royaume, adonc nous en partirons et vous conterons désormais des autres, et dirons un royaume qui est appelé Tana.

282

MARCO

CLXXXVI.



POLO

CI DEVISE DU ROYAUME

DE TANA.

Tana * est un grand royaume, trés grand et bon, quand on quitte Gocurat et va par mer vers le Ponant ; il faut entendre par Ponant que Messire Marco Polo revenait alors du Levant, et nous parle des pays qu’il a trouvés au fur et 4 mesure de son passage. Ils ont roi et ne font tribut a personne. Is sont idolatres et ont langage a eux. II ne pousse pas la de poivre en abondance, ni d’autres épiceries comme sont en ces provinces que nous vous avons contées plus haut. Mais il y vient assez d’encens, lequel n’est pas blanc, mais brunatre. Il s’y fait grand commerce, et y vont assez de nefs et de marchands, car il s’en emporte des cuirs faits de maintes fagons, et fort bons et beaux. I] s’en emporte encore assez de bons boquerants, et du coton aussi, tandis que les marchands qui viennent la avec leurs nefs apportent plusieurs choses: or, argent, cuivre et autres choses nécessaires au royaume, et emportent les denrées du royaume dont ils croient faire profit et gain. Et vous dis encore une autre chose qui n’est pas bonne. Car je vous dis que de ce royaume partent maints corsaires, qui vont par la mer, faisant grands dommages aux marchands, et vous dis que c’est par la volonté du roi, et qu’ils partagent avec lui: car il a passé cette convenance avec ceux qui vont en course, que les corsaires lui doivent donner tous les chevaux qu’ils prennent; et sachez qu’ils en prennent souvent, car, ainsi que je vous ai conté plus haut, il se fait grand commerce de chevaux par toute l’Inde. Les marchands en apportent de grandes quantités a vendre, si bien que peu de nefs viennent en Inde sans en apporter. C’est pour cette raison, que vous avez entendue, que le roi a fait convenance avec

les corsaires qui demeurent 1a, qu’ils lui doivent donner tous les chevaux qu’ils prendront, et que toutes autres marchandises, et or, et argent et pierres précieuses, sont aux corsaires. Or c’est une mauvaise chose, et n’est ceuvre de roi.

Or, nous avons conté du royaume de Tana ; nous en partirons et vous conterons du royaume de Cambaet.

LA DESCRIPTION DU MONDE

CLXXXVII.



CI DEVISE DU ROYAUME

283

DE CAMBAET.

Cambaet * est un trés grand royaume de I’Inde Majeure vers Ponant. Ils ont roi et langage 4 eux et ne payent tribut a personne ; ils sont idolatres. De ce royaume se voit plus haut l’étoile de Tramontane, car sachez que, plus vous allez désormais vers Ponant, tant

mieux verrez l’étoile de Tramontane. En ce royaume, se fait grand commerce, et y a indigo fort bon et en grande abondance. I y a aussi boquerant et coton en grande quantité, car s’en exporte en maintes provinces et royaumes. Il s’y fait encore grand commerce de cuirs apprétés et ornés, et c’est en grande quantité, car ils font le travail aussi bien qu’en autre pays. Et encore vous dis qu’il y a maintes marchandises desquelles ne ferai pas mention en notre livre parce que ce serait trop long. Les marchands y viennent avec maintes nefs avec leurs marchandises, et apportent surtout or, et argent, et cuivre et tutie. Ils apportent les choses de leur pays et emportent celles de ce royaume, celles dont ils croient faire gros profit et grand gain. Et s’ils les font si grands, c’est qu’en ce royaume n’y a corsaires, mais vous dis qu’ils vivent de commerce et de métiers et sont bonnes gens. Il n’y a rien d’autre qui mérite mention, ce pour quoi nous en partirons et vous conterons désormais d’autres choses, c’est-a-dire du royaume de Semenat. CLXXXVIII.



Ci DEVISE DU ROYAUME

DE SEMENAT.

Semenat * est un grand royaume vers Ponant. Ils sont idolatres, ont roi et langage a eux, et ne font tribut a personne. Il n’y a corsaires, mais vivent de commerce et de métiers comme

bonnes

gens doivent faire. Car sachez en vérité que c’est royaume ou se fait grand commerce ; les marchands y viennent de maintes régions avec leurs marchandises d’une maniére et d’une autre, les vendent en ce royaume et emportent celles du royaume. Et encore vous dis qu’il m’a été dit que ceux qui servent les idoles et temples sont trés

cruels et fiers idolatres. Il n’y a rien d’autre qui mérite mention, ce pour quoi nous en partirons et vous conterons désormais d’un autre royaume, qui est nommé Kesmacoran.

284

MARCO POLO

CLXXXIX.



CI DEVISE

DU ROYAUME

DE

KESMACORAN.

Kesmacoran * est un royaume qui a roi et langage a lui. Certaines gens sont idolatres, mais la plupart sont sarrazins ; ils vivent de commerces et de métiers. Ils ont assez de riz et de grains, car sachez qu’ils mangent riz, chair et lait. I] y vient des marchands en grand nombre, et par terre et par mer, avec diverses marchandises, lesquels ensuite emportent celles de ce royaume. I] n’y a rien d’autre qui mérite mention. Et vous dis que ce royaume est la derniére province de l’Inde quand on va entre Ponant et Mestre *. Car sachez que tous les royaumes et provinces que je vous ai contés depuis Maabar jusqu’ici appartiennent a!’Inde Majeure, la meilleure qui soit au monde. Et sachez en vérité que de cette Grande Inde, nous ne vous avons conté que les cités qui sont sur la mer; celles qui sont a l’intérieur, nous ne vous en avons rien conté, parce que ce serait une trop longue affaire. Pour cela, nous partirons de cette province et vous conterons de quelques ‘les qui sont encore de l’Inde ; et commencerons par deux iles qui sont nommées, l'une Vile Male, et l'autre Vile Femelle *

CXC.



Cr

DEVISE

DES

{LES

MALE

ET

FEMELLE.

L’ile qui est appelée M4le est en haute mer, bien a cing cents milles vers le Midi quand on part de Kesmacoran. Ils sont chrétiens baptisés et se tiennent a la foi et aux coutumes du Vieux Testament. Car je vous dis qu’un homme, quand sa femme est enceinte, il ne la touche plus jusqu’a ce qu’elle ait enfanté, et ensuite, il la laisse encore quarante jours sans la toucher. Mais apres ces quarante jours, il la touche a sa volonté. Toutefois, vous dis qu’en cette ile ne demeurent leurs femmes, ni nulles autres dames : elles demeurent

toutes en l’autre ile, qui est appelée Femelle.

Sachez en effet que les hommes de l’ile Male s’en vont a Vile des femmes et y demeurent trois mois, mars,

avril et mai, car les

femmes ne viennent jamais a l’ile des hommes. Pendant ces trois mois, les hommes vont 4 |’autre ile demeurer avec leurs femmes, et

prennent alors leur plaisir avec elles, chaque homme avec sa femme dans la maison de celle-ci. Au bout de ces trois mois, s’en retournent 4 leur ile et gagnent leur vie les neuf autres mois.

Et vous dis que se produit en cette ile de l’ambre gris trés fin, trés bon et beau, 4 cause des baleines dont se prend un grand

a

LA DESCRIPTION DU MONDE

285

nombre en mer. Ils vivent de lait, de riz, de chair et de poisson. Ils sont trés bons pécheurs, car sachez qu’en la mer de cette ile, il se prend maints bons et grands poissons. Ils en prennent tant qu’ ils en font sécher de grandes quantités au soleil, de sorte qu’ils en ont assez 4 manger tout l’an, et qu’ils en vendent encore 4ad’autres gens, et frais, et salé, et aux marchands qui viennent l’acheter ; ils tirent grand profit de ces poissons, et particuli¢érement de l’ambre gris. Ils n’ont nul seigneur, fors un évéque, lui-méme soumis a l’archevéque d’une autre ile nommée Scotra *. Ils ont langage a eux. Et sachez que de leur ile 4 celle ok demeurent leurs femmes, il y a environ trente milles. S’ils ne demeurent pas avec elles tout l’an,

c’est, disent-ils, parce qu’iJs ne pourraient y trouver leur subsistance. Les méres nourrissent dans leur ile les enfants qui naissent. Si c’est une fille, la mére la garde jusqu’a ce qu'elle soit en Age de se marier, et alors, la saison venue, la marie a l’un des hommes de I’ile. Mais

il est vrai que dés que l’enfant male a quatorze ans, sa mére l’envoie a son pére dans l’autre ile. Telle est la coutume et l’usage de ces deux iles comme vous avez oui. Mais il est vrai encore que leurs femmes ne font rien que d’élever les enfants, car les hommes leur fournissent ce qu’il leur faut. Quand les hommes viennent 4 Vile

des femmes, ils sément du grain, que les femmes

cultivent et

moissonnent ensuite ; elles cueillent aussi des fruits, dont elles ont

maintes Or tionner, rons de

sortes en cette ile. nous avons conté toute l’affaire ; il n’y a rien d’autre 4 mence pour quoi nous partirons de ces deux iles et vous contecelle de Scotra. CXCI.



CI

DEVISE

DE

L’{LE

DE

SCOTRA.

Quand on part de ces deux iles et va environ cing cents milles vers le Midi, sur mer, alors on trouve l’ile de Scotra. Et sachez que

tous ceux de cette ile sont Chrétiens baptisés et ont archevéque. Il y vient de l’ambre en grande quantité. On le trouve dans le ventre de la baleine et dans celui du cachalot, qui sont les deux plus gros poissons de la mer. Nous vous dirons comment la baleine est capturée en ces régions. Ils ont beaucoup de thon, qu’ils péchent uniquement pour la raison suivante. Le thon est tres gras ; ils le -coupent en morceaux et le mettent dans de grands vases ou jarres, le mettent dans le sel, et font ainsi beaucoup de saumure. Cela fait,

il y aura peut-étre douze hommes, qui prendront une petite nef et, embarquant ce poisson avec toute la saumure ou bouillon de sel du poisson, prennent la mer. Is ont aussi quelques restes de morcc aux déchiquetés ou autres choses de rebut : attachées en faisceau, ils les trempent dans cette saumure qui est trés grasse, puis les jettent a la mer, les remorquant au bout d’une corde. Alors, ils hissent -es

286

MARCO

POLO

voiles et vont naviguant tout le jour en haute mer, ¢a et la, et partout ot ils passent, la graisse de la saumure laisse une trace sur les eaux, bien visible. S’il arrive qu’ils passent par un lieu ow est une baleine, ou, enfin, que d’une fagon quelconque, la baleine sente l’odeur de la graisse de thon, parce qu’elle peut arriver en un lieu o¥ est passée la nef, elle suit la piste 4 l’odeur, sentant le thon méme de cent milles, si la petite nef est aussi loin que ¢a. Et elle fait tout ce chemin par fureur d’arriver sur le thon. Quand elle est assez prés

de la nef pour que les hommes la voient, ils lui jettent deux ou trois morceaux de thon, et dés qu’elle les a mangés, elle est ivre, comme un homme enivré de vin. Alors, certains d’entre eux grimpent dessus, avec un pal de fer barbé 4 un bout, de sorte que, s’il lui entre dans le corps, il ne pourra plus en ressortir, 4 cause de la barbe. Alors, l’un d’eux pique le pal sur la téte de la baleine, ot |’autre l’enfonce avec un maillet de bois, et l’y fixe ainsi tout entier. La baleine, comme elle

est ivre, sent 4 peine les hommes qui sont sur elle, de sorte qu’ils font tout ce qu’ils veulent. A ]’autre bout du pal est nouée une grosse corde, qui a bien trois cents pas de long, et tous les cinquante pas sont attachés une bouteille et une planche. Sur la bouteille est fixé un fanion, et a la partie inférieure un contrepoids, de sorte que la bouteille ne peut se renverser et que le fanion est toujours droit. L’autre bout de la grosse corde est fixé a une barque qu’ils ont avec eux. Certains marins sont dans la barque, de telle sorte que, quand la baleine, se sentant blessée, prend la fuite, et que ceux qui étaient dessus pour fixer le pal, restant a la surface de l’eau, nagent vers la barque et y montent, alors on jette 4 l’eau une des bouteilles a4 fanion, et ainsi, la baleine a cinquante pas de corde. Quand la baleine plonge et s’enfuit, elle traine la barque 4 laquelle est attachée la corde. Si l’animal semble réussir a trop s’enfoncer, alors on jette une autre bouteille avec un fanion, parce qu’il ne peut pas entrainer sous |’eau les bouteilles ; il est tellement épuisé par ce remorquage qu’a la fin, il est affaibli par sa blessure, et se meurt. La petite nef

les suit en voyant les fanions, et quand la béte est morte, ils l’aménent jusqu’a la nef, puis jusqu’a leur ile ou jusqu’a une autre ile proche, ow ils la vendent. Ils trouvent l’ambre gris dans le ventre, et, dans la téte, de nombreux tonneaux d’huile, la valeur d’un millier de livres. Voila comment ils les attrapent. Ils ont également dans cette ile de trés beau tissu de coton et assez d’autres marchandises, notamment une grande quantité de poissons salés grands et bons, dont ils font gros commerce. IIs vivent de riz, de chair, de poisson et de lait, car ils n’ont point d’autre grain que le riz. Ils vont tout nus, hommes et femmes, uni-

quement couverts par devant et par derriére comme les autres

Indiens idolatres. Et vous dis aussi qu’en cette ile viennent maintes nefs avec maints marchands

et maintes

marchandises,

qu’ils

LA DESCRIPTION DU MONDE

287

vendent en cette ile, et ils emportent avec eux des choses qui sont dans I’ile, de quoi ils font profit. Et sachez que toutes les nefs et les marchands qui veulent aller en Aden viennent A cette ile. Cet archevéque n’a rien 4 voir avec l’Apétre de Rome, mais vous dis qu’il est soumis 4 un archevéque qui demeure 4 Baudac. C’est cet archevéque de Baudac qui nomme l’archevéque de cette ile, et en nomme

aussi en plusieurs autres parties du

monde, tout comme fait |’Apdétre de Rome par ici. Ce clergé et ces prélats n’obéissent donc point a l’Eglise de Rome, mais sont tout obéissants 4 ce grand prélat de Baudac qu’ils ont pour leur pape. Et encore vous dis qu’a cette fle viennent maints corsaires avec leur nef ; une fois terminée leur course, ils campent la et vendent toutes

les choses qu’ils ont volées en mer. Et vous dis qu’ils les y vendent fort bien, parce que les Chrétiens qui y sont, savent que toutes ces choses sont dérobées a des Sarrazins et A des Idolatres, et non 4 des

Chrétiens : pour cette raison, les Chrétiens maintiennent qu’ils ont le droit de les acheter. Et encore sachez que si l’archevéque de cette fle de Scotra meurt, il convient que l’autre vienne de Baudac : autrement, ils n’auraient jamais d’archevéque ; ou s’ils le choisis-

sent eux-mémes, il faut qu’il soit confirmé par le Catolic. Et encore vous dis que les Chrétiens de cette ile sont les plus sages enchanteurs et nécromanciens qui soient au monde. II est

bien vrai que l’archevéque ne veut pas qu’ils fassent ces enchantements, et les en chatie, et les admoneste, mais cela ne sert a rien,

parce qu’ils disent que leurs ancétres le firent anciennement et que, par conséquent, ils le veulent faire encore. L’archevéque ne peut faire plus que ces gens-la ne s’y prétent, et s’y résigne puisqu’il ne peut faire autrement, et ne peut apprendre qui est coupable ; il les excommunie,

mais sans effet. Aussi les Chrétiens de cette ile

font leurs enchantements a leur guise, et secrétement, et ouvertement s’il le faut. Je vous en dirai quelques uns. Sachez trés véritablement que ces enchanteurs font maintes diverses choses et une grande partie de ce qu’ils veulent. Si un pirate a causé quelque dommage 4 l’ile, ils l’y retiennent par leurs enchantements, de sorte que son bateau ne peut jamais quitter l’ile, jusqu’é ce qu’il ait enti¢érement remplacé ce qu’il a pris. Car, je vous le dis, si une nef allait partir, les voiles déployées sous un bon vent, dans la direction voulue, ils lui feront venir un vent contraire et la feront retourner en arriére ; car ils font venter le vent qu’ils veulent. Ils calment la mer quand ils veulent et quand ils veulent, font grande tempéte et grand vent en la mer. Ils savent faire maints autres enchantements merveilleux, qu’il ne fait pas bon raconter en notre livre, parce que

ce sont des enchantements qui aménent choses dent, quand les hommes les ouissent, s’en émerveillent trop. Aussi, nous laisserons cela et ne conterons plus rien.

288

MARCO

POLO

I] n’y a rien d’autre en cette ile qui mérite mention, ce pour quoi nous en partirons, et vous conterons désormais d’autre chose, de Vile de Mogedaxo, CXCII.



Cl

DEVISE

DE

L’iLE

DE

MOoGEDAXO.

Mogedaxo * est une ile 4 environ mille milles de Scotra, en naviguant

entre Midi et Garbin.

Ils sont

sarrazins et adorent

Mahomet. Ils n’ont roi, mais quatre escege, ce qui veut dire quatre vieux hommes, qui ont le gouvernement de toute cette ile. Et sachez que cette ile est une des plus grandes et des plus nobles qui soient en ce monde, carje vous dis qu’on dit qu’elle a environ quatre mille milles de tour. Ils vivent de commerces et de métiers, et vous dis

trés véritablement qu’en cette ile naissent plus d’éléphants qu’en nulle autre province, et il s’en envoie en diverses régions. Car sachez qu’en tout l’autre monde ne se vendent ni ne s’achétent autant de dents d’éléphants comme se fait en cette ile et en celle de Canghibar *, et le nombre est chose incroyable. Et sachez aussi qu’en cette ile, ne se mange que chair d’éléphant et de chameau ; et vous dis que s’en occit chaque jour une si grande quantité que nul ne pourrait croire sans avoir vu ; ils disent que cette chair de chameau est la meilleure et la plus saine de toutes celles qu’on trouve en cette région, et c’est pourquoi ils en mangent tout I’an. Sachez encore qu’en cette ile y a arbres de santal vermeil aussi

grands que sont les arbres de notre contrée, et qu’ils vaudraient assez cher en un autre pays. Ils en ont bois, comme nous avons d’autres arbres sauvages. Ils ont assez d’ambre, parce qu’en cette mer, y a baleines en grande abondance, et encore y a assez de cachalots ; et comme ils prennent assez de ces baleines et de ces cachalots, ils ont de l’ambre en grande quantité. Et vous savez que la baleine fait ?ambre. Is ont léopards, onces et loups, et d’autres bétes outre mesure : cerfs, chevreuils, daims et autres semblables. Ils ont en multitude des chasses de différentes bétes et oiseaux. IIs ont aussi de fort gros troupeaux. Il y a d’étranges oiseaux, si différents des nétres, que c’en est merveille. Ils ont maintes marchandises et y viennent maintes nefs avec maintes marchandises, draps d’or et de soie de plusieurs sortes, et maintes autres choses que nous ne vous conterons pas ici; ils vendent tout cela et l’échangent contre les marchandises de l’ile. Les marchands y viennent avec leurs nefs chargées, les déchargent toutes et vendent, puis les chargent des marchandises de l’ile, et, une fois chargés, s’en vont. Je vous le dis, ils y font grand profit et grand gain, les marchands. Et vous dis aussi que les nefs ne peuvent aller plus loin vers le

Midi, vers les autres iles — fors quea celle-ci et 4 l’tle de Canghibar, parce que la mer court si rapidement vers le Midi qu’elles pour-

9. —

RECOLTE

DU POIVRE

AU PAYS DE COILUM.

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LA DESCRIPTION DU MONDE

289

raient 4 peine revenir. Voila pourquoi les nefs n’y vont pas. Et vous dis méme que les nefs qui viennent de Maabar A cette fle, viennent en vingt ou vingt-cing jours, mais que, quand elles retournent 4 Maabar, y vont péniblement en trois mois: c’est parce que le courant va toujours vers le Midi, et que jamais il ne va en un autre sens que le Midi. Et maintenant, voici une grande merveille, Et encore sachez trés véritablement qu’en ces autres iles qui sont en si grande quantité vers le Midi, et ou les nefs ne vont jamais volontairement 4 cause du courant qui régne en ces régions, disent les hommes qui ont été la-bas, qu’on y trouve de trés terribles oiseaux griffons, et disent que ces merveilleux oiseaux apparaissent, venant du Midi, a certaines saisons de l’an. Mais sachez qu’ils ne sont nullement faits comme nos gens d’ici le croient ou comme nous les faisons représenter, en disant qu’ils sont mi-oiseaux et mi-lions. Selon ce que

content ceux qui les ont vus, ce n’est pas la vérité. Maisje vous dis que moi, Marco Polo, quand j’en ai d’abord entendu parler, j’ai pensé que ces oiseaux étaient des griffons, et me suis enquis auprés de ceux qui disaient les avoir vus. Et ceux qui les ont vus ont affirmé trés constamment qu’ils ne ressemblaient 4 une béte terrestre en aucune maniére, et qu’ils avaient seulement deux pattes comme les

oiseaux ; ils disent que c’est fait exactement comme un aigle, mais démesurément grand. Je vous deviserai un peu de ce que disent ceux qui l’ont vu, et aussi ce que j’en ai vu. Ils disent qu’il est si grand et si puissant qu’il prend un éléphant et l’emporte en l’air bien haut sans l’aide d’un autre oiseau, puis le laisse choir a terre, si bien que I’éléphant se défait tout ; alors, l’oiseau griffon descend sur lui, le déchire, le

mange et s’en repait a discrétion. Ceux qui les ont vus disent que certains sont si vastes que les ailes ouvertes couvrent plus de trente pas, et que ses pennes d’ailes sont longues de douze pas. Et elles sont trés grosses, comme il convient 4 leur longueur. Ce que j’en vis moi-méme, vous dirai en autre lieu, parce qu’il convient mieux 4 notre livre de faire ainsi. Or vous ai seulement conté de l’oiseau griffon ce qu’en content ceux qui l’ont vu. Mais il est vrai que le Grand Can envoya ses messagers pour se renseigner sur ces iles, et une seconde fois pour faire libérer un de ses messagers qui avait été pris ; et ces messagers,

et celui qui avait été pris, contérent au Grand Can maintes grandes merveilles de ces étranges iles. Ce messager apporta 4 son seigneur le Grand Can une plume de I’aile dudit oiseau Roc * ; je la mesurai,

moi Marco Polo, et la trouvai longue de quatre-vingt-dix travers de main, et ayant deux de mes paumes de tour, ce qui devait certainement étre tenu pour une merveille. Le Sire s’y plut singuli¢rement et fit de grands présents 4 ceux qui la lui avaient apportée, Et vous dis aussi trés véritablement que ces messagers appor-

290

MARCO POLO

térent au Grand Can dents de sanglier sauvage, qui étaient démesurément grandes ; le grand sire en fit peser une en ma présence, et elle pesait, d’aprés nos mesures, plus de quatorze livres. Vous pouvez donc savoir comment fut grand le sanglier qui telle dent avait. Et vous dis qu’ils disent que dans cette ile, il y a des sangliers

qui sont grands comme un buffle. Moi-méme, Marco Polo, j’ai vu les messagers, et la plume, et les dents. Ces messagers rapportérent qu’en cette ile sont aussi des girafes et des Anes sauvages en bon nombre. Bref, ils ont des bétes et des oiseaux si différents des

notres que ce serait merveille 4 ouir, et plus grande merveille encore a voir. Mais retournons un peu 4a l’oiseau griffon. Ceux de cette ile Vappellent Roc et ne le nomment par autre nom ; ils ne savent point ce qu’un griffon pourrait bien étre, mais nous croyons en vérité qu’en raison de la grande grandeur qu’ ils attribuent a cet oiseau, ce doit étre le griffon. De cette ile nous vous avons ainsi conté une grande partie de ses affaires et de leurs coutumes. II n’y a rien d’autre a conter, ce pour quoi nous en partirons et vous conterons de I’fle de Canghibar, qui en est proche, ainsi que vous pourrez ouir. CXCIII.



Cr DEVISE

DE

L’ILE DE CANGHIBAR.

Canghibar est une ile trés grandissime et noble : elle a bien deux mille milles de tour. Ils sont tous idolatres ; ils ont roi et lan-

gage a eux ; ils ne payent tribut a personne. Les gens sont grands et gros, bien qu’a la vérité, ils ne soient pas grands en proportion comme ils sont gros ; car je vous dis qu’ils sont si gros et si membrus que, s’ils avaient la taille en rapport, ils paraitraient certainement des géants. Et vous dis qu’ils sont démesurément forts, car ils portent la charge de quatre hommes qui ne seraient pas de cette ile ; et ce n’est pas merveille, car je vous dis qu’ils mangent bien chacun la ration de cing hommes d’une autre contrée. Ils sont tout noirs et vont tout nus, sauf qu’ils couvrent leur nature. Et ils font joliment bien, car ils l’ont trés grosse, vilaine et méme horrible a voir. Ils ont les cheveux si crépus qu’on Jes peut 4 peine aplatir avec de ]’eau. Ils ont si grande bouche, le nez si aplati et retroussé, comme celui des singes, et les narines si épaisses, que c’est une merveille.

Ils ont les oreilles vastes,

et les lévres si épaisses,

retournées en dehors, et Jes yeux si gros et si injectés, que c’est trés horrible chose, car, qui les verrait en une autre contrée, dirait que ce sont des diables, mais ils sont grands marchands et font grand commerce.

Il y nait assez d’éléphants et ils font gros commerce de dents.

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

291

Ils ont encore lions d’une autre sorte que ne sont les autres. Ils ont aussi assez d’onces, et les léopards y naissent encore. Et que vous en dirai-je ? Ils ont toutes leurs bétes différentes de celles du reste du monde. Et vous dis qu’ils ont moutons et brebis tous d’une méme facon et couleur, car ils sont tout blancs et ont la téte noire. En toute

cette ile, vous ne trouveriez ni mouton ni brebis qui ne soit de cette maniére. I] y a aussi assez de girafes, qui sont de fort belles choses 4 voir. La béte est faite comme je vous décrirai : sachez qu'elle a le corps court, et plutét bas du derriére, car les jambes de derrié¢re sont petites, et celles de devant longues et minces ; le col est fort

long, si bien que sa téte est bien a trois pas au-dessus de terre. Elle a une jolie petite téte et ne fait nul mal. Pour sa couleur, elle est toute rouge et blanche avec de beaux anneaux, et c’est une fort belle chose 4 voir, Et encore vous dis de l’éléphant une chose que j’avais oubliée ; or sachez que quand l’éléphant veut couvrir l’éléphante, il creuse une grande fosse dans la terre, jusqu’a ce qu’il puisse y mettre l’éléphante a la renverse, avec le ventre en lair, 4 la maniére d’une femme. Ils font ainsi parce qu’elle a la nature vers le ventre, assez haut, et l’éléphant lui monte dessus comme s’il fut homme. Et a propos, je vous dirai que les femmes de cette ile sont fort laide chose a voir, car elles ont grande bouche, et gros yeux proéminents et gros nez large et court. Elles ont les mamelles quatre fois plus grosses que les autres femmes, ce qui est une fort laide chose a voir, parce qu’elles les jettent derriére leurs épaules jusqu’a leurs enfants. Ils vivent de riz, de chair, de lait et de dattes. Ils n’ont vin de vigne, mais ils font vin de riz, de sucre et d’autres épices, et c’est

trés bonne boisson, qui n’enivre pas moins que le vin de vigne. Il s’y fait un fort grand commerce, car maints marchands y viennent avec maintes nefs qui y apportent bien des marchandises, quils vendent

toutes

dans cette

fle;

et aussi,

ils emportent

assez de marchandises de l’ile, notamment de grandes quantités de dents d’éléphants. Et encore vous dis qu’ils ont assez d’ambre, parce qu’on prend par la pas mal de baleines. Sachez que les seigneurs de l’ile partent parfois en guerre |’un contre l’autre, et que les hommes sont de fort bons combattants,

qui combattent fort bien en bataille, car ils sont vaillants et ne craignent guére la mort. Ils n’ont point de chevaux, mais combattent sur des chameaux et des éléphants, car je vous dis qu’ils

font des chateaux de bois sur I’éléphant, et les couvrent fort bien de peaux de bétes féroces et de planches ; puis y montent dessus de seize 4 vingt hommes avec des lances, des épées et des pierres, et c’est une fiére bataille que celle qui se livre 4 dos d’éléphant. Ils n’ont comme armes que écu de cuir, et lances, et épées, et ils s’occissent fort bien les uns les autres. Et encore vous dis une autre chose : car sachez que, quand ils veulent mener leurs éléphants a la

MARCO

292

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mélée, ils leur donnent 4 boire assez de leur vin, c’est-a-dire la

boisson d’épices qu’ils font pour eux-mémes ; et ce font-ils parce que, quand |’éléphant a bu de cette boisson, il devient plus fier et plus orgueilleux, et vaut beaucoup mieux en bataille. Or, nous avons conté une grande partie de toutes choses de cette ile, et des hommes, et des bétes, et des marchandises. Il n’y a rien d’autre 4 mentionner, ce pour quoi nous en partirons et parle-

rons de la grande province d’Abasce ; mais tout avant vous dirons autre chose de I’Inde. Sachez trés véritablement que nous ne vous avons pas conté des iles de l’Inde, fors que des plus grandes et plus nobles provinces et royaumes et iles qui y sont, car il n’y a nul homme au monde qui, de toutes les iles de I’Inde, puisse conter la vérité. Mais ce que je vous ai conté, c’est tout le meilleur et Ja fleur de l’Inde. Sachez en effet que la plupart de toutes les autres iles de l’Inde, dont je ne vous ai fait mention, sont soumises a celles dont je vous ai parlé. Et sachez trés véritablement qu’en cette mer de l’Inde y a douze mille sept cents iles habitées ou non-habitées, selon ce que disent les marins et les grands pilotes de ces régions, et ce que montre le compas et |’écriture des sages mariniers qui fréquentent cette mer d’Inde. Or, nous laisserons |’Inde Majeure qui va

de Maabar jusqu’& Kesmacoran, ow y a treize royaumes grandissimes desquels vous en avons décrit bri¢vement dix. Sachez aussi que l’Inde Mineure va de Ciamba jusqu’a Mutifili, ot il y a huit grands royaumes, et tout cela c’est la terre ferme. Entendez bien toujours que je vous ai fait grace des iles qui forment de grandissimes quantités de royaumes. Or nous conterons a présent d’une province de l’Inde Médiane qui se dit Abasce. CXCIV.



CI COMMENCE

LE PROPOS MEDIANE.

D’ABASCE, QUI EST L’ INDE

Sachez que Abasce *, qu’on appelle Ethiopie, est une grandissime province qui est l’Inde Médiane ou Seconde, parce qu’elle est entre la Majeure et Ja Mineure, et sur la terre ferme. Or sachez que le plus grand roi de toute cette province est chrétien et que tous les autres rois de la province lui sont soumis ; et ils sont six, trois chrétiens et trois sarrazins. On m’a dit que les gens chrétiens de cette province ont trois signes sur le visage: un sur le front jusqu’au milieu du nez et un sur chaque joue ; ils ont été faits au fer chaud, et c’est la leur baptéme ; car aprés avoir été baptisés a leau, ils font ensuite ces signes que je vous ai dits, et c’est une marque de grande gentillesse, et pour bien achever le baptéme ; et cela contribue beaucoup 4 leur santé. Et encore vous dis qu’il y a de nombreux Juifs, et ces Juifs portent deux signes, c’est-a-dire

LA DESCRIPTION DU MONDE

293

une longue ligne sur chaque joue ; les Sarrazins, eux, n’ont qu’un signe, celui depuis le front jusqu’au milieu du nez ; mais tous le font au fer chaud. Le grand roi chrétien demeure au milieu de la province ; et les Sarrazins demeurent vers Aden. En cette province précha messire Saint-Thomas l’apétre et aprés avoir converti une partie de ces gens, il s’en alla 4 Maabar, ou il mourut et ow est son corps, ainsi que nous vous |’avons conté plus haut en ce livre. Et sachez qu’en cette province de Abasce sont de trés bons hommes d’armes et hommes de cheval, car ils ont assez de chevaux. Ce qui leur est bien nécessaire, car sachez qu’ils sont en guerre avec le soudan d’Aden et avec celui de Nubie, et avec assez d’autres gens qui sont sur leur frontiére, et pour cette raison sont réputés les meilleurs hommes de guerre de toute la province de l’Inde. Et vous dirai une belle histoire qui advint 4 ce roi de Abasce lorsqu’il voulut aller en pélerinage en l’an 1288 de ]’Incarnation du Christ. Ce roi, donc, qui est sire souverain de la province de Abasce, dit 4 ses barons qu’il voulait aller en pélerinage pour adorer le sépulcre du Christ 4 Jérusalem. Or, il était obligé de passer par la province d’Aden, ot étaient ses ennemis. Ses barons lui dirent que ce serait trop grand péril s’il y allait en personne, et lui conseillent de mander a sa place un évéque ou quelqu’autre grand prélat, avec l’offrande qu’il voudrait ; et le roi s’accorda a ce que les barons lui conseillent. Adonc mande un évéque qui était homme de trés sainte vie, et lui dit qu’il veut qu’il aille 4 son lieu et place jusqu’a Jérusalem pour adorer le sépulcre de Notre-Seigneur JésusChrist. Celui-ci dit qu’il ferait son commandement comme celui de son seigneur lige. Le roi lui dit de se préparer et de partir le plus tét qu’il pourrait. Et que vous en dirai-je ? L’évéque prit congé du roi, se prépara et se mit en route, 4 la maniére d’un pélerin, mais fort honorablement. I] alla non sans peine tant par terre et par mer qu'il parvint jusqu’a Jérusalem ; il s’en alla tout droit au sépulcre et Vadora,

et lui fit honneur

et révérence

comme

doit faire tout

Chrétien 4 une chose aussi noble et sublime. II fit aussi de grandes offrandes et priéres de la part de ce roi qui le mandait. Et quand Pévéque eut fait bien sagement tout ce pour quoi il était venu, comme un sage homme qu’il était, il se remit en route avec sa compagnie pour revenir dans son pays. Il alla tant qu’il parvint jusqu’a Aden. Mais sachez qu’en ce royaume sont fort détestés les Chrétiens, car ils n’en veulent pas voir et les haissent comme leurs ennemis mortels.

Et quand le soudan d’Aden sut que cet évéque était chrétien

et qu’il était un messager du grand roi de Abasce, il le fit prendre incontinent. Quand |’évéque lui fut présenté, il lui demande s'il

est chrétien. L’évéque lui répondit qu’en vérité, il était chrétien.

WA,

MARCO POLO

K¢ le soudan lat dit que s’il ne voulait embrasser Ia foi deMahomet, it het ferait faire honte et vergogne. Mais Pévéque répondit 4 vor haute qu’ilse laisserait occir avant de ce faire. Quandle soudan ouit la réponse dé cet éEvéque, il la tint pour grand mépris etcommanda Givi fat retaillé de force. Adone fut pris lévéque par biem des

hommes

pour ce faire, et ils Je retaillérent 4 la maniére des

Savvazins.

Quand

ils lai eurent fait cela, le soudan lui dit qu'il

V avait fart faire pour la honte et le déshonneur de la foi chrén é¢ dw f61 son seigneur qui était chrétien ; et aprés cette parole, il le laisse aller.

Et quand l’évéque eut regu cette vergogne, il en eut grand’ dowleut, mais trowva sa consolation dans la pensée qu'il Vavait régue pour la loi chrétienne, et que le Seigneur Dieu lui en donnerait grande técormpense 4 son 4me dans l’Autre Monde. Et pourquoi vous ferais-je long conte ? Sachez trés vérita-~

blernerit que, quand l’évéque fut guéri et qu’il put chevaucher, il se tit én toute avec toute sa compagnie, et alla tant par mer et par

terre qu'il revint en Abasce, 4 son seigneur le roi. Lorsque le roi le

vit, il hui fit joie et féte, et puis lui demanda nouvelles du sépulcre.

L/ évéque hui en dit toute la vérité, et le roi le tint pour une sanctis-

sithé chose et en eut grande foi. Et aprés qu’il eut dit, Pév tout le fait du sépulere, il lui conte comment le soudan d’Aden

Vavait fait retailler pour sa honte et pour son dépit. Lorsque le roi eut entendu combien son évéque avait été déshonoré pour son dépit, il en a si grande ite que peu s’en faut qu’il ne mourdt de douleur. 1) dit, si haut que tous ceux qui étaient autour de Jui bien Ventendirent, qu’il ne voudrait jamais plus porter couronne, ni tenit terre, s'il n’en tirait une telle vengeance que tout le mondeen parlerait.

Et que vous en dirai-je ? Sachez trés véritablement s’appréte le plus vite qu'i) peut avec une immense foule

que le roi de cheva-

liers et d’hommes & pied, et emméne aussi une grande quantité d’éléphants avec leurs chateaux bien armés, et il y avait bien douze oii Guatorze hommes sur chacun. Mais dans les autres cas que celui

dé la guerre, vingt hommes itaient sans peine sur chaque chateau. Ht quand il fut bien prét avec toutes ses gens, ils se mirent en route

ét allérent tant qu’ils furent parvenus jusqu’au royaume d’Aden.

Lorsque le sire d’Aden apprit les préparatifs du sire de Abasce,

il supposa ye ne pourrait résister a la grande armée du roi de

Abasce, et fit venir & son secours deux grands rois sarrazins ses voisins, Ces rois de la province d’Aden vinrent done aux pass fortes avec une trés grand multitude de Sarrazins 4 cheval et a pied,

potir ydéfendre leur terre et que leurs ennemis n'y pussent en’ # advint que le roi d’Abasce avec ses gens se présenta de

bes fortes passes et ytrouva les ennemis en grande quantité commence la bataille trés cruelle et terrible, mais elle te

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

295

telle maniére que les rois des Sarrazins, qui étaient trois, ne purent

tenir devant la grande force du roi de Abasce, parce qu’il avait une grande et bonne armée, car les Chrétiens valent nettement mieux que les Sarrazins. Et pour cette raison, les Sarrazins se prirent a fuir, et le roi des Chrétiens, avec ses hommes, entra de

force dans le Royaume d’Aden. Mais sachez bien qu’a cette passe furent occis de grandissimes quantités de Sarrazins et de ses propres

hommes. Et que vous dirai-je bien encore ? Sachez trés véritablement que le roi de Abasce avec ses gens, une fois entré dans le royaume d’Aden en trois ou quatre lieux au moins, les Sarrazins lui barrerent la route en une autre passe forte, mais tout fut en vain ; ils ne les purent défendre, mais furent occis et morts en grande abondance. Or vous dis-je que, quand le roi des Chrétiens fut demeuré sur la terre des ennemis environ un mois, et qu’il l’eut fort gatée et détruite, et qu’une grande multitude de Sarrazins furent mis a mort, il dit que désormais était bien vengée la honte de son évéque et qu’ils pouvaient bien retourner avec honneur en leur terre. Et encore vous dis qu'il ne pouvait plus endommager les ennemis, parce qu’il avait 4 passer de trop fortes passes, ot bien peu de gens pourraient lui causer de grands dommages ; c’est pour cette raison qu ils partirent du royaume d’Aden, se mirent en route, et allérent tant sans s’arréter, qu’ils parvinrent au royaume de Abasce, en leur pays. Or vous avez entendu comment I|’évéque fut vengé bien et hautement de ces chiens de Sarrazins, car il en fut mort tant et

occis qu’a peine s’en pourrait compter le nombre; et de plus maintes terres furent gatées et détruites. Et ce ne fut point merveille, car il ne serait pas digne que ces chiens de Sarrazins soient en rien supérieurs aux Chrétiens. Comme nous vous avons conté cela, nous laisserons ce sujet, et vous conterons désormais d’autres choses sur cette méme province de Abasce. Or, sachez trés véritablement que cette province abonde grandement en toutes choses nécessaires pour vivre. Ils vivent de riz, et de chair, et de lait et de sésame, et ils font de l’huile avec la graine de sésame. IIs ont éléphants, mais ceux-ci ne naissent pas sur place: mais les font venir des fles de l’autre Inde. En revanche, les girafes y naissent bien, et il y en a grande abondance. Il y a assez de lions, de léopards et d’onces, et ils ont en multitude maintes autres bétes différentes de celles de notre contrée ; il y nait aussi assez d’Anes sauvages, et encore assez d’oiseaux de maintes sortes, complétement différents de tous les autres. Ils ont les plus

belles poules 4 voir au monde, et de grandes autruches qui ne sont guére moins grandes qu’un Ane. II] y a encore assez d’autres choses, dont nous ne vous parlerons pas ici parce que ce serait trop long. Mais sachez bien qu’ils ont en abondance chasse et venaison de

296

MARCO

POLO

bétes et d’oiseaux, assez de perroquets fort beaux et de singes de plusieurs maniéres. Ils ont des chats-pards et autres chats-babouins, si étranges qu’il s’en faut de peu qu’ilsn’aient visage d’ homme, et la province est trés riche en or. Or, ne vous conterons plus de cette matiére, et nous partirons

de cette province et vous conterons de la province d’Aden. Mais avant tout, vous dirons encore un mot de cette méme province de Abasce : car sachez trés véritablement qu’en cette province de Abasce sont maintes cités et villages, et qu’il y a maints marchands, qui vivent de commerce. I] s’y fait maints beaux draps de coton et du boquerant. II y a bien encore assez d’autres choses, mais il n’y a pas lieu de les conter en notre livre ; c’est pourquoi nous en partirons et vous parlerons d’Aden. CXCV.



CI COMMENCE SUR LA PROVINCE D’ ADEN.

Aprés vous avoir parlé de la province de Abasce, nous vous conterons a présent de la province d’Aden * ainsi que vous pourrez ouir. Or sachez qu’en cette province est un seigneur qui est appelé soudan d’Aden. Is sont tous sarrazins qui adorent Mahomet et

veulent trés grand mal aux Chrétiens. I y a maintes cités et villages. En cette province d’Aden est le meilleur port ot toutes les nefs de l’Inde viennent avec toutes leurs marchandises, et de grandes quantités de marchands viennent apporter ici poivre et autres épices de l’Inde. De ce port, des marchands, qui achétent les épices pour les porter en Alexandrie, les font transborder des nefs en d’autres nefs plus petites, qui remontent un fleuve environ sept journées, et plus ou moins selon le temps. Au bout de ces sept journées, arrivés 4 un port, ils sortent les marchandises des nefs, les chargent sur chameaux et les portent par terre environ trente journées. Au bout de trente journées, ils trouvent le fleuve d’Alexandrie, qui est appelé Nil, ou ils chargent leur marchandise sur de petites nefs nommées ¢erme * ; par ce fleuve du Nil, elles se portent aisément au Caire, et du Caire, par le méme fleuve, ils vont sans peine par un canal fait de main d’homme, et nommé Calizene* tout droit jusqu’a Alexandrie. C’est de cette maniére et par cette voie depuis Aden que les Sarrazins d’Alexandrie ont le poivre, les épices et autres marchandises précieuses de |’Inde. II n’est point de voie aussi bonne et aussi courte pour qu’elles puissent venir 4 Alexandrie, et elles viennent en sécurité sans grande peine. Et de ce port d’Aden, les nefs vont, avec maints marchands, et plusieurs marchandises, par les iles de l’Inde, et je vous apprendrai que les marchands emménent en Inde maints beaux destriers arabes de grande valeur, dont ils font grand

profit ;car je veux que vous sachiez que les marchands vendent en

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

297

Inde un bon cheval bien cent marcs d’argent et plus. Et vous dis aussi que le soudan d’Aden tire trés grande rente et grand trésor du grand droit qu’il prend sur les nefs et sur les marchands qui vont et viennent en sa terre. Et vous dis tout vraiment que pour cette raison, il est un des plus riches rois du monde, car c’est le plus grand port qui soit en ces régions pour |’échange des marchandises. Et vous dirai de ce soudan qu’il fit une chose qui porta grand dommage aux Chrétiens. Car sachez trés véritablement qu’en Vannée 1291, quand le soudan de Babylonie * marcha sur la ville d’Acre pour lassiéger, et quand il la prit et fit de si grands dommages aux Chrétiens, ce soudan d’Aden lui avait donné de ses gens en aide, bien trente mille hommes a cheval et bien quarante mille chameaux, ce qui fut d’un bien grand secours aux Sarrazins, et fort

dommageable aux Chrétiens ; ainsi fit-il plutét pour la grande haine qu’il voue aux Chrétiens que pour le bien qu’il veut au soudan de Babylonie ou pour l’amour qu’il lui porte. Nous voulons aussi vous faire savoir que les nefs d’Aden, de Curmos, de Chisci et d’autres régions, qui naviguent sur la mer de V’Inde, font fréquemment naufrage a cause de leur fragilité. Et si cette mer était aussi troublée, aussi violente, et l’était aussi souvent

que celle de notre contrée, aucune nef n’achéverait son voyage, mais périrait corps et biens. Mais que font les marchands et ceux qui naviguent sur ces nefs ? Ils prennent avec eux maintes outres de cuir, et quand ils sentent que le temps et la mer sont troublés, ils remplissent ces outres de perles et de pierres précieuses, s’ils en ont, de leurs vétements ou robes, et de quelque manger nécessaire pour eux-mémes ; ensuite, ils les lient tous ensemble en forme de barque ou de radeau, de sorte que s’i] advient que la nef s’enfonce sous les secousses de la mer, ils demeurent tous sur les outres ; et puis, de jour en jour, ils sont chassés vers la terre ferme par la force des

vents, méme s’ils étaient bien loin au large, voire 4 deux cents milles des cétes. Et tandis qu’ils flottent sur la mer sur des outres de cette sorte, chaque fois qu’ils veulent boire ou manger, ils prennent nourriture et boisson dans ces outres et les regonflent ensuite en y soufflant. C’est ainsi qu’ils se tirent d’affaire, mais les nefs, avec les autres grosses denrées, sont perdues. Et maintenant, nous laisserons la ce soudan et vous conterons

d’une grandissime cité qui appartient 4 la méme province d’Aden, et a un petit roi, qui est vers la Grande-Ourse et quis’appelle Scier.

298

MARCO

CXCVI.



CI DEVISE

POLO

DE LA CITE DE SCIER.

Scier * est une grandissime cité qui est vers la Grande-Ourse,, a quatre cents milles du port d’Aden. Cette cité a un comte qui maintient bien sa terre en justice. I] a encore sous lui plusieurs cités. et villages, mais il est bien vrai que ce comte est lui-méme soumis au soudan d’Aden. Ils sont sarrazins et adorent Mahomet. Cette cité a un port fort bon, car, je vous le dis trés véritablement, maintes nefs et maints marchands y viennent del’ Inde avec maintes. marchandises, et de cette cité, les nefs et les marchands vont en

Inde avec maintes marchandises. Et encore vous dis en vérité que de cette cité, les marchands exportent maints bons destriers et maints bons chevaux de deux selles en Inde, qui sont fort chers et de grande valeur, et qu’ils en font grand profit et grand gain. En cette province nait une grande quantité d’encens blanc et bon, et des. dattiers en grande abondance. Ils n’ont grains, fors que riz seulement, et encore fort peu, mais vous dis qu’ils l’importent d’autres pays et en font grand profit. Ils sont grands pécheurs et ont du poisson en grande abondance, notamment assez de grands thons, dont il y a telle quantité que, pour un gros de Venise, en auriez: deux grands. Ils vivent de riz, de chair et de poisson ; ils n’ont vin de vigne, mais ils le font de sucre, et de riz et de dattes. Et vous dis. encore une autre chose : car sachez trés véritablement qu’ils ont moutons qui n’ont oreilles, et ne semblent pas méme avoir les. pertuis des oreilles la ot les autres les ont ; mais 1a ot ils devraient étre, ont une petite corne, et c’est plus bas, en tirant vers le nez,

qu’ils ont, en belles petites Et encore veille : sachez

place d’oreilles, deux petites ouvertures. Ce sont de: bétes. vous dis une chose qui vous semblera bien mertrés véritablement que leurs bétes — ce sont mou-

tons, beeufs et chameaux, et leurs petits roussins — sont accoutu--

mées 4 manger du poisson, qui forme la plus grande part de leur nourriture quotidienne ; et c’est parce qu’en tout leur pays, ni en. toute cette contrée, il n’y a d’herbe verte : c’est le lieu le plus sec du monde. Sachez aussi que les poissons que mangent les bétes sont fort petits, et se prennent en mars, en avril et en mai, en si grandissimes quantités que c’est merveille. Et vous dis que les gens. les font sécher et les mettent dans des magasins, puis en donnent tout l’an 4 manger a leurs bétes. Et vous dis encore que les bétes en: mangent tout vifs lorsqu’on les retire de l’eau. Ils ont encore de

grands et beaux poissons en grande abondance et 4 bon marché, et.

LA DESCRIPTION DU MONDE

299

vous dis qu’ils font du biscuit de poisson : car ils le découpent en

petites bandes qui peuvent peser environ une livre et le font bouillir, puis ils en expriment le suc, et avec un peu de fleur de farine, ils font une liqueur ; ils émiettent ces tranches, les rassem-

blent et les brassent comme on fait la farine Jorsqu’on fait de la pate de froment. Ensuite, ils pétrissent et font des pains de poisson, les font cuire, puis sécher et durcir au soleil, puis les mettent dans les magasins, ov ils se conservent trés bien ; et ils en mangent trés volontiers tout l’an comme

du biscuit. Quant a l’encens, dont je

vous ai dit qu’il en vient de si grandes quantités, le seigneur lachéte 4 raison de dix besants d’or le cantar, mais ensuite, il le

revend aux autres gens et aux marchands quarante besants le cantar. Le sire de Scier effectue cette opération pour le compte du soudan d’Aden: c’est Je soudan d’Aden qui fait acheter pour luiméme l’encens dans tout son territoire, au prix de dix besants et le revend ensuite quarante, comme je l’ai dit. C’est donc tout particuliérement de cet article que le sire de cette ville a grand profit et revenu.

Il n’y a rien d’autre, en cette cité, qui mérite mention, ce pour

quoi nous en partirons et vous conterons d’une autre cité, qui est appelée Dufar. CXCVII.



CI

DEVISE

DE

LA

CITE

DE

DUFAR.

Dufar * est une belle cité, et grande et noble, 4 environ cing

cents milles de la cité de Scier vers la Grande-Ourse. Is sont encore sarrazins et adorent Mahomet. Ils ont pour seigneur un comte, et sont également soumis au soudan d’Aden : et entendez que cette cité est encore en la province d’Aden. Elle est sur la mer et a un trés bon port, ot vont et viennent maintes nefs avec maints marchands et de trés grandes quantités de marchandises. Et encore vous dis trés véritablement qu’on y exporte maints bons destriers arabes vers d’autres contrées, de quoi les marchands font grand gain et grand profit. Et sachez que cette cité a sous soi plusieurs cités et maints villages. Et encore vous dis que l’encens blanc y nait fort bon, en abondance, et vous décrirai comment il nait. Je vous dis qu’il y a des arbres pas bien grands ; ils sont comme petits sapins. On en entaille l’écorce en plusieurs endroits avec des couteaux, et par ces trous s’écoule

lencens, pareil 4 un liquide ou une gomme, goutte a goutte, en grande quantité. Il en sort parfois de l’arbre sans entaille, 4 cause

de la trés grande chaleur qui régne 1a ; ensuite, cela durcit et forme ainsi l’encens. Ils ont aussi bien des palmiers, qui donnent trés bonnes dattes en abondance. En cette cité viennent encore maints beaux destriers d’Arabie, que les marchands portent ensuite avec

300

MARCO POLO

leurs nefs en Inde, et dont ils font grand profit et grand gain. Il n’y a rien d’autre qui mérite mention, ce pour quoi nous en partirons et vous conterons du golfe de Calatu. CXCVIII.



Ci DEVISE

DE LA CITE DE CALATU.

Calatu * est une grande cité qui est dans le golfe appelé golfe de Calatu, et elle est 4 six cents milles de Dufar vers la GrandeOurse. C’est une noble cité sur la mer ; ils sont tous sarrazins et adorent Mahomet. Ils sont soumis 4 Curmos, et toutes les fois que le Melic, c’est-a-dire le sire, de Curmos est en guerre contre un

autre plus puissant que lui, il s’en vient a cette cité, parce qu’elle est trés forte et en lieu imprenable, de sorte qu’i] n’a peur de personne. Iis n’ont grains d’aucune sorte, mais en ont d’ailleurs, car les marchands leur en apportent avec leurs nefs. Cette cité a un trés bon port, et vous dis trés véritablement

qu’il y arrive de I’Inde maintes nefs avec maintes marchandises et les y vendent fort bien, parce que, de cette ville, se portent Jes

marchandises et les épices vers l’intérieur, 4 mainte cité et village. Et encore vous dis que de cette cité, on porte en Inde maints bons destriers arabes, dont Jes marchands font grand profit. Car sachez que de cette contrée et des autres dont je vous ai parlé en arriére, on porte en Inde de telles quantités de bons chevaux chaque année qu’on les pourrait a peine compter. Et vous dis que cette cité est 4 la bouche et a l’entrée du golfe de Calatu, de sorte que nulle nef n’y peut entrer ni en sortir sans leur volonté. Et quand le Melic de cette cité, qui n’est autre que celui de Curmos, a grand’peur du soudan de Cherman auquel il est soumis, — car, quand le soudan de Cherman impose une taxe au Melic de Curmos ou a |’un de ses fréres, et que ceux-ci ne la veulcnt

donner,

le soudan

envoie

son

armée

pour les y forcer,

ils partent de Curmos, entrent dans leurs nefs et s’en viennent a cette cité de Calatu ; ils y demeurent et ne laissent passer nulle nef dans le golfe, ce dont le soudan de Cherman subit un trés grand dommage, car il perd les droits qu’il percevait sur les denrées qui arrivaient en son pays, de 1’Inde et d’ailleurs. I] convient done qu’il fasse paix avec le Melic de Curmos, et ne lui prenne pas autant d’argent comme il Jui demandait. Et encore vous dis que ce Melic de Curmos a un chateau qui est encore plus fort que la cité de Calatu, et qui contréle mieux le golfe et la mer, les tenant pour ainsi dire verrouillés, parce qu’on en peut voir toutes les nefs qui passent a toute heure du jour. Et encore sachez trés véritablement que les gens de cette contrée vivent de dattes et de poisson salé, car ils en ont continuel-

lement en quantités outre mesure. Mais il est bien vrai qu’il y a

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

301

plusieurs gentilshommes et richommes qui mangent de bien meilleurs aliments et de meilleures choses. Ainsi, nous avons conté de cette cité de Calatu, et du golfe, et

de leurs affaires ; adonce nous en partirons et vous conterons de Curmus. Car je vous dis que, quand on part de la cité de Calatu et va trois cents milles entre Grande-Ourse et Tramontane, adonc on

trouve la cité de Curmos. Et encore vous dis que ceux qui partent de Calatu et vont cing cents milles entre Grande-Ourse et Ponant, trouvent la ville nommée Chisci, dont nous avons parlé plus haut. Nous laisserons donc Chisci et vous parlerons de Curmos, CXCIX.



CI DEVISE

DE

LA

CITE

DE

CURMOS.

Curmos * est une grande et noble cité qui est sur la mer. Ils ont un gouverneur appelé le Melic, sous lequel sont plusieurs villes et villages. Ils sont sarrazins, qui adorent Mahomet. I] vy fait une trés grande chaleur, 4 cause de laquelle ils ont muni leurs maisons de manches a air pour prendre Je vent : de quelque cété que le vent souffle, ils tournent Ja manche a vent dans ce sens et font aller le vent en leur maison. Et ce font-ils parce qu’ils ne pourraient souffrir la grande chaleur qu’il y a. Mais nous ne vous en conterons pas plus, parce que nous vous l’avons conté en bon ordre plus haut en notre livre, ainsi que de Chisci et de Cherman. Mais comme nous avions continué par une autre route, il était nécessaire de retourner encore ici. Et toutefois, comme je vous ai dit, puisque nous vous avons conté toute ]’affaire de cette contrée, nous en partirons, et vous conterons de la Grande Turquie, ainsi que vous pourrez ouir ouvertement.

Et puisque j’ai terminé ce que j’avais entrepris telativement 4 I’Inde, et aussi a d’autres régions de l’Ethiopie, je veux encore, avant de mettre un point final 4 cet ouvrage, revenir par certaines régions fort opposées, qui sont dans les confins les plus lointains du Nord, et dont j’avais omis de parler 4 leur place, non loin du début de ce livre, dans un vain souci de briéveté. CC. —

CI DEVISE

DE LA GRANDE

TURQUIE.

En la Grande Turquie est un roi nommé Caidu, qui est un neveu au Grand Can, car il est fils du fils de Ciagatai, qui était lui-méme frére du Grand Can. Ii a maintes cités et villages, et est un trés grand sire. I] est tartare, et ses gens sont aussi tartares, et sont bons hommes d’armes ; et ce n’est pas merveille, car ils sont

tous accoutumés 4 la guerre, et vous dis que ce Caidu ne fut jamais

en paix avec le Grand Can, mais toujours en grande guerre. Et

302

MARCO POLO

sachez que cette Grande Turquie est vers la Grande-Ourse quand on part de Curmos dont nous vous avons conté. Elle est au-dela du fleuve de Gion et dure, devers Tramontane, jusques aux terres du Grand Can. Et je vous dis que ce Caidu a déja livré maintes batailles aux gens du Grand Can et je vous dirai la raison de leur discorde. Sachez trés véritablement que Caidu demandait toujours au Grand Can sa part des conquétes qu’ils avaient faites, et notamment une partie de la province de Catai et de la province de Mangi. Le Grand Can lui disait qu’il voulait bien lui donner la part comme a ses autres fils, s’il s’engageait vraiment 4 venir 4 sa Cour et aux conseils toutes les fois qu’il enverrait quérir ; et encore voulait le Grand Can qu’il lui fat obéissant comme ses autres fils et ses barons. Mais Caidu, qui ne se fiait point 4 son oncle le Grand Can, disait qu’il n’y voulait aller mie, mais qu’il voulait bien étre obéissant 1a ot il demeurait ; i] dit qu’il n’irait 4 la Cour pour rien au monde, parce qu’i] redoutait que ne le fasse occir. Telle était la discorde entre le Grand Can et Caidu, et de cette discorde en sortit trés grandes guerres, et il y eut maintes batailles entre eux. Je vous dis que tout l’an, Je Grand Can maintient ses armées tout autour du royaume de

Caidu, pour que Caidu et ses gens ne puissent faire dommage a sa terre et A ses hommes. Mais le roi Caidu, malgré toutes les armées du Grand Can, ne laisse pas de pénétrer parfois en la terre du Grand Can, et il a plusieurs fois combattu les armées qui venaient contre lui. Et vous dis trés véritablement que le roi Caidu, s’il déploie toutes ses forces, mettrait bien en bataille cent mille hommes a cheval, tout habiles et bien accoutumés a la guerre et aux batailles. Et encore vous dis aussi qu’il a avec lui plusieurs barons du lignage impérial, des descendants de Cinghis Can, parce que c’est celui-la4 qui commenga I’empire, eut le premier la seigneurie et conquit une partie du monde ; voila pourquoije dis que la lignée de Cinghis Can est le lignage impérial. Adonc nous laisserons cela et vous conterons certaines batailles que le roi Caidu fit contre les gens du Grand Can. Mais je vous dirai auparavant comment les Tartares vont en bataille. Sachez qu’ius ont pour commandement d’emporter avec eux chacun soixante fléches, trente petites, qui sont pour transpercer de loin, et trente grandes qui ont le fer large, et qu’ils lancent de prés pour frapper au visage et aux bras, et pour trancher les cordes des arcs des ennemis ; et cela fait grand dommage. Et vous dis que quand ils ont jeté toutes leurs fléches, ils mettent la main a l’épée et a la masse d’armes, et en donnent de grandissimes coups. Or vous ai conté comment ils vont a la bataille, et désormais, retournons a notre matiére. = Il est vrai qu’en |’an 1266 de l’incarnation du Christ, ce roi Caidu, avec ses cousins, dont l’un avait nom Jesudar *, assem-

Io. —

BATAILLE

DU

RoI

D’ABASCE

ET DU

SOUDAN

D’ADEN.

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LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

303

blérent une grandissime quantité de gens et tombérent sur deux

barons du Grand Can, evx-mémes cousins du roi Caidu, mais qui tenaient terre du Grand Can. L’un avait pour nom Cibai ®, et lautre Caban *, Ils étaient petit-fils de Ciagatai, qui fut baptisé chrétien, et fut frére du Grand Can Cublai, Nt que vous en diraije ? Ce Caidu, avec ses gens, qui étaient bien soixante mille chevaux, combattit contre ses deux cousins, qui, eux, avaient une trés grande armée, de sorte que l’un et l'autre partis groupaient bien alentour de cent mille hommes. Ils se combattent trés durement et beaucoup furent occis de part et d’autre, mais enfin, Caidu vainbo et fit fort grand dommage A ces gens, Sachez toutefois que les eux fréres qui étaient les cousins au roi Caidu s’arrangérent pour n’avoir nul mal, car ils avaient bons chevaux qui les emportérent rapidement. De telle maniére le roi Caidu gagna la bataille : il s’enfonga encore en suffisance et en orgueil. Mais aprés cette victoire que vous avez ouie, il retourna en son pays et resta bien deux ans en paix sans réunir d’armée ni faire de bataille ; et Je Grand Can non plus ne fit pendant ce temps ni campagne ni guerre. Or advint au bout de deux ans que le roi Caidu assembla une grande atmée, une grandissime foule d’hommes A cheval, I] savait qu’a Caracorom se trouvait le fils au Grand Can qui avait pour nom Nomogan *, et avec lui était George, le fils au fils du Prétre Jean. Ces deux barons avaient aussi une prandissime foule d’hommes a cheval. Et que vous en dirai-je ? Le roi Caidu, quand il eut assemblé tous ses gens, partit de son royaume avec toute son armée, se mit en route et fit tant de journées, sans trouver aventure méritant mention, qu’ils arrivérent prés de Caracorom, oti étaient les deux barons avec une armée grandissime, Nt quand ces deux barons, le fils au Grand Can et le fils au fils du Prétre Jean, aurent

que Caidu était venu en leur pays avec si grande armée pour les combattre, ils ne se montrérent point ébahis, mais montrérent qu ile avaient hardiesse et valeur. Ils s’apprétérent fort bien avec tous leurs gens, qui étaient bien plus de soixante mille hommes a cheval, Et quand ils furent bien préparés, ils se mirent en route et marchérent contre leurs ennemis, Et que vous en dirai-je ? Ils allérent tant

quils parvinrent A dix milles du roi Caidu, et 1d dressérent leur camp selon les régles et en bon ordre, It sachez que le roi Caidu était avec tous ses gens sous la tente en cette méme plaine.

Chacun des partis se repose et s’appréte du mieux qu’il peut pour combattre. Et pourquoi vous ferais-je long conte ? Sachez trés véritablement que, au troisi¢me jour apr tsque furent venus le fils au Grand Can et le fils au fils au Prétre Jean, de bon matin les deux

partis s’armérent et s’apprétérent du mieux qu’ils purent. Aucune armée n’avait gros avantage sur l’autre, car nulle n’avait moins de

304

MARCO

POLO

soixante mille hommes bien armés d’arcs et de fléches, d’épées, de masses d’armes et d’écus. Chaque parti forma six batailles, et en chacune ils mirent dix mille hommes 4 cheval et de bons chefs. Et quand les deux partis furent bien rangés et apprétés sur le champ de bataille, ils n’eurent plus qu’a attendre la sonnerie du tambour, car les Tartares n’osent point commencer la bataille tant que le tambour de leur seigneur n’ait commencé a4 sonner, mais dés qu'il sonne, ils commencent

la bataille. Ives Tartares ont encore telle

coutume ; quans ils sont rangés, attendant la bataille, et que le tambour commence a sonner, ils chantent et jouent de leurs instruments a deux cordes, trés doucement, et iJs jouent, et ils chantent,

et font grande réjouissance, toujours attendant la bataille. C’est a cause de cet usage que ces deux armées disposées en bataille, dans l’attente des tambours, chantaient et jouaient si bien que c’était merveille a ouir. Et que vous en dirai-je ? Quand les tambours commencent a sonner, les gens ne font plus de délai, mais toutjaussit6t se jettent les uns sur les autres. Ils mettent la main a larc, ils s’arrosent de

fleches. Or peut-on voir tout l’air couvert de fléches comme d’une pluie. Or peut-on voir maints hommes et maints chevaux frappés mortellement. Or y peut-on ouir la crié et les rumeurs, si grandes qu’on n’entendrait pas Dieu tonner. Ahcertes, 1] semblait bien qu’ils fussent des ennemis mortels. Et pourquoi vous ferais-je long conte ? Sachez trés véritablement que tant qu’ils ont des fléches, ils ne cessent d’en tirer, ceux qui sont indemnes et vifs ; car sachez bien qu’il y en avait des morts, et des navrés a mort, et en grande quantité, de sorte que cette bataille commenca sous un mauvais signe pour les deux partis, tant en furent occis de part et d’autre. Et quand ils ont lancé toutes leurs fléches, ils mettent les arcs dans les carquois, puis mettent la main a ]’épée et 4 la masse d’armes et se ruent les uns sur les autres. Ils commencent a se donner de grandissimes coups d’épée et de masse d’armes, ils commencent une bataille trés cruelle et {éroce, et l’on peut en voir se donner et recevoir de grandissimes coups; or peut-on voir trancher maias et bras ; or peut-on voir maint homme trébucher mort a terre. Car sachez trés véritablement qu’il ne s’écoule pas long temps avant que commence la bataille d’épées, dont toute la terre était couverte d’hommes morts et navrés 4 mort. Et sans doute, le roi Caidu fit 14 une grande prouesse d’armes et s'il n’avait pas été 1a, ses gens auraient plus d’une fois déguerpi et eussent été déconfits. Mais il faisait si bien et donnait si grand

confort 4 ses gens, qu’ils se maintenaient fort hardiment. Mais, de Vautre cété, le fils au Grand Can et le fils au fils du Prétre Jean

firent aussi fort bien. Et que vous irai-je disant ? Sachez vraiment que ce fut une des plus cruelles batailles qui furent jamais entre les Tartares,

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

305

comme disent ceux d’aujourd’hui. Si fort était le bruit des gens, et le choc des épées et masses d’armes, que l’on n’eut pas oui le Dieu tonnant. Et encore vous dis sans faute que les deux partis s’efforcérent de tout leur pouvoir pour mettre les autres en déconfiture, et que chacun s’efforgait outre mesure. Mais tout cela ne servit a rien: nul parti ne peut mettre l’autre en déconfiture. Je vous dis, la bataille dura jusques aprés vépres sans que l’un put chasser l’autre du champ de bataille ; mais tant furent morts de part et d’autre que c’était une pitié a voir, car cette bataille commenca sous un mauvais signe pour les deux camps : maints hommes y moururent, et maintes dames en furent veuves, et maints enfants en furent orphelins, et maintes autres dames furent pour toujours en pleurs et en larmes : ce furent les méres et les amantes des hommes qui moururent 1a. Et quand la bataille eut duré autant comme vous avez oui, que le Soleil fut 4 son déclin, et qu’il y eut de morts commeje vous Vai conté, il fallut bien que la bataille s’apaisat par la force des choses. Adonc se séparérent, et chacun retourna a son camp, si las et épuisé qu’il n’en était aucun qui n’edt plus grand besoin de reposer que de combattre.

La nuit, donc, ils se reposérent trés

volontiers des peines qu’ils avaient souffertes en ce jour de grande et mortelle bataille. Mais quand le matin fut venu, le roi Caidu, qui avait eu nouvelle que le Grand Can mandait une grande armée pour Vassaillir et pour le prendre, se dit 4 soi-méme que désormais, il serait mauvais de demeurer 1a plus long temps. Adonc, dés que Vaube apparut, il s’arme avec tous ses gens, ils montent a cheval et se mettent en route pour retourner en leur contrée. Et quand le fils au Grand Can et le neveu du Prétre Jean virent que le roi Caidu s’en allait avec tous ses gens, ils ne le suivirent, mais le laissé¢rent aller tranquillement, parce qu’ils étaient fort las et épuisés. Le roi Caidu et ses gens chevauchérent tant sans s’arréter qu’ils parvinrent en leur royaume, la Grande Turquie, a la ville de Samarcande, et la, y restérent quelque temps sans faire guerre, et sans se soucier du grand dommage qu’ils avaient causé au Grand Sire. CCI.



CE QUE DIT LE GRAND CAN DU DOMMAGE QUE CAIDU LUI AVAIT CAUSE.

Le Grand Can avait bien grande ire contre ce Caidu qui dommageait tant et ses gens et sa terre. Il se dit 4 soi-méme que si ce n’était pas qu’il était son neveu, il ne pourrait éviter d’étre

mis 4 mort de vilaine fagon ; mais les liens du sang l’empéchaient

de le détruire, lui et sa terre. En telle maniére comme je vous le dis,

le roi Caidu se tirait des mains du Grand Can et n’était point occis par lui.

306

MARCO

POLO

Nous laisserons donc cette matiére, et vous conterons une grande merveille sur la fille au roi Caidu, comme vous pourrez entendre. CCII. —

CI DEVISE DE LA FILLE AU ROI CAIDU, EST FORTE ET VAILLANTE.

ET COMME

ELLE

Or sachez trés véritablement que le roi Caidu avait une fille qui était appelée Aigiaruc * en tartaresque, ce qui veut dire en francais « Lune Brillante ». Cette damoiselle était si forte que tout le royaume n’avait damoiseau ni valet qui la put vaincre ; mais vous dis qu’elle les vainquait tous. Et son pére le roi la voulait marier et lui donner baron, mais elle ne voulait pas, et disait qu’elle ne prendrait jamais baron tant qu’elle n’aurait pas trouvé un gentilhomme qui la vainquit de toutes ses forces ; et le roi son pére lui avait fait un privilége, selon lequel elle pouvait se marier a sa volonté. Et quand la fille du roi eut de son pére l’octroi de ce privilége, elle en eut grande joie. Elle fit savoir dans plusieurs parties du monde que si un gentil damoiseau voulait venir lutter avec elle et pouvait la vaincre en force, elle le prendrait pour baron. Quand cette nouvelle fut connue en maintes terres et royaumes, maints gentils hommes, je vous le dis, vinrent de maintes régions et s’essayérent contre elle ; et sachez que l’épreuve se déroulait en telle maniére comme je vous dirai. Sachez que le roi et la reine, et maintes gens, hommes et femmes, étaient en la grand’salle du palais, puis venait la fille du roi en cotte de cendal collante et trés richement brodée ; puis venait aussi le damoiseau, lui aussi en cotte de cendal. Il était convenu que si le damoiseau la pouvait vaincre — la mettre de force a terre — il l’aurait pour femme, mais si la fille au roi triomphait du valet, il perdrait cent chevaux qui seraient a la damoiselle. Elle avait ainsi gagné bien des enjeux, et le bruit courait qu’elle avait ainsi acquis plus de dix mille chevaux, car elle n’avait pu trouver nul valet ni damoiseau qu’elle ne vainquit. Et ce n’était pas merveille, car elle était si bien taillée de tous ses membres,

était si grande et si corpulente, que peu s’en fallait qu’elle ne fut géantesse. Or advint qu’aux environs de l’an 1280 de l’incarnation du Christ, vint le fils d’un riche et puissant roi, qui était trés beau et jeune, qui avait beaucoup entendu parler de la force de cette damoiselle, et efit été bien heureux de l’avoir pour épouse. I] vint avec trés belle compagnie, et amena mille chevaux fort beaux pour utter

contre la damoiselle. Et quand ce fils de roi fut venu, il dit qu’il

voulait lutter contre la damoiselle. Le roi Caidu en fut fort content,

souhaitant en son cceur qu’il edt sa fille pour femme, car il savait

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

307

qu il était fils du roi de Pumar *. Aussi fit-il dire a sa fille en secret qu’elle devait se laisser vaincre, mais elle dit qu’elle ne le ferait pour rien au monde. Et que vous en dirai-je ? Sachez qu’un jour, le roi, la reine, et

maints hommes et maintes femmes, s’assemblérent en la grand’salle et vinrent la fille du roi et le fils de roi, qui étaient si beaux et si avenants que c’était merveille a voir. Et vous dis que ce damoiseau était si fort et si puissant qu’au royaume de son pére, il ne trouvait personne qui put lui résister en force ; il se présentait donc avec la plus grande confiance. Et quand la demoiselle et le damoiseau furent au milieu de la salle, ot se tenaient autant de gens que je vous ai dit, il fut convenu que si le damoiseau était vaincu, il perdrait les mille chevaux qu’il avait fait amener spécialement pour cette épreuve. C’était un bien gros gain que mille chevaux d’un coup, mais il avait une telle confiance en sa force qu'il pensait gagner a l’instant. Et apres cet accord, le damoiseau et la demoiselle s’empoignérent, et tous ceux qui les voyaient se disaient entre eux qu’ils souhaitaient que le damoiseau vainquit, pour €étre le baron de la fille du roi, et c’est ce que voulaient aussi le roi et la reine. Et pourquoi vous ferais-je long conte ? Sachez trés véritablement qu’aprés que les deux damoiseaux se furent saisis, l’un tire 1a et Vautre ¢a, et ils firent un trés beau début ; pendant un fort long temps, aucun ne put dominer I|’autre, mais telle en fut l’issue que la fille du roi le vainquit et le jeta sous elle sur le carrelage du palais. Quand il se vit sous elle, il en eut trés grande rage et honte, et ne fit rien d’autre, quand il fut relevé, que de s’en aller aussi vite qu’il put avec sa compagnie ; il s’en retourna chez son pére, tout honteux d’avoir été battu par une fille. De telle maniére fut vaincu le fils du roi, et il perdit ses mille chevaux. Le pére et la mére de la princesse furent bien chagrinés, car ils souhaitaient la victoire du damoiseau; et je vous dirai méme qu’en toute la salle, il n’y eut personne qui ne fut faché. Je vous dirai encore que le roi Caidu mena en mainte bataille cette fille qui avait vaincu un fils de roi, et en toute la mélée, point n’y avait chevalier plus vaillant qu’elle. Et vous dis que maintes fois cette damoiselle s’en allait parmi les ennemis, prenait un chevalier

de force aussi aisément que si ce fut un oiseau, et le ramenait prisonnier vers ses gens ; et ce fait advint maintes fois. Or vous avons conté l’histoire de cette fille au roi

Caidu, et

désormais, nous laisserons ce sujet, et vous conterons d’autres

choses ; et vous conterons une grande bataille qui fut entre le roi Caidu et Argon, le fils du roi Abaga, sire du Levant, ainsi que vous pourrez ouir.

308

MARCO POLO

CCIII. —

ComMENT ABAGA ENVOYA SON FILS ARGON A LA GUERRE.

Or sachez que Abaga, le seigneur du Levant, qui est de lignée impériale, tenait maintes provinces et maintes terres qui

confinaient aux terres du roi Caidu devers l’Arbre Seul, qui au Livre d’ Alexandre est appelé l’Arbre Sec. Le vaste fleuve du Gion sépare les provinces qui forment domaine de ces rois. Et pour que le roi Caidu et ses gens ne fissent point dommage a ses hommes et a ses terres, le roi Abaga manda son fils Argon avec une grandissime quantité d’hommes 4 cheval et a pied en la contrée de l’Arbre Sec jusqu’au fleuve du Gion, et !a il demeura avec ses gens, gardant bien maintes cités et villages qui étaient aux environs. Or advint que ce roi Caidu assembla de grandes quantités de gens 4 cheval, en fit capitaine un sien fréere, nommé Barac, qui était fort sage et prud’homme, et lui dit qu’il voulait qu’il combattit Argon. Barac dit qu’il ferait son commandement et qu’il s’efforcerait de tout son pouvoir de faire dommage a Argon et ses gens. Aprés cette parole, Barac et tous ses gens, qui formaient une bien grandissime quantité, se mirent en route et chevauchérent maintes journées sans trouver aventure digne de mention, et parvinrent au fleuve du Gion, a dix milles de distance d’Argon. Et que vous en dirai-je ? Quand Argon sut que Barac était venu avec tant de monde, il s’appréta fort bien avec tous ses gens. Il ne fallut pas plus de trois jours pour que les deux camps fussent apprétés et armés : Argon avec ses gens et Barac avec les siens. Et que vous en dirai-je ? Quand ils furent bien disposés et ordonnés et que les gros tambours commencerent a sonner, ils ne firent point de délai, mais tout aussit6t se ruérent les uns sur les autres. Or peut-on voir tirer des fleches qui volent ¢a et la, 4 tel point que l’air en était si plein qu’on eit dit la pluie. Et quand les deux partis

eurent jeté toutes Jeurs fléches, et que maints hommes et maints chevaux furent occis, adonc mirent la main 4 l’épée et a la masse d’armes, et se coururent sus, commengant la bataille trés cruelle et félonesse. Ils se tranchent mains et bras, ils s’abattent les chevaux,

ils se malménent fort vilainement. Etaient si grands les bruits et les cris qu’on n’efit pas oui le Dieu tonnant, et je vous dis qu’en _peu d’heures, la terre fut toute couverte d’hommes morts et navrés a mort. Et pourquoi vous irais-je disant maintes paroles ? Sachez trés

véritablement que Barac et ses hommes ne purent tenir devant la force d’Argon, qu’il s’en alla avec ses gens et qu’ils retraversérent

LA

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DU

MONDE

309

le fleuve. Argon et ses hommes les pourchassérent et en occirent en grande quantité. Ainsi alla cette bataille : comme vous avez oui. Argon eut le dessus ; et Barac n’échappa que par puissance de son bon cheval, qui l’emporta au loin fort rapidement. Comme j’ai commencé 4 vous parler d’Argon, je vous en dirai toute la vérité : comment il fut pris, et comment il fut seigneur aprés la mort d’Abaga son pére. CCIV.



ComMMENT ARGON VA PRENDRE LA SEIGNEURIE.

Or sachez trés véritablement que, quand Argon eut gagné la bataille contre Barac et les gens du roi Caidu, peu de temps s’écoula avant qu’il ne recut la nouvelle comment Abaga son pére était mort. I] en eut grand’douleur, s’appréta avec toute son armée et se mit en route pour retourner 4 la cour de son pére et prendre la seigneurie. Mais vous dis qu’il alla bien quarante journées avant d’y arriver.

Or advint qu’un frére d’Abaga, qui avait pour nom Acmat Soldan *, et qui était devenu sarrazin, dés qu’il apprit que son frére Abaga était mort, se dit 4 soi-méme qu’il pourrait bien étre seigneur, puisque son neveu Argon était si loin. Adonc prépara une grandissime armée, s’en alla tout droit 4 la cour d’Abaga son frére, et arrivant avant Argon, prit la seigneurie et se fit seigneur. Et vous dis qu’il trouva si grande quantité de trésors qu’a peine le pourrait croire celui qui ouirait conter le montant de sa valeur. Et il en donne si largement aux barons et aux chevaliers que ce fut metveille. Et barons et chevaliers, voyant qu’Acmat Soldan leur avait donné si largement, disaient que c’était bon seigneur, et chacun d’eux l’aimait et lui voulait grand bien, disant qu’il ne voulait d’autre seigneur que lui. Acmat Soldan faisait en effet un fort bon seigneur et se rendait aimable a tout le monde ; mais toutefois, vous dis qu’il fit une vilaine chose de quoi il fut fort repris par maintes gens, car il prit toutes les femmes a son frére Abaga et les garda toutes pour lui tout seul. Et que vous en dirai-je ? Sachez que peu de temps s’écoula avant qu’il n’edt nouvelle qu’Argon venait 4 la cour de son pére avec une grandissime armée. II ne fait nul délai, ne se montre nullement ébahi, mais trés hardiment rassemble ses barons et ses gens ;

et vous dis sans erreur qu’en une semaine, il assembla une grande quantité d’>hommes 4 cheval, qui allérent trés volontiers contre Argon par amour pour le Soldan, et disaient fort couramment qu’ils

ne désiraient nulle chose au monde plus que d’occir Argon ou de le prendre et le mettre 4 grand martyre.

310

CCV.

MARCO POLO



COMMENT

ACMAT VA AVEC SON ARMEE POUR COMBATTRE ARGON.

Et quand Acmat Soldan eut apprété bien soixante mille hommes 4a cheval, ils se mirent en route pour rencontrer Argon et ses gens. Ils chevauchérent bien dix journées sans s’arréter, et au bout de ces dix journées, il recut la nouvelle qu’ Argon venait et était 4 cing journées de marche, et avait autant d’hommes que lui. Adonc Acmat fit mettre son camp en une trés grande et belle plaine et 1a dit qu’il attendrait Argon jusqu’a ce qu’il arrive, parce que ce lieu serait fort bon pour combattre gens contre gens. Et quand il eut mis son camp en bel et bon ordre, il fit assembler tous ses gens et leur parla de telle maniére: « —

Seigneurs, fait-il,etfréres, vous savez bien que, de plein

droit, je dois étre le seigneur lige de tout ce que mon frere Abaga tenait, parce que je fus le fils de son pére, et parce que j’ai toujours été avec lui pour conquérir toutes les terres et provinces que nous

tenons. I] est bien vrai qu’Argon fut fils d’Abaga mon frére, et certains voudraient peut-étre dire que c’est a lui que revenait la seigneurie. Mais, sauf le respect de ceux qui le voudraient dire, ce ne serait ni raison, ni digne chose; en effet, puisque son pére a tenu la seigneurie autant que vous savez, c’est-a-dire toute sa vie, il est

done digne que je doive l’avoir apres sa mort. Durant sa vie, il edit été juste que j’en eusse la moitié ;mais mol, par débonnaireté, je

lui laissai toute Ja seigneurie. Or, puisqu il en est ainsi que je vous ai dit, je vous prie que nous défendions notre droit contre Argon afin que le rovaume et la seigneurie nous reste, a nous tous. Car, je vous dis, que moi je ne veux que l’honneur et la renommée, et que vous en ayez le profit et avoir, et les seigneuries par toutes nos terres et provinces. « Or ne veux vous dire plus, car je sais bien que vous étes sages et que vous aimez le droit, et que vous ferez des choses qui a tous seront honneur et bien. » Il se tut et n’en dit plus. Et quand les barons, les chevaliers et les autres gens qui étaient 1a, eurent bien entendu ce qu’Acmat avait dit, ils répondirent d’une seule voix que, tant qu’ils auraient la vie au corps, ils ne la lui vendraient point et qu’ils l’aideraient contre tous les hommes du monde, et particuli¢rement contre Argon. Et ils lui disent de ne pas craindre qu’ils ne le prennent et le mettent aux mains d’Argon. Ainsi que vous avez oui discourut Acmat a ses

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DU

MONDE

311

gens et sut leur bonne volonté. IIs ne désiraient autre chose que la venue d’Argon avec ses troupes pour les combattre. Or nous laisserons Acmat et ses gens, et reviendrons 4 Argon et 4 ses hommes. CCVI.



ComMMENT ARGON PREND CONSEIL DE SES BARONS ALLER COMBATTRE ACMAT.

POUR

Or sachez trés véritablement que, quand Argon sut avec certitude qu’Acmat Il’attendait sur le champ de bataille avec une si grande multitude de gens, il en eut grande ire ; mais toutefois, il

dit 4 soi-méme que se donner mélancolie et montrer qu’il avait crainte et peur de ses ennemis pourrait trop nuire 4 sa cause, car ses gens n’en vaudraient pas mieux ; il se dit donc qu’il convenait de se montrer valeureux et hardi;

il fit semblant de ne les craindre

du tout, afin d’encourager ses gens, tout qu'il était. Immédiatement, il fit mander hommes ; et quand ils se furent assemblés son pavillon, car ils avaient mis lear camp prit la parole et parla en ces termes : « —

comme un prud’homme tous ses barons et sages en grande quantité dans en un fort bel endroit, il

Beaux fréres et amis, fait-il, vous savez certainementcom-

bien mon pére vous aimait tendrement ; tant qu’il a vécu, vous a tenus pour fréres et pour fils ; et savez aussi combien vous fites jadis en maintes grandes batailles avec lui, et comment vous [’aidates 4 conquéter toute la terre qu’il tenait. Vous savez que je suis fils de celui qui tant vous aimait, et moi-méme je vous aime tant comme mon propre corps. Et donc, puisque la vérité est comme je vous ai dit, il est bien juste et raisonnable que vous m’aidiez contre celui qui vient contre droit et raison, et qui nous voudrait faire si grand tort comme nous déshériter et nous chasser, nous et nos familles, de notre terre. Et vous savez également qu’il n’est pas de notre loi, mais l’a perdue, et est devenu sarrazin et adore Mahomet. Or voyez comment serait digne chose, qu’un Sarrazin ait seigneurie sur des Tartares. Or, beaux fréres et amis, puisqu’il y a toutes ces raisons, vous devez bien avoir le ceur et la bonne volonté de

faire ce qui convient pour éviter que ce malheur n’advienne. Aussi je prie chacun qu’il soit vaillant homme et qu'il s’efforce outre

mesure de combattre si hardiment que nous gagnions la bataille, et que la seigneurie nous reste, 4 nous et non pas a sarrazin. J’ai bon espoir que Dieu nous le fera mettre 4 mort, et certainement, chacun

doit étre assuré que nous gagnerons la bataille, parce que nous

avons droit, et nos ennemis le tort. Or ne vous dirai plus, mais Je

prie chacun qu’il pense a bien faire. » En effet, il se tut et n’en dit plus.

312

MARCO

CCVII.



POLO

CoMMENT LES BARONS REPONDIRENT A ARGON.

Et quand barons et chevaliers qui étaient la, eurent entendu les paroles qu’Argon avait dites bien et sagement, chacun se dit a soi-méme qu’il valait mieux mourir plutét que de ne pas faire de tout son pouvoir pour vaincre en cette bataille. Comme chacun se tenait coi et muet, se léve debout un grand baron et parle de telle maniere : « — Beau sire Argon, fait-il, nous savons bien clairement que vous nous avez dit vérité, et c’est pourquoi vous répondrai pour tous vos hommes qui sont avec nous pour faire cette batailie. Nous vous disons ouvertement que nous ne vous faillirons point tant que nous aurons la vie au corps, et que nous mourrons plutét que de ne pas venir au cceur de la bataille. Et nous devons étre bien sirs que nous la gagnerons, pour le grand droit que nous avons, et le tort qu’ils ont. C’est pourquoi je vous exhorte et conseille pour que nous essayons, aussi vite que nous le pourrons, d’aller trouver nos ennemis, et je prie tous nos compagnons de tant se dépenser en cette bataille, que nous fassions parler de nous par tout le monde. » Ce prud’homme se tut et n’en dit plus. Et que vous en diraije ? Sachez trés véritablement qu’aprés lui, personne ne voulut rien dire, mais tous s’accordérent avec lui, et ils ne désirérent rien d’autre que d’étre a la bataille avec leurs ennemis. Quand le lende-

main fut venu, Argon et ses gens se levérent de bon matin et se mirent en route fort désireux d’endommager l’ennemi. Ils chevauchérent tant qu’ils parvinrent en la plaine ot les ennemis étaient en leurs tentes ; ils mirent leur camp en bel et bon ordre 4 dix milles de celui d’Acmat. Et quand ils eurent dressé leur camp, Argon prit deux de ses hommes, auxquels il se fiait beaucoup, et les envoya a son oncle, et lui manda telles paroles que vous allez ouir. CCVIII.



ComMMENT

ARGON

ENVOIE

SES MESSAGERS

A ACMAT.

Quand ces deux sages hommes, qui étaient de fort grand Age, eurent la mission et le congé de leur seigneur, ils ne firent aucun délai, mais tout aussitét se mirent en route sur deux chevaux. IIs

s’en allérent tout droit au camp et descendirent devant le pavillon d’Acmat, ot ils le trouvérent en grande compagnie de barons. Is le connaissaient fort bien, et réciproquement. Ils le saluent courtoisement, et Acmat, leur faisant bonne mine, leur dit qu’ils étaient

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

313

bienvenus. II les fit asseoir en son pavillon devant lui, et quand ils furent demeurés un petit, l’un des deux messagers se leva tout debout et parla de telle maniére : « — Beau Sire Acmat, tait-il, votre neveu Argon s’émerveille

fort de ce que vous avez fait : vous lui avez ravi la seigneurie, et encore venez le combattre en bataille mortelle. Certes, ce n’est pas bien, et yous n’avez pas fait comme bon oncle avec son neveu. Donc, il yous mande par nous qu’il vous prie doucement, comme son oncle et son pere, que vous abandonniez cette mauvaise entreprise

et qu'il n’y ait entre vous ni bataille ni maux ; et il vous dit qu’il veut vous tenir pour ancien et pour pére, et que vous soyez seigneur de toute sa terre. Voila ce que votre neveu vous mande, et ce dont il vous prie par notre bouche. » Alors il se tut et ne dit plus rien. CCIX.



ComMeENT

ACMAT

REPONDIT

AUX MESSAGERS

D’ARGON.

Et quand Acmat Soldan eut entendu ce que son neveu Argon lui mandait, il répondit de telle maniére : « — Seigneurs messagers, fait-il, mon neveu ne dit rien qui vaille, car la terre est mienne et non sienne : je la conquétai aussi bien que son péere. Ainsi, dites a mon neveu que s’il veut, je le ferai grand sire et lu: donnerai assez de terres ; il sera comme mes fils, et le plus grand des barons aprés moi. S’il ne le veut, qu’il soit bien sir que je ferai de mon mieux pour le mettre a mort. Or c’est ce que je veux faire a mon neveu, et vous n’obtiendrez jamais de moi autre chose, ni un autre accord. »

A ces mots se tut Acmat, qui ne parla plus. Et quand les messagers eurent entendu ce que le soldan avait dit, ils lui dirent une autre fois : « — Ne trouverons-nous en vous d’autres sentiments que ce que vous nous avez dit ? —

Nenni, fait-i]. Autre ne me trouverez de toute ma vie. »

Les messagers, ayant oui cela, ne demeurérent plus long temps, mais se mirent en route et chevauchérent tant qu’ils fussent

revenus au camp de leur seigneur. Ils descendirent devant sa tente et dirent 4 Argon tout ce qu’ils avaient trouvé en son oncle. Et d Argon ouit ce que son oncle lui mande, il en a une grande ire, et dit si haut que tous ceux qui étaient autour de lui purent bien ouir : « — Je ne veux plus vivre, ni tenir terre aprés avoir subi de

mon oncle si grand affront et méchanceté, si jen’en prends si grande

vengeance que tout le monde en parlera ! »

_ Et aprés cette parole, il dit 4 ses barons et chevaliers : «— Il n’y a plus 4 attendre. Allons aussi tot que nous pour-

314

MARCO

POLO

rons pour mettre a mort les traitres et déloyaux. Et veux que demain matin, les assaillions et fassions notre possible pour les détruire. » Et que vous en dirai-je ? Toute la nuit, ils se munirent de tout ce qu'il leur fallait pour une bataille en plaine. Et Acmat Soldan, qui avait bien su par ses espions qu’Argon devait venir a la bataille le lendemain matin, s’appréta aussi fort bien, et admonesta ses gens de bien faire, et d’étre vaillants.

CCX.



C1

DEVISE

DE LA GRANDE BATAILLE ARGON ET ACMAT.

QUI

FUT

ENTRE

Et quand le lendemain fut venu, Argon s’arma avec tous ses gens, ordonna et disposa sa ligne de bataille fort bien et sagement et les admonesta fort doucement de bien faire. Et quand il eut ordonné toute son affaire, ils se mirent en route vers les ennemis. Et le soldan Acmat avait fait tout de méme, c’est-a-dire or-

donner et disposer ses gens, et il n’attendit point qu’Argon vint jusqu’a son camp, mais il se mit en route avec tous ses hommes bien et sagement. Et vous dis qu’ils n’allérent pas bien loin avant de rencontrer Argon et son armée. Et quand les deux grandes armées se virent, et parce qu’ils avaient grand désir de se battre, elles ne firent nul délai, mais tout aussit6t laissérent courir l’une vers l’autre. Or

peut-on voir décocher les fléches ; or les peut-on voir voler ¢a et la si serrées qu’il semblait vraiment que la pluie vint du ciel. Ils commencent la bataille trés cruelle et féroce. Or peut-on voir choir et trébucher chevaliers a terre. Or peut-on ouir la crié et les plaintes et les pleurs trés grands de ceux qui étaient chus a terre navrés a mort. Et quand ils ont jeté toutes leurs fléches, ils mettent la main a |’épée et a la masse d’armes, et se courent sus fort aprement. Ils se donnent de grandissimes coups de leurs épées tranchantes. Or peut-on voir trancher mains et bras et épaules et tétes. La criéetles bruits étaient si grands qu’on n’etit pas ouile Dieu tonnant. Car sachez que cette bataille fut commencée sous un mauvais signe pour les deux partis ; car sachez que maints prud’>hommesy moururent, et que maintes dames en seront pour toujours en pleurs et en larmes. Et pourquoi vous ferais-je long conte ? Sachez pour vrai qu’Argon fit fort bien ce jour-la, fit de fort grandes prouesses et fréquemment donne a ses gens exemple de bien faire. Mais tout cela ne lui servit 4 rien, car chance et fortune lui furent si contraires que la défaite et la déconfiture se tournérent contre lui ; quand ses

hommes ne purent plus tenir, ils prirent la fuite et s’en allérent

autant qu’ils purent. Acmat et ses gens les pourchassérent, en occirent assez et leur firent trés grand dommage. Et vous dis qu’en

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

315

cette chasse fut pris Argon. Et tant t6t quils l’eurent pris, ils ne poursuivirent plus leur chasse, mais s’en retournérent 4 leur camp et 4 leurs tentes, réjouis et gais outre mesure. Acmat fit enferrer son neveu et le fit garder fort bien, mais comme il était homme de grande luxure, cet Acmat se dit 4 soi-méme qu’il s’en voulait aller a la Cour pour prendre du bon temps avec toutes les belles dames qu’il y avait. Il laisse un grand melic * seigneur de toute l’armée et lui confie la garde d’Argon, disant qu’il soit gardé aussi précieusement que son propre corps ; et il dit 4 son melic de rentrer a la Cour a petites journées pour ménager ses gens. Le mélic dit que son commandement sera bien fait. Adonc Acmat s’en va en grande compagnie et se met en route pour aller a la Cour. Ainsi que je vous !’ai dit, partit Acmat de son armée et en laissa seigneur ce mélic que je vous ai conté.Et Argon, lui, resta enferré et si dolent qu’il voulait mourir. CCXI.



ComMMENT ARGON FUT PRIS ET COMMENT Ss’ACCORDERENT POUR QU’IL SOIT LIBERE.

LES BARONS

Or advint que un grand baron tartare, qui était de fort grand age, eut grand’pitié d’Argon, et se dit 4 soi-méme que c’était 4 eux grand mal et grande déloyauté que de tenir leur seigneur prisonnier. Il se dit qu’il ferait de tout son pouvoir pour qu’il soit délivré. Adonc il ne fit point de délai, mais sur le champ s’en alla trouver maints autres barons et leur dit comment ils faisaient grand mal en tenant prisonnier leur seigneur lige, et qu’ils feraient fort bien de le délivrer et d’en faire leur seigneur comme de raison. Et quand les autres barons eurent entendu ce qu’il leur proposait, le connaissant pour un des plus sages hommes qui fussent 1a, et sachant bien qu’il disait la vérité, ils tombérent d’accord avec lui et lui dirent qu’ils acceptaient volontiers. Et quand ils furent convenus, Boga, celui qui avait fait cette proposition, et avec lui Elcidai, ‘Togan, Tegana, T'agaciar, Oulatai et Samagar *, se rendirent a la tente o' Argon était tenu prisonnier. Et quand ils y furent venus, Boga, le plus ancien et le chef de cette affaire, parla le premier de telle manicre : « — Beau sire Argon, fit-il, nous savons tout net que nous avons fait mal de vous prendre. Aussi, nous vous disons que nous voulons rentrer dans le droit chemin, c’est a dire que nous vous

voulons délivrer, et que vous soyez notre seigneur lige comme vous Pétes de plein droit. »

Alors se tut Boga, qui ne dit plus rien.

316

MARCO

CCXII.



Commetnt

POLO

ARGON

FUT

DELIVRE.

Quand Argon eut entendu ce que Boga avait dit, il crut tout véritablement que c’était la dérision, et répondit, fort courroucé et

dolent : « — Beaux seigneurs, fit-il, vous faites trés grand péché en vous moquant de moi. Ne vous suffit-il pas de m’avoir fait si grand tort, de m’avoir pris et de me tenir enferré, vous qui devriez me tenir pour votre seigneur ? Certes vous connaissez bien que vous faites grand mal et grand péché ; et pour cela, vous prie d’aller votre chemin et de ne plus vous moquer de mol. » « — Beau sire Argon, fait Boga, sachez trés véritablement que nous ne plaisantons nullement. 'Tout cela est bien vrai, et nous te le jurons sur notre loi. » Adonc jurent tous les barons qu’ ils le tiendront pour seigneur. Et Argon, lui, jure qu’il ne leur gardera pas rancune et ne leur fera pas expier de l’avoir pris, et qu’il les aimera tout aussi chérement qu’etit fait Abaga son pére. Et quand ces serments furent faits en telle maniére que vous avez oui, adonc ils le désenferrérent et le tinrent pour leur seigneur. Et Argon dit : « — Que l’on tire des fléches en ce pavillon, tant que le melic qui me tenait prisonnier, et qui était seigneur de cette armée, soit mort. »

Aprés cette parole, on ne fit nul délai, mais tout aussitét furent tirées maintes fléches en ce pavillon, par quoi le melic fut occis. Et quand tout fut fait, Argon prit Ja seigneurie ; il commanda, comme seigneur, ce qu’il voulut, et il fut obéi de tous. Et sachez que celui que nous avons nommé melic, et qui fut occis, avait pour nom Soldan *, et était le plus grand sire aprés Acmat. C’est de cette maniére qu’Argon recouvra la seigneurie, comme Vous avez oul.

CCXIII.



Comment ARGON EUT LA SEIGNEURIE.

Quand Argon vit qu’il était bien seigneur de tout, il commanda d’aller 4 la Cour avec toute l’armée, espérant pouvoir

prendre Acmat grace 4 une arrivée soudaine. Ils ne firent done nul délai, mais se mirent en route pour retourner a la Cour. Or advint un jour qu’Acmat étant 4 la Cour dans le palais principal et faisant grande féte, il vint un messager qui lui dit :

LA

« —

DESCRIPTION

DU

MONDE

317

Sire, vous apporte nouvelles, non point, certes, telles que

je voudrais, mais mauvaises durement ; or sachez que les barons ont délivré Argon et le tiennent pour seigneur, et ont occis Soldan,

votre cher ami. Et vous dis qu’ils s’en viennent aussi vite qu’ils peuvent pour vous prendre et occir. Faites donc ce que vous croirez qui soit le meilleur. » Alors se tut ce messager, qui ne dit plus rien. Et quand Acmat eut entendu cela, le connaissant pour son bon féal, il en devint si ébahi et eut si grand’peur qu’il ne sut que faire ni que dire ; mais toutefois, comme un homme hardi et vaillant qu’il était, parla, et

dit 4 celui qui lui avait apporté cette nouvelle, qu’ilne soit si hardi qu’il en parle 4 homme vivant ; et celui-ci dit qu’il obéirait bien A son commandement.

Tout aussit6t, Acmat

monte A cheval avec

ceux en qui il se fiait le plus, et se met en route pour aller chez le soudan de Babylonie *, ow il croyait sauver sa vie. Et nul ne savait

ow il allait fors ceux qui étaient d lui.

Et quand il fut allé six journées, il arriva 4 une passe étroite telle qu’il ne pouvait aller par un autre lieu que par celui-ci. Celui que la gardait reconnut bien que c’était Acmat, et qu’il fuyait. Il se dit a lui-méme qu’il le prendra ; et il le pouvait bien faire, car Acmat n’avait guére de gens. Et sachez que tout se passa comme Vimaginait celui qui gardait la passe, car il le prit incontinent. Et Acmat lui crie merci, qu’il le laisse aller, et lui offre un grand trésor.

Mais l’autre, qui aimait Argon de grand amour, dit que tout ¢a ne vaut rien, et qu’il ne prendrait pas tout le trésor du monde qu’il ne le mit en les mains d’Argon, de son seigneur. Et que vous en dirai-je? Celui qui gardait la passe, quand il edt pris Acmat, il ne fit nul délai, mais forme aussitét une fort bonne compagnie et se met en route pour aller 4 la Cour, menant Acmat avec lui, et le gardant si bien qu’il ne put fuir. Ils chevauchent tant sans s’arréter qu’ils parviennent a la Cour, ot ils trouvent Argon qui y était depuis trois jours seulement, et avait grand’ire, car il croyait que Acmat s’était échappé. CCXIV.



ComMENT

ARGON FIT OCCIR ACMAT SON ONCLE.

Et quand ce gardien de la passe fut venu devant lui et cut amené Acmat, il en eut si grande joie qu’il ne la pouvait avoir plus grande. Il dit 4 son oncle qu’il était mille fois malvenu, et qu’il ferait de lui ce que la raison voulait qu’on fit. Il ordonne donc qu’on |’éte de sa vue, et commande, sans prendre conseil 4 nul autre, qu’il soit occis et détruit dans son corps. Et celui 4 qui Argon commande cette tiche prend Acmat et l’emméne en tel lieu qu’il ne fut jamais vu. Et ce n’est pas merveille, car il le fit occir, et fitjeter son corps en tel lieu qu’il ne fut jamais vu. 22

318

MARCO POLO

En telle maniére comme vous avez oui, alla l’affaire d’Argon et de son oncle Acmat. CCXV.



COMMENT LES BARONS FONT HOMMAGE A ARGON.

Et quand Argon eut fait tout ce que vous avez oui, il fut dans le palais principal, et, ayant toute la seigneurie, tous les barons jadis soumis 4 son pére Abaga vinrent de toutes parts lui faire hommage, comme ils doivent faire 4 leur seigneur, et tous lui obéirent tout comme ils doivent faire. Et aprés qu’Argon eut bien la seigneurie, il manda Cagan son fils, bien avec trente mille hommes a cheval, 4]’Arbre Sec, c’est-a-dire la contrée, pour garder

sa terre et ses gens. En telle maniére comme vous avez oui, Argon recouvra sa seigneurie, et sachez que Jésus-Christ. Et Acmat Argon régna six ans. Et, maladie, mais on dit fort CCXVI.



COMMENT

ce fut en l’an 1286 de l’incarnation de Soldan tint la seigneurie deux ans, et au bout de six ans, Argon mourut de sa bien qu’il mourut d’un breuvage.

QUIACATU PRIT LA SEIGNEURIE MORT D’ARGON.

APRES

LA

Et quand Argon fut mort, un sien oncle, qui était par le sang frére d’Abaga son pére, et avait nom Quiacatu, tant t6t qu’Argon fut mort, prit la seigneurie, et il pouvait bien le faire, puisque Cacan était aussi loin que l’Arbre Sec. II est bien vrai que, quand Cagan sut comment son pére était mort et comment Quiacatu avait pris la seigneurie, il eut bien grande ire de la mort de son pére, mais plus grande ire ne pouvait ira bien en vengeance

encore de ce que son oncle avait pris la seigneurie. Et il partir de la par crainte de ses ennemis. Mais il dit qu’il temps et lieu, en telle maniére qu’il en tirera aussi bien que son pére d’Acmat. Et que vous en dirai-je ?

Quiacatu tient la seigneurie et tous lui obéissent, fors seulement

ceux qui étaient avec Cacan. Il prend les femmes d’Argon, son neveu, et les garde pour soi. Il prenait bien grand plaisir avec les dames, car il était homme de trés grande luxure. Et que vous en dirai-je ? Quiacatu tint la seigneurie deux ans, et au bout des deux ans, il se mourut, car sachez qu’il fat dépéché par breuvage.

LA DESCRIPTION DU MONDE

CCXVII.



CoMMENT

319

BAIDU PRIT LA SEIGNEURIE APRES LA MORT DE QUIACATU.

Quand Quiacatu fut mort, Baidu *, qui était son oncle et était

chrétien, prit,la seigneurie, et ce fut en l’an 1294 de l’incarnation du Christ. Baidu tint la seigneurie, et toutes les gens lui obéissaient, fors seulement Cacan et son armée. Et quand Cacan sut comment

Quiacatu était mort et comment Baidu avait pris la seigneurie, il eut grande ire dela mort de Quiacatu, parce qu’il ne pouvait plus en tirer vengeance, mais il dit bien que de Baidu, il prendra une telle

vengeance que tout le monde en parlera; et il se dit 4 lui-méme que désormais, il ne voulait plus demeurer 1a, mais tomberait sur Baidu pour le mettre a mort. Adoncs’appréte avec tous ses gens et se met en route pour retourner et pour prendre la seigneurie. Et quand Baidu sut avec certitude comment Cagan lui venait sus, il assemble, lui aussi, une grande quantité de gens, s’appréte et fait bien dix journées de marche a sa rencontre. La, il met son camp et attend Cagan et ses gens pour les combattre ; et il prie bien ses gens, et les admoneste de bien faire. Et pourquoi vous ferais-je long conte ? Sachez trés véritablement qu’il ne se passa pas plus de deux jours depuis I’arrivée de Baidu que Cacan et tous ses gens y fussent venus aussi. Et vous dis en vérité que le jour méme commenga la bataille trés cruelle et féroce, mais il ne put tenir longtemps contre les forces de Cacan, et notamment parce qu’aprés le début de la bataille, maint des hommes qui étaient avec Baidu, se tournérent vers Cagan et combattirent contre Baidu ; ce pour quoi Baidu fut déconfit, et méme occis ; Cacan gagna donc la bataille, et fut sire et maitre de tous. Car, quand il eut gagné la bataille, et mis 4 mort Baidu, il s’en

retourna a Ja Cour et prit la seigneurie ; et tous les barons lui firent hommage et lui obéirent comme 4 leur seigneur lige. Ce fut alors que Cacan commenga a régner et eut la seigneurie, en l’an 1294 de Vincarnation de Jésus-Christ. En telle maniére comme vous avez oui alla toutel’affaire depuis Abaga jusqu’A Cacan. Et encore sachez qu’Ulau, qui conquit Baudac et qui fut frére de Cublai, le Grand Can, fut le premier de tous ceux que je vous ai nommésci-dessus, carilfut le pére d’Abaga;

et Abaga fut le pére d’Argon ; et Argon fut le pére de Cagan, qui régne de nos jours. Or, puisque nous avons conté de cette Tartarie du Levant, nous la laisserons et retournerons encore 4 conter de la Grande

320

MARCO POLO

Turquie, ainsi comme vous pourrez ouir clairement. Mais au fait, il est vrai que nous vous avons conté de cette Grande Turquie, et raconté en détail comment Caidu fut roi ; nous n’avons donc plus rien 4 en dire. Nous en partirons donc, et vous conterons des provinces et des gens qui sont vers Tramontane. CCXVIII. — CI DEVISE DU ROI CONCI, QUI EST VERS TRAMONTANE.

Or sachez que vers Tramontane est un roi appelé Conci *. I est tartare, et tous ses gens tartares conservent la véritable loi tartare, qui est fort grossiére. Mais du moins, ils la maintiennent telle que l’eurent Cinghis Can et les autres vrais Tartares ; et vous en dirai quelque chose. Tous ces Tartares sont idolatres ; or sachez qu’ils font un de leur dieu de feutre et lappellent Natigai, et lui font aussi une épouse ; et ces deux dieux, Natigai et son épouse, sont, disent-ils,

les dieux de la terre, qui leur gardent leurs bétes et leurs grains et tous leurs biens terrestres. Ils les adorent, et quand ils viennent a manger quelque bonne nourriture, ils en oignent la bouche a leur dieu, et disent alors qu’il a mangé. Mais ils ménent bien vie comme de bétes. Le roi Conci n’est soumis 4 personne, et il est vrai qu’il est de la lignée de Cinghis Can, c’est-a-dire du lignage impérial, et il est proche parent du Grand Can. C’est un roi qui n’a ni cité ni village, mais ils demeurent toujours sous la tente en grandes plaines, et en grandes vallées, et en grandes montagnes, selon les saisons. Ls vivent de bétes et de lait. Ils n’ont aucune espéce de grains. Ce roi a beaucoup de sujets, mais il ne fait guerre ou bataille avec personne ; mais tient tous ses gens en grande paix. Ils ont grandissimes quantités de bestiaux : ce sont chameaux, chevaux, beufs, brebis

et autres bétes. Ils ont grandissimes ours tout blancs, qui sont longs de plus de vingt paumes, renards tout noirs et fort grands, et anes sauvages, belettes grosses comme

des chats, et hermines en

grande abondance, ces bétes dont on fait les précieuses fourrures dont je vous ai conté qu’un manteau d’homme vaut mille besants. Ils ont vair en abondance, et rats de Pharaon, qu’ils attrapent en été en telles quantités qu’ils ne mangent guére autre chair, car ils sont grands chasseurs. Bref, ils ont assez de toutes bétes sauvages,

parce qu’ils vivent eux-mémes en lieu sauvage et fort éloigné. Et encore sachez trés véritablement que ce roi posséde une contrée inhabitée, pareille 4 un désert, sur les confins de son royaume, et telle que nul cheval n’y peut aller, ni aucun autre animal gros et lourd comme le beeuf, l’4ne, ou le chameau, parce que c’est un pays ow il y a maints lacs et fontaines, ce qui rend la

région trés marécageuse ; en raison du froid excessif, il y a presque

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

321

toujours de la glace assez épaisse pour que les bateaux ne puissent passer, mais non point assez forte pour supporter lourdes voitures ou gros animaux. Dans tout le reste de la plaine, autour des lacs,

il y a tant de glace et de fange et de boue, qu’on ne peut voir nul chemin ov puissent passer une charrette ou une grosse béte de somme, et un cheval n’y peut aller. Cette contrée si mauvaise dure treize journées. Mais comme il y a une telle multitude de toutes les fourrures de prix, dont se fait grand commerce et se tire grand profit, les gens de cette province ont trouvé un reméde pour que les marchands et commercants d’autres contrées puissent venir jusqu’d eux: a la fin de chaque étape est un hameau ow y a plusieurs maisons de bois posées sur le sol ; les hommes qui apportent et recoivent les marchandises, et les marchands qui vont en cette province pour faire leur profit peuvent y confortablement loger ; et dans chacun de ces hameaux est une maison qu’ils nomment une poste, ou logent tous les messagers qui vont par la province. A chacune de ces postes y a bien quarante gros chiens, un peu moins grands que des Anes, accoutumés et dressés 4 tirer, tout comme les beeufs de chez nous, et ils tirent des tratneaux pour mener les messagers d’une poste a l’autre ; et vous dirai comment. Or sachez que, parce que pendant ces treize journées, les chevaux ne peuvent aller 4 cause de la glace ou de la boue, car elles sont entre deux montagnes, en une grande vallée, et qu’une charrette 4 roues ne pourrait non plus aller, parce qu’elle s’enfoncerait dans la boue ou déraperait sur la glace, ils ont fait faire des traineaux qui n’ont pas de roues, sont faits en bois trés léger et plat et lisse par dessous, dont les bouts se relévent en forme de demicercle, en telle maniére qu’ils peuvent aller sur la glace, la boue et la fange ; et comme les chiens sont forts et habitués a ce travail, et

comme on n’y met point de grosses ou lourdes charges, ces chiens les tirent sans peine sur la boue sans qu’ils s’y enfoncent trop. Ces traineaux, il y en a bon nombre en notre pays, et notamment chez ceux qui vivent dans les montagnes et chez bien d’autres, qui vivent a la campagne, car c’est sur eux qu’on porte le foin et la paille Vhiver, quand il y a grande pluie et fange épaisse. Et sur ces traineaux, se met une peau d’ours, et puis y monte un messager. Ceux qui sont chargés des traineaux, harnachent six chiens, de ces

grands que je vous ai contés, deux par deux, en bon ordre, pour tirer le traineau. Ces chiens, nul ne les méne, mais ils vont tout droit jusqu’a l’autre poste et trainent le traineau fort bien par la glace et par la fange. Et ainsi vont d’une poste a l’autre. Et il est bien vrai que celui qui garde la poste monte aussi sur un traineau et se fait mener A chiens, et ce1ui-ci méne les chiens par la voie la plus

directe et la meilleure. Quand les voyageurs sont arrivés 4 la poste

suivante, ils trouvent

encore

des chiens, un traineau et un autre

guide tout préts qui Jes emménent plus loin ; ceux qui viennent

322

MARCO

POLO

d’arriver retournent en arriére. Ainsi va-t-on ces treize journées, toujours mené par des chiens. Et je vous dis trés véritablement que les hommes qui demeurent dans ces vallées et en ces montagnes pendant ces treize journées, sont grands chasseurs, car ils prennent maintes bétes de prix, de quoi ils ont grand profit et grand gain: zibeline, et hermine, et vair, et ercolin *, et renard noir, et maints autres animaux de prix, de quoi se font les pelleteries précieuses et de grande valeur. Ils ont des piéges et les placent de telle maniére que nulle béte ne peut échapper. Mais vous dis aussi qu’ils ont leurs maisons sous la terre a cause de la grande froidure, et sous terre demeurent toujours. Autrement, ils auraient grand’peine a subsister, et ne sont point beaux hommes. Il n’y a rien d’autre qui mérite mention, ce pour quoi nous en partirons, et vous parlerons d’un lieu oti régne toujours l’obscurité. CCXIX.



CI DEVISE

DE LA

PROVINCE

D’OBSCURITE.

Il est vrai que bien loin au-dela de ce royaume, encore vers Tramontane, est une province qui est appelée la Vallée de l’Obscurité *, et l’on peut dire qu’elle est bien nommée, parce qu’en tout temps il y fait sombre, sans soleil, ni lune, ni étoiles ; la plus grande

partie de l’année, il y fait aussi obscur que chez nous au crépuscule du soir, lorsqu’on y voit et n’y voit point. C’est 4 cause de l’épais brouillard qui s’y étend toujours, et n’est jamais ni détruit ni chassé. Les gens n’ont seigneur, ils sont incultes et barbares, et vivent comme bétes ; ne sont méme pas sous autre seigneur. Toutefois, il est vrai que les Tartares, qui sont leurs voisins et vivent fort prés d’eux, y vont parfois en cette maniére que je vous dirai, pour saisir et voler leurs bétes et autres biens ; et ils leur font beaucoup de tort. Ces Tartares, donc, comme I’obscurité et le trouble de l’air les empécheraient de savoir comment revenir dans leur pays, y viennent sur juments qui ont poulains, et laissent ces poulains a la frontiére, les faisant surveiller par des gardiens qu’ils postent a Ventrée de cette région. C’est parce que les juments, 4 la fin du voyage, reviendront vers leurs fils et, grace a l’odeur de ces poulains savent mieux les voies que ne savent les hommes. Les Tartares y entrent donc ainsi sur ces juments en laissant les poulains dehors,

et ils dérobent tout ce qu’ils trouvent. Et quand ils ont bien dérobé

dans le pays des ombres, quand ils veulent retourner aux régions de lumiére, ils laissent 4 leurs juments la bride sur le cou et les laissent aller ot elles veulent. Elles, en hennissant, retournent a

leurs poulains et elles savent fort bien les voies. Voila comment elles raménent leur cavalier d’un lieu d’ou il ne saurait revenir lui-méme.

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

323

Et ces gens ont grandissimes quantités de peaux de grande valeur, car ils ont zibelines qui sont de si grande valeur comme je vous ai dit ; ils ont hermines ; ils ont ercolins, et vair, et renard noir, et maintes autres pelleteries codteuses. Ils sont tous trés bons

chasseurs, et amassent tant de ces peaux que c’est merveille ; elles valent méme mieux que celles des Tartares, et c’est pourquoi ils les leur dérobent. Et vous dis que les peuples voisins, qui vivent dans la lumiére, leur achétent toutes ces peaux, car les gens qui demeurent en l’obscurité les leur apportent |’été, 4 la lumiére, et les leur vendent. Et vous dis que les marchands qui leur achétent ces peaux en tirent trop grand gain et grand profit. Et vous dis que ces gens sont fort grands et bien faits de tous leurs membres, mais toujours trés pales et sans couleurs, ce qui vient de l’absence de lumiére du soleil. Et vous dis que la grande Rosie confine au bout de cette province, par lequel, m’a-t-on dit, certaines de ces peaux entrent en la province de Rosie. Il n’y a plus rien qui mérite mention, ce pour quoi nous en partirons et irons de l’avant. Tout d’abord, vous dirons de la province de Rosie. CCXX.



CI DEVISE DE LA PROVINCE DE ROSIE ET DE SES GENS.

Rosie * est une grandissime province vers Tramontane., IIs sont chrétiens et suivent la loi grecque. Is ont plusieurs rois et ont langage 4 eux. Ce sont des gens fort rudes, mais fort beaux, les hommes commes les femmes, car ils sont tout blancs et blonds. II

y a maintes fortes entrées et fortes passes ; ils ne payent tribut a personne, fors parfois 4 un roi du Ponant, qui est tartare et qui a pour nom Toctai * ; ils sont, en effet, ses voisins et ont leur fron-

tiére commune

avec lui vers le Levant. C’est donc a lui quils

payent tribut, mais ne donnent guére. Ce n’est point la une terre de commerce, quoiqu’ils aient vraiment beaucoup de précieuses fourrures et de grande valeur: zibeline, hermine, vair, ercolin et

renard en abondance, qui sont parmi les plus belles et les meilleures du monde. Ils ont bien de la cire. Et vous dis qu’ils ont maintes argentiéres, d’ou ils tirent assez d’argent. Il n’y a rien d’autre qui mérite mention, ce pour quoi nous partirons de Rosie et vous parlerons de la Grande Mer, des cités et des provinces qui l’environnent et quels gens y vivent, comme vous pourrez ouir clairement.

Et commencerons par Constantinople. Toutefois vous conterons auparavant d’une province qui est entre Tramontane et Grande Ourse. Or sachez qu’en cette contrée est une province appelée Lac *, qui confine 4 la Rosie. Ils ont roi et

sont chrétiens et sarrazins. Ils ont assez de bonnes pelleteries, que les marchands emportent en maintes autres régions. Ils vivent de

324

MARCO POLO

commerce et de métiers. I] n’y a rien d’autre qui mérite mention, ce pour quoi nous en partirons et vous parlerons des autres,

Mais je veux encore vous conter sur la Rosie une chose que

javais oubliée. Or sachez trés véritablement qu’en Rosie se trouve le plus grand froid qui soit au monde, et qu’on n’y échappe qu’a grand’peine. On ne rencontre un froid aussi intense en aucune autre région du monde. Et s’il n’y avait pas les nombreuses ¢*uves qu’il y a, les gens ne pourraient éviter de mourir de froid. M2is il y a vraiment beaucoup d’étuves, que font pieusement batir les nobles et puissants, juste comme, chez nous, ils font batir des hépitaux. A ces étuves, tous les gens, 4 tout moment, peuvent se précipiter si besoin est. Le froid est parfois si intense que des hommes, en allant chez eux, ou d’un lieu a l’autre pour leurs affaires, quand ils ont quitté une étuve, ils sont quasi gelés avant d’étre arrivés a la suivante, bien qu’elles soient si fréquentes et si rapprochées qu’a ce qu’on dit, il n’y a pas entre elles plus de soixante pas. Ainsi donc, quand un homme en quitte une bien réchauffé, il est gelé 4 mesure qu’il avance vers l’autre, mais il y entre bien vite et s’y réchauffe ; bien réchauffé encore, il repart et va jusqu’a la suivante, ow il se réchauffe de nouveau ; et ainsi de suite jusqu’a ce qu’il soit arrivé chez lui, ou 4 l’endroit quelconque ot il voulait aller. D’ailleurs, ils vont toujours courant, afin que d’une étuve, ils atteignent rapidement la prochaine sans avoir été trop gelés. Et il arrive trés souvent

qu’un homme qui n’est pas bien vétu, ou ne peut aller assez vite

parce qu’il est vieux, ou de constitution et de complexion plus faible que les autres, ou parce que sa maison est vraiment trop loin, tombe 4 terre, gelé par la trop grande froidure avant d’avoir atteint l’étuve suivante, et il se mourrait 14. Mais des passants le ramassent aussitét, l’emmeénent a une étuve et le dévétent ; 4 mesure qu’il se réchaufte, ses fonctions se rétablissent et il revient a la vie. Ces étuves sont faites de telle fagon: elles sont faites de grosses poutres placées en carré lune au-dessus de lautre, et ajustées ensemble au point qu’on ne peut rien voir entre l’une et Vautre ; les joints sont trés bien tamponnés avec de l’argile ou autre chose, de sorte que ni vent ni froid ne peuvent entrer nulle part. A la partie supérieure du toit, s’ouvre une fenétre, par ou sort la fumée quand on y fait du feu pour réchauffer les gens. On y tient des biiches en grande abondance, dont on met bon nombre au feu en grandes piles ; et quand elles brilent et font de la fumée, on ouvre la fenétre d’en haut et la fumée sort par la. Mais quand elles ne font plus de fumée, on referme cette fenétre d’un feutre trés épais ; il demeure de grosses braises qui tiennent I’étuve trés chaude. Plus bas, c’est-a-dire dans le mur de I’étuve, il y a une fenétre fermée par un feutre trés bon et trés épais ; ils ouvrent cette fenétre s’ils veulent avoir de la lumiére et si le vent ne souffle pas ; mais si le vent souffle et qu’ils veuillent avoir de la lumiére, ils ouvrent la

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

325

fenétre d’en haut. Quant a la porte par ot !’on entre, elle est également de feutre. Telle est la maniére dont ces étuves sont faites. Tout homme noble ou riche a sa propre étuve. Toutes les maisons sont bien closes, pour se défendre du froid.

Nous vous dirons maintenant une certaine coutume qu’ils ont. Sachez qu’ils font avec du miel et du panic un vin trés parfait qui est appelé cervoise ; et de cette cervoise, ils font de grandes beuveries comme je vais vous dire : ils se réunissent en grandes compagnies, hommes et femmes ensemble, surtout les nobles et les magnats, par trente, quarante, ou méme cinquante, ot sont les

maris, les femmes et les enfants. Chaque compagnie se donne un roi ou Capitaine, et des régles : par exemple, si quelqu’un dit un

mot inconvenant, ou fait une chose contre la régle, il sera puni par

le chef désigné. Et puis, il y a des hommes qu’on peut bien nommer aubergistes, qui tiennent cette cervoise en vente. La compagnie va donc 4 la taverne, et passe toute la journée en beuverie, beuverie

quils nomment straviza *. Mais le soir, les aubergistes font le compte de la cervoise qui a été engloutie, et chacun paye la part qui lui revient, ainsi qu’A sa femme et a ses enfants, s’ils étaient la.

Et quand ils sont a ces straviza ou beuveries, ils se font avancer de Vargent sur leurs enfants par les marchands étrangers, et notamment de Gagarie *, de Soldanie et autres lieux des environs. Iis dépensent cet argent 4 boire, et c’est ainsi qu’ils vendent leurs

enfants. Mais les dames qui demeurent tout un jour a ces beuveries, ne s’éclipsent pas pour aller pisser ; leurs suivantes leur apportent de grosses éponges, et les leur glissent dessous si furtivement que les autres gens nes’en apercoivent pas. L’une d’elles semble causer avec sa maitresse, tandis qu’une autre lui glisse l’éponge, et ainsi, la maitresse pisse assise dans l’éponge ; ensuite, la suivante retire l’éponge toute pleine. Et ainsi elles pissent n’importe ow elles veulent. Nous vous dirons aussi une chose qui s’est passée la-bas. Un jour qu’un homme, avec sa femme, quittait une de ces beuveries pour revenir

chez lui le soir, sa femme s’accroupit pour pisser. Mais voila qu’en raison du froid épouvantable, les poils de son entre-cuisses gélent et se prennent en bloc avec l’herbe. La pauvre femme, ne pouvant plus bouger a cause de la douleur, se met a crier au secours, Son mari qui était trés saoul, mais néanmoins fort marri du malheur de sa femme, se met 4 quatre pattes et commence a souffler, espérant

fondre cette glace de la chaleur de son haleine. Mais pendant qu’il

soufflait, l’humidité de son haleine géle aussi, et voila que les poils

de sa barbe se prennent a leur tour avec ceux de l’entre-cuisses ; et

voila que, lui non plus, il ne peut plus bouger a cause de la douleur affreuse. Et il faut qu’il demeure ainsi courbé en deux. Pour qu’ils pussent partir de 1a, il fallut que des gens passassent et cassassent la glace.

326

MARCO POLO

Les grosses piéces de monnaie de ces gens-la sont des barres d’or longues d’un demi-pied, qui valent peut-étre chacune cing sous de grossi *. Quant aux petites piéces, elles sont tétes de martre *, C’est une si grande province qu’elle dure jusqu’éa la mer Océane,

et vous

dis qu’ils ont en cette mer bien des iles, en

lesquelles naissent maints gerfauts, et maints faucons pélerins, exportent vers plusieurs pays du monde. Et vous dis que de en Noroech *, il n’y a guére de chemin, et s’il n’y avait pas ce froid, on y pourrait aller fort vite ; mais 4 cause de ce grand il s’en faut qu’on y puisse aller facilement.

qu’ils Rosie grand froid,

Or nous laisserons tout cela, et vous conterons de la Grande

Mer, comme je vous ai dit ci-dessus. I] est bien vrai qu’il y a maints marchands et autres gens qui la connaissent, mais il y en a encore davantage qui ne la connaissent pas. C’est pour eux qu'il fait bon de le mettre en écrit ; et nous le ferons, et commencerons

tout premiérement par l’embouchure nople. CCXXI.



CI DEVISE

et le détroit de Constanti-

DE LA BOUCHE

DE LA GRANDE

Mer.

Sur la bouche de l’entrée de la Grande Mer, du cété du Ponant, est une montagne qui est appelée le Far *. Mais apres tout, bien que nous ayons commencé a parler de Ja Grande Mer, nous regretterions de le mettre par écrit, parce que maintes gens le savent par coeur. Et pour cela nous laisserons cela, et commencerons a parler d’une autre chose ; et vous dirons des Tartares du Ponant et des seigneurs qui y régnent. CCXXIJI. —

CI DEVISE DES SEIGNEURS DES 'TARTARES

DU PONANT.

Le premier seigneur des Tartares du Ponant fut un nommé Sain * qui fut trés grand roi et puissant. Ce roi Sain conquit une partie de la Rosie, la Comanie *, I’Alanie *, Lac, Mengiar *, Cic *, Gutia * et la Gagarie : toutes ces terres et provinces furent conquises par le roi Sain. Avant qu’il ne les conquit, elles étaient toutes aux Comans, mais elles ne se tenaient pas ensemble et ne formaient point d’unité ; c’est pour cela qu’ils perdirent leurs terres et furent chassés par le vaste monde ; ceux qui ne le furent pas et qui y sont encore furent tous réduits en servage par le roi Sain, Aprés le roi Sain régna le roi Batu * ; apres Batu, le roi Berca, et aprés Berca régna le roi Mongutemur * ; et aprés Mongutemur régna le roi Totamongu * ; et apres Totamongu régna Toctai, qui régne de nos jours.

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

327

Or nous avons conté les rois des Tartares du Ponant. Et aprés conterons une grande bataille qui edt lieu entre Ulau, le seigneur du Levant, et Berca, le seigneur du Ponant ; nous vous dirons encore la raison de cette bataille, et comment

elle advint, et en

quelle maniére. CCXXIII. — Ci DEVISE DE LA GUERRE QUI S’ELEVA ENTRE ULAU ET BERCA, ET DES BATAILLES QUI EURENT LIEU ENTRE EUX.

I] fut vrai qu’en I’an 1261 de l’incarnation du Christ, survint une grande discorde entre le roi Ulau, seigneur des 'Tartares du Levant, et Berca, roi des T'artares du Ponant ; et cela advint 4 cause

d’une province qui confinait 4 1’un et 4 l’autre, car chacun la voulait pour soi, et nul ne la voulait abandonner 4 |’autre, car chacun

pensait avoir grand et bon droit. Ils se défi¢rent mutuellement A la guerre et chacun dit qu’il irait la prendre et qu’il voudrait bien voir qui s’y opposerait. Et quand ils se furent défiés, chacun fit assembler tous ceux qui étaient a lui, et fit de si grands préparatifs qu’a peine en vit-on de pareils. Sachez en effet que chacun s’efforga outre son pouvoir pour avoir le dessus dans I’affaire. Et sachez qu’aprés s’étre défiés, il n’alla pas six mois que chacun ait assemblé au moins trois cent mille hommes a cheval fort bien munis de tout pour la bataille selon leurs usages. Et quand tout fut bien prét, Ulau, le sire du Levant, se miten

route avec tous ses gens. Ils chevauchérent maintes journées sans trouver aventure digne de mention, et allérent tant qu’ils arrivérent en une grande plaine qui est entre les Portes de Fer et la mer de Saray *. En cette plaine, mit son camp en bel et bon ordre,

et vous dis trés véritablement, qu’il y avait maints riches pavillons

et maintes riches tentes. Vraiment, c’était bien 14 camp de riches hommes. I] dit qu’il attendrait ]4, pour voir si Berca et ses gens y viendraient ; ils demeurérent donc 14 pour attendre leurs ennemis. Et sachez que ce lieu ot ils campérent, est juste aux confins entre un peuple et l’autre.

Mais laissons Ulau et ses gens, et revenons a Berca et a ses gens.

CCXXIV.



CoMMENT BERCA ET SON ARMEE MARCHERENT CONTRE ULau.

Or sachez trés véritablement que, quand le roi Berca eut fait tous ses appréts et rassemblé tous ses gens, sachant qu’Ulau s’était mis en route avec toutes ses armées, il dit

que désormais, il

risquerait de trop attendre ; adonc ne fit plus de délai, mais se mit en route 4 son tour. Et ils firent toutes leurs étapes jusqu’a ce qu’ils

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MARCO

POLO

fussent parvenus en la grande plaine ou étaient les ennemis ; et ils mirent leur camp en bel et bon ordre a dix milles de celui d’Ulau. Et vous dis trés véritablement que ce camp était bien aussi beau que celui d’Ulau, et aussi riche, car je vous dis en vérité que, qui eit vu les pavillons de drap d’or et de sole, et les riches tentes, ett bien pu dire que jamais ne fut vu plus beau camp et plus riche. Et avait bien plus de gens qu’ Ulau, car sachez sans nul mensonge que Berca avait bien trois cent cinquante mille hommes 4 cheval, et quand ils furent sous la tente, ils se repos¢rent deux jours entiers. Le troisiéme jour, Berca fit un discours a ses hommes et leur parla en telle maniére : «— Beaux seigneurs, fait-il, vous savez certainement que depuis que j’en suis venu a gouverner ma terre, je vous ai aimés comme fréres et fils. Et vous savez aussi que bien d’entre vous ont déja été en maintes grandes batailles avec moi, et qu’une grande partie des terres que nous tenons, vous m’avez aidé a les conquérir. Vous savez encore que tout ce que j’ai est aussi bien vétre que mien. Puisque telle est la vérité, chacun se doit efforcer outre son pouvoir de maintenir notre honneur ; et jusqu’ici, nous l’avons bien fait. Or, savez que ce grand et puissant Ulau veut nous combattre et a tort. Et puisque ainsi est vérité, qu’il a tort et que nous avons droit avec nous, chacun doit se tenir pour assuré que nous gagnerons la bataille. Et encore vous devez vous rassurer en pensant que nous avons plus de gens qu’ils n’en ont ; car nous savons certainement qu’ils n’ont que trois cent mille hommes 4 cheval, tandis que nous en avons trois cent cinquante mille, aussi bons qu’eux, et méme meilleurs. Or donc, beaux seigneurs, pour toutes ces raisons que je vous ai dites, vous voyez tout clairement que nous serons les vainqueurs de la bataille. Et puisque nous sommes venus

de si loin uniquement pour faire cette bataille, je veux que nous la fassions d’ici trois jours. Allons-y si sagement et en si bon ordre que notre affaire aille de mieux en mieux. Et je prie chacun, autant que je puis, que vous soyez vaillants hommes, et que nous fassions tant a cette occasion que tout le monde nous redoute a l’avenir. Or ne vous veux dire plus, fors que je prie chacun a’étre bien prét au jour nommé, de penser a bien faire, et d’étre un vaillant homme. » Alors se tut Berca, qui ne parla plus pour cette fois. Mais nous laisserons la Berca et ses hommes, vous ayant bien conté une partie de leur affaire, et vous conterons d’Ulau et de ses gens, comment ils se comportérent quand ils surent que Berca et

ses hommes étaient venus tout prés.

LA

CCXXV.

—-

DESCRIPTION

COMMENT

DU

MONDE

ULAU PARLA

329

A SES GENS.

Or dit le conte que, quand Ulau sut certainement comment Berca était venu avec si grandissime armée, il assembla encore son conseil, composé d’une grande quantité de bons hommes. Et quand il les vit tous assemblés, i] prit la parole et parla en telle maniére: « — Beaux fréres, fils et amis, tait-il, vous savez qu’en toute ma vie, vous m’avez servi et aidé. Jusqu’a ce jour, vous m’avez

aidé 4 gagner maintes batailles, et il n’en fut aucune que nous n’ayons gagnée. Ainsi, nous sommes venus jusqu’ici pour combattre ce grand Berca. Et je sais bien, c’est ta vérité, qu’il a autant de gens que nous, et plus, mais ils ne nous valent pas. Car vous dis

véritablement que s’ils étaient deux fois plus de gens qu’ils ne sont, avec les bons soldats que nous avons, nous les mettrions en déroute et en déconfiture. Et parce que nous savons par nos espions qu’ ils viendront a la bataille d’ici trois jours, de quoi j’ai grande joie, je prie donc chacun qu’1l se tienne bien prét ce jour-la, et qu’il pense a bien faire ainsi que c’est notre coutume. IJ n’y a qu’une chose que seulement je vous veuille rappeler : mieux vaut mourir sur le champ de bataille pour maintenir son honneur, s’il ne peut en étre autrement, que d’étre mis en déconfiture. Chacun se conduira donc de telle sorte que notre honneur soit sauf, et que nos ennemis soient déconfits et morts. » Ulau se tut 4 ce moment. En telle maniére comme vous avez oui, parlérent ces deux grands seigneurs ; on attendit que le jour de la bataille fut venu, et chacune des parties appréta du mieux qu’elle put toutes les choses qu’on savait pouvoir lui étre nécessaires. CCXXVI.



Cr

DEVISE DE LA GRANDE BATAILLE LIEU ENTRE ULAU ET BERCA.

QUI

EUT

Quand fut venu le jour fixé pour la bataille, Ulau se leva de bon matin et fit armer tous ses gens ; il ordonna et disposa ses batailles du mieux qu’il sut, comme un sage homme qu’il était. Et vous dis trés véritablement qu’il fit trente batailles, chacune de dix mille hommes a cheval ; car sachez, comme je vous ai dit, qu’il pouvait bien avoir trois cent mille hommes 4 cheval. Il mit a cha-

cune bon conducteur et bon capitaine. Et quand il eut disposé et ordonné bien et sagement son affaire, il commanda a ses escadrons de chevaucher en avant vers |’ennemi. Et ses gens firent son com-

330

MARCO

POLO

mandement, car ils se mirent aussitét en route au petit pas, et firent la moitié de la route entre les deux camps. La, ils s’arrétérent et attendirent que l’ennemi vint 4 la bataille. Dans cette posture, ils attendaient comme vous avez oui. En face, le roi Berca se leva, Je méme matin, avec toutes ses

gens, ils s’armérent et se préparérent fort bien ; sachez qu'il ordonna et disposa ses batailles bien et sagement, et en fit trentecinq, car il mit en chacune, tout comme Ulau, dix mille hommes a4 cheval, avec bons conducteurs et bons capitaines. Et quand Berca eut tout terminé, il commanda 4 ses escadrons de chevaucher en avant, ce qu’ils firent bien et sagement, car ils allérent au pas jusqu’a ce qu’ils fussent 4 un demi-mille des ennemis. Et quand ils y furent, ils s’arrétérent un moment, puis s’avancérent encore vers eux, et les gens d’ Ulau vinrent 4 leur rencontre.

Et que vous en dirai-je ? Quand les deux armées se trouvérent a deux portées d’arbalétes lune de l'autre, elles s’arrétérent de nouveau, et l’on disposa les escadrons ot ils étaient restés. La plaine était la plus belle et la plus vaste qu’on put trouver au voisinage comme fort loin; de grandissimes quantités de chevaliers y pouvaient combattre. Et certes, il était bien utile que cette plaine fut aussi belle et aussi vaste, parce qu’a peine se combattirent jamais autant de gens sur un méme champ de bataille. Car sachez sans aucun mensonge qu’ ils étaient bien six cent cinquante mille hommes 4a cheval, et c’étaient 14 parmi les plus puissants hommes du monde: c’étaient Ulau et Berca. Et vous dis qu’ils étaient proches parents, car ils étaient tous deux de la lignée impériale de Cinghis Can. CCXXVII.



ENCORE

SUR

LA

BATAILLE

D’ULAU

ET DE

BERCA.

Et quand ces deux grands rois, avec toutes leurs troupes, furent un peu demeurés aussi proches que je vous ai dit, comme on n’attendait plus que de commencer la bataille, et qu’ils désiraient fort entendre résonner le tambour, il ne s’écoula guére de temps avant que le tambour commenga 4 sonner. Et tant tét qu’ils ouirent sonner le tambour, ils n’attendirent plus, mais tout aussité6t se coururent sus. Ils mirent la main a l’arc, encochérent les fléches, et tirérent chacun vers les ennemis. Or peut-on voir voler de part

et d’autre les fléches en tel nombre qu’on ne pouvait plus voir le

ciel. Or peut-on voir maints hommes choir morts A terre et maints

chevaux aussi. Et devez bien croire qu’il n’en pouvait étre autrement, puisque a la fois étaient tirées tant de fléches. Et pourquoi vous ferais-je long conte ? Sachez trés véritablement qu’ils ne cessérent d’en tirer tant qu’ils en eurent en leurs carquois, et que la terre était toute couverte d’hommes morts et navrés 4mort.

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

331

Et quand ils eurent tiré toutes leurs fléches, ils mirent main 2 l’épée et a la masse d’armes, se coururent sus et se donnérent de

grandissimes coups. Ils commencent une bataille si cruelle et féroce que c’était une pitié 4 voir. Or peut-on voir couper mains, et bras, et tétes. Or peut-on voir trébucher hommes et chevaux morts a terre. Car il en mourut tant que cette bataille commenga sous un mauvais signe, car 4 peine put-il en mourir jamais autant sur un champ de bataille. La crié et le tumulte étaient si grands qu’on n’eit oui le Dieu tonnant. Et vous dis sans erreur que l’on ne pouvait aller que sur le corps d’hommes morts, car la terre en était toute couverte et vermeille de sang. Car je vous dis trés véritablement qu’il y avait long temps que ne fut au monde une telle bataille ou si grande quantité d’hommes morts. Si grands étaient les pleurs et la crié de ceux qui étaient chus a terre et navrés a mort et ne se pouvaient relever, que c’était une pitié 4 voir. Et certes cette bataille commenga de malheur pour un parti comme pour l’autre, car maintes

dames

en furent veuves,

et maints enfants

orphelins. Ils montrérent bien 4 cette occasion qu’ils ne se voulaient nul bien, mais qu’ils étaient ennemis mortels. Et le roi Ulau, qui était trés prud’homme et puissant guerrier, fit si bien en cette bataille qu’il montra bien qu’il était homme digne de tenir terres et de porter couronne. II fit de grandes prouesses et paya de sa personne et réconforta beaucoup ses gens quand ils virent que leur seigneur faisait si bien et si vaillamment. I] donna du cceur 4 chacun, et l’ardeur de bien faire. Et sans erreur, ce fut grande merveille d’armes ; tous ceux qui le voyaient en étaient ébahis, amis comme ennemis, car ilne semblait pas homme, mais foudre et tempéte. En telle maniére comme vous avez oui, se conduisit Ulau en la

bataille. CCXXVIII.



ComMMmMeENT

BERCA

SE

CONDUISIT

VAILLAMMENT.

Et du roi Berca, je vous dirai aussi comment il se conduisit. Or sachez trés véritablement qu’il fit fort bien et se conduisit fort vaillamment ; car certes, il fit si bien qu’il mérite les louanges de tout le monde. Mais sa prouesse ne servit 4 rien en ce jour, parce que ses gens étaient tant morts, blessés ou abattus a terre, qu’ils ne pouvaient plus tenir. Et quand la bataille eut duré jusqu’a vépres, adonc le roi Berca et ses gens ne purent plus tenir, mais il fallut qu’ils quittassent de force le champ de bataille. Et que vous en dirai-je ? Quand ils ne purent plus tenir, ils se prirent 4 fuir aussi vite qu’ils purent pousser leurs chevaux. Et quand Ulau et ses gens virent leurs ennemis en fuite, ils les suivirent et les pourchassérent, les abattant et les tuant. Ils leur causérent de si grandes pertes que

332

MARCO

c était une pitié A voir. Mais

POLO

quand ils eurent mené la chasse un

bout de temps, ils ne les pourchassérent plus, et s’en retournérent a leurs pavillons. Ils se désarmérent, et les blessés se firent laver et

bander. Ils étaient si las et recrus que nul d’entre eux n’avait plus grand besoin de reposer que de combattre. Cette nuit donc, las et fourbus, ils se reposé¢rent. Quand le lendemain fut venu, Ulau commanda que tous les corps morts fussent brilés, les ennemis comme les amis, et son commandement fut bientét exécuté. Et aprés que tout fut fait, le roi Ulau s’en retourna en son pays avec tous ses gens rescapés de la bataille ; car sachez bien que pour acheter cette victoire, beaucoup de ses hommes moururent ; mais sans erreur, de ses ennemis, en mourut bien davantage ; car si grand fut le nombre de ceux qui

moururent a cette bataille qu’a peine le pourrait croire celui qui louirait conter. in telle maniére, comme vous avez oui, alla l’affaire de cette

bataille, et ainsi vainquit Ulau. Or nous laisserons 4 présent Ulau et ce sujet, et vous conterons d’une bataille qui eft lieu entre les Tartares du Ponant, ainsi que vous pourrez entendre clairement. CCXXIX.



ComMMENT

'TOTAMONGU PONANT.

FUT SIRE DES 'TARTARES DU

Il fut vrai qu’au Ponant, le sire des 'Tartares qui avait pour nom Mongutemur mourut au cours du temps, et que la seigneurie revenait A 'Tolobuga ”, qui était jeune bachelier. Mais ‘Totamongu, qui était un homme fort puissant, occit 'Tolobuga avec l'aide d’un autre roi des 'l'artares, qui avait pour nom Nogai *. En telle maniére comme vous avez oui, ‘Totamongu s’empara de la seigneurie avec l’aide de Nogai. Il régna quelque temps, mais pas longtemps. Adone mourut Totamongu, et Toctai, qui était fort sage et prud’homme, fut élu seigneur et eut la seigneurie. C’est donc lui qui régna et eut la seigneurie de 'l’otamongu. Or advint que, dans l’intervalle, deux

fils de ce 'Tolobuga, qui avait été occis, avaient grandi, et étaient

devenus des hommes bien en état de porter les armes. Ils étaient sages et prudents. Ces deux fréres, les fils de Tolobuga, se prépa+ rérent ainsi qu’une trés belle compagnie, se mirent en route et

allérent 4 la cour de 'Toctai. Et quand ils y furent, ils le saluérent courtoisement et sagement, et restérent 4 genoux devant Lui. 'Toctai leur dit qu’ils étaient les trés-bienvenus et les fit relever debout.

Et quand les deux damoiseaux furent debout, le plus Agé des deux prit la parole et parla en telle maniére ; «—

Beau sire Toctai, la raison pour laquelle nous sommes

venus devant vous, vous la dirai du mieux que je pourrai. Il est vrai,

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

333

comme vous savez, que nous sommes fils de l’olobuga, qu’occirent

Totamongu et Nogal. De T’otamongu, je n’ai rien A dire, puisqu’il est mort ; mais de Nogai, nous demandons justice, et vous prions

que vous nous fassiez rendre raison, comme un seigneur équitable que vous étes, de ce qu’il a occis notre pére. Et nous vous prions que vous le fassiez venir devant vous, et que vous nous rendiez justice sur lui de la mort de notre pére. Telle est la raison pour laquelle nous sormmes venus a votre Cour, et ce que nous vous prions de faire. »

Alors se tut le damoiseau, qui ne dit plus rien. CCXXX.



Comment TOCTAI FIT MANDER NOGAIL POUR LA MORT DE 'TOLOBUGA.

Quand Toctai eut entendu ce que l’enfant avait dit, et sachant

bien que c’était la vérité, il lui répondit et dit : « —

Bel ami, fit-il, tu me demandes

que je te rende raison de

Nogai; je le ferai trés volontiers. Nous le isthe venir 4 notre Cour

par devant moi, et en ferons tout ce que le droit comportera. » Adonc Toctai envoie deux messagers 4 Nogai, et lui mande

qu’il vienne 4 sa Cour pour rendre raison aux fils de Tolobuga de Ja mort de leur pére. Et quand les messagers curent conté cette nouvelle 4 Nogai, il en fit gorge chaude et dit aux messagers qu'il nirait mie. Les messagers, quand ils eurent la réponse de Nogai, ils

partirent et se mirent en route, et chevauchérent jusqu’a ce qu’ils fussent revenus 4 la Cour de leur seigneur. LA, ils lui content comment Nogai lui mande qu’il ne viendra de nulle maniére. Quand Toctai eut entendu ce que Nogai lui mande, i] en eut grand dépit, et dit si haut que tous ceux qui l’entouraient l’ouirent : « —

Si Dieu m’aide, fit-il, ou bien Nogai viendra par devant

moi pour rendre raison aux fils de Tolobuga, ou bien j’irai contre

lui avec tout mon peuple pour le détruire. » Adonc ne fit nul délai, mais tout aussit6t envoya deux autres messagers, avec les paroles que vous ouirez. CCXXXI.



Comment

TOCTAI ENVOIE SES MESSAGERS A NOGAL

Les deux messagers 4 qui Toctai avait confié cette besogne se mirent en route et chevauchérent tant qu’ils furent venus 4 Ja cour de Nogai. Ils allérent 4 lui et le saluérent bien et courtoisement ; et

_ Nogai leur dit qu’ils étaient les bienvenus. Ensuite l'un des messagers prit la parole et parla en telle maniére :

ss

@ — Beau sire, fit-il, Toctai vous mande que si vous ne venez -4sa Cour pour rendre raison aux fils de Tolobuga, il marchera sur ‘

24

334

MARCO POLO

vous avec tous ses gens et vous fera tout le dommage qu’il pourra

et en vos biens et en votre personne. Considérez donc bien ce que

vous voulez faire, et le lui mandez par nous. »

Quand Nogai eut entendu ce que Toctai lui mandait, il en eut

grand dépit et répondit au messager en telle maniére : « — Seigneurs messagers, fit-il, or retournez trouver votre seigneur, et encore lui dites de ma part que je redoute fort peu sa guerre. Dites-lui encore que, s’il marche contre moi, je n’attendrai pas qu’il entre en ma terre, mais que j’irai 4 sa rencontre

4 mi-

chemin. Or c’est ce que je mande, et que je réponds a votre sire ! » Alors il se tut et ne dit plus rien. Quand Jes messagers eurent entendu ce que Nogai leur avait dit, ils ne demeurérent plus, mais se mirent aussit6t en route, et chevauchérent tant qu’ils fussent parvenus a la Cour de leur seigneur, lui content tout ce que Nogai lui mande, et qu’il dit que peu lui chaut sa guerre, et qu’il ira 4 sa rencontre plus de la moitié du

chemin. Et quand Toctai eut tout entendu, et vit que la guerre ne pouvait manquer, il ne fit nul délai, mais tout aussit6t manda ses messagers par maints endroits 4 tous ceux qui lui étaient soumis, pour leur faire enjoindre de s’appréter a aller contre le roi Nogai. Et que vous en dirai-je ? Il fit les plus grands préparatifs du monde. Del’autre cété, quand Nogaisut avec certitude que Toctailui venait sus avec tant de gens, il fit aussi fort grands préparatifs, mais non pas aussi grands comme Toctai, parce qu’il n’avait pas tant de gens et de pouvoir. Mais toutefois, les fit bien grands et puissants. CCXXXII.



ComMMeEntT ToctTAal ALLA A LA RENCONTRE DE NoGat.

Quand le roi Toctai fut bien prét, il partit et se mit en route avec tous ses gens, et sachez trés véritablement qu’il emmenait bien deux cent mille hommes a cheval. Ils firent tant d’étapes, sans trouver aventure digne de mention, qu’ils parvinrent a la plaine de Nerghi *, qui était trés grande et belle ; il y mit son camp pour attendre Nogai, car il savait que celui-ci venait tant qu’il pouvait a la bataille. Et sachez bien en vérité que les deux fils de Tolobuga étaient venus avec une fort belle compagnie d’hommes 4 cheval pour venger la mort de leur pére. Mais nous laisserons 1a Toctai et ses gens, et nous tournerons vers Nogai et ses hommes. Or sachez trés véritablement que, quand Nogai sut que Toctai était en route et qu’il lui venait sus, il ne fit nul délai, mais avec

tous ses gens se mit en campagne, et sachez qu’il avait bien cent

cinquante mille hommes a cheval, fort bons et vaillants, nettement

meilleurs hommes d’armes que ceux de Toctai. Et que vous en

i

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

335

dirai-je ? I] ne se passa pas deux jours, aprés l’arrivée de Toctai en cette plaine, qu’il y vint 4 son tour avec tous ses gens, et mit son camp en bel et bon ordre a dix milles de celui des ennemis. Et quand le camp fut dressé, on put voir maints beaux pavillons de drap d’or et de soie, et maintes belles tentes. C’était bien le camp d’un riche roi, et celui de Toctai n’était ni moins beau ni moins riche, mais davantage, car il y avait de si riches pavillons et riches tentes que c’était une merveille 4 voir. Et quand ces deux rois furent venus en cette plaine de Nerghi, ils y séjournérent pour étre frais et reposés le jour de la bataille. CCXXXIII.



Comment

TocTar

PARLA

A SES GENS.

Le roi 'T'octai assembla ses gens, leur fit un grand discours et leur parla en telle maniére : « — Seigneurs, fit-il, nous sommes venus jusqu’ici pour combattre le roi Nogai et ses hommes, et nous avons grandement raison de le faire. Car vous savez que toute cette haine et toute cette rancune sont advenues de ce que Nogai n’a pas voulu rendre raison aux fils de Tolobuga. Et certes, puisqu’il fait fi du droit, 11 convient que cette bataille voie notre victoire, et qu’il soit mort et détruit. Pour cette raison, chacun de vous doit avoir confiance et bon espoir

de vaincre les ennemis. Mais toutefois, vous prie autant que je puis, que chacun soit vaillant homme et s’efforce de tout son pouvoir pour que nous détruisions les ennemis et les mettions 4 mort. » Alors il se tut et ne dit plus rien. Mais de l’autre cété, le roi Nogai fit son discours et parla ainsi que vous ouirez. «— Beaux fréres et amis, fit-il, vous savez que nous avons

déja gagné maintes grandes batailles et avons déja eu affaire avec maintes armées plus redoutables, dont nous sommes venus a bout. Et donc, puisque telle est la vérité, comme vous le savez vous-

mémes, vous devez bien compter que nous gagnerons cette bataille. Et encore, nous avons pour nous le droit, et eux, ils ont tort. Car

vous savez bien que 'Toctai, bien que n’étant pas mon seigneur, m’a miandé pour que je me rendisse devant lui faire raison a d’autres. Or ne veux vous en dire plus, fors que je prie chacun de penser a bien faire, afin que nous nous comportions si bien en cette bataille que nous en fassions parler 4 tout le monde, et que nous et nos descendants soyons redoutés 4 tout jamais. » Alors se tut le roi Nogai, qui ne dit plus rien. Et aprés que ces deux rois eurent tenu leur discours, ils ne firent nul délai, mais le lendemain s’apprétérent et se disposérent. fort bien. Le roi Toctai fit vingt batailles, et 4 chacune mit bon con-

ducteur et bon capitaine. Et le roi Nogai fit quinze batailles, car en

—_-

336

MARCO

POLO

chacune 1] mit dix mille hommes a cheval, et y mit bon capitaine et bon conducteur. Et que vous en dirai-je ? Quand les deux rois eurent bien disposé et ordonné leurs gens, ils se mirent tous deux en route et chevauchérent I’un vers J’autre tant qu’ils turent venus a portée d’arbalete ; et 1a s’arréterent et demeurérent ; mais ils n’y demeurérent pas bien longtemps, car le tambour commenga a sonner. Et quand le tambour eut sonné, adonc coururent les uns vers les autres, les fléches encochées, et commencérent 4 les tirer.

Or peut-on voir voler les fléches de part et d’autre ; elles étaient en si grande multitude que c’était merveille a voir, car les airs en étaient couverts comme de pluie. Or peut-on voir chevaux et chevaliers choir a4 terre, morts ou navrés a mort. La crié et les larmes étaient

fort grandes. Et quand ils ont tiré toutes les fléches, et qu’ils n’en avaient plus 4 tirer, ils mettent main 4 l’épée et a la masse d’armes, se courent sus et se donnent de grandissimes coups. Ils commencent une mélée trés cruelle et féroce ; ils se coupent mains, et bras,

et épaules, et téte. Or peut-on voir choir a terre des chevaliers morts et navrés. Lacrié et le tumulte, et le choc des épées, étaient si grands que l’on n’eiit pas oui le Dieu tonnant. I y eut tant de morts qu’il n’en mourut guére autant en une autre bataille, mais sans erreur, les hommes de Toctai moururent plus que ne faisaient ceux de Nogai, car ces derniers étaient nettement meilleurs hommes d’armes que ceux de Toctai. Et vous dis trés véritablement que les deux fils de Tolobuga firent trés bien en cette bataille et firent de grandes prouesses d’armes, car ils s’efforcérent de tout leur pouvoir de venger la mort de leur pére ; mais ce fut en vain, car c’eit été trop grande chose que de mettre le roi Nogai 4 mort. Et que vous en dirai-je ? La bataille était si cruelle et féroce qu’elle commenga sous mauvais signe, car de grandes quantités d’ hommes étaient, le matin, sains et vifs, qui furent occis en cette bataille ; et maintes dames étaient mariées, qui par cette bataille devinrent veuves ; et ce ne fut pas merveille, car c’était vraiment une trop mauvaise bataille. Et le roi Toctai s’efforca de tout son pouvoir de maintenir ses gens et son honneur, et il fit maintes grandes prouesses d’armes ; et certes, il fit si bien qu’il mérite d’étre loué par tout le monde. I] se jeta parmi les ennemis comme s’il ne se souciait nullement de sa mort. Il frappe a droite et 4 gauche, il va dispersant les gens, et les prend. JI fit de telle sorte que ce fut pour beaucoup grand dommage, et amis et ennemis ; ce fut dommage pour les ennemis, parce qu’il en occit bon nombre de sa main ; et dommage pour les amis, parce que, le voyant si bien faire, ils prenaient courage et hardiesse, couraient sus aux ennemis, et se mettaient a faire des choses dont ils tombaient morts et occis.

;

LA

CCXXXIV.



DESCRIPTION

ComMMENT

DU

MONDE

LE ROI NOGAI LAMMENT.

SE

337

CONDUISIT

VAIL-

Et du roi Nogai, vous dis autre chose ; car sachez trés véritablement qu’il fit si bien ce jour qu’il n’y eut personne, dans les deux armées, qui fit aussi bien, et sans erreur, il eut le pas et le prix de toute 1a bataille. Il se jetait parmi les ennemis aussi hardiment comme fait le lion parmi les bétes sauvages. II allait abattant et tuant, et faisant trop grands dommages. II se mettait en la plus grande presse qu’il voyait, et la dispersait ¢a et 14, comme si ce fussent 14 menues bétes. Et ses hommes, voyant leur seigneur faire de telle maniére, s’efforcérent de tout leur pouvoir ; ils couraient sus aux ennemis fort aprement et leur faisaient de trop grands maux. Et pourquoi vous ferais-je long conte ? Sachez trés véritablement que les gens de Toctai s’efforcérent tant qu’ils purent de maintenir leur honneur, mais ce fut en vain, car ils avaient affaire,

a des gens trop bons et trop forts. Ils avaient tant souffert, qu’ils virent clairement que, s’ils demeurent davantage, ils sont tous morts. C’est pourquoi, quand ils virent qu’ils ne pouvaient plus tenir, ils prirent la fuite autant qu’ils purent, et le roi Nogai et ses hommes les allérent pourchassant et tuant, et en firent trop grand carnage. En telle maniére comme vous avez oui, Nogai gagna la bataille, et vous dis qu’il mourut bien soixante mille hommes de part et d’autre, mais le roi Toctai s’échappa, et les deux fils de Tolobuga

en réchappérent aussi.

Mais vous devez savoir que pour cette campagne, le roi 'T’octai n’avait point assemblé toute la force dont il était capable, car il croyait vraiment déconfire Nogai avec celle qu’il avait réunie, puisque Nogai était venu 4 la bataille avec une armée d’un quart plus petite que la sienne. Et pourtant, comme vous avez oui, les gens de Nogai, étant plus vaillants et plus accoutumés aux armes que ceux de Toctai, celui-ci eut le dessous dans l’affaire et fut complétement défait. C’est pourquoi par la suite, le roi Toctai rassembla toutes ses forces, jeta son armée au complet contre le roi Nogai, et le vainquit et l’occit avec ses quatre fils, qui étaient hommes trés vaillants et éprouvés. Et ainsi, il tira vengeance de la mort de Tolobuga.

Or, vous avez oui tous les faits qu’il était possible de conter

sur les Tartares et les Sarrazins, sur leur vie et sur leurs coutumes,

338

MARCO POLO

et sur maintes autres contrées qui sont de par le monde, selon que nous avons pu les visiter et les connaitre, fors que nous n’avons rien dit nirien conté de la Grande Mer, ni des provinces qui l’entourent, bien que nous les ayons toutes vues. J’ai donc omis d’en parler parce qu’il me parait superflu de parler de choses qui peuvent étre inutiles et sans intérét et de celles que d’autres connaissent bien, puisqu’il y a tant de gens qui les parcourent et y naviguent chaque jour, comme

on sait bien que font Vénitiens, Génois, Pisans et

maintes autres gens ; ils font si souvent le voyage que chacun sait ce qu'il y a la-bas ; je me tairai donc et ne vous en dirai rien. Vous avez appris notre départ, c’est-a-dire comment nous quittames le Grand Can, au début de ce livre, dans un chapitre qui raconte la peine et la difficulté qu’eurent Messire Mafeo, Messire Nicolo et Messire Marco a demander leur congé au Grand Can ; et ce chapitre montre comment la fortune nous servit pour notre départ. Or sachez bien qu’en l’absence de ce favorable événement, nous aurions éprouvé toutes les peines et difficultés du monde a le quitter, de sorte que je crois que ne serions jamais revenus en notre pays. Mais je pense que notre retour a été voulu par Dieu, pour que

les choses qui sont au monde puissent étre connues. Car, ainsi que Vavons dit au premier chapitre de ce livre, n’y eut jamais aucun homme, ni Chrétien, ni Sarrazin, ni Tartare, ni Paien, qui ait

jamais visité d’aussi vastes régions du monde que ne le fit Messire Marco, fils de Messire Nicolo Polo, noble et grand citoyen de la cité de Venise. DEO

GRATIAS.

AMEN.

NOTES Pages

I

Vent-Grec : Ce terme, qui sert sur la Méditerranée 4 nommer le vent du Nord-Est, est employé ici par extension pour désigner l’orientation vers le Nord-Est. Tramontane: Ce mot vient de litalien tramontana, « Nord », « étoile du Nord », du latin trans montes, « au dela des monts (= des Alpes) » ; désignant le Nord, il servit également 4 nommer I]’étoile polaire qui, avant la découverte de la boussole, servait seule de guide aux navigateurs. Grand Kaan : Le titre de Grand Kaan, qui se présente aussi sous la forme de Grand Kan ou de Grand Can, fut porté par les souverains mongols 4 partir du régne d’®geedéi, fils de Gengis-khan, tant que subsista le principe de l’empire mongol unitaire ; en fait, il fut effectivement porté par Guyuk, fils d’Ggcedéi, ainsi que par Mongka, fils de Tolui ; par Khoubilai son frére, et par le petit-fils de ce dernier, Témur ; le titre fut encore porté par les souverains mongols de Chine, mais ne fut plus qu’un titre honorifique, l’empire mongol s’étant désagrégé, Gengis-khan ne porta jamais ce titre qui lui fut attribué 4 titre posthume parce que ses descendants le portérent, mais il se désigna toujours sous le titre de khan, soit kan ou can si |’on adopte la transcription de Marco Polo. Comme le titre est donné sous toutes ces formes dans le texte, nous avons adopté celui de Grand Kaan au début, dans ce qui constitue le prologue, et nous avons unifié la transcription en Grand Can dans la plupart des cas, conservant seulement kaan lorsqu’il fait suite au nom d’un empereur. Les titres de kan et de kaan sont trés anciens et remontent aux Avars du Iv® et v® siécle ; c’est un titre d’origine probablement turco-mongole, dont le sens est encore discuté ; auparavant les souverains des peuples nomades de la Haute Asie portaient le titre de chan-yu qui

est d’origine sogdienne, donc indoeuropéenne ; il apparait dés avant Pére chrétienne pour désigner les souverains des Hiong-nou en lesquels il faut peut-étre voir les Huns des historiens occidentaux.

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Baudoin, Empereur de Constantinople : Fils de Pierre de Courtenay et d’Yolande de Hainaut, sceur de Baudouin, comte de Flandre et

premier empereur de Constantinople. Il naquit dans cette ville vers 1217 1261, prise gia a

et mourut vers 1273 ; il régna sur l’Empire Latin de 1228 a

date a laquelle il dut s’enfuir de Constantinople, lors de sa par Michel VIII Paléologue, empereur de Nicée ; il se réfuNégrepont, puis se retira en Italie.

Messire Ponte de Venise gouvernait Constantinople: Aprés la prise de Constantinople, et durant toute la période que dura |’Empire Latin (1204-1261), les Vénitiens exercérent 4 Constantinople et dans les mers grecques une hégémonie navale et commerciale indiscutée. Le représentant de Venise dans la capitale, recut le nom de podestat et occupa dans la hiérarchie de l’>Empire Latin une place trés importante faisant de lui le second personnage de |’Empire ; en effet il n’était pas seulement le chef de importante colonie locale, mais le gouverneur de toutes les possessions vénitiennes de Romanie. Venise acquit ainsi une prépondérance absolue vis-a-vis des Pisans et des Génois, et il fallut la chute de Empire Latin pour que ces derniers se retrouvent sur pied d’égalité avec elle. Grande Mer: Ce nom servait a désigner au Moyen Age la Mer Noire qui était également désignée sous cette appellation a cette époque.

Soldanie: Comptoir vénitien en Crimée, sur la Mer Noire, a louest de Caffa ; connue également sous le nom de Soldaia ou Soudak, cette ville appartint d’abord 4 l’Empire byzantin, puis échut a Empire de Trébizonde aprés la prise de Constantinople par les Francs en 1204 ; prise une premieére fois par les Mongols en 1223, elle le fut une seconde fois par ceux-ci en 1239. Sans doute dans la seconde partie du x1lII® siécle, les Vénitiens y installérent un comptoir qui exportait les pelleteries de la Russie septentrionale, le poisson salé de la Mer d’Azov et de la Volga, le blé de la Russie méridionale, les soieries et les épices provenant de |’Asie Orientale et les esclaves destinés 4 étre vendus aux Mamelouks. En 1287, elle fut gouvernée par un consul, mais elle devait étre prise par les Mongols peu aprés, car en 1323, le pape Jean XXII se plaignait dans une lettre adressée au souverain de la Horde d’Or, CEzbék, que les Chrétiens avaient été chassés et les églises converties en mosquées. Le 19 juillet 1365, les Génois, sous le consulat de Bartolomeo di Jacopo, ’enlevérent aux Mongols ; les fortifications de la ville furent achevées en 1414, mais la prise de Constantinople par Mahomet II en 1453, lui porta un coup terrible ; elle résista pendant prés de vingt ans, mais, en 1475, elle fut prise et la population déportée. Barca Kaan: 'Troisitme fils de Djcetchi, fils ainé de Gengiskhan ; il succéda 4 son frére ainé Batou, mort en 1255, aprés que le fils de ce dernier, Sartakh, désigné pour lui succéder, fat mort peu aprés 1255, et que le fils de Sartakh, Oulakhtchi, son successeur naturel, fat mort, sans doute en 1257. Il régna donc entre 1257 et 1266, date a laquelle il mourut. C’est sous son régne que I’Etat mongol qui comprenait une partie de l’actuelle Russie et de la Sibérie Occidentale, prit le nom de Horde d’Or. Berké donna une orientation imprévue a cet Etat en se convertissant 41’Islamisme,

entrainant dans sa conversion une partie de ses sujets. Il entra alors

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en rapports avec les puissances musulmanes encore indépendantes, en particulier avec l’Egypte ; son alliance avec les Mamelouks permit aux Musulmans de se ressaisir et d’arréter définitivement la conquéte mongole en Asie Occidentale. Il mourut sans enfants et laissa son tréne 4 un descendant de Batou, Mangou-Témur. II ne porta jamais le titre de kaan. Bolgara : Ancienne capitale des Bulgares de la Volga, dont les ruines furent connues d’une fa¢on scientifique dés le xvilI® siécle ; située dans la région de Kazan, sur la Volga, 4 environ 100 km de cette ville, non loin d’un village nommé Uspenskoie, elle est connue sous le nom de Bolgarskoie (Bolgari). Cette ville fut fondée par les souverains bulgares qui furent refoulés au nord de la vallée de la

Volga au vir® siécle par l’avance des Khazars en Russie Méridionale, pendant qu’une autre partie des tribus bulgares se dirigeait vers lOccident et allait finalement s’installer dans l’actuelle Bulgarie ou elles se slavisérent. La ville de Bolgara joua un r6le commercial important pendant le Moyen Age et fut en rapports constants avecles Etats musulmans et le monde russe. Elle fut occupée en 1225 par les Mongols et fit partie de l’empire de la Horde d’Or ; elle fut ensuite supplantée par Kazan, ce qui amena sa ruine. Saray : Capitale des Mongols de la Horde d’Or, elle fut fondée par Batou, aux environs de 1250 ; située sur la Basse Volga, non loin de Stalingrad, elle fut véritablement organisée par Berké et ses successeurs, et joua un role considérable au point de vue commercial jusqu’a sa destruction en 1395 /1396 par Tamerlan, lors de sa seconde campagne contre la Horde d’Or. Ulau-kaan : Sixiéme fils de Toloui, quatriéme fils de Gengiskhan, et frére de Mongka et de Khoubilai ; il devint 4 partir de 1256 souverain de l’Iran ; en effet 4 la Grande Assemblée tenue en

1251, le Grand-Khan Mongka confia la vice-royauté d’Iran 4 son frére Hulégu (= Ulau) avec mission de conquérir tous les territoires situés a l’ouest de I’Iran ; il s’empara d’Alamout ot s’était réfugié le chef supréme de la secte des Ismailiens ou Assassins, que les Occidentaux nommaient le « Vieux de la Montagne », en 1256 ; il prit ensuite d’assaut Bagdad et supprima le Califat le 13 février 1258. Favorable aux Chrétiens, quoique bouddhiste, il intervint en Syrie et envahit le pays en 1259, mais le perdit en 1260, Des difficultés survenues avec ses cousins descendants de Djcetchi, qui lui reprochaient a la suite de leur conversion 4 1’Islamisme, son hostilité 4 ’égard des Musulmans, puis de nouvelles complications lui venant de ses autres cousins, descendants de Djaghatai et d’Cgcedéi, l’empéchérent d’intervenir avec efficacité en Syrie. I] eut une nombreuse descendance et mourut le 8 février 1265, prés de Maragha en Azerbaidjan. Ulau conquit son pays : Sur l’expédition de Hulégu contre Berke, cf. supra, p. 327-332.

Oucaca : Ville située sur la rive droite de la Volga, 4 mi-chemin entre Bolgara et Saray ; cette ville n’est pas connue avant les Mongols et l’on peut penser qu’elle a été fondée par les khans de la Horde d’Or; elle est connue plus tard sous le nom de Uwek, qui s’est maintenu pour désigner une localité située sur son ancien emplacement, non loin de Saratov.

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Tigre : Il s’agit de la Volga, et la grande Rivi¢re du Tigre se trouve également mentionnée en 1338 par Pascal de Vittoria.

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Bucara: Ville de Transoxiane qui joua un réle important pendant tout le Moyen Age et fut une des capitales intellectuelles du monde musulman. Capitale de la dynastie iranienne des Samanides de 892 4 999, elle passa sous la domination des Turcs Karakhanides qui se reconnurent vassaux des Seldjoucides en 1089, puis vassaux des rois karakhitai en 1141, et finirent par étre dépossédés par le souverain de Khwarezm, Mohammed, en 1207. Boukhara devait appartenir aux shahs du Khwérezm jusqu’en 1220, date a laquelle Gengis-khan conquit la Transoxiane. Boukhara fut alors livrée a la soldatesque mongole et passa sous la domination de Djaghatai et de ses descendants ; dés la fin du régne de Gengis-khan, en 1227, le gouvernement de la Transoxiane fut dans les mains d’un gouverneur « mongol », un turc musulman du nom de Mahmoud Yalawatch qui transmit ses pouvoirs 4 son fils Masoud ; ce dernier devait donner une administration réguliére 4 la Transoxiane, et Boukhara put se relever de ses ruines dés le régne d’ geedéi (1229-1241). Barac : Descendant de Djaghatai, second fils de Gengis-khan ; il était le fils de Yesun-tceé, troisiéme fils de Mitugén, second fils

de Djaghatai. Il avait été investi de la souveraineté sur la Transoxiane et la région del’ Ili par Khoubilai en 1266, mais une fois installé, il avait rejeté la suzeraineté de Khoubilai et tenté d’agrandir son domaine; il attaqua Khoubilai et essaya de s’emparer de l’actuel ‘Turkestan Oriental ; mais il se heurta dans son entreprise 4 Khaidou ; non seulement il fut chassé de Kachgarie, mais il fut rejetéen Transoxiane, perdant la région de I’Ili, et dut reconnaitre la suzeraineté de Khaidou (1267-1269). I1 mourut en Transoxiane le 9 aodt 1271, aprés avoir tenté d’agrandir ses possessions au détriment des souverains mongols d’Iran ; en 1270, il conquit cependant 1’ Iran Oriental, mais vaincu par Abagha, fils de Hulégu, le 22 juillet 1270, prés de Hérat, il dut se retirer en Transoxiane. Cublai-Kaan : Petit-fils de Gengis-khan par son pére Toloui ; il eut pour frére ainé Mongka, et Hulégu comme cadet ; né dans les premiéres années du xIII® siécle, il mourut le 18 février 1294. Quand son frére Mongka mourut le 11 aofit 1259, il n’eut rien de plus pressé, pour consolider sa position en Chine dont il gouvernait le nord depuis 1252, que de faire la paix avec les Chinois. Il se fit élire Grand Khan le 4 juin 1260 par une partie seulement des princes mongols, et dut triompher de son plus jeune frére Arikh-beegé, qui s’était fait proclamer en Mongolie. Il se consacra alors 4 la conquéte de la Chine et du Sud-Est asiatique. Le 3 avril 1279, il était maitre de la Chine entiére, et fonda la dynastie Yuan dont les souverains se comportérent en véritables empereurs chinois, et qui devait durer jusqu’en 1368. Il tenta de soumettre le Japon 4 deux reprises, et ne fut pas plus heureux en Indo-Chine et dans1’Insulinde ;cependant l’Annam et le Champa payérent tribu (1280) ; le roi de Birmanie dut se reconnaitre

vassal, en

1297,

peu aprés sa mort;

les royaumes

siamois feront acte de vassalité 4 partir de 1294, mais l’expédition conduite a Java aboutit 4 un échec. Les luttes que Khoubilai dut mener en Haute Asie, et qui se soldérent par un statu quo, l’empéchérent de réussir dans ses projets de conquéte. Aprés lui, |’Empire se maintint encore avec son petit-fils Témur qui fut le dernier véritable Grand Khan.

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Langue tartare: La langue tartare est le mongol, parlé actuellement sous une forme plus évoluée par les Mongols de la Haute Asie, les Kalmouks de la Volga et les Bouriates du lac Baikal. Cette langue est sans doute de méme origine que le turc et les langues tongouzes de la Sibérie ; ils formeraient ainsi un groupe linguistique ayant des affinités certaines avec les langues finno-ugriennes, le coréen et méme le japonais. A Vépoque de Marco Polo, le mongol était parlé par les seuls Mongols encore groupés en Haute Asie ; le turc était certainement la langue dominante sur les territoires de la Horde d’Or et de Vactuel Turkestan ; la langue persane jouait un réle trés particulier, servant de lingua franca 4 travers tout |’Empire mongol, et méme de langue diplomatique comme |’indique la fameuse lettre de l’Empereur Guyuk, conservée au Vatican. D’ailleurs un fait est certain, c’est que de nombreux noms chinois ont été entendus par Marco Polo 4 travers une prononciation persane. Cogatai: Plusieurs personnages de la Cour de Khoubilai ont porté ce nom ; il n’est pas possible de identifier dans |’état actuel de nos connaissances. Tablette d’or ; Les tablettes de commandement ou p’at-tseu nous sont connues par plusieurs exemplaires retrouvés en Sibérie et en Chine ; elles étaient remises aux fonctionnaires chargés de mission, et comprenaient des formes diverses selon le grade du personnage et l’importance de sa mission ; sur ces tablettes, cf. infra, p. 349 et 387. Elles sont probablement d’origine chinoise, car on en connait déja l’usage sous les T’ang (v11°-x® siécles), puis sous les dynasties non chinoises qui ont précédé les Mongols en Chine du Nord.

Alau ; Site non identifié. Laias: Port de Cilicie, nommé également Lajazzo, Ayas, sur le golfe d’Alexandrette. Cette ville joua un réle commercial trés important 4 l’époque des Croisades du fait qu’elle dépendait des rois de la Petite Arménie, et permettait aux Occidentaux de faire leurs échanges en dehors des Byzantins et des Musulmans, Saccagée par les Mamelouks de Baibars en 1266, puis 4 nouveau en 1274/1275, elle fut détruite en 1322 par ceux-ci, mais reconstruite par les Arméniens et par les Francs; elle fut définitivement annexée par les Mamelouks le 25 mai 1347. rT]

Petite Arménie : Lors de la conquéte de l’Arménie par les 'T'urcs Seldjoucides entre 1066 et 1071, une grande partie de la population arménienne émigra dans la région d’Edesse, de 1’Anti-T'aurus et de la Cilicie qui étaient alors sous la domination byzantine ; ces Arméniens profitérent de l’effondrement

de la puissance

byzantine

en

1081, pour former plusieurs principautés indépendantes. Les deux premiéres régions tombérent sous la domination turque dés 1146, et Edesse, un moment occupée par les Croisés, fut définitivement prise par Nour-ed-Din. Seule la Cilicie garda son indépendance avec la dynastie roupénienne qui la conserva & partir de 1080, date de la fondation de la dynastie, jusqu’en 1226, année out finit cette dynastie & laquelle succéda celle qu’on appelle dynastie héthoumiéne du nom de son fondateur, Héthoum, qui épousa la

dernitre descendante de Roupen. Cette nouvelle dynastic réussit

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& conserver son indépendance grAce a ses alliances avec les Francs et les Mongols d’Iran ; mais quand ces derniers furent devenus musulmans, elle ne put résister aux attaques des Mamelouks ; malgré l’aide des Lusignan de Chypre, qui recueillirent l’héritage des rois héthoumiens, le royaume arménien succomba le 13 avril 1375.

Acre: Le port de St-Jean d’Acre fut enlevé par les Croisés aux Musulmans en 1104, mais fut reconquis par Saladin en 1187 et repris par Philippe-Auguste et par Richard Coeur-de-Lion en 1191 ; il devint alors le centre principal des Chrétiens en Orient et leur plus grand port; il fut reconquis définitivement en 1291 par le sultan d’Egypte et ruiné. Clément IV était mort depuis longtemps : Clément IV mourut en effet 4 Viterbe le 29 novembre 1268 ; il naquit4 St-Gilles-sur-Rhéne

au commencement du XIII® siécle et se nommait Guy Foulques ; il fut d’abord secrétaire du roi de France, Louis IX, et fut marié ; devenu veuf, il entra dans les ordres et devint évéque du Puy, ensuite archevéque de Narbonne et finalement cardinal ; aprés la mort d’Urbain V, il fut élu-pape le 5 et sacré le 26 février 1265, ayant

appris son élection alors qu’il était en mission en Angleterre. Teald, de la famille des Visconti de Plaisance : Cf. ci-dessous ; il se nommait en effet Teobaldo Visconti, fut élu pape en 1271, et prit le nom de Grégoire X.

Négrepont : L’ile d’Eubée lors du partage qui suivit la conquéte de Constantinople en 1204, échut aux Vénitiens ; aprés des luttes confuses avec la féodalité franque installée en Gréce, Venise eut le dernier mot, et le provéditeur vénitien Gradenigo replaca Vile sous le protectorat vénitien en 1258 ; peu aprés I|’ile fut reconquise par les Grecs en 1279, mais Venise la reprit avant la fin du x1tII® siécle ; elle la perdit définitivement en 1470, quand Mahomet II s’empara de sa capitale, Négrepont (Chalcis). La mére du Grand Kaan était chrétienne : Elle se nommait Soyorghaktani-béki et était issue de la famille royale des Kéréyit, niéce de Ong-khan leur souverain ; chrétienne nestorienne comme presque tous les membres de cette famille, elle fut donnée comme épouse a ‘Touloui; elle mit au monde plusieurs fils dont l’ainé, Mongka, devint Empereur ; le second de ses fils fut Khoubilai (= Cublai) ; le troisieme fut Hulégu (= Ulau). Elle joua un réle important dans les évenements qui suivirent la mort du troisiéme successeur de Gengiskhan, Guyuk ; elle réussit, d’accord avec Batou, souverain de la Horde d’Or (= Tartares du Ponant), 4 faire élire son fils Mongka, au détriment de la famille d’C®gcedéi, deuxiéme fils de Gengiskhan, en 1251. Io

Grégoire X : Né en 1212, Grégoire X était archidiacre de Liége, et se trouvait en Terre Sainte avec Edouard d’Angleterre, quand il apprit qu’il avait été élu pape par compromis, le 1°’ septembre 1271, sous l’influence de St Bonaventure. I] convoqua le concile général de Lyon, puis, aprés ce concile, fit faire des préparatifs pour la croisade, quin’eut pas lieu. Il mourut 4 Arezzo, le 10 janvier 1276. Concile de Lyon : Le concile cecuménique de Lyon fut ouvert

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7 mai 1274 et se termina le 17 juillet de la méme année ; la lettre de convocation indiquait trois raisons principales de le tenir : le schisme des Grecs, la situation en Terre Sainte, et les vices et erreurs qui se multipliaient dans |’Eglise. Dans 1’allocution finale, le Pape déclara que des trois buts proposés, les deux premiers avaient été atteints. C’est au cours de ce concile, le 4 juillet, que le Pape recut les ambassadeurs d’Abagha, souverain mongol de |’Iran, qui voulait conclure avec les Chrétiens une ligue contre les Musulmans. Le 6 juillet, a la fin de la cession, le Pape fit lire les lettres des ambassadeurs ; le 16 juillet, avant l’arrivée du Pape, le cardinal-évéque d’Ostie baptisa un des ambassadeurs et deux de ses compatriotes ; le Pape congédia le concile le lendemain.

Chariziera : L’identification de ce personnage est trés peu sire ; peut-étre s’agit-il d’un petit-fils de Djcetchi.

Roi d’Armémie : Le roi d’Arménie, en réalité la Petite Arménie, qui régnait a l’époque ot les Polo repartirent vers la Chine, était Léon III qui était monté sur le tréne en 1269, succédant 4 son pére Héthoum [°*; celui-ci, qui avait régné a4 partir de 1226, s’était reconnu volontairement vassal des Empereurs mongols, espérant ainsi s’en faire des protecteurs contre les Musulmans. En 1254, Héthoum s’était rendu lui-méme en Mongolie auprés de Mongka, et quand Hulégu envahit la Syrie, il joignit ses forces aux siennes et entra 4 Alep et 4 Damas ; mais la contre-attaque des Mamelouks commandés par Baibars, ruina ses espérances, car il fut écrasé prés d’Alexandrette en 1266, et la Cilicie fat envahie. Désespéré par ce désastre, Héthoum avait abdiqué et cédé son tréne a son fils Léon qui devait régner jusqu’en 1289 ; bien qu’il se fut reconnu vassal d’Abagha, cette alliance n’empécha pas les Mamelouks de revenir en Cicilie en 1274/1275, et son régne se passa en luttes continuelles contre ceux-ci ; quand il mourut, il laissa une situation trés difficile a son fils Héthoum II (1289-1301). II

Frére Nicolo de Vicense: Nous ne possédons pas de renseignements sur ce personnage.

Guilielme de Tripule : Guillaume de Tripoli, dominicain du couvent d’Acre, était né 4 Tripoli aux environs de 1220 ; il est connu comme I’auteur d’un livre, le De Statu Saracenorum post Ludovici Regis de Syria reditum, dédié 4 Teald, archidiacre de Liége, c’est-adire au futur pape Grégoire X. Abaga : 11 n’était pas le frére du Grand Khan, mais en’réalité le fils ainé de Hulégu, par conséquent le neveu de Khoubilai. I] succéda 4 son pére en 1265 et mourut en 1282 ; comme son pére, il se considéra toujours comme un simple représentant de Khoubilai en Iran et installa sa capitale 4 Tabriz (Tauris). Il protégea les Chrétiens bien qu’il fat plutét bouddhiste, et continua la politique de son pére; il battit Noghai, neveu de Berké, en 1266, car il avait franchi le

Caucase, et vainquit également Barak qui avait envahi |’Iran oriental ; continuant la lutte avec les Musulmans, il envahit la Syrie a la fin de 1271 et occupa Alep pendant quelques jours, mais ne s’engagea véritablement dans la guerre qu’en 1281 ; une armée mongole & laquelle des contingents arméniens, géorgiens et francs s’étaient joints s’avanga jusqu’a Homs, mais fut vaincue le 30 octobre de la

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méme année ; les Mongols repassérent l’Euphrate, mourut peu de temps aprés, le 1° avril 1282.

et Abagha

Bondocdaire : C’est la forme occidentalisée de Boundoukdari, surnom de Baibars, sixiéme sultan mamelouk bahrite d’Egypte, qui régna de 1260 4 1277. Originaire du Kiptchak, il servit d’abord comme simple soldat, puis comme émir dans la garde des sultans Ayoubides. En 1249, il assassina le sultan Touranshah, et en 1260 monta sur le tr6ne aprés avoir assassiné le sultan Koutouz ; pendant son régne, il vainquit les Francs et les Arméniens, et repoussa les Mongols ; il mourut 4 Damas, probablement empoisonné. Babylonie ; La Babylonie de Marco Polo et des historiens des Croisades n’a rien 4 voir avec la Chaldée des Anciens ; ce nom désignait alors l’Egypte. En effet le nom de Babylone fut donné par les Grecs 4 une ville située 4 la limite de la Basse et de la Haute Egypte, dont le nom égyptien leur rappelait le nom de Babylone qui leur était familier. Le nom de Babylone fut remplacé par celui donné au campement militaire installé 4 proximité par les Arabes : Fostat, plus connu sous le nom du Vieux Caire. Cependant le nom de Babylone se perpétua chez les Coptes pour désigner la grande agglomération dont Fostat et Le Caire faisaient partie ; les Occidentaux

connurent ce nom par les Coptes et le conservérent ; il apparait

fréquemment dans les documents du Moyen Age, et son amena 4 désigner l’Egypte sous le nom de Babylonie.

usage

Chemeinfu : La transcription donnée par Marco Polo, correspond au K’ai-p’ing fou des Chinois, 4 travers une prononciation persane, nom de la ville qui regut, quand elle devint résidence impériale, celui de Chang-tou, «la Capitale Supérieure », le Ciandu qui se rencontre plus loin ; cf. infra, p. 383. 12

S’étendant sur la terre: Il s’agit de la cérémonie chinoise du k’o-t’eou, « frapper la terre du front», alaquelle tout individu était astreint lorsqu’il était admis en présence de l’Empereur.

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Caragian: Ville du Yun-nan, appelée actuellement Ta-li; la transcription donnée par Marco Polo correspond 4 un original Karadjang ; c’était en effet le nom d’un royaume du Sud de la Chine, dont la capitale portait le méme nom; il faut comprendre «le Djang Noir », car il existait un autre royaume connu sous le nom de nom de T’chaghandjang, « le Djang Blanc », kara et tchaghan signifiant respectivement en mongol: «noir » et «blanc », tandis que Djang est le nom tibétain qui servait 4 désigner ces royaumes. Ils étaient alors étrangers 4 la Chine, car ils étaient issus d’un royaume fondé au vilI® siécle sous le nom de Nan-tchao, état non-chinois, probablement thai ou lolo. Ils avaient pu garantir leur indépendance jusqu’a 1253 ,date ot ils furent conquis par Khoubilai lui-méme qui laissa sur le tr6éne leurs souverains et placa 4 cété de chacun d’eux un administrateur.

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Le Grand Kaan était tres vieux : Quand les trois Polo quittérent la Chine au printemps de 1291, Khoubilai vivait encore ; il devait mourir le 18 février 1294, 4gé de 79 ans; il avait donc soixante-

seize ans lors de leur départ.

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Bolgana : Cette reine dont le nom était Bouloughan, « zibeline », est bien connue dans l’histoire des Mongols d’Iran ; elle fut successivement la femme de Abagha, puis de son fils Arghoun. Elle était originaire de la tribu des Baya’out, et c’est la raison pour laquelle,

apres sa mort survenue en 1286, Arghoun demanda 4 Khoubilai de

lui donner pour femme une princesse de méme origine, les filles des Baya’out étant réputées pour leur beauté.

Argon: Fils d’Abagha; il était gouverneur du Khorassan & la mort de son pére (1° avril 1282) ; il fut d’abord évincé par son oncle Tékudér, frére de Abagha, qui s’empara du _ pouvoir (6 mai 1282), et bien que baptisé dans sa jeunesse, se convertit 4 VIslamisme sous le nom de Ahmet, d’ot: le nom sous lequel il est connu de Marco Polo, Acmat Soltan. Arghoun se révolta et marcha contre son oncle ; il fut battu prés de Kazvin, le 4 mai 1284, et fait prisonnier ; une conspiration de généraux le mit en liberté, et il marcha sur Tauris ; Ahmet, abandonné par ses troupes, fut capturé et mis 4 mort le 10 aoait 1284, date ot Arghoun monta sur le tréne. Il reprit alors la politique antimusulmane de son pére et de son grand-pére, et pour cela voulut contracter des alliances en Occident avec les rois de France et d’Angleterre, et envoya des ambassades

au Pape ; rien de positif n’en sortit, et Arghoun poursuivit seul sa lutte contre |’Islam ; il eut seulement 4 réprimer en 1289 une révolte au Khorassan, fomentée par un de ses lieutenants, Naurouz, et

repoussa une attaque de la Horde d’Or & travers le Caucase en 1290 ; il mourut le 7 mars 1291. Catait : Le nom de Khatai servit 4 désigner la Chine du Nord au Moyen Age; il avait pour origine le nom de la dynastie protomongole des Khitan ou K’i-tan qui dominaient la Mandchourie, la Mongolie et la Chine du Nord dont la limite au Sud suivait en gros une ligne allant de l’angle nord-est de la grande boucle du Fleuve Jaune jusqu’au fond du golfe du Petchili, un peu au Sud de Pékin ; cette dynastie, originaire de la Mongolie orientale, fut fondée en 907 et succomba en 1122 sous les coups d’un groupe ethnique, lointain parent des Mandchous, les Djurtchet ; apres sa disparition, le nom de Khitai subsista chez les Arabes pour désigner la Chine du Nord par opposition 4 la Chine du Sud appartenant alors aux empereurs Song ; ce nom fut alors connu des Occidentaux qui en firent le Catai; les Russes ont continué de désigner la Chine entiére sous le nom de Khitai. Oulatai ; Le nom de cet envoyé nous est connu également par Vhistoire chinoise des Mongols de Chine sous l’année 1290 ; il apparait avec la transcription Wou-la-tai (Ouladai) comme ayant été envoyé auprés d’Arghoun avec deux autres ambassadeurs. Apusca : Il est également mentionné avec Oulatai sous la transcription A-pi-che-ha (Abishkha).

Coja : 11 figure dans le méme passage avec la transcription Houotcho (Khodja) qui correspond bien avec celle donnée par Marco. Polo. 16

Cocacin : Princesse issue de la tribu des Baya’out ; cette tribu n’était pas purement mongole et était renommée pour la beauté de

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ses femmes. Arghoun ayant perdu sa premiere femme, demanda a Khoubilai de lui donner en mariage une princesse de cette tribu ; comme les routes de l’Asie Centrale étaient coupées par suite de la guerre civile, Khoubilai confia cette princesse aux Polo qui la conduisirent en Iran ; entre-temps Arghoun était mort (7 mars 1291) et la princesse fut remise entre les mains de Ghazan, fils d’Arghoun, alors gouverneur du Khorassan. Le nom de Cocacin correspond au mongol Kekeetchin et signifie « Celle qui est bleue », sans doute avec la valeur de « bleue comme le ciel », donc « belle comme le Ciel ». 17

Java: I1s’agiticinon del’ile de Java, mais de Sumatra que Marco Polo nomme « Java la Mineure » ; cf. infra, p. 405.

Cagan : Fils d’Arghoun, il fut d’abord gouverneur du Khorassan, et lors de la mort de son pére, il dutaccepter l’usurpation de son oncle Ghaikhatou (= Quiacatu) ; aprés la mort de celui-ci, le 21 avril 1295, et aprés que Baidou, cousin de son peére, eut été proclamé souverain, il se révolta avec l’appui de l’émir Naurouz avec lequel il s’était réconcilié dés 1294 ; Baidou abandonné par ses partisans, fut vaincu sans combat, et ayant été capturé, fut mis 4a mort (5 octobre 1295). Ghazan (= Cacan) monta alors sur le tréne et fut d’abord obligé de donner satisfaction aux demandes de ses partisans et surtout de Naurouz. Il pratiqua pour cette raison une politique promusulmane et donna ordre de détruire tous les édifices consacrés au culte des autres religions. Naurouz le poussant par sectarisme musulman, il accepta d’abord toutes ses suggestions, puis en 1297, il fit main basse sur les clients de Naurouz et le fit exécuter peu aprés. Son gouvernement fut sévére et ferme, et il fut le premier souverain mongol d’Iran 4 ne plus se considérer comme le représentant du Grand Khan. Reprenant la politique de son grand-pére, il envahit la Syrie et défit les Mamelouks 4 Homs (1299), mais finalement ne conserva pas la Syrie du Nord ; il envoya cependant une nouvello armée en Syrie en 1303, qui fut battue pres de Damas ; ce fut la derniére intervention des Mongols en Syrie. Entre-temps, malgré sa conversion sincére 4 |’Islamisme, il adopta une tolérance véritable a Végard des Chrétiens. I1 mourut le 17 mai 1304 et eut pour successeur son fils Cldjeitu. 18

Quiacatu:

Frére

d’Arghoun ; il fut gouverneur de I|’Anatolie sur le tréne en 1291 ; il se montra favorable aux Chrétiens, mais sa politique tendant a éliminer les émirs mongols de V’administration de |’Etat amena une réaction, carilsemblait en méme temps favoriser les Musulmans ; les seigneurs mongols mécontents le détronérent et le firent étrangler le 21 avril 1295 ; il fut remplacé par son cousin germain Baidou ; sousson régne aucun événement important n’est a signaler, car Ghaikhatou était trop médiocre pour avoir une politique personnelle. seldjoucide et monta

Arbre Sec: 11 faut certainement entendre par région de l’Arbre Sec, le Khorassan. Ce nom est difficilement explicable, car les différentes versions du texte parlent tant6t de «]’Arbre Sec », tant6t de « Arbre Seul », de « l’Arbre Sol ». C’est pourquoi on a voulu voir dans l’expression « Arbre Sol », l’Arbre du Soleil dont il est question dans le Roman d’Alexandre. Cependant certains commentateurs ont considéré que cette interprétation n’était pas la bonne, et ont conservé soit « Arbre Seul », soit « Arbre Sec », et se sont évertués a

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trouver une explication, sans pouvoir parvenir & quelque chose de satisfaisant, allant jusqu’& voir dans « Arbre See », l’Arbre de Seth, le patriarche de |’Ancien Testament. La question est d’autant plus complexe que l’on rencontre dans divers textes du Moyen how.

tantét « Arbre du Soleil », tantét « Arbre Seul », aussi

bien que

« Arbre Sec » et méme « Arbeset », d’od « Arbre de Seth », On a fait alors ’hypothése que « Arbeset » était une forme erronée du mot asbeste qui désigne une substance minérale filamenteuse et inaltérable au feu, analogue & l’amiante, et qui passait au Moyen Age pour parvenir de la Perse. Il est & peu pres certain que c’est 1d Pexplication la plus vraisemblable, car les Anciens tiraient l’@sbesie de la Perse et en faisaient des tissus dans lesquels ils faisaient brdler les corps ; on dut par la suite désigner par « région de l’asbeste » la contrée de la Perse d’ow I’on faisait venir un produit dont lutilisation disparut aprés le triomphe du Christianisme, et ce terme ne répondant plus a rien de précis pour la plupart, le mot fut changé en les différentes formes que nous rencontrons alors, et qui paraissent

avoir un sens. En effet on a voulualors y trouver l’arbre qui caractérisait cette contrée, et le platane qui est décrit par Marco Polo a servi d’explication., Tablettes : Ces tablettes, dont on plaires, se présentaient sous la forme les plus étroits étaient arrondis ; sur écrit en mongol, dont la traduction

a retrouvé plusieurs exemd’un iectneis dont les cdtés chaque face se lisait un texte donnée par Marco Polo est

sensiblement identique. Elles étaient perforées 4 la partie supérieure et un lacet ou une chaine permettaient de les porter pendues sur la poitrine ; d’autres étaient rondes et portaient un texte mongol et chinois. Ces tablettes semblent d’origine chinoise, mais il n’est pas impossible qu’elles aient été empruntées par les Chinois aux nomades de la Haute Asie, bien que leur emploi remonte aux Han,

19

Fille du roi de Mangi: Laprincesse, fille du roi du Mangi, devait étre une princesse de la famille impériale des Song, qui fut capturée en 1276, lors de la prise de la capitale des Song, Hing-tobkou, le Quinsay de Marco Bebb. Celle-ci aurait été transférée A Pékin et aurait vécu 4 la Cour de Khoubilai, Le titre de roi de Mangi, trana= crit par les écrivains orientaux Manzi, était donné par les peuples du Nord de la Chine aux Empereurs Song, souverains de la Chine méridionale de 960 4 1279.

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Deux Arménies : L’Arménie, aprés plus de dix sidcles de lutte pour garantir son ene hog cee contre Byzance et les Arabes, succomba sous les coups des 'Tures et des Mongols, Au x1® sidcle, les Seldjoucides avec Alp Arslan en entreprirent la conquéte (1064), qui devint effective aprés la défaite de Romain [IV 4 Manazkert en 1o7r, La dévastation systématique du pays par les ‘Tures amena de nome breux Arméniens 4 se réfugier en Cilicie of ils fondérent un royaume en 1080, qui devint la Petite Arménie,

Pendant ce temps, la Grande Arménie se morcela en plusieurs districts administrés par des émirs turcs quasi-indépendants jusqu’h la conquéte mongole en 1244, Hulégu en prit possession et l’Arménie demeura sous la domination mongole jusqu’en 1335 ; elle tomba sous le pouvoir de deux dynasties turkménes rivales qui furent finas lement unifiées par Ouzoun Hasan (14531477); apres sa mort, lArménie fut disputée entre la Perse et les Osmanlis qui se la partagérent, 24

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Sevasto : Actuellement Siwas, l’ancienne Sebaste se trouve en Cappadoce, au croisement des routes qui joignent la Mer Noire 4 YEuphrate et a la Méditerranée. La région fut islamisée sous les Seldjoucides et fit alors partie du sultanat des Seldjoucides d’Asie Mineure. La ville fut prise en 1243 par une armée mongole commandée par le général Baidjou ; elle resta cependant sous l’administration directe des Seldjoucides qui reconnurent la suzeraineté de YEmpereur mongol, puis aprés 1256, celle de Hulégu et de ses successeurs ; elle passa ensuite aux mains d’émirs turcomans jusqu’a sa conquéte par Bayezid [® a la fin du xiIv® siécle ; conquise et saccagée par 'l‘amerlan en 1401, elle fut réoccupée peu aprés par les Osmanlis.

Eglise arménienne : Le Christianisme avait été préché au Ive siécle en Arménie, et c’est 4 la fin du v® siécle que l’Eglise arménienne se sépara de V’Eglise grecque, ayant accepté le monophysisme aprés

le concile de Chalcédoine en 451, doctrine par laquelle Eutychés ne reconnaissait qu’une seule nature en Jésus.

Turcomans : Les 'Turcomans ou 'Turkménes sont un ensemble de tribus turques connues avant l’époque mongole sous le nom de Oghouz ou Ghouzz, les Ouzoi des Byzantins, dont le gros nomadisait au début du x1® siécle dans le pays des Kirghiz Kazaks au nord du lac Balkhach_; ils faisaient partie du méme groupe linguistique que les Comans ou Kiptchaks. Dans le second quart du x1° siécle, leur bandes pénétrérent, les unes en Russie méridionale et allérent se faire décimer dans les Balkans par les Bulgares et les Byzantins (1065), les autres en Iran ; c’est parmi ces derniers que se trouvait le clan Seldjouk qui allait conquérir la Perse et l’Asie Mineure, et former ainsi |?Empire seldjoucide (1037-1157) ; d’autres groupes allaient le suivre et s’installer surtout en Asie Mineure dont les steppes convenaient a leur genre de vie ; ce sont ces groupes qui, aprés la chute de la domination mongole, vont tenter de créer des Etats & peu prés stables ; le dernier qui absorbera ou éliminera ses concurrents sera celui des Osmanlis. Caramani : Contrée d’Asie Mineure qui recut son nom de la ville de Karaman, capitale d’une dynastie turkméne qui succéda 4 Empire seldjoucide 4 la fin du x11® siecle et fut abattue par les Osmanlis en 1487.

La Karamanie dont les limites variérent, eut pour capitale la ville de Karaman qui est l’ancienne Laranda, 4 une cinquantaine de km au sud-est de Konya, au pied du Taurus. Laranda tomba dans les mains des Seldjoucides au xI® siécle, et fut occupée a deux reprises par les Chrétiens, en 1190 par Frédéric Barberousse,

en 1210 par Léon II d’Arménie ; mais en 1216, elle tomba définitivement aux mains des Seldjoucides, bien que les Khwarezmiens Vaient prise vers 1230. Elle prit le nom de Karaman au xilI® siécle, ayant été donnée en fief par les sultans seldjoucides 4 un chef turkmeéne de ce nom, qui profita de l’invasion mongole pour acquérir une certaine indépendance. Ses descendants parvinrent 4 en faire un véritable Etat qui se développa aprés la disparition des Seldjoucides et la fin de la domination mongole (1335); les Karamanides balancérent pendant un temps la fortune des Osmanlis qui avec

Mahomet II s’emparérent de la ville en 1467 et l’incorporérent définitivement 4 leur empire en 1486 avec Bayézid II.

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Caiserie : Ville d’Asie Mineure connue sous le nom de Kaisariya. L’ancienne ville de Mazaca, capitale de la Cappadoce, fut nommée Césarée par Tibére aprés sa conquéte ; son site se trouve au sudouest de la ville actuelle dont l’origine remonte 4 l’époque byzantine. Elle fut conquise par les Arabes au VItI® siécle, mais fut reprise par les Byzantins, pour retomber définitivement sous la domination musulmane ; prise au XI® siécle par les Turcs Seldjoucides (1067), elle fut la seconde ville de leur royaume ; elle dut reconnaitre la suzeraineté des souverains mongols d’Iran comme le prouvent les monnaies qu’ils y firent frapper ; une forte garnison mongole y était installée a l’époque ot. Marco Polo y passa ; finalement elle fut conquise vers 1398 par Bayézid I® et resta aux mains des Osmanlis.

Conio : Ville d’Asie Mineure, connue dans |’Antiquité sous le nom d’Iconium, devenue Konya aprés la conquéte turque. La ville demeura dans les mains des Byzantins jusqu’a 1069, date ot elle fut conquise par les Turcs Seldjoucides, et devint la capitale du nouvel tat turc, le sultanat de Roum. Celui-ci dut faire sa soumission aux Mongols en 1243 et paya tribut pendant toute la durée de la domination mongole en Iran (1335) ; d’ailleurs les Seldjoucides s’étaient éteints vers 1304, et la ville fut occupée par les émirs karamanides qui en furent chassés en 1319 par le général mongol Tchoban ; les Karamanides la réoccupérent vers 1332 et s’y maintinrent jusqu’en 1392, date ot: Bayézid IT vainquit l’émir karamanide Ala-ed-Din et annexa ses Etats. Konya a constitué depuis cette époque le chef-lieu de la province du méme nom.

Saint-Blasius : Saint Blaise aurait été évéque de Sebaste (Siwas) et martyrisé avec des peignes de fer vers l’année 316 ; son culte se répandit a travers tout l’Orient, les fidéles de VEglise grecque croyant qu’il guérissait les maladies des enfants et celles des bestiaux ; ce culte passa en Occident ot un nombre considérable d’édifices furent consacrés en son honneur, et ses reliques furent tellement disputées « qu’on s’en trouva réduit pour ne pas contrister les peuples, dit Baillet, de supposer plusieurs saints du nom de Blaise ». I] devint le patron de la République de Raguse, et les cardeurs en firent le leur en souvenir de son martyre. 22

Argingan : Ville d’Asie Mineure connue sous le nom de Erzindjan et située entre Erzeroum et Siwas, dans une plaine au nord du Kara-sou. Elle fut connue des sources arméniennes depuis les environs de l’ére chrétienne ; elle tomba dans les mains des Turcs au xI® siécle et, en 1230, le fils du sultan du Khwérezm, vaincu par les Mongols, y fut défait par le sultan seldjoucide. Le 26 juin 1243, a

la bataille de Koezédagh, l’armée seldjoucide fut 4 son tour écrasée

par les Mongols et la ville reconnut leur autorité. A l’époque ot Marco Polo passa dans ces parages, la majeure partie de la population était formée d’Arméniens, mais on comptait 4 cété d’eux de nombreux Turcs. Elle fit sa soumission 4 Bayézid I¢ 4 la fin du

xIv® siécle, retomba dans les mains d’émirs turcomans jusqu’a sa conquéte par Mahomet trativement a Erzeroum.

II en 1473, et fut rattachée adminis-

Boquerant : Tissu dont la nature a varié beaucoup 4 travers les siécles ; il désigna d’abord une étoffe de lin fabriquée 4 Erzindjan,

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4 Mardin, 4 Ispahan, 4 Boukhara et dans |’Inde ; ce tissu, qui ada parfois étre en coton, était aussi fin que la batiste et a dd étre le méme que le byssus des écrivains des Croisades. Cette toile fut imitée de facon de plus en plus grossiére et devint méme au XVI® siécle une toile épaisse. En général il semble qu’a l’époque de Marco Polo c’était un tissu de grande valeur, car il est souvent accompagné du qualificatif de « riche » ou de « cher ». L’origine du mot est peut-étre le nom de la ville de Boukhara ot il se fabriquait. Argiron : Ville de l Arménie turque, appelée par les Byzantins Theodosiopolis et par les Arabes Kalikala ; elle serait tombée dans les mains de ces derniers une premiere fois en 645 /646, puis en 655 ; l’Arménie reconquit son indépendance, mais resta disputée entre Byzantins et Arabes ; finalement la conquéte turque du xI® siécle amena la disparition de l’Arménie en tant que royaume indépendant ; des émirs turcs s’y installérent. Erzeroum doit son nom 4 la destruction par les Seldjoucides de la ville d’Arzan ; les habitants de cette derniére vinrent se réfugier 4 Kalikala qui prit le nom de Arzan al-Roum, « Arzan des Byzantins », qui s’altéra en Arz al-Roum, « Pays des Byzantins ». La ville fut prise par les Mongols en 1242 et resta sous leur domination jusqu’a la fin de la puissance mongole en Iran (1335) ; elle devint 4 nouveau la possession d’émirs turcomans dont le dernier, Ouzoun-Hasan, fut vaincu par Mahomet IT en 1473, et dut la céder 4 ce dernier.

Argicgi : Ville d’Arménie dont il ne subsiste que des ruines sur les bords du lac de Van auquel elle avait donné son nom, a ce que témoignent les géographes arabes. Elle est connue par ceux-ci sous le nom de Ardjish, mais dans |’Antiquité elle était appelée par les Grecs Arsissa, d’ot le nom donné par Marco Polo. Elle suivit le sort desa voisine, la ville de Akhlat, qui était le siege de la principauté du méme nom ; celle-ci fut conquise par les Arabes au 1x® siécle, puis reprise par les Byzantins en 928 ; les Turcs Seldjoucides s’en emparérent en 1100, puis les Mongols en 1232 et 1244 ; il n’en sub-

siste que des ruines sur la rive occidentale du lac de Van, alors que les ruines d’Ardjish, détruite en 1209 par les Géorgiens, sont maintenant entourées par les eaux de ce lac qui progresse toujours en direction du Nord. Paperth : Ville d’Asie Mineure, dépendant administrativement d’Erzeroum, sur le Tchourouk-sou, 4 cent kilométres de cette ville ;

le nom

transcrit par Marco Polo correspond au Baiburt des textes

turcs.

Trébizonde : La ville de Trébizonde sur la Mer Noire devait rester dans les mains des Grecs jusqu’a sa conquéte par Mahomet II en 1460. Au début de la conquéte mongole, en 1240, l’Empereur Manuel se reconnut vassal de Empire mongol ; dans la seconde moitié du x11I® siécle, la ville connut un grand essor commercial ; Trébizonde devint l’entrée de la grande route commerciale menant vers |’Asie Centrale et |’Extréme-Orient en passant par Tabriz ; le commerce était dans les mains des Vénitiens et des Génois, mais la ville en profita, car elle eut aussi l’occasion d’exporter les produits de son industrie ; cependant les Vénitiens n’y jouérent pas un réle important, car les Génois, dirigés par leur propre consul, réussirent

4 occuper le premier rang et obtinrent des empereurs de Trébizonde

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des avantages considérables. La chute de la domination mongole apres 1320, permit aux Turcomans d’Asie Mineure de faire sur son territoire des incursions de plus en plus importantes ; l’invasion de Tamerlan lui donna un certain répit ; en 1392, l’Empereur Manuel vint le reconnaitre comme son suzerain, et un contingent de ses troupes participa a la bataille d’Ankara ; cependant la situation devint de plus en plus précaire, et la chute de Constantinople en 1453, annonga sa fin, qui survint sept ans plus tard.

Tauris : Tauris ou Tabriz est la capitale de l’Azerbaidjan persan. Aprés l’effondrement de Empire seldjoucide, Tabriz devint la résidence

d’un émir turcoman; le dernier, |’atabek CEzbék, fut attaqué en 1218 par les Mongols et sauva la ville en payant une importante rangon ; elle fut 4 nouveau visitée par les Mongols en 1219 et 1222, mais l’année suivante elle tomba aux mains du sultan de Khwarezm, Djelal-ed-Din, qui s’y maintint jusqu’& 1229; elletomba alors au pouvoir des Mongols et fut administrée par des gouverneurs désignés par ceux-ci jusqu’a l’arrivée de Hulégu ; ce dernier s’établit 4 Maragha, mais Abagha en fit sa capitale officielle 4 partir de 1265, et elle le demeura jusqu’au régne d’(Eldjéitu en 1304. Pendant cette période, elle connut une grande prospérité et fut l’objet de la sollicitude de Ghazan qui y fit construire des monuments splendides. Aprés la chute de la domination mongole, elle fut disputée entre deux dynasties issues d’émirs mongols, puis fut conquise par Tamerlan en 1387 ; les Timourides ayant perdu |’Azerbaidjan, Tabriz devint objet des luttes des deux dynasties turcomanes du Mouton Noir et du Mouton Blanc; malgré cette situation, elle continua de jouer un réle commercial important et recut la visite de nombreux occidentaux ; peu aprés (1500), elle fut conquise par la dynastie persane des Séfévis et bien qu’elle ait été occupée par les Ottomans 4 plusieurs reprises, elle est restée sous la domination iranienne.

La Grande Montagne : Ce nom désigne |’Ararat, la hauteur

la

plus considérable de l’Arménie, ot l’Arche de Noé se serait échouée ; le Grand Ararat atteint une hauteur de 5.156 m., et présente sur son versant nord-est une crevasse profonde appelée Vallée de St-Jacques, ou avait été construit un couvent, non loin de la source sacrée de St-Jacques, un des seuls points d’eau de |’Ararat ; un tremblement de terre survenu en 1840 provoqua un formidable éboulement qui

anéantit le couvent et fit disparaitre la source. A la suite de cette destruction, |’Ararat est devenu une contrée sauvage et déserte, alors qu’au Moyen Age, aux dires des géographes arabes, le massif était riche en foréts et en gibier, et que plus de mille hameaux pouvaient se compter sur ses contreforts. 23

Mont Baris ou Mont Olympus : La montagne dont parle ici Marco Polo est certainement |’Ararat ; il a voulu y voir le Mont Olympe par confusion avec les nombreuses montagnes d’Asie Mineure qui ont porté ce nom; il est possible que le nom de Baris soit explicable par le latin etle grec baris qui signifie « barque», « vaisseau »; ce serait dans ces conditions « la montagne de la barque », le Mont Ararat ayant été d’aprés la Bible le point

d’échouage de |’Arche.

Mossoul : Située sur la rive occidentale du Tigre, en face de

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l’ancienne Ninive, Mossoul aprés avoir été rattachée 4 l’Empire seldjoucide en 1095/1096, devint le siége d’un émirat puissant en 1127/1128 avec l’atabek Zengi dont les descendants reconnurent 4 la fin du x11® siécle la suzeraineté de Saladin ; le vizir des derniers Zengides, Badr-ed-Din Loulou, se comporta 4 partir de 1233 comme

un prince indépendant et fit sa soumission a Hulégu sit6t son arrivée en Occident ; cependant son fils ayant fait alliance avec Baibars, la ville fut pillée en 1261/1262, et ce prince tué. Mossoul resta soumise aux Mongols jusqu’a la disparition de leur domination en Iran, et passa ensuite aux mains de la dynastie mongole des Djalair jusqu’a sa conquéte par Tamerlan ; les Timourides furent évincés par la dynastie du Mouton Noir qui succomba sous les coups des Séfévis vers 1515, et finalement Mossoul passa au pouvoir des Osmanlis qui s’en emparérent en 1637. Mus : Ville de ?Arménie occidentale, Mush, aprés avoir fait partie de Empire seldjoucide au xI® siécle, tomba aux mains des atabeks turcomans jusqu’a ce qu’elle ait été conquise par le sultan du Khwarezm, Djelal-ed-Din, en 1228 ; la méme année, il livra bataille dans la plaine de Mush au prince seldjoucide d’Erzeroum, et la perdit ; c’est la raison pour laquelle cette ville se trouvait en ruines au milieu du XIv® siécle ; soumise aux Mongols, elle fut ensuite prise par Tamerlan ; en 1473, le prince du Mouton Blanc ayant été définitivement battu par les Osmanlis, perdit toutes ses possessions en Arménie, et Mush resta aux mains de ces derniers.

Meridin : Ville de la Haute Mésopotamie, Mardin ou Maridin commande la route de Diyarbekir a Nisibin ; conquise par les Arabes en 640, aprés avoir passé sous la domination des Seldjoucides, elle devint 4 partir de 1108 le centre du royaume des Ortokides ; ces derniers furent éteints par Tamerlan, et elle échut aprés ces événements a la dynastie du Mouton Noir. Entre-temps, au moment de invasion mongole, quand Hulegu marcha contre la Syrie en 1258, le souverain ortokide fit sa soumission, et ses descendants regurent des Mongols les emblémes de la royauté. Jacobites : L’Eglise jacobite remonte 2 la persécution des monophysites par Justinien au vi® siécle ; un moine syrien du nom de Baradée ou Baradai entreprit de reconstituer la secte ; sacré en secret patriarche d’Antioche par Anthyme, patriarche déposé de Constantinople, il parcourut l’Asie Mineure, la Syrie et la Mésopotamie, et parvint a créer une hiérarchie puissante parmi les membres de la secte ; quand il mourut en 578, l’Eglise monophysite était solidement constituée et les membres de la nouvelle Eglise prirent le nom de Jacobites en souvenir de Baradai dont le prénom était Jacques. Ils ne reconnaissent que les conciles de Nicée, de Constantinople et d’Ephése, et ne différent des Grecs et des Latins que par leur attachement a la doctrine monophysite, d’aprés laquelle il n’y a qu’une seule nature dans le Christ.

Nestoriens : L’Eglise nestorienne se constitua apres la condamnation par le concile d’Ephése (431) de la doctrine de Nestorius, patriarche de Constantinople, né en Syrie vers 380 et mort en exil en Lybie vers 440. Celui-ci distinguait dans la personne du Christ deux natures, mais d’une fagon telle que Jésus n’était qu’un homme en qui le Verbe de Dieu avait résidé comme dans un temple ; de ce

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fait la Vierge n’était pas Mére de Dieu, mais Mére du Christ. Aprés la condamnation

de cette doctrine, un certain nombre

de ses par-

tisans persévérérent dans leur croyance et se retirérent d’abord a Edesse dont l’évéque s’institua leur protecteur ; mais en 489, un édit impérial les obligea 4 quitter cette ville, et ils se réfugiérent en Perse. En 498 les évéques_nestoriens se réunirent en concile a Séleucie et constituérent une Eglise indépendante sous la suprématie d’un patriarche qui prit le nom de catholicos. L’Eglise nestorienne enyoya des missions a travers toute l’Asie et divisa son territoire en un certain nombre d’évéchés qui subsistérent pendant plus de dix siécles.

Huile : Il s’agit du pétrole de la région de Bakou. David Melic : I s’agit probablement de David V, roi de Géorgie de 1243 4 1272, car David IV régna seulement de 1247 4 1259, la

Géorgie ayant été divisée entre les deux prétendants par le Grand Khan Guyuk en 1246 ; David IV Narin, fils de la reine Rousoudan, conserva |’Iméréthie, tandis que David V Lacha recut la Karthlie. La Géorgie fut disputée entre Byzance et la Perse jusqu’au vil® siécle ; aprés une période critique pendant laquelle les Arabes semblent devoir l’occuper, la Géorgie parait s’acheminer vers |’unification ; au Ix® siécle ce mouvement parti de |’Abkhasie comme de la Karthlie, trouve dans les Bagratides des souverains qui semblent devoir y parvenir; malgré l’invasion des Seldjoucides, les rois bagratides qui avaient commencé 4 la réaliser avec Bagrat III (+ 1014) et Georges [®T (¢ 1027), poursuivent leur effort; Bagrat IV (ft 1072) continue cette politique d’unification qui triomphe avec David le Restaurateur (1089-1125) ; il réunit non seulement toutes les parties de la Géorgie sous son sceptre, mais les libéra de la domination seldjoucide et s’empara d’une partie de l’Arménie, si bien que son royaume comprit la Transcaucasie entiére, lui donnant une sécurité et une prospérité qu’il n’avait jamais connue. Cette situation dura jusqu’a la mort de la reine Thamar (1184-1212) ; par deux fois en 1195 et en 1206, les Musulmans tentérent d’envahir la Géorgie, mais furent mis en déroute. Peu aprés, en 1221, les Mongols attaquérent la Géorgie, et taillerent en piéces l’armée géorgienne, saccageant le sud du pays ; il se relevait péniblement de ses ruines sous le gouvernement de la reine Rousoudan (1223-1247), sceur et héritiere de George III, lorsque le sultan du Khwarezm, Djelal-ed-Din, l’attaqua (1225) ; celui-ci battit les Géorgiens 4 Karni, et l’année suivante saccagea Tiflis ; il revint en 1228, et battit encore larmée géorgienne. Les Mongols survinrent et forcérent la reine Rousoudan as’enfuir de Tiflis 4 Koutais (v. 1236) ; la région de Tiflis fut placée sous protectorat mongol et les nobles géorgiens durent fournir un contingent militaire. La situation se normalisa et, en 1246, les deux prétendants 4 la succession de Rousoudan se présentérent devantle

Grand Khan Guyuk qui décida. La Géorgie devait par la suite former deux royaumes sous obédience mongole et ne retrouva Punité qu’en 1356 avec le roi George V le Magnifique.

24.

Porte de Fer : On connait plusieurs défilés sous le nom de Porte de Fer, sur le Danube, en Afghanistan et dans le Caucase ; dans cette région, le défilé s’étend le long de la Caspienne, la montagne n’étant

séparée de la mer que de 2 & 3 km, ce site étant connu sous le nom

de Derbend par les Persans et de Al-Bab, « la Porte », par les Arabes.

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Ce passage fut toujours défendu 4 l’aide de deux murailles appuyées sur une ville forte, par les empires situés au sud du Caucase, qu’ils soient romains, persans, byzantins ou arabes, contre les incursions des nomades du Nord, indoeuropéens comme les Alains, ou turcomongols comme les Huns ou les Khazars. Les Mongols arrivant par la Perse y firent une apparition en 1222-1223, mais épargnérent la ville ; en 1239, Derbend dut se rendre aux Mongols qui démantelérent une partie de la forteresse et des murailles de la ville ; les souverains de la Horde d’Or et les rois mongols d’Iran s’en disputérent la possession et finalement, mais pour un temps, ce furent les souverains de la Horde d’Or qui la gardérent, jusqu’a ce que ‘Tamerlan les en dépossédat (1395 /1396). Comans : Le nom de Comans a été donné par les Byzantins aux nomades d’origine turque que les Hongrois nommaient Khoun, les Arabes QoumAani, et qui ont été connus par les Russes sous le nom de Polovtsi. En réalité ce peuple se désignait sous le nom de Kiptchak ; il était originaire de la Sibérie Occidentale, soit des bords de l’Irtych selon les uns, soit des bords de |’Obi selon d’autres, et était assez proche parent des 'Turcs Oghouz, d’ot sont issus les Seldjoucides, les Osmanlis et les Turcomans. Ils commencérent leur migration vers le milieu du xI® siecle, poussant devant eux des groupes Oghouz ; ceux-ci écrasérent d’autres Turcs, les Pétchénégues, installés en Russie méridionale, et allérent se faire décimer par les Byzantins et les Bulgares au cours d’incursions qu’ils tentérent dans les Balkans 4 partir de 1065. Les Kiptchak restérent maitres de la steppe russe jusqu’a l’invasion mongole de 1222. Aprés cette date, une partie d’entre eux sé soumit aux Mongols, pendant qu’un groupe important franchissait les Carpathes et demandait asile aux Hongrois parmi lesquels ils se fondirent. Avigi : Le nom de ces autours est peut-étre le méme que celui du « Faucon des montagnes », connu en Asie Occidentale sous le nom de ’af¢i et qui est originaire du Caucase.

Saint-Lionard : Le couvent de St-Léonard n’est pas identifié, mais le « miracle » est bien attesté dans le folklore iranien.

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Gel ou Ghelan (mer) : I1s’agit de la mer Caspienne désignée ainsi parce que le Gilan, province iranienne, est située au sud de cette mer, touchant al’est au Mazandéran et au nord-ouest al’embouchure du Kour dans |’Araxe.

Euphrate : 11 s’agit d’un des fleuves qui se jettent dans la mer Caspienne, sauf la Volga qui est désignée sous le nom du Tigre. Gion : Le nom du fleuve Gion est la transcription de la forme arabo-persane Djaihoun qui apparait dés le x1° siécle pour désigner les grands fleuves en général, et plus particuliérement l’AmouDarya, connu dans 1|’Antiquité sous le nom d’Oxus. Ghella (soie) : La soie du Gilan était connue au Moyen Age, et constituait dans ce pays une industrie florissante ; la production de la soie a continué jusqu’aux temps actuels a étre une des principales activités du pays.

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Tiflis : La capitale de la Géorgie et plus spécialement de sa partie orientale, la Karthlie, fut fondée a la fin du I1v® siécle et devint capitale dans le courant du siécle suivant; disputée pendant plusieurs siécles entre Byzantins, Musulmans et Khazars, elle fut assiégée et pillée 4 maintes reprises ; occupée par les Musulmans, elle fut libérée par David II en 1121 et, pendant plus d’un siécle, connut la paix et la sécurité; l’arrivée des Mongols amena de nouvelles épreuves et Tiflis, prise et pillée par le sultan du Khwérezm,

Djelal-ed-Din, le 9 mars 1226 et en 1228, fut occupée en 1236 par les Mongols, la reine Rousoudan s’étant réfugiée a Koutais, aprés avoir fait incendier la ville. Elle resta sous la domination mongole jusqu’a la période de troubles qui caractérisa la fin de la domination mongole en Iran, et George V (1316-1346) réoccupa la ville; le long régne de Bagrat V (1360-1395) vit de nouvelles épreuves, car Tamerlan s’empara de la ville en 1386 et la saccagea ; son successeur George subit les attaques de Tamerlan qui traversa Tiflis en 1403/ 1404 et la dévasta. La Géorgie ne devait pas se relever de ces dévastations et subit jusqu’a la fin du xvu1I® siécle les attaques des Turcs et des Persans ; et finit par étre annexée par les Russes. 26

Jatolic : Le nom de jatolic désigne le patriarche de l’Fglise nestorienne ; c’est le titre de katholikos dont la prononciation a été altérée par les Arabes. Baudac : Le nom

de Bagdad

connut une série de variantes au

Moyen Age. Capitale des califes abassides, elle fut conquise en janvier 1258 par Hulégu, et livrée au pillage et 4 l’incendie, mais le conquérant mongol en protégea une partie et fit méme reconstruire certains édifices particulierement éprouvés. Pendant la période mongole, jusqu’a 1340, elle fut la capitale de la province de |’Irak Arabi, et fut alors visitée par plusieurs voyageurs arabes qui en donnent la description ; elle devint la capitale de Hasan Bouzourg, fondateur de la dynastie des Djalairides, qui s’y maintinrent jusqu’a sa conquéte par Tamerlan ; il s’en empara a deux reprises en 1392/1393 et en 1401, date ot il ravagea la ville ; cependant les Djalairides la réoccupérent et s’y maintinrent jusqu’a 1410 ; ils furent alors définiti-

vement écrasés par les Turcomans du Mouton Noir.

Chisci : Marco Polo a cité cette ville sous le nom de Chisci» orthographe italienne de Kisi ; elle est connue sous le nom iranien de Kis ou de Kish, ou sous la forme arabisée Kais. C’était un marché important situé sur la mer d’Oman, sur une petite ile, non loin d’Ormuz, et séparée de la terre ferme (Kirman) par un bras de mer large d’environ 18 km. Elle connut la plus grande prospérité au x1I® siécle, servant de lieu de transit au trafic des produits de l’Inde et de l’Iran. Le déclin de Kis fut provoqué par la prospérité commerciale de la ville d’?Ormuz que Marco Polo nomme Curmos. Lorsque vers 1300, le prince d’Ormuz transféra sa capitale dans l’ile de Djaroun qu’il acheta au prince de Kis, la position favorable de cette nouvelle ville d’Ormuz permit 4 son souverain de faire concurrence au prince de Kis ; une série de guerres entre les deux royaumes affaiblit tellement Kis, que cette ville finit par perdre son ancienne situation dominante dans le Golfe Persique comme grand entrepét ; Ormuz lui succéda et devint un des plus grands centres commerciaux

de l’Orient.

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Bassora : Ce port situé sur le Chatt el-Arab et qui a conservé son importance commerciale 4 l’heure actuelle, fut fondé en 635 par ordre du calife Omar, et recut le nom de Basra, dont les Occidentaux ont fait au Moyen Age Balsora et Bassora ; il eut une importance considérable sous les Abassides comme entrep6t du commerce maritime arabe avec l’Inde et la Chine ; l’invasion mongole eut des conséquence désastreuses pour la ville, car aprés 1258, des voyageurs comme Ibn Battouta constatent qu’une partie de la ville était déserte et cela peut-étre par suite du manque d’entretien des canaux qui la

reliaient au fleuve ; seule la partie située au bord du fleuve continua d’étre habitée.

Nascici, nac, cramoisi : Les termes de nascici et de nac sont dérivés de l’arabe nasidj, persan nasitch, qui désignaient des brocards de soie et d’or ; ce mot est passé en mongol et en chinois, de méme qu’il a donné en italien nacchi, nacchetti. Le cramoisi était une étoffe teinte en rouge foncé vif ; ce nom vient de l’arabe kirmis, « kermés », qui servait & teindre en rouge, et qui a donné le mot qurmesis, d’ou cramoisi.

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Mort du Calife : Aprés avoir détruit les Ismailiens ou Assassins, Hulégu se tourna contre le calife de Bagdad ; celui-ci, Al-Moutassim (1242-1258), crut pouvoir agir avec les Mongols comme ses prédécesseurs avaient fait avec les dynasties qui avaient dominé [Iran depuis la disparition du pouvoir des Abassides dans ce pays. Une correspondance fut échangée entre Hulégu et le Calife qui écarta dédaigneusement la demande de soumission faite par Hulégu. Les armées mongoles se mirent en route en novembre 1257 ; le 18 janvier, elles étaient toutes rassemblées dans la banlieue de Bagdad; l’assaut fut donné au début de février et le 10 de ce mois, le Calife vint se rendre ; la ville fut pillée et incendiée, et la population massacrée pendant dix-sept jours ; quatre-vingt mille habitants auraient péri. Le Calife, aprés avoir été forcé de livrer tous ses trésors, fut cousu dans un sac et foulé aux pieds des chevaux (20 février ?). Yrac : La province dont il s’agit ici est l’Irak al-Adjami qui occupe la partie occidentale du plateau iranien avec Kazvin, 'Téhéran, Hamadan et Yazd comme principales villes.

Curmos : La ville d’?Ormuz fut au Moyen Age le port de commerce le plus important de la Perse et méme du Proche-Orient; située sur la céte du Kirman, 4 l’entrée du Golfe Persique, elle fut transférée par son souverain, vers 1300, dans l’ile de Djaroun ; elle est connue depuis la conquéte arabe, comme ayant exporté des chevaux vers l|’Inde et comme le terminus des navires venant de Chine. Aprés avoir été soumise 4 des dynasties arabes, elle passa sous la domination mongole en 1262, tout en conservant son prince. La ville insulaire ne fut pas connue de Marco Polo, puisqu’il y passa en 1272 et en 1293 ; elle devint le centre le plus important du commerce international du xIv® au xviI° siécle, date oti elle fut conquise par les Portugais (1507) qui laiss¢rent subsister la dynastie locale.

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Saint-Balsamo : Natif de Samosate,

Barsuma

fut évéque

de

l’Eglise orientale et combattit les Nestoriens, mais fut un ardent propagateur du Monophysisme ; il fut condamné par le concile de Chalcédoine en 451 et mourut en 458. I] fut mis au nombre des

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saints par les Jacobites etl’Eglise arménienne, et de nombreux monasteres lui ont été consacrés. Le monastére de Saint-Balsamo possédait ses reliques et fut le lieu de résidence du patriarche jacobite.

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Différence entre Chrétiens, Arméniens, Nestoriens et Jacobites : L’Eglise arménienne s’était séparée de l’Eglise grecque depuis le concile de Chalcédoine, et eut son patriarche ; elle adopta le monophysisme, mais constitua une Eglise nationale; il y eut donc deux groupements religieux de méme croyance, formés par les Arméniens et par les Jacobites, pour lesquels il n’y avait qu’une seule nature dans la personne du Christ ; de leur cdté les Nestoriens formérent une autre Eglise pour laquelle il y avait deux natures dans la personne du Christ, mais unies d’une facon telle que Jésus n’était qu'un homme en qui le Verbe résidait ; la Vierge n’était donc pas Mere de Dieu, et c’est ce qui les différenciait des Orthodoxes.

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Sava: Ville de la Perse centrale, sur la route de Kazvin & Koum, dont la population est composée d’Iraniens et de 'Turcs. La légende des Mages doit sans doute trouver son origine dans un passage du Psaume 71, verset 9 : « Les rois de l’Arabie et de Saba lui apporteront des dons », et dans un passage d’Isaie (60, verset 8) : «Tous viendront de Saba vous apporter de lor et de l’encens .»

Cala Ataperistan : Localité indéterminée dont le nom Kala-i Atashparastan signifie « Chateau des adorateurs du Feu », qui selon les commentateurs pourrait se trouver entre Sava et Abhar, ou étre la localité de Diz-i Gabran.

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Ava: Localité située 4 une vingtaine de kilométres Sava, sur la route de Koum.

au sud de

Caxan : Ville de l’Irak-Adjemi, 4 une soixantaine de kilométres de Koum; cette ville, dont la forme courante est Kashan, est seulement’ mentionnée dans certains manuscrits de Marco Polo et dans la recension de Ramusio. Casvin : Ville de l’Iran, dans la province de |’Irak-Adjemi, a 150 km au nord de Téhéran, au pied du mont Albrouz. La ville, fondée par Sapor I°*, fut prise par les Arabes en 644; elle fut ruinée par l’invasion mongole; en effet, lors de la poursuite de Mohammed, sultan du Khwérezm, par les généraux mongols en 1220, elle fut détruite par ceux-ci et ne se releva que sous la dynastie des Séfévis au XVI® siécle.

Curdistan : Le nom de Kurdistan parait avoir été créé par les Seldjoucides pour désigner la région comprise entre l’Azerbaidjan et le Louristan, et certains territoires situés 4 l’ouest du Zagros. A l’époque ot Marco Polo le traversa, le Kurdistan était gouverné par des émirs mongols. Attaqué et saccagé dés 1233 par les Mongols, occupé en partie en 1238, Hulégu conquit définitivement le Kurdistan un peu avant 1260, et celui-ci resta sous la domination mongole jusqu’a sa disparition en 1335. Lor : Le Louristan, « Pays des Lour », est la partie montagneuse de I’Iran Occidental arrosé par la Kherkha et ses affluents ; il fut gouverné

par

des princes

locaux

qui formaient

deux

dynasties

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principales.

Ces atabeks

eurent pour suzerains

les ancétres

des

Mozaffarides qui étaient d’origine arabe et fondérent une dynastie vassale des Mongols dans la seconde partie du x11I® siécle. Le Louristan fut en réalité presque indépendant par suite de la configuration du pays difficilement accessible. Cielstan : Il s’agit sans doute du Shoulistan, « Pays des Shoul », qui forme un district dans la province du Fars. Le pays était gouverné a l’époque mongole par des gouverneurs héréditaires en lutte constante avec les Lour.

Ispaan : La ville d’Ispahan fut la résidence favorite du sultan seldjoucide Malik-shah ; elle n’eut pas trop a souffrir de l’invasion mongole, une bataille indécise livrée par le sultan du Khwarezm,

Djelal-ed-Din, en 1228, ayant sauvé la ville du premier choc. Aprés la chute du régime mongol, Ispahan appartint 4 une dynastie locale et fut conquise en 1388 par Tamerlan.

Cirag : Ce royaume était constitué par la province du Fars dont Shiraz est la capitale. Le descendant d’un chef turcoman, nommé Salghour, fonda une dynastie qui régna une centaine d’années, mais

fut presque constamment vassale des empires qui dominérent l’Asie Occidentale : Seldjoucides, Khwarezmiens et Mongols. En 1231 commenga le régne du salghouride Abou Bakr qui rendit hommage 4 Ggeedéi et recut de lui le titre de Koutloughshah ; il reconnut Hulégu comme suzerain en 1256, et mourut en 1260 ; ses descendants et parents se succédérent rapidement, renversés et mis 4 mort par les Mongols ; cependant le dernier souverain fut une femme, Abish-khatoun, qui monta sur le tréne en 1264 et régna jusqu’en 1284, ayant épousé un fils de Hulégu qui gouverna le royaume en son nom ; la dynastie prit alors fin et releva directement des souverains mongols.

Soncara : Ce petit Etat est connu des sources musulmanes sous le nom de Shabankara ; il aurait été limité par le Fars, le Kirman et le Golfe Persique, etson territoire fait actuellement partie du Fars. Il était occupé par une tribu kurde qui porta le méme nom et fut une cause de troubles pour ses voisins ; le Shabankara finit par conquérir le Kirman au début du x111I® siécle, mais il dut Vabandonner peu aprés. I] avait pour capitale Ig qui fut dévastée par Hulégu en 1260;son émir fut tué dans le conflit. En 1295, le Shabankara releva directement de Ghazan, mais se révolta en 1212 contre Cldjéitu qui envoya contre lui Sheref-ed-Din Mozaffar, le futur fondateur de la dynastie des Mozaffarides ; celui-ci réprima la révolte. Aprés la chute des Mongols, un des successeurs de Sheref-

ed-Din ne pouvant se faire obéir du Shabankara, envoya une armée

contre lui ; le prince kurde qui y régnait dut s’enfuir, et 4 partir de ce moment, le Shabankara fit partie de empire mozaffaride.

Tunocain : Le «royaume de Tunocain » territoires des villes de Toun et de Kain au nord-est de Tabas ; le nom de Tunocain est a celle que nous rencontrons dans « Tour et 38

était constitué par les Kouhistan oriental, au un formation analogue Taxis ».

Panic : Le panic ou panis millet, ou millet des oiseaux, est cultivé comme plante alimentaire dont les graines sont consommées bouillies ; il est originaire de l’Inde.

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Tasd: Ville

de V’Iran,

située

entre

Ispahan

et Kirman;

elle

s’appelait autrefois Katha et a pris le nom du canton dont elle était le chef-lieu ; elle dépendait alors de la province du Fars ; les habitants de Yazd étaient presque tous tisserands et fabriquaient des tissus appréciés. Vétements tasdi : Les tissus de Yazd étaient surtout célébres pour

leur finesse ; ils consistaient en vétements de coton et en vétements de

soie d’une grande beauté ;Yazd produisait aussi de beaux brocards.

Cherman : Le Kirman forme une province de |’Iran, dont la capitale porte le méme nom. Cette province est située au sud-est du désert de Lout ; elle est séparée du Mékran par une chaine montagneuse, tandis que du cété de Yazd et du Fars elle est bordée de régions désertiques, et touche ausud 4 la mer, ayant pour débouché le port d’Ormuz. [histoire du Kirman est celle de nombreuses provinces iraniennes; aprés étre tombé dans les mains d’une dynastie seldjoucide de 1041 4 1182, le Kirman passa dans celles d’un chef de Turcs Ghouzz, et tomba dans l’anarchie ; il fut ensuite conquis par les Khwarezmiens en 1210, et au moment de la conquéte mongole, le gouverneur de la province, le Karakhitai Borak Hadjib, parvint a protéger son pays si bien qu’il réussit 4 fonder une dynastie, celle des Koutlough-khans, qui se maintint de 1122 4 1303. C’est sous le régne de la fille du fondateur, Tourkhan-khatoun (1258-1282) que Marco Polo visita ce « royaume » ; peu aprés (1303), a la suite d’un acte de désobéissance, la province recut un gouverneur des Mongols ; c’est seulement en 1340 que le mari de la fille du dernier Koutloughkhan, fonda la dynastie des Mozaffarides.

Andanique : L’andanique est une sorte de fer célébre par sa qualité ; il s’agit du fer indien, andanique étant la forme donnée en Occident 4 un mot arabo-persan hundwaniy de méme signification. Le fer indien était apprécié depuis |’Antiquité et connut pendant le Moyen Age une grande renommée dans les pays musulmans, d’ot il parvint jusqu’en Occident, étant utilisé surtout pour faire des armes. Au Moyen Age, des mines de fer étaient exploitées dans les montagnes du Kirman, et le métal extrait était utilisé pour Varmurerie.

4I

Camadi: D’aprés les commentateurs, il s’agirait d’une ville ruinée, au nord de la plaine de Djirouft, prés de Kerimabad ; elle aurait été saccagée pendant une guerre civile au xI® siécle ; l’identification semble assurée. Reobar : La région de Reobar a donné lieu 4 de nombreuses conjectures pour son identification ; il faut sans doute y voir le mot roudbar, qui en persan désigne une région arrosée par un cours d’eau; dans ce cas, il s’agirait de la plaine située entre Ormuz et Camadi, que l’on traverse aprés avoir franchi les montagnes qui bordent la céte du Golfe Persique.

Pommes du Paradis : naires comme un nom pas en Perse, on peut Polo un fruit du genre

voir le konar.

La pomme du Paradis figure dans les dictionde la banane ; comme le bananier ne pousse penser que ce terme désignait pour Marco orange ; certains commentateurs veulent y

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Caraunas : L’identification des Caraunas pose un probleme difficile qui n’est pas encore résolu ; il s’agit vraisemblablement des troupes « mongoles » qui relevaient des descendants de Djaghatai, donc des princes de Transoxiane et de |’Iran Oriental, etnon des souverains mongols de Perse.

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Negodar : Petit-fils de Djaghatai, second fils de Gengis-khan; la transcription de Marco Polo représente le mongol Neéguder ; il était le fils ainé du fils ainé de Djaghatai, Motchi. Ciagatai : Second fils de Gengis-khan ; il participa 4 toutes les campagnes de son pére contre la Chine de 1211 4 1216 et contre Empire de Khwarezm de 1219 & 1224; 4 la mort de celui-ci, en 1227, il recut comme part d’héritage la partie orientale de l’actuel Kazakstan, la Kachgarie et la Transoxiane, et gouverna tous ces territoires jusqu’&a sa mort (1242). Son caractére sévére et juste Vavait fait préposer par son pére a l’observation du Code des lois qu’il avait établi (Yassak). I] laissa son tréne 4 son petit-fils, KaraHulégu, qui était le fils de son fils ainé (?) Mutugén, tué au siege de Bamyan, en Afghanistan, en 1221. Connaissant la loi mieux que quiconque, il exerca dans tout l’Empire une autorité devant laquelle le Grand Khan lui-méme devait s’incliner.

Frére du Grand Can : Djaghatai était le frere du Grand (Cgeedéi, troisieme fils de Gengis-khan : Gengis-khan

|

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Badascian : Le Badakhshan est un pays montagneux situé sur la rive gauche du Pandj qui constitue le cours supérieur de l’AmouDarya. Le nom de Badakhshan apparait pour la premiére fois dans les textes chinois du VII® et v1II® siécles, qui considérent ce pays comme faisant partie du 'Tokharestan ; les textes musulmans le mentionnent plus tard. La dynastie locale semble s’étre maintenue trés longtemps indépendante, et le pays ne fut pas touché par l’invasion mongole; les descendants de 'Tamerlan réussirent 4 annexer le pays seulement au xv®siécle. Le Badakhshan fait partie del’ Afghanistan al’ heure actuelle. Pasciai : Cette contrée est difficilement identifiable, car ce nom ne semble pas mentionné dans d’autres textes ; par la position qui lui est attribuée par rapport au Badakhshan, on peut penser qu’il s’agit de l’ancien Ouddiyana, au nord-ouest du Kashmir, ot le bouddhisme tantrique forma de nombreux adeptes célébres par leurs pouvoirs « magiques »; c’est de cette région que partit le fameux Padmasambhawa qui porta au Thibet les doctrines tantriques et y fonda un ordre religieux.

Chescemir : I] s’agit du Kashmir qui avait réussi 4 garder son indépendance malgré les invasions successives qui avaient balayé le

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nord de I’Inde, et malgré les tentatives des Mongols au xulI° siécle ; seule une invasion mongole venue du nord eut lieu en 1305, et ravagea le pays, mais les Mongols périrent dans les neiges en retournant vers la Kachgarie. L’histoire ancienne du Kashmir est celle de dynasties locales qui gardérent leur indépendance jusqu’au xI® siécle; 4 partir de cette date, l’histoire de la maison royale est celle d’une suite de drames du palais. Le roi Harcha (1089-1101) qui pilla les temples du pays, fut remplacé par Outcchala dont la famille régna pendant les x11® et x11I® siécles. Le dernier roi, Souhadéva (1301-1310), succomba sous les coups des 'Tibétains dont le chef Rintchana usurpa le tréne de 1320 4 1323 ; une période d’anarchie suivit ; le pays fut alors conquis par un aventurier musulman en 1334, qui s’empara de la couronne et mit le Kashmir sous la domination musulmane ; elle se montra assez tolérante a |’égard des hindouistes.

Dilivar : Les commentateurs de Marco Polo ont proposé plusieurs identifications dont aucune ne semble certaine ; comme Asidin Soltan parait étre Ghiyath-ed-Din, sultan de Dehi (Dihli), il est

possible qu’il faille retrouver dans Dilivar le nom de cette ville. Asidin Soltan : Selon toute vraisemblance, il s’agit du sultan de Dehli, Ghiyath ed-Din Oulough-khan qui régna de 1265 4 1286 sous le nom de Balban ; vizir des deux sultans qui le précédérent, il dut défendre son empire contre les Mongols qui y firent des incursions 4 plusieurs reprises. En 1285, son fils ainé périt dans une bataille contre les Mongols ; le vieux sultan, 4gé de plus de 80 ans, mourut de douleur l’année suivante, laissant son tréne a son petit-fils, Kaikoubad qui y monta en 1287 et fut mis 4 mort en 1290 par Firouz Khaldji, fondateur de la dynastie khaldji, qui dura de 1290 4 1320.

Canosalmi : I1s’agit peut-étre de la localité en ruines de Kamasal, non loin de Vakilabad, dans le Djirouft,

sur la route

d’Ormuz

a

Camadi. Curmos (Plaine de) : 11 s’agit de la plaine qui s’étend au nord du site de l’ancienne ville d’Ormuz, entre la mer et les montagnes du Kirman. ;

Rucnedin Acmat : 11 s’agit du prince d’Ormuz, Roukn-ed-Din Mahmout Kalhati qui régna de 1243 4 1277; Mahmout Kalhati était le fils d’un certain Hamid ou Ammet. I] accéda au tréne par la violence et régna en tyran ; il tenta de conquérir des points d’appui

dans les iles et sur les cOtes de la mer d’Oman ; sa mort fut suivie

de longues querelles parmi ses fils.

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Cobinan : Ville du Kirman dont le nom de Kouh-banan se prononce actuellement Kobenan ou Kobenoun ; elle est située au nordouest de la ville méme de Kirman, un peu 4 Il’est de la route qui méne de cette ville 4 Yazd.

Tutie : Oxyde de zinc quise produit dans le traitement de certains minerais ; cet oxyde est souvent mélé de plusieurs oxydes d’autres métaux tels que le fer, le plomb, le cadmium, et s’attache aux fourneaux dans lesquels on traite des minerais de fer ou de plomb contenant du zinc. Le mot écrit tutie ou tuttie est passé en frangais par l’intermédiaire du portugais tutia emprunté 4 l’arabe toutrya, de méme sens.

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Spodium: Les matiéres désignées sous ce nom par Marco Polo étaient des scories métalliques ; le mot est passé en frangais sous la forme spode, pour désigner l’oxyde de zinc obtenu par sublimation en calcinant la tutie ; en général le mot désigne des résidus de la combustion des matiéres végétales ou des 03, et particuli¢érement livoire calciné.

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Mulecte (Pays) : Le «Pays des Hérétiques » est la région située au sud de la mer Caspienne, car c’est au nord de Kazvin que se trouvaient les forteresses construites dans les montagnes par les grands-maitres des Assassins, entre autre la plus célébre, Alamout, qui fut leur résidence de 1090 a 1256.

Assassins : Ce nom fut donné aux Ismailiens qui occupaient de nombreuses forteresses en Syrie et en Iran, et avaient transformé lassassinat politique en acte religieux méritoire. Le nom d’assassin n’avait pas d’abord la signification que le frangais lui donne, mais désignait les consommateurs de hashish; comme les Ismailiens affiliés a ’ordre fondé par Hasan Sabbah en 1099, faisaient usage de cette drogue avant de remplir quelque mission importante, en particulier un assassinat, a ce qu’on prétendait, le nom d’assassin en vint a désigner les membres de cet ordre, qui en fait n’était qu’une branche des vrais Ismailiens. L’ordre fondé par Hasan Sabbah fut essentiellement une société secréte dont les membres obéissaient aveuglément aux ordres de leurs grands-maitres. Son histoire commence réellement avec la prise de la place fortifiée d’Alamout par Hasan b. Sabbah en 1090/1091 ; les grands-maitres de l’ordre s’emparérent peu a peu d’un certain nombre de places fortes en Perse, en Syrie, et déléguérent des lieutenants dans diverses régions, en particulier en Syrie ; 4 partir de la mort de Hasan b. Sabbah en 1124, le pouvoir échut 4 Bouzourg Oummid Roudbari (1124-1138) dont les descendants gardérent la grand-maitrise ; son sixitme descendant, Ala-ed-Din, qui détint le pouvoir de 1220 4 1255, vit l’apparition des Mongols en Asie occidentale, mais il réussit 4 maintenir la puissance de l’ordre. L’arrivée de Hulégu en Iran en 1256, marque la fin des Assassins ; le fils et successeur de Ala-ed-Din, Roukh-ed-Din, fut assiégé dans un de ses chateaux, Meimoundiz, et dut se rendre ; Alamout fut occupé et rasé ; le grand-maitre fut envoyé prisonnier en Mongolie au Grand Khan Mongka, et fut massacré en cours de route. Peu aprés, les places fortes que les Assassins détenaient en Syrie furent prises par les Mongols ; celles qui avaient échappé furent enlevées par Baibars. Cependant de nombreux membres de la secte subsistérent et leurs descendants vivent encore en Asie occidentale. _ Muhlehtici : Ce terme désigne les Assassins, étant une transcription de arabe mulahida, « hérétiques ».

Patarini : Ce nom désigne les membres d’une société populaire qui se forma en Italie du Nord et surtout 4 Milan au x1I® siécle, pour obtenir la réforme du clergé, un grand nombre de prétres vivant soit en concubinage, soit mariés. Les Partarini ou Patarins furent mélés 4 toutes les luttes que menérent les papes réformateurs dont Grégoire VII fut le principal. On désigne également sous cette appellation des Manichéens venus de Bulgarie au xI® siécle, qui s’établirent dans un quartier de

ae a

3. sieee

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365

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48

Milan alors nommé

Contrada

de Patarri, ou vivaient des petits

marchands et surtout des brocanteurs et des chiffonniers ; c’est du nom donné a4 ces Manichéens qu’on en vint 4 désigner les membres de la société chrétienne qui a été mentionnée ; plus tard ce nom fut également donné aux Vaudois et aux Cathares, héritiers des Mani-

chéens, qui se posérent a leur tour en réformateurs du clergé. Alaodin : 11 se nommait Ala-ed-Din Mohammed

fut ’avant-dernier

grand-maitre

ben Hasan

des Assassins ; il naquit en

et

1210

et succéda 4 son pére en 1220 ; devenu fou par suite de ses excés, certains membres de I’ordre voulurent le remplacer par son fils Roukn-ed-Din Khourshah, et aprés des querelles violentes, Alaed-Din fut assassiné en décembre 1255. Le nom de « Vieux de la Montagne » donné par les Occidentaux aux grands-maitres des Assassins vient de ce que celui-ci avait délégué ses pouvoirs en Syrie 4 un représentant qui était connu sous le nom de Shaikh el-Djebel, titre dont la traduction correspond & ce nom ; par conséquent ce n’était pas le grand-maitre persan, chef supréme de tout l’ordre, qui était désigné par ce nom, mais son lieutenant en Syrie. 52

Sapurgan : Ville du nord de l’Afghanistan, appelée par les géographes arabes Shabourghan ou Sabourkan, connue actuellement sous le nom de Shibarghan. Elle était située sur l’ancienne route de Balkh dont elle était éloignée d’environ 70 km. Les melons, dont

parle Marco Polo, s’exportaient jusqu’en Chine et en Inde. Elle a constitué pendant quelques années, au xIx® siécle, un petit Etat indépendant. Bale : Ancienne ville de I’Iran oriental connue des Grecs sous le nom de Baktra (Bactres), située sur un ancien affluent gauche de l’Amou-Darya, qui ne le rejoint plus, au nord de la chaine du

Koh-i-Baba. Elle fut la capitale du Khorassan, et exista dés l’époque achéménide ; aprés la conquéte d’Alexandre, elle devint la capitale du royaume gréco-bactrien et fut un centre important de culture grecque, qui se maintint sous la forme gréco-bouddhique aprés Pinvasion des Indo-Scythes (dynastie koushane). Balkh devint en Iran oriental la métropole du bouddhisme qui se maintint ainsi que le zoroastrisme jusqu’a l’invasion arabe (653). Les sources chinoises rapportent que les principautés indo-scythes de |’Iran oriental demandérent 4 la Chine sa protection, mais le désastre que subit cette puissance en 751, les amena & se soumettre aux Arabes ; sous la suzeraineté des Califes, les dynasties locales se maintinrent & Balkh et en Iran oriental jusqu’a l’invasion turque du xI° siécle ; la ville devint la capitale de Mahmoud de Ghazna (998-1030), puis tomba dans les mains des Seldjoucides en 1040 ; elle passa successivement au pouvoir des Ghorides en 1198, puis 4 celui des Khwarezmiens en 1206, et finalement fut prise par les Mongols en 1220 ; elle ne parvint jamais 4 se relever de ce désastre, car les Mongols la détruisirent presque entitrement, et au moment ot. Marco Polo y passa, la ville était encore ruinée. Dans les siécles qui suivirent, elle se releva péniblement et fut disputée entre les souverains de Transoxiane et les Afghans ; finalement Balkh a été attribuée aux Afghans, mais la ville actuelle n’est que l’ombre de la vieille ville que les

Arabes avaient nommée la « Mére des Villes ».

25

366

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53.

. Dagova: Le nom de cette région a donné lieu & de nombreuses interprétations et n’est pas expliqué d’une facon certaine. I] faut sans doute voir dans cette région celle qui s’étend entre Balkh et Koundouz, au pied de l’Hindou-kouch. Taican : Ville d’Afghanistan située 4 environ 200 km 4 l’est de Balkh ; c’était un important centre commercial qui fut détruit en 1220 par Gengis-khan ; le nom sous lequel elle parait dans les sources musulmanes ou chinoises est 'Talakan.

54

35

Scassem : Ancienne ville de l’Afghanistan appelée Kishm et située dans le haut bassin de l’Amou-Darya ; elle est mentionnée par les historiens arabes et par le pélerin chinois Hiuan-tsang. Culcarnein : La qualification

de Dhou

al-Karnain,

«aux

deux

cornes», donnée aux souverainsde cette région considérés comme descendants d’Alexandre, doit étre attribuée au souvenir des rois gréco-bactriens qui fondérent le royaume de Bactriane vers 256 avant |’ére chrétienne, et s’y maintinrent jusqu’aux environs de

140-130

avant

J.-C. Les deux cornes

sont a rattacher & une trés

ancienne représentation mythologique qui remonte 4 une trés haute antiquité en Mésopotamie, et qu’on retrouve chez Jupiter Ammon. La légende concernant Alexandre est d’origine syrienne et

date du vI® siécle ; elle est passée dans le Koran et s’est ainsi répandue

dans tous les pays musulmans.

Balasci : Les pierres précieuses appelées balasci, étaient des rubis, d’ot le nom de rubis balais en frangais ; il est probable que c’est le nom de ces pierres qui servit 4 désigner le pays qui devint le « pays du Badakhsh ou Balakhsh », Balakhsh étant sans doute une forme

dialectale de ce nom. Les mines dont ces pierres étaient extraites, se trouvent en dehors du Badakhashan proprement dit, actuellement dans une région qui dépend du territoire de la République Uzbéque, le territoire de Gharan ; elles sont actuellement abandonnées. Sighinan : La montagne de Sighinan doit son nom 4 une localité située dans le bassin supérieur de l’Amou-Darya, qui est appelée Shikinan ou Shughnan ; le territoire de cette localité est partagé par le fleuve en deux parties dont l’une, au Nord, appartient 4 PU. R.S.S., celle du Sud 4 l’Afghanistan. 56

Faucons sacres : Espéce de faucon du genre gerfaut, d’une taille

médiocre, 4 livrée brune et rousse ; le « sacre » est la femelle, le mi§le ou tiercelet était appelé « sacret » ; on l’utilisait surtout pour chasser en pays découvert, mais il était difficile 4 dresser et & chape-



ronner ; ce nom vient de l’arabe.

Faucons laniers : Espéce de petit faucon, d’une livrée ot le gris perle domine en dessus sur les autres couleurs ; le « lanier » est la femelle du faucon « laneret » ; moins bon que le «sacre », il était considéré comme le meilleur pour la chasse aux oiseaux du genre perdrix. 58

Rites et coutumes du Kashmir : La description que donne Marco Polo de la vie religieuse du Kashmir montre que le bouddhisme et

les religions de l’Inde y étaient encore pratiqués au xIv® siécle ; en

P

LA DESCRIPTION DU MONDE

367

Pages

58

effet les Musulmans

avaient

conquis les territoires

extérieurs

au

pays dés le milieu du viti® siécle ; le conquérant musulman Mah-

moud de Ghazna tenta en 1013 de pénétrer a l’intérieur du Kashmir, mais il fut repoussé ; cependant au xII® siécle, l’anarchie s’étendit sur tout le pays et la conversion de la population 4 l’Islamisme se fit peu 4 peu ; ce ne fut qu’en 1334 qu’un aventurier musulman s’empara du tr6éne et amena le pays sous la domination musulmane ;

cependant une partie de la population resta attachée & ses anciennes croyances et fut traitée avec tolérance.

59

Braaman (Royaume de) : 11 s’agit des royaumes hindouistes du Deccan, qui avaient résisté 4 la conquéte musulmane, et gardaient une indépendance parfois relative, plusieurs d’entre eux ayant da faire leur soumission et payer tribut aux souverains de Dehli.

Vocan : Laprovince de Wakhan est constituée par une étroite vallée qui s’étend de |’est 4 louest et est arrosée par le cours supérieur de YAmou-Darya. Elle est mentionnée par les sources chinoises dés le vil® siécle et fut en 747 le théatre des opérations des troupes chi-

noises contre les Tibétains. A l’époque de Marco Polo, elle dépendait des descendants de Djaghatai, et fait actuellement partie de |’Afghanistan. None : Ce titre a été expliqué tant bien que mal par les commen-

tateurs qui le rattachent tantét au tibétain, tantét aux langues de VInde ou 4 celle que parlaient les Indo-Scythes ; en réalité, le mot n’est pas encore expliqué. None serait peut-étre le mongol noyan. Pamir : Le Pamir est une zone de steppes de trés haute altitude limitée par les chaines de montagnes qui font suite 4 l’Hindoukouch et se partagent en un faisceau dont |’ Himalaya est la partie méridionale

tandis

que |’Altyn-tagh

en est la plus septentrionale.

Cette région est bien connue dés |’Antiquité, et plus tard les pélerins chinois la décrivent comme la partie la plus pénible de leur voyage. Les populations qui vivaient sur le pourtour septentrional et oriental

du Pamir échappérent 4 la turcisation, tandis que les populations

indoeuropéennes, qui vivaient dans l’actuel Turkestan chinois et dans les hautes vallées du Syr et de l’Amou-Darya, avaient perdu leur langue au profit d’un dialecte turc dés le x1® siécle.

Belor : Le Belor ou Bolor nous est bien connu par l’histoire chinoise ; cette contrée, située en gros entre le Kashmir et le Pamir, et touchant également au Turkestan chinois, formait les petits royaumes de Gilgit, du Baltistanet du Kafiristan ; elle fut le théatre des luttes entre Chinois et Tibétains au vimr® siécle ; les habitants se convertirent 4 l’Islamisme au xIv® siécle et gardérent leur indépendance jusqu’a la conquéte du pays par le Kashmir. Cascar : La ville de Kashgar est désignée dans les textes chinois du 11° siécle avant l’ére chrétienne, sous le nom de Chou-lo (*Solagh) que l’on retrouve dans les textes tibétains du Ix® siécle sous la méme forme ; elle est ensuite nommée K’ie-cha et l’histoire des T’ang (vi11® siécle) dit que la capitale du pays de K’ie-cha se nommait Kia-che ; & l’époque mongole, elle est nommée sous une transcription qui représente un nom de la forme Kashgar et se retrouve par

la suite jusqu’’ notre époque,

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:

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60

Kashgar fut le siége d’un royaume indoeuropéen pendant toute la période prémusulmane, ot: le bouddhisme fut la religion dominante et ott se manifestaient les influences civilisatrices tant de VIran et de |’Inde que plus tard de la Chine, lorsque celle-ci, en 74, occupa la Kachgarie. Kashgar connut alors une histoire mouvementée, tantét indépendante, tant6ét soumise 4 la Chine, jusqu’a ce

qu’elle fut au x® siécle islamisée par les Turcs Karakhanides et devint le siége de leur empire pour quelques années ; elle fut alors turcisée entiérement et les populations indoeuropéennes qui y vivaient perdirent jusqu’a leur langue ; elle tomba ensuite sous la domination des Karakhitai et fut conquise par les Mongols en 1218. Comme toutes les villes de la Kachgarie, elle appartint ensuite a la maison de Djaghatai, puis aux Kalmouks, et finalement, au Xvulle siécle, aux Mandchous ; malgré son importance, la capitale de la région fut Yarkend, et ce n’est qu’éa une époque relativement récente (1877) que Kashgar est redevenue le siége du gouvernement du vice-roi sino-mandchou, puis des gouverneurs que la République Chinoise y a installés.

61

Samarcande : Aprés avoir été une principauté irano-sogdienne indépendante, elle fut conquise par les Arabes au début du vilII®siécle et recut une garnison arabe ; la Chine étant maitresse de |’Asie Centrale, le roi de Samarkand, Ghourek (v. 710-739), sollicita l’aide de la Chine contre les Arabes, et se révolta contre eux 4 partir de 730; la ville fut reprise par les Arabes vers 737/738 ; le pouvoir passa de 875 4999 4 la dynastie iranienne des Samanides qui furent vaincus par les Turcs Karakhanides ; ceux-ci dominérent la Transoxiane jusqu’a la conquéte de cette province par les Seldjoucides en 1089, mais ceux-ci furent 4 leur tour écrasés en 1141 par les Karakhitai qui dominaient les deux Turkestans; ces derniers venaient d’étre évincés de 'Transoxiane par le souverain du Khwarezm, Mohammed, en 1207, quand il se heurta 4 Gengis-khan ; ce dernier marcha contre lui en 1219 et conquit la Transoxiane; Samarkand fut occupée en mars 1220 ; 4 partir de cette époque, elle fut soumise aux Mongols, et 4lamort de Gengis-khan, en 1227, elle fit partie du lot qui fut attribué a Djaghatai. A l’époque ot Marco Polo y passa, elle appartenait nominalement aux descendants de Djaghatai, mais en réalité ceux-ci reconnaissaient Khaidou comme suzerain. Caidu : Khaidou était le fils de Khashi, cinquiéme fils d’Egeedéi, second fils et successeur de Gengis-khan; il n’était donc pas le neveu du Grand Khan (= Khoubilai), mais son cousin issu de ger-

main. I] naquit aux environs de 1230, et mourut en 1301, 4gé d’un peu plus de soixante-dix ans, laissant quinze fils, dont l’ainé Tchabar lui succéda. II] participa, malgré son jeune Age, 4la campagne contre l’Europe, qui, commencée en 1236, amena les troupes mongoles prés de Vienne en 1241 ; la chute de la maison d’(Ezcedéi le confina dans son fief de l’Imil en Asie Centrale (1252), mais aprés Pélection de Khoubilai (1260), Khaidou prépara sa revanche ; entre 1267 et 1269, il vainquit Barak et lui prit I’Ili et la Kachgarie ; les descendants de Djaghatai devinrent alors ses vassaux. Khoubilai, voyant le danger, envoya en 1275 une armée & Almaligh (prés de Kouldja, sur l’Ili) ; cette armée capitula par suite de téthiean ; Khaidou marcha alors sur Karakhoroum (1276), mais dut rétro-

grader par suite de la défection de plusieurs de ses alliés ; état de

|

LA DESCRIPTION DU MONDE

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61

guerre dura jusqu’en 1287, date ot! Khaidou forma une nouvelle coalition contre Khoubilai, coalition ou entrérent les princes mongols apanagés jusqu’en Mandchourie (Nayan, cf. infra,p.386); Khoubilai envoya en Mongolie une armée qui arréta Khaidou dans la région de Karakhoroum, pendant que lui-méme venait 4 bout des révoltés d’Extréme-Orient. Aprés une lutte confuse od intervinrent principalement ses vassaux,

descendants

de Djaghatai,

Khaidou

fit un

dernier effort en 1301 ; une grande bataille fut livrée aux environs de Karakhoroum ; il fut vaincu et mourut pendant la retraite. Conversion de Ciagatat : La légende de la conversion de Djaghatai au Christianisme est une invention des Nestoriens habitant son royaume ; aucun texte ne parle de cet événement ; il est probable que Djaghatai avait, comme les premiers souverains mongols, une certaine indifférence religieuse qui le poussait 4 bien voir les Nestoriens comme d’ailleurs les Bouddhistes, alors qu’il manifestait une véritable hostilité aux Musulmans, les prescriptions coraniques, comme celle concernant l’égorgement du bétail de boucherie ou celle relative aux ablutions, étant en opposition avec les coutumes mongoles et les lois édictées par Gengis-khan. C’est peut-étre en raison de cette hostilité vis-a-vis de l’Islamisme, que Djaghatai fut considéré comme favorable aux Chrétiens. Succession de Ciagatai : Ce ne fut pas son fils qui lui succéda, mais son petit-fils Kara-Hulégu. Cependant Marco Polo a pu faire une confusion du fait qu’un fils de Djaghatai régna également. En effet Kara-Hulégu lui succéda en 1242, mais il fut déposé en 1246 par ordre du Grand Khan Guyuk et remplacé par son oncle YissouMangou ; ce dernier régna jusqu’en 1252 ; il fut déposé et exécuté par ordre de Mongka, 4 cause de l’opposition qu’il avait faite 4 son élection, étant partisan de la maison d’(geedéi ; Kara-Hulégu remonta sur letréne (aofit 1252), mais mourut en route, et ce fut sa veuve Orghana qui régna jusqu’en 1261 et fit exécuter YissouMangou. 62

Yarcan : Ville du Turkestan oriental, située 4 mi-chemin entre Kashgar et Khotan, sur le Yarkend-Darya, actuellement appelée So-kiu, nom ancien d’une localité située sur son emplacement 4 V’époque des Han, aux environs de l’ére chrétienne. Elle était le siége d’un petit royaume indoeuropéen qui suivit le sort des autres royaumes de la région du Tarim, et fut disputée entre les Chinois et les nomades de la Haute Asie 4 partir de l’époque des Han. Elle fut turcisée et islamisée vers le méme moment que Kashgar. Al’époque ot Marco Polo y passa, elle faisait partie du domaine des descendants de Djaghatai et relevait ainsi de Khaidou, leur suzerain. A partir de cette époque, elle a suivi le méme sort que Kashgar.

63

Cotan : La ville de Khotan, située dans le sud-ouest du Turkestan oriental, était connue depuis le 1° siécle avant |’ére chrétienne par les textes chinois qui la nommaient Yu-tien, peut-étre 4 restituer en Yotkan, nom d’une localité en ruines se trouvant 4 |’ouest de la ville actuelle ; plus tard les Chinois la connurent sous un nom

dont la transcription répond au nom de Khotan ; la région fut & haute époque le siége d’un royaume indoeuropéen dont les habitants arlaient une langue déchiffrée depuis une trentaine d’années et que on a nommée finalement le khotanais ; l’arrivée des Turcs dans

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cette région amena une transformation profonde 4 la suite de laquelle la population finit par parler un dialecte turc. Cette population se convertit de bonne heure au Bouddhisme et certains deses éléments adoptérent le Manichéisme ou le Christianisme nestorien, quand ces deux religions y furent propagées, sans doute par |’intermédiaire des Sogdiens. Par suite des influences venant tant de l’Occident ou de I’Inde que de la Chine, la région de Khotan connut une civilisation composite brillante que l’arrivée des Turcs ne modifia que dans le domaine linguistique, et qui dura jusqu’aux environs du x® siécle. L’irruption de |’Islam, plus tardive cependant qu’a Kashgar, ruina cette civilisation et en réalité ne la remplaga par rien, aprés que Khotan eut été conquise en 1032 par les T'urcs Karakhanides qui régnaient sur les deux Turkestans. La région passa ensuite sous la domination des Karakhitai installés au Sémiryetchiyé actuel, puis subit la conquéte gengiskhanide. A Pépoque ot Marco Polo passa 4 Khotan, la ville était sous la domination de Khoubilai et non sous celle de Khaidou et était connue sous le nom de * Odon. Plus tard, elle suivit le sort de tout le Turkestan oriental. Pem : Ancien nom de la ville de Kerya, sur le fleave du méme nom; Marco Polo a conservé le nom de l’époque des 'T’ang

(vi11® siécle), Bima ou Phimmamna, qui est la forme sanscritisée du nom indigéne. Lop : Ancienne ville du Turkestan oziental, a l’?ouest du Lobnor «lac de Lob », sans doute l’actuelle T’charkhlik. La forme la plus ancienne de ce nom a été Lob ; en effet, au début de l’ére chrétienne, cette région a été le siége d’un royaume important connu en chinois sous le nom de Leou-lan ou Lao-lan, dont la premiére syllabe correspond 4 *Lo8 et a *La®. Le pélerin Hiuan-tsang qui passa en 629-630 dans la région, lui donne un nom supposant un original *Navapa qui est une forme sanscritisée d’un original indi-

gene Nop, dans lequel la transformation de J en m est normale. Ce nom apparait dans celui des ruines situées a lest de ‘Tourfan; Laptchoukh ; il existait encore sous les Song au xI® siécle sous la forme Naptchikh ; il serait dQ & une colonie de gens venus de la ville de Lop. On ne connait pas l’origine de ce nom. Cette ville fut occupée de bonne heure par une colonie chinoise et par une colonie sogdienne qui s’y maintinrent longtemps.

Ciarcian : Cette province fut, au début de l’ére chrétienne, le siége d’un royaume appelé par les Chinois Chan-chan ; il fut occupé de bonne heure par les Chinois qui le disputérent d’abord aux Hiongnou (? = Huns), puis aux autres nomades qui exercérent leur hégémonie sur la Haute Asie. Ce nom correspond 4 *Tchartchan, que l’on retrouve sous la forme Tchertchen dans les textes chinois de Vépoque mongole; elle était alors le siége d’une station postale, La ville actuelle du méme nom occupe le méme site, & la sortie des montagnes du fleuve appelé 4 cause d’elle T’chertchen-Darya,4 Vendroit ot s’élevait la capitale du Chan-chan, alors appelée 'T'siumo, transcription chinoise d’une forme sanscritisée *T'chalmadana.

66

_Esprits du désert : Les phénoménes décrits par Marco Polo sont

bien connus des voyageurs qui ont traversé cette région ; les Chinois nomment ce désert les « Sables qui chantent » et les Européens les

LA

DESCRIPTION

DU

MONDE

371

Pages

décrivent : mirages dus 4 l’atmosphére poudreuse qui éloigne et agrandit d’une fa¢gon fantastique les objets détachés, un roseau sur un tas de sable cause un mirage par lequel on voit 4 horizon un grand arbre sur une colline, qui disparait si l’on fait quelques pas ; bruits inexpliqués causés sans doute par le crissement des grains de sable sous l’action du vent et des écarts de température qui semblent

tantét

des chuchotements,

tantét des sonneries de clo-

chettes ou des roulements de tambour.

Saciu : Ville de lextrémité ouest de la province du Kan-sou, connue dans les textes chinois depuis le Iv® siécle ; elle est la ville chinoise située le plus 4 l’ouest et constituait la premiére halte de la Route de la Soie en sortant du désert. Le nom de Cha-tcheou alterne dans Vhistoire chinoise avec celui de Touen-houang, Throana (Droan) des géographes occidentaux, qui est devenu célébre & la suite des découvertes qui y ont été faites. Tangut : La province de T'angout correspond en gros aux provinces actuelles du Kan-sou et de Ning-hia; c’était 4 peu prés Vancien territoire du royaume Si-Hia ou Tangout qui dura de 990 a 1227. Les Tangout étaient d’affinité tibétaine ; il est vraisemblable de voir dans leur nom le pluriel mongol du premier élément du nom chinois des Tang-hiang, nomades apparentés aux Tibétains qui vivaient dans la vallée supérieure du Fleuve Jaune, au sud du Koukou-nor, aux VII® et viII® siécles. Les Si-Hia commencérent leur expansion au X® siécle; en 1001, ils enlevérent 4 la Chine !’importante place de Ling-tcheou, prés de Ning-hia, puis en 1028, ils s’empa~ rérent de la ville de Kan-tcheou, alors dans les mains des Ouigours, puis en 1036, de Sou-tcheou et de Touen-houang occupées par les Tibétains ; le royaume Si-Hia fut ainsi constitué et succomba seulement sous les coups de Gengis-khan en 1227 ; son territoire d’abord rattaché directement 4 l’?Empire, devint avec les empereurs mongols sinisés la province de Tangout. Idoles, moutiers : I1s’agit de statues du Bouddha et de monastéres bouddhiques. Le Bouddhisme s’était solidement implanté en Sérinde dés le 11° siécle avant |’ére chrétienne ; de 14 il se propagea dans le pays qui devint le Tangout ; le premier courant, venu du Turkestan oriental actuel sous les Han, fut renforcé au x11° siécle par l’adoption du Bouddhisme tibétain par les Si-Hia, alors maitres du pays.

68

Cendatum : Le nom de cendal (pluriel : cendaux) servait 4 désigner des tissus de soie de nature trés diverse, dont l’usage remonte en

Occident aux Carolingiens et dura jusqu’au xvil® siécle ; le cendal était aussi bien un drap de soie qu’un taffetas léger ou une étamine. On nommait «cendai tiercelin » une sorte de cendal plus épais dont on faisait des robes d’armes et des banniéres ; l’oriflamme de Saint Denis était de cendal rouge. Ce genre de tissu pouvait recevoir la peinture et l’or battu qui servaient 4 représenter les devises et les armoiries.

69

Camul : Cette province était constituée par le territoire relevant de la ville de Khomoul ou Khamil, dont les Chinois ont fait Ha-mi ;

cette ville est située dans |’oasisla plus orientale du Turkestan chinois, au nord du Pei-chan et du Tcheel-tagh. Aprés la mort de Gengis-

khan, elle fit partie du territoire attribué 4 Djaghatai ; elle fut sans cesse disputée entre les Empereurs de Pékin et les souverains de la

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MARCO

POLO

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69

maison de Djaghatai ; elle était le siége d’une petite principauté sur laquelle régnaient les descendants des empereurs Karakhitai, qui réussirent 4 se maintenir jusqu’a la fin du xv° siécle.

70

Mongu Can : Mongka ou Mangou était le fils ainé de Tolui, quatriéme fils de Gengis-khan ; il fut élu en 1251 par une assemblée de princes mongols, grace 4 l’influence de Batou ; il avait quarantetrois ans lors de son avénement, et mourut le 11 aofit 1259, au siége de la ville de Ho-tcheou (Ho-ts’iuan), pendant sa campagne contre l’Empire des Song. II fut le dernier empereur mongol dont l’autorité fut reconnue sur tous les territoires contrélés par les Mongols, bien que Batou, jusqu’é sa mort en 1255, ait été pratiquement indépendant. Il reprit en main le pouvoir qu’ Egeedeéi et sa famille avaient failli compromettre. Aprés avoir rétabli l’administration de l’Empire, il décida en 1253 que son frére Hulégu irait achever la conquéte de l’Asie occidentale, pendant que lui-méme secondé par son frére Khoubilai, irait poursuivre la conquéte de la Chine. La guerre fut d’abord menée par Khoubilai et ses généraux, puis en 1258 Mongka décida d’en prendre lui-méme la direction ; apres d’importants succés, il mourut de la dysenterie alors qu’il était au Sseu-tch’ouan.

71

Iuguristan : Le Yuguristan (Yougouristan) ou Ouigouristan était le pays des Ouigours, et son roi avait reconnu dés 1209 la suzeraineté de Gengis-khan, rejetant celle des Karakhitai, « Khitai Noirs ». Les

Ouigours étaient un peuple turc qui avait exercé son hégémonie sur la Haute Asie entre 744 et 840, étant parvenus a un haut degré de

civilisation pour des nomades, car ils s’étaient convertis d’abord au manichéisme, puis au bouddhisme, et possédant un alphabet qui était emprunté au sogdien, avaient acquis toute une littérature sans doute sous forme de traductions la plupart du temps, mais cependant d’un réel mérite. Dépossédés de Empire par les Kirghiz, ils allérent s’établir dans les oasis du nord du fleuve Tarim, au Turkestan oriental, et fondérent un royaume qui subsista non seulement jusqu’a Vépoque mongole, mais encore se perpétua jusqu’au XVI® siécle, ayant d’abord possédé sa dynastie nationale, puis des membres de la maison de Djaghatai, comme suzerains. Carachogo : La ville de Carachogo (= Karakhodja) fut la capitale du royaume des Ouigours aprés leur éviction de Mongolie ; elle est située un peu a l’est de l’actuelle ville de Tourfan, et forme avec plusieurs sites jadis habités, un ensemble archéologique célébre par

les découvertes qui y ont été faites depuis environ cinquante ans. En effet la région, connue sous le nom de « dépression de Louktchoum », forme au sud du mont Bogdo-Oula une sorte d’ombilic dont le niveau le plus bas descend a plus de cent métres au-dessous du niveau de la mer ; elle fut habitée de trés bonne heure par des populations d’origine indoeuropéenne dont la civilisation composite subit l’influence iranienne et celle de la Chine, qui finit par y dominer. La population se convertit au bouddhisme de bonne heure, mais aprés — la chute de la domination mongole, elle devint presque entiérement musulmane vers la méme €poque ot les Ouigours furent convertis de force par les souverains musulmans du Turkestan oriental.

Esca (champignon) : Non identifié .La légende de l’origine végétale de certains groupements tribaux d’Asie Centrale, tels les Kiptchak, nous est connu par les textes tant chinois que musulmans.

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Ghinghin Talas : Cette province n’est pas identifiée d’une facon certaine avec les éléments que nous donne la géographie officielle des Mongols de Chine. Parmi les commentateurs, Yule a incliné a la suite de l’archimandrite Palladius, 4 admettre que cette province se trouvait sur la route de Cha-tcheou 4 la place de Kia-yu-kouan. En effet on trouve aprés la période mongole une région dont le nom en transcription chinoise, peut étre restitué en *T’chinghin. Mais Marco Polo parle d’une région nord-nord-ouest ; ’/hypothése ne peut donc convenir. Peut-étre Ghinghin Talas correspond-il 4 la région de Besh-baligh, dans le nord-ouest de l’actuel Turkestan oriental. D’autre part des textes chinois de l’époque des Ming, qui concernent la région de Tourfan et celle de Ha-mi (Qamil), mentionnent dans ces régions la production de p’in-t’ie, « fer andanique »; d’autre part un texte de 1267 mentionne que dans la méme région, on trouvait du che-jong, « amiante ». Peut-étre faut-il établir un lien entre ces textes et ce que rapporte Marco Polo ; malgré cela, il est difficile de déterminer la position de cette région.

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Salamandre : Le nom de salamandre désigne ici l’asbeste dont l’amiante est une variété. L’ histoire de ce mot est bien connue ; dans Vantiquité classique, la salamandre n’est pas reliée a l’amiante, mais au Moyen Age les deux mots sont confondus; les traditions du phénix se sont greffées sur celles concernant la salamandre; les deux existent en Asie Orientale. Dés le commencement de l’ére chrétienne, la salamandre est mentionnée dans les textes chinois sous des noms divers ; c’est seulement a partir du xII® siécle que parait le nom de che-jong, « velours de pierre », qui désigne l’amiante du Sseu-tch’ouan.

Culficar : Le réle de ce marchand ture musulman montre l’importance prise dans l’empire mongol] par l’élément musulman en ce qui concernait les questions économiques ; les Mongols redoutant d’employer des fonctionnaires originaires des pays dont ils contr6laient l’administration, utilis¢rent de nombreux Musulmans en Asie Centrale et en Extréme-Orient ; ce furent d’abord les Ouigour et les Khitan qui leurs donnérent les cadres dont ils avaient besoin, puis les Turcs musulmans ; quand l’administration mongole tomba dans les mains des Chinois et des Iraniens, dans leurs pays respectifs, la domination mongole en Chine et en Iran s’effondra rapidement.

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Succiu : Le nom chinois actuel est celui de Sou-tcheou, ville située dans le Kan-sou, 4 l’ouest de Kan-tcheou ; le nom donné par Marco Polo suppose *Souk-tcheou qui est l’ancien nom chinois que donnent les chroniques musulmanes de |’époque mongole ; il s’est conservé en transcription plus longtemps chez les peuples de langue non-chinoise, sous cette forme, le chinois ayant évolué plus vite que les noms chinois empruntés par les langues voisines ; cette forme se rencontre encore chez certains voyageurs du XvII® siécle, et les Turcs du Kan-sou nomment encore ainsi cette ville. La région de Sou-tcheou faisait partie du royaume tangout et fut conquise par les Mongols en 1227, ayant constitué, avant d’appartenir aux Tangout,

une principauté turque ouigoure de 860 4 1028, Cette ville faisait partie de l’ancien Tangout; c’est _Campgio: la ville de Kan-tcheou, la premiére syllabe du nom se pronongant *Kam 4 l’époque mongole. D’aprés l’histoire officielle des Mongols

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de Chine, il est mentionné sous |’année 1335, un temple du caractére dix, c’est-a-dire une église chrétienne, ot était conservé un portrait de Soyorghaktani-béki, mére de Khoubilai. Cette ville conquise

par les Mongols sur les Tangout en 1227, avait d’abord constitué une principauté ouigoure de 860 4 1028,

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Egina : Cette ville se trouvait sur le fleuve appelé Etzin-ghol, non loin de lendroit ot il se jette dans le lac Ghashoun-nor; le lieu ou Etsina se trouvait, fait partie actuellement de la province de Ninghia, au nord de la province du Kan-sou, sur les confins de la Mongolie Extérieure. La géographie officielle des Mongols de Chine la nomme sous des transcriptions chinoises ramenant 4 *Idzinai ou *Idzina ; ce nom est d’origine « tangout », donc de la méme famille linguistique que le tibétain ; il n’existe plus actuellement, mais les ruines de la ville sont connues sous le nom de Kara-Khoto, « La Ville Noire », site archéologique de grande importance qui a été fouillé et étudié par l’archéologue anglais Sir Aurel Stein et surtout par larchéologue et voyageur russe Kozlov qui a rapporté de remarquables collections de peintures et de manuscrits. Caracorom : la capitale mongole fut fondée par (geedéi et fut la résidence des Empereurs mongols de 1230 a 1260, date o Khoubilai transféra la capitale 4 Khanbaligh (cf. infra, sv. Cambaluc). Elle était située sur l’Orkhon, fleuve de Mongolie dont les eaux aprés s’étre jetées dans la Sélenga, se déversent dans le lac Baikal. D’aprés Guillaume de Rubrouck, elle n’était pas plus grande que le faubourg St-Denis 4 Paris, et d’aprés lui, le couvent de St-Denis dépassait de beaucoup en importance le palais impérial. I] n’en reste que des ruines qui ont été étudiées 4 plusieurs reprises ; la ville fut en effet abandonnée par les Empereurs mongols, et pendant la durée de la dynastie mongole de Chine (1278-1368), un gouverneur y résida ; apres l’expulsion des Mongols de Chine, les Empereurs y revinrent, mais ne purent s’y maintenir aprés le triomphe des Kalmouks au xv® siécle.

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Ciorcia : La contrée de Ciorcia désigne une région de la Mandchourie actuelle, d’ou étaient originaires les Djurtchet ; ceux-ci étaient une tribu tongous, donc apparentée de trés loin aux Mongols, qui fonda au x1I® siécle un empire qui s’étendit sur la Mandchourie et la Chine du Nord, sous la conduite d’un chef énergique nommé en transcriptions chinoise A-kou-ta (1113-1123), et dont les successeurs furent connus des Chinois sous le nom de Kin ou « Rois d’Or ». Leur pays d’origine était en gros la région de |’Oussouri actuel, dont le cours sert de fronti¢re entre la Mandchourie et la Province Maritime Russe. Bargu : La plaine de Bargou est connue 4 |’époque mongole sous le nom de Barkhoudjin-tceegum, « la vallée de Barkhoudjin » ; c’est la plaine située au sud-est du lac Baikal, au nord de la basse Sélenga 3 le nom est conservé dans celui de la ville de Bargouzinsk, sur la riviére Bargouzin qui se jette dans le lac Baikal. La région est actuellement habitée par des Mongols Bouriates et par des Russes.

Prétre Jean: Le prétre Jean fut un personnage mystérieux dont tout le Moyen Age occidental parla et dont on ne sut jamais rien de précis, car, en fait, sa légende fut constituée d’éléments divers et

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souvent contradictoires. Le chroniqueur Otton de Freisingen, qui vécut dans la premiére moitié du x11® siécle, rapporte qu’en 1145 vint en Europe un évéque de Terre Sainte, l’évéque de Gabala (Byblos). Celui-ci dit que peu de temps auparavant un roi chrétien et descendant des Rois Mages, avait pris Ecbatane, capitale des fréres Samiardi, rois des Médes et des Persans. Nous savons par les chroniqueurs musulmans qu’en 1141, Sandjar, le dernier des grands sultans seldjoucides, fut vaincu par le souverain des Karakhitai. Ces Karakhitai étaient les descendants des Khitan, peuple protomongol qui avait dominé la Chine du Nord de 907 4 1122, et avait émigré vers Pouest aprés avoir été vaincu par les Djurtchet ; ils avaient alors fondé un grand empire en Asie Centrale. Ils étaient bouddhistes et comptaient parmi eux des Nestoriens. C’est la, semble-t-il, qu’il faut chercher l’origine de la légende du Prétre Jean. Plus tard, pour Jean du Plan Carpin, c’est Mohammed, sultan du Khw4rezm, car celui-ci fut vassal des Karakhitai, et ses ancétres participérent a la campagne contre Sandjar ; pour Guillaume de Rubrouck, c’est le roi des Naiman, peuple turco-mongol de Mongolie occidentale, car la famille royale des Naiman était chrétienne nestorienne ; pour Bar-Haebreus (7 1185), le Prétre Jean était Ong-khan, et Marco Polo rapporte le méme fait ; mais ce dernier, dans un autre chapitre, dit que c’était le souverain des CEngut, tribu turque nestorienne qui vivait a l’extérieur de la Grande Muraille. C’est parmiles souverains de ce peuple qu’il faut sans doute chercher le Prétre Jean ou du moins le personnage qui répond le mieux 4 l’image que s’en faisaient les Occidentaux, car les souverains des CEngut étaient en méme temps chefs religieux, au sens réel du mot, de leurs sujets nestoriens, en méme temps que rois. La légende du Prétre Jean, aprés la disparition des Chrétiens de Haute Asie, fut reportée en Abyssinie par les Portugais, car le Négus semblait se présenter comme un souverain du méme type ; plus tard, quand celui-ci fut bien campé dans le plan historique, cette légende fut adaptée 4 certains souverains noirs de l’Afrique du Sud, dont l’Ethiopisme a fait en méme temps les héritiers de Salomon.

Uncan : Le personnage dont Marco Polo raconte Vhistoire, était le souverain des Kéréyit, tribu turco-mongole de Mongolie, qui surgit brusquement au XII° siécle sans qu’ilsoit possible de la rattacher 4 un groupement connu auparavant et dont bon nombre étaient chrétiens ; il se nommait Toghril et regut des souverains djurtchet de la Chine du Nord le titre de Ong-khan, « roi-khan ». I] était déja fort 4gé lorsque le futur Gengis-khan vint lui préter hommage. Né probablement au début du second quart du xII° siécle, il devint souverain des Kéréyit aprés la mort de son pére, Khourdjakhous (= Cyriakus) et massacra plusieurs de ses fréres. L’un d’eux se

réfugia chez le roi des Naiman qui profita de cette occasion pour venir le razzier sous prétexte de rétablir ce frére sur le tr6ne de Cyriakus. Toghril était alors lié avec le pére du futur |Gengis-khan, Yésugéi, par le pacte de anda, « frére juré » ;aprés s’étre enfui vers l’Occident, sans doute chez les Karakhitai, il revint en Mongolie ; avec l’aide de Yésugéi, il chassa son frére et reprit possession de son tréne. I] montra au cours de sa vie une 4me veule et cruelle, mais cependant respecta jusqu’a la fin de sa vie le pacte qui le liait ety famille de Gengis-khan. Aprés la mort de Yésugéi, il donna son aide au jeune Témudjin (= Gengis-khan) et le soutint dans eo les luttes qu’il mena contre les ennemis de sa famille ; mais quand il vit

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que Témudjin aspirait 4 la domination sur la Mongolie, il prit peur, et sous l’influence de son fils, il tenta de s’emparer de lui en 1202, Ce fut la rupture ; Témudjin le vainquit et annexa son royaume en 1203 ; pendant qu’il s’enfuyait, il fut capturé par les Naiman et décapité ; sa téte enchassée d’argent fut portée au roi des Naiman. Cinghis Kan : Le fondateur de |’Empire mongol, connu sous le nom de Gengis-khan, avait pour nom Témudjin et naquit en 1167 ; fils d’un chef de clan dont la tradition a voulu faire un descendant des rois mongols du x11® siécle, il mena aprés la mort de son pére (vers 1179) une vie pleine de périls, ayant été dépouillé de son héritage. Son pére ayant été lié avec Toghril Ong-khan, il alla lui préter hommage et en échange, celui-ci lui donna sa protection. Aprés vingt ans de luttes trés dures, il parvint 4 rallier les anciens vassaux de son pére, et certains membres de sa famille le proclamérent khan, « souverain », vers 1197 ; il commenga alors ses campagnes contre les tribus turco-mongoles de l’actuelle Mongolie ; ayant soumis la Mongolie orientale en 1202, il vainquit les Kéréyit en 1203, puis les Naiman en 1204. I] fut alors proclamé Empereur par ses partisans en 1205, au printemps, et prit le nom de Tchinggis-khan, dont nous avons fait Gengis-khan. Peu aprés les tribus du Baikal se soumirent, ainsi que les Kirghiz et les Oirat (les futurs Kalmouks) en 1207 ; il fit alors une série de campagnes entre 1205 et 1209 contre les Si-Hia ou Tangout et les soumit, pendant que les Ouigours lui rendaient hommage. En 1211, il entreprit sa guerre contre les Kin et s’empara de la Chine du Nord presque entiére, ainsi que de la Mandchourie actuelle ; il mena cette guerre jusqu’en 1216, mais dut la laisser continuer par ses lieutenants pendant qu’il se tournait vers l’ouest ; il entreprit alors sa grande campagne vers l’ouest entre 1218 et 1225, au cours de laquelle il soumit les deux Turkestans et l’Iran oriental, pendant que ses lieutenants pénétraient dans |’Inde et que d’autres poussaient jusqu’en Arménie, franchissaient le Caucase, battaient les Russes en 1222 et rentraient en Asie Centrale aprés avoir soumis tous les peuples vivant a 1’est de la Volga. Il rentra alors en Mongolie en 1225 et mourut au cours d’une campagne contre le Tangout en 1227, laissant 4 ses fils le plus vaste empire qu’un seul homme ait jamais fondé.

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Demande en mariage de Gengis-khan & Ong-khan : Les historiens musulmans et chinois sont d’accord pour placer cet événement en 1202 ; Gengis-khan avait toujours agi loyalement vis-a-vis de Ongkhan, son suzerain ; il demanda alors en mariage pour son fils Djcetchi la princesse Tchaour-bégi, fille du souverain des Kéréyit, en méme temps qu’un projet de mariage était ébauché entre sa fille Godjin-bégi et le petit-fils de Ong-khan, Tousakha. Sous l’influence d’adversaires du futur Gengis-khan, qui agirent sur le fils de Ongkhan, Ikkha-séngun, Ong-khan accepta de profiter d’une visite de Témudjin 4 l’occasion des fiangailles, pour s’emparer de lui. Ilkhaséngun se rendait compte de |’influence grandissante que celui-ci exercait sur les tribus mongoles, et surtout de son ambition démesurée. Sur le conseil de son beau-pére, Témudjin ne se rendit pas & Vinvitation qui lui avait été faite. Ong-khan et son fils voyant le piége éventé, décidérent de marcher brusquement contre lui pour le prendre par surprise. Témudjin fut averti de leur projet et prit en

hate ses dispositions de combat. Aprés plusieurs batailles indécises, n’étant pas assez fort pour l’emporter, il se décida & la retraite et se

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réfugia avec une poignée de fidéles sur les confins nord-ouest de Vactuelle Mandchourie, au bord de la Baldjouna, pendant l’été 1203. La situation s’étant améliorée, il marcha pendant l’automne 1203 contre les Kéréyit qui l’en croyaient incapables, les surprit grace a une ruse, et anéantit leur armée. Ong-khan et son fils parvinrent a s’enfuir, mais furent tués peu aprés par d’autres nomades. Les Keéréyit firent leur soumission et ainsi le futur Gengis-khan devint maitre de la quasi-totalité du territoire de la Mongolie.

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Tenduc : La mention de 'Tenduc comme lieu de la bataille décisive entre Gengis-khan et Ong-khan est due certainement 4 une confusion de Marco Polo qui parle plus loin de la province de Tenduc ou vivaient les descendants du Prétre Jean, lesquels n’avaient en réalité rien 4 voir avec les Kéréyit. Sur le vrai Tenduc, cf. infra, p. 381. La rencontre entre les deux antagonistes eut lieu en |’automne de l’année 1203 en un lieu appelé par les sources sino-mongoles Tchektcher-undur, lieu sans doute situé dans le Kentéi, montagne ou prennent leur source la Toula, l’Onon et la Kérulén. Ong-khan et son fils vaincus s’enfuirent et furent tués peu aprés. ;

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Caagiu : Marco Poloest le seul 4 donner ce nom dont !’équivalent chinois ne m’est pas connu ; Gengis-khan est donné dans l’histoire officielle des Mongols de Chine, comme étant mort dans les monts Lieou-pan, situés 4 l’ouest du Chen-si, dans la région comprise entre cette province et le territoire du Koukou-nor. C’est en effet pendant la campagne qu’il menait contre les Si-Hia (Tangout) que Gengis-khan fit une chute de cheval et mourut le 18 aofit 1227, agé de 60 ans, sans qu’il soit possible de préciser davantage.

Altai: L’Altai désigne une chaine de hautes montagnes qui s’étendent 4 travers tout l’ouest de la Mongolie dans la direction estOuest ; aucun auteur chinois, musulman ou occidental n’est d’accord pour situer le lieu ot fut inhumé Gengis-khan ; ils donnent tous des noms différents, montrant ainsi la diversité des dires de ceux qui prétendaient le savoir. Seuls les Mongols le savaient et pour des raisons de sécurité pour la sépulture de leur Empereur et pour celles de ses descendants, car ils furent tous inhumés au méme endroit, ne Vont jamais révélé. On peut penser que le cimetiere impérial se trouvait dans le Kentéi, dans la région des sources de la Kélurén, de l’Onon et de la Toula, car un passage du texte de |’Histoire Secréte des Mongols qui date de 1241, peut laisser comprendre que c’est dans cette région que Gengis-khan choisit sa future sépulture. Ce fut grand dommage parce qu’il était prud’homme et sage: L’opinion de Marco Polo est confirmée par d’autres historiens ; Joinville déclare que « il tint le peuple en paix ». L’un des meilleurs historiens de Gengis-khan, Fernand Grenard a écrit : « Toujours attentif aux

circonstances, il ne dressait pas de plans compliqués, capable cependant de s’élever aux plus hautes idées parce que les événements l’y conduisaient et qu’il s’obligeait & contenir et dominer ses instincts nomades. Ne sachant ni lire ni écrire, ne comprenant d’autre langue que le mongol barbare, il consultait avec un soin patient les hommes» éclairés et il exprimait de leurs discours les faits simples et essentiels, qui avaient une valeur pratique, sans s’arréter aux subtilités trop savantes qui dépassaient son intelligence et ses besoins ».

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Cui Can: Fils ainé d’CEgeedéi, Guyuk fut élu Grand Khan tors d’une assemblée tenue en Mongolie au printemps et dans |’été de 1246, et fut intronisé le 24 aofit 1246 ; nous connaissons bien cet événement par le récit qu’en donne Jean du Plan Carpin, l’envoyé d’Innocent IV auprés des Mongols. I] était assez favorable aux Chrétiens ; deux de ses ministres étaient nestoriens. I] rétablit dans l’Empire l’ordre compromis par le laisser-aller des derniéres années d’(Egeedéi et la régence de sa mére Tcerégéné, et entreprit de rétablir ’autorité du Grand Khan dans les apanages de certains descendants de Gengis-khan, voulant en particulier obliger Batou 4 reconnaitre son autorité. Les relations entre les deux cousins se tendirent au point qu’ils mobilisérent leurs troupes et marchaient lun contre l’autre, quand Guyuk mourut a l’4ge de 43 ans en 1248. V’hostilité qu’il avait marquée 4 Batou allait amener celui-ci 4 évincer la maison d’(Egcedeéi du tréne au profit des descendants de Toloui, le quatriéme fils de Gengis-khan. Batu Can : Deuxiéme fils de Djcetchi, fils ainé de Gengis-khan, Batou, né dans les premiéres années du xIII® siécle, mourut en 1255, laissant quatre fils dont l’ainé, Sartakh, lui succéda et mourut presque aussitét, laissant le tréne a son fils, Oulaghtchi, qui mourut en 1257 ; ce fut Berké qui prit alors le pouvoir. Nous connaissons son histoire principalement par les chroniqueurs européens et musulmans ; il fut investi des territoires de l’ouest de Empire mongol en 1227, 4 la mort de Gengis-khan, son pére étant mort deux ans auparavant ; il assista 4 ’assemblée de 1229 tenue en Mongolie au cours de laquelle C£gceedéi fut élu Grand Khan. En 1235, il fut mis a la téte de l’armée mongole qui envahit l’Europe en 1236, mais le commandement effectif fut confié 4 Subeetei, le vainqueur de la Perse et des Russes en 1220 et 1221. Dés l’automne de 1235, il écrasait les Bulgares de la Volga et annexait leur territoire ; peu aprés ce fut le tour des Comans dont une partie passa en Hongrie ; puis de 1237 4 1240, il ravagea et conquit la Russie, entra en Pologne en 1241 et vainquit les Hongrois en 1242 ; il ravagea alors la Dalmatie aprés que ses avant-gardes eurent poussé prés de Vienne, puis regagna ses campements de la Volga aprés avoir vaincu les Bulgares du Danube, en traversant ensuite la Moldavie et la Valachie. I] ne prit part 4 aucune guerre par la suite, sauf en Occident, et se consacra a l’organisation de son empire ; la mort d’(gcedéi survenue en décembre 1241, amena au rang supréme Guyuk qui voulut rétablir son autorité sur la totalité

de l’Empire ; les hostilités allaient éclater entre Batou et lui, quand Guyuk mourut au printemps de 1248. Batou lia partie avec la maison de Toloui contre les descendants d’(Egeedéi et parvint 4 faire élire 4 l’assemblée tenue en 1251, Mongka, fils ainé de Toloui, qui par la suite, ason instigation, sévit contre les héritiers d’ Egeedéi et ceux de Djaghatai, qui s’étaient déclarés en leur faveur. L’Empire fut en fait partagé entre Batou et Mongka, et Batou mourut quatre ans plus tard.

Oktai Can : Le second fils de Gengis-khan, CEgeedéi, avait regu a la mort de son pére en 1227, la région située au nord-est et 4 l’est du lac Balkach, en particulier la région de |’Imil. Une assemblée réunie seulement au printemps de 1229 le proclama Grand Khan, selon la volonté exprimée par Gengis-khan. I] avait participé a toutes les campagnes de son pére tant en Mongolie qu’en Chine et

en Iran; il contrasta avec son pére par son esprit débonnaire;

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donnant sa confiance 4 l’ancien ministre de son pére, Ye-liu T'ch’outsai, un Khitan sinisé, il établit sa résidence ordinaire 4 Karakhoroum. Son régne fut marqué par la conquéte de la Chine du Nord dont une partie était restée sous la domination des Djurtchet ; les hostilités reprirent en 1231 et cess¢rent en 1234 par la disparition de l’empire des Kin ; les Chinois de l’empire des Song, qui avaient coopéré & cette campagne, commirent la folie d’occuper plusieurs régions que les Mongols s’étaient attribuées ; une assemblée tenue a Karakhoroum en 1235, décida la conquéte de l’empire des Song ; trois armées mongoles envahirent la Chine du Sud en 1236 ; les opérations devaient se poursuivre avec des temps d’arrét jusqu’a la conquéte définitive en 1279, sous le regne de Khoubilai. Pendant ce temps, une autre armée mongole envahissait la Corée, en méme temps qu’une cinquiéme, en campagne depuis 1230-1231, conquérait |’Iran occidental, soumettait l’Arménie et la Géorgie, puis le sultanat seldjoucide de Konya en 1243. Une autre armée commandée nominalement par Batou faisait campagne en Europe. CEgcedéi mourut entre-temps, le 11 décembre 1241, laissant sept fils dont l’ainé Guyuk devait lui succéder en 1246.

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Rats de Pharaon : Ce nom désignait la mangouste ; il semble qu’il s’agit ici de la marmotte, trés commune en Mongolie, ou peut-étre

d’un des nombreux rongeurs dont les Mongols utilisaient la fourrure et la chair.

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Natigai : Les Mongols adoraient le Ciel (téngri) et le considéraient comme le dieu supréme, peut-étre sous l’influence des religions occidentales ; cette notion d’un étre supréme figuré par le Ciel est sans doute le reste d’une croyance plus ancienne ow le Ciel et la Terre formaient un couple comme le montrent les inscriptions turques de Mongolie au vit® siécle. La Terre était également adorée par les Mongols sous le nom de Etugén, le Itoga des autres voyageurs occidentaux du xIII® siécle, nom dans lequel il faut retrouver sans doute le Natigai de Marco Polo. Images de feutre : Les images de feutre dont il est ici question, sont décrites avec de nombreux détails par les autres voyageurs européens venus chez les Mongols 4 la méme époque ; ces images représentaient les ancétres ; elles étaient revétues d’étoffes précieuses et on leur offrait des aliments et des libations ; quand il s’agissait d’un empereur, on lui consacrait des individus et des chevaux qui devenaient tabous de la méme facon que le lieu ot celui-ci était inhumé; ces rites se sont conservés chez les Mongols malgré les interdictions du clergé bouddhiste.

Chemis : Le koumis

ou koumiz

est la boisson habituelle

des

Mongols ; il est fait avec du lait de jument, parfois avec du lait de vache, que l’on soumet 4 la fermentation et qui est baratté 4 plusieurs

reprises ; quand il est au point, il se présente sous la forme d’un liquide limpide et alcoolique qui peut étre distillé. Les Mongols en fabriquaient plusieurs sortes ; en le faisant réduire, ils obtenaient un résidu solide qui une fois sec pouvait étre conservé ; il suffisait d’en casser quelques morceaux et de les mettre dans de |’eau pour obtenir une boisson identique.

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Tuc : Le tugh désigne en mongol un drapeau ; c’est un nom qui est sans doute d’origine chinoise. Depuis une époque trés ancienne,

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les drapeaux des souverains nomades de la Haute Asie étaient faits avec des queues de cheval ou de yack; lorsque Gengis-khan fut proclamé Empereur en 1206, il regut une banniére blanche 4 neuf queues de yack, et un culte fut rendu 4 la banniére considérée comme le symbole

et l’habitat du génie protecteur de l’Empereur et de sa famille. Cependant les Mongols employaient également de vraies banniéres ou drapeaux comme le rapporte Marco Polo 4 propos de Vhistoire de Nayan, et d’autres textes nous donnent des renseignements du méme genre. Le nom de tugh a servi chez les Mongols a désigner un groupe de cent mille hommes d’armes. Toman : Le mot tumén ou touman signifie « dix mille » en mongol ;

c’était le nom donné 4 un groupe de dix mille hommes cavaliers ou piétons.

d’armes,

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Sceau imprimé sur le poil: L’usage des marques de propriété sur le poil du bétail 4 l’aide d’un fer remonte 4 la période la plus ancienne ; ces marques nommées tamgha, finirent par devenir de véritables figures héraldiques dont bon nombre figuraient dans les armoiries des familles nobles russes, polonaises, lithuaniennes et ukrainiennes.

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Mecrit : Les Merkites étaient un tribu turco-mongole vivant sur le cours inférieur de la Sélenga, au sud du Baikal ; il y avait quelques Chrétiens parmi eux ; ils furent les adversaires les plus déterminés de Gengis-khan, 4 la suite d’une vieille vendetta remontant 4 l’enlévement par le pére du futur Gengis-khan de celle qui devait devenir sa mére, Clun, alors épouse d’un chef de cette tribu. Il fallut de nombreuses campagnes pour les soumettre, et le chef des Merkites, Tokhto’a-béki, fut seulement tué en 1208 ; les derniéres bandes merkites résistérent jusqu’en 1217.

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Bagherlac : Les commentateurs de Marco Polo veulent y voir un Oiseau qui serait le Syrrhaptes Pallasii qui a été décrit par le voyageur Pallas sous le nom de Tetrao paradoxus, mais cela sans aucune certitude. I] doit s’agir du mot turc baghirtaq, mais les dictionnaires donnent les formes baghirlaq et baghirtlaq. Ergiuul : La ville d’Ergiuul est le Si-leang de l’ancienne géographie chinoise, qui correspond &4 |’actuel Leang-tcheou. Cette ville du Kan-sou est située sur l’ancienne route de la soie, & peu prés a mi-chemin entre Lan-tcheou et Kan-tcheou. Elle avait constitué auparavant, avant sa conquéte par les T'angout, une petite principauté ouigoure ; elle fut conquise par les Mongols pendant la derniére campagne de Gengis-khan, en 1227 ; incorporée 4 l’Empire mongol, elle constitua une préfecture du gouvernement du Kan-sou, sous le régne de Khoubilai.

Silingiu : Forme tibéto-mongole

du nom

de la ville de Si-ning,

a l’est du Koukou-nor ; elle fut conquise seulement par les Mongols apres 1234 et incorporée au gouvernement de Kan-sou sous le régne de Khoubilai.

Beufs sauvages : Les beeufs et vaches sauvages dont il est ici

question sont des yacks du Tibet, dont une bonne description a été donnée dés le début du x1x® siécle. ;

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gI

Gudderi : Nom de la gazelle porte-musc ; c’est plut6t une sorte de chevrotain dont le male posséde une glande, en forme de sac et du volume d’une petite orange, placée sous la peau de l’abdomen et dont l’orifice débouche en avant de l’organe génital ; il s’y accumule une sécrétion brune qui est de consistance huileuse quand elle est fraiche, et qui devient dure et cassante quand elle est séche ; elle constitue le musc. Le nom de gudderi correspond au mongol kuderi, « moschus moschiferus » du dictionnaire de Kowalewski. Egrigaia : Le nom d’Egrigaia est certainement d’origine tangoute,

et servait a désigner 4 l’époque mongole I|’actuelle ville de Ning-hia, située sur la partie sud-ouest de la grande boucle du Fleuve Jaune. Elle était la capitale du royaume Si-Hia ou Tangout ; assiégée une premiere fois en 1208-1209, au cours de ses premiéres expéditions, par Gengis-khan, elle fut assiégée 4 nouveau au printemps de 1227 et prise aprés la mort du conquérant ; toute la population fut passée au fil de l’épée. Sa position sur la route reliant Pékin 4 l’ancienne route de la soie, lui rendit son importance et sous |’administration mongole, elle devint le chef-lieu de la province du méme nom, qui dépendait du gouvernement du Kan-sou.

Calacian : Cette ville est certainement l’ancienne Khalatchar ou Hing-k’ing des Si-Hia, et servait de résidence 4 leurs souverains 3 elle se trouvait sur le site qu’occupe l’actuelle Ting-yuan-ying,

ancienne résidence

des princes d’Alachan.

Camelot : Tissu du genre drap, venant jadis d’Orient et particuligrement d’Ankara, ow il était fabriqué avec le poil de chévre le plus fin et la laine des chevreaux mort-nés ; il commenga d’étre fabriqué en France

au xIv® siécle ; 4 lorigine, il s’agissait d’une

grosse étoffe faite de poil de chameau. Tenduc : Le nom de la province de Tenduc vient du chinois T’ien-td, étant la transcription phonétique de la prononciation de ces deux caractéres en moyen-chinois ; T’ien-t6 était le chef-lieu d’un district qui exista A partir du x® siécle au nord de la grande boucle du Fleuve Jaune, dans |’actuelle province du Souei-yuan; cette localité devint la capitale d’une principauté turque fondée par une branche des Turcs Cha-t’o, qui s’était installée a la fin du Ix® siécle dans la région de Ta-t’ong, les CEngut. Ceux-ci étaient nestoriens et avaient conclu en 1204 une alliance avec Gengis-khan ; dans les années qui précédérent l’invasion de la Chine du Nord par les Mongols, Gengis-khan consolida cette alliance par le mariage de sa fille ainée avec le fils du prince des CEngut ; les descendants de ce prince furent le soutien le plus fidéle des Gengiskhanides de Chine, qui leur reconnurent de nombreux priviléges.

George : Le prince Georges était l’arriére-petit-fils du prince des CEngut, allié de Gengis-khan ; il était le petit-fils de Khoubilai par sa mére et épousa une arriére-petite-fille de Khoubilai, puis étant devenu veuf, il épousa une fille de l’empereur Témur ; il mourut en 1298, exécuté par Djaghatai et allié de Khaidou, 92

ordre de Douwa, descendant qui l’avait fait prisonnier.

de

Prétre fean-Uncan : Marco Polo donne ici le Prétre Jean comme ayant été Ong-khan, souverain des Kéréyit ; il s’agit ici du prince 26

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des Cngut, qui était nestorien, et était en méme temps chef de la communauté nestorienne existant chez les Gingut ; la confusion

s’explique du fait que Marco Polo avait indiqué comme tel le roi des Kéréyit qui comptaient parmi eux de nombreux nestoriens, puis confond les Kéréyit avec les CEngut parce qu’ils étaient également nestoriens. Azur : Le nom d’azur vient du bas-latin lazur, lazulum, azurrum, venant lui-méme du persan lazaverd, « lapis-lazuli » ; une premiére mention de sa production a été donnée dans le chapitre concernant le Badakhshan ; il s’en fabriquait dans la région de Ta-t’ong au Chan-si, et c’est de 14 sans doute que provenait l’azur qui est mentionné dans ce passage.

Argon : Arghoun était le nom d’une tribu; il est vraisemblablement 4 la base du nom des métis «argon », expliqué ici par « gasmul, né de deux sortes de gens », qui désignait des métis de Musulmans 4 Byzance comme dans les principautés franques de Syrie; c’est précisément le cas ici, car nous savons par les sources chinoises qu’un haut fonctionnaire mongol qui portait le nom musulman de Ha-sa-na, « avait été mis 4 la téte de l’armée des Arghoun; ... arrivé au temps de T’ai-tsong (= CEgeedéi : 12291241), ... il réunit 3 ooo foyers d’artisans musulmans et les installa 4 Siun-ma-lin (= Simalin, ville située 4 l’intérieur de la Grande Muraille, 4 trente kms environ a louest de Kalgan) ». Or c’est bien dans cette région que Marco Polo passa en se rendant auprés de Khoubilai, et les « Argon » sont des métis descendus de Musulmans transportés du Turkestan Russe entre 1229 et 1241, et qui durent ensuite essaimer sur les confins du Chan-si. George, sixiéme successeur du Prétre Jean : Georges, de son vrai nom Keergis, était en effet le sixiéme successeur du roi des (Engut

qui fut l’allié de Gengis-khan ; il avait succédé 4 son pére Ai-boukha qui avait régné conjointement avec son frére ainé Kun-boukha, lesquels avaient succédé a leur pére Boyokha, fils du premier roi connu ; mais comme ce prince était trop jeune 4 la mort de son pére, deux de ses cousins avaient gouverné le peuple cengut jusqu’a ce qu'il soit a méme de le faire. Marco Polo est donc bien informé sur cette famille ; d’ailleurs son pére et son oncle avaient di connaitre les prédécesseurs du prince Georges au cours de leur premier voyage et pendant leur premier séjour 4 Pékin. Gog et Magog : Le nom de Gog et Magog est donné 4 la région de la Grande Muraille de Chine par Marco Polo, car il a d avoir connaissance de l’histoire légendaire du rempart construit par Alexandre ; c’est encore une preuve que son information lui avait été donnée par des Persans. En effet les peuples de Gog et Magog, mentionnés par la Genése, sont donnés comme habitant les régions du Nord-Est du monde et devant aux Derniers Jours venir dévaster le monde vers le Sud et étre détruits dans la terre d’Israél ; ces données ont été reprises dans le Coran qui rapporte comment

Alexandre (= Dhou al-Karnain; cf. supra, p. 366) fut prié par certains peuples qu’il trouva en marchant vers le Nardi de les protéger des ravages de Gog et Magog (appelés Yadjoudj et Madjanc) par la construction d’un rempart ; la muraille fut construite, et Yadjoudj et Madjoudj furent désormais enfermés jusqu’aux

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Derniers Jours, malgré leurs tentatives de creuser sous la muraille. La Muraille de Chine fut visitée par des voyageurs arabes qui crurent se trouver en face du fameux mur cité par le Coran.

Ung : Le nom de Ung désigne selon toute vraisemblance le peuple ture des CEngut; il tirait son appellation du fait que le prince des (Engut avait recu des souverains de la Chine du Nord le titre de ong (chinois : wang, « roi »), d’od le nom de (Enggut, « les gens du roi », pluriel mongol formé & partir de ong.

Mongol : Le nom de Mongol désignait & l’époque des T’ang (vire-rx® siécles) une tribu qui vivait sur le cours supérieur de |’Amour, et était connue pour sa sauvagerie ; au cours des X® et XI® siécles, cette tribu se déplaca vers le Sud-OQuest et gagna la région arrosée par les fleuves Onon et Kérulén ; elle finit par occuper la Mongolie orientale et se heurta aux Tatar, tribu turque vivant sur le cours inférieur de la Kérulén, avec laquelle elle fut constamment en lutte, et subit alors de graves revers. C’est alors que naquit le futur is-khan ; il finit par son intelligence et sa ténacité par donner aux Mongols la primauté sur tous les nomades de la Haute Asie. Par un hasard curieux, le nom des Tatar que les Mongols avaient vaincus, finit par leur étre donné tant les Chinois que par les populations occidentales, car le nom ty Tatar avait acquis une grande renommée i travers |’Asie, 4 cause

du réle important

ceux-ci avaient joué pendant plusieurs siécles.

que

Sindaciu : Cette ville est celle de Siuan-houa qui était appelée Siuan-t6 & l’époque mongole ; elle se trouve au Nord-Ouest Pékin, sur la route menant 4 Tchang-kia-k’eou (Kalgan).

de

Ydifu : Cette ville n’est pas identifi¢e ; elle devait se trouver dans la méme région.

93

Ciagannor : Le nom de Ciagannor traduit par « Bassin blanc », répond en gros au mongol T’chaghan-nor, « Lac Blanc ». Le palais de Ciagannor fut bati par Khoubilai en 1282 ; il se trouvait au nord de Pékin, sur la route menant 4 Changtou. Cator ; Cet oiseau serait d’aprés les commentateurs,

une sorte

de grande perdrix, ou plutét de francolin, mais sans grande certitude.

Ciandu : Capitale d’été de Khoubilai ; elle fut aménagée, dés 1256, et fut abandonnée par le dernier empereur Toghon-témur, peu aprés qu’il s’y fut réfugié, aprés la prise de Pékin par les Ming en 1368. Chang-tou, « la Capitale Supérieure », est nommée au début de la relation de Marco Polo Chemeinfu < Kaiminfu, transcription persane du chinois K’ai-p’ing fou (cf. supra, p. 346). La ville était située non loin de Dolon, sur le cours supérieur du Louan-ho.

95

Horiat : Il s’agit sans doute de la tribu des Konggirat ou Onggirat qui était installée sur les contreforts occidentaux des Monts Khingan, et placée ainsi entre les ‘Tatar et l’empire des Kin ou Djurtchet. La

famille princiére de cette tribu avait

des liens étroits avec la famille

de Gengis-khan, dont la femme était originaire de cette tribu ; par la suite, de nombreux mariages entre le clan impérial et cette maison princiére resserrérent encore les liens qui existaient. Nous suivons

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ainsi son histoire pendant toute la période mongole ; aprés la chute des Mongols de Chine, elle ne joua plus qu’un réle effacé. Yule a voulu voir dans le nom de cette tribu, celui des Oirat; il est étrange que cette tribu ait joui d’un tel privilége ; il est plus vraisemblable de penser qu’il s’agit de celle des Qonggirat, bien qu’il soit difficile d’expliquer la forme donnée par Marco Polo.

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Rites du 28 aoitt : Les libations faites par le souverain sont mentionnées dans le chapitre de 1l’Histoire officielle des Mongols de Chine, qui concerne les rites ; ce sacrifice est également décrit par les voyageurs occidentaux qui se rendirent chez les Mongols au XII® siécle. Enchanteurs du Tebet : Les sources chinoises font mention de la présence de nombreux prétres tibétains auprés des empereurs mongols ; ils faisaient partie de la communauté religieuse de Satcha, au Tibet, et en 1261, Khoubilai appela auprés de sa personne le neveu de l’abbé de Satcha, Phagspa Lama qui resta 4 Pékin jusqu’en 1275 et convertit de nombreuses personnalités de la Cour.

Enchanteurs du Chescemir : Les prétres bouddhistes originaires du Kashmir exercérent une grande influence par leurs connaissances 4 la Cour des Empereurs mongols ; dés 1251-1252, Mongka avait nommé auprés de sa personne un « Maitre du royaume », c ’est-a-dire le chef responsable de toutes les communautés bouddhistes de VEmpire ; il était originaire du Kashmir et se nommait Na-mo. Anthropophagie : En dehors de la réputation de cannibalisme des Mongols, et elle n’est pas donnée seulement comme certaine par les Occidentaux, mais aussi par les Chinois dés le x1® siécle, les rites tantriques d’anthropophagie sont cités par les textes religieux tibétains et mongols qui parlent de la consommation de la « grande viande », c’est-a-dire de la chair humaine ; ces pratiques magiques avaient pour but, en échappant 4 la contrainte de toute morale et de toute répulsion naturelle, en recherchant toutes les infractions possibles 4 la morale et aux bonnes mceurs, de dominer les forces d’impulsion passionnelles ; l’ascéte au lieu de chercher a briser leur énergie pour progresser, les emploiera justement pour cette progression vers l’intelligence ; il redonne valeur aux instincts réprouvés et utilise leur puissance comme moyen pour atteindre l’intelligence, c’est-a-dire la compréhension de la vacuité.

97

Bacsi : Le mongol bakhshi désigne un maitre religieux, un haut dignitaire ecclésiastique ; il correspond au tibétain lama, et est également passé en turc oriental et en persan avec le sens de maitre en connaissances diverses : écriture, chant, chirurgie et méme magie. Il s’agit ici de lamas observant les rites tantriques. L’origine du mot est a chercher du cété du chinois po-che, « lettré au vaste [savoir] », titre usuel au début de l’ére chrétienne et qui se trouve mélé justement 4 l’histoire de lintroduction du bouddhisme en Chine.

Coupes volantes : De nombreux ascétes indiens et tibétains ont recherché des pouvoirs supranormaux et sont parvenus par la suggestion 4 « montrer » 4 des spectateurs des phénoménes tels que celui de l’enfant montant 4 une corde jetée en l’air et redescendant en morceaux, qui se ressoudent, ou celui de l’extraction des viscéres

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remis en place sans laisser de trace, etc. Le phénoméne des « coupes volantes » entre dans ce genre de tours, et la prestidigitation leur apportait une aide appréciable ; cependant de nombreux phénoménes physiologiques et physiques semblent authentiques, étant dus & des connaissances psycho-physiologiques qui ne nous sont pas encore

connues, 98

Sensin : Ce nom est donné par l’historien persan Rashid-ed-Din sous la forme shinshin pour désigner les religieux taoistes ; c’est la transcription du chinois sien-chen ou sien-jen, « Immortel », qui est passé en mongol pour désigner ces religieux.

Adoration du feu : Le feu était vénéré chez les Mongols, et plus particuli¢érement le feu du foyer était l’objet d’un culte dont on retrouve la trace dans le nom du plus jeune fils du souverain mongol Vottchigin, « le Prince du Feu ». Le feu jouait un réle purificateur, car tout ambassadeur auprés d’un empereur mongol, devait passer entre deux brasiers afin que le feu conjurat les influences mauvaises qu’il aurait pu apporter avec lui. Le feu a continué chez les Mongols, et cela malgré les interdictions du bouddhisme, 4 étre l’objet d’un culte pour lequel il existe des rituels. 99

100

Idoles d’apparence féminine : Les idoles d’apparence féminine sont des statues du Bouddha dans la position étendue ; ce sont des « Bouddhas couchés » comme il s’en rencontre par exemple dans un temple des environs de Pékin, le Wo-fo-sseu.

Cublai Kaan est le sixiéme Grand Can : Khoubilai n’était pas le sixiéme Grand

Kaan, mais le cinquiéme ; l’erreur vient de ce que Marco Polo considére Batou, fils ainé de Djcetchi (cf. supra, p. 378), comme Grand Khan, sans doute 4 cause du réle prépondérant qu’il joua aprés la mort de Guyuk, jusqu’a l’élection de Mongka. Cependant, en considérant Toloui qui exerga la régence aprés la mort de Gengis-khan, comme ayant rempli les fonctions de Grand Khan, Khoubilai serait le sixiéme Grand Khan comme le veut Marco Polo. Io!r

Il eut la seigneurie en l’'an 1256 : Khoubilai fut proclamé Grand Khan par ses partisans le 4 juin 1260 ; en fait, il avait été chargé du gouvernement des régions de la Chine conquises depuis 1251, par son frére Mongka, puis avait regu ensuite de ce dernier le Ho-nan comme apanage, ou plutét une région beaucoup plus vaste que la province actuelle de ce nom, & laquelle était joint un district du Kan-sou ; c’est sans doute la date de cette investiture qui a amené la confusion de Marco Polo. Il peut bien avoir 85 ans : Koubilai était mort le 18 février 1294, & lage de 79 ans ; il aurait donc eu & |’époque ot Marco Polo dicta ses souvenirs 83 ans, donc 84 ans 4 la chinoise, l’Age étant compte par les Chinois non & partir de la naissance, mais & partir de la conception. Or, entre 1298, date du récit, et 1256, date donnée par Marco Polo comme celle de son élévation au tréne,ily a 42 ans de différence, qui, retranchés de 85 ans, donnent bien 43 ans a

Khoubilai ; en réalité, lorsqu’il fut proclamé Empereur en 1260, il avait 45 ans.

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Naian : Le prince Nayan était le descendant 4 la quatriéme génération de Témugé-ottchigin, le plus jeune des fréres de Gengis-khan,

a qui ce dernier avait donné en fief une partie de l’actuelle Mandchourie, entre la Mongolie et la région de Kirin. Déja en 1242, Témuge-ottchigin avait tenté de marcher contre la cour impériale pendant la régence de 'Towrégéné, veuve d’CEgeedéi, mais l’arrivée de Guyuk lui fit abandonner ses projets, et ce dernier punit son entourage. Nayan, aprés s’étre concerté avec Khaidou, se révolta en 1287, mais Khoubilai, par la rapidité de sa manoeuvre, mit a néant ses projets ; il le rejoignit avec ses troupes sur le fleuve Leao, et aprés une dure bataille, l’écrasa et le fit prisonnier (1288). I] fut alors exécuté. Nous sommes trés mal renseignés sur Nayan et sa famille, car aprés sa révolte, son nom et ceux de ses descendants furent rayés des registres impériaux. Caidu qui était un grand sire devers la Grande Turquie : Le territoire, qui constituait le royaume de Khaidou, comprenait la quasitotalité du Turkestan Oriental, l’ouest de la Mongolie jusqu’au Khanghai, la région de |’Imil et les steppes du sud du lac Balkach ainsi que la T'ransoxiane. A plusieurs reprises sa domination s’étendit jusqu’a Karakhoroum, et déborda sur |’Afghanistan par l’intermédiaire des descendants de Djaghatai, ses vassaux.

Caidu était neveu du Grand Can : Khaidou n’était pas le neveu de Khoubilai, mais le fils de son cousin Khashi, cinquiéme fils d’Cgeedéi, frére de son pére Toloui ; Khaidou était en réalité le neveu a la mode de Bretagne de Khoubilai.

104

Son enseigne royale avait les figures du Soleil et de la Lune : Les souverains mongols avaient essentiellement comme drapeau le tugh (cf. supra, p. 379), mais les textes chinois parlent du drapeau de Moukhali, le lieutenant de Gengis-khan, qui conquit la Chine du Nord, sur lequel des figures semblables étaient dessinées en noir. Naian avait la croix du Christ sur son enseigne : D’aprés cette indication, Nayan était chrétien nestorien, ce qui ne saurait surprendre, car des textes chinois du xI® siécle nous font connaitre

l’existence de Nestoriens sur les confins de l’actuelle Mandchourie.

105

Mise a mort de Naian: Naian fut mis 4 mort par étouffement entre des tapis de feutre de fagon 4 ce que son sang ne fut pas répandu ; en effet il importait que le sang, dans lequel réside des forces magiques, ne soit pas répandu ; d’autre part Naian étant membre de la famille impériale, son sang était d’autant plus sacré, puisque provenant de l’ancétre de l’Empereur. Ciorcia : Le pays d’origine des Djurtchet (cf. supra, p. 374) avait été en partie conquis dés 1212, mais il fut définitivement occupé seulement sous le régne de Khoubilai.

Cauli : C’est la transcription réguli¢re du nom donné par les Chinois 4 la Corée sous la forme Kao-li. Barscol : Ce nom est difficilement identifiable ; faisant partie de l’apanage de Naian, cette province se trouvait certainement dans |’actuelle Mandchourie. I] faut peut-étre y voir le turc bars-kal, «lac du tigre », bien qu’un nom turc 8 |’est de la Mongolie puisse paraitre singulier.

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_ Sichintingiu : Cette province était également en Mandchourie ; il s’agit peut-étre de la région de Kien-tcheou qui devint célébre par la suite comme pays d’origine des futurs Mandchous.

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Sagamont Burcan : 11 s’agit du nom du Bouddha Cakya-mouni, Burcan étant le nom mongol qui traduit le nom de bouddha ; son étymologie est encore mal expliquée.

108

Tablettes ; L’origine de ces tablettes remonte aux T’ang (vuIeX® siécles) et méme aux Han (environ de l’ére chrétienne), et les dynasties barbares des Khitan (x®-x11® siécles) et des Djurtchet (x11®-x11I® siécles) ne firent que les imiter, avant que les Mongols en fassent usage a leur tour. Ces tablettes servirent d’abord de piéce d’identité aux porteurs de dépéches officielles ; la matiére et la forme de celles-ci, l’inscription qu’elles portaient, variaient selon importance du rang du porteur et suivant le caractére d’urgence du message. Ces plaques se nommérent p’ai-fou ; elles étaient en or, en argent, en cuivre ou en bois ; elles regurent souvent la forme d’un poisson et pour cette raison se nommerent yu-p’ai. Plus tard, sous les Mongols, ces plaques ou tablettes furent employées non seulement par les courriers officiels, mais aussi comme marque servant 4 distinguer les hauts fonctionnaires et toutes les personnalités auxquelles la Cour voulait accorder des droits officiels et particuli¢rement les ambassadeurs.

IIo

Femmes de Cublai : Khoubilai eut un grand nombre de femmes et de concubines ; il s’agit de ses quatre épouses principales.

Ungrat : La tribu des Onggirat qui nomadisait sur les contreforts ouest des monts Khingan, était séparée des Mongols par la tribu des Tatar. Le pére du futur Gengis-khan fianga son jeune fils 4 la fillette d’un chef onggirat ; elle devait devenir |’Impératrice, mére des quatre principaux fils de Gengis-khan. Par la suite, les chefs de cette tribu renommeée pour la beauté de ses filles, furent étroitement

liés avec les Gengiskhanides dont ils étaient cousins, par de fréquents mariages.

Cublai avait 22 enfants males : Khoubilai a eu peut-étre 22 enfants miles, mais l’Histoire officielle des Mongols de Chine lui en attribue

dix. 112

Cinchim : En réalité Djinkim était le second fils de Khoubilai ; il mourut en janvier 1286, laissant trois fils. Témur, fils de Cinchim : Djinkim eut trois fils ; les deux atnés Kammala et Darmabala étant morts prématurément, ce fut le troisiéme, Témur, qui monta sur le tréne 4 la mort de Khoubilai en 1294. Il mourut sans postérité, le 10 février 1307, 4 l’4ge de quarantedeux ans. C’est sous son régne que Khaidou fut vaincu et les descendants d’(geedéi définitivement écartés, en méme temps que Témur se réconciliait avec ceux de Djaghatai.

Sept des fils de Cublai sont rots de sept provinces : L’ Histoire officielle des Mongols de Chine, donnant la liste des fils de Khoubilai, indique en effet que sept d’entre eux furent apanagés effectivement ou portérent des titres honorifiques. Son second fils, Djinkim, fut promu

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prince de Yen; le troisisme, Manggala (cf. infra, p. 393) fut prince de Negan- si; le quatriéme, Nomoughan (cf. infra, p. 413, sv. Nomugan), fut prince de Pei-ngan ; le cinquiéme, Hugetchi, fut prince de Yunnan (cf. infra, p. 394) ; le septitme, Oghrukhtchi, fut prince de Sip’ing ; le huititme, Keekcetchu, était prince de Ning; le neuviéme, Toghon, était prince de Tchen-nan. L’information de Marco Polo est donc en partie exacte, Nomoughan ayant porté un titre honorifique, Taidu : Le nom de Taidu, en chinois T’ai-tou, « la Grande Capitale », servait 4 désigner a l’époque mongole la ville située sur l’emplacement de Pékin, et dont Cambaluc était le nom turco-mongol.

Cambaluc : Le nom de la capitale des empereurs mongols était en chinois T’ai-tou ; le nom de Cambaluc est le ture Khan-baligh, «la Ville du Khan ». Cette terminologie était employée dans tous les empires nomades de la Haute Asie ; la capitale de l’empire ouigour du VIII® siécle, portait le nom de Ordou-baligh, « la Ville de la Cour ». La capitale de Khoubilai était située sur le site du Pékin actuel, mais un peu plus au nord.

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Un trés grand palais avec une grosse cloche qui sonne trois fois la nuit : I] s’agit d’un édifice analogue a4 celui qu’on appelle 4 Pékin « Tour de la Cloche », qui sous la dynastie mandchoue servait 4 un usage identique et semble avoir été reconstruit sur le méme emplacement que celui datant de l’époque mongole. Ce chapitre ne comporte pas de numérotation, car il ne figure pas dans le manuscrit franco-italien qui sert de base 4 notre texte.

Acmat : Le 'Transoxianais Ahmat Fenaketi fut présenté 4 Khoubilai par l’impératrice Tchamboui-khatoun ; il fut attaché en 1264 au ministére des Finances dirigé alors par le musulman Seyid Edjell, originaire de Boukhara, dont il fut nommé le successeur en 1270. Khoubilai avait trouvé dans l’Empire Song lusage du tch’ao ou papier-monnaie. Ahmat pratiqua une politique d’inflation effrénée qui déprécia rapidement le tch’ao, et dut, pour trouver de l’argent, avoir recours a des conversions répétées. Ces procédés le firent détester, et les abus de pouvoir qu’il commit, abusant de la confiance de Khoubilai, lui firent de nombreux ennemis. Le prince héritier Tchinkim encouragea ces derniers qui, profitant de l’absence de Khoubilai, l’assassinérent. Khoubilai punit les coupables, mais ayant

appris les abus de pouvoir de son ministre, le fit dégrader 4 titre posthume ; sa biographie est conservée dans |’Histoire officielle des Mongols de Chine, et figure dans la section des ministres infames.

118

Bailo : Le titre de bailo fut donné au représentant de Venise & Constantinople ; ce dernier était en méme temps le chef de la communauté vénitienne dans la ville ; c’était une sorte d’ambassadeur

qui, aprés la chute de l’Empire byzantin, représenta Venise auprés des 'Turcs. Marco Polo a voulu donner un équivalent au titre d’Acmat qui avait regu de Khoubilai des pouvoirs trés étendus. Il régna en telle puissance pendant vingt-deux années : Etant mort assassiné en 1282, Ahmat aurait exercé ses fonctions 4 partir de 1260. C’est en 1260 que Khoubilai fut élu empereur et les sources chinoises mentionnent seulement Ahmat a partir de 1264.

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118

Catayens : Le texte italien écrit Cataini ; nous le rendons par Catayens, « habitants du Catai ». Cenchu : Les noms des adversaires d’Ahmat ne sont pas donnés par les textes chinois ; Marco Polo semble seul avoir conservé le détail du récit de sa mort. Vanchu : Ce nom serait une erreur ; le titre de wan-heou, « chef de dix-mille», aurait été pris pour un nom propre.

119

Cogatai : Nous connaissons plusieurs personnages qui ont porté ce nom 4 |’époque du meurtre d’Ahmat, mais il ne semble pas possible de faire une identification, car aucun des noms cités par Marco Polo ne figure dans |’Histoire officielle sous l’année 1282, ni dans la biographie d’Ahmat.

I20

Mise a mort des animaux : Les lois données par Gengis-khan aux Mongols prescrivaient que le bétail de boucherie devait étre tué en ouvrant la poitrine de la béte et en lui arrachant le cceur ; elles spécifiaient qu’il était interdit de couper la gorge aux animaux destinés a étre mangés, et de répandre leur sang. Ce genre d’abattage était lié 4 la coutume des Mongols de ne pas répandre le sang dans lequel résidaient des forces magiques. Ces pratiques allaient 4l’encontre des prescriptions coraniques d’égorger le bétail de boucherie, le sang étant considéré comme impur et ne devant pas étre consommé.

I21

Quesitan : L’élite de l’armée mongole constituait la garde personnelle du Grand Khan ; cette garde était appelée en mongol kéchik et se composait de dix mille hommes ; ces gardes (singulier : kéchiktu, pluriel : kéchiktén) étaient, au début de |’Empire, répartis en deux formations principales, les gardes de jour et les gardes de nuit, chaque groupe étant au nombre de mille ; le reste de la garde était composé des khortchin, « porteurs de carquois », primitivement au nombre de mille. Par la suite, ce nombre de trois mille fut porté a dix mille.

123

Défense de toucher le seuil de la porte : Cet interdit est également signalé par les autres voyageurs de l’époque mongole; il faisait partie d’un certain nombre de rites trés anciens des sociétés nomades de la Haute Asie.

127

Camut : Le camut était une sorte de cuir du genre chagrin ; le mot est mal expliqué.

129

Baian : Nous connaissons de nombreux personnages qui ont porté le nom de Bayan, « Riche »; l’un d’eux était un Turc Qangli ; il n’est pas donné comme parent de Mingan, mais seulement comme de la méme tribu ; il était le petit-fils d’un certain Aibék-bayaoudai. Mingan : Nous rencontrons trois personnages de ce nom dans les sources chinoises de l’époque mongole ; l’un d’eux était Qangli et peut-étre est-ce la raison pour laquelle Marco Polo I’a considéré comme frére de Bayan. En réalité nous ne savons pas si ce personnage correspond au Mingan de Marco Polo, mais l’hypothése peut étre faite avec une certaine vraisemblance, car ces deux Qangli sont les seuls 4 présenter une méme origine, les autres Bayan et Mingan sont tous sans aucun rapport, étant tous issus de tribus différentes,

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Cuiuccit : La transcription de Marco Polo doit répondre, d’aprés Pelliot, au Rouwei-tch’e ou kouei-yeou-tch’e, « censeur » des textes chinois, formes qui transcrivent un original mongol mal] déterminé, peutétre *Kiiyiiktchi. La traduction donnée par Marco Polo: «qui garde les matins » correspondrait 4 un autre mot.

130

_ Toscaor : L’original de ce mot n’est pas connu; peut-étre s’agitil du ture tosqaul.

131

Bularguci : Ce mot est traduit exactement par « gardien des choses perdues » ; ce nom de fonction est dérivé de boulargou, boulargi, « objet perdu », quia été le nom personnel de nombreux personnages de Vhistoire mongole.

132

Caccia Modun : Ce lieu est trés vraisemblablement le méme que celui mentionné dans |’Histoire officielle des Mongols de Chine au chapitre 100, sous la transcription Ha-tch’a-mou-touen, sans que

nous puissions le situer d’une facgon certaine. 137

Tournesel ; Le tournese ou tournesel valait environ quatre deniers

de Venise ; il peut donc étre évalué 4 environ huit centimes-or. A

139

Thai : Ce mot est la transcription du chinois #’ai qui désigne en effet un conseil de hauts fonctionnaires chargés de 1|’administration, D’apreés le code des Yuan (Mongols de Chine), la fonction des mandarins du ?’az consiste 4 guider les mandarins dans la voie de leur devoir et 4 contréler le travail des employés. A l’intérieur, ils réglent les différents sacrifices ; 4 l’extérieur, ils surveillent les voyageurs. Ils assistent aux rapports faits 4 ]’Empereur sur les affaires militaires et d’Etat, ils délibérent et jugent de tous les griefs formulés par la population. En général, dans toutes les affaires qui concernent la compétence d’un officier civil, telles que la détermination des chatiments, les contributions et corvées, le jugement des candidats et la promotion des mandarins, la comptabilité, la perception des impéts, les constructions publiques, etc..., ils dénonceront les coupables et intenteront une action contre eux.

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Scieng : I1s’agit du Conseil des Ministres, qui disposait du gouvernement central de l’Empire ; il a compris un certain nombre de ministres, généralement huit ; ce nombre varia selon les décisions impériales, car 4 plusieurs reprises le Tchong-chou-cheng, « Conseil des Ministres », eut 4 sa téte une sorte de président, le Tchong-chou-

ling qui avait la direction supréme de tous les fonctionnaires civils et militaires et rendait des décisions exécutoires dans toutes les affaires ; cette fonction était alors exercée par le Prince Héritier. Les ministres étaient assistés de fonctionnaires ayant la direction des écritures dans les bureaux, et préparaient les décisions exécutoires dans les affaires importantes civiles et militaires. Les bureaux comprenaient un bureau de gauche dont dépendaient la Chambre des employés et des rites, divisée en neuf sections ; la Chambre des nominations, en cinq sections ; la Chambre des foyers et choses diverses, en sept sections ; le Chambre de |’approvisionnement en grain, en six sections ; la Chambre de I|’argent et du papier-monnaie, en deux sections ; la Chambre de l’approvisionnement, en deux sections. Le bureau de droite comprenait : la Chambre de la guerre, en cing sections ; la Chambre de la justice, en six sections ;la Chambre

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des travaux publics, en six sections. A cété de ces bureaux, le Tchongchou-cheng avait directement sous ses ordres six départements : le département des employés, qui avait dans ses attributions de rendre les ordonnances de gouvernement concernant le choix pour une nomination des mandarins et des employés de |’Empire ; le département des foyers qui avait dans ses attributions de rendre les eee nances de gouvernement concernant le recensement de la population, les impéts en espéces et en grain ainsi que les terres de l’Empire ; le département des rites qui avait dans ses attributions de rendre les ordonnances de gouvernement concernant les cérémonies et la musique, les sacrifices, les assemblées de la Cour, les festins et la présentation des tributs ; le département de la guerre, qui avait dans ses attributions de rendre les ordonnances de gouvernement concernant les commanderies, les relais postaux ainsi que les colonies militaires et les pacages ; le département de la justice, qui avait dans ses attributions de rendre les ordonnances de gouvernement concernant la détermination des chatiments, les régles et les lois de |’Empire ; le département des travaux publics, qui avait dans ses attributions de rendre les ordonnances de gouvernement concernant les constructions et les « cent sortes de travaux » dans |’Empire. Telle était en gros l’organisation du Conseil des Ministres dont les divers organismes comportaient en plus de multiples attributions qui variérent au cours de chaque régne selon les décisions impériales dont les ministres n’étaient que les exécutants.

I4I

lamb : Le mot mongol servant 4 désigner les relais de poste, est djam ; nous avons ici affaire 4 la transcription d’une forme turcisée. Cette organisation dont les Mongols héritérent, fut perfectionnée par eux a un haut degré; toutes les routes de |’Empire tant dans les régions contrélées par Khoubilai que dans celles dépendant des autres branches de la famille de Gengis-khan, furent jalonnées de relais ; aprés une période de désorganisation, le systéme fut repris par les Mandchous, et fonctionna tant que le cheval fut le seul moyen d’assurer les communications.

150

Tacuint : Le nom attribué aux calendriers chinois qui donnent les prévisions météorologiques en méme temps que des tables pour dire Vavenir, en particulier si tel jour sera faste pour la réalisation d’un projet, vient sans doute de I|’arabe ; l’usage de ce genre de calendrier s’est conservé dans les milieux populaires jusqu’é l’heure actuelle.

152

Pulisanghin : Le nom du fleuve est une forme persane, Pul-tsangin, «le Pont de Pierre », et désigne le pont de Lou-kou-k’iao, sur le Houen-ho, 4 une vingtaine de km de Pékin ; le pont actuel n’est plus celui que Marco Polo a connu, mais il a été reconstruit sur les mémes fondations ; il est en pierre et en marbre, et est connu des Européens résidant 4 Pékin sous le nom de « Pont de Marco Polo »,

153

Giogiu ; Ville située au sud-ouest de Pékin ; actuellement Tchouotcheou.

Taianfu : Le royaume de Taianfu était en gros la province du Chan-si, dont la capitale était T’ai-yuan 4 l’époque mongole. Conquise une premiére fois en 1213 par une armée commandée par les trois fils ainés de Gengis-khan, la ville fut évacuée aprés avoir été

pillée ; elle fut reprise aux Djurtchet en 1218 par le lieutenant de

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Gengis-khan en Chine du Nord, Moukhali et définitivement occupée. Lors de l’organisation de l’Empire par Khoubilai, le Chan-si fut rattaché au gouvernement relevant de la capitale. Achbaluch : Le nom de cette ville signifie en turc « La Ville Blanche » ; ’historien persan Rachid-ed-Din mentionne, 4 propos de la campagne de Gengis-khan en 1214 dans le nord de la Chine,

la ville de Tchaghan-balghassoun que les Chinois appellent Djindzinfou ; il s’agit de la ville de 'Tchen-ting-fou, car en ture Achbaluch, c’est-a-dire Akh-baligh, correspond normalement au mongol Tchaghan-balghassoun, ces deux expressions ayant méme signification. Cette ville se trouve au sud-ouest de Pékin, st se nomme actuellement Tchen-ting. Pianfu : Ville du Chan-si,

située sur le cours

inférieur

de la

riviére Fen ; c’est l’ancienne P’ing-yang fou, actuellement Lin-fen.

Cacionfu : Ville du Chan-si, dans langle intérieur du coude du Ho-tchong fou qui correspond &

Fleuve Jaune ; c’est Vancienne Vactuelle ville de P’ou-tcheou.

Caiciu : Les commentateurs de Marco Polo veulent y voir une localité nommée Kiai-tcheou, sur la route de Si-ngan, un peu aprés avoir franchi le Fleuve Jaune, mais sans grande certitude ; peut-étre faut-il y voir l’actuelle ville de Houa-tcheou.

155

Roi d’Or : Le titre de Roi d’Or est la traduction du mongol Altan-khan ; ce nom avait été donné aux souverains djurtchet (cf. supra, p. 374) parce qu’ils avaient choisi comme nom dynastique le chinois Kin, « Or », dont altan est la traduction. La légende rapportée par Marco Polo n’a aucun fondement historique, 4 moins qu’il ne faille y voir l’écho des luttes qui eurent lieu entre les Empereurs Kin et les chefs de tribus de la Mongolie Orientale.

158

Caramoran : Nom mongol du Fleuve Jaune, littéralement «le Fleuve Noir », Khara-murén, qui a été employé également par les autres voyageurs occidentaux de l’époque mongole. Aspre: Nom grec d’une petite monnaie d’argent, littéralement «un blanc », utilisée autrefois en Turquie, oX son nom était akché ; sa valeur était égale au centieme de la piastre.

Quengianfu : Cette ville est ’ancienne capitale de la Chine sous les Han; elle fut alors connue sous le nom de Tch’ang-ngan, puis sous celui de Si-ngan; elle recut aprés la chute des Han le nom de King-tchao, et le porta jusqu’a l’époque des T’ang (viI® siécle), ot elle reprit son nom de 'Tch’ang-ngan; elle le conserva jusqu’a la chute de la dynastie en 906 et fut désignée aussi pendant cette période sous son autre nom ; elle fut alors appelée Yong, nom qu’elle avait porté sous les Wei au V® siécle ; elle redevint King-tchao sous les Song (960) et garda ce nom jusqu’a la conquéte mongole ;

occupée une premiére fois en 1222 par Moukhali, elle fut définiti-

vement conquise aprés 1232; elle recut del’ administration mongole sous Khoubilai le nom de Feng-yuan fou. Elle était appelée par les Persans Kindjanfou, ce nom étant une transcription de ee et c’est ce nom que Marco Polo a connu.

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Mangalai : Troisiéme fils de Khoubilai, connu de Vhistoire chinoise comme prince de Ngan-si, c’est-4-dire de Si-ngan, capitale du Chen-si ; il avait été promu prince le 24 octobre 1272, et l’Empereur lui donna le territoire entourant la capitale comme apanage ; en méme temps qu’il assurait le gouvernement militaire de la ville, il regut en 1273 le titre honorifique de prince de T's’in, et en méme temps fut autorisé 4 porter des modifications 4 son palais pour le rendre plus conforme 4 sa nouvelle dignité. Il mourut en 1280, laissant deux fils : Ananda et Altan-boukha : le premier, en dépit de son nom sanscrit, était un musulman fervent et propagea |’Islamisme dans son gouvernement ; l’empereur Témur essaya de le ramener au bouddhisme, mais n’y parvenant pas, le fit emprisonner quelque temps. Aprés la mort de Témur (10 février 1307), Ananda tenta de s’emparer du tréne, mais il fut vaincu par son cousin Khaichan qui le fit périr. Cuncun : 11 s’agit selon toute vraisemblance de la vallée supérieure de la riviere Han, affluent du Fleuve Bleu ; aucun équivalent satisfaisant n’a été donné par les commentateurs; il faut peut-étre y voir le nom chinois de Han-tchong.

160

Acbalec Mangi : Le nom d’Acbalec Mangi est formé d’un nom turc, Akh-baligh, «la Ville Blanche », et dunom de Manzi, qui désigne

la Chine du Sud (cf. supra, p. 349) ; c’est une construction persane 4 traduire « Acbalec du Manzi ». Il est 4 peu prés certain que ce nom désigne la ville de Hing-yuan, située sur le cours supérieur de la riviere Han, sur la route reliant Si-ngan 4 T’ch’eng-tou, capitale du Sseu-tch’ouan. Cette ville fut conquise par les Mongols sous le régne d’Cgeedéi, et lors de l’organisation de l’administration mon-

gole, elle fut rattachée 4 la province du Chen-si. 161

Sindufu : La province de Sindufu est le Sseu-tch’ouan, Sindufu étant la transcription de Tch’eng-tou fou, capitale de la province ; cette ville fut prise en octobre 1236 par le second fils d’C:geedéi, Keedeen, mais elle fut reconquise par les Empereurs Song dont le général Meng Kong en disputa la possession aux Mongols; elle tomba définitivement sous leur domination en 1241 ; elle resta la

capitale de la province sous les Mongols. Quiansui : I] s’agit de deux mots chinois Kiang chouet, « Peau du Fleuve », qui désignent le Fleuve Bleu ; Marco Polo confond ici le Fleuve Bleu avec un de ses affluents, peut-étre le Min-ho. 162

Tebet : Le Tibet fut en relation avec les Mongols dés l’époque de Gengis-khan, par l’intermédiaire des abbés du couvent de Satcha (Saskya), aprés que celui-ci eft conquis

l’ancien royaume Si-Hia (Tangout) ; mais ce n’est qu’a partir du regne de Mongka que les Mongols soumirent effectivement les Tibétains orientaux ; 4l’époque de Khoubilai, le Tibet entier relevait de la Cour de Pékin, sans qu’il soit actuellement possible de dire dans quelles conditions, et il avait regu un statut particulier ; nous savons seulement que plusieurs expéditions contre les Tou-fan (='Tibétains) avaient été conduites par les généraux mongols entre 1251 et 1275, date ot le prince

Oghrukhtchi, fils de Khoubilai, mena une campagne qui aboutit a leur soumission.

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C'est Mongu-kaan qui l’a détruite : C’est en effet sous le régne de Mangou (= Mongka) que Ouryangkhadai, fils du général Subcetéi, fit campagne au Sseu-tch’ouan et au Yun-nan 4 la fin de l’année 1252. Apreés avoir soumis le Yun-nan, Ouryangkhadai attaqua les Tibétains et les forga 4 reconnaitre la suzeraineté de Mangou, qui vint au Sseu-tch’ouan en 1258 et prit Pao-ning ; il assiégea la ville de Ho-tcheou, place importante, 4 la fourche du Kia-king-kiang et de ses affuents, actuellement Ho-ts’iuan, et ne put s’en emparer ; il mourut pendant le siége ; il n’a donc pas fait campagne au ‘Tibet, et ce doit étre pendant celle d’Ouryangkhadai qu’eurent lieu les dévastations dont parle Marco Polo.

165

Beyamini : D’aprés les commentateurs, il doit s’agir du gaur et non du yack ; le mot serait peut-étre le tibétain ba-men qui désigne le gayal.

166

Gaindu : La cité de Kien-tch’ang, sur la route reliant Tch’engtou (Sindufu) 4 Yun-nan-fou (Jaci), est située dans une vallée paralléle au cours du Ya-long-kiang, sur l’emplacement de l’actuelle ville de Si-tch’ang (Ning-yuan). Avant la conquéte mongole, elle dépendait du royaume de Nan-tchao ou de Ta-li, qui formait au Yun-nan depuis le vuir® siécle un royaume indépendant ; c’était un Etat nonchinois, de race lolo ou thai. Cette région fut reconquise en 1252-

1253 et fit partie de la province du Yun-nan.

167

Saggi : Le saggio était une mesure de poids vénitienne, qui valait 4 gr. 72

168

Brius : 11 s’agit vraisemblablement du Kin-cha kiang, le « Fleuve aux Sables d’Or », qui constitue le haut cours du Fleuve Bleu. Le nom donné par Marco Polo n’est pas encore expliqué d’une fagon certaine; peut-étre s’agit-il du nom tibétain du fleuve. Caragian : Cf. supra, p. 346 ; la transcription représente Karadjang,

«le Djang Noir », Djang étant le nom

donné par les Tibétains au

Nan-tchao.

169

Esentemur : Fils de Hugétchi, cinquiéme fils de Khoubilai ; Esentemur recut le Yun-nan en apanage aprés la mort de son pére qui en avait été investi. I] devint prince de Yun-nan en 1308 et mourut en 1332, sile personnage portant ce nom et mort en 1332 n’est pas un homonyme ; 1I laissa trois fils. Iaci ; Lenom de Iaci était le nom indigéne de la ville de Yun-nan fou, appelée actuellement K’ouen-ming. Elle suivit le sort de Ta-li lors de la conquéte mongole et fut le chef-lieu de la province du Yun-nan 4 |’époque de Khoubilai sous le nom de T’chong-king.

170

Cogacin : Huitiéme fils de Khoubilai, il fut investi du fief de Ning en 1307 ; il eut deux fils dont |’ainé lui succéda.

173

Cardandan : La contrée de Cardandan est située sur le Taping, en amont de Bhamo ; elle est habitée par une population de race Pa-yi, connue des Chinois sous le nom de Kin-tch’e, « Dents d’Or » ; ce nom correspond & celui donné par Marco Polo, étant le persan Zar-dandan, de méme sens, montrant ainsi qu’une bonne partie de

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Pinformation qu’il a recueillie lui est parvenue par des intermédiaires persans. Le Zardandan fut soumis & la domination mongole vers 1252 par Ouryangkhadai et fut incorporé & la province du Yun-nan; les chefs du Zardandan participérent aux opérations contre la Birmanie. Uncian : Ville de Yun-nan, connue des Chinois sous le nom de Yong-tch’ang ; elle est située entre Salouen et Mékong, sur la route

de Ta-li 4 Bhamo. Elle était une des principales villes des Zardandan

dont le chef demanda protection aux Mongols, quand les Birmans envahirent leur territoire.

176

Nescradin : Ce personnage se nommait Nasr-ed-Din et était le fils ainé d’un musulman célébre Chams-ed-Din, plus connu sous le nom de Sayid-Edjell ; il posséde, ainsi que son pére, une biographie dans l’Histoire officielle des Mongols de Chine, et il exerga de hautes fonctions administratives 4 partir de 1261 jusqu’’ 1296, dont celle d’inspecteur général délégué au Yun-nan, et c’est 4 ce titre qu’il mena une campagne contre la Birmanie. Mais Marco Polo attribue par erreur la campagne dont il est ici question 4 Nasr-ed-Din, alors qu’il s’agit d’une premiére campagne qui eut lieu au printemps de 1277 dans la vallée du Nam Ti. Nasr-ed-Din prit part en 1277-1278 4 une seconde campagne qui aboutit 4 la prise de Kaung-sin, la place forte birmane qui défendait le défilé de Bhamo. Mien : Mien est le nom sous lequel les Chinois connaissent le royaume de Birmanie ou d’Ava. En 1271, le gouverneur du Yun-nan avait envoyé une ambassade en Birmanie demandant au roi de se reconnaitre le vassal du Grand Khan, Le roi Narasihapati ne la recut pas, mais la renvoya avec courtoisie ; en 1273, Khoubilai envoya une nouvelle ambassade 4 Pagan ; les ambassadeurs furent cette fois exécutés, C’est alors que les Birmans, prenant les devants, attaquérent les Zardandan ; les deux campagnes de 1277 et 1278 furent la riposte a cette attaque, mais ne donnérent aucun résultat. C’est en 1283 qu’une armée mongole pénétra en Birmanie, sans toutefois atteindre Pagan qui avait été évacuée par le roi ; celui-ci semblait prét, en 1285, a accepter un protectorat, quand il fut empoisonné par son propre fils Sihasura ; en 1287, une nouvelle expédition atteignit Pagan et la méme année un autre fils de Narasihapati, Kyozwa monta sur le tréne ; en 1297, il envoya a Pékin son fils Simhapati pour y recevoir lV investiture 4 sa place, mais il fut détr6né en 1298 par son premier SE qui installa sur le tréne son fils qui ne régna que nominaement. Bengala ;:Le nom du Bengale ne se rencontre pas avant le XIII® siécle chez les auteurs musulmans et servit 4 désigner une province musulmane dont ]’étendue et la délimitation essentielle varia peu a partir de cette 6ép0que. Au moment de la conquéte musulmane, le Bengale était divisé entre une dynastie bouddhiste qui régnait sur le Bihar tandis qu’une dynastie hindouiste régnait sur le Bengale proprement dit. Mohammed de Ghor fit envahir le Bihar en 1197 par son général Mohammed Bakhtiyar Khaldji, et deux ans plus tard le Bengale. De 1202 4 1339, le Bengale fut soumis & des gouverneurs

musulmans qui dépendaient plus ou moins des empereurs de Dehli; & artir de cette époque, le Bengale eut des souverains indépendants jusqu’a sa conquéte par Houmayoun, fils de Baber, en 1537. Les dires

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de Marco Polo ne sont pas exacts, car seuls les souverains birmans furent en lutte avec les Mongols ; le Bengale ne participa pas 4 ces événements.

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Mien (capitale) : La capitale de la Birmanie était alors Pagan, en Haute-Birmanie, dans une dépression trés fertile, au confluent de l’Irawadi et de la Chindwin, au carrefour des routes

descendant de l’Assam, du Yun-nan et des Etats Shans ; elle fut choisie comme capitale en 849, sous le nom de Arimaddapoura, par le roi Pyinbya. Les rois birmans s’y succédérent jusqu’a l’époque mongole ; durant les troubles qui suivirent l’invasion mongole, la ville fut ravagée et livrée aux flammes.

182

Caugigu : Il s’agit du Kiao-tche kouo, le Tonkin, ot régnait la dynastie Tr4n ; celle-ci était en assez mauvais termes

avec la Cour

mongole de Pékin, résistant alors avec succés 4 toutes les tentatives des Mongols pour leur imposer leur domination. Déja en 1257, une armée mongole avait pillé Hanoi, mais avait di se retirer devant la

résistance des rois Tran. Les Tran repoussérent en 1285 une seconde

attaque mongole contre Hanoi qui fut cependant occupée en 1287 ; l’empereur Tran, Nho’n-t6n (1278-1293) finit par remporter la victoire ; aprés la mort de Khoubilai, les relations devinrent meilleures.

183

Amu : Il doit s’agir d’une déformation du nom formant ainsi une sorte de doublet avec « Caugigu ».

de l’Annam,

184

Toloman : 11 s’agit probablement de la région du sud-est de I’actuel Yun-nan. habitée des Man, « Barbares » ; le nom de Toloman serait alors a lire Tolo-man les « Barbares To-lo » (?), dont le nom se retrouve dans les textes chinois, Cuigiu : La province de Kouei-tcheou est limitée au nord par le Sseu-tch’ouan, a l’ouest par le Yun-nan, a l’est par le Hou-nan et au sud par le Kouang-si ; c’est une région montagneuse habitée par des opulations en majeure partie non-chinoises : Miao, Man, Thai, etc. lle fut conquise par les Mongols au retour d’Ouryangkhadai de son expédition du Tonkin en 1257, mais ne fut réellement occupée que quelques années plus tard.

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Cacanfu : Ville du Ho-pei, appelée en chinois Ho-kien fou ; elle avait été conquise par les Djurtchet en 1127 et fut prise par les Mongols lors de la premiére campagne de Gengis-khan ; ce fut l’armée commandée par Toloui qui s’en empara en 1213. Cianglu : Ville du Ho-pei, 4 environ cinquante km au sud-est de Ho-kien ; cette ville fut disputée aux Djurtchet par les Mongols dés l’époque de Gengis-khan, et conquise définitivement avant sa morten 1227 ; c’est l’actuelle ville de T's’ang ou T’s’ang-lou.

187

Ciangli : Ville du Chang-tong, sur le cours du Fleuve Jaune, connue & l’époque mongole sous le nom de Tsi-yang, dépendant du fou de 'T'si-nan. Tundinfu : Ville du Chan-tong, probablement Yen-tcheou, connue sous les Song sous le nom de 'T’ai-ning.

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Liitan Sangon : Ce personnage est bien connu de Vhistoire chinoise sous le nom de Li Tan le tstang-kiun, « général » ; c’était un Chinois qui montra de grandes capacités en commandant les troupes du Chan-tong et en participant a la conquéte de Kiang-nan. I] profita des difficultés rencontrées par Khoubilai aprés son élection et de la lutte que ce dernier dut soutenir contre son frére Arikh-begé qui s’était fait proclamer Grand Khan en Mongolie, pour se révolter en 1262 en se donnant comme rallié aux Song ; il fortifia plusieurs villes du Chan-tong. Khoubilai envoya alors contre lui un prince de sa famille avec le général d’origine chinoise Sseu T’ien-tche qui, malgré quelques succés de Li Tan, marchérent sur T'si-nan ot ils Vassiégérent ;au bout de quatre mois, il fut 4 toute extrémité ; ayant tué sa femme, il se jeta dans un lac, mais ilen fut retiré vivant et exécuté.

188

iusad sratdded

Ck tice

ual

ae

Agiul : Il se peut que ce soit un cousin de Khoubilai qui se nommait Adjoul et était fils du fils atné de Témugé-ottchigin, dernier frére de Gengis-khan ; il apparait en effet dans |’Histoire officielle sous Vannée 1261. Mongatat : Nous connaissons deux personnages du nom de Mengudéi; l’un était tartar, l'autre mongol; il doit s’agir du premier qui fut chef de dix mille hommes et se distingua plus tard dans les campagnes contre les Song en Chine du Sud, sous les ordres de Bayan.

I9I

Singiu Matu : Ville du Chan-tong, connue sous le nom de Ts’inning, située au sud de T'si-nan, au pied du versant sud-ouest du 'T’ai-chan.

192

Lingiu : Ville du sud du Chan-tong, située au nord du Grand Canal, sur les confins du Kiang-sou ; le nom chinois est Lin-tcheou. Pingiu : Il doit s’agir de la ville de P’ei, située au nord du Kiangsou, sur les confins du Chan-tong, au sud du Grand Canal ; elle est en effet sur l’ancienne frontiére qui séparait Empire Song (Manzi) de la Chine du Nord.

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Ciugiu : Il doit s’agir de la ville de Sou-ts’ien, au nord du Kiangsou, dans la région comprise 4 l’ouest du Grand Canal, entre celui-ci et l’ancien lit du Fleuve Jaune. Coigangiu : Ville située un peu au sud de l’ancien confluent de la riviére Houai avec l’ancien lit du Fleuve Jaune, 4 l’est du Grand Canal, dans le Kiang-sou, sur la frontiére de l’ancien Empire Song et de l’Empire Kin devenu possession mongole en 1234 ; elle porte encore le nom de Houai-ngan. Caguy : Cette ville devait se trouver sur l’ancien cours du Fleuve Jaune, sans qu’il soit possible de la localiser actuellement.

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Facfur : Le nom de Facfur, Faghfur ou Baghbur, est le titre donné par les Sassanides et ensuite par les Arabes aux Empereurs de ‘Chine ; c’est la traduction du chinois T’ien-tseu, « Fils du Ciel », Bagh-pur signifiant « Fils de la Divinité». Ledernier empereur Song, Tchao Hien, fut envoyé 4 Khoubilai (25 février 1276) qui le traita 27

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avec humanité ; il fut transféré en 1288 au Tibet pour y étudier le Bouddhisme, et en 1296, il fut fait bonze pendant que sa mére devenait religieuse. Baian Cingsang : Le tch’eng-siang, «Ministre d’Etat », Bayan était issu de la tribu mongole des Barin; aprés avoir servi ‘sous les ordres de Hulégu, il fut envoyé en Chine aux environs de 1265, eten 1273, apres la prise de Siang-yang, il fut nommé commandant en chef des armées opérant contre les Song. I] descendit alors le Fleuve Bleu, soumettant les villes du Hou-pei oriental, du Ngan-houei et du Kiang-sou ; il envahit alors le Tché-kiang et mit le siége devant la capitale des Song, Hang-tcheou, dont il s’empara au début de 1276. En 1277, il fut envoyé contre Khaidou, et il vainquit les princes alliés de ce dernier dans la région de Karakhoroum ; en 1287, il fut envoyé de nouveau 4 Karakhoroum pour faire face 4 une nouvelle attaque de Khaidou qu’il contint, et méme en 1293, il exécuta une expédition victorieuse contre lui. I] rentra ensuite a Pékin et y mourut en 1295 aprés avoir été nommé ministre d’Etat et commandant de la garde impériale ainsi que des troupes installées aKhanbalik. Lenom de « Cent-Yeux » vient de la confusion faite par les Chinois avec la transcription du nom mongol Pai-yen (Bayan) a laquelle a été donnée la valeur sémantique Pai + Yen, qui signifie en chinois « Cent Yeux ».

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Quinsai : La ville de Quinsai, en chinois King-tsai, «La Résidence temporaire », se nommait de son vrainom Hang-tcheou. Placée 4l’embouchure du T's’ien-t’ang kiang et garantie vers le nord par le cours

inférieur du Fleuve Bleu, elle devint la capitale des Empereurs Song en 1132, aprés que ceux-ci eurent vu leur capitale de K’ai-fong, sur le Fleuve Jaune, occupée par les Djurtchet en 1126; l’empereur Houei-tsong et son fils Kin-tsong se rendirent 4 ceux-ci (fin 1126) et furent déportés dans l’actuelle Mandchourie. Un membre de la famille impériale Song, Kao-tsong, s’était enfui dans la vallée du Fleuve Bleu et fut proclamé empereur 4 Nankin en 1127. En 1129, Varmée des Djurtchet marcha sur Nankin et s’empara de la ville ; lEmpereur s’enfuit vers Ning-po, puis au sud du Tch6é-kiang; les Djurtchet le poursuivirent et s’emparérent de Hang-tcheou et de Ning-po, mais ils durent se replier, ne disposant que de cavalerie et risquant d’étre coupés de leurs bases. Kao-tsong s’installa alors 4 Hang-tcheou et en fit sa capitale en 1132. La ville devait rester la capitale des Song jusqu’a sa prise par Bayan en 1276. Le nom de Quinsai est passé dans le texte de Marco Polo par l’intermédiaire de la transcription persane Khing-sai du chinois King-tsai. 197

Paughin : La ville de Pao-ying est située un peu au sud de Houaingan, sur le Canal Impérial, entre celui-ci et le lac Ta-tsong, au Kiang-sou.

198

Cauyu : Il s’agit de la ville de Kao-you, un peu au sud de Paoying, sur le Grand Canal, au Kiang-sou. Tigiu : Cette ville doit se trouver entre Kao-you et Yang-tcheou,

mais il n’est pas possible actuellement de l’identifier avec certitude. Cingiu : Il s’agit probablement de la ville de Tai-tcheou, située au sud-est de Kao-you, au Kiang-sou.

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Yangiu : La ville de Yang-tcheou se trouve sur le Canal Impérial au Kiang-sou, au sud de Kao-you. Namghin : La province de Namghin était le territoire de la ville de K’ai-fong ou P’ien-king, le Nan-king, « Capitale du Sud » des Empereurs Djurtchet ; c’est la capitale de la province du Ho-nan ; elle est située sur la rive sud du Fleuve Jaune.

200

Saianfu : La ville de Siang-yang, au Hou-pei, sur la rive sud de la riviére Han, affluent du Fleuve Bleu, faisait partie de l’Empire Song et fut occupée par les Mongols une premiere fois en 1236 ; le général Song, Meng Kong, la reprit en 1239. Les Mongols ne la réoccupérent

qu’aprés un siége de cinq ans (1268-1273). Défendue par le général chinois Liu Wen-houang, elle fut assiégée par A-tchou (*Adjoul), fils de Ouryangkhadai ; en 1271, deux généraux chinois, Tchang Kouo et Tchang Chouen, tentérent de ravitailler la ville par eau, mais cette tentative leur cofita la vie. Le général mongol Arikh-khaya fit venir en 1272 deux ingénieurs musulmans, Ala-ed-Din de Mossoul et Ismail de Hilla, qui construisirent des machines de siége grace auxquelles les Mongols eurent raison de la résistance de la ville. Liu Wenhouang se voyant abandonné par son gouvernement, rendit la ville en mars 1273. Elle fut incorporée 4 la province du Ho-nan. 202

Singiu : Localité située sur le Fleuve Bleu ; elle se nomme actuellement Yi-tcheng, et 4 l’époque des Song portait le nom de 'T’chentcheou. Quian : Transcription du chinois Kiang ; il s’agit du Fleuve Bleu.

203

204

Caigiu : Localité située sur le Fleuve Bleu ; il faut sans doute y voir la localité de Koua-tcheou, prés de Yang-tcheou, au Kiang-sou. Cinghianfu : La ville de Tchen-kiang se trouve en effet sur la rive sud du Fleuve Bleu, en aval de Nankin, en face de l’endroit oti le

Canal Impérial fait sa jonction avec le Fleuve. Marsarchis : Ce personnage était un Chrétien nestorien dont le nom Mar-sérgis, représente le titre de Mar ou Bar qui en syriaque signifie « Dominus », auquel est joint le nom propre Sérgis (= Sergius). Il est bien connu de l’histoire chinoise comme ayant exercé de hautes fonctions administratives sous le régne de Khoubilai, dont celle de gouverneur de Tchen-kiang en 1278 ; il y construisit une église en 1281. D’autres églises nestoriennes furent baties dans la région du bas Fleuve Bleu, entre autre 4 Hang-tcheou et a Yangtcheou, en particulier dans cette dernicre ville ot! une église avait été construite vers la méme époque par un riche marchand nommé Abraham. Ciangiu : Ville du Kiang-sou, située entre lestuaire du Fleuve Bleu et le lac T’ai-hou ; la ville de Tchen-tch’ao fut vrise par Bayan en 1278.

205

Alains : Sur les Alains, cf. infra, p. 417. Aprés la soumission des Alains par Mongka en 1239, ce dernier devenu empereur, fit venir du

Caucase un nombre important d’Alains qui formérent une garde parti-

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~ culiére ; sous le regne de Khoubilai et sous ceux de ses successeurs, la

garde impériale compta 4 Pékin jusqu’a trente mille Alains chrétiens de rite grec. Lors du siége de T’chen-tch’ao par les Mongols, un corps d’Alains fut surpris et massacré par les Chinois en juin 1275 ; Bayan, s’étant emparé de la ville en décembre de la méme année, fit décimer la population. Les revenus de la ville furent donnés par Khoubilai aux familles des Alains qui avaient été massacrés. Beaucoup plus tard, en 1336, les descendants des Alains envoyérent une lettre de soumission au pape Benoit XII ; l’ambassade qui se présenta 4 Avignon en 1338, comprenait un Alain, Toghay ; les noms des auteurs de l’adresse nous sont également connus tant par les Registres pontificaux que par les sources chinoises. Aprés la chute des Mongols, les Alains se repliérent en Mongolie et finirent par se fondre parmi les Mongols sous le nom de Asut (pluriel mongol de As = Alains) ; ils jouérentun certain réle dans les événements qui se déroulérent en Mongolie a la fin du xIv® siecle et au commencement du xv® siécle, avec leur chef Aroukhtai. Sugiu : Ville du Kiang-sou, située sur le Canal Impérial, 4 une cinquantaine de km au sud du Fleuve Bleu. 206

Vugiu : Ville du Kiang-sou, actuellement Wou-tcheou, au sudouest de Sou-tcheou, entre le Canal Impérial et le lac T’ai-hou. Vughin : Ville du Bee ecr probablement Wou-kiang, de Sou-tcheou.

au sud

Ciangan : Ville du Kiang-sou, dont l’identification est incertaine ; elle était située au sud de Vugiu et de Vughin, avant d’arriver a Hang-tcheou ; peut-étre s’agit-il de Kia-hing.

214

Un passage concernant les bains froids se rencontre dans le texte de Ramusio et donne quelques détails supplémentaires.

Gampu : Localité située au nord de Hang-tcheou, 4 proximité de Hai-yen, au T'ché-kiang ; elle était connue sous le nom de Kan-p’ou. 217

La description du palais donnée dans les différents manuscrits peut étre complétée par un passage de la version conservée par Ramusio.

220

Tanpigiu : Les commentateurs ont voulu y voir la ville de Chaohing, située un peu au sud de Hang-tcheou, entre cette ville et Ning-po. Vugiu : Ville du T'ch6-kiang, située au sud-est de la vallée du Ts’ien-t’ang kiang, sur la route menant de Hang-tcheou & Foutcheou, elle était alors connue sous le nom de Wou-tcheou; probablement Kin-houa. Ghiugiu : Ville du 'Tché-kiang, connue sous le nom de K’iutcheou, sur le cours supérieur du T's’ien-t’ang kiang, le fleuve cétier qui se jette dans la Mer Jaune a Hang-tcheou.

221

Cianscian : Ville du Tch6-kiang, sur un affluent droit du cours. supérieur du 'T's’ien-t’ang kiang, au sud-ouest de K’iu-tcheou, et

appelée actuellement Kiang-chan.

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Cugiu : Ville du Tch6-kiang, au sud de Vugiu, située sur le cours du Wou-kiang ; elle se nommait Tch’ou-tcheou, et maintenant est appelée Li-chouei. Choncha : Ce nom est une erreur pour Fou-tcheou ; cf. Benedetto, p. 156,

Fugiu : Capitale de la province de Fou-kien ; Fou-tcheou est maintenant appelée Min-hou. Quenlinfu : Ville du Fou-kien, dont le nom est Kien-ning fou ; elle est placée sur le cours supérieur de la riviére de Fou-tcheou.

223

Vuguen : L’identification de cette ville présente de grandes difficultés ; tous les commentateurs ont voulu y voir la ville de Min-tsing au Fou-kien, ville située en amont de Fou-tcheou, sur la riviére qui arrose cette derniére.

Papiones : Ce genre d’animal, semblable aun renard ou aun chien, n’est pas identifié.

Caiton : Le port de Caiton est situé entre Fou-tcheou et Amoy ; appelé 4 l’époque mongole T's’iuan-tcheou, il se nomme actuellement Tsin-kiang. La ville de Zayton était connue depuis plusieurs sie¢cles par les géographes arabes, cette ville étant le grand emporium ou aboutissait le commerce arabe et d’ow partaient la plupart des marchandises de Chine vers l’Occident. Odoric de Pordenone et Ibn Battouta en donnent une description détaillée. 228

Tingiu : Il s’agit de la ville de Té-houa au Fou-kien ; les grands centres de fabrication de la porcelaine dans le sud de la Chine étaient Long-ts’iuan au Tché-kiang et King-t6 tchen au Kiang-si. C’est de Long-ts’iuan que partait la plus grande partie de la production; les souverains de |’Iran et de |’Inde faisaient venir cette céramique, ear ils la croyaient douée de propriétés particuliéres, capable par son changement de couleur de révéler la présence de poison dans les mets ou dans les boissons ; c’est ainsi que se constituérent des collections dont de nombreuses piéces sont maintenant conservées dans lAsie occidentale ; King-t6 tchen continua de produire des porcelaines bleutées et des porcelaines blanches 4 l’usage de la Cour ; il est probable que c’est d’une porcelaine de ce genre, dont il est ici question.

233

Cipingu : Le nom de Cipingu correspond au chinois Je-pen Kouo, « Pays du Soleil Levant », Je-pen ayant abouti 4 Japon en Occident ; le « Zipangu » fut connu en Occident par la description qu’en fit Marco Polo et devint un des buts de Colomb et de ses continuateurs. Khoubilai avait envoyé dés 1266 une ambassade au Japon, et en envoya cing autres entre 1268 et 1273, mais elles demeurérent sans réponse. En novembre 1274, Khoubilai voyant l’inanité de son action diplomatique,

envoya

sa premiére

flotte

contre

le Japon;

elle

s’empara de Tsoushima et de Iki; le 18 novembre, les Mongols débarquérent 4 Hakata et s’emparérent de plusieurs villages, mais le temps menagant, les pilotes coréens exigérent le rembarquement ;

opéré trop tard et en désordre, de nombreux bateaux s’échouérent sur

les récifs et plus de treize mille hommes de l’armée mongole périrent.

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Khoubilai envoya de nouveaux ambassadeurs en 1275 et 1279, mais ils furent décapités, et le Japon prépara sa défense. En 1281, au printemps, Khoubilai langa deux nouvelles flottes contre le Japon, l’une partit de Corée et prit Oki en avril, mais les équipages furent décimés par la maladie ; la seconde partit de Zaiton et arriva fin juillet devant Iki, mais les Japonais prirent l’offensive sur mer et les Mongols se retirérent a Takashima de Hizen ; le 15 septembre une tempéte brisa la plupart des vaisseaux des Mongols dont sept ou huit mille se noyeérent et prés de vingt mille furent faits prisonniers ; le reste rentra en Chine, et Khoubilai songeait 4 prendre sa revanche ; il ne le fit jamais sur les conseils de ses ministres. Abacan et Vonsamcin : Les noms de ces deux chefs de l’expédition sont difficilement identifiables ; il faut peut-étre voir dans le nom d’Abacan, une erreur de copiste pour Alacan, c’est-a-dire A-la-han des sources chinoises. L’identification par Yule de Vonsancin avec Fan Wen-hou qui serait désigné par son patronyme et le titre de général, sancin répondant au chinois tsiang-kiun, ne parait pas satisfaisante ; d’aprés Pelliot, la forme correcte serait Vonsamchin.

236

Ciorcia : Marco Polo a déja parlé d’une contrée de ce nom ; cf. supra, p. 374; il s’agit peut-étre d’un autre pays, car il parle d’une ile; Sakhaline pourait répondre 4 la description que donne Marco Polo.

238

Cin : Le nom de Cin est le vieux nom de T’s’in qui fut connu de bonne heure dans |’Orient romain et finit par désigner la Chine entiere ; les géographes arabes connaissaient ce nom et le donnérent 4 la mer qui bordait le pays.

239

Garbin : Ce terme, dérivé de l’arabe garbi, « occidental », sert 4 désigner dans le Midi de la France, un petit vent du sud-ouest, d’ou par extension le « sud-ouest ». Cheynam : Il s’agit du Golfe du Tonkin ; le nom est peut-étre a rapprocher de celui de l’ile de Hai-nan ; peut-étre faut-il y voir une legon altérée du nom de |’Annam ; aucune des solutions proposées par les commentateurs n’est satisfaisante.

Ciamba : Ce royaume était habité par une population du groupe indonésien ; il occupait la céte occidentale de Il’Indochine, du Col des Nuages jusqu’au Cap Saint-Jacques, entre la céte et la chaine de montagnes paralléle 4 celle-ci. Son histoire est connue a partir du 11° siécle de l’ére chrétienne et montre que le Champa était de civilisation indienne et que les religions de1’Inde comme le Bouddhisme et le Civaisme y étaient implantées depuis longtemps. Les Chams soutinrent des luttes continuelles avec jes habitants du Tonkin et Empire Khmer. A la fin du x® siécle, le Dai Co Viet (Vietnam)

devint un empire indépendant et vainquit le Champa ; a partir du _ du xi? siécle, il perdit les trois provinces du nord, et la lutte se pour-

suivit jusqu’a 1471, date ou le Champa fut anéanti en tant qu’Etat.

Les Mongols envoyérent une expédition par mer contre le Champa en 1282, aprés quatre ans de sommations ; Indravarman XI, sacré en 1266, se réfugia dans les montagnes et, en 1284, les Mongols durent reconnaitre leur échec ; le Champa envoya alors une ambassade en 1285, qui apporta de riches présents 4 Khoubilai ; Indra-

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azo

oye

“peaeregenngpion 1287, et quand Marco Polo visita leChampa avec une ambassade mongole, son fils Djayasimhaieee Miietempons beneta 2 contrairement 4 son pére, il refusade peyer tribut eux Mongols etléstint en respect parson attitude énerSsgee quand leur flotte revint de Java (1292) ;eat rélstons avec le Vietnam et mourut en 1307.

debrmnies

Sogatu : Ce général mongol, de son vrai nom Seegétu, arriva au Champa avec son collégue chinois Licou Chen en 1251, mais ne put i@mposer @u pays une tutelle pacifique, par suite de la résistance de la emcitée par le prince héritier Harijit, le futur Djayasimavarman [IL [l revint en 1282 2 la té&te d’ une arméc, mais il fut obligé faisatt cammp2gne 2u5 Tonkin et était eet

ee asTonk bee

mais cohai—ci, battu, dut faire retraite, et Segétu fut tué et décapité.

Bonus : Ce boss provenait d'un plaqueminier du genre ébéne qui, au Moyen Ave, était conmu sous le nom de bois d’aigle, traduction @pprommmaztive du portugais pao de aguila, nom sous lequel les rn ee ee eee mE emaeeat ce S 5 ce serait celui qui fut appelé en arabe agh4luy et en malayalam, lenewe Gu sud de V'Inde, agila, dois le nom qu'il regut des Portugais. Lenom dommé par Marco Polo 2 ce bois montre qu’il a emprunté bon momibre de termes techniques comme les noms géographiques, au wocabulaze arabo-persan ; en efict Pébéne y est appelé ahnus, passé ©s espagnol sous le forme abenuz, que Yon rencontre en francais esa tasecs haRexnac sikcons -; il semble bien que bonus soit 4 rattacher

2 be forme persane, mais cependant des difficultés subsistent pour

Pexpisguer. Fava:

Vile de Java 2 regu de Marco Polo un périmétre qui ne pas 2 la réaité, quoiqu’il ait &té donné de la méme fagon par Oderic de Pordenone et Nicolo Conti ; il semble que cette erreur seitdue2uneconfusion avecViledeBornéo encequiconcerne seuBementle grandeur. Java 2 &é connue de bonne heure en Occident et Poolémés ia cite probabiement sous le nom de Yabadiou ; elle fut commas des Chino dés lev° siecle,itr de Pade Ble dlpend

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vite un empire, assemblant sous sa domination toutes les principautés de Java, puis joignant 4 ses possessions la plus grande partie de Sumatra et le sud de la Péninsule Malaise ; Crividjaya fut définitivement vaincu en 1377, et le Modjopahit fut la grande puissance des Mers du Sud. Sondur et Condur : 11 s’agit du groupe d’iles situées en face du delta du Mékong, qui sont connues sous le nom de Poulo-Condor. Ces les furent déja décrites par les géographes arabes au Ix® siécle ; ils les nomment Sundar Fulat, ce dernier terme correspondant sans

doute 4 Poulo ; il semble que ces fles furent connues des Chinois sous le nom de K’ouen-louen. Elles devaient dépendre de Empire Khmer, et passérent sous la domination de l’Annam quand celui-cieut vaincu le Champa en 1471 et occupa au XvVII® siécle le territoire de V’actuelle Cochinchine.

Lochac : Ce petit Etat fut connu des Chinois depuis le vi® siécle sous un nom dont les transcriptions correspondent au Lankasuka des chroniques malaises et javanaises ; ce nom subsiste dans celui d’un affluent de la riviére de Perak, dans la Péninsule Malaise ; il devait avoir accés tant sur le Golfe de Siam que sur celui du Bengale. Le pélerin Yi Tsing en parle dans la relation de son voyage, et Hiuantsang semble le mentionner au vir® siécle. Il fut conquis par les Tchola du Sud de 1|’Inde au début du x!I® siécle et il est mentionné par les Chinois comme vassal de l’empire de Crividjaya au début du x111° siécle. Aprés l’effondrement de cet empire, il passa sous la domination des rois javanais de Modjopahit a la fin du x11I® siécle et y resta pendant le xIv® siécle, Pentan : Ilest 4 peu prés certain que c’est l’ile de Bintang, située a Pextrémité de la Péninsule Malaise, non loin de Singapour ; cette

région avait fait partie de l’empire de Crividjaya, puis, aprés la période d’anarchie qui suivit la ruine de celui-ci, l’ile devint la possession des souverains javanais. Malaiur : Le pays de Malayu, situé sur la céte orientale de Sumatra, avait pour centre la région de Djambi; il est connu dés 644645 par la mention d’une ambassade envoyée en Chine. I] fut absorbé par le Crividjaya entre 689 et 692, 4 ce que nous apprend le pélerin chinois Yi Tsing qui y séjourna en 671. I] partagea alors les destinées de l’empire de Crividjaya jusqu’a la disparition de celui-ci,et fut conquis par les Tchola au début du xI® siécle. A l’époque ot Marco Polo y passa, il était passé sous la suzeraineté du roi javanais Kritanagara qui envoya en 1275 une expédition militaire 4 Sumatra, et y établit sa domination ; en 1281, Khoubilai envoya 4 Malayu ou Malayur deux ambassadeurs musulmans Soulaiman et Chems-edDin, Vile de Sumatra étant déja fortement islamisée, et le Malayu envoya en Chine deux ambassadeurs en 1299 et 1301 ; malgré]’invasion javanaise et les luttes qu’il soutenait contre le Siam, le Maléyu était encore un Etat d’une certaine importance, bien qu’il eut perdu le contréle des Détroits depuis 1275 ; pendant le xtv® siécle, il fut le seul Etat sumatranais qui conserva une certaine importance politique et devint le refuge de la culture indienne en face des petits Etats islamisés ou sur le point de |’étre. En 1347, un nouveau royaume fut fondé dans cette région par Adityavarman, et il porta encore le nom de Malayu ; il correspond déja au futur Minangkabau.

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Java la Mineure : 11 s’agit de la grande ile de Sumatra ; le chiffre donné pour déterminer le tour de Vile, n’est pas exagéré, car celui donné par les Musulmans est 4 peu prés le méme. Ferlec : Le royaume de Perlak se trouvait au nord de Sumatra, face a la Péninsule Malaise, un peu plus 4 l’est que Samoudra ; il fut converti 4 |’Islamisme vers 1270 ; il envoya une ambassade au Grand Khan en 1284 ; son nom est bien connu des chroniques malaises comme des sources chinoises et musulmanes.

Basman : Ce royaume était connu sous le nom de Pasei, qui lui était donné par les Malais, tandis que les Musulmans l’appelaient Basam, nom dont les Portugais ont fait Pacem. La ville semble avoir été fondée par le premier sultan musulman de Samoudra ; le terri-

at qui en dépendait était situé sur la céte nord, entre Samoudra et erlec. Sumatra : Cet Etat futsans doute fondé vers 1250 et porta le nom de Samudra, d’ot est dérivé Sumatra; il envoya une ambassade aupres du Grand Khan en 1294. Ce nom, aprés avoir désigné un petit Etat, en vint par la suite a désigner I’fle entiére, I] est probable que la conversion du pays a |’Islamisme eut lieu entre 1270 et 1275 ; au XIv® siécle «Sumoltra » est indiqué comme étant en guerre avec « Lambri»; on connait alors les noms de plusieurs souverains; Ibn Battouta y vint en 1345 ; par la suite le pays fut fréquenté par les voyageurs chinois ; Nicolo Conti, en 1432, l’appelle « dans la langue indigéne Sjamutera ». Quand les Portugais eurent pris Malacca en 1511, Samoudra perdit son importance commerciale et sa place fut prise par Atchin qui devint le pays le plus puissant du nord de Sumatra. Dagroian : D’aprés M. Coedés, « Dagroian est peut-étre une faute de copiste pour Damian, l’actuel Tamiang (entre Deli et la pointe d’Atchin) nommé dans le Ndgarakrita4gama sous la forme ‘Tumihang, et dans les textes chinois sous les formes 'T’an-yang ou ‘Tan-yang... Tan-yang avait envoyé une ambassade au Grand Khan en 1294 ». Lambri : Ceroyaume est difficile 4 délimiter ; il s’agit d’une région située sur la cOte nord-ouest de Sumatra, dans la région d’Atchin ; il faut peut-étre y voir le Nan-wou-li des Chinois, qui envoya deux ambassades au Grand Khan en 1284 eten 1294. Il est mentionné par Oderic de Pordenone en 1321 sous le nom de Lamori, o¥ 1! signale que « toutes les femmes sont communes ». De leur cété les Musulmans le connaissaient sous le nom de Lamuri, et l’Islam y fut apporté dans le courant du x11I® siécle par des gens venus de Cambay et du

Goudjerat ; la pierre tombale du sultan Melik-ed-Saleh porte la date correspondant 4 1297. Les Musulmans connaissaient ce pays aux Ix® et x® sié¢cles sous les noms de Rami, al-Ramori, al-Rami, Lamori. Fansur : Ce royaume se trouvait sur la cdte ouest de Sumatra, dans la région s’étendant autour de la ville de Barus ; le nom de Fansur était connu des Musulmans et il est mentionné dans les « Merveilles

de I’Inde » comme habité par des anthropophages. Marco Polo passant dans ces régions, n’a recueilli aucun renseignement sur le grand

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empire de Crividjaya, le Zabag des Arabes, qui dura de la fin du vil® siécle jusqu’au xIII® siécle, et fut ruiné par les invasions javanaises peu avant le passage de Marco Polo, et par le Siam qui lui arracha ses possessions continentales ; ce qui en subsistait fut alors rapidement dissocié par la formation de petits Etats musulmans.

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Gauenispola : 11 s’agit d’une ile située a l’extrémité nord-ouest de Sumatra, a proximité de la région d’Atchin, qui fut mentionnée par les Portugais au xv® siécle sous le nom de Gomispola.

Necuveran : Nakkavaran est l’fle du groupe des Nicobar, connue sous le nom de Grande Nicobar, au nord-ouest de Sumatra, dans le sud du Golfe du Bengale.

Angaman : 11 s’agit des iles Andaman, situées dans le Golfe du Bengale, au nord de l’archipel des Nicobar, bien connues des géo-

graphes arabes et chinois.

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Seilan : L’ile de Ceylan est connue depuis l’antiquité sous le nora de Taprobane ; elle fut fréquentée par les navigateurs alexandrins, comme plus tard par les marins chinois. L’fle fut gouvernée par des rois singhalais et, en plus des intrigues de cour et des luttes de successions, elle eut 4 souffrir des invasions tamoules qui commencérent & partir du x® siécle, sous l’impulsion des souverains 'T’chola; les rois singhalais furent alors refoulés au sud de Vile et leurs capitales saccagées ; cependant le roi Vidjaya-bahou I®? (1059-1114) réussit a rétablir son autorité sur I’fle entiére ; au xtII® siécle, une nouvelle invasion tamoule se produisit sous les ordres d’un prince de race kalinga, qui s’empara du nord de l’ile et régna de 1213 4 1234 ; vers le milieu du siécle, les Tamouls furent 4 nouveau chassés. Vers 1280, la Dent du Bouddha fut enlevée et portée 4 un roi Pandya qui la rendit au roi Parakkama-bahou III (1281-1288) ; malgré ces événeht Ceylan fut le centre de commerce le plus important de ?Océan ndien, Sendernam : Le roi de Ceylan qui régnait du temps ot Marco Pole y séjourna, était le roi Parakkama-bahou IV ; il occupa le tréne de 1291 4 1326 et eut sa capitale 4 Kourounégala, 4 l’abri des invasions

tamoules ; ce nom ne semble pas avoir de rapport avec celui de ce souverain ; peut-étre s’agit-il d’un titre.

251

Maabar : Le Maabar, également cité par les Chinois sous cette forme, était le nom donné par les Musulmans aux xI1I° et xIv® siécles a la céte du Coromandel et dont Tandjore était la ville principale.

Senderbandi Devar : Le roi de la dynastie Pandya qui régniit a l’époque ot Marco Polo passa dans cette région, se nommait Maravarman Koulagekhara et demeura sur le tréne de 1268 a 1308 ; il n’y a pas de rapprochement 4 faire entre les deux noms, mais il doit s’agir de la notation d’un nom établie sur une transcription faite par les Musulmans ; il faudrait y trouver le nom donné par Vhistorien persan Wassaf, mais sous l’année 1310,

Bettala : Cette localité se trouve sur la céte ouest de Ceylan ; elle se nomme Patlam ; le voyageur Ibn Battouta la mentionne sous le nom de Batthala.

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Braaman : 11 s’agit des Brahmanes auxquels Marco Polo attribue des connaissances magiques et un réle dont l’origine est peut-étre a rechercher dans les légendes colportées dans le monde arabe et dont le livre des « Merveilles de I’Inde » s’est fait l’écho.

253

Pauca, pauca, pacauca : Les explications données par les commentateurs ne sont pas satisfaisantes ; on peut penser 4 une corruption de Baghava ; cette priére pourrait donc signifier : « Seigneur ».

250

Gavi : Le nomde ces « mangeurs de beeuf » n’est pas bien expliqué ; il devait s’agir d’individus d’une certaine caste, la racine gav® signifiant « vache » en sanscrit.

258

Coiach : Ce terme n’est pas expliqué d’une facon satisfaisante : la coutume ne concerne pas seulement |’Inde, mais tous les pays dans lesquels a rayonné la civilisation indienne ; elle s’est maintenue

jusqu’a notre époque.

262

Mutifili : 11s’agit du royaume de Telingana, le Tiling des écrivains musulmans, sur la cOte du Coromandel, au nord de Madras, entre les fleuves Godaveri et Kistna. I] était également appelé du nom de sa capitale, Warangal ; ce royaume fut fondé par la dynastie des Kakatiya dans le courant du xII® siécle, au détriment du royaume des

Tchaloukya de Vengi. Il connut une grande prospérité, mais il fut attaqué par le général des sultans de Dehli, Melik Kafour, qui ranconna Warangal en 1308; il s’effondra en 1323, aprés la prise de “a ville par Mohammed Toughlouk, et fut annexé par le sultan de ehli. 264

Rens : I doit s’agir ici des fines mousselines ou des tissus de coton du genre batiste que Marco Poloa cités déja comme étant fabriqués en Asie occidentale ; l’explication du mot « Rens » m’échappe. Avarium : Le terme est donné par Yule comme ayant été expliqué par Joseph Scaliger par l’arabe H awariy (pl. H awariyun), « un apotre de Notre Seigneur Jésus-Christ ». Noix de Pharaon : I1s’agit des noix du cocotier qui est cultivé sur tous les rivages du sud de I’Inde.

266

Nubie : Lalégende de Saint Thomas veut en effet qu’avant de venir dans |’Inde, le saint ait préché |’Evangile en Nubie et en Ethiopie. Les Actes de Saint Thomas, qui datent des environs du Iv® siécle rapportent seulement qu’il précha |’Evangile en Médie, en Perse et dans l’Inde; ce n’est que plus tard que l’on voulut expliquer la présence de Chrétiens en Afrique orientale, et l’on prétendit alors dans des apocryphes que la constitution de chrétientés dans cette région était due a la prédication de Saint Thomas.

Lar : La contrée de Lar se trouvait dans la partie orientale du Goudjerat ; elle était connue depuis l’antiquité sous le nom de

Lariké, et les Musulmans l’appelérent Lari. Cette contrée suivit le sort du Goudjerat. Braaman : Marco Polo commet une erreur en attribuant aux Brahmanes un réle de marchands; de nombreux voyageurs du Moyen Age sont d’accord pour attribuer aux marchands indiens une grande honnéteté et du désintéressement.

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267

Soli : Le « royaume de Soli » désigne l’empire Tchola qui domina le sud de I’Inde du début du x® siécle jusqu’aé 1220 environ, date ot il fut abattu par les Pandya ; il avait sa capitale a 'Tandjore. Ciugui : Des commentateurs comme Yule et Cordier veulent y voir une transcription du terme Yogi, employé pour désigner les ascétes dans |’Inde ; c’est possible, mais une démonstration convaincante reste a faire.

Galicie : En espagnol Galicia, la province de Galice, au nord-ouest de l’Espagne.

2774

Cail : Ce port qui joua longtemps un réle important, est maintenant oublié; il se trouvait dans l’actuel district de Tinnevelly, sur la c6éte orientale de l’Inde, face 4 Ceylan, a l’embouchure de la riviére Tamraparni. Il fut connu des écrivains musulmans de l’époque de

Marco Polo, et il est appelé par Nicolo Conti, Cahila ; il se nommait d’aprés Vasco de Gama, Caell. La ville était sous la dépendance des souverains Pandya.

Asciar : Il ne semble pas possible d’identifier ce personnage. 275

Tambur : Tambur est la transcription du mot sanscrit tambula, d’ot: le persan tembul, qui désigne le bétel, plante de la famille des piperacées, qui entre dans la composition d’un mélange fait avec plusieurs espéces de poivres, des feuilles de tabac, de la chaux vive et des noix d’arec, dont il est fait usage dans les régions tropicales comme masticatoire.

276

Coilum : Coilum, appelé Kaulam par les Arabes, désigne la ville actuelle de Quilon, sur la c6té du Travancore, au sud-ouest de 1’ Inde. A ce moment, la ville dépendait des Pandya qui, aprés avoir détruit la dynastie tamoule des T’chola, dominérent le sud de I’Inde de 1216 4 a 1310, et succombérent sous les coups de Melik Kafour, général du sultan de Dehli.

Comari : Le nom de Comari ou Koumari représente la région du cap Comorin, connu depuis l’Antiquité; c’est la région la plus méridionale de 1’Inde. Eli : Laville de Hili, nom sous lequel elle était connue des Musulmans, était située dans le sud du Malabar, entre Mangalore et Fandaraina, 4 une vingtaine de km de Cananore ; lenom a disparu tant pour désigner une ville qu’une région, mais il semble s’étre conservé pour désigner une montagne non loin de la céte. Hili partagea le sort des

villes du sud de l’Inde quand Melik Kafour fit la conquéte de I’Inde du Sud au début du xiv® siécle ; elle semblé avoir fait partie du royaume de Hoysala dont l’ancien souverain fonda le royaume de Vidjayanagar en 1336 en luttant contre les sultans de Dehli. Ibn Battouta connut cette ville et en donne la description ; le voyageur Nicolo Conti qui visita la région dans la premiére moitié du xv® siécle, semble étre le dernier 4 en parler ; quand Vasco de Gama aborda en 1498 4 Cananore, il ne la mentionne pas.

279

Melibar : Le Malabar s’étend sur une étendue de prés de 200 km le long de la céte occidentale du Dekkan. Le commerce avec |’Arabie

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remonte a une période reculée et explique la présence des Musulmans au Malabar de trés bonne heure. A l’époque ot Marco Polos’y rendit, le royaume de Hoysala qui avait succédé aux empereurs Tchaloukya au début du x11 siécle, venait de subir l’attaque des sultans de Dehli, dont une armée commandée par le célébre Melik Kafour, captura en 1292 le roi Viraballala III qui réussit 4 se racheter, mais en 1327 les Musulmans revinrent et mirent fin au royaume hoysala. Le commerce était passé entiérement dans les mains des Arabes qui devaient le garder jusqu’au milieu du xvI® siécle, quand les Portugais acquirent la suprématie dans |’Océan Indien, en attendant d’étre remplacés par les Hollandais et les Anglais au xvit® siécle.

Gogurat : Le Goudjerat désigne la région qui touche & la partie orientale de la presqu’ile de Kathiawar, dans le nord-ouest de |’Inde. Cette région faisait partie du royaume de Valabhi fondé vers 490, qui reconnut la suzeraineté de |’Empereur Harcha vers 540, et fut détruit par les Arabes venant du Sind dans le second quart du vutr® siécle. Il constitua vers 746 le royaume de T'chapotkata avec Anhilvar comme capitale ; il passa dans les mains du clan Solanki vers 974 et devint indépendant. En 1025, Mahmoud de Ghazna vint piller la céte sud du Kathiawar: En 1178, Sultan Shihab-ed-Din subit un échec devant Anhilvar, mais en 1194, le vice-roi de Dehli, Koutb-ed-Din Aibek vengea cet échec. En 1294, donc trés peu aprés le passage de Marco Polo, Oulough-khan, général du sultan Ala-ed-Din Khaldji, conquit cette place, et entre 1347 et 1351, le sultan Mohammed ‘Taghlakh fit plusieurs expéditions contre le Goudjerat qui finalement fut soumis par le sultan Firouz-Shah ; a partir de cette époque, le Goudjerat dépendit de princes musulmans. 280

Turbit : Le nom de turbith est donné 4 diverses substances de Vancienne pharmacopée, d’origines diverses, dont certaines irritantes

ou purgatives. En dehors des substances minérales, on connait le turbith batard, formé de la racine d’une ombellifére ; le turbith végétal, formé également de la racine violemment purgative d’une convolvulacée, |’Ipoméa turpethum ; le turbith blanc, fait avec les feuilles du Globularia alypum et enfin le faux turbith, fait avec la racine irritante et révulsive d’une ombellifére, le Thapista villosa. 281

Tamarin : Le texte du manuscrit franco-italien écrit tamarendi, transcription précise de l’arabe tamarhendi, « datte indienne », nom du tamarinier de l’Inde, grand arbre qui s’est répandu de |’Inde dans la plupart des régions tropicales ; les feuilles sont employées comme vermifuge, et les fruits sont laxatifs, ce qui explique l’usage qu’en faisaient les pirates.

282

Tana : Cette ville était un port situé dans lille de Salsette, 4 proximité de Bombay, au fond de l’embouchure de la rivi¢re du méme nom. Elle constituait un centre commercial important ot s’échangeaient les marchandises venant des pays musulmans de 1’Asie occidentale et les productions de |’Inde. A l’époque ot Marco Polo y passa, Thana était sous la dépendance d’un prince hindouiste qui était cependant vassal des sultans de Dehli. Peu aprés, entre 1322 et le début de 1324, le célébre missionnaire Oderic de Pordenone y arriva et recueillit les reliques de quatre franciscains martyrisés les 9-11 avril 1321 par les Musulmans. Le réle de Thana commenga de décliner aprés l’arrivée des Portugais dans |’Inde, et la fondation de Bombay et son développement, amena sa déchéance.

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283

Cambaet : Etat situé dans la partie occidentale du Goudjerat, 4 ’extrémité du golfe du méme nom. La ville de Cambay (Kambaya) est connu depuis le x® siécle comme une cité prospére, et Ibn Battouta en parle comme d’une belle et riche cité. Peu apres le passage de Marco Polo, en 1297, Cambay fut conquise par le sultan de Dehli, Ala-ed-Din Khaldji. L’ensablement du port, a la fin du xvi® siécle, ruina la ville, car le commerce se transporta en grande partie vers Surate. Semenat : Somnath ou Somanat est une ancienne ville de I’Inde, sur la céte sud-ouest de la presqu’ile de Kathiawar, 4 proximité de laquelle se trouvait un temple célébre, consacré a Civa ; au vill® siécle, la ville était sous la dépendance de la dynastie des Solanki ; elle fut le but de la plus célébre expédition de Mahmoud de Ghazna, en 1024; ce dernier parvint 4 Somnath au début de 1025, pilla la ville et profana le temple, détruisant un lingam qui fut brisé et dont les morceaux furent envoyés a La Mecque, 4 Médine et a Ghazna pour étre foulés aux pieds par les Musulmans ; Mahmoud laissa un gouverneur aprés son départ. La domination musulmane fut abattue par les Radjpoutes Wadja qui remirent en état le temple, mais celui-ci fut pris et détruit a nouveau par Oulough-khan, général du sultan de Dehli, Ala-edDin Khaldji, en 1298, peu de temps aprés le passage de Marco Polo. Le pays dépendait alors du radja de Girnar, dont le royaume fut détruit en 1470 par Mahmoud Begarha de Goudjerat, et passa sous

la domination des rois musulmans de ce pays. 284

Kesmacoran

: Ce nom est en réalité la combinaison Kedj-Mekran,

Kedj étant une ville du Mekran oriental ; il sert 4 désigner la partie

du Mekran qui touche a I’Inde. Cette région, aprés avoir appartenu aux Sassanides, était tombée dans les mains de la dynastie Rai qui gouvernait le Sind ou Bas-Indus depuis le début du vi® siécle, puis dans celles de la dynastie des Tchatch qui venaient de lui succéder, quand le pays tomba au pouvoir des Arabes, lors de l’invasion de 712. Ceux-ci conduits par Mohammed b.Kasim, s’emparérent alors du Sind d’ou ils poussérent jusqu’au Moultan. Le Mekran subit des sorts divers, échappant 4 la conquéte des Seldjoucides, des Khwarezmiens et des Mongols ; il fut considéré pendant toute cette époque comme la partie la plus occidentale de Inde, sans doute sous l’autorité d’un chef indépendant, probablement musulman, qui ne jugea pas utile de feindre une soumission aux Mongols de Perse ou aux sultans de Dehli. Mestre : Ilrésulte de l’examen des passages des auteurs du Moyen Age, ol.ce terme apparait, que mestre doit désigner la Grande-Ourse, car en vieux frangais, « la Maistre », et en latin médiéval « Magister » signifient « le timon d’un chariot ».

Ile Méle et Ile Femme : L’identification de ces deux fles a donné lieu 4 des hypothéses nombreuses, parce que tous ceux qui en ont parlé au Moyen Age, les ont situées en plusieurs endroits. La plupart, dont Marco Polo, les placent entre Sokotra et le Mekran, donc au sud de la céte arabe ; deux iles situées 4 |’est de Dofar paraissent répondre a cette localisation. Les découvertes des Portugais ont fait disparaitre la mention de ces iles, ou plutét celle des légendes qui y étaient

attachées. En effet, depuis |’antiquité la légende des Amazones a survécu dans la mention d’un royaume des Femmes, dont les Chinois

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se sont fait l’écho ; il y a eu d’ailleurs, d’aprés les sources chinoises, plusieurs « Royaumes des Femmes », et il est possible qu’il y ait dans tout cela un reste de vérité, mais dans des régions différentes ; il y aurait eu deux « Royaumes des Femmes ». l’un 4 l’est du Tibet (Royaume Soumpa), l’autre dans l’ouest de ce pays.

285

Scotra : L’ile de Sokotra est située dans l’Océan Indien, 4 l’est du golfe d’Aden, a environ 230 km du cap Guardafui. Elle était connue depuis l’Antiquité sous le nom d’ile de Dioscoride ; c’est avec les Arabes qu’apparait le nom de Sokotra ; elle dépendit un instant des souverains abyssins, pendant la courte période ot ils furent maitres de l’Arabie du sud, et c’est 4 cette Epoque que la population de l’ile dut étre convertie au Christianisme nestorien ou jacobite. Quand les Persans et plus tard |’ Islam se furent rendus maitres de |’Arabie, l’ile subit l’influence de ce dernier ; cependant le Christianisme se maintint longtemps dans ile et on en relevait encore des traces au début du xvil® siecle; il y avait encore un évéque nestorien en 1593.

288

Mogedaxo : L’ile de Madagascar fut d’abord connue des Arabes sous le nom de al-Komr, nom qui s’est conservé dans celui des iles Comores ; les géographes arabes donnent de nombreux renseignements sur l’ile et ses rapports avec celle de Zabag (= Sumatra) ; les Chinois semblent l’avoir connue vers la méme époque, mais il faut attendre la découverte de l’ile en 1506 par les Portugais pour que les légendes fassent place 4 une connaissance plus précise ; ils la nommerent alors St-Laurent. Jusqu’a cette époque, il semble que Marco Polo ait été un de ceux qui furent le mieux informé, bien que par ouidire; il a attribué a Madagascar certains renseignements qui concernent la céte orientale de |’Afrique : l’existence d’éléphants, de chameaux ; le commerce de l’ivoire, etc.

Canghibar : La céte africaine était connue des Arabes sous le nom de pays des Zeng, nom sous lequel était désignés les Noirs ; c’est de ce nom que parait étre venu le nom de Zanguebar ou Zanzibar. A Yépoque de Marco Polo, c’était un important marché d’esclaves. Vasco de Gama y passa en 1499, et la ville fut occupée ensuite par les Portugais qui s’y maintinrent jusqu’au xvii® siécle, époque ot ils en furent chassés par les sultans de Mascate.

Oiseau Roc : Le légende de l’oiseau appelé le « Rokh », est probablement une version arabe provenant d’un fond légendaire commun par lequel nous connaissons les Gryphons des Grecs, le Simurgh des anciens Iraniens et le Garuda des Indiens. Les sources arabes le représentent comme un aigle gigantesque se nourrissant d’éléphants, et les aventures de Sindbad le Marin ont fait connaitre cette légende. On retrouve des éléments intéressants sur le « Rokh » dans les « Merveilles de l’Inde », ouvrage arabe constitué d’anecdotes. Certains commentateurs ont voulu voir dans le « Rokh » un souvenir de |’existence de |’pyornis, cet échassier géant de Madagascar, dont la disparition est assez récente, mais il semble qu’il n’y ait pas lieu d’en faire €tat. Abasce : L’Abyssinie dont le nom est une corruption de l’arabe Habash que Marco Polo transcrit correctement, est bien connue des chroniqueurs arabes 4 partir du x11I° siécle, qui rapportent les luttes de la dynastie «salomonienne » avec les sultans d’Adal et non de

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Aden comme |’indique Marco Polo, par confusion de ces deux noms. D’aprés les chroniqueurs arabes, le premier roi de la dynastie « salomonienne », Yekun-Amlak (1270-1285) persécuta les Musulmans installés dans son royaume ; il en résulta de longues guerres connues surtout par les victoires que le roi Amda Seyon (1314-1344) remporta

sur les rois d’Adal ; ce royaume musulman était a peu prés dans la région de Djibouti et n’est connu qu’a partir du régne d’Amda Seyon ; celui-ci vainquit en 1332 le roi d’Adal, Zaila, qui fut tué. A l’époque ot Marco Polo voyagea dans ces parages, la guerre entre les deux pays était engagée, mais nous n’en connaissons pas les détails. 296

Aden : La ville d’Aden est située 4 l’extrémité nord-est de la presqu’ile du méme nom ; c’est un port d’une grande importance depuis lAntiquité, car il servit de point de relache aux bateaux faisant le commerce entre l’Egypte et l’Inde. Les Grecs et les Romains la connaissaient déja sous le nom de Athana ou Adana ; son sort fut celui du Yemen bien que des dynasties d’origine arabe eussent gardé leur indépendance. Les Soulaihides du Yemen donnérent aux BanouKaran la domination sur Aden, mais ceux-ci se brouillérent et une branche de cette famille, les Banou-Zourai, se déclarérent indépendants vers 1125 ; leur domination dura jusqu’a 1173, quand le frére de Saladin s’empara du Yemen; les Ayoubides s’y maintinrent jusqu’en 1228, date ot ils furent évincés par les Rasoulides, euxmémes évincés en 1454 par les Tahirides qui se maintinrent jusqu’en 1517. Les Portugais tentérent de s’en emparer en 1513, et les Mamelouks d’Egypte ne furent pas plus heureux. Les Ottomans la possédérent 4 deux reprises entre 1538 et 1630, mais elle reconquit son indépendance avec des souverains arabes qui durent reconnaitre la domination anglaise en 1839. Marco Polo a confondu le nom d’Aden avec celui d’Adal qui désigne la contrée située dans la région de Vactuelle Djibouti et dont l’histoire est peu connue ; il faut donc lire Adal dans le texte et non Aden. Cerme : Transcription réguliére de l’arabe djarm (pluriel djurum), de méme signification. Calizene : I1s’agit d’un canal dont emplacement n’est pas déterminé ; le terme calizene est une forme italienne de l’arabe khalidj qui désigne les canaux recevant l’eau du Nil lors des crues.

297

Soudan de Babylonie : Le sultan d’Egypte qui assiégea Acre et la prit, était Al-Ashraf Khalil qui succéda 4 son pére Khalaun en 1290 ; il fut assassiné par deux de ses émirs en 1293.

298

Scier : Shihr ou Al-Shihr, appelée plus anciennement Shahr ou Al-Shahr, est le nom d’une ville et de son territoire sur la céte de l’Arabie du sud ; c’était un des ports les plus importants de l’Hadramaout, ot l’on exportait l’encens et l’ambre connue sous le nom de

‘anbar shahri, et faisait un commerce important avec les ports du monde arabe; elle a été dépassée par le port de Makalla qui est beaucoup mieux situé. Aprés avoir appartenu 4 diverses dynasties de l’Arabie, Shir fut conquise au début du xvi? siécle par les Portugais ~ qui connaissaient cette ville sous le nom de Xaer ou Xaér ; ils s’y maintinrent pendant prés de trente-cinq ans et en furent chassés par les Banou-Kahtan, et malgré toutes leurs tentatives ne purent

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reprendre ce territoire qui fut ensuite disputé entre plusieurs groupements arabes. Cette ville fut bien connue des commergants chinois qui la nommaient 4 1l’époque mongole Che-ho,

299

Dufar : Cenomest connu également sous les formes Dafar, Dofar et Zafar ; il désigne une tres ancienne ville en ruines depuis la fin du Moyen Age et la plaine qui l’environne, dans le sud-est de |’Arabie. Connue depuis l’antiquité pour sa production de l’encens, elle fut Pobjet d’une tentative de conquéte en 1265 par |’émir d’Ormuz, Mahmoud b. Ahmed el-Kousi, qui s’en empara et la mit au pillage ; peu aprés (1278), la région tomba sous la domination du Yemen, mais a l’époque ot Ibn Battouta la visita (1329-1330), elle était indépendante. La ville fut bien connue des commergants chinois qui la nommaient au XIV® siécle Nou-fa ; Varthema y passa en 1503 et en donne la description.

300

Calatu : Forme populaire du nom de la ville de Qalhat, port de la céte d’Oman, au sud-est de Mascate ; cf. supra, sv. Curmos.

301

Curmos : Cf. supra, p. 358; les renseignements

donnés ici par

, Marco Polo, sous l’année 1292, se rapportent en réalité 4 son premier

passage.

302,

$esudar : De nombreux personnages ont porté le nom de Yésudeér; cependant, il est peut-étre possible d’arriver 4 une certaine précision ; en effet nous connaissons deux princes de la maison d’C:geedéi, qui ont porté ce nom ; lun était le troisiéme fils de Kharatchar, quatriéme fils d’CEgcedeéi ; l’autre était le troisiéme fils de Khadan, sixiéme fils

de cet empereur. Khaidou étant le fils de Khashi, frere de Kharatchar et de Khadan, était bien le cousin germain d’un de ces deux princes. 393

Cibai : Le prince Cibai se nommait d’aprés les sources mulmanes et chinoises T’chubéi ; il était le second fils d’Aloughou, fils de Baidar,

sixiéme fils de Djaghatai ; il était donc cousin lointain de Khaidou. II apparait dans les textes entre 1284 et 1309, participant aux opérations

qui eurent lieu en Asie Centrale lors de la lutte entre Khaidou et les Empereurs mongols de Chine. Caban : Khaban était le frére ainé de Tchubéi ; quand il est mentionné dans les textes, il est toujours cité conjointement avec son frére cadet.

Nomogan : Quatriéme fils de Khoubilai, Nomoghan n’eut pas de descendance. I] est surtout connu pour sa participation a la premiére campagne de Khoubilai contre Khaidou. Envoyé a Almaligh, prés de Kouldja, en 1275, accompagné de plusieurs de ses cousins, il fut trahi par ces derniers et livré en 1276 4 Mangou-Timour, souverain de la Horde d’Or, allié de Khaidou ; il fut remis en liberté en 1278. Il avait été nommé prince de Pei-p’ing en 1266, et aprés son retour a Pékin, il fut promu prince de Pei-ngan en 1284.

306

Aigiaruc : Elle se nommait d’aprés les textes musulmans Khoutouloun ; le nom donné par Marco Polo d’aprés lequel il signifie «lune brillante », correspond au ture ai-yarugq ; la transcription de Marco Polo représentant Aidjarug, montre que celui-ci a entendu ce nom par un intermédiaire kirghizo-mongol.

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Pumar : Cette région n’est pas identifiée actuellement.

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Acmat Soldan: Le frére d’Abagha, Tékudér, lui succéda le 6 mai 1282, et adopta une politique opposée a celle de ses prédécesseurs; il était le fils d’une épouse de Hulégu, qui était probablement chrétienne, et avait été baptisé dans sa jeunesse ; malgré cela, il se convertit 4 l’Islamisme et adopta une politique promusulmane, tendant a l’islamisation des Mongols de Perse. Dés aotit 1282, il envoya des propositions de paix aux Mamelouks, leur offrant son alliance. Ces changements amenérent des protestations des partisans de la politique traditionnelle antimusulmane, protestations qui furent envoyées 4 Khoubilai. Tékudér qui avait pris le nom musulman d’Ahmet, y répondit en persécutant les Nestoriens. Les mécontents allérent se grouper autour d’Arghoun, fils d’Abagha, qui gouvernait le Khorassan ; celui-ci se révolta, mais fut vaincu prés de Kazvin le 4 mai 1284, et obligé de se livrer a Ahmet. Une conspiration de généraux lui rendit la liberté, et Ahmet abandonné par ses troupes, fut capturé et mis 4 mort le 10 aofit 1284.

315

Melic : Le titre de melic, arabe meltk, « roi », entra dans la composition de nombreux noms musulmans, et comme titre désigna, comme c’est le cas ici, un gouverneur ou un chef d’armée.

Boga, Elcidai, Togan, Tegana, Tagaciar, Oulatai, Samagar : Les noms de ces officiers mongols sont tous restituables ; ils sont bien attestés sous les transcriptions Boukha, Eltchidéi, Toghan, Taghatchar, Oulatai et Samaghar ; Tégana ne semble pas avoir de corres-

pondant. 316

Soldan : Ce melic portait un nom représentant le titre de sultan passé également dans l’onomastique orientale ; nous ne connaissons rien d’autre de sa vie 4 l’heure actuelle.

317

Soudan Khalaoun

de Babylonie:

11 s’agit

du

sultan

mamelouk

bahrite

qui régna de 1279 4 1290, apres avoir détréné le fils de

Beibars, Selamesh, qui n’avait que sept ans. I] vainquit les Mongols a Homs en 1281 et continuant la lutte contre les Chrétiens en Syrie, il leur enleva Markab en 1285, puis Karak et Tripoli en 1288. 319

Baidu : Petit-fils de Hulégu ; son neveu Gaikhatou, a cause de sa vie désordonnée, fut étranglé le 21 avril 1295, et il fut appelé 4 monter sur le tréne, bien que Ghazan, alors gouverneur du Khorassan, eut des droits incontestables comme fils d’Arghoun. Ghazan réussit 4 détacher de lui ceux qui l’avaient poussé au tréne et l’obligea 4s’enfuir ; il fut capturé 4 Nakhitchevan, en Arménie, et mis 4 mort le

5 octobre 1295, apres avoir régné moins de six mois.

320

322

Conci : Fils de Sartakhtai, descendant de CErdu, fils ainé de Djeetchi ; il régnait sur la Sibérie occidentale, a l’est de la Horde d’Or; il fut en bons rapports avec Gaikhatou et lui envoya une ambassade dans la région de ‘Tabriz pendant l’été de 1293. Sa descendance régna sur la Sibérie jusqu’a la conquéte russe au XVIF® siécle.

Ercolin : Il s’agit du nom de l’écureuil ;Du Cange (III, 287) donne en effet le terme erculinus avec la signification d’écureuil.

a eS a

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Province de l’Obscurité : La Province de l’Obscurité est la région qui s’étend depuis le Kama, affluent de la Volga, et les villes de Viatka et de Perm, en direction de l’Est, et comprend le nord des

bassins de l’Obi et del’ Iénisséi. Elle était appelée également au Moyen

Age lougra ou Ioiira, et était habitée par les populations ougriennes connues sous le nom de Vogouls et d’Ostiaks. Ces populations vivent de chasse et de péche, et sont connues de bonne heure par les voyageurs arabes qui venaient jusqu’a la capitale des Bulgares de la Volga, non loin de l’actuelle Kazan, depuis le x1° siécle; leurs descriptions sont conformes 4 ce que rapporte Marco Polo ; le « Pays de l’Obscurité » était également connu du voyageur arabe Ibn Battouta, et la Chronique de Nestor, qui fut composée en 1096, donne des renseignements

identiques. Nous avons donc un ensemble de descriptions 4 partir du xI® siecle qui montrent que |’information de Marco Polo est sire. Dés le x1® siécle, Novgorod avait envahi le Iougra qui lui fut soumis de 1265 a 1471, et le nom des populations qui l’habitaient n’apparait que plus tard ; la premiére mention du nom des Vogouls date de 1396-1397, tandis que celle du nom des Ostiaks est encore plus tardive, en 1572. Aprés des luttes dont nous ne connaissons que certains faits, les Vogouls et les Ostiaks furent battus lors de la grande expédition que firent les Russes en 1499, mais leur soumission n’eut lieu qu’au XvI® siécle. Les Samoyédes sont peut-étre & faire figurer parmiles habitants du « Pays de l’Obscurité », mais étant plus a l’Est, ils eurent des contacts plus tardifs avec les Russes et ne furent soumis qu’au XVII® siecle. 323

Rosie : La Russie dont le nom était aussi Rossie, du nom des Ros, « Russes », avait été soumise au cours de la campagne d’Europe de 1237 4 1240, menée par Batou, mais en réalité par Subcetéi. Déja les Mongols, dés 1222, avaient battu 80 000 Russes sur les bords de la Khalkha, non loin de Marioupol. Le morcellement des principautés facilita la conquéte. Des la fin de l’année 1237, Riazan était prise, puis peu apres Koloma ; en février 1238, Moscou était saccagée pendant que Souzdal et Vladimir étaient prises d’assaut ; en mars, Yaroslav et Tver étaient saccagées, mais Novgorod échappa grace au dégel. A la fin de 1238, les opérations contre Il’Ukraine étaient engagées, et aprés avoir pris T'chernigov, les Mongols s’emparaient le 6 décembre 1240 de Kiev, puis ravageaient la Galicie ; la domination mongole devait durer prés de deux siecles. Les princes russes durent reconnaitre la suzeraineté de Batou et payer tribut ; ils étaient destitués et exécutés selon la volonté de leurs suzerains. Au moment ot Marco Polo passa en Orient, Dmitri I", fils ainé d’Alexandre Nevski, était le principal prince russe et régna de 1276 4 1294.

Toctat : Tokhtai ne fut pas le successeur de Toda-mangou, mais celui de Toula-boukha qui lui fut livré par Noghai et qu’il fit périr. Placé sur le tr6ne en 1290 par Noghai, il mourut en 1312. II était le cinquiéme fils de Mangou-Timour, et Noghai crut en faire son jouet. Tokhtai se lassa de cette tutelle et attaqua Noghai en 1297 prés du Don, mais vaincu, dut se retirer 4 Sarai ; Noghai négligea de le poursuivre ; Tokhtai ayant rassemblé de nouvelles troupes, |’attaqua a nouveau en 1299 et le vainquit sur le Dniepr ; Noghai ayant été tué, Tokhtai parvint 4 abattre ses fils. I] maintint son empire en paix et poursuivit la politique adoptée par ses prédécesseurs ; cependant il manifesta de l’hostilité aux marchands italiens qui achetaient des esclaves turcs pour les revendre aux Mamelouks ; mécontent, Tokhtai

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fit arréter les résidents génois de Sarai en 1307, et envoya une armée assiéger la colonie génoise de Caffa, en Crimée, d’ot s’enfuirent sur leurs vaisseaux les Génois, en 1308, aprés avoir mis le feu 4 la ville

qu’ils ne pouvaient défendre. I] manifesta jusqu’a sa mort de lhostilité aux Génois, et eut pour successeur son neveu Cizbég (1312-1340). Lac : L’identification de cette région a donné lieu 4 de nombreuses

hypothéses ; Yule a estimé que le « Lac» devait représenter la Valachie et cette identification a été conservée par le Pr. Benedetto en 1932 ; cependant Bratianu, dans ses « Recherches sur le commerce de la Mer Noire », a montré que le « Lac » ne pouvait étre la Valachie et il proposait d’y voir les Lezghiens du Caucase, qui s’appellent euxmémes « Laki », Pelliot a d’abord donné son assentiment & cette identification, mais, par la suite, il est revenu sur cette opinion et conclut, apres une discussion minutieuse, qu’il s’agit selon toute vraisemblance be peuple de la région de la Volga et de l’Oural, les Oulagh ou Oulakh dont le nom a été confondu avec le nom turco-mongol des Valaques ; ces Oulagh

seraient des Lezghiens dont des éléments auraient occupé une aire beaucoup plus vasteau Moyen Age, comme c’est le cas des As ou Alains, ancétres des Ossétes.

325

Straviza : Il est vraisemblable qu’il s’agit du slave Zdravica qui signifie « toast », et que le professeur Benedetto a traduit brindisi (?), de méme sens.

Gagarie : La « Khazarie » était constituée par le territoire situé au nord des montagnes que d’une partie de la Mer Noire, au sud-est Polo, le seul souvenir

de Crimée jusqu’a l’isthme de Perekop, ainsi steppe s’étendant plus au nord, le long de la du Dniepr ; ce nom était 4 l’époque de Marco de l’empire khazar, et quelques groupes de Khazars vivaient dans cette région. Les Khazars étaient un peuple turc qui était sans doute un rameau issu des Huns occidentaux. Dés 626, ils donnaient leur appui aux Byzantins en lutte contre la Perse, et les souverains khazars contracterent des alliances matrimoniales avec

les empereurs byzantins, leur donnant leur aide dans les luttes que Byzance soutint contre les Arabes. I] semble que le centre de leur Etat était situé dans la steppe du Térek, puis fut transféré 4 l’embouchure de la Volga 4 la suite de sa destruction par les Arabes en 722-723. Peu & peu les Khazars se civilistrent et méme se convertirent au Judaisme,

seul exemple de la conversion d’un peuple 4 cette croyance, mais certains restérent paiens ou devinrent chrétiens ou musulmans. Dés le 1x® siécle, leur empire commenga de décliner et ils durent laisser

passer sur leur territoire les Pétchénégues refoulés vers l’Ouest par les 'Turcs Oghouz ; finalement les Khazars ne conservérent que le pays situé entre le cours inférieur du Don, la Basse-Volga et le Caucase. Une catastrophe les frappa: les Russes commandés par Sviatoslav, s’emparérent de leur capitale et les Khazars ne conservérent que les territoires de la Basse-Volga, du Kouban et du Daghestan ; Basile II envoya contre eux en 1016 une flotte appuyée

par une armée russe ; les Khazars perdirent leurs derniéres possessions et, en 1030, ils avaient disparu comme puissance politique. 326

Grossi : La valeur du grosso était d’un peu plus de soixante-cing

centimes or, car un ducat d’or de Venise valait onze francs quatre-

vingt-deux centimes et était |’équivalent de dix-huit grossi.

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Tétes de martre : Les peaux de zibeline et d’écureuil étaient employées comme monnaie par les Iougriens et les Samoyédes ou d’autres tribus qui faisaient du commerce avec les Bulgares de la Volga ; le voyageur arabe Ibn Rosteh, au x® siécle, rapporte que les Bulgares faisaient eux-mémes usage de ce genre de monnaie, car la monnaie d’argent ne leur venait que des pays musulmans; il semble que la peau de deleh, « zibeline ? », valait alors deux direhms et demi. Les Finnois eux-mémes ont employé 4 une certaine époque les peaux d’écureuil comme monnaie.

Noroech : Il s’agit de la Norvége dont le nom devait concerner toute la Scandinavie pour les informateurs de Marco Polo. Far : Cette « montagne » se trouverait sur la cOte ouest du Bosphore, quand on navigue vers la Mer Noire.

Sain : Nom sous lequel Batou fut connu ; en fait, il faut lire « Sainkhan », expression mongole qui peut se traduire par le « Bon Sire » ; sur Batou, cf. supra, p. 378.

Comanie : Les Comans ou Kiptchak avaient commencé leur migration vers le milieu du xi® siécle et étaient déja installés dans la steppe au nord de la Mer Noire en 1054, refoulant devant eux les Oghouz ; quand ceux-ci eurent été détruits par les Bulgares et les Byzantins quelques années plus tard, ils restérent seuls maitres de la steppe russe; ils sont signalés en 1120-1121 comme les alliés des Géorgiens ; c’est vers cette époque que des clans mongols, apparentés aux Khitan, vinrent se fondre parmi eux, bien que certains éléments aient fait retour en Asie Orientale au x1I® siécle. Ils restérent possesseurs de la Russie méridionale jusqu’en 1221, date ot, attaqués par les Mongols qui venaient de franchir le Caucase, ils essuyérent une premiere défaite de leur part ; ayant fait appel aux Russes, les Kiptchak furent vaincus le 31 mai 1222 sur la Khalkha et prirent la fuite. Les Mongols, lors de leur campagne contre |’Europe, les défirent au printemps 1237; une partie se soumit, tandis que le reste tachait de résister, mais défaits en 1238 par Bérké, ils s’enfuirent en Hongrie ot ils tentérent de se défendre avec les Hongrois, tandis que le gros du peuple kiptchak constituait un des éléments de la Horde d’Or.

Alanie : L’Alanie ou pays des Alains couvrait 4 l’époque mongole Yensemble des steppes s’étendant de la Basse-Volga jusqu’au Caucase, la vallée du Térek constituant la région principale de habitat des Alains. Ce peuple indoeuropéen, venu d’Asie Centrale, s’installa aux environs de l’ére chrétienne dans les steppes de 1’Oural et de la Basse-Volga ; il occupa ensuite, sous la pression des Huns, les steppes du nord du Caucase. Soumis aux Huns vers 374, il reprit son indépendance aprés Ja chute de l’empire d’Attila en 453, et se convertit au Christianisme byzantin vers le x® siécle. Les Mongols soumirent les Alains en méme temps que les autres peuples du Caucase, et Mongka s’empara en décembre 1239 de leur capitale ; incorporés a |’Empire mongol, les Alains furent astreints 4 fournir des contingents qui furent envoyés en Extréme-Orient (cf. supra, p. 399) ; ces troupes formérent 4 la chute de l’empire mongol de Chine, la tribu des Asut (pluriel mongol de As) qui, installée en Mongolie, joua un réle important dans les luttes confuses qui se déroulérent au xv® siécle, et se fondirent parmi les Mongols ; quand 4 ceux qui restérent dans les steppes du Caucase, ils donnérent naissance aux Ossétes.

418

MARCO

POLO

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326

Mengiar : Il s’agit ici selon toute vraisemblance des Magyars ou Hongrois demeurés dans la région de |’Oural ot ils se fondirent avec des éléments turcs pour constituer le peuple des Bachkirs. En effet, a la fin du 1x® siécle, l’ancien territoire des Avars en Europe centrale,

fut occupé par un peuple ougrien, sans doute organisé politiquement par une aristocratie turque, les Madjar. Ceux-ci formaient 4 l’origine un groupe ethnique installé dans le bassin dela Volga. Sous la pression des peuples turcs, ils se scindérent en deux groupes qui sont connus des géographes arabes, l’un demeuré dans 1|’Oural, c’est celui dont il s’agit ici, autre refoulé vers l}?OQuest au Nord de la mer d’Azov, puis plus 4 l’ouest encore, dans la plaine située entre le Dniepr, les Carpathes, le delta du Danube et la Mer Noire ; c’est 14 qu’ils se mélangérent 4 un peuple turc issu dans doute de l’ancienne confédération hunnique, les Onoghour dont le nom est peut-étre 4 rechercher dans celui des Hongrois. IIs étaient installés vers 833 entre le Don et le le Dniepr, sous l’hégémonie des Khazars, quand survinrent les Pétchénégues qui vers 850-860 les refoulérent vers l’?OQuest. Les Hongrois attaquérent le delta du Danube vers 880 et, vassaux des Khazars, resurent Arpad comme prince. Ce dernier sollicité par les Byzantins de faire une diversion contre les Bulgares,lesHongrois franchirent le Danube et attaquérent la Bulgarie ; les Bulgares firent appel aux Pétchénégues qui prirent les Hongrois a revers ;ceux-ci durent se réfugier dans les montagnes de 'Transylvanie; c est 1A qu’Arpad fut sollicité par le roi de Germanie Arnoulf de lui donner son aide contre le roi slave de Grande Moravie, Sviatopolk ; Arpad attaqua ce dernier en 895 et l’écrasa; la Grande Moravie disparut et les Hongrois s’installérent en 899 dans le pays qui allait porter leur nom. Les Hongrois conservérent le souvenir de l’existence de leurs parents demeurés dans la région de l1’Oural, et au x11I® siécle, un religieux hongrois, Frére Julien, tenta de se rendre auprés d’eux pour les convertir au Christianisme.

Cic : Le «Cic» est la Circassie occidentale dont les habitants étaient connus des Byzantins sous le nom de Zuyor et de Ztxyot, les Ziqui du Libellus de Noticia orbis de Jean évéque de Sultanieh, qui date de 1404. Les Circassiens ou Tcherkesses, aprés avoir subi une premiére attaque des Mongols en 1221, furent soumis en 1239-1240 par une armée mongole qui opéra au Caucase sous le commandement de Mongka; 4 partir de cette date, ils furent dépendants de la Horde d’Or dont ils restérent sujets jusqu’s l’époque de Tamerlan ; un peu plus tard ils devinrent vassaux des khans de Crimée, puis des Ottomans, avant d’étre annexés par les Russes, annexion 4 laquelle ils se sont soustraits par une émigration massive en Turquie.

Gutia : La « Gothie » était 4 l’époque de Marco Polo, la région située au sud de la Crimée entre les montagnes et la mer ; c’est 14 que s’étaient maintenus les derniers descendants des Goths qui occupérent la Russie méridionale au Iv® siécle. En effet les Ostrogoths s’établirent 4 cette époque dans la steppe jusqu’au Don ; la puissance gothique fut abattue en 375 par les Huns, et les Ostrogoths commencérent leur mouvement vers l’OQuest ; seuls certains éléments continuérent de résider avec les restes des Hérules en Crimée et sur les bords de la mer d’Azov ; ils furent connus 4 |’époque byzantine sous le nom de Gotogrecs, de Dagotines, de Tétraxites, etc. Au xv® siécle, le gouverneur des possessions de Génes dans la Mer Noire portait le titre de Capitanus Gotiae ;certains éléments subsistérent j jug dans le courant du XvI® siécle.

LA

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DU

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AIQ

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Batu : Marco Polo commet une erreur en le donnant comme le successeur de Sain ; il s’agit du méme personnage, Batou ayant porté

le titre de Sain-khan, cf. supra, p. 417.

Mongutemur : Bérké eut pour successeur Mongou-Timour, second fils de Tokhokhan, second fils de Batou; il régna de 1266 4 1280 et prit parti pour Khaidou contre Barak ; en 1269, il envoya en Asir Centrale le prince Bérkédjér 4 la téte de 50000 hommes qui aidérent Khaidou 4 vaincre Barak ; pendant la lutte de Khaidou contre Khoubilai, il regut de Khaidou, en 1277, le prince Nomoghan, fait prisonnier en Mongolie, qu'il rendit plus tard & son pére Khoubilai. I] manifesta ainsi son indépendance & |’égard du Grand Khan, et continua la politique de Bérké 4 l’égard des Mamelouks d’Egypte, tout en étant tolérant 4 l’égard des Chrétiens. Totamongu : Le successeur de Toda-mangou, dont le nom est régna de 1280 4 1287 ; musulman pable et dut abdiquer en faveur 327

332

Mangou-Timour fut son frére cadet peut-étre 4 lire Toedé-meenggé. II fort dévot, il fut un souverain incade son neveu Toula-boukha.

Mer de Saray : I1s’agit de la mer Caspienne qui est déja appelée par Marco Polo « Mer de Gel » ou « Ghelan », « mer de Bakou » ; ce nom figure sur la carte catalane de 1375.

Tolobuga : 'Toula-boukha, neveu de Mongou-Timour et de TodaMangou, monta sur le tr6ne en 1287, mais la puissance de Noghai Vinquiétant, il rassembla des troupes pour s’emparer de lui et s’en défaire ; Noghai l’invita 4 une entrevue pour se disculper des griefs

qu’il avait contre lui. Toula-boukha s’y rendit et fut fait prisonnier ; Noghai le livra 4 'Tokhtai qui était son ennemi personnel et le fit périr (1290). Nogai : Noghai était le neveu de Bérké et de Batou, donc petit-fils de Djcetchi; il manifesta ses qualités militaires pendant l’hiver de 1262-1263 en surprenant l’armée de Hulégu sur le Térek alors qu’il marchait contre la Horde d’Or, et en le rejetant en Azerbaidjan ; un peu plus tard, quand Bérké intervint dans les Balkans pour soutenir les Bulgares contre les Byzantins, il passa le Danube et marcha contre les Grecs qu’il écrasa au printemps de 1265, puis il fit campagne contre la Perse en 1266. Pendant l’hiver 1269-1270, faisant a nouveau campagne dans les Balkans, il délivra l’ancien sultan seldjoucide Kai-Kawous qui épousa alors une fille de Bérké. Peu aprés, l’empereut Michel Paléologue donna sa fille naturelle Euphrosyne 4 Noghai. Aprés la mort de Bérké, la puissance de Noghai devint considérable par suite de la médiocrité de ses successeurs. I] était probablement apanagé dans la région du Don et du Donetz, et n’était pas hostile au Christianisme. I] intervint en Bulgarie 4 la demande des Byzantins et installa comme souverain George Terterii qui fut en réalité son vassal. I] se débarrassa de Toula-boukha en 1290 et mit sur le tréne Tokhtai qui, las de sa tutelle, l’attaqua 4 deux reprises en 1297 et en 1299, et finit par le vaincre. I] fut tué par un soldat russe le soir de la bataille et ses fils disparurent peu aprés. 334

Nerghi : Cette plaine devait se trouver dans la région du Don, car le fief de Noghai était situé probablement sur le Don et sur le Donetz.

INDEX Les noms de personnes et de lieux, imprimés dans cet Index en petites capitales, ont été systématiquement reproduits dans la graphie du texte de Marco Polo. Les équivalents d’autres sources, ou modernes, sont mentionnés ensuite, le cas échéant, et imprimés en ttaliques. Méme dans les realia, on a choisi les rubriques qui paraissaient le mieux correspondre aux préoccupations de l’auteur. 'Toutefois il a paru utile d’introduire des Ba hriiass récapitulatives (ex. : religions, épices, etc,), qui sont imprimées en italiques, ou en gras, lorsqu’elles présentent une impor tance particuli¢re. Le lecteur, qui désire retrouver la forme médiévale d’un nom de lieu 4 partir de sa graphie moderne usuelle, devra se reporter 4 la carte de l’ouvrage ot le nom se trouve situé géographiquement 4 emplacement de son équivalent moderne. Abréviations employées : (P.) = Province (V.) = Ville (F.) = Fleuve ABACAN, baron de C. : 233, 402. a roi IT’. du L.: rr, 308, 309,

ABasce (P.) = Abyssinie: 292, 411, AcpaLec Manci (V.) = Hingyuan ; 160, 398, ACHBALUCH (V.) = Tchen-ting : 154, 392. Acmat = Ahmat, ministre de C, : 117-120, 388, Acmart SoLpAN, frére d’ABAGA : 3090, 414 ;salutte contre ARGON : 309317. Acre (V.) : 8, 9, 10, 11, 297, 344, ADAM :1I 3s0n monument & SEILAN : 271 ; ses reliques recueillies par

. 1 273-274.

(chez les Chrétiens et Sarrazins) : 135 ; Exposition dans les cavernes : 184, 246. Mossout (P.) : 23, 25-26, 28, 353.

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MONDE

Moutons : 4 grosse queue : 41; géants, 59; a longues cornes : 59 ; sacrifice du mouton : 67, 97, 174. MULEcTE (P.) : 48, 364 ; ses halbitants Mulehetici : 48, 364. Di Sa OV) —-iMuskt =

Musc (prélévement du): 90, 164, 168, cf. gudderi. MoutiFiti (P.) = Telingana : 262, 407, Nac, nascici (étoffes) : 27, 92, 358. NAIAN :sa lutte contre son neveu C.: to1-106, 386; sa confession chrétienne : 104, 386 ; sa mort : 105, 386 Naissance : rituel des relevailles : 173, 284; prévisions astrologiques : 215, 259.3 exposition des nouveaux-nés : 195 ; assistance publique au MAancti 218 ; enfants noircis a Vhuile : 266 ; — marqués au baptéme : 292-293. Eire (P.) = Ho-nan : 199, Bg:

E

Naticatr (dieu des Mongols) : 83, 320, 379. Navires : types et construction :

17, 44, 45, 193, 203, 230-231;

barques d’apparat : 211-212; ponts de bateaux : 224; loyer des — (=nolis) > 225'> cerme du Null ; 296.

NECUVERAN (ile) = Nicobar : 248, 406. NEGODAR, prince mongol : 42, 362 ; sa rébellion contre CIAGATAI : 42,

43.

NEGREPONT (V.) : 8, 19, 344. NERGHI (Plaine de) : 334, 419. NESCRADIN (= Nasr-ed-Din) : 176, 395, Nestoriens (secte chrétienne) : 23,

26, 28, 29, 34, 60, 62, 71, 73, 89,

o1, 354 ; leur patriarche Jatolic : 26, 357 ; les souverains nestoriens des Gingut (Prétre Jean ?): 375 ; 92, cf. Argon ; 169, 204, cf. MarsARCHIS ; 217; secte clandestine 4 Fuciu : 225 ; 700 familles chrétiennes du MAnc1 : Desai NICOLO DE VICENSE (Fr. Précheur) : 11, 346,

Niu (F.) : 296. 29

430

MARCO

Noé& (Arche de): 22, 23; cf. Montagne (Grande). Noaeal, roi T. du P. : 332, 419 ; sa

lutte contre TOCTAI

: 333-337.

Noix de Pharaon (noix de coco) : 248, 249, 264, 407,

Nomocan, 4° fils de C. : 303, 413. None (titre seigneurial) : 59, 367. Noroecu (P.)= Norvége : 326, 417. Nusie (P.), qui aurait été évangélisée par saint Thomas : 266, 293, 407, OsscuRITE (Province de 1’) :322, 415. Occupation (mongole en Chine) : 77, 102, 117, 118-20, 143, 151, 187-8, 199, 205, 210, 212-5, 217-8, 220, 224. OcEANE (Mer) : terme générique, appliqué a plusieurs mers, pour signifier la limite de terres et de fleuves : 43, 88, 89, 130, 152, 195, 2A, 221.) 225,8320)) sa limite méridionale, 288 ; cf. Mer de CIN et mer d’INDE; Ties de la Mer Océane: 23323315 Océan 3 Aes Fs Oiseau Roc (Rekhy, ‘animal fabuleux : 289, 411. OKTAI CaN = Ggedei, fils de CINGHIs : 80, 378. Oxrympus (Mont) : 23, 353, Ombrelle (& manche) = insigne d’autorité : 109. Or : vaisselle d’or : 122, 126; récolte des paillettes : 165, 168, 170, 239 ; change de l’or : 168, 169, 170, 180 ; dents d’or : 173 ; tour couverte d’or : 180 ; palais couvert de plaques d’or : 233. Oucaca (V.) : 3, 3 Ou.aTal, baron de C. : 15, 347. Ou.aral, baron T. du L. : 315, £74. PAMIR (plateau) : 60, 367. ee (sorte de millet) : 38, 56, 93,

Pape des Chrétiens = Clément I ae 6, 7, 8, 344 ;= Grégoire X: 344’;Sa mission aux Freres Bolo.: 10, tu, Cf, aussi 2 107. PAPERTH (V.) = Baiburt : 22, 3&2. Papier : 68, 87, 109 ; — monnaie: cf. Monnaies d’écorce d’arbre. Papiones (espéce de renards) : 225, ad

POLO

Pascial (P.) : 42, 57, 362. PATARINI (patarins), sorte d’hérétiques : 48, 256, 268, 364. « Pauca, pauca, pacauca » (formule de pritre) : 253, 407.

PAUGHIN (V. )= Pao-ying : 197, 398. cee et V.) :63; (V.) = Kerya: PENTAN (ile) = Bintang: 242, 404. Perles : le lac aux — : 166; rouges : 233; — dans la bouche des morts : 233 ; la péche des — 238, 251-252, 267. PIAnFu (V.) = P’ing-yang fou : 154, 392. Pierres précieuses : turquoises : 39, 166 ; rubis balasci: 55; le rubis géant : 250; saphirs : 55 ; lapis lazuli : 55, 92, 159 ; jaspe et calcédoine : 63 ; cf. diamants. Pigmentation (des peuples d’Asie selon M. P.) : blanche : Tartares, 42 ;au TENDUC, 92 ; CUBLAI, 1103. a CIPINGU, 233 ; au PAYS D’OBSCURITE, 323; en ROSIE, 323. Sombre, brune : au CHESCEMIR,. 58 3; au SUCCIU, 73 ; au TOLOMAN 184. Noire : Indiennes, 42; @ CurMos, 44 ; au MAABAR, 266; a CAIL, 276 : a COILUM, 277 ; a CANGHIBAR, 290-1. Nota ausst: les CATAYENS sans barbe : 119 ; hommes 4a queue de LAMBRI : ' 247 34 téte de chien de ANGAMAN: 249. Pinciu (V.) = P’ei (?) : 192, 397. Poivre : 218, 227, 241, etc... ; quantité consommée au MANGT : 218 ; son transport en paniers : 231 ; —

blanc : 238 ; culture et cueillette : 276. Marco Poto (mentionné par luiméme): Pour sa biographie: 1-2, 9, 11-14, 16, 19, 43 (fuyant les voleurs), 48, 57 (malade), 58, 74 CamPG¢IO), 152, 191 (retrouvant un anneau), 193, 199 (Seigneur de YANGIU), 200-1 (au si¢ge de SAIANFU), 229, 240, 244-5 (sur la céte de SUMATRA), 250, 338. Sur sa documentation: archives mongoles : 207, 217, 218, 219 ; interrogeant des témoins : 35, 37) 48, 72 225-6, 292 ; lut-méme

témoin : 45, 90, 244, 247, 265,

289-90.

Polygamie : 4 CAMPGIO : 74; & ERGIUUL : 91 ; chez les religieux

LA

DESCRIPTION

« bacsi »: 98; chez les Tartares: 82-83, 141-142; chez divers souverains : 110, 182, 240, 254, 275; le harem de C., recrutement et organisation : IIO-III ; eunuques : 110, 182. oe pie du Paradis : 41, 248, 2409, PONTE, gouverneur vénitien de CONSTANTINOPLE : 2, 340 Porcelaine : 228, 401. Pores-épics : 54. PorTE DE FER = passe de Derbend: 24, 355, -*RETRE JEAN: 768., 91-92, 155-158: origines historiques possibles : 375 ; M. Polo lassimile a Ong-khan, titre honorifique des souverains de la Chine du Nord : 92, 381 (cf. Uncan et GEorGE) ; Jlégende rapportée en Abyssinie par les Portugais : 375 2ULISANGHIN (F.) = Houen-ho :

DU

431

MONDE

Croyances réincarnation ; 152, les 84 réinc. du Bouddha : 273 ; survie de ’'dme : 216, 224; animisme universel : 269-270. Cf, ascétes, idolatres, interdits rituels, naissance, morts, (rites) funéraires, suicides. Rens ’(tissus fins) : 264, 407. REOBAR (P.) : 41, 42, 43, 361. Rhubarbe : 73, 206.

Riz : 57, 58, 142, 146, 148, 149, 160, 169, 173, 182, 183, 184, 219, 245,

247, 249, 250, 256, 260, 262, 268,

277, 284, 285, 286, 291, 295, 298.

Rot

d’OrR

(=

Altan-khan),

nom

dynastique : 155, 392 ; son conflit avec le Prétre Jean : 156-158. Romains (Empereurs des) = Souverains d’Europe : 5 Rostz = Russie : 323, 324, 326, 415. RucCNEDIN ACMAT, prince de CurRMOS : 43, 46, 363, RUSTICHELLO, citoyen de Pise : 2.

152, 2>UMAR (P.) : 307, 414. QUENGIANFU (P. et V.) = Si-ngan fou : 159: ancienne capitale des Han et des T’ ang : 392, QUENLINFU (V.)= Kien-ning fou: 223, 401 Quesitan, gardes @honneur de C. : I2I, 124, 127, 389 QuIacaTu, frére d’ARGON : 18, 318, 348, QUIAN (Sur) = Fleuve bleu : 161,

Sactu (V.) = Cha-tcheou : 67, 371, SAGAMONI BurcAN = Bouddha (Cakya-mouni): 107, 387; sa légende a SEILAN : 271-273; cf. Idolatres. Saggio (mesure de poids vénitienne) :

ie 109, 167, 169, 170, 173, 255,

394 SAIANFU (V.) =

Siang-yang:

399 ; son siége : 195, 200.

Quinsal (V.)= Hang-tcheou : 195, 206-214, 217-218, 398 ;seigneurie qui en dépend : 214, 219-222.

cert autre nom de BATU: 326, 417, LG: SAINT-BALSAMO (Monastére de) : 29, 358, SAINT- pbs en Galicie (pélerinage) : 273,

Rats de Pharaon (rongeurs de Mongolie) : 82, 320, 379 Religions (autres que Chrétiens, Juifs et Musulmans) : Rites : chez les Mongols : 12, 83, 97 ; abstinence de viande : 74 ; sacrifices rituels : du lait de jument: 96, 134; du mouton : 67, 97, 174.3; aumdne 149; danses rituelles : 174, 261 ; vierges consacrées : 260-261 ; ablutions rituelles : 256-257. Cultes : du souverain : 126-127 ; du feu : 98, 385 ; du beuf : 256,

Samarcande : 61-62 ; miracle de sa conservation : 62, SAINT-LIONARD (Monastére de): 24, 306, Salamandre (toiles de) = amiante ; leur fabrication : 72, 373. SamaGakR, baron T. duL: 315, 414, SAMARCANDE (V.) : 61-62, 368, SaPpuRGAN (V.) = Shibarghan : 52, 365, Saray (V.) : 3, 341; Mer de — (eS Caspienne) : 327, 419, Sarrazins : 11, 21, 25, 28, 29, 34, 38, QI, 105, 106, 120, 225,204, 273, 276, 293-301, 388; cf. MAHOMET.

202, 393, 399.

a69. Cf. gavi.

SAINT- ie

(Eglise de),a

Sava (V.) : 35, 37) 359.

432

MARCO

Scassem (V.) = Kishm : 54, 366. Scieng, Conseil des Ministres de C. :

140, SCIER Wor Shihr : 298-299, 412. Scotra (ile) = Sokotra : 285-287, 411 ; son archevéque : 287. SEILAN = Ceylan : 249-250, 27I274, 406. Sel : la montagne de — : 53-54; extrait du sol : 186 ; marais salants : 198; impédt du — a QUINSAI : 219. Pee, ah: 283 ; (V.)= Somanat:

Sree DeEvaR, roi de MaAaBsar : 251, 206. SENDERNAM, roi de SEILAN : 250, 406. Sensin, religieux taoistes : 98, 385. SEvasTo (V.) = Siwas: 20, 21, 350. SICHINTINGIU (P.) fief de NaAIan: 105, 387 Siéges (Machines de) : 200-1. (Cf.

27, 51-2, 195, 234-6).

SIGHINAN

(montagne

de) =

:

Shi-

kinan : 55, 366. SILINGIU (V.) = Si-ning : 89, 380. SINDACIU (V.) = Siuwan-houa : 92,

383,

Sinpuru

(P.) =

161 ; (V)

=

Sseu-tch’ouan :

Tch’eng-tou fou :

161, 185, 393. Singes : 243, 278; — naturalisés pour avoir l’aspect de petits hommes : 244. Srinctu (V.) = Yi- tcheng :202, 399. Sinciu Matu (V.) = Ts’in-ning :

191, 397, Sire (Grand) : 5, etc.,.; cf. CUBLAI ; ce titre serait aussi la transcription de UNCAN. Sociétés Tribales : 248, 249, 322. SoGaTu, conquérant du CIAMBA pour C. : 239-240, 403. Soie (étoffes de) omer et d’autres couleurs : 21 ; de soie

et d’or :24, 39, 43, 236, 158, 159,

186, 199, 200, 204 ; mousseline: 26 ; vers & soie : 137, 154, 159, 192 ; cf. cendal, ghella, iasdi, nac. SOLDANIE (V.) : 2, 3, 325, 340. Sour(P.) = empire Tchola : 267,

SoNCARA (P= 37; 860; Sonpur et ConduR (iles) = PouloCondor : 241, 404, Spoainn (résidus de combustion) : 47,

POLO

Succiu

(P. et V.) =

73, 373 Sucre : sa fabrication

Sou-tcheou : au MANGI

:

219 ; technique du raffinage: 2233 la canne 4 FuGIU : 225. Suciu (V.) :205, 400. Suicides (rituels) : pour venger une

offense : 216 ; pour racheter un crime

: 255.

SumatTRA (P.): 244- 245 5 origine et expansion du nom : Supplices : 105, 117, 172, 236, 316, 317. Straviza (libations collectives) : 325, 416.

Tablettes (de commandement) : 7, 17, 18, 108-9, 144, 843, 349, 387, Tacuini (calendriers avec horoscopes ): 150, 391.

Tacaciar, baron T. du L. :315, 414. TAIANFU (P.) : 153 3 (V.): = T’atyuan fou: 154, 391, Taican (V.) = Talakan: 53, 366. Taipu : cf. CAMBALUC, Talismans : gemmes : 236-237 ; poil de beeuf : 266 ; peau et image de beeuf : 269. ae (plante médicinale) : 281, Tambours de guerre (Naccar) : 104,

304, 308, 330, 336.

Tambur (plante) = betel: 275, 408. Tana (P.) : 282; (V.) = Thana: 409. Tangut (P.) = Tangout : 67-75, 89-91, 371. Tanpiciu (V.) = Chao-hing (?) : 220, 400. Tartares (= Tatars) : 1, 2, 3, etc.; leur langue : 4,5, 343 ; 76, etc... ; leur origine turque et lextension de ce nom aux Mongols : 383; cf. MONGUL : 92, 383 ; mode de vie et coutumes : 81-83, 141-142 ; usages militaires :84-85 ; institutions de prévoyance :145, 147-149. TARTARES DU LEVANT: leurs souverains successifs: cf. ULAU, ABAGA, AcMAT SOLDAN, ARGON, BAIDU, CAGAN, QUIACATU. ‘'TARTARES DU PONANT : leurs souverains successifs: cf. BATU (SAIN), Berca, MONGUTEMUR, TOLOBUGA, 'TOTAMONGU, T OCTAI. Tatouages : la technique : 183, 228 ;

signes sur l’épaule : 23, sur la figure : 222, 292.

LA

coe

(V.) =

DESCRIPTION

Tabriz: 22, 28-29,

Boi, légat pe ceeal, futur Grégoire X :

344,

Tebet (P.) = Tibet:162-166, 393; ses prétres « enchanteurs » : 96, Sia’ ses religieux « bacsi » : 97,

Tecana, baron T. du L. : 315, 414. Temur, fils de CINCHIM: 112, 387. TENDuc (P. et V.) : 91, 381 ; plaine de —: lieu présumé de la bataille entre CINGHIS et UNCAN) : 78, 377, terre (S’étendre sur la) = rite a la cour de C. : 12, 346. Terre Promise : 20. Thai, Cour Supréme de C. * 139,

390. Tuomas (Saint) : son meurtre et sa sépulture : 256, 264-266, 407; cf. NUBIE. Turis (V.) : 25, 357. Ticiu (V.) : 198, 398. Ticre (F.) = Volga ?: 3,25, 342. Tinciu (V.) = T6-houa : 228, 401. Tocral, roi T. duP. : 323, 332, 415. sa lutte contre NOGAI : 333-337 Tocan, baron T. du L. : 315, 414. ToLosuca, roi T. du P. : 332, 419. 'TOLOMAN (P.) : 184, 239, 396. Toman (groupe de 10.000) : 85, 380. Be MONG, fey TDL Keli 2s, Belo), eyes. Tournesel (étalon monétaire) : 137, Tramontane (direction du Nord) : I, etc., 339. Etoile de la — :243, 244, 278, 279, 280, 283. TREBISONDE (V.) : 19, 22, 352. =~ - tugh), drapeau mongol : 85,

Toxine (V.)= Yen-tcheou? : 187, TUNOCAIN (P.) : 37, 48, 360. Turbit (plante médicinale) : 280, 409, TTURQUIE : 1, 20. — Turcomans : 20, 380, —'TURCOMANIE (P.) : 20, ois Grande Turquie 60-66 ; conflits dynastiques de ses rois :

DU

MONDE

433

extermine ALAODIN 51-523 écrase BERCA : 3, 327-332. UNCAN, souverain des Kéréyit (Mongolie) : 76, 91, 375 ; son conflit avec CINGHIS- CAN : 76- 80, 376 ; liens dynastiques avec les descendants de C. CAN : 92 ; son conflit avec le « Roi d’Or » : 155-158. ea (V.) = Yong-tch’ang : 173,

Une (peuple) = probabil les Gingut: 92, : UncraTt= Onggirat, tribu alliée de CINGHIS CAN ; 110, 387, Unicornes (= rhinocéros) : 180,

243, 247.

VANCHU, adversaire d’ACMAT : 118, 889, VENISE : 2, 9, 19, 338; Vénitiens, navigateurs et commergants : 20, 338 ; curiosités rapportées 4 — par M. Polo : 90, 247, 265. Vent-nie (direction du Nord-Est) :

i;

VIEUX DE LA MONTAGNE (ALAODIN) : sens du terme ; 368 ; il endoctrine ses Assassins : 48--5T ; sa destruction par ULAU : 51-52. Vin : blanc et rouge : 20 ; — cuit: 38, 54 ; de dattes et autres épices : 443 de riz + 146; de riz aux épices : 168, 169, 173, 183, 184, 209 ;de miel et panic (cervoise): 325 ; arbres 4 vin :245, 247; cf. noix du Pharaon. vigne au CATAI : 154, et au MaAnGI : 205. Vingt-huit Aoft, date rituelle de C. :

95, 96, 384,

Vocan (P.) = Wakhan : 59, 367. VONSAMCIN, baron de C. : 233, 402. VUGHIN (V.) = Wou-Kiang (?) : 206, 400. Vuciu (V.) = Wou-tcheou : 206, 400. Meow (V.)= Kin-houa (?) : 220,

vices (V.) : 223, 401.

301-320.

eane = (oxyde de zinc) : 47, 283,

Yanciu (V.) =

Yang-icheou : 199,

3899,

Uta, roi T’. du L., frére de C., = Hulégu : 3, 27, 319, 341 ; capture le calife de BAUDAC : 27-28, 388 ;

Yarcan (P.) = Yarkend : 62 ; (V.) = So-Kiu : 369. YoiFu (V.): 92, 383. Yrac (P.): 28, 358,

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Imprimerie

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a Lille (France). — 41-6-54.

Dépét légal: 1° trim. 1955. Imprimé en France.

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