La description du monde: Édition, traduction et présentation 2253066648, 9782253066644

Collection dirigée par Michel Zink La collection Lettres gothiques se propose d'ouvrir au public le plus large un

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La description du monde: Édition, traduction et présentation
 2253066648, 9782253066644

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Marco Polo

LA DESCRIPTION DU MONDE

LA DESCRIPTION DU MONDE

Dans Le Livre de Poche « Lettres gothiques » LA CHANSON DE LA CROISADE ALBIGEOISE.

TRISTAN ET ISEUT (Les poèmes français — La saga norroise). JOURNAL D'UN BOURGEOIS DE PARIS. Lais DE MARIE DE FRANCE. LA CHANSON DE ROLAND. LE LIVRE DE L'ÉCHELLE DE MAHOMET. LANCELOT DU LAC (tomes 1 et 2). LA FAUSSE GUENIÈVRE (tome 3). LE VAL DES AMANTS INFIDÈLES (tome 4).

L'ENLÈVEMENT DE GUENIÈVRE (tome 5). FABLIAUX ÉROTIQUES. LA CHANSON DE GIRART DE ROUSSILLON. PREMIÈRE CONTINUATION DE PERCEVAL. LE MESNAGIER DE PARIS. LE ROMAN DE THÈBES.

CHANSONS DES TROUVÈRES. LE CYCLE DE GUILLAUME D'ORANGE. RAOUL DE CAMBRAI. NOUVELLES COURTOISES.

LE ROMAN D'ENÉAS.

à

POÉSIE LYRIQUE LATINE DU MOYEN AGE. MYSTÈRE DU SIÈGE D'ORLÉANS.

Chrétien de Troyes : LE CONTE DU GRAAL. LE CHEVALIER DE LA CHARRETTE. EREC ET ENIDE. LE CHEVALIER AU LION. CLIGÈS.

François Villon : POÉSIES COMPLÈTES. Charles d'Orléans : RONDEAUX ET BALLADES. Guillaume de Lorris et Jean de Meun : LE ROMAN DE LA ROSE.

Alexandre de Paris : LE ROMAN D'ALEXANDRE. Adam de la Halle :ŒUVRES COMPLÈTES.

Antoine de La Sale : JEHAN DE SAINTRÉ. Louis XT : LETTRES CHOISIES. Benoît de Sainte Maure : LE ROMAN DE TROE. Guillaume de Machaut : LE Vo Drr.

Christine de Pizan : LE CHEMIN DE LONGUE ÉTUDE. Rutebeuf : ŒUVRES COMPLÈTES. Jean Froissart : CHRONIQUES (Livres I et I).

Philippe de Commynes : MÉMOIRES. Dans la collection « La Pochothèque » Chrétien de Troyes :ROMANS. Dictionnaire des Lettres françaises :Le MOYEN ÂGE.

PETPRESGOTHIQUES Collection dirigée par Michel Zink

Marco Polo

LA DESCRIPTION DU MONDE Édition, traduction et présentation

par Pierre-Yves Badel

Ouvrage publié avec le concours du Centre National du Livre

LE LIVRE DE POCHE

INTRODUCTION

Inconnus de visage, mais connus pour leur laine... Il y a eu bien des manières de désigner l’ouvrage de Marco Polo : Livre des Merveilles, Million, Livre du Grand Khan de

Tartarie.

Celle de Devisement du Monde

le situe dans une

tradition. En effet, « deviser » le monde, c’est-à-dire le décrire,

n’était pas, à la fin du xur° siècle, une ambition neuve. L’écrivain qui se donnait cette tâche n’était pas livré à sa fantaisie, il se devait de suivre des principes simples et solidaires : être complet, ne négliger aucune information transmise par ses prédécesseurs, justifier son entreprise. Le savoir accumulé dans les pages géographiques et ethnographiques de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien et dans le Recueil de Curiosités de Solin (m° siècle) était passé dans les encyclopédies chrétiennes : Étymologies d’Isidore de Séville (vir siècle), Univers de Raban Maur (vers 850), Image du Monde d’'Honorius de Ratisbonne (vers 1150), Divertissement pour un empereur de Gervais de Tilbury (1210), Miroir de la Nature de Vincent de Beauvais (1258)... Ces ouvrages étaient en latin; mais plusieurs avaient été traduits ou adaptés et, peu avant 1266, tandis que deux obscurs Vénitiens Nicolo et Maffeo Polo rentraient de Chine du Nord, le Florentin Brunetto Latini avait rédigé en langue française une Mappemonde qu’il avait incluse dans son Trésor. Ces livres se copiaient les uns les autres. Ils ne prétendaient

pas à la nouveauté. Ils donnaient tout au plus une actualité nouvelle à la connaissance de la création. Car c’est bien de cela qu’il s’agissait : décrire le monde, c’était satisfaire ce désir de savoir que tous les hommes ont de nature, si l’on en croit

8

Introduction

Aristote, le premier des encyclopédistes ;mais c'était aussi, au Moyen Âge, remémorer les œuvres de Dieu, recenser dans leur

totalité et leur diversité les preuves de sa puissance et de son amour. C’est pourquoi il ne fallait rien oublier. C’est pourquoi il convenait que l’ordre même de la description eût un sens, rappelât la Faute originelle et posât quelques pierres d’attente de l’histoire à venir. La première des notices, qui décrivaient les pays ou les peuples, portait sur le paradis terrestre, situé dans une Asie dont le tableau continuait par l’Inde, englobaïit le Proche-Orient et l'Égypte, les Sères «inconnus de visage, mais connus pour leur laine » — ce vers latin cité par Isidore disait tout ce qu’on savait des Chinois : la soie —, mentionnait les peuples détestables de Gog et Magog — leur déferlement serait un signe avant-coureur des derniers temps — et s’achevait en Anatolie. Les nations d'Europe suivaient, détaillées d’est en ouest. Puis le tableau du monde esquissait une évocation des descendants

=

de Cham,

le fils maudit de Noé, — de l’Afrique,

dont ne pouvait guère être sauvée que l’Éthiopie. Il tournait court. Si décrire l’univers, c’était d’abord admirer l’œuvre divine et déplorer ce qu’en avait fait le péché des hommes, les descriptions du monde avaient-elles un objet pratique? Elles ne permettaient pas de prendre une mesure humaine de la Terre. Les notices se succédaient dans les livres comme sur terre les pays se côtoient. Ce principe de contiguïté ne donnait qu’une pâle idée de la situation respective des peuples, de l’importance des territoires, des distances à parcourir, de l'orientation à suivre. Les descriptions n’étaient d’aucune aide pour qui préparait un voyage. En revanche, au Moyen Âge, un lecteur Y trouvait des notices sommaires à associer à ces noms, sinon bien obscurs pour lui, de peuples ou de lieux qu’il rencontrait chez les poètes, philosophes et historiens antiques. Il avait là une réserve de mots et de notations curieuses propres à nourrir

sa rêverie et à le consoler de ses frustrations.

à

C’est à l’histoire, plus encore à la légende d’Alexandre le Grand, aux nombreux romans latins et français qu’elles ont

inspirés, qu’on doit de voir les produits de l’imagination occia

-

Introduction

9

dentale cristalliser autour de l’Inde. Car c’est là, dans une Inde aux contours d’ailleurs assez imprécis pour englober l’Éthiopie, que les Occidentaux ont situé les plus extravagantes créatures minérales, végétales et animales. C’est aux marges de l'univers connu que vivaient ces êtres dont on se demandait s'ils étaient des hommes « à l’image et à la ressemblance de Dieu », cynocéphales aboyant comme des chiens, cyclopes, pygmées en guerre avec les grues, blemmyes au visage confondu avec la poitrine, sciapodes au pied unique, mais gigantesque, tenant lieu d’ombrelle.. C’est en Inde qu’une nature généreuse prodiguait ses dons à une humanité délivrée de la malédiction du travail. Y cohabitaient les extrêmes de la sauvagerie et du raffinement, de la piété et de l’abomination, de l’ascèse et du luxe, de la continence et de la débauche. Monde fascinant autant qu’inquiétant, «horizon onirique! » — autour duquel Marco Polo tourne encore! Son Devisement s’approche plusieurs fois de l’Inde, mais diffère le moment de la décrire : il était utile que, comme une promesse, sa mention maintint vive la curiosité du lecteur, il était à craindre qu’une peinture trop hâtive dévorât son intérêt aux dépens de « merveilles » plus neuves. C’est que, sans s’affranchir totalement de la tradition, le livre de Marco Polo s’en démarque. La description n’y est pas exhaustive?, mais s’en tient aux vastes espaces qui s’étendent à l’est, voire au sud, de la Terre sainte. L’ordre des notices n’a rien de symbolique : assez vite, leur succession n’est pas dictée par le seul principe de contiguïté, mais reflète l’avancée d’un voyageur; l'orientation qu’il a à prendre est donnée; la distance qui le sépare de deux pays ou villes est mesurée en « journées ». L'espace décrit est réparti sur cinq itinéraires pos-

sibles”. Le premier itinéraire (ch. XIX-LXXTIV) débute au sud-est de

1. J. Le Goff, «L'’Occident médiéval et l’océan Indien : un horizon oni-

rique », texte de 1970, repris dans Pour un autre Moyen Âge, Paris, 1977, p. 280-298. 2. Le regret de l’exhaustivité affleure parfois, en particulier à la fin : des rédactions du Devisement y amorcent une description des pays du Nord, Sibérie et Russie. Elle fait long feu. 3. Nous aurons à nous demander si ces

itinéraires possibles rendent compte de voyages réels de Marco ou des siens.

10

Introduction

l’Anatolie, dans le golfe d’Alexandrette (Iskenderun). Il mène

vers le nord par la Turquie centrale et orientale jusqu’au Caucase (Arménie et Géorgie). De là, il s’oriente vers l’est, l'Iran, l'Afghanistan, le Tadjikistan. Il s’élève dans le Pamir avant de

redescendre vers le Turkestan chinois ou Xinjiang. Il longe le flanc nord des montagnes, autant dire le bord sud des déserts du Takla Makan et de Gobi et s’achève en Chine du Nord. Le second (ch. CV-CXXIX) part de Pékin. Il suit grossièrement une diagonale orientée vers le sud-ouest qui conduit à travers le Hebei, le Shanxi, le Shaanxi, le Sichuan et le Yunnan

jusqu’à la Birmanie du Nord et au Bengale. Le troisième

(ch. CXXIX-CLVI),

qui débute

aussi dans le

Hebei, mène

vers le sud en suivant pour une bonne part le

Grand

(ch. CXLVII).

Canal

On franchit le fleuve Jaune qui

coulait vers la mer, en ce temps-là, en passant au sud des monts du Shandong. On quitte alors la Chine du Nord ou Catay pour entrer en Chine du Sud ou Mangi. On traverse le Jiangsu. On franchit le fleuve Bleu avant d’arriver dans l’ancienne capitale impériale, Hangzhou. Enfin, par les provinces du Zhejiang et du Fujian, on parvient aux ports de Fuzhou et de Quanzhou, en face de Taïwan. Le quatrième itinéraire (ch. CLXI-CLXXXIT) est maritime. Il part de Quanzhou, longe les côtes du Vietnam et du Siam méridional, passe par l’île de Bintan, le détroit de Malacca et les îles Nicobar. L'Inde, atteinte en face de Ceylan, est longée jusqu’au Mekran. On est alors près de l’entrée du golfe Persique et d’Ormuz qui a été déjà évoqué par le premier itinéraire.

Néanmoins un cinquième itinéraire (ch. CLXXXIII-CXCIT fait visiter des îles de l’océan Indien. Il touche le continent en Somalie et en Afrique orientale à la hauteur de Zanzibar. On revient de là à Ormuz par l’Éthiopie et la côte méridionale de la péninsule arabique. Cinq itinéraires organisent donc une description qui se veut pragmatique. Ils ne suffisent cependant pas à rendre compte de la totalité du Devisement. Des digressions, véritables pas de côté, viennent brouiller la lecture d’un trajet. Il arrive assez .

Introduction

11

souvent qu’en un point de l'itinéraire l’on croise une route importante : le Devisement en remonte alors les dernières étapes avant de reprendre le fil de son sujet et de revenir à la route principale. Par exemple, après avoir vu le Badakhshan (ch. XLVT) — dans le Tadjikistan actuel — on décroche vers le

sud pour visiter le Nouristan et le Cachemire et pour s’approcher de l’Inde (ch. XLVIID) ; puis on revient au Badakhshan pour reprendre l'itinéraire vers l’est. De même, à Dunhuang, on croise une importante voie d'échanges entre la Russie et l’ Asie centrale qui passait par le lac Balkhach et la Dzoungarie : des notices

en

remontent

les dernières

étapes

(ch. LVIII-LIX).

Autres décrochages : de Ganzhou on se dirige vers le nord pour aller jusqu’à Karakoroum, la première capitale mongole, et,

au-delà, survoler l’espace jusqu’à l’océan (ch. LXTI-LXX) ; de Liangzhou on esquisse un pas vers le sud-ouest pour se rendre à Xining (ch. LXXI); du Bengale on fait un écart vers le Tonkin et le Yunnan oriental (ch. CXXVII-CXXVII)... Il arrive même que, sans la moindre précaution, le Devisement délaisse l’itinéraire en cours pour faire un bond à travers l’espace et s’attacher à des lieux mémorables comme Alamout, la forteresse des Assassins (ch. XL-XLIT), Samarcande (ch. LI),

Kaï-Feng dans le Henan, une ancienne capitale impériale (ch. CXLIV) ou encore Siang-Yang dans le Hubei, cité devant laquelle la famille Polo aurait brillé par son génie militaire (ch. CXEVY Ces écarts de la description rendent la lecture du Devisement plus difficile. Sauf les derniers cités, ils ne contreviennent pas au désir de conter «tout par ordre», méthodiquement. Et cet ordre est celui des contrées, provinces ou royaumes qu’un voyageur rencontre quand il avance dans une direction donnée. Ordre pragmatique, en rupture avec l’ordre symbolique des Images du Monde antérieures. Le Devisement ne dépeint pas tout l’univers et ce qu’il en décrit n’est pas présenté comme l’effet d’un acte premier de création, victime du discord entre le Créateur et ses créatures. Il décrit le fragment d’un espace qu’un lecteur pourra connaître d'expérience, pour peu qu’il ait

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Introduction

la volonté de se mettre en route. Il décrit des itinéraires possibles. Or ces itinéraires mènent vers des merveilles. Les deux derniers d’entre eux constituent une grande unité, la seule qui soit définie comme telle par le Devisement. C’est «le livre d’Ynde » (ch. CLVII). Cette partie de l’ouvrage en est à la fois

la plus incertaine et la moins neuve. La plus incertaine, car le narrateur peine à évaluer les distances; il lui arrive de prendre pour une île tel point d’Asie et d'Afrique où des navigateurs pouvaient

CLXXXVI

aborder

(ch.

CLXIV

sur Mogadiscio

sur

Malaiour,

et l’Afrique

CLXXXV-

orientale);

le cap

Comarin, à la pointe de la péninsule indienne (ch. CLXXV), vient après Quilon (ch. CLXXIV)

sur la côte de Malabar.. La

moins neuve, car ce «livre d’Ynde»

fait la part large à la

tradition, comme si la découverte de l’ Asie centrale et orientale

ne suffisait pas à étancher la soif de curiosité des lecteurs. Or c’est cette découverte qui fait le prix du Devisement, ce transfert de l’intérêt pour l’Inde vers la Chine, déplacement tout spatial où l’on pressent un renouvellement de l’idée même de merveille, de sa nature. L’Inde ? La Chine? Marco Polo ne choisit pas. Pourtant son originalité tient tout entière à la mesure qu’il a prise de l’empire chinois. Le Devisement du monde ne semble que compléter et redresser les descriptions antérieures. Comme elles, il n’a pas d'utilité pratique immédiate, ce n’est pas un guide pour des voyageurs entreprenants'. Il se présente comme un recueil de «grandes merveilles », ce qu’étaient de fait bien des ouvrages. Lui aussi est destiné à apaiser une soif de savoir, à satisfaire le désir d’être étonné, à relancer le travail de l’imagination. Mais l’esprit qui l’anime est sensiblement différent. Grâce à lui, la merveille n’est plus confinée dans les livres, la connaissance de la Chine en fait une réalité accessible, sa rencontre devient possible. Si l’ouvrage de Marco Polo n’est pas un guide pour 1. De tels livres existaient au Moyen Âge à l'intention des pèlerins désireux. de gagner Saint-Jacques ou Jérusalem. En 1335, le Florentin Francesco Pegolotti a rédigé à partir d'informations recueillies auprès de marchands un guide, La Pratica della mercatura, qui donne les renseignements pratiques nécessaires au voyage de Chine.

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voyageurs, il est cependant une puissante incitation à voyager. Il ouvre au rêve la voie de son accomplissement. Notable... ou notoire ?

Longtemps la description des autres n’a guère fait que recenser des « diversetés », des marques de leur différence. Ce n’était pas leur appartenance à une condition humaine commune qui intéressait, mais bien au contraire ce qui chez eux semblait à la limite de la nature et de l’humanité. L’ethnographie était alors pour l'essentiel attentive à ce qui de l’ailleurs déconcerte et étonne, c’était une littérature des merveilles puisque la merveille était «le réel de l’autre! ». Depuis 1150 environ, cette littérature est plus vivante que jamais. Elle accompagne le renouveau de l’Occident qui découvre des champs d’observation neufs : vers l’ouest avec la Topographie de l'Irlande de Giraud de Galles, dans sa propre épaisseur rurale avec le Divertissement pour un empereur de Gervais

de Tilbury,

en Orient avec

Marco

Polo. Cette nou-

veauté ne laisse pas de faire difficulté, tant la tradition a alors de force. Un Giraud de Galles s’interroge : « Fera-t-il connaître du notable ou du notoire (noya an nota) ? Les sujets battus et

rebattus engendrent l’ennui, les sujets notables (nova) n’ont pas de garants ». Comme l’auteur gallois, mais en courant plus de risques, puisque ses lecteurs avaient l’esprit occupé par l’image de l’Orient portée par les compilations antérieures, Marco Polo a choisi des sujets encore à noter, des merveilles inédites, «in-ouies ». La composition du Devisement est très simple. Une adresse aux lecteurs promet de leur faire partager les grandes et véritables merveilles dont le Vénitien Marco Polo a été le témoin direct ou indirect et qu’il a fait transcrire par un Pisan — on l’a identifié avec un écrivain nommé Rustichello. Un « prologue » en dix-huit chapitres raconte les conditions du séjour du Vénitien dans l’empire du Grand Khan. Le «livre» commence alors. Il est fait de chapitres, dont chacun porte le plus souvent 1. F. Hartog, Le Miroir d'Hérodote : essai sur la représentation de l’autre,

Paris, 1980, p. 243-249.

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Introduction

sur une contrée et une seule — ils sont 176 dans le manuscrit que nous éditons. Aucune grande subdivision autre que la mise en valeur du «livre de l’Inde! ». Parfois, et plutôt après coup, une brève synthèse : sur le Turkestan (ch. LIV) par exemple, ou

le Tangout

(ch. LX),

le Mangi

(ch. CLVI),

l'Inde

(ch.

CLXXXVD. Chaque chapitre semble répondre à un questionnaire type : il note le nom de la contrée décrite, celui de sa capitale, la distance qui la sépare de la contrée précédente, son statut juridique, sa religion, sa langue; il en caractérise le paysage, le climat, les productions et les mœurs. Une de ces notations est souvent assez étoffée pour donner matière à un récit ou à la description d’une merveille. De telles notices, parfois très sèches, donnent sa couleur au livre, sa monotonie. Leur succession est heureusement interrompue par de petits traités descriptifs ou par des récits qui se veulent de l’histoire. Les principaux traités concernent les vrais Mongols (ch. LXVIII-LXIX), le Grand Khan Khoubilaï et son administration

(ch. LXXXI-CIV), Hangzhou (ch. CLI-CLII), les bateaux chinois (ch. CLVID), les idoles (ch. CLX)... Les récits historiques rapportent des faits qui tiennent de la chronique locale — en ce cas ils sont souvent d’un grand intérêt (ch. XXV-XXVIII, XXX-XXXI, XL-XLII, LI, CXXXVIIL, par ex.). Ils touchent

aussi à la grande histoire — en ce cas l’absence de réelle culture historique chez Marco et la rhétorique du médiocre romancier qu’est Rustichello rendent bien banale l’histoire des guerres mongoles (ch. LXIV-LXVII LXXVI-LXXX, CVIII-CIX, CXX-CXXII, CLVIII-CLIX, CXCIII-CXCIV, par ex.). Notices, traités et récits, entre lesquels la limite n’est pas toujours nette, ramènent ensemble dans leurs filets une étonnante provision de merveilles. Marco Polo n’est pas un lettré. Il n’a ni culture latine ni culture profane. Il a un savoir religieux trop pauvre pour lui permettre de rapprocher la vie de Bouddha qu’il raconte (ch.

1. La division en trois livres du Devisement est due à la rédaction latine de Pipino. Elle était suggérée par une formule, annonçant un «commencement»,

dont le texte use à trois reprises au début de développements majeurs : ch. XIX, LXXV, CLVII. PCM.





2

fe

Introduction

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CLX VII) de celle des saints Barlaam et Josaphat'. S’il renvoie au Livre d'Alexandre

(ch. XXII,

CXCIV),

rien n’autorise

à

penser qu’il en ait lu une version’. Ses allusions au conquérant font écho à des traditions locales (ch. XXXIX, XLIV, XLVI). Il a un fond de savoir que lui ont transmis ses parents, oralement sans aucun doute. Mais la fraîcheur de son regard le fait aller à l’encontre d’opinions communément accréditées en Occident

: sur la Porte de Fer, sur la salamandre

(ch. XXII,

LIX; voir aussi CLXV, CLXXXV); il y a chez lui du démystificateur. Il a une étonnante capacité à accueillir et à noter ce qui frappe sa sensibilité et excite son intelligence, à faire moisson de merveilles neuves. Ces merveilles touchent au monde physique, au relief des montagnes, à l’aridité des déserts, à la sauvagerie des forêts, à

l’immensité des fleuves et des mers. À la faune comme à la flore, aux épices si recherchées de l’Occident. Elles tiennent aux hommes, à leur corps (ch. XLVIII, LXXI, CXX VII), plus encore à leurs mœurs. Le Devisement relève scrupuleusement l'importance relative de la cueillette des fruits, de la culture des champs, de l’élevage, des ressources minières, de l’artisanat et du commerce. Il s’inquiète des monnaies et de la valeur des produits, des voies de communication, ponts, ports et navires. Il décrit les coutumes,

façons

de se vêtir ou

de rester nu,

manières de table, divertissements où la chasse a la part la plus belle. Il s’étend sur les usages matrimoniaux, sur les rites funéraires, les pratiques médicales, magiques et divinatoires. Il note, sinon les langues — il transcrit cependant des mots étrangers et les traduit —, du moins la différence des langues. Il découvre de même les religions, la diversité du christianisme,

celle de l’islam, celle des «idolâtres » que sont les bouddhistes, 1. Leur légende, qui eut un succès considérable en Occident, ressemble à la vie de Bouddha tout simplement parce qu’elle en est une version romancée (voir Jacques de Voragine, La Légende dorée, trad. Roze, Paris, 1967, t. 2, p. 410423), ce qu’on ignorait. 2. Voir G. Cary, The Medieval Alexander, Cambridge, 1956; D. J. A. Ross, Alexander Historiatus, Londres, 1963. Le point de départ de la littérature sur Alexandre est un récit grec du III‘s. donné pour l’œuvre d’un compagnon du héros, Callisthène, Le Roman d'Alexandre, trad. G.Bounoure et B. Serret, Paris, 1990; l’un des points d’arrivée français est le livre en «alexandrins » d’ Alexandre de Paris, Le Roman d rien présenté et traduit

par L. Harf, Paris, « Lettres Gothiques », 1994.

4

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Introduction

chamanistes, taoïstes, hindouistes. Il décrit un empire avec son administration régulière, son armée, ses lois, une cour avec son étiquette stricte, les villes et leur architecture. La merveille a sa géographie. On voit se dessiner un contraste entre le centre de l’empire — la Chine de Pékin à Hangzhou, qui se voue au lucre, au luxe et aux plaisirs — et ses frontières, plus sauvages, parfois barbares, peut-être démoniaques. Mais aux confins de l’empire, dont l’étrangeté est plus traditionnelle, comme en son centre, où elle est plus calculée et réglée, la merveille relève moins du monstrueux que du gigantesque. Le monstrueux s’enracine dans un écart physique, un organe, une faculté en excès ou en défaut. Le gigantesque est à la portée d’une humanité consciente de ses capacités et ambitieuse. Or tout est plus grand dans l’univers décrit par Marco Polo : distances et hauteurs, déserts et fleuves, villes et palais, armées,

richesses. Tout y est plus nombreux, les arbres, les oiseaux, les fauves et aussi les hommes, les enfants, les épouses... Marco ne

se lasse pas de dénombrer cette profusion d’autant plus étonnante, grandiose, qu’elle est maîtrisée par le Grand Seigneur. De quoi donner à penser aux princes d'Occident. Ces merveilles neuves, mais bien raisonnables au regard du merveilleux de tradition, ont déconcerté des contemporains. Leur nombre faisait douter de leur réalité. À en croire le chroniqueur Jacopo d’ Acqui, comme Marco allait mourir et que des amis l’invitaient à corriger son ouvrage, ils s’attirèrent cette réponse : «Je n’ai pas écrit la moitié de ce que j’ai vu». Aujourd’hui le scepticisme critique se nourrit plutôt des lacunes du Devisement : rien sur la Grande Muraille, le thé, les

pieds bandés des Chinoises, les idéogrammes, etc?. Et il est exact que les archives chinoises n’ont pas gardé de trace de la 1. Dès les premières années du XIV° siècle les Italiens appellent le livre de Marco Milione. On a vu dans ce nom de l'ironie pour tous les chiffres lancés par le Véñnitien. On a cru aussi qu’il tenait au trésor qu’il aurait ramené dans sa ville. Il est établi aujourd’hui que Milione était un surnom que portaient dès le début du XTV° siècle un oncle et des cousins de Marco. Il ne doit donc rien à son voyage.2. Cf. F. Wood, Did Marco Polo go to China ?, Londres, 1995. Il

n’y a rien à déduire des silences de Marco et tout un chacun en France ou en Italie comprend qu’il ait eu plus de goût pour l’alcool, fût-il de riz, que pour le thé. A 4

Introduction

17

présence des Polo en Chine. Mais avons-nous conservé le tout des archives chinoises ? Il est très probable que Marco a exagéré son importance auprès du Grand Khan. Mais admettre qu’il ait tiré tout son savoir d’informations recueillies alors qu'il séjournait dans une Crimée qu’il n’aurait pas quittée présuppose un génie de la mystification et un talent pour mettre en ordre ces informations, qui vaudraient bien l’endurance du

voyageur! ! Les doutes n’ont en rien nui au succès matériel du Devisement, à en juger par le nombre des manuscrits conservés et des éditions anciennes. Marco était estimé d’un savant de son temps comme Pietro d’Abano qui évoque son témoignage oral sur l’hémisphère Sud dans son Conciliator (1303). Des carto-

graphes intègrent des informations prises dans le Devisement à la représentation qu’ils tentent de la Terre. Des historiens lui empruntent, des textes littéraires aussi. On en fait des extraits. Christophe Colomb a annoté un exemplaire de l’édition latine imprimée à Anvers en 1485. C’est l’imagination pleine des descriptions du Catay et de Cipango — le Japon — qu’il a découvert l’ Amérique. La description pragmatique que Marco avait faite du monde trouvait là son aboutissement, la merveille accessible dont il avait suscité le désir son maître. Le moins surprenant n’est pas que la vision des choses sereine, apaisée, qui est celle de Marco, ait été rendue possible par un siècle de violences commises au nom de Gengis Khan. Il est vrai que le Vénitien le juge « preudomme et saige » ! Gengis Khan a dit : «La plus grande jouissance, c'est de vaincre ses ennemis, de les chasser devant soi, de leur ravir leurs biens, de voir les personnes qu'ils aiment le visage baïigné de larmes, de monter leurs chevaux, de presser dans ses bras leurs filles et leurs épouses » (Rachid Al-Din, 1311).

1. Que la mystification soit possible, mais nécessite la complicité du livre, le

Voyage autour de la Terre de Jean de Mandeville (1356) le prouve, qui a fait passer pour le bilan d’une expérience la compilation d’informations puisées È pour l’essentiel dans des livres.

©

18

Introduction

L’enchaînement de circonstances qui fit d’un petit peuple d’Asie centrale le maître d’une grande partie du continent et le bâtisseur d’un empire qui s’étendit de la Méditerranée et de la mer Noire à la mer de Chine conserve une grande part de son mystère. Comment un peuple nomade et guerrier certes, mais dont les ressources étaient sans commune mesure avec celles d’empires comme ceux de Chine ou du Kharezm et de royaumes dont les dirigeants n’étaient pas tous incapables ou lâches, a réussi à s’imposer pendant plus d’un siècle à tant de sociétés aux traditions anciennes et aux civilisations souvent raffinées, c’est aux historiens de le dire. Marco Polo ne se pose pas la question : le propre d’un conquérant est de conquérir et il est clair que Gengis est un grand conquérant, à l’instar de cet Alexandre dont le voyageur a relevé des traces de l’action jusqu'aux confins de l’Himalaya. Le détail de la conquête importe peu à la compréhension du Devisement. Elle est un fait acquis, pour Marco Polo. Il n’en rappelle que quelques moments, avec plus d’éloquence que de précision. Il est mal informé et, chez lui, l'événement historique n’a de saveur que réduit à l’anecdote ou grossi aux dimensions de la légende. Un bref résumé de l’histoire mongole permettra de prendre la mesure de son indifférence ou de son ignorance. Temudjin naquit vers 1155 (ou 1167 ?). Il était le fils chef de clans mongols qui, nomadisant au sud du lac Baïkal dans les vallées de l’Onon et du Kérulèn, y vivaient de l’élevage, de la chasse et de la guerre. C’est vers 1197 que l’assemblée des chefs mongols le choisit pour khan. Vassal de Togril, le roi des Keraït — une nation en partie christianisée, dont le territoire s’étendait au sud-ouest de celui des Mongols -, il l’aida à vaincre les Tatars, dont les terres, plus à l’est, confi-

naient à la Chine. Cette victoire valut à Togril de recevoir des empereurs de Chine le titre de roi, wang en chinois, ce qui rend compte du nom de Ong Khan que lui donne Marco (ch. LXIIT). _ Quant aux Tatars, leur nom explique celui de Tartares dont l'Occident désigna les Mongols qui, à leur grand déplaisir, se virent confondus avec l’un des premiers peuples qu’ils avaient vaincus !

Introduction

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En 1203, rupture entre Togril (Ong Khan) et Temudjin. Togril vaincu fuit chez un peuple voisin, les Naïmans, qui le firent assassiner et durent se soumettre aussi au vainqueur. Temudjin réunit sous son autorité l’essentiel des nomades des steppes, du lac Baïkal au désert de Gobi, des monts Tarbagataï aux monts Khingan. Une nouvelle assemblée générale des chefs mongols le proclama en 1206 Khan Suprême. Il prit le nom de Gengis. C’est alors que les armées mongoles se lancèrent à la conquête du monde. Une idée simple, mais forte, était au cœur d’une action que Gengis et, après sa mort en 1227, ses successeurs eurent l’obstination de mener à bien. Il y a un Dieu suprême au-dessus de tous les dieux : le Grand Khan, son représentant sur terre, a le droit et le devoir de faire payer un tribut à tous les rois et de garantir en contrepartie la paix à l’univers. En pratique, la conquête appelait la conquête, soit qu’à la suite d’une victoire un droit de suite autorisât à envahir le peuple chez qui le vaincu s’était réfugié, soit que la soumission des voisins par l’intimidation ou la violence parût le meilleur moyen d’assurer la sécurité des terres déjà acquises. La conquête fut longue, elle connut des revers, il fallut aux Mongols s’y reprendre à plusieurs fois pour venir à bout des résistances. Il n'empêche qu’empires et royaumes, sommés de se soumettre, finirent par capituler. La Chine était alors divisée en trois royaumes antagonistes. Au nord-ouest il y avait le royaume des Xi-Xia — le Tangout de Marco Polo -, peuplé de Tibétains bouddhistes, sinisés et sédentarisés. Sa position était stratégique : il détenait la clé

orientale de la «route de la soie». Entamée dès 1209, sa conquête s’acheva en 1227 avec la capitulation des villes principales, Suzhou, Ganzhou, Xining, Ningxia. Les Kin avaient fondé un empire en Chine du Nord, au début du xn° siècle; c’étaient des Mandchous ou Dijurtchet, ils avaient évincé la dynastie Khitaï', des Mongols sinisés. Pékin fut prise en 1215. La nouvelle capitale des Kin, Kaï-Feng, tomba en 1232. Deux 1. Ce mot explique le nom, Catay, par lequel Marco Polo désigne la Chine du Nord.

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ans plus tard, leur dernier empereur se suicida. La Chine du Sud — Je Mangi de Marco — était l’empire des Song. C’était l’ État le plus peuplé, le plus prospère. Il n’avait jamais subi l’humiliation de la conquête. Il fut attaqué en 1236 sous le premier successeur de Gengis, Œgœdei. La guerre fut relancée en 1253 sous le troisième, Mongka. Mais la capitale Hangzhou ne tomba qu’en 1276 et la guerre ne finit qu’en 1279. Marco Polo était alors en Chine ! En Extrême-Orient, les Grands Khans conquirent ou obligèrent à payer un tribut l’essentiel de la Corée, l’Indochine et la Birmanie, conquise de 1277 à 1287. Ils connurent peu d’échecs : à Java en 1293 et au Japon, pourtant attaqué en 1274 et 1281. Ils ne s’avancèrent pas vraiment en Inde. La poussée vers l’ouest ne fut pas moins irrésistible. Le Xinjiang se rallia dès 1218 et ses habitants, les Turcs ouïgours, allaient donner aux Mongols non seulement de nombreux serviteurs, mais aussi la langue qui serait longtemps celle de leur administration et l’alphabet qui leur permettrait de transcrire le mongol. Le sultanat du Kharezm ! tomba entre 1219 et 1222, au prix de massacres et de destructions épouvantables (ch. XXX, XLIV). À la suite de quoi, une étonnante chevauchée de dix mille cavaliers mongols les conduisit à défaire aussi bien les royaumes caucasiens qu’une armée russe et à piller la Crimée. Les Mongols revinrent à l’assaut sous les successeurs de Gengis. Ils s’emparèrent de ce qui restait du Kharezm, c’està-dire de l’Iran. Les Géorgiens en 1236, les Turcs seljoukides en 1243, vaincus, furent contraints de se reconnaître les vassaux du Khan, ce que fit spontanément le roi de Petite Arménie en 1240. Mais, déjà, les Mongols avaient franchi la Porte de Fer (Derbent, 1239) et entraient en Europe. Les Kiptchaks ou Comans, Turcs installés en Russie méridionale, furent vaincus, les principales villes russes (Riazan, Vladimir) et ukrainienne (Kiev) prises et pillées. Les Allemands et Polonais furent battus en Silésie, l’armée du roi de Hongrie anéantie (1241). Les

Mongols approchèrent de Vienne, ils atteignirent l’Adriatique. Alors ils se retirèrent, laissant derrière eux terreur et ruines; 1.

Le territoire de cette Grande Perse s’étendait sur l’Iran, l’Afghanistan et

une grande partie des États musulmans de l’ancienne URSS. Ses villes étaient superbes, Balkh (l’antique Bactres), Samarcande, Boukhara, Ourgendj...

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mais ils maintinrent leur suzeraineté sur l’essentiel de la Russie pendant plus de deux siècles encore. Ce fut la Horde d’Or. Troisième et dernière offensive : le khan de Perse ou IlKhan, Hulegu, frère des Grands Khans Mongka et Khoubilaï, élimina la secte des Assassins en enlevant leur citadelle d’Alamout (1256). En février 1258, Bagdad, qui était alors probable-

ment la plus grande ville du monde, tomba ; sa population fut massacrée, le calife abasside exécuté. Les Mongols allaient-ils écraser les derniers États musulmans ? Ils s’emparèrent d’Alep et de Damas, atteignirent Gaza. Ils se heurtèrent alors aux Mamelouks d'Égypte. L'armée mongole fut vaincue en 1260 à Aïn-Jalout en Galilée. Malgré plusieurs retours offensifs, en 1281 sous Abaga, en 1300 sous Ghazan, la Syrie fut perdue pour les Il-Khans. Le roi [saint] Louis répondit les Tartares viennent jusqu'à dans le Tartare d’où ils sont tous au ciel » (Mathieu Paris,

: « Si ces gens que nous appelons nous, ou bien nous les rejetterons sortis, ou bien ils nous enverront 1241).

De premières informations parvinrent à Damiette en Égypte aux chevaliers chrétiens qui participaient à la cinquième croisade (1220). Peu précises, elles firent lever un réel espoir : ne parlaient-elles pas du secours que se hâtait d’apporter à la Terre sainte un grand prince chrétien ? Depuis un demi-siècle des témoignages avaient accrédité l’existence d’un roi-prêtre descendant des mages évangéliques et souverain d’un empire situé à l’est du monde musulman, aux Indes. Une lettre de ce Prêtre Jean, adressée à l’empereur byzantin Manuel Comnène (11431180), avait circulé à partir de 1165 et rencontré le plus vif succès. Il y décrivait les richesses d’un royaume béni de Dieu pour sa justice et sa vertu et promettait de les employer à la lutte contre les infidèles. On voulut donc croire que les cavaliers venus d’Orient avaient pour roi le Prêtre Jean, à

défaut l’un de ses successeurs. L’espoir fit place à la terreur lors de la grande offensive mongole de 1240-1242. L’ampleur des vües stratégiques de _chefs capables de coordonner les mouvements de troupes éche-

22)

Introduction

lonnées sur des fronts immenses et de procéder à de rapides changements de rythme dans leurs opérations, la subtilité de la tactique de leurs hommes, la modernité de l’organisation de leurs armées, la discipline et la rigueur avec lesquelles les soldats s’appliquaient à massacrer ou déporter les vaincus, à raser des villes admirables, tout avait de quoi frapper de stupeur des Occidentaux aux yeux de qui la guerre n’avait pas pour fin l’anéantissement d’un ennemi, mais permettait de s’assurer une meilleure position avant de négocier avec un adversaire. Les atrocités trop réelles commises par les Mongols réveillèrent de vieilles hantises, celle du châtiment de Dieu, celle des derniers temps et du Jugement : plus bestiaux qu’humains, anthropophages, les Tartares sortaient tout droit du Tartare, c’est-à-dire de l’enfer; c’étaient eux les peuples impurs et réprouvés de Gog et Magog qu’Alexandre avait enfermés derrière la Porte de Fer ; ils avaient donc réussi à forcer la muraille édifiée par le Macédonien ; ils étaient loin d’être les sujets du Prêtre Jean, puisque leur premier crime avait été d’éliminer ce prince chrétien qu’on identifiait désormais à Ong Khan. Le reflux mongol de 1242 permit aux Occidentaux de se ressaisir. On chercha à s’informer. On envisagea à nouveau, quoique avec plus de prudence, une alliance et une offensive concertée au Proche-Orient pour reprendre Jérusalem aux musulmans. On conçut l’espoir de convertir le Grand Khan et ses peuples. L'initiative vint du pape Innocent IV, mais elle fut relayée par des princes chrétiens, dont saint Louis. Les moines franciscains, Jean du Plan Carpin en 1246, Guillaume de Rubrouck en 1254, rencontrèrent le Grand Khan en Mongolie et les relations écrites qu’ils firent de leurs voyages sont d’une très haute tenue. D’autres contacts furent pris avec les représentants du Khan en Perse. Le bilan fut mince. Aux chrétiens qui les invitaient à la conversion, les Mongols répondaient en les sommant, sous peine de subir la colère de Dieu, de reconnaître l’autorité du Khan. Il n’était pas question pour les Polonais ou Hongrois au contact de la Horde d’Or de s’allier _ avec elle ! En Terre sainte même, les rois d’ Arménie exceptés,

qui prônèrent l’alliance mongole, les barons chrétiens à la tête À

de

TE,

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23

des derniers établissements croisés furent partagés. Les objectifs des Tartares restaient une énigme, les chrétiens croyaient à tort savoir à quoi s’en tenir avec les musulmans et méconnaissaient les effets de la révolution qui avait porté les Mamelouks au pouvoir. Ils leur permirent d’arrêter en 1260 Parmée mongole et de lui infliger sa première grande défaite. Quand les II-Khans de Perse, affaiblis par leurs dissensions internes et leurs conflits avec leurs cousins de la Horde d’Or convertis à l’islam, furent davantage demandeurs et se tournèrent vers les rois de France et d’Angleterre, il était trop tard. Marco Polo souligne l’intérêt porté par le « légat » Tedaldo à la question tartare. Devenu le pape Grégoire X, il mit la croisade à l’ordre du jour du concile de Lyon II (1274) qui reçut des ambassadeurs de l’Il-Khan Abaga. Mais pendant que Marco était en Chine, Acre, la ville même où le futur pape l’avait reçu avant son départ, tomba en mai 1291 aux mains des

Mamelouks, et à sa suite les dernières places franques. Si l’échec politique et militaire fut total, l’évangélisation connut un certain succès. En 1291, alors que Marco quittait la Chine, Jean de Monte Corvino entreprenait de s’y rendre. Il devait y fonder une Église catholique et fut sacré archevêque de Pékin en 1308. Ores sont moult abastardiz..

L’aventure de Nicolo, Maffeo et Marco Polo couvre un laps de temps considérable. Essayons cependant de préciser les conditions politiques de la traversée de l’Asie dans le dernier tiers du xm° siècle, au temps de Khoubilaï, le Grand Seigneur vénéré par Marco. À l’ouest, au contact de l’empire grec relevé par Michel VIII Paléologue, de la Hongrie et des principautés russes, s’étend de l’Ukraine au fleuve Oural le Kiptchak. Les Russes, qui sont ses vassaux, le nomment la Horde d’Or, Marco parle des Tartares du Couchant. Ils sont dirigés par des descendants du fils aîné de Gengis, Djæœtchi, mort en 1227. Retenons les noms de ses

deux fils et premiers successeurs : Batou (1227-1255), le chef de la campagne de Hongrie et Berké (1257-1266), qui a installé v

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sa « capitale » à Saray sur la Volga et se convertit à la religion dominante chez ses peuples, l'islam’. Il n’hésite pas à s’allier aux mamelouks du sultan d'Égypte, Baïbars, contre son cousin Hulegu. Son petit-neveu Nogaï est le chef redoutable des armées du royaume jusqu’à ce que le khan Toctoha, arrièrepetit-fils de Batou, s’en débarrasse en 1291.

Hulegu, fils de Touloui le quatrième fils de Gengis, règne sur les Tartares du Levant au sud du Caucase et de la mer Caspienne, sur la Mésopotamie et la Perse. Il est bouddhiste comme son fils Abaga (1265-1282). Tous deux favorisent les chrétiens nombreux dans le royaume et disputent en vain la Syrie aux Mamelouks. À la mort d’Abaga, son frère Tekuder lui succède. Converti à l’islam, il prend le nom d’Ahmad. Malgré sa victoire sur son neveu Argoun, il est renversé en 1284 par le parti des Vieux Mongols, bouddhistes ou nestoriens. Argoun règne jusqu’en 1291. À sa mort, il a pour successeurs son frère Ghaïkhatou (1291-1295), puis son cousin

Baïdou (1295), enfin son fils Ghazan (1295-1304).

À l'est de l’Amou-Daria, le Djaghataï porte le nom du second fils de Gengis, son premier souverain, mort en 1242. Ce royaume de population turque et musulmane a des frontières encore plus incertaines que les autres. Il est en butte aux convoitises de la Horde d’Or et de la Perse, et surtout aux assauts d’un personnage qui a retenu l’attention de Marco pour avoir jeté une ombre scandaleuse sur l’autorité du Grand Khan : Caïdou. À la mort de Gengis, ce fut son troisième fils Œgœdeï (1229-1241) qui lui succéda. Mais quand mourut le fils et successeur d’Œgœdeï, le Grand Khan Guyuk (12461248), le pouvoir suprême passa après un long interrègne à ses cousins, les fils de Touloui, Mongka (1251-1259) et Khoubilaï (1260-1294). La descendance d’Œgœdeï fut décimée. Parmi ceux qui échappèrent, Caïdou, neveu de Guyuk, Mongol non 1. Sartac, le fils de Batou, fut éliminé. Il passait pour être chrétien nestorien. 2. Qu’on procédât à l’élection du Grand Khan ou à celle du souverain d’un Kkhanat, il appartenait à l’assemblée des chefs de choisir parmi les descendants de Gengis, mais il semble qu’il y eût comme un conflit entre le principe d’hérédité — un fils succède au père — et un second principe — les membres de la même génération revendiquent à leur tour le pouvoir, un frère succède au frère. D’où parfois de longs et sanglants interrègnes. ar + n'x

Introduction

sinisé, attaché

aux

traditions

ancestrales,

2S

redoutable

chef de

guerre, montra qu'il ne se consolait pas d’avoir vu les siens évincés. À partir de son apanage à l’est du lac Balkhach, il attaque donc ses cousins, dont le khan Barac (1266-1271)!. En

1275 il capture Nomogan, le propre fils du Grand Khan Khoubilaï contre qui il forme une coalition vers 1287 en s’alliant avec Naïan, un lointain descendant d’un frère de Gengis, apanagé tout à fait au nord-est de l’empire. Parfois vainqueur, souvent défait, Caïdou demeure un rebelle jusqu’à sa mort en 1301. Plus à l’est du Djaghataï et des steppes où Caïdou nomadise s'étend cette partie de l’empire que le Grand Khan peut contrôler directement et dont le meilleur est la Chine. Les premiers Mongols étaient des nomades. Là où était le Grand Khan, là était leur capitale. Toutefois, Œgoœdeï avait fait construire une enceinte fortifiée à Karakoroum et c'était devenu sa résidence ordinaire. Le franciscain Guillaume de Rubrouck y rencontra Mongka et ne fut pas ébloui par cette capitale ! D'ailleurs, à peine Khoubilaï a-t-il succédé à son frère qu’il s’installe à Pékin, désormais Khanbalic «la ville du Khan», où il fait bâtir une ville neuve, Dadu (ch. LXXXV). Les Mongols ont réunifié la Chine et leur chef se veut le continuateur des dix-neuf dynasties qui ont précédé la sienne, celle des Yuan. Pourtant, malgré le ralliement de nombreux cadres, il se méfie non sans raisons d’un peuple qui tient ses conquérants pour des barbares et des occupants (ch. CXLIIT, CLI). Il place ses fils et petits-fils à la tête des provinces aux marches de l’empire. Sa tolérance est remarquable, même s’il penche lui-même pour le bouddhisme, ce qui lui vaut la résistance de tous ceux qui sont attachés à Confucius. Il s’entoure de collaborateurs sans distinction de naissance et de religion. Il. met au service de sa politique l’immense bureaucratie chinoise, conforte, développe ou durcit des institutions qu’il n’a pas créées. Il généralise l’usage du papier-monnaie (ch. XCVTD),

aménage les voies de communication, routes (ch. C) et relais 1. Marco fait à tort de Barac le frère de Caïdou (ch. CXCIV). Il en était le

lointain cousin et l’allié dans une offensive stérile menée en 1270 contre Abaga. Barac fut vaincu près de Hérat.

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Introduction

de poste (ch. XCVIIL), fait remettre en état le Grand Canal (ch.

CXLVII), toutes mesures qui favorisent les échanges et le contrôle de la population, la police et une prospérité dont des taxes très lourdes font du régime le grand bénéficiaire. Il est séduit par la Chine traditionnelle et ce style de vie que magnifie la description que Marco a faite de Quinsay (Hangzhou). Ainsi les Mongols, tout au moins beaucoup de leurs cadres, se sini-

sent. Ailleurs, à l’ouest de l’empire, au Kiptchak et en Perse, ils s’islamisent. Peu à peu, un peuple de cavaliers nomades, d’éleveurs et de guerriers devient sédentaire pour administrer des sociétés où une place capitale était tenue par des villes vers lesquelles le commerce faisait converger les richesses produites par les paysans des campagnes et les ouvriers des mines, ou les marchandises importées de l’Inde. Marco Polo a bien noté cette mutation : « Tout ce que je viens de vous raconter, ce sont les us et coutumes des purs Tartares, mais j’ajoute que maintenant ils sont bien abâtardis ; ceux qui vivent en Chine ont adopté les usages des idolâtres et ont abandonné les leurs ; ceux qui vivent

au Levant ont adopté les façons des musulmans » (p. 169). L’assimilation des vainqueurs par les civilisations vaincues menace l’unité de l’empire. Pourtant, Khoubilaï et, à sa suite, son petit-fils Temur (1294-1307) ne considèrent pas cet empire comme une fiction et Marco Polo reprend leur point de vue dans des lignes dont la gaucherie, au moins dans la rédaction que nous éditons, est peut-être significative (ch. CXV)..Ils interviennent en Asie centrale et même au-delà : l’Il-Khan Argoun ne demande-t-il pas à son grand-oncle Khoubilaï de lui procurer une épouse? En pratique, Tartares du Couchant et Tartares du Levant ont une politique indépendante du Grand Khan, trop lointain et occupé par les affaires d’Extrême-Orient. Cette politique dresse les uns contre les autres les descendants de Gengis. Si l’élection de Mongka, puis celle de Khoubilaï, ont été contestées, c’est, entre autres raisons, parce que tous les gengiskhanides n’y ont pas été présents. L'unité de l’Asie de la Méditerranée au Pacifique est donc loin d’être totale, la « paix mongole » n’est pas parfaite. Pourtant René Grousset n’a pas eu tort de voir dans cette unité à

HR

Introduction

27.

relative et cette paix précaire le «principal bénéfice de la conquête mongole, la rançon de tant de massacres ». En effet, «la réunion de la Chine, du Turkestan, de la Perse et de la Russie dans un immense empire, régi par un yassag sévère, sous des princes attentifs à la sécurité des caravanes et tolérants envers tous les cultes, rouvrait par terre et par mer les routes mondiales obstruées depuis la fin de l’Antiquité »!. La traversée de l’Asie était pour un Français ou un Italien une épreuve physique et morale. Il lui fallait triompher de la distance et du relief, du froid et de la sécheresse, de la soif et de la faim, de la solitude en terre étrangère, d’une végétation et d’une faune inconnues. La paix mongole n’était pas une garantie absolue contre la violence des hommes. Il n’en reste pas moins que l’avalanche tartare a fait sauter les verrous que constituaient l’Inde au sud, le Pamir au nord, aux limites du monde jadis atteint par Alexandre, là où, par l’intermédiaire de Turcs,

de

Persans

et

d’Arabes,

s’effectuaient

de

maigres

échanges entre un Occident et une Chine qui s’ignoraient. Le déferlement des Mongols a révélé un vaste univers et une humanité à conquérir, sinon par les armes — personne n’y a songé —, du moins par le commerce et la parole. Un horizon nouveau s’est ouvert aux ambitions et aux espoirs des aventuriers, des négociants et des missionnaires. Ils ont marché vers lui. Certains se sont installés chez ces peuples étrangers, y ont fondé des églises ou des comptoirs, se sont mis au service de leurs princes. Parmi eux, Marco Polo a eu le génie de faire l’inventaire diligent et enthousiaste de ce monde inouï, qui ne devait se fermer à l’Occident qu’avec la rébellion qui porta en 1368 les Ming au pouvoir. Marco le Véñnitien, le plus grand voyageur et l’observateur le plus attentif qu’on ait jamais connu (Pietro d’Abano, 1303).

Marco Polo appartenait à une famille de marchands. Le détournement de la quatrième croisade, la prise de Constanti1. R. Grousset, L'Empire des steppes", Paris, 1976, p. 383. Le yassag est le code édicté dès 1206 par Gengis ; il mettait en forme les coutumes des Mongols et s’imposa à eux comme un legs sacré (ch. LXIX).

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nople en 1204 et la fondation d’un empire latin en lieu et place de l’empire grec avaient permis à Venise de se constituer un domaine

colonial en mer

Égée (la Crète, l’Eubée — on disait

Nègrepont). La famille de Marco avait vu, comme d’autres, s’élargir le champ de son ambition. Son oncle, Marco l’ Ancien, s'était établi à Constantinople dont les Vénitiens s’étaient réservé un quartier. Au-delà s’ouvraient la mer Noire et l'horizon des pays riverains. Les Polo avaient encore en 1280 une maison de commerce à Soudak en Crimée. Nicolo et Maffeo, les frères de Marco l’Ancien, ont quitté Venise en 1253-1254. Nicolo laissait sa femme

enceinte, il ne

devait plus la revoir vivante. Les deux frères demeurent à Constantinople. En 1260 ou 1261, ils se rendent dans leur comptoir de Soudak, puis s’enfoncent à l’intérieur des terres mongoles. L'expédition les met en 1266 en face du Grand Khan. De retour à Acre en 1269, ils rentrent dans leur ville natale, où Nicolo apprend la mort de son épouse et découvre le fils de quinze ans qu’elle lui a laissé, Marco. Ils séjournent deux ans dans Venise avant de regagner la Terre sainte en compagnie du jeune homme. Le «légat » pontifical au ProcheOrient, qui vient d’être élu pape, leur confie un message pour le Grand Khan. Partis en 1272 (ou 1273 ?) de Laïas, ils arrivent en Chine en 1275. Ils n’en repartent qu’au début de 1291 pour un voyage maritime qui les conduit en Perse où ils débarquent pendant l’été 1293. Ils rejoignent la mer Noire à Trébizonde, ville grecque tout acquise à Gênes, où ils sont dépouillés d’une grande partie de leurs bagages. De là ils regagnent, après une escale à Nègrepont, Venise où ils sont en 1295. On retrouve Marco en captivité à Gênes en 1298. Il était tombé aux mains des Génois à la suite d’un combat entre des navires appartenant aux républiques rivales. La date et le lieu de sa capture sont incertains. Au large de Laïas en 1296, comme le prétend un chroniqueur italien, Jacopo d’Acqui ? En septembre 1298, à Curzola, près de la côte dalmate, selon une tradition recueillie au xvi° siècle par l’éditeur et géographe

italien Ramusio ? Quoi qu’il en soit, la dureté de sa captivité n’a pas été telle qu’elle l’empêchât de faire écrire par un Pisan

à

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son Devisement du monde. Ce Pisan — la rédaction que nous éditons le nomme Rusta, ce qui est une abréviation mal comprise — a été identifié à un écrivain, maître Rusticien à qui l’on doit une version de romans

en prose (Guiron le courtois,

Tristan) qui sont parmi les derniers qu’aient inspirés les légendes du roi Arthur et de Tristan!. Il dit avoir écrit cette version à la requête d’Édouard, roi d’Angleterre depuis 1272, qui s’était illustré l’année précédente en Terre sainte. Rusticien, dont le nom authentique est Rustichello, se confond peut-être avec un certain Rustike, clerc qui a servi Henri VII lors de sa

descente en Italie. Marco Polo est libéré en août 1299. De retour à Venise, il se marie et a trois filles. Il meurt en 1324. Ses vingt-cinq dernières années n’ont guère laissé de traces ; mais un texte tel que celui qui nous raconte l’accueil qu’il a fait en 1307 à Thibaud de Chépoix autorise à penser qu’il est loin d’être resté indifférent à la diffusion du Devisement (p. 49). Ce que nous savons de la vie de Marco Polo, de ce qui a arraché son existence et celle des siens à la banalité, est contenu pour l’essentiel dans les dix-huit chapitres qui ouvrent le Devisement. À quoi s’ajoutent quelques notations dans le corps même du livre et des documents d’archives, testaments,

inventaires". L'ensemble est chiche en faits et en informations sur le détail des voyages et du séjour en Asie des trois Polo. Comme, d’autre part, Marco ne tient pas sa promesse initiale de « donner les choses vues pour vues et les entendues pour entendues », il est impossible de le suivre à la trace. Nicolo et Maffeo d’abord, le père, le fils et l’oncle ensuite, ont suivi la route de la soie — qui connaissait bien des variantes. Leur tout premier voyage d’aller a fait passer les deux frères entre la Caspienne et la mer d’Aral pour gagner Boukhara. On ignore la route qu’ils ont suivie ensuite. De leur voyage de 1. R. Lathuillère, «La Compilation de Rusticien de Pise», dans Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, t. IV/1, Heidelberg, 1978, p. 623625; 11 Romanzo arturiano di Rustichello da Pisa, éd. F. Cigni, Pise, 1994.

2. A. Joris, « Autour du Devisement du Monde. Rusticien de Pise et l’empereur Henri VII de Luxembourg (1310-1313) », Le Moyen Age, 100 (1994), p. 353-368. 3. Ces documents ont été édités dans M. Polo, The Description of the World, éd. A. C. Moule et P. Pelliot, Londres, 1938, t. 1, p. 523-558.

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Introduction

retour, nous ne savons que le terme, le port de Laïas, en Petite Arménie, ce qui présuppose que leurs dernières étapes les aient menés par le nord de l’Iran, l’ Arménie et la Turquie actuels. Du voyage terrestre avec Marco nous ne connaissons que les points

de

départ

(Laïas)

et

d’arrivée

(Chang-Tou).

Les

voyageurs ont encore traversé le Proche-Orient au terme de leur retour par mer. Rien ne garantit que le début du premier itinéraire décrit dans le Devisement soit un compte rendu exact des faits. On a au contraire tout lieu de penser que Marco parle de la Mésopotamie par ouï-dire et même que la substance de ce qu’il dit de la Perse

(ch. XXX-XXXVIII)

résulte

d’infor-

mations recueillies après son débarquement à Ormuz et alors qu'il cherchait à rejoindre le camp du chef mongol Ghazan, alors près de Qazvin; à l’aller il aurait marché directement de Tabriz à Balkh. Il est plus que vraisemblable que la description du premier itinéraire au-delà de la Perse est nourrie par le souvenir des trois voyages terrestres. En attaquant le récit du second itinéraire (p. 257), Marco Polo le présente expressément comme le bilan d’une mission de quatre mois. Il lui arrive aussi plus d’une fois de souligner sa présence dans telle contrée qu’il est en train de décrire. Ces indications ne permettent pas toutefois d'établir un lien précis avec une expérience unique et datable. Il s’est aussi rendu plusieurs fois en Inde. En somme, les deux

itinéraires à l’intérieur de la Chine et le quatrième itinéraire jusqu’à l’Inde sont la synthèse d’observations faites et d’informations recueillies au cours de plusieurs déplacements. Le cinquième itinéraire en revanche ne relève pas d’une expérience personnelle. Le Devisement n’est pas un récit des voyages de Marco Polo. Il ne permet pas de pallier les silences d’un prologue qui n’évoque ces voyages que pour asseoir l’autorité du conteur et garantir la vérité des informations que son livre apporte. Il instruit moins sur son aventure asiatique que sur l’image qu’il entend donner de lui-même et des siens. Image d’abord de marchands entreprenants, réfléchis, curieux et hardis. Le prologue met probablement au compte de A LE

Lame.

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Paudace et de l’entregent de Nicolo et de Maffeo les contraintes qu’ils eurent à subir, car il se peut bien que le départ de Soudak vers l’intérieur des terres soit un effet de la reconquête de Constantinople par les Grecs. Elle était un échec pour Venise, un immense succès pour sa rivale Gênes, qui pouvait espérer faire de la mer Noire comme un lac génois. Marco dit en tout cas comment la guerre que se livrèrent en 1262 et 1263 le chef de la Horde d’Or, Berké, et le souverain de Perse, Hulegu, rendit difficile le retour des deux frères vers

la mer Noire et les poussa à pénétrer toujours plus profondément à l’intérieur du continent asiatique. Image ensuite de diplomates, pour ne pas dire de propagateurs de la foi. Ils ont été chargés par le Grand Khan d’une ambassade auprès du pape et des rois chrétiens. Marco raconte par le menu les rencontres des voyageurs avec Tedaldo Visconti — un diplomate très lié au prince Édouard d’Angleterre —, qui est élu pape le 1° septembre 1271 par le conclave réuni à Viterbe, alors qu’il est lui-même en Terre sainte!. Comme, semble-t-il, leur commerce, la mission évangélique des Polo a fait long feu (ch. XIV). Le prologue n’en laisse pas moins entendre que la chrétienté a laissé échapper l’occasion précieuse, procurée par les deux Vénitiens, de convertir à la vraie foi le Grand Khan et son empire. Image encore d’hommes de confiance de Khoubilaï. Des remarques du Devisement donnent à croire que les Vénitiens, Marco en particulier, ont servi le Khan en participant à des 1. Le récit de Marco au ch. IX est à corriger sur plusieurs points. Son oncle et son père n’ont pu rencontrer Tedaldo en 1269, vu qu’il n’est arrivé en Terre sainte qu’à la fin de 1270, ou, plus probablement, en mai ou juin 1271. Le légat du pape, de 1263 à avril 1270, était Guillaume, auparavant évêque d’Agen. C’est lui que Nicolo et Mafieo ont dû consulter lors de leur premier passage par Acre, de lui qu’ils ont appris la mort, en novembre 1268, de Clément IV. Quant à Tedaldo, il n’a jamais été légat pontifical. Il est venu en Terre sainte comme « pèlerin », autant dire comme croisé. Quand il fut élu pape, il n’était même pas prêtre. Mais il jouissait d’une grande autorité, confortée par ses relations avec le prince Édouard, le chef de la croisade, et prouvée plus tard par son élection au pontificat. Les voyageurs se sont donc tout naturellement adressésà lui lors de leur second passage par Acre (ch. X)à l’été 1271, puisque le vrai légat était mort. Voir M.-H. Laurent, « Grégoire X et Marco Polo (1269-1271) ». Mélanges

d'archéologie et d'histoire de 1 ‘École Française de Rome, 58 (PRE-1946),

p. 132-144.

32

Introduction

ambassades au sud-ouest de l’empire, en Inde et en Annam (XV-XVII, CV, CLXI). Marco a même, d’après les rédactions les plus autorisées de son livre, administré trois années durant la ville de Yangzhou (CXLII) ; il a peut-être contrôlé le travail du fisc tant à Yizheng qu’à Hangzhou (CXLVI, CLII). Si le récit qu’il fait de la part prise par les Vénitiens à la chute de Siang-Yang (CXLV) est parfaitement incroyable, les fonctions qu’il paraît avoir exercées n’ont rien d’extraordinaire : la dynastie mongole recherchait la collaboration de non-Chinois afin de mieux contrôler un empire à la loyauté douteuse. Enfin, quelle plus grande marque de confiance dans les Vénitiens le Khan ne leur a-t-il pas donnée en les chargeant d'accompagner jusqu’en Perse l’épouse destinée à l’un de ses petits-neveux ? En leur remettant aussi les tablettes de commandement qui leur garantissaient sécurité et assistance pendant des voyages aussi longs que risqués ? ; Le zèle mis par les trois Vénitiens à courir l’aventure, la confiance dont les ont honorés un pape et le plus grand des souverains et — faut-il le souligner ? — la protection divine dont ils ont joui pendant tant d’années d’épreuves sont les gages les plus sûrs que Marco Polo pouvait donner de la véridicité du Devisement, qui commence exactement quand s’efface son auteur. Une œuvre ? Des textes.

L'histoire du Devisement n’est pas moins complexe que celle des conquêtes mongoles ! Les Français, bien qu’ils en aient publié au xiIx° siècle deux versions capitales, ont été avant tout soucieux d’en vérifier les informations, recherche où les Anglais ont également brillé. Les Italiens ont été les seuls à se soucier du texte en tant que tel. Ils ont publié avec une belle régularité la version toscane du Devisement et ont produit la seule édition scientifique de Marco Polo, celle de Luigi Foscolo Benedetto. Le succès de Marco Polo a été énorme, dont témoignent quelque cent quarante manuscrits, auxquels s’ajoutent des imprimés, dès le xv° siècle. Mais les textes en sont différents

EE

Thés.

Introduction

33

par le nombre, l’ordre et le contenu de leurs chapitres et aussi — ce qui a plus de conséquences — par leur date et par leur langue. Nous avons des versions du livre dans toutes les grandes langues européennes — sauf, semble-t-il, l’anglais — et les versions en latin sont les plus nombreuses. Il y a là des traductions et des traductions de traductions : tel texte portugais imprimé en 1502 traduit le texte latin de Pipino, qui lui-même traduit une rédaction vénitienne qui elle-même remanie une version franco-italienne ! Le mérite exceptionnel de Benedetto est d’avoir démêlé les fils de cette situation, d’avoir proposé des regroupements et des filiations et enrichi par ses découvertes notre connaissance des textes poliens. Il vaut la peine de résumer ses thèses. La rédaction la plus conforme au fruit de la collaboration de Marco Polo et de Rustichello est celle du manuscrit F (Paris BNF

fr. 1116)

écrit en

franco-italien.

D’autres

rédactions,

représentées par un nombre de copies parfois important, remontent à des manuscrits franco-italiens disparus proches de F : ce sont les rédactions française FG, toscane TA, vénitienne VA — et c’est de VA que dépend le texte longtemps le plus répandu de Marco et le premier imprimé : la rédaction en latin P qui en est une mise en ordre rhétorique et idéologique, due au dominicain bolognais Pipino (entre 1310 et 1314 ou 1317). Bien que tout cet ensemble franco-italien date au plus tard de 1317, son meilleur représentant, F, ne donne qu’une idée imparfaite de l’œuvre, tout incontournable qu’il soit. En 1559 paraissait à Venise le Libro di Marco Polo, édition en italien préparée par le géographe G. B. Ramusio. Il traduisait pour l’essentiel le latin de Pipino, mais Ramusio se flattait d’avoir aussi puisé dans un manuscrit en latin d’une extraordinaire ancienneté appartenant à une famille amie, les Ghisi. De fait, il y a dans le texte de Ramusio (R) beaucoup de pages absentes de la tradition franco-italienne — par exemple le récit de la conspiration d’Ahmed, un ministre du Khan, qui permit à un cinéaste de donner quelque substance romanesque à The Adventures of Marco Polo et à Gary Cooper le rôle d’amant de la princesse Cocacin ! Ce manuscrit n’a pas été retrouvé ; mais

34

Introduction

Benedetto a découvert à la Bibliothèque ambrosienne de Milan un manuscrit qui est une excellente copie faite en 1795 d’un manuscrit antérieur de trois siècles, Z'. Le texte en est latin. Il lui manque quantité de pages présentes dans F ; en revanche, il contient une partie des pages propres, jusqu’avant sa découverte, à Ramusio; il en a même qui ne figurent dans aucune autre rédaction, ni dans F ni dans R. Benedetto

déduit de sa

découverte qu’elle conclut positivement le débat sur l’authenticité de R et qu’il a existé un texte franco-italien plus complet que F, un texte qui a été traduit en latin, traduction qu'il est possible de reconstruire à partir de Z et de À. Pour atteindre la totalité des informations rapportées par Marco, il faut donc en passer par une édition de F, mais la compléter en bas de page par ce qui est propre aux autres rédactions, en particulier à Z et à R, — à l’exclusion de ce qui ne peut manifestement pas remonter à Marco. C’est cette édition qu’a publiée Benedetto en 1928. Édition à l’usage des philologues. En vue d’un public plus large il a fait paraître en 1932 un livre où les emprunts aux autres rédactions sont intégrés au texte de F; mais cette seconde solution impose que, pour ne pas donner à lire une marqueterie de phrases ici en franco-italien, là en latin, ailleurs en toscan ou en italien du xvr siècle, l’ensemble soit rendu dans une unique langue, en

l'occurrence l'italien. Cette solution a eu des émules. La prétendue édition Moule et Pelliot (1938) est la traduc-

tion en anglais d’un F où auraient été insérés des pages, phrases et mots pris à seize autres manuscrits et à R. Les insertions sont imprimées en italique et des indications marginales permettent en principe de savoir à quel texte elles ont été empruntées. On relève ainsi trente-six interventions dans la traduction anglaise de l’adresse aux lecteurs, dont un emprunt au manuscrit que

nous éditons : dans la phrase fist retraire par ordre par mesire Rusta, Moule

retient par ordre pour le traduire «in order ».

L’emprunt alourdit un texte qui n’a pas besoin de cela, mais il . 1. Le modèle a été identifié depuis avec le manuscrit Tolède, Bibliothèque Capitulaire 8° 49-20, tant par J. H. Herriott (voir Speculum, 12 [1937], p. 456-

463) que par sir Percival David (voir l’ouvrage de Moule et Pelliot, indiqué à la p. 29 n. 3). Il date de 1470 environ et a été édité au tome 2 du même ouvrage.

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est clair que Moule ne veut rien retrancher de ce qui pourrait

être de Marco Polo, il taille donc large! ! Le même principe régit le texte intégral en français moderne, qui jouit de l’autorité de L. Hambis. Ce texte est une énigme. Celui à qui on le doit a suivi de près le travail de Moule — tout en gardant un œil sur l’édition de F, ce qui rend compte de l’archaïsme du style. À quoi s’ajoutent des coquetteries que rien n’explique, et des contresens. Le travail infiniment supérieur de Benedetto repose sur deux axiomes. D'abord, les dernières lignes de l’adresse aux lecteurs sont à prendre au sérieux. Le Devisement résulte de la collaboration de Marco avec un écrivain de métier, Rustichello, et le fruit de leur travail était en franco-italien. Nous ne savons guère comment ils ont procédé. On hésitera à admettre que Marco ait littéralement dicté des souvenirs, même si la majorité des chapitres de son livre semblent l’effet d’une véritable technique de remémoration : on dirait qu’ils répondent à un questionnaire type. Il est probable que Rustichello a utilisé des documents préparés par Marco, la description de Hangzhou se réfère à un écrit. On relèverait dans le livre autant de traces d’une écriture improvisée que d’une rédaction très concertée. Il ne faut pas les opposer. Reste la question de la langue : on ne voit pas pourquoi Marco aurait su le français. Il faut donc admettre que Rustichello a tenté immédiatement de traduire son interlocuteur vénitien dans cette langue prestigieuse. Avec un succès douteux qui produit le franco-italien’. Ensuite — ce point est fondamental pour Benedetto et les critiques qui l’ont suivi — Marco et Rustichello ont écrit à Gênes une œuvre, interrompue probablement par la fin de leur captivité, sur laquelle ils ne sont revenus ni pour la retoucher 1. Cf. le texte, d’une amertume justifiée, de Benedetto, « Ancora qualche _rilievo circa la scoperta dello Z toledano », Atti dell’ Accademia delle Scienze di Torino, classe di scienze morali, 94 (1959-1960), p. 519-578. 2. Cf. le point de vue original de B. Wehr, « A propos de la genèse du Devisement dou monde de Marco Polo», dans Le Passage à l'écrit des langues romanes (M. Selig, B. Frank, J. Hartmann éd.), Tübingen, 1993, p. 299-326. Cet article neuf tient pour une fiction, due à l’imagination de Rustichello, sa rencontre en prison avec

Marco, qui aurait écrit lui-même son livre à Venise et en vénitien. Le texte latin de Pipino traduit du vénitien serait la version la plus proche de l'original perdu. Rustichello ne serait qu’un remanieur.

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Introduction

ni pour la compléter. Les pages propres à Z ou à À ne sont pas des compléments que Marco aurait apportés à son œuvre, mais les vestiges d’un temps où elle était plus complète que la version franco-italienne conservée, F, qui en est déjà une version appauvrie. Car les conditions de la diffusion du Devisement, la variété de ses publics, les censures qu’il a subies, lui ont fait perdre de la substance. Reconstruire l’original n’a pas pour seule fin, comme

semble

le croire Moule,

de réunir la plus

grande quantité possible de documents sur l’Asie, mais de restituer à l’œuvre sa valeur comme monument d’une personnalité et à son créateur, Marco, son vrai visage.

Ce n’est pas ici le lieu de discuter ces deux axiomes. On pourrait regretter que le second ait eu pour effet ces caricatures que sont les éditions Moule-Pelliot et Hambis. On souhaite que chaque rédaction importante fasse l’objet d’autant de soins que les éditeurs italiens en ont apporté à publier la version toscane TA. Il ne s’agit ici que de transcrire et traduire un texte qui a le premier mérite d’avoir été lu au Moyen Âge. Ce texte est un manuscrit de la rédaction française FG. Pourquoi lui et non F,

qui est plus complet ? Pour une raison pratique. La collection Lettres Gothiques permet au lecteur que la traduction a intéressé de jeter un coup d’œil du côté du texte ancien. Encore faut-il que ce texte ne décourage pas la curiosité. Or F est un manuscrit écrit dans un langage dont la difficulté est grande. On le dit en franco-italien!.L'expression sert à désigner des textes, dus à des Italiens, ‘qui ne sont ni en italien ni en bon français. Le franco-italien n’est ni une langue ni un dialecte ; on chercherait en vain à en décrire la grammaire. On consentirait à y voir une réalité spécifique, une langue littéraire, si l’on comprenait ce que signifie en ce cas l’expression « langue littéraire ». Il est tentant de voir dans les textes francoitaliens des textes écrits par des Italiens qui voulaient écrire en français, à cause du prestige dont jouissait cette langue. Ils n’y 1. Mises au point de G. Holtus : « L’état actuel des recherches sur le francoitalien : corpus de textes et description linguistique », La Chanson de geste : écritures, intertextualités, translations (F. Suard éd.), Nanterre, 1994, p. 79-97 ; «Ist das Franko-Italienische eine Sprache oder ein Dialekt ? », Beiträge zum romanischen Mittelalter (K. Baldinger éd.), Tübingen, 1977, p. 79-97.

Introduction

37

ont réussi qu’à proportion de leurs connaissances. Le français de Brunetto Latini est irréprochable, celui du Devisement est des plus médiocres, entaché par de très nombreux italianismes et les graphies de F ne facilitent pas sa lecture. La rédaction française FG est celle qui a été lue en France pendant deux siècles. Son origine est assez bien connue. Charles, comte de Valois et frère du roi Philippe le Bel, avait épousé en secondes noces Catherine de Courtenay, petite-fille du dernier empereur latin de Constantinople, Baudouin II, et héritière de ses droits à l’empire. Une expédition fut organisée pour reconquérir ce qu’on nommait la Romanie. Elle fut conduite par un homme de Charles, Thibaut de Cepoy (Chépoix dans l’Oise). Il passa en août 1307 par Venise, où il rencontra Marco — un expert ! — qui lui remit une copie de son Devisement. Jean, le fils de Thibaut, fit mettre cette copie en un français meilleur. C’est un exemplaire de cette version révisée, FG, qui fut offert au comte!. Nous en avons conservé dix-huit manuscrits, dont cinq réduits à quelques feuillets. Sans attendre une édition véritablement critique de FG, il est

permis de dire que cette rédaction a été faite à partir d’un manuscrit analogue à F. Un manuscrit écrit dans le même franco-italien, puisque son français n’a pas été corrigé au point d’éliminer tous les italianismes du modèle — un modèle que le correcteur ne comprend pas toujours, qu’il abrège un peu, mais qu’il délaie pour ce qu’il en retient. Un manuscrit manifestement mutilé à la fin de vingt-huit chapitres sur les Tartares du Levant, sur la Sibérie et la Russie, sur la Horde d’Or, chapitres qui sont dans F, TA et Z et pour partie dans P.

La rédaction française du Devisement a été présente, parfois à plusieurs exemplaires, dans les bibliothèques du roi et des princes apanagés. Le classement des copies conservées a été esquissé dès 1882 par G. Raynaud, confirmé et complété depuis par Benedetto et K. L. Hoang-Thi?. On distingue trois groupes, dont l’un, la famille À, réunit des manuscrits qui 1. L'expédition échoua et la mort de Catherine en janvier 1308 donna à Thibaut l’occasion d’une retraite honorable. De retour en France en 1310, il mourut entre mai 1311 et mars 1312. 2. Raynaud, dans Romania, 11 (1882), p. 429-430 ;Marco Polo, 1! Milione, éd. Benedetto. Florence, 1928, p. xxxiv«

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remontent à un modèle copié par un scribe du nom de Grégoire. La famille C abrège considérablement FG. La famille B, quoique privée de six chapitres d’histoire à la fin, est la plus proche de la rédaction franco-italienne. En particulier le manuscrit B4 que nous publions. Ce manuscrit BNF fr. 5649, de la main de Bertrand Richard (copiste pour le duc Charles d'Orléans entre 1452 et 1461), est en 1467 chez le frère du duc, Jean d'Angoulême. On le retrouve au XvII° siècle chez deux bibliophiles, l’archevêque de Toulouse Charles de Montchal, puis l’archevêque de Reims Maurice Le Tellier, qui fit don de ses livres au roi en 1700. Le manuscrit ne contient que le Devisement. Il est sans miniature, peu soigné. L’écriture distingue mal les c des t (mais on lit toujours Cambalut), les u et les n (nous avons toujours préféré casaus, «hameaux », à casans), les i et les r. Il a l’inconvénient d’être récent, les noms propres ou difficiles y sont très altérés, méconnaissables. Pourtant il conserve des leçons anciennes. La collaboration de Marco et Rustichello n’a pas produit une prose de qualité. Le lecteur s’en aperçoit vite : dès que le texte cesse d’être porté par les informations données par Marco, il devient ou d’une extrême sécheresse ou d’une éloquence verbeuse. Il abuse des mêmes formules, ce qui favorise un accident de copie bien connu, le bourdon. À quoi s’ajoute une tendance à abréger, très sensible à partir du ch. CLXXXVI. Si l’on voulait éviter que ne se perde trop de la matière polienne, il fallait donc compléter le manuscrit suivi. Nous nous sommes servi de quatre manuscrits de contrôle appartenant à FG : A (A1 de Benedetto) : BNF fr. 5631. Ce manuscrit de la seconde moitié du xIv° siècle porte l’ex-libris du duc Jean de Berry. Il ne contient que le Devisement. Deux miniatures. Il est le manuscrit de base de G. Pauthier pour son édition de 1865. Un bourdon a fait omettre les ch. CXLIV-CXLIX. A’ (42) : BNF fr. 2810. C’est le célèbre Livre des Merveilles, écrit et enluminé, vers 1410-1412, pour Jean sans Peur, duc de Bourgogne (voir F. Avril et N. Reynaud, Les Manuscrits à LxxIX ;Hoang-Thi, « Édition critique de la version française du livre de Marco Polo (les deux premières parties) », dans École des Chartes. Position des thèses, 1967, p. 51-56.

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39

peintures en France 1450-1520, Paris, p. 16-19). Le Devisement y est suivi de l’ensemble de textes sur l’Orient, traduits du latin par Jean Le Long vers 1351, ensemble au milieu duquel on trouve le Voyage autour de la terre de Jean de Mandeville. Marco Polo y est illustré par 84 miniatures. B (B3) : Berne, BB 125. Recueil qui contient successivement le Devisement, Mandeville et les six traductions de Le Long. Pas de miniatures. Il est plus soigné que notre manuscrit de base, peut-être plus ancien. Son texte en est très proche. Un accident matériel l’a mutilé, de dent nul truage (fin ch. CLX) à moult est grant (début ch. CLXII). La notice sur Cepoy y suit le Devisement. C (C1) : Stockholm, BR Holm. M 304 (ancien fr. 37). Ce manuscrit du milieu du xiv* siècle a appartenu à Charles V. Il ne contient que le Devisement. Pas de miniatures. Fac-similé publié par A.E. Nordenskiëld, Stockholm, 1882. Quand aucun de nos manuscrits ne donnait une leçon satisfaisante, nous nous sommes tourné vers F : BNF fr. 1116. Ce manuscrit du début du xiv*° siècle ne contient que le Devisement. Il n’est pas illustré. L'édition qu’en a faite Benedetto en 1928 a été reprise et légèrement retouchée par G. Ronchi en 1982. Notre édition résulte d’un compromis entre deux désirs : celui de donner au lecteur d’aujourd’hui une idée des conditions de lecture d’un texte tel que le Devisement — et c’est pourquoi nous avons peu corrigé notre manuscrit de base -, celui de ne pas le priver d’informations transmises par la rédaction FG -— et c’est pourquoi nous l’avons complété. Nos corrections ne sont donc pas nombreuses, elles n’affectent pratiquement pas les noms propres ou les mots étrangers dont on imagine les problèmes de translittération et de déchiffrage qu’ils posaient ; elles n’affectent les dates et les chiffres que lorsque le contexte immédiat permet de les corriger. Nous avons gardé une leçon propre à notre manuscrit quand elle avait un sens, dût-elle être une merveille de plus ! Nous avons complété le manuscrit et indiqué entre crochets nos interventions. Comme le manuscrit B était trop proche de notre

EURE 1Lt

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Introduction

manuscrit de base pour être d’un réel apport, c’est à 4 que nous empruntons la plupart de nos corrections et compléments, ce que nous indiquons une fois pour toutes. Quand nous recourons à un autre manuscrit, nous le signalons explicitement dans l’apparat. Rappelons les textes utilisés et la signification des sigles : B4 : Paris, BNF, fr. 5649, texte ici édité. À : Paris, BNP, fr. 5631.

A’: Paris, BNF, fr. 2810. B : Berne, BB, 125.

C : Stockholm, BR, Holm. M 34 (ancien fr. 37).

F : Paris, BNF, fr. 1116 = édition L. F. Benedetto, 1928. FG

: Rédaction

française,

à reconstruire

à partir

des

manuscrits CONSETvÉs. P : Rédaction latine de frère Pipino. R : Rédaction italienne du xvi° siècle de Ramusio = éd. Milanesi. TA : Rédaction toscane du xiv° siècle = éd. Bertolucci PizZOTUSSO. Z : Rédaction Moule-Pelliot.

latine dans

Tolède,

B.C.,

8° 49-20

= éd.

La traduction ne masque pas le manque d’élégance du texte. Elle bannit les archaïsmes de style. Elle rend les toponymes par leurs équivalents actuels. Nous avons traduit Catay par Chine, conservant Mangi pour la Chine du Sud. Un toponyme qui n’a pas de correspondant identifiable aujourd’hui est donné en italique, comme les mots étrangers. L’annotation est aussi un compromis. Un lecteur du Moyen Âge n’avait ni véritables cartes, ni notes, ni index à sa disposition. Il ne pouvait juger du monde du Devisement qu’à partir de l’opinion reçue sur ce monde. Au contraire, la recherche moderne sur Marco Polo a été d’abord une enquête sur les réalités qu’il décrit, une identification des lieux qu’il men. tionne à partir d’une restitution de la forme première qu’il

aurait donnée aux mots étrangers et d’une confrontation avec la description (distances, sites, etc.). Elle a été un contrôle de ce Et

de

nie

Re,

Le

Introduction

41

qu'il dit par d’autres documents, une confirmation des autres documents par ce qu’il dit. Notre annotation, qui est presque toute tirée des éditions antérieures, ne cherche pas à ajouter des renseignements sur les réalités évoquées par Marco, travail qui serait sans fin. Il s’agit plutôt de restituer le savoir partagé par les lecteurs du Moyen Âge, savoir que le Devisement vient confirmer, compléter, corriger ou démentir. Bien qu'il ne soit pas question de donner à Marco de bons ou de mauvais points, il a paru utile de relever des erreurs de fait (défaut de mémoire ? insuffisance de la tradition manuscrite ?), afin que le lecteur d’aujourd’hui ne soit pas troublé par les contradictions entre le texte et notre introduction. Nous attirons aussi l’attention sur des singularités du texte édité. Des indications bibliographiques permettent au lecteur d’aller plus loin. Il nous a plu de garder au Devisement quelque étrangeté, de procurer au lecteur curieux les moyens de la recherche et de la découverte, mais de lui en laisser le bonheur.

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Choix bibliographique

HISTOIRE ET IMAGE DE L'ASIE

P. DEMIÉVILLE, « La Situation religieuse en Chine au temps de Marco Polo», Choix d’études sinologiques (19211970), Leyde, 1973, p. 166-209 [texte de 1957]. J.-P. DREGE, Marco Polo et la route de la soie, Paris, 1989. J. GERNET, La Vie quotidienne en Chine à la veille de l’inva-

sion mongole, 1250-1276, Paris, 1959. R. GROUSSET, L'Empire des steppes“, Paris, 1976. M. MoLLAT, Les Explorateurs du xuf au xvf siècle : premiers regards sur des mondes nouveaux, Paris, 1984.

F. E. REICHERT, Begegnung mit China : die Entdeckung Ostasiens im Mittelalter, Sigmaringen, 1992. J. RICHARD, Les Relations entre l'Orient et l'Occident au Moyen Age, Études et documents, Londres, 1977. . J.-P. Roux, Les Explorateurs au Moyen Age?, Paris, 1985. J.-P. ROUX, Histoire de l'empire mongol, Paris, 1993. D. SINOR, «Le Mongol

vu par l’Occident»,

dans 7274 :

année charnière. Mutations et continuités (Colloque de R.

Lyon et Paris, 30 sept.-5 oct. 1974), Paris, 1977, p. 55-72. WITTKOWER, L'Orient fabuleux, Paris, 1991 [textes

anglais de 1942 et 1957].

(1) Veez cy le livre que monseigneur Thiebault, chevalier, seigneur de Cepoy, que Dieux abssoille, requist que il en eust la coppie a sire Marc Pol, bourgois et habitans en la cité de Venise. Et le dit sire Marc Pol, comme tres honnourable et bien acoustumé en plusieurs regions et bien moriginé, et lui desirans que ce qu’il avoit veu fust sceu par l’univers monde, et pour l’onneur et reverence de tres excellent et puissant prince, monseigneur Charles, filz du roy de France et conte de Valoiz, baïlla et donna au dessus dit seigneur de Cepoy la premiere coppie de son dit livre puis qu’il l’eut fait — et moult lui estoit agreables quant par si preudomme estoit avanciez et portez es nobles parties de France — de laquelle coppie que le dit messire Thyebault, sire de Cepoy, cy dessus nommez, apporta en France, messire Jehan, qui fut son ainsnez filz et qui est sires de Cepoy aprés son decés, baïlla la premiere coppie de ce livre qui oncques fut faite puis que il fut apporté ou royaume de France a son tres chier et tres redoubté seigneur monseigneur de Valoiz. Et depuis en a il donné coppie a ses amys qui l’en ont requis. Et fut celle coppie baïllee du dit sire Marc Pol au dit seigneur de Cepoy quant il ala en Venise pour monseigneur de Valois et pour madame l’empereris sa fame, vicaire general pour eulx deux en toutes les partiez de l’empire de Constantinoble. Ce fut fait l’an de l’incarnacion Nostre Seigneur Jhesucrist mil trois cens et sept ou moys d’aoust.

Voici le livre dont monseigneur Thibaud, chevalier, seigneur de Cepoy — que Dieu l’absolve ! — demanda la copie à messire Marco Polo, bourgeois et habitant de la cité de Venise. Ledit messire Marco Polo, en homme très estimable, tout à fait informé des usages de bien des contrées et d’excellentes mœurs, désireux que ce qu’il avait vu fût connu de l’univers, par respect et en l’honneur du très excellent et puissant prince, monseigneur Charles, fils du roi de France et comte de Valois, remit et offrit au susdit seigneur de Cepoy la première copie copiée depuis qu’il avait fait son livre — et il lui plaisait beaucoup que ce livre fût porté et promu dans l’illustre pays de France par un tel gentilhomme. Et de cette copie que messire Thibaut, le seigneur de Cepoy susdit apporta en France, messire Jean, son fils aîné, qui est depuis sa mort seigneur de Cepoy, remit à son très cher et redouté seigneur, monseigneur de Valois, la première copie qui fût faite depuis que ce livre fut apporté au royaume de France. Et depuis il en a offert des copies aux amis qui l’en ont prié. Et cette copie fut remise par ledit messire Marco Polo audit seigneur de Cepoy quand il se rendit à Venise au nom de monseigneur de Valois et de madame l’impératrice sa femme, comme leur représentant à tous deux sur tout le territoire de l’empire de Constantinople. Et c’était en l’année de l’incarnation de Notre-Seigneur JésusChrist treize cent sept au mois d’août.

Cy devise des grans merveilles qui sont en la terre d’Ynde. Cy commence le livre du Grant Kaan de Cathay, qui devise des grans merveilles qui sont en la terre d’Ynde*.

(5*) Pour savoir la pure verité des diverses regions du monde, si prenez cest livre [et le faites lire], si trouverez les

grandes merveilles qui sont escriptes de la Grant Ermenie et de Perse et des Tartafr]s et de Ynde

et de maintez

autres pro-

vinces, si comme nostre livre vous contera tout par ordre, des que mesire Marc Pol, saiges et nobles cytoiens de Venise, raconte pour ce que il les vit. Maiz auques il y a choses que il ne vit pas, maiz il entendi d’ommes certains par verité. Et pour ce mettrons nous les choses veues pour veues et les entendues pour entendues (6) a ce que nostre livre soit vray et veritable

sans nulle mençonge. Et chascun qui ce livre orra ou lira le doie croire pour ce que toutes sont choses veritables. Car je vous faiz assavoir que, puis que Nostre Sire Dieux fist Adam le premier pere, ne fut oncques homme de nulle generacion qui tant sceust ne cerchast des diverses parties du monde comme cestui mesire Marc Pol en sot. Et pour ce pensa que ce seroit grans maulz se ce ne feist mettre en escript ce que il avoit veu et oÿ par verité, a ce que l’autre gent qui ne l’ont veu ne oÿ le sachent par cest livre — et si vous di que il demoura a ce savoir en ces diverses parties bien .XXVI. ans — lequel livre puis demourant en la carsere de Genes fist retraire par ordre par mesire Rusta, Pysan, qui en celle meisme prison estoit au

temps que il couroit de Crist mil .CC. mr*, et .XxVIL. ans de l’incarnacion. 1 Comment les deux freres se partirent de Cons[tan]tinoble pour encerchier du monde.

Il fu voirs que, au temps que ung nommé Baudouyns fut empereurs de Constantinoble — ce fut a mil .CC. et .L. ans de Crist —, mesire Nicolaus Pol, qui pere mesire Marc estoit, et mesire Maffe, qui frere Nicolaus estoit, ces deux freres estoient * La rubrique est suivie de la table des chapitres.

Description des grandes merveilles de l’Inde. Le livre du Grand Khan de Chine et la description des grandes merveilles de l’Inde.

Pour savoir l’entière vérité sur les différentes contrées du monde, prenez ce livre et lisez-le : vous y trouverez les grandes merveilles de la Grande Arménie, de la Perse, des Tartares, de l’Inde et de bien d’autres pays, comme notre livre vous les contera méthodiquement, merveilles que messire Marco Polo, savant et illustre citoyen de Venise, raconte pour les avoir vues. Il y a un certain nombre de choses qu’il n’a pas vues, mais qu’il a entendues de gens absolument sûrs. Aussi donnerons-nous les choses vues pour vues et les entendues pour entendues afin que notre livre soit vrai et sincère, sans le moindre mensonge. Que chacun qui entendra lire ce livre ou le lira lui fasse confiance parce qu’il ne s’agit que de choses vraies. Car je vous fais savoir que, depuis que Notre-Seigneur a créé Adam notre premier père, il n’y a eu personne en aucune race qui parcourût et connût autant des différentes terres du monde que ce messire Marco Polo. Aussi a-t-il pensé que ce serait grand dommage qu’il ne fit mettre par écrit ce qu’il avait vu et entendu de sûr, afin que les gens qui ne l’ont ni vu ni entendu le connussent grâce à ce livre — et j'ajoute qu’il est resté bien vingt-six ans à s’informer dans ces différentes terres — et ce livre, comme

il

était dans la prison de Gênes, il l’a fait mettre en bon ordre par messire Rusticien, Pisan, qui était dans cette même prison en l’année de l’incarnation du Christ 1298.

L Comment les deux frères partirent de Constantinople pour parcourir le monde.

Au temps où un Baudouin était empereur de Constantinople — c'était en 1250! -, il se trouva que deux frères, messire 1. La date, donnée aussi par F, est erronée, comme il arrive souvent dans le Devisement,

que

la mémoire

de Marco

ait été défaillante

ou

les copistes

négligents. Une donnée sûre est l'élection de Grégoire X en septembre 1271 (ch. XI). En remontant le cours des ans, compte tenu des indications des dix

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Le Devisement du monde

en la cité de Constantinoble alez de Venise avecques leur marchandise. Noble et sage et pourveant estoient sans faille. I1z orent conseil entre eulx et pristrent d’aler au mar Maiour pour gaaigner. IIzZ acheterent plusieurs joyaux et se partirent de Constantinoble et alerent par mer en Soladaie.

II. Comment les deux freres se partirent de Soldaye”. Quant ilz furent venuz en Soldaye, si penserent et leur sembla d’aler plus avant. Et se partirent de Soldaye et se mistrent au chemin et chevauchierent tant qu’il vindrent a ung seigneur tartar qui (6Ÿ) avoit a nom Abarca Caam, qui estoit au Sara et a Bolgara. Cestui dit Barca lor fist grant honneur aux deux freres et ot moult grant alegrece de leur venue. Et il lui donnerent tous les joyaux que il avoient apportez et il les receut moult voulentiers et lui pleurent moult et il leur fist donner .n1. tans qu’il ne valoient. Et quant il furent demourez avecques le seigneur ung an, si sourdi une guerre entre Barca et Alau le seigneur des Tartars de Levant. Et furent grant ost d’une part et d’autre, maïz en la fin fut desconfit Barca le seigneur des Tartars de Ponent. Et moururent moult de gens et d’une part et d’autre, si que pour l’achoison de ceste guerre nul ne pouoit aler par chemin qui ne fust pris. Mais ce peril couroit par ce chemin ou il estoient venuz, si que avant pouoit chascun chevauchier seurement et [non torner]* arriere. Des que aux deux

freres sembla d’aler encore plus avant puis que ilz ne pouoient retourner, si se partirent de Barca et s’en alerent en une cité qui avoit a nom Oucaca, qui estoit la fin du regne du seigneur de

2. La rubrique est suivie de son numéro en chiffre arabe chaque fois que nous donnons une variante. 2a. retourner.

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Nicolo Polo, le père de messire Marco, et messire Maffeo, le frère de Nicolo, étaient en la cité de Constantinople, arrivés de Venise pour commercer. Ils étaient connus pour leur expérience et leur sagesse, assurément. Ils discutèrent et décidèrent d’aller en mer Noire pour y faire du profit. Ils achetèrent quantité de joyaux, partirent de Constantinople et allèrent par mer à Soudak. Il. Comment les deux frères partirent de Soudak. Quand ils furent arrivés à Soudak!, après réflexion il leur sembla bon d’aller plus loin. Ils partirent de Soudak, se mirent en route et chevauchèrent tant qu’ils arrivèrent chez un seigneur tartare nommé Berké Khan qui se trouvait à Saray et à Bolghar. Ledit Berké traita avec de grands égards les deux frères et il se montra très heureux de leur arrivée. Ils lui firent don de tous les joyaux qu’ils avaient apportés et il les accepta avec plaisir; ils lui plurent beaucoup et il leur en fit donner deux fois leur valeur. Mais comme ils étaient restés chez ce seigneur une année, une guerre éclata entre Berké et Hulegu, le seigneur des Tartares du Levant’. Les armées étaient considérables de part et d’autre ; mais en définitive, Berké, le seigneur

des Tartares du Couchant, fut vaincu. Il y eut bien des morts de part et d’autre et, à cause de cette guerre, personne ne pouvait voyager sans être capturé. Seulement on ne courait ce danger que sur le chemin par où les frères étaient arrivés : on pouvait aller plus loin en toute sécurité, mais non revenir sur ses pas. Aussi leur sembla-t-il bon d’aller encore plus loin puisqu'ils ne pouvaient revenir et ils quittèrent Berké et se rendirent dans une cité nommée Uvek* qui est aux confins du royaume du premiers chapitres, on est amené à conclure que les deux frères ont quitté Constantinople en 1260 ou 1261. — Baudouin II (neveu de Baudouin I, élu par

les croisés et les Vénitiens empereur en 1204) fut incapable de défendre l’empire « latin » contre le légitimisme grec, qui s’était replié sur l’ Asie Mineure autour de Nicée (Iznik). Michel VIII Paléologue reprit la ville le 25 juillet 1261. 1. Comptoir vénitien en Crimée. 2. Sur les khans Berké et Hulegu, voir l'introduction p. 24, 31. En réalité, leur guerre eut lieu très au sud de Saray (non loin de Stalingrad) et Bolghar (au sud de Kazan) : Hulegu fut battu sur le Terek

par Nogaï, neveu de Berké. des Vénitiens en Crimée Michel VIII. 3.: Sur la rive Saray au sud et Bolghar au

Il se peut que le véritable empêchement au retour ait été un conflit qui opposa en 1262 Berké à droite de la Volga, près de l’actuel Saratov, entre nord.

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Ponent. Et de Oucaca se partirent et passerent le grant flum de Tygry et alerent par ung desert qui estoit long .XVII. journees. Ilz ne trouverent villes ne chasteaux, fors que seulement que Tartars avecques leurs tentes, qui vivoient de leurs bestes qui paissoient aux champs.

III. Comment les .Il. freres passerent ung desert et vindrent en la cite de Bocara.

Quant ilz orent passé ce desert, si vindrent a une cité qui est apellee Bocara, moult noble et moult grant. La prouvence aussi a nom Bocara. Et estoit roy ung qui avoit a nom Barac. La cité estoit la meilleur de toute Persie. Et (7) quant ilz furent la venuz, si ne porent plus aler avant ne retourner arriere, si que iz demourerent en la dite cité de Bocara 1. ans. Endementres que ilz demourerent en celle cité, si vint messages d’Elaou le seigneur de Levant, liquel aloient au Grant Seigneur de tous les Tartars du monde. Et quant les messages virent ces deux freres, si orent grans merveilles pour ce que oncques maiz n’avoient veu nul Latin en celle contree, si distrent aux .Il. freres : « Seigneurs, se vous nous voulez croire, vous y aurez grant prouffit et grant honneur ». Et ilz respondirent que ilz les orroient voulentiers de ce. Si leur distrent li message : «Le Grant Kaan ne vit oncques nul Latin et a grant desir de veoir en aucun. Et pour ce, se vous voulez venir jusques a lui, sachiez sans faille que il

vous verra Voulentiers et vous fera grant honneur et grant bien ; et pourrez venir seurement avecquez nous, sans nul encombre de nulle male gent ».

IV. Comment les .11. freres crurent les messages pour aler au

Grant Caan*.

-

Quant li frere furent appareilliez pour aler avecques les messages, si se mistrent a la voie avecques les messages et chevauchierent ung an entier par tramontane et par grec avant

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seigneur du Couchant. Puis ils partirent d’Uvek et passèrent le grand fleuve qu’est la Volga et traversèrent un désert qui fait dix-sept journées de long. lis ne trouvèrent ni villes ni villages, rien que des Tartares avec leurs tentes, vivant de leurs bêtes qu'ils laissaient paître en liberté.

IL. Comment les deux frères traversèrent un désert et arrivèrent à la cité de Boukhara. Quand ils eurent traversé ce désert, ils arrivèrent à une cité très grande et magnifique, appelée Boukhara. Le pays aussi se nomme Boukhara. Son roi se nommait Barac'. La cité était la plus belle de toute la Perse. Quand ils y furent arrivés, ils ne

purent ni aller de l’avant ni revenir sur leurs pas et ils demeurèrent trois ans dans cette cité de Boukhara. Comme ils demeuraient dans cette cité, arrivèrent des ambassadeurs de Hulegu, le seigneur du Levant, qui allaient trouver le Grand Seigneur de tous les Tartares du monde. Quand les ambassadeurs virent les

deux frères, ils eurent une très grande surprise parce qu’ils n’avaient jamais vu un Latin” dans cette région et ils dirent aux deux frères : «Messieurs, si vous voulez bien nous faire confiance, vous y trouverez honneur et profit ». Ils répondirent qu’ils écouteraient volontiers leur offre. Les ambassadeurs leur dirent : «Le Grand Khan n’a jamais vu un Latin et il a grande envie d’en voir. Aussi, si Vous voulez vous rendre auprès de lui, soyez sûrs et certains qu’il vous verra avec plaisir et vous traitera avec de grands égards. Vous pourrez voyager avec nous en toute sécurité, sans avoir à craindre la moindre hostilité ».

IV. Comment les deux frères firent confiance aux ambassadeurs pour aller trouver le Grand Khan. =

Quand les frères furent prêts à voyager avec les ambassadeurs, ils se mirent en route avec eux et chevauchèrent vers 1. Barac a régné sur cette région (l'Ouzbékistan actuel) de 1266 à 1271. Or

les frères ont quitté Boukhara en 1265. Ils ont dû rencontrer Barac à leur retour. 2. On appelle latin tout chrétien français, italien etc., qui reconnaît l’autorité du

pape.

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Le Devisement du monde

que ilz fussent la venuz ou estoit le seigneur. En chevauchant trouverent moult de grans merveilles de diversetez des chosez, lesquelles nous ne conterons pas ores, pour ce que mesire Marc, qui toutez ces chosez vit aussi, [le vous contera]" en cest

livre en avant tout appertement. V. Comment les deux freres vindrent au Grant Kaan lequel les receut moult honnourablement. (7*) Quant ilz furent venuz au Grant Kaan, ilz les receut a grant honneur et leur fist moult grant feste et ot moult grant alegrece de leur venue et leur demanda de maintes choses : premierement des empereurs et comment ilz maintiennent leur seigneurie et leur terre en justice et comment ilz vont en bataille et de tout leur affaire ; et aprés leur demanda des roys et de[s] princes et des autres barons.

VI. Comment le Grant Caan de Tartarie leur demanda encore du fait des crestiens et especiaument de l’apostole de Romme.

Puis leur demanda du pape et de tout le fait de l’Eglise de Romme et de toutes les coustumes des Latins. Et les deux freres lui en distrent toute la verité de chascune chose par soy, bien et ordonneement et sagement comme sagez hommez qu’il estoient ; car bien savoient la langue tartaresse. VII. Comment le Grant Kaan envoia les .11. freres pour ses

messages au pape”. Quant le seigneur que Cublay Kaan avoit a nom, seigneur des Tartars de tout le monde et de tous les provinces et regnes et regions de celle grandesime partie du siecle, ot entendu tout le fait des Latins, si comme les deux freres lui avoient conté, si

lui pleut moult, si pensa en soy meismes d’envoier les en message a l’apostole, si leur pria d’aler en ceste messagerie avecques ung de ses barons. Et ilz lui respondirent qu’ilz feroient tout son commandement comme a leur seigneur. Si manda le seigneur devant lui ung de ses barons qui avoit nom 4a. je vous conteray.

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le nord, nord-est, un an entier avant d’arriver là où était le seigneur. Sur leur route ils trouvèrent beaucoup de merveilles, d’une grande étrangeté, que nous ne décrirons pas maintenant, parce que messire Marco, qui les a vues lui aussi, vous les décrira plus avant dans ce livre parfaitement. V. Comment les deux frères allèrent trouver le Grand Khan qui leur fit un excellent accueil. Quand ils furent arrivés chez le Grand Khan, il les reçut avec de grands égards, les fêta avec chaleur, se montra très heureux

de leur arrivée et leur posa bien des questions : d’abord sur les empereurs, pour savoir comment ils gouvernent leur empire et leur terre, comment ils font la guerre, etc. Et ensuite il leur posa des questions sur les rois, les princes et autres barons.

VI. Comment le Grand Khan de Tartarie leur posa aussi des questions sur les chrétiens et précisément sur le pape.

Puis il leur posa des questions sur le pape, sur l’ensemble de l’Église romaine et sur toutes les coutumes des Latins. Les deux frères lui dirent exactement ce qu’il en était, traitant de chaque chose l’une après l’autre, complètement, méthodiquement et d’expérience, en hommes expérimentés qu’ils étaient ; car ils connaissaient bien la langue tartare. VII. Comment le Grand Khan envoya les deux frères en ambassade auprès du pape.

Quand le seigneur qui se nommait Khoubilaï, seigneur des Tartares de l’univers, de tous les pays, royaumes et contrées de cette grandissime partie du monde, connut la situation des Latins comme les deux frères la lui avaient exposée, il fut très satisfait et se dit qu’il les enverrait en ambassade auprès du pape et il les pria de faire cette ambassade avec un de ses officiers. Ils lui répondirent qu’ils exécuteraient ses ordres comme ceux de leur seigneur. Il fit venir devant lui un de ses

officiers nommé Cogataï et lui dit de se tenir prêt : il voulait

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Le Devisement du monde

Cogatal et si lui dist que il s’appareillast, car il veult que voise avecques les .Ir. freres a l’apostolle. Cellui lui respondi que il feroit son commandement a son pouoir. (8) Aprés ce que le seigneur fist faire ses chartres en langue turquoise pour envoier au pape, et les baïlla aux deux freres et a son baron et leur encharga ce que il voult et que il devoient dire a l’apostole. Et sachiez que en la chartre estoit contenu si comme vous orrez : il mandoit disant a l’apostole que il lui deust mander jusques a cent sages hommes de [nostre]" loy crestienne et que 1lz sceussent de touz les .VIIL. ars et que bien sceussent desputer et monstrer apertement aux ydolastres et autres conversations de gens, par force de raison, comment la loy de Crist estoit la meilleur et que toutes les autres fussent mauveses et fausses; et se il prouvoient ce, que il et tout son pouoir devendroient hommes de l’Eglise. Encore leur encharga que il lui deussent aporter de [l’uille de la] lampe qui art sus le sepulcre Nostre Seigneur en Jherusalem. En telle maniere comme vous avez entendu contenoit leur messagerie que le Grant Sire envoioit a l’apostole par ses .I. messages, le baron tartar et les deux freres, mesire Nicolo Pol et mesire Maffio Pol. VIII.

Comment le Grant Kaan leur donna la table d’or de

son commandement.

Quant le seigneur ot enchargié toute sa messagerie, si leur fist donner une table d’or en laquelle il estoit contenu que les trois messages, en toutes les parties que ilz alassent, leur deust estre donné toutes leurs mansions que besoing leur feist, et de

chevaulx et d’ommes pour leur seurté, et de toutes autres choses que ilz voulsissent. Et quant tous ces troiz embassadeurs furent appareilliez de leurs besoingnes, si pristrent congié au seigneur et s’en partirent. Quant ilz furent chevauchié auquantes journees, si cheï le baron tartar malades si que il ne pot cheminer et demoura (8Ÿ) en une cité et fut tant grevé de maladie que il ne pot plus aler avant ; si que aux deux il sembla * pour le mieulx de le laissier et de fournir leur voiage, et il lui pleut moult. Et 11z se mistrent a la voie. Et vous di bien que, en toutes pars ou 1ilz aloient, estoient servis et honnorez de tout ce 7a. vostre.

Lu

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qu’il allât trouver le pape avec les deux frères. Cogataï lui répondit qu’il exécuterait ses ordres de son mieux. Après quoi, le Grand Seigneur fit rédiger une lettre en langue turque destinée au pape, il la remit aux deux frères et à son officier et les chargea de ce qu’il voulait et qu’ils auraient à dire au pape. Et sachez que la lettre contenait ce qui suit : il faisait dire au pape qu'il lui envoyât jusqu’à cent savants de notre religion chrétienne, parfaitement instruits' dans les sept arts et capables de débattre avec les idolâtres et gens d’autres confessions et de leur démontrer par des arguments rationnels que la religion du Christ est, à l’évidence, la meilleure et que toutes les autres sont mauvaises et fausses ; s’ils le prouvaient, il deviendrait avec tout son empire le vassal de l’Église. Il les chargea encore de lui apporter de l’huile de la lampe qui brûle sur le tombeau de Notre-Seigneur à Jérusalem. Tel était, comme vous venez de l’entendre, l’objet de l’ambassade que le Grand Seigneur envoyait au pape par ses trois ambassadeurs, l’officier tartare et les deux frères, messire Nicolo Polo et messire Maffeo Polo.

VIII. Comment le Grand Khan leur donna la plaque d’or de commandement.

Quand le Grand Seigneur les eut chargés de cette ambassade, il leur fit donner une plaque d’or, où il était écrit qu’aux trois ambassadeurs, partout où ils passaient, on devait donner toutes les résidences nécessaires, des chevaux et des gens pour leur sécurité, et tout ce qu’ils voudraient. Quand les trois ambas-

sadeurs furent prêts, ils prirent congé du Grand Seigneur et partirent. Quand ils eurent chevauché quelques journées, l’officier tartare tomba si malade qu’il ne put voyager et s’arrêta dans une cité. Sa maladie fut si grave qu’il ne put continuer; aussi sembla-t-il préférable aux deux autres de le laisser et d’achever leur voyage, et il fut tout à fait d’accord. Ils se mirent donc en route et je vous assure que, partout où ils passaient, ils recevaient tous les services et égards qui leur étaient néces1. Le texte fait allusion aux « sept arts » libéraux, disciplines dont la connaissance définissait un homme cultivé aux XII° et XIIT° siècles.

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que mestier leur estoit et que ilz savoient commander. Et avoient ce par la table que il avoient des commandemens au seigneur. Si chevauchierent tant par leurs journees que ilz vindrent a Layas en Ermenye. Et vous di que il demourerent a cheminer jusques a Layas nr. ans. Et ce avint pour ce que il ne porent pas toutes foiz chevauchier pour le mauvaiz temps et neges et grans pluies qu’il faisoit aucunes foiz, et des grans fleumaires que il trouvoient que ilz ne pouoient passer. IX. Comment les .1. freres vindrent en la cite d’Acre.

De Layas se partirent et vindrent en la cité d’Acre et joindrent du moys d’avril courant mil .CC. et .Lx. ans de Crist et trouverent que le pape estoit mort qui avoit a nom pape***. Ilz alerent a ung sage clerc qui estoit legat de tout le regne d'Egypte. Il estoit homme de grant auctorité et avoit a nom Ceabo de Plaisence. Il lui distrent le message pour quoy ilz estoient venuz. Et quant le legat ot oÿ ce, si en ot moult grant merveille et lui sembla que ce estoit grant bien et grant honneur a toute la crestienté, si respondi aux deux freres messages : «Seigneurs, vous savez et veez bien que l’apostole est mort et pour ce vous convendra il souffrir jusques a tant que papes soit faiz. Et quant il sera faiz, si pourrez faire vostre message ». Ilz virent bien que le legat disoit voir, si distrent que, entretant que papes soit faiz, que ilz pourront bien aler en Venise (9) pour veoir leur hostel, si se partirent d’Acre, si alerent a Negentpont et de Negentpont nagierent tant que ilz vindrent en Venise. Si trouva mesire Nicolo sa fame morte et lui estoit remez de sa fame ung filz de .xv. ans, lequel avoit a nom Marc, de qui cest livre parle. Les deux freres demourerent a Venise deux ans, toutes foiz attendant que papes fust levez.

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saires et qu’ils pouvaient réclamer. Tout cela grâce à la plaque de commandement qu’ils avaient reçue du seigneur. Ils se hâtèrent tant et si bien qu'ils arrivèrent en Arménie à Laïas. Mais je vous affirme qu’ils passèrent trois ans à voyager jusqu’à Laïas, cela parce qu’ils ne purent pas toujours chevaucher à cause du mauvais temps, des neiges, des pluies qui tombaient

parfois, et des grands fleuves qu’ils trouvaient et ne pouvaient traverser. IX. Comment les deux frères arrivèrent à la cité d'Acre.

Ils partirent de Laïas et arrivèrent à la cité d’Acre qu'ils rejoignirent au mois d’avril 1260, et ils constatèrent que le pape nommé*** était mort. Ils allèrent trouver un sage ecclésiastique qui était légat pour tout le Proche-Orient. C’était un homme d’une grande autorité et il se nommait Tedaldo de Plaisance. Ils lui dirent quelle ambassade les amenait. Et quand le légat l’entendit, il en fut très étonné et il pensa que c’était un grand bonheur et un grand honneur pour toute la chrétienté. Il répondit aux deux frères et ambassadeurs

: « Messieurs, vous

savez, vous voyez bien que le pape est mort ; aussi vous faudrat-il patienter jusqu’à ce qu’un pape ait été fait. Et quand il aura été fait, vous pourrez achever votre ambassade ». Ils virent bien

que le légat avait raison. Ils se dirent que, pendant qu’on ferait un pape, ils avaient le temps d’aller à Venise pour revoir les leurs, ils partirent d’Acre, se rendirent en Eubée

et d’Eubée

naviguèrent tant qu’ils arrivèrent à Venise. Messire Nicolo découvrit que sa femme était morte et qu’il lui était resté de sa femme

un fils de quinze ans, nommé

Marco,

dont ce livre

parle?. Les deux frères demeurèrent à Venise deux ans, attendant toujours qu’un pape fût proclamé.

1. Nouvelle date erronée sur laquelle s’accordent les manuscrits ! À corriger en 1269. — Sur ce chapitre, voir l’introduction p. 31, note 1. 2. Marco est donc né probablement en 1254.

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X. Comment lez deux freres se partirent de Venise et menerent avecques eulx Marc, le filz de Messire Nicolo, pour le mener avec eulx au Grant Caan. Quant les deux freres orent attendu tant comme vous avez oÿ et veoient que apostole ne se faisoit, si distrent que 1lz pourroient trop demourer pour retourner au Grant Caan, si se partirent de Venise et menerent Marc et s’en retournerent droit en Acre et trouverent le dit legat, si parlerent assez a lui de ce fait et pristrent congié a lui d’aler en Jherusalem pour avoir de l’uille de la lampe du sepulcre Nostre Seigneur pour porter avecques eulz au Grant Caan, si comme il leur ot commandé. Le legat leur donna congié. Si se partirent d’Acre et s’en alerent en Jherusalem et orent de l’uille de la lampe du sepulcre et s’en retournerent encore en Acre au legat et lui distrent que « puis que apostole n’est faiz, nous voulons retourner au Grant Sire, car trop avons huymez demouré et avons assez attendu ». Et le legat leur dist : « Depuis que vous voulez retourner, il me plaist bien ». Si fist faire ses lettres pour envoier au Grant Kaan qui tesmoignoient que les deux freres estoient bien venuz pour acomplir sa besoingne, maiz, pour ce que apostole ne pouoient avoir, ne l’avoient peu faire.

XI Comment les 11. freres et [Marc]

avec eulz se partirent

d’Acre. (9Y) Quant les deux freres orent les lettres du legat, il se

partirent d’Acre pour retourner au Grant Kaan et s’en vindrent a Layas. Et quant ilz furent la venuz, ne demoura gaires que cellui devant dit legat fut esleu a pape en Acre. Et s’appelloit pape Gregoire de Plaisence. De ce orent les deux freres moult grant joye. Et sur ce leur vint a Layas, de par le legat qui papes estoit, ung message qui leur dist de par l’apostolle que ilz ne deussent plus avant aler et retournassent a lui maintenant. Et que vous diroye je? Le roy d’Ermenie leur fist armer une gallee aux deux freres messages et les envoia en Acre au pape.

11. mains autres.

La Description du monde

63

X. Comment les deux frères partirent de Venise et emmenèrent Marco, le fils de messire Nicolo, pour l'emmener auprès du Grand Khan.

Comme les deux frères avaient attendu tout ce temps que je vous ai dit et qu’ils voyaient qu’on ne faisait pas de pape, ils se dirent qu'ils risquaient de trop tarder à revenir auprès du Grand Khan, ils partirent de Venise, emmenèrent Marco, revinrent directement à Acre et trouvèrent ledit légat, parlèrent beaucoup avec lui de la situation et lui demandèrent la permission d’aller à Jérusalem pour s’y procurer de l’huile de la lampe du tombeau de Notre-Seigneur qu’ils rapporteraient au Grand Khan comme 1l le leur avait commandé. Le légat leur donna cette permission. Ils partirent d’Acre, se rendirent à Jérusalem, se procurèrent de l’huile de la lampe du sépulcre, revinrent une fois de plus à Acre trouver le légat et lui dirent : «Puisqu’on ne fait pas de pape, nous voulons revenir auprès du Grand Seigneur, car nous avons déjà trop tardé et beaucoup attendu ». Et le légat leur dit : «Puisque vous voulez repartir, j'en suis d’accord ». Il fit rédiger une lettre destinée au Grand Khan qui certifiait que les deux frères étaient bien arrivés avec l’intention d’exécuter ses ordres, mais que, parce qu’on ne pouvait avoir de pape, ils n’avaient pu le faire. XI. Comment les deux frères et Marco avec eux partirent d’Acre.

Quand les deux frères eurent la lettre du légat, ils partirent d’Acre pour revenir auprès du Grand Khan et se rendirent à Laïas. Quand ils y furent arrivés, il ne se passa guère de temps avant que le susdit légat, toujours à Acre, fût élu pape. Il s’appelait désormais Grégoire de Plaisance. Les deux frères en furent très heureux. Sur ce arriva à Laïas, de par le légat qui était pape, un messager qui leur dit de par le pape qu’ils ne devaient pas continuer, mais revenir aussitôt le trouver. Que vous dire ? Le roi d’ Arménie fit armer une galère pour les deux frères et ambassadeurs et il les envoya à Acre trouver le pape.

1. Sur l’action de Grégoire X en faveur de la croisade, voir l’introduction

p- 23.

64

Le Devisement du monde

XII. Comment les deux freres vindrent a l’apostole. Quant ilz furent venuz en Acre moult honnourablement,

si

alerent devant le pape et se humilierent moult vers lui. Le pape les receut a molt grant honneur et a moult grant feste et moult grant joye et leur donna sa beneïçon. Aprés leur donna deux freres prescheurs que ilz deussent aler avecques eulz au Grant Sire pour fournir la besoingne. Et, sans faille, ilz estoient a cellui temps les plus sages clercz qui fussent ; l’un avoit a nom frere Nicolo de Visence et l’autre frere Guillaume de Triple. Et leur donna ses previleges et ses chartres de sa messagerie que il remandoit au seigneur. Et quant ilz orent ce receu que 11z devoient, si pristrent congié du pape et sa beneïçon et s’en partirent tous .. ensamble d’Acre et avecquez eulx Marc, le fiz messire Nicolo, et s’en alerent a Layas. Et quant 11 furent la venuz, adonc Bendocquedar, souldan de Babiloyne, entra en Ermenie atout grant ost de Sarrasins et fist moult grant dommage par les contrees. Et furent ces (10) diz messages en moult grant aventure d’estre mors ou pris si que, quant les deux freres prescheurs virent ce, si orent moult grant paour d’aler avant et distrent que ilz ne vouloient plus aler avant. Il donnerent a mesire Nicolo et a mesire Maffe Pol toutes les chartres et tous les previleges que il avoient et se partirent d’eulz et s’en alerent avec le maistre du Temple.

XIII.

Comment messire Nicolo et Marc et messire Maffe s'en alerent au Grant Caan.

Sy se mistrent les deux freres et Marc a la voye et chevauchierent tant et d’yver et d’esté par leurs journees que ilz furent venuz au Grant Kaan qui estoit en une cité adonc, qui avoit a nom Clemeinfu, qui moult estoit riche et grant. Et de ce que il

La Description du monde

65

XII. Comment les deux frères vinrent trouver le pape. Quand, traités avec beaucoup d’égards,

ils furent arrivés à

Acre, ils se rendirent auprès du pape et se prosternèrent longtemps devant lui. Le pape les reçut avec de grands égards, les fêta avec chaleur, se montra très heureux et leur donna sa bénédiction. Après, il leur donna deux frères prêcheurs qui auraient à aller avec eux chez le Grand Seigneur pour cette affaire. Assurément, c’étaient les plus savants clercs qui fussent en ce temps-là ; l’un se nommait Nicolo de Vicence et l’autre frère Guillaume de Tripoli. Il leur donna des privilèges et lettres, la réponse que par leur ambassade il faisait porter au seigneur. Quand ils eurent reçu ce qu’il fallait, ils prirent congé du pape et avec sa bénédiction partirent tous quatre ensemble d’Acre, et avec eux Marco, le fils de messire Nicolo, et ils se rendirent à Laïas. Quand ils y furent arrivés, Baïbars, le sultan d'Égypte, entra en Arménie avec une grande armée de musulmans et il causa de très grands dommages à la région. Les ambassadeurs furent en très grand danger d’être tués ou pris ; ce que voyant, les deux frères prêcheurs eurent très grandpeur de continuer et dirent qu’ils ne voulaient pas continuer. Ils donnèrent à messire Nicolo et à messire Maffeo Polo toutes les lettres et les privilèges qu’ils avaient, ils les quittèrent et s’en allèrent avec le Maître du Temple.

XIII

Comment messire Nicolo et Marco et messire Maffeo allèrent trouver le Grand Khan.

Les deux frères et Marco se mirent en route et se hâtèrent

tant, et hiver et été, qu’ils arrivèrent auprès du Grand Khan qui était alors dans une cité nommée Chang-Tou’, qui est grande et. 1. Guillaume de Tripoli, dominicain, venait d’écrire un De Statu Saracenorum, première description du monde islamique, dédiée à Tebaldo. — Baïbars, surnommé Bondoukdari, quatrième sultan mamelouk de 1260 à 1277, ravagea la Petite Arménie en 1275, date incompatible avec les données du Devisement. Une offensive antérieure fin 1272-1273 conviendrait mieux, mais oblige quand même à supposer que les voyageurs se sont beaucoup attardés en Petite Arménie. — Le Temple est un ordre militaire fondé en 1118 pour assurer la sécurité de la Terre sainte. Sa puissance politique et financière était devenue considérable. Les Templiers furent les ultimes défenseurs d’Acre en mai 1291, où leur grand-maître fut tué. L'ordre fut supprimé en 1312, ses dirigeants périrent victimes du roi Philippe le Bel. 2. Voir les chapitres LXXIV et XCIV.

66

Le Devisement du monde

trouverent et en alant et en retournant, ne vous en ferons pas ore mencion pour ce que nous le vous conterons ça en avant en nostre livre tout appertement et tout par ordre. Et demourerent bien au retourner troiz ans et demi et ce fut pour le mal temps que ilz orent et pour les grans froidures. Et si sachiez par verité que, quant le Grant Kaan sot que mesire Nicolo et mesire Maffe Pol, ses messages, retournoient, il envoia ses messages encontre eulx bien .XL. journees. Et furent bien serviz et honnourez par la voie alant et venant de tout ce que ilz savoient commander. XIV.

Comment Messire Nicolo et messire Maffe et Marc alerent devant le Grant Kaan.

Que vous en diroie je ? Quant les deux freres et Marc furent venuz en celle grant cité, si s’en alerent au maistre palaïz, la ou

il trouverent le Grant Seigneur a moult grant compaignie de barons. I1z s’agenoillerent devant lui et se humilierent tant comme il porent. Le seigneur les fist drecier en estant et les receut moult honnourablement

et leur fist moult

(10*) grant

joye et grant feste et leur demanda moult de leur estre et comment il l’avoient puis fait. Il lui respondirent que ilz ont moult bien puis que 1lz l’ont trouvé sain et haittié. Adonc lui presenterent les previleges et les chartres que il avoient de par l’apostole, desquelles il ot grant joye; puis lui donnerent la sainte huille du sepulcre, et fut moult alegre et l’ot moult chier. Et quant il vit Marc qui estoit jeunes bachelier, si demanda qui il estoit : « Sire », fist son pere, mesire Nicolo, «il est mon filz

et vostre homme. — Bien soit il venuz ! » fait le Grant Sire. Et pourquoy vous en feray je long conte ? Sachiez qu’il y ot fait a la court du seigneur moult grant feste de leur venue et moult estoient bien serviz et honnourez de tous et demourerent en la court avecques les autres barons. XV.

Comment le seigneur envoia Marc pour son message.

Ore avint que Marc, le filz monseigneur la coustume des Tartars et leur langage % jarchier que ce fut merveilles. Et sachiez pou de temps de pluseurs langues et sot

Nicolo aprist si bien et leur lettre et leur vraiement, il sot en de quatre lettres de ER

RE

LR.

La Description du monde

67

très riche. De ce qu’ils trouvèrent à l’aller comme au retour, nous ne vous dirons rien maintenant, car nous vous le raconterons plus loin dans notre livre très clairement et méthodiquement. Et pour revenir ils mirent bien trois ans et demi, cela à cause du mauvais temps qu’ils eurent et des grands froids. Et soyez sûrs et certains que, quand le Grand Khan sut que ses ambassadeurs, messire Nicolo et messire Maffeo Polo, revenaient, il envoya des messagers à leur rencontre bien quarante journées avant. Et ils reçurent tant à l’aller qu’au retour tous les services et égards qu’ils pouvaient réclamer. XIV.

Comment messire Nicolo et messire Maffeo et Marco se présentèrent au Grand Khan.

Que vous dire? Quand les deux frères et Marco furent arrivés dans cette grande cité, ils se rendirent au palais principal où ils trouvèrent le Grand Seigneur en compagnie de très nombreux officiers. Ils s’agenouillèrent devant lui et se prosternèrent tant qu’ils purent. Le seigneur les fit se remettre debout, les reçut avec de grands égards, les fêta très chaleureusement, leur demanda comment ils allaient et ce qui leur était arrivé. Ils lui répondirent que tout allait bien pour eux dès lors qu’ils le retrouvaient en parfaite santé. Puis ils lui présentèrent les privilèges et les lettres qu’il avaient de par le pape et qu’il reçut avec joie. Ensuite ils lui firent don de la sainte huile du sépulcre, il en fut très heureux et en fit grand cas. Et quand il vit Marco qui était encore un jeune garçon, il demanda qui c'était : «Sire», dit son père, messire Nicolo, «c’est mon fils et votre vassal. — Qu'il soit le bienvenu ! » dit le Grand Seigneur. Que vous dire de plus ? Sachez que la cour du seigneur fêta très chaleureusement leur arrivée, tous les servaient et honoraient et ils restèrent à la cour avec les officiers.

XV.

Comment le seigneur fit de Marco son messager.

Il arriva que Marco, le fils de messire Nicolo, apprit si bien les coutumes des Tartares, leur langue, leur écriture, leur façon de tirer à l’arc que c’était une merveille. Soyez sûrs et certains qu’il connut en peu de temps plusieurs langues et quatre de

68

Le Devisement du monde

leurs escriptures. Il estoit sages et pourveans en toutez choses si que, pour ce, le seigneur lui vouloit moult grant bien; si que, quant le seigneur vit qu’il estoit si sages et de si beau portement, si l’envoia pour son message en une terre que bien y avoit .VL moys de chemin. Le jeune bachelier fist bien son message et sagement. Et pour ce que il avoit plusieurs foiz veu et sceu que le seigneur envoioit ses messages par diverses parties du monde et, quant il retournoient, ilz ne lui savoient autre chose [dire] que ce pour quoy ilz estoient alez, si les tenoit tous a folz et a nices et leur disoit : «Je ameroïe

(11)

mieulx a oÿr les nouvelles choses et les manieres des diverses contrees que ce pour quoy tu es alez!» car moult desiroit a entendre [estranges choses]. Si que, pour ce, et alant et tournant, y mist moult s’entente de savoir de toutes diverses choses

selon les contrees a ce que le puisse dire a son retour au Grant Kaan. XVI.

Comment Marc retourna de son message

Quant Marc fut retourné de son message, si s’en ala devant le seigneur et lui conta tout le fait pour quoy il'estoit alez, et moult y avoit bien achevé toute sa besoingne. Puis lui conta toutes les novités et toutes les estranges choses que il avoit veu et sceu, bien et saigement, si que le seigneur et tous ceulx [qui l’oïrent] le tindrent a merveilles et distrent : «Se cellui jeunes homs vit, il ne puet faillir a estre homme de trop grant sens et de grant valeur », si que pour ce des lors en avant il fut appellez messire Marc Pol. Et ainsi le nommera desormaiz nostre livre,

car c’est bien raison. Aprés ce demoura le dit messire Marc Pol entour le seigneur bien .XVIIL. ans, touteffoiz alant de ça et de la en messagerie par diverses contrees la ou le seigneur le mandoit. Et il, comme saiges et congnoissans toute la maniere du seigneur, se penoit moult de savoir et d’entendre toutes choses qu’il cuidoit qui pleussent au Grant Kaan, si que a [ses retornees]" lui contoit tout ordonneement si que, pour ce, le seigneur l’amoit moult et lui plaisoit moult. Et pour ceste raison le mandoit il plus souvent en toutes les grans messageries et les bonnes et les plus loingtaines. Et il les faisoit bien et saigement 16a. ces journees.

La Description du monde

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leurs écritures. Il était savant et prudent à tous égards. Aussi le seigneur lui voulait-il beaucoup de bien. Et quand le seigneur vit qu'il était savant et de comportement sage, il l’envoya comme son messager dans une terre qui était bien à six mois de route. Le jeune garçon mena à bien sa mission avec sagesse. Il avait vu et su plusieurs fois que le seigneur envoyait ses messagers dans divers pays du monde; que, quand ils en revenaient, ils ne savaient lui dire que ce pour quoi ils étaient partis, qu’aussi il les tenait pour bêtes et sots et leur disait «J'aimerais apprendre du neuf et les curiosités des diverses contrées plutôt que ce que pour quoi tu es parti ! » car il désirait beaucoup entendre ce qui sort de l’ordinaire. Aussi, à l’aller comme au retour, Marco prit grand soin de recueillir les informations les plus diverses sur les contrées traversées afin de pouvoir les rapporter au Grand Khan à son retour.

XVI.

Comment Marco

revint de sa mission.

Quand Marco fut revenu de sa mission, il se rendit devant le seigneur et lui parla de ce pour quoi il était parti, et il avait bien accompli toute sa tâche. Puis il lui parla de tout ce qu’il avait vu

et su de nouveau

et d’extraordinaire,

cela avec

tant de

sagesse que le seigneur et tous ses auditeurs en furent émerveillés et dirent : «Si ce jeune homme vit, il ne manquera pas d’être un homme d’une très grande sagesse et de grande valeur ». On l’appela dès lors messire Marco Polo. C’est ainsi que le nommera désormais notre livre, ce n’est que justice. Après, ledit messire Marco Polo resta auprès du seigneur bien dix-sept ans, allant toujours ici ou là en mission dans diverses régions où le seigneur l’envoyait. Et lui, en homme sage qui connaissait le tour d’esprit du seigneur, se donnait beaucoup de peine pour savoir et apprendre tout ce qu’il croyait devoir plaire au Grand Khan en sorte qu’à son retour il lui racontait tout méthodiquement ; aussi le seigneur l’aimait-il et l’appréciait beaucoup. C’est pourquoi il le chargeaïit le plus souvent de toutes les grandes missions, des bonnes et des plus lointaines. Il les menait à bien toujours sagement, grâce à Dieu ! Aussi le

70

touteffoiz, la Dieu mercy ! De quoy le seigneur l’ama moult et lui faisoit moult grant honneur et le tenoit pres de lui si que plusieurs barons en avoient grant envie. Et ceste fut la raison (11) pour quoy le dit message Marc en sot plus et en vit des diverses contrees du monde que nul autre homme. Et sur tout ce mettoit il moult s’entente a savoir et a espier et a enquerre pour raconter au Grant Seigneur. XVII Comment messire Nicolo et messire Maffe et Marc demanderent congié au Grant Seigneur, c’est assavoir le Grant Caan.

Quant les deux freres et Marc orent demouré avecques le seigneur tant comme vous avez oÿ, si penserent entre eulx de retourner en leurs contrees, car bien en estoit huymaiz temps. I1z demanderent plusieurs foiz congié au seigneur en le priant moult doulcement ; maiz il les amoit tant et les tenoit si voulentiers entour lui que il ne leur vouloit donner responce pour riens du monde. Ore avint que en celle saison mourut la royne Bolgara, la fame Argon, le seigneur du Levant, et lessa en son testament que nulle ne peust gesir sus chaiere ne estre fame de Argon se ne fust du lignage d’elle. Si que Argon prist trois barons qui se nommoient ainsi : le premier Oulatay, le second Apusca et le tiers Cora; et les envoia ses messages au Grant Kaan avecques moult belle compaignie, que il lui deust envoier une dame qui fust du lignage la royne Bolgara, sa fame qui morte estoit, pour marier soy. Et quant ces trois barons furent venuz au Grant Caan, si lui distrent leur messagerie et ce pour quoy Argon les avoit mandez. Le Grant Kaan les receut honnourablement et leur fist grant joye et grant feste. Puis manda pour une dame qui avoit a nom Cogatra qui estoit du lignage a celle royne Bolgara qui morte estoit ;et estoit jeune de l’aage de .xv. ans, moult belle dame et avenant. Quant elle fut venue, si dist au[x] trois barons que ceste estoit (12) celle qu’i demandoient, et ceulx respondirent qu’il leur plaisoit bien. Et entant

retourna messire Marc d’Ynde, qui estoit alez pour embassadeur du seigneur, et conta les diverses choses que il avoit veues — ie

Le Devisement du monde

in}

en sont chemin et comment il estoit alez par diverses mers. Et les troiz barons qui orent veu monseigneur Nicolo et messire Maffe et messire Marc [qui] estoient latins et saiges hommes,

La Description du monde

RE

Grand Seigneur l’aimait-il beaucoup, le traitait avec de grands égards et le gardait si près de lui que plusieurs officiers en éprouvaient de l’envie. Voilà pourquoi le dit messager Marco sut et vit plus des différentes régions du monde que personne d’autre. Surtout, il prenait grand soin de rechercher, de découvrir et de savoir de quoi raconter au Grand Seigneur.

XVII. Comment messire Nicolo et messire Maffeo et Marco demandèrent congé au Grand Seigneur, c'est-à-dire au Grand Khan. Quand les deux frères et Marco furent restés chez le Grand Seigneur autant que je vous ai dit, ils se dirent qu’ils retourneraient dans leur pays, car il en était désormais bien temps. Ils demandèrent plusieurs fois congé au seigneur en le priant tout doucement ; mais il les aimait tant et les gardait si volontiers auprès de lui qu’il ne voulait leur répondre à aucun prix. Or il arriva que mourut

la reine Bolgana,

la femme

d’Argoun,

le

seigneur du Levant : elle avait ordonné dans son testament qu'aucune femme ne pût monter sur le trône et être l’épouse d’Argoun à moins d’être de la même tribu qu’elle. Aussi Argoun prit-il trois officiers nommés le premier Oulataï, le second Apusca et le troisième Coja, et il les envoya en grand équipage en ambassade auprès du Grand Khan qui aurait à lui envoyer pour qu'il l’épousât une dame qui fût de la tribu de la reine Bolgana, sa défunte femme. Quand ces trois officiers furent arrivés auprès du Grand Khan, ils lui dirent leur mission et ce pour quoi Argoun les avait envoyés. Le Grand Khan les reçut avec de grands égards et les fêta très chaleureusement. Puis il fit chercher une dame nommée Cocacin qui était de la tribu de la défunte reine Bolgana : elle n’avait que quinze ans et était une dame belle et gracieuse. Quand elle fut arrivée,il dit aux trois officiers que c’était celle qu’ils demandaient et ils répondirent qu’ils étaient comblés. Sur ces entrefaites messire Marco revint de l’Inde où il était allé en ambassade pour le seigneur et il raconta les différentes choses qu’il avait vues en chemin et aussi comment il avait voyagé sur différentes mers. Les trois officiers, en voyant messire Nicolo, messire Maffeo et messire Marco qui étaient des Latins pleins d’expérience,

ARE AY AT

à HA

12

Le Devisement du monde

si orent moult grant merveille, si penserent entre eulz de les mener avecques eulx, car leur entendement estoit de retourner en leur païs par mer pour la dame pour le grant travail qui est a cheminer tant par terre. Et d’autre part il les menerent voulentiers avecques eulz pour ce que ilz savoient qu’ilz l’avoient veu et cerchié moult de la mer d’Ynde et de celles contrees par la ou il devoient aler, et proprement messire Marc. Si alerent au Grant Kaan et lui demanderent en grace que il mandast avecques eulx les .u1. Latins, car il vouloient retourner par mer. Le seigneur, qui tant amoit ses .1. Latins comme je vous ay conté, a grant enviz leur fist et donna congié au{x] trois Latins que il deussent aler avecques ces troiz barons pour compaignier la dame. XVIII.

Comment les [deux] freres et messire [Marc] se partirent du Grant Kaan.

Et quant le seigneur vit que les deux freres et messire Marc se devoient partir, si les fist tous .I. venir devant lui et leur donna deuz tables d’or de commandement, que ilz fussent francs par toute sa terre et, la ou il alassent, deussent avoir leurs despens pour eulz et pour toute leur mesgnie de tout quanque il sceussent commander. Et leur encharga messagerie a l’apostolle et au roy de France et au roy d’Angleterre et au roy d’Espaigne (12°) et [aux] autres roys de crestienté. Puis leur

fist appareillier .xm. nefz, lesquelles chascune avoient .Ir. arbres et maintez foiz aloient a .xI. voiles, et vous pourroit l’en bien conter comment ;maiz, pour ce que trop longue matiere seroit, l’en ne vous contera pas encore, maiz avant, quant lieu et temps en sera. Et quant les nefz furent appareillees, et les trois barons et la dame et les .I1. freres et messire Marc pristrent congié au Grant Kaan et se recueillirent ens es nefz a moult grant gent et orent les despens du seigneur pour deux ans. Puis se mistrent en la mer et nagierent par .I. mois tant que il vindrent a une isle qui siet vers midy, qui a a nom Java, en laquelle isle a maintez merveilles, lesquelles nous vous conterons ça avant tout appertement. Puis se partirent de l’isle

La Description du monde

73

furent tout étonnés et se dirent qu’ils les emmèneraient avec eux, car leur idée était de rentrer dans leur pays par mer à cause de la dame et des grandes fatigues d’un si long voyage par terre. D'autre part, ils les emmenèrent volontiers avec eux parce qu'ils savaient qu’ils avaient parcouru et vu une grande partie de l’océan Indien et des contrées par où ils devaient passer, en particulier messire Marco. Ils allèrent trouver le Grand Khan et lui demandèrent qu’il leur fît la grâce d’envoyer avec eux les trois Latins, car ils voulaient rentrer par mer. Le Grand Seigneur, qui aimait tant ses trois Latins comme je vous l’ai dit, le leur accorda à contrecœur et permit aux trois Latins de partir avec ces trois officiers pour accompagner la dame.

XVII

Comment les deux frères et messire Marco ere le Grand Khan.

Quand le seigneur vit que les deux frères et messire Marco allaient partir, il les fit venir tous trois devant lui et leur donna deux plaques de commandement en or afin qu’ils allassent en toute liberté sur toute sa terre et que partout ils fussent défrayés, eux et tous leurs compagnons, de tout ce qu’ils réclameraient’. Il les chargea d’une mission auprès du pape, du roi de France, du roi d'Angleterre, du roi d’Espagne et des autres rois chrétiens. Puis il leur fit préparer quatorze navires qui avaient chacun quatre mâts et pouvaient aller sous douze voiles, et on pourrait bien vous dire comment. Mais parce que ce serait trop long, on ne vous le dira pas ici, mais plus loin, en temps et lieu. Et quand les navires furent prêts, les trois officiers, la dame, les deux frères et messire Marco prirent congé du Grand Khan, ils s’installèrent dans les navires avec beaucoup de gens et le seigneur leur donna de quoi payer leurs frais deux ans durant. Puis ils prirent la mer et naviguèrent trois mois avant d’arriver dans une île qui est au midi et se nomme 1. Sur les tablettes de commandement, voir le ch. LXXX. — L'expédition a quitté la Chine au début de 1291 (F. W. Cleaves, « A Chinese Source Bearing on Marco Polo’s Departure from China and a Persian Source on his Arrival in Persia», Harvard Journal of Asiatic Studies, 36 [1976], p. 181-203), ce qui

s’accorde avec un séjour de dix-sept années (ch. XVI), si les voyageurs sont

bien arrivés en Chine durant l’été 1275. Ils ont abordé en Perse au printemps 1293:

74

Le Devisement du monde

et nagierent parmy la grant mer d’Ynde bien .XVIII. moys avant que il venissent la ou il devoient, et trouverent

maintez

mer-

veilles et choses merveilleuses que nous conterons ça avant. Et quant ilz furent la venuz, ilz trouverent que Argon estoit mort, dont la dame

fut donnee

a Caxan

son

filz. Et sachiez,

sans

faille, que, [quant] il entrerent en mer, il furent bien .v°. personnes sans les mariniers, tous moururent qu’il n’eschappa que .XVHIL.. Iz trouverent que la seigneurie tenoit Chiato. Il lui recommanderent la dame et firent toute leur messagerie. [Et quant les .1r. freres et messire Marc orent fait leur messagerie] et tout l’affaire que le Grant Seigneur leur avoit commandé pour la dame, ilz pristrent congié et se mistrent a la voie. Et avant que ilz se partissent, Cogatra la dame leur donna .n. tables d’or de commandement, les .11. de jerfau et l’une de lyon, et l’autre estoit plaine, qui disoit en leur lettre que (13) ces trois messages fussent honnourez et serviz par toute sa terre comme son corps meismes et que chevaulx et toute despense et toute escorte leur fussent donnez. Et certes, ainsi leur fut fait, car ilz orent par toute sa terre toutes chosez besoingnables bien et largement, car je vous dy, sans faille, que mainteffoiz leur estoient donnez .CC. hommes a cheval et plus et mainz selon ce que besoing leur estoit a aler seurement. Et que vous en diroye je ? Quant ilz se furent partiz, si chevauchierent tant par leurs journees que ilz furent venuz a Trapesonde. Et puis vindrent en Constantinoble et de Constantinoble a Negrepont et de Negrepont a Venise. Et ce fu a mil .CC.mr*. et .xv. ans de l’incarnacion de Crist. XIX. Ore, puis que je vous ay conté tout le fait du prologue ainsi comme vous avez oy, si commenceray le livre du devisement des diversetez que messire Marc Pol trouva et son

oncle ou pais et ou chemin °. Il est voirs que il sont deux Ermenies, une Grant et une Petite. De la Petite en est sire ung roy qui maintient bien la terre et justice et est soupost au Tartar. Il y a maintez villes et

Le

La Description du monde

75

Sumatra, île où il y a maintes merveilles dont nous vous parlerons plus loin très clairement. Puis ils partirent de l’île et naviguèrent dans l’océan Indien bien dix-huit mois avant d’arriver où ils allaient, et ils découvrirent maintes merveilles,

maintes choses merveilleuses, que nous raconterons plus loin. Quand ils furent arrivés, ils constatèrent qu’Argoun était mort et la dame fut donnée à Ghazan son fils. Et sachez bien que, quand ils prirent la mer, ils étaient bien cinq cents personnes sans compter les marins ; tous moururent, il n’en réchappa que dix-huit. Ils constatèrent que Ghaïkhatou gouvernait le pays. Ils lui recommandèrent la dame et remplirent leur mission. Quand les deux frères et messire Marco eurent rempli leur mission et la charge, relative à la dame, que le Grand Seigneur leur avait confiée, ils prirent congé et se mirent en route. Mais avant leur départ, Cocacin la dame leur donna quatre plaques de commandement en or, deux de gerfaut, l’une de lion, la dernière unie,

où il était dit dans leur écriture que les trois ambassadeurs devaient recevoir par toute sa terre les mêmes égards et services qu’elle-même, et qu’on leur donnât chevaux, argent et escorte. Et certes, c’est ainsi qu’on les traita, car ils eurent par toute sa terre tout ce qui leur était nécessaire, et cela largement,

car je vous certifie que souvent on leur donnait deux cents cavaliers, ou plus ou moins, selon qu’il était nécessaire à leur

sécurité. Que vous dire ? Quand ils furent partis, ils se hâtèrent tant qu’ils arrivèrent à Trébizonde. Puis ils se rendirent à Constantinople, de Constantinople en Eubée et d’Eubée à Venise. Et c’était en l’an 1295 de l’incarnation du Christ. XIX. Maintenant que j'ai fini le prologue que vous avez entendu, je commencerai le livre de la description des choses singulières que messire Marco Polo découvrit avec son oncle en voyageant.

Il se trouve qu'il y a deux Arménies, une Grande et une Petite!. La Petite a pour seigneur un roi qui gouverne et régit bien sa terre et qui est le sujet du Tartare. Il y a là maintes villes 1. À la suite de l’invasion turque une partie de la population arménienne avait quitté la région du lac de Van pour s’installer en Cilicie, autour de la ville de Sis (auj. Kozan), où elle se constitua en un royaume chrétien de 1198 à 1375.

Voir C. Mutafian. Le Royaume arménien de Cilicie, xn°-xiv° s., Paris, 1993.

76

Le Devisement du monde

mains chasteaulx et y a de toutez choses grant habondance. Et encore est terre de grant deduit et de toutes chaces de bestes et d’oyseaulx. Maiz je vous di qu’elle n’est pas saine prouvence, maiz enferme durement. Et anciennement les gentilz hommes estoient preudommes d’armes et vaillans, maiz orendroit sont chetifz et vilz et n’ont nulle bonté, maiz que. il sont bons buveurs et grans! Encore y a sur la mer une ville qui est appellee Laias, laquelle est de grant marcheandise, car sachiez que toute espicerie et drapz de soye et dorez [d’enfra tere]* se portent a ceste ville, et toutez autres choses. Et les marcheans

de Venise et de Gennes (13) et de tous autres païs y viennent et vendent la le leur et achetent ce que mestier leur est. Et chascun qui veult aler enfra tere, ou marcheant ou autre, prennent leur voie de ceste ville. Ore vous avons conté de la Petite Ermenie, si vous conteray de Turquemanie.

XX.

Cy nous devise de la province de Turquemanie.

En Turquemanie a trois generacions de gens. Ce sont Turquemans qui aourent Mahommet, et sont simples gens et ont leurs langages. 11Z demeurent es montaignes et es landes la ou il treuvent bonnes pastures, car ilz vivent de bestial ; et si naist en ceste contree moult de bons chevaulx qui s’appellent turqueman. Et les autres gens sont Armins et Gres qui mellement demeurent avecques eulz en villes et en chasteaulx, et vivent de marchandises et d’ars, car ilz labourent les plus fins tappiz et les plus beaulx du monde. Encore labourent dras de soie comme vermaulz et d’autres couleurs, moult beaulx et riches, et moult grant quantité, et d’autrez choses assez. Leur souveraine cité si est le Coinesavasttaserie et maintez autres citez et chasteaulx, lesquelles je ne vous conteray pas ore, car trop seroit longue matiere. Il sont suppost au Tartar de Levant et y met seigneurie. Ore laissons de ceste province a parler et parlerons de la Grant Ermenie.

19a. deufrates.

La Description du monde

Te

et maints villages et il y a là de tout en grande abondance. C’est aussi une terre où on prend grand plaisir à chasser toutes sortes de bêtes et d’oiseaux. Mais je vous dis que ce pays n’est pas sain, mais au contraire très malsain. Jadis les nobles y étaient d'excellents

guerriers,

mais

maintenant

ils sont

misérables,

lâches et sans valeur — tout juste bons à boire, et beaucoup ! Il y a aussi sur la mer une ville nommée Laïas, qui est un grand centre de commerce, car épices, draps de soie et d’or en provenance de l’intérieur sont portés à cette ville, toutes les autres choses aussi. Les marchands de Venise, de Gênes et de tous pays y viennent, vendent là leurs produits et achètent ce dont ils ont besoin. Et qui veut aller à l’intérieur des terres, marchand ou autre, part de cette ville. Nous vous avons parlé de la Petite Arménie, je vous parlerai de la Turquie.

XX.

Description de la Turquie.

En Turquie il y a trois races. Il y a des Turcs qui adorent Mahomet, ce sont de pauvres gens, ils ont une langue à eux. Ils demeurent dans les montagnes et les landes où ils trouvent de bons pâturages, car ils vivent de l’élevage; et sont originaires de cette contrée de nombreux et excellents chevaux qu’on appelle turcs. Les autres gens sont des Arméniens et des Grecs qui demeurent, mêlés à eux, dans les villes et les villages et vivent du commerce et de l’artisanat. Ils fabriquent les tapis les plus fins et les plus beaux du monde. Ils fabriquent aussi en grande quantité de beaux, superbes draps de soie, de diverses couleurs dont des rouges, et bien d’autres choses. Leurs villes principales sont Konya, Sivas et Kayseri! pour ne rien dire de bien d’autres cités et villages dont je ne vous parlerai pas, car ce serait trop long. Ils sont les sujets du Tartare du Levant qui est leur suzerain. Nous cessons de parler de ce pays et parlerons de la Grande Arménie.

1. Le manuscrit édité fond ces trois villes en une seule Coinesavasttaserie,

ce que nous gardons dans le texte comme exemple du piège qu’étaient pour les lecteurs les noms de lieux et de personnes.

78

Le Devisement du monde

XXI.

Cy nous devise de la Grant Ermenie et province”.

La Grant Ermenie si est une grant province. Elle commence d’une cité qui est appellee Arsinga, en laquelle se labourent les meilleurs bouguerans du monde, et y a les plus beaulx [bains]* et les meilleurs d’yaue sourdant du monde. (14) Les gens sont ermins et sont hommes du Tartar. Il y a maïntez citez et maintz chasteaulx, maiz la plus noble cité a nom Arsinga, qui a arche-' vesque, et .Il. autres, l’une Arsus et Darzizi. Elle est moult grant province. Et vous dy que l’esté demoure en ceste contree tout l’ost de tous les Tartars du Levant, pour ce qu’il y treuvent moult bonne pasture a leurs bestes, maiz l’yver n’y demourent pas pour les grans froidures qui y sont oultre mesure, et pour ce s’en partent l’yver et s’en vont en lieu chault la ou il treuvent bonne pasture. Et si sachiez que en ceste Grant Ermenie est l’arche de Noé sur une grant montaigne. Elle confine de mydi envers levant comme ung royaume qui est appellez Mosul, qui sont crestiens jacobins et nestorins, desquelz je vous conteray cy avant. Devers tramontane confine avec Jorgans, desquelz je vous conteray enquore avant. Et a cel confin devers Jourgans, sachiez que il y a une fontaine qui sourt huille en moult grant quantité si que bien cent nefz y pourroient bien chargier a une foiz ;maïz il n’est pas bon a mengier, maiz est bon a ardoir et a oindre les chameulz pour la rongne. Et y viennent gens de moult loing pour ceste huille, car toute la contree d’entour n’ardent autre huille. Ore vous lairrons a conter de la Grant Ermenie, si parlerons de Jorganie.

XXII. Cy dit de Jourganie et de leurs roys??. |

En Jorganie a ung roy qui tous temps est appellez Davit - Melic, qui veult dire en françois Davit roy, et est soupost au Tartar. Et anciennement" tous les roys naissoient avecques ung signe d’aigle sus l’espaule destre. Ilz sont belles gens et

_vaillans hommes d’armes et bons (14Ÿ) archiers et bons combateurs en bataille. I1Z sont crestiens et tiennent la loy gregoise. IIz portent les cheveus cours en maniere de clers. Et

21a. baras. 22a. a. avecques t.

busr.

La Description du monde XXI.

79

Description de la Grande Arménie.

La Grande Arménie est un grand pays. Elle commence avec une cité nommée Erzincan où l’on fabrique les meilleures cotonnades du monde et il y a là les plus beaux bains d’eau de source et les meilleurs du monde. Les habitants sont arméniens et 1ls sont les sujets du Tartare. Il y a là maintes villes et maints villages, mais la cité la plus remarquable se nomme Erzincan, qui à un archevêque; il en est deux autres : Erzurum et Ercis. C’est un très grand pays. Je vous dis que, l’été, toute l’armée des Tartares du Levant demeure dans cette contrée parce qu’ils y trouvent d'excellents pâturages pour leurs bêtes; mais, l’hiver, ils n’y demeurent pas, car il y fait excessivement froid; aussi en partent-ils l’hiver et vont en un lieu plus chaud où ils trouvent de bons pâturages. Sachez aussi que c’est dans cette Grande Arménie qu’est l’arche de Noé sur une grande montagne. Au midi et à l’est l’ Arménie confine à! un royaume appelé Mossoul où ils sont chrétiens jacobites et nestoriens et dont je vous parlerai plus loin. Au nord elle confine à la Géorgie dont je vous parlerai aussi plus loin. Et sachez qu’aux confins de la Géorgie il y a une source dont jaillit de l’huile en si grande quantité que cent navires au moins pourraient bien en être chargés au même moment ; mais elle n’est pas faite pour manger, mais pour huiler les chameaux qui ont la gale et pour brûler. Des gens viennent de très loin chercher cette huile, car

dans toute la contrée alentour on ne brûle pas d’autre huile. Nous cesserons de parler de la Grande Arménie et nous parlerons de la Géorgie. XXII.

La Géorgie et ses rois.

En Géorgie il y a un roi qui porte toujours le nom de David Melic, ce qui veut dire en français” David Roi, et il est le sujet du Tartare. Jadis tous les rois naissaient avec un signe en forme d’aigle sur l’épaule droite. Ce sont de belles gens, d’excellents guerriers, de bons archers et de bons soldats dans les batailles. Ils sont chrétiens de confession grecque. Ils portent les cheveux 1. Texte : confine... comme. Exemple de mot italien — con «avec» — mal compris, figurant dans la version FG. Autres ex. p. 150 et 278. 2. En françois : l'expression est aussi dans F. Il est clair que Rustichello a voulu écrire français.

80

Le Devisement du monde

c’est la province que Alixandre ne pot passer, quant il voult aler au ponent, pour ce que la voie est estroite et doubteuse ; car de l’un lez est une mer et de l’autre sont moult grans montaignes que l’en ne puet chevauchier ; et dure ceste estroite voie plus de quatre lieues si que pou de gens tendroient le pas a l’encontre de tout le monde. Et vous di que Alixandre y fist fermer une tour moult forte par quoy celle gent ne peussent passer pour venir sur lui, et fut appelee la Porte du fer. Et ce est le lieu que le livre Alixandre conte comment il enclost les Tartars dedens deux montaignes. Maiz ce ne fut pas voirs que ilz fussent Tartar, maiz estoient unes gens qui s’appelloient Commains et autres generacions assez, car Tartars n’estoient a cellui temps. Il y a villes et chasteaulx assez et ont soye a grant habondance et si labourent drapz d’or et de soie de toutes façons moult beaulx. Il y a les meilleurs [ostours] du monde. Il y a de toutes choses habondance, et vivent de marchandise [et d’art]. La province est toute plaine de grans montaignes et de moult estrois pas et fors si que je vous dy que oncques les Tartars ne porent avoir la seigneurie entierement. Encore y a ung moustier de nonnains qui s’appelle Saint Lienart, ou il y a une telle merveille comme je vous conteray. Il y a ung grant lac d’eaue prez de l’eglise qui ist d’une montaigne que [tout l’]° an l’en ne treuve nul poisson dedens ne grant ne petit; et quant il y vient au premier jour de karesme, sy treuve l’en dedens le plus beau poisson du monde, (15) et grant quantité; et dure cellui poisson tout le karesme jusques au Samedy saint et depuis n’en treuve l’en nul jusques a l’autre karesme, et ainsi

22b. nul

"|

à + "onde

La Description du monde

81

courts à la façon des clercs. Et c’est le pays qu’Alexandre ne put traverser quand il voulut revenir en Occident, parce que la route est étroite et dangereuse : d’un côté il y a une mer et de l’autre de très grandes montagnes où l’on ne peut pas chevaucher, et cette route étroite dure plus de quatre lieues; ainsi quelques hommes défendraient le passage contre le monde entier. Je vous dis qu’Alexandre y fit dresser une tour fortifiée afin que l’on ne pût passer pour venir l’attaquer et elle fut appelée la Porte de Fer. C’est l'endroit dont le Livre d'Alexandre raconte qu’il y enferma les Tartares entre deux montagnes. Mais il n’est pas vrai qu’ils fussent des Tartares, il s’agissait d’un peuple, celui des Comans, et d’autres races, car il n’y avait pas de Tartares en ce temps-là’. Il y a là beaucoup de villes et de villages, ils ont de la soie en grande abondance et fabriquent de très beaux draps d’or et de soie de toutes sortes. Il y a là les meilleurs autours du monde. Il y a là de tout en abondance et ils vivent du commerce et de l’artisanat. Le pays est tout plein de grandes montagnes et de passages très étroits et redoutables en sorte que, je vous le dis, jamais les Tartares n’ont pu en devenir entièrement maîtres. Il y a là aussi un monastère de nonnes, appelé Saint-Léonard, où se produit une merveille que je vais vous dire. Il y a près de l’église un grand lac dont l’eau sort d’une montagne où, toute l’année, on ne trouve pas un poisson, petit ou grand; mais quand arrive le premier jour du carême, on y trouve le plus beau poisson du monde, et en grande quantité ; et il y a du poisson durant tout le carême jusqu’au Samedi saint et ensuite on n’en trouve pas 1. Voir Pseudo-Callisthène, Le Roman d'Alexandre, trad. Bounoure et Serret, p. 149, 214. Alexandre n’est pas remonté jusqu’au Caucase, mais des légendes anciennes lui attribuaient la construction d’une Porte de Fer (on la situa à Derbent) pour retenir et enfermer des peuples barbares. D’autre part, la légende juive a identifié ces Barbares aux peuples de Gog et Magog (Ezéchiel 38-39). Ces peuples forceraient la Porte et ce serait un signe que le Jugement serait proche (Apocalypse 20, 7). Gog et Magog ont été identifiés aux Scythes chez Flavius Josèphe (Antiquités judaïques, 1, 6, 1), aux Alaïns chez Benjamin de Tudèle, à des Juifs déportés par Sargon (2 Rois 17, 6), aux - Mongols (Mathieu Paris, Chronique). Marco Polo, qui accepte cette dernière identification (ch.LXXIII), se garde bien de faire allusion ici à Gog et Magog et

donc d'identifier les peuples enfermés aux Mongols. Sa suggestion — il s’agirait des Comans, ou Turcs du Kiptchak — ne vaut que ce que vaut la croyance en la Porte de Fer. Cf. A. R. Anderson, Alexander's Gates, Gog and Magog and the Inclosed nations, Cambridge MA, 1932.

82

Le Devisement du monde

vait chascun an si que c’est ung beau miracle. Celle mer que je vous dy qui est pres des montaignes s’appelle la mer de Geluchelan et dure bien environ .vi. miles et est loing de toutes mers .xII. journees. Et entre dedens ceste mer le grant flum d’Eufrate et pluseurs autres flums. Et est toute environnee de montaignes. Et ore nouvellement les marchans de Gennes nagent par celle mer par [leins]° que il ont porté et mis dedens. Et d’illecques vient la soie guele. Ore vous avons conté des confines de la Grant Ermenie vers transmontane, si vous conterons de l’autre confine qui est entre midi et levant.

XXII.

Cy nous dit du royaume de Mausul qui est entre midi

et levant”. De l’autre confin qui est entre midi et levant est le royaume de Mausul, et est moult grant royaume et y habitent plusieurs generacions de gens lesquelz nous vous deviserons. Il y a unes gens qui sont appellez Arrabic, qui aourent Mahommet. Encore y à une autre maniere de gens crestiens nestorins et jacoppins. Il ont patriarche que il appellent jacolic, et cestui patriarche fait evesques et archevesques et abbez et tous autres prelaz et les envoie par toutes pars en Ynde et en Bauda et au Cata, aussi comme fait l’apostole de Romme par les contrees des Latins. Car sachiez que tous les crestiens de celle contree, dont il y a moult grant quantité, sont tous jacoppins et nestorins crestiens, maiz non pas si comme commande l’apostole et l’eglise de Romme, car 11z faillent en plusieurs choses de la foy. Et tous

22c. lieux] cf. leign F. 23a. e. en a.

af à

La Description du monde

83

avant le carême suivant ; et c’est ainsi chaque année : un beau miracle ! Cette mer dont je vous parle et qui est près des montagnes s’appelle la mer Caspienne, elle fait bien sept cents milles de tour et elle est à douze journées de toute autre mer. Se jettent dans cette mer le grand fleuve qu’est l’Euphrate et : plusieurs autres fleuves. Elle est tout entourée de montagnes. Depuis peu les marchands de Gênes naviguent sur cette mer dans des embarcations qu’ils ont apportées et mises dedans. C’est de là que vient la soie guelle. Nous vous avons parlé des confins nord de la Grande Arménie et nous vous parlerons des confins sud et est. XXII.

Au sud et à l’est : le royaume de Mossoul.

Aux confins sud et est s’étend le royaume de Mossoul : c’est un très grand royaume qu'’habitent plusieurs races que nous vous décrirons. Il y a là une population, les Arabes, qui adore Mahomet. Il y a là aussi une population de chrétiens nestoriens et jacobites!. Ils ont un patriarche qu’ils appellent catholicos et ce patriarche fait évêques, archevêques, abbés et tous autres prélats et les envoie partout en Inde, à Bagdad et en Chine, tout

comme fait le pape de Rome en pays latin. Car sachez que tous les chrétiens de cette région, qui sont très nombreux, sont jacobites et nestoriens — non comme le commandent le pape et 1. La difficile formulation du mystère de la Trinité a été à l’origine d’hérésies. Nestorius, archevêque de Constantinople, fut condamné par le concile d’Éphèse de 431 et déposé. À la suite d’un malentendu on l’accusa de professer l’union de deux personnes en Jésus-Christ. Les chrétiens d’Orient, restés fidèles aux définitions de Nestorius, s’organisèrent en une Église indépendante de Rome, fin V° siècle. L'apparition du jacobisme fit que le centre de gravité de cette Église se déplaça de la Syrie vers la Perse (Irak et Iran). Les nestoriens — du nom que jacobites et Occidentaux leur donnaient — eurent une grande activité missionnaire jusqu’au VII s., à nouveau aux XT° et XII s., en Inde, mais aussi en Asie centrale et en Chine, d’où ils disparurent quand l’émpire mongol s’effondra. Théologiquement, ils n’ont pas été marqués par l’augustinisme. Aujourd’hui, l’Église chaldéenne regroupe ceux qui sont à nouveau rattachés à Rome, l’Église assyrienne ceux qui ne le sont pas. — Les définitions données par le concile de Chalcédoine (451) furent rejetées par des Églises orientales qui furent taxées de monophysisme et accusées de ne pas admettre que Jésus vrai Dieu est aussi vrai homme : il s’agit des coptes d'Égypte et d’Éthiopie, des arméniens et des jacobites. Ceux-ci tirent leur nom de Jacques Baradaï, mort en 578, qui organisa les chrétiens de Syrie et de Perse du Nord. | Voir R. Le Coz, Histoire de l'Église d'Orient : chrétiens d'Irak, d'Iran et de Turquie, Paris, 1995.

84

Le Devisement du monde

les dras d’or et de soie qui sont (15°) faiz en ce païs s’appellent moselin. Et issent de ceste contree moult grans marchans qui s'appellent moselins, lesquelz portent moult grant quantité d’espiceries et de perles et de dras d’or et de soie. Encore y a une maniere de gens qui habitent es montaignes de celle contree qui s’appellent Card, qui sont crestiens et sarrazins, moult mauvaises gens qui robent voulentiers les marcheans. Ore vous lairons a parler de Mausul, si parlerons de Baudac, la grant cité. XXIV.

Cy nous dit de la grant cité de Baudaz et comment elle fut prise.

Baudac est une moult grant cité la ou estoit le caliphe de tous les sarrazins du monde, aussi comme a Romme le siege du pape est et des crestiens. Et parmy la cité court ung moult grant flum et par ce flum puet l’en aler en la mer d’Ynde, si y a bien XVI. journees de Baudac, si que moult grant quantité de marcheans y vont et viennent avec leur marcheandise et arrivent en une cité qui a a nom Cisy et d’ilec entrent en la mer d’Ynde. Encore y a sus le flum entre Baudac et Cysi une grant cité qui a a nom Bascra, et tout environ la cité par le bois y naissent les meilleurs dades du monde. En Baudac labourent de maintez façons de dras de soie et d’or, si sont nasich et nac et quermesis et de maintz autres dras de moult belle façon. Baudac est la plus noble cité et la greigneur qui soit en toutes ces parties. Il fu voirs que, aprés mil .CCLV. ans de Crist, le seigneur des Tartars du Levant qui Halaton

avoit a nom,

qui fut frere au

Grant Kaan qui orendroit regne, assembla ung moult grant ost et vint sur Baudac et la prist a (16) force. Et ce fut bien grant chose que en Baudac avoit plus de cent mil hommes a cheval sans les hommes a pié. Et quant il ot ce fait, il trouva au caliphe une tour toute plaine d’or et d’argent et d’autre tresor, que ce fut la plus grant quantité ensamble que nulz homs veist oncques en nul lieu. Quant il vit ce grant tresor ensamble, si en ot moult grant merveille, si manda pour le caliphe et le fist venir devant lui et lui dist : «Caliphe, ore me di pourquoy tu avoies amassé si grant tresor ? Que en devoies tu faire ? Ne savoies tu que je estoie ton anemy et que je venoie sur toy atout si grant ost pour toy desheriter ? Pourquoy ne preiz tu ton. “4

1

La Description du monde

85

l'Église de Rome, car ils errent sur plusieurs points de foi. Tous les draps d’or et de soie qui sont faits dans ce pays s’appellent mousseline. Et de cette région partent d'importants marchands appelés mossouliens qui transportent épices, perles, draps d’or et de soie. Il y a là aussi une population qui habite dans les montagnes de cette contrée, celle des Kurdes : ils sont chrétiens ou musulmans, mauvaises gens qui pillent volontiers les marchands. Nous cesserons de vous parler de Mossoul et nous vous parlerons de Bagdad, la grande cité. XXIV.

La grande cité de Bagdad. Récit de sa prise.

Bagdad est une très grande cité où se trouvait le calife de tous les musulmans du monde de même que la résidence du pape des chrétiens est à Rome. Un très grand fleuve court à travers la cité et par ce fleuve on peut aller à l’océan Indien, à bien dix-huit journées de Bagdad, — fleuve où vont et viennent un très grand nombre de marchands avec leurs marchandises : ils trouvent la côte dans une cité nommée Kich et là ils entrent dans l’océan Indien. Il y a aussi sur le fleuve entre Bagdad et Kich une grande cité nommée Bassorah et dans les bois à l’entour de cette cité sont produites les meilleures dates du monde. À Bagdad on fabrique toutes sortes de draps de soie et d’or : nasic, nac et cramoisi, et bien d’autres draps de très belle

façon. Bagdad est la cité la plus illustre et la plus grande qui soit dans tous ces pays. C’est un fait que, en l’an 1255, le

seigneur des Tartares du Levant nommé Hulegu, le frère du Grand Khan qui règne actuellement, rassembla une très grande armée, marcha sur Bagdad et la prit de force. Et ce ne fut pas une petite affaire, car il y avait à Bagdad plus de cent mille cavaliers sans compter les fantassins. Cela fait, il découvrit que le calife avait une tour toute pleine d’or, d’argent et de trésors, en quantité telle que jamais on n’en vît réuni autant en un lieu. Quand il vit ce grand trésor, il en fut très étonné, envoya chercher le calife, le fit venir devant lui et lui dit : «Calife, dis-moïi

donc pourquoi tu avais amassé un si grand trésor? Que devais-tu en faire ? Ne savais-tu pas que j’étais ton ennemi et que je marchais sur toi avec une si grande armée pour te déposséder ? Pourquoi n’as-tu pas pris tes richesses ? Tu les aurais données aux mercenaires, cavaliers et hommes d’armes pour

86

Le Devisement du monde

avoir? Et l’eusses donné aux souldoiers et aux chevaliers et aux gens d’armes pour toy deffendre et ta cité ». Le caliphe ne lui sot que respondre et ne parla riens. Si lui dist le seigneur : «Ore, caliphe, puis que je voy que tu amas tant le tresor, je le te vueil donner a mengier si comme le tien meismes ». Si le fist prendre et mettre dedens la tour au tresor et commanda que nulle chose ne lui fust donnee a mengier ne a boire, puis lui dist : «Caliphe, ore mengue tant de ton tresor comme tu vouldras, puis que il te plaisoit tant, car jamaiz ne mengeras autre chose que de ce tresor ». Si demoura laiens .Hu. jours et mourut comme chetif. Et pour ce fust mieulx valu au caliphe que il eust donné et departi son tresor aux hommes d’armes qui l’eussent deffendu et sa terre et ses gens que estre pris et desherité et mort si comme il fut. Et depuis en avant n’en y ot nul caliphe ne en Baudac ne en autre lieu. Ore vous vueil conter ung grant miracle qui avint en Baudac, que Dieu fist pour les crestiens. XXV.

Cy nous raconte de la grant merveille qui avint en

Baudac de la montaigne*. (16") Il fut voirs que entre Baudac et Mausul avint, que ung caliphe qui estoit en Baudac au temps que il couroit mil .-CCLXXV. de Crist, qui moult haoit les crestiens, car jour et nuit il pensoit comment il peust faire retourner sarrazins* les crestiens de sa terre ou se non les faire mourir. Et de ce se conseilloit tout a ung [a ses]° prestres de sa loy; car tous ensamble leur vouloient aussi moult grant mal, et ce est chose

25a. s. contre 1. b. des

T7

La Description du monde

87

vous défendre, ta cité et toi ». Le calife ne sut que lui répondre et il ne dit mot. Le seigneur lui dit : «Eh bien, calife, puisque Je vois que tu as tant aimé ton trésor, je veux te le donner à manger comme ce qui t’appartient ». Il le fit saisir, mettre dans la tour du trésor et ordonna qu’on ne lui donnât rien à manger ou à boire; puis il lui dit : «Calife, mange donc tant que tu voudras de ton trésor, puisqu'il te plaisait tant; car tu ne mangeras plus rien d’autre que ce trésor». Il resta là-dedans quatre jours et mourut misérablement. Aussi aurait-il mieux valu au calife qu’il eût donné son trésor en partage aux hommes d’armes, qui l’auraient défendu avec sa terre et ses gens, plutôt qu’il fût pris, dépossédé et tué comme il le fut. Depuis, il n’y a plus de calife ni à Bagdad ni ailleurs. Mais je veux vous raconter un grand miracle qui arriva à Bagdad et que Dieu fit en faveur des chrétiens.

XXV.

Le récit du miracle de la montagne de Bagdad.

C’est un fait qu’il arriva entre Bagdad et Mossoul, alors qu'un calife qui était à Bagdad en l’an 1275 haïssait beaucoup les chrétiens” : jour et nuit il se demandait comment faire devenir musulmans les chrétiens de sa terre ou sinon les faire mourir. Les prêtres de sa religion et lui en délibéraient ensemble ; car tous sans exception leur voulaient beaucoup de 1. F s’accorde

avec

notre

manuscrit,

mais Bagdad

fut prise en

1258.

Le

calife fut roulé et étouffé dans un tapis que piétinèrent des chevaux. La légende édifiante

donnée

par Marco

Polo,

variante

de celle qui raconte

la mort

de

Crassus vaincu par les Parthes en 53 avant J.-C. circula très vite. On la retrouve par ex. chez Guillaume de Tripoli, Haïithon et Joinville (Vie de saint Louis, $ 586). 2. La date, que donne aussi F, est une incohérence. Le miracle de la

montagne est une légende copte, attestée en latin dès 1130; elle est alors située en Égypte. Elle devint un exemplum à l'usage des prédicateurs (F. C. Tubach, Index exemplorum, Helsinki, 1969 [n° 3424] ;M.-M. Dufeil, «Essai sur la signification de deux exemples », Le Récit bref au Moyen Âge [D. Buschinger éd.], Paris, 1980, p. 449-467). D'Égypte elle est passée en Mésopotamie à la faveur des contacts entre coptes et nestoriens ou du nom de Babylone que Le Caire et Bagdad portaient également au Moyen Âge. Marco Polo soude ce miracle avec une légende locale qui rapportait qu’un calife était mort chrétien, ce qui lui avait valu d’être enterré à l’écart des autres califes. Voir L. Minervini, « Leggende dei cristiani orientali nelle letterature romanze del mediævo», Romance Philology, 49 (1995-1996), p. 1-6; U. Monneret de Villard, 1! Libro della peregrinazione nelle parti d’'Oriente di frate Ricoldo da Montecroce, Rome, 1948, p. 85-88.

88

Le Devisement du monde

veritable que tous les sarrazins du monde veullent tousjours moult grant mal aux crestians du monde. Ore avint que le dit caliphe avec ses sages trouverent ung tel point en une nostre euvangille comme je vous diray, qui dit que [se il fust]° ung crestien qui [eust]® tant de foy comme le granel d’une sené et deist a une montaigne de lever soy, elle se leveroit. Et sachiez, ainsi est la verité. Et quant il orent ce point trouvé, si orent moult grant joie, car ce estoit bien chose de faire les tous tourner sarrazins ou mourir. Si manda adonc le caliphe tous les crestians de sa terre qui moult furent grant quantité. Et quant ilz furent devant lui, il leur monstra celle euvangille et leur fist lire le point qui est dedens que je vous ay dit. Et quant ilz l’orent leu, si demanda s’il estoit voirs. Les crestiens si respondirent que ainsi estoit il voirs voirement. «Ore puis », fait le caliphe, «que vous ditez que il est voirs, dont vous mettray une telle partie, car bien doit avoir entre vous qui estez tant de gent si petit de foy : ou vous ferez celle montaigne remuer que vous veez la » — si leur monstra au doit, que pres estoit — « ou je vous feray tous mourir de male mort. Et se vous voulez eschapper de la mort, si retournez tous sarrazins de nostre bonne loy. Et

a ce faire vous donne je respit .x. jours, et ce a cellui terme (17) n’est fait, ou vous mourrez ou vous retournerez sarrazins ». Et quant il leur ot ce dit, si les [congëéa]° que ilz deussent aler penser sur la besoingne a ce fait acomplir. XXVI.

Comment les crestiens orent grant paour de ce que le caliphe leur dist.

Quant les crestiens orent entendu ce que le caliphe leur avoit dit, si orent grant paour, maiz toutez voiez mistrent ilz toute leur esperance en Dieu, leur createur, que il les aydast de ce grant peril. Si furent a conseil tous les sages crestians qui la estoient, car il avoit evesques et prestres assez, et ne porent autre trouver ne veir, maiz que tourner se a cellui par qui tous biens viennent, que par sa pitié les deffende des mains au cruel caliphe. Si furent tous ensamble et hommes et fames en oroisons .VIIL. jours et .VII. nuiz. Et au chief des .VIn. jours vint une avision a ung evesque qui estoit moult bon crestien par le _

25c. il fut d. ote. courrouça.

La Description du monde

89

mal — c’est un fait que les musulmans du monde entier veulent toujours le plus grand mal aux chrétiens du monde entier. Or il arriva que ledit calife et ses sages découvrirent dans notre Évangile la parole qui suit, à savoir que, s’il était un chrétien qui eût de la foi gros comme un grain de moutarde et dît à une montagne de se soulever, elle se soulèverait ;et sachez-le, c’est la vérité. Quand ils eurent découvert cette parole, ils furent très heureux, car il y avait bien de quoi faire devenir musulmans ou mourir tous les chrétiens. Le calife convoqua donc tous les chrétiens de sa terre qui étaient très nombreux. Quand ils furent devant lui, il leur montra cet Évangile et leur fit lire la parole qui s’y trouve et dont j'ai parlé. Quand ils l’eurent lue, il demanda si elle était vraie. Les chrétiens répondirent qu’elle était vraiment vraie. « Eh bien, dit le calife, puisque vous dites qu’elle est vraie, je vous propose ce choix — il doit bien y avoir parmi vous qui êtes si nombreux cette petite quantité de foi ! — : ou vous ferez se déplacer la montagne que vous voyez là » — et il la leur montra du doigt, car elle était proche — «ou je vous ferai tous mourir d’une mort cruelle. Et si vous voulez échapper à la mort, faites-vous tous musulmans et embrassez notre bonne religion. Pour ce faire je vous donne un délai de dix jours, et si alors ce n’est pas fait, ou vous mourrez ou vous deviendrez musulmans ». Cela dit, il les congédia, ils avaient à réfléchir au moyen de réaliser sa demande. XXVI.

La grand-peur que les paroles du calife firent aux chrétiens.

Quand les chrétiens eurent entendu ce que le calife leur avait dit, ils eurent grand-peur ; toutefois ils mirent toute leur espérance en Dieu, leur créateur : il les secourrait dans ce grand

péril. Tous les sages d’entre les chrétiens qui étaient présents se réunirent, car il y avait beaucoup d’évêques et de prêtres, et

ils ne purent trouver ou voir d’autre solution que de se tourner vers celui de qui viennent tous biens afin que par sa grâce il les gardât des mains du cruel calife. Tous ensemble, hommes et femmes, ils furent huit jours et huit nuits en prière. Au bout des

huit jours, un évêque qui était très bon chrétien eut une vision

90

Le Devisement du monde

saint angel du ciel, que il deist a ung savatier crestien qui n’avoit que ung oeil de faire la priere a Dieu, et que par sa bonté Dieu acompliroit la priere qu’ilz avoient faite par la sainteté au savatier. Ore vous diray de ce savatier quel homme il estoit. Sachiez que il menoit moult honneste vie et chaste et jeunoit et ne faisoit nul pechié et chascun jour aloit au moustier oïr messe et donnoit chascun jour de son argent de son gaaing pour Dieu. Et encore tant plus la reson pourquoy il n’avoit que ung oeil fu ceste, que ung jour vint une fame a lui pour faire sollers et lui monstra le pié pour prendre la mesure et avoit moult belle jambe et moult beau pié; si s’enchandeliza trestout en sa conscience de pechié, et il pluseurs foiz avoit (17*) oÿ dire en la sainte euvangille en l’eglise que, se l’ueil dehors

eschandelizoit la conscience dedens, de traire le hors de la teste maintenant avant que pechier ; et il le fist ainsi, que depuis que la fame se fut partie, 1l prist l’alesne de quoy il cousoit et s’en donna parmy l’ueil si que il le creva et ainsi perdy l’ueil par ceste maniere. Ore veez se il estoit saint homme et juste et de bonne vie ! XXVII

Comment il vint en avision a l’evesque [du çavetier

qui n'avoit que] un oeil”. Quant celle avision fut avenue a celui evesque par plusieurs foiz, si comme vous avez oÿ que j’ay conté si avant, si le dist ung jour aux crestians tout le fait de l’avision, comment il l’avoit veu par plusieurs foiz. Si s’acorderent tous ensemble de faire venir devant eulz le dit sabatier. Et quant il fut venu, si lui distrent que il vueullent que il face la priere et que Dieu leur avoit promis de l’acomplir par sa priere. Et quant il oÿt ce que l’en lui disoit, si s’excusa moult en disant qu’il n’estoit pas si bon homme comme ilz disoient. Maiz tant lui prierent doulcement que 1l dist que pour ce ne demourra de faire leur commandement.

27. Rubr. pour le cor viser d.

La Description du monde

91

où le saint ange céleste l’invitait à dire à un savetier chrétien qui n’avait qu’un œil de faire la prière à Dieu : dans sa bonté, Dieu accomplirait leur prière à cause de la sainteté du savetier. Je vais donc vous dire quel homme était ce savetier. Sachez qu’il menait une vie très honnête et chaste, jeûnait, ne commettait aucun péché, allait chaque jour à l’église entendre la messe et, pour l’amour de Dieu, donnait chaque jour de l’argent qu’il gagnait. En outre, la seule raison pourquoi il n’avait qu’un œil était qu’un jour une femme vint chez lui pour se faire faire des souliers : elle lui montra le pied pour qu’il en prît la mesure, et elle avait une très belle jambe et un très beau pied; ce fut un objet de scandale et de péché pour sa conscience, et il avait plusieurs fois entendu dire à l’église dans le saint Évangile que, si l’œil dehors scandalisait la conscience dedans, on se l’arra-

chât de la tête sans délai avant que de pécher; c’est ce qu’il fit, car dès que la femme fut partie, il prit l’alêne dont il cousait et s’en frappa en plein dans l’œil en sorte qu’il le creva et perdit ainsi son œil. N’était-ce pas un homme saint, juste et de bonne vie ! XXVII.

La vision que l’évêque eut du savetier borgne.

Quand l’évêque eut eu plusieurs fois la vision dont je vous ai parlé, il dit un jour aux chrétiens qu’il avait eu cette vision, et cela plusieurs fois. Ils tombèrent tous d’accord pour faire venir le savetier devant eux. Et quand il fut arrivé, ils lui dirent qu’ils voulaient qu’il fit la prière et que Dieu leur avait promis de réaliser leur demande à cause de sa prière. Quand il entendit ce qu’on lui disait, il s’excusa longtemps en disant qu’il n’était pas un homme aussi bon qu’ils le disaient ;mais ils le prièrent avec tant de douceur qu’il dit que cela ne l’empêcherait pas de faire ce qu’ils demandaient.

| a

92

Le Devisement du monde

XXVIIL.

Comment la priere de celui saint homme sabatier

fist mouvoir la montaigne *. Quant le jour du terme fut venu, si se leverent les crestiens

le matin tous et hommes et fames, petiz et grans, qui estoient plus de cent mile personnes, et alerent a l’eglise et oÿrent la sainte messe.

Et quant la sainte messe

trent tous ensamble

fut chantee,

si se mis-

a la voie a aler au [plain pres] de celle

montaigne, a grant (18) procession, avecques la precieuse croiz devant eulz, a grans criz et a grans lermes. Et quant 11z furent la venuz,

si trouverent

la le caliphe avec tout son ost de sar-

razins appareilliez d’eulz occire ou de retourner a leur loy, car ilz ne cuidoient pas que Dieux feist ceste grace aux crestiens. Et les crestiens avoient moult grant paour, maiz toutes voies avoient leur esperance vers Jhesucrist. Si prist le savatier la beneïçon de l’evesque et puis se getta a terre a genoulz devant le signe de la vraye croiz et tendy ses mains vers le ciel et fist ceste oroison : « Beau sire Dieux omnipotent, je te pri que par ta sainte bonté tu vueilles faire ceste grace a cest tien pueple a ce que il ne muirent ne que ta foy soit abatue ne desprisiee ; non mie que je soie dignes de toy prier ne requerre, maiz ta puissance est si grant et ta misericorde que tu orras ceste moie priere de moy qui suy ton serf plain de pechié ». Et quant il ot faite sa priere et s’oroison vers Dieu, le souverain pere par qui toutes graces sont acomplies, maintenant, voiant le caliphe et tous les sarrazins et autres gens qui estoient la, si se leva la montaigne de son lieu et ala la ou le caliphe l’avoit commandé. Et quant le caliphe et tous les sarrazins virent ce, si demourerent tous esbahiz et si orent moult grant merveille de cest miracle que Dieux avoit fait pour les crestiens ; si que grant quantité des sarrazins devindrent crestiens et proprement le caliphe se fist baptisier en nom du Pere et du Filz et du Saint Esperit, amen, et devint crestien, maiz ce fut secretement. (18Ÿ) Car quant il mourut, si trouva l’en une croiz a son col pendant si que pour ce ne le vouldrent ensevelir avecques leurs autres

caliphes, maiz le mistrent a part des autres. Les crestiens orent moult grant joye de cest grant saintisme miracle et s’en retournerent faisant moult grant feste, rendant graces a leur createur 28a. pré plain

La Description du monde XXVIIL

93

La prière du saint homme, le savetier, fait se déplacer la montagne.

Quand le terme du délai fut arrivé, les chrétiens se levèrent de bonne heure, tous, hommes

et femmes, petits et grands : ils

étaient plus de cent mille personnes. Ils allèrent à l’église et entendirent la sainte messe. Quand la messe eut été chantée, ils se mirent tous ensemble en route pour aller dans la plaine proche de la montagne, en grande procession, avec la précieuse croix devant eux, au milieu des cris et des larmes. Quand ils furent arrivés,

ils trouvèrent

là le calife avec

son

armée

de

musulmans prêts à les tuer ou à les convertir à leur religion, car ils ne s’imaginaient pas que Dieu fît cette grâce aux chrétiens. Les chrétiens avaient très grand-peur, mais toujours ils mettaient leur espérance en Jésus-Christ. Le savetier reçut la bénédiction de l’évêque, puis se jeta par terre à genoux devant le signe de la vraie croix, tendit les mains vers le ciel et fit cette prière : «Seigneur Dieu tout-puissant, je te prie que, dans ta sainte bonté, tu veuilles faire cette grâce à ton peuple afin qu’il ne meure pas et que ta foi ne soit ni méprisée ni vaincue ; non que je sois digne de te prier et invoquer, mais ta puissance et ta miséricorde sont si grandes que tu entendras ma prière, à moi qui suis ton serviteur plein de péchés ». Quand il eut achevé sa prière à Dieu, le souverain père par qui toutes grâces sont accomplies, aussitôt et sous les yeux du calife, de tous les musulmans et autres assistants, la montagne se souleva de son emplacement et alla où le calife l’avait réclamé. À cette vue le calife et tous les musulmans restèrent tout stupéfaits et furent émerveillés de ce miracle que Dieu avait fait pour les chrétiens. Aussi une grande quantité de musulmans

devinrent chrétiens,

en particulier le calife se fit baptiser au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, amen. Il devint chrétien, mais en secret. Quand

il mourut, on trouva une croix pendant à son cou de sorte qu’on ne voulut pas l’ensevelir avec les autres califes, mais qu’on le mit à part. Les chrétiens furent très heureux de ce grand et très saint miracle et ils s’en retournèrent dans la plus grande joie en rendant grâce à leur créateur de ce qu’il avait fait pour eux”. 1. Le récit de Marco Polo a été utilisé dans la Nuova Cronica de Giovanni Villani (avant 1346) et dans la chanson de geste française Baudouin de Sebourc

(début du XIV* s.), dont le héros tient le rôle du savetier !

94

Le Devisement du monde

de ce que il leur avoit fait. En telle maniere ala ce fait que vous avez oÿ, de quoy ce fut moult grant miracle. Et ne vous esmerveillez se les sarrazins haïent les crestiens, car la mauldite loy

que Mahommet leur donna, si commande que tous les maulz que ilz puent faire a toutes manieres de gens et meismement aux crestiens que il le doivent faire, et d’embler le leur et de touz les autres maulz puis que il [ne sont]° de sa loy. Ore veez comme sanglante loy et comme mauvaiz commandemens que i1z ont, et tous les sarrazins du monde se maintiennent en ceste maniere. Ore vous avons conté de Baudac, maiz vous pourrions avoir conté de leurs affaires et de leurs coustumes, maïz trop seroit longue matiere, pour ce que je vous conteray cy avant de grans chosez et merveilleusez, si comme vous pourrez entendre en cest livre tout appertement. Si vous conteray ore de Tauriz la noble cité. XXIX.

Cy devise de la noble cite de Thoris.

Thoris est une grant cité et noble qui est en une province qui s’apelle Yrac — et ainsi a tel nom — ens en laquelle a plusieurs citez et chasteaulx ; maiz pour ce que Thoris est la plus noble, je vous conteray de son affaire. Il est voirs que les hommes de Thoris (19) vivent de marchandise et d’ars, car il se labourent

de toutes manieres de dras de soie dorez et de plusieurs façons moult beaulx et de grant vaillance. La cité est aussi bien assise que d’Ynde et de Baudac et de Mausul et de Cremesor et de maintz autres lieux y viennent les autres marchandisez ; si que pour ce y vont maint marchant latin et proprement genevoiz pour acheter et pour faire leurs affaires, car l’en y treuve aussi moult grant quantité de pierrerie. Elle est cité car les marchans y font moult de leur prouffit. Ce sont gens de povre affaire et sont moult mellez de maintez manieres : il y a armins, nestorins, jacoppins, jorgans, persans et encores hommes qui aourent Mahommet, et c’est le pueple de la cité et sont moult mauvaises gens et s’appellent touzi. La ville est toute avironnee de beaulx jardins et delictables, plains de moult beaux fruiz de plusieurs manieres moult bons et assez de grant maniere. Ore

28b. nest.

La Description du monde

LE

Vous avez entendu les faits comme ils ont eu lieu et ce fut un grand miracle. Ne vous étonnez pas si les musulmans haïssent les chrétiens ; c’est que la maudite religion que Mahomet leur donna leur commande de faire tout le mal qu’ils peuvent à toutes sortes de gens et surtout aux chrétiens : leur enlever leurs biens et leur faire tout le mal possible puisqu'ils ne sont pas de sa religion. La religion sanguinaire et le mauvais commandement ! Tous lés musulmans du monde agissent ainsi. Nous vous avons parlé de Bagdad, nous pourrions vous parler de leurs travaux et de leurs coutumes, mais ce serait trop long, car je vous parlerai plus loin de grandes merveilles, comme vous le verrez dans ce livre très clairement. Je vous parlerai donc de Tabriz, l’illustre cité.

XXIX. Description de l'illustre cité de Tabriz. Tabriz est une grande et illustre cité qui se trouve dans un pays nommé l’Irak adjemi — c’est son nom — où il y a plusieurs villages et cités ; mais parce que Tabriz est la plus illustre, je vous parlerai d’elle. C’est un fait que les gens de Tabriz vivent du commerce et de l’artisanat, car on y fabrique toutes sortes de draps de soie dorés, de plusieurs façons, très beaux et de grande valeur. La cité est si bien située que de l’Inde, de Bagdad, de Mossoul, d’Ormuz et de bien d’autres lieux y arrivent toutes les marchandises ; aussi, bien des marchands latins et en particulier génois s’y rendent pour acheter et faire des affaires, car on y trouve une très grande quantité de pierres précieuses : c’est une cité où les marchands font de grands profits. La population y est d’une grande médiocrité et très mélangée : il y a là des Arméniens, nestoriens, jacobites, Géorgiens, Persans et d’autres qui adorent Mahomet : tel est le peuple de la cité et, ce sont de mauvaises gens appelés Tabrisiens. La ville est tout environnée de beaux jardins très

agréables, pleins de très beaux fruits de plusieurs sortes, très bons et en grande quantité. L

96

Le Devisement du monde

lessons de Thoris, si vous conteray de la grant province de Persie. XXX.

Cy devise de la grant province de Persie*.

Persie est une

grant province,

laquelle anciennement

fut

moult noble* et de moult grant affaire, maiz orendroit [l'ont]?

gastee et destruite les Tartars. En Persie est la cité de Saba de laquelle se partirent les trois roys quant ilz vindrent aourer Jhesucrist, car ilz sont enseveliz en ceste cité en troiz sepultures moult grans et moult belles, et dessus chascune sepulture a une maison quarree moult bien escuree dessus, et sont l’une jouste l’autre.

[Les cors

sont

encore

tot entier]

et ont

cheveuz

et

barbes. (19Ÿ) L’un avoit a nom Jaspar, l’autre Balthasar, le tiers

Melchior. Et le dit message Marc Pol si demanda moult aux gens de celle cité et de l’estre de ces .II. magis ; maiz il n’en trouva nul qui riens lui en sceust dire, maiz que tant qu’il estoient .IIl. roys qui anciennement y furent enseveliz. Mez en trois journees aprist ce que je vous diray, car il trouva ung chastel qui est appellez Cala Ataperistam, qui vault a dire en françoiz chasteau des aourans du feu, et ce est bien leur nom, car les gens de cest chasteau aourent le feu. Et vous diray pourquoy il l’aourent si comme ilz dient, que anciennement les troiz roys de celle contree alerent aourer ung prophete qui estoit nez, et porterent .II. offrandes, or et encens

et myrre,

pour congnoistre ce cestui prophete estoit dieu ou roy terrien ou myrre; car ilz distrent que s’il prent l’or qu’il sera roy terrien et se il prenoit l’encens qu’il seroit dieux et que se il prenoit le myrre que il seroit mire. Ore avint que, quant il furent la venuz ou l’enfant estoit nez, le plus jeune des .n. y entra avant et trouva l’enfant semblable de aage a lui meismes, si yssi hors et se fist grant merveille ; et aprés y entra l’autre du [moien]° aage et tout aussi lui sembla comme a l’autre de son aage meismes, si en yssi hors donnant soy grant merveille ; puis

30a. n. cité e. b. la c. mendre.

La Description du monde

97

Nous laissons Tabriz et je vous parlerai du grand pays de Perse. XXX.

Description du grand pays de Perse.

La Perse est un grand pays qui jadis fut illustre et puissant, mais maintenant les Tartares l’ont dévastée et ruinée. C’est en Perse que se trouve la cité de Saveh d’où partirent les trois rois quand ils vinrent adorer Jésus-Christ, car ils sont ensevelis dans cette cité dans trois tombeaux très grands et très beaux!. Sur chaque tombeau il y a une maison carrée très bien nettoyée et ils sont les uns à côté des autres. Les corps sont encore tout intacts avec cheveux et barbe. L’un se nommait Gaspard, le second Balthazar, le troisième Melchior. Ledit messager Marco Polo interrogea beaucoup les gens de cette cité sur ces trois mages, mais il ne trouva personne qui sût lui en dire un mot, si ce n’est seulement qu’il s’agissait de trois rois qui furent ensevelis là, jadis. Mais au bout de trois journées il apprit ce que je vous dirai. Il trouva un village appelé Kalaï Atachparastan, ce qui veut dire en français village des adorateurs du feu, nom bien justifié, car les gens de ce village adorent le feu. Et je vous dirai quelle raison ils donnent de l’adorer. Jadis les trois rois de cette contrée allèrent adorer un prophète qui venait de naître et ils emportèrent trois offrandes, de l’or, de l’encens et de la myrrhe, pour savoir si ce prophète était dieu, roi ou médecin ; car ils dirent que s’il prenait l’or, il serait roi, s’il

prenait l’encens, il serait dieu et s’il prenait la myrrhe, il serait médecin. Or il arriva que quand ils furent arrivés là où l’enfant était né, le plus jeune des trois entra le premier et trouva l’enfant du même âge que lui, il ressortit et exprima son étonnement ; après, entra le second, d’âge moyen, et il lui sembla aussi de son âge à lui, il ressortit en manifestant son étonne1. Les traditions, relatives aux mages, étaient très différentes chez les chrétiens d'Orient de celles des Occidentaux, pour qui les reliques des trois rois, recueillies par Hélène, transférées à Constantinople, puis à Milan, se trouvaient depuis 1164 à Cologne (Pipino a censuré les ch. XXX-XXXI). Chaque donnée du récit de Marco a son parallèle dans ces traditions orientales, dont des éléments ne sont pas chrétiens, mais zoroastriens (les trois âges de Dieu, le culte du feu) ou chamaniques (la pierre magique). Voir l’étude magistralede U. Monneret de Villard, Le Leggende orientali sui magi evangelici, Rome, 1952. Par un heureux hasard médecin se dit mire en ancien français, ce qui ne pouvait que confirmer aux yeux des lecteurs la signification, très ancienne, de la myrrhe.

“Res

.53

98

Le Devisement du monde

y entra l’autre de plus grant aage et tout aussi lui avint comme aux autres deux devant, si yssi hors tout pensiz. Et quant ilz furent tous troiz ensemble, si dist chascun ce que il y avoit veu et trouvé (20) et de ce se firent grant merveille et acorderent d’aler tous trois ensemble et alerent, si trouverent l’enfant de l’aage que il estoit, c’est de .xu. jours, si l’aourerent et lui offrirent l’or et l’encens et le myrre. Et l’enfant receut toutes ces troiz offrandes et puis leur donna une boiste close; et s’en

partirent les trois roys pour retourner en leurs contrees. XXXI.

Cy nous dit des troiz roys qui retournoient.

Quant il orent chevauchié plusieurs journees, si orent vouloir de veoir ce que l’enfant leur avoit donné, si ouvrirent la boiste et trouverent dedens une pierre. Quant il la virent, si orent moult grant merveille que ce pouoit estre que l’enfant leur avoit donné et pour quelle signiffiance. Et la signifiance fut pour ce que quant ilz presenterent a l’enfant l’offrande, si les prist toutes troiz et ilz distrent que, puis que il les avoit prises toutes troiz, qu’il estoit vraiz dieux et vraiz roys et vraiz mires et que la foy qu’il avoient commencié deust estre ferme en eulz comme pierre ferme, si que pour ceste achoison orent de l’enfant la pierre en celle senefiance pour ce que il savoit bien leurs pensees. Et eulz, qui ne sorent pas que la dite pierre portast la senefiance, si la getterent en ung puis et maintenant descendi du ciel ung feu ardant qui descendi ou puis la ou la pierre avoit esté gettee. Et quant les trois rois virent ceste grant merveille, si demourerent tous esbahiz et furent moult repenti de ce que ilz avoient la pierre gettee, car bien apparceurent adonc la senefiance qui grant estoit et bonne. IIz pristrent maintenant de ce feu et (20") l’emporterent en leur païs et le mistrent en une de leur eglises moult belle et moult riche. Et le font tous jours ardoir et l’aourent comme dieu. Et tous leurs sacrefices que ilz font cuisent avec de ce feu et, se il avient aucune foiz que le feu fust estaint, ilz vont aux citez autres la

entour qui ceste feu et le portent les gens de ceste que il vont bien

meisme foy tiennent et se font donner de leur en leurs eglises. Et ce fut l’achoison pourquoy contree aourent le feu. Et si avient mainteffoiz . .x. journees loing pour querre ce feu. Ainsi le

os conterent ceulx de cellui chasteau au dit messire Marc Pol et

La Description du monde

99

ment ; puis entra le dernier et le plus âgé, il lui arriva exactement comme aux deux autres et il ressortit tout pensif. Quand ils furent tous trois réunis, chacun dit ce qu’il avait vu et trouvé, ils exprimèrent leur étonnement et tombèrent d’accord pour entrer tous trois en même temps. Ils entrèrent et trouvèrent l’enfant de l’âge qu’il avait, soit de treize jours, ils l’adorèrent et lui offrirent l’or, l’encens et la myrrhe. L'enfant reçut ces trois offrandes, puis il leur donna une boîte fermée et les trois rois partirent pour rentrer dans leurs contrées. XXXI.

Le retour des trois rois.

Quand ils eurent chevauché plusieurs journées, ils voulurent voir ce que l’enfant leur avait donné, ils ouvrirent la boîte et trouvèrent une pierre dedans. Quand ils la virent, ils se demandèrent stupéfaits ce que pouvait bien être ce que l’enfant leur avait donné et quel en était le sens. Et le sens tenait à ce que quand ils présentèrent leurs offrandes à l’enfant, il les prit toutes trois et qu'ils se dirent que puisqu'il les avait prises toutes trois, il était vrai dieu, vrai roi et vrai médecin ; et c’était

pour que la foi qui était née en eux fût dure comme une pierre dure. C’est ainsi qu’ils eurent de l’enfant la pierre qui avait ce sens, parce qu'il savait le fond de leurs pensées. Mais eux, qui ne savaient pas que cette pierre avait ce sens, la jetèrent dans un puits, et aussitôt descendit du ciel un feu ardent qui des-

cendit dans le puits où la pierre avait été jetée. Quand les trois rois virent cette merveille, ils demeurèrent tout stupéfaits et se

repentirent beaucoup d’avoir jeté la pierre, car ils comprirent alors son sens qui était grand et bon. Ils prirent aussitôt de ce feu, l’emportèrent dans leur pays et le mirent dans une de leurs églises qui était très belle et très riche. On l’y fait toujours brûler et on l’adore comme un dieu. Tout ce qu’on sacrifie, on le fait cuire avec une flamme prise à ce feu et, s’il arrive d’aventure que le feu s’éteigne, les gens se rendent dans les cités des environs qui ont la même religion, s’y font donner du feu et le portent dans leurs églises. Voilà pourquoi les gens de cette contrée adorent le feu. Il arrive même parfois qu’ils voyagent bien dix journées pour chercher ce feu. C’est le récit que firent ceux de ce village au dit messire Marco Polo et ils lui certifièrent que les choses s’étaient passées ainsi et que l’un des

T

100

Le Devisement du monde

lui affermerent par verité que ainsi avoit esté [et que l’un des JHI. roys avoit esté] d’une cité qui a a nom Saba et l’autre de Ava et le tiers de cellui chasteau qui aouroient le feu avecques toute celle contree. Ore vous ay je conté de ce, si vous conteray des contrees de Persie et de leurs coustumes. XXXIL

Cy devise des .viii. royaumes de Persie”’.

Or sachiez que en Persie a .VIIIL. royaumes pour ce que elle est grande province et si les vous nommeray tous par nom. Le premier royaume est au commencement et a a nom Casum; le second qui est vers mydi est appellez Cirdistan; le tiers est appellez Elor, le quart Cielstan, le quint Istanit, le siziesme Serasy, le septiesme Soncara, le huitiesme Tunecain qui est a l’issue de Persie. Tous ces royaumes sont vers midy fors ung seulement, c’est Tunecain, qui est pres de l’Arbre Seul. Et en ce royaume a moult beaux destriers et en maine l’en plusieurs en Ynde a vendre, car ilz sont chevaulx de grant (21) vaillance

que bien vault tant l’un de celle monnoie que .cc. livres de tournois, et quant plus et mains selon ce que ilz sont. Et si y a aussi asnes des plus beaulx du monde qui bien valent .xxx. mars d’argent l’un, car 11z sont grans et bien courans et portent moult bien l’ambleure. Les gens mainent les chevaulx jusques a Chysi et Arcumosa qui sont deux citez sur la rive de la mer d’Ynde, et illecques trouvent les chevaulx qui les achetent et les mainent en Ynde vendre. En ces royaumes a de maintez crueuses gens et homicidialz, car ilz se occient tousjours ensemble. Et se ne fust pour la seigneurie, c’est du Tartar de Levant, 11 feroient grans maulz aux marcheans. Et pour toute la seigneurie ne lessent il encore que mainteffoiz il ne leur facent dommage a leur pouoir, car se ilz ne trouvassent les marcheans bien appareilliez d’armes, il les occifrloient et rob[erloient tous ; et aucune foiz quant il ne se prennent pas bien garde, si les destruisent touz. Et sont tous sarrazins, car il tiennent la loy Mahommet. [En ces cités a]* marcheans et gens

32a. Et les citez des.

La Description du monde trois

rois

l’avait

été d’une

cité nommée

101 Saveh,

le second

d’Aveh et le troisième! de ce village qui adore le feu avec toute la région. J’ai fini de vous en parler et je vous parlerai des contrées de Perse et de leurs coutumes.

XXXII.

Description des huit royaumes de Perse.

Sachez donc qu’en Perse il y a huit royaumes parce que c’est un grand pays. Je vais vous les nommer l’un après l’autre : le premier rencontré se nomme Qazvin; le second, au midi, s’appelle Kurdistan; le troisième s’appelle Louristan, le quatrième Choulistan, le cinquième Ispahan, le sixième Chiraz, le septième Chabankarah, le huitième Toun-et-Kaïn à la sortie de Perse. Tous ces royaumes sont au midi, sauf un, Toun-et-Kaïn, qui est près de l’Arbre Seul. Dans ce royaume il y a de très beaux destriers et on en emmène beaucoup en Inde pour les vendre, car ce sont des chevaux d’une grande valeur : Fun vaut bien dans leur monnaie deux cents livres tournois, ou plus ou moins, selon son état. Il y a là aussi des ânes parmi les plus beaux du monde qui valent bien trente marcs d’argent l’un, car ils sont grands et rapides et vont bien l’amble. Les gens mènent les chevaux jusqu’à Kich et Ormuz, deux cités au bord de l'océan Indien, et là les chevaux trouvent des acheteurs qui vont les vendre en Inde. Dans ces royaumes il y a beaucoup de gens cruels et homicides, car ils ne cessent de s’entre-tuer. N’eût été le gouvernement, je veux dire celui du Tartare du Levant, ils feraient beaucoup de mal aux marchands. En dépit même du gouvernement, ils ne laissent pas de leur faire tout le dommage possible, car s’ils ne trouvaient pas les marchands

bien pourvus d’armes, ils les pilleraient et tueraient tous; et parfois, quand les marchands ne sont pas bien sur leurs gardes, ils les massacrent tous. Ils sont tous musulmans, leur religion

est celle de Mahomet. Dans ces cités il y a des marchands et

1. Passage corrompu. La bonne leçon est donnée par le manuscrit Z qui précise l’origine du troisième roi : tertius de Chasan

[Kachan en Iran]. FG,

représenté par notre texte, et F, qui a Le terç dou castel que je vos ai dit que adorent le feu, ont pour modèle un texte où une graphie comme cascian a été lue castiau, mot compris comme une référence au village nommé au chapitre précédent.

102

Le Devisement du monde

d’ars qui vivent tous de leurs mestiers et de leur labour, car ilz font dras a or et de soie de toutes façons. I1Z ont coton assez qui croist en leur contree, ilz ont habondance de fourment et d’orge et de millet et de panis et de tous blez et de vins et de tous fruiz. Ore lessons de cest royaume, si vous conteray de la grant cité de Jasoy. XXXIII.

Cy dit de la cite de Jasoy.

Jasoy est en Persie meismes moult bonne cité et noble et de grant marchandise. Il labourent maïntz dras de soie qui s’appellent jasoy que les marchans portent en maintez parties (21*) pour faire leur affaire et leur prouffit. I1z aourent Mahommet. Et quant l’en se part de ceste cité pour aler avant, si chevauche l’en .VI. journees tout de plain et n’y a que en trois lieux habitacion pour herbergier. Il y a moult beau bois ou l’en puet bien chevauchier et si y a moult de belles chaces et moult [bel

oiseler]* de perdriz et de contornis et de plusieurs autres manieres d’oyseaulx assez, si que les marchans qui par la cheminent en prennent moult de leurs deliz; et si y a aussi asnes sauvages moult beaulx. Et au chief de ces .vIr. journees de plain, si treuve l’en ung royaume qui est moult beaulx qui est appellez Creman.

XXXIV.

Cy nous dit du royaume de Creman*.

Creman est ung royaume en Persie meismes et anciennement ot seigneurie par heritage; maiz puis que les Tartars les conquistrent, n’ot pas par heritage la seigneurie, maiz il mande le Tartar cellui sire que il veult. En cellui regne croissent les pierres qui s’appellent turquoyses en grant habondance, car il les trouvent es montaignes et les descavent dedens les roches. Encore ont vaine d’acier et d’andaine assez et si labourent de tous harnoiz de chevalier moult bien et moult bel, c’est assavoir de frains et de selles, esperons et espees, ars [et tarcais]® et

toutes autres manieres de choses selon leur usage. Les dames et les damoiselles labourent trop soubtillement et moult noblement d’aguille sus dras de soie de toutes couleurs a bestes et a oyseaulx et a arbres et a flours et a ymages de maintez (22) : 33a. de beaulx oiseleurs. 34a. turquoiz.

La Description du monde

103

des artisans qui vivent tous de leur artisanat et de leur travail, car ils font des draps d’or et de soie de toutes façons. Ils ont beaucoup de coton qui pousse dans leur contrée, ils ont en abondance blé, orge, millet, panic et autres céréales, vins et fruits. Nous laisserons ce royaume et je vous parlerai de la grande cité de Yazd. XXXIIL

La cité de Yazd.

Yazd se trouve én Perse même, excellente cité, illustre, centre de grand commerce. On y fabrique bien des draps de soie appelés yazdi, que les marchands portent en maintes terres pour faire des affaires et du profit. On y adore Mahomet. Et quand l’on part de cette cité pour aller de l’avant, on chevauche sept journées! toutes plates où on ne trouve d’habitations pour se loger qu’en trois endroits. Il y a là de très beaux bois où l’on peut bien chevaucher, on y pratique la chasse au gros gibier, aux perdrix et aux cailles et à quantité d’autres espèces d’oiseaux en sorte que les marchands qui passent par là y prennent grand plaisir. Il y a là aussi des ânes sauvages fort beaux. Au bout de ces sept journées de plat, on trouve un royaume qui est très beau, appelé Kerman.

XXXIV.

Le royaume de Kerman.

Le royaume de Kerman se trouve en Perse même et jadis le pouvoir y était héréditaire ; mais depuis que les Tartares l’ont conquis, le pouvoir n’y est plus héréditaire, le Tartare y envoie comme gouverneur qui il veut. Dans ce royaume poussent en grande abondance les pierres appelées turquoises, car on les trouve dans les montagnes et les extrait des rochers. II y a là aussi des mines d’acier et d’andanique et on fabrique tout équipement de grande qualité pour cavalier : freins, selles, éperons, épées, arcs, carquois et tout ce dont on a besoin. Les femmes

et les jeunes filles font de très fins et très beaux travaux d’aiguille sur des draps de soie de toutes les couleurs qu’elles 1. À partir d’ici le Devisement indique, non sans exceptions, la distance entre les lieux décrits. Il s’émancipe par rapport à son modèle, l’encyclopédie, qui passe d’un pays à un autre du seul fait qu’ils sont limitrophes.

104

manieres ; et si labourent les courtines aux barons si soubtillement que c’est grant merveille a veoir, et aussi coissins et oreilliers et coultes et trestoutes autres choses. Es montaignes de cest païs naissent les meilleurs faulcons du monde, menour que faucon pelerin, et sont rouges ou pis et dessouz la queue entre les cuisses, et si sont si desmesurement volant que nulz oiseaulx ne puet eschaper devant eulz. Et quant l’en se part de ceste cité de Creman, si chevauche l’en .VI1. journees, toutez foiz trouvant villes et chasteaulx et belles habitacions assez; dont il y a trop bel chevauchier, car l’en y trouve chaces assez et oisillons dont l’en se prent grant deduit. Et quant l’en a chevauchié ces .vII. journees par ce plain, si treuve l’en adonc une montaigne moult grant. Et quant l’en a monté celle montaigne, si treuve l’en la descendue moult grant et bien dure a chevauchier deux grans journees et toutes foiz trouvant de maintez manieres de fruiz a grant planté. Et anciennement y avoit assez habitacions, maiz ores n’en y a nullez; mais l’en treuve gens avecques leur bestial paissant. Et de la dite cité de Creman jusques a ceste descendue y a si grant froit d’yver que a paine en puet nul eschapper. XXXV.

Cy nous racompte d’une grant cité et noble qui a a

nom Camady*. Quant l’en a chevauchié ces deux journees a declin, si treuve l’en ung grant plain et au commencement de ce plain treuve l’en une cité qui est appellee Camady, qui jadis fut moult grant cité et noble, mes (22") orendroit ne vault pas tant, car Tartars

d’autres païs l’ont demené par plusieurs foiz. Et sachiez que cest plain que je vous dy est moult chault lieu. [Et]° ceste province que nous commençons ores est appellez Reobarles. Leurs fruis sont datez et pommes de paradis et autres fruiz assez, lesquelz ne sont en autres lieux, fors aussi que festuz. Et

a en ce plain une generacion d’oiseaulx que l’en appelle francolin, qui sont devisez aux autres francolins du monde, car il sont blans et noirs meslez, et les piez [et le bec]? sont vermaulz.

Les bestez sont aussi devisees et vous diray du beuf premierement. Ilz sont tous blans comme noif et sont moult grans, les 5 ice:

Le Devisement du monde

35a. En b. sont .

0

D

mL

La Description du monde

105

brodent d'animaux, d’oiseaux, d'arbres, de fleurs et d’images de plusieurs sortes ; elles décorent les tentures de lit de leurs maris avec tant de finesse que c’est une pure merveille, et aussi des coussins, oreillers, couvertures, etc. C’est des montagnes de ce pays que proviennent les meilleurs faucons du monde : ils sont plus petits que des faucons pèlerins, rouges sur le poitrail et sous la queue entre les pattes, et ils volent si vite que pas un oiseau ne peut leur échapper. Quand on part de cette cité de Kerman, on chevauche sept journées, où l’on trouve toujours beaucoup de villes, villages et belles habitations ; et il est très agréable de chevaucher ; on y pratique la chasse au gros gibier et aux oiseaux avec le plus grand plaisir. Quand on a chevauché ces sept journées toutes plates, on trouve alors une très grande montagne. Quand on a monté cette montagne, la descente est très rapide, elle dure deux grandes journées de chevauchée et on y trouve toujours toutes sortes de fruits en grande abondance. Jadis il y avait là beaucoup d’habitations ; maintenant il

n’y en a plus, mais on trouve des gens qui font paître leur bétail. De la cité de Kerman jusqu’à cette descente il fait, l’hiver, un si grand froid qu’on peut difficilement lui survivre. XXXV. Quand

La grande et illustre cité nommée Camadin.

on a chevauché

ces deux journées de descente, on

trouve une grande plaine et, à l’entrée de cette plaine, on trouve une cité appelée Camadin qui fut jadis une cité très grande et illustre, mais qui maintenant ne vaut pas autant, car des Tartares venus d’ailleurs l’ont ravagée plusieurs fois. Sachez que dans la plaine dont je vous parle il fait très chaud. Ce pays où nous entrons s’appelle Reobar. Comme fruits, ils ont des dattes, des pommes du Paradis, bien d’autres encore qui ne sont dans d’autres lieux que fétus' ! Il y a dans cette plaine une race d’oiseaux appelés francolins qui sont différents des autres francolins connus, car ils sont mêlés de noir et de blanc et ont les

pieds et le bec rouges. Les bêtes sont aussi différentes et je 1. Fors aussi que festuz : nous conservons ce texte parce qu’il a un sens,

mais c’est une innovation. Le texte de Marco disait « qui n’existent pas dans les pays froids ». Froiz «froids » a été lu fors «sauf»; cf. À : en autre lieu froiz; F : en nostre leu froit. — Plus loin, FG dit de même du bœuf que ses piez sont petits, alors que F a la bonne leçon, poil.

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Le Devisement du monde

piez sont petiz et plains et ce avient pour le lieu qui est chault. I1Z ont les cornes courtes et grosses, non aguës. Entre les espaules ont une boce reonde et haulte bien deux paulmes. I1z sont la plus belle chose a veoir du monde et, quant 1lz les chargent, ilz se couchent comme chameulx et puis se lievent avecques leur charge qui est moult grant, car ce sont moult fortes bestez. Encore ont moutons aussi grans comme asnes et ont la queue aussi grant et aussi grosse que bien poise .XXX. livres. I1Z sont moult beaulx et gras et moult bons a mengier. En ce plain a plusieurs chasteaulx et villes qui ont leurs murs de terre haulz et gros a eulz deffendre d’escarans qui y sont assez et les appellent Carcionas. Pourquoy ont il ce non ? Pour ce que leurs meres sont yndiennes et leurs peres tartars. Et sachiez, quant ces Carcionas veullent courre le païs et rober, si font par enchantement par œuvre de dyable (23) tout le jour devenir obscur que a paines voit l’en son compaignon pres de lui; et dure ceste obscurté .VII. journeez de long. I1z scevent moult bien le païs et chevauchent moult pres l’un de l’autre et sont aucune foiz dix mile, autre foiz plus ou mains, si que ilz prennent tout le plain. Et tous ceulx que ilz treuvent en plain hors de ville ou de chastel sont pris, que il n’en puet eschaper ne homme ne fame ne bestial. Et puis que ilz ont tout pris, ilz occient les hommes vieillars et les jeunes et vendent les fammes par autres pars pour esclavez si que ilz destruisent moult la contree et l’ont pres que toute deserte. Leur roy est appellez Nogadar de‘ ses males gens et cestui Nogadar ala a la court de Ciagaty qui estoit frere charnel au Grant Kaan, avec lui bien diz mile hommes a cheval de ses gens ; et demouroit avec lui pour ce que son oncle estoit. Demourant o lui si pensa cellui Nogadar une grant felonnie et vous diray comment. Il se party de son oncle qui en la Grant Ermenie estoit, et s’en afouy avec une quantité de gens a cheval qui moult estoient crueulz et s’en passa parmy Badasian et par une autre province qui s'appelle Pasiay et par une autre qui a a nom Chesiemar, et illecques perdy maintez de ses gens et de ses bestes pour ce que les voies sont estroitez et mauvaises. Et quant il ot toutes ces _ provinces prises, il entra en Ynde en la contree d’une province qui a a nom Dalivar et prist la cité qui est moult noble qui a a . 35c. d. des.

La Description du monde

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vous parlerai d’abord des bœufs. Ils sont tout blancs, comme neige, et très grands, leurs pieds sont petits et plats, cela à cause de la chaleur. Ils ont les cornes courtes et grosses, sans pointe. Entre les épaules ils ont une bosse ronde qui fait bien deux paumes de haut. C’est la plus belle chose du monde à voir. Quand on les charge, ils se couchent comme des chameaux et puis ils se relèvent avec leur charge qui est très lourde, car ce sont des bêtes très fortes. Ils ont aussi des moutons grands comme des ânes, qui ont la queue grande et grosse qui pèse bien trente livres. Ils sont très beaux, gras et très bons à manger. Dans cette plaine il y a plusieurs villages et villes qui ont des murs de terre hauts et épais pour les protéger de brigands qui sont nombreux, appelés Caraunas. Pourquoi ce nom? Parce que leurs mères sont indiennes et leurs pères tartares. Sachez-le bien, quand ces Caraunas veulent courir le pays et piller, ils font par des enchantements diaboliques que le jour devienne si obscur qu’on voie à peine son compagnon près de soi, et cette obscurité dure pendant sept journées. Ils connaissent très bien le pays, chevauchent très près les uns des autres, parfois dix mille, parfois plus ou moins, assez pour s’emparer de toute la plaine. Tous ceux qu’ils trouvent dans la plaine en dehors des villes ou villages sont capturés : rien ne peut leur échapper ni homme ni femme ni bête. Leurs prisonniers faits, ils tuent les hommes jeunes et vieux et vendent

les femmes dans d’autres terres comme esclaves : ils font beaucoup de dommage à la contrée et l’ont presque toute ruinée. Le roi de ces gens abominables est appelé Négodar. Ce Négodar se rendit à la cour de Djaghataï, le propre frère du Grand Khan, en compagnie de bien dix mille cavaliers et il resta auprès de lui parce qu’il était son oncle. Comme il était auprès de lui, ce

Négodar conçut une grande trahison : je vais vous l’expliquer. Il quitta son oncle qui était en Grande Arménie, s’enfuit avec une quantité de cavaliers qui étaient très cruels, traversa le Badakhshan, un autre pays appelé Nouristan et un, nommé Cachemire. Là il perdit plusieurs de ses hommes et de ses bêtes parce que les chemins sont étroits et difficiles. Quand il eut pris tous ces pays, il entra en Inde dans un pays nommé Delhi et en

CE AP

108

Le Devisement du monde

nom aussi Dalivar, et demoura en celle cité et par cellui regne que il tolly au roy qui estoit de celle province, qui avoit a nom Asidin

Soldan,

qui moult estoit grant et riche. Et illec (23)

demouroit Nogadar avec son ost, qui n’a paour de nullui et fait guerre a tous les autres Tartars qui environ sa terre demourent. Ore vous ay conté de ces males gens et de leurs affaires. Et si vous dy que messire Marc Pol meismes fu pris de celle gent en celle obscurté ; maiz, si comme Dieu le voult, il se bouta en ung chasteau qui prez d’illec estoit qui avoit a nom Tanosalmy, et perdi toute sa compaignie, qu’il n’eschappa avec lui que .Vir. personnes. Ore vous ay conté si comme il avint, si dirons avant et vous conterons des autres choses. XXXVI.

Cy nous dit encore de la grant declinee et de la cité

et des hommes Cormos*. Il est voirs que cest plain dure vers midi bien .V. journees et puis si treuve l’en une autre clinee qui dure bien .xx. mille, qui est moult mauvaise voie et perilleuse, car il y a de mauvaises gens et robeurs. Et quant l’en a descendu ceste vallee, si treuve l’en ung autre plain moult beau qui s’appelle le plain de Formose. Il dure deux journees de long et y a belles rivieres et si y a dates assez et moult d’autrez fruiz. Encore y a de moult de manieres d’oiseaux que nous ne savons les nommer. Et quant l’en a chevauchié ces deux journees, si trouve l’en la mer Occeanne. Et sus la rive a une cité qui est appellee Cormos, laquelle a port et vous di que les marchans y viennent d’Ynde avecques leurs nefz chargees d’espiceries et de pierrerie et de perles et de draz de soie et dorez et de dens d’olifans et d’autres plusieurs marchandisez et si les vendent. Sy y a marchans qui puis les portent par tout (24) l’univers monde, vendant aux autres marchans. Elle est ville de moult grant marchandise. Elle a soubz soy citez et chasteaux assez, maiz elle est chief du regne. Le roy a a nom Ruemedan Ahommet. Il y a moult grant chaleur pour le soleil et est enferme terre. Et se aucun marchant [d’autre]" païs meurt, le roy prent tout le sien. En celle terre se

36a. de hors du

La Description du monde

109

prit la capitale qui est superbe, nommée aussi Delhi. Il resta dans cette cité et ce royaume qu’il enleva au roi du pays, nommé Ghiyaseddin Sultan, qui était très puissant. C’est là que demeure Négodar avec son armée, il n’a peur de personne et fait la guerre à tous les Tartares qui demeurent alentour!. J’en ai fini avec ces gens abominables et avec leur histoire. J’ajoute que messire Marco Polo lui-même fut pris par ces gens-là dans l’obscurité ; mais, par la volonté de Dieu, il se jeta dans un village qui était proche, nommé Canosalmi, mais perdit tous ses compagnons, car seules sept personnes en réchappèrent avec lui. Je vous ai raconté ce qui se passa, nous continuerons et vous parlerons de la suite. XXXVI.

Encore une grande descente. La cité et les gens d'Ormuz.

C’est un fait que la plaine dure vers le midi bien cinq journées, puis on trouve une autre descente qui dure bien vingt milles : c’est un chemin très difficile et dangereux, il y a là de mauvaises gens, des pillards. Quand on a descendu cette pente, on trouve une autre plaine très belle, appelée la plaine d’Ormuz. Elle dure deux journées de long; il y a là de beaux étangs et aussi beaucoup de dattes et autres fruits. Il y a là encore beaucoup d’espèces d’oiseaux que nous ne savons nommer. Quand on a chevauché ces deux journées, on découvre l’océan. Sur la rive il y a une cité appelée Ormuz, qui a un port, et je vous dis que les marchands y arrivent de l’Inde avec leurs navires chargés d’épices, de pierres, de perles, de draps de soie et d’or, de dents d’éléphants et de bien d’autres marchandises, et ils les vendent. Il y a là des marchands qui les portent ensuite par le monde entier en les revendant à d’autres . marchands. Cette ville est un très grand centre de commerce. Elle domine beaucoup de cités et de villages, elle est la capitale du royaume. Le roi se nomme Roukneddin Ahmed. Il y fait très chaud à cause du soleil et c’est un pays malsain. Si un marchand venu d’un pays étranger meurt, le roi prend tous ses 1. Si l'existence, vers 1282, d’une armée de Caraunas, Mongols installés en Perse, est confirmée par les historiens persans, leur chef Négodar n’a pas été identifié, le Réobar non plus. — Les tentatives mongoles de descente en Inde ont toujours été infructueuses.

110

Le Devisement du monde

fait le vin de dacles avecques espices qui est moult bon et, quant aucun en boit qui n’en est acoustumez, il le fait moult aler a selle et bien espurgier, si que depuis il lui fait grant bien et engresse. Et quant il sont malades, si menguent char et pain de fourment ; et qui mengast pain et char quant il fut sain, si cherroit il malade ;maiz ilz menguent quant il sont sains dacles et poisson salé, c’est [tons]”, et ciboulles ; et ainsi usent cestes

viandes pour estre sain. Leurs nefz sont moult mauvaises et em perissent assez pour ce que elles ne sont point cloueez de cloux de fer, maiz sont cousues de fil que il font d’escorches d’arbres de noiz d’Ynde, car ilz font batre les escorches et deviennent comme poil de crains de cheval, de quoy ilz font fil et en cousent leurs nefz. Il dure assez et ne se gaste pas a l’eaue de la mer, maiz a une fortune ne puet durer. Il portent ung arbre et ung voile et ung timon et [ne]° font couverture ; maiz quant elles sont chargees, si cuevrent la marchandise des cuirs et sus les cuirs mettent les chevaulx que ilz portent a vendre en Ynde. I1z n’ont point de fer pour faire cloux et pour ce font il pisons de fust de quoy il clouent leurs nefz, et puis les cousent avec (24") de ce fil si comme je vous ay dit dessus. Si y a grant peril a nagier en ces nefz et en perissent assez, car en celle mer d’Ynde il y fait moult grans tempestez. Les gens sont noirs et aourent Mahommet. Et en esté ne demeurent pas les gens es citez pour le grant chault qu’il y a, car tous mourroient, maiz 11z vont dehors a leurs jardins, la ou est la riviere et de l’eau assez. Et pour ce n’eschapperoient il se ce n’estoit ce que je vous diray. Il est voirs que en l’esté leur vient plusieurs foiz ung vent de devers le sablon qui est environ ce plain qui est si [chauz]* desmesureement qu’il les occirroit tous se ne fust ce que, maintenant [qu’il] sentent venir ce vent chault, il entrent en yaue jusques en la goulle et y demeurent jusques a tant que il passe. Il semment le froument et les blez et l’orge du moys de novembre et l’ont recueilly partout en mars. Et aussi devient de tous les fruis, car ilz les ont tous du mois de mars. Ilz n’ont nulle herbe vert fors que les dacles qui leur durent jusques par tout may. Et tout ce avient pour la grant chaleur qu’il y a qui tout seche. Leurs nefz ne sont pas empichez, maiz les oingnent _ d’uille de poisson. Et quant aucun meurt, il en font moult grant . 36b. cours] cf. tonis F c. en d. plain] C.

La Description du monde

nil

biens. Dans ce pays on fait le vin de dattes avec des épices : il est excellent, mais quand quelqu'un en boit sans en avoir l'habitude, ce vin le fait aller à la selle et le purge énergiquement ; puis il lui fait beaucoup de bien et le fait grossir. Quand les gens sont malades, ils mangent de la viande et du pain de froment ;mais l’homme bien portant qui mangerait du pain et de la viande tomberait malade, car ils mangent, quand ils sont bien portants, des dattes, du poisson salé — du thon — et des ciboules : telle est leur nourriture pour se bien porter. Leurs navires ne valent rien, beaucoup font naufrage parce qu’ils ne sont pas cloués avec des clous de fer, mais sont cousus avec un fil qu’ils tirent de l’écorce des cocotiers : ils battent l’écorce et elle devient comme du crin de cheval, ce dont ils font du fil et

cousent leurs navires. Ce fil est assez résistant et n’est pas endommagé par l’eau de mer, mais il ne peut pas résister à une tempête. Les navires portent un mât, une voile et un gouvernail, mais n’ont pas de pont : quand ils sont chargés, on recouvre la marchandise avec des cuirs et sur les cuirs on met les chevaux qu’on porte en Inde pour les vendre. Les gens n’ont pas de fer pour faire des clous ; aussi font-ils des chevilles de bois dont ils clouent les navires, puis ils les cousent avec ce fil dont je vous

ai parlé ci-dessus. Il y a grand danger à naviguer dans ces navires et beaucoup font naufrage, car il fait de très grandes tempêtes dans l’océan Indien. Les gens sont noirs et ils adorent Mahomet. L'été, ils ne demeurent pas dans les cités à cause de la grande chaleur, tous mourraient ;mais ils se rendent à l’extérieur dans leurs jardins où il y a des étangs et de l’eau en quantité. Malgré cela ils ne s’en tireraient pas, n’était ce que je vais vous dire. C’est un fait qu’en été il leur vient souvent du sable qui est aux environs de cette plaine un vent qui est si excessivement chaud qu’il les tuerait tous, n’était que, dès qu’ils sentent venir ce vent chaud, ils entrent dans l’eau jusqu’au cou et y demeurent jusqu’à ce qu’il soit passé. Ils sèment blé, céréales et orge au mois de novembre et le récoltent partout en mars. Il en va de même pour tous les fruits qu’ils ramassent tous au mois de mars. Ils n’ont rien de vert, sauf les

dattes qui durent jusqu’à la fin de mai. Tout cela à cause de la grande chaleur qui dessèche tout. Leurs navires ne sont pas _ passés à la poix, mais ils les enduisent d’huile de poisson.

an

12

Le Devisement du monde

dueil, car ilz le pleurent bien .1n1. ans et au mainz chascun jour il font une foiz le dueil et s’assemblent parens et amys et voisins tout ensamble a faire ce dueil, dont il font grans criz et grans pleurs. Ore lessons de ceste gent! Nous ne vous conterons pas ore du fait d’Ynde, maiz quant temps et lieu en sera, ains tournerons par tramontane pour conter de celle province et retournerons

par une

autre

voie (25) a la dite cité

. devant de Creman, pour ce que en ces contrees dont je vous vueil conter, ne s’en puet aler se non de la dite cité de Creman. Et sachiez que le roy Ruemedan Acomat de Cormos, dont nous partismes ores, est homme de ce roy de Creman. Et au retour de Cormos a Creman a moult de beaulx bains naturellement chaulz, et est pleniere, et si treuve l’en citez assez et fruiz assez et grant marchié de toutes viandes et dates en grant habondance. Le pain de froument est si amer que nul n’en puet mangier se 1l n’en est acoustumez et si avient [pour ce] que les yaues sont moult ameres. Les bains que je vous ay dit sont moult vertueux, car ilz garissent de rongne et de plusieurs autres maladies. Or vueil commencer a conter des contrees que je nommeray en cest mien livre devers tramontane, et orez comment.

XXXVII

Comment l’en treuve anuyeuse voie et moult deserte.

Quant l’en se part de ceste cité de Creman, l’en treuve bien .VIL. journees de mauvaise voie et vous diray comment. Il y a troiz journees que l’en ne treuve yaue si non bien pou, et celle que l’en treuve est amere et vert et salee si que nulz ne la pourroit boire ; et qui en buroit une goute, si le feroit aler a sele

bien .x. foiz de route. Et ce fait celle que l’en treuve en ces rivieres si que nulz n’en ose mengier ne boire, car qui en mangeroit, si le feroit trop aler a chambre ; sy qu’il y convient porter yaue tant que l’en est alé troiz journees pour les gens. Maiz aux bestes convient il avoir de celle mauvaise yaue, car

ilz n’ont point d’autre, de la grant soif qu’il ont, si que celle yaue les fait si espurgier que aucune foiz en muerent. Et

La Description du monde

113

Quand quelqu'un meurt, ils font grand deuil, car ils le pleurent bien quatre ans et, au moins une fois par jour, ils font une cérémonie

et

parents,

amis

et

voisins

se

réunissent

tous

ensemble pour cette cérémonie au milieu des cris et des larmes. Mais laissons ces gens-là ! Nous ne vous parlerons pas de PInde maintenant, mais en temps et lieu, et nous reviendrons

au nord pour parler du pays et retournerons par une autre route à la cité mentionnée plus haut de Kerman parce que, dans ces contrées dont je veux vous parler, on ne peut aller qu’à partir de la cité de Kerman. Et sachez que le roi Roukneddin Ahmed d’Ormuz,

que nous venons

de quitter, est le vassal du roi de

Kerman. Sur le chemin de retour d’Ormuz à Kerman il y a beaucoup de beaux bains naturellement chauds ; pays plantureux où l’on trouve beaucoup de cités, de fruits, toutes nourritures à bon marché et des dattes en grande quantité. Le pain de blé est si amer que personne ne peut en manger s’il n’en a pas l’habitude, et c’est parce que les eaux sont très amères. Les bains dont je vous ai parlé ont d’excellentes propriétés, ils guérissent de la gale et de plusieurs autres maladies. Mais je veux commencer de parler des contrées au nord que je nommerai dans mon livre et vous verrez comment.

XXXVII. Une route aussi pénible que désertique. Quand on part de cette cité de Kerman, on trouve bien sept journées de mauvaise route, je vais vous dire comment. Pendant trois journées on ne trouve que bien peu d’eau et celle qu’on trouve est amère, verte et salée en sorte que personne ne pourrait en boire. Celui qui en boirait une goutte, elle le ferait aller à la selle bien dix fois de suite : voilà ce que fait l’eau qu’on trouve! dans ces étangs, aussi personne n’en ose-t-il manger ou boire, car celui qui en mangerait, elle le ferait trop aller du corps. Il faut donc porter de l’eau pour trois journées de marche, cela pour les hommes.

Quant aux bêtes, elles doi-

vent se contenter de cette mauvaise eau — elles n’en ont point d’autre — vu la grand-soif qu’elles ont, en sorte que cette eau les purge tant qu’elles en meurent parfois. Toujours pendant 1. Celle que l'en treuve. Innovation dueà une erreur sur sel. Cf. À : et si ya sel que on treuve, F : don sal que celle eive fait.

E

114

Le Devisement du monde

encores en ces troiz journees n’a nulles habitacions, maiz sont

tous desers et (25Ÿ) grant secheresse. Bestes sauvages n’y à point, car il ne trouveroient que mangier. Aprés ces troiz journees de desert si trouve l’en ung autre desert qui dure quatre journees et est aussi de la maniere de l’autre sans ce que l’en y treuve asnes sauvages. Et au chief de ces .II. journees de desert la fenist le regne de Creman et trouve l’en une cité qui a a nom Cabanant.

XXXVIIL

Cy devise de la cité de Cabanant”*.

Cabanant est une grant cité. Les gens de celle contree aourent Mahommet. Il y a fer et acier et andaine assez. L’en y fait mirouers d’acier moult beaulx et gräns. Et si fait l’en illec la toutie qui est moult bonne [aus iex]* et encore avecques ce y ‘fait l’en [l’espodio]” et si vous diray comment il font ce. Il ont

une vaine de terre qui est bonne a ce faire et la mettent en une grant fournaise [ardant; et dessus la fornaisse] a [graticule]|* de fer, et la fumee et l’umeur qui yssent de celle terre se prent a la [graile]® de fer et c’est la totie, et ce qui demeure du feu est l’e[s]podio. Ore lessons de ceste cité, si irons avant.

XXXIX.

Comment l'en treuve ung desert”.

Quant l’en se part de ceste cité de Cabanant, si trouve l’en ung desert qui bien dure .VuI. journees, ou il y a grant secheresse, et n’y a ne fruit ne arbres et les yaues sont mauvaises et ameres et si convient porter viandes et yaues sans ce que aux bestes convient boire de celle mauvese yaue, maiz il la boivent a enviz qu’ilz ne peuent autrement faire pour {la grant soif]®. Et au chief de ces .VII. journees si treuve l’en une province qui a a nom Tonacarin. Il y a chasteaulx et citez assez et est en la confine de Persie vers tramontane. Et y a ung grant plain en quoy est l’Arbre Seul que nous appellons l’Arbre Sec, et vous diray comment il est fait. Il est moult grant et gros, et ses escorces sont d’une part vers et (26) d’aultre part blanches, et [fet ricy]° aussi comme les chastains, maiz il est vuit dedens. Il est jaunes comme bois et fort et n’a nul arbre pres au mainz de 38a. a ceulx b. le podio c. gravelle d. gravelle. 39a. le faire b. est fait.

E

*

La Description du monde

115

ces trois journées, il n’y a pas d’habitations, seulement du désert et une extrême sécheresse. Il n’y a pas de bêtes sauvages, car elles ne trouveraient pas de quoi manger. Après ces trois journées de désert, on trouve un second désert qui dure quatre journées et qui est pareil au premier à ceci près qu’on y trouve des ânes sauvages. Au bout de ces quatre journées de désert se termine le royaume de Kerman et l’on trouve une cité nommée Kouhbanan. XXXVIIL.

Description de la cité de Kouhbanan.

Kouhbanan est une grande cité. Les gens de cette contrée adorent Mahomet. Il y a là du fer, de l’acier et de l’andanique en quantité. On y fait des miroirs en acier très beaux et grands. Et on y produit la tutie qui est excellente pour les yeux, et aussi avec on y produit le spodium. Voici comment on les produit : on à un minerai qui convient à cette production, on le met dans un grand fourneau brûlant ; au-dessus du fourneau il y a une grille de fer; la fumée et la vapeur qui sortent de ce minerai sont retenues par la grille de fer, et c’est la tutie ;mais ce qui reste dans le feu, c’est le spodium. Mais laissons cette cité et allons de l’avant. XXXIX.

Rencontre d’un désert.

Quand on part de cette cité de Kouhbanan, on trouve un désert qui dure bien huit journées où il fait une grande sécheresse : il n’y a ni fruits ni arbres, les eaux sont mauvaises et amères et il faut porter de la nourriture et de l’eau; seules les bêtes doivent boire de cette mauvaise eau, mais elles la boivent par force, car elles ne peuvent faire autrement, si grande est leur soif. Au bout de ces huit journées, on trouve un pays . nommé Toun-et-Kaïn'. Il y a là beaucoup de villages et de cités 1. Tonacarin où Tunecain (p. 100) : ce mot est né de la fusion des noms de deux villes du Khoubhistan, Tun et Kaïn. — Dans le Jeu de saint Nicolas de Bodel (écrit vers 1200) comme dans les chansons de geste, parler de l’ Arbre Sec — on dit aussi l’Arbre qui fend — c’était parler du bout du monde. Marco Polo l’identifie à un platane qui probablement était un arbre sacré du nord-est de l’Iran. C’est encore une légende locale qui lui fait situer là la bataille d’Alixandre et de Daire. — L’ Arbre Sec a été l’objet d’autres localisations et interprétations : les Vœux du Paon (écrit en 1312) l’identifient aux arbres du soleil et de la lune

qui, selon Le Roman d'Alexandre, prédirent au héros sa mort ;Odoric de Porde-

2e -

116

Le Devisement du monde

.C. milles, maiz que d’une part y a arbres bien [a] .x. milles. Et illecques dient ceulx de celle contree que la fut la bataille d’Alixandre et de Daire. Les villes et les chasteaulx ont grant habondance de toutes choses bonnes et belles, car le païs est trop bien compleccionnez, ne chault ne froit. Les gens de ce païs aourent tous Mahommet. Il y a moult de belles gens et proprement les fames sont belles oultre mesure. Et de ce nous partirons et vous conterons d’une contree qui est appellee Mulette, la ou le Viel de la Montaigne souloit demourer avec ses harcassis si comme vous orrez. Ore lessons icy des choses dessus ditez, si dirons aprés du Viel de la Montaigne.

XL.

Cy nous devise du Viel de la Montaigne“.

Mulette est une contree ou le Viel de la Montaigne souloit demourer anciennement et vault a dire Mulette en françois dieu terrien. Ore vous conterons de son affaire selon ce mesmes que messire Marc Pol ouÿ conter a plusieurs hommes de ces contrees. Le Vieux estoit appellez en leurs langages Aloadin. Il avoit fait fermer entre deux montaignes en une valee le plus grant jardin et le plus beau qui oncques fust veuz, plain de tous les fruis du monde, et y avoit les plus belles maisons et palaiz que oncques fussent veuz, tous dorez et pourtraiz de toutes belles chosez moult bien. Et si y avoit conduiz qui couroient de vin et de lait et de miel et d’yaue. Et estoit plain de dames et de damoiselles les plus belles du monde qui savoient sonner de tous instrumens et chantoient et danssoient moult bien que

La Description du monde

117

et il est aux confins de la Perse vers le nord. Et il y a une grande plaine où se trouve l’Arbre Seul que nous appelons l’Arbre Sec, et je vous dirai de quoi il a l’air. Il est très grand et gros, ses écorces sont vertes d’un côté, blanches de l’autre et il produit des bogues comme les châtaigniers, mais elles sont vides à l’intérieur. Le bois en est jaune et solide. II n’y a pas d’arbre à moins de cent milles, sauf d’un côté où il y en a bien à dix milles. C’est là, au dire des gens de la région, qu’eut lieu la bataille entre Alexandre et Darius. Les villes et les châteaux disposent de tout en grande abondance, car le pays est parfaitement tempéré, ni chaud ni froid. Les gens de ce pays adorent tous Mahomet. Il y a à beaucoup de belles gens et en particulier les femmes sont excessivement belles. Nous partirons de là et nous vous parlerons d’une contrée, appelée Moulette, où le Vieux de la Montagne résidait avec ses assassins comme vous allez le voir. Laissons donc le sujet précédent, nous parlerons maintenant du Vieux de la Montagne. XL.

Le Vieux de la Montagne.

Moulette' est une contrée où le Vieux de la Montagne résidait jadis. Moulette veut dire en français dieu terrestre. Nous vous parlerons de son histoire d’après cela même que messire Marco Polo apprit de plusieurs personnes de ces contrées. Le Vieux était appelé dans leur langue Aladin. Entre deux montagnes, dans une vallée, il avait fait fortifier le plus grand jardin et le plus beau qui jamais fût vu, plein de tous les fruits du . monde. Il y avait là les plus beaux palais et maisons qui jamais fussent vus, tout dorés et peints très joliment de tout ce qu’il y a de beau. Il y avait des conduits où couraient vin, lait, miel et eau. Le jardin était plein des dames et des demoiselles les plus none (en 1330) le situe à Tabriz; Jean de Mandeville (en 1356) le localise à Hébron et en fait un arbre, aussi vieux que le monde, qui, devenu sec le jour où le Christ mourut, reverdira le jour où un prince chrétien délivrera la Terre sainte. Cf. R. J. Peebles, « The Dry Tree : symbol of Death », Vassar Medieval Studies [C. F. Friske éd.], New Haven,

1923, p. 59-79. La version de Marco Polo se

distingue par son absence totale de mysticisme. 1. Mulette vient d’un mot arabe qui signifie « lieu qui se confond avec Alamout, la forteresse Assassins, sise dans l’Elbourz et prise par Hulegu Assassins. Terrorisme et politique dans l'Islam anglais de 1967].

de

hérétique ». Marco en fait un de la secte ismaélienne des en 1256. Voir B. Lewis, Les médiéval, Paris, 1982 [texte

118

Le Devisement du monde

c’estoit ung delit. Et leur faisoit entendant le Viel que en ce jardin estoit (26) paradis. Et pour ce l’avoit il fait de telle maniere que Mahommet dist que leur paradis sera beaulx jardins et plains de conduiz de vin et de lait et de miel et d’yaue et plain de belles fames au delit de chascun en telle maniere comme cellui du Viel. Et pour ce croient il que c’estoit paradis. En ce jardin [n’entroit]® nul fors ceulx de qui il vouloit faire ses

harcassis. Il avoit ung chasteau a l’entree de cellui jardin si fort que tout le monde ne le pourroit prendre et ne pouoit l’en entrer ou dit jardin que par illec. Il tenoit en sa court [joenes]° de .xl. ans de sa contree qui avoient [volenté d’estre]* hommes d’armes, et leur disoit comment Mahommet disoit que leur paradis estoit de la maniere que je vous ay dit, et ceulx le crleJoient come sarrasins le [croient]. Et les faisoit mettre dedens ce jardin a .x. et .VI. et a .u. ensamble en ceste maniere, car il les faisoit boire ung buvrage. Des ce que ilz l’avoient beu, ilz se dormoient maintenant, puis les faisoit prendre [et metre] en son jardin et la se esveilloient et se trouvoient la.

XLI. Comment le Viel fait parfaiz ses harcassis*. Et quant il se trouvent laiens et se voient en si beau lieu, ilz

croient estre en paradis vraiement. Les dames et les damoiselles les soulacent tous jours a leur voulenté si que les jeunes ont ce que ilz veullent avoir et jamaiz a leur voulenté n’en istront de laiens. Le seigneur Viel que je vous ay dit, si tient sa court si noble et si grant et fait acroire a ces simples gens qui sont entour lui que il est ung grant prophete et ainsi le croient tous certainement. Et quant il veult envoier aucun de ses harcassis en aucun lieu, si lui fait donner le buvrage [a]* aucun de ceulx du jardin et le fait porter en son palaiz. Et quant il est esveilliez, si se treuve hors (27) de son paradis en ce chastel; dont il a grant merveille et n’en est pas trop alegiez. Le Vieulx les fait venir devant lui et ceulx se humilient moult devant lui comme ceulz quilz cuident que il soit grant prophete. Ilz leur demande dont ils viennent. I1z dient que il viennent de paradis et dient bien que il est tel comme Mahommet dist en leur loy. 40a. nentreroit b. jumens c. viste de destrier d. creoient. 41a. au.

La Description du monde

149

belles du monde qui savaient jouer de tous les instruments, chantaient et dansaient si bien que c’était un régal. Et le Vieux laissait entendre que le paradis se trouvait dans ce jardin. S’il l’avait fait ainsi, c’est parce que Mahomet dit que leur paradis sera de beaux jardins, pleins de conduits de vin, de lait, de miel et d’eau, qu'il sera plein de belles femmes dont chacun prendra sa jouissance — tout comme celui du Vieux. C’est pourquoi ils croyaient que c'était le paradis. Nul n’entrait dans ce jardin sauf ceux dont il voulait faire ses assassins. Il y avait à l’entrée de ce jardin un château si fort que personne n'aurait pu le prendre et on ne pouvait entrer au jardin que par là. Le Vieux élevait à sa cour des jeunes gens de douze ans et de son pays qui voulaient être hommes d’armes et il leur disait comment Mahomet disait que leur paradis est ainsi que je vous ai dit, et ils le croyaient comme les musulmans le croient. Il les faisait mettre dans ce jardin, quatre ou six ou dix ensemble, et voici comment : il leur faisait boire un philtre ; dès qu’ils l’avaient bu, ils s’endormaient ; alors il les faisait prendre et mettre dans son jardin, ils s’y réveillaient et découvraient qu’ils y étaient. XLI.

Le Vieux instruit ses assassins.

Quand ils se découvrent là-dedans et se voient en un lieu

aussi beau, ils croient véritablement être au paradis. Les dames et demoiselles les caressent toujours comme ils le désirent en sorte que ces jeunes ont ce qu’ils veulent avoir et que jamais ils ne sortiront de là de bon gré. Le Vieux dont je vous ai parlé a une cour grande et magnifique ; il fait croire à ces naïfs qui l’entourent qu’il est un grand prophète et c’est ce dont ils sont sûrs et certains. Quand il veut envoyer quelque part un de ses assassins, il fait donner le philtre à l’un de ceux qui sont dans

le jardin et le fait porter dans son palais. Quand il est réveillé, il se découvre hors du paradis dans ce château, ce dont il s’émerveille et n’est pas du tout satisfait. Le Vieux fait ainsi venir les jeunes devant lui et eux se prosternent longtemps devant lui en hommes qui s’imaginent qu’il est un grand prophète. Il leur demande d’où ils viennent. Ils disent qu’ils viennent du paradis et assurent qu’il est tel que Mahomet le dit dans

120

Le Devisement du monde

Et les autres qui ce oient et qui n’en ont point veu, si y sont moult en grant d’y aler. Et quant il veult faire occire aucune grant personne, si leur dit : « Alez, si occiez celle personne. Et quant vous serez retourné, je vous feray porter par mes angelz en paradis. [Et se vous morez la, je manderai a mes angles qui vous porteront arrieres en paradis] ». Et ainsi leur faisoit acroire tant qu’ilz faisoient son commandement qu’il ne laissoient pour nul peril pour le grant talent que ilz avoient de retourner arriere en son paradis. Et par ceste maniere faisoit il occire tous ceulx que il leur commandoit. Et pour doubte que les seigneurs avoient de lui, si lui faisoient treu pour avoir paix et amistié avecques lui. XLII.

Cy nous devise comment le Viel fut destruit.

Il fu voirs que a l’an mil .CCLxII. ans de Crist Alau, le seigneur des Tartars du Levant, qui entendi ceste grant mauvestié de lui, si pensa de le faire destruire, si prist ung de ses barons et l’envoia entour ce chastel atout grant ost et assegierent le chastel bien .II. ans que prendre ne le pouoient, tant estoit fort ; et se 1l eussent eu que mangier, jamez ne l’eussent pris. Aprés Ji. ans leur failli leur vitaille, si furent pris et fu occiz le dit Viel et tous ses hommes. Et depuis n’y en ot nul, car la fenist sa mauvestié que il avoit ja tant faite. Ore lesserons de ce a parler, si vous conterons cy aprés de nostre matiere.

XLIIL.

Cy nous devise d’une cité qui s'appelle la cité de

Sappergan*. (27°) Quant l’en se part de cest chastel, l’en chevauche* par beaulx plains et par belles costieres, la ou il y a moult beaulx herbages et bonne pasture pour bestes et fruiz assez et de toutes choses grant habondance. Les ostz y demeurent moult voulentiers pour le bon païs que l’en y trouve. Et dure bien ceste contree .VI. journees, que il y a villes et chasteaulx assez. Les gens y aourent Mahommet. Et aucune foiz treuve l’en ung desert de .Lx. milles et de mainz aucune foiz, ne treuvent point 43a. c. par p.

La Description du monde

F2:

leur religion. Les autres qui entendent ça et n’en ont rien vu sont très désireux de s’y rendre. Et quand le Vieux veut faire tuer quelque grand personnage, il leur dit : « Allez et tuez ce personnage. Quand vous serez de retour, je vous ferai porter par mes anges au paradis et, si Vous mourez, je commanderai à mes anges qu’ils vous reportent en paradis ». C’est ce qu’il leur faisait si bien croire qu’ils exécutaient son ordre, ce à quoi aucun danger ne les faisait renoncer à cause du grand désir qu'ils avaient de retourner dans son paradis. C’est ainsi qu’il faisait tuer tous ceux qu’il leur commandait de tuer. Et à cause de la peur que les seigneurs avaient de lui, ils lui payaient tribut pour être en paix et bonne amitié avec lui. XLII.

Récit de la mise à mort du Vieux. -

C’est un fait que, l’an 1262, Hulegu, seigneur des Tartares du Levant, qui entendit parler de cette abomination, résolut de

l’anéantir. Il choisit un de ses généraux et l’envoya avec une grande armée contre ce château. Ils l’assiégèrent bien trois ans sans pouvoir le prendre, tant il était fort : si les assiégés avaient eu de quoi manger, jamais on ne l’aurait pris. Au bout de trois ans, les vivres leur manquèrent, ils furent pris et le Vieux fut tué avec tous ses hommes. Depuis il n’y eut plus de Vieux, car c’est alors que finit une longue série d’abominations. Mais nous cesserons d’en parler et vous parlerons de la suite de notre sujet. XLII.

Description d’une cité appelée Shibargan.

Quand on part de ce château, on chevauche par de belles plaines et de beaux coteaux, où il y a de beaux herbages et pâturages pour les bêtes, beaucoup de fruits et de tout en grande abondance. Les armées y demeurent très volontiers à cause des avantages du pays. Cette contrée dure bien six journées, il y a là beaucoup de villes et de villages. Les gens y adorent Mahomet. Parfois on trouve un désert de soixante milles, parfois de moins : on n’y trouve pas d’eau, mais il faut l'emporter avec soi. Quand on a chevauché ces six journées, on

122

Le Devisement du monde

d’yaue, maiz la convient a porter avecques lui. Et quant l’en a chevauchié ces .vI. journees, si treuve l’en une cité qui a a nom

Sapurgam. Il y a grant planté de toutes choses et si vous di que l’en y treuve les meilleurs molons du monde, et [en] grant quantité. I1z les font sechier en ceste maniere : ilz les taillent aussi comme courroies et les mettent au soleil. Et quant il sont secz, il sont plus doulz que miel, et en font marchandise qui se

va vendant par tout ce païs. Il y a venoisons assez et oyseaulx a grant planté. Ore vous lesserons de ceste cité a parler et vous conterons d’une aultre cité qui a a nom Balac. XLIV.

Cy nous dit d’une cité qui s'appelle la cité de Balac*.

Balac est une” noble cité et grant qui jadis fut moult plus parfaite, maiz les Tartars et autres gens l’ont moult gastee et dommagee, car il y a maint beau palais et maintez belles maisons de marbre. Et si vous dy que en ceste cité prist Alixandre a fame la fille Daire, si comme ceulx de la ville content. [Il aourent Mahomet.] Et sachiez que jusques a ceste cité dure la seigneurie du seigneur tartar du Levant. Et a ceste ville sont les confines de Persie entre grec et levant. Ore lessons de ceste cité et vous dirons d’un autre païs (28) que l’en -appelle Sana. Quant l’en part de ceste cité que je vous ay contee, si chevauche l’en bien .xIi. journees entre grec et levant et ne treuve l’en nulle habitacion pour ce que toutes les gens sont touteffoiz es montaignes en forteresse pour les males gens et pour l’ost qui leur faisoit dommage. Il y a moult de venoisons et de lyons. L’en n’y treuve nulle viande, si convient porter tout ce que besoing est en ces .xII. journees.

XLV.

Cy nous dit des montaignes qui sont de sel.

Quant l’en a alé ces .xII. journees, si treuve l’en ung chasteau qui a a nom Taican. Il y a grant marchié de blé et belle contree. Et ces montaignes devers midy sont toutes de sel, qui sont moult grans. Et toute la contree d’environ de plus de .xxx. journees en viennent querre de ce sel qui est le meilleur du 4d4a. u. est une n.

La Description du monde

123

trouve une cité nommée Shibargan. On y trouve de tout en abondance, je vous certifie que l’on y trouve les meilleurs melons du monde, et cela en grande quantité. Voici comment on les fait sécher : on les découpe comme des courroies et on les met au soleil. Quand ils sont secs, ils sont plus doux que du miel et on en fait un produit qu’on vend par tout le pays. Il y a des bêtes à chasser et des oiseaux en grande quantité. Mais nous cesserons de parler de cette cité et nous vous parlerons d’une autre cité nommée

XLIV.

Balkh est une grande bien meilleur état, mais causé de grandes ruines palais et maintes belles

Balkh.

Une cité appelée Balkh.

et illustre cité qui jadis était dans un les Tartares et d’autres peuples lui ont et dommages, car il y a maïints beaux maisons en marbre. Et je vous dis que

c’est dans cette cité qu’Alexandre épousa la fille de Darius, à

ce que racontent les habitants. Ils adorent Mahomet. Sachez bien que la suzeraineté du seigneur des Tartares du Levant ne va pas au-delà de cette cité. Cette ville est aux confins de la Perse vers l’est, nord-est. Mais laissons cette cité et parlons

d’un autre pays appelé Sana. Quand on part de la cité dont je viens de vous parler, on chevauche bien douze journées vers l’est, nord-est, et on ne trouve aucune habitation parce que les gens sont toujours tous dans les montagnes dans des forteresses à cause des bandits et de l’armée qui les pillent. Il y a là beaucoup de bêtes à chasser et de lions. L’on n’y trouve rien à manger et il faut emporter tout ce qui est nécessaire pour ces douze journées. XLV.

Les montagnes de sel.

Quand on a fait ces douze journées, on trouve un village nommé Talocan. Les céréales y sont bon marché et la contrée est belle. Les montagnes vers le midi sont toutes de sel et elles sont très grandes. De toute la contrée à l’entour on vient de plus de trente journées chercher de ce sel qui est le meilleur du

124

Le Devisement du monde

monde. Et est si dur que l’en ne le puet taillier fors avec grans picons de fer. Et en y a si grant habondance que tout le monde en auroit assez jusques a la fin du ciecle. Et quant l’en a chevauchié 1. journees party de celle cité toutes foiz entre grec et levant, en trouvant

moult

belles contrees

plaines de fruiz et

habitacions assez et grant marchié de toutes choses et vignes assez. Les gens aourent Mahommet et sont mauveses gens et murtriers et demourent moult en buverie, car ilz ont bons vins et ilz sont grans buveurs, car ilz s’enyvrent moult voulentiers. Et est leur vin cuit. Et ne mettent en leur chief que une corde longue de .X. paumes et si l’avironnent entour leur teste. IIz sont moult bons chasseurs et prennent assez de venoisons et n’ont nulles (28) vesteures fors des peaulx des bestes que ilz

prennent de quoy ilz se vestent et chaussent. Et chascun affaite le cuir de quoy il se ces II. journees, si sont ces chasteaulx ceste cité ung flum

vest et chausse. Et quant l’en a chevauchié treuve l’en une cité qui a nom Casem. Et et villes es montaignes. Et queurt parmy aucques grant. Il y a maintz pors espiz. Et

quant les chasseurs en vueullent prendre a chiens, i1z s’assem-

blent plusieurs ensamble et sont moult. Et quant ilz sont tous assemblez, si courent et gettent les espines que ilz portent sus les dos aux chiens et les navrent malement en plusieurs lieux. Ceste cité de Casem a une moult grant province qui aussi a a nom Casem. I1z ont langage par eulz. Les vilains qui ont leur bestial demourent es montaignes, car ilz ont leurs habitacions la, moult belles et grans, dessoubz terre en grans cavernes; et

les font moult bien pour ce que les montaignes sont de terre. Et quant l’en se part de ceste cité de Casem, dont je vous ay dit dessus, si chevauche l’en .HI. journees que l’en ne treuve nulle habitacion ne que boire ne que mengier, ains convient porter ce que besoing est. Et au chief de ces .n1. journees treuve l’en une province qui a a nom Balacian, de laquelle nous vous conterons son affaire.

4

La Description du monde

125

monde. Il est si dur qu’on ne peut l’entamer qu’avec de grands pics de fer. Il y en a une telle abondance que le monde entier en aurait jusqu’à la fin des temps. Et on chevauche trois journées à partir de cette cité toujours vers l’est, nord-est, en trouvant de très belles contrées pleines de fruits, beaucoup d'habitations, de tout à bon prix et des vignes. Les gens adorent Mahomet,

ils sont mauvais,

homicides

et s’attardent en beu-

veries, Car ils ont de bons vins, sont de grands buveurs et s’enivrent volontiers. Leur vin est cuit. Ils ne mettent sur leur crâne qu’une corde de dix paumes de long et l’enroulent autour de leur tête. Ce sont d’excellents chasseurs, ils attrapent beaucoup de bêtes et n’ont pas d’autres vêtements que les peaux des bêtes qu’ils prennent et dont ils se vêtent et chaussent. Chacun prépare le cuir dont il se vêt et chausse. Et quand on a chevauché ces trois journées, on trouve une cité nommée Ishkashem. Villages et villes sont dans les montagnes. À travers cette cité court un fleuve assez grand. Il y a là beaucoup de porcs-épics. Quand les chasseurs veulent en prendre avec des chiens, les porcs-épics s’assemblent en très grand nombre. Quand ils sont assemblés, ils courent et jettent les épines qu’ils ont au dos sur les chiens et les blessent cruellement en plusieurs endroits. Cette cité d’Ishkashem a un très grand pays nommé aussi Ishkashem. Ils ont une langue à eux. Les paysans qui ont du bétail demeurent dans les montagnes, ils y ont de très belles et grandes habitations sous terre dans de grandes cavernes ; elles sont très bien faites parce que les montagnes sont de terre. Et quand on part de la cité d’Ishkashem dont je viens de vous parler, on chevauche trois journées sans trouver d'agglomération ni de quoi boire et manger : il faut emporter tout le nécessaire. Au bout de ces trois journées on trouve un pays nommé Badakhshan dont nous allons vous parler.

1. Courent : mauvaise leçon; cf. À : se cuevrent, F : s'acoillent «se mettent en pelote ». Le trait de mœurs prêté aux porcs-épics est déjà chez Pline, Hist. nat., VIII, 125, qui le tient d’Aristote, Hist. anim., IX, 39.

126

XLVI.

Le Devisement du monde

Cy nous devise de la province de Balacian en laquelle

les gens aourent Mahommet*. Balacian est une province dont les gens aourent Mahommet. I1z ont langage par eulz. Et est moult grant royaulme et si regnent par heritaige. Et tous ceulx qui de ce lignage sont, si sont descenduz du lignage (29) d’Alixandre et de la fille au roy Daire qui estoit sires du grant regne de Persie; et s’appellent tous ces roys en sarrazin Zul Carman, qui vault a dire en françoiz Alixandre, car c’est pour l’amour du grant Alixandre. Et en ceste terre naissent les balaiz qui sont moult bonnes pierres precieuses et de grant vaillance. Et si [les] treuve l’en es roches

de leurs montaignes, car ilz cavent moult soubz terre et font grans cavernes, si comme ceulx qui cavent les argenteres, et c’est une propre montaigne seulement que il appellent Siginnan. Le roy les fait caver pour lui et nul autre homme ne pourroit aler en celle montaigne caver pour lui que maintenant ne fust mort, car il y a paine, c’est assavoir de la teste et de l’avoir ; et que nul ne le puet traire de son royaume. Maiz il les amasse tous et les envoie aux autres roys auxquelz il lui convient faire truage, et a ceulx les envoie par amistié. Et ceulx que il veult, [fet]* vendre pour or et argent. Et ce fait il afin que ses balaiz soient chiers et de grant vaillance, car se il les faisoit caver a chascun, ilz en trouveroient tant que tout le monde en seroit plain et seroient vilz tenuz ; et pour ce les fait il si pou caver et bien garder. Et y a encore en ceste contree meismes une autre montaigne ou l’en treuve lazur, et est le plus fin du monde ; et si y treuve l’en en une vaine argent. Encore y a autres montaignes et argentieres moult grant quantité si que ceste province est moult riche. Et est moult froide contree. Et sachiez qu’il y naissent moult bons chevaulx qui sont moult grans coureux a merveilles et ne portent nulz fers en leurs piez et si vont par montaignes et par mauvaiz chemins assez. Encore

46a. faire si ie

2

| À

La Description du monde

XLVI

127

Description du pays de Badakhshan où on adore Mahomet.

Le Badakhshan est un pays dont les habitants adorent Mahomet. Ils ont une langue à eux. C’est un très grand royaume où la monarchie est héréditaire. Et tous ceux qui sont de cette famille royale descendent d’ Alexandre et de la fille du roi Darius qui était le seigneur du grand royaume de Perse. Tous ces rois s’appellent en arabe Zoulcarnaï, ce qui veut dire en français Alexandre, car ils le font pour l’amour d’ Alexandre le Grand'. C’est dans cette terre que poussent les rubis balais qui sont des pierres précieuses très belles et de grande valeur. On les trouve dans les rochers de leurs montagnes, car ils creusent profondément sous terre et font de grandes cavernes comme ceux qui creusent les mines d’argent. Mais c’est dans une seule montagne qu’ils appellent Shikinan. Le roi les fait creuser pour lui et nul ne pourrait aller creuser dans cette montagne pour son propre compte sans être aussitôt mis à mort : la seule peine est la perte de la tête et de la fortune. Nul ne peut emporter les rubis hors du royaume. Le roi les amasse tous, il les envoie aux rois à qui il doit payer tribut ; à d’autres, il les envoie par amitié. Il fait vendre contre de l’or et de l’argent ceux qu’il veut. Tout cela afin que ses balais soient chers et gardent une grande valeur ; car s’il les laissait extraire par tout un chacun, on en trouverait tant que le monde en serait plein et qu'ils seraient sans valeur ; aussi en fait-il extraire peu et les

fait-il bien garder. Il y a aussi dans ce même pays une autre montagne où on trouve du lapis-lazuli et c’est le plus fin du monde ; on trouve aussi de l’argent dans une mine. Il y a encore d’autres montagnes et mines d’argent en très grande quantité en sorte que ce pays est très riche. La contrée est très froide. Sachez qu’il en provient d’excellents chevaux qui courent merveilleusement vite, n’ont pas de fer aux pieds et vont aisément 1. Zoulcarnaï : «Le bicorne » en arabe (Coran sourate XVIII). Les monnaies

frappées par Alexandre ou ses successeurs diffusent une image où il porte les cornes de bélier de son «père», le dieu égyptien Amon. — C’est encore la légende locale que suit Marco Polo (voir déjà ch. XLIV). Le roman grec du Pseudo-Callisthène fait de Roxane, épousée en 327 avant J.-C. par Alexandre, la fille de Darius.

Or elle était celle du satrape de Bactriane,

Oxyartès.

La

légende locale a gardé un lien entre l'épouse d’Alexandre et la Bactriane, pays de son vrai père.

128

Le Devisement du monde

naissent en ces montaignes faucons sacres qui sont moult bons et bien volans. Oysellez y a grant planté et faucons” (29°) laniers assez et venoison a grant planté. Il ont bon froument et orge

sans

escorce,

il n’ont

point

d’uille

d’olive,

maiz

de

suceman assez et de noiz. En cest royaume a maint estroit mauvaiz pas et si fort que il n’ont doubte de nullui et leurs citez et leurs chasteaulx sont en grans montaignes et en moult fors lieux. I1z sont moult bons archiers et bons chasseurs. Et les plusieurs d’eulz vestent peaulx de bestes, car il ont grant chierté de dras et les grans dames et les gentilz hommes portent dras telz que je vous diray. Il portent braies tous et les font de toille de cotton et y mettent bien de .C. {[bras]° et de tel mains;

et ce font il pour monstrer qu’ilz aient grosses naches, car les hommes se delitent en ce. Ore vous avons conté tout l’affaire de cest regne, si vous conterons d’unes diverses gens qui sont vers midy loings de ceste province .x. journees.

XLVII.

Cy nous devise d’une province qui s'’apelle Bascian.

Il est voirs que .x. journees vers midi loings de Balacian a une province qui s’appelle Bascian. I1z ont langages par eulz et sont ydolastres et sont brunes gens. I1z sevent moult d’enchantemens et d’art dyabolique. Les hommes portent a leurs oreilles aneaulx d’or et boucles d’or et d’argent et de pierres precieuses et perles. Ilz sont moult malicieuse gent et sages de leurs coustumes. Ceste province est moult chaulde. Et leur viande est char et ris. Ore vous lesserons a parler de ceste province et vous conterons d’une autre province qui est .VIL. journees loing de ceste, qui est vers seloc et a a nom Chesimur.

XLVIIT. Cy devise de la province de Chesimur“. Chesimur est une [province]" qui encores sont ydoles et ont langage par eulz. I1z scevent tant d’enchantemens de dyables que c’est merveilles. I1z font (30) parler aux ydoles, ilz font

changier le temps par enchantement et font faire grans obs46b. f. et 1. c. braies. 48a. cité

La Description du monde

129

par les montagnes et les mauvais chemins. De ces montagnes proviennent aussi des faucons sacres qui sont excellents et volent bien. Il y a là des oiseaux en grande quantité, des faucons laniers et des bêtes à chasser. Ils ont un excellent blé et de l’orge sans son;

ils n’ont pas d’huile d’olive, mais de

l’huile de sésame et de noix en quantité. Dans ce royaume il y a plusieurs passages étroits, dangereux et si difficiles qu’ils n’ont peur de personne et leurs cités et villages sont dans de grandes montagnes et des endroits très difficiles. Ce sont d'excellents archers et de bons chasseurs. La plupart d’entre eux se vêtent de peaux de bêtes, car ils manquent de drap. Les grandes dames et les nobles portent le drap comme je vais vous le dire : ils portent tous des culottes, les font en toile de coton et y mettent bien cent brasses, parfois moins de toile ; ils le font pour montrer qu’ils ont de grosses fesses, car ils aiment beaucoup ça. Nous vous avons tout dit sur ce royaume et nous vous parlerons d’un peuple étrange qui se trouve au midi à dix journées de ce pays. XLVII. Description d'un pays appelé Nouristan. C’est un fait qu’au midi, à dix journées du Badakhshan, il y a un pays appelé Nouristan. Les habitants ont une langue à eux, sont idolâtres et ont la peau brune. Ils s’y connaissent beaucoup en enchantements et magie diabolique. Les hommes portent aux

oreilles des anneaux

d’or, des boucles

d’or et d’argent,

pierres précieuses et perles. Ce sont des gens très portés au mal, mais versés dans leurs coutumes. Ce pays est très chaud. Leur nourriture est faite de viande et de riz. Mais nous cesserons de parler de ce pays et nous vous parlerons d’un autre pays qui est à sept journées de lui, au sud-est, nommé Cachemire. XLVIII. Description du Cachemire. Le Cachemire est un pays où ils sont aussi idolâtres, ils ont une langue à eux. Ils s’y connaissent tant en enchantements diaboliques que c’est une merveille. Ils font parler les idoles, ils font par des enchantements que le temps se change, ils plongent tout dans une obscurité complète et font tant de _prodiges que personne ne pourrait le croire à moins de le voir.

130

Le Devisement du monde

curtez et font tant de grans choses qu’il n’est nul qui le peust croire s’il ne le veoit. Et vous dy qu'’ilz sont [chief]”, et de la descendirent les ydoles. Et de ce lieu pourroit l’en aler en la mer d’Ynde. Ilz sont brunes gens et maigres et les fames sont moult belles comme brunes. Leur viande est char et [lait]° et ris. Il n’y fait ne trop chault ne trop froit. Il y a citez et chasteaulx assez. Il y a bois et desers et de fors passages tant que il ne doubtent nullui. Et se maintiennent par eulz meismes, car il ont leur roy qui les maintient en justice. I1Z ont hermitez selonc leurs coustumes, et demourent en leurs hermitages et font grant abstinence de mangier et de boire et sont de luxure moult chastes et se gardent de tous autres pechiez selon leur loy. Ilz sont tenuz de leurs gens pour moult saintz hommes et vous dy que il vivent moult grant aage et ont assez abbaïes et moustiers de leurs ydoles. Et le coural qui se porte de noz contrees se vent moult en ceste contre[e] plus que en autre. Ore vous laisserons de cestes contrees et de ces parties pour ce que se nous alons avant nous entrerons en Ynde, et je n’y vueil ores pas entrer

pour ce que a nostre retour les conterons toutes, par ordre, d’Ynde. Et pour ce retournerons nous arriere a la contree de Balacian, car d’autre part ne s’en pourroit aler.

XLIX.

Cy devise du grant flum de Balacian*.

Quant l’en se part de Balacian, si chevauche l’en .xn. journees entre levant et grec sus ung flun qui est au frere du seigneur de Balacian, la ou il y a chasteaulx et citez assez et habitacions. Les gens de ce païs aourent Mahommet et sont vaillans hommes d’armes. Et au chief de ces .xII. journees trouve l’en une (30°) province non mie trop grant, car il n’y a que troiz journees par tout, et a a nom Vocam. Les gens de celle province aourent Mahommet et ont langage par eulz et sont bons hommes d’armes et ont ung leur seigneur que il appellent none, qui vault a dire en françois [quens}, et sont hommes au seigneur de Balacian. IIz ont assez de bestes sauvages et de toutes autres bestez. Et quant l’en se part de cest petit païs, si chevauche l’en trois journees par grec toutez foiz par montaignes et montent tant que l’en dit que c’est le plus 48b. serfz c. lart. 49a. queux

La Description du monde

131

J'ajoute qu'ils sont les premiers idolâtres et que c’est d’eux que sont descendus les autres. À partir de là on pourrait aller à l’océan Indien. Ils ont la peau brune, sont maigres et les femmes sont très belles pour des femmes à peau brune. Leur nourriture est faite de viande, de lait et de riz. Il n’y fait ni trop chaud ni trop froid. Il y a des cités et villages en quantité. Il y a là des forêts, des déserts et des passages si difficiles qu’ils ne redoutent personne. Ils ont leur propre gouvernement, car ils ont un roi qui les gouverne. Ils ont des ermites de leur façon qui demeurent dans des ermitages, sont très abstinents pour manger et boire, d’une extrême chasteté et se gardent de tout péché défini par leur religion. Ils sont tenus par les autres pour de très saints hommes; j'ajoute qu’ils vivent extrêmement vieux et ont beaucoup d’abbayes et d’églises pour leurs idoles. Le corail qu’on apporte de nos contrées se vend dans cette contrée plus cher qu’en toute autre. Mais nous cesserons de parler de cette contrée et de cette terre parce que si nous allons de l’avant, nous entrerons en Inde et je ne veux pas encore y entrer parce que nous

dirons tout, à notre retour, sur l’Inde,

méthodiquement. Aussi reviendrons-nous à la contrée Badakhshan : on ne pourrait partir d’ailleurs. XLIX.

du

Description du grand fleuve du Badakhshan.

Quand on part du Badakhshan, on vers l’est, nord-est sur la rive d’un frère du seigneur du Badakhshan, où habitations en quantité. Les gens de

chevauche douze journées fleuve qui appartient au il y a des villages, cités et ce pays adorent Mahomet

et sont des guerriers valeureux. Au bout de ces douze journées,

on trouve

un pays pas très grand, car il ne fait que trois

journées dans toute direction, il se nomme

Wakhan. Les gens

de ce pays adorent Mahomet, ils ont une langue à eux, sont de bons guerriers, ont un seigneur qu’ils appellent none, ce qui veut dire en français comte, et sont les vassaux du seigneur du Badakhshan. Ils ont quantité de bêtes sauvages et autres. Et quand on part de ce petit pays, on chevauche trois journées vers le nord-est toujours dans les montagnes et elles montent tant que l’on dit que c’est le sommet le plus haut du monde. Quand

132

Le Devisement du monde

hault lieu du monde. Et quant l’en est monté en ce hault lieu, si treuve l’en ung plain entre deux montaignes, il y a ung flum moult beau et le meilleur pasturage du monde, car une maigre beste y devient bien grace en .x. jors. Il y a grant habondance de toutes sauvagines et y a moutons sauvages qui sont moult grans, car il ont les cornes bien .VI. paumes longues, et de ces cornes font les pastours escuelles pour mangier et font encore de ces cornes les clostures la ou demourent les bestes de nuit. Et par ce plain chevauche l’en bien .xII. journees et s’appelle Pamier. Et en toutes ces .xI. journees n’a nulle habitacion ne nul herbage fors que desers et convient porter [aux cheminans]° les viandes que besoing leur est. Il n’y a nul oyseau pour le hault lieu qu’il y a et froit. Et si vous dy que le feu pour ce grant froit n’est pas si cler ne de si grant chaleur comme en autre lieu ne ne se peuent pas si bien cuire les viandes. Ore lesserons ce et vous conterons par grec et par levant. L’en va bien .XL. journees toutez foiz par montaignes et par costeus et par valees et passe l’en mains fluns et maint° lieu desert, ne en tout ce chemin n’a nulle habitacion ne nul herbage, ains convient porter aux cheminans ce que besoing leur est avecques eulz. Ceste contree (31) est appellee Belor. Les gens demeurent es montaignes moult hault. I1z sont ydres et moult sauvages et ne vivent fors de chace de bestes sauvages et leurs vestemens sont aussi de cuir de bestes. Et sont mauvaises gens [durement]{. Or laissons de ceste contree, si vous conterons de la province de Cascar.

L. Cy nous devise du royaume de Cascar”.

Cascar fu jadiz royaume, maiz orendroit est soubzmis au Grant Caan. Les gens aourent Mahommet. Il y a villes et chasteaulx assez et la plus belle et la meilleur ville est Cascar, et sont aussi entre grec et levant. Il [vivent d’art]* et de marchan-

dise assez. Il ont moult beaulx jardins et vignes et possessions et y a cotton assez et de ceste ville yssent maintz marchans qui vont par tout le monde faisant marcheandise. Il sont moult 49b. pour la corr. voir quelques lignes plus loin c. m. lieu 1. d. du remanant. 50a. y vient dras.

La Description du monde

133

on est monté sur ce sommet, on trouve un plateau entre deux montagnes, il y a là un très beau fleuve et le meilleur pâturage du monde, car une bête maigre y devient bien grasse en dix jours seulement. Il y a là une grande abondance de bêtes sauvages, en particulier des moutons sauvages qui sont très grands, car ils ont des cornes de bien six paumes de long et, avec ces cornes, les bergers font des écuelles pour manger et ils font aussi avec ces cornes les clôtures où demeurent les bêtes la nuit. Par ce plateau on chevauche bien douze journées et il s’appelle Pamir. Durant ces douze journées, on ne trouve ni habitation ni auberge, rien que la solitude, et les voyageurs doivent emporter la nourriture nécessaire. Il n’y a là pas un oiseau à cause de l’altitude et du froid. Et je vous certifie que le feu, à cause de ce grand froid, n’est pas si clair ni si chaud qu'ailleurs et qu’on a du mal à cuire la nourriture. Mais nous laisserons ce sujet et nous vous parlerons de ce qui est à l’est et au nord-est. On va bien quarante journées, toujours dans les montagnes, les coteaux et les vallées et l’on traverse maïnts fleuves et maintes solitudes ; sur tout ce chemin il n’y a ni habitation ni auberge, les voyageurs doivent porter ce qui leur est nécessaire avec eux. Cette contrée s’appelle le Balouristan. Les géns demeurent très haut dans les montagnes. Ils sont idolâtres, très sauvages et vivent seulement de la chasse aux bêtes

sauvages, leurs vêtements aussi sont du cuir des bêtes. Ce sont des gens extrêmement mauvais. Mais laissons cette contrée et parlons du pays de Kachgar.

L. Description du royaume de Kachgar. Le Kachgar fut jadis un royaume, mais maintenant il est sujet du Grand Khan. Les gens y adorent Mahomet. Il y a là des villes et villages en quantité et la ville la plus belle et la meilleure est Kachgar. La ville est à l’est, nord-est. Les gens y vivent de l’artisanat et du commerce. Ils ont de très beaux jardins, des vignes et des terres. Il y a là beaucoup de coton. De cette ville partent beaucoup de marchands qui vont commercer

134

Le Devisement du monde

escharse gent et mesurables, car mal manguent et mal boivent. En ceste contree a crestiens nestorins qui ont leur eglise. Les gens de la province ont langage par eulz. Et dure cef[ste] province .v. journees. Ore lesserons de ceste province, si parlerons de Samarcan.

LI. Cy nous devise de la grant cité de Samarcan”. Samarcan est une moult grant cité et noble. Les gens sont crestiens et sarrazins. IIz sont au nepveu du Grant Caan, et ne sont mie amis, ains s’entrehaient moult, et a a nom Caïdu. Elle est vers maistre. Je vous diray une grant merveille qui avint en ceste cité. Il fut voir, n’a pas encore granment, que Sygatay, frere germain au Grant Caan, se fist crestien, qui estoit seigneur de ceste contree et de maintez autres. Et les crestiens, quant 11z virent que le seigneur estoit crestien, si en orent moult grant lyesse et firent en celle cité une moult grant eglise en l’onneur de saint Jehan Baptiste, et ainsi appelloient celle (31Ÿ) eglise. Et pristrent une moult belle pierre qui estoit des sarrazins et la mistrent pour ung pillier d’une coulombe qui ou milieu de celle eglise estoit, qui soustenoit la couverture. Ore avint que Sygatay mourut. Et quant les sarrazins virent que il estoit mort, pour ce que il orent grant envie de celle pierre qui avoit esté leur, qui estoit a l’eglise des crestiens si comme vous avez oÿ, si distrent entr’eulz qu’il estoit temps de recouvrer la pierre par amours ou par force, et si le pouoient il bien faire, car ilz estoient .x. foiz autant plus que les crestiens. Si [alerent]° touz ensamble a l’eglise des crestiens et distrent que en toutes manieres ilz vouloient ravoir leur pierre. Les crestiens respondirent qu’elle estoit bien leur, maiz ilz leur donrroient une quantité d’avoir et il leur quittassent. Et ceulx respondirent que pour nul avoir du monde il ne la laisseroient, si que tant alerent les parolles que le seigneur le sot et fist commandemens aux crestiens qu’ilz s’acordassent aux sarrazins si comme raison

51a. parlerent.

La Description du monde

135

dans le monde entier. Ce sont des gens très avares et regardants : ils mangent mal et boivent mal. Il y a dans cette contrée des chrétiens nestoriens qui ont leur église. Les gens du pays ont une langue à eux. Ce pays dure cinq journées. Mais nous laisserons ce pays et nous parlerons de Samarcande. LI. Description de la grande cité de Samarcande. Samarcande est une très grande et illustre cité. Les gens y sont chrétiens et musulmans. Ils sont au neveu du Grand Khan. Neveu

et oncle

ne

sont

pas amis,

mais

se haïssent

fort. Le

neveu se nomme Caïdou!. La cité est au nord-ouest. Je vais vous raconter une grande merveille qui arriva dans cette cité. C’est un fait qu’il n’y a pas bien longtemps, Djaghataï, le propre frère du Grand Khan, se fit chrétien, il était le seigneur de cette contrée et de bien d’autres. Quand ils virent que leur seigneur était chrétien, les chrétiens furent très heureux et firent dans cette cité une très grande église en l’honneur de saint Jean-Baptiste, ils appelaient ainsi cette église. Ils prirent une très belle pierre qui appartenait aux musulmans et en firent la base d’une colonne qui se trouvait au milieu de cette église et soutenait le toit. Or Djaghataï mourut. Quand les musulmans virent qu’il était mort, parce qu’ils étaient pleins de haine à cause de cette pierre qui avait été à eux et qui était à l’église des chrétiens comme vous l’avez entendu, ils se dirent les uns aux autres qu’il était temps de recouvrer la pierre de gré ou de force; et ils avaient les moyens de le faire, car ils étaient dix fois plus que les chrétiens. Ils se rendirent tous ensemble à l’église des chrétiens et dirent qu’ils voulaient ravoir leur pierre d’une façon ou d’une autre. Les chrétiens répondirent qu’elle était certes à eux, mais ils leur donneraient une grosse somme pour en être tenus quittes. Les autres répondirent qu'ils n’y renonceraient pour rien au monde et le débat s’enfla tant que le seigneur l’apprit, donna l’ordre aux chrétiens de s’accorder

1. Marco rattache une légende locale édifiante à deux personnages historiques sur lesquels on verra l'introduction p. 24-25. Un texte chinois du XIV°s., trouvé à Zhenjiang (cf. ch. CXLVIID), décrit un temple de Samarcande supporté par quatre énormes piliers de bois, dont l’un, en suspens, est séparé du plancher par plus d’un pied. Ce fait est probablement à l’origine de la légende. Baudouin de Sebourc a emprunté le miracle au Devisement.

L

136

Le Devisement du monde

estoit par monnoie ou que ilz leur rendissent leur pierre et leur donna de terme .m1. jours. Que vous en diroie je ? Sachiez que pour nul avoir ne se vouldrent acorder les sarrazins de laissier la pierre. Et ce faisoient ilz pour le despit aux crestians et non pour autre, car ilz savoient bien, se la pierre se levoit, que l’eglise cherroit, dont les crestiens auroient moult grant ire. Si ne savoient que faire, si se tournerent au meilleur conseil, c’est qu’ilz prierent a Jhesucrist qu’il les voulsist conseillier de ce fait a ce que sainte eglise ne fust quassee ne le lieu saint Jehan Baptiste ne fust cassé en la sienne eglise. Si que quant vint au terme que le seigneur leur donna, si trouverent le matin la pierre (32) ostee qui soustenoit la coulombe, et la coulombe soustenoit la charge et avoit le pié dessouz en vain, et estoit ausi fort que quant la pierre y estoit, et si avoit il bien en terre de la coulombe .uI1. paumes. Et les Sarrazins pristrent leur pierre avecques leur grant male aventure, si que ce fu ung moult grant miracle et beau. Et encore est ainsi la dite coulombe et sera tant comme a Dieu plaira. Ore lesserons de ce et irons avant et vous conterons d’une autre province qui est appelee Tarcan.

LIT. Cy nous devise de la province de Tarcan”? Tartan est une province qui dure de long .V. journees. Les gens de celle province sont de la loy Mahommet et y a aussi crestians nestorins et jacopins. I1z sont a cellui meismes seigneur, [nepveu du Grant Caan}°. I1z ont grant habondance de toutes choses. Maiz pour ce qu’il n’y a chose qui a conter face, nous irons oultre et vous conterons d’une autre PROD qui a nom Cotan.

LIIL. Ci dit d’une province qui a a nom Cotan Cotan est une province entre grec et levant et est longue .VIn. journees. Il sont au Grant Kaan et aourent Mahommet. Il y a citez et chasteaulx assez, maïiz la plus noble est Cotan qui est chief du regne, et a ainsi a nom le regne. Il y a habondance de 52a. du Grant Caan nepveu.

La Description du monde

137

avec les musulmans en payant ce qui était raisonnable ou de leur rendre leur pierre et il leur fixa un délai de trois jours. Que vous dire ? Sachez qu'aucune somme n’amena les musulmans à accepter de laisser la pierre, ce qu’ils refusaient pour nuire aux chrétiens, non pour une autre raison, car ils savaient bien que, si la pierre était enlevée, l’église s’effondrerait, ce dont les chrétiens seraient très fâchés. Les chrétiens ne savaient que faire, ils prirent la meilleure décision, celle de prier JésusChrist qu’il voulût bien les assister afin que leur sainte église ne fût détruite ni la demeure de saint Jean-Baptiste détruite dans son église. Ainsi, quand finit le délai que le seigneur leur avait fixé, ils trouvèrent au matin la pierre qui soutenait la colonne enlevée, et la colonne supportait sa charge, elle avait

la base dans le vide, elle était aussi solide que quand la pierre était là et pourtant il y avait bien trois paumes de la colonne au sol. Les musulmans prirent leur pierre, le diable les emporte! Ce fut donc un très grand et beau miracle. La colonne est encore ainsi et le restera tant que Dieu le voudra. Mais nous laisserons ce sujet et irons de l’avant pour vous parler d’une autre province nommée Yarkand.

LIT. Description de la province de Yarkand. Le Yarkand est une province qui a cinq journées de long. Les gens de cette province sont de la religion de Mahomet et il y a là aussi des chrétiens nestoriens et jacobites. Ils sont au même seigneur, le neveu du Grand Khan. Ils ont de tout en grande abondance. Mais parce qu’il n’y a rien qui mérite d’être raconté, nous irons plus loin et nous parlerons d’une autre province nommée Khotan.

LIIT. Une province nommée Khotan. Le Khotan est une province à l’est, nord-est, il dure huit journées. Les gens sont au Grand Khan, ils adorent Mahomet. Il y a là des cités et villages en quantité, mais la plus illustre cité est Khotan, la capitale du pays, lequel porte le même nom. On y trouve de tout en abondance, le coton y pousse bien et ils ont des vignes, jardins et terres en quantité. Ils vivent du

138

Le Devisement du monde

toutes choses et y croist coton assez et ont vignes et jardins et possessions assez. I1z vivent de marchandise

[et d’art}". I1z ne sont pas hommes d’armes. Ore nous partirons de cy et vous conterons d’une autre province qui a a nom Pera.

LIV. Cy nous raconte de la province qui s'appelle Pera*. Pera est une province qui est longue .v. journees entre levant et grec. Les gens aourent (32°) Mahommet et sont au Grant Kaan. Il y a villes et chasteaulx assez, maïiz la plus noble si est Pera, une cité qui est [chief] du regne. Il y a fluns en quoy l’en treuve jaspre et cassidoine assez. Il ont habondance de toutes choses et de coton. Il vivent de marchandise

[et d’art]°. Et ont

une telle coustume que je vous diray. Quant une fame qui a son mary et il se part en aucun voiage pour demourer .xX. Jours ensus, maintenant qu’il s’en part, elle se marie, et aussi fait le mary que il s’espouse en chascune part. Et sachiez que en toutes ces provinces que je vous ay dit de Casar en ça et de cy en avant sont toutes de la Grant Turquie. Ore lessons de ce et vous conterons d’une autre province qui s’apele Siarcian.

LV.

Cy devise de la province de Siarcian*.

Siarcian est une province de la Grant Turquie entre grec et levant. Les gens de celle province aourent a Mahommet. Et si y a villes et chasteaulx assez et la maïistre cité du regne si est appellee Siarcian. Il y a fluns qui mainent jaspre et cassidoine qui se porte vendre au Cata, dont il traient grant prouffit. Toute ceste province est sablon, et de Sitan a Pames est tout sablon,

et de Pam aussi est tout sablon jusqu’a cy, de quoy il y a maintez yaues ameres et mauveses ; maiz bien en trouve l’en en plusieurs lieux d’yaues doulces et bonnes. Et quant aucun ost passe par la contree, les gens fuient par les chemins atout leurs fames et leurs enfans et leur bestial entre le sablon deux jours ou Ir, la ou il scevent que yaue soit la ou il puissent vivre avecques leurs bestes, si que nulz ne les puet trouver pour ce [que le vent queuvre]* les voiez la ou il sont alez par le 53a. de dras. 5da. de dras. 55a. quilz (33) savent couvrir.

La Description du monde

139

commerce et de l’artisanat. Ce ne sont pas des guerriers. Mais nous partirons de là et nous vous parlerons d’une autre province nommée Yutian.

LIV.

La province nommée Yutian.

Le Yutian est une province qui dure cinq journées à l’est, nord-est. Les gens adorent Mahomet, ils sont au Grand Khan. Il y a là des villes et des villages en quantité, mais la plus illustre cité est Yutian, qui est la capitale du pays. Il y a des fleuves où l’on trouve du jaspe et de la calcédoine en quantité. On y trouve de tout en abondance et du coton. Ils vivent du commerce et de l’artisanat. Ils ont une coutume que je vais vous dire : quand une femme a un mari qui part pour un voyage qui dure plus de vingt jours, elle se marie dès qu’il part et le mari fait de même, car il prend épouse partout. Et sachez que toutes les provinces dont je vous ai parlé de Kachgar à ici et dont je parlerai depuis ici appartiennent toutes au Turkestan. Mais laissons ce sujet et parlons d’une autre province appelée Tchertchen. LV. Description de la province de Tchertchen.

_

Le Tchertchen est une province du Turkestan à l’est, nordest. Les gens de cette province adorent Mahomet. Il y a là des villes et villages en quantité et la ville principale du pays est appelée Tchertchen. Il y a des fleuves qui charrient du jaspe et de la calcédoine qu’on porte à vendre en Chine, ce dont on tire un grand profit. Toute la province n’est que sable — sable de Khotan à Yutian, sable de Yutian aussi jusqu’à ici ; ce qui rend l’eau bien souvent amère et mauvaise, encore qu’on trouve bien en piusieurs endroits de l’eau douce et bonne. Et quand une armée passe par la contrée, les gens s’enfuient par les chemins avec femmes, enfants et bétail dans les sables à deux ou trois jours, là où ils savent qu’il y a de l’eau afin qu’ils puissent y vivre avec leurs bêtes; et personne ne peut les trouver parce que le vent recouvre de sable le chemin par où ils

SEE

140

Le Devisement du monde

sablon. Et quant l’en se part de Siarcian, si chevauche l'en bien V. journees par sablon, la ou il y a de mauvaises yaues, maiz l’en treuve en aucun lieu yaue doulce. Et n’y a chose qui a ramentevoir face; pour ce nous irons avant et vous conteray d’une province qui a a nom Lop, et de la cité aussi qui a nom Lop, qui est au chief de ces .v. journees que je vous ay dit dessus, qui est a l’entree du grant desert, si que les cheminans se reposent en ceste cité pour entrer ou desert.

LVI. Cy nous devise de la cité de Lop*. Lop est une grant cité qui est a l’entree du desert qui est appellé le desert de Lop, et est entre levant et grec, et est la cité au Grant Kaan. Les gens d’icelle contree aourent Mahommet. Et vous dy que ceulx qui veullent passer le desert se reposent en icelle ville une sepmaine pour refreschir eulx et leurs bestes. Et puis s’appareillent et prennent leurs viandes pour ung moys pour eulz et pour leurs bestes et se partent de ceste cité et entrent ou desert. Et est tant long, si comme l’en dit, que en ung an ne chevaucheroit l’en du chief a l’autre et, la ou il est mainz

larges, y met l’en ung moys. Il y a mons et valees de sablon et n’y treuve l’en riens que mengier. Maiz quant l’en a chevauchié ung jour et une nuyt, si treuve l’en une yaue doulce tant que mestier est bien a .L. ou a .C. personnes avecques leurs bestes, maiz a plus non. Et par tout cest desert treuve l’en l’yaue en ceste maniere, si que l’en treuve bien en cest passage en .XXVIIL. lieux yaue doulce, maiz non mie granment, et en .H. [lieus]" treuve

l’en yaues

ameres

et mauvaises.

Et bestes et

oyseaulx n’y a nulz, car ilz ne trouveroient que mangier, maiz l’en y trouve une telle merveille (33°) que je vous diray que, quant l’en chevauche par nuyt par ce desert et il avient que aucun remaigne et il se desvoie de ses compaignons pour dormir ou pour autre chose, quant il cuide retourner et trouver la compaignie, si ot parler ung esperit qui semble estre l’un de ses compaignons et telle foiz l’appelle par son nom, si que plusieurs foiz le font desvoier en telle maniere que plus ne se retreuvent; et en ceste maniere en sont ja maintz mors et perduz. Et vous dy que de jour meismes parloient les esperiz et 56a. lieues.

La Description du monde

141

sont passés. Et quand on part de Tchertchen, on chevauche bien cinq journées à travers le sable, où l’eau est mauvaise, mais on

trouve ici ou là de l’eau douce. Mais il n’y a rien qui mérite d’être rappelé ; aussi nous irons de l’avant et je vous parlerai d’une province nommée Lop, et aussi de la cité nommée Lop qui est au bout de ces cinq journées dontje viens de vous parler et qui est à l’entrée du grand désert : aussi les voyageurs se reposent-ils dans cette cité pour affronter le désert.

LVI. Description de la cité de Lop. Lop' est une grande cité, qui est à l’entrée du désert appelé le désert de Gobi ; elle est à l’est, nord-est; et elle est au Grand

Khan. Les gens de cette contrée adorent Mahomet. Et je vous assure que ceux qui veulent traverser le désert se reposent dans cette ville une semaine pour se rafraîchir ainsi que leurs bêtes. Puis ils font leurs préparatifs, prennent des vivres pour un mois pour eux et pour leurs bêtes, partent de cette cité et entrent dans le désert. Il est si long, à ce qu’on dit, qu’en un an on ne le traverserait d’un bout à l’autre; là où il est le moins large, on

met un mois. Ce ne sont que trouve rien à manger. Mais une nuit, on trouve une eau ou cent personnes et à leurs

monts quand douce bêtes,

et vallées de sable et on n’y on a chevauché un jour et qui suffit bien à cinquante mais pas à davantage. Par

tout ce désert on trouve de l’eau de cette façon en sorte que, pendant la traversée, l’on trouve bien de l’eau douce à vingt-

huit endroits, mais en petite quantité, et en quatre endroits on trouve de l’eau amère et mauvaise. Il n’y a là ni bêtes ni oiseaux, car ils ne trouveraient pas à manger. Mais on y trouve la merveille suivante : quand on chevauche de nuit par ce désert, qu’il arrive que quelqu'un s’arrête et s’écarte de ses compagnons pour dormir ou pour une autre raison, quand il pense revenir et trouver le groupe, il entend parler un esprit qui semble être l’un de ses compagnons et qui parfois l’appelle par son nom; ainsi les esprits souvent font s’écarter les gens au point qu’ils ne se retrouvent plus et ainsi plusieurs se sont perdus et sont morts. J'ajoute que, même de jour, les esprits bavardent et que vous entendrez parfois retentir plusieurs insL

1. Probablement la ville actuelle de Carxliq, au sud du Lop Nor.

142

Le Devisement du monde

orez aucunes foiz sonner de maintz instrumens et proprement tabours plus que autres instrumens. Et ainsi passe l’en ce desert a si grant anuy que vous avez oÿ. Ore vous laisserons a parler de cest desert et vous conterons des provinces que l’en treuve a l’issue de ce grant desert de Lop.

LVIL

Cy devise de la grant province de Tangue”’.

Quant l’en a chevauchié .Xxxx. journees en ce desert, si treuve l’en une cité qui est appellee Sacion, qui est au Grant Caan. La province s’apelle Tanguë. I1z sont tous ydres, maiz auques y a des crestiens nestorins et y a aussi sarrazins. Les ydres ont langage par eulx. La ville est entre grec et levant. IIz vivent des prouffiz des blez que ilz recueillent de la terre. Ilz ont maintez abbaïes et maint moustier de leurs ydres et de plusieurs façons ausquelz ilz font moult grant honneur et reverance et y ont grant devocion et leur font sacrefices. Car tous ceulx qui ont enfans font nourrir ung mouton en l’onneur de l’ydolle et, au chief de l’an ou a la feste de l’ydolle, ceulx qui ont nourry le mouton le maïinent avec l’enfant devant l’ydolle et lui font grant reverence et les enfans aussi. Et quant 11z (34) ont ce fait, si font cuire tous les moutons et les portent encore devant l’ydolle a grant reverence et les laissent la tant que ilz aient dit le service et leur priere [que] l’ydolle sauve ces enfans, et dient que l’ydolle mangue la substance de la char. Puis que il ont ce fait, si prennent celle char et l’emportent en leurs maisons et mandent leurs parens et amis et la menguent a grant reverence et a grant joye. Et quant ilz ont mengee la char, si recueillent les oz qui sont demourez et les mettent en arches _ moult sauvement. Et sachiez que tous les ydolastrez du monde,

quant ilz muerent, les vifz les font ardoir et, quant ilz les portent ardoir, les parens des mors font enmy cellé voie une maison de fust et les couvrent de dras de soye et de draz d’or. Et quant le corps passe par devant ceste maison, si s’arrestent et gettent ceulx de la maison devant le corps vin, viandez et chars assez; et ce font il pour ce que il dient que a autel honneur sera receuz en l’autre siecle. Et quant il est apportez

57a. et.

La Description du monde

143

truments, particulièrement des tambours plus que tous autres. C’est ainsi, avec tous ces tourments, qu’on traverse ce désert.

Mais nous cesserons de parler de ce désert et nous vous parlerons des pays que l’on trouve à la sortie de ce grand désert de Gobi. LVIT.

Description de la grande province du Tangout.

Quand on a chevauché trente journées dans ce désert, on trouve une cité appelée Dunhuang, elle est au Grand Khan. La province s’appelle Tangout. Ils sont tout à fait idolâtres, mais il y a un peu de chrétiens nestoriens et aussi des musulmans. Les idolâtres ont une langue à eux. La ville est à l’est, nord-est. Ils vivent de la vente des céréales qu’ils récoltent dans les champs. Ils ont plusieurs abbayes, plusieurs églises, pour leurs différentes sortes d’idoles auxquelles ils font beaucoup d’honneurs et de cérémonies ; ils sont pleins de dévotion pour elles et leur font des sacrifices. Tous ceux qui ont des enfants font nourrir un mouton

en l’honneur de l’idole et, à la fin de

l’année ou pour la fête de l’idole, ceux qui ont nourri le mouton le mènent avec l’enfant devant l’idole à qui ils font de grandes cérémonies, et les enfants aussi. Cela fait, ils font cuire tous les

moutons, les portent encore devant l’idole avec beaucoup de cérémonies et ils les laissent là jusqu’à ce qu’ils aient fini le service et prié pour que l’idole protège les enfants, et ils disent que l’idole mange la substance de la viande. Cela fait, 1ls prennent cette viande, l’emportent dans leurs maisons, invitent leurs parents et amis et la mangent avec cérémonie et joie. Quand ils ont mangé la viande, ils recueillent les os qui restent et les mettent en sécurité dans des coffres’. Sachez aussi que tous les idolâtres du monde, quand ils meurent, les vivants les font brûler ;quand ils les portent à brûler, les parents des morts font sur le chemin une maison de bois et ils la recouvrent de draps de soie et d’or. Quand le corps passe devant cette maison, ils s’arrêtent et ceux de la famille jettent devant le corps vin, nourritures et viandes en quantité. Ils agissent ainsi parce qu’ils disent que le mort sera reçu avec ces honneurs dans l’autre 1. Sur ce rite du lamaïsme ou bouddhisme tibétain voir P. Demiéville, Choix

d’études sinologiques, Leiden, 1973, p. 166-209.

144

Le Devisement du monde

au lieu ou il doit estre ars, ilz font entailler hommes

de chartre

et de papier et chevaulx et chameulz et roe comme besans, et toutes ces choses font ardoir avec le mort et dient que en l’autre siecle il aura ces esclaz et ces bestez avec lui [tant comme

ses

chartres qui seront arses] ; et vont sonnent devant le corps tous les instrumens de la ville. Et sachiez qu’ilz ne feroient ardoir le corps mort se ilz ne faisoient veoir a leurs astrologes lequel jour doit estre bon a ce faire. Et quant il a deviné, si le gardent jusques au terme et aucunes foiz le gardent bien .VI. moys, et moinz et plus, selon ce que il leur dist par son art. Et le gardent ainsi, car il font une case grosse bien d’une paume et moult bien

conjointe

ensamble,

et est

(34°)

moult

soubtillement

painte et le cuevrent de beaulx draz, et mettent dedens ce case canfre et espices assez afin que le corps ne pue. Et chascun jour, tant que il le gardent, font mettre tables plaines de viandes devant le mort et dient que son ame vient mengier et boire, et lui lessent tant que ilz demeurent pour mengier ; et ainsi le font chascun jour. Et encore leur font pis acroire les devins, que ilz leurs dient aucunes foiz [que ce n’est pas bon de trere le cors par la porte si que aucune foiz] leur font rompre le mur et le traire de la quant il le doivent porter ardoir. Et sachiez que en toute ceste maniere le font ceulx ydolastres et le font ainsi ceulx de ces contrees. Ore vous lesserons de ceste contree a parler et vous conterons d’une autre cité qui est vers maistre jouste le chief de cest desert.

LVIIIL.

Cy nous devise de la province de Camul*®.

Camul est une province qui jadiz fu royaume. Il y a villes et _ chasteaulx assez, maiz la maïstre cité est Camul. Ceste pro_ vince est enmy deux desers, car de l’une part est le grant desert de Lop et de l’autre part a ung desert qui dure .nr. journees. Et les gens sont tous ydres et ont langage par eulz et vivent du fruit de la terre, car ilz en ont assez. Et sont hommes de grant soulaz, car 11z n’entendent a autre chose que sonner instrumens et a chanter et a baler et prendre grans deliz a leurs corps. Et si ne 0 he

La Description du monde

145

monde. Quand il est porté à l’endroit où il doit être brûlé, ils font découper dans du papier des hommes, des chevaux, des chameaux, des roues en guise de monnaie, ils font brûler tout ça avec le mort et ils disent que dans l’autre monde il aura autant d'esclaves et de bêtes avec lui que de papiers qui auront été brûlés. Ils font retentir devant le corps tous les instruments de la ville. Sachez encore qu’ils ne feraient pas brûler le cadavre avant que leurs astrologues n’aient vu quel est le jour convenable pour le faire. Et quand l’astrologue l’a prédit, on garde le corps jusqu’au délai fixé et parfois on le garde bien six mois, ou plus ou moins, suivant ce que sa science lui fait dire. Voici comment on garde le corps : on fait une caisse qui a bien une paume d'épaisseur et qui est bien jointe, elle est finement peinte et on la couvre de draps splendides, on met dans cette caisse du camphre et des épices en quantité afin que le corps ne pue pas. Chaque jour, tant qu’ils le gardent, ils font mettre devant le mort une table pleine de nourriture, ils disent que son âme vient manger et boire et ils lui laissent le tout tant qu’ils restent eux-mêmes à manger; voilà ce qu’ils font chaque jour. Les devins leur font accroire pis encore, car ils leur disent parfois qu’il n’est pas bon de tirer le corps par la porte en sorte que parfois ils leur font casser le mur et tirer le corps par là, quand ils doivent le porter à brûler. Et sachez bien que c’est ainsi que font ces idolâtres et aussi ceux de ces contrées. Mais nous cesserons de vous parler de cette contrée et nous vous parlerons d’une autre cité qui est au nord-ouest aux confins du désert.

LVII.

Description du pays de Hami.

Le Hami est un pays qui fut jadis un royaume. Il y a là des villes et villages en quantité et la cité principale est Hami. Ce pays est entre deux déserts, car d’un côté il y a le grand désert de Gobi et de l’autre il y a un désert qui dure trois journées. Les gens sont tout à fait idolâtres, ils ont une langue à eux et vivent de l’agriculture, car ils en tirent beaucoup. Ce sont des gens qui aiment se donner du bon temps, car ils ne pensent qu’à jouer

] 2 }

Fi instrument, à chanter, à danser et à prendre de grands Y

ss

146

Le Devisement du monde

vous dy que, se ung forestier vient en sa maison pour herbergier, il est trop alegiez et commande a sa fame qu’elle lui face son plaisir et puis se part et s’en va et ne retourne a l’ostel jusquez atant qu’il sache que le forestier s’en soit party, si que il puet (35) soulacier avecques sa fame tant qu’il lui plaist, car elles sont belles fames. Et il le tiennent a grant honneur et ne l’ont a nulle honte, car tous ceulx de celle province de Camul

sont si honnyz de leurs moilliers comme vous avez oÿ. Ore avint que au temps de Mongu Caan qui regnoit et estoit leur seigneur de ceste province, sot ce fait, si leur manda comman-

dement sur paine que ilz ne le feissent plus. Et quant 11z orent ce commandement, si en furent moult courrouciez et s’acompaignierent et firent ung moult grant present et l’envoierent au seigneur et lui prierent que par grant grace ilz leur laissast faire leur usance, car tous leurs ancestres avoi[en]t fait celle usance,

et que pour ceste usance les ydres leur donnoient tous les biens de la terre que ilz avoient et que autrement ne sauroient vivre ne ne pourroient. Et quant le seigneur vit que il le vouloient, si leur dist : « Puis que vous voulez vostre honte, et vous l’aiez ! » Si leur consenti a faire leur voulenté de leur male usance si que tousjours l’ont maintenu et maintiennent encorez. Ore vous lesserons a parler* de Camul et vous conterons d’autres provinces qui sont entre tramontane et mestre, et est au Grant Caan Chingin Calas.

LIX. Cy nous dit de Chingyn Calas*. Chingin Calas est une province qui encore est ou chief du desert entre mestre et tramontane. Elle est grant de .xvI. journees et est au Grant Kaan. Il y a villes et chasteaulx assez. Et y à .n1. generacions de gens, ydres et sarrazins et auques crestiens nestorins.

[Es]° confins de ceste province

vers tra-

montane à une montaigne qui a une moult bonne vaine d’acier et d’andainne. Et si sachiez qu’en ceste montaigne (35) l’en treuve une vaine de laquelle on fait la salemonde. Car sachiez

58a. p. de d. 59a. Et les.

CO

La Description du monde

147

plaisirs. Et je vous certifie que, si un étranger! arrive dans une. maison pour y loger, l’hôte en est ravi, il ordonne à sa femme de faire son bon plaisir;puis il part, s’en va et ne revient chez lui que quand il sait que l’étranger est parti en sorte que ce dernier peut prendre du bon temps avec sa femme tant qu’il lui plaît, car ce sont de belles femmes. Ils tiennent cet usage pour un grand honneur et n’en ont pas la moindre honte, car tous ceux de ce pays de Hami sont déshonorés de cette façon par leurs épouses. Or il arriva au temps de Mongka Khan qui était roi et suzerain de ce pays qu’il apprit cet usage ; il leur ordonna sous peine de sanctions de ne plus le suivre. Quand ils reçurent cet ordre, ils furent tout à fait fâchés, s’associèrent, firent un très grand présent, l’envoyèrent au seigneur et le prièrent de leur faire la grâce de leur permettre de suivre leur coutume, car tous leurs ancêtres avaient suivi cette coutume : c’est à cause de cette coutume que les idoles leur donnaient tous les biens qu’ils tiraient de la terre ; ils ne sauraient ni ne pourraient vivre autrement. Quand le seigneur vit que tel était leur désir, il leur dit : « Puisque vous tenez à votre honte, eh bien, continuez ! » Il consentit à les laisser suivre leur mauvaise coutume et ainsi

ils l’ont toujours suivie et la suivent encore. Mais nous cesserons de vous parler de Hami et nous vous parlerons d’autres pays qui sont au nord, nord-ouest : du Ghinghin Talas qui est au Grand Khan.

LIX. Le Ghinghin Talas. Le Ghinghin Talas est encore un pays qui est à l’entrée du désert au nord, nord-ouest. Il fait seize journées de long, il est au Grand Khan. Il y a là des villes et villages en quantité. Et il y a là trois races de gens, des idolâtres, des musulmans et un

peu de chrétiens nestoriens. Aux confins de ce pays vers le nord il y a une montagne qui a un très bon minerai d’acier et d’andanique. Sachez aussi qu’on trouve dans cette montagne 1. Forestier : non pas comme en français «le garde de la forêt», mais «l'étranger» comme l'italien forestiere ! Que comprenait le lecteur? — Sur un

écho de la prostitution rituelle au Camul dans une chanson de geste du début du XIV®

s., voir A. Limentani,

«Entrée

d’Espagne

| G.B. Pellegrini, Pise, 1983, t. 1, p. 393-417.

e Milione»,

Mélanges...

148

Le Devisement du monde

de vray que la salemonde n’est pas beste qu’en dit en nostre païs, maiz est une vaine de terre et orrez comment. Il est vray que chascun sache que par nature n’a nulle beste ne nulle animal qui peust vivre dedens le feu, pour ce que chascun animal est fait de .rn1. elemens. Ore avoit messire Marc Pol ung compaignon qui avoit a nom Sufficar et estoit moult sages. Et conta le dit Turc a messire Marc Pol comment il avoit demouré en ceste contree .ui. ans pour le Grant Caan pour faire traire de ces salemandres pour le seigneur. Et dist que l’en fait caver en ces montaignes et y treuve l’en une vaine et prent l’en celle vaine et si l’amenuyse l’en et treuve l’en dedens aussi comme filé de laine et puis le met l’en sechier. Et quant elle est seche, si se pourrist dedens grans mortiers de fer, puis la font laver, et s’en va toute la terre, et demoure aussi comme filé, et samble de laine, et se fait filer et faire touailles. Et quant elles sont faitez, si ne sont pas bien blanches, maiz la mettent dedens le feu et, quant elle est traitte, si est blanche comme noif. Et touteffoiz qu’elle devient sale, si la mettent dedens le feu, si devient blanche. Et ainsi est la verité de la salemandre, non autrement. Et ceulx meismes de la contree le conterent en ceste maniere, car qui le diroit autrement, ce seroit bourde et fable. Et sachiez que a Romme en a une touaille que le Grant Caan envoia a l’apostolle de Romme pour moult beau present pour mettre le saint suaire de Jhesucrist dedens. Ore vous lesserons a parler de ceste province et vous conterons (36) des autres qui sont entre] grec et levant, c’est de la province qui est apellee SucCur.

LX.

Cy dit de la province de Succur.

Quant l’en se part de ceste province que je vous ay dit, si chevauche l’en .x. journees entre grec et levant et en trestoute ceste voye n’a nulle habitacion se pou non, si qu’il n’y a chose qui a ramentevoir face en nostre livre. Et aprés ceste province trouve l’en ung autre province qui s’appelle Succur, en laquelle a citez et chasteaulx assez, et la maistre cité a nom Sictin. Il y a crestiens, ydres et sont au Grant Kaan. Et la grant province

La Description du monde

149

un minerai dont on fait la salamandre, Car soyez sûrs et Certains que la salamandre n’est pas la bête qu’on dit dans notre pays, mais c'est un minerai et vous allez entendre comment. I] faut que chacun sache qu’il n’y a pas, par nature, de bête ou d'animal qui pourrait vivre dans le feu parce que chaque animal est fait des quatre éléments'. Or messire Marco Polo avait un Compagnon qui se nommait Soulficar et était très savant, Ce Turc raconta à messire Marco Polo comment il était resté trois années dans cette contrée au service du Grand Khan pour faire extraire de ces salamandres pour le seigneur. II disait que l’on fait creuser dans ces montagnes et qu’on y trouve un minerai, qu'on prend ce minerai et le broie et qu’on trouve

dedans comme du fil de laine, puis qu’on le met à sécher. Quand il est sec, il pourrit dans de grands mortiers de fer, puis on le lave, toute la terre s’en va ct il reste comme un fil, il ressemble à de la laine, on le file et on en fait des toiles. Quand

elles sont faites, elles ne sont pas bien blanches, mais on les met au feu et quand elles en sont retirées, elles sont blanches comme neige, Chaque fois qu’elles deviennent sales, on les

met au feu et elles deviennent blanches. Telle est la vérité sur la salamandre, il n’en est pas d’autre. Ce sont les gens mêmes de la contrée qui en ont parlé ainsi : si on en parlait autrement, ce serait pure invention et mensonge. Sachez aussi qu’à Rome il y en a une toile que le Grand Khan envoya au pape de Rome, présent magnifique où mettre le saint suaire de Jésus-Christ. Mais nous cesserons de parler de ce pays et nous vous parlerons d’autres qui sont à l’est, nord-est, et d’abord du pays. appelé Suzhou.

; Ée

LX. Le pays de Suzhou.

Quand on part du pays dont je vous ai parlé, on chevauche dix journées vers l’est, nord-est et, sur cette route, il n’y a que peu d'habitations en sorte qu’il n’y a rien qui mérite d’être _ rappelé dans notre livre, Après ce pays on trouve un autre pays

À È

| nommé Suzhou où il y a des cités et villages en quantité, etla _ cité principale se nomme Suzhou. Il y a là des chrétiens, des 1. On croyait que la toile d'amiante était de la peau desalamandre (voir

Gervais de Tilbury, Livre des merveilles, p. 20) et depuis les Anciens la sala-

mandre passait pour vivre dans le feu ; voir Pline, Hist. nat., XXIX, 76.

:

150

Le Devisement du monde

generalle de ces .11. a nom Tangut. Et par toutes les montaignes de ces provinces trouve l’en le reobarbe a grant habondance et illecques l’achatent les marcheans et le portent par le monde. Ils vivent du fruit de la terre. Ore vous laisserons de ce a parler, si vous conterons d’une cité qui a a nom la cité de Campision.

LXI. Cy nous raconte de la cité de Campision*. Campision est une cité qui est en Tangut meismes

et est

moult noble et grant cité et [chief]" et seigneurie de toute la

province de Tangut. Les gens sont ydres et sarrazins et crestiens. Les crestiens ont en celle cité .Iu. belles eglises et grans, et les ydres ont maint moustier et abbaïes selon leur usance. Et si ont grant quantité d’ydoles et de si grans que bien ont .Xx. pas, et telz y a maïinz, et en y a de fust et de terre et de pierre, et sont bien toutes escurees et puis couvertes d’or. Et plusieurs autres ydoles leur sont environ assez grans et samble que ilz font humilité et reverence. Et pour ce que je ne vous ay pas conté tous leurs faiz des (36Ÿ) ydolastres, le vous vueil je cy conter. Et sachiez que les reguliers qui tiennent regle des ydolles vivent plus honnestement que les autres. I1z se gardent de luxure, maiz ilz ne l’ont pas a grant pechié, maiz se il treuvent aucun qui ait geu contre nature comme l’autre, ilz le jugent a mort. Et si ont kalendier aussi comme nous avons et ont .V. jours par moys que il gardent moult bien, car pour nulle riens ne occiroient nulle beste en ces .V. jours ne n’y mengeroient char, ains font grant abstinence trop plus que aux autres jours. Ilz [prennent]° jusques a .xxx. fames, ou moins si comme i1z ont le pouoir, et leurs mariz leur donnent a l’encdntre a leurs fames. Maiz sachiez que [la]° premier{e] tiennent pour [la]* meilleur. Et se il voit que aucune de ses fames ne soit pas bonne, si la chasse et en prent une autre se il veult. I1z prennent leurs cousines et la fame qui aura esté a son pere, sauve sa mere, et vivent comme bestes. Ore vous laisserons de ce a parler et vous cont{ejrons des autres provinces vers tramon61a. clec b. prennens c. le d. le.

La Description du monde

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idolâtres, ils sont au Grand Khan. La grande province qui regroupe ces trois pays se nomme Tangout. Par toutes les montagnes de ces pays on trouve de la rhubarbe en grande abondance ; c’est là que les marchands l’achètent pour la porter à travers le monde. Les gens vivent de l’agriculture. Mais nous cesserons de parler de ce sujet et nous vous parlerons d’une cité nommée la cité de Ganzhou.

LXI.

La cité de Ganzhou.

Ganzhou est une cité qui se trouve dans le Tangout, c’est une illustre et grande cité, la tête, la capitale de toute la province du Tangout. Les gens sont idolâtres, musulmans ou chrétiens. Les chrétiens ont dans cette cité trois églises belles et grandes et les idolâtres ont plusieurs églises et abbayes de leur façon. Ils ont une grande quantité d’idoles et de si grandes qu’elles ont bien dix pas, certaines moins. Il y en a de bois, de terre et de pierre ; elles sont bien nettoyées et ensuite recouvertes d’or. Plusieurs autres idoles assez grandes les entourent et on dirait qu’elles se prosternent cérémonieusement. Comme je ne vous ai pas tout dit sur les idolâtres, je vais vous le dire ici. Sachez donc que les réguliers qui suivent la règle des idolâtres vivent plus honnêtement que les autres. Ils se gardent de la luxure, maïs ils ne la tiennent pas pour un grand péché; en revanche, s’ils trouvent quelqu’un qui a couché contre nature avec un autre, ils le condamnent à mort. Ils ont un calendrier comme nous et ils ont cinq jours par mois qu’ils observent bien, car pour rien au monde ils ne tueraient de bête ces cinq jours-là ni ne mangeraient de viande, au contraire ils sont beaucoup plus abstinents que les autres jours. Ils prennent jusqu’à trente femmes, ou moins, selon leurs possibilités : les maris font des dons en retour à leurs femmes. Mais sachez qu’ils tiennent la première pour la meilleure. Si le mari voit qu’une de ses femmes n’est pas bonne, il la chasse et en prend une autre s’il veut. Ils prennent leurs cousines et celle qui aura été l’épouse de leur père, sauf leur propre mère : ils vivent comme des bêtes. Mais nous cesserons de parler de ce sujet et nous vous parlerons d’autres pays au nord. Messire Nicolo, messire Maffeo et messire Marco

Polo demeurèrent bien une année dans cette cité

152

Le Devisement du monde

tane. Et si y demourerent en celle cité messire Nicolo et messire Maffe et messire Marc Pol bien ung an pour aucunes de leurs besoingnes. Ore alons avant .Lx. journees vers tramontane. LXII.

Cy nous devise d’une cité qui a a nom Esanar*’.

Quant l’en se part de ceste cité de Campision, si chevauche l’en .xII. journees et treuve l’en une cité qui a a nom Esanar qui est au chief du desert du sablon vers tramontane et est de la province de Tangut. Et sont ydres. Et ont chameulz et bestial assez. Il y naist moult bons faulcons sacres et laniers assez. IIz vivent du fruit de la terre et du bestial, car ilz ne sont mie gens de marchandise. En ceste cité convient (37) prendre viande pour .XL. jours, car quant l’en se part d’Esanar, l’en entre en ung desert qui dure .XL. journees qu’en ne treuve nulle habitacion ne herbage pour bestez, fors en l’esté que l’en treuve gens. Et c’est pour le grant froit qu’il y fait en yver. L’en y treuve bestez sauvages, car l’en treuve bosquez petiz de pin aucuneffoiz. Et quant l’en a chevauchié .XL. journees par ce desert, l’en treuve une province vers tramontane et orrez quelle est icelle [province]* cy aprez.

EXIII.

Cy nous raconte d’une cité qui a a nom Caracoron.

Caracoron est une cité qui dure .I. miles, laquelle fu la premiere cité que les Tartars orent quant ilz yssirent de leurs contrees. Et si vous conteray toute la maniere comment ilz orent la seigneurie premierement. Il fu vray que les Tartars demouroient en tramontane entour Siorcia, et en ces contrees y a grans plaines ne il n’y a nulle habitacion si comme citez et chasteaulx. Maiz il y avoit bonnes pastures et grans flumaires et moult d’yaues et moult belle contree et grande. Maïz ilz n’avoient seigneur nul, maiz bien fu voirs qu’ilz faisoient treu a ung grant seigneur qu’on nommoit en leur langage [Une] Caan, qui vault a dire en françois Prestre Jehan, [et se fu le

62a. montaigne] B.

=

T

La Description du monde

153

pour leurs affaires. Mais allons donc soixante journées plus loin vers le nord.

EXII.

Description d'une cité nommée Ejinaqui.

Quand on part de cette cité de Ganzhou, on chevauche douze journées et on trouve une cité nommée Ejinaqui qui est au début du désert de sable vers le nord et appartient à la province du Tangout. Ils sont idolâtres. Ils ont des chameaux et du bétail en quantité. Il en provient beaucoup de bons faucons sacres et des laniers en quantité. Ils vivent de l’agriculture et de l’élevage, car ils ne sont pas commerçants. Dans cette cité il faut prendre de la nourriture pour quarante jours, car quand on part de Ejinaqui, on entre dans un désert qui dure quarante journées sans qu’on trouve une habitation ou un herbage! pour les bêtes, sauf en été où on trouve des gens — cela à cause du grand froid qu’il y fait en hiver. On y trouve des bêtes sauvages, car on trouve parfois de petits bois de pins. Et quand on a chevauché quarante journées par ce désert, on trouve un pays au nord et vous saurez quel est ce pays ci-après. LXII.

Une cité nommée Karakoroum.

Karakoroum est une cité qui mesure trois milles, elle fut la première cité que les Tartares eurent quand ils sortirent de leur contrée. Et je vous raconterai complètement comment ils eurent pour la première fois un seigneur. Il faut savoir que les Tartares demeuraient au nord du côté des Djurtchet. Dans cette contrée il y a de grandes plaines, mais il n’y a pas d’agglomérations telles que des cités et villages. Mais il y avait de bons pâturages, de grands fleuves et beaucoup de rivières — une contrée très belle et grande. Mais les gens n’avaient pas de seigneur. Ils payaient tribut à un grand seigneur qu’on nommait dans leur langue Ong-Khan, ce qui veut dire en français Prêtre 1. Habitacion ne herbage : l’expression se retrouve à deux reprises au ch. XLIX. Que comprenait le lecteur ? La comparaison avec d’autres manuscrits montre qu’il s’agit toujours d’herbarge «logement», mais au ch. LXII l’addition propre à notre texte de pour bestez montre que le copiste a compris «herbage». -

154

Le Devisement du monde

prestre Jehan] de qui tout le monde parolle de sa grant seigneurie. Le treu qu’il avoit d’eulz, si estoit de chascune .x. bestes une, et ainsi avoit le disiesme de toutez leurs chosez. Ore

avint qu’ilz mouteplierent moult. Et quant Prestre Jehan vit qu’ilz estoient si grant gent, si ot paour qu’ilz ne lui feissent enuy, si pensa qu’il les departiroit en plusieurs contrees et envoia pour ce faire ung de ses barons. Et quant les Tartars virent

ce,

si en

furent

moult

doulens,

si se

partirent

tous

ensamble de celle contree et alerent par ung desert lieu vers tramontane tant que Prestre (37*) Jehan ne les pouoit nuyre et estoient rebelles a lui et ne lui faisoient nul treu. Ainsi demourerent ung temps les gens d’icelle province. LXIV.

Cy nous dit de Chingins Kaan comment il fu le premier Kaan des Tarta[r]s.

Ore avint que en l’an mil .cLxxxvII. de Crist les Tartars firent ung nouvel roy qui avoit a nom en leur langage Singuras Caan. Il fut homme de grant valeur et de grant sens et de grant prouesce. Si vous dy que, quant il fu esleuz a roy, tous les Tartars du monde, quant ilz le sorent, s’en vindrent a lui et le tindrent pour seigneur et ilz les maintint moult bien. Et que vous diroye je ? Il y vint tant de Tartars que c’estoit merveilles. Et quant le seigneur vit si grant gent, si fist faire grant appareil d’armes si comme d’ars et pilés et d’autres armez a leur usance, et ala conquestant toutes ces parties qui bien furent .VII. provinces. Et quant il avoit conquesté, si ne faisoit nul mal aux gens ne nul dommage

de leurs chosez,

maiz

laissoit de ses

hommes en aucunes parties et le remenant de ses gens menoit avecques lui si que en ceste maniere conquesta mainte province. Et quant ceulx qui estoient conquestez veoient qu’il les sauvoit et gardoit si bien encontre toute gent et n’avVoient receu nul dommage par lui par sa grant debonnaireté, ilz aloient voulentiers avecques lui et lui estoient feaulx. Et quant il ot tant amassé de gens que tout le monde en estoit couvert, si pensa de conquester une grant partie du monde, si envoia ses messages au Prestre Jehan, et ce fu a mil .CC. ans de Crist, et manda que il vouloit avoir sa fille a femme. Et quant le Prestre Jehan oÿt ce que Chingins Caan lui demandoit sa fille, si le tint a moult grant despit et dist au[x] (38) messages : «N'a il grant ver-



La Description du monde

155

Jean — et c'était le Prêtre Jean dont tout le monde vante le grand pouvoir. Le tribut qu’il avait d’eux, c’était une bête sur dix, et ainsi il avait le dixième de tous leurs biens. Or il arriva qu’ils devinrent très nombreux. Quand Prêtre Jean vit qu’ils étaient aussi nombreux, il eut peur qu’ils ne lui fissent du tort, il se dit qu'il les disperserait dans plusieurs contrées et il leur envoya à cette fin un de ses généraux. Quand les Tartares virent ça, ils en furent très affligés, ils partirent tous ensemble de cette contrée et se rendirent par un désert vers le nord : ainsi Prêtre Jean ne pouvait leur faire du mal, ils lui étaient rebelles et ne lui payaient pas de tribut. C’est ainsi que restèrent un certain temps les gens de ce pays. LXIV.

Gengis Khan devient le premier khan des Tartares.

Or il arriva qu’en l’an 1187 les Tartares firent un nouveau roi nommé dans leur langue Gengis Khan. C'était un homme d’une grande valeur, d’une grande intelligence et d’un grand courage. J’ajoute que, quand il eut été élu roi, tous les Tartares du monde vinrent le trouver quand ils le surent et ils le tinrent pour leur seigneur. Il les gouverna très bien. Que vous dire ? Tant de Tartares arrivèrent que c’était prodigieux. Quand le seigneur vit tant de monde, il fit rassembler une quantité d’armes, arcs, flèches et autres armes de leur façon et il conquit

toute cette région, soit bientôt huit pays. Quand il les avait conquis, il ne faisait ni mal aux vaincus ni dommage à leurs biens, mais il laissait une partie de ses hommes sur le territoire et il emmenait le reste de ses gens avec lui; c’est ainsi qu’il conquit maint pays'. Quand ceux qui avaient été conquis voyaient qu’il les épargnait et les protégeait contre tous et qu’ils ne subissaient aucun dommage, tant il était généreux, ils allaient volontiers avec lui et ils lui étaient loyaux. Quand il eut rassemblé tant de gens que toute la terre en était couverte, il résolut de conquérir une grande partie du monde, il envoya ses émissaires au Prêtre Jean — c’était en l’an 1200 — et lui fit dire qu’il voulait avoir sa fille pour femme. Quand le Prêtre Jean entendit que Gengis Khan lui demandait sa fille, il le prit avec

1. Les manuscrits À et B ont mal compris la stratégie de Gengis. F, plus bref et plus clair, indique que Gengis ne touchait pas aux biens des conquis, mais Le . ces derniers à la conquête d’autres pays. 2]

156

Le Devisement du monde

goingne de demander ma fille a fame ? Ore scet il bien que il est mon homme et mon serf. Retournez vous en arriere et lui ditez que je feroie avant ma fille ardoir que je la lui donnasse a femme, et que il convient que je le mette a mort aussi comme tr{alistre et desloyaulx que il est contre son seigneur ». Puis dist aux messages, qui maintenant se devoient partir, que plus ne venissent devant lui. Maintenant se partirent et chevauchierent tant par leurs journees que ilz vindrent a leur seigneur et lui conterent tout ce que Prestre Jehan lui mandoit, que riens n’y lessierent. LXV.

Comment Chingin Kaan fist semondre ses gens pour aler sus Prestre Jehan.

Quant Chingins Caan oÿt la grant villennie que Prestre Jehan lui mandoit, si ot le cueur si enflé sus lui que a poy que le cueur ne lui crevoit dedens le ventre, car il estoit homs de grant seigneurie. Puis parla a chief de piece et dist si hault que tous ceulx qui entour lui estoient l’oÿrent que jamaiz ne tendra la seigneurie se il n’amende la grant honte que Prestre Jehan lui avoit mandee, si chierement que jamaiz honte ne sera si grandement amendee ; et prochainement lui monstrera s’il est son serf. Adonc fist semondre ses ostz et toute sa gent et fist le greigneur appareil qui oncques feust veuz et fist savoir au Prestre Jehan qu’i[l] s’appareillast de se deffendre. Et quant Prestre Jehan sot ce que il venoit sur lui a si grant nombre de gens, si en ot grant despit et dist que il n’estoient pas gens d’armes. Maiz touteffoiz fist il appareïllier toutez ses gens et pensa de faire grant appareil a celle fin que, ce icellui venoit, de le faire prendre et mettre a mort. Car sachiez, il fist ung si

grant ost de tant de (38*) manieres de gens estranges que ce fu la plus grant merveille du monde. En telle maniere s’appareilloient les uns et les autres. Pourquoy vous en feroye je long conte ? Chingins Caan, seigneur des Tartars, avecquez tout son grant ost s’en vint en ung grant plain et bel qui Tandu estoit appellez et estoit au Prestre Jehan. Illec mist son ost et vous dy que ilz estoient si grant multitude de gens que on n’en pouoit savoir le nombre. Il oÿt nouvelles comment Prestre Jehan venoit, si fist moult grant joye pour ce que icellui lieu estoit si beau et si grant et si large pour la bataille faire et pour ce

La Description du monde

157

hauteur et dit aux émissaires : « N’a-t-il pas honte de demander ma fille pour femme ? Il sait bien pourtant qu’il est mon vassal et mon serf. Rentrez chez vous et dites-lui que je ferais brûler ma fille avant de la lui donner pour femme et que, déloyal et traître comme il est envers son seigneur, il mérite la mort ». Puis il dit aux émissaires qui allaient partir de ne plus se présenter devant lui. Ils partirent aussitôt et se hâtèrent tant qu’ils arrivèrent chez leur seigneur et ils lui dirent tout ce que Prêtre Jean lui faisait savoir sans rien omettre.

LXV.

Gengis Khan convoque ses gens pour marcher contre Prêtre Jean.

Quand Gengis Khan entendit la réponse injurieuse que Prêtre Jean lui faisait porter, il en eut le cœur si gonflé de fureur que peu s’en fallut qu’il n’éclatât dans sa poitrine, car c’était un nomme extrêmement fier. Au bout d’un moment il parla et dit, si haut que tous ceux qui l’entouraient l’entendirent, qu’il ne serait plus leur seigneur s’il n’obtenait réparation de l’insulte que Prêtre Jean lui avait faite — et ce si chèrement que jamais insulte ne serait pareillement réparée; il allait bientôt lui montrer s’il était son serf ! Alors il convoqua ses armées et tous ses gens, il fit les plus grands préparatifs qu’on eût jamais vus et fit savoir au Prêtre Jean qu’il se préparât à se défendre. Quand Prêtre Jean sut qu’il marchait contre lui avec tant d’hommes, il

prit l’affaire de haut et dit que ce n’étaient pas des guerriers. Toutefois il fit préparer tous ses gens et s’employa à de grands préparatifs afin que, si l’autre arrivait, il le fît prendre et mettre à mort. Sachez-le, il réunit une telle armée, formée de tant de

sortes de gens venus de partout, que ce fut la plus grande merveille du monde. C’est ainsi qu’ils se préparaient les uns et les autres. Que vous dire de plus ? Gengis Khan, le seigneur des Tartares, se rendit avec toute sa grande armée dans une plaine

grande et belle, appelée Tenduc, qui était au Prêtre Jean. C’est là qu’il installa son armée et je vous dis qu’ils étaient une telle multitude qu’on ne pouvait en savoir le nombre. Il apprit que Prêtre Jean arrivait, il en füt très heureux parce que la place était si belle, si grande, si large pour livrer bataille; aussi l’attendait-il très volontiers et désirait-il beaucoup son arrivée.

L

158

Le Devisement du monde

l’atendoit la moult voulentiers et moult desiroit sa venue. Maiz ore lesse le conte a parler de Chingins Caan et retourne au Prestre Jehan et a ses gens. LXVI.

Comment Prestre Jehan ala contre Chingin Kaan.

Ore dit ly contes que, quant Prestre Jehan sot que Chingins Caan venoit sus lui atout son ost, il ala a l’encontre atout son effort et tant ala que il vint ou plain de Tanduc et illec mist son ost pres de cellui de Chingins Caan a .xx. milles. Et se reposerent chascun des ostz deux jours pour estre plus frez et plus hestiez a la bataille. En telle maniere que vous avez oÿ estoient les deux ostz en ce plain de Tanduc. Ung jour fist venir Chingins Caan devant lui astronomiens crestiens et sarrazins et leur commanda que il sceussent a dire qu’il avendra de ceste bataille. Les sarrazins encerchierent et ne l’en sorent dire la verité. Maiz les crestiens lui en distrent la verité et lui monstrerent avant tout appartement, car ilz firent venir devant lui une cane et la despecierent parmy le long et mistrent une part de ça et l’autre de la, et ne la tenoit nulz, et mistrent nom a l’une (39) part de la cane Chingins Caan et a l’autre part Prestre Jehan et lui distrent : «Ore regardez se vous verrez la verité de la bataille, qui doit avoir le meilleur : celle qui vendra sur l’autre,

si doit gaingnier la bataille». Et il leur respondy que ilz le verroient voulentiers et que ïilz le facent maintenant. Adoncques leurent les astronomiens crestiens certains pseaulmes qu’il y a ou psaultier et firent ung autre enchantement, et maintenant

vint la cane

ou le nom

Chingins

Caan

estoit sans ce que nulz la touchast, se joint a l’autre et monta sus celle au Prestre Jehan. Et quant le seigneur vit ce, il en ot moult grant joye. Et pour ce qu’il trouva les crestiens en verité, leurs fist il tousjours grant honneur et les tenoit pour hommes de verité a tousjours depuis. Ore lairrons de ce a parler et conterons de la bataille du Grant Caan et du Prestre Jehan.

La Description du monde

159

Mais l’histoire cesse de parler de Gengis Khan et revient au Prêtre Jean et à ses hommes.

LXVI.

Prêtre Jean marche contre Gengis Khan.

L'histoire dit que, quand Prêtre Jean sut que Gengis Khan marchait sur lui avec son armée, il alla à sa rencontre avec ses forces et fit tant qu’il arriva dans la plaine de Tenduc où il installa son armée à vingt milles seulement de celle de Gengis Khan. Chacune des armées se reposa deux jours afin qu’ils soient plus frais et dispos pour la bataille. Voilà donc comment les deux armées se trouvaient dans cette plaine de Tenduc. Un jour, Gengis Khan fit venir devant lui des astrologues chrétiens et musulmans et il leur commanda de lui dire l’issue de cette bataille. Les musulmans cherchèrent et furent incapables de lui dire ce qu’il en serait. Mais les chrétiens le lui dirent et le lui montrèrent très clairement, car ils firent apporter devant lui un bambou, le fendirent en deux sur toute sa longueur et mirent une moitié ici, l’autre là, personne ne les tenait; les astrologues

donnèrent à une moitié du bambou le nom de Gengis Khan et à l’autre moitié celui de Prêtre Jean et ils dirent : « Regardez bien, vous allez savoir ce qu’il en sera de la bataille et qui l’emportera : la moitié qui montera sur l’autre gagnera la bataille ». Gengis leur répondit qu’on verrait ça bien volontiers et qu’il fallait qu’ils le fissent sans tarder. Alors les astrologues chrétiens lurent certains psaumes du psautier, ils firent un enchantement

et, aussitôt,

le bambou

qui avait le nom

de

Gengis Khan s’approcha sans que personne le touchât, il rejoignit l’autre, le bambou du Prêtre Jean, et monta dessus. Quand

le seigneur vit cela, il en fut très heureux. Et parce qu’il trouva en cette occasion que les chrétiens disaient vrai, 1l leur montra toujours de grands égards et depuis il les tint toujours pour des hommes de vérité. Mais nous cesserons de parler de ce sujet et nous raconterons la bataille entre le Grand Khan et le Prêtre Jean.

dit

160

LXVII.

Le Devisement du monde

Cy nous devise et raconte de la bataille qui fut entre

Chingins Kaan et Prestre Jehan‘. Aprés ces deux jours, quant les ostz se furent bien reposez, si s’armerent les deux parties et se combatirent ensamble durement et fut la greigneur bataille qui oncques fut veue et ot moult grans maulz d’une part et d’autre. Maiz au derrenier vainqui la bataille Chingins Kaan et fut en ceste bataille occiz Prestre Jehan et de ce jour en avant perdi toute sa terre, car Chingins Caan la conquestoit tous les jours. Et vous dy que puis celle [bataille]* regna Chingins Kaan .VI. ans, des que il ala tousjours conquestant maintez provinces et maintez citez et maintz chasteaulx. Maiz au chief de .VI. ans ala en ung chastel que l’en nommoit Calituy et illecques fut feru d’une saiette ou genoil si que il mourut du coup; dont ce fu grant dommage (39Ÿ) pour ce que il estoit preudomme et saige. Ore vous ay devisé comment les Tartars orent premierement seigneur Chingins Caan et comment il vainqui premierement Prestre Jehan, si vous compterons qui regna aprés, et de leurs coustumes et de leurs usances. EXVII.

Cy nous dit et devise qui regna aprés Chingin Kaan

et de leurs coustumes. Sachiez tout vraiement que aprés seigneur fu regna Cuy Kaan. Le tiers Alton Kaan, le quint Mongu Kaan. Le est le plus grant et le plus puissant

Chingins Kaan qui leur fu Bacuy Kaan, le quart .vi‘. est Cublay Kaan qui des autres .V. qui furent

avant que lui; car se tous les autres .V. fussent ensamble, [n’]

auroient il tant de pouoir comme cestui a. Encore vous dy plus que se tous les crestiens du monde, empereurs et roys, fussent tous ensamble et les sarrazins aussi, si n’auroient il.pouoir a lui ne tant ne pourroient faire comme cestui Cublay le Grant Kaan

67. Rubr. : qui répété a. batailla.

La Description du monde

LXVIL.

161

Récit de la bataille entre Gengis Khan et Prêtre Jean.

Ces deux jours passés, quand les armées se furent bien reposées, les deux camps s’armèrent, ils combattirent avec acharnement et ce fut la plus grande bataille qui fût jamais vue et il y eut beaucoup de pertes de part et d’autre. Mais en définitive, Gengis Khan remporta la bataille, Prêtre Jean fut tué dans la bataille et à partir de ce jour il perdit toute sa terre, car Gengis Khan s’en emparait chaque jour’. J'ajoute que Gengis Khan régna après cette bataille six années pendant lesquelles il conquit maints pays, maintes cités et maints châteaux. Mais au bout de six ans il se rendit devant un château nommé Ha-LaoToui et là il fut frappé par une flèche au genou, coup dont il mourut. Ce fut une grande perte parce qu’il avait beaucoup de valeur et de sagesse. Je vous ai donc dit comment les Tartares eurent avec Gengis Khan pour la première fois un seigneur, comment il commença par vaincre Prêtre Jean, et nous vous parlerons de ses successeurs, des coutumes des Tartares et de leurs usages. LXVIIT.

Les successeurs de Gengis Khan. Coutumes des Tartares.

Soyez sûrs et certains qu'après Gengis Khan, leur seigneur, régna Guyuk Khan. Le troisième, ce fut Batou Khan, le quatrième Hulegu, le cinquième Mongka Khan. Le sixième est Khoubilaï qui est plus grand et plus puissant que les cinq qui l’ont précédé; car si les cinq autres étaient ensemble, ils n'auraient pas tant de puissance que lui’. Je vous certifie même que si tous les chrétiens du monde, empereurs et rois, étaient ensemble et les musulmans avec eux, ils n’auraient pourtant pas sa puissance et ne pourraient faire autant que pourrait ce 1. Sur le Prêtre Jean, mise au point et bibliographie dans G. Zaganelli, La Lettera del Prete Gianni, Parme, 1990. — Sur Gengis — qui ne mourut pas d’une blessure — voir notre introduction p. 18. Lire les témoignages de Jean du Plan Carpin, Guillaume de Rubrouck, de Haithon ou encore de Joinville (Vie de saint Louis, 8 473-486). 2. Notre texte — mais aussi bien le manuscrit F — montre que Marco connaît très mal l’histoire mongole. Sur les premiers successeurs de

Gengis, cf. l'introduction p. 24. Si Œgædei est oublié, Batou fut le premier chef des Tartares du Couchant (intr. p. 23), Hulegu celui des Tartares du Levant

“4 p. 24).

162

Le Devisement du monde

pourroit, lequel est seigneur de tous les Tartars du monde et de ceulx de Levant et de ceulx de Ponent. Car tous sont ses hommes et subgiez a lui et son grant pouoir vous monstreray en cest livre appartement. Et sachiez que tout ly Grant Kaan et tous ceulx qui sont descenduz de leur premier seigneur Chingins Kaan sont portez ensevelir a une grant montaigne qui est appellee d’Alcay. Et la ou le seigneur meurt, il est apportez ensevelir en la dite montaigne

avecques

les autres;

car se il

estoient .C. journees loing, si seroient il a cellui lieu apportez pour ensevelir. Et si vous diray une grant merveille que, quant il portent le corps pour ensevelir, tous ceulx qu’il encontrent en la voie sont mis a la mort par ceulx qui le corps (40) conduisent et dient ainsi : « Alez servir vostre seigneur en l’autre siecle ! » Car il cuident de vray que tous ceulx que il occient voisent servir a leur seigneur en l’autre monde. Et ce mesmes font il des chevaulx, car quant leur sires meurt, ilz occient tout le meilleur que il ait a ce que il [l’] ait en l’autre siecle, si comme

i1z croient. Et si vous dy que, quant Mongu Kaan mourut, plus de .Ix. mile en furent occiz en la voye, si comme je vous ay dit, qui estoient encontrez. Ore, depuis que nous avons commencié a parler des Tartars, je vous en diray maintez chosez. Les Tartars demourent [l’iver]* en plains lieux et en chaulx ou il y a herbages et pastures pour leurs bestes, et [l’esté]? demourent es froiz lieux es montaignes et es valees ou il trouvent yaues et bouscages. I1Z ont maisons de verges et les couvertures de cordes, et sont roondes et les portent avec eulx la ou il vont, car i1z lient les verges si ordonneement que il les portent moult legierement. Et toutez foiz que il tendent leurs maisons, la porte est toutez foiz par devers midy. I1Z ont charretes couvertes de feutre noir si bien que‘ nulle pluye ne puet passer et le font mener a chevaulx et a chameulz. Et sus ces charretez sont portees leurs fames et leurs enfans. Et les dames achetent et vendent et font tout ce que mestier est a leurs mariz et a eulz meismes, car les hommes ne font riens fors que chacier et : oyseller de faulcons et d’ostoirs et de fait d’armes si comme

gentilz hommes. I1z vivent de chars et de [lait]J® et de frommage et menguent toutes chars de chevaulx et de chiens et de raz et de pharaon, que moult en y a es plains et es partuis soubz terre. - 68a. lesté b. liver c. q. pour n. d.lart.

La Description du monde

163

Khoubilaï, le Grand Khan actuel, lui qui est le seigneur de tous les Tartares du monde, de ceux du Levant et de ceux du Couchant. Tous sont ses vassaux et ses sujets et dans ce livre je vous montrerai clairement sa grande puissance. Sachez que tous les Grands Khans et tous ceux qui descendent de leur premier seigneur Gengis Khan sont portés pour qu’on les ensevelisse dans une grande montagne appelée Altaï. De là où il meurt, le seigneur est porté pour être enseveli dans cette montagne avec les autres : même s’ils étaient à une distance de cent journées, ils seraient portés à cet endroit pour y être ensevelis. J’ajouterai une grande merveille : quand on porte le corps pour l’ensevelir, tous ceux qu’on rencontre sur la route sont mis à mort par ceux qui conduisent le corps et leur disent : « Allez servir votre seigneur dans l’autre monde ! » Car ils croient réellement que tous ceux qu’ils tuent iront servir leur seigneur dans l’autre monde. Ils font de même avec les chevaux, car quand leur seigneur meurt, ils tuent tout ce qu’il a de mieux afin qu’il l’ait dans l’autre monde, comme ils le croient. Je vous certifie que, quand Mongka Khan mourut, plus de neuf mille personnes furent tuées sur sa route, comme je vous l’ai dit, quand on les rencontrait. Eh bien, puisque nous avons commencé à parler des Tartares, je vais vous en dire bien des choses. Les Tartares

demeurent l’hiver dans des plaines chaudes où il y a des herbages et pâturages pour leurs bêtes, l’été ils demeurent dans des lieux froids, dans les montagnes et les vallées où ils trouvent de l’eau et des bois. Ils ont des maisons faites de perches aux toits de cordes; elles sont rondes et ils les emportent avec

eux partout où ils vont, car ils attachent les perches si méthodiquement qu’ils les emportent très facilement. Chaque fois qu’ils tendent leurs maisons, la porte est tournée vers le midi. Ils ont des charrettes couvertes de feutre noir si bien qu’aucune goutte ne peut traverser et ils les font tirer par des chevaux et des chameaux. C’est sur ces charrettes que sont transportés leurs femmes et enfants. Les dames achètent et vendent : elles font tout ce qui est nécessaire à leurs maris et à elles-mêmes, car les hommes ne font rien que chasser avec des faucons et autours ou combattre comme des hommes nobles. Ils se nourrissent de viande, de lait et de fromage, ils mangent toutes viandes, chevaux,

chiens, rats et marmottes

dont il y a des

É:

o

164

Le Devisement du monde

Il boivent lait de jument. Et se gardent que pour riens n’atou-

cheroit l’un a la fame de l’autre, (40") car trop le tiennent a mauvaise chose et villaine. Les dames sont bonnes et loyalles a leurs mariz et font moult bien toutez leurs besoingnes. Et font les mariages en ceste maniere, car ung homme puet prendre cent fames se il a le pouoir de maintenir [les], et doivent douaire au pere et a la mere de la fame. Maïz il ont pour plus meilleur et plus loy[a]l la premiere fame. I1z ont plus filz que les autres gens pour ce que ilz ont tant de fames que je vous ay dit. Si prennent bien leur cousine et, [se] leur pere meurt, il prennent bien la fame de leur pere puis que elle n’a esté sa mere. Et se fait le greigneur filz des autres, maïz les autres non; et prent bien encore la fame son frere quant il meurt. Et quant ilz se marient, ilz font moult grans nopces et grant assemblee de gens.

LXIX.

Cy devise du dieu des Tartars*.

Sachiez que leur loy est telle que je vous diray. Car il ont ung leur dieu que il apelent Nacygay et dient que il est dieux terriens qui garde leurs fames et leurs enfans et leurs bestez et leurs blez; et lui font grant honneur et grant reverence, car chascun en tient ung en sa maison, et est fait de feutres et de dras et lui font sa fame et ses enfans. [La molier]* lui mettent a

senestre et les enfans sont touz si faiz comme il est. Et quant ilz menguent, si prennent de la char crasse et lui en oingnent la bouche et a sa fame et a ses enfans. Et puis prennent du brouet de la char et l’espandent dehors la porte de la maison et dient que leur dieu et sa mesgnie a eu sa part de leur mangier. Iz boivent lait de jument en telle maniere comme vin blanc et l’appellent guemis. Leurs vesteures sont le plus toutes de draz d’or et de dras

(41) de soye

fourees

de riches

[pennes],

sebelines et d’ermines et de vair et de goupiz moult richement. Et tous leurs harnoiz sont moult beaulx et de grant vaillance. Leurs armeures sont ars et flesches et espees et haches. Et des [ars]° s’aydent plus que d’autre chose, car ilz sont trop bons archiers, les meilleurs que l’en sache ou monde. En leur dos

portent armeures de cuir de bugle boully qui sont moult bons. 69a. Le meilleur b. penneus c. dars

La Description du monde

165

quantités dans les plaines et dans les trous sous terre. Ils boivent du lait de jument. Chacun se garde de toucher à aucun prix à la femme d’autrui, car ils tiennent cet acte pour coupable et honteux. Les dames sont honnêtes, fidèles à leurs maris et font très bien tout leur travail. Voici comment on se marie : un homme peut prendre cent femmes s’il a de quoi les entretenir, car le mari doit un douaire au père et à la mère de sa femme. Mais on tient la première femme pour la meilleure et la plus fidèle. Les Tartares ont plus de fils que les autres peuples parce qu'ils ont toutes les femmes que je vous ai dites. Ils peuvent prendre leurs cousines et, si leur père meurt, ils peuvent en rendre la femme dès lors que ce n’est pas leur mère. Voilà ce que fait l’aîné des fils, non les autres; et il peut encore prendre la femme de son frère s’il meurt. Quand ils se marient, ils font des noces gigantesques et de grandes réunions. LXIX.

Le dieu des Tartares.

Apprenez quelle est leur religion. Ils ont un dieu à eux, appelé Œtægen, ils disent qu’il est un dieu de la terre qui garde leurs femmes, leurs enfants, leurs bêtes et leurs moissons; ils

lui font beaucoup d’honneurs et de cérémonies, car chacun a un dieu chez lui, qui est fait de feutre et de tissu, et on lui fait

femme et enfants'. Son épouse, ils la placent à sa gauche et ses enfants sont faits tout comme lui. Quand on mange, on prend de la viande grasse et on en enduit les bouches du dieu, de sa femme et de ses enfants. Puis on prend du jus de viande, on le répand dehors sur le seuil de la maison et on dit que le dieu et sa famille ont eu leur part du repas. Les Tartares boivent du lait de jument comme nous du vin blanc, et ils l’appellent koumis. La plupart de leurs vêtements sont en draps d’or et draps de soie fourrés de riches fourrures, zibelines, hermines, écureuils,

renards magnifiques. Leur armement est très beau et de grande valeur. Ils ont pour armes des arcs, des flèches, épées et haches. Ils se servent surtout des arcs, car ils sont d’excellents archers, les meilleurs que l’on sache au monde. Sur leur dos ils portent des armures de cuir de buffle bouilli qui sont excellentes. Ce 1. Ce tableau des « vrais » Mongols est à bien des égards moins complet ou précis que ceux de Plan Carpin, Haithon et surtout Rubrouck. Voir aussi Join-

ville (Vie de saint Louis, $ 487-489). Le

166

Le Devisement du monde

Iz sont moult bons hommes d’armes et vaillans en bataille et seuffrent durement plus que autres gens ; car mainteffoiz, quant ilz ont besoing, ilz iront ung moys sans porter nulle viande fors que ilz vivront de lait de jument et mangeront des chars que ilz chacent de leurs ars. Et leurs chevaulx paissent des herbes des champs, car ilz n’ont besoing de porter orge ne avene, et sont moult obeïssans a leur seigneur. Et quant ilz besoingnent, 11z demeurent toute nuyt a cheval atout leurs armeures, et touteffoiz iront leurs chevaulx paissant. Et sont les gens ou monde qui plus endurent grans mesaisez et que mainz veullent de despens et qui mieulx sont pour conquester terres et royaumes. Et il [y pert] bien si comme vous avez oÿ et orrez en ce livre que [de]° sers sont ores seigneurs du monde. I1zZ sont moult bien

ordonnez en ceste maniere que je vous diray. Saichiez que, quant aucun seigneur tartars vait en ost, il maine avecques lui cent mile hommes a cheval ; il fait ung chief a chascune disiene et a [chascune

centaine]! et a chascun

millier et a chascune

disaine de millier, si que il n'a a commander que a dix hommes, et ces .x. hommes n’ont a commander que a autres dix, et ainsi n’a a faire chascun

que a dix hommes,

si que

chascun respont a son chief si bien et si ordonneement que c’est (41Ÿ) merveilles, car il sont gens moult au commandement du seigneur. Et appellent les cent mil un tuc, et les .x!Mi, ung tomman, et les ung millier et pour sentener et pour disiesme. Et quant les ostz cheminent, ilz sont bien .CC. a cheval bien montez pour gaittier deux journees avant. Ainsi ont [derrier] et d’un costé et d’autre, si que tousjours [font lor ost

guetier]" de quatre pars a ce que l’ost ne fust assailliz. Et quant ilz vont en longues terres en ost, si ne portent riens de harnoiz fors tant seulement que chascun a deux boisseaulx de cuir ou il mettent leur lait que il boivent, et une petite piniate de terre a cuire leurs chars qu’il menguent, et une petite tente pour estre a la pluie. Et quant ilz ont mestier, si chevauchent bien .x. journees sans viandes et sans faire feu, ains vivent du sang de leurs chevaulx, car il prennent une vaine et les font saignier et mettent la bouche a la vaine et en boivent tant qu’ilz sont saoulz, puis l’estouppent. Et ont lait sec aussi comme paste et de ce lait portent avec eulz. Et quant ilz le vueullent mangier, 69d. leur piert e. des f. chascun senateur g. dun destriers h. ont leur ost

}

1

La Description du monde

167

sont d'excellents guerriers, de bons soldats dans les batailles, ils sont plus endurants que les autres peuples : souvent, si c’est nécessaire, ils se déplaceront un mois sans porter de vivres, ils vivront seulement de lait de jument et mangeront la viande chassée avec leurs arcs. Leurs chevaux broutent l’herbe des champs, il est inutile d’emporter de l’orge ou de l’avoine. Ils obéissent bien à leurs maîtres. Si c’est nécessaire, les Tartares

demeurent toute la nuit à cheval sous les armes et leurs chevaux ne cesseront pas de brouter. Ce sont les gens au monde qui supportent le plus la souffrance, ceux qui dépensent le moins et qui sont les mieux faits pour conquérir terres et royaumes. C’est l’évidence même, à entendre ce que vous avez entendu et entendrez dans ce livre, car de serfs ils sont devenus maintenant les maîtres du monde. Voici comment ils sont parfaitement organisés : sachez que, quand un seigneur tartare va en guerre, il emmène avec lui cent mille cavaliers ; il donne un chef à chaque dizaine, à chaque centaine, à chaque millier et à chaque dizaine de milliers ; ainsi il n’a à commander qu’à dix hommes,

ces dix n’ont à commander

qu’à dix autres et ainsi

chaque chef n’a affaire qu’avec dix hommes en sorte que chacun répond à son chef si bien et si régulièrement que c’est une merveille : ils sont tout aux ordres du seigneur. On appelle cent mille hommes un tough, dix mille un fumen, et aussi un millier, une centaine, une dizaine’. Quand l’armée se déplace,

il y a bien deux cents cavaliers bien montés pour faire le guet deux journées en avant. Il y en a autant derrière et de chaque côté : ainsi ils font toujours faire le guet sur les quatre côtés de l’armée afin qu’elle ne soit pas attaquée. Quand l’armée part pour un long déplacement, ils n’emportent pas de bagages, chacun a seulement deux gourdes de cuir où l’on met le lait qu’on boit, une petite marmite en terre pour cuire la viande qu’on mange et une petite tente en cas de pluie. Si c’est nécessaire, ils chevauchent bien dix journées sans nourriture et sans faire de feu; ils vivent du sang de leurs chevaux, car ils pren-

nent une veine, font saigner le cheval, mettent la bouche sur la veine, en boivent jusqu’à ce qu’ils soient rassasiés, puis la bouchent. Ils ont du lait séché comme de la pâte et en empor1. Les copistes n’ont pas transcrit ce péssibe correctement. FG l’abrège et - les noms des unités inférieures au tumen manquent dans toutes les versions.

168

Le Devisement du monde

si le mettent en yaue et le batent qu’il est destrempé et puis le hument. Et quant ilz viennent en bataille de leurs anemis, ilz les vainquent en ceste maniere, car ilz n’ont honte de fuir, et en

fuiant retournent et traient de leurs ars moult bien a leurs anemis et leurs font moult grant dommage ; et ont si acoustumé leurs chevaulz que ilz les tournent ça et la, si se combatent aussi bien en fuiant comme quant ilz sont chiere a chiere pour ce que en fuiant et en courant leur traient de leurs saiettez a grant planté, en cest arriere dos qu’ilz les vont chaçant et qu'ilz cuident avoir gaignié la bataille. Et quant 11Z voient que 11z leur ont leurs (42) bestes navrees et des hommes aussi, si retournent

tous ensamble a la bataille si bien et si ordonneement et avec si grant remors que ilz les mattent maintenant a desconfire, car ilz sont moult preux en bataille et fors adureement, car quant leurs anemis cuident avoir gaingnié quant ilz les voient fuir, si ont tout perdu, ce leur samble, pour ce que il retournent arriere. En ceste maniere ont ja vaincu maintez grans batailles. Tout ce que je vous ay compté sont les vies et les coustumes des droiz Tartars, maiz je vous dy que ores sont moult abastardiz, car ceulx qui usent au Cata se maintiennent aux usages des ydolastres et ont lessié le leur; et ceulx qui usent en Levant se maintiennent en la maniere des sarrazins. I1Z maintiennent leur justice en ceste maniere que, quant ung larron emble aucune petite chose, 11z viennent donc par la seigneurie de .VIr. bastonniers ou .XVII. OU .XXVII. OU .XXXVII. OU .XLVII. et en ceste maniere vont jusques a .C. et .VIl. selon le mal que il aura fait, et plusieurs en meurent de ces bastonniers. Et se il emble ung cheval ou autre grant chose que il doie perdre personne, si le font trenchier parmy d’une espee ; maiz bien est voirs se il se puet racheter de .VIII. tans que ce que il [a emblé vaut, il eschappe]. Chascun seigneur qui a beste le fait bouler de signal, soit chevaulx ou jumens ou chameulz ou beufz ou vaches ou autres grosses bestez, puis les lessent aler paistre par les plains sans nulle garde, et puis se mellent ensamble, et s’est rendue a son seigneur par le seignal qui est congneu. Leurs bestez menues sont moult grans et grasses oultre mesure, et les font garder aux pastours. Encore ont ung autre usage que, quant aucun aura une fille et qu’elle sera [morte]! (42) avant qu’elle … 69i. na emblé j. montee] cf. elle muert À

La Description du monde

169

tent avec eux. Quand ils veulent le manger, ils le mettent dans de l’eau, le battent tant qu’il est détrempé et puis l’avalent. Quand ils engagent la bataille contre leurs ennemis, voici comment ils les vainquent : ils n’ont pas honte de fuir, mais tout en fuyant ils se retournent, tirent de leurs arcs adroitement

sur leurs ennemis et leur font beaucoup de pertes; ils ont si bien dressé leurs chevaux qu’ils les font virevolter et ils se battent aussi bien quand ils fuient que quand ils sont face à face parce que, tout en fuyant et courant, ils tirent des flèches en quantité, le dos ainsi tourné à ceux qui les pourchassent et s’imaginent avoir gagné la bataille. Et quand les Tartares voient qu’ils ont blessé leurs bêtes et aussi leurs hommes, ils font tous ensemble demi-tour si bien, avec tant d’ordre et tant de bruit qu’ils les mettent aussitôt en déroute. Ils sont des soldats excellents et très endurcis. Quand leurs ennemis s’imaginent avoir gagné parce qu'ils les voient fuir comme il leur semble, ils ont tout perdu parce que les Tartares font demi-tour. C’est ainsi qu’ils ont remporté déjà bien de grandes batailles. Tout ce que je viens de vous raconter, ce sont les us et coutumes des purs Tartares, mais j’ajoute que maintenant ils sont bien abâtardis : ceux qui vivent en Chine ont adopté les usages des idolâtres et ont abandonné les leurs, ceux qui vivent au Levant ont adopté les façons des musulmans. Voici comment ils exercent la justice : quand un voleur vole une petite chose, il tombe aux mains de gens qui lui donnent la bastonnade et qui sont sept ou dix-sept ou vingt-sept ou trentesept ou quarante-sept et ainsi jusqu’à cent sept suivant le délit commis ; plusieurs meurent de ces bastonnades. Si le voleur vole un cheval ou une chose qui lui vaut de perdre la vie, on le fait couper en deux avec une épée ; mais il reste que s’il peut

payer huit fois le prix que vaut ce qu’il a volé, il en réchappe. Tout seigneur qui a des bêtes les fait marquer d’un signe, qu’il s’agisse de chevaux, de juments, de chameaux, bœufs, vaches ou autres grandes bêtes ; puis il les laisse aller paître par la plaine sans surveillance, elles se mélangent, mais chaque bête est rendue à son maître grâce au signe qu’on reconnaît. Le petit bétail est très nombreux et excessivement gras, on le fait garder par des bergers. Ils ont encore un usage : si quelqu’un a une fille, qu’elle meure avant d’être mariée, qu’un autre ait un fils”

à

170

Le Devisement du monde

ne sera mariee, et aucun ait eu filz qui soit mort avant que il soit mariez, si font leur pere et leur mere grans nopces de l’un mort a l’autre et les marient et font leurs chartres. Et quant les chartres du mariage sont faitez, si les font ardoir a ce que 1lz dient que ceulx le puissent savoir en l’autre siecle qui mors sont et se tenissent pour mary et moillier. Et s’appellent depuis parens aussi comme ilz eussent esté vifz. Et tout ce que il s’acordent

de donner

l’un a l’autre

pour

douaire,

si le font

enpaindre es chartres, sans ce que il le doivent donner, et le font ardoir et dient que les mors auront toutes ces choses en l’autre monde. Ore vous ay [monstré]' et dit toutez les usances

et les coustumes des Tartars, maiz non mie que je vous aye compté du Grant Kaan qui est sires de tous les Tartars ne de sa grande emperialle court. Maiz je vous compteray en cest livre quant temps et lieu en sera, car bien sont merveilleusez chosez a metttre en escript. Maiz desormaiz vueil retourner a mon compte que je laissay du plain, quant je commençay du fait des Tartars.

LXX.

Cy devise du plain de Bargu et de leurs coustumes que

ilz ont”. Quant l’en se part de Caracoron et d’Alcay, la ou l’en met les corps des seigneurs tartars si comme je vous ay [compté]* ça en arriere, l’en va .XL. journees par tramontane, si treuve l’en ung plain qui s’appelle le plain de Bargu. Les gens sont appellez Mescut et sont moult mauvaisez gens et vivent de bestial. Et ont toutes leurs coustumes comme Tartars et sont au Grant Kaan. I1z n’ont nulz blez ne point de vin. L’esté ont chacion de bestez et d’oyseaulx, maiz l’yv{er] n’ont point pour le grant froit qu’il y fait. (43) Et quant l’en a chevauchié .xL. journees par ce grant plain, si treuve l’en la mer: Occeanne. Illecques ont montaignes ou li faucon pelerin font leur ny, car en ces montaignes ne treuve l’en ne homme ne fame ne oysel ne beste fors que une maniere d’oiseaulx qui sont appellez barguelac, de quoy les faucons se paissent. Ilz sont grans comme perdriz et ont les piez comme papegaulz et les coues comme arondelles, et sont moult volans. Et c’est pour le grant 69k. E.at.l.

monstray. 70a. comptay.

ML

La Description du monde

al

qui soit mort avant d’être marié, les pères et mères font de grandes noces pour les deux morts, ils les marient et établissent le contrat. Quand

le contrat de mariage est fait, ils le brûlent

afin, disent-ils, que ceux qui sont morts puissent le connaître dans l’autre monde et se tenir pour mari et épouse. Ils se tiennent dès lors pour parents comme si les mariés étaient vivants. Tout ce que les parents tombent d’accord pour donner comme douaire à l’enfant, ils le font peindre sur des papiers, sans aller jusqu’à le donner; ils le font brûler et disent que les morts auront tout ça dans l’autre monde. Je viens de vous dire et exposer tous les usages et coutumes des Tartares, mais je ne vous ai pas parlé du Grand Khan qui est le seigneur de tous les Tartares ni de sa cour impériale. Je vous en parlerai dans ce livre en temps et lieu, car ce sont des choses vraiment merveilleuses à mettre en écrit. Maintenant je veux retourner à ce que je disais de la plaine et que j’ai laissé quand j’ai commencé à parler des Tartares.

LXX.

Description de la plaine de Bargouzin. Coutumes des habitants.

Quand on part de Karakoroum et de l’Altaï, où on met le corps des seigneurs tartares comme je vous l’ai raconté plus haut, on va quarante journées vers le nord et on trouve une

plaine appelée la plaine de Bargouzin. Les gens sont appelés les Merkit, ce sont de mauvaises gens, ils vivent de l’élevage. Ils ont les mêmes coutumes que les Tartares et sont au Grand Khan. Ils n’ont ni céréales ni vin. L’été ils pratiquent la chasse aux animaux et aux oiseaux; l’hiver ils ne le font pas à cause du grand froid qu’il fait. Quand on a chevauché quarante journées à travers cette grande plaine, on trouve l’océan. Là il y à des montagnes où les faucons pèlerins font leurs nids, car dans ces montagnes on ne trouve ni homme ni femme ni oiseau ni bête — rien qu’une espèce d’oiseaux appelés bagherlacs dont les faucons se nourrissent. Ils sont grands comme des perdrix, ont les pieds comme des perroquets, les queues comme des hirondelles, et ils sont très rapides. C’est à cause du grand froid

172

Le Devisement du monde

froit qu’il y fait que nul animal n’y puet habiter. Et quant le Grant Kaan veult des faucons pelerins, si les mande la. Et es illes qui sont la entour en celle mer naissent les gerfaus. Et saichiez de vray que ce lieu est tant a tramontane que l’estoille tramontane est auques pres a demy jour. L’en treuve en ce lieu tant de gerfaus que le seigneur en a tant comme il veult. Et n’entendez pas que ceulx que les crestiens portent en Tartarie voisent au Grant Kaan, maiz les portent au seigneur de Levant. Ore vous ay conté tout le fait de ces provinces vers tramontane jusques a la grant mer que plus n’y a terre. Ore vous conterons des autres terres jusques au Grant Kaan et retournerons a une province que nous avons en escript en cest livre qui est appellee Campituy. LXXI.

Cy nous raconte d’un royaume qui a a nom le

royaume de Erguiul”|. Quant l’en se part de cest Campituy que je vous ay dit, l’en chevauche .v. journees [la ou ot parler]* mains espris de nuyz. Et au chief de ces journees .V. vers levant, l’en treuve ung royaume qui est appellez Erguiul et est au Grant Kaan et est de la grant province de Tangut qui a plusieurs royaumes. Les gens sont crestiens nestorins et ydo(43")lastres et de ceulx qui aou-

rent Mahommet. Il y a en ces royaumes citez assez, maiz la maistre cyté est Erguiul. Et de ceste cité vers seloc puet l’en aler es contrees

de Caltay.

[En ceste voie par seloc alant es

contrees du Catay], si treuve l’en une cité qui a a nom Singuy et y a villes et chasteaulx assez, et est de Tangut meismes et est au Grant Kaan. Et sont ydres et gens qui aourent Mahommet et de crestiens aussi. I1Z ont buefz qui sont sauvages et sont grans comme olifans et sont moult beaulx a veoir, car ilz sont touz peluz sans le dos et sont blans et noirs et ont le poil lonc bien I, paumes et sont si beaulx que c’est merveilles. I1z ont assez de buefz dommeschez et privez que ilz pristrent quant ilz estoient petiz, si les chargent et font leur service avec eulz et labourent la terre aussi et labourent .11. temps que les autres pour leur grant force. En ceste contree treuve l’en le mieilleur muglias du monde et vous dirons comment il naist. I1z ont en 71a. que l’en se treuve par les.

La Description du monde

173

qu'il fait là qu'aucun être ne peut y habiter. Quand le Grand Khan veut des faucons pèlerins, il les fait venir de là. C’est des îles qui sont aux environs dans l’océan que proviennent les gerfauts. Soyez sûrs et certains que cet endroit est si au nord que l’étoile polaire se voit presque à midi. On trouve là tant de gerfauts que le seigneur en a tant qu’il veut. Car ne pensez pas que ceux que les chrétiens portent en Tartarie aïllent chez le Grand Khan : on les porte au seigneur du Levant. Je vous ai tout dit sur ces pays du nord jusqu’à l’océan où finit la terre et nous vous parlerons des terres qui restent jusqu’au Grand Khan et reviendrons

à un pays dont nous

avons

écrit dans ce livre,

appelé Ganzhou.

LXXI.

Un royaume nommé Liangzhou.

Quand on part de ce Ganzhou dont je vous ai parlé, on chevauche cinq journées où on entend parler maïints esprits la nuit. Au bout de ces cinq journées vers l’est, on trouve un royaume appelé Liangzhou; il est au Grand Khan et appartient à la grande province du Tangout qui est faite de plusieurs royaumes. Les gens sont chrétiens nestoriens et idolâtres, il en est qui adorent Mahomet. Il y a dans ces royaumes beaucoup de cités, mais la principale est Liangzhou. À partir de cette cité, en allant vers le sud-est, on peut atteindre la Chine. Sur cette route du sud-est en allant vers la Chine, on trouve une cité nommée Xining, il y a là des villes et des villages en quantité, elle appartient au Tangout encore et elle est au Grand Khan. Les gens sont idolâtres, il y en a qui adorent Mahomet et il y a des chrétiens aussi. Ils ont des bœufs qui sont sauvages, ils sont

grands comme des éléphants et sont très beaux à voir, car ils sont tout poilus, sauf sur le dos ; ils sont blancs et noirs, ont un

poil qui a bien trois paumes de long et sont si beaux que c’est merveille. Ils ont beaucoup de bœufs domestiqués et apprivoisés qu’ils ont capturés quand ils étaient petits, ils leur font porter des charges, travaillent avec, labourent la terre, et cela

deux fois plus que les autres à cause de leur grande force. C’est dans cette contrée qu’on trouve le meilleur musc du monde et nous vous dirons d’où il provient. Ils ont dans cette contrée une

.espèce de bêtes sauvages faites comme des gazelles : cette bête

:

Dm”

174

Le Devisement du monde

ceste contree une maniere de bestes sauvages qui sont comme une gazele, et a le poil de cerf moult gros et lez piez comme gazele et la coue, maiz n’a point de cornes, maiz elle a .Hni. dens, .I. dessoubz et .I. dessus, qui sont longues bien .Ir. doies, qui sont soubtilles et vont .Il. en sus et .II. en jus, et est moult belle beste.

Et treuve

l’en le mugliaz

en ceste

maniere,

car

quant il ont prise ceste beste, si trouve l’en ou nombril entre le cuir et la char une apostume de sang, et il le taillent avecques tout le cuir et le traient hors. Et cellui sang qui est dedens celle apostume, si est le mugliaz de quoy vient si grant odeur. Et en y a en ceste contree moult grant quantité de ces bestes. IIz vivent de marchandise et de drapz d’or et de soie et ont grant habondance de blez. Et dure (44) la province .XxxvV. journees. Il y a aussi faisans qui sont .Ii. tans plus grans que les nostres et ont la coue longue bien .x. paumes. Et autres oyseaulx y a assez de maintez manieres qui ont moult belles plumes de diverses couleurs. Les gens sont ydres et sont moult grasses gens et ont petiz nez et si ont les cheveux noirs et n’ont point de barbe fors aucun poil au grenon. Les fames n’ont nul poil de nulle part se non les cheveux de leurs testes et sont moult belles de toutes façons et blanches. Il se delittent moult en luxure et prennent fames assez, car leur loy ne leurs coustumes ne le deffendent pas. Et s’il y a aucune fame qui soit de vil lignage, puis qu’elle soit belle, si l’espousent des plus grans gens qui y sont, et encore donnent au pere et a la mere de leurs biens a planté si comme il seroit acordé. Ore nous partirons de ceste province et vous conterons d’une autre vers levant.

LXXII

Cy nous devise du royaume de Egrigaia.

Quant l’en se part de Erguiul, si chevauche l’en vers levant -VIII. journees et treuve l’en une province qui a a nom Egrigaia, ou il y a citez et chasteaulx assez, et est de Tangut. La maïistre cité a a nom Calacian. Les gens sont ydres, maiz il y a trois eglises moult belles de crestiens nestorins. I1z sont au Grant Caan. Et se font en ceste cité moult de chamellés de laine de chameulz, les plus beaulx du monde, et de blans aussi, car ilz ont chameulz blans et sont les meilleurs du monde. I1z en font

grant quantité. Et d’ilecques les portent les marchans au Catay et par les autres parties du monde. Ore nous partirons de ceste

La Description du monde

175

a le poil très épais du cerf, les pieds et la queue de la gazelle, mais elle n’a pas de cornes; elle a quatre dents, deux en bas et deux en haut, qui ont bien trois doigts de long, qui sont minces et dont deux montent, deux descendent : c’est une bête très belle. Voici comment on se procure le musc : quand on a capturé cette bête, on trouve sous le nombril entre la peau et la chair une grosseur pleine de sang, on la coupe avec la peau et on la retire. Ce sang qui est dans cette grosseur, c’est le musc d’où vient un parfum si fort. Il y a dans cette contrée une très grande quantité de ces bêtes. Les gens vivent du commerce des draps d’or et de soie et ils ont des céréales en grande abondance. Le pays dure vingt-cinq journées. Il y a aussi des faisans qui sont deux fois plus grands que les nôtres et ont une queue de bien dix paumes de long. Et il y a beaucoup d’autres oiseaux de bien des espèces qui ont de très belles plumes de différentes couleurs. Les gens sont idolâtres, ils sont très gras et ont le nez petit, ils ont les cheveux noirs et n’ont pas de barbe, sinon

quelques poils de moustache. Les femmes n’ont pas un poil, sinon les cheveux de leur tête; elles sont très belles à tous égards et blanches. Ils se complaisent à tout ce qui est luxure et prennent beaucoup de femmes, car leur religion et leurs coutumes ne le leur défendent pas. S’il y a une femme qui est de basse naissance, dès lors qu’elle est belle, les plus nobles du pays l’épousent et ils donnent même au père et à la mère de leurs biens en quantité selon qu’ils sont convenus. Mais nous partirons de ce pays et nous vous parlerons d’un autre, à l’est.

LXXIL

Description du royaume de Ningxia.

Quand on part de Liangzhou, on chevauche huit journées vers l’est et on trouve un pays nommé Ningxia, où il y a des cités et villages en quantité et qui appartient au Tangout. La cité principale se nomme Khalatchar. Les gens sont idolâtres, mais il y a trois belles églises de chrétiens nestoriens. Ils sont au Grand Khan. Dans cette cité on fait avec la laine des chameaux les plus beaux du monde beaucoup de camelots, blancs parfois, car ils ont des chameaux blancs, et ces camelots sont

_ les meilleurs du monde. Ils en font en grande quantité. C’est de .là que les marchands les portent en Chine et dans le reste du

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Le Devisement du monde

province vers levant et vous conterons d’une autre province que l’en appelle Tenduc et enterrons es terres qui furent au Prestre Jehan. (44)

LXXIIL

Cy nous devise d’une province qui a nom

Tenduc”. Tenduc est une province vers levant en laquelle a villes et chasteaulx assez. Et sont au Grant Kaan, car tous les descendans du Prestre Jehan sont au Grant Kaan. La maïistre cité est nommee Tenduc. Et de ceste province en est roy ung du lignage au Prestre Jehan; son nom est Jorgan et tient la terre pour le Grant Kaan, mais non pas toute celle que tenoit le Prestre Jehan, maiz en partie. Maiz je vous dy que touteffoiz ont leur roy du parenté au Prestre Jehan des filles et du lignage au Grant Kaan a femme. En ceste terre treuve l’en aussi les pierres dont l’en fait lazur, qui est aussi comme

une vaine de

terre et est moult fin, [et en y a assez]. Et encore y a assez de chamellés qui sont du poil de chameulx moult fins et de chascune couleur. Hz vivent de bestial et du fruit de la terre et s’i fait auques marchandise et ars. Et la seigneurie aux crestiens est, aussi comme je vous diray ; maiz bien y a ydres assez et sarrazins. I1Z ont une generacion de gens, les crestiens, qui ont la seigneurie qui s’appellent argon, qui vault a dire sasmul, et sont plus beaulx hommes que les autres mescreans et plus sages ; et pour ce ont il la seigneurie ; et sont bons marcheans et saiges. Sachiez que en ceste cité de Tenduc estoit la maistre cité ou Prestre Jehan tenoit son siege quant il seigneuroit les Tartars. Et encore y demourent les Tartars et ses hoirs, car cestui Gorge est que je vous ay nommé du lignage au Prestre Jehan, si comme je vous ay compté et dit, et est le seiziesme

La Description du monde

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monde. Mais nous partirons de ce pays vers l’est et nous vous parlerons d’un autre pays appelé Tenduc et entrerons dans les terres qui appartinrent au Prêtre Jean. LXXIIL

Description d'un pays nommé Tenduc.

Le Tenduc est un pays à l’est où il y a des villes et villages en quantité. Les habitants sont au Grand Khan, car tous les descendants du Prêtre Jean sont au Grand Khan. La capitale se nomme Tenduc. Le roi de ce pays appartient à la famille du Prêtre Jean; on le nomme Georges et il gère la terre pour le compte du Grand Khan, non pas toute celle qui était au Prêtre Jean, mais une partie d’elle. J’ajoute que leurs rois qui sont de la parenté du Prêtre Jean ont toujours pour femmes des filles de la famille du Grand Khan'. On trouve aussi dans cette terre les pierres dont on fait du lapis-lazuli : c’est comme un minerai, il est très fin et il y en a beaucoup. Il y a encore beaucoup de camelots faits de poils de chameaux, très fins et de toutes couleurs. Les gens vivent de l’élevage et de l’agriculture; il y a là un peu de commerce et d’artisanat. Le pouvoir appartient aux chrétiens, comme je vous l’expliquerai ; mais il y a des idolâtres en quantité et des musulmans. Il y a une race de gens parmi les chrétiens qui ont le pouvoir qui s’appellent argon, ce qui veut dire gasmoul”, et qui sont plus beaux que les mécréants et plus savants ; c’est pourquoi ils ont le pouvoir ; ce sont de bons marchands avisés. Sachez que c’est dans cette cité de Tenduc qu’était la capitale où Prêtre Jean demeurait quand il gouvernait les Tartares. Et les Tartares y habitent encore avec ses héritiers, car ce George que je vous ai nommé est de la famille du Prêtre Jean, comme je vous l’ai dit, et c’est le sei-

1. Le Tenduc, au nord-est du Fleuve Jaune, était habité par les Œngut, de + langue turque et de religion nestorienne. Censés défendre la Chine du Nord, ils se rallièrent à Gengis. Il se peut que les sonorités aient amené Marco à faire d’eux le peuple du Prêtre Jean — Ong-Khan — et à situer dans le Tenduc la bataille entre Gengis et Prêtre Jean (ch. LXV), alors qu’elle eut lieu beaucoup plus au nord, en Mongolie même. 2. Gasmoul, mot d’origine grec, désignait un * enfant dont l’un des parents était grec, l’autre latin. Marco leur compare les . argon, mot turc signifiant métis. La rédaction FG en fait des chrétiens, À des . métis d’idolâtres et de musulmans ; F a un texte corrompu. Selon Pelliot, Notes, I, s. v. argon’, la «race» dont parle Marco serait celle de musulmans, la tribu

des Argun, originaires de la région de Samarcande et déportés en Orient ; Marco urait appliqué à tort le sens du mot argon «métis » aux musulmans Argun. CAN re

2OP

178

Le Devisement du monde

seigneur depuis Prestre Jehan. Et c’est le lieu que nous appellons en nostre païs Got et Magot, maiz il l’appellent en leur païs Ung et Mugul, car en ceste province y avoit (45) deux generacions de gens avant que les Tartars partissent de la : Ung estoient ceulx du païs et Mugul estoient les Tartars ; et pour ce sont ilz appellez aucune foiz Mongle les Tartars. Et quant l’en a chevauchié .vil. journees par levant en ceste province, si s’acoste l’en a costieres du Catay, si qu’en chevauchant ces .VIL. journees l’en treuve citez et chasteaulx assez. Les gens aourent Mahommet et si y a ydres et crestiens nestorins aussi. I1z vivent de marchandise [et d’art}°, car il labourent dras d’or que l’en appelle nasich moult fins et nasques et dras de soye de moult de manieres, car aussi comme nous avons les dras de laine en noz païs de maintez manieres, aussi ont il les dras d’or et de soie de plusieurs manieres. I1zZ sont touz au Grant Kaan. Il y a une cité qui a a nom Sindatury, la ou l’en a moult d’ars qui ont besoing en l’ost du seigneur. Et es montaignes de celle province a ung lieu qui a moult bonne argentiere et en trait l’en argent assez et est appellé Soifa. I1z ont venoison et oysellez assez. Ore nous partirons de ceste province et irons troiz journees avant. Et aprés ces trois journees treuve l’en une cité qui s’appelle Siasamor en laquelle il a ung grant palaiz qui est au Grant Kaan. Car il y demoure moult voulentiers pour ce qu’il y a lac et rivieres assez, la ou demourent [cesnes]” et autres manieres d’oyseaulx; et es plains y a grues et perdriz et faisans et autres oyseaulx assez, si que pour la grant planté des oyseaulx y demoure le seigneur pour son delit moult voulentiers. Il oyselle aux gerfaus et aux faucons dont il y a grant soulaz. L’en y trouve .v. manieres de grues en ces contrees qui sont de ceste maniere. La premiere est toute noire comme ung corbeau et sont moult grandes ; l’autre est toute blanche, les helles sont moult belles, car (45Ÿ) sus les helles ont yeulx rons

73a. de drapz b. ces nefs] cf. cesnes F

ty À;

La Description du monde

179

zième seigneur depuis Prêtre Jean. C’est le lieu que nous appelons chez nous Gog et Magog, mais ils l’appellent chez eux Œng et Mongol, car dans ce pays il y avait deux races avant que les Tartares ne s’en allassent : les Œngs étaient les gens du pays et les Mongols les Tartares ; c’est pourquoi les Tartares sont appelés parfois Mongols’. Et quand on a chevauché sept journées vers l’est dans ce pays, on touche aux confins de la Chine et pendant ces sept journées on trouve des cités et villages en quantité. Les gens adorent Mahomet et il y a des idolâtres et des chrétiens nestoriens aussi. Ils vivent du commerce et de l’artisanat, car ils fabriquent de très fins draps d’or appelés nasic, du nac, des draps de soie de toutes sortes; car, tout comme nous avons chez nous des draps de laines de toutes sortes, ils ont des draps d’or et de soie de bien des sortes. Les gens sont tous au Grand Khan. Il y a une cité nommée Xuanhua où il y a beaucoup de métiers qui sont nécessaires pour l’armée du seigneur. Dans les montagnes de ce pays il y a un endroit où il y a une excellente mine d’argent, on en tire de l’argent en quantité, il est appelé Soifa. Ils ont des bêtes et des oiseaux à chasser en quantité. Mais nous partirons de ce pays et nous ferons encore trois journées. Après ces trois journées on trouve une cité appelée Tchaghan-Nor où se trouve un grand palais qui est au Grand Khan. Il y séjourne très volontiers parce qu’il y a là un lac et beaucoup d’étangs où vivent des cygnes et d’autres espèces d’oiseaux; sur la terre il y a des grues, des perdrix, des faisans et d’autres oiseaux en quantité et, à cause de cette grande abondance d’oiseaux, le seigneur y séjourne pour son plaisir très volontiers. Il chasse avec des gerfauts et des faucons, ce dont il tire de grandes satisfactions. On trouve cinq espèces de grues dans ces contrées ; les voici : la première est toute noire, comme le corbeau, et les grues sont très grandes ; la deuxième est toute blanche, les ailes en sont très belles, car les grues ont aux ailes 1. Seiziesme est une erreur de notre manuscrit pour sixième. 2. Sur Gog et Magog, voir introduction p. 22 et ci-dessus p. 81 n. 1. La lettre apocryphe du Prêtre Jean (introduction p. 21) faisait de ces peuples les instruments du Prêtre. Les ressemblances phoniques entre Ong, Œngut et Gog, entre Mongol et Magog, ont favorisé une identification qui n’est pas propre à Marco, mais qu’il tient de la “tradition arabe. De manière analogue, Ricoldo de Montecroce fait venir Mogoli de Magogoli (U. Monneret de Villard, /! Libro della Peregrinazione, p. 54).

180

Le Devisement du monde

de couleur d’or si comme celles du paon, et ont le chief vermeil

et noir moult bien fait et le col noir et blanc et de couleur d’or, et sont greigneurs que nulles des autres; la tierce maniere sont des nostres ; la quarte maniere

sont petites et ont aux oreilles

pennes longues pendens, vermeilles et noires, moult belles ; la quinte maniere sont grises toutes, et le chief vermeil et noir moult bel et bien fait et sont moult grandes. Et d’emprez ceste cité a une valee en laquelle le seigneur a fait faire plusieurs maisonnettez dedens esquelles il fait tenir grant quantité de perdelis, et en y a si grant quantité que c’est merveilles ; et y a en la° garde de ces perdelis plusieurs hommes. Et quant le Grant Kaan y va, il en a tant comme

il veult. Ore irons avant

trois journees entre grec et tramontane.

LXXIV.

Cy nous devise de la cité de Ciandu”*.

Quant l’en a chevauchié trois journees entre grec et tramontane partant de ceste cité que vous ay dit dessus, si se treuve l’en au chief de ces .I. journees une cité qui a a nom Ciandu, que le Grant Kaan qui ore regne fist faire. Et si y a [un] moult beau palaiz de marbre. Les chambres sont toutes paintes a or dedens, a ymages et a figures de bestes et d’oyseaulx et d’arbres et de fleurs et de plusieurs manieres de choses si bien et si soubtillement que c’est ung delit et une merveille a veoir. Entour ce palais siet ung mur qui comprent bien .XVI. miles de terre, et y a dedens fontaines et fleuves et rivieres et belles praeries assez. Et y a de toutes manieres de bestes sauvages non fieres que le seigneur y fait mettre, (46) et les tient pour donner a mengier aux [jerfaus]" et aux faulcons que il tiennent en mue laiens, qui sont plus de .cc. gerfauz sans les faulcons. Et il meismes les vait veoir chascune sepmaine seant en mue, et vait aucune foiz par leans a cheval, et a derriere lui sus le dos du cheval ung liepart. Et quant il voit aucune beste qui lui plaist, si lesse aler le liepart, si la prent et la donne aux oyseaulx a mengier qui sont en mue ; et ce fait il pour son delit. Encore a laiens ung autre palaiz, lequel est tout cané si comme je vous

diray. Il est tout doré dedens et labouré moult soubtillement, et . 73c. 1. quantité et g. 74a. grues f

ri

La Description du monde

181

des yeux ronds couleur d’or comme aux ailes de paon, elles ont la tête rouge et noire, très bien faite, et le cou noir et blanc et de couleur d’or, elles sont les plus grandes de toutes; la troisième espèce, c’est la nôtre ; la quatrième espèce est celle de grues petites, elles ont aux oreilles des plumes qui pendent longuement, rouges et noires, très belles ; la cinquième espèce est celle de grues toutes grises, à la tête rouge et noire, très jolie et bien faite, elles sont très grandes. Près de cette cité il y a une vallée où le seigneur a fait faire plusieurs maisonnettes où il fait élever une grande quantité de perdrix et il y en a une si grande quantité que c’est une merveille; il y a beaucoup d'hommes pour garder ces perdrix. Quand le Grand Khan s’y rend, il en a autant qu’il veut. Mais nous ferons encore trois journées vers le nord, nord-est. LXXIV.

Description de la cité de Chang-Tou:

Quand on a chevauché trois journées vers le nord, nord-est,

à partir de la cité dont je viens de vous parler, on trouve au bout de ces trois journées une cité nommée Chang-Tou qu’a fait construire le Grand Khan qui règne actuellement. Il y a là un très beau palais de marbre. Les pièces en sont à l’intérieur toutes peintes à l’or d’images et de figures de bêtes, d’oiseaux, d'arbres, de fleurs et de toutes sortes de choses si bien et si finement que c’est un plaisir et une merveille de les voir. Autour de ce palais il y a un mur qui entoure bien seize milles de terre et il y a à l’intérieur des sources, des rivières, des étangs et de belles prairies en quantité. Il y a là toutes espèces de bêtes sauvages non féroces que le seigneur y fait enfermer et garder pour les donner à manger aux gerfauts et aux faucons qu’on tient en cage là-dedans et qui sont plus de deux cents gerfauts pour ne rien dire des faucons. Lui-même va les voir chaque semaine dans leur cage et, parfois, il passe par là à cheval avec un léopard derrière lui sur le dos du cheval. Quand il voit une bête qui lui plaît, il laisse aller le léopard qui saisit la bête et il la donne à manger aux oiseaux qui sont en cage. Il fait ça pour son plaisir. Il y a là encore un palais qui est tout 1. C’est à Chang-Tou, résidence d’été de Khoubilaï, que Marco lui fut pré< (ch. XIII).

182

Le Devisement du monde

dessus sont les canes envernissiez si bien et si fort que nulle yaue ne les puet pourrir. Ces canes sont bien grosses trois paumes et longues de .x. en .xV. pas et se taillent d’un rion a l’autre de travers, et de ces copons efs]t fait le palais. Et si fait maint autre service aussi, car il en couvrent

maisons et si en font assez d’autres labours. Et [est] si ordonné que il se deffait

et fait moult tost et se met tout par pieces et se porte moult legierement la ou le seigneur commande. Quant il est tendu, plus de .cc. cordes le soustiennent. Et demoure laiens en celle praierie le seigneur telle foiz au palaiz de marbre et telle foiz en cestui de cane .u1. moys de l’an, c’est juing et juillet et aoust, et y demoure ces .I. moys pour ce que il n’y a point de chault, maiz est moult frez. Et quant vient au .xxVIN *. jour d’aoust, si s’en part et vous diray pourquoy. Sachiez que il fait tenir moult grant haras de jumens blanches sans nulle autre tache, si sont plus de .x. mil jumens blanches, et le lait de ces jumens boit il et tous ceulx de son lignage et nul autre, sans ce qu’il y a bien une generacion, si comme ung grant lignage, qui le boivent (46*) aussi; et ce orent il que le grant Chingins Kaan leur donna pour une victoire que il firent avecques lui jadis, et s’apelle ce lignage horiad. Et quant ces jumens vont paissant par le païs et aucun grant seigneur les treuve, si n’ose passer jusques atant qu’elles sont passees ou, se non, il se destourne de son chemin et va par une autre part bien demy journee, si que nulz ne les ose aprochier, maiz l’en leur fait moult grant

honneur. Et quant le seigneur est parti de cellui lieu a .xxvIm{. jours d’aoust, si comme je vous ay dit, si prent [on] tout le lait de ces jumens blanches et le vont jettant par terre. Et ce font il pour ce que leurs astronomiens et leurs ydolastres dient que il est moult bon que de cellui lait [soit] jetté chascun an a

.XXVINFT, jours d’aoust a ce que la terre et l’air et leurs ydres en puissent avoir terre, si que il tous ceulx de autres chosez.

leur part, et les esperiz qui vont par l’air et par puissent sauver lui et leurs enfans et ses biens et son païs et bestial et chevaulx et blez et toutez Puis s’en part le seigneur. Maiz je vous diray

avant une merveille que je avoie oubliee a conter. Car, sachiez,

quant le seigneur demoure en ce lieu .. moys de l’an chascun an et il fait aucune foiz mauvaiz temps, il a avecques lui ses sages enchanteurs astronomiens qui scevent tant de l’art dyabo-

35 2250

La Description du monde

183

entier de bambous comme je vais vous le montrer : il est tout doré à l’intérieur et travaillé avec une grande finesse ; sur le toit les bambous sont si bien couverts d’un vernis si épais qu’une goutte d’eau ne peut les faire pourrir. Ces bambous ont bien trois paumes de grosseur et de dix à quinze pas de long; on les coupe d’un nœud à l’autre par le milieu et le palais est fait avec ces tuiles. Les bambous rendent bien d’autres services, car on en couvre les maisons et on en a beaucoup d’autres usages. Le palais est conçu de telle sorte qu’il se démonte et remonte très vite, on le met tout en morceaux et on le porte très facilement où le seigneur l’ordonne. Quand il est dressé, plus de deux cents cordes le maintiennent. Le seigneur séjourne là dans cette prairie, tantôt au palais de marbre, tantôt au palais de bambou, trois mois dans l’année, en juin, juillet et août, et il y séjourne ces trois mois parce qu’il n’y fait pas chaud, mais très frais. Quand arrive le 28 août, le seigneur s’en va et voici pourquoi : il a un gigantesque haras de juments blanches immaculées, il a plus de dix mille juments blanches et ce sont lui et tous ceux de sa famille qui boivent le lait de ces juments, personne d’autre, sinon une noble famille qui le boit aussi ; ce privilège,

le grand Gengis Khan le lui donna à cause d’une victoire qu’elle remporta jadis avec lui; cette famille s’appelle Ofïrat. Quand les juments paissent par le pays et qu’un grand seigneur les rencontre, il n’ose pas passer avant qu’elles soient passées ou, sinon, il quitte son chemin et fait bien un détour d’une demi-journée : personne n’ose s’en approcher, mais on leur rend de grands honneurs. Quand donc le seigneur est parti de là le 28 août, comme je vous l’ai dit, on prend tout le lait de ces juments blanches et on le jette par terre. Cela parce que les astrologues et les prêtres disent qu’il est très bon que l’on jette de ce lait chaque année le 28 août afin que la terre, l’air et les idoles en aient leur part ainsi que les esprits qui vont par terre et par air en sorte qu’ils veillent sur le seigneur, leurs enfants, ses biens, tous ceux de son pays, le bétail, les chevaux, les blés,

etc. Puis le seigneur s’en va. Mais je vous dirai, avant de continuer, une merveille que j’avais oubliée. Sachez que quand le seigneur séjourne en ce lieu trois mois dans l’année et par année et qu’il vient à faire mauvais temps, il a avec lui de Le magiciens et astrologues qui sont si savants dans l’art Cn.

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Le Devisement du monde

lique de nigromancie qu’il font, tant que l’en tient le palais du seigneur, n’i a nulle nue ne nul mal temps dessus. Ces sages hommes qui ce font sont appellez tebet et quesimur, car ilz sont de deux generacions de gens, et sont ydolastres et ne font riens fors de par le dyable et font croire aux autres gens qu’il le font par leur sainteé et par œuvre de Dieu. Et si ont ung tel usage comme je vous (47) diray. Car quant ung homme est jugié a mort et soit mort par la seigneurie, ilz le prennent et le font cuire et le menguent et, se il estoit mort de sa bonne mort, il ne

le mengeroient pas. Encore font ces deux manieres de gens que je vous dy une autre grant merveille. Car quant le Grant Kaan siet en son grant palaiz en sa maistre cité, sus sa table qui est hault plus de .Vin. piez, il y a devant lui enmy la sale ses couppes loings de lui bien .x. pas, plaines de vin ou de lait ou d’autres bons beuvrages faiz d’espices a leur usance. Ceulx enchanteurs que je vous ay dit font tant par leur enchantement que, quant le seigneur veult boire, que les couppes viennent a lui et se lievent sans ce que nulz les atouche. Et ce puet chascun veoir qui est la, qui sont plus de .x. mile personnes, et c’est voirs sans nulle mençonge, car bien vous en diront les sages de nostre païs qui scevent de nigromance, que il se puet bien faire. Et quant vient aux festes de leurs ydoles, iceulx enchanteurs s’en vont au seigneur et [li] dient : «Sire, telle feste vient de

la nostre ydole », et nomme son nom, «si que monseigneur », dient les enchanteurs, « vous savez que ceste ydole souloit faire mauvaiz temps et dommages de moult de choses quant elle n’a offrandes, si que pour ce nous vous prions que vous faitez donner tant de moutons qui aient les chiefz noirs », et en dient la quantité qu’il leur plaist, «et voulons, beau sire, que vous nous faciez aussi avoir tant [d’encens],

de leigloeil » et tant

d’autre chose et tant d’autel, si comme leur semblera a leur voulenté, «a ce que nous puissons faire grant honneur et grans sacrefices a noz ydoles si qu’elles nous puissent sauver et nous … et noz chosez toutes ». Et le seigneur commande a ses baïillifz qui sont entour lui que il leur soit tout donné a leur plaisir. Quant il ont eu ce (47*) qu’il demandent, si en font a leurs ydoles moult grant feste et moult grant honneur a moult grans chans et a moult grans luminaires et a grant planté d’encens et : #

À

74b. leurc. donces

=

ae «Se

La Description du monde

185

diabolique qu’est la magie qu’ils font que, sur toute la surface occupée par le palais du seigneur, il n’y a aucun nuage ou aucun mauvais temps au-dessus. Les savants qui font ça sont appelés tibétains et cachemiriens, car ils appartiennent à deux races, et ils sont idolâtres, tout leur pouvoir vient du diable, mais ils font croire aux autres qu’il vient de leur sainteté et de l’action divine. Voici encore un de leurs usages : quand un homme est condamné à mort et qu’il a été exécuté par le gouvernement, ils le prennent, le font cuire et le mangent ; mais le

mort de mort naturelle, ils ne le mangeraient pas. Ces deux espèces de gens font encore la merveille suivante : quand le Grand Khan est dans son grand palais dans sa capitale, assis à sa table qui est à plus de huit pieds de haut, il y a devant lui au milieu de la salle et à bien dix pas de lui des coupes pleines de vin, de lait ou d’une autre bonne boisson de leur façon, faite d’épices. Les magiciens dont je vous parle font tant avec leurs enchantements que, quand le seigneur veut boire, les coupes viennent à lui et se soulèvent sans que nul les touche. Cela à la vue de tous les présents, qui sont plus de dix mille personnes. Et c’est vrai, il n’y a là pas le moindre mensonge : les savants de chez nous qui s’y connaissent en magie vous certifieront que c’est tout à fait possible. Et quand arrivent les fêtes des idoles, ces magiciens vont trouver le seigneur et ils lui disent : «Sire, voici qu’arrive la fête de telle idole », et ils la nomment, « mon-

seigneur », disent les magiciens, « vous savez que cette idole est cause de mauvais temps et de beaucoup de dommages quand elle n’a pas d’offrandes ; aussi nous vous prions de nous donner tant de moutons qui aient la tête noire », et ils en disent le nombre qu’ils veulent, «et nous voulons, cher seigneur, que vous nous fassiez avoir aussi tant d’encens, de bois d’aloës », tant de telle et telle chose, comme

il leur semblera bon, «afin

que nous puissions rendre de grands honneurs et faire de grands sacrifices à nos idoles en sorte qu’elles veillent sur nous et tous nos biens ». Et le seigneur ordonne aux fonctionnaires qui l’entourent qu’on leur donne tout ce qu’ils veulent. Quand ils ont eu ce qu’ils demandent, ils font une grande fête pour _ leurs idoles, leur rendent de grands honneurs avec de grands chants, de grandes lumières, quantité d’encens et d’autres

Le rh

qu’ils font avec toutes sortes d’épices. Et puis ils font

;

O

186

Le Devisement du monde

d’autres oudeurs que il font de maintez manieres d’espices. Et puis font cuire la char et la mettent devant les ydoles et vont espandant du brouet ça et la et dient que leurs ydoles en prennent ce que il veulent et en ceste maniere font leur feste. Car sachiez que chascune de leurs ydoles a son nom et jour de sa feste, si comme nous avons de noz sains, par chascun an. Et ont

grans moustiers et abbaïes qui sont si grandes comme une [petite] cité et y a plus de 1. mile moines selon leurs coustumes. Et se vestent plus honnestement que autres gens, car il portent la barbe et le chief rez. Et ont entre eulz tel quilz puent prendre moillier‘ et en ont enfans assez. Encore ont une autre maniere de religion que ilz appellent sensin, lesquelz sont hommes de moult grant abstinence selon leurs coustumes et mainent si aspre vie comme je vous diray. Car ilz ne menguent en toute leur vie que bren et le mettent en yaue chaulde et le menguent et est leur viande, car jamaiz ne menguent autre viande que bren et boivent l’yaue et jeunent tousjours si que c’est moult aspre vie desmesureement ; ilz ont grans ydres et assez, maiz aucunes foiz aourent le feu. Et les autres ydoles qui ne sont pas de ceste rigle dient que 1ilz sont aussi comme patarin pour ce que il n’aourent pas les ydoles en la maniere d’eulz; car ceulx ne prendroient pour riens moillier. I1z vestent vestemens noirs et blans et dorment sus nates et font si aspre vie que c’est merveille. Leurs ydoles (48) sont toutes femes, ore sont leurs noms! tous noms femenins. Ore lairons de ce a parler et vous conterons des grans faiz et des merveilles du grant seigneur des seigneurs, c’est le Grant Kaan, qui est sires de tous les Tartars, lequel est appellé Cublay, tres noble seigneur et puissant.

74d. grande e. moillier est après tel dans le ms. f. n. surt.

La Description du monde

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cuire la viande, la déposent devant les idoles, répandent du jus çà et là et disent que les idoles en prennent ce qu’elles veulent : voilà la fête qu’ils font. Et sachez que chaque idole a son nom et son jour de fête chaque année tout comme chez nous nos saints. Ils ont de grandes églises et abbayes qui sont aussi grandes qu’une petite cité et où il y a plus de deux mille moines de leur façon. Ils s’habillent plus décemment que les autres gens, car ils ont la barbe et la tête rasées. Parmi eux il en est qui peuvent prendre femme et qui en ont beaucoup d’enfants. Il y a une autre espèce de religieux appelés sien-chien', qui pratiquent une extrême abstinence à leur façon et ont la vie austère que je vais vous dire : ils ne mangent de toute leur vie que du son, ils le mettent dans de l’eau chaude et le mangent ; c’est leur nourriture, car jamais ils ne mangent d’autre nourriture que du son, ils boivent de l’eau et jeûnent toujours ; c’est une vie excessivement austère. Ils ont de grandes idoles et en quantité, mais parfois adorent le feu. Les idolâtres qui ne suivent pas cette règle disent qu’ils sont pour ainsi dire patarins, car ils n’adorent pas les idoles de la même manière qu’eux : ils ne prendraient femme en aucun cas. Ils se vêtent de vêtements noirs et blancs, dorment sur des nattes et ont une vie si austère que c’est merveille. Leurs idoles sont toutes des femmes, leurs noms sont tous féminins. Mais nous cesserons d’en parler et nous vous parlerons de l’histoire et des merveilles du grand seigneur des seigneurs, le Grand Khan, qui est le seigneur de tous les Tartares et est appelé Khoubilaï, le très illustre et puissant seigneur.

1. Après avoir décrit la religion des bouddhistes lamaïstes, qui avaient la faveur des khans, Marco évoque les taoïstes ou sensin, tombés en disgrâce après 1255, Il compare leur position par rapport aux bouddhistes à celle des patarins en Occident (voir aussi ch. CLXIX, CLXXII. La Patarie est un mouvement de réforme religieuse à Milan au XI° s. Mais un siècle plus tard, le terme de Ée sert à condamner cathares et hérétiques.

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Le Devisement du monde

LXXV. Cy devise des grans faiz du Grant Kaan qui orendroit regne qui Cublay Kaan est appellez et deviserons de touz les grans faiz de sa court et comment il maintient ses gens” Ore vous vueil commencier a compter en nostre livre les grans faiz de toutez les grans merveilles du Grant Kaan qui ores regne, qui Cublay Kaan est appellez, qui vault autant a dire en françoiz comme le seigneur des seigneurs, empereur. Et il a bien ce nom a droit pour ce que chascun sache en verité* que c’est le plus puissant homme de gens et de terre et de tresor qui oncques fust au monde ne qui orendroit soit du temps d'Adam nostre premier pere jusques au jour d’uy. Et ce vous monstreray je tout appartement en nostre livre que c’est voir ce que je vous ay dit, et que chascun y sera content, comment il fu le plus grans sires qui oncques fust nez qui orendroit soit; et veez cy la raison comment.

LXXVI. Cy devise de la grant bataille que le Grant [Kaan] fist contre Naian son oncle pour en sa seigneurie demourer

comme il devoit". Il est vray que cellui Cublay est de la droite lignee des emperiaux de Chingins Kaan, le premier seigneur. Car de celle lignee doivent yssir [les seigneurs de] tous les Tartars du monde, et c’est le [siziesme]° seigneur si comme je vous ay conté cy devant en cest livre. Et ot la seigneurie a .MCCLVI. de Crist, car en cellui an commença a regner. Et ot la seigneurie par son grant sens et par sa prouesce et par sa grant valeur, (48) si comme

droit et raison estoit. Car ses freres et ses

parens lui deffendoient, maiz il l’ot par sa grant prouesce et pour ce que par droit et par raison la devoit avoir si comme droit hoir de l’emperial lignie. Dont il ot la seigneurie et a regné .XL[{11]. ans jusques a ore qui court mil .CCLXXXXVHL. de Crist du jour que il commença. Et puet bien avoir d’aage environ .LXXXV. ans si que il pouoit bien avoir d’aage, quant il entra en son siege, environ .XLIHI. ans. Avant que il fust sei-

75a. v. que q. 76a. cf. li seignour de C b. seiziesme] cf. li .vi. C

La Description du monde

189

LXXV.

Histoire du Grand Khan qui règne actuellement et est appelé Khoubilaï Khan. Sa cour. Son administration.

Je veux me mettre à raconter dans notre livre toute l’histoire et toutes les grandes merveilles du Grand Khan qui règne actuellement et est appelé Khoubilaï Khan, ce qui veut dire en français le seigneur des seigneurs, l’empereur. Il mérite bien ce nom et chacun doit savoir que c’est l’homme le plus puissant en hommes, terres et trésors qui ait jamais été au monde et qui soit, depuis le temps d'Adam notre premier père jusqu’à aujourd’hui. Je vais vous montrer très clairement dans notre livre que ce que je vous dis est vrai — nul n’aura rien à dire — : il est le plus grand seigneur qui ait jamais été et qui soit. Voici pourquoi.

LXXVI. La grande bataille que le Grand Khan livra à son oncle Naïan pour garder un pouvoir légitime. Il est certain que ce Khoubilaï est de la lignée directe des empereurs depuis Gengis Khan, le premier seigneur. Car c’est de cette lignée que doivent être issus les seigneurs de tous les Tartares du monde. Il est le sixième comme je vous l’ai dit auparavant dans ce livre. Il eut le pouvoir en 1256, c’est cette année-là qu’il commença à régner. Il dut le pouvoir à sa grande intelligence, à son mérite et à sa grande valeur, un pouvoir qui lui revenait très légitimement. Car ses frères et ses parents le lui refusaient, mais il l’obtint grâce à son grand mérite et parce qu’il devait l’avoir très légitimement en tant qu’héritier direct de la lignée impériale'. Aussi eut-il le pouvoir et, depuis le jour où il le prit, il a régné quarante-deux ans jusqu’à maintenant, c’est-à-dire en 1298. Il peut bien avoir environ quatre-vingt cinq ans en sorte qu’il peut bien avoir eu, quand il monta sur le 1. Mongka mourut pendant son offensive en Chine du Sud (1259). Son frère Khoubilaï convoqua à Kaï-Ping (la future Chang-Tou) une assemblée des chefs mongols qui l’élut Grand Khan (1260). Son frère cadet, le «gardien du foyer paternel » en Mongolie, Aric Bæœké, contesta la validité d’une assemblée trop hâtivement réunie. Avec le soutien de Caïdou, il se fit élire à son tour. Vaincu

È

en 1264, il mourut deux ans plus tard.

,

;

190

Le Devisement du monde

gneur, il aloit en l’an plusieurs foiz en l’ost [et estoit proudome d’armes et moult bons chevetaines, mes puis que il fu seigneur, il n’ala en ost que une foiz, et ce temps fu]° .MCCLXXxvI. de Crist, et vous diray pourquoy il le fu. Il estoit ung grant seigneur tartar qui avoit a nom Naian et estoit oncle au dit seigneur Cublay Kaan et estoit seigneur de plusieurs terres et de maintez provinces. Et quant il se vit seigneur, [si s’enorgueilli] pour son jouvent et pour ce qu’il avoit grant pouoir, car il pouoit bien mettre en champ .nm°. mile hommes a cheval. Maiz il estoit touteffoiz homs de son nepveu, le grant Cublay Kaan, et [le devoit estre par raison. Mes quant il se vit de si grant pooir, si se pensa qu’il ne vouloit plus estre hom au Grant Kaan, ainçois li vouloit tolir]® la seigneurie. Si manda cellui Naian messages au grant seigneur tartar qui se nommoit Caydu, qui estoit grant sire et puissant et estoit nepveu au dit Grant Kaan, maïz il estoit rebelles et vouloit grant mal a son seigneur qui son oncle estoit ; et lui manda disant qu’il appareilloit tout son pouoir et qu’il estoit moult en grant d’aler contre son seigneur le Grant Kaan; et lui prioit qu’il voulsist faire aussi son pouoir d’aler encontre lui a l’autre part a ce que, quant ilz iroient sus lui a si grant gent d’une part et d’autre qu’il lui peussent tollir a force sa seigneurie. Et Caydu, quant il ot ouÿ ceste messagerie que Naïan lui mandoit, si en fu (49) moult liez et pensa que ore estoit il temps de venir a son entendement ; si lui remanda que si feroit il ; si s’apareilla atout son pouoir tant qu’il ot bien .C. mille hommes a cheval. Ore retournons au Grant Kaan qui toute ceste traÿson sot.

LXXVII.

Comment le Grant Kaan ala contre Naian”’.

Quant le Grant Kaan sot ce, si s’appareilla moult vistement comme cellui qui pas ne les doubta pour ce qu’ilz faisoient contre raison. Car il ne fu de riens esbahys, que de son grant sens et de sa grant prouesce dist qu’il ne portera jamaiz couronne se il ne met a mort ces deux Tartars qui sont traytres et desloyaulx contre lui. Et fist moult tost son appareil, que nul

76c. et ce alé d. de vouloir lui tolly.

La Description du monde

191

trône, environ quarante-trois ans. Avant d’être le seigneur, il

allait à la guerre plusieurs fois par an, il était un excellent guerrier et un très bon capitaine, mais depuis qu’il fut seigneur, il n’alla à la guerre qu’une fois, et ce fut en 1286. Voici pourquoi il y alla : il y avait un puissant seigneur tartare nommé Naïan, il était l’oncle de Khoubilaï Khan et le seigneur de plusieurs terres et de maints pays’. Quand il se vit seigneur, il conçut beaucoup d’orgueil et de sa jeunesse et de ce qu’il avait une grande puissance, car il pouvait bien aligner en bataille 400 000 cavaliers. Mais il était pourtant le vassal de son neveu, le grand Khoubilaï Khan et il était légitime qu’il le fût. Mais quand il vit qu’il avait une telle puissance, il se dit qu’il ne voulait plus être le vassal du Grand Khan, et qu'il lui ôterait son pouvoir. Ce Naïan envoya des émissaires au grand seigneur tartare nommé Caïdou’, qui était un grand seigneur, puissant et le neveu du Grand Khan, mais un rebelle, qui voulait beaucoup de mal à son suzerain, son oncle. Il lui fit donc savoir qu’il préparait ses forces et qu’il était très désireux de marcher contre son seigneur le Grand Khan; il le priait de vouloir bien faire aussi son possible pour marcher contre lui de son côté afin que, en marchant sur lui avec tant d’hommes de part et d’autre, ils lui Ôtassent de force le pouvoir. Caïdou, quand il eut entendu le message que Naïan lui faisait porter, en fut très satisfait et se dit que c’était le moment d’en venir à ses fins. Il lui fit connaître son accord et se prépara avec ses forces de sorte qu’il eut bien 100000 cavaliers. Mais retournons au Grand Khan qui apprit toute cette trahison. LXXVII.

Le Grand Khan marche contre Naïan.

Quand le Grand Khan l’apprit, il se prépara très vite en homme qui ne les craignait pas parce qu’ils n’avaient aucune légitimité. Il ne fut pas pris au dépourvu et, avec l'intelligence et la valeur qu’il avait, il dit qu’il ne porterait jamais plus la couronne s’il ne mettait à mort ces deux Tartares traîtres et déloyaux envers lui. Il fit très vite ses préparatifs et personne 1. Naïan était un cousin de Khoubilaï, car l’arrière-arrière-petit-fils d’un frère de Gengis, Temugé. Son apanage se situait en Mandchourie. Il se souleva

au printemps 1287. 2. Sur Caïdou, fils d’un frère du Khan Guyuk nommé Le voir l’introduction p. 24.

192

Le Devisement du monde

n’en sot riens en .X. ou en .XII. jours autre que son privé conseil. Et ot bien assemblé .uI. cens et .Lx. mile hommes a cheval et bien cent mile a pié. Il fist si pou de gens pour ce qu’il estoient de son ost quil lui estoit entour ;car de ses autres grans ostz qui estoient si loings ne les peust il pas avoir euz si tost, qui estoient gens sans nombre et sans fin qui estoient alez en estranges contrees et provinces conquester par son commandement.

Car se il eust fait tout son

effort, il en feroit si grant

multitude que ce seroit impossible chose a ouÿr ne a entendre ne a dire, que ce seroit nombre sans fin. Car ces .CCCLx. mile hommes

a cheval que il [fist assembler, furent ses fauconniers

et braconniers]* quil lui sont entour. Quant il ot appareillié si poi de gent, si fist veoir a ses astronomiens se il vaincra la bataille et se il en vendra a chief de ses anemis. Ceulx regarderent par leur art, ilz lui distrent que il aille hardiement et que il vaincra la bataille et aura l’onneur et l’auctorité. De ce fut il moult liez et joyeulx (49Ÿ) et se mist a la voie atout son ost et

chevauchierent .xx. journees tant qu’il vindrent en ung grant champ, la ou estoit Naïan atout son ost qui bien estoient .I°. mile hommes a cheval. Et vindrent les gens du Grant Kaan si matin et si soubdainement que ceulx n’en sorent oncques riens pour ce que le Grant Kaan avoit fait si bien garder les voiez pour les espies que nulz n’y pouoit passer qui ne fust pris. Et ce fu la raison pourquoy Naïf[an] ne sot riens de sa venue, de quoy ilz furent tous esbahiz et sourpris. Et vous [di] que quant l’ost du Grant Kaan se fut assemblé, Naïan estoit en sa tente avecques sa fame en son lit et dormoit. Et ce fu pour ce que le seigneur fist son ost si priveement et tost si comme je vous ay dit. Il se soulaçoit avecques sa fame en son lit, car il li vouloit moult grant bien a desmesure. LXXVIIL

Cy commence la bataille du Grant Kan et de

Naian le traytre ". Que vous en diroie je ? Quant il fut jour, le Grant Kaan atout son ost [fut] sus ung grant tartre au plain, la ou Naian estoit, qui attendoit moult seurement comme cellui qui ne creingnoit pour riens du monde que illec venist nulle gent pour eulx faire 77a. furent si favourables et si bracommers.

La Description du monde

193

ne le sut durant dix à douze jours en dehors de son conseil privé. Il avait bien rassemblé 360000 cavaliers et bien 100 000 fantassins. Il n’eut pas plus de gens parce qu’il s’agissait de ceux qui appartenaient à l’armée qu’il avait près de lui. Ses autres et grandes armées qui étaient au loin, il n’aurait pas pu les avoir aussi vite, armées qui étaient innombrables, démesurées, mais allées sur son ordre dans des contrées et pays étrangers pour y faire des conquêtes. S’il avait toutes ses forces, il aurait une telle masse que ce serait une chose impossible à entendre, écouter ou dire : ce serait un nombre infini. Ces 360 000 cavaliers qu’il rassembla étaient ses fauconniers et ses veneurs qui demeurent près de lui. Quand il eut rassemblé cette petite troupe, il fit regarder par ses astrologues s’il gagnerait la bataille et s’il viendrait à bout de ses ennemis. Ils examinèrent l’affaire avec leur science et lui dirent de marcher hardiment : il gagnerait la bataille et en aurait la gloire et le mérite. Il en fut très satisfait et heureux et se mit en route avec son armée. Ils chevauchèrent vingt journées et arrivèrent dans une grande plaine où était Naïan avec son armée qui avait bien 400 000 cavaliers. Les gens du Grand Khan arrivèrent de si bonne heure et si soudainement que les autres ne s’en doutèrent pas, car le Grand Khan avait fait si bien surveiller les routes qu'aucun espion ne pouvait y passer sans se faire prendre. Voilà pourquoi Naïan ne sut rien de son arrivée : ils furent tout à fait pris au dépourvu. Et j’ajoute que quand l’armée du Grand Khan s’approcha, Naïan était dans sa tente au lit avec sa femme et il dormait — cela parce que le seigneur réunit son armée si discrètement et si vite, comme je vous l’ai dit. Naïan se donnait du bon temps au lit avec sa femme, car il tenait excessivement à elle. LXXVIII

La bataille entre le Grand Khan et Naïan le traître.

Que vous dire ? Quand il fit jour, son armée sur une hauteur au-dessus Naïan, qui attendait sans la moindre ne craignait pas du tout que survînt

E

le Grand Khan était avec de la plaine où se trouvait inquiétude, en homme qui quelqu'un qui les mît en

194

Le Devisement du monde

dommage. Et c’estoit la raison pourquoy ilz estoient en si grant seurté

et ne faisoient

nulle

garde,

car ilz n’avoient

oncques

riens sceu de la venue au Grant Kaan si comme je vous ay dit, pour ce que les voiez estoient si bien gardees et aussi que il estoient moult loings en sauvages lieux et plus y avoit de .XxxX. journees jusques au Grant (50) Kaan ; mais il les chevaucha en .XX. atout son ost pour la grant voulenté qu’il avoit de lui encontrer. Que vous en diroie je ? Le Grant Kaan fut sus le tertre et fist faire une grant bretesche sus .Inr. olifans bien ordonnee et avoit dessus son enseigne qui estoit si haulte que bien la pouoit l’en veoir de toutes pars. Sa gent estoit toute par .XXX. mile, et avoit la plus grant partie de ses hommes a cheval [ainsi eschelé], et [derriere chacun home de cheval avoit]* ung

homme a pié derriere la crouppe de sa beste qui tenoit une lance, car ainsi estoient ordonnez toutez les gens a pié atout lances en ceste maniere, si que tous les champs en estoient couvers ; et ainsi estoit appareillié l’ost du Grant Kaan pour combatre. Et quant Naïan vit ce, si coururent tous aux armes moult esbahiz et [s’appareillierent]° moult bien et firent leurs eschielles ordonneement. Endementiers qu’ilz estoient tous appareiïlliez et d’une part et d’autre de la bataille, si comme je vous ay dit, que il n’y avoit autre que du ferir, adonc peust l’en oïr mains instrumens de moult de manieres et chanter tous a haulte voiz. Car l’usance des Tartars est si faite que, avant que les Tartars entrent en bataille, chascun chante et sonne ung de leurs instrumens a -n. cordes moult plaisans a oïr et demourent ainsi en celle eschielle chantant et sonnant moult bien jusques atant que le nacaire du Grant Seigneur sonne ; et maintenant qu’il commence a sonner, si commence la bataille d’une part et d’autre; car autrement devant le son du grant nacaire du Grant Seigneur nulz n’oseroit commencier la bataille. Si .que en chantant et en sonnant quant tous furent appareilliez, si commencierent a sonner le grant nacaire du (50*) Grant Kaan et l’autre de Naïan commença aussi a sonner et maintenant commença la bataille d’une part et d’autre. Moult forment se coururent sus aux [ars]° et aux lances et aux maces et aux espees et aux arbalestez que gens a pié ont, si fellonneusement que ce fu une merveille a veoir. Ore peust l’en veoir voler saietes d’une part 78a. avoit en chascune partie] C b. sappareillieres c. dars

La Description du monde

195

péril. La raison pour laquelle ces gens étaient sans la moindre inquiétude et ne montaient pas la garde, c’est qu’ils n’avaient rien su de l’arrivée du Grand Khan comme je vous l’ai dit parce que les routes étaient si bien surveillées, et aussi c’est qu'ils étaient très loin dans des lieux sauvages et qu’il y avait plus de trente journées jusqu’au Grand Khan; mais il les réduisit à vingt avec son armée, tant il brûlait de rencontrer Naïan. Que vous dire ? Le Grand Khan était sur la hauteur, il fit faire une grande tourelle bien montée sur quatre éléphants et il y avait dessus son drapeau qui était si haut qu’on pouvait le voir de tous côtés. Son armée était toute répartie par trente mille, il avait rangé la plupart de ses cavaliers avec derrière chaque cavalier un homme à pied derrière la croupe de la bête, qui tenait une lance; c’est ainsi qu'’étaient disposés tous les hommes à pied avec des lances en sorte que toute la plaine en était couverte. Voilà comment l’armée du Grand Khan avait pris position pour se battre. Quand Naïan le vit, ses gens coururent tous aux armes tout stupéfaits, ils se préparèrent très bien et disposèrent leurs escadrons en bon ordre. Comme ils étaient tous prêts de part et d’autre pour la bataille, comme je vous l’ai dit, et qu’il ne restait qu’à attaquer, alors on eût pu entendre maints instruments de toutes sortes et chacun chanter à pleine voix. Car c’est l’usage des Tartares que, avant qu'ils ne commencent

la bataille, chacun chante et fasse retentir un de

leurs instruments à deux cordes très agréables à entendre, et qu’ils restent ainsi en bon ordre chantant et jouant très fort de l'instrument jusqu’à ce que retentisse la timbale du Grand Seigneur. Et dès qu’elle commence à retentir, la bataille commence de part et d’autre ; autrement, avant le roulement de

la grande

commencer

timbale

du Grand

Seigneur,

personne

n’oserait

la bataille. Ainsi, quand, chantant et jouant, tous

furent prêts, on commença à faire retentir la grande timbale du Grand Khan, celle aussi de Naïan commença à retentir et la bataille commença aussitôt de part et d’autre. Ils s’attaquèrent avec vigueur de l’arc, de la lance, de la masse, à l’épée, à l’arbalète — l’arme des gens à pied — avec tant d’acharnement que c’était une merveille de le voir. Alors on eût pu voir voler

196

Le Devisement du monde

et d’autre tant que tout l’air en estoit couvert et estoit commé espesse pluie. Ore peust l’en veoir chevaulx et chevaliers cheoir mors d’une part et d’autre tant que toute la terre en estoit couverte. Il y avoit si grant cry d’une part et d’autre que l’en n’y oïst pas Dieu tonnant, car la bataille fut moult aspre et moult felonnesse et ne s’espargnierent de riens d’occirre l’un l’autre. Que vous en feroie je long compte ? Sachiez que ce fu la plus perilleuse bataille et la plus doubteuse que jamaïiz soit veue ; ne oncques de nostre temps ne fu en champ® tant de gens pour bataille faire ensamble comme ceulx furent, et proprement gens a cheval, car bien furent que d’une part que d’autre plus de .vif. et .Lx. mille hommes a cheval sans les gens a pié qui furent grant nombre. Celle bataille dura du matin jusques a midi ; maiz au derrain, si comme

il pleut a Dieu et a la raison

du Grant Kaan, ot il la victoire et perdi Naïan la bataille et fut

desconfit si que, quant [l’ost] Naïan vit la grant force d’armes qu’ilz faisoient, si ne les porent souffrir et se mistrent a la voie ;

maiz a Naïan ne valut riens, car il fut pris et touz ses barons qui avecques lui estoient ; si le rendirent au Grant Kaan atout ses armes. Et sachiez que Naïan estoit crestien baptisié et portoit en son en(51)seigne la croiz, maïz il ne lui valut riens pour ce

que il aloit contre son seigneur a grant tort, car il estoit homme

au Grant Kaan et devoit sa terre tenir de lui si comme tous ses ancestres avoient fait. LXXIX.

Comment le Grant Kaan fist occirre Naian.

Quant le Grant Kaan sot que Naïan estoit pris, si en fut moult . liez et joyeux et commanda que il fust mis a mort maintenant, qu’il ne le veist pour rien affin qu’il n’eust pitié de lui pour ce qu’il estoit de sa char et de son sang. Il fut occiz en ceste maniere, car il fu envelopé en ung tapiz et fut tant mené ça et la estroitement que il mourut. Et pour ce le fist mourir estroitement en ceste maniere pour ce que il ne vouloit que le sang [du lignage] de son empire fust espanduz ne qu’il alast a la terre et au soleil. Et quant le Grant Kaan ot vaincu ceste bataille si comme vous avez oÿ, touz les barons et les hommes de la terre Naïan firent derechief la fiance au Grant Kaan. Si furent de nn. 78d. c. ne ne furent t.

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les flèches de part et d’autre au point que le ciel en était couvert comme d’une pluie très drue. Alors on eût pu voir chevaux et cavaliers tomber morts de part et d’autre au point que la terre en était couverte. Les cris étaient si forts de part et d’autre que l’on n’eût entendu Dieu tonner : la bataille était très rude, très acharnée, ils ne s’épargnaient pas les uns les autres. Que vous dire de plus ? Sachez bien que ce fut la bataille la plus risquée et la plus incertaine qu’on ait jamais vue. Jamais en notre temps il n’y eut autant de gens aux prises pour se livrer bataille, en particulier autant de cavaliers, car ils étaient bien au total

plus de 760000 cavaliers, sans parler des gens à pied qui étaient très nombreux. La bataille dura du matin jusqu’à midi ; mais en définitive, comme

le voulut Dieu et le bon droit du

Grand Khan, il remporta la victoire, Naïan perdit la bataille et fut vaincu. Quand l’armée de Naïan vit la supériorité de l'adversaire, elle ne put tenir et prit la fuite ;mais cela ne servit de rien à Naïan, car il fut capturé ainsi que tous les généraux qui étaient avec lui ; on le livra au Grand Khan avec ses armes. Et sachez que Naïan était un chrétien baptisé et portait la croix sur son drapeau, mais cela ne lui servit de rien parce qu’il marchait contre son seigneur sans aucun droit, car il était le vassal du Grand Khan et devait tenir sa terre de lui comme tous ses ancêtres l’avaient fait.

LXXIX.

Le Grand Khan fait tuer Naïan.

Quand le Grand Khan sut que Naïan était pris, il en fut heureux et content et ordonna qu’il fût mis à mort sans délai : il ne le verrait en aucun cas de crainte qu’il n’eût pitié de lui qui était de sa chair et de son sang. Voici comment Naïan fut tué : il fut serré étroitement dans un tapis et fut tant roulé çà et là qu’il mourut. Le Grand Khan le fit ainsi étouffer parce qu’il ne voulait pas que le sang de la famille impériale fût répandu et qu’il fût versé à terre et au grand soleil. Quand il eut gagné cette bataille, comme vous l’avez entendu raconter, tous les officiers et les vassaux de la terre de Naïan firent à nouveau allégeance au Grand Khan. Voici les quatre provinces à qui ils

198

Le Devisement du monde

provinces, si comme je vous diray, qui [a] seigneur [avJoient le dit Naian. La premiere a a nom Ciorcian, la seconde Causy, la tierce Bascol, la quarte Sychiguy ; et de toutes ces .II. grans provinces en estoit Naian sires, qui moult estoit grant fait. Aprés ce que le Grant Kaan ot vaincu Naïan, si comme vous avez oÿ, les generacions qui estoient en la seigneurie Naïan en ces II. provinces devant ditez, qui estoient ydolastres et sarrasins — maiz auques y avoit de crestiens —, il faisoient si grans gas des crestiens et de la croiz qui avoit esté portee pour son enseigne que il ne pouoient durer et leur disoient : «Ore veez comment la croiz de vostre dieu aide Naïan qui estoit crestien et qui l’aouroit ! » Et tant en crut la parolle qu’elle ala jusques au Grant Kaan. Et quant il oÿ ce, si blasma (51Ÿ) ceulx qui ce disoient et devant les crestiens, et dist aux crestiens qu’ilz se deussent reconforter que la croix n’avoit aidié Naïan qu’elle avoit grant raison, «car bonne chose si comme elle est ne devoit autre faire que ce qu’elle avoit fait, car Naïan estoit desloyaux et trahytres qui venoit contre son seigneur; et pour ce lui est bien avenu ce que il avoit desservi; et la croiz de vostre dieu fist moult bien quant elle ne l’aida contre droit ». Et dist si hault que chascun l’oÿ; si que les crestiens respondirent au Grant Kaan : « Sire, vous ditez bien, car nostre crois ne veult aidier a nul tort et pour ce n’aida elle point a Naïan qui faisoit maulz et desloyaultez, si qu’elle n’en voult faire riens pour lui qui mal faisoit». Si que depuis ne leur fu reprochié des sarrazins pour ce qu’il oïrent bien la parolle du Grant Kaan aux crestiens pour la croiz que Naïan avoit portee en son enseigne. LXXX.

Comment le Grant Kaan retourna a la cité de

Cambalut*®!,

Quant le Grant Kaan ot vaincu Naïan en telle maniere comme vouz avez oÿ, si s’en retourna a la maistre cité de Cambalut et illecques demoura a grant soulaz et a grant feste. Et l’autre seigneur tartar qui Caydu avoit a nom, quant il sot que Naian estoit desconfit et mort, si en ot moult grant douleur et demoura de son appareil; maiz il ot grant doubte d’estre : ainsi menez que Naïian avoit esté. Ore avez oÿ comment le Grant Kaan n’ala oncques en ost que une seule foiz, ce fu ceste. 4 Car en toutes autres besoingnes il mandoit ses filz et ses BE:ee,4

4

La Description du monde

199

appartenaient et qui avaient pour seigneur Naïan. La première se nomme Djurtchet, la seconde Corée, la troisième Barscol, la quatrième Sichitingiou : Naïan était le seigneur de ces quatre provinces, ce qui n’était pas rien. Après que le Grand Khan eut vaincu Naïan comme vous venez de l’entendre, les races qui vivaient sous le gouvernement de Naïan dans ces quatre provinces et qui étaient idolâtres et musulmanes — mais il y avait un certain nombre de chrétiens — faisaient sans retenue des gorges chaudes des chrétiens et de la croix qui avait été portée sur son drapeau, et ils disaient : « Voyez comment la croix de votre Dieu a secouru Naïan qui était chrétien et qui l’adorait ! » Et la rumeur grossit tant qu’elle parvint au Grand Khan. Quand il entendit ça, il blâma devant les chrétiens ceux qui parlaient ainsi et il dit aux chrétiens qu’il fallait qu’ils se consolassent que la croix n’eût pas secouru Naïan, qu’elle avait eu raison : « Une chose aussi bonne qu’elle ne devait pas agir autrement qu’elle l’avait fait, car Naïan était déloyal et traître, lui qui marchait contre son suzerain ; aussi a-t-il eu ce qu’il méritait; et la croix de votre dieu fit très bien de ne pas le secourir contre tout droit ». Il parla si fort que chacun l’entendit et les chrétiens répondirent au Grand Khan : «Sire, vous dites bien, notre croix ne veut pas servir l'injustice; c’est pourquoi elle n’a pas secouru Naïan qui était coupable de crime et de déloyauté et elle n’a rien voulu faire pour lui qui était coupable ». Depuis, les musulmans n’en parlèrent plus, car ils avaient entendu les mots adressés aux chrétiens par le Grand Khan au sujet de la croix que Naïan avait portée sur son drapeau. LXXX.

Le retour du Grand Khan dans la cité de Pékin.

Quand le Grand Khan eut vaincu Naïan comme vous l’avez entendu, il rentra à Pékin sa capitale et il séjourna là pour de grandes réjouissances et fêtes. Et quand le second seigneur tartare nommé Caïdou sut que Naïan était vaincu et mort, il en fut tout à fait consterné et en resta là de ses préparatifs : 1l avait grand-peur d’être traité comme Naïan l’avait été. Vous savez maintenant comment le Grand Khan n’alla qu’une fois à la guerre : ce fut en cette occasion. Pour toute autre entreprise il envoyait ses fils et ses généraux, mais pour celle-là il ne voulut que personne d’autre que lui n’y allât parce qu’il pensait que

200

Le Devisement du monde

barons, maiz en ceste ne voult il que nulz y alast fors que lui pour ce que trop lui sambloit grant fait et mauvez (52) et perilleux de la sourcuidance de cellui desloial Naïan. Ore vous laisserons a compter [de ceste matiere, retournerons

a conter]

du Grant Kaan. Et vous avons [conté]* de quel lignage il fu et de son aage. Ore vous diray ce que il fist a ces barons qui se porterent bien a la bataille quant il retourna. Cellui qui estoit seigneur de cent hommes, si le fist seigneur de mile, et qui estoit seigneur de mile, si le fist seigneur de .x. mile, et ainsi leur donnoit comme il veoit qu’il avoient desservi, a chascun selon ce qu’il estoit. Et avecques tout ce leur donnoit de belle vesselle d’argent et de beaulx joyaulx et leur croissoit leur table de commandemens et leur presentoit aussi de beaux joiaux d’or et d’argent et de perles et de pierres precieusez et de chevaulx. Et tant en donna a chascun que ce fu merveille, car il l’avoient moult bien desservi, car oncques puis ne furent veuz hommes qui tant feissent d’armes pour l’amour de leur seigneur comme ceulx firent le jour de la bataille. Les tables des commandemens sont si faitez que cellui qui a seigneurie de cent hommes, si a table d’argent, et qui a seigneurie de mile, si a table d’or ou d’argent dorée, cellui qui a .x. mile hommes a table d’or a teste de lyon. Ore vous diray [le poys]° des tables et ce que elles senefient : ceulx qui ont seigneurie de .C. et de

mile, leur table poise chascune .vr*., et celles qui ont testes de lyons entailliez dedens qui ont la seigneurie de .x. mil aussi NT%, Et en toutes ces tables y a ung commandement escript qui dit : «Par la force du grant dieu et de la grant grace qu’il a donné a nostre emperiere, le nom du Kaan soit benoist ! Et tous ceulx qui n’obeïront a lui soient mors et destruiz ! » Et si vous dy aussi que tous ceulx qui ont ces tables ont previleges de tout ce que il doivent faire a leur seigneur. Et sachiez que ceulx qui ont seigneurie (52Ÿ) de cent mil hommes ou que il soit seigneur d’un grant ost general, ceulx ont une table d’or qui poise .CCc. poiz, et y a lettres escriptes qui dient aussi comme les autres que je vous ay dit, et dessoubz les lettres y est pourtrait le lyon et dessus le lyon est le soleil et la lune; et puis ont leur grant privilege de leurs grans faiz et de leurs autres commandemens. Et tous ceulx qui ont si noble table, si ont par commandement 80a. B b. lespesse

-

La Description du monde

201

l'ambition de Naïan le déloyal créait une situation très grave, difficile et risquée. Mais nous cesserons de vous parler de ce sujet et nous reviendrons au Grand Khan. Nous vous avons dit quels étaient sa famille et son âge. Je vais vous dire ce qu’il fit à ses officiers qui se comportèrent bien à la bataille, quand il rentra. Celui qui était le chef de cent hommes, il en fit le chef de mille ; qui était chef de mille, il le fit chef de dix mille : ainsi il les récompensait comme il pensait qu’ils l’avaient mérité, chacun à son rang. En outre, il leur donnait de la belle vaisselle d’argent et de beaux joyaux, il leur augmentait leur plaque de commandement et leur faisait présent de beaux joyaux d’or, d’argent, de perles, de pierres précieuses et de chevaux. À chacun il donna tant que c’était prodigieux : ils l’avaient bien mérité, car jamais depuis on ne vit des hommes faire autant de faits d’armes pour l’amour de leur seigneur qu’ils en firent le jour de la bataille. Voici comment sont faites les plaques de commandement : celui qui commande à cent hommes a une plaque d’argent, celui qui commande à mille a une plaque d’or ou d’argent dorée, celui qui a 10 000 hommes a une plaque d’or à tête de lion. Et voici ce que pèsent les plaques et ce qu’elles signifient : la plaque de ceux qui commandent à cent et à mille pèse cent vingts, les plaques de ceux qui ont des têtes de lion gravées et commandent à 10000 aussi cent vingts'. Sur toutes ces plaques est écrit un commandement qui dit : « Par la force du grand Dieu et de la grande grâce qu’il a faite à notre empereur, que le nom du Khan soit béni ! Et que tous ceux qui ne lui obéiront pas meurent anéantis ! » J’ajoute que tous ceux qui ont ces plaques ont des privilèges pour exécuter les ordres de leur seigneur. Sachez encore que ceux qui commandent à 100 000 hommes ou celui qui commande en chef l’ensemble d’une armée ont une plaque d’or qui pèse trois cents poids et elle porte une inscription qui dit la même chose que les autres, mais sous l’inscription est peint le lion et au-dessus du lion sont le soleil et la lune; en outre, ils ont un privilège général pour leurs missions et leurs commandements. Il est ordonné que tous 1. Aussi cent vingts : même texte dans À. Leçon peu satisfaisante, puisqu'on s’attend à une différence de poids entre les plaques. Cf. F : celle a teste de lion poise saje CCXX, où saje est le saggio, unité de poids vénitienne. La version FG ne se réfère pas à une unité ou, comme quelques lignes plus loin, se borne

_ à parler de poiz.

202

Le Devisement du monde

que, toutez foiz que il chevauchent, doivent avoir sus le chief une paile que l’en dit ombrel qui se porte sus une lance en senefiance de grant seigneurie ; et encore, touteffoiz que il siet, doit seoir en chaiere d’argent. Et encore a ces grans seigneurs leur donne il une table de gerfaus et a tres grans barons, par quoy il aient plaine seigneurie et [baille]° comme lui mesmes ; car quant cellui voulsist mander messages en aucun lieu, si pourroit prendre les chevaulx du meilleur qui fust et toute autre chose a sa voulenté. Ore vous lesserons a parler de ceste matiere et vous compterons des façons du Grant Kaan et de sa

contenance.

LXXXI.

Cy nous devise de la façon au Grant Kaan”'.

Le Grant Kaan, seigneur des seigneurs, qui Cublay est appellez, est de telle façon : il est de belle grandesse, ne petit ne grant, maiz est de moienne grandesse; il est charnuz et de belle maniere et est trop bien tailliez de tous membres et si a le viz blanc et vermeil, les yeulx noirs, le nez bien fait et bien seant. Et a .uu1. fames lesquelles il tient touteffoiz pour ses droitez moilliers; et le greigneur filz que il a de ces .u1. fames doit estre par raison seigneur de l’empire quant le pere est mort ; et sont appellees [empereris]" ; [maiz chascune a puis son autre nom}. Chascune de ces .InI. dames (53) tient moult belle

court par soy, Car il n’y a nulle qui n’ait .CCC. damoiselles belles et plaisans et si ont aussi maïint escuier et maint autres hommes et fames si que bien a chascune dame en sa court [.x.] mile personnes. Et touteffoiz que le seigneur veult gesir avecques l’une de ses .n11. fames, si la fait venir en sa chambre et aucunefoiz vait en sa chambre. Il a encores maintez amies et vous diray en quelle maniere. Il est voirs qu’il y a une generacion de Tartars qui sont appellez Ungrac qui moult sont belles gens, et chascun an sont amenees .C. pucelles de celle generacion au Grant Kaan, et il les fait garder a dames anciennes qui demeurent en son palaiz et les font dormir avecques elles en ung lit pour savoir s’elles ont bonne alaine et s’elles sont pucelles et bien saines de touz leurs membres. Et celles qui 80c. baillee. 81a. esporaces b. Cette phrase est dans le ms. après par soy.

“240

La Description du monde

203

ceux qui ont cette précieuse plaque aient, chaque fois qu’ils chevauchent, au-dessus de leur tête un voile qu’on appelle ombrelle qui se porte au bout d’une lance, cela comme signe de leur autorité; de plus, chaque fois qu’ils s’asseyent, ils s’asseyent sur un trône d'argent. Le seigneur donne encore à ces généraux en chef et autres grands généraux une plaque de gerfaut de façon à ce qu’ils aient les pleins pouvoirs et une autorité égale à la sienne : l’un d’eux voudrait-il envoyer des messagers quelque part, il pourrait prendre les meilleurs chevaux et toute autre chose à sa volonté. Mais nous cesserons de vous parler de ce sujet et nous vous parlerons de l’aspect du Grand Khan et de son maintien. LXXXI.

Voici

Description de l’aspect du Grand Khan.

l’aspect

du Grand

Khan,

seigneur

des

seigneurs,

appelé Khoubilaï : il est de belle taille, ni petit ni grand, mais

de taille moyenne ; il a des formes pleines, équilibrées, et les membres très bien constitués; il a le teint blanc et rose, les yeux noirs, le nez bien fait et bien planté. Il a quatre femmes qu’il considère toujours pour ses épouses légitimes. Le fils aîné qu’il a de ces quatre femmes sera légitimement le maître de l’empire quand son père sera mort. Elles sont appelées impératrices ;mais chacune a ensuite un autre nom. Chacune de ces quatre dames a une très belle cour personnelle, car il n’en est pas une qui n’ait trois cents suivantes belles et agréables ; elles ont aussi maints écuyers et maints autres hommes et femmes en sorte que chaque dame a sa cour de 10000 personnes. Chaque fois que le seigneur veut coucher avec l’une de ses quatre femmes, il la fait venir dans sa chambre; parfois il va

dans sa chambre à elle. Il a aussi bien des concubines comme je vais vous l’expliquer. Il existe une race de Tartares appelés Qonggirats qui sont fort beaux et, chaque année, on amène au Grand Khan cent jeunes filles de cette race; il les fait garder par des dames âgées qui séjournent dans son palais, il les fait dormir dans un même lit avec elles pour savoir si elles ont une bonne haleine, si elles sont vierges et parfaitement saines.

204

Le Devisement du monde

sont bonnes et belles et saines de tous leurs membres sont mises ou service du seigneur en ceste maniere que, chascuns JI. jours et ni. nuiz, .VI. de ces damoiselles servent le seigneur en sa chambre et son lit et a tout ce que le besoing en est, et 1l en fait d’elles sa voulenté. Et au chief de ces III. jours et Hi. nuiz se partent celles et en reviennent autres .VI., et ainsi a tout l’an que, chascuns .uI. jours et tierce nuit, se change de .vI. en VI. damoiselles. LXXXII.

Cy nous devise des filz au Grant Kaan.

Le seigneur si a de ces .. moilliers .xxil. filz masles et l’aisné avoit a nom Chinguy pour l’amour au grant Chinguy Kaan, le premier seigneur; et cellui Chinguy, le greigneur filz du Kaan, devoit regner aprés la mort du pere. Ore avint qu'il mourut, maiz il remest de lui ung filz qui avoit a nom (53) Themur et cestui doit estre Grant Kaan [et seigneur aprés la mort son aioul, et c’est raison pour ce qu’il fu du greigneur filz du Grant Kaan]. Et si vous dy que cellui Themur est sages et preuz, car maintez foiz s’est ja esprouvé en bataille. Et sachiez que encore a le Grant Kaan .Xxv. autres filz de ses amies qui sont bons et vaillans d’armes et chascun est grant baron. Et si vous dy que des enfans qu’il a de ses quatre loyaulx femmes en ÿ à .VIL roys de grans provinces et de royaumes et maintiennent bien touz leurs regnes, car ilz sont sages hommes et preux, et c’est bien raison, car sachiez que leur pere, le Grant Kaan, est le plus sage homme et le plus pourveu de toutez chosez et le meilleur chevetaine d’ost et le meilleur meneur de gens et d’empire et de greigneur vaillance qui oncques fust en toutez les generacions des Tartars. Ore vous ay devisé du Grant Kaan et de ses fames et de ses filz, ore vous vueil deviser comment il tient court et de sa maniere.

LXXXIIL

Cy devise du palais au Grant Kaan*:.

Sachiez que le Grant Kaan demoure en la maistre cité du Catay laquelle à a nom Cambalut 11. mois de l’an, c’est assavoir decembre, janvier et fevrier. En ceste cité a son grant palaiz et vous deviseray sa façon. Il y a tout avant ung grant mur quarré qui a de chascune quarrure une mile, c’est a dire

dé.

La Description du monde

205

Celles qui sont bonnes, belles et parfaitement saines sont mises au service du seigneur : trois jours et trois nuits, six de ces jeunes filles servent le seigneur dans sa chambre et son lit et en toutes choses, il prend d’elles son plaisir ;au bout de ces trois jours et trois nuits, elles partent et il en arrive six autres, et ainsi de suite pendant toute l’année tous les trois jours et trois nuits les jeunes filles sont changées six par six.

LXXXII

Les fils du Grand Khan.

Le seigneur à de ces quatre épouses vingt-deux enfants mâles, dont l’aîné se nommait Tchinkim pour l’amour du grand Gengis Khan, le premier seigneur, et ce Tchinkim, le fils aîné du Khan, devait régner après la mort de son père. Mais il est arrivé qu’il mourut ; il reste de lui un fils nommé Temur, qui doit être Grand Khan et seigneur après la mort de son grandpère, et c’est légitime, car il est né du fils aîné du Grand Khan. J'ajoute que ce Temur est sage et plein d’expérience, il a déjà fait souvent ses preuves dans la bataille. Sachez que le Grand Khan a encore vingt-cinq autres fils de ses concubines qui sont de bons et vaillants guerriers, chacun est un grand seigneur. J’ajoute que sept des enfants qu’il a de ses quatre femmes légitimes sont rois de grandes provinces et royaumes et gouvernent bien leur pays, car ils sont sages et pleins d’expérience; et c’est bien légitime, car, soyez-en sûrs, leur père le Grand Khan est l’homme le plus sage, le plus expérimenté, le meilleur capitaine à la guerre, le meilleur chef d'hommes et d’empire, le plus vaillant qui jamais fût chez toutes les races de Tartares.Je vous ai donc parlé du Grand Khan, de ses femmes et de ses fils et je vais vous décrire comment et de quelle façon il tient sa

cour. LXXXIIL

Description du palais du Grand Khan.

Sachez que le Grand Khan séjourne dans la capitale de la Chine nommée Pékin trois mois par an : en décembre, janvier et février. C’est dans cette cité qu’il a son grand palais que je vais vous décrire. Il y a d’abord un grand mur carré qui fait un mille de côté, autant dire qu’il fait au total quatre milles. Il est



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que il dure tout entour .II. milles, et si est moult gros, et si a de hault bien .x. pas, et est tout blanc et crenelez tout entour. Chascun quartier de ce mur a ung grant palaiz moult bel et moult riche, et se tient le harnoiz du seigneur dedens, ce sont ars, tourcoiz, seles et frains, cordes d’ars et toutez autres choses

besoingnables a ost. Et encore entre l’un et l’autre palais, si a ung autre (54) palais samblable a chascun quartier si qu'il y a tout entour ce pourpris .VIIL. palaiz moult beaulx et tous sont plains de harnois du seigneur. Mez entendez que en chascun n’a que d’une chose seulement, car l’un est tout plain d’ars et l’autre est tout plain de seles et l’autre tout plain de frains, et ainsi vait de chascun tout entour qu’en chascun n’a que une maniere de harnoïiz. Et ce mur a a la face de midi .V. portes, au milieu une porte grant qui n’uevre nulle foiz se non quant le grant harnoiz ist pour fait d’ost et entre. Et de chascune part de ceste porte en y a deux si que il font .V. et la grant est ou milieu, et par celles .In. mendres portes entrent tous les autres gens; maiz les autres quatre portes ou entrent les aultres gens ne sont pas l’une decoste l’autre, ains sont les .II. aux deux quartiers de ceste meisme face et les autres deux sont d’encoste la grant, si que la grant demeure ou milieu. Enmy ceste face de ce mur devers midi lonc une mile dedens ce mur si a ung autre mur qui est auques plus long que large. Le pourpris a aussi .VIn. p{a]laiz entour tout en la maniere des autres .VI. dehors, ouquel se tient aussi le harnoiz du seigneur si comme aux autres. Et si y a aussi .V. portes en la face de midi en la maniere des autres qui sont dehors ; et puis en chascune des autres quarreures si y a une porte. Et a chascun de ces .II. murs ou milieu est le grant palaiz du seigneur qui est fait en ceste maniere que je vous conteray. Sachiez que il est le greigneur qui jamaïiz soit veuz : il n’est pas en solez hault, maiz est a pié plain si que le pavement est plus _ hault que la terre environ bien .x. paumes. La couverture est* moult haulte. Les murs dedens les sales sont (54Ÿ) tous couvers d’or et les chambres aussi et d’argent, et y a pourtrait dragons, bestes, oyseaulx, chevaliers et ymages et de pluseurs autres generacions de choses ; et la couverture est ainsi faite si que il n’y a autre que or et argent et painture. La sale est si grant et si large que c’est grant merveille ; et bien y mangeroient .VI. 83a. e. est m.

(1

La Description du monde

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très épais, il a bien dix pas de haut, il est tout blanc et a des créneaux sur toute sa longueur. À chaque coin de ce mur il y a un grand palais très beau, superbe, avec à l’intérieur l’armement du seigneur : les arcs, carquois, selles, freins, cordes d’arc et tout ce qui est nécessaire à une armée. Il y a encore entre deux palais un autre palais semblable à ceux des coins; ainsi autour de cette enceinte il y a huit palais très beaux qui sont tous pleins de l’armement du seigneur. Comprenez seulement bien que dans chacun il n’y a qu’une sorte de choses : l’un est tout plein d’arcs, l’autre est tout plein de selles, l’autre tout plein de freins; il en va ainsi de chacun sur toute l’enceinte : en chacun il n’y a qu’une sorte d’armement. Ce mur a sur son côté sud cinq portes, dont au milieu une grande porte qui n’ouvre jamais sauf quand tout l’armement' sort et entre à l’occasion d’une guerre. De chaque côté de cette porte il y en a deux, ce qui fait cinq dont la grande au milieu, et par les quatre petites portes entrent tous les autres gens; mais ces quatre portes par où entrent les autres gens ne sont pas l’une à côté de l’autre, elles sont deux aux deux coins de ce même côté et les deux autres sont auprès de la grande avec la grande au milieu. Derrière ce côté sud du mur, à un mille à l’intérieur, il y a un autre mur qui est un peu plus long que large. L’enceinte

a aussi huit palais tout à fait comme les huit de l’extérieur, où est rangé l’armement du seigneur comme dans les autres. Et il y a aussi cinq portes sur le côté sud sur le modèle des autres de l’extérieur ; et puis à chacun des autres côtés il y a une porte. Au milieu de ces deux murs se trouve le grand palais du seigneur qui est fait comme je vais vous le dire : il est le plus grand qu’on ait jamais vu. Il n’a pas d’étage, mais il est de plain-pied : le pavement en est bien dix paumes plus haut que le sol autour. Le toit en est très haut. Les murs des salles sont tout couverts d’or et d’argent, les chambres aussi ;on y a peint des dragons, bêtes, oiseaux, cavaliers, images de toutes espèces de choses ; le toit n’est fait que d’or, d’argent et de peinture. La salle principale est si grande et si large que c’est une pure merveille : il y mangerait bien six mille personnes. Il y a tant

1. Le grant harnoïz : texte qui est aussi celui de À. F a seulement : Quant le grant en oisce. TA : Quando il Grande Kane vi passa. C’est la bonne version.

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mille personnes. Il y a tant de chambres que c’est merveilles a veoir. Il est si beau et si grant et si riche que il n’y a homme ou monde qui mieulx le sceust ordonner. Les trez de la couverture si sont touz de couleur vermeille et vert et bleue et d’autres couleurs et sont vernissiez si bien et si soubtillement que elles sont resplendissans comme cristal si que moult loing environ le palaiz est resplendissant. Et sachiez que ceste couverture est si fort et si fermement faite qu’elle est pour durer a tous jours. Et entre l’un [mur]° et l’autre des pourpris, si comme je vous ay conté, a moult belles praeries et beaulx arbres de diverses manieres et plusieurs bestez, si comme cers et dains et bisches® et vairs de maintez manieres

[et des bestes] dont l’en fait le

muglias, a grant habondance, et de moult d’autres manieres de bestes et moult diverses. Et en y a tant que tout en est plain que il n’y a de voye se non que la gent vont et viennent. Et de l’un costé devers maistre a ung lac grant et beau ou quel a pluseurs manieres de poissons et assez, car le seigneur les y a fait mettre et, touteffoiz que le seigneur en veult, si en prent a son plaisir. Et si vous di que ung flum en yst et entre et y est si ordonnez que nulz poissons n’en puet yssir pour roiz de fil de fer et d’arain qui ne le lessent yssir. (55) Encore y a devers tramontane loings du palaiz entour demy archee ung tertre qui est fait par force, que bien est hault .C. pas et quarré environ bien une mile, lequel mont est tout couvert et tout plain d’arbres, et par nul temps n’y [perdent]* fueilles, maiz touteffoiz sont vers. Et si vous di que, la ou oncques fust ung beaulx arbres et le seigneur le sache, si le mande avecques les racines et avecques toute la terre qui est entour lui et le fait aporter et mettre en ce mont et le portent ses olifans, et soit l’arbre tant grant comme il veult. Et en ceste maniere si a les plus beaulx arbres du monde. Et encore vous dy que le seigneur a fait couvrir tout ce mont de rose [de lazur]° qui est moult vert si que les arbres sont tous vers et le mont tout vert si qu’il n’y appert autre chose que verdeur, et pour ce est il appellez le Mont Vert et certes, il a bien son nom a droit !Et dessus le mont en la cisme si a ung moult beau palais et grant, et est tout vert dedens et dehors si que le mont et les arbres et le palaiz est si belle chose a veoir

pour la verdeur toute d’une maniere que c’est une merveille, 83b. mont c. b. et dains e. d. pendent e. et dazur



_

à

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de pièces que c’est une merveille à voir. Le palais est si beau, si grand, si riche qu’il n’est homme au monde qui sût le concevoir mieux. Les poutres du toit sont toutes de couleur, rouges,

vertes, bleues et d’autres couleurs, elles sont vernies si bien et

si délicatement qu’elles brillent comme du cristal tant que le palais brille très loin alentour. Sachez encore que ce toit est si solidement fait qu’il est bon pour durer toujours. Entre les deux murs d’enceinte dont je vous ai parlé, il y a beaucoup de belles prairies, de beaux arbres de différentes espèces et plusieurs bêtes, des cerfs, daims, biches, écureuils de plusieurs espèces et des bêtes dont on tire le muse, en grande abondance, et beaucoup d’autres espèces de bêtes et les plus étranges. Il y en a tant que tout en est plein et il n’est d’autre chemin que là où les gens vont et viennent. Sur un côté au nord-ouest, il y a un lac grand et beau où il y a plusieurs espèces de poissons et en quantité, car le seigneur les y a fait mettre et chaque fois que le seigneur en veut, il en prend à loisir. J’ajoute qu’un fleuve en sort et y entre, mais il est fait de telle sorte qu’aucun poisson n’en peut sortir à cause de filets de fer et de cuivre qui ne le laissent pas sortir. Il y a encore au nord à environ une demiportée d’arc du palais une hauteur artificielle, elle a bien cent pas de haut et bien un mille de tour; cette colline est toute couverte et pleine d’arbres qui ne perdent de feuilles en aucune raison, mais sont toujours verts. J’ajoute que de partout où le seigneur apprend qu’il y a un bel arbre, il le fait venir avec ses racines et toute la terre qui l’entoure, le fait transporter et mettre sur cette colline ; ses éléphants le portent, pour grand que l’arbre soit. C’est ainsi qu’il a les plus beaux arbres du monde. J’ajoute encore que le seigneur a fait couvrir toute cette

colline de roche de lapis-lazuli qui est d’un beau vert : ainsi les arbres sont tout verts, la colline toute verte, on ne voit que du

vert, aussi la colline est-elle appelée le Mont Vert et certes, elle mérite bien son nom. Au sommet de la colline il y a un palais très beau et grand, il est tout vert dedans et dehors en sorte que la colline, les arbres et le palais sont une si belle chose à voir pour ce vert qu’ils ont en commun que c’est une merveille :

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Le Devisement du monde

car tous ceulx qui le voient en deviennent alegres et joyeulx. Et pour ce [la]' fait faire le Grant Kaan affin qu’il puisse avoir celle belle veue pour avoir confort et soulaz et joie a son cueur.

LXXXIV.

Cy nous devise du palais au filz au Grant Kaan*°.

Encore sachiez que decoste ce palais en a fait faire le seigneur ung autre tel semblable au sien meismes si que de riens n’y fault. Et le fist faire pour son filz quant il regnera et sera seigneur. Et pour ce est fait tout en autelle maniere et aussi grant, si que toutez celles manieres et celles coustumes puisse avoir aprés son decés. Il tient [seau d’]° empire, maiz non pas (55) si completement que fait le grant sire tant comme il vivra. Or vous ay devisé des palaiz au Grant Kaan et a son filz, si vous vueil ore conter de la grant cité du Catay, la ou ces palais sont, et pourquoy fu faite et comment, laquelle est appellee Cambalut.

LXXXV.

Cy nous devise de la grant cité de Cambalut“.

Il est vray que illecques avoit une grant cité ancienne et noble qui avoit nom

Garibalu, qui vault a dire en nostre lan-

gage, la cité du seigneur. Et le Grant Kaan trouvoit par ses astronomiens que ceste cité se devoit rebeller et faire grant contraire contre l’empire. Et pour ceste achoison le Grant Kaan y fist faire ceste cité de Cambalut dejouste celle, que il n’y a que ung flun ou milieu. Et fist traire les gens de celle cité et mettre en la ville que il avoit estoree. Celle est si grant comme je vous conteray, car elle est environ .XxII. milles, c’est que en chascune quarre a de face .VI. milles, car elle est toute quarree, que d’une part que d’autre. Et est toute muree de murs de terre qui sont gros dessoubz bien .X. pas, maiz ne sont pas si gros dessus comme dessoubz pour ce qu’il vont en soubtillant ensus, si que dessus sont bien gros environ de .I. pas; et sont touz crenelez et les creniaulx blans ; et les murs sont haulx plus de .xx. pas. Elle a .xir. portes, et sus chascune porte a ung

83f. le. 84a. son.

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tous ceux qui le voient en éprouvent bonheur et joie. Le Grand Khan l’a fait faire pour qu’il puisse avoir cette belle vue qui réconforte, délasse et réjouit son cœur. LXXXIV.

Description du palais du fils du Grand Khan.

Sachez que, à côté de ce palais, le seigneur en a fait faire un autre semblable au sien auquel il ne manque rien. Il l’a fait faire pour son fils quand il régnera et sera seigneur. Il a été fait pareil et aussi grand afin que son fils puisse vivre selon les mêmes us et coutumes après son décès. Il détient le sceau de l’empire, mais pas avec la plénitude de pouvoirs du Grand Seigneur aussi longtemps que ce dernier vivra. Je vous ai décrit les palais du Grand Khan et de son fils et je vais vous parler de la capitale de la Chine où sont ces palais et vous dire pourquoi et comment elle a été faite : elle est appelée Pékin.

LXXXV.

Description de Pékin, la grande cité.

Il y avait là une grande cité antique et illustre nommée Cambaluk, ce qui veut dire dans notre langue, la cité du seigneur. Le Grand Khan sut par ses astrologues que cette cité devait se révolter et faire beaucoup de tort à l’empire. C’est pour cette raison que le Grand Khan fit faire cette cité de Cambaluk [Pékin] à côté d’elle : il n’y a qu’un fleuve qui les sépare!. Il fit déplacer les gens de la première cité et les installa dans la ville qu’il avait construite. Je vais vous dire comme elle est grande : elle a vingt-quatre milles de tour, chaque côté a six milles, en effet elle est toute carrée. Elle est toute murée de murs en terre qui ont bien dix pas d’épaisseur en bas, mais ne sont pas si épais en haut qu’en bas parce qu’ils sont de plus en plus étroits en montant : ils ont environ quatre pas d’épaisseur en haut. Ils ont des créneaux sur toute leur longueur et les 1. Le manuscrit que nous suivons transcrit très mal les toponymes. Garibalu est une altération de Cambaluk !Les autres versions sont plus claires. Cambaluk est un terme turc qui a le sens que lui donne Marco. Il a servi en Asie centrale à désigner Pékin avant même que Khoubilaï en fit la capitale, ce que la ville avait été sous les Kin jusqu’en 1214. Khoubilaï fit bâtir à partir de 1267 une ville nouvelle au nord-est de l’ancienne, ville nouvelle qui devint en 1272 «la grande capitale », en chinois Dadu.

212

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grant palaiz moult beau si que en chascune quareure à .I. portes et .ur. palais. Et a chascun canton a ung palaiz moult beau et moult grant. Et en ces palaiz a moult grans sales, la ou les armes de ceulx qui gardent le palais demeurent. Et si sont les rues de (56) la ville si droites et si larges que l’en voit d’une porte a l’autre, car ilz ont ainsi ordonné que l’une porte se voit comme l’autre du long de la ville par les rues. Et y a par la cité moult de beaulx palais et grans et de moult belles herberges et moult de belles maisons a grant habondance. Et y a ou milieu de la cité ung grant palaiz ou quel il y a une grant campane qui sonne la nuit que nul ne voise par la ville depuis qu’elle aura sonné .I. foiz; car nulz depuis n’y ose aler si non pour besoingne de fame qui travaille d’enfant et pour le besoing des malades ; et encore ceulx qui pour ce vont, si couvient il qu’ilz portent lumiere. Et si vous dy que il est ordonné que chascune porte de la cité soit gardee de mille hommes. Et n’entendez pas que ce soit pour paour qu’ilz aient de nulles gens, maiz le font pour grandesce et pour l’onnourance du seigneur qui laiens demoure, et encore qu’ilz ne vueullent pas que les barons facent par la ville nul dommage. Ore vous ay conté de la ville, [des ormés]" vous conteray comment le seigneur tient sa court et de ses autres faiz si comme vous pourrez off.

LXXXVI. Cy nous devise comment le Grant Kaan se fait par sa grandesce garder a .xii. mille hommes a cheval et

s'appellent iceulx quesitan*. Or sachiez que le Grant Kaan se fait par sa grandesce garder a .xI1. mille hommes a cheval, et s’appellent quesitan, qui vault a dire en françoiz chevalier feel au seigneur. Et ne le fait pas pour doubtance que il ait de nul homme, maiz le fait pour haultesce. Et ont ces .xl. mille hommes .I. chevetaines, car chascun est che(56")vetain de .n1. mille hommes et ces ni. mil

demeurent au palaiz du seigneur .HI. jours et .II. nuiz et manguent et boivent laiens. Et puis ces .Ii. jours et .nr. nuiz passez, s’en vont et y viennent les autres .II. mille et gardent autant. Et

puis s’en partent et reviennent garder les autres .m!", si que ilz » vont gardant toutez foiz IL. a II. jusques a .xI. mille. Et puis 85a. des hommes] B.

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e éb LL

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créneaux sont blancs ; les murs ont plus de vingt pas de haut. La ville a douze portes et sur chaque porte il y a un palais très beau en sorte que chaque côté a trois portes et trois palais. À chaque coin il y a un palais très beau et très grand. Dans ces palais il y a de très grandes salles où restent les armes de ceux qui gardent le palais. Les rues de la ville sont si droites et si larges que l’on voit d’une porte à l’autre, car ils ont voulu faire que d’une porte on voie l’autre à travers toute la ville au bout de la rue. Dans la cité il y a beaucoup de palais beaux et grands, de belles auberges, et de belles maisons en grande quantité. Il y a au milieu de la cité un grand palais où il y a une grande cloche qui sonne la nuit afin que nul n’aille par la ville après qu’elle aura sonné trois fois; et personne ensuite n’ose sortir, sauf pour accoucher une femme ou pour soigner un malade; et même ceux qui sortent pour ces raisons doivent porter des lumières. J’ajoute qu’il est ordonné que chaque porte de la cité soit gardée par mille hommes. N’allez pas croire que c’est parce qu’on craint quelqu'un, mais on le fait pour le prestige et la gloire du seigneur qui séjourne là, et aussi parce qu’on ne veut pas que les dignitaires’ fassent des dégâts par la ville. Je vous ai parlé de la ville et je vous dirai comment le seigneur tient sa cour et vous pourrez apprendre ses autres habitudes. LXXXVI. Les douze mille cavaliers, appelés Quesitan, qui gardent le Grand Khan pour son prestige.

Sachez donc que le Grand Khan se fait pour son prestige garder par 12 000 cavaliers, appelés quesitan, ce qui veut dire en français chevaliers fidèles du seigneur. Il ne le fait pas par crainte qu’il ait de quelqu'un, mais il le fait par magnificence. Ces 12000 hommes ont quatre capitaines dont chacun est le capitaine de 3 000 hommes et ces 3 000 séjournent au palais du seigneur trois jours et trois nuits, ils y mangent et y boivent. Une fois ces trois jours et ces trois nuits passés, ils s’en vont et arrivent 3000 autres qui montent la garde aussi longtemps. Puis ils partent et arrivent 3 000 autres et ils montent ainsi la garde toujours par 3 000 jusqu’à 12 000. Puis ils recommencent 1. Barons : même texte dans À. F a lairons « voleurs » qui est la bonne leçon — ce que les lecteurs de la version FG ne pouvaient savoir. Et barons avait un sens acceptable !

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recommencent derechief et ainsi vait tout l’an. Et quant le Grant Kaan tient sa table pour aucune court que il face, il se siet en telle maniere, car sa table est moult haulte plus que les autres. Il siet en tramontane si que son vis est encontre midy, et sa premiere fame siet decoste lui de la senestre partie. Et de la destre partie auques plus bas sieent ses filz et ses nepveuz et ces parens, ceulx de l’emperial lignie, et sont si bas que leurs [chiefz]® viennent auques prez des piez du grant sire. Et puis les autres barons sieent aux autres tables plus bas. Et ainsi va des fames, car toutes les fames aux filz du seigneur et de ses nepveuz et de ses autres barons sient de la senestre partie aussi bas. Aprés sieent les autres dames des chevaliers aussi plus bas, car chascun y a son lieu qui est ordonné par le seigneur. Et sont les tables par telle maniere que le grant sire les puet tous veoir d’un chief a l’autre que moult en y a grant quantité. Et dehors ceste sale menguent plus de .xL. mille hommes, car il y vient moult de gens qui apportent au seigneur moult de presens, et ce sont gens d’estrange païs qui portent chosez estranges. Ou milieu de ceste sale ou le Grant Kaan tient sa table est une grant poterie de fin or (57) que bien [tient]? de vin tant comme

une

boutteille commune. Et en chascun canton de ceste poterie si en a une mendre si que le vin de la grant vient aux petites qui ly sont aussi pres, plaines de bons beuvrages d’espices moult fins et de grans vaillance. Et se trait le vin de la avecques grans vernigaus d’or fin que bien sont si grans que .x. personnes en auroient assez a boire. Et si mettent ce vernigal entre deux personnes, et puis autres deux petiz hanapz d’or a pié si que chascun a son hanap, si que chascun prent du vin ou vernigal qui est entre .Il. ung ; et aussi en ont les dames les leurs. Si que sachiez que ces vernigaulz et ses hanapz valent ung grant tresor, car le Grant Kaan en a si grant quantité de celle vaisselle et d’autre d’or et d’argent que il n’est nul qui l’oÿst dire et ne l’eust veu qui le peust croire. Et sachiez que ceulx qui font la créance au Grant Kaan des viandes et des beuvrages sont plusieurs grans barons et ont tout faussé la bouche et le nez avecques beaulx touaillons de soye et d’or a ce que leur alaine ne leur oudeur n’entrast en leur viande ne dedens le beuvrage au grant sire. Et quant le seigneur doit boire, tous les ins86a. cf. chief À b. tiennent.

=

IS *

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et c’est ainsi l’année durant. Et quand le Grand Khan fait un banquet à l’occasion d’une réunion de sa cour, voici comment il s’installe. Sa table est beaucoup plus haute que les autres, il est assis au nord et son visage est tourné vers le midi; sa première femme est assise à côté de lui à gauche. Et à droite, un peu plus bas, ses fils sont assis avec ses neveux, ses parents, ceux de la famille impériale, et ils sont si bas que leurs têtes touchent à peine les pieds du Grand Seigneur. Et puis les autres officiers sont assis aux autres tables plus bas. Il en va de même pour les femmes, car toutes les femmes des fils du seigneur, de ses neveux et de ses autres officiers sont assises à gauche également bas. Après sont assises les femmes des chevaliers encore plus bas : chacun a sa place assignée par le seigneur. Les tables sont telles que le Grand Seigneur peut voir tout le monde d’un bout à l’autre et elles sont très nombreuses. Plus de 40000 hommes mangent en dehors de cette salle, car il y vient beaucoup de gens qui apportent au seigneur des présents et 1l s’agit de gens de pays étrangers qui apportent des choses de l’étranger. Au milieu de la salle où le Grand Khan tient table, il y a une grande poterie d’or fin qui contient bien autant de vin qu’un tonneau. À chaque coin de cette poterie il y en a une autre, petite, et le vin coule de la grande dans les petites qui sont à côté d’elle et pleines de bonnes boissons épicées très délicieuses et de grande valeur. On en tire le vin avec de grands pots vernis d’or fin qui sont si grands que dix personnes y trouveraient assez de quoi boire. On met le pot entre deux personnes avec deux petites coupes d’or à pied pour que chacun ait une coupe et chacun prend du vin au pot qui est entre deux; et les dames ont leurs pots et leurs coupes. Sachez-le, ces pots et ces coupes valent un trésor, car le Grand Khan a une telle quantité de cette vaisselle et d’autre en or et argent qu’il n’est personne qui pourrait le croire pour l’avoir entendu sans l’avoir vu. J’ajoute qu’il y a plusieurs grands officiers qui essaient les plats et les boissons destinés au Grand

Khan; ils ont la bouche et le nez tout entortillés avec de belles serviettes de soie et d’or afin que leur haleine et leur odeur ne pénètrent pas dans les plats ou les boissons du Grand Seigneur. Et quand le seigneur doit boire, tous les instruments, qui sont

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trumens, dont il y a grant quantité de toutes manieres, commencent a sonner. Et quant il tient la couppe en sa main, tous les barons et tous ceulx qui la sont s’agenoillent et font signe de grant humilité. Et adont boit le Grant Kaan. Et toutes les foiz que il boit fait l’en ainsi que je vous ay dit. Des viandes ne vous conteray je mie pour ce que chascun doit croire que il en y a grant habondance de toutez manieres. Et sachiez que nul baron ne chevalier qui la menguent convient que sa fame y soit aussi amené avecques les autres dames. Et quant tous ont mengié et les tables sont ostees, si jouent en la sale (57°) devant le grant seigneur et devant tous les autres grant quantité de jongleurs et de trepeteurs et de plusieurs autres manieres de grans experimens. Et tous font grant soulaz et grant feste devant lui et devant tous si que chascun en rit de la joye et du soulaz. Et quant tout ce est fait, si se departent les gens et va chascun a son hostel. :

LXXXVII

Cy nous devise de la grant feste que le Grant

Kaan fait chascun an de sa nativité*?. Ore sachiez que les Tartars font chascun an feste de leur nativité, et le Grant Kaan fut nez au .xxVIN ‘. jour de la lune du

mois de septembre, si qu’en cellui jour fait la greigneur feste de tout l’an fors celle que il fait au chief de l’an, si comme je vous conteray aprés ceste. Ore sachiez que le jour de sa nativité que le Grant Kaan se vest des meilleurs draz a or batuz que il ait, et bien .xI. mil barons se vestent aprez avec lui de celle mesme

couleur et tout semblable a la vesteure du grant sire,

maiz non pas que il soient si chiers, maiz d’une couleur, et tous sont draps a or ; et encore chascun de ceulx vestuz a ung saintuaire d’or en leurs vestemens, et leur donne le seigneur. Et si

vous dy que il y a de telz de cez vestemens qui ont tant de : perles et de pierres precieusez dessus qui valent plus de x. mille besans d’or; et de ces vestemens y a il plusieurs. Et sachiez que le Grant Kaan .xin. foiz l’an leur donne a ces .xnr. mil barons et chevaliers” tes vestemens comme je vous ay dit, et touteffoiz se vest avecques eulx d’une couleur si que a chascune foiz est devisee l’une couleur de l’autre. Et ce pouez veoir 87a. c.ett.

NP FF ME

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217

très nombreux et de toutes sortes, se mettent à retentir. Quand il tient sa coupe à la main, les officiers et tous les assistants s’agenouillent et manifestent la plus grande humilité. C’est alors que le Grand Khan boit. Chaque fois qu’il boit, on fait comme je viens de dire. Je ne vous dirai rien des plats, sinon que chacun peut être sûr qu’il y en a beaucoup et de toutes sortes. J'ajoute que si un officier ou un chevalier mange là, il faut qu’il amène aussi sa femme avec les autres dames. Quand tous ont mangé et que les tables sont ôtées, une foule de jongleurs, de danseurs de toutes sortes et de grande expérience, viennent jouer dans la salle devant le Grand Seigneur et tous les autres. Ils donnent un spectacle si plaisant et si gai devant lui et devant tous que chacun en rit de plaisir et de joie. Cela fait, les gens se séparent et chacun rentre chez soi.

LXXXVIIL.

Description de la grande fête pour l'anniversaire du Grand Khan.

Sachez que les Tartares fêtent chaque année leur naissance, et que le Grand Khan est né le vingt-huit de la lune du mois de septembre : aussi fait-il ce jour-là la plus grande fête de toute l’année, à l’exception de celle qu’il fait au début de l’année et dont je vous parlerai après celle-ci. Sachez donc que, pour son anniversaire, le Grand Khan revêt les meilleurs habits à or battu qu’il ait ;ensuite, bien 12 000 officiers s’habillent avec lui de la même couleur et de vêtements tout semblables à ceux du Grand Seigneur : ils ne sont pas si chers, mais ont la même couleur et sont tous de drap d’or. En outre, chacun d’eux a sur ses vêtements une ceinture d’or que lui donne le seigneur. Je vous certifie que parmi ces vêtements il y en a qui ont tant de perles et de pierres précieuses dessus qu’elles valent plus de dix mille pièces d’or. Et il y a beaucoup de ces vêtements. Sachez que le Grand Khan donne, treize fois par an, à ces 12 000 officiers et chevaliers des vêtements comme ceux que je

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vous ai dits et qu’il s’habille toujours avec eux d’une seule couleur, qui chaque fois est différente. Vous voyez que c’est

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que c’est moult grant chose, que il n’est nul seigneur qui le peust faire ne maintenir (58) fors lui seulement. Et le jour de sa nativité tous les Tartars du monde [et toutes les regions et provinces qui de lui tiennent terre] lui font chascun grans presens de son pouoir qui soit convenable et qui est ordonné. Encores y viennent maint autre gent, chascun atout grans presens pour demander graces du seigneur. Et le grant sire a esleu .xi. barons qui sont ordonnez sus ce fait a chascun donner ce qu’il leur semble qu’il appartient. Encore en cestui jour, tous les ydolastres et tous les sarrazins et tous les crestiens et toutes les autres generacions font oracions et grans congregacions et grans prieres, chascun a leurs dieux, et avecques grans chans et grans luminaires et grans encens, que il leur sauve leur seigneur et lui donnent longue vie et joie et santé. Et en ceste maniere que je vous ay conté dure en cellui jour la joye et la feste de sa nativité. Ore vous lairons de ce a parler, car bien vous en avons conté et vous conterons d’une autre grant feste que il fait au chief de leur an, qui est appellee la Blanche Feste.

LXXXVIIL

Cy devise de la grant feste que le Grant Kaan

fait au chief de leur an“. Il est voirs que ilz font leur chief de leur an le mois de fevrier, et le grant sire et tous ceulx qui sont souzpost a lui en font aussi une telle feste si comme je vous conteray. Il est de usaige que le Grant Kaan avecques tous ses subgiez se vestent tous de robe blanche si que, en cellui jour, hommes et fames, petiz et grans, sont tous vestuz de blanc. Et ce font il pour ce qu’il leur semble que blanche vesteure soit beneureuse et bonne, et pour ce la vestent ilz au chief de leur an a ce que tout l’an aient feste et joie. En celui jour toutez les gens de toutez les provinces et de toutez les regions et des royaumes et des contrees qui de lui tiennent terre lui portent grans presens d’or et d’argent (58*) et de pierres precieuses et de perles et de maint riches drapz. Et ce font il a cellui jour pour ce que tout l’an leur seigneur en puisse avoir tresor assez et joye et lyesse. Et se presentent encore l’une gent a l’autre chosez blanches et s’acollent et baisent et font trop grant joie a ce que tout l’an aient joye et bonne aventure. Et sachiez que en cellui jour

La Description du monde

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une énorme affaire et qu’il n’est pas un seigneur qui pourrait la réaliser et la payer en dehors de lui. Pour son anniversaire, tous les Tartares du monde, toutes les régions et provinces qui lui sont soumises, lui font un grand présent dont l’importance a été fixée en fonction des capacités de chacun. Arrivent encore bien d’autres gens, chacun avec de grands présents pour gagner la faveur du seigneur. Le Grand Seigneur a désigné douze officiers qui sont chargés de donner à chacun ce qu’il leur semble bon et convenable. Ce jour-là encore, tous les idolâtres, tous les musulmans, tous les chrétiens et toutes les autres confessions font des oraisons, de grandes assemblées, de grandes prières que chacun adresse à ses dieux, cela avec de grands chants, de grandes lumières et beaucoup d’encens, afin qu’ils gardent sain et sauf leur seigneur et lui donnent longue vie, joie et santé. C’est ainsi que ce jour-là se prolongent la joie et la fête de son anniversaire. Mais nous cesserons de vous en parler, car nous vous en avons assez dit, et nous vous parlerons d’une autre grande fête qu’il fait au début de l’année et qui est appelée la Fête Blanche. LXXXVIIT.

Description de la grande fête du Grand Khan pour le début de l’année.

C’est un fait que les Tartares font commencer l’année avec le mois de février et que le Grand Khan et tous ceux qui sont ses sujets font à cette occasion la fête que je vais vous décrire. C’est l’usage que le Grand Khan se vête avec tous ses sujets d’habits blancs ; ainsi, ce jour-là, hommes et femmes, petits et grands, tous sont vêtus de blanc — ce qu’ils font parce qu’il leur semble qu’un vêtement blanc porte bonheur et chance. Pour cette raison ils le portent au début de l’année afin qu'ils aient toute l’année bonheur et joie. Ce jour-là, tous les gens de toutes les provinces, de toutes les régions, royaumes et contrées qui lui sont soumis lui apportent de grands présents, or, argent, pierres précieuses, perles et riches étoffes — ce qu'ils font ce jour-là pour que, toute l’année, leur seigneur ait richesse, joie et félicité. En outre, ils se font l’un à l’autre des présents de couleur blanche, s’embrassent, se donnent des baisers, se réjouissent afin que, toute l’année, ils aient bonheur et joie. Sachez que, ce jour-là, arrivent de diverses régions déter-

"ae

220

viennent

Le Devisement du monde

presens

au seigneur,

de plusieurs parties qui sont

ordonneez, plus de cent mil chevaulz blans et moult riches. Et en cellui jour tous ses olifans, qui sont bien .v. mil, sont tous couvers

de draz

entailliez,

moult

beaulx

et riches,

et porte

chascun sus son dos deux escrins moult beaulx et riches, qui sont tous plains de la vaissellemente au seigneur et de maint autre harnoiz qui a besoing a celle court de la Blanche Feste. Et encores y vient grant quantité de chameulz, aussi couvers de moult beaulx drapz, qui sont tous chargiez de chosez qui ont besoing a ceste feste, et tous passent devant le grant sire, et c’est la plus belle chose a veoir qui soit au monde. Encore vous dy que le matin de celle feste avant que les tables soient mises, tous les roys et tous les ducz et tous les contes et les marquis et barons et chevaliers et astronomiens et philosophes et mires et faulconniers et maint autre officier de la terre d’entour viennent en la grant sale devant le grant sire ; et ceulx qui ne peuent entrer dedens aourent de dehors si que le seigneur les peut tous bien veoir. Et sont tous ordonnez en telle maniere : tout premierement sont ses filz et ses nepveuz et ceulx de son lignage emperial ;aprez sont les roys, et puis les ducz, et puis chascun l’un aprés l’autre selon son degré qui lui est convenable. Et quant ilz sont chascun assis en son lieu, adonc se (59) lieve ung grant saige homme et dist a haulte voix : «Enclinez et aourez ! » Et tantost qu’il a ce dit, il s’enclinent tout maintenant et mettent [leur front] a terre et font leurs oroisons vers le seigneur et l’aourent aussi comme se il fust dieux; et en telle maniere l’aourent par .. foiz. Et puis vont a ung autel qui moult est bien atournez et sus cellui autel a une table vermeille en laquelle a escript le nom du Grant Kaan et y a beaulx encensiers d’or, et encessent celle table et l’autel a grant reverence ; puis s’en retourne chascun en son lieu. Et quant ilz ont ce fait, si font aprés les presens que je vous ay conté qui sont de si grant vaillance et si riche. Et quant lez presens sont tous faiz et il les a tous veuz, si met l’en les tables. Et quant elles sont mises, si s’assiet chascun en son lieu si ordonneement que je vous ay conté autrefoiz. Et quant il ont mengié, si viennent les jongleurs et soulassent la court en telle maniere que je vous ay dit autrefoiz. Et quant tout ce est fait, si s’en retourne 88a. leurs genoulz.

La Description du monde

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minées, en présents pour le seigneur, plus de cent mille chevaux blancs superbes. Ce jour-là, tous ses éléphants — il y en a bien cinq mille — sont tout couverts de draps décorés, très beaux, superbes ; chacun porte sur son dos deux coffres très beaux, superbes, qui sont tout pleins de la vaisselle du seigneur et de tout l’équipement dont la cour a besoin pour cette Fête Blanche. Arrivent aussi une grande quantité de chameaux, couverts aussi de très beaux draps et tout chargés de ce dont on a besoin pour cette fête. Tous défilent devant le Grand Seigneur et c’est la plus belle chose à voir qui soit au monde. J’ajoute que, le matin de cette fête avant que les tables soient dressées, tous les rois, tous les ducs, tous les comtes, marquis, barons, chevaliers, astrologues, savants, médecins, fauconniers et autres officiers de la terre alentour se présentent dans la grandsalle du palais devant le Grand Seigneur ;ceux qui ne peuvent entrer l’adorent de dehors ; ainsi le seigneur les rencontre tous. Voici comment ils sont rangés : tout d’abord il y a ses fils et neveux et ceux de la famille impériale; après il y a les rois, et puis les ducs, et puis tous, les uns après les autres, chacun à la place qui lui revient. Quand ils sont assis chacun à sa place, un homme grand, le maître des cérémonies, se lève et dit d’une voix forte : «Inclinez-vous et adorez ! >» Dès qu’il l’a dit, ils s’inclinent, front contre terre, adressent leur prière au seigneur et l’adorent comme s’il était un dieu; ils l’adorent quatre fois

ainsi. Puis ils se rendent à un autel qui est très bien arrangé ; sur cet autel il y a une table rouge où est écrit le nom du Grand Khan avec de beaux encensoirs en or et ils encensent table et autel en grande cérémonie ;puis chacun regagne sa place. Cela fait, ils font alors les présents dont je vous ai parlé et qui sont d’une si grande valeur et si riches. Quand les présents sont faits et que le seigneur les a tous vus, on dresse les tables. Quand

elles sont dressées, chacun s’assied à sa place dans l’ordre que je vous ai déjà dit. Quand on a mangé, arrivent les jongleurs qui délassent la cour comme je vous ai déjà dit. Cela fait,

Lahaie

227

Le Devisement du monde

chascun en son hostel. Ore vous ay dit de la Blance Feste du chief de l’an; si vous conteray d’une noble chose que li sires fait de ses vestemens que il donne a ses barons pour venir a ces festes ordonnees que je vous ay dit. LXXXIX.

Cy devise des .xii. mille barons qui ont robes d’or

du seigneur a ces grans festes .xiii. paire chascun*. Ore sachiez vraiement que le Grant Kaan a ordonné .xil. mille de ses barons qui ont a nom quesitan si comme je vous ay dit autre foiz. Et a chascun de ces .xt. mille hommes donne XIII. paire de robes toutes devisees l’une de l’autre, c’est a dire que toutez les .xI. mille sont d’une couleur, et puis les autres .XI1. mile d’une autre, si qu’elles sont devisees l’une de l’autre en .xHI. manieres de couleurs. Et sont aournees de pierres precieuses et de perles et de moult d’aultres chosez nobles et (59")

moult richement et de moult grant vaillance. Et encore leur donne a chascun de ces .xl. mille barons avecques chascune robe, .xnil. foiz en l’an, une sainture d’or moult riche et moult belle et de grant vaillance. Et encore leur donne il une paire de chaucemente de camut, qui est borgal, qui est laäbouré de fil d’argent moult soubtillement, si que quant il ont ce vestu, si samble chascun d’eulx ung roy. Et a chascune de ces .xur. festes est ordonné laquelle robe ilz doivent vestir. Et aussi en a li sires .xII1. paire samblables a celles de ses barons de couleurs, maiz elles sont plus nobles et plus vaillans et plus riches si que tout ce vault tant de tresor que a paines se pourroit nombrer, si que touteffoiz ilz se vestent tout ensamble d’une couleur avecques ses barons qui sont si comme ses compaignons. Ore vous ay devisé les .xIII. vestemens que les .xir. mile barons ont de leur seigneur qui sont entre tous .CLVI. mille vestemens si riches et de si grant vaillance que je vous ay conté, sans les saintures [et les chaucementes]* qui aussi vallent trèsor assez. Et tout ce a fait le grant sire a ce que ses festes soient plus honnourables et plus grans. Encore vous diray une autre chose que je avoie oubliee a conter que bien vous samblera une grant merveille en cest livre. Sachiez que le jour de la feste est mené ung lyon devant le seigneur, et le lion, tantost qu’il le voit, se 89a. B.

La Description du monde

chacun rentre pour le début fique, du don pour qu'ils se

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chez soi. Je vous ai donc parlé de la Fête Blanche de l’année et je vous parlerai d’une chose magnide vêtements que le seigneur fait à ses officiers rendent aux fêtes fixées dont j’ai parlé.

LXXXIX. Les treize sortes d'habits que chacun des douze mille officiers reçoit du seigneur pour ces grandes fêtes.

Sachez bien que le Grand Khan a mis à part 12000 de ses officiers, nommés quesitan, comme je vous l’ai déjà dit. À chacun de ces 12000 hommes il donne treize sortes d’habits toutes différentes l’une de l’autre, je veux dire que 12 000 sont de la même couleur, puis 12 000 autres d’une autre couleur, en sorte que ces habits sont de treize couleurs différentes. Ils sont ornés de pierres précieuses, de perles, de bien d’autres choses magnifiques, splendides et de très grande valeur. Il donne encore à chacun de ces 12 000 officiers avec chaque habit, treize fois dans l’année, une ceinture d’or magnifique, très belle, de grande valeur. Il leur donne en outre une paire de chaussures en camut, c’est-à-dire cuir de Russie, qui est piqué de fil d’argent très finement : quand ils sont ainsi vêtus, chacun d’eux a l’air d’un roi. Il leur est indiqué quel habit ils doivent porter à chacune de ces treize fêtes. Le seigneur a lui aussi treize sortes d’habits des mêmes couleurs que ses officiers, mais ses habits sont plus rares, plus coûteux, plus splendides — tout cela vaut une fortune qu’on pourrait difficilement évaluer — et ainsi il se vêt toujours avec ses officiers, qui sont comme ses compagnons, d’une même couleur. Je vous ai donc décrit les treize habits que les 12 000 officiers ont de leur seiïgneur, ce qui fait au total 156000 habits de la beauté et de la valeur que je vous ai dites, sans parler des ceintures et chaussures qui valent aussi une fortune. Le Grand Seigneur a fait faire tout cela afin que ses fêtes soient les plus grandes et les plus prestigieuses. J’ajouterai une chose que j’avais oublié de vous dire dans ce livre et qui vous semblera une bien grande merveille. Sachez que, le jour de la fête, on amène devant le

seigneur un lion et ce lion, dès qu’il le voit, se jette à terre

224

Le Devisement du monde

gete a terre devant lui et fait signe de grant humilité et semble qu’il le congnoiïsse pour seigneur et ainsi demeure devant lui sans nulle chaene; et certes, c’est bien une chose qui est moult estrange a oïr a tous ceulx qui ne l’ont veu. Ore vous ay conté de tout ce bien et ordonneement, si vous conteray maintenant des grans chaces que le seigneur fait faire pour avoir des venoisons tant comme il demeure en sa maistre cité du Catay qui Cam(60)balut a a nom, si comme vous pourrez oÿr. XC.

Comment le Grant Kan a ordonné de ses gens qui lui

apportent des venoisons”. Endementiers que le Grant Kan demeure en sa maistre cité en ces .I. moys, c’est assavoir [decembre], janvier et feuvrier, il a establi que de .XL. journees environ doivent chacier et oiseller et mandefr] ceulx qui scevent prendre les grans bestes, c’est a entendre cers, dains, bysches, sangliers, lyons, ourciaulx et d’autres manieres de sauvages bestes et d’aultres [oysellez]? en a de tout ce la plus grans part. Et toutes les bestes que ceulx lui vueullent mander, si font traire les entrailles de dedens le ventre, puis les mettent

sus charrettes et les mandent

au sei-

gneur. Maiz ce font ceulx a .XX. et a .xXX. journees, dont il a moult grant quantité. Maiz ceulx qui sont si loings que l’en ne puet mander leurs chars, si lui mandent les peaulx et sont toutes affaittiees si que le seigneur en fait faire toutes ses besoingnes d'armes pour ost. Ore vous ay devisé de ce, si vous conteray des fieres bestes que le Grant Kaan tient pour chacier et avoir son deduit avecques elles.

XCI.

Cy devise des lyons et des lyepars et des loupz serviers

pour chacier et deduire°". Encore sachiez que le seigneur a liepars assez afaittiez que tous sont bons pour chacier et [prendre]* bestes. Il y a encore grant quantité de leuz serviers qui sont tous affaitiez a prendre bestez sauvages et sont moult bons pour chace. Il a encore plusieurs lyons grans, greigneurs assez que ceulx de Babiloyne, et sont moult beaulx de couleur et de poil, car ilz sont touz 90a. septembre b. oyselleurs] B. 91a. prendent. Es

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225

devant lui et manifeste la plus grande humilité : on dirait qu’il le reconnaît pour seigneur et il reste ainsi devant lui sans être enchaîné. Assurément, c’est une chose qui est bien extraordinaire pour tous ceux qui ne l’ont pas vue. Je vous ai donc parlé de tout ce sujet méthodiquement et je vous parlerai immédiatement des grandes chasses que le seigneur fait faire pour avoir de la venaison tant qu’il séjourne dans la capitale de la Chine, nommée Pékin. XC.

L'organisation par le Grand Khan de son approvisionnement en venaison.

Le Grand Khan a décidé que, pendant les trois mois — décembre, janvier et février — où il séjourne dans sa capitale, à la distance de quarante journées alentour, on doit chasser bêtes et oiseaux et que ceux qui savent les prendre doivent lui envoyer les grandes bêtes, je veux dire les cerfs, daims, biches, sangliers, lions, oursons et autres espèces de bêtes sauvages, et il a la plus grande part des oiseaux. À toutes les bêtes qu’on veut lui envoyer on retire du ventre les entrailles, puis on les met sur des charrettes et on les envoie au seigneur. C’est du moins ce que font ceux qui sont à vingt et trente journées — ils sont très nombreux —, mais ceux qui sont si loin qu’ils ne peuvent envoyer la viande envoient les peaux et elles sont toutes préparées de façon que le seigneur en fait fabriquer tout l'équipement de son armée. J’en ai fini avec ce sujet et je vais vous parler des bêtes sauvages que le Grand Khan élève pour la chasse et pour son plaisir.

XCI. Les lions, léopards et loups-cerviers dressés pour le plaisir de la chasse.

Sachez aussi que le seigneur a des léopards si bien dressés qu’ils servent à chasser et prendre des bêtes. Il a encore une grande quantité de loups-cerviers qui sont bien dressés à prendre des bêtes sauvages et qui servent à la chasse. Il a aussi de nombreux et grands lions, beaucoup plus grands que ceux d'Égypte; ils sont très beaux de couleur et de poil, car ils sont

5

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Le Devisement du monde

vergiez de noir et de vermeil

et de blanc, et sont affaittiez a

prendre sangliers et (60*) buefz sauvages et ours et asnes sauvages et cers et autrez grans bestes et fieres. Et vous dy que c’est moult belle chose a veoir des fieres bestes que ces lyons prennent. Car quant il veult chacier atout ses lyons, si les portent en une charrette couverte et avec chascun a ung petit chiennet. Encore y a grant multitude d’aigles qui sont toutes affaittiez de prendre le loup et le goupil et dains et chev{riJaulx, car elles en prennent assez. Maiz celles qui sont affaitiez pour prendre loupz sont moult grans et de moult grant puissance, car ilz n’en treuvent nulz qui devant elles puisse eschapper. Ore vous ay ce conté, si vous conteray comment le seigneur fait tenir grant quantité de bons chiens.

XCII.

Cy nous devise des deux freres qui sont sus les chiens°?.

Il est voirs que le seigneur a deux barons qui sont fréres charnelz dont l’un a a nom Baiïa et l’autre Mingam; et l’en les appelle taiucy, qui vault a dire sus les chiens [mastins]*. Et chascun de ces deux freres a .x. mille hommes soubz lui qui sont tous vestuz d’une couleur et les autres [.x.] mille d’une autre couleur, les ungs de vermeil

et les autres

de bleu. Et

toutes les foiz que ilz vont avec le seigneur en chace, si vestent ces vestemens que je vous ay dit pour estre congneuz. Et de ces .X. mille si y a deux mille que chascun a ung grant chien mastin, ou deux ou plus, si qu’il en y a grant quantité. Et quant le seigneur va en chace, si va l’un de ces barons avec atout ces .X. mille hommes qui ont bien .V. mille chiens de l’une part a destre, et l’autre part a senestre en a aussi; et vont tous l’un decoste l’autre si que ilz tiennent bien une journee de terre tous et ne treuvent nulle beste qui ne soit prise si que c’est trop belle chose a veoir de leurs chiens et de leurs veneurs. Et quant (61) le seigneur chevauche avec ses barons parmy les landes oyselant, si verriez venir ces grans chiens courans que derriere ours,

que derriere cers, que derriere autres bestes, chassant et prenant ça et la d’une partie et d’autre, si que c’est moult belle chose. 92a. maistres.

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tout rayés de noir, de rouge et de blanc, et ils sont dressés à prendre des sangliers, des bœufs sauvages, des ours, des ânes sauvages, des cerfs et autres grandes bêtes sauvages. J’ajoute que c’est une très belle chose à voir que les bêtes sauvages que ces lions prennent. Et quand le seigneur veut chasser avec ses lions, on les transporte sur une charrette couverte et avec chacun il y a un petit chien. Il y a aussi une multitude d’aigles qui sont bien dressés à prendre les loups, renards, daims, chevreuils et ils en prennent en quantité. Les aigles qui sont dressés à prendre des loups sont très grands et très vigoureux, car ils ne trouvent pas de loup qui puisse leur échapper. J’en ai fini avec ce sujet et je vais vous dire comment le seigneur fait élever une grande quantité de chiens vigoureux.

XCII.

Les deux frères en charge des chiens.

C’est un fait que le seigneur a deux officiers qui sônt frères, nommés l’un Baian, l’autre Mingan ; on les appelle cuiucci, ce qui veut dire en charge des mâtins. Chacun de ces deux frères a 10000 hommes sous ses ordres qui sont tous vêtus d’une même couleur et les autres 10 000 d’une autre couleur, les uns de rouge et les autres de bleu. Chaque fois qu’ils vont à la chasse avec le seigneur, ils revêtent ces vêtements afin d’être reconnus. Parmi ces 10 000 il y en a deux mille dont chacun a un grand mâtin ou deux ou plus : il y en a une grande quantité. Quand le seigneur va à la chasse, l’un de ces officiers va du côté droit avec ces 10000 hommes qui ont bien 5 000 chiens, et l’autre côté, le gauche, en a autant ;tous marchent les uns à

côté des autres en sorte qu’ils occupent bien une journée de terrain à eux tous et ils ne trouvent pas de bête qu’ils ne capturent : c’est une très belle chose à voir que les chiens et leurs veneurs. Et quand le Grand Seigneur chevauche avec ses officiers chassant les oiseaux à travers la lande, vous verriez ces grands chiens courir, qui après les ours, qui après les cerfs, qui après d’autres bêtes, chassant et prenant ici et là, d’un côté et de l’autre : c’est une très belle chose. Mais j’en ai fini avec

bn.

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Ore vous ay conté de ceulx qui mainent les chiens de chace et de leur maniere, si vous conteray comment le seigneur s’en va les autres moys. XCIIL

Comment le Grant Kaan s’en va en la chace”.

Quant le seigneur a demouré en sa maistre cité que je vous ay nommee cy dessus .H. mois, c’est assavoir decembre, janvier et fevrier, si se part de la cité le premier jour de mars et va vers mydy jusques a la mer Ossianne que il y a deux journees. Il maine avec lui .x. mille faulconniers et porte bien .Vv. cens gerfaus et de faulcons pellerins et sacres et d’autres manieres d’oyseaulx en grant habondance et des ostoirs aussi assez pour oyseller aux rivieres. Maiz n’entendez pas que il les tiengne tous en ung lieu, maiz les partist ça et la a .C. et a .II. cens et a plus, si comme il leur semble. Et touteffoiz s’en vont oysellant,

et la greigneur partie de leur proie portent au grant sire. Et vous dy que, quant le seigneur va oysellant atout ses gerfaus et atout ses autres oyseaulx, il a bien entour lui .x. mille hommes qui sont tous ordonnez .Il. et .I. et s’appellent toscaor, qui vault a dire hommes qui demourent en garde. Et ainsi font il, car deux et deux demourent ça et la si que bien tiennent de terre assez, et chascun a ung reclam et ung chappellet a ce que il puissent clamer les oysellez et tenir. Et quant le seigneur fait getter ses oyseaulx, il n’y a [mestier]|* que ceulx qui les gettent [lor voisent derriere] pour ce que les hommes que je vous ay dit qui sont ça et la les gardent si bien que ilz ne puent aler nulle part que ceulx hommes ne voisent aprés. Et se les oyseaulx ont mestier de secours, si les (61Ÿ) aident maintenant. Et tous les oyseaulx du seigneur si ont une petite tablete aux piez pour recongnoistre, et aussi tous ceulx des barons, en laquelle est

escript de chascun le nom de qui il est et qui l’a en garde. Et par céste maniere est l’oyseau tantost congneuz que il est pris, et est renduz a cellui a qui il est. Et se il ne scevent de qui il est, si le prennent et le portent au baron qui est appellez bulargusy, qui vault a dire le gardien des choses qui ne treuvent seigneur. Car je vous dy que, se l’en treuve ung cheval ou une espee ou ung oyseau ou une autre chose et l’en ne sache de qui 93a. maistre

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ceux qui mènent les chiens de chasse et avec leur façon de faire et je vais vous dire comment le seigneur s’en va durant les autres mois. XCIII.

Les chasses du Grand Khan.

Quand le seigneur a séjourné dans sa capitale que je vous ai nommée ci-dessus pendant trois mois — décembre, janvier et février — il part de la cité le premier jour de mars et va vers le sud jusqu’à l’océan qui est à deux journées. Il emmène 10000 fauconniers et emporte bien cinq cents gerfauts, des faucons pèlerins et sacres et d’autres espèces d’oiseaux en grand nombre, des autours aussi en quantité pour chasser les oiseaux des étangs. N’allez pas croire qu’il les garde tous ensemble : il les répartit ici et là par cent ou deux cents ou plus, comme il semble bon. Les fauconniers ne cessent de chasser et ils portent au Grand Seigneur la plus grande partie de leur butin. J’ajoute que, quand le seigneur chasse avec ses gerfauts et ses autres oiseaux, il a bien autour de lui 10 000 hommes qui sont répartis deux par deux, appelés toscaor, ce qui veut dire hommes qui demeurent pour la garde. C’est ce qu’ils font, car ils demeurent deux par deux çà et là en sorte qu’ils occupent beaucoup de terrain ; chacun a un leurre et un capuchon pour pouvoir appeler et retenir les oiseaux. Quand le seigneur fait jeter ses faucons, il n’est pas nécessaire que ceux qui les jettent les suivent, car les hommes dont je vous ai parlé et qui sont çà

et là les surveillent si bien qu’ils ne peuvent aller quelque part sans que ces hommes les suivent. Et si les oiseaux ont besoin d’aide, ils les aident sans tarder. Et tous les oiseaux du seigneur ont une petite plaque aux pieds pour les identifier, ceux des officiers également. Et dessus on écrit le nom de celui à qui un oiseau est et qui le garde. De cette façon, il est identifié dès qu’il est pris et il est rendu à celui à qui il est. Et s’ils ne savent à qui il est, on le prend et le porte à l’officier appelé boulargouci, ce qui veut dire le gardien de ce qui ne trouve pas de maître. Car je vous affirme que si l’on trouve un cheval, une

épée, un oiseau ou autre chose et que l’on ne sache pas à qui

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Le Devisement du monde

il soit, il est maintenant porté a cellui baron et cellui le fait prendre et garder ; et se cellui qui l’a trouvé ne l’apporte tantost, il est ataint pour larron. Et ceulx qui les chosez auront perdu s’en vont a cellui baron et, se il [l’Ja, si lui rent maintenant. Et cestui baron demeure tousjours au plus hault lieu de tout l’ost atout son gonfanon, pour ce que ceulx qui ont perdu ou trouvé aucune chose le voient clerement. Et en ceste maniere ne se puet perdre nulle chose qui ne soit trouvee et rendue. Si que alant le seigneur en ceste voie droit vers la mer Occeanne, qu’il y a de chemin deux journees de sa maistre cité de Cambalut, si comme je vous ay conté et dit, jusques la puet l’en veoir moult de belles chosez et de moult grans oyseaulx a grant planté, qu’il n’y a delit au monde qui ce vaille. Et le grant seigneur si Va sus .Ii. olifans sus quoy il a fait une moult belle chambre de fust qui est dedens toute couverte de draz a or batuz et dehors est couverte de cuirs de lyons. Et il tient laiens toutes foiz avec luy .xI1. gerfaus des meilleurs que il ait;et sont aussi avec plusieurs barons qui lui tiennent compaignie. Et aucunefoiz le seigneur a(62)lant en sa chambre en parlant a ses

barons, qui lui vont aussi moult pres a cheval”, lui diront : «Sire, grues passent!» et maintenant il fait descouvrir sa chambre et les voit et prent lequel gerfaut qu’il lui plaist [et laisse aler] et plusieurs foiz les prent a abatre devant lui si qu’il en a trop grant soulaz et trop grant joie, seant touteffoiz en sa chambre, en son lit apoiant, et tous les autres barons qui lui sont entour aussi. Si que je vous di bien en verité que oncques ne fu ne ne sera, je Croy, qui si grant soulaz ne si grant deduit puisse avoir en cest monde comme cestui a ne qui mieulx en eust le pouoir de le faire. Et quant il est tant alé que il est venuz en ung lieu qui est appellé Cacciar Mondun, il treuve illecquez tanduz ses paveillons et de ses filz et de ses barons et de ses amy{e]s et des leurs, qui bien sont .x. mille beaulx et riches. Et vous deviseray comment son pavillon est fait. La tente ou il tient sa court est bien si grande qu’il demourroit bien dessoubz mille personnes. Ceste tente a sa porte vers midy si que en ceste sale demeurent les barons et les chevaliers ; et en une

autre tente qui est pres de ceste, qui est vers ponent, demeure le seigneur. Et quant il veult parler a aucun, si le mande querre 93b. c. qui 1.

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c'est, on le porte sans tarder à cet officier qui le fait prendre et garder ; et si celui qui l’a trouvé ne l’apporte aussitôt, il est traité comme un voleur. Quant à ceux qui ont perdu quelque chose, ils vont trouver cet officier et s’il l’a, il le leur rend sans délai. Cet officier reste toujours à l’endroit le plus haut de toute la troupe avec son étendard afin que ceux qui ont perdu ou trouvé quelque chose le voient bien. De cette façon rien ne peut être perdu qui ne soit trouvé et rendu. Le Grand Seigneur va donc droit vers l’océan qui est à deux journées de route de sa capitale, Pékin, comme je vous l’ai dit, et en chemin on peut voir bien de belles choses et de très grands oiseaux en très grande quantité : il n’est plaisir au monde qui vaille celui-là. Et le Grand Seigneur se déplace sur quatre éléphants sur lesquels il a fait placer une très belle chambre en bois qui est à l’intérieur toute couverte de draps d’or battu et à l’extérieur couverte de peaux de lions. Dedans il a avec lui douze gerfauts parmi les meilleurs qu’il ait et il y à aussi plusieurs officiers qui lui tiennent compagnie. Parfois, comme le seigneur se déplace dans sa chambre tout en parlant à des officiers qui vont à cheval tout près de lui, ils lui diront : «Sire, voilà des grues ! » et aussitôt il fait ôter le toit de sa chambre, il les voit, prend le gerfaut qu’il veut et le laisse aller; il les prend plusieurs fois et les abat devant lui, ce qui lui donne un très grand plaisir et une très grande joie, tout assis qu’il est dans sa chambre, appuyé sur son lit; et tous les officiers qui l’entourent y prennent autant de plaisir. Aussi je vous certifie que jamais il n’y a eu et il n’y aura, je crois, quelqu’un qui puisse avoir en ce monde autant de plaisir et de bonheur que lui ni qui ait plus le pouvoir de se le procurer. Et quand il a tant cheminé qu’il est arrivé à un endroit appelé Liu-Lin, il trouve là tendus ses pavillons, ceux de ses fils, de ses officiers, de ses concubines et des leurs :

il en est bien 10000 beaux, superbes. Voici comment est fait son pavillon : la tente où il reçoit la cour est si grande que bien mille personnes séjourneraient dessous. Elle a sa porte vers le sud et dans cette salle séjournent les officiers et chevaliers. Dans une autre tente, qui est près de la première et qui est vers l’ouest, séjourne le seigneur. Quand il veut parler à quelqu'un,

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laiens. Et derriere a la grant sale si a une chambre la ou dort le seigneur. Et encore y a autres tentes et chambres, maiz non pas que il se tiennent avec [la] grant. Et sont faittez ces deux grans sales et la chambre ou [il] dort en ceste maniere : chascune des

sales a .I. coulombes de fust d’epieces moult bien [encuierees]° de cuir de lyon vergié de noir et de blanc et de vermeil, si que vent ne pluye ne leur puet grever. Encore sont ces II. sales et la chambre ou il dort que je vous ay dit toutes aussi couvertes dehors de peaulx de lyons vergiez si comme (62) il est dit dessus qui dure a tous temps. Et par dedens sont toutes fourrees d’ermines et de sebellin, car ce sont les pennes de plus grant vaillance et les plus belles qui soient, car la fourrure de sebelin a ung sercot vauldroit bien .11. mille livres d’or ou au moins mille, et l’appellent les Tartars le roy des pennes. Si que de ces deux pennes que je vous ay dit sont fourrees et entaillees si soubtillement que c’est une dignité a veoir. Et toutez les cordes qui y sont, sont toutes de soye. Si que je vous dy en verité que ces tentes, ce sont les deux sales et la chambre, sont de si grant vaillance que ung petit roy seroit tout embloiez du paier. Et tout environ sont les autres tentes moult bien misez et riches, la ou sont les amyes au seigneur et les autres gens. Et encore y a autres tentes la ou sont les oyseaulx et ceulx qui les gardent, si qu’il y a si grant quantité de tentes de toutes manieres en cest champ que c’est merveille. Car ce semble estre une bonne cité pour la grant quantité de gens que ily a et qui y viennent chascun jour de toutes pars, car il y a mires,

astronomiens, fauconniers et de tous autres mestiers besoingnables a si grant gent, et encore que chascuns est avecques sa mesgnie, car ainsi est leur usage. Et demeure ainsi le seigneur en ce lieu jusques a [la]° primeveille, et en tout ce temps ne fait autre chose que oyseller la environ par lacz et par rivieres, dont il en y a moult et de belles contrees. L’en y a grues et toutes autres manieres d’oiseaulx. Et aussi toute l’autre gent d'environ ne fine de chacier et d’oiseller et lui portent chascun jour grant quantité de venoison et de toutez manieres a grant planté si que il en y a tant et ont si grant soulaz et deduit demourant la que c’est merveille a conter pour ce que ceulx qui ne l’ont veu ne le pourroient croire. Et si vous (63) dy bien une é 93c. le d. encuivez e. sa.

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c’est là qu’il le fait venir. Derrière la grande salle il y a une chambre où dort le seigneur. Et il y a encore d’autres tentes et chambres, mais elles ne sont pas contiguës à la grande. Voici comment sont faites ces deux grandes salles et la chambre où il dort : chacune des salles a trois colonnes de bois de senteur couvertes de peaux de lions rayées de noir, de blanc et de rouge en sorte que le vent ou la pluie ne peuvent les abîmer. Ces deux salles et la chambre où il dort dont je vous ai parlé sont aussi couvertes à l’extérieur de peaux de lions rayées comme je l’ai dit qui résistent à tous les temps. À l’intérieur, elles sont toutes fourrées d’hermine et de zibeline, car ce sont les fourrures qui ont le plus de valeur et les plus belles qui soient : la fourrure de zibeline pour un mantelet vaudrait bien deux mille livres d’or ou, au moins, mille, et les Tartares l’appellent la reine des fourrures. Ainsi les salles sont fourrées et ornées de ces deux fourrures si délicatement que ça mérite d’être vu. Toutes les cordes des tentes sont entièrement en soie. Aussi je vous certifie que ces tentes, les deux salles et la chambre ont une si grande valeur qu’un petit roi serait tout embarrassé pour les payer. Tout autour se trouvent les tentes très bien installées et superbes où sont les concubines du seigneur et les autres gens. Il y a aussi des tentes où sont les oiseaux et ceux qui les gardent. Il y a une si grande quantité de tentes de toutes sortes dans ce champ que c’est une merveille. Car on dirait une véritable cité à cause de la grande quantité de gens qu’il y a et qui y arrivent chaque jour de toutes parts : il y a là des médecins, des astrologues, des fauconniers et tous les métiers nécessaires à tant de monde. Et puis chacun est venu avec sa domesticité, car telle est leur coutume. Le seigneur séjourne ainsi à cet endroit jusqu’au printemps et, pendant ce temps, il ne fait que chasser alentour sur les lacs et les étangs les oiseaux qui sont très nombreux et viennent de belles contrées. Il y a là des grues et toutes autres espèces d’oiseaux. Les gens du voisinage ne cessent de chasser bêtes et oiseaux et ils lui apportent chaque jour une grande quantité de venaison de toutes sortes. Il y en a tant et ils ont tant de plaisir et de joie à séjourner là que c’est une merveille à dire parce que ceux qui ne l’ont pas vu ne pourraient le croire. Je vous certifie encore que, à vingt

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Le Devisement du monde

autre chose que nulle personne, quelle qu’elle fust, n’ose tenir nul oyseau pour son delit d’oiseler ne chiens pour chacier a .XX. journees de cellui lieu, maiz en toutes autres parties puet chascun tenir ce que il veult ;et encore que en toutes les terres du seigneur n’ose nulz tant soit hardy, qui que il soit, prendre de ses .n11. manieres de bestes, c’est a dire lievre, cerf, chevrel

et bische, c’est du mois de mars jusques a octobre, et qui contre ce fait feroit, il seroit honnis. Maiz i1z sont gens [si obeïssans] au commandement du seigneur, que alant par voie l’en les treuve dormant et ne les toucheroit l’en pour riens, si qu’il monteplient tant que la terre en est toute plaine et en y a tant le seigneur comme il veult. Maiz passé ce terme que je vous ay dit de mars et d’octobre, chascun puet faire sa voulenté. Et quant le seigneur a demouré de mars jusques a my may en cest lieu a si grant soulaz comme je vous ay conté et dit, si s’en part atout sa gent et s’en va tout droit par la ou il vint et s’en va a sa maistre cité de Cambalut, c’est du Catay la maistre cité, si

comme vous avez autre foiz oÿ. Et touteffoiz s’en va tousjours chassant et oysellent a grant deduit. XCIV.

Comment le Grant Kaan tient [grant] court quant il

est retourné d'’oyseller et fait grant feste*. Quant il est venuz en sa maistre cité de Cambalut, si demeure en son palaiz trois jours et non plus, et fait moult grant feste et tient moult grant court et maine grant joye et grant soulaz avecques ses fames. Et puis de ce palaiz de Cambalut si s’en va en sa cité que il fist faire que je vous ay dit ça en arriere, qui à a nom Ciandu, en laquelle a sa praierie et son palaiz de cane, la ou il tient ses gerfaus en mue. Et demeure

illec l’esté pour le chault, car cellui est moult frez, si que il demeure la des le premier jour de may jusques au .xxVIn *. jour d’aoust que il se part d’ilec, (63°) quant il fait espandre le lait de ses jumens blanches si comme dit est ça en arrieres ; [et s’en vient arriere] en sa maistre cité de Cambalut. Et la demeure si comme je vous ay dit le moys de septembre pour faire la feste de sa nativité, et puis* octembre et novembre, decembre, janvier et feuvrier, ouquel moys de feuvrier il fait sa grant feste de 94a. p. n. e. o.

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journées à la ronde, personne, quel qu’il soit, n’ose conserver un oiseau pour son propre plaisir de chasseur ni des chiens pour chasser, mais que partout ailleurs chacun peut conserver ce qu'il veut. J'ajoute que sur toutes les terres du seigneur, personne, pour hardi qu’il soit, quel qu’il soit, n’ose capturer l’une de ces quatre bêtes : lièvre, cerf, chevreuil et biche, entre le

mois de mars et celui d’octobre ; qui ne respecterait pas cette défense serait châtié. Mais ce sont des gens si prompts à obéir au commandement du seigneur que, si en voyage on trouve ces bêtes en train de dormir,

on ne les toucherait

à aucun

prix;

aussi elles se multiplient tant que le territoire en est tout plein et que le seigneur en a tant qu’il veut. Une fois passé ce terme que je vous ai dit de mars à octobre, chacun peut faire ce qu’il veut. Et quand le seigneur a séjourné de mars jusqu’à mi-mai à cet endroit dans la félicité que je vous ai dite, il part avec ses gens, retourne directement par la route par où il est venu et s’en va à sa capitale, Pékin, la capitale de la Chine Comme vous l’avez appris naguère. Et durant le voyage il ne cesse de chasser bêtes et oiseaux avec grand plaisir. XCIV.

La fête à la cour du Grand Khan à son retour de chasse.

Quand il est arrivé dans sa capitale, Pékin, il séjourne dans son palais trois jours, pas plus, fait faire une grande fête, réunit une cour brillante et s’amuse et délasse avec ses femmes. Puis!,

de ce palais de Pékin il se rend dans la cité qu’il a fait faire et dont je vous ai parlé plus haut, nommée Chang-Tou, où il a sa prairie et son palais de bambous et où il garde en cage ses gerfauts. Il y séjourne l’été à cause de la chaleur, car ce palais est très frais; il y séjourne donc depuis le premier jour de mai jusqu’au 28 août, jour où il en repart et fait répandre le lait de ses juments blanches comme il a été dit plus haut; et il rentre à Pékin, sa capitale. Il y séjourne, comme je vous l’ai dit, le

mois de septembre pour fêter son anniversaire, puis octobre, novembre, décembre, janvier et février ;et au mois de février il

fête solennellement le premier jour de l’an — c’est la Fête 1. Et puis : à partir de ce mot le chapitre ne se lit que dans la rédaction FG. Il est plus que probablement une addition qui surenchérit dans la répétition. Sur Chang-Tou voir le ch. LXXTV.

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Le Devisement du monde

leur premier jour de l’an que il appellent la Blanche Feste, si comme je vous ay conté ça en arrieres tout appertement par ordre. Et puis s’en part et s’en va vers la mer Occeanne, chantant et oysellant, si comme je vous ay conté, du premier jour de mars jusques a demy may que il retourne en sa maistre cité .I. jours, si comme j’ay dit dessus, esquelz .nr. jours il fait grant feste avecques ses fames et tient grant court et grant soulaz, car je vous ay dit que c’est merveilleuse chose a veoir de la grant sollempnité que le seigneur fait en ces .. jours. Puis se part, si comme je vous ay dit, si que il demeure tout l’an party .vI. moys en sa maistre cité de Cambalut en son maistre palaiz, c’est septembre et octembre, novembre et decembre, janvier, feuvrier, et se part pour aler en la chace sus la grant mer et y demeure mars, avril, may aucune foiz tout, et puis s’en retourne en son palaiz de Cambalut et puis demoure .II. jours, et puis s’en va en sa cité de Ciandu

que il fist faire la, la ou est son

palaiz de cane, et y demoure juing, juillet et aoust ; et puis s’en retourne en sa maistre cité de Cambalut arriere. Ainsi fait tout l’an, .VI. moys en sa cité et .Ii. moys en la chace et .I. moys en son palaiz de cane pour le chault, si que il maine sa vie en moult grant deduit, sauve aucune foiz que il va en autre part de ça et de la, soulassant, son païs a son plaisir. XCV.

Cy nous dit de la cité de Cambalut comment elle est

de grant affaire et plaine de gens”. Sachiez que‘ la cité de Cambalut

a si grant multitude de

maisons et de gens et dedens la (64) ville et dehors que c’est

impossible chose a croire, car il y a autant de faulxbourgz comme de portes, ce sont .xIL., qui sont moult [grans, esquels]° il y a plus de gens qu’il n’y a dedens la cité. En ces bourgz demourent et herbergent les marchans et les forestiers cheminans, dont il en y a assez de toutez pars pour porter chosez au seigneur a present [et] pour vendre a la court. Si qu’il y a tant de belles maisons dehors la ville comme dedens, sauve celles des grans seigneurs et des grans barons qui sont grant quantité. Saichiez que dedens la ville ne s’ose ensevellir nulz _ corps mors, Car se il est ydres, il le portent ardoir dehors la ville 95a. q. que I. b. grandes esquelles

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23%

Blanche — comme je vous l’ai dit plus haut très clairement et méthodiquement. Puis il part et se rend à l’océan en chantant! et chassant, comme je vous l’ai dit, du premier jour de mars jusqu’à la mi-mai où il rentre dans sa capitale pour trois jours, comme je l’ai dit ci-dessus, trois jours où il s’amuse avec ses femmes et se livre avec sa cour aux divertissements : c’est une chose merveilleuse à voir que les grandes cérémonies organisées par le seigneur ces trois jours-là. Puis il part, comme je vous l’ai dit. Ses séjours sont donc ainsi répartis dans l’année : six mois dans sa capitale, Pékin, dans son palais principal, septembre, octobre, novembre, décembre, janvier et février; puis il part pour aller à la chasse sur l’océan et il y séjourne en mars, avril, mai parfois en entier; puis il rentre à son palais de Pékin et y séjourne trois jours; puis il se rend dans sa cité de Chang-Tou qu’il a fait faire là-bas, où se trouve son palais de bambous, et il y séjourne en juin, juillet et août ; puis il rentre dans sa capitale, Pékin. Ainsi il passe chaque année six mois dans sa capitale, trois mois à la chasse et trois mois dans son palais de bambous à cause de la chaleur et il passe sa vie dans les plus grands plaisirs ; parfois pourtant il se rend ailleurs, ici ou là par son pays, pour son divertissement et comme il l’entend. XCV.

La cité de Pékin. Son immensité et sa population.

Sachez que la cité de Pékin a une si grande quantité de maisons et de gens que c’est une chose impossible à croire, cela à l’intérieur de la ville et à l’extérieur, car il y a autant de faubourgs que de portes — douze — qui sont très grands et où il y a plus de gens que dans la cité. C’est dans ces faubourgs que sont logés les marchands et les étrangers en voyage qui sont nombreux et venus de partout pour apporter des présents au seigneur et pour vendre à la cour. Il y a ainsi autant de belles maisons en dehors de la ville que dedans, sans parler de celles des grands seigneurs et officiers qui sont très nombreuses. Sachez qu’on n’oserait ensevelir un mort dans la ville. S’il est idolâtre, on le porte pour le brûler hors de la ville et hors des 1. Chantant : faute trop savoureuse pour qu’on la corrige, mais le mot est à pour chassant, comme à la fin du chapitre précédent.

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Le Devisement du monde

et dehors les bourgz en ung lieu loing qui est ordonné a ce faire. Et se il est d’aultre loy qu’il le couviengne soubzterrer, si comme crestien et sarrazin et autre maniere de gens, ilz le portent aussi hors des [bours] loingz en ung lieu ordonné si que la terre en vault mieulx et en est plus saine. Encore que nulle pecherresse fame de son corps n’ose demourer dedens la ville, maiz demeurent dehors par les bourgs. Et si vous dy qu’il en y a si grant planté pour les forestiers que c’est merveillez, car je vous dy par verité qu’il sont plus de .xx. mille qui font pour monnoie de leurs corps et trestoutez treuvent a gaignier, si que bien pouez veoir qu’il y a grant quantité de gens. Et si vous dy que en ceste cité viennent plus de chieres chosez et de greigneur vaillance et de plus estranges qui soient ou monde, et greigneur quantité de toutez chosez, car chascun y apporte de chascune part, que pour le seigneur que pour sa court que pour la cité qui est si grant que pour les barons et les chevaliers que pour les grans ostz du seigneur qui sont la entour, que pour ung que pour autre, si que il y en vient tant que c’est sans fin de toutes chosez ;qu’il n’y a journee du monde que de soye (64Ÿ) seulement n’y entre cent mille charettees et que mainz de draz d’or“ de ce se labourent et de maintez autres chosez. Et ce n’est pas merveilles, car en toutez les provinces de la entour n’a point de lin si qu’il convient faire toutez les choses de soye. Bien est voirs que il ont en aucun lieu coton et chanvre, maiz non pas tant qu’il leur souffise, maiz il n’en font force pour la grant quantité de soie que il ont et bon marchié, qui vault

mieulx que cotton. Entour ceste cité de Cambalut a bien Ir. cens citez environ, les unes plus pres que les autres, que de chascune

en vient

[marchans]|®

pour

vendre

leurs chosez

et

acheter des autres qui besoing leur est, et tout y treuvent a vendre et a acheter si qu’elle est citez de moult grant marcheandise. Ore, depuis que je vous ay monstré la noblece de ceste cité et du seigneur, si vous diray encore la [seque]' que le sire a en ceste meisme cité, en laquelle il fait batre et [coignier]® sa monnoie ainsi comme je vous deviseray. Et monstreray clerement comment le grant sire puet assez plus faire que je ne vous ay dit ne ne diray en cest livre, car il ne pourroit estre, se que vous en serez content, que je dy voir et raison. 95c. bois d. o. et d. e. marcheandises f. seigneurie g. conveignier.

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faubourgs dans un endroit éloigné qui a été désigné pour cet usage. S’il est d’une religion qui commande qu’il soit enterré, chrétien,

musulman

ou autre, on le porte aussi hors des fau-

bourgs dans un endroit éloigné et désigné à l’avance. Le territoire de la ville s’en trouve mieux et est plus salubre. Sachez aussi qu'aucune pécheresse qui vend son corps n’oserait séjourner dans la ville, mais qu’elles séjournent dehors dans les faubourgs. Et je vous dis qu’il y en a un si grand nombre à cause des étrangers que c’est prodigieux, je vous certifie qu’elles sont plus de 20000 qui vendent leurs corps et que toutes trouvent de quoi gagner de l’argent : vous voyez comme les gens sont nombreux ! J’ajoute qu’arrivent dans cette cité le plus de choses précieuses et de plus grande valeur, et des plus exotiques qui soient au monde, le tout en plus grande quantité, car chacun y apporte de partout, qui pour le seigneur, qui pour sa cour, qui pour la cité qui est si grande, qui pour les officiers et les chevaliers, qui pour les armées du seigneur qui sont aux environs, qui pour un tel, qui pour tel autre : il arrive tant de choses que c’est impossible de l’estimer! Il n’y a pas de journée au monde que n’y entrent, par exemple, cent mille charrettes de soie et qu’on n’y fabrique avec cette soie quantité de draps d’or et bien d’autres choses. Et ce n’est pas étonnant, car dans tous les pays alentour il n’y a pas de lin; aussi faut-il que tout soit fait en soie. Il est exact qu’ils ont dans tel ou tel endroit du coton et du chanvre, mais pas en quantité suffisante,

ce dont ils ne sont pas embarrassés à cause de la grande quan- tité de soie qu’ils ont, à bon marché, ce qui vaut mieux que le coton. Autour de cette cité de Pékin il y a bien deux cents cités, plus ou moins proches ; de chacune viennent des marchands pour vendre leurs produits et acheter des autres ce dont ils ont besoin ; on y trouve tout à vendre et à acheter; c’est un très grand centre de commerce. Mais après vous avoir montré la magnificence de cette cité et du seigneur, je vais vous parler aussi de la banque que le seigneur a dans cette même cité, banque où il fait battre et frapper sa monnaie comme je vais vous l'expliquer. Et je vous montrerai clairement comment le Grand Seigneur peut faire beaucoup plus que je ne vous ai dit ni ne vous dirai dans ce livre, car c’est impossible que vous

soyez satisfait et pensiez que je parle vrai et raisonnablement !

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Le Devisement du monde

XCVI. Comment le Grant Kaan fait prendre pour faire monnoie escorces d'arbres qui semblent chartres par tout son

‘ pais* Il est voirs que en ceste cité de Cambalut est la seque du grant sire et est establie en telle maniere que l’en puet bien dire que le grant sire ait l’arquemie parfaitement. Raison comment : il fait faire une telle monnoie que je vous diray. Car il fait prendre escorces d’arbres, c’est de mourier, dont les vers qui font la soie en menguent la fueille ; car il en y a tant que toutes les contrees en sont chargies et plain[es] de ces diz arbres. Et

prennent une (65) escorce soubtille qui est entre le fust de l’arbre et l’escorce grosse dehors et est blanche ; et de ces escorces soubtilles comme papier les font toutes noires. Et quant ces chartres sont faitez, ceulx les font trenchier en telle maniere. La mendre vault demy [tonsel]* et l’autre greigneur ung pou vault ung tonsel, l’autre ung pou greigneur vault demy gros venisien d’argent, et l’autre ung venisien gros d’argent, et l’autre vault .11. gros, et l’autre .V. gros, et l’autre .X. gros, et l’autre ung besant d’or, et l’autre .I1. besans d’or, et l’autre .nr. besans d’or, et l’autre .. besans d’or, et l’autre .V. besans d’or. Et ainsi vont jusques a .x. besans d’or. Et toutes ces chartres sont seellees du seel au seigneur. Et si en fait faire chascun an grant quantité, que riens ne lui couste, qui paieroient tout le tresor du monde. Et quant ces chartres sont faites que je vous ay dit, si en fait faire tous ses paiemens et fait deffendre par toutes ses provinces et par toutes ses citez et partout ou il a seigneurie que nulz, si chier qu’il ait sa vie, ne les reffuse, car il seroit maintenant mis a mort. Si vous dy que chascun les prent voulentiers, pour ce que partout ou il vont est la terre du Grant° Kaan, les prennent et en font leurs paiemens des marchandises qu’il achetent et vendent aussi bién comme se il fussent de fin or. Et encores qu’elles sont si legieres que ce qui vault .x. besans d’or ne poise pas ung. Et encore sachiez que tous les marchans qui viennent d’Ynde ou d’autre païs qui aportent or et argent ne perles ne pierres precieuses ne [les estoit]* vendre a autruy que au seigneur. Et il a esleuz .xIl. sages hommes et congnoissans a ce faire, si que ceulx les 96a. tonses b. G. du grant K. c. lessent

La Description du monde

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XCVI. La monnaie, qui a cours dans tout le pays, que le Grand Khan fait faire avec des écorces d'arbres pareilles à du papier.

C’est un fait que c’est dans cette cité de Pékin que se trouve la banque du Grand Seigneur et elle est organisée de telle façon que l’on peut bien dire que le Grand Seigneur est passé maître en alchimie. Voici pourquoi. Il fait faire la monnaie que je vais vous décrire. Il fait prendre des écorces d’un arbre, le mûrier,

dont les vers à soie mangent les feuilles : il y a tant de ces arbres que toutes les contrées en sont remplies et pleines. On prend une écorce toute fine, qui est entre le bois de l’arbre et l’écorce extérieure épaisse, et qui est blanche. Et cette écorce fine comme du papier, on la fait noircir. Quand ces billets sont faits, on les découpe comme suit : le plus petit vaut un demitournois, celui qui est un peu plus grand vaut un tournois!, le suivant vaut un demi-gros d’argent vénitien, le suivant un gros d’argent vénitien, le suivant deux gros, le suivant cinq gros, le suivant dix gros, le suivant un besant d’or, le suivant deux besants

d’or, le suivant trois besants

d’or, le suivant quatre

besants d’or, le suivant cinq besants d’or. On va ainsi jusqu’à dix besants d’or. Tous ces billets portent le sceau du seigneur. Il en fait faire chaque année une grande quantité — cela ne lui coûte rien — de quoi payer tous les trésors du monde. Et quand ces billets ont été faits comme je vous ai dit, il s’en sert pour tous ses paiements, il fait interdire par toutes ses provinces, par toutes ses cités et partout où il est le suzerain que nul, s’il tient à la vie, ne les refuse, car il serait sans tarder mis à mort. Je vous assure que chacun les accepte volontiers parce que partout où on va, c’est la terre du Grand Khan, qu’on les y accepte et qu’on s’en sert pour payer les marchandises qu’on achète et qu’on vend, comme s’ils étaient d’or fin. J’ajoute qu’ils sont si légers que ce qui vaut dix besants d’or n’en pèse pas un. Sachez aussi que tous les marchands qui viennent de l’Inde ou d’un autre pays et apportent de l’or, de l’argent, des perles, des pierres précieuses ne doivent vendre ces denrées à personne d’autre que le seigneur. Et il a choisi douze hommes pleins 1. Le tournois désigne ici la pièce de faible alliage introduite par les Francs en Romanie ou le rornesello frappé par Venise à l’usage de ses colonies, le besant est la pièce d’or frappée à Byzance (Constantinople).

1

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Le Devisement du monde

prisent et le seigneur les fait paier bien et largement de ces chartres et ilz les prennent moult voulentiers pour ce qu'il sevent bien qu’ilz n’auroient tant de nullui, et l’autre que il en sont paiez maintenant,

et encore

que il en treuvent

a acheter

tout ce que (65Ÿ) mestier leur est et la et partout, et si est plus legiere a porter que nulle autre par chemin. Si que le seigneur en [achete]{ tant chascun an que c’est sans fin et les paie de chose qui riens ne lui couste, si comme vous avez entendu. Et encore plus, que plusieurs foiz en l’an va son ban par la cité, que chascun qui aura or ne argent ne perles ne [pierres]° precieuses les porte a la seque, et il les fera bien paier et largement. Si que il les portent moult voulentiers pour ce que il n’en trouveroient tant de nullui et em portent tant que c’est merveilles. Et qui ne les voulsist porter, si demeure. Si que en ceste maniere a tout le tresor de sa terre. Et quant aucunes de ces chartres

sont

gastees,

qu’elles

sont

moult

durables,

si les

convient porter a la seque et [en lessent .nI. du .C. de change, si prennent]! neufves. Encore, se aucun baron ou autre personne, quelle que elle fust, en eust besoïing ne d’or ne d’argent ne de pierres precieusez ne de perles pour faire vaissellemente ou autre chose, si va a la seque et en achate tant comme il veult et le paie de ces chartres. Ore vous ay conté la maniere et la raison pour quoy le Grant Kaan a plus de grant tresor et doit avoir que tous ceulx du monde n’ont, et vous avez bien oÿ comment et en quelle maniere ; si vous deviseray ores les grans seigneuries qui de ceste [cité] issent pour le grant sire.

XCVII

Cy nous devise des .xii. barons qui sont sus toutez les

choses du Grant Kaan°’. Ore sachiez que le Grant Kaan a esleu .xi. grans barons ausquelz il a soubzmis que ilz soient sus toutes chosez besoingnables qu’il convient a .xxXxXHII. grans provinces ; et vous diray leur maniere et leur establissement. Sachiez tout vraiement que ceulx .xII. barons demeurent tous ensemble en ung moult grant

96d. achetent e. prieres f. prendre.

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d'expérience pour les évaluer. Le seigneur fait payer ces richesses très généreusement avec ces billets et les vendeurs les acceptent très volontiers parce qu'ils savent bien qu’ils n’obtiendraient pas autant de personne, parce qu’ils sont payés comptant et aussi parce que, ici et partout, ils peuvent acheter avec tout ce dont ils ont besoin; et cette monnaie est plus légère à porter en voyage qu'aucune autre. Le seigneur achète chaque année un trésor tel qu’on ne saurait l’estimer et il le paie avec ce qui ne lui coûte rien, comme vous venez de l’apprendre. En outre, plusieurs fois par an, il fait proclamer par la cité que quiconque aura de l’or, de l’argent, des perles ou pierres précieuses devra les porter à la banque et il fera payer ces marchandises très généreusement. Aussi les gens les portent-ils très volontiers, car ils n’en obtiendraient pas autant de personne et ils en portent tant que c’est un prodige. Qui ne les porterait...!. Ainsi le Grand Khan a-t-il toute la richesse de sa terre. Et quand tel ou tel de ces billets est abîmé, même s’ils sont très résistants, il faut le porter à la banque, on en laisse trois pour cent qu’on échange et on en reçoit de neufs. En outre, si un officier ou une autre personne quelle qu’elle soit a besoin d’or, d’argent, de pierres précieuses ou de perles pour faire faire, par exemple, de la vaisselle, il va à la banque et en achète tant qu’il veut qu’il paie avec ces billets. Je vous ai donc parlé de la manière et façon dont le Grand Khan a, non sans raison, une richesse plus grande que tous ceux du monde n’ont, et vous l’avez bien entendu dire. Je vais vous parler maintenant des grands gouvernements qui partent de cette cité au nom du Grand Seigneur. XCVII.

Les douze ministres qui administrent l'empire du Grand Khan.

Sachez donc que le Grand Khan a choisi douze grands officiers à qui il a commis la gestion de tout ce qui doit être géré dans trente-quatre grandes provinces. Je vais vous dire leur façon d’être et leur organisation. Soyez sûrs et certains que ces douze ministres résident tous ensemble dans un très grand 1. Si demeure : même texte obscur dans À. Pas d’ équivalent dans F. Un | | copiste a pris l'initiative, qui a tourné court, d’envisager ce qui arrive à qui ne

+ pas à la banque les métaux et objets précieux acquis. .

Les

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palaiz et bel et riche, qui est dedens la cité de Cambalut, et a plusieurs sales et plusieurs (66) chambres. Et chascune province si a ung juge et plusieurs escripvains qui tous demeurent en cest palaiz, chascun en sa maison par soy. Et ces juges et ces escripvains si font toutes les chosez qui besoingnent aux provinces a qui il sont deputez ; et c’est par le commandement des XI. barons. Et encore plus, quant [le]° fait est grief, si le doivent faire a savoir ces .xil. barons au seigneur, et puis en fait ce que mieulx lui semble. Maiz ces .xi. barons ont si grant seigneurie qu’ilz eslisent les seigneurs de toutez les .XXXIHI. provinces que je vous ay dit. Et quant il l’ont [esleu tel] comme il leur semble bon et prouffitable, si le font savoir au seigneur et il le conferme et lui fait donner une table d’or telle comme a la seigneurie appartient. Et encore ont tant de seigneurie ces .XII. barons que il pourvoient ou les ostz voisent et les envoient la ou il leur samble bon et tant que besoïing est, maiz touteffoiz est a la sceue du seigneur, maïz il en font ce que il vueulent. Et sont appellez strains, qui vault a dire [la]? court greigneurs. Le palaiz la ou il demourent est aussi appellez en leur langage [la]° court greigneur. Et c’est bien la greigneur seigneurie qui soit en toute la court le Grant Kaan, car bien ont le pouoir de faire grant bien a qui que il veullent. Les .XXXINI. provinces ne vous nommeray ore pas par nom, pour ce que je les vous nommeray en nostre livre appertement. Ore vous lairrons de ce a parler et vous conterons comment le grant sire envoie ses messages et ses courciez et comment ilz ont appareilliez les chevaulx pour tost aler en messages. XCVIIL.

Comment de Cambalut se partent ses messages et

vont par maintez voies et provinces *. Ore sachiez vraiement que de ceste cité de Cambalut se partent moult de voiez et de chemins lesquelz vont par maintez provinces, (66*) c’est a dire que l’un chemin va a l’une province et l’autre a l’autre, et ainsi a chascun chemin le nom de la province ou il va, maïz il est moult celé. Et quant l’en se part de Cambalut par laquelle voie que vous vouldrez et l’en est alé -XXV. milles, si treuvent les messages du seigneur une poste 97a. il b. a c. a.



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palais, beau, magnifique, qui est dans la cité de Pékin, et où il y a plusieurs salles et pièces. Chaque province a un juge et plusieurs greffiers qui résident tous dans ce palais, chacun dans sa résidence. Ces juges et ces greffiers font tout ce qui est nécessaire à la gestion de la province qui leur est assignée, cela sous l’autorité des douze ministres. En outre, quand l'affaire est grave, ces douze ministres doivent en informer le seigneur qui en décide au mieux qu’il lui semble. Ces douze ministres ont un pouvoir si grand qu'ils choisissent les gouverneurs des trente-quatre provinces dont je vous ai parlé. Quand ils en ont choisi un comme il leur semble bon et profitable, ils en informent le seigneur et il le confirme et lui fait donner la plaque d’or en rapport avec son pouvoir. De plus, ces douze ministres ont tant d’autorité qu’ils décident du lieu où les armées doivent se rendre et qu’ils les envoient là où il leur semble bon et nécessaire ; ils font toujours cela sous le contrôle du seigneur, mais ils font ce qu’ils veulent. Ils sont appelés cheng, ce qui veut dire la Haute Cour. Le palais où ils résident est aussi appelé dans leur langue la Haute Cour. C’est bien la Cour la plus haute qui soit dans toute la cour du Grand Khan, car ils ont le pouvoir de donner les plus hautes charges à qui ils veulent. Je ne vais pas maintenant vous nommer par leurs noms les trente-quatre provinces parce que je vous les nommerai dans notre livre clairement. Mais nous cesserons de vous parler de ce sujet et nous vous dirons comment le Grand Seigneur envoie ses émissaires et ses courriers et comment on tient prêts des chevaux pour remplir plus vite les messages. XCVIIL

Les émissaires qui partent de Pékin pour se rendre par tous chemins et pays.

Sachez donc bien que beaucoup de routes et de chemins partent de cette cité de Pékin et vont vers maintes provinces, c’est-à-dire qu’un chemin va à une province, un second à une seconde ; ainsi chaque chemin porte le nom de la province où il va, mais il est très secret'. Quand on part de Pékin par quelque route que ce soit et qu’on a fait vingt-cinq milles, les 1. Il est moult celé : ce texte, absurde, est aussi celui de À. F a : Ce est mout

. stue chouse et Benedetto corrige en mout saje.

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qu’il l’appellent iamb et nous disons poste de chevaulx. Et en celle poste la ou vont ceulx messages, si a ung grant palaiz et bel et riche la ou ilz se herbergent. Et sont les chambres plaines de moult riches litz et moult beaulx et moult bien fourniz de ce que il leur est besoing, que se nulz riches roys y venist, si y seroit il bien herbergiez. Et se treuvent en ces postes .CCCC. chevaulz par chascune, et de telles y a .Ccc. selon que il besoingne plus a l’une que a l’autre, si comme le grant sire l’a estably pour ses besoingnes, et que toutez foiz soient appareilliez pour ses messages quant il les envoie aucune part. Et sachiez que a .xxV. milles ou a .xxx. a toutes foiz une de ces postes si garnie que je vous ay dit, maiz c’est en toutez les plus principalles voiez qui vont aux provinces que je vous ay dit, si qu’en ceste maniere va par toutes les principaulx provinces du Grant Kaan. Et quant les messages vont par aucun lieu desvoiable, qu’il ne treuvent ne maison ne herberge, si a fait faire le seigneur aussi ne plus ne mainz les postes comme es autres lieux que je vous ay dit, sans ce qu’il conviengne chevauchier plus grant journee. Car les autres sont [de]* .XXv. a .Xxx. milles [l’une loing de l’autre, et si sont de .XXXV. a .xLV. milles], et. sont aussi celles appareillees comme les autres de tout quanque besoing leur est, et de chevaulx et de toutez autres chosez, a ce

que les messages, dont qu’il vont et viennent, aient leur plaisir de quelque part qu’il voisent. Et certes, c’est bien la greigneur haultesce que oncques eust roy ne empereur. Car sachiez en verité que plus de .cc. mille chevaulx demourent proprement (67) pour ses messages, et encores que les palaiz sont plus de .X. mille qui sont tous garniz de riches harnoiz come je vous ay conté. Et c’est chose si merveilleuse et de si grant vaillance que a paines se pourroit nombrer ne escripre. Encore vous conteray une autre chose que je avoie oubliee qui bien fait a raconter et ramentevoir en ceste matiere. Sachiez que encore a ordonné le Grant Kaan, et ainsi est fait, que entre l’une poste et l’autre en

quelconque chemin que ce soit, a chascune .H1. milles a ung petit casau qui puet avoir entour .XL. maisons esquelles demeurent hommes a pié qui encore font messageries du grant sire en ceste maniere. Il porte une çainture grant et large toute plaine de campanelles a ce que, quant il vont, qu’ilz puissent estre 98a. a] B

Ch AE:

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émissaires du seigneur trouvent un poste qu’on appelle jam et que nous nommons relais de chevaux. À ce relais où vont ces émissaires il y a un grand palais, beau, magnifique, où ils sont logés. Les chambres sont pleines de lits magnifiques, très beaux et équipés de tout ce qui est nécessaire : si un grand roi y arrivait, il y serait fort bien logé. Et dans chacun de ces relais on trouve quatre cents chevaux, parfois trois cents, suivant les besoins propres à chacun, comme le Grand Seigneur l’a décidé pour ses affaires; et il faut qu’ils soient toujours prêts pour ses émissaires quand il les envoie quelque part. Et sachez que tous les vingt-cinq ou trente milles il y a toujours un de ces relais équipé comme je vous l’ai dit, mais seulement sur toutes les routes principales qui vont aux provinces dont je vous ai parlé : c’est ainsi qu’on va à toutes les provinces principales du Grand Khan. Mais quand les émissaires vont dans un lieu écarté où ils ne trouvent ni maison ni auberge, le seigneur a fait installer aussi des relais ni plus ni moins qu'ailleurs, si ce n’est qu’il faut faire une étape plus longue. Car les autres sont à vingt-cinq ou trente milles de distance l’un de l’autre, et eux sont à trente-

cinq ou quarante-cinq milles ;mais ils sont équipés comme les autres de tout ce qui est nécessaire, de chevaux et d’autres choses, afin que les émissaires, où qu’ils aillent et d’où qu’ils viennent, soient partout satisfaits. Et certes, c’est bien la plus légitime cause d’orgueil qu’ait jamais eue un roi ou empereur. Car soyez sûrs et certains que plus de 200000 chevaux se trouvent là pour ses seuls émissaires et aussi qu’il y a plus de 10000 palais qui sont tous dotés de l’équipement magnifique dont je vous ai parlé. C’est une chose si merveilleuse et d’un tel prix qu’on aurait du mal à l’estimer et à la noter. Mais je vous dirai encore une chose que j'avais oubliée et qui mérite d’être racontée et rappelée à ce propos. Sachez que le Grand Khan a encore ordonné — et il en a été ainsi fait — que entre deux relais, en quelque chemin que ce soit, tous les trois milles, il y ait un petit hameau qui puisse avoir quarante maisons environ où séjournent des hommes à pied qui fassent aussi les messages du Grand Seigneur, et ce comme suit : chacun porte une ceinture grande et large, toute pleine de clochettes, afin que quand il se déplace, il puisse être entendu de loin. Et chacun

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ouÿz de loings; et vont touteffoiz courant au grant cours jusques a l’autre casau ou il a .1. milles, et ceulx maintenant auront appareillié ung autre homme, ainsi garny de campanelles comme cellui, qu’il auront appareillié avant la venue de cellui pour ce que il l’auront sentu venir aux campanelles. Et tantost que cellui est venu, l’autre prent ce qu’il porte et prent une petite chartre que l’escrivain lui baïlle qui est toute foiz [appareillié]? a ce faire, et s’en va courant jusquez aux autres Ji. milles ; et ceulx ont aussi appareillié l’autre et s’en va. Et ainsi a chascune .H1. milles se changent, si qu’en ceste maniere a le seigneur ordonné de ses hommes a pié grant quantité qui lui portent nouvelles de .x. journees en ung jour et en une nuit, car aussi vont il courant la nuit comme le jour, si que, quant il a besoing, ilz viennent de .C. journees en .Xx. jours, qui est ung grant fait. Et mainteffoiz apportent au seigneur si comme fruit ou autre chose estrange de .x. journees en une. Le seigneur ne prent a telz hommes nul treu, maiz leur fait donner du sien. Encore vous diray plus, qu’il y a par ces casaus que je vous ay dit hommes aussi appareilliez de grans çaintures plaines de campanelles, que quant il fait aucun grant besoing de (67*) porter nouvelles [au]° grant seigneur, d’aucune province ou cité ou aucun baron qui soit rebellez, ou d’aucune chose besoingnable, il vont bien .CC. et .L. milles et .In£, et aussi la nuit, et vous diray comment. 11Z prennent chevaulx de la poste, la ou il leur sont appareilliez bons et frez et courans, et vont a cheval, et vont le cours tant comme il puent du cheval traire, et ceulx de l’autre poste qui l’oient venir pour les campanelles, si ont aussi appareillié chevaulx et hommes adoubez si comme ceulx qui maintenant viennent. I1z prennent ce qu’il ont, ou lettre ou autre chose, et se mettent au grant cours jusques a l’autre poste

qui leur auront appareillié chevaulx et hommes pour change de l’autre. Et ainsi vont toutes foiz de l’une poste a l’autre courant et changent chevaulx et hommes si que il vont tant que c’est merveilles. Et ces hommes sont moult prisiez, il ont facié le ventre et le pis de belles bendes et la teste, car autrement ne pourroient durer, et portent une table de gerfaut toutes foiz avecques eulx, que se il avenist aucune foiz que au chemin courant le cheval feust recreu ou eust aucune essoine, et il 98b. appareilliee c. a ung

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court toujours à toute vitesse jusqu’au hameau suivant, distant de trois milles ; là on tiendra prêt un autre homme, équipé de clochettes comme le premier, qu’on aura préparé avant l’arrivée de ce dernier dès qu’on l’aura entendu venir grâce aux clochettes. Dès que l’un est arrivé, l’autre prend ce qu’il porte et il prend une petite lettre que lui confie le greffier qui est préposé à cette tâche et il part en courant jusqu’aux prochains trois milles ; et là on a tenu encore prêt un coureur et il part. Ils se succèdent ainsi de trois milles en trois milles et c’est de cette manière que le seigneur dispose d’une grande quantité d'hommes à pied qui lui portent en un jour et une nuit des messages qui réclameraient dix journées, car ils courent la nuit tout comme le jour en sorte que, si nécessaire, ils font la course de cent journées en dix jours, ce qui est un exploit ! Et parfois ils apportent au seigneur un fruit ou telle autre chose exotique en une journée au lieu de dix. Le seigneur ne reçoit aucun tribut de ces gens-là, mais il leur fait donner du sien. J’ajouterai encore qu’il y a dans les hameaux dont je vous ai parlé des hommes aussi équipés de grandes ceintures pleines de clochettes; et quand il est urgent d’annoncer au Grand Seigneur qu’une province, une cité ou un officier s’est rebellé, ou toute autre chose pressante, ils font bien 250 à 300 milles, la nuit

aussi, et je vais vous dire comment. Ils prennent des chevaux du relais où on les tient prêts pour eux, solides, frais et rapides, et ils partent à cheval et courent de toute la vitesse qu’ils peuvent tirer du cheval; ceux du relais suivant, qui les entendent arriver grâce aux clochettes, ont aussi préparé des chevaux et des hommes équipés comme ceux qui arrivent précisément. Ils prennent ce que les premiers tiennent, lettre ou autre, et partent au grand galop jusqu’au relais suivant où on aura préparé des chevaux et des hommes pour remplacer les premiers. Et on va ainsi de relais en relais, courant et changeant chevaux et hommes,à une vitesse si grande que c’est un prodige. Ces hommes sont très estimés, ils ont le ventre et la poitrine entortillés de belles bandes, la tête aussi, car autrement ils ne pourraient tenir; ils portent toujours sur eux une plaque de gerfaut pour que, s’il arrivait d'aventure qu’en courant le cheval fût épuisé ou eût quelque difficulté et que le messager rencontrât quelqu’un sur son chemin, il pût le faire descendre de son

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trouvast qui que ce fust au chemin, il le peust deschevauchier et prendre sa beste, car nulz ne l’oseroit reffuser, si que touteffoiz ilz n’ont que bonnes bestez et fresches a leurs besoingnes. Et des chevaulx que je vous ay dit, qui sont tant par les postes, je vous dy que le seigneur n’a nulle despence d’eulx et vous diray comment et la raison pourquoy. Il a establi [et dit]° : «Qui est prez a la telle poste? La telle cité!» et fait veoir quans chevaulx il puent donner, et ce que il puent donner, si sont donnez a la poste. «Qui est aussi pres a ceste? Le tel chastel, le tel grant casau ! >» Quans chevaulx puent donner, tant

et tant mettent a la poste. Et en ceste maniere sont garnies toutes les postes [des citez et chasteaulx et]° (68) villes qui leur sont entour, sauve ce que bien est voirs que les postes qui sont es lieux desvoiables fait le seigneur garnir de ses chevaulx. Ore vous lairons de ces messages et de ces postes, car bien vous en avons conté et monstré appertement et vous conterons d’une grant bonté que le seigneur fait a ses gens deux foiz l’an.

XCIX.

Comment le Grant Kaan aide a ses gens quant ilz ont souffrete de blez ou mortalité de leurs bestes.

Et encore sachiez par verité que le seigneur envoie ses messages encore par toute sa terre et royaumes et provinces pour savoir des hommes se il ont eu dommagez de leurs blez par deffaulte de temps ou par tempeste ou par autre pestilence. Et ceulx qui ont eu dommage, l’en ne leur fait prendre nul treuage en celle annee et encore leur fait donner de son blé a ce qu’il en ai[en]t pour semer et pour mengier, et certez, c’est grant bonté de seigneur. Et quant ce vient a l’yver, si fait aussi garder a ceulx qui ont bestiaulx qui auront eu dommage ou par mortalité ou par pestilence. Et ceulx ensement qui ont eu dommage de leurs bestes, si ne leur fait paier celle annee nul treu et leur fait aussi donner de ses bestes si qu’en telle maniere comme vous avez oÿ ayde et soustient le seigneur chascun an ses hommes.

98d. cf. car il dit Fe. les c. les c. et les.

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cheval et lui emprunter sa bête, car personne n’oserait la refuser : ainsi ils n’ont que des bêtes solides et fraîches à leur disposition. Quant aux chevaux dont je vous ai parlé et qui sont si nombreux dans les relais, je vous dis que le seigneur ne dépense rien pour eux et voici comment et pourquoi. Il a fixé et dit : «Qui est près de tel relais? Telle cité!» et il fait regarder combien ils peuvent donner de chevaux; ce qu’ils peuvent donner est donné au relais. « Qui est encore près de celui-ci ? Tel village, tel grand hameau! » Tous les chevaux qu’ils peuvent donner, ils les mettent au relais. C’est ainsi que sont équipés tous les relais, par les cités, villages et villes qui sont alentour ;maïs c’est un fait que les relais qui sont dans des lieux écartés, le seigneur les fait équiper de ses propres chevaux. Mais nous en avons assez dit sur ces émissaires et ces relais, nous vous les avons bien décrits et expliqués clairement et nous vous parlerons d’une grande charité que le seigneur fait à ses gens deux fois par an.

XCIX.

L'assistance que le Grand Khan apporte à ses gens en cas de disette ou d’épidémie.

Soyez aussi sûrs et certains que le seigneur envoie aussi ses émissaires par toute sa terre, ses royaumes et provinces pour savoir si ses gens ont fait de mauvaises récoltes à cause du temps, de la tempête ou de tel ou tel fléau. À ceux qui ont eu des pertes on ne réclame pas de tribut cette année-là et même le seigneur leur fait donner de son blé afin qu’ils aient de quoi semer et manger et, certes, c’est un bel acte de charité qu’il fait là. Et quand arrive l’hiver, il fait aussi recenser ceux dont le bétail aura souffert des pertes à cause d’une maladie ou d’une épidémie. À ceux aussi qui ont eu des pertes de bétail, il ne fait payer cette année-là aucun tribut, maïs il leur fait donner de ses bêtes. C’est ainsi que chaque année le seigneur assiste et secourt ses gens.

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Le Devisement du monde

C. Comment le Grant Kaan a fait planter grans arbres par les chemins.

Encore sachiez que le seigneur a ordonné que par toutez les maistres voies ou vont les marchans et ses messages et toutes autres gens soient plantez grans arbres, l’un pres de l’autre a .11. OÙ a III. pas, si que toutes les voies sont ainsi faitez de moult grans arbres que l’en voit de moult loings, a ce que les cheminans ne se desvoient ne de jour ne de nuit, car 11z treuvent assez de grans arbres par chemins (68*) moult desers qui sont de moult grant confort aux marchans qui cheminent. Et ce est par toutez les voies que l’en a a besoingnier.

CI. Cy devise du vin que les gens du Catay boivent”. Encore sachiez que la greigneur partie des gens du Catay* boivent ung tel vin comme je vous diray. I1z font une boisson de ris avec moult de bonnes espices en telle maniere et si bien qu’il vault mieulx a boire que nul autre vin; car il est moult bon et moult cler et beau. Il fait devenir yvre plus tost que autres vins, pour ce que il est moult chault. Ore vous lesserons de ce a parler et vous conterons d’autre.

CII. Cy nous devise comment il ardent les pierres comme busche. Il est voirs que par toute la province du Catay a une maniere de pierres noires, qui se cavent des montaignes comme une vaine, qui art comme busche. Et maintiennent mieulx le feu que ne fait la busche, car se vous les mettez la nuit ou feu, vous

trouverez le matin du feu si que il sont si bonnes que par toute la province n’ardent autre chose. Bien est voirs qu'il ont busches assez, maiz point ne les ardent pour ce [que] les pierres vallent mieulx et coustent mainz que la busche.

101a. C. vivent et b.

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C. Les grands arbres que le Grand Khan a fait planter sur les routes.

Sachez encore que le seigneur a ordonné que sur toutes les routes principales où passent les marchands, ses émissaires et les autres gens soient plantés de grands arbres, distants les uns des

autres

de deux

à trois pas;

ainsi toutes

les routes

bordées de très grands arbres que l’on voit de très loin afin les voyageurs ne s’égarent ni de jour ni de nuit, car sur routes très solitaires on trouve beaucoup de grands arbres réconfortent beaucoup les marchands qui voyagent — cela toutes les routes où l’on a affaire.

sont

que des qui sur

CI. Le vin que boivent les Chinois.

Sachez aussi que la majorité des Chinois boiventle vin que je vais vous dire. Ils fabriquent une boisson avec du riz et quantité de bonnes épices si habilement que ce vin est plus agréable à boire que tout autre vin : il est excellent, limpide et beau. Il rend ivre plus vite que d’autres vins parce qu’il est très fort. Mais nous cesserons de vous parler de ce sujet et nous vous parlerons d’un autre.

CII. Les pierres qu’on brûle comme des bâches. C’est un fait que dans toute la Chine il y a une sorte de pierres noires qui sont extraites des montagnes comme du minerai et qui brûlent comme des bûches de bois. Elles entretiennent le feu mieux que des bûches. Si vous les mettez au feu pour la nuit, vous retrouverez le feu au matin. Elles sont d’une telle qualité que l’on ne brûle rien d’autre dans tout le pays. Il est vrai qu’ils ont beaucoup de bûches, mais ils ne les brûlent

pas parce que les pierres ont plus de qualités et coûtent moins cher que les bûches. |

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CII.

Le Devisement du monde

Comment le Grant Kaan fait repondre et mucier les blez pour secourir ses gens ou temps de Karesme.

Sachiez que le seigneur se pourvoit quant il voit qu'il a habondance de blez et a grant marchié. Si en fait amasser grant quantité par toutes ses provinces et metre en grans maisons et les fait si bien estuier qu’il dure bien .II. ans ou .II. — et entendez que c’est de tous blez, [forment, orge, mil, ris, panise et autres blés] — si que, quant il avient que il aient aucune chierté de blez, si en fait traire le seigneur assez de telz que besoing leur est. Et se la mesure se vendoit ung besant, si leur en faisoit donner

nn.

ou tant (69) qu’ilz aient bon marchié

communal. Et c’est a chascun qui en veult avoir pour son vivre. Et en ceste maniere se pourvoit ainsi le Grant Kaan que ses hommes ne puent avoir chierté. Et ce fait il faire par toutes pars ou il a seigneurie, car il en fait tant amasser en chascun lieu que chascun qui en a mestier en a quant il veult.

CIV.

Cy devise comment le grant sire fait charité aux povres.

Depuis que je vous ay dit et devisé comment le Grant Kaan fait grant devise a son peuple de toutes choses ou temps de chierté pour ce qu’il se pourvoit au temps de grant marchié, si orrez comment il fait charité et grans aumosnes au povre peuple de la cité de Cambalut. Il est voirs que il fait eslire mainte mesgnie de la ville qui sont souffretteux, et de telle mesgnie il en y a .VI. en ung hostel et de telz .Vr. et de telz .x. et plus et mainz si comme il sont, si que c’est en somme ung grant nombre de gens. Et chascune mesgnie leur fait donner chascun [an] froument et autres blez tant qu’il leur souffist a tout l’an. Et ainsi fait toutes foiz chascun an. Encore plus, que tous ceulx qui vueullent aler a son aumosne chascun jour en sa court, si peuent avoir tous ceulx qui y vont ung pain chault [pour chascun et nus n’i est refusez, car ainssi l’a ordené le seigneur], si qu’il y en va chascun jour plus de .xxx. mille, et c’est tous les jours de l’an, et c’est bien grant bonté de seigneur qui a pitié de son povre peuple et il [l’Jont a si grant bien que il l’aourent comme dieu. Ore vous ay conté et dit de cel ordon-

P

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CTIL. Les récoltes que le Grand Khan fait mettre de côté et à l'abri pour assister son peuple en temps de disette.

Sachez que le Grand Khan prend ses précautions quand il voit qu’il a des récoltes en abondance et à bon marché. Il en fait rassembler en grande quantité par toutes ses provinces, les fait mettre dans de grands édifices et si bien serrer qu’elles se conservent bien trois ans ou quatre — et comprenez qu'il s’agit de toutes les variétés de grains, blé, orge, millet, panic et autres. Ainsi, quand il arrive que la population souffre d’une mauvaise

récolte, le seigneur fait tirer de ses réserves tout ce

dont on a besoin. Et si la mesure de grains se vendait un besant, il en fait donner pour ce prix quatre ou assez pour que le prix en soit bon marché pour tous — cela à chacun qui veut avoir des grains pour vivre. C’est ainsi que le Grand Khan prend ses précautions pour que son peuple ne souffre pas d’une mauvaise récolte. Il fait faire ces réserves partout où il est le suzerain et ii en fait rassembler partout tant que chacun qui en a besoin en a quand il le veut. CIV.

L’aumône que le Grand Seigneur fait aux pauvres.

Après que je vous ai dit et décrit comment le Grand Khan fait à son peuple une grande distribution de tout ce dont il a besoin en temps de disette parce qu’il prend ses précautions en temps d’abondance, vous allez apprendre comment il fait la charité et de grandes aumônes aux pauvres de la cité de Pékin. C’est un fait qu’il fait répertorier bien des familles de la ville qui sont miséreuses. Ces familles sont de six dans une maison, ou de huit, ou de dix, ou plus ou moins selon le cas :-cela fait au total un grand nombre de gens. À chaque famille il fait donner chaque année du blé et d’autres grains en quantité suffisante pour toute l’année. C’est ainsi qu’il procède chaque année. Mieux ! Ceux qui vont chaque jour à sa cour demander l’aumôêne peuvent avoir chacun un pain chaud et personne n’est repoussé, car c’est ce qu’a voulu le seigneur ;aussi chaque jour plus de 30 000 personnes y viennent-elles. Cela chaque jour de l’année. C’est une grande preuve de la bonté du seigneur qui a pitié des pauvres et c’est pour eux un tel bienfait qu’ils l’adorent comme un dieu. Je vous ai donc parlé de cette organisation

*ÂMES.

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nement, si nous partirons de la cité de Cambalut et entrerons dedens le Catay pour vous conter des grans choses et riches qui y sont. CV.

Cy commence de la province du Catay et puis dirons du flun de Pulisanghin.

Or sachiez que le seigneur manda le dit message mesire Marc Pol, qui tout ce raconte, pour son message es parties de ponent, et se parti de Cambalut et ala bien .I. moys de journees vers ponent, et pour ce vous conteray (69Ÿ) tout ce que il vit en ces voies alant et retournant. Quant l’en se part de la cité de Cambalut et l’en a chevauchié .x. miles, si treuve l’en ung grant flun qui a a nom Pulisanghins, lequel flun va jusques a la mer Occeanne; et y vont plusieurs marchans pour leurs marchandises. Et y a moult beau pont de pierre. Car sachiez, pou en y a en tout le monde de si beaulx. Et est si fait : il est bien long .CCC. pas et large bien .VIIL., car bien puent aler dessus .x. hommes a cheval l’un prez de l’autre. Il y a .XxInI. ars et .XxI. mocel en l’aigue, et est tout de marbre bis, moult bien fait et bien assiz. Il a de chascune part du pont, par dessus, ung mur de tables de marbre et de coulombes ainsi fait : il y a au chief une coulombe de marbre et dessoubz la coulombe ung lyon de marbre si que la coulombe est dessus les rains au lyon. Et par dessus ceste coulombe, si a ung autre lyon de marbre, lesquelz lyons sont moult beaulx et grans et bien entailliez et soubtillement. Et loings de ceste coulombe ung pas, si a une autre coulombe a deux lyons, ainsi faite ne plus ne mainz comme la premiere. Et de l’une coulombe jusques a l’autre, si est cloz de tables de marbre gris a ce que les gens ne cheient en l’eaue. Et ainsi vait de long en long d’une part et d’autre,

pour ce que c’est une moult belle chose a veoir. Ore vous avons conté de ce beau pont, si vous conterons d’autres nouvelles chosez.

La Description du monde

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et nous partirons de la cité de Pékin et entrerons en Chine pour vous parler des choses grandes et magnifiques qu’on y trouve.

CV.

L'entrée en Chine. Le fleuve Sang-Kan.

Sachez donc que le seigneur envoya son émissaire messire Marco Polo, l’auteur de ce récit, en mission dans les territoires de l’ouest. Il partit de Pékin et voyagea bien quatre mois vers l’ouest. Aussi je vous raconterai tout ce qu’il vit sur sa route à l’aller comme au retour. Quand on part de la cité de Pékin et qu’on a chevauché dix milles, on trouve un grand fleuve, nommé Sang-Kan, qui va jusqu’à l’océan; et bien des marchands y vont aussi pour leur commerce. Il y a là un très beau pont de pierre. Sachez-le, il y en a peu d’aussi beaux dans le monde entier. Voici comment il est fait. Il a bien trois cents pas de long et bien huit de large : dix cavaliers peuvent bien passer sur lui en allant de front. Il a vingt-quatre arches et vingt-quatre piliers’ dans l’eau et il est tout de marbre bis, très bien fait et bien posé. De chaque côté du pont et par-dessus il y a un mur de plaques de marbre et de colonnes fait comme suit : il y a à l’entrée une colonne de marbre et sous la colonne un lion de marbre ; la colonne repose sur les reins du lion. Par-dessus cette

colonne il y a un second lion de marbre. Ces lions sont très beaux, grands, sculptés avec habileté et finesse. À un pas de la colonne il y a une autre colonne avec deux lions, faite comme la première ni plus ni moins. D’une colonne à l’autre l’espace est fermé par des plaques de marbre gris afin que les gens ne tombent pas dans l’eau. Et il en va ainsi sur toute la longueur et de chaque côté en sorte que c’est une chose très belle à voir. Nous vous avons donc parlé de ce beau pont, nous allons vous parler d’autres choses aussi nouvelles.

1. Mocel : le mot est peut-être pour moncel «tas». À a ne TA : morelle, R : pile.

re F : moreles,

258

Le Devisement du monde

CVL. Cy devise de la grant cité de Ginguy*. Quant l’en est parti de cest pont et l’en a chevauchié .Xxx. milles par ponent, trouvant touteffoiz belles herberges pour les viandes et belles vignes et beaulx jardins et beaulx champs et belles fontaines, adonc treuve l’en une cité qui a a nom Ginguy, grant et belle. Il y a maintez abbaïes de ydles. (70) IIz vivent de marchandise et d’ars. I1z labourent drapz d’or et de soye et cendaulz moult bien et moult bel. Et si y a maintez belles herberges pour les cheminans. Et quant l’en est party de ceste ville et chevauchié une lieue, si treuve l’en .II. voies, que l’une

va a ponent et l’autre a sieloc. Celle du ponent est du Catay et celle du sieloc va vers la grant province du Manzy. Et quant l’en a chevauchié [.x.]° journees par ponent par la province du Catay, et touteffoiz trouvant chasteaux et villes et maintz beaux casaus de grans marchandisez et de grans ars et de belles vignes et de privees gens. Maiz pour ce qu’il n’y a chose qui & ramentevoir face, n’en diray je ore plus, si vous diray d’un royaume qui Taianfu est appellez.

CVII.

Cy devise du royaume de Taianfu.

Quant l’en a chevauchié ces .X. journees si comme je vous ay dit, partant de la cité de Ginguy, si treuve l’en ung royaume qui est appellé Taianfu. Et est chief de la province ceste cité ot nous sommes venuz, qui aussi a nom Taianfu, laquelle es moult grant cité et belle. Et y a moult grant marchandise e grans ars, Car en ceste cité se fait grant quantité de harnoiz qu ont besoing a l’ost du seigneur. Il y a moult de belles vigne: dont il ont vin en grant habondance, car en toutez les citez di Catay ne croist point de vin, fors que en ceste seullement, et dt ceste cité en va par toute la province. Ilz ont encore gran quantité de soie, car il ont mouriers et vers qui la font en gran habondance. Et quant l’en se part de ceste cité de Taianfu, s chevauche l’en par ponent .VI. journees par moult belle contrees et y treuve l’en villes et chasteaulx assez qui se viven de plusieurs marchandisez et de pluseurs ars. Et yssent de cesti “4

106a. .xi1.] cf. le début du chapitre suivant.

il

.

La Description du monde CVI.

259

Description de la grande cité de Zhuoxian.

Quand on part de ce pont et qu’on a chevauché trente milles vers l’ouest, en trouvant toujours de belles auberges pour la nourriture, de belles vignes, de beaux jardins, de beaux champs et de belles fontaines, alors on trouve une cité nommée Zhuoxian, qui est grande et belle. Il y a là beaucoup d’abbayes d'idolâtres. Les gens vivent du commerce et de l’artisanat. Ils fabriquent à la perfection des draps d’or et de soie et du cendal. Il y a maintes belles auberges pour les voyageurs. Et quand on a quitté cette ville et qu’on a chevauché une lieue, on trouve deux routes dont l’une va à l’ouest et l’autre au sud-est. Celle de l’ouest est celle de la Chine, celle du sud-est va vers la grande province du Mangi. Et on chevauche dix journées vers l’ouest à travers le pays de Chine, en trouvant toujours des villages, des villes et maints beaux hameaux avec partout un commerce animé, de nombreux métiers, de belles vignes, des domestiques. Mais parce qu’il n’y a rien qui mérite d’être rappelé, je n’en dirai pas davantage et je vous parlerai d’un royaume appelé Taïyuan.

CVII.

La grande cité de Taiyuan.

Quand on a chevauché dix journées, comme je vous l’ai dit, à partir de la cité de Zhuoxian, on entre dans un royaume appelé Taiyuan. La capitale du pays est la cité où nous sommes arrivés, nommée elle aussi Taiyuan : c’est une très grande et belle cité. On y trouve beaucoup de commerce et d’artisanat, car dans cette cité on fabrique une grande quantité de l’équipement nécessaire à l’armée du seigneur. Il y a là beaucoup de belles vignes dont on fait du vin en très grande quantité ;car la vigne ne pousse dans aucune autre contrée de la Chine et c’est à partir d’elle que le vin est porté dans tout le pays. Les gens ont encore de grandes quantités de soie, car ils ont en abondance des mûriers et des vers qui la fabriquent. Et quand on part de cette cité de Taiyuan, on chevauche vers l’ouest sept journées à travers de belles contrées et on trouve des villes et villages en quantité, qui vivent de toutes sortes de commerces et d’artisanats. De nombreux et grands marchands partent de

Le

-

260

Le Devisement du monde

contree plusieurs grans marcheans qui vont en Ynde et en autres païs faisant (70) leurs marchandises et leur prouffit. Et quant l’en a chevauchié ces .vi1. journees, adonc treuve l’en une cité qui a a nom Pianfu, qui est grant cité et de grant vaillance,

en laquelle a marchans

assez.

Il vivent d’ars et de

marchandisez et y a soie en grant habondance. Ore vous lairons de ce a parler et vous conterons d’une grant cité qui a a nom Caciauf. Maiz tout avant vous diray d’un noble chasteau que l’en appelle Caycuy. CVII.

Cy nous devise d’un noble chasteau qui s'appelle le

chastel de Caycuy'®.

Quant l’en se [depart]* de Pianfu, si chevauche l’en par ponent .I. journees. Adonc treuve l’en le noble chasteau de Caycuy, lequel fist jadis faire ung roy de celle contree que l’en nommoit le Roy Dot, ouquel chastel a ung moult beau chasteau et grant. Il y a une grant sale, la ou a pourtrait tous les roys qui furent anciennement en celle contree, et est painte a or et de moult belle autre painture, et c’est moult belle chose a veoir. Et tout ce avoit fait chascun roy qui regnoit en celle province l’un aprez l’autre. Ore vous conterons d’une belle nouvelle qui avint a ce Roy Dot et du Prestre Jehan”, si comme la gent de cellui chasteau racontent. Il fu voirs, selonc ce que ilz distrent, que le dit Roy Dot avoit guerre au Prestre Jehan, maïiz il estoit [en siJ® fort lieu que le Prestre Jehan ne lui pouoit nuyre. Adonc il avoit grant ire. Ore advint qu’il s’assemblerent .xvI. varlez de la court Prestre Jehan et lui distrent, s’il vouloit, qu’il apporteroient le Roy Dot tout vif. Et il respondi que il le vouloit moult bien et voulentiers et qu’il leur en saura moult bon gré se il le font ainsi. Et quant il orent le congié du Prestre Jehan leur seigneur, si s’em partirent tous ensamble a grant compaignie _ d’escuiers et s’en alerent a ce Roy Dot et se presenterent (71) a lui et lui distrent qu’il estoient a lui venuz d’estrange païs pour lui servir. Et le roy leur respondi que il fussent les bien venuz et que moult lui plaisoit leur service, comme cellui qui a

. nul mal ne pensoit. En telle maniere se mistrent ces mauvaiz _

varlez a servir cellui roy et estoient de moult beau service si ; 108a. B b. J. le secont s. c. ainsi] B

-

La Description du monde

261

cette contrée et se rendent en Inde et dans d’autres pays où ils font un commerce profitable. Et quand on a chevauché ces sept journées, on trouve une cité nommée Lin-Fen : c’est une cité grande et d’importance où il y a des marchands en quantité. Les gens y vivent de l’artisanat et du commerce ; on y trouve de la soie en abondance. Mais nous cesserons de vous en parler et nous vous parlerons d’une grande cité nommée Tongguan. Mais auparavant je vous parlerai d’un illustre château appelé Chiehsien. CVIIL.

L'illustre château appelé le château de Chiehsien.

Quand on part de Lin-Fen, on chevauche deux journées vers l’ouest. On trouve alors l’illustre village de Chiehsien, que fit faire jadis un roi de cette contrée, nommé le roi Dot'. Dans ce village il y a un château très beau et grand. Il y a là une grande salle où se trouvent peints tous les rois qui régnèrent anciennement dans cette contrée ; elle est peinte d’or et d’autres très belles couleurs : c’est une très belle chose à voir. C’est l’œuvre de tous les rois qui ont régné l’un après l’autre sur ce pays. Mais nous allons vous raconter une belle histoire qui concerne le roi Dot et le Prêtre Jean, comme les gens de ce village la racontent. C’est un fait, à ce qu’ils disent, que le roi Dot était

en guerre avec le Prêtre Jean. Mais il était dans une forteresse si imprenable que le Prêtre Jean ne pouvait l’atteindre, ce dont il était furieux. Or il arriva que dix-sept jeunes gens de la cour du Prêtre Jean se réunirent et lui dirent que s’il le voulait, ils lui amèneraient le roi Dot vivant. Il leur répondit qu’il le voulait très volontiers et qu’il leur serait très reconnaissant s’ils agissaient ainsi. Quand ils eurent la permission du Prêtre Jean leur seigneur, ils partirent tous ensemble en compagnie d’une foule d’écuyers, se rendirent chez le roi Dot, se présentèrent à lui et lui dirent qu’ils étaient venus de l’étranger pour le servir. Le roi leur répondit qu’ils étaient les bienvenus et qu’il était très heureux de leur offre de service : il ne songeait pas à mal. C’est ainsi que ces perfides jeunes gens entrèrent au service du 1. Roy Dot :le lecteur ne pouvait comprendre Dot autrement que comme un nom propre. D’autres rédactions, dont F et TA, montrent qu’il faut lire «d’or», ce qui traduit le mot chinois Kin, nom de la dynastie renversée par les Mongols. Marco raconte une pure légende édifiante. à

262

Le Devisement du monde

que le roy les amoit et tenoit chiers. Quant ilz orent demouré entour ce roy prez de deux ans comme ceulx qui ne pensoient a autre chose que a traÿson, si alerent ung jour avecques le roy deduire avec pou d’autre gent comme ceulx en qui le roy se fioit moult et tenoit prez. Et quant il orent passé ung flun qui estoit [loings]* du chastel entour une mille et i1z se virent seulz

avec le roy, si distrent entre eulz que ore estoit temps de faire ce pour quoy ilz estoient la venuz, si mistrent maintenant les mainz aux espees et distrent au roy que maintenant alast avec eulx ou, se ce non, ilz l’occiroient. Quant le roy vit ce, si en ot paour et moult s’esmerveilla et leur dist : « Et comment, beaulx seigneurs ! et qu’est ce que vous ditez ? Et ou voulez vous que je voise ? » Et ceulx respondirent : « Vous vendrez, vueilliez ou non, jusquez a nostre seigneur le Prestre Jehan ». CIX.

Comment le Prestre Jehan prist le roy Dot'®.

Quant ce Roy Dot vit ce, si en ot grant dueil, que a pou que il ne mouroit, et leur dist : « Beau filz, pour Dieu, aiez pitié de moy ! Et vous savez bien comment je vous ay honnourez et chier tenuz en mon hostel. Et vous me voulez mettre es mains de mon anemi mortel! Certes, se vous faitez ce, vous ferez grant mal et grant desloyaulté et moult grant villennie ! >» Ceulx respondirent qu’il convenoit que ainsi fust, si le menerent a leur seigneur le Prestre Jehan. Et quant le Prestre Jehan le vit, si en ot moult grant joye et lui dist que il fust le maulz venuz. Le Roy Dot ne (71°) respondi mot comme cellui qui ne savoit que: il deust dire. Si commanda que maintenant fust pris et menez dehors et que il lui feissent garder bestes et que il fust bien gardez. Si fut pris et mis a garder les bestes et ce lui fist il faire pour despit de lui [et pour desprisier le pour monstrer qu’il n’estoit neant contre lui]. Et quant il ot ainsi les bestes gardees 1. ans, si le fist venir devant lui et lui fist grant honneur et lé vesti de riches dras et lui dist : «Sire roy, or puez tu bien veoir que” tu n’estoies homme de [contrester]° a moy ». Le Roy Dot respondi : « Certes, sire, je congnoiz bien et congnoissoie touteffoiz que je n’estoie pas homme de contrester a vous ». Et quant il ot ce dit, si lui dist le Prestre Jehan : « Je ne te demande 108d. prez. 109a. q. se t. b. contraire

La Description du monde

263

roi et leur service était d’une perfection telle que le roi les appréciait et aimait. Quand ils eurent séjourné près de deux ans chez ce roi tout en ne songeant à rien d’autre qu’à le trahir, ils allèrent un beau jour chasser avec le roi et une petite escorte, car le roi avait beaucoup de confiance en eux et il les gardait près de lui. Quand ils eurent traversé un fleuve qui était à près d’un mille du château et qu’ils se virent seuls avec le roi, ils se

dirent qu’il était temps de faire ce pour quoi ils étaient venus, ils mirent aussitôt la main à l’épée et dirent qu’il devait venir avec eux sans délai, sinon ils le tueraient. Quand le roi vit ça,

il prit peur, s’étonna et leur dit : «Comment donc, messieurs ! qu'est-ce que vous me dites ? Où voulez-vous que j’aille ? » Et ils répondirent : « Vous irez, que vous le vouliez ou non, trouver notre seigneur le Prêtre Jean ». CIX. Le Prêtre Jean fait prisonnier le roi Dot. Quand le roi Dot vit ça, il fut plongé dans la consternation et faillit en mourir; il leur dit :

«Mes amis, pour l’amour de Dieu,

ayez pitié de moi ! Vous savez bien comme je vous ai traités à ma cour honorablement et aimés. Et vous voulez me livrer aux mains de mon ennemi mortel ! Certes, si vous le faites, vous commettrez un grand crime, une grande forfaiture, une très grande infamie ! » Ils répondirent qu’il lui fallait en passer par là et le menèrent devant leur seigneur, le Prêtre Jean. Quand le Prêtre Jean le vit, il en fut très heureux et l’accueillit avec des paroles de malédiction. Le roi Dot ne répondit pas, il ne savait que dire. Le Prêtre Jean commanda qu’on se saisît de lui sans délai et le menât dehors, qu’on lui fît garder les bêtes et qu’on le tînt sous bonne garde. On se saisit de lui et on le mit à garder les bêtes, ce que le Prêtre Jean lui fit faire pour son humiliation, pour l’abaisser afin de lui montrer qu’il n’était rien à côté de lui. Quand il eut gardé ainsi les bêtes deux années, Prêtre Jean . Je fit venir devant lui, le traita avec de grands égards, le revêtit de vêtements superbes et lui dit : « Sire le roi, tu peux voir que tu n’étais vraiment pas homme à me tenir tête». Le roi Dot répondit : « Certes, sire, je reconnais, j’ai toujours reconnu, que . je n’étais pas homme à vous tenir tête ». Quand il eut dit ça, le - Prêtre Jean lui dit : «Je ne te demande rien d’autre, désormais

264

Le Devisement du monde

autre chose, maiz desormaiz te feray servir et honnourer lui fist donner chevaulx et harnoiz et belle compaignie renvoia en son païs. Depuis en avant fut il son amy et seigneur le Prestre Jehan. Ore vous lairons a conter de nouvelle qui avint au Roy Dot, si vous dirons d’autre ensuivre nostre matiere.

CX.

». Si et le tint a ceste pour

Cy nous devise du flum de Caramoran et de [la] grant cité de Caciauf.

Et quant l’en est party de cest chastel, si chevauche l’en environ .XxX. milles par ponent. Adonc treuve l’en ung grant flun qui est appellez Caramoran, qui est si grant qu’il ne se puet passer par pont. Car il est moult large et moult parfont et va jusques a la grant mer Occeanne qui avironne le monde, c’est toute la terre. Et sur ce flun a plusieurs citez et chasteaulx ou il y a plusieurs marcheans. Car sus ce flun fait l’en moult de marchandises, pour ce que en la contree environ croist gingenbre assez et soie a grant habondance. Il y a si grant habondance d’oisellez que l’en y auroit bien .n1. faisans (72) pour un gros venisien d’argent. Et quant l’en a passé ce flun et l’en a chevauchié .I1. journees par ponent, adonc treuve l’en la noble cité devant dite de Caciauf. Les gens sont tous ydres. Et encore vous di que vous sachiez que tous ceulx de la province du Catay sont tous ydolastres. Elle est cité de moult grant noblesse et de moult grant marchandise de moult de manieres de dras a or. I1zZ ont soie a moult grant habondance dont l’en fait de moult de manieres de dras a or et de toutez autres façons. Autre chose n’y a qui a ramentevoir face. Et pour ce irons nous plus avant et vous dirons d’une noble cité qui est chief du regne qui a a nom Guengyenfu.

CXI. Cy nous dit de la cité de Guengyanfu, Quant l’en dit dessus, si foiz trouvant chandises de 109c. e. let.

se part de la cité de Caciauf de quoy nous avons chevauche l’en .VI. journees par ponent, toutefcitez et chasteaulx assez ou il a grans mardras et maintz beaulx jardins et moult de beaulx

La Description du monde

265

je te ferai servir et honorer ». Il lui fit donner des chevaux, un équipage et une belle compagnie et il le renvoya dans son pays. Depuis, le roi fut son vassal et tint le Prêtre Jean pour son seigneur. Mais nous cesserons de vous raconter cette histoire qui arriva au roi Dot et nous vous parlerons d’autre chose pour continuer notre sujet. CX. Description du fleuve Jaune et de la grande cité de Tongguan. Quand on est parti de ce village, on chevauche environ vingt milles vers l’ouest. Alors on trouve un grand fleuve appelé le fleuve Jaune, qui est si grand qu’il n’est pas de pont pour le traverser. Il est en effet très large, très profond, et va jusqu’à l’océan qui entoure le monde, c’est-à-dire toute la terre. Sur ce fleuve il y a bien des cités et villages où il y a bien des marchands. Sur ce fleuve il se fait un grand trafic, car aux environs

sont produits le gingembre en quantité et la soie en abondance. Il y a là une si grande abondance d’oiseaux que l’on y aurait bien trois faisans pour un gros vénitien d’argent. Et quand on a traversé ce fleuve et chevauché deux journées vers l’ouest, alors on trouve l’illustre cité, déjà mentionnée, de Tongguan. Les gens sont tous idolâtres — il faut que vous sachiez que tous ceux du pays de Chine sont idolâtres. C’est une cité très illustre qui vit d’un très grand commerce de toutes sortes de draps d’or. Les gens ont de la soie en très grande abondance dont on fait toutes sortes de draps d’or et d’autres draps. Il n’y a rien d’autre qui mérite d’être rappelé. C’est pourquoi nous irons plus loin et nous vous parlerons d’une illustre cité qui est la capitale du royaume et se nomme Xian.

CXI.

La cité de Xian.

Quand on part de la cité de Tongguan dont nous venons de parler, on chevauche huit journées vers l’ouest, en trouvant toujours des cités et villages en quantité où il y a un grand |commerce de draps, beaucoup de beaux jardins, beaucoup de

| k

266

champs tous plains de mouriers dont l’en fait la soie. Les gens sont trestous ydres. Il y a assez venoisons et oyseaulx assez et de toutes manieres. Et quant l’en a chevauchié ces .VuI. journees que je vous ay dit, adonc treuve l’en ceste grant cité et noble de Guengyanfu, si comme je vous ay dit, qui moult est grant et belle. Et est chief de tout le regne de Guengyanfu qui anciennement fut noble royaume et riche et grant. Et jadis y ot plusieurs grans roys et puissans, maiz orendroit en est roy et sire le filz au Grant Kaan qui Manglay est appellez, car 1l lui a donné cel royaume et l’en a couronné a roy. Elle est cité de grant marchandise et de grans ars. I1z ont soie a moult grant habondance, car ilz labourent dras de soie et d’or de plusieurs manieres et aussi labourent ilz de tous harnas (72Ÿ) qui a ost

appartiennent. I1Z ont de toutez choses assez qui à corps d’omme appartiennent pour vivre et grant marchié. Et la ville est a ponent et sont ydres. Et dehors la ville est le palaiz du seigneur qui Manglay est appellez, si comme je vous ay dit dessus. Et sachiez que* roy [est] couronné, filz du Grant Kaan. Il est si beau et si grant comme je vous diray. Il est en ung moult grant plain, la ou il a fluns et lacs et fontaines assez. Il y a tout avant ung moult grant mur gros et hault qui dure environ .V. milles tout mollez et bien fait. Et enmy ce mur est le palaiz le roy, si beau et si grant que nul ne le pourroit mieulx deviser. Il y a maintez bellez salles et grans et maintez grans chambres toutes pourtraites et paintes a or et a autres diverses couleurs. Ce roy Monglay maintient moult bien son royaume en grant justice et en moult grant droit et est moult amez de ses gens. Les ostz demeurent environ le palaiz et y ont grant planté de venoisons. Atant nous partirons de cest royaume et vous conterons d’une autre province qui est en montaignes qui a a nom Concongue et est moult ennuieuse voie a cheminer.

111a. q. ler.

L YF

Dh

Le Devisement du monde

3

La Description du monde

267

beaux champs tout pleins des mûriers dont on tire la soie. Les gens sont tous idolâtres. Il y a beaucoup de gros gibier et des oiseaux en quantité et de toutes espèces. Et quand on a chevauché ces huit journées dont je vous ai parlé, alors on trouve cette grande et illustre cité de Xian, comme je vous l’ai dit. Elle est très grande et belle. C’est la capitale de tout le royaume de Xian qui fut jadis un royaume illustre, superbe et puissant. Jadis y vécurent bien des rois grands et puissants, mais maintenant le roi et le seigneur en est le fils du Grand Khan qui s’appelle Mangala, car son père lui a donné ce royaume et l’en a couronné roi’. C’est une cité qui vit du commerce et de l'artisanat. On y a de la soie en très grande abondance, on y fabrique des draps de soie et d’or de plusieurs sortes et aussi on y fabrique tous les équipements nécessaires à une armée. Ils ont en quantité tout ce qui est nécessaire à un homme pour vivre, et cela à bon marché. La ville est à l’ouest et ils sont idolâtres. Le palais du seigneur appelé Mangala, comme je viens de vous le dire, est en dehors de la ville. Et sachez qu’il est roi couronné

et fils du Grand Khan. Son palais est aussi beau et grand que je vais vous le dire. Il est dans une très grande plaine où il y a des fleuves, des lacs et des sources en quantité. Il y a d’abord un très grand mur épais et haut qui fait cinq milles de tour, bien modelé? et bien fait. Le palais du roi est au milieu de ce mur, il est si beau et si grand que personne ne saurait bien le décrire. Il s’y trouve beaucoup de salles belles et grandes et de grandes pièces toutes décorées et peintes à l’or et avec d’autres couleurs. Ce roi Mangala gouverne son royaume avec un grand sens de la justice et du droit et il est très aimé de son peuple. Ses armées séjournent autour du palais et on a du gros gibier en quantité. Mais nous partirons de ce royaume et nous vous parlerons d’un autre pays qui est dans la montagne et se nomme Han. La route est très difficile pour les voyageurs.

1. Mangala, troisième fils de Khoubilaï, devint «roi» d’une circonscription formée du Shanxi et du Sichuan en 1272. Il mourut en 1280. Ces dates confirment que le voyage de Marco eut lieu au début de son séjour en Chine (ch. XV, CV). 2. Mollez : texte très douteux ; cf. À : marbrés, F : merlés, TA : merlato

«crénelé ».

268

Le Devisement du monde

CXII.

Cy nous dit de la province de Concongue qui confine

avecques le Manzy \”. Quant l’en se part de cest chastel de Monglay que je vous ay dit, si chevauche l’en par ponent .HI. journees, trouvant touteffoiz villes et chasteaulx assez et beaulx plains assez. Et sont hommes qui vivent de marchandise et de mestiers et ont soie en grant habondance. Et au chief de ces .Il. journees, si treuve l’en grans montaignes et grans valees qui sont de ceste province de Cancun. Il y a citez et chasteaulx assez. IIz sont ydres. Et vivent du labour de la terre et des venoisons des grans bois, car il y a grans boscages assez ou l’en treuve moult de fieres bestes, si comme (73) lyons, leuz serviers et d’aultres manieres de bestes assez, si que moult en prennent les gens de la contree et en ont grans prouffiz. En ceste maniere chevauche l’en [-xx.]° journees par montaignes et par valees, touteffoiz trouvant citez et chasteaulx assez et moult de bons bouscages et de belles herbergeries aux cheminans. Ore nous partirons de ceste contree et vous conterons d’une autre province si comme vous pourrez oïr cy dessoubz.

CXIIL.

Cy nous devise de la province de Acbalet Manzy.

Quant l’en a chevauchié les .xx. journees des montaignes de Cuncun que je vous ay dit dessus, adonc se treuve l’en une province qui a a nom Acbalet Manzy, qui est toute plaine. Il y a citez et chasteaulx assez. Et sont a ponent. Les gens sont _-ydres et vivent de marchandise et d’ars. Et si vous dy que en ceste cité naist si grant quantité de gingembre qu’il s’estent par toute la province du Catay, et en traient les hommes de ceste province grant prouffit et grant bien de lui. I1z ont froument et blé et ris a grant marchié et est moult plantureuse‘terre de tous biens. La maistre cité est appellee Arcamalec. Cest plain dure deux journees si belles comme je vous ay dit, et y a tantes villes et chasteaulx. Et au chief de ces deux journees treuve l’en grans montaignes et grans valees et de grans boys assez. Et chevauche l’en par ceste voie bien .XX. journees par ponent tousjours trouvant villes et chasteaulx assez. Les gens sont 112a. .Vi.] cf. Le chapitre suivant.

-whs", J8S

La Description du monde

269

CXITL. Le pays du Han aux confins du Mangi.

Quand on part de ce château de Mangala dont je vous ai parlé, on

chevauche

vers

l’ouest

trois journées,

en

trouvant

toujours des villes et villages en quantité et de belles plaines en quantité. Les habitants y vivent du commerce, de l’artisanat et ont de la soie en abondance.

Au bout de ces trois journées, on

trouve de grandes montagnes et de grandes vallées qui appartiennent à ce pays du Han. Il y a là des cités et des villages en - quantité. Les gens sont idolâtres. Ils vivent du travail de la terre et de la chasse dans les forêts, car il y a là de grands bois en quantité où l’on trouve beaucoup de bêtes sauvages, comme. des lions, des loups-cerviers et d’autres espèces de bêtes en quantité ; aussi les gens de la contrée en prennent-ils beaucoup et ils en tirent de grands profits. On chevauche ainsi vingt journées par monts et par vaux, en trouvant toujours des cités et villages en quantité, beaucoup de grands bois et de belles auberges pour les voyageurs. Mais nous partirons de cette - contrée et nous vous parlerons d’un autre pays comme vous le verrez ci-dessous.

CXII.

Le pays de Hanzhong.

Quand on a chevauché vingt journées dans la montagne du Han comme je viens de vous le dire, alors on trouve un pays nommé Hanzhong, qui est tout plat. Il y a là des cités et villages en quantité. Le pays est à l’ouest. Les gens sont idolâtres, ils vivent du commerce et de l’artisanat. Je vous dis qu’on produit ® dans cette cité une telle quantité de gingembre qu’il s’exporte par tout le pays de Chine et que les gens de ce pays en tirent _ de grands profits et bénéfices. Ils ont du blé, des céréales, du - riz à bon marché: c’est une terre très fertile à tous égards. La cité principale est appelée Hanzhong. La plaine dure deux journées magnifiques comme je vous l’ai dit et il y a là quantité _ de villes et villages. Au bout de ces deux journées on trouve de grandes montagnes, de grandes vallées et de grandes forêts en quantité. On chevauche par cette route bien vingt journées vers |l’ouest, en trouvant ee des villes et villages en quantité.

270

Le Devisement du monde

ydres. Et vivent du prouffit de la terre et de bestial et de venoisons, car il y a moult de sauvagine et si y a moult grant quantité de celles bestes qui font le muglias. Ore nous partirons de cy et vous conterons des aultres bien et ordonneement si comme

vous pourrez Oÿr.

(73)

CXIV.

Cy nous devise de la province de Sardanfu \"*.

Quant l’en a chevauchié ces .xx. journees de montaignes et de valees que je vous ay dit dessus par ponent, adonc si treuve l’en ung plain qui est d’une province que l’en a[ppelle]* Sardanfu et la maistre cité Sindinfu, qui est au confine du Manzi,

laquelle cité fu jadis grant et noble et moult y ot jadiz grans roys et riches. Elle dure bien environ .XX. milles, maiz elle est devisee en telle maniere comme je vous diray. Il fut vray que le roy de ceste province jadiz quant il mourut, si lessa .n1. filz et commanda que la cité fust partie en trois a ce que chascun de ses troiz filz en eust sa part. Et chascune de ces troiz pars est partie et est muree entour, maiz toutes .I. sont dedens les murs de la grant cité. Et furent ces .mn. filz chascun roy par soy, car chascun avoit sa cité de [part et] la part de son royaume, si que chascun par soy estoit roy. Le Grant [Kaan] prist celui royaume de ces I. roys et le[s] desherita. Et parmy ceste cité court ung grant flun ouquel se prent assez de poisson. Il est large bien la moitié d’une mille et est moult parfont et est si long que il va jusques a la mer Occeanne, maiz il y a moult long chemin bien de quatre vings journees ou cent, et est appellez Quiansuy. Il y a sus cest flun grant quantité de villes et de chasteaulx. Il a en cest flun grant quantité de navies, qu’il n’est nul, s’il ne l’eust veu et l’oÿst conter, qui le peust croire, [et est si grant la moultitude de la grant marchandise que les marchans portent sus et jus par ce flun qu’i n’est homme ou monde qui le peust croire]. Il ne samble pas flun, maiz mer, tant est large. Et vous deviseray ung grant pont qui est dedens _la ville sus cest flun. Le pont est tout de pierre et est bien large -VIN. pas et long bien demy mille, si comme je vous ay dit que le [flun]° est large. De (74) long en long du pont d’une part et d’aultre, si y a coulombes de marbre, lesquelles coulombes 114a. B b. pont.

La Description du monde

D7A

Les gens sont idolâtres. Ils vivent de l’agriculture, de l’élevage et de la chasse, car il y a 1à beaucoup de bêtes sauvages et il y a là aussi une très grande quantité de bêtes dont on tire le musc. Mais nous partirons de là et nous vous parlerons des autres pays méthodiquement comme vous le verrez.

CXIV.

Description du pays de Cheng-Du.

Quand on a chevauché vingt journées par monts et par vaux vers l’ouest comme je viens de vous le dire, alors on trouve une plaine qui appartient à un pays appelé Cheng-Du qui est aux confins du Mangi. La cité principale en est Cheng-Du qui fut jadis une cité grande et illustre, où jadis vécurent bien des rois grands et puissants. Elle fait bien vingt milles de tour, mais elle est partagée comme je vais vous l’expliquer. C’est un fait que le roi de ce pays, jadis quand il mourut, laissa trois fils et il ordonna que la cité fût partagée en trois afin que chacun de ses fils en eût sa part. Chacune de ces trois parties a été découpée et entourée d’un mur, mais toutes trois se trouvent à l’intérieur des murs de la grande cité. Ces trois fils furent chacun roi pour son propre compte et chacun avait sa part de cité et sa part du royaume; ainsi chacun était roi. Le Grand Khan prit le royaume de ces trois rois et il les détrôna. Un grand fleuve court à travers cette cité, il s’y prend quantité de poissons. Il a bien la moitié d’un mille de large, il est très profond, il est si long qu’il va jusqu’à l’océan — mais la distance est bien de quatre-vingts ou cent journées de longueur — et il est appelé le fleuve Bleu. Il y a sur ce fleuve une grande quantité de villes et villages. Il y a aussi une quantité de bateaux si grande que personne ne pourrait le croire pour l’avoir entendu dire, à moins de l’avoir vu. La masse de marchandises que les marchands transportent vers l’amont et vers l’aval sur ce fleuve est si grande qu’il n’est personne au monde qui pourrait le croire. On dirait non un fleuve, mais une mer, tant il est large. Mais je vais vous décrire un grand pont qui est dans la ville sur ce fleuve. Ce pont est tout de pierre, il a bien huit pas de large et bien un demi-mille de long, ce qui correspond à la largeur du fleuve que je vous ai indiquée. De loin en loin et de part et d’autre du pont, il y a des colonnes de marbre qui soutiennent

22.

Le Devisement du monde

soustiennent la-couverture du pont, car il est tout couvert de l’un chief a l’autre moult bien et de moult belle couverture de lignam toute painte de moult riche painture. Et sus ce pont a moult de maintez maisons esquelles se font grans marchandisez et mestiers assez, maiz ces maisons sont toutes de fust qui se mettent le matin et se lievent le soir. Encore a sus ce pont le couvert du Grant Kaan auquel se reçoivent les droiz du seigneur et sa rente. Et vous dy que le droit de ce pont vault bien au seigneur mil poiz de fin or le jour et plus. Les gens sont tous ydres. Et de ceste cité l’en se part et chevauche l’en .v. journees par plains et trouve l’en chasteaulx et citez assez. Encore font plusieurs manieres de dras de soye. Les hommes vivent du prouffit de la terre. Il y a sauvagines assez, lyons et ours et autres bestes sauvages assez. I1z font de moult beaulx cendaulz assez. Et quant l’en a chevauchié ces .V. journees, adonc treuve l’en une grant province moult gaste qui s’appelle Tebet, de laquelle nous dirons cy dessoubz.

CXV.

Cy nous devise de la province de Tebet'".

Aprés les .v. journees que je vous ay dit, adonc entre l’en en une province qui est moult gaste que l’en appelle Tebet. Car Mongu Kaan l’a destruit par guerre. Il y a citez et chasteaulx et casaus tous deroché et gast. Si treuve l’en canes moult grosses et moult merveilleusement grandes. Elles sont grosses bien trois paulmes et longues bien .xV. pas et ont de l’un rion jusques a l’autre plus de .nI. paulmes. Et si vous dy que les marchans et autres gens qui cheminent par celle contree, la (74) nuit ilz prennent de ces canes et en font feu pour ce que, quant elles sont en feu, elles font si grans escroiz que les lyons et les ours et les autres bestes sauvages, que tant en y a par celle province gaste, en ont si grant paour qu’elles s’enfuient tant comme elles peuent et ne s’acosteroient pour riens pres du feu. Et c’est pour ce qu’il n’y a l’esté nulles gens, pour ce sont tant moutepliees ces sauvages bestes. Et ce feu font ilz pour garantir eulz et leurs bestes [des fieres bestes], dont il en y a tant en ceste province que c’est merveilles. Et se ce ne fussent ces _Canes qui font si grans escroiz a l’ardoir et que les bestes en fuient et en ont grant paour, nulz ne pourroit de la passer. Et vous conteray comment ces canes font si grans escroiz. Ilz

La Description du monde

273

le toit du pont, car il a été tout couvert d’un bout à l’autre et avec soin d’un très beau toit de bois tout peint d’une superbe peinture. Sur ce pont il y a beaucoup de boutiques où on pratique le commerce et l’artisanat, mais elles sont toutes de bois et elles s’installent le matin et s’enlèvent le soir. Il y a encore sur ce pont le bâtiment du Grand Khan où sont perçus les droits et taxes du seigneur. Je vous certifie que les taxes sur ce pont rapportent bien au seigneur mille poids d’or fin par jour ou plus. Les gens sont tous idolâtres. Et en partant de cette cité on chevauche cinq journées par la plaine et on trouve des villages et cités en quantité. Les gens fabriquent encore plusieurs sortes de draps de soie. Ils vivent de l’agriculture. Il y a là beaucoup de bêtes sauvages, lions, ours et autres bêtes sauvages en quantité. On fabrique du très beau cendal en quantité. Et quand on a chevauché ces cinq journées, alors on trouve un grand pays tout dévasté appelé Tibet, dont nous allons vous parler.

CXV.

Description du pays du Tibet.

Après les cinq journées que je vous ai dites, on entre dans un pays qui est tout dévasté appelé Tibet'. Les guerres de Mongka Khan l’ont détruit. Il y a là des cités, villages et hameaux tout démolis et dévastés. On trouve des bambous très gros et extraordinairement grands. Ils ont bien trois paumes de large et bien quinze pas de long et ils ont d’un nœud à l’autre plus de trois paumes. J’ajoute que les marchands et tous ceux qui voyagent par cette contrée prennent, la nuit, de ces bambous et ils en font du feu parce que, quand ils brûlent, ils font de si grands craquements que les lions, les ours et autres bêtes sauvages qui sont très nombreuses dans ce pays dévasté en ont si grand-peur qu’elles s’enfuient le plus vite possible et ne s’approcheraient du feu pour rien au monde. C’est parce qu’il n’y a pas d’habitants l’été? que ces bêtes sauvages se sont tant multipliées. Ce feu, les voyageurs le font pour se protéger eux et leurs bêtes des bêtes sauvages qui sont si nombreuses dans ce pays que c’est extraordinaire. Et n’étaient ces bambous qui font 1. Il ne s’agit pas du Tibet actuel, mais de la partie montagneuse du Sichuan. 2. L'esté : texte fautif. Cf. À, qui ne comporte pas cette indication temporelle restrictive.

En.

274

Le Devisement du monde

prennent de ces canes vers, que moult en y a, et en mettent plusieurs au feu. Et quant il ont bien demouré une grant piece, si se tourne la cane et se fent parmy et fait si grant esclat que il semble que il s’oient de nuit bien [de] .x. mille. Et sachiez que, se aucuns ne fust acoustumez de les oïr et les oïst, il

pourroit de legier perdre le sens et mourir, maiz ceulx qui l’ont acoustumé d’oÿr n’y font force pour ce qu’il ont acoustumé de les oïr. Et ceulx qui ne l’ont usé, si leur convient prendre au commencement cotton et farsir bien les oreilles et estoupper et puis bien lier sa teste et sa chiere et la couvrir de toute sa robe que l’en a, et ainsi eschappe l’en au commencement jusques a tant qu’il l’ont usé. Et aussi vous dy je des chevaulx : les bestes qui ne seront de ce acoustumees de ce oïr, quant ilz l’oient, si rompent chevestres et toutes autres cordes et s’en vont fuiant et en ceste maniere en ont il maint perdu. Maiz quant il vueullent aussi eschapper leurs bestes, si les font bien lier et bien enchevestrer les .Ii. piez et puis bien bender la teste et ses oreilles et ses yeulx : (75) en telle maniere eschappent. Maiz les chevaulx, quant 1lz l’ont usé plusieurs foiz, si n’en font pas si grant force, car je vous dy que c’est la plus horrible chose a oïr du monde au commencement. Et avec tout ce aucune foiz en vient des lyons ou des ours et des autres bestes sauvages qui leur font dommage, car moult en y a a grant foison ou païs. Et quant l’en a chevauchié ces .xx. journees, et ne treuvent habitacion nulle si qu’il convient porter tout ce que mestier leur est avec eulz, et trouvant toutez foiz grant planté de ces bestes sauvages qui sont moult perilleuses et pesmes a doubter, adonc treuve l’en citez et chasteaulx assez. Et ont celle gent une telle coustume de marier comme je vous diray. Nulz homs de celle contree pour nulle riens du monde ne prendroit a fame une garce pucelle et dient que elles ne valent riens se elles ne sont usees a couchier avec hommes.

Et font en telle

maniere que, quant

les cheminans passent, si sont appareilliees les vieilles fames atout leurs filles ou leurs parentes ou leurs amies, et vont avec

ces garces pucelles et les mainent aux cheminans qui par la passent, et les donnent a tous ceulx qui les veullent prendre pour faire leur voulenté. Et les hommes les prennent et en font ce que il veullent et puis les [rendent]° aux vieilles qui la les 115a. B

La Description du monde

275

de si grands craquements quand ils brûlent et qui mettent en fuite les bêtes qui en ont grand-peur, personne ne pourrait passer par là. Je vais donc vous dire comment ces bambous font de si grands craquements. On prend des bambous verts — il y en a beaucoup — et on en met plusieurs au feu. Quand ils y sont restés un bon moment, le bambou se tord, se fend par le milieu et fait un si grand bruit qu’on dirait qu’on les entend la nuit à bien dix milles. Et sachez bien que, si quelqu’un les entendait sans y être habitué, il pourrait facilement perdre la raison et mourir ;mais ceux qui sont habitués à les entendre ne s’en inquiètent pas parce qu'ils sont habitués à les entendre. Ceux qui n’en ont pas l’expérience doivent prendre au début du coton, s’en remplir et boucher bien les oreilles et ensuite bien s’entourer la tête et le visage, les couvrir avec tout ce qu’ils ont sous la main comme vêtements : c’est ainsi qu’on s’en tire au début jusqu’à ce qu’on en ait l’expérience. Il en va de même pour les chevaux : les bêtes qui ne sont pas habituées à entendre ça, rompent, quand elles l’entendent, leurs entraves et toutes autres cordes et elles prennent la fuite. C’est ainsi qu’on en perd beaucoup. Mais quand on veut sauvegarder aussi les bêtes, on leur lie et entrave très soigneusement les quatre pieds et on leur bande la tête, les oreilles et les yeux : c’est ainsi qu'ils s’en tirent. Et quand les chevaux en ont fait plusieurs fois l’expérience, ils ne s’en inquiètent pas tant ; mais je Vous assure que c’est la plus horrible chose du monde à entendre au début. En outre, on voit s’approcher quelquefois des lions, des ours et d’autres bêtes sauvages qui font beaucoup de mal, car il y en a en quantité dans ce pays. Quand on a chevauché vingt journées sans trouver d’habitation en sorte qu’il faut emporter avec soi tout ce dont on a besoin, mais en trouvant toujours quantité de ces bêtes sauvages qui sont très dangereuses et très redoutables, . alors on trouve des cités et villages en quantité. Pour se marier les gens ont une coutume que je vais vous dire. Aucun homme de cette contrée ne prendrait pour rien au monde une fille vierge comme femme, ils disent que les filles ne valent rien si

elles n’ont pas l’expérience d’avoir couché avec des hommes. Aussi fait-on en sorte que quand les voyageurs passent, les femmes âgées se tiennent prêtes avec leurs filles, leurs parentes ou leurs amies, elles sortent avec les jeunes filles, les mènent

276

ont amenees, car elles ne les laissent pas aler avec les gens. Et en ceste maniere treuvent les cheminans, quant il vont par les voiez, a .XX. et .xXXX. tant comme

1lz veullent, c’est quant ilz

passent par ung casau ou par ung chastel ou par autre habitacion. Et quant ilz se herbergent avec ceste gent [en]° leurs casaus

ou en leurs chasteaulx,

si en ont aussi tant comme

ilz

veullent, car elles les y viennent prier. Bien est vray que celle avecques (75°) laquelle vous aurez geu, vous lui donrez aucune chosete ou aucun jouelet ou aucun signal qu’elles puissent monstrer, quant elles se doivent marier, que elles ont eu plusieurs hommes, et ne le font pour autre. En telle maniere convient a chascune pucelle pourchacier plus de .XX. si faiz joyaulx ou signaulz, avant qu’elles se puissent marier, par la voie que je vous ay dit. Et celles qui plus auront de signaulz ou de joyaulx et qui plus monstrera que plus aura esté touchiee, si est tenue pour la meilleur et plus voulentiers l’espousent pour ce que [il]° dient qu’elles en sont plus gracieuses. Maiz quant [elles] sont mariees, il les tiennent plus chieres et ont pour trop grant mal se l’un touchast la fame a l’autre, et se gardent tous de ceste honte depuis que il se sont mariez avecques si faitez fames. Ore vous ay conté de cest mariage, que bien fait a raconter et a dire la maniere, car bien y auroient a aler les jeunes bacheliers pour avoir de ces pucelles a leur vouloir, tant comme il en demanderoient et seroient priez sans nul coustement ! Les gens sont ydres et mauvez durement, car il ne tiennent a nul pechié le rober ne le mal faire et sont les greigneurs escarans du monde. I1z vivent de chace et de venoisons et de fruit que il traient de la terre. Et si vous dy que en ceste contree ont moult de bestes dont l’en fait le mugliaz et l’appellent en leur langage gudery, et ont celle male gent moult de grans chiens et bons qui prennent moult de ces bestiolles si que pour ce il ont moult de ce mugliaz et grant habondance. I1z n’ont pas monnoie de chartre du seel du Grant Kaan, maiz ont monnoie que il font de sel. I1z se vestent moult povrement (76) et leurs vestemens sont de peaulx de bestes et de chevaulx et de chanevaz et de boguerans. Et ont langage a par eulz et s’appellent

115b. avec c. elles d. il

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Le Devisement du monde



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La Description du monde

277

aux voyageurs qui passent par là et les donnent à tous ceux qui veulent les accepter pour qu'ils en prennent leur plaisir. Et les hommes les acceptent, en prennent leur plaisir et puis ils les rendent aux vieilles qui les ont amenées là, car elles ne leur permettent pas de partir avec les gens. De cette façon les voyageurs en trouvent, quand ils voyagent, vingt, trente, autant qu’ils veulent, chaque fois qu’ils passent par un hameau, un village ou une autre habitation. Et quand ils logent chez ces gens dans leurs hameaux ou leurs villages, ils en ont aussi autant qu’ils veulent, car les filles viennent les relancer. C’est un fait qu’à celle avec qui vous aurez couché vous donnerez une petite chose, une babiole, une médaille : ainsi élles pourront montrer, quand elles se marieront, qu’elles ont eu plusieurs hommes, c’est la seule cause de leur conduite. C’est ainsi, de la façon que je vous ai dite, que chaque fille doit se procurer plus de vingt babioles ou médailles de ce genre avant de pouvoir se marier. Celle qui aura le plus de médailles et de babioles et qui montrera qu’on l’a le plus touchée est considérée comme la meilleure et on l’épouse avec le plus de plaisir parce qu’on dit qu’elle a le plus de chances. Mais quand elles sont mariées, les maris ont d’autant plus d’affection pour elles, ils considèrent pour un très grand mal que quelqu'un touche à la femme d’autrui et ils se gardent bien de cette honte une fois qu'ils se sont mariés avec de pareilles femmes. J’ai fini de vous parler de ce mariage qui mérite bien d’être raconté et expliqué, car les jeunes gens prendraient plaisir à se rendre là-bas pour avoir de ces filles à leur volonté, autant qu’ils en demanderaient, et ils seraient relancés sans qu’il leur en coûte rien ! Les

gens sont idolâtres et très vicieux, ils ne considèrent pas comme un péché que de voler ou de faire le mal, ce sont les plus grands brigands du monde. Ils vivent de la chasse, du gros gibier et de la culture de la terre. J'ajoute qu’il y a dans cette contrée beaucoup de bêtes dont on tire le musc, les gens les appellent dans leur langue gudderi, et ces vicieux ont beaucoup de grands et excellents chiens qui prennent beaucoup de ces petites bêtes ; aussi ont-ils du musc en grande abondance. Ils n’usent pas du papier-monnaie marqué au sceau du Grand Khan, mais ils usent du sel comme monnaie. Ils s’habillent très .pauvrement et leurs habits sont faits de peaux de bêtes et de

278

Le Devisement du monde

Tebet. Et ce Tebet est une grant province dont je vous diray encore, si comme vous pourrez oïr. Ceste province de Tebet est une grant province et ont langage par eulz, si comme je vous ay dit. Et sont ydres et se finent comme le Manzy et comme maintez autres provinces. I1z sont moult grans larrons. Elle est si grant province qu’il y a .VII. royaumes et grant quantité de citez et de chasteaulx. Il y a en plusieurs lieux fluns et mons,

la ou se treuve l’or en paillole en grant quantité. Il y a canelle en grant habondance. En ceste province s’espant le coural et est moult chier, car il le mettent au col de leurs fames et de leurs ydres par grant joie. Encore ont en ceste province cameloz assez et autres dras d’or et de soie. Et si y naïist maintez espices qui oncques ne furent veues en nostre païs. Encore sachiez qu’il ont les plus sages enchanteurs et les meilleurs astronomiens qui soient en celles contrees qui sont entour, car il font les plus fiers enchantemens et les greigneurs merveilles, et tout par art dyabolique, que c’est merveille a oïr ne a veoir. Et pour ce ne le vous conteraÿy pas en nostre livre que moult s’en esmerveilleroient les gens et ne seroit pas bonne oevre. IIz sont moult maulz acoustumez. I1Z ont grans chiens mastins comme asnes, qui sont moult bons a prendre bestez sauvages si qu’il en ont moult grant quantité, si comme je vous ay dit. IIz ont encore plusieurs manieres de chiens de chace. I1z ont moult bons faucons laniers qui sont bien volans et scevent bien [oiseler]*, lesquelz sont pris en leurs montaignes. Ore vous lesserons a parler de ceste province de Tebet, car bien vous en avons (76Ÿ) conté, et vous conterons d’une autre province qui

est appellee Gaindu. Et entendez que Tebet et tous les autres royaumes et provinces et regions qui en cest livre sont escriptes sont au Grant Kaan, fors seullement ces provinces qui sont au commencement de nostre livre, qui sont au filz d’Argon le seigneur de Levant, ainsi comme je vous ay escript : que tout est au Grant Kaan, car il tient sa terre de lui et est son homme et son parent et de son emperial lignie. Et pour ce de celles provinces! toutes les autres qui sont escriptes en nostre livre sont toutes au Grant Kaan si que, se vous ne les trouvez escriptes, entendez les desormaiz si comme je vous ay dit.

115e. les oyselleurs f. p. et de t.

La Description du monde

279

chevaux, de chanvre et de bougran. Ils ont leur langue à eux et leur pays s’appelle le Tibet. Ce Tibet est un grand pays dont je vous dirai encore quelques mots. Ce pays du Tibet est un grand pays, les gens ont une langue à eux comme je vous ai dit. Ils sont idolâtres et leur pays touche au Mangi et à bien d’autres pays. Ce sont de très grands voleurs. C’est un si grand pays qu’on y trouve huit royaumes et une grande quantité de cités et villages. Il y a en plusieurs lieux des fleuves et des montagnes où on trouve de l’or en paillettes en grande quantité. Il y a là de la cannelle en grande abondance. Dans ce pays on consomme le corail et il est très cher, car on le met au cou des femmes et des idoles avec beaucoup de plaisir. On a aussi dans ce pays beaucoup de camelots et des draps d’or et de soie. Il y pousse bien des épices qui n’ont jamais été vues chez nous. Sachez encore qu’il y a dans ces contrées alentour les magiciens les plus savants et les astrologues les meilleurs qui soient, car ils font les enchantements les plus extraordinaires et les prodiges les plus grands, tout cela grâce à la science du diable : c’est une merveille à entendre ou à voir. Je ne vous en parlerai pas dans notre livre parce que les gens en seraient très étonnés et que ce ne serait pas une bonne action. Ils ont de très mauvaises coutumes. Ils ont des mâtins grands comme des ânes qui sont excellents pour prendre des bêtes sauvages en sorte qu’ils en ont en grande quantité comme je vous l’ai dit. Ils ont encore plusieurs espèces de chiens de chasse. Ils ont d’excellents faucons laniers qui sont rapides et savent bien chasser les oiseaux et ces faucons sont pris dans leurs mon-. tagnes. Mais nous cesserons de parler de ce pays du Tibet, car nous vous en avons bien parlé, et nous vous parlerons d’un autre pays appelé Xichang. Et comprenez bien que le Tibet et tous les autres royaumes, pays et régions qui sont mentionnés dans ce livre sont au Grand Khan, à l’exception de ces pays qui figurent au début de notre livre et qui sont au fils d’Argoun le seigneur du Levant, comme je l’ai écrit. Mais tout est au Grand Khan, car le fils d’Argoun tient sa terre de lui, il est son vassal,

son parent et de la famille impériale. Pour cette raison, depuis ces pays-là, tous ceux qui sont mentionnés dans notre livre sont au Grand Khan en sorte que, si vous ne le trouvez pas précisé,

|comprenez désormais comme je viens de le dire.

Àa LL

280

Le Devisement du monde

CXVI.

Cy devise de la province de Gaindu'"°.

Gaindu est une province vers ponent et n’y a que ung roy. I1z sont ydres et sont au Grant Kaan. Il y a citez et chasteaulx assez. Et si ont ung lac, la ou l’en treuve perles. Maïz le Grant Kaan ne veult que nul les traie pour ce que, se il en feist traire tant comme l’en en pourroit traire de laiens, que moult en y a, il s’en trairoit tant que moult seroient villes et ne vauldroient noient. Maiz quant il en veult avoir, si en fait traire a sa voulenté pour lui tant comme il veult, maiz nul autre n’y en puet traire que maintenant ne fust destruit du corps. Encore y a une montaigne en laquelle l’en treuve une maniere de pierres que l’en appelle turquoises, qui sont moult belles pierres et en y a grant quantité ; maiz le grant sire ne lesse point les traire fors

par son commandement. Et vous di que en ceste province a une telle coustume que je vous diray, c’est de leurs moilliers. Car i1z n’ont mie [a vilennie] se ung forestier ou ung autre homme le honnist de sa fame ou de sa fille ou de sa suer ou de aucune fame que ilz aient en leur maison, maiz l’ont a grant bien quant l’en gist avecques elles, et dient que pour ce leur fait leurs dieux et leurs ydres mieulx et (77) leur donne des choses tem-

porelz a grant foison. Et pour ce en font si grant largesse de leurs fames aux forestiers et a toutes autres gens si comme je vous diray. Car sachiez que, quant ilz voient que ung forestier veult herbergier, chascun en est si liez et joieulx de le recevoir en son hostel et, maintenant que il est herbergiez, le maistre de l’ostel yst maintenant hors de l’ostel et commande a sa fame que maintenant soit faite toute la voulenté au forestier. Et puis, quant il lui a ce dit et commandé, si s’en va a ses vignes ou a ses champs dehors et ne retourne jusques atant que le forestier se soit party, si que aucune foiz demeure .HI. jours ou .II. en la maison de ce chetif homme, soulassant avecques sa fame ou sa fille ou sa suer ou laquelle que il vouldra. Et tant comme il demeure laiens, si pent a la fenestre ou a la porte le chappeau au forestier ou aucun autre sien signal a ce qu’il congnoisse le seigneur de l’ostel que cellui est laiens encore et, tant comme il verra le seignal, il n’y osera entrer. Et cest usage fait l’en par toute ceste province. I1zZ ont monnoie en telle maniere : ilz ont or en verge et le poisent a poiz; tant comme il poisent, si valent ;maiz nulle monnoie ferue en coing il n’ont. Leur petite

La Description du monde CXVI.

281

Description du pays de Xichang.

Le Xichang est un pays à l’ouest et il n’y a là qu’un roi. Les habitants sont idolâtres et ils sont au Grand Khan. Il y a là des cités et villages en quantité. Il y a là un lac où l’on trouve des perles. Mais le Grand Khan ne veut pas qu’on les en retire parce que, s’il en faisait retirer tout ce qu’on pourrait en retirer — et il y en a beaucoup -, on en retirerait tant que les perles seraient dévaluées et ne vaudraient rien. Mais quand il veut en avoir, il en fait retirer à son gré pour lui seul tant qu’il veut, mais personne d’autre ne peut en retirer sans perdre immédiatement la vie. Il y a là encore une montagne où l’on trouve une variété de pierres appelées turquoises, qui sont de très belles pierres, et il y en a en grande quantité ;mais le Grand Seigneur ne les laisse pas extraire, sinon sur son ordre exprès. J'ajoute qu’il y a dans ce pays une coutume que je vais vous dire et qui concerne les épouses. Les gens ne tiennent pas pour une honte qu’un étranger ou une autre personne les déshonore avec leur femme, leur fille, leur sœur ou quelque autre femme de leur maison, mais ils tiennent pour un grand bonheur que l’on couche avec elles et ils disent que grâce à ça leurs dieux et leurs idoles leur sont plus favorables et leur donnent en grande abon-

dance les biens de ce monde. Voilà pourquoi ils donnent leurs femmes avec tant de libéralité aux étrangers et aux autres gens comme je vais vous le dire. Sachez que quand ils voient qu’un étranger cherche à se loger, chacun est joyeux et content de le recevoir chez soi et, dès qu’il est logé, le maître de maison sort sans retard de chez lui et ordonne à sa femme que sans retard elle satisfasse à tous les désirs de l’étranger. Puis, quand il le

lui a dit et ordonné, il se rend dans ses vignes ou ses champs à l’extérieur et il ne rentre pas avant que l’étranger ne soit parti ; ainsi il séjourne parfois trois ou quatre jours dans la maison de ce pauvre diable, où il se donne du bon temps avec sa femme,

sa fille, sa sœur ou celle qu’il voudra. Tant qu’il y séjourne, on suspend à la fenêtre ou à la porte le chapeau de l’étranger ou un autre signal afin que le maître de maison sache que l’autre est encore là : tant qu’il verra le signal, il n’osera pas rentrer. Cet usage est pratiqué par tout ce pays. Et voici quelle est la . monnaie des habitants. Ils ont de l’or en lingots et ils le pèsent Lo des balances; les lingots valent en fonction de leurs d

4

282

Le Devisement du monde

monnoie est telle : ilz prennent le sel et le font cuire et puis le gettent en forme et est si grande chascune que bien puet peser

demi livre, et les .ur*, [formes de tel sel vault]* ung saje d’or fin, c’est ung poiz ; et ceste est la petite monnoie que il despendent. IIz font le mugliaz des bestez qu’il ont en grant habondance, et en font grant foison. I1z ont poisson assez et le traient d’un lac que je vous ay dit, la ou se treuvent les perles. Et les bestes sauvages [si comme lyons, ours et dains et lous et serviers et chameus ont il assez], et oyseaulx de toutez façons

dont ilz ont assez. Ilz n’ont point de vin de vigne, maïz il font vin de froument et de ris et d’espices moult bonnes. Il croist en ceste province (77*) girofles assez. Il est ung arbre petit qui a fueilles comme ***°” aucunes [foiz]° plus longues et plus estroites. La fleur est blanche et petite comme le giroffle. Encore ont il gingembre et canelle et d’autres espices en grant habondance qui ne vindrent oncques en nostre païs ; et pour ce n’est il besoing d’en conter. Ore vous lairons de ceste province, car bien vous en avons conté; sy vous conterons cy avant de ceste dite contree de Gaindu que, quant l’en a chevauchié .x. journees tousjours trouvant citez et chasteaulx assez, les gens sont de celle mesme

maniere.

[Il ont venoison

et oiseillons

assez de toutes manieres.] Et quant l’en a chevauchié ces .x. Journees, si treuve l’en ung fleuve grant qui est appellez Brius auquel se fenist la province de Gaindu. Et en cest fleuve treuve l’en grant quantité d’or en paillole ; et y a assez canelle. Ce flun va jusques a la mer Occeanne. Ore vous lairons de cest flun a parler pour ce qu’il n’y a chose qui a conter face, et vous conterons d’une autre province qui à a nom Caraian, si comme vous pourrez oïr et entendre cy avant.

CXVII. Cy nous devise de la cité et province de Caraian. Quant l’en a passé ce flun, adonc treuve l’en et entre l’en en

la province de Caraian, qui est si grande que bien y a .VIL royaulmes. Et est vers ponent. Et sont ydres, et sont au Grant 3

D

116a. d. ts. v. f.] B b. cf. orbeque F, laurer AC e. C d. c. qui‘q. s

:

Lt

La Description du monde

283

poids ;mais ils n’ont pas de monnaie frappée. Voici quelle est leur petite monnaie. Ils prennent du sel, le font cuire et puis le jettent dans une forme et chaque forme est si grande qu’elle peut bien peser une demi-livre, et quatre-vingts formes de ce sel valent un saggio d’or fin, c’est-à-dire un poids; voilà la petite monnaie qu’ils dépensent. Ils tirent du musc des bêtes qu'ils ont en grande abondance et ils en tirent en grande quantité. Ils ont beaucoup de poisson et ils le tirent du lac dont je vous ai parlé, où on trouve les perles. Ils ont beaucoup de bêtes sauvages, lions, ours, daims, loups et loups-cerviers, chameaux, et aussi beaucoup d’oiseaux de toutes espèces. Ils n’ont pas de vin de vigne, mais ils font du vin avec le blé, le riz et d'excellentes épices. Le giroflier pousse en quantité dans ce pays. C’est un petit arbre qui a des feuilles comme***, un peu plus longues et plus étroites. La fleur en est blanche et petite comme un clou de girofle. Ils ont aussi du gingembre, de la cannelle et, en quantité, d’autres épices qui ne sont jamais arrivées chez nous;

aussi n’est-il pas nécessaire d’en parler.

Mais nous laisserons ce pays, nous vous en avons assez parlé, et nous vous dirons dorénavant à propos de cette contrée de Xichang que, quand on chevauche dix journées en trouvant toujours des cités et des villages en quantité, les gens ont les mêmes mœurs. Ils ont du gros gibier et des oiseaux en quantité et de toutes espèces. Quand on a chevauché ces dix journées, on trouve un grand fleuve appelé le haut fleuve Bleu où finit le pays de Xichang. Dans ce fleuve on trouve une grande quantité d’or en paillettes ; il y a là beaucoup de cannelle. Ce fleuve va jusqu’à l’océan. Mais nous cesserons de vous parler de ce fleuve parce qu’il n’y a rien qui mérite d’être raconté, et nous vous parlerons d’un autre pays nommé le Yunnan, comme vous le saurez plus loin.

CXVIIL. Description de la cité et du pays de Yunnan. Quand on a traversé ce fleuve, alors on trouve le pays de Yunnan où on entre et qui est si grand qu’il y a bien sept royaumes. Il est vers l’ouest. Les gens sont idolâtres et ils sont

À

7

284

Le Devisement du monde

Kaan ; maiz il en est roy ung sien filz qui a nom Esentemur, qui moult est grant roy et riche et puissant et maintient bien sa terre en justice, car il est sages et preudoms. Quant l’en se part du flun que je vous ay dit, et l’en va .v. journees par ponent, trouvant villes et chasteaulx assez, la ou il naïist de moult bons chevaulx. Ilz vivent de bestial et du prouffit de la terre. IIz ont langage par eulz qui est moult (78) grief a entendre. Et adonc au chief de ces .V. journees treuve l’en la maïistre cité et celle qui est chief du royaume que l’en appelle Iacyn, qui moult est grant et noble. Il y a marchans et hommes de ars assez. Il y a gens de plusieurs manieres, car il y a sarrazins et ydres et ung pou de crestiens nestorins. 11Z ont froument et ris assez, maiz il ne menguent pas le pain de froument pour ce qu’il est enferme en celle province, maiz menguent le ris, et font boisson du ris et d’espices, qui moult est cler et bon. Il ont monnoie si faite, car il despendent pourcelaine blanche, celles qui se treuvent en la mer et que ce mettent au[x] cols des chiens, et vallent les

Hr*, pourcelaines ung poiz d’argent, qui sont .IL. venisiens gros de Venise, qui est .xxIuI. livres, et les .VIIIL. poiz d’argent fin, si vault ung poiz d’or. Il ont puis sumastres desquelz il font sel, et de ce sel vivent tous ceulx de la contree, et vous dy que il rent grant prouffit au roy. I1z ne font force se l’un touche la fame de l’autre, puis que ce soit la voulenté de la fame. Encore ont ung lac qui est bien grant cent milles ouquel a grant quantité de poissons des meilleurs du monde, et sont moult grans et de moult belle façon. Encore vous dy que les gens de ce païs mengussent la char crue, c’est de mouton et de buef et de bugle et de geline et toutez autres chars, car il vont a la boucherie et prennent le foie cru si tost comme il est yssu de la beste et le taillent menuement et le mettent en souc que ilz font d’yaue chaulde et d’espices, et puis le menguent ; et ainsi menguent toutes les autres chars crues tout aussi bien comme nous mengons la cuite. Ore vous ay conté de ce, si vous conteray encore de ceste province devant dite de Caraian que je vous ay dit cy dessus.

La Description du monde au

Grand

Khan;

mais

le roi en est un

des

285 ses

fils nommé

Esentemur, qui est un grand roi, magnifique et puissant, qui gouverne bien sa terre, car il a beaucoup de sagesse et de valeur’. Quand on part du fleuve dont je vous ai parlé, on va cinq journées vers l’ouest en trouvant des villes et villages en quantité, par un pays d’où sont originaires d’excellents chevaux. Les gens vivent de l’élevage et de l’agriculture. Ils ont une langue à eux qui est très difficile à comprendre. Au bout de ces journées on trouve la cité principale, celle qui est la capitale du royaume, appelée Kunming. Elle est très grande et illustre. Il y a là des marchands et artisans en quantité. Il y a là des gens de plusieurs confessions : des musulmans, des idolâtres et un peu de chrétiens nestoriens. Les gens ont du blé et du riz en quantité, mais ils ne mangent pas de pain de farine de blé parce qu’il est malsain dans ce pays, ils mangent du riz et font avec du riz et des épices une boisson qui est très limpide et bonne. Voici quelle est leur monnaie. Ils se servent de coquillages blancs qui se trouvent dans la mer et qu’on met au cou des chiens; quatre-vingts coquillages valent un poids d’argent, c’est-à-dire deux gros vénitiens, c’est-à-dire vingtquatre livres; huit poids d’argent fin valent un poids d’or. Ils ont aussi des eaux salées dont ils tirent du sel et tous les gens de la contrée vivent de ce sel; j'ajoute qu’il est d’un grand rapport pour le roi. Ils ne s’inquiètent pas si l’un touche à la femme de l’autre, dès lors que la dame est consentante. Ils ont encore un lac qui fait bien cent milles et où il y a une grande quantité de poissons parmi les meilleurs du monde : ils sont - très grands et beaux à voir. J’ajoute que les gens de ce pays mangent la viande crue, mouton, bœuf, buffle, poule et autres viandes. Ils se rendent à la boucherie, prennent le foie cru dès - qu’il est tiré de la bête, le coupent en petits morceaux et le “ mettent dans une marinade faite d’eau chaude et d’épices, et 3 puis ils le mangent ; et c’est ainsi qu’ils mangent toute viande “ crue comme nous la mangeons cuite. Mais j’ai fini avec ce - sujet et je vais vous parler encore du pays du Yunnan que je

« vous ai signalé ci-dessus. 1. Esentemur était le fils de Hugueci, lui-même fils de Khoubilaï. Nommé à

la tête du Yunnan en 1286, il guerroya tant au Tonkin (1286) qu’en Birmanie : (1287-1288). Il mourut en 1332. -

1

: RE

286

Le Devisement du monde

CXVIIE. Cy dit encore de la cité de Caraian'*. Quant l’en se [part]” de ceste cité de Iancyn° que je vous ay dit dessus, si chevauche l’en .x. journees (78Ÿ) par ponent, si treuve l’en encore de ceste dite province de Caraian et treuve l’en aussi une autre maistre cité de ceste® province qui a a nom Caraian. I1z sont ydres et sont au Grant Kaan, et en est roy ung autre filz au Grant Kaan que l’en appelle Cogatin. En ceste contree treuve l’en aussi or en paillole a grant foison — l’en le treuve es grans fluns et lacs — et es montaignes, et est or plus gros que cellui de paillole. I1Z ont tant d’or que je vous dy que il donnent ung poiz d’or pour .VI. poiz d’argent. Et encore despendent les pourcelaines que je vous ay dit ;et encore vous dy je que en ces provinces ne treuve l’en pas les pourcelaines, maiz leurs viennent d’Ynde. En ceste province se treuvent les grandes couleuvres et les grans serpens qui sont si desmesurez que tous ceulx qui les voient en ont grant paour ; et ceulx qui l’oient dire s’en devroient merveillier, tant sont hydeuses ! Et vous diray comment elles sont grandes et grosses. Ore sachiez par verité que il y a de telle qui est longue .x. pas, et telle plus et telle mains, et sont bien si grosses comme une grosse [bote]°. Et si ont deux jambes devant prez de la teste et n’a nulz piez, maiz que ung ongle fait comme ongle de faucon ou de lyon. Le chief a moult grant et les yeulz sont plus gros que ung grant pain. La bouche a si grant que bien engloutiroit ung homme entier. Et si sont si hydeuses et si fieres qu’il n’y a homme ne fame qui ne les doubte et qui n’aient paour d’elles. La maniere comment elles se prennent est ce : sachiez que le jour demourent soubz terre pour le grant chault et la nuit yssent hors pour paistre et menguent toutes les bestes qu’elles peuent attaindre et si vont boire aux fluns ou aux lacs ou aux fontaines. Et sont si pesans que, quant elles viennent pour boire ou pour mengier,

c’est de nuit, si fait en sa voie ou sablon si grant fosse qu’il semble que l’en voute une cane plaine. Et les chasseurs qui vont pro(79)prement pour elles prendre, les prennent en telle maniere, Car il mettent ung engin si fait aux voies que il voient

118a. Rubr. : .CxIx. b. B c. I. que q. d. c. maistre p. e. bosse

La Description du monde CXVIIL.

287

La cité du Yunnan.

Quand on part de cette cité de Kunming que j’ai nommée ci-dessus,

on

chevauche

dix journées

vers

l’ouest,

on

est

toujours dans ce même pays du Yunnan et on trouve une autre cité principale de ce pays nommée Ta-Li. Les gens sont idolâtres et ils sont tous au Grand Khan. Leur roi est un autre fils du Grand Khan, appelé Hugueci'. Dans cette contrée on trouve aussi de l’or en paillettes en grande quantité — on le trouve dans les grands fleuves et dans les lacs — et aussi dans les montagnes, et c’est un or plus grossier que l’or en paillettes. Ils ont tant d’or que je vous certifie qu’ils donnent un poids d’or pour six poids d’argent seulement. Et ils se servent aussi des coquillages dont je vous ai parlé; j’ajoute que l’on ne trouve pas les coquillages dans ces pays, mais qu’ils proviennent de l’Inde. Dans ce pays on trouve de grandes couleuvres et de grands serpents qui sont si énormes que tous ceux qui les voient en ont grand-peur. Ceux qui en entendent parler auraient tout lieu d’en être émerveillés, tant ils sont hideux ! Je vais vous dire leur taille et leur grosseur. Soyez donc sûrs et certains au’il y en a qui ont dix pas de long, d’autres plus, d’autres moins, et ils sont bien aussi gros qu’un gros tonneau. Ils ont deux pattes à l’avant près de la tête, mais pas de pieds, rien qu’une griffe faite comme la griffe d’un faucon ou d’un lion. Ils ont la tête très grande, leurs yeux sont plus gros qu’un grand pain. Leur gueule est si grande qu’elle engloutirait bien un homme entier. Ils sont si hideux et si sauvages qu’il n’est pas d'homme et de femme qui ne les redoute et qui n’en ait peur. Voici comment on les attrape. Sachez qu’ils restent le jour sous terre à cause de la canicule et qu’ils sortent la nuit pour se nourrir; ils mangent toutes les bêtes qu’ils peuvent attraper et ils vont boire aux fleuves, aux lacs ou aux sources. Ils sont si lourds que quand ils vont boire ou manger la nuit, ils font sur leur chemin un si grand trou dans le sable qu’on dirait qu’on fait rouler un tonneau plein. Et voici comment les attrapent les chasseurs qui viennent précisément pour les attraper. Ils posent un piège sur le chemin où ils voient que sont passés les serpents

1. Hugueci, cinquième fils de Khoubilaï, nommé dans le Yunnan en 1267, fut empoisonné en 1271.

288

Le Devisement du monde

qu’elles sont passees pour ce que ilz scevent qu’elles doivent de la repasser. Ilz fichent en terre ung moult grant pal, et dessus si a fichié ung bon fer trenchant fait comme ung rasoir, et le couvrent du sablon a ce que les couleuvrez ne les voient. Et de si faiz paulz atout les fers en mettent plusieurs les chasseurs parmy ces voies. Et quant elles retournent parmy ces voies ou sont ces fers, si se fierent de si grant randon que les fers leurs entrent par le piz et les fendent jusques au nombril si qu’elles muerent maintenant; et en ceste maniere les prennent les chasseurs. Et quant il les ont prises, si leur traient le fiel du ventre et le vendent moult chier. Car sachiez que l’en en fait grans medecines, car se une personne fust mors d’un chien enragié et l’en lui en donnast ung pou a boire tant comme fust le pesant d’un petit denier, il fust gariz tout maintenant. Et encore, quant une dame ne peust enfanter et l’en lui en donnast aussi autant à boire, si enfanteroit maintenant. Encore, qui auroit aucune naissance si comme froncle ou autre pire chose et l’en y met ung pou dessus de ce fiel, si garist en moult pou de terme. Si que pour ce est vendu ce fiel moult chierement. Encore vendent la char de ce serpent pour ce que elle est moult bonne a mengier et la menguent moult voulentiers. Et quant ces serpens ont fain, si vont aucune foiz aux niz des lyons ou des ours ou des autres grans fieres bestes et la ou elles tiennent leurs faons, et menguent les petiz, que leurs peres ne leurs meres ne les peuent deffendre. Et quant ilz attrapent les grans, si les menguent aussi, car ilz ne se pourroient (79Ÿ) deffendre

de elles. En ceste province naist encore grans chevaulz et bons, et les mainent en Ynde a vendre. Maiz sachiez que ilz leur traient deux neuz ou .I. de la queue a ce que le cheval ne puisse mener la queue a donner a ceulx qui les chevauchent, car ilz leur semble moult villaine chose. Et sachiez que ces gens chevauchent long comme Françoiz. Et si ont armes curasses de cuir boully et ont lances et escuz et arbalestes et enveniment tous les quarreaux d’arbaleste. Et si vous diray d’une moult male chose que il faisoient avant que le Grant Kaan les eust conquestez, car se il avenist que ung gentil homme ou ung bel homme ou aucun autre qui leur semblast, que il venist herber- : gier en leur maison, si l’occioient de nuit et l’envenimoient si -

La Description du monde

289

parce qu'ils savent qu’ils repasseront par là. Ils enfoncent dans la terre un très grand pieu — à son sommet il y a enfoncé un fer tranchant comme un rasoir —, ils le recouvrent de sable afin que les couleuvres ne le voient pas. Des pieux de ce genre avec leurs fers, les chasseurs en placent plusieurs sur le chemin. Quand les couleuvres reviennent par les chemins où sont ces fers, elles tombent dessus avec une telle violence que les fers leur entrent dans le poitrail et les fendent jusqu’au nombril en sorte qu’elles meurent sans tarder : voilà comment les chasseurs les attrapent. Quand ils les ont attrapées, ils leur retirent le fiel du ventre et ils le vendent très cher; car sachez que l’on en fait d'excellents remèdes : si une personne était mordue par un chien enragé et qu’on lui en donnât un peu à boire, ne serait-ce que le poids d’un petit denier, elle serait immédiatement guérie. Et encore, si une femme ne pouvait accoucher et qu’on lui en donnât aussi autant à boire, elle accoucherait immédiatement. Encore, si on avait une éruption, des furoncles ou pis, et qu’on y mît dessus un peu de ce fiel, on guérirait en très peu de temps. C’est pourquoi ce fiel est vendu très cher. On vend aussi la chair de ce serpent parce qu’elle est très bonne à manger et qu’on la mange très volontiers. Et quand ces serpents ont faim, ils se rendent parfois aux tanières des lions, des ours ou d’autres grandes bêtes sauvages, là où elles élèvent leurs petits, et ils mangent ces petits, car leurs pères et mères ne peuvent pas les défendre. Et quand ils attrapent les bêtes adultes, ils les mangent aussi, car elles seraient incapables de se défendre contre eux. C’est de ce pays que proviennent encore de grands et bons chevaux; ils les mènent en Inde pour les vendre. Mais sachez qu’ils ôtent aux chevaux deux ou trois nœuds de la queue afin qu’ils ne puissent remuer la queue pour en frapper ceux qui les montent, car ils trouvent ça très désagréable. Sachez encore que ces gens chevauchent long comme les Français. Ils ont pour armures des casaques

de cuir bouilli, ils ont des lances, des boucliers et

arbalètes et ils mettent du poison à tous les traits de leurs arbalètes. Mais je vais vous dire une horreur qu’ils commettaient avant que le Grand Khan ne les conquît. S’il arrivait qu’un gentilhomme, un bel homme, quelqu’un qui leur plût, vint loger chez eux, ils le tuaient pendant la nuit et l’empoison-

290

Le Devisement du monde

que il mouroit. Et ne le faisoient pas pour tollir le sien, maiz il le faisoient pour ce que ilz disoient que le bon ombre et la bonne grace que cellui avoit et son bon sens et s’ame remanoit tout en [la]' maison de cellui ou il estoit mort. Et pour ceste achoison en occioient il assez avant qu’il fussent conquestez du Grant Kaan; maiz puis que ilz les conquesta environ a .XXXV. ans, ne font plus celle male aventure

ne ce mauvez

usage, et

c’est pour la doubte du Grant Kaan qui ne leur lesse faire. Ore vous ay dit de ceste contree, si vous conteray d’une autre cy avant. CXIX.

Cy nous raconte d’une noble province qui a a nom

Zardandan"”?. Quant l’en se part de Caraïian et l’en a chevauchié .x. journees par ponent, si treuve l’en une province que l’en appelle Zardandan. I1z sont ydres, et sont au Grant Kaan. La maistre cité de ceste province si a a nom Nocian. Les gens si ont trestouz les dens dorez, c’est a dire que chascun a les dens couvers d’or, car ilz font faire une forme d’or a la maniere de leurs dens et couvrent leurs dens d’une forme d’or, et aussi les

dens

dessoubz

comme

(80)

celles

dessus.

Et

ce

font

les

hommes, maiz non pas les fames, Car les hommes sont tous chevaliers selon leur usance et ne font nulle riens fors que aler en l’ost* et aler chacier ne oyseller. Les dames font toutes les chosez, et leurs esclaves que il ont conquestez d’autre païs; et ceulz et leurs fames aussi font toutez leurs besoingnes. Et quant la fame a enfanté, si [lavent]° les enfans et les enveloppent en draz, et maintenant se lievent et vont faire leur service et le mary entre ou lit et tient l’enfant avec lui et gist ainsi .XL. jours. Et tous ses amys et ses parens le viennent veoir et lui font grant joie et grant soulaz; et ce font il pour ce que ilz dient que la fame a enduré grant travail au porter l’enfant, si est besoing que le mary en sueffre aussi sa part. IIzZ menguent de toutez chars et cuite et crue et menguent ris avec char cuite selon leur usance. Ilz boivent vin que il font de ris avec espices moult bon. Leur monnoie est d’or et despendent aussi la pourcelaine. Et si vous dy que ilz donnent ung poiz d’or pour .v. poiz 118f. sa. 119a. o. et aler en lost e. b. lievent

È

La Description du monde

291

naient de sorte qu’il mourait. Ce qu’ils ne faisaient pas pour le voler, mais parce qu'ils disaient que l’ombre propice, la chance liée à lui, sa sagesse et son âme demeuraient dans la maison de celui chez qui il était mort. C’est pour cette raison qu’ils en tuaient beaucoup avant d’être conquis par le Grand Khan ; mais depuis qu’il les a conquis, il y a environ trente-cinq ans, ils ne se livrent plus à cette abomination et à cet horrible usage, cela par peur du Grand Khan qui ne le leur permet pas. Mais j’ai fini de vous parler de cette contrée et je vous parlerai d’une autre dorénavant. CXIX.

Un noble pays nommé Zardandan.

Quand on part du Yunnan et que l’on a chevauché dix journées vers l’ouest, on trouve un pays appelé Zardandan. Les gens sont idolâtres et ils sont au Grand Khan. La cité principale de ce pays se nomme Baoshan. Les gens ont tous les dents dorées, c’est-à-dire que chacun a les dents couvertes d’or, car ils font faire une forme en or à la mesure de leurs dents et ils recouvrent leurs dents de cette forme d’or, aussi bien les dents de dessous

que celles de dessus.

C’est l’usage des hommes,

non des femmes, car les hommes sont tous cavaliers à leur façon, ils ne font rien qu’aller à la guerre et à la chasse au gros gibier et aux oiseaux. Les femmes font tous les travaux, aidées par les esclaves qu’ils ont conquis dans des pays étrangers : ces gens-là et leurs femmes aussi font tout le travail. Et quand la femme a accouché, on lave l’enfant et on l’enveloppe dans des linges ; sans tarder, la femme

se lève et vaque à sa tâche, le

mari entre dans le lit, il garde l’enfant avec lui et reste ainsi couché quarante jours. Tous ses amis et parents viennent le voir, le réconfortent et le félicitent. Cela parce qu’on dit que la femme a enduré beaucoup de souffrance à porter l’enfant et qu’il faut que le mari en prenne aussi sa part’. Les gens mangent toutes sortes de viandes, cuites et crues, ils mangent du riz avec de la viande cuite à leur façon. Ils boivent du vin qu'ils font avec du riz et des épices et qui est excellent. Leur monnaie est faite d’or et ils se servent aussi de coquillages. Et je vous

1. Voir P. Menget, « Temps de naître, temps d’être : la couvade », La Fonction symbolique [M. Izard et P. Smith éd.], Paris, 1979, p. 245-264. a

>

292

Le Devisement du monde

d’argent, et ce avient pour ce que il n’ont nulle argentiere a plus de .v. mois de chemin, et pour ce y viennent les marchans qui leur apportent moult d’argent et le changent a ceste gent et leur donnent .V. poiz de fin argent pour ung poiz de fin or, et de ce font les marchans grant gaaing et en tirent grant prouffit de ceste province par ce change. Ces gens n’ont nulles ydoles ne nulles eglises, maiz aourent le plus grant de la maison et dient que « de cestui sommes nous yssuz ». I1Z n’ont nulle lettre ne ilz n’ont nulle escripture et ce n’est pas merveille, car il sont en moult desvoiable voie et en moult sauvages lieux de bois et de montaignes. L’en n’y puet aler l’esté pour riens du monde pour ce que l’air est en l’esté si mauvaiz (80*) et si corrompuz que nul forestier n’y eschapperoit qu’il ne fust mors. Et quant ces gens ont a faire l’une avec l’autre, si prennent ung pou de fust ront ou quarré et le fendent parmy, et l’un tient une moitié et l’autre tient l’autre, et a chascune de ces moitiez si font I. ou .Hr. taches. Et quant il se [paient]°, si prennent la moitié du fust que cellu[i] aura. Et si vous dy que en ces .I. provinces que je vous ay dit, c’est Caraian et Notian et Ilacyn, n’ont nul mire. Maiz quant ilz sont malades, si font venir les enchanteurs de dyables, ce sont ceulx qui tiennent leurs ydoles. Et quant ilz sont venuz, et les malades leurs dient leurs maladies. Et quant il leur ont dit leurs maladies, si font maintenant les diz enchanteurs [sonner] leurs estruments et commencent a chanter

et a karoller et tant saultent® que aucuns de ces enchanteurs cheent a terre pasmez comme mort. Et ce sera ce que le dyable lui sera entrez dedens le corps. Et quant sez compaignons le voient ainsi appareillié, si lui commencent a demander quelle maladie cellui malade a, et cellui respont : «Tel esperit si l’a touchié pour ce qu’il lui fist aucun desplaisir. » Et il lui prient pour que il lui pardonnent et que «tu en prenges pour ton restorement de son sang ou de ses autres choses que tu vouldras avoir tout a ta voulenté ». Et quant il lui ont tant dit èt prié, si respont cellui mauvaiz esperit qui sera ou corps de cellui qui _ sera cheuz : «Celui malade a tant meffait au tel autre esperit et

est si mauvaiz homs qu'il ne lui veult pardonner pour nulle chose du monde.» Ceste responce est quant le malade doit mourir. Et quant il doit reschapper, si leur dit que ilz prendent

‘MEL

119c. puent] B d. s. que q.

La Description du monde

293

certifie qu’ils donnent un poids. d’or pour cinq poids d’argent seulement, cela parce qu’ils n’ont pas de mines d’argent à plus de cinq mois de route; c’est pour cette raison qu’arrivent dans ce pays des marchands qui leur apportent beaucoup d’argent, le changent avec eux et leur donnent cinq poids d’argent fin pour un poids d’or fin ; ainsi les marchands font de grands bénéfices et tirent un grand profit de ce change dans ce pays. Ces gens n’ont ni idoles ni églises, mais ils adorent le plus ancien de la maison et disent : «C’est de lui que nous sommes issus ». Ils n’ont ni lettres ni écriture et ce n’est pas étonnant, car ils vivent sur une route très écartée et dans des lieux très sauvages, tout de forêts et de montagnes. On ne peut en aucun cas s’y rendre l’été parce que l’air est si insalubre, si irrespirable en été qu'aucun étranger n’échapperait à la mort. Et quand ils ont affaire l’un avec l’autre, ils prennent un morceau de bois rond ou carré, le fendent par le milieu, l’un tient une moitié, l’autre tient l’autre et ils font deux ou trois marques à chacune de ces moitiés. Quand ils se paient, ils prennent la moitié du bois que l’autre apportera. J’ajoute que dans ces trois pays dont je vous ai parlé, Yunnan, Baoshan et Kunming, ils n’ont pas de médecin. Quand ils sont malades, ils font venir les magiciens qui agissent sur les diables, c’est-à-dire ceux qui servent leurs idoles. Quand ils sont arrivés, les malades leur disent leur maladie. Et quand ils leur ont dit leur maladie, ces magiciens font retentir leurs instruments, commencent à chanter, à tourner et ils dansent tant que tel de ces magiciens tombe à terre évanoui, comme mort. Et c’est parce que le diable lui est entré dans le corps. Quand ses compagnons le voient dans cet état, ils commencent à lui demander quelle maladie a ce malade et il répond : « C’est tel esprit qui l’a frappé parce qu’il lui a fait telle offense ». Ils le prient de lui pardonner : « Prends en réparation et tout à ta volonté de son sang ou de ce que tu voudras avoir de lui ». Quand ils ont bien parlé et prié, l’esprit malin qui est dans le corps de celui qui sera tombé répond : «Ce malade a si offensé tel autre esprit et il est si méchant que l'esprit ne veut en aucun cas lui pardonner ». Telle est la réponse quand le malade doit mourir. Et quand il doit en réchapper, l’esprit leur

294

Le Devisement du monde

JI. Où I. moutons, et encore qu’il facent .x. ou .xII. buvrages qui sont moult chiers et bons et de (81) bonnes espices, et encore que iceulx moutons aient les chiefz noirs, ou il les devisera d’aultre couleur tout a sa voulenté, et que de toutez ces chosez facent sacrefices a tel esperit et le nommera, et que encore aient tant d’enchanteurs avec eulz et tant de dames, et que tous se doivent faire a grans laudes et a grans chans et a grans luminaires et avec bonnes oudeurs, et ainsi leur respont l’esperit quant le malade doit garir. Et maintenant les parens au malade qui ce auront oÿ, si prennent tout ce qu’il leur aura commandé a faire et le font, et cellui enchanteur qui ce aura dit se levera. Et maintenant prennent les moutons en la maniere et de la couleur que cellui leur aura commandé, et ont appareillié les beuvrages aussi. [1Z prennent ces moutons et les occient et espandent le sang a ces lieux qui leur aura esté dit en l’onneur et au sacrefice de tel esperit. Et puis font cuire les moutons en la maison du malade et si y viennent tant de ces enchanteurs qu’il leur aura esté dit et des dames aussi. Et quant ilz sont touz venuz et assemblez et les chosez sont toutes appareiïllies, si commencent a baler et a chanter et a sonner au louement de l’esperit, et prennent du brouet de la char et de ce bevrage, et encore y a encens et lingaloes, et vont encenssant ça et la a tous grans luminaires, et vont espendant le brouet et le beuvrage ça et la, et de la char aussi. Et quant ilz ont ce fait une piece, si

chiet une autre foiz ung de ces enchanteurs et demeure comme mort, et a l’escume a la bouche, et les autres enchanteurs lui demandent se encore [il] est au malade pardonné, et aucune foiz lui respont que oÿl, et aucune [foiz] respont que non se il ne font encore la telle chose et la telle, si comme il vouldra dire, et que adonc sera pardonné. Et ceulx le font maintenant.

Et [quant]! tout (81Ÿ) ce [que l’esperit aura] commandé sera fait avec grans sacrefices, si leur dist adonc que il leur est pardonné et que il garira prochainement. Et quant il ont eu ceste responce, si dient adonc [que l’esperit]" est bien de leur part et est bien appaisié ; si commencent adonc a mengier a grant joie et a grant soulaz; et cellui qui sera cheuz a terre comme pasmez se lieve et mengue avecquez eulz. Et quant il ont mengié et beu, si se lievent et s’en va chascun a son hostel, 119e. li f. que g. ce quil aura a lesperit h. a lesperit que il.

#.

La Description du monde

295

dit de prendre deux ou trois moutons, de faire aussi dix ou douze boissons qui sont très précieuses, excellentes, à base de bonnes épices; il leur dit encore que les moutons aient la tête noire, à moins qu’il ne les décrive, tout à sa volonté, d’une autre couleur ; qu’ils fassent avec tout cela un sacrifice à tel

esprit — et il le nomme —, qu’ils aient encore tant de magiciens avec eux et tant de dames, que tout se fasse avec de grandes louanges, de grands chants, de grands cierges et de bons parfums : voilà comment l’esprit leur répond quand le malade doit guérir. Et dès que les parents du malade ont entendu, ils se mettent à faire tout ce qu’il leur aura ordonné de faire, ils le font et le magicien qui a parlé se relève. Et aussitôt on prend les moutons de l’espèce et de la couleur qu’il aura ordonnées et on prépare les boissons aussi. On prend ces moutons, on les tue et on répand leur sang en l’honneur de tel esprit et en sacrifice, là où il aura été ordonné. Puis on fait cuire les moutons dans la maison du malade où arrivent autant de magiciens qu’il aura été dit et autant de dames aussi: Quand ils sont tous arrivés et réunis et les préparatifs terminés, ils commencent

à danser, à chanter et à faire retentir leurs ins-

truments à la gloire de l’esprit, ils prennent du jus de viande et de la boisson, et il y a là encore de l’encens et du bois d’aloès et ils répandent l’encens çà et là en portant de grands cierges, et ils répandent le jus et la boisson çà et là et la viande aussi. Quand ils l’ont fait un certain temps, un de ces magiciens tombe

à terre une nouvelle fois et y reste comme

mort, il a

l’écume à la bouche et les autres magiciens lui demandent si le malade est enfin pardonné. Parfois il répond que oui, parfois il répond que non à moins qu’ils ne fassent encore telle ou telle chose qu’il lui plaira de commander : alors seulement il sera pardonné. Et les autres la font immédiatement. Quand tout ce que l’esprit aura commandé aura été fait avec de grandes cérémonies, il leur dit alors que le malade est pardonné et qu’il. guérira prochainement. Quand ils ont’ eu cette réponse, ils disent alors que l’esprit est réconcilié avec eux et qu’il est bien apaisé ; ils commencent alors à manger dans la liesse et la joie et celui qui sera tombé à terre comme évanoui se relève et mange avec eux. Quand ils ont mangé et bu, ils se lèvent, chacun rentre chez soi et sans tarder le malade se lève tout

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296

Le Devisement du monde

et maintenant se lieve le malade tout sain et tout gary. Ore vous ay conté la maniere et le mauvez usage de ceste male gent, si vous lairons a conter d’eulz et de ceste province, si vous conterons des autres ainsi comme vous pourrez oÿr et entendre cy avant tout appertement par ordre l’un aprés l’autre.

CXX.

Cy devise comment le Grant Kaan conguesta le

royaume de Mien et de Bangala'”. Ore sachiez que nous avions oublié a vous conter une moult belle bataille qui fut ou royaume de Vocian, qui [est] en la province de Zardandan, qui bien fait a recorder en nostre livre ; et pour ce le vous conterons nous tout appertement comment 1l avint et en quelle maniere. Il fut vray que a l’an .MCCLXXII. ans de Crist le Grant Kaan envoia grant ost ou royaume de Vocian et de Caraian pour ce qu’il fussent sauvez et gardez des males gens qu’il ne leur feissent dommage. Car encore n’avoit la envoié nulz de ses filz pour seigneur si comme il fist depuis, car il en fist roy Setemur, qui filz estoit a son filz qui mors estoit. Ore avint que le roy de Mien et de Bangala qui moult [estoit] puissans roys de terre et de tresor et de gens — et cestui roy n’estoit encore dessoubz le Grant (82) Kaan, mais puis ne passa pas grans temps que le Grant Kaan [les]° conquesta et lui tolly tous les deux royaulmes que je vous ay dit — et ce roy de Mien et Bangala, quant il sot que l’ost du grant sire estoit a Vocian, si dist a soy mesmes qu’il estoit maistres et que il mettroit a mort tout cel host du Grant Kaan a ce que jamaiz n’eust voulenté d’envoier sus luy son host. Si fist cestui roy maintenant grant appareil de gens d’armes et vous diray comment. Il ot .11. mille olifans moult grans? et fist faire sus chascun ung chasteau de fust moult bien fait pour combatre et fort ;et en chascun chastel avoit de .xII. a .XVI. hommes dessus, pour combatre bien appareilliez. Et encore y ot des gens a cheval et aucuns a pié bien .Lx. mille. Il fist si bel appareil que bien sembloit de puissant seigneur si comme il estoit ;car ce fut ung ost pour faire ung grant effort de bataille. Et que vous en diroye je ? Quant cestui roy ot fait si grant appareil comme je vous ay conté pour combatre avec les Tartars, si ne fist nulle 120a. la b. g. et fist faire ung chasteau moult grant e.

La Description du monde

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guéri, en pleine santé. Je vous ai donc raconté les coutumes et les mauvais usages de ce peuple abominable, nous cesserons de vous parler de lui et de ce pays et nous vous parlerons des autres pays, comme vous pourrez le voir plus loin, très clairement et méthodiquement, de l’un après l’autre. CXX.

La conquête des royaumes de Birmanie et du Bengale par le Grand Khan.

Sachez donc que nous avions oublié de vous raconter une très belle bataille qui fut livrée dans le royaume de Baoshan!, qui est dans le pays de Zardandan, bataille qui mérite d’être rappelée dans notre livre ; c’est pourquoi nous vous raconterons très clairement comment elle arriva, de quelle façon. C’est un fait que, en l’an 1272, le Grand Khan envoya une grande armée dans le royaume de Baoshan et du Yunnan pour que les habitants fussent préservés et défendus afin qu’aucun envahisseur ne leur fît de tort. En ce temps-là il n’avait pas envoyé un de ses fils pour y régner comme il fit depuis, car il en fit roi Esentemur, le fils de son fils qui était mort. Or il arriva que le

roi de Birmanie et du Bengale qui était un roi très puissant en terres, trésors et gens —, ce roi n’était pas encore sous l’autorité du Grand Khan, mais il ne se passa guère de temps avant que le Grand Khan ne les conquît et n’enlevât à ce roi les deux royaumes mentionnés — ce roi donc de Birmanie et du Bengale, quand il sut que l’armée du Grand Seigneur était à Baoshan, il se dit qu’il était son maître et qu’il mettrait à mort toute cette armée du Grand Khan afin que jamais plus il n’eût envie d’envoyer son armée contre lui. Ce roi fit donc sans tarder de grands préparatifs militaires, je vais vous dire comment. Il avait deux mille éléphants très grands, il fit faire sur chacun une tourelle de bois très bien faite pour combattre et solide et dans chaque tourelle il y avait de douze à seize hommes bien équipés pour combattre. Il y avait là aussi des cavaliers et des” fantassins, bien 60 000. Il fit des préparatifs tout à fait dignes du puissant seigneur qu'il était, car c’était une armée destinée à livrer une grande bataille. Que dire ? Quand ce roi eut fait les 1. Vocian. Les fautes de lecture et de transcription multiplient les toponymes. Vocian n'est autre que le Nocian mentionné au début du ch. CXIX.

298

Le Devisement du monde

demourance,

ains se mist a la voie et tant ala sans

aventure

trouver qui a conter face que il vint a .. journees prest de l’ost du Grant Kaan qui adonc estoit en la cité de Vocian, qui est au regne de Zardandan si comme je vous ay autre foiz dit ça arriere, et illecques mist son ost en ce champ pour sejourner lui et ses gens et son ost.

CXXI.

Cy nous dit et devise de la bataille qui fut entre le Grant Kaan et le roy de Mien.

Quant le chevetaine de l’ost des Tartars sot de certain que icellui roy lui venoit courir seure a si grant gent, si se doubta pour ce qu’il n’avoit que .xI. mille hommes a cheval. Maiz, sans faille, il estoit moult vaillans en armes et sages et acoustumez de guerres et de batailles et moult bon chevetain d’ost,

et avoit a nom Nescradin. Il ordonna et amonnesta ses gens moult bien, et bien (82Ÿ) pourchaça de deffendre le païs et son ost et soy meismes, Car il avoit moult bonnes gens d’armes avec lui. Et pourquoy vous en feroie long conte ? Sachiez que l’ost des Tartars s’en vindrent tous ensamble .xi. mille a cheval bien montez ou plain de Vocian pour leurs ennemis. Et illec les attendoient en bataille, et ce firent ilz pour grant sens et pour le bon chevetaine qu’ilz avoient, car d’encoste ce plain avoit ung bois moult grant et plain d’arbres. En telle maniere comme vous avez oÿ attendoient les Tartars leurs ennemis en cest plain. Ore lessons ung pou a parler des Tartars, car bien y retournerons prochainement, si parlerons de leurs ennemis. Ore

sachiez que, quant le roy de Mien se fu reposé et sejourné avecques son ost, si se partirent d’ilec ou il estoient et se mistrent a la voye et vindrent ou plain de Vocian, la ou Îles Tartars estoient tous appareilliez. Et quant ilz furent venuz en ce plain pres de leurs ennemis a une mille, si fist le roy appareillier ses olifans atout leurs chasteaulx et les hommes bien armez dessus pour combatre ; et puis ordonna ses hommes a cheval et a pié moult bien et moult sagement comme sages roys que il estoit. Et quant il ot ordonné tout son affaire, si se mist a aler en

._

La Description du monde

299

grands préparatifs que je vous ai dits pour combattre contre les Tartares, 1l n’attendit pas, mais se mit en route et avança, sans

trouver rien qui mérite d’être raconté, tant et si bien qu’il arriva à trois journées de distance de l’armée du Grand Khan qui était alors dans la cité de Baoshan qui est dans le royaume de Zardandan comme je vous l’ai dit plus haut, et c’est là qu’il fit camper son armée pour reposer ses gens, son armée et luimême. CXXI. Récit de la bataille entre le Grand Khan et le roi de Birmanie.

Quand le capitaine de l’armée des Tartares fut certain que ce roi venait l’attaquer avec tant de gens, il s’inquiéta parce qu’il n’avait que 12 000 cavaliers. Mais, assurément, il était un très

bon soldat, un homme qui avait une grande expérience de la guerre et de la bataille, un excellent capitaine, et il se nommait Nasruddin !. Il disposa ses gens très habilement et les exhorta et il entreprit de défendre le pays, son armée et lui-même, car il avait d’excellents soldats avec lui. Que vous dire de plus ? Sachez que l’armée des Tartares avec ses 12 000 cavaliers bien montés se rendit dans la plaine de Baoshan au-devant de l’ennemi. C’est là qu’ils l’attendirent en ordre de bataille et s’ils agirent ainsi, c’est grâce à l’intelligence de l’excellent chef qu'ils avaient, car il y avait à côté de cette plaine une forêt immense et dense. C’est ainsi que les Tartares attendaient leurs ennemis dans la plaine. Mais cessons un moment de parler des Tartares, nous reviendrons à eux prochainement, et parlons de leurs ennemis. Sachez donc que, quand le roi de Birmanie et son armée se furent bien reposés, ils repartirent de là où ils étaient, se mirent en route et arrivèrent dans la plaine de Baoshan

où se trouvaient, tout prêts, les Tartares. Quand ils

furent arrivés dans cette plaine à un mille de leurs ennemis, le roi fit préparer au combat ses éléphants avec leurs tourelles et les hommes armés dessus ; puis il disposa ses cavaliers et fan-

tassins avec beaucoup d’expérience, en roi plein d’expérience qu’il était. Quand il eut mis en place son dispositif, il 1. Marco confond plusieurs offensives en Birmanie. Nasruddin ne mena pas campagne en 1272, mais en 1278. En outre, c’est la campagne décisive d’Esentemur (1287) qui est ici décrite. CL

300

Le Devisement du monde

bataille contre

ses ennemis.

Et quant les Tartars

les virent

venir, si n’en firent nul samblant d’estre de riens esbah1z et se

mistrent a la voie tous ensamble bien et ordonneement et sagement contre leurs ennemis. Et quant ilz leur furent pres et qu’il n’y avoit maiz que du commencer la bataille, adonc les chevaulz des Tartars, quant ilz virent les olifans, s’espoventerent

en tel maniere que il ne les porent tenir ne avant mener vers leurs ennemis

a la bataille, maiz s’en retournerent toutez foiz

arrieres. Et le roy et ses gens aloient sur eulz tous jours avant.

CXXII.

Cy dit encore de celle bataille meismes"?.

(83) Quant les Tartars orent ce veu, si en orent grant ire et

ne savoient qu’ilz deussent faire, car il veoient appertement qu’ilz ne pouoient avant mener leurs chevaulz a la bataille, si aront du tout perdu. Maïz leur chevetaine fist comme saiges et comme cellui qui tout ce avoit pencé. Maintenant commanda que chascun se deschevauchast et meissent leurs chevaulx aux arbres du bois qui prez d’eulz estoit et qu’il meissent main aux ars dont ilz sevent bien aidier, mieulx que gens qui soient ou monde. Et i1z le firent ainsi maintenant et mistrent les mains aux ars et en tirerent tant aux olifans qui venoient avant qu’ilz en [occistrent]" et navrerent en pou d’eure, et des gens aussi

assez. Et ceulx de la tiroient aussi aux Tartars, maiz les Tartars estoient mieulx armez et mieulx leur en savoient traire des ars que ceulx ne faisoient. Et que vous en diroie je ? Quant les olifans sentirent l’angoisse des naffrez des pillés qui leur venoient a si grant planté comme pluye, si se tournerent arriere en fuye, que pour riens du monde ne fussent alez avant vers les Tartars, et s’en aloient fuiant et faisant si grant rimour et si

grant bruit qu’il sembloit que tout le monde deust fondre en abisme, et se mistrent dedens le bois et aloient ça et la rompant leurs chasteaulx et gastant et destruisant toutez chosez. Et quant les Tartars virent que les olifans s’estoient tournez en fuite et que ilz ne retourneront plus a la bataille, si monterent tout appertement sur leurs chevaulx et alerent sur leurs anemis et si commencierent la bataille moult asprement aux espees et aux maces. Et coururent sus les ungz aux autres moult fiere122a. occioient] B

Cr 3

La Description du monde

301

commença à marcher à la bataille contre ses ennemis. Quand les Tartares les virent venir, ils ne donnèrent pas le moindre signe d’étonnement et se mirent en route tous ensemble, bien en ordre, en gens d’expérience, pour rencontrer leurs ennemis. Quand ils furent près et qu’il n’y avait plus qu’à commencer la bataille, alors, à la vue des éléphants, les chevaux des Tartares furent si épouvantés qu’ils ne purent les retenir ni les conduire à la bataille contre leurs ennemis, ils faisaient demi-tour. Et le roi et ses gens avançaient toujours contre eux. CXXII.

La suite de la bataille.

Quand les Tartares virent ce qui se passait, ils furent consternés et ils ne savaient que faire; ils le voyaient bien : avant d’avoir pu conduire leurs chevaux à la bataille, ils l’auraient perdue. Mais leur capitaine agit en homme d’expérience, qui avait envisagé cette situation. Sans tarder il commanda

que chacun descendît de cheval, qu’on attachât les

chevaux aux arbres de la forêt voisine et qu’on saisît les arcs dont les Tartares savent se servir mieux que personne au monde. C’est ce qu’ils firent sans tarder : ils se saisirent des arcs et tirèrent tant sur les éléphants qui avançaient qu’ils en tuèrent et blessèrent beaucoup en peu de temps, et des hommes aussi. Leurs adversaires tiraient aussi sur eux, mais les Tartares étaient mieux armés et ils savaient mieux tirer de l’arc qu’eux. Que dire? Quand les éléphants sentirent la douleur des blessures que leur faisaient les traits qui tombaient sur eux comme pluie, ils firent demi-tour pour prendre la fuite, car pour rien au monde ils n’auraient marché contre les Tartares, ils s’enfuyaient en faisant un tel bruit et un tel vacarme qu’on aurait cru que le monde entier allait rouler dans l’abîme; ils se

jetèrent dans la forêt, ils avançaient deçà, delà, en brisant leurs tourelles, en démolissant et détruisant tout. Quand les Tartares virent que les éléphants avaient pris la fuite et qu’ils ne revenaient plus à la bataille, ils montèrent vite sur leurs chevaux, marchèrent contre leurs ennemis et commencèrent à combattre

de l’épée et de la masse avec acharnement. Ils coururent les uns contre les autres avec une ardeur farouche et ils se donnaient

; ë a

0 A1,

302

Le Devisement du monde

ment et se donnoient moult grans cops. Car les gens le roy estoient trop plus de gens que les Tartars, maiz il estoient meilleurs gens d’armes et mieulx usez en guerre, car autrement ne peussent avoir duré les Tartars qui estoient si pou de gens encontre eulz, se ce ne fust cela. Et lors [peüst l’en veoir]” donner grans (83Ÿ) cops d’espees et de maçues, et veoir occire chevaulz et chevaliers et sergens, et veoir copper bras et mains et [cuisses et testes ; et maint] cheoient a la terre mors et navrez si que jamaiz ne relevoient sus pour la grant presse qu’il y avoit. La criee et la noise y estoit si grant d’une part et d’autre [que l’en n’i poïst pas oïr Dieu tonnant. Et estoit l’estour et la bataille moult grant et moult pesme et moult perilleuse d’une part et d’autre.] Maïz les Tartars en avoient le meilleur et de malle heure fut commencee ceste bataille pour le roy et pour ses gens, tant en furent occiz et tuez. Et quant la bataille ot duré jusques a mydy, si ne porent plus endurer les gens au roy a la force des Tartars, maiz se mistrent a la fuite. Et quant les Tartars les virent desconfiz, si les aloient derriere chassant et occiant et abatant si malement que c’estoit merveilles a veoir. Et quant il les o[ren]t une piece chacié, si ne les vouldrent plus suivre, maiz retournerent arrieres et entrerent par le bois pour prendre de ces olifans qui estoient leans fuiz ; et leur en convenoit taillier les grans arbres et les mettre au devant pour les avoir, et avec tout ce ne les pouoient avoir, se ce ne fussent les gens meismes du roy qu'il avoient [pris], que mieulx les savoient congnoistre que les Tartars, et ainsi les prenoient. Car les olifans ont le greigneur entendement que nulle beste qui soit, et ainsi en pristrent plus de nf. Et de ceste bataille en avant commença le Grant Kaan a avoir assez des olifans. Et en telle maniere fut desconfit ce roy par le sens et la mestrie des Tartars, si comme vous pouez oÿr et entendre.

CXXIIL

Comment l'en descent d’une grant valee'*.

Quant l’en se part de ceste province que je vous ay conté, adonc treuve l’en une grant descendue. Car sachiez, l’en che-

vauche .II. journees et demie toutes foiz a declin, et en toute ceste descendue n’y a chose qui a conter face, fors seulement 122b. veist len c. apris.

La Description du monde

303

de très grands coups. Car les gens du roi étaient bien plus nombreux que les Tartares, mais ces derniers étaient de meilleurs soldats, plus expérimentés, sans quoi les Tartares n'auraient pu résister, eux qui étaient si inférieurs en nombre.

C’est alors qu’on aurait pu voir donner de grands coups d’épée et de masse, voir tuer chevaux, cavaliers et soldats, voir couper bras, mains, cuisses et têtes. Beaucoup tombaient morts à terre, et aussi des blessés qui ne se relevaient plus, étouffés sous le

nombre. Les cris et le bruit étaient si grands de part et d’autre qu’on n’aurait pas entendu Dieu tonner. De part et d’autre le combat et la bataille étaient très rudes, très acharnés et les pertes très lourdes. Mais les Tartares avaient le dessus et c’est pour leur perte que le roi et ses gens engagèrent cette bataille, tant il y en eut de morts et de tués. Quand la bataille eut duré jusqu’à midi, les gens du roi ne purent plus résister à la force des Tartares et ils prirent la fuite. Quand les Tartares les virent en déroute, ils les pourchassèrent en les tuant et les abattant en si grand nombre que c’était une merveille à voir. Quand ils les eurent pourchassés un certain temps, ils renoncèrent à les poursuivre, firent demi-tour et entrèrent dans la forêt pour prendre des éléphants qui s’y étaient réfugiés. Il leur fallait couper de grands arbres et les mettre en travers pour capturer les éléphants ; même ainsi ils n’auraient pu les capturer, s’il n’y avait eu les gens mêmes du roi qu’ils avaient fait prisonniers et qui les connaissaient beaucoup mieux que les Tartares et donc les capturaient. Car les éléphants sont entre les bêtes celles qui ont le plus d'intelligence. Ainsi ils en prirent plus de deux cents. C’est à partir de cette bataille que le Grand Khan commença à avoir beaucoup d’éléphants. Et c’est ainsi, comme vous venez de l’entendre, que ce roi fut vaincu, grâce à l’intelligence et au sens tactique des Tartares. CXXIIL

Descente dans une grande vallée.

Quand on part de ce pays dont je vous ai parlé, on trouve une grande

descente.

Sachez-le,

on chevauche

deux journées

et

demie en descendant toujours et il n’y a rien qui mérite d’être raconté sur cette descente, sinon qu’il y a là un grand emplace-

|

|

304

Le Devisement du monde

qu’il y a une grant place la ou il tiennent aucune foiz grans marchan(84)disez. Car les gens de celle contree [environ y viennent]* tous [a aucuns]° jours nommez

et tiennent

la leur

marchié, et c’est .I. foiz la sepmaine. IIz changent or pour argent, car il en ont assez et donnent .V. poiz d’argent pour ung poiz d’or; et pour ce y viennent les marcheans de moult loingtains païs qui apportent lor‘ argent et se changent, si comme je vous ay dit, a ses gens, dont les marcheans en font moult de leurs prouffiz. Et les gens de ceste contree qui portent l’or a cest marchié, sachiez que nul ne puet savoir leurs maisons pour ce qu’ilz demeurent en lieux moult desvoiables pour paour des gens, si que nulz ne leur puet mal faire, tant ont leurs habitacions

en lieux divers

et sauvages

et fors, et ne

veullent que nulz aille avecques eulx pour savoir les. Et quant l’en a chevauchié ces .Il. journees et demie a declin, si treuve l’en une province vers midy et est en la confine d’Inde, et est ceste province appellee Aamien. L’en chevauche .xv. journees par moult desvoiables lieux et par grans boscages, la ou il a assez olifans et unicornes et autres bestes sauvages a grant planté de toutes manieres. Hommes

ne habitacions n’y a nulz;

et pour ce vous en lesserons nous a parler de ces divers lieux sauvages, car il n’y a chose a conter qui a ramentevoir face, et vous conterons d’une hystoire, si comme vous pourrez oïr. CXXIV.

Cy dit de la cité de Mien qui a .11. tours, l’une d’or

et l’autre d'argent*. Quant l’en a chevauchié ces .xV. journees par si desvoiables lieux et que par les chemins convient porter sa vitaille pour ce que il n’y a nulle habitacion de gent, si comme je vous ay dit, si se treuve adonc la maïistre cité de ceste province d’Aamien, laquelle cité a a nom aussi Amien, qui est moult grant et moult noble (84) et est chief de ceste province. Les gens sont ydres et si ont langaige par eulz. I1z sont au Grant Kaan. Et en ceste cité a une si noble chose et si riche comme je vous diray. Car il fu verité que en ceste cité ot jadis ung riche roy et puissant. Et quant il vint a la mort, si comma[n]da que sus sa tombe fussent faitez deux tours, l’une d’or et l’autre d’argent, en celle 123a. en vivent b. auquez de c. IL. et largent e.

La Description du monde

305

ment où parfois se tiennent de grands marchés. Car les gens du pays alentour s’y rendent tous à dates fixes et là se tiennent les marchés, à savoir trois fois par semaine. Ils changent l’or contre l’argent, car ils en ont beaucoup et on donne seulement cinq poids d’argent pour un poids d’or ; aussi les marchands s’y rendent-ils de pays très lointains pour apporter leur argent et le changer, comme je vous l’ai dit, avec ces gens; et ces marchands font de grands bénéfices. Quant aux gens de cette contrée qui apportent l’or à ce marché, sachez que personne ne peut connaître leurs maisons parce qu’ils habitent dans des lieux très écartés de peur des gens ; ainsi personne ne peut leur nuire, tant ils ont leurs habitations dans des lieux hostiles, sauvages et difficiles d’accès ; ils ne veulent pas que quelqu'un les accompagne pour connaître ces habitations. Quand on a chevauché

donc

deux journées

et demie

en descendant,

on

trouve un pays au midi, il est aux confins de l’Inde et ce pays s’appelle la Birmanie. On chevauche quinze journées par des lieux très écartés et par de grandes forêts où il y a-beaucoup d’éléphants, de licornes et d’autres bêtes sauvages en grande quantité et de toutes espèces. Il n’y a là ni hommes ni habitations; aussi cesserons-nous de parler de ces lieux hostiles et sauvages, car il n’y a là rien qui mérite d’être raconté, et nous vous raconterons un fait historique.

CXXIV.

La cité de Pagan. Ses deux tours d’or et d'argent.

Quand on a chevauché quinze journées par des lieux et des chemins si écartés qu’il faut emporter des vivres parce qu’il n’y a pas d’habitation pour les gens, comme je vous l’ai dit, on trouve la cité principale de ce pays de Birmanie, cité nommée Pagan, qui est très grande et illustre : c’est la capitale de ce pays. Les gens sont idolâtres et ils ont une langue à eux. Ils sont au Grand Khan. Dans cette cité il y a une chose illustre et magnifique que je vais vous dire. C’est un fait qu’il y eut jadis dans cette cité un roi riche et puissant. Quand il vint à mourir,

il ordonna qu’on fît sur sa tombe deux tours, l’une d’or et l’autre d’argent, de la façon suivante. Ces tours sont faites en

306

Le Devisement du monde

maniere comme je vous diray. Elles sont faites de pierre, et puis est couverte l’une d’or bien espés ung doit si que la tour samble toute d’or, et l’autre est aussi toute couverte d’argent en

la maniere de celle d’or si qu’elle samble toute d’argent. Chascune tour est haulte bien .x. pas et grosse tant comme il convient

a la haultesce,

et dessus

[sont]

toutes

rondes,

tout

plain le ront de campaneles dorees a [celle d’or et argentees a celle]* d’argent;

et toutez

foiz que

le vent

fiert en elles, si

sonnent. Et ce fist faire le roy pour sa grandesce et pour s’ame, car ce est une des plus belles choses a veoir du monde que de ces tours, si sont bien faites et nobles et de grant vaillance. Et quant le soleil les touche, si en yst grant resplendeur et apperent de bien loing. Et sachiez que le Grant Kaan si les conquesta en ceste maniere. Il fu voirs que a la court du Grant Kaan si avoit une grant quantité de jongleurs et d’entregeteurs, si leur dist ung jour que il vouloit aler conquester ceste dite province de Mien et que il leur donrra bonne aide et bonne chevetaine. Ceulx respondirent que il le vouldroient bien voulentiers, si leur fist appareillier le seigneur ce que a ost appartient et leur donna compaignie de gens d’armes. Et ceulx se mistrent a la voie et tant chevauchierent que ilz vindrent en ceste province de Myen et la conquesterent toute. Et quant il trouverent en ceste cité ces .Il. tours que je vous (85) ay dit, si en orent moult grant merveille et manderent au Grant Kaan le fait de ces .11. tours et ce qu’il vouloit qu’il en deussent faire pour le grant avoir qui estoit dessus. Et le Grant Kaan, qui bien savoit qu’il avoit [fait] faire ce pour son ame et que l’en eust remembrance de lui depuis sa mort, si dist qu’il vouloit qu’elles ne feussent point deffaites, maiz que il les lessassent en la maniere qu’elles estoient. Et ce ne fu pas merveille pour ce que je vous dy que nul Tartar du monde ne touche pas voulentiers

nulle chose mortel. IIz ont olifans en ceste province assez et buefz sauvages beaulx et grans et cerfz et dains et chevriaulx et d’autres manie[re]s de bestes sauvages assez. Ore vous ay

conté de ceste province de Mien, si vous conteray ore d’une province qui est appellee Bangala, si comme vous pourrez oÿr cy dessoubz.

124a. seles dor et largentee a seles.

La Description du monde

307

pierres, puis l’une est couverte d’un or qui a bien un doigt d'épaisseur en sorte que la tour paraît tout en or, et l’autre est toute couverte d’argent, aussi bien que la première l’est d’or, en sorte qu’elle paraît tout en argent. Chaque tour a bien dix pas de haut et elle a une largeur proportionnée à sa hauteur ; en haut elles sont toutes rondes, avec, sur tout le tour, des cloches d’or pour celle d’or et des cloches d’argent pour celle d’argent : chaque fois que le vent les secoue, elles retentissent. Le roi fit faire ce monument pour sa gloire et pour son âme, car c’est une des plus belles choses à voir qui soient que ces tours, elles sont bien faites, superbes et d’une grande valeur. Quand le soleil les touche, elles brillent d’un vif éclat et on les voit de très loin. Apprenez comment le Grand Khan en fit la conquête. C’est un fait que, à la cour du Grand Khan, il y avait une grande quantité de jongleurs et de prestidigitateurs et il leur dit un jour qu’il voulait conquérir ce pays de Birmanie et qu’il leur donnerait une bonne assistance et un bon capitaine. Ils répondirent qu’ils étaient d’accord, le seigneur fit préparer ce qu’il faut pour une armée et il les fit accompagner par des soldats. Ils se mirent en route et chevauchèrent tant qu’ils arrivèrent dans ce pays de Birmanie et le conquirent tout. Or, quand ils trouvèrent dans cette cité les deux tours dont j’ai parlé, ils furent émerveillés, firent savoir au Grand Khan l’existence de ces deux tours et lui

demandèrent ce qu’il voulait qu’ils en fissent, vu l’immense trésor qu’il y avait dessus. Le Grand Khan, qui savait bien que le roi avait fait faire ce monument pour son âme et pour qu’on gardât son souvenir après sa mort, dit qu’il voulait qu’elles ne fussent pas démolies, mais qu’on les laissât dans l’état où elles étaient. Et il n’y a là rien d’étonnant, car je vous assure qu'aucun Tartare au monde ne touche délibérément à une chose en rapport avec la mort. Dans ce pays ils ont des éléphants en quantité, des bœufs sauvages beaux et grands, des cerfs, des daims, des chevreuils et d’autres espèces de bêtes sauvages en quantité. Je vous ai donc parlé de ce pays de Birmanie et je vais vous parler d’un pays appelé Bengale, comme vous allez l’apprendre ci-dessous.

308

Le Devisement du monde

CXXV.

Cy dit de la province de Bangala””.

[Bangala]" est une province vers mydy qui, à M[CIcHr *x. de Crist, quant le dit messire Marc Pol estoit a la court du Grant Kaan,

ne l’avoit encore

conquestee ; maiz

touteffoiz

estoient

les oz la alez pour la conquester. Et sachiez que ceste province a langage par lui. IIz sont pesme ydolastres ; et sont en la confine d’Ynde. Il y a [escolliez]? assez si que tous les barons et tous les seigneurs de ceste province les ont. I1z ont beufz qui sont aussi haulx comme olifans, maiz non pas si gros. I1z vivent de char et de [lait]° et de riz. Ilz ont assez coton dont il font grans marcheandises. I1z ont espic, garingal, gingembre, succre et des autres espices de maintez autres manieres assez. Les Yndyens y viennent et si achetent de leurs escoilliez que je vous ay dit et esclaz et esclaves que ceulx ont d’autres provinces avec, qui les vendent aux Yndiens et aux autres marcheans qui les portent a vendre parmy le monde. Et en ceste province n’y a (85Ÿ) autre chose qui a ramentevoir face; et pour ce nous nous en partirons et vous conterons d’une autre qui est appellee Cangigu, qui est vers levant.

CXXVI.

Cy devise de la province de Cangigu *.

Cangigu est une province vers levant. Il ont roy. Les gens sont ydres et ont langage par eulz. IIz se rendirent au Grant Kaan et lui font chascun an treu. Et si vous dy que ce roy est luxurieux, car il a bien .CCC. fames, car quant il ont aucune belle fame en leur contree, il [la prent et l’espouse]”. Il se treuve en ceste province or assez; et si ont espices assez et grant foison et de toutez manieres, maiz il sont moult loing de mer si que pour ce ne valent gueres leurs marchandises, dont il y a grant marchié. I1z ont olifans et autres bestes assez. Ilz vivent de char et de lait et de ris: leur vin si est de poisson et de ris et d’espices moult bons. Toutes les gens communaument ont leurs chars labourees avecques l’aguille a lyons,.a dragons, a oyseaulz et a maintez

autres choses, et si est fait en telle

maniere que jamaiz ne s’en va; et si ont ceste œuvre par la chiere et par le col et par le pis et par les bras et par les mains et par le ventre et par tout le corps; et ce font il par grant \

125a. Sangala b. escolliers] B c. lart] BC. 126a. lont.

La Description du monde

CXXV.

309

Le pays du Bengale.

Le Bengale est un pays au midi que le Grand Khan n’avait pas encore conquis en 1290, quand messire Marco Polo était à sa cour; toutefois ses armées s’y étaient rendues pour le conquérir. Sachez que ce pays a une langue à lui. Ils sont abominablement idolâtres et se trouvent aux confins de l’Inde. Il y a là des eunuques en quantité en sorte que tous les princes et seigneurs les font venir de ce pays. Ils ont des bœufs qui sont hauts comme des éléphants, mais non aussi gros. Ils se nourrissent de viande, de lait et de riz. Ils ont beaucoup de coton et en font un grand commerce. Ils ont du nard, du galanga, du gingembre, du sucre et d’autres épices de bien des espèces en quantité. Les Indiens viennent là et y achètent des eunuques avec des esclaves mâles et femelles que les habitants se sont procurés dans d’autres pays et qu’ils vendent aux Indiens et autres marchands qui vont les revendre par le monde. Il n’y a rien d’autre dans ce pays qui mérite d’être rappelé, aussi nous en partirons et nous vous parlerons d’un autre pays appelé le haut Tonkin, qui est à l’est.

CXXVI.

Description du pays du haut Tonkin.

Le haut Tonkin est un pays à l’est. Il a un roi. Les gens sont idolâtres et ils ont une langue à eux. Ils se sont soumis au Grand Khan et lui paient chaque année un tribut. J’ajoute que leur roi est luxurieux : il a bien trois cents femmes, car dès qu’il y a une belle femme dans ce pays, il la prend et il l’épouse. On trouve de l’or en quantité dans ce pays ; les gens ont des épices en quantité et de toutes espèces, mais ils sont si éloignés de la mer que leurs marchandises n’ont guère de valeur et sont à bon marché. Ils ont des éléphants et d’autres bêtes en quantité. Ils se nourrissent de viande, de lait et de riz; leur vin est fait de poisson/, de riz et d’épices excellentes. Tous les gens sans exception ont la peau tatouée à l’aiguille de lions, dragons, oiseaux et bien autres choses, et c’est fait de façon que ça ne s’en va plus. Ils ont ces dessins sur le visage, le cou, la poitrine, les bras, les mains, le ventre, tout le corps. Ils font ça pour la 1. Poisson : encore une « merveille » due au seul copiste, qui a mal lu un mot

1 tel que poison «boisson » (cf. ch. CXXVII).

310

Le Devisement du monde

gentillesce; et cellui qui plus en a de ce labour, si est plus beau tenuz. Ore vous lairons de ceste province et des hommes qui sont paint a fleurs et a bestes, et vous conterons d’une autre province qui a a nom Camu, qui est vers levant. CXXVII.

Cy nous devise de une province qui a nom Camu.

Camu est une province vers levant et sont au Grant Kaan. Et sont ydres. Ilz vivent des bestes et du prouffit de la terre. Ilz ont langage par eulz. Les dames portent aux [jambes et aus] bras bracellez d’or et d’argent et de grant vaillance. Et les hommes les portent aussi (86) et de plus grant valeur assez que les fames. I1z ont chevaulz assez et beufz de ceulx que il vendent aux Yndiens, et grant quantité, [de quoi il font grandismes marchandises. Il ont encore grandisme quantité] de bugles et de beufz et de vaches, pour ce que ilz ont trop bons lieux et trop bonnes pastures. I1z ont des vivres assez. Et sachiez que de cest Camu jusques a Cangigu qui derreniere est, si a .XV. journees, et de Cangigu a Bangala qui est tierce province en arrieres, si a .XXX. journees. Ore nous partirons de cest Camu et irons a une autre province qui a a nom Toloman, qui est loing de ceste bien .VIII. journees toutez foiz vers levant.

CXXVIIL.

Cy nous dit d’une province qui a nom Toloman '#.

Toloman est une province vers levant. Les gens sont ydres et ont langage par eulz. I1z sont au Grant Kaan. Et sont bien belles gens et ne sont pas blanches, maiz sont brunes gens. Ilz sont bien gens d’armes. IIz ont citez et chasteaulx assez en grant habondance et en grans montaignes et en fors lieux. Et quant ilz meurent, si font ardoir les corps ; et les oz qui remaignent, si les prennent et les mettent en petites arches et puis les portent es grandes montaignes et haultes et puis les mettent es cavernes grans et les pendent que homme ne beste ne les puet atouchier. L’en y treuve or assez. La monnoie qu’il despendent au menu, si [est] de pourcelaine en telle maniere comme je vous ay dit. Et aussi en toutes ces provinces de Bangala et de Cangigu et de

La Description du monde

El

gloire : celui qui en a le plus est tenu pour le plus beau. Mais nous en finirons avec ce pays et ces hommes qui sont peints de fleurs et de bêtes et nous vous parlerons d’un autre pays nommé le bas Tonkin qui est à l’est. CXXVIL.

Description du pays nommé bas Tonkin.

Le bas Tonkin est un pays à l’est. Les gens sont au Grand Khan. Ils sont idolâtres. Ils vivent de l’élevage et de l’agriculture. Ils ont une langue à eux. Les femmes portent aux jambes et aux bras des bracelets d’or et d’argent de grande valeur. Les hommes en portent aussi et de beaucoup plus grande valeur que les femmes. Ils ont des chevaux en quantité et des bœufs qu’ils vendent aux Indiens en grande quantité : ils en font un très grand commerce. Ils ont encore une très grande quantité de buffles, de bœufs et de vaches parce qu’ils ont d’excellents prés et d’excellents pâturages. Ils ont de la nourriture en quantité. Et sachez que du bas Tonkin au haut Tonkin, le dernier pays traversé, il y a quinze journées, et du haut Tonkin au Bengale, l’avant-dernier, il y a trente journées. Mais nous partirons du bas Tonkin et nous irons dans un autre pays nommé le Yunnan oriental, qui est à bien huit journées du précédent toujours vers l’est.

CXXVIIL

Un pays nommé le Yunnan oriental.

Le Yunnan oriental est un pays à l’est'. Les gens sont idolâtres et ils ont une langue à eux. Ils sont au Grand Khan. Ils” sont très beaux, ils ne sont pas blancs, mais bruns. Ce sont de bons soldats. Ils ont des cités et villages en grande quantité dans la montagne et dans des endroits difficiles d’accès. Quand ils meurent, on brûle les corps; les os qui restent, on les prend, on les met dans des coffrets et puis on les porte dans la haute

montagne où on les met dans de grandes cavernes et on les suspend de façon que ni homme ni bête ne puissent les atteindre. On trouve là beaucoup d’or. La menue monnaie - qu’ils utilisent est faite de coquillages comme je vous l’ai dit. 1. Ce pays est au nord par rapport aux contrées précédentes.Il est à l’est par F1Terapport à Kunming (ch. CXVI.

312

Le Devisement du monde

Tamu despendent pourcellaine et or. Il y a marchans moult riches et portent moult d’avoir en marchandises. Ilz vivent de char et de lait et de ris [et font leur vins de poisons de ris] et

d’espices moult bonnes. Ore vous lairons de ceste province, car il n’y a autre chose qui a [retenir]* ne a ramentevoir face, si vous conterons d’une autre province qui est appellee Caguy vers levant.

(86*)

CXXIX.

Cy nous dit de la province de Cuguy”.

Cuguy est une province vers levant que, quant l’en se part de Toloman,

si chevauche

l’en .xiI. journees [dessus .I1. flun}*, la

ou l’en treuve villes et chasteaulx ; maiz autre chose n’y a qui a ramentevoir face. Et quant l’en a cheminé ces .xII. journees sus ce flun, adonc treuve l’en une province qui a a nom Sinugul, qui moult est grant et noble. Et si sont ydres et sont au Grant Kaan. Ilz sont marcheans et vivent de marchandise et d’ars. Et sachiez que ilz font dras d’escorces d’arbres, et sont moult beaulz a vestir l’esté. IIz sont bien gens d’armes. Et ont monnoie de chartres, et desoremaiz sachiez que nous sommes es terres ou s’espendent les chartres au Grant Kaan. Il y a tant de lyons qu’il n’est nulz qui puisse dormir de nuit hors de sa maison qu’il ne fust mengiez de ces lyons. Et encore, que quant l’en va par ce flum et de nuit, [se l’en] ne s’esloingne bien de la rive, si vont les lyons avecques eulz jusques aux vesseaulx, si menguent tous ceulx qu’ilz peuent attrapper. Et se ne fust une aide que les hommes ont, nulz ne pourroit cheminer par ceste province pour la grant quantité des lyons qu’il y a qui sont moult grans et fiers. Encore a il en ceste province moult de grans chiens et fiers et ont tant de hardement que, quant il sont deux ensamble, il assaillent le lyon, si que toutes foiz que les hommes cheminent, si en mainent .11.. Et quant il treuvent le lyon, si l’assaillent moult hardiement et le lyon se tourne vers les chiens, maiz il se sevent si bien garder que le lyon ne

les touche, et ainsi lui vont touteffoiz derriere criant et ullant et mordant ou en la [queue]° ou en la cuisse ou la ou il le peuent attrapper. [Et le lyon ne fait nul semblant, mais aucune foiz se tourne vers les chiens moult fierement que, se il les atrapoit, il 128a. retenoir. 129a. tout plain b. queeue

La Description du monde

313

Dans ces pays du Bengale, du haut et du bas Tonkin, on utilise aussi les coquillages et l’or. Il y a là des marchands très riches et 1ls transportent une fortune en marchandises. Ils se nourrissent de viande, de lait et de riz; leur vin est une boisson faite de riz et d'excellentes épices. Mais nous laisserons ce pays, car il n’y a là rien d’autre qui mérite d’être retenu et rappelé, et nous vous parlerons d’un autre pays à l’est, appelé Yibin. CXXIX.

Le pays d’Yibin.

Yibin est un pays à l’est. Quand on part du Yunnan oriental, on chevauche douze journées le long d’un fleuve, où on trouve

des villes et villages ; mais il n’y a là rien d’autre qui mérite d’être rappelé. Quand on a cheminé douze journées le long du fleuve, on trouve un pays nommé Yibin, qui est grand et illustre. Les gens sont idolâtres et ils sont au Grand Khan. Ils sont marchands et vivent du commerce et de l’artisanat. Sachez qu'ils font des draps avec des écorces d’arbres qui sont très agréables à mettre l’été. Ils sont de bons soldats. Ils usent du papier-monnaie : sachez que désormais nous sommes sur le territoire où on utilise les billets du Grand Khan. Il y a là tant de lions que nul ne pourrait dormir la nuit hors de chez soi sans être mangé par ces lions. Et même, quand on navigue sur ce fleuve de nuit, si on ne s’éloigne pas bien de la rive, les lions

viennent avec vous jusque dans les bateaux et ils mangent tous ceux qu'ils peuvent attraper. N’était une assistance que les hommes reçoivent, personne ne pourrait voyager dans ce pays à cause de la grande quantité de lions qui s’y trouvent et qui sont très grands et farouches. Mais il y a aussi dans ce pays beaucoup de chiens grands et farouches et ils ont tant d’audace que, dès qu’ils sont deux ensemble, ils attaquent le lion; aussi, chaque fois que les hommes voyagent, ils en emmènent deux. Quand ils trouvent un lion, ils l’attaquent avec audace et le lion se retourne vers les chiens, mais ils savent si bien se garder que le lion ne les touche pas et ils ne cessent d’aboyer après lui, de hurler, de le mordre à la queue, à la cuisse, partout où ils peuvent l’attraper. Le lion ne fait mine de rien, mais parfois il se retourne vers les chiens farouchement

: s’il les attrapait, il

les tuerait, mais ils savent bien se garder et les lions fuient le | des chiens pour entrer dans une forêt ou pour trouver

314

Le Devisement du monde

les occirroit]°, maiz il se sevent bien garder, et aussi vont les lyons fuiant (87) la noise des chiens pour entrer en aucun bois

ou pour trouver aucun arbre pour eulz apoier a ce que les chiens ne le puissent tenir par derrieres pour faire ennuy. Et quant les hommes voient ce, si se mettent a la voye et si mettent la main aux ars, car ilz sont moult bons archiers, si que il les navrent de leurs saiettez si que ilz cheent a la terre tous mors. Et ainsi se delivrent les cheminans des lyons que il treuvent. I1z ont soie assez et autres marchandisez aussi, lesquelles se portent sus et jus par ce flum [en pluseurs pars. Et encore, se l’en chevauche sus ce flun] .xI. journees, trouvant touteffoiz citez et chasteaulx assez. Et sont ydres et sont au Grant Kaan et ont monnoie de chartres et si vivent de marchandise et d’ars et si y a hommes d’armes assez. Et quant l’en a chevauchié ces .XII. journees, si trouve l’en la [cité] de Sindanfu, de quoy ce livre parle ça arrieres. Et de Sindinfu se part l’en et chevauche l’en .Lxx. journees par provinces et par citez et par chasteaulz, ens esquelles nous avons esté et sont escriptes en nostre livre ça en arriere tout par ordre appertement. Et au chief de ces .LXX. journees treuve l’en Cuguy, la ou nous avons esté. Et de Cuguy si chevauche l’en .InI. journees, trouvant citez et chasteaulx assez. Les gens sont de grant marchandise et de grans ars et sont ydres et ont monnoie du Grant Kaan, leur seigneur.

Et au chief de ces .InI. journees treuve l’en la cité de Cacanfu qui est vers midy et est en la province du Catay, si comme vous pourrez oïr cy dessoubz. CXXX.

Cy nous devise de la province de Cacanfu.

Cacanfu si est une cité vers midy et est grant et noble et sont ydres et font leurs mors ardoir. I1z sont au Grant Kaan et si ont monnoie de chartre. I1z vivent d’ars et de marchandises, car il

ont soie en grant habondance, de quoy ilz font dès drapz d’or _et de soie et cendaulz en grant quantité. Et si y a citez et chasteaulz de sa seigneurie. Ore nous partirons de cy et chevaucherons .I. journees avant (87Ÿ) vers mydi et la trouverons une

129c. si les occiroient.

La Description du monde

315

un arbre pour s’y appuyer afin que les chiens ne puissent pas les saisir par derrière pour leur faire du mal. Quand les hommes voient Ça, ils se mettent en marche, saisissent les arcs, car ils sont de très bons archers, et ils blessent les lions de leurs flèches de sorte qu’ils tombent tous à terre, morts. Voilà comment les voyageurs se débarrassent des lions qu’ils trouvent. Ils ont de la soie en quantité et d’autres marchandises encore qu’on porte sur ce fleuve vers l’amont et vers l’aval dans plusieurs pays. Si on chevauche le long de ce fleuve encore douze journées, on trouve toujours des cités et villages en quantité. Les gens sont idolâtres, ils sont au Grand Khan, ils usent du papier-monnaie, ils vivent du commerce et de l’artisanat et il y a là beaucoup de guerriers. Et quand on a chevauché douze journées, on trouve la cité de Cheng-Du dont ce livre parle plus haut'. Et on part de Cheng-du, on chevauche soixante-dix journées par des pays, des cités et des villages où nous avons été et qui sont décrits dans notre livre ci-dessus méthodiquement et clairement. Et au bout de ces soixante-dix journées on trouve Zhuoxian où nous avons été. Et à partir de Zhuoxian on chevauche quatre journées en trouvant des cités et

villages en quantité. Les gens sont d’excellents commerçants ou artisans,

ils sont idolâtres

et ils usent de la monnaie

du

Grand Khan, leur seigneur. Et au bout de ces quatre journées on trouve la cité de Hejian qui est au midi et dans le pays de Chine, comme vous le saurez ci-dessous.

CXXX.

Description du pays de Hejian.

Hejian est une cité au midi, elle est grande et illustre, les gens y sont idolâtres et ils font brûler leurs morts. Ils sont au Grand Khan et ils usent du papier-monnaie. Ils vivent de l’artisanat et du commerce, car ils ont de la soie en grande quantité dont ils font des draps d’or et de soie et du cendal en grande quantité. Et il y a là des cités et villages qui sont au Khan. Mais nous partirons de là et nous chevaucherons trois journées

1. L’itinéraire rejoint à Cheng-Du une route déjà décrite qui descendait vers le sud-ouest (ch. CXIV)

à partir de Zhuoxian (ch. CVI). Cette dernière ville est

“le point de départ d’un nouvel itinéraire qui mène vers le sud-est.

316

Le Devisement du monde

cité laquelle est nommee Cyanglu dont nous vous conterons cy dessoubz.

CXXXI.

Cy nous devise de une cité qui s'appelle Cyanglu"".

Cyanglu est encores une moult grant cité vers midy et en sont au Grant Kaan et de la province du Catay. Leur monnoie est de chartres et sont ydres et font ardoir les corps mors. Et sachiez que en ceste cité se fait le sel en grant quantité et vous diray comment. I1z prennent une maniere de terre qui est moult sumastre et en font grans mons, et dessus ces mons giettent tant d’eaue qu’elle va jusques au fons du mont de terre; et puis prennent et [cueillent]* ceste yaue qui yst de celle terre et la mettent en grans chaudieres de fer et le font bien boulir; et puis la lessent

refroidier ; et puis devient

sel moult

bel et moult

blanc, maiz il est menuz. Et porte l’en de ce sel par maintez provinces environ, dont il en tirent grant profit et grant avoir. Autre chose n’y a qui a ramentevoir face et pour ce irons .v. journees avant vers mydi, trouvant

toutes foiz villes et chas-

teaulx assez qui sont de grans marchandises et de moult grant prouffit, qui rendent grant prouffit au grant seigneur. Et au chief de ces .V. journees se trouve une cité, laquelle a a nom Cynangly dont nous vous conterons cy aprés tout au long.

CXXXII.

Cy nous dit de la cyté de Cynangly'?.

Cynangly est une cité du Catay vers mydy. Et sont ydres et sont au Grant Kaan et ont monnoie de chartres. Et vait parmy ceste cité ung flum grant et large par lequel se porte amont et aval grant quantité de marchandise de soie et d’espiceries et d’autres choses en grant quantité. [Or] nous partirons de Cyangly et vous conterons d’une autre cité qui est loing de Cyangly [.vi.]° journees vers mydi laquelle cité se nomme Condifu.

131a. cuisent. 132a. Car b. .Vir.] cf. le chapitre suivant.

\

À

‘4

La Description du monde

317

toujours vers le midi et nous trouverons là une cité nommée Cangzhou dont nous vous parlerons ci-dessous. CXXXI.

Description d'une cité appelée Cangzhou.

Cangzhou est encore une très grande cité au midi. Les habitants sont au Grand Khan et du pays de Chine. Leur monnaie est faite de billets, ils sont idolâtres et font brûler les corps des morts. Sachez que l’on fait dans cette cité du sel en grande quantité et voici comment. On prend une espèce de terre qui est très salée et on en fait de grands tas ; sur ces tas on jette tant d’eau qu’elle pénètre jusqu’au fond du tas de terre; puis on prend et recueille l’eau qui sort de cette terre et on la met dans de grands chaudrons de fer où on la fait bouillir; puis on la laisse refroidir et elle devient du sel très beau et très blanc, mais il est fin. On porte de ce sel dans bien des pays alentour, ce qui rapporte beaucoup de bénéfices et profits. Il n’y a là rien d’autre qui mérite d’être rappelé; aussi ferons-nous cinq journées de plus vers le midi, en trouvant toujours des villes et villages en quantité, qui se livrent beaucoup au commerce et Sont d’un grand rapport, car ils rapportent beaucoup au Grand Seigneur. Et au bout de ces cinq journées on trouve une cité nommée Dezhoù dont nous vous parlerons ci-après tout du long. CXXXII.

La cité de Dezhou.

Dezhou est une cité de Chine en allant vers le midi. Les habitants sont idolâtres, ils sont au Grand Khan et ils usent du papier-monnaie. À travers cette cité coule un fleuve grand et large sur lequel on transporte vers l’amont et vers l’aval une grande quantité de marchandises, soie, épices, etc. en grande quantité. Mais nous partirons de Dezhou et nous vous parlerons d’une autre cité qui est à six journées de distance de Dezhou au midi et qui est nommée Dongping.

? à s

318

Le Devisement du monde

CXXXIII.

Cy nous raconte et dit de la cité de Condifu *.

(88) Quant l’en a chevauchié ces .VI. journees partant de Cynangly vers midy, et touteffoiz trouvant citez et chasteaulx assez et de grans nobles[ces] et de grans faiz. Et sont ydres et ardent leurs mors et sont au Grant Kaan et ont monnoie de chartres. Et vivent de marchandises et d’ars et si ont de toutes choses de vivres en grant habondance. Maïz il n’y a autre chose qui a ramentevoir face et pour ce vous dirons de la cité de Condifu. Et sachiez que Condifu est une grant cité. Et jadis estoit grant royaume, maiz le Grant Kaan la conquesta par fait d’armes, maiz touteffoiz vous dy que c’est la plus noble cité qui soit en toute celle contree. Il y a grans marchans qui font grans marchandises. Il ont si grant habondance de soie que c’est une grant merveille et si ont de moult beaulx jardins et delitables et plains de tous bons fruiz. Et sachiez que ceste cité de Condifu a soubz sa seigneurie .xI. emperialles citez et sont toutez citez de grant vaillance et de grant marchandise et de grant prouffit, car 11z ont soie oultre mesure. Et sa[chiez] que, a l’an mille .CCLXxImI. ans de Crist, le Grant Kaan avoit mandé ung sien baron qui avoit a nom {[Liytan]* Sangon atout .LXXX. mille hommes a cheval en ceste cité et a la province pour garder la. Et quant le chevetaine atout son ost [ot]? auques demouré la entour, si pensa comme desloyaulx et traytres et ordonna avecques les grans hommes de ceste province de lui rebeller contre le Grant Kaan. Et ainsi le firent, car il se rebellerent encontre leur seigneur et ne lui vouloient de riens obeïr et firent chevetaine cellui Liycan qui la estoit venuz de par le seigneur pour les garder et sauver. Et quant le Grant Kaan sot ce, si manda maintenant .1. de ses (88) barons qu’il nommoit l’un Eguil et l’autre Mongatay, et leur donna .C. mille hommes a cheval. Et sachiez que ces 1. barons atout leur ost se combatirent contre Liycan qui s’estoit rebellez et contre tous ceulz de sa part qui s’estoient assemblez de la contree environ, qui furent plus de .C. mille hommes a cheval et grant quantité de

gens a pié. Maïz telle fu l’aventure que Liytan fut desconfit et occis en la bataille, et ainsi orent les .I. barons que le seigneur ot mandez la victoire. Et quant le Grant Kaan sot ce, si en fu

133a. Bitan b. C.

|

à

“4

La Description du monde CXXXIII.

319

Récit relatif à la cité de Dongping.

Quand on chevauche six journées à partir de Dezhou et vers le midi, on trouve toujours en quantité des cités et villages superbes et de grande importance. Les gens y sont idolâtres, ils font brûler leurs morts, ils sont au Grand Khan et ils usent du papier-monnaie. Ils vivent du commerce et de l’artisanat et ils ont de tout en grande abondance. Mais il n’y a rien d’autre qui mérite d’être rappelé, aussi nous vous parlerons de la cité de Dongping. Sachez donc que Dongping est une grande cité. Jadis c'était un grand royaume, mais le Grand Khan l’a conquise par la force des armes, toutefois je vous certifie que cela reste la plus illustre cité qui soit dans toute cette contrée. Il y a là de grands marchands qui se livrent à un grand commerce. Ils ont de la soie en si grande abondance que c’est un pur prodige et ils ont de très beaux jardins agréables et

pleins de toutes sortes de bons fruits. Sachez encore que cette cité de Dongping a sous son autorité onze cités impériales qui sont toutes des cités d’une

grande importance,

très commer-

çantes et d’un grand profit, car les gens ont de la soie en surabondance. Sachez donc que, en 1273, le Grand Khan avait envoyé dans cette cité et ce pays pour les garder un de ses généraux nommé Li-Tan Sangon avec 80 000 cavaliers'. Quand le capitaine eut séjourné avec son armée quelque temps alentour, il eut une idée de traître et de déloyal et décida avec les notables de ce pays de se rebeller contre le Grand Khan, ce qu’ils firent. Ils se rebellèrent contre leur seigneur, ils ne voulaient plus lui obéir et prirent pour capitaine ce Li-Tan qui était venu au nom du seigneur pour les garder et veiller sur eux. - Quand le Grand Khan l’apprit, il envoya sans tarder deux de ses généraux, nommés l’un Agiul et l’autre Mangatai, et il leur donna 100 000 cavaliers. Sachez donc que ces deux généraux “et leur armée se battirent contre Li-Tan qui s’était rebellé et * contre tous ceux de son parti qui étaient venus de toute la - contrée alentour et qui étaient plus de 100000 cavaliers sans parler d’une grande quantité de fantassins. Mais le sort voulut * que Li-Tan fût vaincu et tué dans la bataille et c’est ainsi que *les deux généraux que le seigneur avait envoyés eurent la vic1. C’est en 1262 que ce gouverneur du Shandong se rebella pour sa perte.

Le LA

320

Le Devisement du monde

moult liez et manda en commandant que tous ceulx qui avoient donné conseil de rebeller fussent mis a la mort cruellement, et aux autres menues gens fust pardonné. Et ainsi fu, que trestous les grans chiefz de ce fait firent les .11. barons mourir de male mort, et les autres menues gens si orent pardon. Et depuis furent i1z bons et feaulx a leur seigneur. Ore nous partirons de ceste matiere puis que nous le vous avons conté et vous conterons d’une autre contree qui est vers midi, qui a a nom Singuy. CXXXIV.

Cy devise de la noble cité de Singuy.

Quant l’en a chevauchié de Condifu .m1. journees par midy, tousjours trouvant citez et chasteaulx qui sont nobles et grans et de grans marchandises et de grans ars. Et si y a chaces et venoisons assez de toutes manieres, et si ont de toutez choses a grant planté. Et quant l’en a chevauchié ces .II. journees, si trouve l’en la noble cité de Singuy Matu, qui moult est riche et grant et de grant marchandise et de grans ars. I1Z sont ydres et sont au Grant Kaan et ont monnoie de chartres. Et si vous dy qu’il ont ung flum dont il prennent grant prouffit et vous diray comment. Il est vray que ce grant flum vient devers midi (89) jusques a ceste cité de Singuy Matu, et les gens de ceste cité si ont fait .11. fluns [de celui grant flun]. Car il font l’une moitié aler vers levant et l’autre vers ponent, c’est que l’un va au Mangy et l’autre par le Catay. Et si vous dy en verité que en ceste cité a si grant planté de navie qu’il n’est nul, s’il ne le veoit, quil le peust croire s’il l’oïst dire a ung autre. Et se portent au Mangy et au Catay ces navies si grant quantité de marchandisez que c’est merveilles. Et puis quant elles retournent, si viennent chargees d’autres marchandises aussi, si que

c’est une impossible chose a croire des marchans qui vont par ces I. fluns. Ore vous conterons d’une province qui est vers midi qui a a nom Liguy.



La Description du monde toire. Quand

le Grand

Khan

321

le sut, il en fut très satisfait et

envoya l’ordre de mettre à mort impitoyablement tous ceux qui avaient eu l'initiative de la rébellion et de pardonner au petit peuple. Ce qui fut fait. Les deux généraux firent mourir d’une mort cruelle tous les chefs de cette rébellion et le petit peuple reçut son pardon. Depuis, ils ont été fidèles et loyaux envers leur seigneur. Nous laisserons cette histoire que nous avons fini de vous raconter et nous vous parlerons d’une autre contrée qui est au midi, nommée Jining. CXXXIV.

Description de la superbe cité de Jining.

Quand on chevauche à partir de Dongping trois vers le midi, on trouve toujours des cités et villages superbes, grands, importants pour leur commerce et sanat. Il y a là du gros gibier en quantité et de toutes

journées qui sont leur artiespèces, ils ont de tout en abondance. Quand on a chevauché ces trois journées, on trouve l’illustre cité de Jining qui est splendide, grande, importante pour son commerce et son artisanat. Les habitants sont idolâtres, ils sont au Grand Khan et ils usent du papier-monnaie. J’ajoute qu’ils ont un fleuve dont ils tirent un grand profit et voici comment. C’est un fait que ce grand fleuve coule au midi jusqu’à cette cité de Jining et les habitants ont fait deux fleuves de ce grand fleuve’. Une moitié en va vers l’est et l’autre vers l’ouest, l’une vers le Mangi et l’autre par la Chine. Je vous certifie que cette cité a une si grande quantité de bateaux que personne, l’eût-il entendu dire par un autre, ne pourrait le croire à moins de le voir. Ces bateaux portent au Mangi et en Chine une si grande quantité de marchandises que c’est un prodige. Puis, quand ils retournent, ils reviennent chargés de marchandises aussi en sorte qu’il est impossible de croire au nombre des marchands qui vont sur ces deux fleuves. Mais nous vous parlerons d’un pays qui est au midi, nommé Xuzhou.

4

1. Ji s’agit du Grand Canal.

322

Le Devisement du monde

CXXXV.

Cy nous dit de la cité de Liguy.

Quant l’en est parti de ceste cité de Singuy Matu, si chevauche l’en par midy .vu. journees, trouvant tousjours villes et chasteaulx assez qui moult sont nobles et riches et de grans marchandisez et de grans ars. Et sont ydres et font ardoir les corps mors, et sont au Grant Kaan et font monnoie de chartres. Et au chief de ces .VIII. journees trouve l’en la cité de Linguy qui aussi a a nom comme la province et est chief du regne. Elle est moult noble cité et riche et sont bons hommes d’armes, maiz l’en y fait aussi grans marchandises et grans ars. Ilz ont venoisons de bestes et d’oiseaulx en grant habondance et si ont de toutes chosez pour vivre en grant habondance et grant quantité. Elle est sus le flum que je vous ay dit et si ont navires assez, et sont greigneurs que les autres, esquelles se portent riches marcheandises assez. Ore vous lairons de ceste cité et de ceste province, si vous conterons d’autres nouvelles cy avant.

CXXXVI.

Cy nous dit de la cité de Pinguy*.

Quant l’en se part de ceste cité de Linguy, si chevauche l’en II. journees par mydi tousjours trouvant villes (89Ÿ) et chasteaulx assez qui sont bons et riches et sont du Cathay. I1z sont ydres et si font ardoir les corps mors. I1z sont au Grant Kaan et ont monnoie de chartres du Grant Kaan, de qui tout est. Et si ont la meilleur venoison de bestes et d’oiseaulx qui soit ou monde et si ont grant habondance de toutez chosez de vivre. Et au chief de ces .nI. journees treuve l’en la cité de Pinguy, qui moult est belle et grant et de grant marchandise et de grans ars, et si ont soie a grant habondance. Ceste cité est a l’entree de la grant province du Mangy, et a ceste cité les marchans chargent les [charetes]" de plusieurs marchandisez et les portent par Mangy a plusieurs chastiaulx et citez. Ceste cité rent grant prouffit au Grant Kaan. Il n’y a autre chose qui a ramentevoir face et pour ce nous nous en partirons et vous conterons d’une autre cité qui est appellee Singuy, qui est encores a midy.

136a. chartres] cf. carretes F.

La Description du monde CXXXV.

323

La cité de Xuzhou.

Quand on est parti de cette cité de Jining, on chevauche vers le midi huit journées, en trouvant toujours des villes et villages en quantité qui sont superbes, riches, importants pour leur commerce et leur artisanat. Les gens sont idolâtres et font brûler les corps de leurs morts, ils sont au Grand Khan et ils usent du papier-monnaie. Au bout de ces huit journées on trouve la cité de Xuzhou qui a le même nom que le pays et qui est la capitale du territoire. C’est une illustre cité, riche; les habitants en sont de bons soldats, mais on s’y livre aussi beaucoup au commerce et à l’artisanat. Ils ont du gros gibier et des oiseaux en grande abondance, ils ont de tout en abondance et grande quantité. La cité est sur le fleuve dont je vous ai parlé, ils ont des bateaux en quantité — ils sont plus grands que les autres — où on porte des marchandises précieuses en quantité. Mais nous laisserons cette cité et ce pays et nous-vous parlerons d’autres cités nouvelles ci-dessous. CXXXVI.

La cité de Peixian.

Quand on part de cette cité de Xuzhou, on chevauche trois journées vers le midi, en trouvant toujours des villes et villages en quantité qui sont riches, superbes, et sont en Chine. Les gens sont idolâtres et font brûler les corps de leurs morts. Ils sont au Grand Khan et ils usent du papier-monnaie du Grand Khan à qui tout appartient. Ils ont le meilleur gibier, bêtes et oiseaux, qui soit au monde, ils ont de tout en grande abondance. Au bout de ces trois journées on trouve la cité de Peixian, qui est très belle, grande, importante pour son commerce et son artisanat; les habitants ont de la soie en grande abondance. Cette cité est à l’entrée du grand pays qu’est le Mangi et, dans cette cité, les marchands chargent les charrettes de quantité de marchandises qu’ils portent dans quantité de villages et cités du Mangi. Cette cité est d’un grand rapport pour le Grand Khan. Il n’y a là rien d’autre qui mérite d’être rappelé, aussi nous en partirons et nous vous parlerons d’une autre cité, appelée Suquian, qui est encore plus au midi.

has

324

Le Devisement du monde

CXXXVII.

Cy dit de la cité de Singuy”?.

Quant l’en se part de la cité de Pinguy, si chevauche l’en II. journees par midi par moult de belles contrees et plaines de tous biens, la ou il a assez

venoisons

de toutes

manieres

de

bestes et d’oiseaulx. Et au chief de ces .I1. journees se trouve la cité de Singuy qui moult est grant et riche et noble et de marchandises et d’ars. Les gens si sont ydres et font ardoir les corps tous mors. Et si ont monnoie de chartres et sont au Grant Kaan. Elle [a] trop beaulx champs et belles plaines, dont il ont grant habondance de froument et de tous blez. Maiz autre chose n’y à qui a raconter face et pour ce nous en partirons nous et conterons des autres terres avant. Et quant l’en est party de ceste cité de Singuy, si chevauche l’en .II. journees par midi, tousjours trouvant belles contrees et beaulx chasteaulx et de beaulx casaus et de belles gaingneries et de terre et de champs. Et si y a venoisons assez et grant habondance de froument et de tous (90) blez. Et sont ydres et sont au Grant Kaan et ont monnoie de chartres. Et puis au chief de ces .I. journees treuve l’en le grant flum de Caramoran, qui vient de la terre du Prestre Jehan, qui est moult grant et large, plus d’une mille de large; et si a de parfont que grans navies y pourroient nagier dedens. Il y à moult de poissons et moult grans. Sachiez qu’il y a en ce flum bien .xV. mille nefz qui toutez sont au Grant Kaan pour porter ses ostz aux isles d’Ynde de mer et quant il a besoing, car la mer [est] emprez de ce lieu a une [seule]* journee. Et si y a bien en chascune nef, l’une parmy l’autre, .XX. mariniers, et porte chascune bien .XV. chevaulx avecques leur hommes et leur vitaille et leur harnoïiz et leurs armeures. Et en ce flum si y a Il. citez, l’une de ça et une de la, l’une a l’encontre de l’autre. L’une a a nom Conganguy et l’autre a a nom Caiguy;

l’une est grant et l’autre petite. Et quant l’en passe ce flum, si entre l’en adonc en la province de Mangy, et vous conterons comment ceste cité de Mangy fut conquestee du Grant Kaan, si _ comme vous pourrez oïr cy dessoubz.

137a. demy.

La Description du monde

CXXXVII.

325

La cité de Suquian.

Quand on part de la cité de Peixian, on chevauche deux journées vers le midi à travers des contrées très belles et plantureuses où il y a en quantité de quoi chasser, bêtes et oiseaux. Au bout de ces deux journées on trouve la cité de Suquian qui est très grande, riche, illustre pour son commerce et son artisanat. Les gens sont idolâtres et ils font brûler les corps de leurs morts. Ils usent du papier-monnaie et ils sont au Grand Khan. Le pays a de très beaux champs et de belles plaines d’où ils tirent en grande abondance du blé et d’autres céréales. Mais il n’y a là rien d’autre qui mérite d’être raconté, aussi nous en partirons et nous parlerons d’autres terres ci-dessous. Quand on est parti de cette cité de Suquian, on chevauche trois journées vers le midi, en trouvant toujours de belles contrées, de beaux

villages, de beaux hameaux, de belles fermes, terres et champs. Il y a là du gros gibier en quantité, du blé et toutes céréales en grande abondance. Les gens sont idolâtres, sont au Grand Khan et ils usent du papier-monnaie. Puis, au bout de ces trois journées, on trouve le grand fleuve Jaune qui vient de la terre du Prêtre Jean! et qui est très grand et large : il a plus d’un mille de large et il est si profond que de grands bateaux pourraient y naviguer. Il y a là beaucoup de poissons et de très gros. Sachez donc qu’il y a dans ce fleuve bien quinze mille navires qui sont tous au Grand Khan et prêts à porter ses armées sur les îles de l’océan Indien si nécessaire, car l’océan n’est qu’à une journée

de là. Il y a bien sur chaque navire, l’un dans l’autre, vingt marins et chaque navire porte bien quinze chevaux avec les cavaliers, leur nourriture, leur équipement et leur armement. Sur ce fleuve

il y a deux

cités, l’une d’un côté, l’autre de

l’autre ; elles sont en face l’une de l’autre. L’une se nomme Huaian et l’autre Ho-Kou, l’une est grande et l’autre petite. Et quand on traverse ce fleuve, on entre alors dans le pays du Mangi et nous vous raconterons comment la capitale du Mangi fut conquise par le Grand Khan, comme vous l’apprendrez ci-dessous.

1. Le cours inférieur du fleuve Jaune (ch. CX) passait alors au sud du Shandong et empruntait ce qui est aujourd’hui le cours de la Huaï.

326

CXXXVIN.

Le Devisement du monde

Comment le Grant Kaan conquesta la province du Mangy 138 “.

Il fu vray que en la grant province du Mangy estoit roy et sires ung qui se nommoit Fatfur, qui moult estoit grant roy et puissant de tresor et de terre et de gens si que pou en y avoit au monde de greigneurs de lui, se non le Grant Kaan. Maiz sachiez qu’il n’estoient pas gens d’armes, car tout leur delit estoit de fames, et especiaument le roy sur tous les autres si que il n’avoit d’autre chose cure se non de fames et faire bien aux povres gens. Et sachiez que en toute sa province n’avoit nul cheval ne n’estoient acoustumez de bataille ne d’armez ne de aler en ost. Car ceste province du Mangy est assez fort lieu pour ce que toutez les citez sont avironneez d’yaues larges et parfondes si que il n’y a nulle cité qui ne soit avironnee d’yaue plus large que le trait de une arbaleste (90Ÿ) [et]* moult parfonde si que celle gent, se il eussent esté gens d’armes, jamaiz ne les eussent perdues ; maiz pour ce qu’il ne l’estoient pas, les pardirent il; car de toutez leurs citez s’entrent par° pont. Ore avint que a l’an mille .CCLxvIm. ans de Crist le Grant Kaan qui orendroit regne, c’est Cublay, manda ung sien baron qui avoit a nom Baïan Chinclan, qui vault a dire Baïan .C. yeulx. Et sachiez que le roy du Mangy trouvoit par astronomie qu’il ne pouoit perdre son royaume se ce n’estoit par ung homme qui eust .C. yeulx ; si se tenoit moult asseur pour ce que il ne pouoit penser que nulz homs de nature peust avoir .C. yeulx, maiz il se deceut en ce, car il ne veoit pas le nom de cestui. Cestui Baïan avoit grant multitude de gens que le Grant Kaan lui avoit bailliez et proprement a cheval et a pié aussi, et s’en vint a Mani, et puis ot grant quantité de gens et de nefz pour porter les gens a cheval et a pié atout ce que besoing leur estoit. Quant il fut venu atout son ost a l’entree du Manzi, c’est a ceste cité de Comganguy, la ou nous sommes ore, de laquelle nous vous conterons trestout avant, il leur dist que il se rendissent au Grant Kaan, son seigneur. Ceulx lui respondirent que ilz n’en

138a. est b. p. ce p.

La Description du monde CXXXVIIL.

327

La conquête du pays du Mangi par le Grand Khan.

C’est un fait que dans le pays du Mangi il y avait un roi et seigneur nommé Fils-du-Ciel, qui était un très grand roi, puissant en terres, trésors et gens en sorte qu’il en était peu au monde de plus grands que lui, le Grand Khan excepté. Mais sachez que les habitants n’étaient pas des soldats, tout leur plaisir ils le trouvaient dans les femmes, et plus que tous les autres le roi précisément : il n’avait que deux soucis, les femmes et les pauvres. Sachez que dans tout son pays il n’y avait pas un cheval et qu’ils n’avaient pas l’habitude de se battre, de porter les armes et de faire la guerre. Car ce pays du Mangi est très difficile d’accès parce que toutes les cités sont entourées d’eaux larges et profondes. Il n’est pas une cité qui ne soit entourée d’une eau plus large que la portée d’une arbalète et très profonde; c’est pourquoi si ces gens avaient été des soldats, jamais ils n’auraient perdu leurs cités, mais comme ils ne l’étaient pas, ils les perdirent. Car dans toutes leurs cités on entre par un pont. Il arriva donc que, en 1268, le Grand Khan qui règne actuellement, Khoubilaï, envoya un de ses généraux nommé Baian Cincsan, ce qui veut dire Baïan aux Cent Yeux!.

Et sachez que le roi du Mangi savait par l’astrologie qu’il ne pouvait perdre son royaume, si ce n’est à cause d’un homme qui aurait cent yeux ; aussi était-il très sûr de lui parce qu’il ne pouvait penser qu’un homme normal eût cent yeux, mais il se trompa à cet égard, car il ne savait pas le nom de cet homme. Ce Baïan avait une grande masse de gens que le Grand Khan lui avait confiés, cavaliers en particulier, mais aussi fantassins; il se rendit dans le Mangi et il eut une grande quantité de gens et de navires pour porter cavaliers et fantassins avec tout ce dont ils avaient besoin. Quand il fut arrivé avec son armée à l'entrée du Mangi, c’est-à-dire à cette cité de Huaïan, où nous 1. C’est en 1274 que Baïan a été envoyé contre l’empire song, dont la capitale Hangzhou lui fut rendue en 1276 par l’impératrice douairière. Le petit-fils de celle-ci, un enfant et le dernier empereur song, périt dans un combat naval en 1279. — Le motif de la prédiction impensable, qui rassure ou terrifie à tort et s’avère ironiquement, relève de la littérature traditionnelle : Macbeth en donne plusieurs exemples ;voir aussi l’Enéide où la malédiction de la Harpye Céléno (IL, 255-257) est conjurée quand Iule et ses copies mangent leurs

tables (VIL 116).

Her

328

Le Devisement du monde

feroient riens. Et puis quant Baian vit ce, si ala avant, si trouva encore une autre cité qui ne se voult rendre, et encore ala avant ; et ce faisoit il pour ce que il savoit que le Grant Kaan lui envoioit ung grant ost aprés lui. Et que vous en diroie je ? Sachiez que il ala a .V. citez que il n’en prist nulle pour ce que il ne se vouloit combatre ne ilz ne se vouloient rendre. Ore avint que la .vi *. cité fut prise a force et puis il prist une autre aprés, et aprés la tierce, et aprés la quarte, si qu'il prist l’une aprés l’autre par force d’armes et prist .xii. citez. Et quant il les ot prises, si s’en ala a la maistre cité du regne qui Quyansy a a nom, la ou le roy et la royne estoient. Le roy quant il vit Baïan atout si grant ost, si ot paour comme

cellui (91) qui n’estoit pas

acoustumé a ce veoir; si entra bien a mille nefz et moult de gens avecques lui et s’en parti et s’en fuy es illes de la grant mer Occeanne en Ynde. Et la royne qui demoura en la cité se pourchaçoit de deffendre a son pouoir comme vaillant dame qu'elle estoit. Ore avint ung jour que la dame demanda comment cellui avoit nom qui la guerr{oiJoit ; et l’en lui dist qu’il avoit a nom Baïan .C. yeulx. Et quant la royne oÿ que il se nommoit .C. yeulx, tantost lui remembra de ses astronomiens qui disoient que ung homme qui avoit .C. yeulx leur devoit tollir le royaume, si se rendi maint{enJant au dit Baïan. Et aprés ce que la royne si se fut rendue et la maistre cité du regne, si se rendy aprés tout le remanant du royaume et les citez et les chasteaulx, que ilz n’y firent nulle deffence. Et certes, ce fu ung grant conquest, car je vous di que en tout le monde n’avoit royaume qui vaulsist la moitié. Car sachiez que Îe roy avoit si desmesureement grant tresor que c’estoit une grant merveille. Et si vous diray aucunes de ses nobletez. Il faisoit bien nourrir .XX". petiz enfans chascun an et vous diray comment. En ceste province giette l’en les enfans si tost comme ilz sont nez, et ce fait le menu peuple qui ne les puet nourrir. Et le roy les faisoit trestouz prendre et si faisoit escripre de chascun en quel signal et en quelle planette il estoit nez et le faisoit nourrir, et tous par plusieurs lieux. Et quant ung [riche]° homme n’avoit nul enfant, si s’en aloit au roy et s’en faisoit donner tant comme il lui

plaisoit. Et li autre quant ilz estoient grans, si les marioit le masle avecquez la femelle et leur donnoit tant du sien que il se 138c. cf. riches À

La Description du monde

329

nous trouvons et dont nous vous parlerons plus loin, il dit aux habitants de se rendre au Grand Khan, son seigneur. Ils lui répondirent qu’ils n’en feraient rien. Quand Baïian vit ça, il alla de l’avant et trouva une seconde cité qui ne voulut pas se rendre et il alla encore de l’avant : il agissait ainsi parce qu’il savait que le Grand Khan lui envoyait une grande armée en renfort. Que dire ? Sachez qu’il alla devant cinq cités sans en prendre une parce qu’il ne voulait pas combattre et qu’ils ne voulaient pas se rendre. Or il arriva que la sixième cité fut prise d’assaut, et puis une autre encore, et après une troisième, et après une quatrième : ainsi il prit d'assaut l’une après l’autre et au total douze cités. Quand il les eut prises, il se rendit devant la capitale du royaume, nommée Hangzhou, où étaient le roi et la reine. Quand le roi vit Baïan avec une si grande armée, il prit peur en homme qui n’avait pas l’habitude de voir ça; accompagné de beaucoup de gens, il monta dans mille navires, partit et s’enfuit vers les îles du grand océan Indien. Et la reine qui resta dans la cité s’efforçait de la défendre de son mieux en noble dame qu’elle était. Mais il arriva un jour que la dame demanda comment se nommaiïit celui qui lui faisait la guerre et on lui dit qu’il se nommait Baïan aux Cent Yeux. Quand la reine entendit qu’il se nommaïit Cent Yeux, elle se rappela aussitôt ses astrologues qui disaient qu’un homme qui avait cent yeux leur ravirait leur royaume et elle se rendit aussitôt à Baïan. Après que la reine et la capitale du royaume se furent rendues, tout le reste du royaume se rendit, cités et villages, et

cela sans difficulté. Assurément, ce fut une grande conquête, car je vous certifie qu’il n’y avait au monde royaume qui en valût la moitié. Sachez-le, le roi avait un trésor si excessivement grand que c'était une merveille. Je vais vous dire des traits de sa magnificence. Le roi faisait nourrir bien 20 000 petits enfants chaque année et voici comment. Dans ce pays on abandonne les enfants dès qu’ils sont nés, c’est ce que fait le petit peuple qui ne peut pas les élever. Le roi les faisait tous recueillir, il faisait écrire sous quel signe et sous quelle planète chacun était né et il les faisait élever, cela en de nombreux endroits. Et quand un homme riche n’avait pas d’enfant,

_ il se rendait chez le roi et s’en faisait donner autant qu'il lui plaisait. Les autres, quand ils étaient grands, le roi les mariait | _

c

4

;

OPU se TRE IX LI

330

Le Devisement du monde

pouoient bien vivre a leur aise. En ceste maniere en alevoit bien chascun an .xx. mille, que masles et femelles. Encore faisoit ce roy une autre chose, que quant il chevauchoit aucune (91°) [foiz] par la cité et il veoit une petite maison, si demandoit l’achoison pourquoy elle estoit si petite, et l’en lui disoit qu’elle estoit d’aucun povre homme qui n’avoit pas le pouoir de la faire greigneur, comme les autres. Et maintenant commandoit que elle fust faite belle et grant comme les autres et il paioit les despens. Et se il avenist que la petite maison fust a ung riche homme, si lui commandoit que maintenant la feist faire lever. Et par son commandement n’y avoit en° sa maistre cité du royaume de Manzi, laquelle avoit a nom Quinsay, nulle maison qui ne fust et belle et grant sans les grans palais et les grans hostelz dont il en y avoit grant planté par la cité. Cellui roy se faisoit servir entre varlez et damoiselles plus de mille que tous estoient vestuz de ses robes belles et riches, si que il menoit sa vie moult noblement et en grant aise et en grans deliz. Et si maintenoit son royaume en si grant justice que l’en n’y trouvoit qui mal y fist. Et estoit la cité si seure que l’en lessoit la nuit la porte ouverte des maisons et des estançons et des halles plaines de toutes marchandises moult chieres. Il ne se pourroit conter la grant richesce et la tres grant bonté de ce païs. Ore vous ay conté du regne, si vous conteray de la royne qui fut menee au Grant Kaan. Et quant il la vit, si la fist servir moult honnourablement comme grant dame que elle estoit. Maiïz du roy, son mary, avint que oncques puis n’yssi° des isles de la mer, ains mourut. Et pour ce vous lerons nous de lui et de la royne, sa fame, et de ceste matiere, et retournerons a conter de la grant province du Mangy et de leurs coustumes et de leurs manieres et irons tout ordonneement. Si commencerons au commencement, c’est a la (92) cité de Coyganguy, la ou nous departismes pour vous conter de la dite cité de Mangy [comment elle] fu conquestee.

CXXXIX.

Cy nous dit de la cité de Coyganguy

Coyganguy est une moult grant cité et noble et riche, si comme je vous ay conté ça arrieres, qui est a l’entree de la 138d. e. sons. e. y. des d.

La Description du monde

331

entre eux et il leur donnait tant de ses biens qu’ils pouvaient vivre tout à fait à l’aise. C’est ainsi qu’on élevait chaque année bien 20 000 enfants tant mâles que femelles. Ce roi faisait une autre chose encore : quand il chevauchait parfois par la cité et qu’il voyait une petite maison, il demandait pourquoi elle était si petite et on lui disait qu’elle était celle d’un pauvre qui n'avait pas les moyens de la faire plus grande, comme les voisines. Et aussitôt il ordonnait qu’elle fût faite belle et grande comme les voisines et il payait la dépense. Mais s’il arrivait que la petite maison appartint à un riche, il lui ordonnait de la faire immédiatement rehausser. Et par sa volonté il n’y avait dans la capitale de son royaume du Mangi, nommée Hangzhou, aucune maison qui ne fût belle et grande, sans parler des grands palais et des grandes demeures qui étaient en grand nombre dans la cité. Ce roi se faisait servir par plus de mille jeunes gens et jeunes filles qui étaient tous vêtus de robes belles et riches. C’est ainsi qu’il menait une vie magnifique, très confortable et très agréable. Et il gouvernait son royaume avec tant de Justice qu’on ne trouvait personne qui y agît mal. La cité était si sûre que, la nuit, on laissait ouverte la porte des maisons, des boutiques et des halles pleines de marchandises très précieuses. On ne pourrait dire la richesse et l’excellence de ce pays. Mais je vous ai parlé du royaume et je veux vous parler de la reine qui fut conduite au Grand Khan. Quand il la vit, il la fit servir avec de grands égards comme la grande dame qu’elle était. Quant au roi, son mari, il se trouva que jamais plus il ne sortit des îles de l’océan et qu’il mourut. Aussi cesserons-nous de vous parler de la reine, sa femme, de lui, de ce sujet et nous reviendrons au grand pays du Mangi, à ses coutumes et ses usages, et nous irons méthodiquement. Nous commencerons donc par le commencement,

c’est-à-dire à la cité de Huaian,

dont nous sommes partis pour vous dire comment la capitale du Mangi fut conquise. CXXXIX. La cité de Huaian.

Huaian est une cité très grande, illustre et riche, qui est à

l’entrée du pays du Mangi, comme je vous l’ai dit ci-dessus, et _ qui est au sud-est. Les gens sont idolâtres, ils font brûler les

332

Le Devisement du monde

province du Mangy, et est vers seloc. Les gens sont ydres et font ardoir les corps des mors et sont au Grant Kaan. Il y a grant quantité de navies, si comme je le vous ay conté autrefoiz ;car vous savez, si comme je vous ay dit, que elle est sus le grant flum de Caramoram. Et si vous dy que il en vient en ceste cité une moult grant quantité de marchandise pour ce que elle est [le chief]|* du royaume de celle part. Car moult de citez en font porter leurs marchandisez en ceste cité pour ce que elle est sus le flum, et s’en va par maintez citez la ou l’en veult. Encore sachiez que en ceste cité se fait du sel moult grant planté, et en donne a plus de .xL. autres citez, dont le Grant Kaan en a entre le sel et le droit de marchandise grant rente. Ore vous

avons

conté de ceste cité, si vous

conterons

avant

d’une autre, laquelle a a nom Pauchin.

CXL.

Cy nous raconte de la cité de Pauchin.

Quant l’en se part de Coyganguy, si chevauche l’en par seloc une journee par une chaucie qui est a l’entree du Mangy. Et ceste chaucie est faite de moult belle pierre; et de l’une partie et de l’autre de la chaucie si y a yaue, ne en la province ne puet l’en entrer fors que par ceste chaucee. Et au chief de ceste journee trouve l’en ceste cité de Pauchin qui moult est belle cité et grant. Il sont ydres et font ardoir les corps mors, et sont au Grant Kaan, et leur monnoie est de (92") chartres. Il vivent de marchandise et d’ars et si ont soie en grant habondance dont il font draz de soie a or assez et de moult de manieres et de beaulx. De choses de quoy l’en doit vivre ont il a grant planté. Autre n’y a qui a conter face, pour ce vous conterons nous avant d’une autre cité que l’en appelle Cayn.

CXLI.

Cy nous dit de la cité de Cayn.…

Quant l’en se part de la cité de Pauchin, si chevauche l’en

par seloc une journee. Adonc treuve l’en la cité [de] Cayn, qui est moult grant et noble. Et vous dy qu’ilz sont ydres et ont monnoie de chartres et sont au Grant Kaan. IIz vivent de mar- 139a. clef.

da

La Description du monde

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corps de leurs morts et ils sont au Grand Khan. Il y a là une grande quantité de bateaux comme je vous l’ai dit naguère ; car vous savez, je vous l’ai dit, qu’elle est sur le grand fleuve Jaune. J'ajoute qu’il arrive dans cette cité une énorme quantité de marchandises parce qu’elle est, de ce côté, l’entrée du royaume. Beaucoup de cités font porter leurs marchandises dans cette cité parce qu’elle est sur le fleuve et qu’il passe par bien des cités où on veut qu’aillent les marchandises. Sachez encore que dans cette cité on fait du sel en très grande quantité et qu’elle en donne à plus de quarante autres cités : le Grand Khan retire un grand profit tant du sel que des droits sur la marchandise. Mais nous vous avons assez parlé de cette cité et nous vous parlerons dorénavant d’une autre, nommée Baoying.

CXL.

La cité de Baoying.

Quand on part de Huaiïan, on chevauche vers le sud-est une journée sur une chaussée qui est à l’entrée du Mangi. Cette chaussée est faite d’une pierre très belle et d’un côté de la chaussée comme de l’autre il y a de l’eau, et on ne peut entrer dans le pays que par cette chaussée. Au bout de cette journée on trouve la cité de Baoying qui est très belle et grande. Les gens sont idolâtres et ils font brûler les corps de leurs morts, ils sont au Grand Khan, ils usent du papier-monnaie. Ils vivent du commerce et de l’artisanat et ils ont de la soie en grande abondance dont ils font des draps de soie avec de l’or en quantité, de beaucoup de sortes et de beaux. Ils ont en grande quantité de quoi vivre. Il n’y a là rien d’autre qui mérite d’être raconté, aussi nous vous parlerons dorénavant d’une autre cité appelée Gaoyou.

CXLI.

La cité de Gaoyou.

Quand on part de la cité de Baoying, on chevauche vers le sud-est une journée. Alors on trouve la cité de Gaoyou, qui est très grande et illustre. J’ajoute que les gens sont idolâtres, qu’ils usent du papier-monnaie et sont au Grand Khan. Ils é vivent du commerce et de l’artisanat et ils ont en grande abon; pure de quoi vivre. Ils ont énormément de poissouseet ont de

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L'S

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Le Devisement du monde

chandise et d’ars et si ont grant habondance de toutez chosez de vivre. Ilz ont poisson oultre mesure et ont chace de bestez et d’oyseaulx en grant quantité, car sachiez que l’en y auroit bien pour ung gros venisien d’argent .i. bons faisans. Ore nous partirons de cy et irons avant et vous conterons d’une autre cité qui a a nom Tyguy. .

CXLIIL.

Cy dit de la cyté de Tyguy.

Quant l’en se part de la cité de Cayn, si chevauche l’en une journee par seloc tousjours trouvant casaus et champs et belles gaingneries. Adonc si trouve l’en la cité de Tyguy, qui n’est mie trop grant, maiz elle est moult plantureuse de trestoutes chosez. Et sont ydres et ont monnoie de chartres et sont au Grant Kaan.. Et vivent d’ars et de marchandise. Car il s’i fait moult de marchandise, et si ont navie assez du dit grant flum. Et sachiez que a la senestre partie devers levant, loing d’ilec Il. journees, est la mer Occeanne. Jusques a la cité de toutez pars se fait sel en grant quantité, car il y a de moult bonnes salines, et si y a une cité qui a a nom Tyguy qui moult est grant et riche et noble, et en ceste cité se fait tout le sel si que toute la province en a assez. Et si vous dy par (93) verité que le Grant Kaan en a si grant rente et si merveilleusement est grande que a paine le pourroit l’en croire, qui ne le verroit. Ilz sont ydres et ont monnoie de chartres. Ore nous partirons et retournerons a Tyguy, car bien vous en [a]vons conté cy dessus, si vous dirons d’une autre cité qui a a nom languy. CXLHI.

Cy nous dit de la cité de languy **.

Quant l’en se part de Tyguy et l’en a chevauchié une journee par seloc, trouvant contrees et casaus et chasteaulx assez, si treuve l’en la cité de Ianguy, qui moult est grant et noble. Et sachiez qu’il a soubz sa seigneurie .XXVII. citez grans et nobles et de grans marchandises, qui sont moult bonnes, si que Ianguy est moult puissant cité. Et si siet en ceste cité ung des .xII. barons du Grant Kaan, car elle est [esleue]* pour ung des .xn.

143a. esleuee.

La Description du monde

SE»

quoi chasser, bêtes et oiseaux, en grande quantité : sachez-le, on aurait là trois beaux faisans pour un seul gros d’argent vénitien.

Mais

nous

partirons d’ici, nous

irons de l’avant et

nous vous parlerons d’une autre cité nommée Taizhou.

CXLII.

La cité de Taizhou.

Quand on part de la cité de Gaoyou, on chevauche une journée vers le sud-est, en trouvant toujours des hameaux, des champs et de belles fermes. Alors on trouve la cité de Taizhou qui n’est pas très grande, mais qui regorge de toutes choses. Les gens sont idolâtres, ils usent du papier-monnaie et ils sont au Grand Khan. Ils vivent de l’artisanat et du commerce. Car il y à là un grand trafic et beaucoup de bateaux du fleuve dont j’ai parlé s’y arrêtent. Et sachez que l’océan est sur la gauche vers l’est, à la distance de trois journées. Jusqu’à cette cité-et partout on fait du sel en grande quantité, car il y a là d’excellentes salines, et il y a une cité, nommée Haïian!, qui est très grande, riche et illustre ; dans cette cité on produit tout le sel nécessaire

au pays. Et je vous certifie que le Grand Khan en tire un tel profit, un profit si merveilleusement grand, qu’on aurait du mal à le croire, si on ne le voyait. Les gens sont idolâtres, ils usent du papier-monnaie. Mais nous partirons d’ici et nous retournerons

à Taizhou,

dont nous

vous

avons

parlé ci-dessus,

et

nous vous parlerons d’une autre cité nommée Yangzhou. CXLIII.

La cité de Yangzhou.

Quand on part de Taizhou et qu’on a chevauché une journée vers le sud-est, en trouvant des contrées, des hameaux et des villages en quantité, on trouve la cité de Yangzhou qui est très grande et illustre. Sachez-le, elle a sous son autorité vingt-sept cités grandes et illustres, importantes par leur commerce, excellentes ; aussi Yangzhou est-elle une puissante cité. C’est dans cette cité que réside l’un des douze ministres du Grand Khan, 1. Tyguy : dans ce ch. CXLII, selon le manuscrit suivi, deux villes différentes, Taizhou et Haian, portent ce même nom! F a : Tigiu, puis Cingiu; À : Tiguy, puis Siguy.

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Le Devisement du monde

sieges. Si sont ydres et ont monnoie de chartres. Et si vous dy que le dit messire Marc Pol, cellui meisme de qui nostre livre parle, sejourna en ceste cité de Janguy .I. ans acompliz par le commandement du Grant Kaan. IIz vivent de marchandisez et d’ars, car l’en y fait harnois de chevaliers et d’ommes d’armes en grant quantité. Car en ceste cité et environ des appartenances demeurent gens d’armes assez que le seigneur y fait sejourner. Autre chose n’y a qui a ramentevoir face, pour ce vous conterons avant et vous dirons de .IIl. grans provinces qui meismes sont du Mangy, qui sont vers ponant et bien y a a conter, si diray avant de l’une qui a a nom Manghin.

CXLIV.

Cy nous devise de la province de Manghin.

Manghin est une province vers ponent et est du Manghy meismes, qui moult est noble province et riche. IIz sont ydres et ont monnoie de chartres et sont au Grant Kaan et vivent d’ars et de marchandise. Il y a grant habondance de soie, car il en font dras d’or et de (93) soie de toutez manieres moult beaulx.

Et si ont grant marchié de tous blez et de toutez choses de vivre, car moult est plantureuse province. Et si ont venoison assez et lyons aussi. Et si y a grans marchans et riches, dont le seigneur en a grant prouffit d’eulz, des droiz de la marchandise que ilz achetent et vendent. Ore nous partirons de cy, car il n’y a autre chose qui a conter face, et vous conterons de la tres noble cité de Saianfu, qui bien fait a conter en nostre livre, car

trop est grant fait a conter de son affaire.