La Déliaison: Psychanalyse, anthropologie et littérature 2251334491

Pour Freud, la cure psychanalytique ne représentait qu'une des sources d'accès au psychisme inconscient, et l&

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La Déliaison: Psychanalyse, anthropologie et littérature
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Table of contents :
Avant-Propos
Ch1: La Déliaison (1971)
Ch2: Le Double et l'Absent (1973)
Ch3: Œdipe, Freud et Nous (1981)
Ch4: Le Mythe: Un Objet Transitionnel Collectif (1980)
Ch5: Lear ou les Voi(es) de la Nature (1972)
Ch6: Macbeth: Engendrement et Deracinement (1991)
Ch7: L'Illusoir ou la Dame en Jeu (1971)
Ch8: Le Double Double: Ceci et Cela (1980)
Ch9: Le Réserve de l'Incréable (1982)
Ch10: Des Mouches aux Mots (1985)
Ch11: Le Progrès et l'Oubli
Référence de Première Publication
Table des Matières

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LA DÉLIAISON

Du même auteur Aux Éditions de Minuit Un Œil en trop. Le complexe d’Œdipe dans la tragédie. L’Enfant de Ça : Pour introduire la psychose blanche, (en collaboration avec J. L. Donnet) Narcissisme de vie. Narcissisme de mort. Aux Presses Universitaires de France Le Discours vivant. La conception psychanalytique de l’affect. Le Complexe de castration. Aux Éditions Balland Hamlet et Flamlet. Une interprétation psychanalytique de la représentation. Aux Éditions Gallimard La Folie privée. Psychanalyse des cas limites. Aux Éditions Les Belles Lettres Le langage dans la psychanalyse in Langages.

CONFLUENTS PSYCHANALYTIQUES Collection dirigée par Alain de Mijolla

ANDRÉ GREEN

LA DELIAISON Psychanalyse, anthropologie et littérature

PARIS LES BELLES LETTRES 1992

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous les pays. © 1992 Société d’Édition Les Belles Lettres, 95, bd Raspad 75006 Paris. ISBN : 2-251-33449-1 ISSN : 0245-8829

A ceux de mes collègues qui ne croient pas en la possibilité d’une psychanalyse appliquée.

AVANT-PROPOS

De Sophocle à Borgès, les essais ici rassemblés prennent place dans le courant de la critique littéraire psychanalytique. Celle-ci est, sans doute possible, partie intégrante du patrimoine de la psychana­ lyse. Quant à savoir si elle peut être intégrée à la littérature, ce n’est pas au psychanalyste de trancher la question. Le résultat de cette investigation est de mettre en évidence certaines structures consti­ tuantes de la subjectivité que le traitement littéraire fait travailler et qui travaillent le texte en retour. Inévitablement les théoriciens de la littérature argueront que l’intérêt d’une telle analyse est fort limité puisque en fin de compte l’enquête ne revient à retrouver dans le texte que les déterminations les plus communes qui affectent tout destin humain... ou que le psychanalyste aura subrepticement introduites. Mais ce serait trahir le sens de l’entreprise dont l’intérêt est justement de montrer le détour et même le détournement que ces thèmes fondamentaux subissent — ce qui en fait tout le prix — dans la production littéraire, pour s’adresser au lecteur et le toucher grâce à ce parcours indirect, dans sa sujectivité propre. Au lieu de protester contre ce renvoi à un dénominateur commun, il faut au contraire s’étonner de ce que l’élaboration littéraire, avec toute la richesse et la complexité qu’elle tire de la langue par l’écriture, continue de s’enraciner dans ces structures subjectives constituantes — du moins aux dires de la psychanalyse — décelables après-coup. Cette pérennité qui permet de détecter leur présence, toujours recouverte, rétrospectivement décelable, est d’ailleurs un trait général de leur vitalité. Elle anime le mouvement de l’écriture. Les idées exposées de manière globale, dans certains de ces essais, n’ont qu’une valeur d’orientation. En fait, chaque texte, selon ses particularités, a dicté à l’analyse les voies par lesquelles il devait être approché. Telle œuvre sera abordée dans une perspective

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uniquement textuelle, tandis qu’une autre autorisera certaines spé­ culations sur les relations de l’auteur à son écrit. Aujourd’hui l’inconscient n’est plus une hypothèse, il est à mettre au rang des acquis de la pensée, irrémédiablement. Seule subsiste la question de la représentation qu’on peut s’en faire. Si d’autres disciplines (biologie, anthropologie, linguistique) revendiquent pour leur part leur propre conception de l’inconscient qui s’écarte de beaucoup de celle de Freud, c’est au sein même de la psychana­ lyse que s’opposent diverses versions de celui-ci. Celle qui se déploie dans ces textes se tient à l’écart de tout formalisme. Ces exercices psychanalytiques, à la différence des travaux cli­ niques et théoriques, permettent au lecteur de se référer à l’objet de leur analyse. Ils n’ignorent pas qu’ils laissent intactes les énigmes de la création littéraire. Ils espèrent néanmoins contribuer à mieux connaître les raisons de ses effets sur celui qui prend intérêt à ses œuvres. Je remercie Alain de Mijolla qui s’est armé d’une patience sans bornes pour attendre que le recueil soit prêt et de l’attention amicale qu’il a témoignée en veillant à la réalisation de ce projet. Toute ma reconnaissance va à Litza Green qui m’a apporté une aide inestimable aux dernières étapes de la naissance de ce livre.

CHAPITRE I

LA DÉLIAISON (1971)

Le

triangle littéraire et la psychanalyse

La question des rapports entre littérature et psychanalyse a empli un dossier déjà fourni. Il semble pourtant qu’il y ait toujours à dire là-dessus puisqu’on continue d’appeler à la barre de nou­ veaux témoignages. Hasard ou corrélation significative, le thème littérature-psychanalyse n’a jamais été plus abondamment traité qu’au moment où un autre thème de sournois devient d’une insolite insistance, celui de la mort de la littérature. Tandis que certains pleurent sur cette agonie, d’autres qui se veulent pourtant à la pointe du combat (mais de quel combat ?) l’appellent de leurs vœux. Sans doute attendent-ils que ce cadavre serve d’engrais à une nouvelle culture. On pourrait alors penser que l’avènement de la psychanalyse serait un des signes de la mort prochaine d’une civilisation dont le dépérissement de la littérature est un des aspects et, si l’on est porté à l’optimisme, l’annonce d’une pensée en gésine qui débarrassera le monde à naître de ces inutiles oripeaux. Au reste, on peut tout aussi bien soutenir que la mort de la littérature ne saurait précéder que de peu la mort de la psychanalyse qui appartient, malgré les modifications profondes qu’elle a imprimées au mouvement des idées, à la même culture. S’il ne nous est pas possible d’entériner sans examen des juge­ ments de ce genre, il n’est pas possible non plus de penser que le hasard est seul responsable de cette rencontre entre le développe­ ment des études sur la psychanalyse et la littérature et le sentiment du déclin — provisoire ou définitif — de la littérature.

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Mais à défaut de parler de la mort de la littérature, puisque nous ne sommes pas appelés à en constater le décès, considérons plutôt qu’il y a une mutation littéraire dont l’avenir dira si elle a été fatale à son patrimoine. Cette mutation est contemporaine de l’éclosion et du développement de la psychanalyse. En outre, il est impor­ tant de remarquer que la très grande majorité des œuvres litté­ raires qui ont fait l’objet d’études psychanalytiques appartiennent à une époque antérieure à cette mutation. Il n’est donc pas sans intérêt de s’interroger, le terrain étant plus nettement délimité, sur cet état curieux où la psychanalyse se porte moins vers les œuvres de son temps que vers celles du passé, comme si elle paraissait reculer devant elles, ou même déclarer forfait devant la littérature qui a le même âge qu’elle. Il y aurait donc en quelque sorte évitement de la psychanalyse devant la littérature d’aujourd’hui, alors même que leur rencontre est patente, alors même que la psychanalyse est manifestement présente sur les trois côtés du triangle littéraire : côté écrivain, côté lecteur, côté critique. En fait, il faudrait s’interroger sur l’effet à double sens de la relation entre littérature et psychana­ lyse : effet de la psychanalyse sur la littérature et effet de la littérature sur la psychanalyse. De Freud à Lacan, il y a une marque du littéraire sur l’œuvre de pensée psychanalytique, un cadre formel du langage et de l’écriture, qui justifieraient à eux seuls une étude. Nous nous en tiendrons cependant à l’examen, à sens unique, de l’effet de la psychanalyse sur la littérature, laissant à de plus lettrés l’autre tâche. Nous voilà à pied d’œuvre. Une division préalable s’impose à nous. L’effet de la psychanalyse sur la littérature (écrivains, lecteurs ou critiques) peut être le résultat soit du savoir, soit de la vérité, c’est-à-dire de l’épreuve vivante de la psychanalyse. Procé­ der à cette dichotomie éveille le soupçon. Toute division du monde littéraire en deux classes, celle des initiés et celle des non-initiés, suscite des effets ambivalents. La légitimité de la distinction est critiquée aussitôt qu’énoncée. On opposera telle analyse littéraire, notoirement débile, dont la plume d’un analyste porte la responsabilité, à tel essai brillant dont un non-analysé est l’auteur. Le scandaleux ostracisme dont nous accablons les noninitiés n’entraîne aucune interdiction de droit ou de fait. Nous pensons seulement que si l’on prétend parler en connaissance de cause, le savoir sur la psychanalyse ne peut pas tenir lieu de

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formation à la pratique psychanalytique. Bien entendu avoir fait l’expérience d’une psychanalyse et même être psychanalyste ne garantit en rien la validité des travaux qu’on est amené à produire. Pratiquer la psychanalyse — fût-elle celle des textes — néces­ site, à notre avis, que l’on ait fait l’expérience de la psychanalyse. On se rend compte immédiatement que cette clause concerne très inégalement les personnages du triangle littéraire. Bien que lec­ ture et écriture aient été réunies en une pratique unique à deux faces, il nous faut les distinguer. Du côté de l’écrivain, l’expé­ rience de la psychanalyse ne le concerne que dans la mesure où il prétend écrire sur la psychanalyse ou donner une orientation ouvertement psychanalytique à un travail littéraire, ce qui est fort rare. La littérature actuelle abonde d’écrits encombrés d’un savoir sur la psychanalyse qui n’enrichit pas toujours la production littéraire. Savoir impossible à ignorer, qui imprègne l’écrivain à son corps défendant et avec lequel il aura à compter dans ses démêlés avec l’écriture. Nul doute que les choses étaient plus simples pour lui avant que ce savoir ne lui soit jeté « entre les jambes ». Le voilà maintenant embarrassé d’un regard qu’il porte sur ses écrits — et qui peut-être accroît sa censure plus qu’il ne l’aide à s’en libérer. Le défi lancé à ce savoir, soit que l’écrivain préfère le rejeter dans un laborieux oubli, soit qu’il veuille en outrepasser les limites, ne manquera pas de faire problème. Si l’écrivain prend le parti d’écrire avec ce savoir, c’est alors que celui-ci avoue n’être que ce qu’il est, un savoir déraciné. Du côté du lecteur aussi cette restriction est très limitée ; elle ne s’applique qu’à celui qui se donne pour but de faire une lecture psychanalytique des écrits vers lesquels son intérêt le porte. En fait la diffusion du savoir psychanalytique affecte une masse sans cesse croissante de lecteurs, justement parce qu’elle se fait par la lecture. Il est cependant frappant de voir combien ce savoir est précaire lorsqu’il est mis à l’épreuve. Par exemple lorsque l’effet d’une lecture devient objet d’analyse, voire d’auto-analyse. Donc on peut sans exagérer dire que ni l’écrivain ni le lecteur ne tombent sous le coup de ce qui nous est apparu comme une exigence, peut-être trop rigoureuse aux yeux de beaucoup. On voit que la question ne touche, au fond, que le critique qui veut se servir de la méthode psychanalytique. C’est dans cette position tierce qui fait du critique un lecteur-écrivain et un écri­ vain-lecteur que la collusion entre savoir et vérité est inévitable.

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Le travail critique de ces dernières années a produit des essais, où la psychanalyse a été amplement mise à contribution, à qui n’ont pas manqué les feux de la brillance. Examinés de près, ces joyaux trahissaient, pour les psychanalystes, tous les défauts de l’exercice de style, auquel ne manque que le souffle de la vie. La haute qualité d’abstraction de ces œuvres s’affranchissait allègrement du minimum de contrainte qui borne toute expérience. La critique psychanalytique est une pratique théorique, c’est-à-dire qu’elle se fonde sur une pratique et une théorie s’éclairant réciproquement. Elle ne peut n’être qu’une pure théorie pas plus qu’elle ne peut naître uniquement de celle-ci. Ce rappel vient ici, à sa place et en son temps, précisément parce que la pratique psychanalytique, sur tous les plans où elle vient à s’exercer, est fondamentalement sous-tendue par une activité critique, cernant ainsi après coup le champ de ce qu’on pourrait appeler provisoirement, faute d’un meilleur terme, une épistémologie subjective. On serait alors en position de demander, par droit de récipro­ cité, que le critique psychanalytique fût aussi un littéraire, c’est-àdire qu’il pratiquât la littérature. Mais qu’est-ce que pratiquer la littérature ? Ce ne peut être, en vertu de ce qui précède, posséder un savoir sur la littérature. Pratiquer la littérature, serait-ce être écrivain soi-même ? Oui, si la distinction est abolie entre écrivain et critique dans une conception extensive de l’écriture. Non, si la distinction est maintenue. En ce cas, le critique psychanalyste est à l’intersection de deux ensembles : les psychanalystes et les cri­ tiques. A ce deuxième titre, on peut le dire « écrivant », selon le terme de R. Barthes1. Ce serait donc dans ces limites qu’on pourrait affirmer qu’il pratique la littérature. Le critique psycha­ nalyste serait un écrivant sur la littérature. La pratique littéraire du critique psychanalyste a pour but l’étude et l’interprétation des relations entre le texte littéraire et l’inconscient (au sens que la théorie psychanalytique donne à ce terme2) qu’il s’agisse de l’organisation inconsciente du texte, du rôle de l’inconscient dans la production (et la consommation) des textes, etc. Ce secteur 1. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne puisse aussi être écrivain de surcroît. Rappelons que Freud reçut le prix Gœthe. 2. Car il en est d’autres, par exemple celui qu’utilisent Lévi-Strauss et Foucault.

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ainsi circonscrit, on voit que le critique psychanalyste n’occupe qu’une partie du domaine de la critique. Le découpage de son objet permet au psychanalyste d’atteindre un aspect du texte que d’autres démarches seront impuissantes à révéler, mais en contre­ partie c’est cet aspect-là et cet aspect seulement qu’il mettra au jour, laissant aux autres secteurs de la critique le soin d’approcher les autres. Mais, pour en dévoiler les trésors cachés, il importe qu’il ait d’abord fait, in vivo, le parcours qui l’aura mis en rapport avec ce que sa conscience ignore nécessairement pour s’ouvrir au domaine de l’inconscient, qui est d’abord et avant tout son inconscient, condition essentielle pour parler de l’inconscient des autres, fût-il celui des textes littéraires. Beaucoup d’analystes aujourd’hui objectent contre cet exercice illégal de la psychanalyse. Puisque nous subordonnons la critique psychanalytique à la pratique de la psychanalyse nous reconnais­ sons par là-même que cette dernière reste le modèle indépassable de l’accessibilité aux phénomènes inconscients. La question de la légitimité du transfert de cette pratique hors de son cadre naturel se pose fort évidemment. Mais il faut dire que c’est encore dans le champ de la littérature qu’elle rencontre le moins d’objections, même si elle ne les évite pas toutes. Le travail de l’écriture s’adresse à l’absent qu’est le lecteur. Il ne peut qu’exacerber les effets subjectifs inconscients qui toujours impliquent une invoca­ tion tierce comme cela s’observe dans la parole psychanalytique. Que celle-ci prenne dans la châsse du texte un statut différent, ne saurait éliminer ce parallèle. C’est bien pourquoi le critique y est intéressé en se désignant lui-même à une place d’intercesseur entre l’écrivain et le lecteur, sans d’ailleurs avoir à fournir la moindre justification à cet égard. Quand bien même chacun d’eux est potentiellement l’un et l’autre à la fois, la fonction du critique est de transformer ce rapport actuel-potentiel en une condensa­ tion qui inverse les termes de cette relation. Le pouvoir interprétatif

Il n’est pas rare que le psychanalyste rencontre dans la conduite d’une cure une forme particulière de résistance : celle où l’analy­ sant réagit à l’interprétation qui vient de lui être donnée, non pas par l’effet qu’elle a produit sur lui (plaisir ou déplaisir, acceptation

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ou refus, reconnaissance ou méconnaissance, etc.), mais par un questionnement sur le pouvoir interprétatif de l’analyste : « Je me demande, dit-il, ce qui vous a permis de dire cela. Comment avez-vous fait, à partir de ce que j’ai dit, pour me donner cette interprétation ? Par quels chemins êtes-vous passé ? En foi de quoi avez-vous sélectionné tel ou tel trait ; de quelle manière avez-vous procédé à des rapprochements entre les éléments de mon discours pour les ressaisir dans votre interprétation ? C’est cela qui m’inté­ resse, plus que ce que vous m’avez dit. » L’analyste ne s’arrête pas à ces questions. Il ne répond pas au désir de savoir, parce que ce n’est pas le savoir qui est en jeu dans une analyse, pas plus que la confirmation ou l’infirmation de l’interprétation. Toute inter­ prétation est marquée par le risque pris par celui qui l’énonce, qui peut faire d’elle une parole inconsistante ou une parole chargée de sens. Mais il ne dépend pas du seul analyste, de ses dons, de sa sagacité, qu’elle soit toujours efficace. Il faut compter avec l’analy­ sant. Seule importera la poursuite du procès analytique dont le meilleur témoin est la séquence associative qui suit la construction interprétative proposée. Le critique littéraire qui n’est pas analyste répond souvent aux interprétations de ses pairs psychanalystes comme l’analysant dont il vient d’être question. « Ce qui nous intéresse surtout, c’est votre méthode, disent-ils. Montrez-nous comment vous procédez. Dites-nous ce qui vous permet d’appliquer la technique que vous employez avec vos patients hors du cadre où elle opère pour en user avec les textes. » Puisque cette question ne vient pas du divan mais naît d’un échange, on peut être tenté d’y répondre. Mais alors tout se passe comme si l’exposition d’un matériel et de son analyse ne pouvait suffire à étancher la soif de la question. Ou comme si l’analyste était plus ou moins soupçonné de détenir par-devers lui un procédé secret dont il ne livrerait que les résultats sans dire en quoi il consiste. La soif de la question ne peut être étanchée, parce que ce qui la fonde est ailleurs. Ce que demande l’analysant de tout à l’heure, dans l’effet de transfert qui inspire ses remarques, c’est la transmission d’un pouvoir qu’il désire s’approprier par une incorporation qui résou­ drait tous ses problèmes d’un coup. D’une part, il évitera le déplaisir que peuvent susciter en lui certaines interprétations cruelles à son narcissisme ; disposant du pouvoir d’interpréter — le seul que possède l’analyste — , il se donnera les interprétations

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les moins véridiques en se limitant à celles que sa capacité de tolérance lui permet de supporter. D’autre part, il utilisera ce pouvoir interprétatif en s’en servant comme d’une arme aux fins d’analyse sauvage avec les autres. Car tel sera son bon plaisir. Par un raffinement supplémentaire, il pourra inverser ce plaisir — mais ce sera toujours un plaisir — en goûtant les délices d’un masochisme tout intellectuel. Aujourd’hui, l’information circulant, la diffusion des écrits psychanalytiques permet l’expansion du savoir psychanalytique qui vient se placer au milieu d’autres savoirs, que nul n’est censé ignorer s’il ne veut pas risquer de passer pour un attardé. L’analy­ sant de tout à l’heure cherchait l’acquisition rapide et efficace du pouvoir interprétatif de l’analyste en s’épargnant de traverser les forêts noires ou les marécages de l’inconscient. Le consommateur du savoir psychanalytique, lorsqu’il est lecteur et écrivain, c’est-àdire critique, cherche à enrichir sa panoplie par l’acquisition d’un instrument dont il pourra se servir habilement après un apprentis­ sage sommaire. Au niveau d’une théorie de l’écriture, la psycha­ nalyse sera présente au rendez-vous, mais elle sera « dépassée » dans un ensemble plus vaste. La psychanalyse se fondra dans une « psychosynthèse ». Si nous avons paru dogmatique tout à l’heure en demandant à qui prétend analyser les textes d’avoir une expérience de la psychanalyse, ce n’était pas par préjugé, mais parce que cette demande — qui n’a que la valeur d’un vœu pieux — nous paraît justifiée par les développements de la critique et de la théorie de la littérature. Tenir compte de la psychanalyse, ce n’est certes pas faire l’usage qu’on en fait aujourd’hui en l’accommodant à diverses sauces. Mieux vaut l’ignorer tout à fait si on ne peut sauter le pas qui conduirait à la mettre à l’épreuve d’abord sur soi, comme le fait tout analyste. Il ne sert à rien de s’esquiver en prétendant qu’il ne s’agit pas là de psychanalyse à proprement parler, mais d’une interprétation qui tienne compte des enseignements de la psychanalyse sans pour autant se nommer psychanalytique. Cette casuistique ne convaincra que ceux qui ont besoin d’une caution. Qui pourrait contester qu’il y a là distorsion intellectuelle, puisque la position adoptée utilise la terminologie, les concepts, les modes de pensée de la psychanalyse, comme si ceux-ci pouvaient avoir une signification hors de l’expérience qui les fonde ? Reconnaissons-le volontiers, l’interprétation psychanalytique

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n’est pas exhaustive, elle est spécifique. Que d’autres découpages puissent mener à d’autres interprétations, cela est évident. Mais que chacun poursuive sa démarche et mette ses hypothèses de travail au pied du mur en leur faisant rendre tout ce qu’elles peuvent donner. Le critique psychanalyste est parfois taxé d’intransigeance. Pourtant il ne défend que la rigueur exigée de toute discipline — l’étrange mot, mais combien vrai — qui ne souffre pas l’amateurisme, fût-il éclairé. La nécessité d’une arti­ culation entre la psychanalyse et d’autres sciences, dont toutes ne sont pas humaines, est incontestable. Mais elle ne peut se faire de l’extérieur et surtout pas par ceux qui ne connaissent la psychana­ lyse que par les livres, même si c’est leur métier de lire des livres, de réfléchir sur eux et d’écrire le produit de leur réflexion. Tôt ou tard, les ponts seront jetés par les artisans de métier. Éloge de la technique? Si le psychanalyste n’était qu’un technicien, il se contenterait de la psychanalyse qu’il pratique avec des analysants et n’éprouverait pas le besoin de se perdre, comme Don Qui­ chotte, dans l’univers des livres. La

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Que fait le psychanalyste devant un texte? Il procède à une transformation — à vrai dire il n’y procède pas délibérément, c’est celle-ci qui s’impose à lui — par laquelle il ne lit pas le texte, il l’écoute. Cela ne veut évidemment pas dire qu’il se le fasse lire ou qu’il le lise à haute voix. Il l'écoute selon les modalités qui sont spécifiques à l’écoute psychanalytique. Voilà le paradoxe : la lecture rigoureuse se double ici d’une écoute lâche, une lecture flottante. La lecture flottante n’est pas une lecture négligente — au contraire. Elle est attentive à tout ce qui est supposé tromper l’attente du lecteur. Elle suit la trame du texte (texte = tissu, cela est admis aujourd’hui), mais en refusant le fil d’Ariane qui est proposé au lecteur. Ce fil est celui qui tend le texte vers son but, celui qui a le dernier mot, qui est le terme de son sens manifeste. Il applique donc au texte le traitement qu’il applique au discours conscient qui recouvre le discours inconscient. Le psychanalyste ne dispose pas dans le cas du texte littéraire des mêmes avantages que devant le texte manifeste du rêve, puisqu’il ne peut ici évaluer le travail du rêve à partir des associations qui vont livrer les restes

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diurnes et conduire des pensées du rêve au désir du rêve. Le texte littéraire et le texte du rêve ne se rapprochent que sur un point : celui d’être tous les deux présentés à travers l’élaboration secondaire. C’est pourquoi il est peut-être plus exact de comparer le texte littéraire au fantasme dans la mesure où dans le fantasme se mêlent étroitement les processus primaires et les processus secondaires, ces derniers modelant les premiers. La différence entre le discours du fantasme énoncé consciemment et la parole écrite est qu’alors que dans le premier cas la secondarité vise à une rationalité — pour ne pas dire une rationalisation — sur laquelle celui qui parle fonde l’espoir d’être compris et reconnu, selon un principe qu’on pourrait dire d’acceptabilité sémantique, le texte littéraire s’impose d’être inouï. La secondarité en l’occurrence est indissociable de la littéralité. Si les théoriciens de la littérature ne peuvent encore dire exactement ce qu’elle est, on ne saurait en vouloir au psychanalyste de ne pas mieux la définir. Qu’on le tienne pour quitte, en attendant mieux, d’y relever les effets qui s’inscrivent dans son champ. De tous les caractères de la secondarité, c’est encore la liaison qui est peut-être le plus marqué. Passage des processus primaires aux processus secondaires : une énergie libre (non liée) tendant vers la décharge, utilisant les compromis de la condensation et du déplacement, faisant coexister les contraires et indifférente à la temporalité, se transforme en énergie liée dont la décharge est différée, contenue et limitée, obéissant aux lois de la logique et de la succession temporelle. Ce travail de transformation dont les divers temps peuvent être plus ou moins rapprochés dans la vie psychique, connaît la plus grande intensité dans le travail de l’écriture dans la mesure même où la création littéraire exige un constant va et vient entre ces modalités mises en tension dont le texte est le résultat1. Mais le fantasme, comme le texte, même quand il s’efforce de se parer des caractéristiques de la seconda­ rité, laisse çà et là, du fait même qu’il est une forme de fiction, donc gouvernée par le désir, des traces des processus primaires sur lesquels il est édifié. Ces traces se trahissent toujours, derrière la construction nécessaire du texte, par leur caractère accessoire, adventice, contingent. L’œil les frôle sans s’y arrêter, mais l’inconscient du lecteur les perçoit et les enregistre. D’où, devant 1. J’exclus ici la poésie qui pose à cet égard des problèmes particuliers.

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tout texte littéraire — et plus le texte est fort et plus cet effet est marqué, aux deux sens du terme — , apparition d’une idée et d’un affect. L’idée est celle d’une énigme et l’affect celui de la fascina­ tion du texte en tant qu’il émeut. L’une et l’autre font question et poussent l’analyste à analyser la fascination. En somme, l’analyste réagit au texte comme à une production d’inconscient. L’analyste devient alors l’analysé du texte. Cette question, c’est en lui qu’il faut lui trouver une réponse et d’autant plus, dans le cas du texte littéraire, qu’il ne peut compter que sur ses propres associations. L’interprétation du texte devient l’interprétation que l’analyste doit fournir sur le texte, mais en fin de compte c’est l’inter­ prétation qu’il doit se donner à lui-même des effets du texte sur son propre inconscient. C’est pourquoi il importe que cet exercice d’auto-analyse soit précédé d’une analyse par un autre ou, si l’on préfère, d’une analyse de l’Autre. L’analyste met cette inter­ prétation à l’épreuve en la communiquant. C’est bien d’une épreuve qu’il s’agit, car il y révèle au grand jour les failles de sa lecture et les limites de son auto-analyse. Le risque qu’il prend alors est certes de manquer le sens inconscient du texte, mais surtout de dévoiler les résistances qu’il rencontre au dévoilement de son propre inconscient. Ici une interprétation trop superficielle montrera à l’évidence la rationalisation de l’analyste ; ailleurs une construction artificieuse indiquera qu’il a donné ce qu’on appelle en jargon analytique une interprétation « plaquée ». Interpréter, c’est toujours assumer ce risque interprétatif. La crédibilité de l’interprétation n’est pas en cause. L’accepta­ tion ou le rejet ne sont d’aucune utilité pour juger de la valeur de l’interprétation. Si le délire est dit d’interprétation, il faut accepter en retour l’idée que l’interprétation du psychanalyste aux yeux des autres est aussi un délire. Mais la relance suscitée par l’inter­ prétation témoigne de sa fécondité ou de sa stérilité. L’analyste, à partir des traces qui demeurent offertes à son regard-écoute, ne lit pas le texte, il le délie. Il brise la secondarité pour retrouver, en deçà des processus de liaison, la déliaison que la liaison a recou­ verte. L’interprétation psychanalytique sort le texte de son sillon (délirer = mettre hors du sillon). L’analyste délie le texte et le « délire ». D’où les protestations des critiques traditionalistes qui rejoignent celle de l’analysant de fraîche date : « Vous délirez ! » Freud ne s’est pas contenté d’élucider le sens du symptôme névrotique, qui participe plus ou moins de la folie, mais qui s’en

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distingue parce que son caractère « anormal » est reconnu par le patient. Il a poussé cette analyse jusque dans les formes les plus aliénées de la pensée, dans le symptôme psychotique dont le délire est une des pièces maîtresses. Que le rêve ait un sens caché, cela était connu depuis la plus haute antiquité. Freud a donné à ce sens sa structure et l’a rattaché au désir. Mais le délire ? Désir et délire sont maintenant renvoyés l’un à l’autre. Ce que Freud reconnut dans le délire est qu’il est construit autour d’un noyau de vérité. Le délire de l’interprétation psychanalytique — que certains préfére­ ront appeler le délire d’interprétation psychanalytique — découvre dans le texte un noyau de vérité. Il faudrait dire plus modestement aujourd’hui un noyau de vérités : — vérité du désir, puisque le texte concerne le désir d’écrire et le désir d’être lu pour l’écrivain. Désir de lire pour le lecteur, lointain substitut d’un désir de voir et de savoir qui a partie liée avec toute curiosité sexuelle ; — vérité du fantasme, qui habite le texte, qui fait du texte le pré-texte du fantasme (et inversement) ; le pré-texte du fantasme commun à celui qui écrit et à celui qui lit dans un rapport mutuellement narcissique ; le texte est un objet trans-narcissique ; — vérité de l’illusion, qui confère à cet être de fiction qu’est le texte littéraire une valeur à laquelle on peut même sacrifier le réel et le désir de vivre ; — vérité historique enfin qui fait du texte un produit de l’histoire de celui qui le crée, qui parle à l’histoire de celui qui le consomme. Car aucun psychanalyste ne peut renoncer à l’étude des relations entre l’histoire d’une vie (qui n’est pas une bio­ graphie, fut-elle psychobiographie) et l’histoire d’une œuvre. De même que l’effet de cette œuvre sur le lecteur va frapper à quelque chose qui touche à l’histoire de sa vie. Ce noyau de vérité, au singulier ou au pluriel, s’élabore, se transforme et aboutit aux processus de liaison qui bâtissent la construction du délire pour le délirant, du texte pour l’écrivain, de l’interprétation pour le psychanalyste. Le rapprochement insolite que nous esquissons là ne va pas — il va sans dire — de soi. Le travail du délire, celui du texte, celui de l’interprétation ne sont pas réductibles l’un à l’autre. Ce qui justifie le travail de l’inter­ prétation n’est pas seulement le dévoilement des effets du texte ni même son organisation latente. Le délire comme le texte construisent, mais, il faut le dire, dans la méconnaissance de ce

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qu’ils construisent. Certes, l’écrivain œuvre en connaissance de cause, mais le travail qui est l’objet de sa conscience et de son métier porte sur la secondarité du texte, sur ce qui fonctionne pour parvenir à une oblitération de l’inconscient qu’il s’efforce de recouvrir. Ou plus précisément sur un jeu de clair-obscur par lequel le rapport de voilement-dévoilement de l’inconscient laisse toujours dans l’ombre l’efficacité psychique du texte pour ne s’attacher qu’à son efficacité littéraire. On sait combien les écri­ vains manifestent d’irritation devant les interprétations qui sont faites de leurs textes, quelque orgueil qu’ils éprouvent à la reconnaissance dont ils sont l’objet. Cette irritation se manifeste pour toutes les interprétations et pas seulement celles qui relèvent de la psychanalyse, encore que dans ce dernier cas elle soit à son maximum. Comme le délirant « tient » à son délire, à sa noninterprétabilité par un autre qui peu ou prou met en question le sens clos que son auteur lui confère, l’écrivain tient à la littéralité de son texte qui ne doit dire que ce qu’il dit. Comme le délirant, l’écrivain n’ « en veut rien savoir ». Tout se passe comme si un clivage devait nécessairement assurer une relative étanchéité entre la construction du texte et ses fondements, surtout s’il s’agit de fondements non littéraires. Certains critiques, défenseurs du mys­ tère de la création, ont un sentiment de profanation devant l’interprétation psychanalytique. L’analyste, lui, continue son travail de déconstruction-construc­ tion, souvent sans ménagements, quelquefois, assez rarement il faut le dire, avec bonheur quand la censure n’obère pas ses propres analyses. Car cette déliaison est l’étape nécessaire à une nouvelle liaison, différente de celle de l’œuvre, liaison qui obéit à la logique du processus primaire qui met en lumière des relations du texte avec le noyau de vérité. Il produit donc à son tour un texte : celui de sa construction. A l’écrivain est assignée la tâche de « donner à voir ». En fait en même temps qu’il montre, il cache pour montrer autre chose que l’écriture. Celle-ci est à la fois conversion et diversion pour l’efficacité du texte. Le critique psychanalyste, à son tour, propose à la vue sa construction. Mais ce que l’écrivain a produit est un objet de fascination captatrice qui éblouit et aveugle à la fois, lorsque l’efficacité du texte joue à plein. Ce que le critique a étalé à nos yeux par son interprétation rompt le charme, même quand celle-ci révèle les richesses cachées du texte. Elle délie le lecteur des sortilèges du texte. Si partielle

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que soit l’interprétation psychanalytique, elle est reçue avec un certain regret, parce qu’elle engendre un sentiment de désillusion, de lèse-majesté. La consolation qu’on peut tirer d’une plus grande intelligibilité du texte compense mal la perte d’une part de son mystère. L’éclairage fourni par l’interprétation illumine le texte d’une lumière trop crue, elle le dépouille du halo de sa lecture originelle. On en veut au psychanalyste d’avoir touché à la sainte pénombre du texte, propice à la naissance des fantasmes qui accompagnaient la lecture. Tout savoir véridique s’accompagne d’une perte irrécupérable. Une blessure narcissique infligée à qui veut lever le voile de l’illusion. Ainsi l’analysant au terme de son analyse regrette parfois sa névrose ; elle lui donnait l’impression de se sentir un être d’exception, même s’il fallait en payer le prix par l’angoisse et la souffrance. Lire

et écrire

En déliant le texte, le critique psychanalyste ne se borne pas à le décentrer — comme on dit. Lui faisant quitter son sillon, du même coup, il le transporte dans un autre champ dont on a pu dire qu’il n’était plus celui de la littérature. Et cela est en partie vrai. Si dans le dévoilement des rapports que le texte entretient avec l’inconscient une autre réalité apparaît, c’est en effet une réalité non littéraire. C’est ce à quoi l’écrivain et le critique non analyste consentent difficilement. Ils préféreraient que cette sortie du sillon reste dans le champ de la littérature et pourtant il n’est pas niable qu’une œuvre littéraire ne peut pas ne pas renvoyer à une réalité extra-littéraire puisqu’on peut soutenir que le rôle de la littérature est justement de convertir un secteur de la réalité (psychique ou externe) en réalité littéraire. Cette néo-réalité — c’est le même mot que Freud emploie pour désigner le délire — a justement pour caractère de prétendre se suffire à elle-même. Elle prétend aussi avoir une importance égale ou même supérieure à celle de la réalité dont elle est le produit de transformation. On voit qu’il vaut mieux employer le mot « réalité » au pluriel plutôt qu’au singulier. Plutôt que de rechercher les thèmes de désir les plus fréquem­ ment traités par la littérature, orientons-nous vers l’interprétation

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psychanalytique de l’activité de lecture-écriture. Nous irons ainsi vers le plus général et le plus essentiel. Lire, écrire ne sont pas au regard de la psychanalyse des activités premières, mais des pro­ duits d’acquisition tardive, issus de l’apprentissage mais utilisant des pulsions partielles domestiquées par l’éducation, l’action « civilisatrice ». Lire, écrire sont des sublimations, c’est-à-dire que les pulsions partielles sont inhibées quant au but, déplacées et désexualisées. Ramenées ainsi à leurs constituants fondamentaux, les pulsions partielles en cause ont trait à la scopophilie. Le désir de voir est patent dans la lecture. La couverture, la reliure d’un livre est son habit. Elle indique un nom, un titre, une apparte­ nance (la maison d’édition) qui se proposent au regard et l’attirent. Lorsque le livre est sur le rayon d’une bibliothèque, son accès est facile au regard en quête de plaisir ; lorsqu’il est posé dans la vitrine d’un libraire, cette barrière transparente accroît notre curiosité. Nous entrons dans la librairie « pour jeter un coup d’œil ». Sauf dans le cas où nous savons ce que nous cherchons et le demandons au libraire, nous n’aimons pas être dérangés dans notre inspection. Nous furetons jusqu’à ce que, alléchés par un vague indice, nous prenions un livre en main. Là commence le plaisir, à l’ouvrir, le toucher, le feuilleter, le sonder par endroits. Si le livre n’est pas découpé, nous sommes parfois obligés de nous livrer à une petite acrobatie oculaire pour lire une page pliée par le haut ou sur le côté, car c’est justement ce passage-là qui nous intéresse. Enfin, il faut faire son choix. Si la promesse de plaisir nous paraît avoir des chances d’être tenue, nous payons le prix du livre et partons avec, bras dessus, bras dessous. Selon qu’il ne nous déplaira pas de nous montrer en sa possession ou que quelque pudeur nous aura porté à en cacher l’identité, nous le présenterons nu ou enveloppé. Pour lire, nous aurons besoin de nous enfermer avec le livre — en public ou en privé — et parfois dans des lieux assez étranges et a priori peu propices à ce genre d’exercice1. Qu’est-ce qui nous pousse à lire ? La recherche d’un plaisir par l’introjection visuelle qui satisfait une curiosité. Le plaisir est évidemment plus déguisé si on lit à des fins d’étude, de travail ou pour prendre connaissance de textes utiles, voire indispensables. 1. Inutile d’insister sur ces toilettes qui sont, par un consensus familial tacite, transformées en véritable bibliothèque, faisant de la lecture un rituel scatologique.

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Mais nous sortons ici du cadre de la littérature. On peut même se demander si le critère de la littérature n’est pas justement de produire des écrits qui ne peuvent éluder leur relation au plaisir. Il s’agit donc d’un plaisir pris par/avec le regard. Certes on peut se faire lire des textes, mais c’est là un usage dérivé, car écouter un texte (au sens non psychanalytique) n’est pas le lire. Dans ce dernier cas, celui qui écoute s’appuie sur celui qui lit, par identifi­ cation. Donc lire est lié au plaisir de voir, ce qui implique qu’une certaine curiosité anime le lecteur. Mais cette curiosité, si la lecture peut permettre de penser qu’elle comporte quelque abs­ traction, reste quand même loin de ce qu’on appelle la curiosité intellectuelle, car elle est beaucoup plus « sensuelle » que cette dernière. C’est tout l’écart qui sépare la scopophilie de l’épistémophilie. L’épistémophilie est recherche d’une « théorie » explica­ tive, ainsi qu’en témoignent les théories sexuelles que les enfants bâtissent pour s’expliquer comment les bébés viennent au monde. La scopophilie est une quête pour un plaisir moins inhibé, moins déplacé, moins désexualisé. Plus affectif qu’intellectuel. Une œuvre littéraire est appréciée selon l’effet émotionnel qu’elle provoque chez le lecteur plus que par l’intelligence qui en émane, même s’il faut beaucoup d’intelligence de la part de l’écrivain pour produire cet effet1. Scopophilie donc plus qu’épistémologie, ce qui nous fait ressentir le besoin d’une scopologie, alors que nous sommes tant préoccupés d’épistémologie aujourd’hui. Lire relève donc, disons-le sans détour, du voyeurisme. Cherchons donc maintenant ce qui est plus spécifique au voyeu­ risme littéraire. Le plaisir de lire est différent du plaisir pris à regarder un recueil de reproductions, un album de photos, un film, une exposition de peinture, un corps nu, un sexe. La spécificité du plaisir de lire est que celui-ci doit passer par la médiation de l’écriture. Or, l’écriture suppose l’absence de la représentation. La repré­ sentation qui n’est pas directement présente dans le texte peut réinvestir l’écriture. La fabrication du livre utilisera toutes les 1. Secondairement, le désir de voir qui sous-tend la lecture se double d’un désir de savoir, savoir ce que contiennent les autres livres, littéraires ou non, accroître son langage littéraire et intellectuel jusqu’à l’érudition. Itinéraire qui mène souvent l’amateur de livres au niveau professionnel : enseignant, critique, écrivain, etc.

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ressources de l’art de l’impression, même quand le texte ne s’accompagne d’aucune image, comme dans les ouvrages pour enfants et les éditions de luxe. L’impression peut rechercher tous les moyens pour faire impression. C’est là encore un usage dérivé de l’écriture. Pour l’essentiel, l’écriture est une représentation arbitraire (graphique) de l’absence de représentation figurée (ima­ ginaire). La perception de l’écriture comme telle ne renvoie qu’à elle-même, seul le déchiffrage de l’écriture donnera accès à une représentation. Lire un texte, c’est donc traduire un assemblage systématique de caractères qui ne représentent rien par euxmêmes. Autrement dit l’écriture, à l’assemblage des caractères près, ne montre rien : c’est l’expérience que nous sommes amenés à faire lorsqu’un livre écrit dans une langue totalement étrangère tombe entre nos mains. Ainsi donc, si le lecteur est un voyeur, ce qu’il voit dans un livre ce sont des signes qui ne représentent directement aucun objet. Pour voir, il faudra les lire, c’est-à-dire lier les caractères1, respecter les intervalles entre les mots, reconnaître la ponctuation et enfin mettre le ton qui indique que la reconnaissance est passée des éléments à la configuration du sens. L’articulation des mots, des syntagmes, des phrases, du texte enfin, tout cela dépend d’une intense consommation d’énergie visuelle, et intellectuelle bien entendu. Cependant au fur et à mesure qu’il lit, le lecteur voit, c’est-à-dire qu’il se représente ce dont le texte traite. Ainsi, c’est maintenant le texte qui regarde le lecteur — aux deux sens du terme — , puisque ce qu’il voit de cette seconde vue c’est en lui qu’il le voit, non dans le texte. Le voilà passé, dans le voyeurisme, de la position active à la position passive. On peut rougir à la lecture d’un texte comme si quelqu’un vous regardait et devinait ce que vous sentez. La voix moyenne joint ces deux positions où le voyeur-vu se rencontre dans la même personne, le texte fonctionnant comme miroir du lecteur. L’absence de représentation du texte a donc conduit le lecteur, en même temps qu’il a lié les caractères pour les déchiffrer, à lier en lui une chaîne de représentations, mais qui est la sienne et non celle du texte. « La marquise sortit à cinq heures. » Malgré les 1. Tout le monde sait que la principale difficulté dans l’apprentissage de la lecture est de faire admettre à un enfant que le b suivi du a sans intervalle fait ba. Difficulté que la lecture globale cherche à contourner, en épargnant à l’enfant un effort intellectuel pourtant essentiel.

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indications les plus explicites du texte, cette marquise-là n’est, et ne peut être, que celle du lecteur. Dans quelle mesure la représentation du lecteur et celle qui fut avant d’être écrite celle de l’écrivain, coïncident-elles? C’est une question insoluble. D’abord parce que l’écrivain n’y répondra, la plupart du temps, jamais ; ensuite parce que même s’il y répond, rien ne garantit qu’il dise la vérité ; enfin parce que même s’il affirme dire la vérité, outrepassant les limites de la censure du pré-conscient, la censure de l’inconscient reste intouchée. Au fond, le plus juste est de penser qu’il ne peut rien en dire parce qu’il n’en sait rien. Écrivant, l’écrivain montre quelque chose qu’il transcrit en caractères, il convertit des représentations en écriture. Mais il cache le lieu d’où partent les représentations et ne livre que celles qu’il veut bien transmettre, converties en écriture. Il y a donc plusieurs niveaux à considérer : l’écriture comme absence de représentation, les représentations (pré-conscientes) évoquées par l’écriture et auxquelles l’écriture renvoie plus ou moins impli­ citement, les représentations (inconscientes) refoulées et effacées par le procès de l’écriture aussitôt qu’elles seraient susceptibles de devenir conscientes. Les représentations proprement dites (pré­ conscientes) auxquelles renvoie l’écriture sont donc entre deux non-représentations manifestes : celles de l’écriture, celles de l’inconscient1. En fin de compte, si l’écrivain exhibe quelque chose en écrivant, ce qu’il montrera ce sera tout juste l’écriture : c’est-à-dire la spécificité littéraire. Il est donc partiellement juste de dire qu’il ne montre rien par l’écriture : en fait, il donne à voir sa construction d’écriture. L’exhibition se limite au texte. Le jeu d’écriture ici a consisté à dérober les représentations pré-conscientes, dont il pourra toujours dire que ce sont celles du lecteur, et à ne montrer que la construction d’écriture : une forme. Hamlet répond à Polonius qui lui demande ce qu’il lit : « Des mots, des mots, des mots. » Dans le voyeurisme et l’exhibitionnisme, l’objet de la pulsion est originairement le pénis. Mais de même que les pulsions partielles 1. Remarquons qu’on peut établir un schéma homologue pour le lecteur, à la différence que celui-ci consomme une écriture produite par un autre qui joue un rôle inducteur sur les deux autres niveaux, alors que ce sont ces deux autres niveaux qui induisent l’écriture chez l’écrivain.

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sont transformées dans la lecture et l’écriture, de même l’objet n’est pas l’objet originaire. Les représentations dont nous avons fait état ne demeurent pas à l’état inerte : elles se groupent, se condensent, se déplacent, pour constituer des organisations fan­ tasmatiques. Ainsi les représentations pré-conscientes s’orga­ nisent en fantasmes pré-conscients, puisque tout texte, si réaliste qu’il se veuille, reste un être de fiction, ce qui le rattache au fantasme. De même les représentations inconscientes pour être dérobées au regard n’en sont pas moins activement élaborées en fantasmes inconscients. C’est surtout au niveau de la communica­ tion des fantasmes inconscients entre l’écrivain et le lecteur que la complicité de leur couple s’établit. Au niveau du fantasme inconscient, l’objet n’est pas représentable, plus précisément il ne l’est que sur cette autre scène où nous devons l’aller chercher en le déduisant, c’est-à-dire en le dépouillant de ses déguisements frégoliens. C’est au niveau pré-conscient que l’objet prend la forme d’une représentation travestie qui permet de le rattacher à la série des objets : enfant-faeces-pénis, qui tous sont de « petites choses détachées du corps » selon l’expression de Freud qui les articula en cette chaîne. L’œuvre devra être importante, remar­ quée, admirée, susceptible de grands développements, etc. Au niveau conscient, l’objet devient véritablement texte, écrit. Il draine les mêmes souhaits que ceux dont nous avons fait état tout à l’heure. Mais ces souhaits sont silencieux, et ce pour quoi il réclame notre attention ne se tient plus au niveau de la représenta­ tion mais de l’écriture. C’est à ce titre qu’il veut valoir. L’écriture est devenue un fétiche invisible, aussi indispensable au plaisir que le fétiche l’est au fétichiste. Fétiche à deux faces regardant à la fois l’écrivain et le lecteur. Le lecteur dit à l’écrivain : « Montre-toi » au moment où celui-ci l’interpelle pour lui dire : « Regarde-moi. » Proposition qu’on peut sans doute inverser sans rien y changer de fondamental en faisant dire au lecteur « Montre moi », au moment où il rencontre l’appel de l’écrivain « Regarde toi », en utilisant toutes les ressources polysémiques de ce renversement. Cependant, l’objet qui est montré par l’écrivain n’est pas pré­ sent sur son corps — c’est un objet créé. C’est donc une trans­ formation nouvelle dont il faut tenir compte ici. Ce que l’écrivain montre, c’est le résultat d’un processus de création, comme l’enfant royal est montré au peuple pour attester que la naissance a bien eu lieu.

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On comprend donc mieux qu’il ne s’agisse pas seulement du pénis, mais de la série enfant-faeces-pénis. Un enfant que l’écri­ vain a mis au monde seul, sans l’aide de personne, car, s’il se reconnaît des maîtres, il en est le seul créateur, le seul père. Et même à la fois le père et la mère. On voit comment du même coup sont réunis les deux aspects de la curiosité sexuelle, le désir de montrer-voir un pénis et le désir de trouver une explication au mystère de la naissance. L’écrivain se passe de toute théorie sexuelle faisant intervenir les parents, puisqu’il est à la fois les deux parents réunis pour la procréation de l’enfant qu’il a pro­ duit1. Sur ce point, il peut compter encore avec la complicité du lecteur. Car tout lecteur rêve d’avoir écrit le livre qu’il a aimé et qui l’a éveillé au plaisir, comme tout écrivain jouit par identifica­ tion du plaisir qu’il a fait naître. Un lieu métaphorique, un espace potentiel comme dit Winnicott, s’est constitué entre écrivain et lecteur, constitutif du champ de l’illusion dans la vénération d’un objet transitionnel transnarcissique. Ce lieu métaphorique est l’un de ceux qu’occupe le fantasme inconscient, non représenté et sans doute non représentable. Cette non-représentabilité du fantasme inconscient, nous avons vu qu’elle se double de la non-représenta­ bilité de l’écriture2. Ainsi aux deux bouts du processus d’écriture (fantasme inconscient et texte) la représentation est abolie. Mais le plus difficile, comme le dit Freud, est de supprimer les traces de cette abolition. Au niveau du fantasme inconscient, les traces se manifestent par un vide, un blanc, une « absence », lorsque les déguisements révélateurs, malgré leurs déformations, en disent 1. Marthe Robert a montré les liens qui unissent le roman familial et la création romanesque (« Raconter des histoires », l’Éphémère, n° 13, 1970). Le critique psychanalyste analyse ce fantasme d’auto-création et commet alors un crime de lèse-majesté. S. Kofman a traité ce thème dans l'Enfance de l’art, Payot, 1970. 2. Le concept de fantasme inconscient est d’une complexité qui fait reculer l’analyse. Nous avons soutenu ailleurs l’idée que si les fantasmes inconscients sont inaccessibles à la conscience et doivent donc être déduits à travers leurs rejetons, leur structure n’est que partiellement de l’ordre de la représentation au niveau de l’inconscient. La part la plus in­ consciente du fantasme inconscient n’est pas représentable parce qu’elle est soudée à la motion pulsionnelle qui la constitue. Cf. Revue française de Psychanalyse, 1970, t. XXXIV, p. 1143-1169.

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encore trop. Au niveau de l’écrit, cette trace est celle-là même que laisse l’écriture lorsque le signifié inconscient passe dans le signi­ fiant. Mais la littérature comme toute création a ses mutations. Parce qu’elle vit, elle change, même si ces changements risquent de la mener à la mort. C’est encore le destin de la représentation qui nous occupera dans le sort que lui fera subir l’écriture de la modernité. Les

transformations de l’écriture

Ainsi écrire, c’est d’abord transformer. Faire passer la nonreprésentabilité du fantasme inconscient à la non-représentabilité de l’écriture en passant par les représentations pré-conscientes. Lorsque Pouchkine écrit la Dame de Pique, la Cour reconnaît dans le caractère de l’héroïne la Comtesse Nathalie Petrovna Golytsina, dite la « Princesse Moustache » laquelle croyant ou feignant de croire dans la vertu des trois cartes gagnantes ponte le trois, le sept et l’as. Pouchkine ne dément pas. Cependant, ce que seuls ses intimes sauront c’est qu’une autre princesse Golytsina (Eudoxie), surnommée la princesse Nocturne, fut un amour de Pouchkine alors qu’elle avait trente-sept ans et qu’il en avait dix-sept. La manière dont Hermann s’introduit chez la vieille comtesse rap­ pelle par bien des détails la propre aventure du poète avec Dolly Ficquelmont, fille de Lise Khitrovo qui aimait Pouchkine d’un amour quelque peu incestueux et dont il a été aussi l’amant. Mais il faudra l’investigation analytique du texte pour déceler, derrière le fantasme de la richesse acquise par le jeu sans risque, un autre fantasme à peu près muet, celui de la génération et celui des origines. La place nous fait défaut pour le montrer ici, nous y reviendrons ailleurs1. Ce fantasme n’est pas représenté au niveau du texte, seules des traces le laissent déduire par leur accumula­ tion. Mais ce qui n’est pas représentable non plus, c’est l’écriture pouchkinienne. Si des relations doivent être tissées entre la vie et l’œuvre, elles interdisent toute inférence directe avec l’écriture. Rien de plus brouillon, de plus désordonné, de plus incohérent que l’existence d’Alexandre Pouchkine ; rien de plus achevé, de plus ordonné, de plus économique que l’écriture pouchkinienne. Sa concision, son incisive clarté, son dépouillement ont fait dire à Flaubert que ce poète était plat, ce qui ferait rougir de colère 1. Voir dans ce volume le chapitre VII.

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n’importe quel russe. Si l’on veut analyser cette écriture, ce n’est certes pas le secours de la représentation qui peut y aider : l’analyse du langage de Pouchkine exige une démarche stricte­ ment littéraire. Le domaine du psychanalyste s’arrête peut-être ici. Le système de transformations du fantasme inconscient à l’écrit a eu pour résultat de substituer à une organisation dyna­ mique, mobile, foisonnante, enchevêtrée, se déroulant sur plu­ sieurs plans (celui de la représentation, en partie, mais aussi celui des affects, du corps, de l’induction à la décharge par le passage à l’acte, etc.) une organisation stable, constante, dépouillée, et surtout linéaire. Là réside le principe même de l’écriture : trans­ former quelque chose venu du corps désirant en une activité de liaison, exclusivement formée de caractères langagiers, unis par une chaîne orientée et obéissant aux lois de la grammaticalité. L’invention de l’écriture peut faire varier un nombre restreint de paramètres mais obéit à la plupart d’entre eux. En tout état de cause, la trace écrite comme noyau exclusif de transmission du message demeure l’exigence fondamentale. Inversement, la lecture par le décryptage des caractères écrits a pour résultat d’une part de traduire ce qu’il y a de plus spécifique­ ment littéraire dans un texte (son écriture) et d’autre part de créer chez le lecteur tous les plans présents chez l’écrivain mais abolis par l’écriture : plan des représentations pré-conscientes et inconscientes avec les fantasmes qui y correspondent. Le travail du critique analyste est donc facilité par cette double liaison, puisque le respect de l’ordonnancement des plans est propice au déchiffrage qu’il se propose d’opérer, l’écriture renvoyant aux représentations pré-conscientes, celles-ci permettant de déduire, à l’aide des traces de l’écriture, le fantasme inconscient. C’est ce qui explique que la critique psychanalytique se soit en majeure partie consacrée aux œuvres du passé, l’écriture classique obéissant à ce schéma général. L’écriture moderne a bouleversé ce cadre en procédant à une mutation dont on retrouve des équivalents dans la peinture non figurative et la musique sérielle. Certes il est arbitraire de parler de l’écriture moderne, comme si celle-ci était partout gouvernée par les mêmes principes. Il faut bien ressaisir quelques traits généraux quitte à schématiser quelque peu. Ce serait une erreur de croire que la production littéraire a obéi à des principes posés comme autant de règles auxquelles les écrivains ont décidé de se

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plier. En fait, comme souvent sinon toujours, c’est après coup que la théorie a été dégagée à partir des œuvres déjà existantes. Il me semble que cette évolution, ou cette révolution, a consisté en majeure partie à rompre avec une certaine conception de la liaison, dans la mesure où celle-ci obéissait aux critères qui définissaient les liens de la secondarité aux processus primaires. Cet éclatement de la liaison et de la secondarité donnera lieu à deux types d’entreprises : d’une part au recours à un mode d’écriture beaucoup plus proche du fantasme inconscient dans ses aspects les moins représentatifs, d’autre part à une évacuation de la référence à la représentation dans l’écriture. En somme ce qui doit disparaître, c’est une forme de représentation telle qu’elle figure dans le scénario du fantasme pré-conscient. Ainsi deux voies sont offertes : la formulation inconsciente dans ses aspects les plus violents, les moins discursifs, les plus sauvages et le procès de la pensée écrivante, comme si penser et écrire devenaient une seule et même démarche. Dans ce dernier cas surtout, l’écriture devient quasi intégralement son propre objet, sa propre représen­ tation. On pourrait dire que l’on est passé de l’écriture de la représentation à la représentation de l’écriture. La distinction que nous venons de faire entre écriture classique et écriture moderne est sans doute trop tranchée. Elle répond néanmoins à une réalité. On pourrait les opposer en les disant respectivement écriture figurative et écriture non figurative. Nous ne méconnaissons pas que des chiasmes existent entre l’une et l’autre chez un même écrivain et dans un même texte. On pourrait contester qu’il existe une écriture figurative, toute écriture étant par essence non figurative, puisque la spécificité littéraire n’est pas figurable. Néanmoins il faut bien admettre qu’on ne peut, à cet égard, supprimer toute distinction entre les écrits de Chateau­ briand ou de Flaubert, de Malraux ou de Camus, et ceux d’Artaud ou de Beckett, de Blanchot ou de Laporte pour nous arrêter à des exemples choisis pour leur valeur illustrative. Marthe Robert a su éloquemment montrer que le Quichotte est un livre sur les livres, sur la littérature. Cette œuvre exemplaire ne peut se lire qu’avec les yeux de la représentation, tant elle est construite en « tableaux » des aventures du héros principal ou des personnages secondaires, que le récit fait apparaître et disparaître le temps de l’histoire qui les fait vivre « sur le papier ». Dans l’écriture figurative, la spécificité du littéraire remplissait

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une fonction parmi d’autres. Elle servait à la fois de tampon, de filtre et de convertisseur. La littéralité du texte s’abreuvait du sang, de la sueur, des larmes qui nourrissaient le texte pour lui donner une autre figure dans la création de l’écrit. Le signifié passait pour partie dans le signifié littéraire (les représentations pré-conscientes évoquées par le texte) et pour partie dans le signifiant écrit. La valeur fonctionnelle et économique du signi­ fiant était ce rapport de voilement-dévoilement, dérobement furtif de la chose montrée, scintillante et évanescente, objet de la captation imaginaire. L’écriture était ce passage, la lecture la retrouvaille de ce parcours qui a constitué le passage. Si explicite qu’il se voulût en apparence, le texte était toujours lacunaire. Plus il prétendait approcher l’explicite, plus il augmentait encore la distance de l’explicite à l’implicite, parce que plus se posait la question de savoir comment une œuvre écrite, un être de fiction, pouvait respirer la vie. Pour bien comprendre ce qu’est un écrit où tout est explicite, où la représentation est intégralement restituée, il faut quitter le champ de la littérature et ouvrir le traité d’anato­ mie. Or, ce traité d’anatomie, s’il a pour objet la description du corps vivant, est écrit à partir de la description du cadavre. Encore s’agit-il d’un cadavre « traité » chez lequel la préparation a arrêté le processus de décomposition de la mort. Ecrire est le contraire de décrire. Décrire suppose le dévoilement total, la nudité absolue de la mort. A la mort de l’objet de la description répond parallèle­ ment la mort de l’écriture dans la description. Un clivage sépare donc toujours le texte de la représentation. Et ce n’est pas pour rien si Freud avance que ce qui caractérise l’inconscient est que seule y règne la représentation de chose, tandis que le conscient et le pré-conscient comprennent la repré­ sentation de chose et la représentation de mot qui lui correspond. Mais à ceci il faut ajouter que le noyau de l’inconscient est inaccessible, c’est-à-dire que certaines représentations demeure­ ront à jamais inconscientes, non représentables, et qu’entre la représentation de chose et la représentation de mot persiste un écart. Si donc devenir conscient consiste à mettre en relation la représentation de chose et la représentation de mot, il y a un ordre propre à la représentation de mot dont l’écriture est la manifesta­ tion. Dans l’écrit, le rapport représentation de chose-représenta­ tion de mot bascule du côté de la représentation de mot. Le texte, s’il renvoie à des représentations de chose, vit surtout des rapports

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entre les représentations de mot, ce qui constitue un pas de plus dans le déséquilibre de ce rapport déjà présent dans le langage. Dans l’écrit, l’articulation entre la sphère des choses et celle des mots se modifie topiquement, dynamiquement, économiquement. L’écriture crée son espace propre, son mouvement autonome, son économie spécifique. Sans que soit rompue la relation entre représentation de chose et représentation de mot, c’est la vectori­ sation de leur équilibre qui a changé. Le rapport vire de plus en plus vers une idéalité (ou une matérialité) où la représentation de chose décroît en faveur de la représentation de mot jusqu’au point où la représentation de mot remplace la représentation de chose. Ce qu’il faut remarquer ici est le statut particulier de la représenta­ tion de chose. Elle occupe une position charnière, puisqu’elle est le moyen de transit vers la représentation de mot dans le procès d’écriture. Mais elle est elle-même une médiation vers le corps, étant étroitement intriquée à la motion pulsionnelle qui est la forme la plus élémentaire de la pulsion, ou ce que Freud appelle le représentant psychique de la pulsion qui n’est pas le représentantreprésentation (de chose ou de mot). De même la représentation de mot est le médiat par lequel s’actualise la pensée. Ainsi les représentations (de chose ou de mot) sont des moyens termes entre le corps et la pensée. Elles sont des produits déjà trans­ formés (par rapport au corps) et appelant d’autres transformations (par rapport à la pensée). C’est là l’intérêt du concept de pulsion comme concept-carrefour entre le somatique et le psychique, c’est là sa structure qui fait de la pulsion une délégation du corps (le corps pulsionnel n’est pas le corps brut) mais cependant doté d’une certaine pensée (la logique du processus primaire). Cette contradiction est sa fécondité même, puisqu’en elle se mêlent une absence d’organisation par rapport à la pensée et une organisation embryonnaire par rapport au corps. C’est vers les deux pôles de cette alternative que l’écriture moderne va se disloquer. C’est-à-dire qu’elle va se partager entre une écriture du corps et une écriture de la pensée. Du côté de l’écriture du corps, la représentation cesse d’organiser un fan­ tasme construit pour se morceler en états corporels fugaces, insaisissables, où l’écrivain bute toujours sur la communication par l’écrit d’une réalité intransmissible parce que ni la parole ni l’écriture ne peuvent en donner l’équivalent. Ce n’est même plus l’affect qui est ici l’objet de l’écriture, ou du moins plus sous les

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formes subtiles qu’un Proust lui donne, mais l’état du corps propre dans sa manifestation la plus violente. Il est du reste à remarquer qu’un court-circuit s’opère entre le corps et la pensée, qui fait de la pensée un organe corporel. Il faut lire Artaud et Beckett sous cet angle. Le premier n’a cessé de répéter combien la « littérature » lui était indifférente, que seule lui importait la réalité extra­ littéraire dont ce qu’il écrivait devait rendre compte. Toute sa correspondance en porte la marque. Et si sa vie durant Artaud n’a cessé de nouer des relations avec les psychiatres, les thauma­ turges, les voyantes, c’est parce qu’il leur exposait son corps grouillant de miasmes qu’il s’ingéniait lui-même à convoquer, car sa pensée est un corps et bien entendu un corps sexué. Il réclame dès les premières années où il écrit « des injections de suc testi­ culaire ». Il accorde la plus grande importance au contact avec les « puissances de l’esprit », mais il ne les conçoit pas autrement que comme les puissances d’un sexe corporel. Lorsque Artaud décrit les phénomènes multiples qui l’empêchent de penser, il écrit d’une écriture qui n’est pas sans rappeler Gaétan Gatian de Clérambault, le plus brillant représentant de l’organicisme en psychiatrie, que, sauf erreur, il ne rencontra jamais. Et lorsque ses émules et ses amis lui recommandent des retouches de détail sur ses écrits, à commencer par Jacques Rivière, il refuse toute modification, parce que ce qui l’intéresse n’est pas la valeur littéraire de son texte, mais la transmission d’un état corporel, d’un moment de tension « incorrigible ». Il n’est pas interdit de penser qu’il aurait rugi à la lecture de l’utilisation qu’on fait actuellement de son œuvre. Nous ne nous sommes arrêtés à cet exemple que parce qu’il est, à notre avis, particulièrement démonstratif. Toute une littérature se développe sur cette lancée, avec moins de bonheur dans les résultats, parce que bien moins résolue à acquitter le prix de la démarche qui guidait Artaud comme Daumal, qui l’ont payé très cher. A l’autre pôle, se développe une littérature que j’appellerai celle de l’écrit sublimé. Écrit dénué de toute représentation, de toute signification. Écrit qui s’efforce de ne rien dire d’autre que ce qui est le procès même de l’écriture. Cette écriture est non figurative au même titre que la précédente, car dans cette dernière il s’agit moins de représenter le corps que de le faire vivre en éclats, fragmentés et morcelés. Ici l’absence de figurabilité fait de l’écriture la seule matière à représentation. Cette écriture tire son

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opacité et sa transparence d’elle-même. Elle est sa propre cause. Son but ultime est, en abolissant toute trace de la représentation, de parvenir à une écriture blanche. Elle efface au fur et à mesure qu’elle trace. La dérive d’un texte, son écart progressif avec la représentation inconsciente qui fait du texte un produit de trans­ formation d’un fantasme, a disparu pour ne laisser place qu’à un texte absent. Le texte sur l’absence est devenu l’aporie de l’absence de texte. Tout texte est absolument, intégralement texte fléché vers son silence1. Tout ce qui n’est pas du texte est hors-texte, non texte. On comprend aisément que ce que l’on tente d’évacuer par cette écriture, c’est la relation au signifié, au profit du seul signifiant. L’écriture pure, délivrée du signifié, libérée de la représentation, a rompu ses amarres avec l’objet, elle est son propre objet. Par une comparaison qui, comme toutes les comparaisons, est imparfaite, nous dirons que la réalisation hallucinatoire du désir qui fait apparaître l’objet absent a cédé le pas à l’hallucination négative. Il s’agit non seulement de tuer dans l’œuf la représentation de l’objet, mais aussi celui pour qui un objet existe comme objet de désir. Le seul désir est le désir d’écrire, sans objet. Dans la démarche précédente, il s’agissait de ne plus rien cacher des replis les plus cachés du corps, dans celle-ci il n’y a plus rien à voir, parce qu’il n’y a plus rien à montrer que l’écriture. Il n’y a plus qu'écrire-penser et penser-écrire. L’œuvre est un livre blanc. Ces deux démarches ont en commun d’avoir supprimé la dimen­ sion de la figurabilité. Elles ont par le même coup rompu la chaîne des opérations de l’écriture classique. Du même coup, la critique psychanalytique s’en trouve transformée à son tour. Elle ne peut plus continuer à procéder selon les critères qui guidaient son action et qui correspondaient à une application de la méthode 1. Il revient à Blanchot d’avoir montré comment toute production de l’espace littéraire tend, sans l’atteindre jamais, vers ce point de silence qui constitue à la fois son origine et sa fin. Reste à savoir si ce point n’était repérable que par le recouvrement d’un silence tu. Mais dès lors que Blanchot le nomme pour nous, le recouvrement littéraire s’épuise à le faire parler. Ce qui en résulte ce n’est pas tant que le silence se déplace « un peu plus loin », c’est qu'il est investi de cette nomination à la faveur — ou à la défaveur — de laquelle il devient mutisme revêtu de la livrée du silence. Ce que nous disons par là, n’est pas que le résultat ne dit rien, au contraire, mais qu’il s’y exténue.

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freudienne. Si donc elle souhaite aborder ces œuvres, il faut qu’elle modifie ses procédés d’analyse. Il faut donc qu’elle se serve de repères métapsychologiques différents qu’elle puisera chez les auteurs post-freudiens, chez Mélanie Klein ou Lacan par exemple. Tout reste encore à faire dans ce domaine, mais des voies peuvent être percées qui permettront de lever le constat de carence actuel. Ces démarches sont aventureuses, mais il se pourrait que la théorisation d’un Bion1 par exemple puisse être d’un grand secours dans la mesure où elle exprime le souci d’une théorie qui porte à la fois sur les aspects les plus élémentaires et les plus différenciés du psychisme. Nous disposerons alors d’une « grille » efficace pour sonder les textes qui témoignent du processus de transformations de la fonction alpha qui a pour but l’élaboration des matériaux primitifs de l’activité psychique en matériaux utili­ sables par l’inconscient aussi bien que l’élaboration des pré­ conceptions en conceptions et en concepts. Mais ce ne sont là que des espérances pour l’avenir. Le

retour de la représentation

Ainsi, d’une manière comme de l’autre, l’écriture moderne ne veut plus se laisser enfermer dans la représentation. Concrète ou abstraite, elle se veut non figurative, mais de ce fait le texte est toujours dans une situation malaisée. Pour l’écriture du corps, le texte ne vit jamais assez, il est toujours au-dessous de ce qu’il s’agit de transmettre, et par conséquent il pense trop. Pour l’écriture de la pensée, le texte en dit trop, il est encore trop lié à la matérialité par laquelle il doit passer, il ne pense pas assez. Mais là n’est pas la faille de l’écriture moderne dans son combat contre la représenta­ tion. Car écrire, par le fait même que toute écriture est une trace visible puisque lisible, et c’est son destin d’être lue, c’est encore représenter. Écrire est pris entre la non-représentabilité de l’écri­ ture et son inévitable représentation. Un livre blanc, c’est encore un livre, fût-il sans écrivain, sans titre et sans caractères, c’est un objet qui a sa place dans une bibliothèque, une librairie. Il n’est pas facile de se délivrer de la représentation ; celle-ci exige que lui 1. Bion est l’auteur qui a poussé le plus loin l’extension de la notion freudienne de liaison (cf. Éléments de Psychanalyse, PUF).

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soit payé le tribut d’un minimum vital, faute de quoi elle cesse d’être écriture. Et en fait moins le texte s’ancre dans la représenta­ tion, plus il donne, sinon à voir, du moins à représenter. Tout l’effort de la littérature est un mouvement qui tour à tour l’éloigne et la rapproche de son foyer. Dans l’écriture corporelle, celle qui se moque de la littérature pour atteindre à une réalité charnelle, puisque c’est par l’écriture qu’on a choisi de dire, c’est à l’écriture qu’on est ramené. Ainsi ceux qui voulaient aller au-delà du littéraire sont devenus des modèles de littérature. Dans l’écriture intellectuelle, tout l’effort d’identification entre penser et écrire aboutit à laisser un inévitable hiatus entre l’un et l’autre, du fait même de la spécificité de l’écriture qui est ainsi rehaussée. Dans ce va-et-vient de l’écriture, nous retrouvons le même mouvement en deux directions opposées pour évacuer la représentation. Vers le corps, l’écriture voudrait bien dire le corporel brut, mais elle ne peut que le représenter, de la même façon que l’activité corporelle doit être transcrite dans le langage de la représentation pour être communiquée. En fin de compte, l’écriture d’Artaud, lorsqu’il parle de son corps ou de ses états d’âme, est la plus représentative qui soit. La succession des métaphores y occupe la place centrale. Impossible de faire parler le corps ou de l’écrire sans recourir à des modes de représentation. Les affects peuvent se communiquer dans le silence, ils peuvent se deviner à des signes non langagiers. L’émotion amoureuse ou agressive, le plaisir, la douleur n’ont pas besoin du langage pour se deviner mutuellement, se partager ou se contrarier. Mais dès qu’on prend le parti de communiquer par la parole ou par l’écrit, le recours à la représentation, surtout si celle-ci ne révèle qu’obliquement sa fonction de transcription, est inévitable. Même le désinvestissement représentatif qui accompagne l’angoisse (dite sans objet), lorsqu’il donnera lieu à une communica­ tion, devra convertir en représentation le pur affect. Certes les représentations traduisant l’affect seront investies d’une telle charge qu’il sera impossible de les tenir pour équivalentes d’autres représen­ tations moins affectives, ce qui montre en passant l’insuffisance d’une conception uniquement fondée sur la combinatoire des repré­ sentations ; mais la communication exige que celui qui désire trans­ mettre les états du corps les métaphorise. A l’opposé, la transmission de la pensée obéit à un processus comparable. Freud a soutenu que le rôle du langage est de donner aux processus de pensée, qui sont par essence dépourvus de

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qualités sensibles puisqu’ils sont des relations, un investissement perceptif qui les rend ainsi communicables. Ceci est manifeste quand il s’agit de transcrire des pensées en paroles, c’est-à-dire d’émettre par la voie du langage des sons significatifs. Pour que la pensée passe de l’état inconscient à l’état conscient, il faut qu’un nouvel investissement intervienne, par lequel la pensée passe d’une forme abstraite de relation à une forme concrète par le langage qui lui assure la conscience. Si par rapport à la représenta­ tion de chose, la représentation de mot peut être considérée comme une transformation où la chose s’absente au profit du langage, par rapport à la pensée, le langage, au contraire, donne à la pensée une présence. L’écriture institue un nouveau rapport. J. Derrida a montré la solidarité entre le langage et la présence d’une part, l’écriture et l’absence de l’autre. Parler et écrire sont séparés par un gouffre, et l’on sait combien pauvre est l’écriture en style « parlé ». Mais si loin qu’on souhaite pousser cette absence dans l’écriture, il restera qu’écrire devra recourir à la représenta­ tion, ne serait-ce que sous la forme des traces constitutives de l’écriture. La perception des traces est nécessaire à l’intelligence de la transcription. La collusion de l’écriture et de la pensée n’échappe pas à la transformation de l’invisible en visible. Ainsi si l’écriture aspire au dépouillement le plus poussé devant la représen­ tation, écrire reste néanmoins inéluctablement lié à représenter. Car ce n’est pas seulement au niveau des traces de la matérialité des signes que la représentation opère, mais tout autant à celui de la représentation de leur sens. C’est en ceci que diffère peut-être le texte littéraire du texte philosophique. Si le concept de trace s’efforce de dépasser la dichotomie signifiant-signifié, c’est bien parce qu’il prétend conjoindre leur effet sous une symbolisation unique. Donc inscrire des traces ou les déchiffrer, c’est encore user de représenta­ tions, alors même qu’on voudrait s’en passer. Que se passe-t-il donc lorsque l’écriture se décide à cette double évacuation de la représentation — et par là même du contenu ? Il nous semble que, loin de parvenir à une autonomie de l’écriture qui conduirait enfin vers un intérêt exclusif pour le littéral, un tel programme est voué à un retour massif de la représentation non seulement au niveau du texte, mais aussi parce que se greffe sur la littérature une idéologie dans laquelle des référents non littéraires se pressent en foule. La révolution de l’écriture devient un des aspects d’une révolution culturelle à venir dont on attend, avec la

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mort de la littérature, une forme qui la dépasse. La littérature classique, même si on continue à lui porter un attachement sentimental, reste l’expression d’un passé révolu. On pourrait interpréter cette vocation révolutionnaire comme un effort contra­ dictoire pour affirmer le caractère spécifique de l’acte littéraire comme acte révolutionnaire et en même temps pour fondre les objectifs de la révolution littéraire dans la révolution culturelle. En fait la question demeure, quelle que soit la spécificité littéraire, de savoir si la littérature peut se suffire à elle-même et se réclamer des seules valeurs littéraires. Si précisément la littérature n’est pas par essence ce rapport à une réalité extra-littéraire toujours à transformer pour la faire parler d’un autre langage, mais ne cessant jamais de la viser. La littérature est une machine à élaborer la relation à la réalité externe et à la réalité psychique grâce à laquelle celles-ci sont interprétées et nécessairement déformées. Faute de se soumettre à cet échange, elle devient lettre morte. Or, dans cette communication à double sens, la représenta­ tion est une sorte de noyau susceptible de se développer en une multiplicité de formules qui renvoient les unes au corps, d’autres à la pensée. De ce fait la littérature renvoie aux relations de la réalité psychique avec la réalité externe. Elle se situe dans l’espace potentiel de leur chiasme : le champ de l’illusion. Le combat pour une démystification de la littérature est un combat entaché d’une fausse reconnaissance. Line littérature ne peut pas être scienti­ fique ou philosophique. Elle est fondée sur l’illusion, parce que les écrits littéraires sont des simulacres, des êtres de fiction. Mais ils sont tellement « vrais » que des hommes peuvent se passionner et même se battre jusqu’à mettre en jeu leur vie pour défendre leur écrit, et même leur amour ou leur haine pour les écrits d’un autre. Rien ne choque plus celui qui a l’amour des livres que l’autodafé qui précède de peu les camps d’extermination. La vie du texte et le texte de la vie sont si nécessairement accouplés l’un avec l’autre que toute atteinte à l’un fait courir un danger à l’autre. Sartre disait un jour, je crois : « Qu’est-ce que la littérature devant la mort d’un enfant ? » Mais qu’est-ce que la vie d’un enfant dans un monde sans littérature? Il nous reste à nous demander pour en terminer quel rôle a pu jouer la psychanalyse dans la mort de la littérature. Certes, on ne manque pas d’arguments pour penser que cette mort qui se profile, si elle n’est déjà arrivée, tient compagnie à beaucoup

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d’autres. Les agonisants sont nombreux dans ce qu’on appelle la crise de civilisation actuelle. Mais on peut se demander si la psychanalyse n’a pas, elle aussi, indirectement contribué à cette mort. Comme si le dévoilement de l’inconscient par le moyen de l’analyse des représentations avait poussé la littérature à un voilement encore plus radical qui a abouti à une véritable forclu­ sion de la représentation. Ce n’est là qu’une hypothèse — qui surestime peut-être l’influence de la psychanalyse sur une évolu­ tion qui la dépasse de beaucoup et qui dépend sans doute de bien d’autres facteurs. Ce n’est peut-être pas pour rien que l’écriture d’aujourd’hui suggère l’analogie avec le langage psychotique. A ce titre elle est bien l’écriture du temps, comme l’époque de la naissance de la psychanalyse fut peut-être surtout celle de la névrose. Il ne manque pas de voix pour clamer haut que c’est le monde d’aujourd’hui qui est psychotique et par voie de consé­ quence psychotisant. Ainsi, tendue entre cette écriture du corps et cette écriture de la pensée, la littérature se débat dans un univers où la médiation de la représentation est récusée. Le langage du corps envahit la pensée, la déborde et à la longue l’empêche de se constituer comme telle. Le langage de la pensée se coupe totale­ ment du corps pour se déployer dans un espace désertique. On pourrait dire que dans ces deux cas s’est opérée encore une fois la déliaison. Dans le langage corporel, c’est au niveau d’une écriture éclatée que le processus de liaison s’est brisé pour ne plus laisser apparaître qu’un morcellement ou une dispersion. Dans le langage intellectuel, l’accentuation de la liaison au niveau de la secondarité qui donne à cette littérature son style à la fois serré et glacé, a rompu son lien avec le processus primaire dont elle s’est efforcée d’effacer les traces. Dans le premier cas, la déliaison visible est « horizontale », dans le second elle est « verticale ». L’écriture classique s’efforçait d’imposer un ordre suffisamment contrai­ gnant pour que la liaison opère en surface, en laissant de temps à autre passer des traces de la profondeur1 que le texte refoulait 1. Les textes d’aujourd’hui doivent être dits selon l’avant-garde litté­ raire sans profondeur. On met les traces « en abyme ». Condensation réussie d'abîme et d'abysse qui renvoie aux fonds océaniques les plus profonds. Comment l’inter-textualité transversale, vient-elle à communi­ quer avec l’abyme en question? C’est ce qui me semble difficile à concevoir sans passer par la médiation des inconscients sauf à verser dans une mystique du langage ou de l’Histoire.

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mais avec laquelle il restait en communication. Il se pourrait bien que la littérature n’ait satisfait autrefois aux exigences du littéral qu’en ne lui étant attentive qu’indirectement, de manière intuitive et en ne lui cherchant de justification que dans l’écart du langage littéraire. De nos jours, un Gracq réussit à se tenir, en lisant, en écrivant, dans cet intervalle de l’écriture sans chercher à se rendre maître de sa reproduction réglée. Le plus souvent cependant la hantise du littéral rabat l’écriture sur elle-même, en fait sa prison­ nière. Elle nous prive du jeu qui nous permettrait d’aller chercher dans un ténébreux ailleurs le mobile de l’écrit parce qu’elle nous interdit le détour par le non-littéraire. Jalouse de son patrimoine, la réponse de l’écriture veille sur son trésor en refusant son accès à ceux qu’elle ne reconnaît pas comme siens mais elle échoue bien fréquemment à nous convaincre que la raison du mot est dans le mot lui-même. En voulant nous épargner cette perte de temps et d’énergie, elle oublie que l’économie de ce parcours, effondre l’acte littéraire, de quelque côté qu’on l’appréhende. Peut-être la littérature mourra-t-elle, mais peut-être aussi qu’une mutation que notre imagination n’est pas capable de concevoir lui donnera un autre visage. Notre horizon actuel est borné par nos modes de pensée. Après tout, nous ne sommes guère pas plus capables d’imaginer ce qui succédera à la psychanalyse qu’on n’était, en 1880, en mesure de concevoir ce que Freud nous permettrait de voir, et qui était là sous nos yeux, depuis toujours. Il suffit d’un seul.

CHAPITRE II

LE DOUBLE ET L’ABSENT (1973)

A Bernard Pingaud. S’il était vrai que le mouvement se prouve en marchant, on se verrait du même coup dispensé de donner les preuves de l’applica­ tion de la psychanalyse aux textes littéraires. Assez nombreux sont les travaux qui plaident en faveur d’une telle démarche1. Cepen­ dant, marcher ne dispense pas de se poser des questions sur cette démarche même. D’autant que malgré des contributions qui font autorité, ce n’est pas sans réticence qu’on accueille les textes de la critique psychanalytique. Freud en a fait l’expérience. Aujourd’hui, la critique psychanalytique est encore plus mise en question que de son temps. D’abord par les théoriciens de la littérature, qui lui imputent toutes sortes de choses. Par exemple de trop lier l’œuvre à l’analyse de son auteur, et pourtant nombre de travaux ne portent que sur l’étude du texte, en laissant complè­ tement de côté l’approche biographique, toujours conjecturale, du créateur. Ou encore de rabaisser la création au rang de la patholo­ gie. Lorsque la critique se borne au texte, on reprochera à la critique psychanalytique de trop s’attacher à une des significations de l’œuvre en négligeant les autres, sociales par exemple, alors que l’analyste n’a pas manqué de préciser que son approche ne 1. Cf. Anne Clancier : Psychanalyse et critique littéraire, Privat, 1973.

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saurait, en aucun cas, être tenue pour exhaustive. Enfin, on critiquera le fait que cette perspective met surtout en lumière ce qu’il y a de non littéraire, en négligeant le « littéral » dans l’œuvre. Comme si le littéral n’était pas le moyen d’avoir accès au nonlittéral qui est toujours ce sur quoi se forme le littéral. Si encore les griefs ne venaient que des littéraires, on pourrait penser qu’il y a là une réaction bien naturelle contre le sentiment d’une intrusion déplaisante. Le psychanalyste habitué à ce genre d’objections pourrait passer outre, compter sur le temps pour lui rendre justice. Mais c’est qu’il se trouve en butte aux critiques de ses propres pairs, ses collègues, qui n’approuvent guère ce genre d’excursions hors du domaine de la clinique. Ainsi de tous côtés, on veut que l’analyste reste enfermé dans son cabinet, avec ses patients, et qu’il ne transgresse pas les bornes de sa praxis. Il n’est d’analyse, entend-on dire, que du transfert et il n’est de transfert que dans la curé psychanalytique. Hors de ces limites, il n’y a plus qu’aventurisme et même abus de pouvoir de la part de l’analyste. Aussi ne faut-il pas s’étonner de ce que la critique psychanaly­ tique, comme d’ailleurs toutes les autres branches de la psychana­ lyse appliquée, soit en récession par rapport à l’essor qu’elle prit dans la première génération analytique avec Freud, Jones, Rank, Abraham, Ferenczi et d’autres. Il ne suffit pas de s’appuyer sur l’exemple de Freud pour se trouver automatiquement justifié. Son œuvre, de ce côté, n’est pas exempte de critiques. Récemment encore, J.-P. Vernant contestait l’interprétation psychanalytique d’Œdipe-Roi et en proposait en échange une autre d’inspiration socio-politique1. Ce concert de critiques ne nous décourage pas. Il n’est rien d’aussi stimulant pour persévérer dans une voie que de subir une telle tempête de protestations. Venons-en à l’expérience concrète. Soit un analyste : tout le jour durant il a passé son temps dans son fauteuil à écouter les patients qui se sont succédés chacun avec sa névrose, ses conflits, ses défenses, son transfert, parfois lourd à porter. Lorsqu’enfin son temps de travail est achevé et qu’il retrouve les siens, il s’accorde quelque distraction ; parfois en allant au théâtre, au cinéma, ou simplement en prenant un bon livre qui doit lui faire oublier ses soucis et son métier. Seulement 1. « Œdipe sans complexe », dans : Mythe et tragédie en Grèce an­ cienne, Maspero, 1972.

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voilà, il est difficile parfois d’arrêter la machine à psychanalyser, sans doute parce que la psychanalyse n’est pas un métier comme les autres. Être psychanalyste, c’est avoir une vision psychanaly­ tique de toute expérience que l’on fait. Certains le déplorent car, devant cette toxicomanie professionnelle, il ne reste plus beau­ coup d’espace libre pour autre chose. Je ne dis pas qu’il faut qu’il en soit ainsi, je dis que souvent il en est ainsi. Rassurons-nous, il n’en est pas toujours ainsi. Mais seulement lorsque l’analyste est saisi, lorsque l’œuvre, quelle qu’elle soit, l’a touché, ému, ébranlé. Alors l’analyste ressent souvent le besoin d’analyser, c’est-à-dire de comprendre pourquoi il a ressenti cet effet et c’est là que son travail de critique, de « déconstruction », commence. Ceci déjà impose une limite à son labeur. Il ne peut être question d’analyser un texte sur commande, la demande ne peut venir que de l’intérieur, si quelque chose s’est déjà passé entre le texte et l’analyste. L’analyse du texte est une analyse après-coup. Cependant, le texte n’est pas l’auteur, on s’en doute, alors com­ ment analyser un texte? Avant de répondre à cette question, il faut peut-être dire comment un analyste analyse non un texte mais un patient. Les différences et les ressemblances apparaîtront après. La première différence entre l’analysant et le texte est que l’analysant fait l’objet d’une analyse continue, progressive, sans qu’aucun retour en arrière ne soit jamais possible. Il vient séance après séance communiquer à l’analyste ce qu’il vit, comment il le vit par rapport à l’analyste, comment se dit cette part de lui constituée par ses pulsions et ses défenses, face à son moi plus ou moins organisé, plus ou moins en rapport avec la réalité exté­ rieure. Ce que l’analyste comprendra de cette communication, il choisira soit de le taire, soit de le communiquer à son patient en espérant entraîner une prise de conscience qui implique l’analyste (interprétation de transfert). Cette interprétation aura un rapport supposé avec le passé de l’analysant, mais surtout elle s’appuiera sur tout ce que l’analyste a appris de l’évolution de l’analyse du patient jusqu’au point où analyste et analysant sont arrivés ensemble tant bien que mal. Tout analyste sait d’expérience que ce qu’il y a à entendre de la communication d’un matériel est beaucoup plus riche que tout ce qu’il pourra comprendre. Pas seulement parce que ses capacités de compréhension sont toujours limitées, si doué qu’il soit, mais aussi parce qu’aucun retour en arrière n’est jamais possible. Même si l’analyste demande à l’ana­

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lysant de répéter tel ou tel fragment qu’il lui a communiqué, ce deuxième récit sera toujours différent, progrédient par rapport au récit premier. Ce sera toujours un autre récit et non la répétition d’un récit. Le processus psychanalytique, même s’il est fondé sur la régression du patient, va toujours de l’avant même si l’auto­ matisme de répétition paraît marquer la stagnation. La progres­ sion est inévitable au fur et à mesure que l’analysant vit et parle. Le temps coule inexorablement et l’analyste, comme le veut Héraclite, ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Je viens de mentionner la régression, phénomène capital que toutes les conditions de l’analyse s’emploient à favoriser. Du fait de cette régression, le discours du patient est parfois inintelligible, par son style décousu, à un non-analyste. En outre, l’analyste n’entend pas seulement avec son oreille — fût-ce la troisième — mais avec son corps tout entier. Il est sensible non seulement aux paroles mais aussi à l’intonation de la voix, aux suspensions du récit, aux silences et à toute l’expression émotionnelle du patient. Sans la dimension de l’affect, l’analyse est une entreprise vaine et stérile. Sans le partage avec les émotions du patient, l’analyste n’est qu’un robot-interprète qui ferait mieux de changer de métier avant qu’il soit trop tard. Nous savons aujourd’hui que l’analyste doit pouvoir supporter le chaos de certains patients pour pouvoir leur permettre d’émerger et de se construire un certain espace interne ordonné, sans lequel aucune vie sociale n’est possible. Des travaux récents (S. Viderman*) nous ont appris que l’inter­ prétation n’est pas seulement la révélation d’un sens caché, mais, d’une certaine façon, la création d’un sens absent, une véritable invention d’un sens resté, comme on dit, en souffrance. La part d’hypothèse que comporte une interprétation psychanalytique est considérable. Car cette interprétation porte sur la réalité psy­ chique interne du patient, constituée par ses fantasmes. Il ne s’agit donc pas d’une interprétation historique au sens que les historiens donnent à ce terme, mais d’une interprétation conjecturale. L’analysant, contrairement à ce que pensait Freud, ne recèle pas en lui une image de son passé semblable à celle d’une ville enfouie dans les sables, telle une Pompéi qu’on pourrait retrouver quasi intacte, mais une réalité déformée par ses propres interprétations de l’image passée qui ne reste pas vierge mais se modifie au fur1 1. La Construction de l’espace analytique, Denoël, 1971.

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et à mesure que lui-même évolue. Cependant, nous pouvons affirmer tout de même que les interprétations que l’analyste fournit ont quand même un rapport d’homologie plus ou moins approchée avec ce que fut ce passé enseveli. Car le fantasme aussi se construit sur un noyau de réalité, de la même façon que certaines légendes et certains mythes racontent, en les trans­ formant notablement, certains événements historiques. En tout état de cause, ce qui est important dans l’analyse n’est pas que l’analyste réussisse à tout prix à reconstituer un puzzle, mais que ses interprétations puissent aider le patient à se libérer de ce qui pèse sur lui et si possible à le dégager du fardeau aliénant qui le paralyse afin qu’il puisse parvenir à une utilisation plus fructueuse de ses forces. Ainsi le travail analytique conduit-il au partage d’une vérité supposée possible entre l’analyste et l’analysant, dont la reconnaissance aide à leur mutuel affranchissement. Un exemple clinique permettra de mieux comprendre ce que je viens de dire. Une patiente vient à sa séance le matin. Elle s’allonge et exprime d’abord une certaine satisfaction mêlée de gratitude pour la séance précédente. Il avait été question dans cette séance du dilemme qui la divisait d’avoir à la fois à vivre quelque chose avec moi et de comprendre ce qui se passait. Or elle ne pouvait accepter ce partage. Chaque fois qu’elle était dans l’une des deux positions, elle se sentait dans l’impossibilité d’assu­ mer les tâches relatives à l’autre. Ainsi, après avoir reçu quelque chose de moi si elle faisait un effort pour comprendre, elle avait le sentiment de s’éloigner de moi ; si elle s’abandonnait au plaisir de le vivre, elle se sentait coupable de ne pas faire l’effort de comprendre. Cela put être rapporté à la difficulté de satisfaire les deux parts d’elle-même, celle qui réclamait une relation intense avec sa mère de type fusionnel, et celle qui voulait obéir au désir du père, professeur de mathématiques. Elle s’était elle-même, autrefois, engagée dans cette voie. Je lui avais rappelé son premier rêve d’analyse, où une femme lui montrait un tableau et l’analy­ sait. Elle protestait alors et disait : « Mais pourquoi tout cela, il suffit de le regarder et de s’en imprégner ! » Dans la séance d’après, elle me dit — probablement parce que celle d’avant fut une bonne séance où elle fit un travail analytique satisfaisant pour nous deux, ce qui m’amena à lui donner plus d’interprétations que je n’en donne d’habitude — qu’elle s’était sentie nourrie, que c’était comme si elle avait encore des réserves de la veille et qu’il

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lui fallait le temps de les digérer. Après cette expression de satiété et de contentement, elle s’arrêta. De mon côté, j’allumai ma pipe, ce qu’elle m’entendit faire. Alors, elle se remit à parler d’un ton ironique et me dit : « C’est bon, hein, cette première pipe du matin ! » Je précise que la patiente n’était pas ma première patiente du matin et savait donc que j’avais reçu quelqu’un avant elle, donc qu’il se pouvait que ce ne fût pas la première pipe. En entendant ceci, je ressentis son envie de cette pipe, de ce plaisir que je prenais sans elle, et vraisemblablement avec quelqu’un d’autre. Le mot pipe me renvoyait à deux significations possibles : la première avait trait au fantasme de fellation qui avait quelque raison d’être présent du fait du matériel antérieur ; le deuxième avait trait à un plaisir nourricier. Si je choisis plutôt le second c’est qu’il me sembla plus directement en rapport avec le contexte associatif qui renvoyait au sentiment d’avoir été nourrie par l’analyste. Je décidai donc d’opter pour la deuxième signification parce qu’elle semblait davantage investie par la patiente dans le transfert. La veille, elle avait rapporté deux faits : une réflexion d’une de ses amies lui disant que son analyste, le Dr X — avec qui elle avait failli faire son analyse, mais elle s’était finalement décidée à la faire avec moi — lui donnait vraiment l’impression de s’intéresser à elle, tandis que ma patiente se plaignait de ma froideur. Je mettais selon elle une distance entre elle et moi et je ne répondais pas à ses désirs de séduction. En outre, à l’annonce d’une interruption de l’analyse pendant un congé scolaire, elle avait réagi à mon absence à venir en s’invitant auprès de sa sœur à un voyage en Amérique que celle-ci devait effectuer seule. Je voyais là le déplacement sur la sœur du désir d’être avec la mère, en niant l’effet désagréable de la séparation. Alors je compris ce que signifiait la première pipe du matin. Il devait s’agir de l’envie suscitée par le premier repas que sa mère donnait à sa sœur — sa première têtée — après la nuit passée avec le père. Elle devait accepter la perte de la satisfaction du sein et se contenter d’un souvenir de la satisfaction ancienne où elle était seule (les réserves). Je lui dis alors : qu’il semblait que, bien qu’elle se sentît satisfaite et repue ayant le sentiment d’être encore remplie par les réserves de la nourriture qu’elle avait reçue hier, le seul fait de m’avoir entendu allumer ma pipe lui montrait que je ne m’intéres­ sais pas vraiment à elle. Cela avait suffi à lui donner à nouveau faim et à m’en vouloir. Elle admit cette interprétation et poursui­

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vit en parlant de son avidité. Elle fit d’autre part allusion à ses difficultés avec son mari, aux reproches qu’elle lui faisait pour son manque d’affection à son égard bien qu’elle fût très intolérante à sa virilité, exigeant des rapports sexuels au moment où celui-ci n’en désirait pas et refusant ceux qu’il lui proposait quand il en avait envie. L’allusion au voyage en Amérique — c’est-à-dire à la sœur — me permit alors de continuer sur la lancée de la première interprétation, en lui parlant de sa faim et de l’envie qu’elle ressentait à l’égard de sa sœur, comme de son amie qui était en analyse avec le Dr X et qui lui semblait mieux nourrie et mieux aimée qu’elle. J’ajoutai que c’était comme si le seul fait que sa sœur fût nourrie, alors qu’elle était rassasiée, lui faisait annuler sa propre satisfaction. Plutôt que de penser qu’elle avait quelque chose en plus (la nourriture de la veille), elle ressentait surtout le quelque chose en moins (la pipe du matin). En voulant à tout prix rétablir l’équilibre, elle ne réussissait qu’à créer perpétuellement un nouveau déséquilibre qu’il lui fallait corriger. La patiente ressentit une grande joie : « C’est exactement ça, c’est extraordinaire. J’ai toujours voulu tenir la balance égale entre ma sœur et moi (annuler la différence, c’est-à-dire le fait que ma patiente était l’aînée et l’autre la cadette avec les avantages respectifs des deux positions), afin que nous soyons semblables. Ainsi lorsque je grossissais, je prenais des kilos, je tenais à ce que ma sœur mange et grossisse pour qu’elle soit exactement pareille à moi. » On comprend que par ce procédé elle se défendait contre le retour de la déception vécue à l’occasion de sa naissance et voulait qu’elles fussent comme des jumelles, nées en même temps pour refuser à sa sœur les satisfactions qu’elle devait abandonner et se contenter d’en jouir par identification. « Si tu es comme moi = non différente de moi, tout plaisir que tu as, je l’ai aussi. » Ces indications très sommaires du travail analytique vont per­ mettre de mieux nous rendre compte des différences avec le travail que fait l’analyste quand il analyse un texte. Par un curieux renversement, on ne peut véritablement dire que l’analyste « ana­ lyse » un texte pour toutes sortes de raisons. Le texte littéraire est le contraire d’un discours analytique. C’est un produit hautement élaboré, même quand il veut se donner les allures de la liberté associative. Le texte est remanié, raturé, censuré, produit non seulement d’une écriture mais d’une ou de plusieurs réécritures — et l’on ne saurait dire combien de fois un texte a été réécrit —,

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surchargé de révisions, de renvois, coupé et mutilé de ce qui ne convient pas à son auteur. Était-ce mauvais ou indévoilable ? Rien ne rappelle les conditions du travail analytique. Alors pourquoi s’acharner à le tenter ? D’autant que le texte est soumis, malgré les tentatives modernes d’une typographie très savante, à la linéarité. Le texte est une suite de phrases qui se différencie du discours vivant de la parole. Tout se passe comme si, loin des conditions de production de la parole vive, divers processus de transformations — qui seront toujours autant de décantations, même si elles se veulent incantatoires — auront produit cette succession de séquences grammaticales du langage écrit qui rendent méconnais­ sables leurs énoncés originaires. Autant d’inconvénients qui décourageraient tout essai si deux conditions ne venaient ici prêter secours à l’analyste : la première est que le texte est « saisi » et qu’on peut y revenir inlassablement, contrairement à ce qui se produit dans la séance d’analyse où la répétition d’un récit sera toujours un autre récit. Certes, une deuxième lecture ne sera jamais la répétition d’une lecture précédente, mais ceci ne vaut que pour l’analyste qui interprète : le texte, lui, est clos et fixe — c’est en nous qu’il déborde. La deuxième condition est que tout texte, si élaboré qu’il soit, porte toujours des traces. C’est à partir de ces traces, qui ont le pouvoir d’émettre d’incessants signaux vers l’inconscient chez le lecteur analyste, qu’un travail inter­ prétatif va pouvoir se faire ; jamais contraignant comme dans l’analyse, jamais urgent, c’est-à-dire exerçant une pression sur l’analyste, comme dans le transfert et son induction contretransférentielle. Le temps est là à prendre, la possibilité de réfléchir toujours ouverte. La « publication » de la pensée n’est pas la demande impérieuse d’une souffrance en attente d’une parole, comme chez le patient. Au reste, il faut bien l’avouer : puisque le travail d’interprétation de l’analyste sera un travail de déforma­ tion — l’interprétation psychanalytique est toujours une déforma­ tion des intentions conscientes du sujet —, puisqu’elle est cette déliaison délirante du texte1, lui faisant dire sans appel ce qu’il n’a jamais dit mais suggère — il faut reconnaître que si quelqu’un doit ici être aidé, ce n’est certainement pas l’auteur qui n’en a cure, mais l’analyste interprète qui s’aide par ce travail de compréhen­ sion de ce que le texte a éveillé en lui. Ainsi l’analysant potentiel, 1. Cf. notre travail « La déliaison », dans ce volume.

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ce n’est pas l’auteur comme tout le monde le croit et le craint, c’est l’analyste. Cependant, cet extrême subjectivisme de la critique psychanalytique vise à une certaine objectivité. Certes, l’inter­ prétation ne prétend pas à une vérité absolue, plutôt à une approximation de vérité — mais nous avons vu qu’il en était de même pour la cure analytique. L’intérêt de cette approximation, n’est pas d’analyser l’auteur, mais plutôt de rechercher les ressorts de l’effet du texte sur le lecteur potentiel. Ainsi l’analyste inter­ prète prend-il la position du critique qui est l’interlocuteur privilé­ gié, le médiateur entre le lecteur et l’auteur. En fait, il vaut mieux dire entre le texte comme écriture et son actualisation comme lecture. Le texte est ainsi réécrit par cette lecture. On s’est beaucoup plaint de ces prétentions abusives du critique qui se substituerait à l’auteur, mais qui peut croire à l’existence d’une lecture innocente? Certes, la plupart du temps, l’analyste ne dispose que de la version définitive imprimée : celle qui a reçu l’imprimatur de l’auteur qui consent à livrer ce contenu voilé de sa vérité. Il arrive pourtant que des circonstances puissent confirmer le bien-fondé de l’interprétation. En lisant Les Ambassadeurs d’Henry James, plus j’avançais dans cette lecture, plus je me disais que la clé de l’ouvrage était à chercher du côté de celui qui n’était pas nommé : le père mort, auquel il n’est jamais fait allusion, la mère étant détentrice de tous les pouvoirs. Je me disais que c’était là une des preuves du grand talent de James d’avoir construit cette œuvre autour de cette référence absente qui tient entre ses mains toute l’efficacité stylistique du travail littéraire. Quelque temps après, en lisant les Carnets, je pus me rendre compte de la façon dont James travaillait. Il partait de ce qu’il appelait « le germe » — je crois qu’il faut entendre ce mot à son sens sexuel plus que botanique —, une anecdote racontée en sa présence, un fait divers, une conversation surprise à un dîner, un petit rien, autour de quoi il allait tisser sa toile comme une araignée patiente préparant le filet où se prendra le lecteur. Or Les Ambassadeurs représente un cas privilégié car nous possédons trois versions de cette histoire. Une première, le « germe » ; une seconde : un projet envoyé à son éditeur, d’une longueur inusitée (45 pages imprimées) ; enfin, troisième version, le roman sous sa forme achevée. Une étude passionnante pourrait rechercher les dif­ férentes transformations du texte d’un même projet et non,

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comme dans le cas de Jean Santeuil, par rapport à la Recherche de Proust, celles qui accompagnent le passage à une autre œuvre. Il faudra l’entreprendre un jour. Mais pour me borner à ce que je désire souligner, quelle ne fut pas ma surprise de constater ce qui suit. Dans la version définitive, Strether est l’ambassadeur de la mère de Chad Newsome, son ambassade comporte un enjeu. De sa réussite dépendra sa possibilité de réaliser son projet : épouser la veuve riche, la mère du jeune homme. Finalement il devient l’allié de Chad faisant cause commune avec lui et abandonnant celle qu’il était supposé défendre. Il perd tout pour assurer le bonheur du fils, renonçant à l’amour de sa mère, la riche veuve. En remontant vers le résumé du projet de roman, le personnage qui tient au jeune homme le discours libérateur lui dit en subs­ tance : « Vous, vous êtes jeune, vivez ! et affranchissez-vous des devoirs que votre famille fait peser sur vous. » Il est d’abord anonyme : « Un américain distingué et mûr. » James lui donnera le nom de Lambert Strether, et lui adjoindra un double : Waymarsh, qui, lui, restera l’allié fidèle de la mère. Le titre initial devait être Les Vieux. Ce qui est précisé du personnage dans le résumé du roman révèle le fait capital, sur lequel James passera très vite dans la version définitive : une relation père-fils manquée entre Strether et son enfant mort accidentellement à l’âge de seize ans, laissant une cicatrice douloureuse de ce rapport raté. Dans la version définitive, l’allusion à ce fils de 1’ « ambassadeur » sera des plus discrètes. Elle passe tout à fait inaperçue alors que James dans ses Carnets en fait manifestement un pivot de l’œuvre. Or, si l’on remonte au « germe », « dix mots à peine » rapportés dans les Carnets le 31 octobre 1895x, il n’est alors question que d’écrire une nouvelle à partir d’une anecdote racontée par un ami, Jonathan Sturges, concernant une relation commune (Howell). Il s’agit d’un homme venu passer quelques jours à Paris — un bref séjour qui sera interrompu par l’annonce de la mort ou de la maladie de son propre père. Cet homme est venu de son pays pour voir son fils, élève aux Beaux-Arts. Tout lui semble nouveau « Tout, tout, tout. » Ici, le conteur dit comment l’homme en question adressa à celui qui raconte l’anecdote les paroles mêmes qui seront la clé de voûte de l’ouvrage : « Ah ! vous êtes jeune,1 1. Carnets, p. 255.

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vous êtes jeune ! réjouissez-vous en : réjouissez-vous en et vivez. » Ceci répété plusieurs fois avec insistance. Il est tout à fait clair que ces paroles rapportées à un ami de rencontre sont celles-là mêmes que le père du germe a dites, ou n’a probablement pas dites, mais eut voulu dire, à son fils. On voit quelle suite de transformations va suivre : le rapport père-fils est minimisé, la donnée de départ assez banale de l’opposition entre une vie de devoir et de cons­ cience et le regret de la jeunesse retrouvée à l’étranger, et à Paris surtout, cède la place au rapport d’un homme de lettres, d’un écrivain, à une riche veuve, dont il s’agit de ramener le fils — son futur beau-fils — aux charges de sa famille et aux responsabilités financières. Déjà le germe désignait le rapport imaginaire d’un père et d’un fils, car James écrit : « Il aura sacrifié quelqu’un (un ami, un fils, un frère cadet) à son incapacité de sentir... Le jeune homme est mort. Tout est fini. » L’autre jeune homme, celui qu’il s’agira de ramener au bercail, sera l'objet de la volte-face (le mot est de James) qui l’amènera à se ranger de son côté. Nous voilà enfin devant le problème du deuil. Il fallait que cette note soit là, en réserve, pour que, selon l’expression de James, un jour (trois ou quatre ans après) « le sujet saute sur moi, hors de mon carnet ». Dès lors, ce sujet s’auto­ nomise, devient indépendant de son germe, du narrateur, et de lui-même. « Il est devenu impersonnel. » Telle fut la conception, la gestation, la naissance de ce qui fut, selon James, « la meilleure de toutes ses œuvres ». Comment fonctionnera l’efficacité du texte ? Nous avons pris pour terme de comparaison le discours de l’analysant avec sa diversité et surtout la polyphonie de ses registres du plus charnel au plus spirituel, du plus concret au plus abstrait, du plus émotion­ nel au plus intellectuel. Retenons encore ces divisions, bien que l’on cherche aujourd’hui à s’en débarrasser car elles fonctionnent sur le plan de l’expérience. Nous avons vu que le discours de l’analysant faisait appel à des matériaux divers pour s’exprimer : représentation de mot, de chose, affect, état du corps, acte. C’est ce qui nous permet de parler d’une polygraphie de l’inconscient comme si celui-ci se servait de divers systèmes d’écriture pour s’exprimer1. Mais de même qu’en fin de compte il existe une1 1. Cf. Le Discours vivant. La conception psychanalytique de l’affect, PUF, 1973.

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vectorisation qui aboutit par une série de transformations à la verbalisation, de même le texte de la vie se mue en texte de l’écriture par la voie finale du langage écrit. Tout se résout en phrases. Dans un livre récent, R. Barthes raconte une expérience remar­ quable : « Un soir, à moitié endormi sur une banquette de bar, j’essayais par jeu de dénombrer tous les langages qui entraient dans mon écoute : musiques, conversations, bruits de chaises, de verres, toute une stéréophonie dont une place de Tanger (décrite par Severo Sarduy) est le lieu exemplaire. En moi aussi cela parlait (c’est bien connu), et cette parole dite « intérieure » ressemblait beaucoup au bruit de la place, à cet échelonnement de petites voix qui venaient de l’extérieur : j’étais moi-même un lieu public, un souk ; en moi passaient les mots, les menus syntagmes, les bouts de formules, et aucune phrase ne se formait, comme si c’eût été la loi de ce langage-là. Cette parole à la fois très culturelle et très sauvage était surtout lexicale, sporadique ; elle constituait en moi, à travers son flux apparent, un discontinu définitif : cette nonphrase n’était pas du tout quelque chose qui n’aurait pas eu la puissance d’accéder à la phrase, qui aurait été avant la phrase ; c’était : ce qui est éternellement, superbement, hors de la phrase. Alors, virtuellement, toute la linguistique tombait, elle qui ne croit qu’à la phrase et a toujours attribué une dignité exorbitante à la syntaxe prédicative (comme forme d’une logique, d’une ratio­ nalité) ; je me rappelais ce scandale scientifique : il n’existe aucune grammaire locutive (grammaire de ce qui parle, et non de ce qui s’écrit ; et pour commencer : grammaire du français parlé). Nous sommes livrés à la phrase (et de là : à la phraséologie)1. » Le texte a pour fonction, réduit à la linéarité du langage écrit, de ressusciter tout ce qu’il a absorbé par le travail de l’écriture. Dans une lettre à Strakhov du 26 juin 1876, Tolstoï écrit : « Dans tout, dans presque tout ce que j’ai écrit, j’ai été dirigé par la nécessité de rassembler mes idées enchaînées l’une à l’autre pour m’exprimer moi-même ; mais chaque idée exprimée par des mots perd sa signification... L’enchaînement lui-même se fait, il me semble, non par la pensée, mais par un autre processus ; révéler directe­ ment le principe de cet enchaînement est impossible... nous 1. Le Plaisir du texte, Le Seuil, 1972, p. 79, 80.

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pouvons seulement indirectement... par des mots décrire des formes d’activités, des situations... » Des formes d’activité, des situations, mues par le travail de l’écriture où l’inconscient joue sa partie, deviennent des mots enchaînés en phrases. Enchaîné dit bien ce dont il s’agit : un processus d’emprisonnement, de conten­ tion — loger un contenu dans un contenant, dirait W. Bion — et une concaténation, une mise en chaîne, par les seuls matériaux du langage. Ici se révèle le pouvoir de l’écriture, de susciter par ses effets des affects d’écriture qui minent et concurrencent les affects de la vie. Si grande sera la fascination des affects de l’écriture, qu’ils pourront être préférés aux affects de la vie. Écrire, lire sont des passions. La critique structuraliste, s’appuyant sur la linguis­ tique, s’est efforcée dans un mouvement de formalisation sans précédent de faire abstraction de ces effets d’affect du texte. Celui-ci se desséchait sous les analyses qui n’en livraient plus qu’un squelette sans vie. Toute la chair du texte fondait. Après un long parcours, Barthes, qui a marqué la critique française contem­ poraine, s’est bien aperçu qu’on s’engageait dans une impasse. C’est pourquoi l’analyse textuelle est revenue, tel le retour du refoulé, à l’analyse du plaisir du texte. Le psychanalyste se trouve ici plus en accord avec cette manière d’interpréter, où le plaisir de l’interprétation rejoint le plaisir d’écrire et de lire. Une question demeure cependant, la plus importante. Pourquoi écrit-on ? Pourquoi lit-on ? D’où vient ce plaisir qu’on dit intellec­ tuel ? L’écriture (Derrida, à sa manière, l’a éloquemment développé) est, selon une expression de Freud, communication avec l’absent, contrairement à la parole qui est prise dans la présence. Dans la cure psychanalytique, l’artifice des conditions de la situation analytique vise à créer une sorte d’absence présente ou de pré­ sence absente. L’analysant ne voit pas l’analyste, il peut à certains moments se sentir seul jusqu’au désespoir du fait de cette nonvisibilité de l’analyste, qu’il ressent comme un parent qui aban­ donne son enfant. Mais aussi il sait qu’il y a quelqu’un, quelqu’un qui tout en étant lui-même n’est pas tout à fait lui-même, prêt à endosser tous les rôles que l’analysant lui prêtera : son père, sa mère, ses frères et sœurs ou toute autre figure importante d’autre­ fois ou d’aujourd’hui. Dans l’écriture, personne n’est là. Plus exactement, le lecteur potentiel et anonyme est par définition absent. Peut-être est-il même mort. C’est de cette situation

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d’absence qu’il faut partir pour établir la communication par l’écrit. Mais cette absence est redoublée par le fait que l’écriture n’est pas une parole transcrite, elle est autre par rapport à celle-ci. L’écriture travaille cette dimension d’absence et tout en représen­ tant, en rendant présent d’une certaine manière, d’une certaine manière aussi, l’écriture creuse cette dimension d’absence qui donne à l’écriture sa spécificité. Inversement, pour le lecteur, l’auteur est toujours absent. Seul le texte crée une quasi-présence ou une quasi-absence, comme tout à l’heure l’analyste pour l’analysant. Même lorsqu’on lit un texte dont on connaît l’auteur, celui-ci reste absent. Car celui qui a écrit le texte ne ressemble jamais, autant qu’on le connaisse, à cet être de chair et de sang que nous rencontrons, avec qui nous échangeons des paroles banales ou profondes, très près ou très loin de lui. L’auteur est un personnage secret. Est-ce à proprement parler un personnage? Inconnu de tous, à tel point qu’on se demande parfois comment cette personne-là avec qui nous dînons, ou jouons aux cartes, aux échecs ou aux boules, ou même avec qui nous conversons, com­ ment cette personne pourrait être la même que celle qui a écrit tel ou tel livre. Ceci me rend sceptique sur les études psycho­ biographiques lorsqu’elles prétendent à être plus qu’un élément d’information complémentaire de la rencontre en tête à tête avec les textes. Même si c’est pour moi qu’il écrit — si l’œuvre m’est dédicacée —, je ne saurais rien de l’œuvre en interrogeant son auteur. C’est pourquoi celui-ci qui tient à sa double identité s’irrite de nos analyses et quand il se prête à des interviews nous laisse toujours sur notre faim. Le démon de l’écriture n’apparaît jamais à ceux à qui l'écriture est destinée. Symétriquement, le lecteur n’est, lui aussi, pas ce même indi­ vidu avec qui je dîne, joue aux cartes, aux échecs ou aux boules ou même avec qui je converse. Il est, même lorsque je suis témoin de sa lecture, absent — dans un espace privé, hors d’atteinte. L’œuvre, comme je l’ai dit ailleurs1, est dans ce no man’s land, cet espace potentiel, transitionnel (Winnicott), lieu d’une communi­ cation transnarcissique où le double de l’auteur et le double du lecteur — ces fantômes qui ne se montrent jamais — commu­ niquent par l’écriture. 1. « Idealization and Catharsis », in Times Literary Supplement, n° 3682 (29-9-72).

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Qui dit fantôme dit mort. Qui dit absence dit mort potentielle. Qu’a donc ce plaisir à faire avec la mort ? L’acte d’écrire est un acte étrange, aussi peu nécessaire qu’imprévisible, mais aussi tyrannique qu’inévitable pour l’écri­ vain. Les tentatives d’explication psychanalytique sont peut-être trop restées au niveau des significations préconscientes en sou­ lignant le rôle du fantasme de création, ou même d’autocréation dans l’écriture. Freud a ouvert une voie sans l’explorer jusqu’au bout. Mélanie Klein, après lui, y a vu un désir de réparation après le travail des pulsions de destruction. Ne serait-ce que par la négation du monde réel qui existe au départ de tout désir d’écrire. Winnicott, enfin, a situé l’œuvre dans cet espace potentiel où l’œuvre prend le statut d’objet transitionnel, espace de jeu et d’illusion entre le moi et l’objet. Ce que nous aimerions ajouter ici à leur suite est que le travail de l’écriture présuppose une plaie et une perte, une blessure et un deuil, dont l’œuvre sera la trans­ formation visant à les recouvrir par la positivité fictive de l’œuvre. Aucune création ne va sans peine, sans un douloureux travail dont elle est la pseudo-victoire. Pseudo parce que cette victoire ne dure qu’un temps limité, qu’elle est toujours contestée par l’auteur lui-même qui éprouve l’inlassable désir de recommencer, donc de nier ce qu’il a déjà fait, de nier en tous cas que le résultat, si satisfaisant qu’il ait pu paraître, soit entendu comme son dernier mot. Comme Blanchot l’a développé dans L’espace littéraire, plus l’œuvre progresse, plus elle croît et bourgeonne dans le procès de la création, plus elle se rapproche de ce point de silence indérobable, au terme d’une ligne de fuite, où gît la tentation de se taire. L’œuvre est bornée par deux silences, celui duquel elle émerge et celui vers lequel elle s’immerge. L’écriture est suspendue dans cet espace transitaire qui est l’espace de lecture-écriture. De là, notre sentiment que le texte dit toujours quelque chose puisqu’il rompt ce silence, mais que ce qu’il tait est plus essentiel encore. Nous en prendrons conscience lorsque le dernier mot sera lu et que nous refermerons l’ouvrage. Et nous aussi, nous aurons à recommencer une nouvelle fois avec une œuvre du même ou d’un autre. Lire et écrire sont un travail de deuil ininterrompu. S’il y a un plaisir du texte, nous saurons toujours que ce plaisir-là est substitut d’une satisfaction perdue, que nous tentons de retrouver par d’autres voies. On dit qu’il y a des écrivains qui écrivent dans la joie ; on sait

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que certaines œuvres sont lues dans la jubilation — cela infirme­ rait-il notre propos? Non, car c’est bien d’un triomphe sur un deuil que nous devenons témoins, triomphe qui peut prendre les allures de la fureur sacrée, de la danse dionysiaque, de l’élan mystique. Grattons cette surface et nous retrouverons, derrière la négation de l’angoisse, l’angoisse, derrière la dénégation du deuil, le deuil1. Qu’on nous entende bien, il ne s’agit pas de l’angoisse ou du deuil de l’auteur, du moins pas seulement cela, en tous cas pas directement de cela. Il s’agit de l’angoisse et du deuil du texte, de quelque chose qui habite l’espace du texte et sourd de lui, comme un cours d’eau dont la source est située loin de là et qui franchit un long parcours souterrain avant d’affleurer à la surface de la terre. Entre le deuil et l’angoisse d’une part, et le texte d’autre part, quelque chose : l’inconscient. Certes, l’inconscient de l’auteur, mais surtout l’inconscient du texte. Car, même si cela peut paraître étrange, un texte a un inconscient qui le travaille2. Comment le prouver ? Les critiques littéraires d’inspiration struc­ turaliste, même les plus réservés à l’égard de la psychanalyse, admettent l’existence des structures formelles inconscientes d’un texte : l’analyse des « Chats » de Baudelaire par les soins conju­ gués de R. Jakobson et de C. Lévi-Strauss est saluée avec admira­ tion. Mais lorsqu’il s’agit de l’inconscient freudien, la réticence est manifeste. Or cet inconscient peut se montrer — je n’ose pas dire se démontrer. Et ceci sans nécessairement faire appel à l’auteur. L’existence de cet inconscient textuel est présent dans les articula­ tions thématiques, les césures du texte, les silences brutaux, les ruptures de ton et surtout les taches, les scories, les détails négligés qui n’intéressent que les psychanalystes. Les critiques tradition­ nels épluchent un texte avec un soin vertigineux, la philologie n’a pas de secret pour eux, leur érudition est accablante. Il reste qu’à un moment ou à un autre se pose toujours la question, ne serait-ce que pour eux, si ce n’est pour les autres : « Qu’est-ce que ça veut dire? Qu’est-ce que ça me fait? Comment, pourquoi cela me fait-il quelque chose ? » Alors, à ce point, l’idéologie montre le bout de l’oreille. Si prudent que soit le critique traditionnel, il dévoilera à ce moment tout le système de pensée implicite auquel il se réfère. Lorsque 1. Ce que Barthes (loe. cit.) nomme Veffect déceptif. 2. J. Bellemin-Noël a depuis repris cette notion (note de 1991).

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cette idéologie sera camouflée, alors la ruse sera de faire une critique paraphrasique qui consistera à redire le contenu d’une œuvre avec d’autres phrases dans une vaine compétition avec l’auteur. Nous n’entendons pas oublier qu’une œuvre n’est pas un tissu d’intentions et que le bien de la littérature reste l’étude de l’écriture proprement dite. Il reste qu’on ne peut s’en tirer sans interroger l’œuvre, le texte de l’écriture, par rapport au texte de la vie. Non seulement de la vie de l’auteur, mais de la vie comme espace commun partagé par les hommes et dans lequel l’œuvre prend racine ou se transmet, ne serait-ce que pour arriver à son destinataire. Ce tourbillon de vie, ce bruit de la vie dont Freud dit qu’il est entièrement le fait d’Eros, comprend lui aussi ce noyau de silence, cet ombilic neutre autour duquel il se tisse jusqu’à le faire complètement oublier. Citons un exemple. Il s’agit encore d’une de ces scories qui passent inaperçues, en fait d’une note à’Albertine disparue de Proust. La prisonnière vient de prendre la fuite. Marcel la désire alors intensément et veut la récupérer à tout prix. Or l’acharne­ ment qu’il y mettra n’aura d’autre résultat que de transformer cette fugue en mort de l’objet désiré. Tout lui est bon, l’ambassade de Saint Loup offrant une « rançon » pour rechercher sa prison­ nière, le chantage d’un intérêt soudain pour Andrée, la manœuvre feignant l’indifférence au moment où Albertine serait prête à revenir, etc. Mais, au départ, c’est surtout une intense activité fantasmatique qui imagine de combler la fugitive de cadeaux somptueux pour l’attirer et se l’attacher à nouveau. Dans le fil du texte, Proust insère un béquet que voici : « J’allais acheter avec les automobiles le plus beau yacht qui existât alors. Il était à vendre, mais si cher qu’on ne trouvait pas d’acheteur. D’ailleurs, une fois acheté, à supposer même que nous ne fissions que des croisières de quatre mois, il coûterait plus de deux cent mille francs par an d’entretien. C’était sur un pied de plus d’un demi-million annuel que nous allions vivre. Pourrais-je le soutenir plus de sept ou huit ans ? Mais qu’importe ; quand je n’aurai plus que cinquante mille francs de rente, je pourrais les laisser à Albertine et me tuer. C’est la décision que je pris. Elle me fit penser à moi. Or, comme le moi vit incessamment en pensant une quantité de choses, qu’il n’est que la pensée de ces choses, quand par hasard au lieu d’avoir devant lui ces choses, il pense tout d’un coup à soi-même, il ne trouve qu’un appareil vide,

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quelque chose qu’il ne connaît pas, auquel pour lui donner quelque réalité il ajoute le souvenir d’une figure aperçue dans la glace. Ce drôle de sourire, ces moustaches inégales c’est cela qui disparaîtra de la surface de la terre. Quand je me tuerais dans cinq ans, ce serait fini pour moi de pouvoir penser toutes ces choses qui défilaient sans cesse dans mon esprit. Je ne serais plus sur la surface de la terre et je n’y reviendrais jamais, ma pensée s’arrête­ rait pour toujours. Et mon moi me parut encore plus nul, de le voir déjà comme quelque chose qui n’existe plus. Comment pourrait-il être difficile de sacrifier à celle vers laquelle notre pensée est constamment tendue (celle que nous aimons), de lui sacrifier cet autre être auquel nous ne pensons jamais : nous-même ? Aussi cette pensée de ma mort me parut, par là, comme la notion de mon moi, singulière ; elle ne me fut nullement désagréable. Tout d’un coup, je la trouvai affreusement triste ; c’est parce qu’ayant pensé que, si je ne pouvais plus disposer de plus d’argent, c’est parce que mes parents vivaient, je pensai soudain à ma mère. Et je ne pus supporter l’idée de ce qu’elle souffrirait après ma mort1. » Albertine, donc est partie. Pas n’importe comment, notons-le. Elle est partie durant le sommeil de Marcel. Déjà dans la Prison­ nière2, Marcel montre bien qu’il fait lui-même le rapport avec le baiser de Combray. Le pressentiment du départ d’AIbertine vient un soir où celle-ci ne lui rend pas son baiser du coucher avant leur séparation. Marcel lui propose de rester auprès de lui. Les deux amants passent la nuit à causer, Albertine ayant refusé le contact sexuel que réclame Marcel. Une nuit, Albertine, rompant le pacte que lui impose Marcel à l’affût des courants d’air, ouvre une fenêtre. Il comprend alors qu’il y a là un signe fatal. « Dans une agitation comme je n’en avais peut-être pas eue depuis le soir de Combray où Swann avait dîné à la maison, je marchai toute la nuit dans le couloir espérant par le bruit que je faisais, attirer l’atten­ tion d’AIbertine, qu’elle aurait pitié de moi et m’appellerait, 1. Il est intéressant de constater que Proust a primitivement situé cet ajout sur le manuscrit à un endroit différent de celui choisi par l’éditeur, c’est-à-dire à la page 469 au lieu de 465 où sa place est en effet logique. Si acte manqué il y a, il est remarquable que celui-ci ait eu lieu à l’endroit où Marcel annonce à Albertine son désir de la remplacer par Andrée. Ainsi l’objet (Albertine) se trouve pris entre l’appareil vide du sujet d’une part et l’objet qui lui succède, en prenant sa place. Entre deux morts, celle du pas encore et celle du déjà plus. 2. Pléiade, III, p. 399 et suivantes.

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mais je n’entendais aucun bruit venir de sa chambre. A Combray, j’avais demandé à ma mère de venir. » Ici, Marcel ne fera rien — peut-être paralysé par cette attente du bruit venant d’une chambre interdite. La suite du texte montre Marcel s’identifiant à sa grand-mère en agonie dans la chambre mortuaire. Enfin, cette disparition arrive et Françoise l’annoncera à Marcel à son réveil dans sa langue paysanne. La réponse de Marcel est extraordinaire : « Ah ! très bien, Françoise, merci, vous avez bien fait naturellement de ne pas me réveiller, laissez-moi un instant, je vais vous sonner tout à l’heure1. » L’auteur n’y réagit que très peu. Comment le lecteur attentif n’accorderait-il pas à cette disparition dans le sommeil toute l’importance qu’elle a ? A Combray, le petit Marcel redoutait plus que tout la séparation d’avec sa mère, la nuit. Une mère qui le soir de la scène du baiser semble n’avoir aucun désir de rejoindre le père dans le lit conjugal. Dès lors, le sommeil est pour Marcel la question essentielle. Cette œuvre commence par : « Longtemps je me suis couché de bonne heure. » La nuit prendra deux significa­ tions : c’est un espace-temps de perte, de disparition possible de l’objet aimé, l’exemple d’Albertine le confirme ; c’est un espacetemps de jouissance pour l’objet, une jouissance prise avec un autre dont Marcel petit ou grand est toujours exclu. Dans cette nuit mémorable de Combray où l’objet a été conquis, c’est-à-dire où sa disparition aura été conjurée, au lieu que la mère jouisse sexuellement avec le père, elle s’unira avec l’enfant dans la lecture. (Proust a toujours su que le seul désir de sa mère fut non pas le professeur Adrien Proust, devant lequel elle ne manquait jamais de témoigner les sentiments d’une épouse parfaite, mais la littéra­ ture. A tel point qu’elle différa chez son fils les débuts de son œuvre qui ne commenceront, notons-le, qu’après sa mort. Mais je m’égare puisque je parais confondre Marcel Proust et Marcel, sans nom patronymique, ce qui n’est pas sans signification. Revenons donc à l’œuvre.) Que va nous montrer Albertine disparue à la lumière de cette note ? C’est que le deuil d’Albertine se fera par l’appui pris sur l’une des deux significations du sommeil au détriment de l’autre : à savoir, la curiosité concernant la jouis­ sance de l’objet dans cet espace-temps caché de la nuit. Le rêve, 1. Pléiade, III, p. 415.

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édifié sur le vide du sommeil, répare cette blessure, ainsi que le confesse Marcel1, puisqu’il lui permet d’être le bénéficiaire d’une volupté dispensée à un autre. A ce titre, il est le vrai temps retrouvé puisque Marcel est sensible à la puissance de condensa­ tion, à la vitesse avec laquelle il accomplit la réalisation du désir. Ce qui devient dans l’œuvre cette recherche éperdue des preuves de l’infidélité d’Albertine, de son homosexualité supposée. Non, Albertine n’est pas Albert, Albertine est un double de la mère, d’une mère homosexuelle. En revanche j’ai le sentiment que l’on a toujours sous-estimé l’amour de Marcel, je ne dis pas de Proust, pour son père. Mais, seule parle ici une des faces de la vérité, l’autre reste silencieuse. Elle concerne cet « appareil vide » dans lequel nous voyons l’expression du narcissisme négatif. C’est-à-dire de l’ombre invisible, où toute représentation de l’image du sujet s’efface. Proust évoque l’image dans la glace. Ce que nous indiquons constitue très exactement le pendant de cette situation : d’un côté le sujet et son image dans la glace — autrement dit son double —, de l’autre une glace sans aucun reflet où le sujet se contemplant ne voit se former aucune représentation, ce qu’on appelle une hallu­ cination négative. L’image du double dans le miroir est effacée : il est l’absent. La souffrance du deuil est préférable à l’oubli de l’objet perdu. La Recherche est centrée non sur la mémoire mais sur la puissance invincible de l’oubli. Tout écrivain est pris entre le double et l’absent : le double qu’il est en tant qu’écrivain, qui donne à voir une autre image de lui-même (auteur presqu’anagramme d’autre) est dans un autre monde ; il est absent, celui qui émerge du silence et retourne au silence, aussi essentiel à la constitution de l’œuvre que le précédent. Dans un sens un peu différent, H. James, dans une nouvelle qui n’attire que peu l’attention, La vie privée, montre cette opposition de deux créateurs, l’un possédant une vie privée (l’auteur) sans vie publique (car son existence mondaine le révèle d’une platitude confondante), l’autre une vie publique où il brille de tous ses feux, sans vie privée (car sa création picturale est terne comme morte). 1. Pléiade, III, p. 914. Si l’on veut défendre l’idée d’une transversalité (Deleuze : Proust et les signes, PUF), force est de reconnaître cette verticalité que matérialise la chute dans le sommeil et le rêve. Mais il y a le réveil.

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Or James concrétise ces métaphores, l’écrivain est réellement scindé en deux personnes, l’une qui vit socialement, l’autre qui écrit, et le peintre, lorsqu’il est seul, c’est-à-dire sans public, disparaît littéralement. Or, ce dont il s’agit dans la nouvelle, c’est bien de la création, de la division du sujet dans la création et de la nécessité d’effacer les images du monde en créant sur ce fond de vide. Et de même, de rendre présent un tel vide dans le produit créé. En fait, la positivité du texte creuse elle-même sa propre négativité. Ces deux modèles de Clarence Wauwdrey (l’écrivain) et Lord Mellifont (le peintre) doivent être fondus pour que soit élucidé le problème de la création. Ainsi, l’écriture, comme la lecture — car, qu’est la lecture-écriture si ce n’est « la capacité d’être seul en présence de quelqu’un » (Winnicott) ? — nous révèlent leurs deux faces, celle de l’image qui nous fascine et de l’invisible qui lui sert de toile de fond, celle de la voix qui nous captive et celle du silence sans laquelle on ne l’entendrait pas. L’analyste est en attente de l’une comme de l’autre. Un troisième exemple vient confirmer notre opposition. Il est emprunté à la littérature russe. Celle-ci n’est pas particulièrement privilégiée sur ce point, car on trouverait certainement chez les auteurs allemands (Hoffmann par exemple, sur lequel s’appuya Freud pour écrire sur l’inquiétante étrangeté) des exemples encore plus saisissants. J’indique ici au passage ce qui mériterait un plus ample développement. Deux œuvres se répondent et se complètent : Le nez de Gogol et Le double de Dostoïevski1. Dans le premier, l’hallucination négative (de l’objet partiel) est explicite. Le héros se regarde et constate devant son miroir qu’il a perdu son nez ; il part à sa recherche, jusqu’à ce qu’il le retrouve sous la forme d’un objet total (un fonctionnaire). Dans l’autre, Dostoïev­ ski nous décrit non le deuil de l’objet perdu, mais la persécution par le double qui, par sa possessivité intrusive, remplace, double, le sujet partout, le précédant en tous lieux, y occupant une position plus avantageuse se gobergeant à ses frais etc... Ces trois exemples sont des illustrations. Il ne s’agit pas pour 1. Le parallèle a frappé les spécialistes. Cf. l’introduction de G. Au-

couTURiER au Dostoïevski de la Pléiade (Récits, chroniques et polé­ miques). Voir notre étude sur le double ; Le double double, dans ce même volume.

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nous de limiter notre argument à ses expressions explicites : plutôt de concevoir une structure partout présente, que certains écrivains ont rendue visible. Mais, cette structure est à l’œuvre dans le travail littéraire, pris entre la persécution et le deuil, entre le double et l’absent. L’interprétation psychanalytique de la lecture-écriture laisse bien des problèmes en suspens. Une fois admis son bien-fondé, on se demande quand même ce qui fait la qualité littéraire d’un texte — car ici la méthode manque de pouvoir discriminatif. Faut-il en conclure que ce problème relève d’une approche exclusivement « littérale », pour ne pas dire littéraire ? La poésie nous offre des exemples extrêmes de cette situation. Mais elle dévoile aussi que, bien plus qu’en prose, condensation et déplacement sont ici visiblement opérants. Tout se passe comme si le travail de l’œuvre visait à un rapport de voilement-dévoilement toujours instable. Il faut en dire assez pour préserver une cellule d’intelligibilité et pas trop pour que le langage ne devienne pas celui de l’expression courante, commune, banale, prosaïque. Le texte doit suivre le chemin d’une différence toujours à la recherche de sa mesure par le détour qu’il s’impose sur ce qu’il a à dire.

Ici, il nous faut introduire une précision. Le texte subit une double pression : l’une que nous dirons, pour simplifier, verti­ cale ; celle qui, partie du corps, de ses abîmes, sourd et urge, « puisant » le texte, pour se dire sans s’exhiber et surtout pour obtenir satisfaction ; l’autre que nous dirons horizontale, où c’est du langage que vient la contrainte ; les mots, les phrases, le style recevant, par l’irradiation même qu’ils provoquent, des effets en retour, produits par la production même du texte. Mais cette pression du langage n’est pas abstraite ou désertée. Ce qui vient peupler cet espace, ce n’est pas seulement le langage, l’écriture, mais aussi toutes les écritures qui hantent l’auteur ; celle de ses maîtres, de ses rivaux, de ses pairs et de ses successeurs potentiels. Reste, comme un reste inéliminable, l’espace — en dernier retran­ chement — de l’écriture ; espace qui est celui d’une limite — d’un bord, dirait Lacan, littoral. Sans cette double perspective, on manque toujours quelque chose. Si le langage est seul pris en considération, c’est l’affect qui est négativé et l’on ne comprend plus pourquoi Flaubert vomit en écrivant Bovary, Proust s’asphyxie au fur et à mesure que le texte progresse et Kafka s’angoisse à mort. Si c’est l’affect seul qui occupe la scène alors,

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pourquoi produit-il de l’écrit ? Pourquoi le symptôme ne suffit-il pas? Pourquoi cette obsession mortifère d’écrire? On parle beaucoup du clivage du sujet et sans doute notre théorie du double contribue-t-elle à soutenir ce point de vue. Mais il faut aussi donner au clivage toutes ses autres expressions comme le clivage entre corps et pensée, entre affect et représentation, ce dont le fétichisme est l’illustration. Cependant qu’il s’agisse de l’un comme de l’autre tous deux ont la même fonction : fournir de quoi faire travailler l’appareil vide. La lecture-écriture, une fois la machine mise en route, se situe dans l’entre-deux de ce clivage, dans cet espace potentiel. Espace où s’abolit la question du réel (les êtres littéraires ne sont pas questionnés sur leur réalité) à l’entrelacs du dehors et du dedans (c’est un champ transitionnel), lieu solitaire et pourtant habité par l’objet (absent et présent à la fois) : domaine du peut-être (ni oui, ni non, mais cela peut être), royaume doué d’un pouvoir de fascination qui peut entraîner, chez ceux qui s’y engagent, une véritable descente aux enfers ou une élévation céleste. L’épreuve de lecture-écriture est un purgatoire. La relation « génétique » que nous venons d’établir entre l’absent et le double (le 0 et le 2) conteste toute théorie unitaire du sujet. Elle rappelle la valeur heuristique du clivage, mais elle fait émerger ce clivage sur fond de négativité. Toutefois, nulle démarche chronologique n’est à soutenir dans cette successivité. Le renversement après-coup trouve sa place dans cette approche, car si le double paraît succéder à l’absent, il est aussi possible de dire que le double est effacé par l’absent. Tantôt ce « gommage » ne portera que sur l’un des termes du double (dans la mythologie gémellaire, l’un des deux est souvent immortel, l’autre n’échap­ pant pas à la mort), tantôt la suppression est radicale, n’épargnant aucun des deux partenaires. Et ce renversement qui conteste la successivité peut aussi se concevoir dans la simultanéité, comme si le double et l’absent étaient donnés dans le même mouvement. L’inquiétante étrangeté, Y Unheimlichkeit de Hoffmann, mais aussi celle de Poe, de Nerval et de bien d’autres, en témoigne. Sans doute, la science-fiction a-t-elle pris, aujourd’hui, le relais. Mais au-delà de ces illustrations, c’est toute l’écriture qui est en jeu ; clivage entre l’auteur (personne) et l’auteur (producteur du texte), entre l’auteur et le narrateur, entre l’auteur et son texte, entre le texte en question et les autres (du même auteur ou d’un auteur à l’autre)...

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Avant d’en terminer, il faudrait encore évoquer une situation qui nous touche de près. Les indications que je viens de donner s’appliquent aux textes non contemporains. Ceux-ci, dont on ne peut dire que la psychanalyse n’ait eu aucune influence sur leur écriture, ont imprimé de telles transformations, en très peu de temps, à la littérature que celles-ci appellent sans doute de nouvelles techniques de la part de la critique psychanalytique. Ce sera le travail du futur. Il semble que dans une certaine littérature contemporaine cette angoisse, ce deuil se redoublent au niveau du texte de l’écriture. C’est-à-dire que le deuil à faire ici est celui de l’écriture en acte. On écrit pour s’interroger sur la mort de l’écriture. On est pris dans cette situation impossible où il s’agit d’écrire sur cette mort de l’écriture non pour la retarder, mais pour la hâter, comme si on pensait cette mort inévitable et que la seule façon de la dépasser était de s’y soumettre en y contribuant. Encore une ruse des rapports entre le double et l’absent. Pensons à Fugue de René Laporte1. Tout le livre ne contient rien d’autre qu’un essai sur le « pourquoi écrire, pourquoi écrire ceci plutôt que cela, pourquoi inscrire tels signes plutôt que d’autres ? » Cela porte en sous-titre « biographie », mais pourrait se traduire ten­ dancieusement : écriture de la vie ou vie de l’écriture. Aucun découpage ne peut rendre compte de la totalité d’un objet. Ce que je puis appréhender d’une certaine perspective me fait nécessairement perdre de vue ce qu’une autre perspective me dévoilera. Il faut accepter que la problématique littéraire ne puisse à elle seule nous fournir cette révélation complète de l’objet de la littérature. L’analyste ne niera jamais qu’il y ait un espace propre à la littérature, créé par l’écriture. Et sans doute, le critique litté­ raire sera-t-il surtout intéressé par cette création de l’écriture par elle-même. Mais l’analyste se posera toujours la question de la constitution de cet espace de l’écriture, parce que ce n’est pas l’écriture mais ce qui la rend possible qui fait question pour lui. Freud s’interrogeant sur la tragédie faisait remarquer que c’était une des victoires les plus remarquables du principe de plaisir d’arriver à tirer du plaisir du spectacle douloureux qui est celui de l’action tragique. A ce titre, on pourrait dire que toute écriture est tragédie, puisque de la peine d’écrire elle arrive à faire un plaisir. Pour l’auteur lui-même — sinon où trouverait-il l’énergie 1. Paris, Gallimard, coll. « Le Chemin », 1970.

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d’écrire ? — et pour le lecteur qui préfère la compagnie des livres à toute autre, et trouve un plaisir délectable à de tristes récits. L’œuvre comme élaboration de l’angoisse et du deuil, l’œuvre dans son rapport à la mort est le contraire de la mort, puisqu’elle choisit quand même l’illusion du bruit de la vie, contre la certitude de la mort, puisqu’elle choisit le plaisir, fût-il — lâchons le mot — masochiste, à la joie brute. En ces temps de dionysisme renaissant, on nous recommande de brûler les livres et toute la culture avec, pour retrouver un contact vital nouveau qui nous réinsufflerait notre érotisme perdu. Je ne suis pas sûr qu’au milieu des dionysies éclatantes, quelqu’un ne se tiendra pas à l’écart, à l’ombre, se faisant oublier, oubliant les autres, inscrivant un signe sur une surface, pour un absent.

CHAPITRE III

ŒDIPE, FREUD ET NOUS* (1981)

A J.-P. Vernant I. L’œdipe Le

retard de

et ses contextes culturels

Freud

quant au complexe d’Œdipe

L’Œdipe est une des découvertes les plus anciennes de Freud, contemporaine de son auto-analyse. Aucun analyste n’ignore la lettre de 18971 où Freud s’adresse à Fliess pour lui en faire part. Mais à l’époque, le caractère central de ce que Freud dévoile n’est pas aperçu par lui. Il faudra attendre bien des années pour que le complexe d’Œdipe soit dit complexe nucléaire des névroses. Tous les bons lecteurs de Freud s’étonnent du long délai qui s’écoule entre cette découverte capitale et son intronisation dans la théorie. L’Œdipe aurait dû trouver sa place dès les Trois Essais sur la Théorie Sexuelle en 1905. Car ce n’est pas la manière dont Freud en parle en 1900 dans l’Interprétation des Rêves qui laisse présager * Cet essai prend la suite du dernier chapitre : « Œdipe, mythe ou vérité ? » de notre ouvrage Un Œil en trop (Ed. de Minuit), sans pouvoir toutefois éviter le rappel de certaines idées. 1. Correspondance Freud-Fliess dans La Naissance de la Psychana­ lyse, trad. A. Berman, PUF, 1956, Lettre du 15.10.97, p. 198.

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du destin qui lui est promis. Vingt années vont s’écouler, où il ne sera question que de lui, sans que Freud mette en forme sa découverte, malgré les multiples occasions qui lui sont offertes, Totem et Tabou entre autres. Autre constatation étrange : Freud n’a jamais consacré au complexe d’Œdipe aucun travail spécifique. Et l’un des rares textes qui en parle directement, n'aborde la question que sous l’angle de sa disparition — sa liquidation — à la période de latence. Ce retard dans la théorisation qui diffère la reconnais­ sance de son importance conceptuelle dans le corpus doctrinal de la psychanalyse, dont la clinique lui montre à l’évidence l’impact, ne doit pas masquer le fait que Freud ne cesse d’y penser. Il semble se refuser à l’introduire dans la théorie par le biais d’une extrapolation du développement libidinal d’un point de vue stric­ tement ontogénique. C’est hors du champ de la clinique qu’il explore à tâtons la signification du phénomène dont il cherche les déterminations multiples. Car ce sont les écrits qui ont pour thème la culture — non seulement Totem et Tabou, mais Psychologie des Masses et Analyse du Moi — qui s’efforcent de serrer la question de plus près jusqu’en 1923. Freud n’entendait pas que le psychisme dût se confiner aux limites de l’individu. Il inscrit la condition humaine au sein de ce qui la dépasse autant dans l’ordre de la nature que dans celui de la culture. La mémoire de l’espèce et celle de l’Histoire pèsent sur le destin individuel traversé par le passage du temps, dont l’inconscient intemporel porte la marque. Si la sexualité sollicite tant son attention, ce n’est pas seulement parce qu’il a découvert qu’elle est l’objet d’une occultation générale par le fait du refoulement, c’est aussi parce que sa fonction biologique, dans son esprit, est transindividuelle. Les vicissitudes de la sexua­ lité humaine ne sont qu’un chapitre — passionnant sans doute et lourd de conséquences — du grand livre de la sexualité des êtres vivants. Et s’il admet que les pulsions sont « notre mythologie », c’est parce que seul un mythe au sens noble du terme, peut être à la hauteur pour rendre compte, dans l’état actuel de nos connais­ sances, de la question du sexe. C’est bien ainsi que se termine toute l’affaire de la théorie des pulsions. Sa dernière version opposant l’Eros aux pulsions de destruction est enfin au niveau des ambitions théoriques de Freud. Pulsions de vie, pulsions de mort, voilà un combat qui donne la mesure de l’enjeu pour l’espèce humaine, qui n’est elle-même, qu’une parcelle de tout ce qui vit.

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En revanche, l’élargissement de sa base axiologique lui faisait une obligation, ayant souligné ce qui chez l’homme le rattache aux autres espèces animales, de rechercher les fondements de ce qui l’en distingue. Si l’on veut trouver d’autres motifs que celui d’une résistance de Freud à sa propre découverte du complexe d’Œdipe, un recul devant l’effroi provoqué par une action sacrilège — ce qui n’est pas exclu — il faut alors se tourner du côté d’un critère de même nature dans l’ordre culturel. Le complexe d’Œdipe est humain, trop humain aurait dit Nietzsche et Freud avec lui. Pour la sexualité, les choses allaient autrement. La biologie était là pour servir de cadre et Freud ne manqua pas de s’en souvenir. Mais ici, quel mythe et quelle science invoquer sans tomber dans ce qui le séparait de Jung ? Fallait-il convoquer l’Histoire, comme il l’avait fait pour la biologie. Mais quelle histoire ? Celle-ci n’était-elle pas la moins fidèle des alliées, celle dont le discours, toujours après coup, remanié, censuré, risquait le plus d’induire en erreur? Freud résolut le problème dans la dernière décennie de sa vie. Alors que son opposition à Jung — le préféré de ses élèves et peut-être le seul aimé — se faisait de plus en plus radicale, et que ses attaques contre la religion, cette grande inhibitrice du penser, devenaient un leitmotiv lancinant, il concentra toute sa réflexion sur le problème de la culture. De ceci, il ne s’est jamais détourné, car indéniablement il était non seulement homme de culture, mais de sa culture, même si celle-ci était hybride : juive par naissance, allemande par hasard, et grecque par choix. Après Totem et Tabou (1913), Psychologie des Masses et Ana­ lyse du Moi (1921) qui illustrent ses tentatives pour dévoiler l’inconscient dans les groupes : sociétés dites primitives, sociétés actuelles, Freud construit le mythe de la horde primitive remon­ tant jusqu’à la préhistoire. Car c’en est un bien sûr. Il jette un pont entre le Vaterkomplex et Y Urvater : le complexe paternel et le père primitif, dont Lacan tirera le concept du Père Mort. Mais Freud ne s’arrête pas là et c’est en 1927 l’Avenir d’une Illusion, en 1930 Malaise dans la Civilisation et enfin de 1934 à 1939, le plus mythique de ses ouvrages L’Homme Moïse et la religion mono­ théiste où il paraît approcher du but. Un fil joint ces œuvres, très étroitement relié à l’Œdipe, à la recherche de son fondement anthropologique. L’Urvater de la horde primitive ne suffit plus. Il faut que lui-même ne soit que le rouage d’une mystérieuse machinerie que

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Freud nommera le processus civilisateur. Celui-ci est pour lui étroitement relié à la prééminence du pouvoir paternel : pouvoir de l’affranchissement du sensible (la maternité est attestée par les sens) et par l’instauration de l’intelligible, de l’intellect, c’est-àdire de la raison, œuvre du jugement, rattachée à la paternité (qui, elle, se déduit). Ce processus civilisateur est le produit de l’Eros culturel, il relie les hommes à travers les institutions juridiques, les productions de l’imaginaire, l’art, la science. Gigantesque subli­ mation collective à l’œuvre, malgré l’usure du temps, les désastres naturels, les guerres exterminatrices, elle est ce qui dans l’Histoire témoigne du rôle combiné de la suprématie du principe paternel et du renoncement pulsionnel. Eros culturel, sublimation, donc renoncement aux pulsions, fruit d’un Surmoi et d’idéaux du Moi collectifs. On comprend mieux le combat incessant de Freud contre la religion, car l’idée est peu ou prou religieuse.

Le consensus idéologique de la naissance du complexe d’Œdipe

A travers l’exemple de Freud, on peut voir au travail cette pensée conquérante du xixe siècle. Elle veut embrasser du regard la vie et le monde, le passé et le présent, en une fresque digne de la Sixtine, mais où la religion aura été remplacée par l’Art et la Science. L’œuvre sera monumentale ou ne sera pas. Cette vision est sans doute une séquelle du romantisme — double chez Freud, biologique et historique. Il est d’usage de rappeler l’adhésion de Freud au physicalisme des scientifiques viennois, profession de foi d’un matérialisme déterministe qui fondait l’éthique de la science de l’époque. Il n’en est pas moins vrai que le réductionnisme freudien fait très bon ménage avec un certain prophétisme qui reconstruit le passé autant qu’il préfigure l’avenir. L’œuvre de pensée de Freud célèbre les noces de l’esprit visionnaire et de la rigueur du raisonnement. Si révolutionnaire qu’elle soit, elle repose en fait sur un consensus analysable. L’idée de hiérarchie en est constitutive. — La civilisation occidentale est affirmée comme supérieure à toutes les autres. Son bilan est positif, malgré ses failles. — En elle, les régimes libéraux permettent les triomphes du

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mérite sur la naissance, pour l’avènement de nouvelles « lumières » ; la voie est tracée par la bourgeoisie intellectuelle. — La nature n’est plus ce contre quoi l’homme doit lutter pour affirmer son essence spirituelle. Avec elle, l’homme doit se réconcilier — l’accepter pour la maîtriser. — La culture implique la reconnaissance de la référence au patriarcat ; les valeurs paternelles sont civilisatrices, les valeurs maternelles contre la civilisation et pour la famille. Le père est celui grâce à qui, élevé dans la famille, on en sort pour prendre part à la construction de la société. Car c’est la société qui a permis la prééminence du patriarcat. La démocratie bourgeoise est l’héri­ tière du despotisme éclairé. — L’homme doit recevoir de la part de la femme respect et reconnaissance de son autorité. — Le Surmoi collectif est masculin, tout comme l’essence de la libido. Le principe actif témoigne d’une croyance en la perfectibi­ lité de l’homme, grâce à la sublimation politique, sociale, artis­ tique et scientifique. Toutes ces choses sont connues. Leur schématisme désigne sommairement un Zeitgeist. Analysé dans le détail, les exemples qui l’infirment seraient légion. Car aucune époque n’est mono­ lithique, elle est comme la libido composée de couches successives se chevauchant à la manière des coulées de lave, certaines appar­ tenant aux ères antérieures se survivant dans le présent, d’autres annonçant l’avenir. Je ne rappelle ici ce schéma culturel que pour signaler que la découverte du complexe d’Œdipe par Freud émerge sur cette toile de fond. Aujourd’hui, ce consensus culturel a vécu ; ce qui nous oblige à repenser l’Œdipe. Ce qui ne veut pas dire le remodeler au goût du jour. Bien au contraire, nous défendrons l’idée que l’Œdipe est soumis à deux ordres de déterminations les unes primaires, les autres secondaires — celles du Zeitgeist justement. Il importe de ne pas les confondre. Ce qui émerge de cette brève et cursive analyse a au moins un avantage : celui de nous faire comprendre comment le penseur du xixe siècle rencontre la Grèce. La naissance de la mythologie à cette époque choque les esprits chrétiens que furent les premiers mythologues. Ils ne comprenaient pas que les Grecs, peuple sublime à plus d’un titre, se soient complus à de pareilles obscéni­ tés. A l’inverse, la pensée grecque va jouer le rôle, pour nombre

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de penseurs ni hellénistes, ni mythologues, d’un pôle libérateur de l’esprit religieux monothéiste qui continue de peser de tout son poids sur les conceptions de l’homme. C’est ainsi que pour Freud la valorisation de la culture grecque, rencontrée au cours de la plus classique des formations et sans compétence autre que celle de l’honnête homme, lui permet de sortir du phylum judéo-chrétien. C’est une revanche dans la mesure où le christianisme a supplanté le judaïsme réduit à n’être plus qu’un anachronisme ou que le fruit d’une obstination sectaire. En outre, la pensée juive, à laquelle beaucoup de liens le rattachent, si elle présente une valeur éthique fondamentale pour lui, enferme la vision de l’homme dans un carcan trop étroit, même si Freud ne renonce jamais entièrement à s’y référer comme modèle du triomphe de l’intellectualité. La stratégie théorique de Freud va bouleverser la géographie et l’histoire pour forger son anthropologie, résolument non chré­ tienne. Du mythe préhistorique de la horde primitive, il passera aux organisations des sociétés dites sauvages pour y analyser la fonction tolémique et la prohibition de l’inceste, fondements de l’organisation sociale. Sans s’arrêter sur l’Ancienne Égypte qui n’est pour lui qu’une étape, un moment porteuse du mouvement devant conduire au monothéisme sous l’éphémère Akhenaton, il accordera tout son intérêt à la Grèce — très peu à Rome malgré la signification personnelle que cette ville prit pour lui. Il verra dans l’histoire de la civilisation grecque le moment fécond d’un poly­ théisme tolérant, subissant un début d’unification monothéiste et accordant une pleine reconnaissance à la pulsion sexuelle, la tendance prenant même le pas sur l’objet qui ne présente pas chez les Grecs la même surestimation que dans notre modernité. Enfin, le dernier mot est l’accomplissement du monothéisme juif qui instaure définitivement le renoncement pulsionnel et la primauté de l’intellect. Le sens de l’opération est multiple : briser le pouvoir inhibiteur sur la pensée du christianisme qui ne serait que le produit d’une régression culturelle à ses yeux, puisque la religion chrétienne met le fils à la place du père et entretient l’illusion d’une toute puissance de l’amour ; desceller la filiation judéo-chrétienne pour établir à sa place le phylum gréco-juif. Peu importe la chronologie des civilisations, ou les ponts que la géographie et l’histoire jettent entre les peuples. Freud n’interroge le passé que pour construire une éthique de l’avenir. Il refuse celle promue par le christia­

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nisme ; s’il lui préfère les valeurs morales du judaïsme, c’est pour rappeler ses racines anthropologiques que le peuple d’Israël refoule et que les Grecs, mieux que tout autre civilisation, ont su reconnaître. Voilà pourquoi il n’y a aucun complexe qui porte un nom biblique et que c’est Œdipe que Freud met au centre de la théorie psychanalytique1. Revenons un moment à ce consensus dont j’ai dressé les grandes lignes. Il s’accorde étonnamment avec les valeurs de la Grèce. Ce qui n’était pas grec était barbare tout comme ce qui n’était pas occidental était négligeable. La démocratie, mieux implantée à Athènes qu’ailleurs, affirmait sa supériorité sur les régimes poli­ tiques étrangers aristocratiques. La reconnaissance de la situation de l’homme entre bêtes et dieux, impliquait une acceptation du monde naturel qui n’a jamais été aussi pleinement assumée ail­ leurs : la nature est divinisée comme les dieux humanisés. La suprématie du monde masculin chez les Grecs n’est guère sujette à caution d’Hésiode à Platon. Les hommes, non contents d’imposer aux femmes le silence — non sans mal il est vrai, la résistance féminine est constante d’Héra à Xanthippe —, exigent d’elles la soumission et d’autant plus qu’ils leur reconnaissent d’obscurs pouvoirs. Quant au caractère masculin du Surmoi collectif, l’exal­ tation des valeurs viriles en témoigne abondamment à travers l’Epos2. Il n’y a donc pas à s’étonner que la Grèce apparaisse aux penseurs révolutionnaires (en idées) et libéraux (en politique), comme un phare. Elle offrait une solution de rechange à l’idéolo­ gie des monarchies décadentes et conjurait ce qui se devinait déjà du Moloch de la civilisation industrielle. On ne peut comprendre 1. Il est probable que si Freud avait eu une connaissance plus profonde du judaïsme, l’opposition entre les Grecs et les Hébreux aurait été moins tranchée, tout au moins dans le domaine qu’il cherchait à mettre au jour. Mais les métaphores relatives à la sexualité dans le commentaire de la Thorah se situent à un niveau d’abstraction qui réintroduit au plan de la réflexion tout ce qui se perd par l’absence de productions culturelles plus nettement marquées du sceau de l’imaginaire collectif. Quelle que soit la richesse symbolique de nombre d’épisodes de l’Ancien Testament, celuici n’est pas reconnu comme une expression de la pensée mythique, bien au contraire puisqu’elle est portée par l’expérience de la Révélation. 2. Sur l’ambiguïté des rapports d’Athènes à sa déesse éponyme, voir N. Loraux, Les Enfants d’Athéna. Maspero.

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les fondements idéologiques du complexe d’Œdipe sans interroger le fonds culturel du temps de sa découverte et sans questionner le sens de ce regard en arrière que l’Occident chrétien jetait vers l’idéal grec. Le

complexe d’Œdipe et l’idéologie contemporaine

Or, depuis, bien des choses ont changé. Le consensus d’autre­ fois n’existe plus, et notre idée de la Grèce s’est bien modifiée. De tous les traits que nous avons isolés, il n’en reste pas un seul qui soit aujourd’hui unanimement accepté. Notre idéologie est tout autre. La notion d’une hiérarchie entre les civilisations a fait long feu. Si des rapports de force continuent d’opposer au sein de la planète diverses régions du monde, aucune n’a plus le droit de prétendre à une suprématie autre que de fait, fondée sur la puissance économique et militaire. Les régimes libéraux, quoique moins détestables que les dictatures, ne le sont qu’à une vue macroscopique et pour beaucoup le libéralisme est surtout la liberté de dominer. La bourgeoisie intellectuelle s’est vue contrainte à déchanter, prenant mieux la mesure des limites de son pouvoir. La science, malgré ses conquêtes, ne semble pouvoir résoudre que des problèmes matériels — et à quel prix ! Elle tombe souvent sous la coupe des utilisations militaires du savoir. La nature est pillée, dévastée, menaçant l’avenir de l’espèce humaine. Le patriarcat a beaucoup perdu de son prestige. Les droits attachés à la fonction paternelle sont réduits au profit d’une distribution différente entre les sexes pour ce qui a trait à l’autorité parentale. La femme lutte péniblement et lentement pour un combat dont l’issue ne fait pas de doute, pour la pleine reconnais­ sance de ses droits. Quant au Surmoi collectif, son essence masculine a été rendue responsable des crimes les plus odieux que l’Histoire ait connus. On le constate, cette esquisse se pose beaucoup plus comme une négativation du consensus précédent que comme un ensemble d’affirmations neuves. Non qu’on ne puisse en dégager qui consti­ tueraient un contre-modèle à l’évangile d’hier. Mais l’ensemble reflète plutôt un esprit d’incertitude, de doute, d’hésitation, de prudence pour invoquer des valeurs nouvelles. C’est que l’expé­ rience a rendu méfiant après le tragique échec des espérances qui

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avaient porté l’idéal marxiste au niveau d’une foi. Aussi, face à la résurgence des principes qui sous-tendaient les idéologies reli­ gieuses ou même la renaissance des manifestations bigarrées des croyances les plus hétéroclites, de la foi la plus traditionnelle au mysticisme des sectes, s’installe un scepticisme qui tient le milieu entre espoir et désespoir, en attente de nouvelles idées capables de relancer la machine à s’illusionner. Devant ce vide de la pensée, la science occupe le terrain laissé vacant. Près d’un siècle d’histoire d’opposition à l’obcurantisme n’a réussi à obtenir dans le combat contre l’ignorance et la barbarie que le résultat d’une partie nulle dans les évaluations les plus optimistes. Qu’est-ce à dire et qu’a tout ceci à voir avec l’Œdipe ? Quand Freud se décida enfin à mettre noir sur blanc ses conceptions sur le complexe d’Œdipe, il suscita certes des résistances considérables. Mais elles étaient de l’ordre du refoulement qui ne se manifeste jamais aussi pleinement que lorsqu’on dévoile l’évidence. L’Œdipe fut nié, au même titre dirais-je que l’évolution des espèces. Dire du petit d’homme qu’il souhaitait la mort du parent du même sexe et l’inceste avec le parent du sexe opposé, suscita le même genre de réaction que lorsqu’un naturaliste apprit au monde civilisé que l’homme « descendait du singe ». Aujourd’hui, nous savons que tout cela est un peu plus compliqué aussi bien en ce qui concerne la structure œdipienne que le phylum anthropoïde dont le rameau humain s’est détaché. En tout état de cause existaient néanmoins des rapports clairs entre le consensus idéologique et la découverte du complexe d’Œdipe. Quand l’existence du complexe faisait l’objet d’un refus, son contenu se trouvait nié en toute clarté et avec bonne conscience. Il aurait suffi d’inverser le signe négatif en signe positif et la communication entre le consensus et le complexe aurait été rétablie. Dans la nouvelle idéologie, moins sûre d’elle, plus floue aussi, soucieuse de relativisme culturel, de décentrement par rapport à la civilisation occidentale, désillusionnée quant à ses modèles de référence, renonçant à la fois à l’idée d’une reine des sciences, comme à celle d’une hiérarchie entre les civilisations, se conten­ tant d’un inventaire des différences, méfiante à l’égard des idées trop générales et des synthèses hâtives, le morcellement de la connaissance a interdit toute vision d’ensemble. L’Œdipe était l’objet d’un refoulement collectif, de nos jours il devient matière à clivage. Certes, l’Œdipe, mais...

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Ici, toutes sortes d’arguments sont soulevés outre ceux dont je viens de faire état. Si le modèle est pris sur le fonds grec, il est historiquement daté et perd toute prétention à l’universalité. S’il est issu de l’observation de nos contemporains, il porte la marque de sa relativité géographique et historique. On soutiendra alors que l’Œdipe serait à inclure dans un ensemble de déterminations plus précises : vaut-il pour l’individu comme pour la collectivité ? N’est-il pas lié à une certaine conception des rapports familiaux sociologiquement situable? Ne tombe-t-il pas sous la coupe de déterminations d’ordre, social, économique, politique ? Ne faut-il pas, même en l’inscrivant comme on l’a fait dans un cadre à soubassements biologiques, le considérer comme une structure superficielle, elle-même régulée par des mécanismes infra-structu­ rels? Paradoxalement on demande au psychanalyste d’aujourd’hui d’effectuer ce que soi-même on s’interdit de faire : la synthèse généralisante à qui l’on trouve soudain des vertus incomparables ; le fleuve du discours psychanalytique se jetterait ainsi dans la mer de l’amalgame des références. Quand l’analyste s’y refuse pour faire valoir sa spécificité, on l’accuse de se mettre à part. Il faut bien reconnaître que les analystes y mettent du leur. Il ne serait ni honnête ni raisonnable d’écarter ces objections d’un revers de main. Il faut montrer pourquoi la référence à la Grèce garde toute sa valeur, car le mythe et la tragédie d’Œdipe si dépendants qu’ils soient de leur contexte, ont été beaucoup plus loin que les limitations qu’imposaient les conditions de leur nais­ sance. Il faut aussi essayer d’indiquer pourquoi la distension des liens entre consensus idéologique et complexe d’Œdipe permet de reformuler son sens sans que ce concept ait trop à souffrir de ses rides. La référence grecque de la psychanalyse : le mythe

Après que le domaine des études grecques fut considéré comme la voie royale menant à la connaissance de la civilisation on contesta que la Grèce ait eu un quelconque privilège à servir de référence. La nouvelle idéologie a obligé les hellénistes à renoncer au statut privilégié dont ils bénéficiaient autrefois. La civilisation grecque est une parmi d’autres, et si l’on veut toujours lui

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reconnaître une puissance de rayonnement que les faits ne démentent pas, il faut limiter celle-ci à un « monde » (au sens de Braudel) restreint. Dès lors aucune prétention à l’universalité, s’il en est encore, ne saurait émerger d’un savoir qui se référerait exclusivement ou préférentiellement à elle. Qui plus est, la mytho­ logie grecque dont le complexe d’Œdipe est tiré n’est qu’une partie de cette civilisation. Il n’est pas possible d’en dire quoi que ce soit sans se référer au contexte socio-historique dans lequel elle baigne. Enfin, même à ne considérer qu’elle, cette mythologie forme un réseau de mythes qui communiquent entre eux et aucun mythe à lui seul ne saurait être extrait de l’ensemble mythique dont il fait partie pour être placé à part et recevoir un statut paradigmatique abusif. Restent à clarifier les raisons qui font des mythes grecs un objet singulièrement digne d’intérêt pour le psychanalyste. Dans aucune autre mythologie, comme dans aucune autre civilisation, les hommes ne se sont situés par rapport au désir avec la même acuité. Qu’il s’agisse de la tripartition animal-homme-dieu, de l’hybris, la démesure, dont la source est toujours le daïmon de la passion qui met en lumière les vrais enjeux humains, (amoureux, agressifs, narcissiques), les Grecs plus que les autres, ont traité ces thèmes au plus près des déterminations humaines les plus générales. Je dis bien au plus près. Car ce n’est pas que d’autres mythologies ne traitent pas des mêmes problèmes, mais souvent il faut les deviner derrière un appareil idéologique qui masque leur importance. Je ne connais pas la réponse au pourquoi de cette question et je ne crois pas qu’on soit en droit de la demander à un psychanalyste. Je constate seulement que les hellénistes même quand ils adoptent une démarche comparatiste ne semblent guère préoccupés de seulement la soulever. D’autres mythologies, plus difficilement interprétables pour toutes sortes de raisons (transmission unique­ ment orale, pauvreté des documents, catégories de pensée plus difficiles à pénétrer), peuvent constituer des témoignages plus intéressants sur les aspects formels de la pensée mythique, mais nulle part ailleurs qu’en Grèce, la mythologie ne montre ces rapports équilibrés entre les vicissitudes du désir humain, leur censure et leurs déguisements aboutissant à des formations de compromis de haute valeur significative. Les formes narratives qui lient les mythes entre eux sont souvent dotées d’un remarquable coefficient d’intelligibilité, les variantes ne faisant que mieux

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apparaître le noyau sémantique autour duquel elles accomplissent leur révolution. Quelles que soient les raisons de cette orientation des mythes de l’homme grec, le fait est que le psychanalyste s’y sent chez lui, souvent au déplaisir du mythologue de métier qui le convie exceptionnellement à lui rendre visite. Je ne crois pas qu’on puisse s’expliquer cette rencontre par l’appartenance commune de la mythologie grecque et de la psychanalyse à la civilisation occiden­ tale. Car si le développement de celle-ci depuis le vie siècle avant J.-C., doit quelque chose à la Grèce, c’est plutôt du côté de ce qui s’est efforcé, dans la civilisation grecque elle-même, de brider l’élan de la pensée mythique qu’il faudrait chercher une filiation. La réflexion de M. Détienne sur la double naissance de la mythologie1, une première fois avec Hésiode et une seconde fois au xixe siècle, montre de manière convaincante le sens de cette évolution. Le mythologue hésiodique, dit Détienne, est le jumeau du philosophe archaïque : poésie, mythe, philosophie se réu­ nissent pour n’exprimer qu’une seule pensée. De ceci l’analyste fait son bien parce que cette logique primaire (et non pas primi­ tive) rencontre celle qui préside aux processus inconscients. Si un langage y parle, c’est celui de la poésie, si des thèmes y sont privilégiés, ce sont ceux du fantasme collectif qu’on appelle le mythe ; si une pensée les habite, ce n’est pas celle des processus secondaires de la pensée rationnelle. Détienne montrera aussi qu’avec le développement de cette civilisation l’histoire d’une part, la philosophie de l’autre (Thucydide et Platon), vont refouler la mythologie. Le poète inspiré de l’Hélicon n’est plus une source de savoir et de sagesse. La République de Platon exile de la Cité ces fabulateurs qui racontent des histoires de bonnes femmes, dont la morale ambiguë va contre la rationalité qui préside au droit de la République. Après le mythologue, c’est le poète tragique autrefois honoré qu’on soupçonnera de pérenniser ces valeurs anciennes qui doivent laisser la place au triomphe d’une pensée intellectuelle conquérante. Il ne faut pourtant pas croire que la mythologie est le reflet d’une pensée originaire. Comme l’histoire, la mythologie ne naît qu’après que la société grecque a connu un début d’organisation. Le « mythisme » est une certaine manière d’aborder la mémoire collective, après coup. C’est pour­ 1. M. Detienne, L’invention de la mythologie Gallimard 1981

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quoi, il faut la rejeter comme fausse et la remplacer d’une part par une histoire « scientifique » et c’est Thucydide contre Hésiode, et d’autre part par une philosophie rigoureuse et c’est Platon contre Héraclite et Parménide. A la poésie, il faut préférer la prose qui annonce déjà Rome, car comme dira Hegel, l’État romain c’est la prose du monde. Le mouvement qui poussa les Grecs est la quête de la lumière, elle ne se fera que par une fuite en avant — par ailleurs inévitable — qui se devait de nier les ténèbres de l’archaïque, règne des puissances infernales. Détienne rendant compte de W. Otto montre comment l’esprit grec s’enferme dans l’épopée qui déjà a ressaisi pour l’intégrer dans une synthèse nouvelle, le monde grec d’autrefois : « Par des allusions, des évocations souvent répétées, l’Illiade et l’Odyssée laissent entrevoir un monde peuplé de formes hybrides : divinités liées à la terre et à la mort, telles les Erinyes lugubres, filles de la Nuit ; puissances redoutables qui ne font qu’un avec le sang deforces primitives, aveugles à la lumière, et en qui confusément se mêlent la mort et la vie. Puissances obscures mais reconnaissables à deux traits qui les condamnent à l’exclusion. Une propension à la bestialité d’abord. Ce sont les dieux qui aiment à se métamorphoser et ils ont des relations de familiarité avec plusieurs espèces animales. Vocation à l’anima­ lité que semble confirmer une féminité essentielle : Déméter, Erinyes, Gaïa, appartiennent au monde des anciens dieux, figures marquées des stigmates du mortel et du maternel, à l’antipode du masculin et des valeurs fondamentales de l’esprit grec qui se découvrent dans l’épopée... »1 1. « Au commencement était le corps des dieux », Critique, Nov. 1978, 378. On comparera ces réflexions à celle de G. Seferis : « Au début il y eut l’anarchie sur la terre. Puis vint Apollon : il tua le dragon chtonien, Python. Et le laissa pourrir. De ce pourrissement germa et s’épanouit la force du Dieu de l’harmonie, de la lumière et de la divination. Le mythe signifie que les forces obscures sont le terrain de la lumière et que plus elles sont impérieuses, plus forte est la lumière qui les dominera et sans doute peut-on dire que si Delphes vibre d’un tel scintillement intérieur, c’est qu’il n’est pas, sur notre terre de lieu où ce levain ait davantage fermenté, à partir des forces souterraines et de la lumière absolue » cité par J. Lacarrière Promenades dans la Grèce Anti­ que, 1978, p. 253, Apollon tue le Python, Cadmos tue le dragon avant de fonder Thèbes, Œdipe tue la Sphynge avant de conquérir la ville de ses aïeux.

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Comment le psychanalyste d’aujourd’hui contraint par son expérience à accorder plus d’attention aux stades antérieurs à la phase œdipienne — tous devant être inclus, au sein du complexe d’Œdipe qui la déborde en arrière et en avant — ne serait-il pas sensible à ces remarques? Comment l’helléniste oublierait-il au sein du mythe d’Œdipe, cette place fondamentale accordée à la Sphynge, hybride mais féminine, que la tradition représente non seulement comme une dévoreuse de jeunes gens, mais une séduc­ trice, certaines variantes en faisant une fille de Laïos? Comment oublier le désir animal de Leda, mère de Clytemnestre et d’Hélène, de Pasiphaë, mère d’Ariane et de Phèdre? L’Orestie donne l’occasion à Eschyle de prononcer le triomphe du serment de l’alliance sur les droits de la consanguinité, affir­ mant la prééminence du droit paternel sur le droit maternel, non seulement celui d’Agamemnon, mais aussi celui de Zeus, qui a chargé Apollon, ce soleil qui aveugle Œdipe, de parler en son nom. Dionysos est un dieu féminisé, tard venu au Panthéon. Son culte, placé sous l’autorité d’un prêtre, est rendu par des femmes. Si sa place au Panthéon — comme les Bacchantes d’Euripide le montrent — est nécessaire, l’autorité de ce Dieu tardif passe loin derrière la lumière apollinienne de la parole interprétante. On aurait tort de croire que l’Orestie est autre chose qu’une répétition très élaborée, de la conjuration par l’esprit grec de cet élément maternel, bestial et mortifère. Zeus n’est pas le dieu le plus ancien. Le Cronide a lui-même triomphé de son père, comme celui-ci de son propre père. S’il prend la première place au Panthéon, c’est qu’il n’est ni comme Ouranos, uniquement occupé à assouvir ses désirs sexuels (il ne s’en privera pas, mais il a d’autres soucis : l’équité par exemple), ni comme Cronos, infanti­ cide par refus de sa descendance. Mais ni Ouranos, ni Cronos ne sont si redoutables que ces puissances ténébreuses féminines. Avec Zeus s’arrête une conception de la paternité plus que démesurée, quasiment monstrueuse, en tous cas bestiale. Zeus n’en empruntera que le déguisement, sa sexualité sera amoureuse quand bien même il ne sera pas un modèle de fidélité conjugale. Il sera volage, un peu couard devant les reproches d’Héra, vaniteux et crédule. Mais sa paternité sera bienveillante et il fera régner, la force aidant, la justice. Il est le père des Dieux. Cependant les divinités chtoniennes maternelles ne seront pas réduites au silence

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total. Elles se civiliseront et garderont la Cité qui a juré de les honorer. Cette digression ne nous éloigne pas d’Œdipe, parce que Jocaste est l’héritière de ces sœurs infernales. Car je soutiendrai ici, contre Marie Delcourt, que le crime majeur d’Œdipe, malgré les apparences, c’est l’inceste et non le parricide. Qu’on y réflé­ chisse un instant. Quelle est la conséquence du meurtre de Laïos : la stérilité du pays, le fléau qui fait mourir les plantes, les bêtes et les enfants au sein de leur mère. Le parricide a mené à l’inceste, mais le châtiment frappe la fécondité donc la maternité. Œdipe a apporté la peste, soit. Mais quand la cité sera-t-elle anéantie? Lors de la lutte fratricide de la descendance incestueuse d’Œdipe. Si les filles sont épargnées par la malédiction, c’est que leur existence n’implique aucune accession à la royauté. La culpabilité de Jocaste est suffisamment attestée par tous les commentateurs pour qu’il soit besoin de s’y attarder. Avant même qu’on puisse parler d’une cécité psychique chez Œdipe, il faut tenir Jocaste pour une mère aveugle1, qui ne veut pas voir, qui ne veut pas reconnaître en Œdipe l’enfant qui a les traits de son père, celui qui est porteur d’une cicatrice qui suffit à l’identifier, lui, le fils incestueux qu’elle veut conserver envers et contre tout. La leçon des Grecs, mythologues, tragiques et philosophes est celle-ci : le progrès de la Cité ne saurait jamais venir à bout du passé archaïque, maternel, bestial et mortifère. Celui-ci, bien après que son pouvoir a été conjuré par celui des hommes assistés de la lumière divine qui ont inscrit dans les textes la Loi, refait périodiquement surface, parfois très à distance des temps révolus où il régnait encore. Que dit Freud à la fin de son œuvre : que les deux sexes répudient en eux la féminité — ce que je traduis par l’empreinte maternelle. Cette répudiation va beaucoup plus loin que le refoule­ ment. Elle s’inscrit dans la catégorie du négatif dont Freud dans la période terminale de sa théorie distingue les figures : refoulement (de l’affect), désaveu (de la perception), dénégation (du langage), forclusion (de la pulsion). La répudiation du féminin c’est le refus des êtres des deux sexes de revenir à cet âge paradisiaque et infernal — quasi bestial et mortifère — de la dépendance à la mère dont Mélanie Klein et Winnicott nous ont décrit les avatars. 1. Cf. N. Daladier, « Les mères aveugles » in Nouvelle Revue de Pyschanalyse (L’enfant), 1979, n° 19, pp. 229-244.

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Les Grecs ont donc compris cela avant la psychanalyse, ce mouvement de l’évolution psychique vers un Surmoi divin, pre­ nant racine dans le corps et portant la marque de l’horreur de la castration. Œdipe :

le mythe

Comment le psychanalyste défendra-t-il la place accordée au mythe d’Œdipe porté à ce rang d’excellence ? Il est vrai qu’il n’est qu’un parmi d’autres. Mais les études récentes montrent qu’il est parmi ceux — sinon celui — que les Grecs connaissaient le mieux1. Aucun tragique ne pouvait se dispenser de le représenter. C’est en effet la fonction de la représentation qui permet d’en comprendre l’importance. La représentation (fantasmatique, indi­ viduelle ou collective), elle aussi, fourmille de thèmes multiples où ceux qui se rattachent directement à l’Œdipe subsistent à l’état de fragment à moins qu’ils ne se chargent de donner plus d’ampleur à l’un de ses mythèmes. La fonction de la représentation, comme le langage, représente quelque chose (pour soi ou pour quelqu’un) et se représente (en tant que fonction). Parmi ses nombreuses dimen­ sions (religieuses, juridiques, sociales, littéraires), une d’entre elles appartenant au domaine des fictions collectives, les mythes, fait venir au jour une matrice symbolique singulière qui permet de comprendre les autres formations mythiques comme des dérivés de sa valeur exemplaire. C’est le cas du mythe d’Œdipe. Lorsque sa représentation se construit, unissant un ensemble de mythèmes indépendants en un seul mythe, le travail de liaison du pré­ conscient a donné lieu à une élaboration secondaire qui en laisse deviner le sens inconscient. Car le mythe, même quand il paraît affleurer, ne subit pas moins la marque de la censure du pré­ conscient. Œdipe commet ses crimes en état d’inconnaissance. Ce qui doit être interprété et non admis sans discussion pour dégager la vérité dont le mythe est le messager. Dans ces conditions, il reste à relier le thème du mythe d’Œdipe avec la fonction de la représentation. Celle-ci, comme le mythe, est mixte : mémoire et imagination ne sont plus qu’un bloc 1. Comme celui des Atrides dont nous avons montré le lien avec celui des Labdacides. Cf. « Oreste et Œdipe » dans Un Œil en trop.

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indissociable qui fait de l’Œdipe non une traduction actualisée des désirs mais une production de l’esprit, une création faite à partir des dérivés des pulsions, des rejetons des désirs, des souvenirs, de fantasmes et de rêves rassemblés en une organisation qui a ses précurseurs et ses héritiers. La valeur axiologique du mythe reposera sur la façon dont forme et contenu mettront en relation, par un renversement significatif, ce qui est considéré comme le plus odieux et le plus criminel des actes, avec les plus constants et les plus ardemment souhaités des désirs dont la représentation n’est autorisée que si elle échappe totalement au vouloir de l’individu. Ce dernier, une fois qu’il les a accomplis, se trouve placé, par son crime et après son châtiment, celui qu’il s’inflige avant que les autres ne le lui appliquent, à la limite la plus extérieure et la plus inférieure de la condition humaine, sans même que la question de sa responsabi­ lité ne mérite d’être soulevée. Ce lot, cette combinaison d’infor­ tunes qui font d’Œdipe l’agent et la victime de la catastrophe, en « s’exprimant » n’est, en principe, dans le système mythique, qu’un destin parmi d’autres, certes. Mais une fois représentée cette histoire, les hommes qui assistent à son accomplissement lui reconnaissent après coup une place qui la situe sans aucun doute possible, comme la plus désespérée des destinées. Il fallait que le malheur prît cette dimension extrême pour que l’héroïsme soit reconnu à ce stade d’excellence. Delphes disait « Connais toi toi-même » et « Rien de trop ». Œdipe nous indique ce qu’il y a à connaître et que cela est trop. Et qu’il faut avoir été trop loin ou trop haut pour se décider à se connaître, la souffrance ne laissant pas d’autre choix. Il se peut que du point de vue de l’Olympe, les dieux qui jettent les dés pour châtier l’hybris des hommes, ne fassent pas le détail et qu’à leurs yeux le parricide et l’inceste soient, après tout, des fautes pas plus graves que d’autres, dont ils laissent le soin aux hommes de répondre comme il convient. Mais du point de vue de la Cité, du point de vue des hommes, il n’y a pas la moindre hésitation possible : ces crimes, ils osent à peine les nommer, ils se gardent même de les interdire, car ce serait de ce seul fait en concevoir la possibilité. Et s’ils ne peuvent éviter d’en parler, c’est avec d’infinies précautions, par allusions ou métaphores — surtout en ce qui concerne l’inceste — qu’ils les mentionnent. Aussi deux attitudes vont s’opposer ici : celle de la « neutra-

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lité » du mythologue qui traitera le cas d’Œdipe comme un mythe parmi d’autres, et celle du psychanalyste qui aborde le mythe avec le même regard que jettent ceux qui prenaient plaisir à son récit tout en reconnaissant dans sa narration l’accomplissement du sort le plus noir. Pour le mythologue, seul compte le système mythique, le cas d’Œdipe n’en étant qu’une figure singulière. Pour le psychana­ lyste, c’est l’Œdipe qui renferme la matrice symbolique la plus structurée ; ce qui veut dire qu’elle offre à la fois une grande richesse d’éléments déconstructibles et que les développements qu’elle permet à distance de la forme où culminent ses effets, peuvent être pris en compte par elle. Elle occupe la place dans le système mythique d’un élément qui aurait la valeur d’un micro­ système à référence humaine, au sein d’un macrosystème où la référence à l’humain serait englobée parmi d’autres. Dans ces conditions, si l’Œdipe ne permet pas toujours d’éclairer entière­ ment tous les autres mythes, il élucidera ce qui se réfère à la problématique axiale de l’humain, soit encore ce qui règle les rapports du sujet à ses objets selon les coordonnées de la double différence : des sexes et des générations. L’espace mythique, précisément parce qu’il est un espace où se déploie l’engendrement des formes imaginaires, est le seul suscep­ tible d’autoriser l’expression de ce qui est le plus caché de l’inconscient humain. Car il ne lève le refoulement devant la manifestation de l’inconscient que pour le remplacer par le cli­ vage. « Œdipe ? a just so story », une histoire comme ça : un joli tour des dieux qui rient de tout sur l’Olympe et dont les relations ne sont pas réglées par les prohibitions des hommes. Un cas unique à ne pas répéter. Il paraît curieux que les hellénistes plus particulièrement atta­ chés à l’analyse des mythes et qui adoptent beaucoup des idées de C. Lévi-Strauss, répètent que le mythe d’Œdipe est un parmi d’autres, sans pour autant infirmer la thèse centrale de l’anthropo­ logue qui voit dans la prohibition de l’inceste « la règle des règles » véritable ligne de démarcation entre nature et culture. Qu’un mythe concentre l’essentiel de son pouvoir de représenta­ tion sur la conjonction de la transgression de cette règle des règles avec le parricide ne mérite-t-il pas une attention particulière quant à son efficacité symbolique? C’est alors que la référence au système mythique vient au secours de l’hypothèse selon laquelle la

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règle des règles ne vise qu’à sauvegarder la nécessité de l’échange à tous les niveaux — Ce « jeu de l’esprit » au sens le plus fort assurerait ainsi son déploiement sur l’espace collectif pour y organiser des formes indépendantes de tout contenu. Qu’il faille pour cela y mettre la condition de l’interdiction du commerce sexuel avec les consanguins au premier chef, apparaît dans cette interprétation comme une clause qui renvoie la sexualité tout entière du côté de la nature et fait de la prohibition de l’inceste, un effet de culture. Reste une dernière question soulevée par Paul Veyne qui ne craignait pas de jeter un pavé dans la mare avec « Les Grecs croyaient-ils à leurs mythes ? » En effet, à considérer leur absence de dogmatisme religieux, on est tout à fait en droit d’interroger la créance qu’ils accordaient à des fables dont aucune accusation d’impiété ne pouvait sanctionner l’incrédulité à leur égard. Certes. Mais pour répondre à une question si cruciale c’est le statut de la croyance qui mérite examen. Il faudrait non seulement mettre en parallèle les divers types de croyance que la sociologie, l’anthropo­ logie et l’histoire nous permettent de rencontrer dans une trou­ blante diversité mais se demander aussi si la psychanalyse n’a pas aidé à mieux pénétrer les contradictions qui habitent ce phéno­ mène. Car on peut faire rebondir la question à propos de faits très éloignés, lorsqu’on fait état par exemple de l’ignorance prétendue de certains « primitifs » des mécanismes de la procréation. Ils ne « croient » pas au rôle de père dans la conception ? A qui veut-on le faire croire ? C’est ici que la description de phénomènes comme le clivage décrit par Freud jette une lumière sur la coexistence entre ce qui est su (exemple : que les femmes n’ont pas de pénis) et ce qui est cru (il est incroyable qu’elles puissent ne pas en avoir) le premier appartenant aux processus secondaires du conscient, le second aux processus primaires de l’inconscient. Les Grecs croyaient-ils au mythe d’Œdipe ? Pas plus que nous ! La

médiation du tragique

C’est de l’Œdipe de Sophocle que Freud parle et non de l’Œdipe mythique. La mutation que le mythe subit par la représentation du tragique, reprise par un sujet singulier d’une fiction issue de la subjectivité groupale, est la transformation décisive que traverse la légende pour aller à la rencontre de la psychanalyse.

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Si les mythes sont un discours impersonnel, s’ils se parlent sans appartenir à personne en s’adressant à tous, le tragique, lui, extrait de ce foisonnement exubérant l’un d’eux, le traite en son nom propre et le restitue à la Cité. Alors, tout ce qui dans le mythe concerne cette problématique axiale de l’humain que le tragique doit représenter — puisque ses concitoyens l’attendent de lui — il ne pourra lui donner forme que par le remodelage de la matière mythique par l’inconscient individuel : le sien et celui qu’il devine chez ceux à qui il parle. Ce faisant, le tragique interprète le mythe. Ce serait minimiser la portée de cette transformation que de se contenter de dire qu’il ajoute une version nouvelle de celui-ci, une variante de plus. La représentation du mythe qui lui donne une quasi-existence doit, pour que l’entreprise du tragique réussisse, être interprétée au sens où un analyste interprète. Car l’écriture tragique fait changer le mythe d’espace. Elle l’extrait du grand livre des fables pour donner à la mémoire qu’il représente une forme actuelle, perceptible, quasi réelle. Dans ces conditions, le mythe ne peut plus se permettre d’être une histoire, comme tant d’autres. Le temps de sa représentation, il doit effacer sa nature primitive de n’être qu’un on-dit pour conférer la réalité à l’événe­ ment. Pour y parvenir il doit faire oublier toutes les autres histoires mythiques et réussir à ce que celui qui assiste à la représentation n’ait plus que cette histoire-là en tête. Seule elle doit mobiliser tout son intérêt et chasser de son esprit toutes les autres qu’il connaît. C’est en cela que réside l’interprétation du tragique. Et c’est en cela également que le mythologue d’aujourd’hui, s’il analyse des mythes, comme le psychanalyste, travaille tout autrement que lui, dans la mesure où l’interprétation du psychanalyste rappelle, par le type de travail qu’elle exige, la même reformulation que celle que le mythe subit dans l’esprit du tragique. Si le mythe est une parole circulante constitutive d’un tissu social qui unit les membres du groupe autour d’un polypier de croyances partagées sans contrainte, sa représentation dans l’aire théâtrale rassemble la masse diffuse de ceux qui en assurent la transmission. Elle devient garante de sa vitalité et fait d’eux les témoins et les arbitres du jugement porté sur celui à qui a été délégué le rôle de transformer un récit en quasi-réalité. L’acte d’appropriation du tragique doit remplir la double fonction d’être le porte-parole de la Cité et de s’adresser à chacun de ses membres individuellement. La communion par le spectacle ne raffermit le

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tissu collectif qu’en faisant jouer tous les ressorts d’une participa­ tion personnelle. L’adhésion au mythe cesse d’être suspensive sans pour autant ressembler à l’imposition d’un dogme — dont d’ailleurs la religion grecque s’est toujours tenue à l’écart — ou, malgré les ressemblantes apparences, à l’observance d’un rite. Ni propitiatoire, ni conjuratoire la représentation tient son pouvoir d’une reconnaissance inconsciente à mi-chemin entre spectateur, héros et tragique dont le précipité est Y anagnorisis de la figure héroïque. Sa résonance émotionnelle exige le préalable de l’indivi­ dualisation tripartite — spectateur, acteur, auteur — recouverte par la nature collective de la célébration théâtrale. Cependant, désormais, le mythe n’est plus seulement le rouage d’un système impersonnel, nécessaire à son fonctionnement, il entre dans une nouvelle configuration où il perd l’anonymat pour devenir l’enjeu de la confrérie des poètes tragiques. Ceux-ci arrêtent le mouvement qui anime la production de sa diversité où s’expriment autant de conceptions que de versions en fixant leur choix sur l’une d’elles, la passant au crible de leur individualité avant de l’exposer au regard public. Dans l’agora théâtrale une histoire sera représentée, un des nombreux cas de figure des conflits qui opposent les hommes entre eux, les dieux contre d’autres dieux ou les hommes et les dieux dans la confrontation de vouloirs antagonistes. Le mythe, produit de la mémoire culturelle, a réussi à faire oublier ses origines pour nous faire croire que son discours vient d’ailleurs et qu’il appartient moins aux hommes que ceux-ci ne lui appartiennent. Quand donc le tragique reprend le mythe pour le dire comme auteur d’une parole personnelle fût-ce celle d’un citoyen, il n’accomplit pas un retour en arrière vers l’auteur anonyme qui le premier inventa l’histoire. C’est en lui-même qu’il cherche une signification humaine cependant toujours transcen­ dée par le divin. Mais le divin chez les Grecs n’est pas une pure extériorité, il est à la fois dans l’homme et hors de lui. Le séjour des dieux n’est ni localisé à l’Olympe, ni dispersé dans le monde que les dieux parcourent en tous sens et sous toutes les formes. L’homme est le produit d’une nature divine, coexistant avec sa nature animale et c’est de l’entrelacs de ces deux forces qu’il acquiert son être propre d’homme. Le tragique donc, comme le poète épique, mais autrement puisque sa fonction n’est pas de narrer mais d’incarner des êtres, participe au plus haut point de

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cette divinité. Son don poétique lui donne une voyance qui le rapproche du divin, même quand ses convictions religieuses ne sont pas très enracinées, comme ce fut le cas pour Sophocle et encore plus pour Euripide. L’absence de tout sectarisme religieux chez les Grecs explique ce paradoxe de l’essence religieuse de la tragédie et de ce qui à certains moments laisse transpirer une certaine impiété chez les tragiques du Ve siècle. D’ailleurs les dieux, s’ils paraissent parfois sur la scène, ne le font qu’assez rarement, et plutôt brièvement, sauf exception1. La place est laissée à la parole des hommes. Les Dieux sont dans la coulisse, ou au-dessus de l’espace tragique occupé par les protagonistes, d’où cette concentration tragique sur le discours humain. La forme tragique a donné à son contenu la puissance d’une parole vocative, qui suggère, sous-entend, élide par moments et souvent leurre, alors qu’à d’autres l’agon tragique oppose des vouloirs inconci­ liables que les stichomythies scandent, au rythme du choc des armes dans l’épopée. Si l’on compare la Grèce à d’autres civilisations on ne peut qu’être frappé par le fait que les rapports entre les hommes et les dieux y sont représentés dans une proximité remarquable nonobs­ tant leurs différences. La figuration humaine des dieux — quelle que soit leur aptitude à prendre des formes autres — animales ou empruntées au monde physique — témoigne d’un souci chez les Grecs, de doter ceux-ci d’un lot d’expériences qui diffère peu de celles qui traversent une vie d’homme. Mises à part bien évidem­ ment, les qualités qu’ils possèdent exclusivement. Pour être divins ils n’en sont pas moins des êtres de chair, fût-elle immortelle. De leur côté les hommes sont eux-mêmes pétris d’argile divine, même si leur statut de mortel peut les amener à déserter ce monde de lumière. Mais cette correspondance, qui ne constitue entre eux qu’un espace d’intersection, s’arrête dans ce domaine sur un point précis. Les dieux ont le pouvoir de pénétrer les mobiles les plus obscurs des hommes que ceux-ci méconnaissent alors que l’enten­ dement humain ne saurait concevoir la raison des dieux. C’est sans doute cette fonction du divin qu’aspire à occuper le poète tra­ gique, hériter de l’acte qui ne se contente pas de réveiller la mémoire imaginaire, mais se charge de l’obligation de la faire exister in praesentia. La réappropriation du mythe par le tragique 1. Exemple les Euménides d’Eschyle. Mais Eschyle est le plus pieux des trois tragiques.

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procède moins d’une identification directe au héros tragique, comme on pourrait le croire de prime abord, qu’elle ne fraye les voies par lesquelles le spectateur se trouvera à même de s’identi­ fier au personnage héroïque. Seul le poète tragique peut grâce à son daimon transmettre le souffle qui porte la raison des dieux. Cet effet de vérité ne peut aller sans sa contrepartie défensive. Car l’écran de la beauté, comme dit Lacan, va occulter la vérité ainsi découverte. Il se fera voile et fétiche. Depuis la représenta­ tion de la première à'Œdipe-Roi, tous les commentaires sur la tragédie, d’Aristote à nos jours, n’ont plus qu’un seul objet : l’étude de la forme poétique, l’analyse philologique ou dramaturgique, la réinsertion des questions qu’elle soulève dans le contexte mental de son apparition considéré sous l’angle socio-historique, au détriment de ce que dit cette vérité. Heidegger, notre contem­ porain, pérennise cette occultation. Lorsque la tragédie est abor­ dée sous l’angle de son sens, certains critiques de Voltaire à nos jours ne manqueront pas de souligner l’absurdité de l’intrigue — un mauvais roman policier dira-t-on. Autrement dit, l’esthétique et la rationalisation sont les deux constituants du fétiche dont la culture a paré la tragédie. Le psychanalyste se doit alors de justifier pourquoi Œdipe-Roi, d’Aristote aux modernes, est considéré comme un modèle iné­ galé. Pourquoi un commentateur autorisé peut écrire aujourd’hui « Œdipe est la tragédie pure et elle est devenue le modèle et le symbole même du drame grec »x, le « drame des drames », « le chef-d’œuvre tragique de tous les temps »12. Il n’y a pas d’exemple en dehors de la psychanalyse qui rende compte de l’enthousiasme que la tragédie suscite en reliant la réussite dramatique à la thématique qu’elle traite. Œdipe-Roi peut supporter plus d’une lecture : celle de l’hellé­ niste, celle du dramaturge, celle du philosophe et même celle du psychanalyste. Il importe peu que chacun prêche pour sa paroisse, que chacun peu ou prou se sente seul légitimé par l’exégèse qu’il en fait. Une chose est sûre : la tragédie échappe à ses spécialistes. Sophocle, qui avait peut-être passé la mesure du tolérable, n’avait pas eu le prix décerné au concours de la tragédie et ce fut un obscur neveu d’Eschyle qui l’obtint. 1. R. Dreyfus, Tragiques grecs, Introduction p. 623. 2. Loc. cit., p. 633.

à

Œdipe-Roi, Pléiade,

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Œdipe-Roi supporte plus d’une lecture pour les psychanalystes aussi. Le temps n’est plus où ils pouvaient chercher dans la pièce l’étayage du bien-fondé de leurs hypothèses. La relecture que je me propose de faire tentera de montrer comment cette tragédie a su inclure et faire co-exister trois types de discours qui rendent compte de l’enchâssement de ce qu’elle met en pleine lumière, non seulement comme on l’a montré maintes fois par la méconnaissance de son héros qui institue un rapport négatif à son propre discours mais aussi en exposant la modalité par laquelle cette négativité se positive efficacement. Son écho se répercute sur le mur des témoins actuels de l’aventu­ reuse destinée d’Œdipe. II. Vérité,

raison et rationalisation dans Œdipe-Roi

Accomplissement

du destin et destin accompli

Comme le fait remarquer judicieusement R. Dreyfus « Ce qui est important est que le sujet d’Œdipe-Roi n’est pas Vaccomplisse­ ment du destin d’Œdipe, mais la découverte par Œdipe de son destin accompli »1. C’est donc bien, comme vient de le soutenir Max Loreau2 une démarche régrédiente vers les ténèbres de l’origine qui guide Œdipe. Quinze années séparent le meurtre de Laïos du signal de l’accomplissement du destin, la peste, symptôme de la Cité, signe envoyé par les dieux qu’il est temps de faire marche arrière, de se souvenir, et d’interroger le passé. Que veut dire cette latence, alors même qu’Œdipe accomplit les prédictions de l’oracle quel­ ques heures après qu’il lui a été signifié ? Il faut avant que les dieux 1. Œdipe-Roi, Pléiade, p. 629, Les citations sont extraites de cette édition dans la traduction de Jean Grosjean. Au moment de la rédaction de ce travail la traduction de Jean Bollack (Ed. de Minuit) n’était pas encore parue. Si cela avait été le cas nous n’aurions pas manqué de nous y référer. 2. Max Loreau, Œdipe, La parole du Dieu et l’Origine, Poésie 17, 1981.

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ne fassent savoir à Œdipe que son heure est venue que deux conditions soient réalisées. La première : que tous ses actes, criminels ou valeureux soient tenus pour des exploits. Lui seul, à pied, a massacré quatre hommes, de ses seules mains nues. L’arrogance de leur chef méritait ce châtiment. Vu de loin, cet épisode, n’est témoin que de sa vaillance et de sa vigueur. Lui seul, par son intelligence a su vaincre la Sphynge et délivrer la cité d’un fléau. Lui seul, étranger venu du dehors a reçu Jocaste pour prix de la guérison de la Cité. Pour Œdipe non seulement ces actes déguisent les crimes en hauts faits, mais ils annulent les prédictions oraculaires qui lui ont été données. Les dieux savent attendre. Ils ont attendu le temps qu’Œdipe atteigne l’âge d’homme pour Jocaste et Laïos. Et pour Œdipe lui-même, ils attendent le temps que ses fils atteignent aussi l’âge d’homme. Le silence des dieux fait sombrer l’oracle dans l’oubli. Pourquoi ce délai ? Parce que — et c’est la deuxième signification à retenir — pour prendre la pleine mesure de sa chute, il faut qu’entretemps l’homme ait connu le bonheur. L’explosion de l’épidémie signifiait-elle que la Sphynge n’est pas véritablement morte? La Cité a souffert de deux plaies. La première fut infligée par la Sphynge, elle a disparu grâce à Œdipe. Œdipe a débarrassé la Cité de cet hybride morti­ fère et lubrique. La deuxième plaie est attribuée au crime impuni de Laïos. Œdipe une fois encore purgera la Cité de cet autre mal. Que faut-il en conclure ? Ne serait-ce pas alors que la découverte du fils parricide et sa punition seraient comme le temps résolutoire de cette double mort. La Sphynge n’était, en effet, pas tout à fait morte puisqu’Œdipe commettra l’inceste avec sa mère. Si n’ayant pas découvert l’énigme, il avait dû subir les exigences sexuelles de la Sphynge, il aurait péri avant le lever du jour. Son union avec Jocaste au contraire est féconde : quatre enfants leur naîtront, deux fils et deux filles. Mais elle est léthale. Deux fils pour qu’ils puissent s’entretuer à mort, deux filles, pour l’accompagner en exil, lui être arrachées et mourir, au lieu de se marier. Le ventre de la Sphynge est plein du corps de ses victimes. Celui de Jocaste, pour être donneur de vie, n’en offre pas moins un destin mortel à sa progéniture. La vérité découverte, elle se tuera comme la Sphynge. Venons-en à Laïos. Mort, il continue de tourmenter les vivants, ayant, à posteriori, eu gain de cause et chargeant les dieux d’accomplir la vengeance. La révélation de la culpabilité d’Œdipe

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lui permettra de jouir enfin de la paix au royaume d’Hadès, où Jocaste l’aura rejoint. La reconnaissance de la double faute d’Œdipe constituera un exemple mythique de ce que Freud considérait comme le signe de la liquidation du complexe : le détachement mental complet des parents. Espérance sans doute illusoire, mais destin asymptotique du complexe. La mort d’Œdipe à Colone, faubourg d’Athènes, rappelle qu’après le jugement d’Oreste, les Erinyes ont accepté d’être changées en Euménides. Ainsi sont liés symboliquement le triomphe des droits de l’alliance, c’est-à-dire le transfert des droits du sang (naturels) sur ceux du mariage (culturels) et la préséance reconnue au père. Le parricide expié (et l’inceste avec lui) c’est dans l’aire des Euménides, à Athènes donc, qu’Œdipe voit son heure arrivée. Il disparaît dans le ciel sous les yeux de Thésée, ce parricide par distraction1. Qui est ainsi célébré, le parricide et l’inceste, ou celui qui cherche la connaissance de soi, à n’importe quel prix ? Les deux, car se connaître soi-même, dans le cas présent c’est se re-connaître parricide et inceste malgré tout. Malgré le caractère involontaire de ses crimes, malgré qu’Œdipe ait été joué par Apollon, malgré que ce soit la faute des parents et peut-être même de toute la lignée qui ait été l’objet de la vengeance des dieux. A l’hybris de la descendance de Cadmos et des Labdacides il sera répondu par l’hybris inconsciente d’Œdipe. Hybris au delà de toutes les formes d’hybris : tuer le père, coucher avec la mère et faire naître de son ventre des enfants. Celui qui rencontrera ses parents dans les Enfers ce ne sera pas l’Œdipe conquérant de la légende, ce sera le nouveau-né indési­ rable qui a crevé ses yeux, comme ses parents lui ont percé les pieds pour l’exposer à la dévoration des bêtes sauvages au Cithéron. Ces bêtes sauvages ne feront que prendre le relais des parents, car eux-mêmes sont des bêtes sauvages ne suivant que le seul principe de plaisir, refusant de se soumettre à l’abstinence exigée par les dieux. Il fallait arrêter ces insolents Cadméens, rivalisant avec les dieux ; jouissant sans frein ils n’ont rien voulu entendre. Ils ne perdront rien pour attendre. Les dieux leur montreront le vrai visage de l’hybris : ce qui cause la stérilité et l’extermination. 1. Cf. A. Green. Thésée et Œdipe dans Psychanalyse et culture grecque. Les Belles Lettres.

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Une coïncidence étrange : la peste se déclare au moment où Polybe va mourir. La mort naturelle du faux père d’Œdipe coïncide avec le rappel de la mort violente de Laïos. C’est donc au moment où Œdipe va succéder à Polybe que les dieux lui rap­ pellent le chemin de Delphes, en lui coupant d’avance celui du retour à Corinthe. Les

trois discours

:

vérité, raison, rationalisation

On ne peut rien comprendre à Œdipe-Roi si l’on n’y décèle pas l’existence de deux discours superposés, engendrant un troisième. Le discours fondamental est celui de la parole inspirée. Parole par laquelle le divin (ou le devin) s’exprime dans le verbe de l’homme. Non la parole de l’oracle mais celle qui s’entend de la bouche de Tirésias. Tirésias est le double d’Œdipe, il anticipe par la cécité qui l’afflige le mal qu’Œdipe s’infligera, mais il est aussi une figure du passé d’Œdipe. Il est cet Œdipe jeune qui, lorsqu’il n’était pas encore roi, savait se laisser inspirer la bonne réponse devant les paroles énigmatiques de la Sphynge. Son homologue « séculier », le Prêtre de Thèbes, le rappelle : « Nous ne t’avions ni instruit ni renseigné, c’est à l’aide d’un dieu, on le dit comme on le pense que tu nous a redonné de vivre » — (37-39) Le deuxième discours est celui de la raison déductive. C’est celui du roi qui, pressé par les affaires de la Cité, décide l’enquête, fait procéder à la recherche des témoins, assiste à leur audition, etc. Ce discours purement rationnel annonce déjà la révolution philosophique et historique qui proclamera la mort des mythes. La raison mise au service de la vérité est ce qui donne à Œdipe le droit d’être considéré comme grand. Cependant cette même raison, ne pouvant supporter son lien avec la parole inspirée, engendre la rationalisation. C’est le troisième discours. Pour entrer dans la pensée d’Œdipe-Roi, la tragédie et non son héros éponyme, il faut sans doute penser comme Sophocle. Non comme Sophocle le citoyen, mais Sophocle le tragique. On ne peut les réduire à un seul. Le citoyen connaît les mythes anciens mais leur attribue sans doute moins de valeur que les lois nouvelles plus justes, plus claires, plus dignes d’accorder aux Athéniens ce statut d’excellence parmi les autres cités grecques et à fortiori

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celles des barbares. Un crime ne peut-être lavé par un sacrifice, comme par exemple dans le cas d’Iphigénie. Si crime impuni il y a, le tyrannos mettra tout en œuvre pour que le vrai coupable soit puni. Il ne négligera aucune source d’information ; la parole du dieu à Delphes ne fera que lui désigner la cause du mal : la peste est la sanction des dieux, rappelant qu’un régicide est resté impuni. Apollon est rusé, il ne rafraîchira pas la mémoire des thébains sur les oracles qu’il a prononcés à l’endroit de Laïos. Car alors il n’y aurait plus de tragédie. Si Laïos a un fils, il mourra de sa main, or Laïos est mort assassiné, ergo Laïos a été tué par son fils. Œdipe serait reconnu coupable non seulement de parricide mais aussi d’inceste sans qu’il soit nécessaire de procéder à la moindre enquête. Mais on se saurait ainsi exécuter une sentence sur cette articulation de deux oracles. On risquerait alors sur la foi d’une mauvaise interprétation de commettre un deuxième crime, un nouveau régicide à l’endroit d’Œdipe sur la simple indication des prêtres d’Apollon, gens à la parole sage mais souvent obscure. On accordera donc l’essentiel de l’attention au résultat de la raison humaine rationelle. Avant de procéder à la recherche des témoins survivants, on consultera Tirésias, cet étrange exilé volontaire, voyant-aveugle, aveuglé parce qu’il fut trop indiscret et trop intuitif sur ce qu’il en est de la jouissance des femmes et des hommes, trop porté à la curiosité et désireux de les connaître toutes deux. En somme, Tirésias c’est Laïos et Jocaste unis dans le coït et « connaissant » ce que chacun des deux sent dans son intimité la plus profonde. Mais celui qui paya son voyeurisme du prix de sa vue et qui demeure voyant bien qu’aveugle ou parce qu’aveugle, dira à Œdipe qui veut savoir des paroles folles, au sens peu clair. Comme si le verbe au lieu d’éclairer la pensée d’une lumière apollinienne plongeait celui à qui il s’adresse dans les ténèbres insondables. Décidément, on ne tirera rien de plus de cette suite d’énigmes qui feint l’inspiration ; c’est donc alors sur les témoins ordinaires qu’il faudra compter. On les mande, on les somme de revenir sur leurs pas à Thèbes, comme Œdipe parti de Thèbes, y fut ramené sans savoir pourquoi. Il a fui Corinthe source possible d’un parricide et d’un inceste pour tomber dans les filets d’Apollon. C’est ce que lui apprendront le Messager de Corinthe et le berger de Thèbes : « Tu n’es pas le fils de Polybe et Mérope, tu es le fils de Laïos et Jocaste ». La raison rationnelle humaine s’est enfin trouvée accordée avec la parole inspirée, animée par la raison divine. Raison et vérité ne font alors plus qu’un.

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La rationalisation est le fruit d’une raison pratique et non d’une raison pure. En tant que telle, elle se méconnaît et se prend pour raison pure, c’est-à-dire raison ni partiale, ni intéressée, sans autre but que de découvrir la vérité. La raison pratique de la rationalisa­ tion sert, en fait, un but qui n’est pas la vérité mais l’évitement du déplaisir. Pour ce faire, elle a recours à l’éloignement de la conscience de tout ce qui va dans le sens d’un rassemblement de faits appartenant à des séries différentes, lorsque la conjoncture et la structure se rejoignent, pour faire coïncider vérité et déplaisir. La conclusion de l’enquête menée avec grande rigueur aboutira moins à la découverte du coupable qu’à celle de l’accomplissement des oracles enfin satisfaits parce que la preuve de leur vérité est faite. Il y a ici accord entre la démarche de la raison humaine et la reconnaissance du pouvoir de vérité de la volonté des dieux. La raison humaine est donc moins un guide pour la prévention des malheurs que la capacité, le malheur étant survenu, de remonter le cours des événements et de saisir leur enchaînement pour s’expliquer rétrospectivement comment les dieux ont forcé à l'accomplissement de ce qu’ils avaient prescrit et à quoi le vouloir humain s’était vainement efforcé d’échapper. La raison humaine ne rend pas pour autant hommage aux dieux. Quand bien même elle s’incline devant leur décision elle ne manque pas de protester puisque le coupable était en état d’ignorance. Le seul pouvoir qu’elle peut se reconnaître devant la souffrance, une fois celle-ci en place, est d’en rechercher la cause. Implicitement, le tragique suggère que la souffrance est le moteur le plus puissant de la quête pour l’intelligence de la raison des choses. On pourrait penser superficiellement que Sophocle chercherait à défendre la supré­ matie du pouvoir religieux sur le pouvoir royal, mais Œdipe, que le gouvernement de la Cité oblige à faire usage de raison ne contrevient en rien aux prescriptions religieuses de Delphes, au contraire, c’est seulement au prêtre d’Apollon dans sa propre cité qu’il s’affronte et s’oppose. À la voix de la vérité il rétorque au nom de la voix de la raison car il pense que les dieux ne sauraient se contredire. La perte de la parole inspirée chez Œdipe ne se résume pas à son remplacement par la démarche rationnelle. On ne peut qu’être frappé par la paralysie du don d’interprétation dont il faisait preuve autrefois. Que le corollaire en soit la projection persé­ cutrice sur Créon et Tirésias est un argument auquel les non-

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psychanalystes trouvent d’autres raisons plus vraisemblables à leurs yeux. C’est ailleurs qu’il faut chercher les remaniements opérés par cette désertion de la parole divine. Ils sont doubles. J.-P. Vernant montre de façon très convaincante comment la parole d’Œdipe est habitée par l’ambiguïté et le renversement1 — langage à double sens où Œdipe dit autre chose que ce qu’il veut dire et parfois même le contraire de ce qu’il veut dire. J’ajouterai à sa suite que ces messages à multiple entente que Sophocle met dans sa bouche seraient ceux qu’Œdipe donne à entendre à l’autre Œdipe, celui qu’il n’est plus, le déchiffreur d’énigmes. Le discours se retourne contre lui-même et devient objet d’interprétation mais il n’y a plus personne pour l’entendre si ce n’est le fantôme de celui qu’Œdipe fut autrefois. La vérité ici n’est plus la sanction imper­ sonnelle des dieux. Le vrai descend sur la parole humaine, détournant à son profit les conclusions de la démarche rationnelle. La contrepartie de cette vérité inaudible et inouïe, qui échappe à l’entendement de celui qui l’énonce, est le surgissement d’une mimésis de la raison : la rationalisation. Ainsi entre les deux extrêmes : vérité divine et raison humaine qui cheminent à la rencontre l’une de l’autre vers l’accord qui mène à la reconnais­ sance, émerge le tiers qui diffère cet aboutissement. Le tragique donne son éclat au scintillement d’une parole qui n’est plus celle de la divinité oraculaire mais celle du daïmonique dans l’homme, condensant dans son dire la chose et son contraire. La rationalisa­ tion se saisira de cette inspiration de la parole en réduisant sa polysémie à un sens unique pour sauver du désastre la part de jouissance arrachée au destin. Il n’est pas suffisant de dire qu’Œdipe est partagé entre un désir de savoir et un désir de non-savoir. Plus révélatrice encore est la résultante de ce conflit dans ses tentatives pour constituer un savoir-négation qui satisfait le désir de savoir en comblant le vide du non-savoir et en remplissant la condition qui exige que ce soit d’un autre qu’un tel savoir émerge de son obscurité. « Ce n’est pas pour de lointains amis C’est pour moi-même que je veux ôter cette tache Celui qui tua Laïos pourrait bien Vouloir me frapper du même bras — (137-140) 1. J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, chap. 5, Maspéro, 1972.

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Le miroir de la violence réunit l’assassin de Laïos et le meurtrier de soi-même que deviendra Œdipe. A cette synchronie s’oppose le fil diachronique qui relie le fils de Labdacos et celui de Laïos. Tout repose ici sur le déni de l’existence du fils de Laïos et sur son destin parricide. « Eh bien je lutterai comme pour mon propre père je tenterai tout pour arriver à prendre celui qui a tué le fils de Labdacos — (264-267) Si Aristote a raison, et si le tragique ne tient pas au spectacle mais à l’agencement et la composition de l’œuvre, une approche contemporaine d’Œdipe-Roi ne sera plus une lecture du person­ nage du héros, mais de la tragédie, ou plutôt du système de rapports qui lient l’un à l’autre. Le Prologue est une scène de désolation : le constat du malheur d’une cité frappée de mort. C’est déjà une métaphore. Si au cours de cette peste « les enfants périssent dans le sein des femmes » (26-27), cette stérilité générale vient rappeler que l’union de Laïos et de Jocaste aurait dû rester inféconde, qu’Œdipe lui aussi aurait dû mourir aussitôt né et surtout que l’union de Jocaste et d’Œdipe ne peut être qu’infanticide! Car voici, dit le Prêtre, que la peste « vide la maison de Cadmos » (30). L’importance du meurtre de Laïos, faut-il le répéter, ce n’est pas qu’il ouvre seulement sur une succession criminelle, c’est que sa conséquence est l’inceste. Or l’inceste brouille tous les rapports de génération et par là même les rapports logiques entre prédécesseur et successeur ou encore entre cause et conséquence. La scène de la confrontation entre Œdipe et Créon nous entraîne au pôle opposé : l’espérance. L’oracle s’est exprimé, la solution des malheurs de la Cité est en vue: Quand il apprend, s’il ne le sait déjà, que Laïos a été tué sur la route de Thèbes à Delphes (peu avant son arrivée), Œdipe ne bronche pas comme frappé d’amnésie. Tout au long de la tragédie, Delphes est traité comme un topos lointain. Sans doute faut-il obéir à ses avis. Mais Delphes est loin des malheurs du présent comme elle est loin de la mémoire d’Œdipe. Sa seule évocation pourtant devrait provoquer le rappel du pèlerinage qu’il y fit. Comme si la victoire sur la Sphynge et le profit qui en fut tiré devait être payé du prix de 1’ « oubli » de l’oracle. Le premier épisode annonce le retour du malheur, cette fois

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directement orienté sur Œdipe, par les révélations de Tirésias. Un mouvement de bascule marque ce moment de la tragédie qui connaît son premier temps fort avec le heurt des consciences du roi et du devin. Œdipe ne peut éviter, en roi respectueux des usages de la Cité, de convoquer Tirésias ; il devance seulement la suggestion du coryphée. Quand Tirésias parle, il ne fait pas que dénoncer Œdipe, il le reflète. A la méconnaissance d’Œdipe fait écho le silence de Tirésias. Appelé pour dire ce qu’il pense, il ne peut que se taire comme s’il était mis en présence de son double. « je ne veux pas dire mon mal ou plutôt ton mal » — (329) C’est bien parce qu’existe ce rapport en miroir, tous maux confondus, que le lit de la projection est préparé. Ainsi le mal de Tirésias dont la cécité est la trace, qui punit son excessive curiosité est ausi le mal d’Œdipe. Car le devoir de chercher le coupable vient exciter la propre curiosité d’Œdipe sur les mystères qui le concernent. Œdipe rappelle à Tirésias qu’il est aussi devin et sans doute meilleur que lui puisque le prophète aveugle s’est montré incapable de délivrer autrefois le pays de la Sphynge. La duplicité d’Œdipe — duplicité inconsciente — se trouve ici brisée par le face à face avec son image passée (de devin) et future (d’aveugle). Œdipe rassemble son narcissisme menacé et étant lui-même dés­ habité de sa voyance, projette sur celui qui sait sans pouvoir dire, la perte de ce don que lui-même posséda autrefois, faisant alors preuve de clairvoyance agissante. « tu es aveugle des yeux, des oreilles et de l’esprit » — (371) lui dit Tirésias. La cécité du corps est relayée par une surdité physique et psychique ; Œdipe qui voudrait savoir, ne veut en fait rien entendre. Tirésias, déjà devin sous Laïos, concentre sur sa personne la mémoire des événements qui marquent le destin d’Œdipe de sa naissance à sa mort. La rationalisation retrouve alors tout son pouvoir chez Œdipe. Puisque Tirésias est aveugle, il ne peut être le meurtrier, il faut donc qu’il ne soit que le complice du meurtre qui serait le fait de Créon. Tirésias aura donc conçu le forfait et se sera servi du bras de Créon. Pourquoi Créon? Est-ce seulement parce qu’il est le frère de Jocaste ? Je vois une autre réponse : c’est

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Créon qui a été envoyé à Delphes, Tirésias est prêtre d’Apollon. Dans l’alliance imaginaire que forge Œdipe, il cherche à prouver que l’oracle ne peut le concerner. Tous ceux donc qui s’y trouvent associés par la circonstance présente ne peuvent que lui rappeler ce qui lui fut dit autrefois à son propre sujet. Mieux vaut l’hostilité des hommes que celle des dieux. Ne pouvant accuser Apollon, Œdipe accuse ceux qui ont été en contact avec lui. Car même s’il dit se plier à elle, Œdipe ne veut plus de cette parole énigmatique, qui parfois lui ouvre la voie du bonheur comme avec la Sphynge, parfois le désigne au malheur. La fin de la scène verra l’oscillation entre savoir et non-savoir se manifester à nouveau : Tirésias : Toi tu me prends pour un fou Mais tes parents me trouvaient plein de sagesse Œdipe : Quels parents ? Reste là. De qui suis-je né ? Tirésias : Ce jour va voir ta naissance et ta mort Œdipe : Tu ne dis rien qu'obscurément et par énigmes Tirésias : Tu n’excelles donc plus à les trouver?— (435-440) Œdipe n’est plus le jeune homme libre, inquiet et pensif qu'il fut, il est Roi. Et si les rois sont contraints d’écouter les dieux, ils sont trop engagés dans les affaires de la Cité pour ne pas être gênés par l’ambiguïté sibylline des devins. Les rois ont d’autres soucis en tête, pour se maintenir sur le trône. Aussi Œdipe choisit-il le non savoir, acceptant avec soulagement le congé de Tirésias. «Tu m’embarrasses, tu m’importunes, Une fois parti tu ne m’affligeras plus » — (445-446) Œdipe parle ici comme son père. Laïos exilant son nouveau-né le vouant à la mort retrouvera la sérénité par l’éloignement du produit de sa faute. Refoulement à la lettre. Tirésias a beau répéter, le plus clairement possible pour Œdipe, qui est le coupable — et cette culpabilité porte plus sur l’inceste, trois vers lui sont consacrés (457-460), que sur le parricide qui n’est mentionné qu’en un seul (461) — Œdipe n’entend que sa raison. Si Tirésias est le double d’Œdipe, il n’est pas un double symétrique mais un double d’un rang supérieur. La scène entre les deux hommes répète ce qui s’est passé au carrefour des routes de Thèbes et de Daulis, mais cette fois le roi (Œdipe) sera vaincu par le devin : ce qui donne à la figure paternelle une revanche éclatante.

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Œdipe a triomphé de Laïos par la force et de la Sphynge par la parole. La « chanteuse », la séductrice a succombé au pouvoir du verbe qui éclaire la pensée. Ici, le Roi succombe devant une parole paternelle plus puissante que la sienne. Aussi il doit l’éloigner. Plus forte a été la secousse infligée par Tirésias, plus forte sera la réaction d’Œdipe face à Créon dont il n’a pas à craindre le pouvoir divinatoire. Ceci amène un renforcement de la rationalisation, Œdipe trouvant quantité de bonnes raisons pour accabler Créon selon le principe élémentaire : « A qui profite le crime ? ». Les arguments s’accumulent pour « prouver » la vraisemblance de l’accusation qui soutient que Tirésias et Créon complotent. On voit que la rationalisation survient ici à égale distance entre le malheur et le bonheur. Elle ne peut apporter le bonheur, mais au moins conjure-t-elle le malheur qui s’abattrait sur Œdipe. En fait, elle ne se contente pas de ce rôle modeste. Les hellénistes qui réagissent avec scepticisme devant le complexe d’Œdipe ne semblent pas avoir aperçu qu’Œdipe à ce moment de la tragédie est engagé dans un combat typiquement œdipien. Éliminant Tirésias et Créon, il fait d’une pierre deux coups : il s’assure les pleins pouvoirs religieux et politiques sur Thèbes et sur Jocaste, qui d’ailleurs n’aime pas beaucoup les devins. Œdipe veut briser la structure triangulaire du pouvoir, pour mettre fin à la limitation que lui impose Créon. En outre, il souhaite supprimer cet élément quatrième, cet intercesseur des dieux qu’est Tirésias. L’intervention de Jocaste suspendra ce qui risque, encore une fois, de conduire à un nouveau meurtre. Car ce dialogue entre Œdipe et Créon est lui aussi, une répétition atténuée de la rixe qui opposa le fils et le père. Comme avec Tirésias, c’est encore l’image du refoulement qui s’impose — que Freud compare à l’effet combiné d’une condamnation et d’un éloignement (de la conscience) — « Laisse-moi donc et va-t-en » (676). C’est avec Jocaste que le ton de la tragédie devient le plus « humain ». Non au sens grec, mais au sens moderne, c’est-à-dire d’une humanité étrangère au divin. La reine dénie à tout homme le don de prophétiser et c’est à cet instant qu’elle rappelle l’oracle resté à l’état de vaine prophétie non suivie d’effets. « Nous avons fait tuer l’enfant, ergo, Apollon a eu tort. » Ce rappel met Œdipe au plus près d’une reconnaissance, car tout ce que Jocaste lui raconte réveille en lui la trace mnésique qu’il s’efforce d’effacer.

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Ce que le devin n’a pu faire, sa mère le réussit à son insu en aiguisant son angoisse par le rappel du passé. Mais plus les paroles de Jocaste vont dans le sens de la vérité, plus la rationalisation d’Œdipe s’accroche au dernier espoir : le serviteur a parlé d’une agression de bandits au pluriel, or Œdipe était seul : « Un homme ne saurait en être plusieurs »1 — (845) La projection n’est que l’une des défenses que met à profit la rationalisation. Celle sans doute dont l’effet apaisant est le plus immédiat, fût-il de courte durée dans le cas d’Œdipe. Beaucoup plus digne d’intérêt est la forme que prend la réponse lorsque le sujet renonce à se servir d’autrui pour y deviner ce qu’il refuse de lui-même en transportant chez l’autre le mal qui le mine. Ramené à sa solitude, même s’il s’adresse à quelqu’un et n’ayant d’inter­ locuteur véritable que lui-même, c’est à ce moment que la rationa­ lisation réussit à rassembler raison et vérité, négativement. Des multiples inconnues qui entourent la mort de Laïos, Œdipe ne retient que cette contradiction : un ou plusieurs. Ce ne peut être les deux à la fois selon les règles de la raison. Or ce que la vérité enseignera est bien qu’Œdipe est un et plusieurs. Au plus proche des faits il s’avérera qu’il est à la fois le fils de Laïos et de Jocaste et celui de Polybe et Mérope. Mais plus significativement encore, qu’il est à la fois le fils de Jocaste et le père de ses enfants, père, frère et fils en même temps. Engendré par et géniteur avec la même femme. Le point limite de la rationalisation est atteint au moment où la raison pratique qui l’anime révèle une vérité exactement contraire à ce que sa falsification voudrait soutenir. Et c’est le propre du langage de prononcer des phrases qui réunissent les perspectives ici opposées de la raison et de la vérité. Un ne peut être deux et à fortiori plusieurs. La raison triomphe d’avoir dénoncé la contra­ diction. Mais la vérité dit un (Œdipe) est multiple. La question ne peut être résolue par le statut politique : Œdipe est fils de Polybe et Mérope, roi et reine de Corinthe, ou de Laïos et Jocaste roi et reine de Thèbes. Il ne saurait être le fils de deux couples car il est né d’un seul accouplement. L’énigme ne peut être tranchée que par la nature : « Qui l’a conçu (Laïos ou Polybe), de quel ventre 1. Jean et Mayotte Bollack traduisent : « Car un homme, ce n’est pas plusieurs hommes » (Ed. Minuit, 1985).

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est-il sorti (Jocaste ou Mérope) ? ». Et si Œdipe est plusieurs hommes, s’il a été d’abord le fils de Laïos et Jocaste pour devenir ensuite celui de Polybe et Mérope, il faut reconstituer ce parcours qui l’a fait changer d’être. Avant l’arrivée du témoin essentiel, Œdipe vient de retrouver les parcours qui l’ont mené de Corinthe à Delphes puis de là à Thèbes et celui de Laïos qui cheminait de Thèbes à Delphes. Il a aussi conjoint l’oracle prononcé à l’endroit de ses parents et celui qui lui fut transmis. La non concordance totale entre les faits connus de lui et ceux relatés par le témoin porte sur un point : « Un homme ne saurait en être plusieurs. » En d’autres termes des régicides ne peuvent être un parricide. Sophocle tragique s’oppose ici au citoyen Sophocle. Le poète n’infère-t-il pas à travers l’exemple d’Œdipe que nous sommes tous entre un et plusieurs, soit encore deux. Toute la scène montre à l’évidence que la source de la rationali­ sation d’Œdipe se trouve en Jocaste. Car c’est elle qui, de la même manière qu’elle conteste qu’un mortel puisse être inspiré par un dieu, considère selon une argumentation typique que, première­ ment, le serviteur ne saurait revenir sur ses déclarations après avoir affirmé la pluralité des meurtriers et que, quand bien même il le ferait, ce meurtrier ne saurait être le fils de Laïos puisque celui-ci est mort. Si la rationalisation a effectivement pour but d’éviter le châti­ ment chez Œdipe, chez Jocaste elle prend une portée plus radi­ cale : le maintien de la jouissance incestueuse. La tragédie est parvenue à son deuxième temps fort, qui est du même coup le point le plus extrême jusqu’où peut aller une vérité boiteuse. La scène de la double confidence d’Œdipe et de Jocaste représente l’acmé de cette mimésis de la raison qui veut le statu quo c’est-à-dire l’immobilité. Cette conversation prodigieuse entre la mère et le fils époux montre ce qui les unit profondément dans la complicité : la récusation des intercesseurs du divin, le désir de faire taire la parole inspirée. « Ce qu’un Dieu croit utile, Il lui est bien facile de le faire voir lui-même » — (724-725) L’affirmation de Jocaste soutient que l’humain n’a qu’à vivre au jour le jour, sans regarder « à droite ni à gauche » (858) et, ajouterai-je, ni non plus au dedans ou vers l’arrière. La vérité de son état, n’est pas visible, elle est à voir. Elle peut éclater dans l’évidence, ou demeurer cachée. Cachée elle pourrait

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passer pour inexistante ou être l’objet d’une occultation. Cet état caché de la vérité peut ressortir à deux possibilités. Ou bien la vérité est simplement invisible, mais décelable, ou bien elle est rendue invisible par désir qu’elle ne soit pas vue. On ne sait alors jamais si elle est insue ou inavouable. Dans le premier cas, l’état de la vérité est indépendant de toute action humaine, dans le second, ce sont les hommes qui cherchent à faire passer l’insoute­ nable à la vue pour de l’inexistant. Chez les Grecs, les dieux sont dépositaires de cette vérité, car eux ne connaissent pas les prohibi­ tions. Les hommes ne sauraient jouir des mêmes privilèges qu’eux. Mais la vérité pour être reconnue doit se dévoiler, elle doit se dire, et se dire d’une certaine manière par la conjugaison de deux raisons : une raison humaine, rigoureuse, déductive, nécessaire mais non suffisante, et une parole divine, métaphorique, énig­ matique et intuitive. D’où l’obliquité de la parole, celle du dieu de la mantique, Apollon. La raison humaine s’exerce surtout dans les affaires de la polis ; l’hybris qui la guette est de se croire la seule fondée. La vérité transmet la volonté des dieux ; elle se mobilise par une sensibilité aux signes dont le langage porte la marque dans l’ambiguité de la parole. Plus aléatoire, elle est néanmoins indis­ pensable pour que la raison humaine ne se considère pas comme unique. Elle fait signe. Dans la juridiction de la Cité la raison s’est purifiée de sa relation au désir — ou plus exactement, le désir est devenu désir de justice privilégiant ainsi un des attributs de Zeus, qui par ailleurs ne renonce guère au désir de jouir. Certes, on sait mieux aujourd’hui que les catégories mentales des Grecs admettaient à côté de la raison politique ou spéculative d’autres formes de pensée rationnelle, telle la métis1. Et l’on ne peut nier que l'enseignement des mythes et des rites soit aussi porteur d’une raison affective vue du côté de ce qui contredit la raison « pure », toujours menacée par l’hybris. Or, la raison humaine, si elle est l’instrument indispensable de la conduite des hommes qui veulent la justice — c’est tout ce à quoi ils peuvent prétendre puisque la vérité leur échappe — reste soumise selon leur moïra au désir et à son corollaire l’hybris. Tel est le sens de l’orgueil d’Œdipe, arrivé au pouvoir par sa seule vertu, maître de la polis. La rationalisation apparaît donc comme 1. M. Détienne et J.-P. Vernant, La métis des Grecs, Flammarion.

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le produit de la subversion de la raison par le désir, aucun moyen n’existant pour discerner l’une de l’autre. Ce qui donne à la raison son pouvoir de s’approcher de la vérité, c’est son indépendance par rapport au désir qui lui permet d’explorer en toute liberté toutes les voies de la pensée pour juger. (Freud) Autrement dit le désir est devenu désir de penser. Or, cette circulation rationnelle, qui rencontre sur son chemin l’autre pensée, la vérité qui procède des dieux, ne doit pas l’écarter, mais l’intégrer. Elle renonce ainsi à n’être qu’une raison pure, pour devenir raison multiple, image de la diversité constitutive de l’humain entre bêtes et dieux. La raison contre l’hybris, comme tout serait plus simple s’il en était ainsi. Mais il y a aussi une hybris de la raison, qui ne veut plus compter que sur une causalité purement objective. C’est alors qu’apparaît la rationalisation comme raison subjective ignorante de sa subjectivité, signant le retour du désir, dupant la raison elle-même dont elle se fait le sosie. Le paradoxe est qu’alors la rationalisation est beaucoup plus proche de la vérité que de la pure raison, à la négation près. À l’insu du sujet le message de la parole se charge d’ambiguïté et de contradictions inapparentes, donnant plus à entendre que la raison n’en peut supporter. Le désir se divise, partagé entre la hantise d’une culpabilité à conjurer et l’affirmation inconsciente de celle-ci. La rationalisation se présente alors comme une raison travaillée de l’intérieur par une activité qui sélectionne les liens de causalité. Elle est l’objet d’un intense investissement. Ce dernier s’étaye sur le contre-investissement d’autres liens que la déduction paraît ne plus savoir faire, en fait ne peut plus faire, lorsque le prix de la lucidité est trop lourd. Si solides que soient les arguments des hellénistes, qui à juste raison demandent avec insistance que soient d’abord prises en compte les données du contexte, un devoir non moins impérieux requiert parallèlement notre attention, même s’il n’est plus l’affaire des experts de l’Antiquité. Nous avons en effet à répondre à la question de savoir pourquoi cette tragédie grecque plus que tout autre a joué le rôle, résistant à l’usure des siècles, d’un si puissant incitateur à la pensée. Ne serait-ce pas à cause de cette répartition entre vérité, raison et rationalisation qui se réfléchit chez les commentateurs eux-mêmes? Freud nous donne le moyen de faire un pas de plus dans la voie de l’éclaircissement.

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Moins dans ses propos sur Œdipe, sommaires il est vrai, que dans ses articles sur la Négation où il postule les deux types de jugement, d’attribution et d’existence, en soutenant — là est l’audace théorique — la préséance du jugement d’attribution sur le jugement d’existence. Le jugement d’attribution décide selon les catégories du principe de plaisir-déplaisir : bon, incorporable, agréable identifié au moi — mauvais, excorporable identifié au non-moi, à l’étranger, au-dehors. Le jugement d’existence décide selon la réalité de ce qui est ou de ce qui n’est pas, indépendam­ ment de ses qualités agréables ou désagréables. Et Freud de dire que le jugement d’existence vise moins à trouver l’objet qu’à le retrouver. Retrouver, c’est tout ce qu’Œdipe veut : retrouver le meurtrier, retrouver ses origines. Il est animé par la quête de la vérité qui l’a conduit à consulter Delphes, par la rigueur de la raison qui part à la recherche des témoins. Mais avant qu’il trouve ce qu’il cherche à retrouver, la nécessité de maintenir le refoule­ ment le fera basculer de la raison à la rationalisation. Nous pouvons maintenant donner une formulation de la rationalisa­ tion : c’est la raison qui prenant pour modèle le jugement d’exis­ tence, le subvertit en lui appliquant, à l’insu du sujet, les buts du jugement d’attribution. Mais quand la vérité est ainsi barrée du dedans par la raison du désir, elle revient du dehors, « par hasard ». C’est le coup de théâtre du Messager de Corinthe. Un rappel des dieux qui arti­ culent la mort des deux pères : celle ancienne du père de sang, mort de mort violente, celle récente du père adoptif mort de mort naturelle. Mais la mort de Polybe est annoncée au moment où Œdipe commence à se croire parricide. Ce signe des dieux appa­ raît après le temps où Jocaste vient apporter ses offrandes à Apollon Lycien . Le Messager de Corinthe nous apprend1 1. Sans doute par un geste envers Œdipe de même type que celui qu’elle eut à l’égard de Laïos. Apaiser sa conscience, par un acte exécuté sans conviction, pour retrouver la paix et le bonheur. L’épithète par lequel elle qualifie le dieu a paru étrange à certains commentateurs. Le seigneur lycien est déjà invoqué par le chœur au vers 203. « Et toi, Seigneur Lycien / Comme je voudrais que pleuvent / Les traits invincibles de ton arc d’or », 203-205. En effet, Apollon jusque-là s’est contenté de parler par la voix de ses oracles et de ses devins. Il n’a pas été entendu. Il va frapper et toucher la cible. Sophocle ici passe outre à la vraisemblance puisqu’Apollon n’a pas été adoré sous ce nom à Thèbes. Au lieu d’envoyer la guérison, c’est la

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qu’Œdipe est fait roi par la mort de Polybe. De nouveau le bonheur fait littéralement revivre Œdipe. Le parricide est écarté, quant à l’inceste, il n’est selon Jocaste guère à craindre. « Et ne sois pas dans la crainte d’épouser ta mère bien des humains ont déjà rêvé qu’ils s’unissaient à leur mère. N’en pas tenir compte rend la vie plus facile à porter » — (980-983) Les psychanalystes citent ces vers parce qu’ils y voient une preuve des désirs incestueux d’Œdipe. Mais d’une part, il n’est dit nulle part qu’Œdipe rêve de cela et d’autre part, ce qui paraît surtout beaucoup plus important, c’est que Jocaste identifie les craintes d’Œdipe d’avoir commis l’inceste à un pur songe. Outre que son propos est presque sacrilège, puisque les rêves sont souvent chez les Grecs des messages divins, elle amalgame rêve et réalité. Elle s’en remet au hasard, comme Œdipe alla « au gré des astres » lorsqu’il résolut de prendre la route de Thèbes plutôt que celle de Corinthe, au retour de Delphes. Mais voici que Corinthe le rattrape par le message de la mort de son père et de son accession à la royauté. Œdipe à ce moment partage entièrement le scepticisme de Jocaste. « Eheu ! femme qui s’inquiéterait encore du foyer prophétique de Pytho » — (964-965) Cependant, la crainte du dieu persiste, puisque l’inceste demeure encore possible tant que Merope vit : « Je crains que Phébus ne devienne véridique » — (1011) Lorsque le Messager libère Œdipe de ses angoisses, en lui apprenant qu’il n’est pas fils de Polybe, deux conclusions sont possibles. La première est qu’à Corinthe le secret a été mal gardé. Non seulement un ivrogne a traité Œdipe de fils putatif, mais le Messager aussi, paraît au courant de l’événement, ce qui laisserait penser que la rumeur rôdait dans la ville de Polybe et qu’Œdipe a « oublié » qu’il y avait doute quant à sa filiation avec le roi de Corinthe. L'autre est qu’Œdipe apprend ici la vérité pour la nouvelle de la mort de Polybe qui inaugure la suite des opérations qui vont ébranler les rationalisations d’Œdipe.

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première fois, ce qui ouvre deux autres possibilités : l’une qui laisse la porte ouverte à l’accomplissement à venir de l’oracle qui fera de lui un coupable malgré tout, l’autre qui le rend étranger aux malheurs de Thèbes. La rationalisation lui fait préférer cette dernière, parce qu’alors il est hors de cause et échappe à toute sanction. Ce choix lui rend une allégresse qu’on ne lui a pas connue depuis le début de la tragédie. Elle coïncide avec le moment où Jocaste, elle, s’incline devant la vérité. La reine parle alors le langage du devin. « Infortuné, puisses-tu ne jamais savoir qui tu es ! » — (1068) Œdipe n’entend rien. A nouveau il est aveugle des yeux, des oreilles et surtout de l’esprit. Jocaste est rejetée dans la même inimitié que Créon et Tirésias (il l’accuse d’être affectée dans son orgueil au moment où elle apprend qu’il n’est pas de noble souche). Œdipe seul, ne croit plus qu’en lui. Sa mégalomanie, envers de sa détresse lui donne la Fortune pour mère et le chœur qui lui fait écho renchérit en lui attribuant pour pères putatifs : Pan, Apollon lui-même, ou Dionysos. On ne saurait minimiser ce qu’on appelle l’orgueil d’Œdipe, son intolérance à la parole antagoniste de la sienne, sa tendance à la projection. Ici parle le narcissisme d’Œdipe, dont il est plausible de rendre compte par le fait qu’il a toujours eu l’idée qu’il était un enfant trouvé. Et, sans doute, est-il aussi légitime de penser que c’est son besoin de réparation narcissique qui l’aveugle quant à son destin œdipien. Si Œdipe-Roi est une variante ou une version du complexe décrit par Freud, c’est par l’accent mis sur l’empreinte laissée par la blessure narcissique, qu’Œdipe ne pouvait qu’avoir constamment à l’esprit, son nom venant lui rappeler sa mutilation originaire. Ainsi s’expliquent les traits saillants que Sophocle, intuitivement lui attribue. Ceux-ci ont retenu l’attention de tous les critiques. Mûs par le désir de comprendre par les seules voies de la pensée raisonnante, ils ont sans cesse balancé entre l’hypo­ thèse d’un Œdipe victime des dieux et celle d’un Œdipe humain, conscience psychologique tour à tour grandie par le désir de savoir et rabaissée par l’arrogance et la surestimation de soi. C’est ne pas rendre justice à la pénétration de Sophocle qui fut de représenter ces contradictions sans jamais en donner les clefs que sans doute lui-même, comme son auditoire, ne pouvaient connaître que par

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empathie. Les critiques se sont voulus comme Œdipe « déchiffreurs d’énigmes » mais en cherchant cette énigme ailleurs que dans la question qui lie le « Qui suis-je ? » avec le parricide et l’inceste. Mais même là, nous n’atteignons pas encore à la divina­ tion de Sophocle sur le sens du complexe d’Œdipe. Toujours est-il que ce temps de la folie d’Œdipe * — car c’est ici et ici seulement que le « délire » du roi de Thèbes éclate un court moment — est situé par Sophocle au moment charnière essentiel. Le Messager de Corinthe arrive à point pour se trouver confronté — en ce nœud, les espaces disjoints se rejoignent et le temps remonte son cours — au serviteur de Laïos. Ce passage, cette transmission de berger à berger qui fait mourir Œdipe pour Thèbes et le faire naître pour Corinthe, marque le moment où « Un peut être plusieurs ». De la même manière que le langage divinatoire use du double sens par un glissement sémantique, l’éclosion de la vérité, raconte la rencontre de deux pâtres obscurs qui se refilent un malheureux enfant. Elle témoigne d’un change­ ment d’être, le sujet passant d’un état à l’autre où il n’est plus le même, sans cesser d’être le même. La lumière est faite sur la reconstitution de ce « passage ». Le Chœur tire la leçon : « Le temps qui voit tout t’a trouvé malgré toi » — (1213) Cette conclusion qui confère au Temps une souveraineté abso­ lue va plus loin que l’idée d’implacabilité qu’elle suggère immé­ diatement. Si le temps « trouve » Œdipe et le découvre, cette course nous révèle que l’être est la figure de la temporalité. P. Vidal-Naquet, dans un beau travail12, en analyse les aspects dans la pensée grecque. On a maintes fois souligné — excessive­ ment sans doute — l’anhistoricité des Grecs, épris du goût de l’immuable, de l’identique à soi et de l’éternel. Sans que nous puissions ici entrer dans le détail d’une analyse éclairante, il nous semble que le cas d’Œdipe combine les concepts de marche progressive et de retour aux origines à travers les 1. La paranoïa d’Œdipe à l’égard de Créon est symptomatique de son homosexualité inconsciente sublimée. Sa mégalomanie, elle, est pure­ ment narcissique. Œdipe surmonte sa déception de n’être pas né fils de roi — qu’il attribue par projection à Jocaste — en se créant des parents divins, projection de son Moi-idéal. 2. « Temps des dieux — temps des hommes » dans Le Chasseur noir, Maspero, 1981, p. 69-94.

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figures de la répétition. Car il y a bien deux oracles, celui de Laïos et celui d’Œdipe, le premier s’abattant sur le père, le second obligeant Œdipe à perpétrer des crimes forgés par les dieux. Bien que tout ait été fomenté par Apollon, il se reconnaît coupable. Œdipe se dit « impie et fils d’impie » (1362), « coupable, fils de coupables » (1397), parle du mal qu’il a subi et de celui qu’il a fait (1271-1272). Œdipe accomplissant l’oracle qui lui a été destiné, accomplit du même coup celui de Laïos. L’intervalle qui sépare les deux oracles fait jouer les ressorts de la répétition. Ce qui se répète dans les deux cas du père et du fils est la tentative de détourne­ ment, par éloignement de l’aire criminelle de celui par qui tout doit s’accomplir. Envoyé au Cithéron pour y être dévoré par les bêtes, l’oracle accompli lui signifie sa bestialité involontaire mais pour ainsi dire programmée. Œdipe demandera à y être envoyé à nouveau, fermant le cycle de sa vie, annulant aussi tout ce qui s’est passé entre le temps où le berger corinthien le recueille et celui où le berger thébain lui donne le coup de grâce de la révélation de son identité. Entre le temps divin circulaire et temps humain recti­ ligne, le mouvement temporel d’Œdipe déborde la répétition qui réunit le fils et le père dans l’impiété et la culpabilité. En quoi consiste le crime? Dans la double jouissance du corps de la femme, par son époux, Laïos et par la progéniture qui en est la conséquence ; dans la substitution du fils au père, l’enfant labou­ rant le sillon, comme dit Eschyle, que le père avait déjà labouré pour lui donner la vie. Il refait, en l’inversant, le parcours de sa naissance dans le sexe de la mère. Il pénètre du dehors vers le dedans, de la lumière dans l’obscurité, alors qu’auparavant il avait été du dedans vers le dehors, de l’ombre à la clarté du jour. Temps circulaire, où temps spiralaire ? Œdipe s’exilant au Cithéron n’est plus l’Œdipe aux pieds percés immobilisé à la Terre afin que celle-ci le reprenne. Œdipe aveuglé a substitué à la blessure infligée par ses parents, la propre mutilation qu’il a choisie de se donner. « C’est Apollon, Apollon mes amis qui a fait ces malheurs, mes malheurs, mes souffrances. Mais personne n ’a frappé de sa main mes yeux que moi-même, misère ! » — (1330-1333)

Ce n’est pas là le langage de la soumission aux agissements des dieux pas plus qu’aux sanctions de la cité. Bien au contraire c’est celui de la démarcation entre monde divin et monde humain. Et

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dans cette humanité même, entre l’obéissance aux lois et le dit d’une Loi intérieure. « Les dieux l’ont voulu, mais l’ayant fait, comme j’ai voulu cette mutilation, je fais mienne cette volonté étrangère, non pour y consentir mais pour me l’approprier. En la dépossédant, je me possède et rétroactivement je prends posses­ sion de ce qui me fut imposé », dit Œdipe, en fait. Le divin n’est pas hors de l’humain ou n’est pas qu’hors de lui, il est aussi dans l’humain faisant partie intégrante de lui. Tout comme le daïmon. Si l’homme est de cette constitution tripartite, animale, humaine et divine, il ne peut ni accuser les dieux, ni récuser leur rôle. Ce n’est pas leur toute puissance qu’il s’agit de reconnaître mais la faillibilité de l’homme comme humain. L’humanité d’Œdipe se manifestera une fois que les sirènes du narcissisme auront été balayés par la connaissance de ses actes lorsqu’il découvrira une autre moitié de lui-même. Déjà lorsque le berger de Latos lui apprend que c’est Jocaste elle-même qui lui confia l’enfant pour le faire périr, il s’écrie. « Sa mère? La malheureuse » — (1175) La malheureuse plus que le malheureux ! Une fois que tout est éclairci, c’est à ses seuls enfants qu’il pense, et surtout à ses filles. Il n’y a plus de roi, ni de héros, reste un père aimant. Une marque de plus de cette minimisation constante dans l’analyse traditionnelle de la relation d’Œdipe à la femme, la seule pourtant qui soit marquée trois fois dans le mythe : par le combat avec la Sphynge, l’inceste avec Jocaste et la tendresse qui l’unit à ses filles. Sans doute la tragédie et le mythe reflètent-ils l’attitude ambivalente des Grecs à l’égard des femmes. Des femmes, plus que des filles, c’est-à-dire de la sexua­ lité féminine. Mais à la fin de la tragédie, toute la pitié que le spectateur ressent va vers Œdipe ; celui-ci la fait dériver vers Jocaste et ses filles1. La tragédie dépasse ici les références constamment invoquées aux catégories de la pensée grecque. La vérité de l’homme est peut-être seulement pour moitié engagée du côté des dieux, l’autre moitié s’ancre dans la femme, bête et déesse. 1. Les fils, dit Œdipe, s’en tireront toujours, ils auront de quoi vivre, mais leurs sœurs seront réduites à la pauvreté et vouées à la stérilité, elles mourront vierges et infécondes.

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Que se passe-t-il au moment où Œdipe s’aveugle ? On peut gloser à l’infini sur les motifs de cet acte : automutilation équi­ valente d’une castration que le héros s’inflige pour avoir commis l’inceste encore plus que le parricide, car Œdipe s’aveugle avec les agrafes d’or qui attachent les vêtements de Jocaste et la dénude ainsi symboliquement. Auto-punition pour n’avoir pas su voir, c’est-à-dire comprendre ce qu’il a fait, avoir cédé à la colère en tuant un homme âgé et qui, de plus, lui ressemblait, (c’est Jocaste qui le lui rappelle), et couché avec une femme en âge d’être sa mère1. Refus de la lumière et plongée dans les ténèbres. Acces­ sion à la lumière noire des voyants et des devins comme Tiresias qu’il a offensé, commettant un acte sacrilège envers Apollon, dieu du soleil. Tout cela ne constitue pas pour nous un choix entre diverses significations, mais une condensation de sens2. Ce qui est sûr, c’est qu’une fois aveuglé, Œdipe retrouve la parole inspirée, celle qui s’exprime dans les ambiguïtés et les paradoxes — pour la vérité. Découvert il demande tour à tour qu’on l’arbore comme un monstre et qu’on le dissimule au regard. 1. Les commentateurs qui récusent l’interprétation de Freud avec des arguments très raisonnables, insistent sur le souci d’Œdipe de se mettre à l’abri de toute réalisation possible de la prédiction oraculaire. Mais ils ne disent jamais comment, dans cette fuite salutaire, Œdipe, loin de s’écarter des circonstances qui évoquent celles de l’oracle s’y précipite ! La conjonction des actes qu’il commet et des caractéristiques des partenaires (âge et ressemblance) impliqués dans leur réalisation va pourtant dans le sens de la prédiction oraculaire sans qu’ils n’éveillent jamais chez lui le soupçon ni a priori, ni a posteriori. Peut-on invoquer l’excuse de son éloignement volontaire de Corinthe, alors même que pèse un doute sur ses origines, et que c’est précisément ce qui motive la consultation delphique ? 2. Parmi les nombreuses interprétations quant à la cécité d'Œdipe, il me semble qu’on pourrait mettre en rapport cette décision volontaire avec la deuxième question que la tradition prête à la Sphinx. Si la première concerne l’homme — terme générique mais néanmoins mas­ culin — la deuxième parle des deux sœurs Jour et Nuit s’engendrant réciproquement. N’y a-t-il pas dans le geste qui plonge Œdipe dans une perpétuelle ténèbre comme un écho lointain de la question qui a retenu le moins son attention parce que l’autre touchait à son identité? En s’imposant de reconnaître cette part ténébreuse dont il avait occulté l’influence, Œdipe met fin aussi à cette génération parthénogénétique. La lumière d’Apollon est sans doute trompeuse, mais plus encore ce lien sororal sans tiers.

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« Qu’on montre à tous les Cadméens l’homme qui tua son père et qui avec sa mère... (parole impie que je ne saurais redire)1 »

- (1287-1289) Notons-Ie : le parricide est nommable, l’inceste non. Le dire c’est le refaire. Se montrer, c’est y faire penser. Il faut donc s’exhiber pour se punir, mais s’exhibant inviter le voyeur à faire disparaître cet objet de spectacle. « Mais puisqu’on ne doit pas dire ce qu’on ne doit pas faire vite, par les dieux ! cachez-moi hors d’ici tuez-moi, jetez-moi à la mer là où jamais plus on ne me voie » — (1409-1412)

Cette coexistence de contraires peut encore s’expliquer par la successivité des temps. Que le peuple vienne constater l’horreur, pour la bannir de ses yeux définitivement. Mais c’est dans la simultanéité que le discours divin trouve sa pleine mesure. « Noces, noces vous m’avez fait naître, puis vous avez fait lever à nouveau la même semence, vous avez montré des pères qui sont les frères des fils, des femmes épouses et mères du même homme »

- (1403-1405) Toutes les références au voir ne qualifient pas seulement des actes honteux, mais désignent aussi des pièges pour la raison humaine, puisqu’elles démontrent que « Un peut être plusieurs ». Cette parole retrouvée pourrait faire l’objet d’une question à la Sphynge : Quel est l’homme qui est... ? Car, notons le : la ques­ tion que la Sphynge ne pose pas, c’est celle du rapport de l’homme à la femme. Or, la sexualité humaine est, par essence énigmatique2. 1. Un argument de plus pour souligner la plus grande gravité de l’inceste par rapport au parricide. 2. Marie Delcourt a montré que les joutes intellectuelles dans les mythes étaient un équivalent d’un ébat — ou d’un combat sexuel. Du reste, la Sphynge ne dévore les jeunes gens qu’après les avoir violés durant la nuit. Comme les vampires, le charme de ces « chanteuses » cesse au lever du jour : le Soleil, Apollon et sa lumière chassent les cauchemars terrifiants. Cf. Œdipe ou la légende du conquérant. Les Belles Lettres.

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Elle est refoulée, quelque licence d’expression que lui accordent les mythes. Le déguisement ne porte pas nécessairement sur l’acte, mais sur le déplacement et les condensations concernant les buts et les objets de la pulsion sexuelle. L’oracle punissant Laïos aurait pour cause l’enlèvement de Chrysippe. C’est à la fois la violation des lois de l’hospitalité et le forfait homosexuel (qui renvoie indirectement au rapport de l’homme à la femme) qui seraient la source des malheurs qui frappent la maison de Cadmos. Mais personne dans la tragédie n’en souffle mot1. Comme si Sophocle avait refusé, contrairement 1. Je ne pense pas que l’omission de ce fait par Sophocle s’explique ici par une connaissance supposée de son public — comme pour les questions de la Sphynge abondamment nommée — mais plutôt par la crainte que la cohérence mythique s’en trouve affaiblie et par voie de conséquence le pouvoir suggestif de la tragédie. Il suffira d’évoquer l’impiété ou la culpabilité de Laïos sans que l’on puisse décider si l’une et l’autre tiennent à la transgression de l’oracle — qui aurait dû pousser Laïos à l’abstinence sexuelle avec Jocaste — ou si celui-ci avait déjà pour but de punir le père d’Œdipe pour une faute antérieure. Dans ce dernier cas, l’action tragique est banalisée alors que dans le premier toutes les hypothèses sont permises, la plus efficace du point de vue tragique étant celle d’une épreuve envoyée par les dieux dont ils n’ont pas à faire connaître les raisons. C’est à nous de les deviner. En tout état de cause le viol de Chrysippe ne paraît pas mériter une sanction si terrible. Au moment d’aller sous presse nous prenons connaissance de la thèse de Jean Bollack qui interprète la sanction des dieux comme la punition de la maison de Cadmos coupable d’avoir accumulé de trop grandes richesses. L’hybris serait ici dans la thésaurisation de l’or des Cadméens trop avides de biens matériels. Ainsi s’expliquerait l’extinction de tous les Labdacides. Œdipe serait « né damné ». Quand bien même on souscrirait aux critiques de J.-P. Vernant sur l’usage d’un adjectif si fortement lié à la religion chrétienne il nous semble que le problème est ailleurs. Même en adoptant la solution de Bollack la métaphorisation de celle-ci s’applique aux crimes d’Œdipe qui à son tour se montrera — quoiqu’inconsciemment — avide et possessif. Par le parricide il refuse la Loi du père et s’approprie son pouvoir : la couronne et la reine. Par l’inceste il transgresse la prohibition de celui-ci et jouit sexuellement de la mère. Qui plus est son hypothèse d’un complot fomenté par Créon et Tirésias, si elle était vraie, pourrait le rentre maître absolu de Thèbes. Il n’aurait plus à partager le pouvoir avec Créon et se débarrasserait de l’autorité religieuse quasi sacrée de Tirésias. Le prêtre d’Apollon dépourvu d’aura mythique suffirait à remplir les tâches religieuses ordinaires. Enfin, et ce n’est pas le moins important, la

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à Eschyle, d’inscrire le parricide et l’inceste dans une chaîne causale d’abus et de rétorsions. Et ce n’est qu’après coup qu’est dit ce que représente cette conjonction du meurtre du père et de l’acte sexuel du fils fécondant la mère, le nouant à une identité contra­ dictoire qui met en péril la causalité. En vérité la leçon des Grecs me paraît ailleurs. De leur lointain passé ils transmettent un jugement capital. Ils disent : la vie humaine est désir, sans lequel l’existence ne vaut pas d’être vécue. Mais il est de la nature du désir d’être toujours en excès, entraî­ nant de ce fait la sanction qui met un terme à la jouissance toujours peu ou prou transgressive. Reste alors la jouissance de la punition. C’est le tragique. D’où les deux préceptes : « Rien de trop » et « Connais toi toi-même ». Sophocle pouvait-il connaître tout ce qu’il a écrit sans la connaissance d’Eschyle? Nous ne saurons jamais ce que fut l’Œdipe d’Eschyle. Je gage qu’il n’était pas moins grand que celui de Sophocle. Sophocle poète et citoyen nous signifie que la tragédie d’Œdipe est la plus horrible qui puisse arriver à un homme. Non un grand possessivité avide de Laïos ne se laisse pas arrêter par l’oracle qui prescrit en fait l’abstinence au roi thébain, car comment éviter une naissance si ce n’est en s’imposant la chasteté ? locaste n’est pas moins coupable du même péché, car elle connaît l’oracle. A la mort de Laïos — premier temps de la réalisation de la prédiction — n’aurait-elle pas dû se méfier de ce tyrannos, qui ressemblait à Laïos — c’est elle qui le dit — et qui de plus était Œdipe (= pied enflé) et porteur de cicatrices qu’elle ne pouvait ignorer ? Elle nia ces indices, négligea de convoquer le berger de Laïos et passa outre. Son désir d’une jouissance sexuelle illimitée est aussi une figure de la cupidité affectant la maison de Cadmos selon les thèses de Bollack. La référence à la sexualité est incontournable, malgré le désir des philosophes — je pense à Heiddegger et K. Reinhardt — de l’occulter par un recours à une transcendance d’essence spirituelle. L’interprétation de Bollack et la proposition qu’il nous fait de la « damnation » implicite d’Œdipe relèverait du lapsus. Ce ne serait pas la première fois que les héros ou les dieux grecs auraient été sauvés de leur paganisme originel pour être christianisés. Dionysos aussi a subi le même traitement. L’inter­ prétation de Vemant d’inspiration socio-juridique, veut un « Œdipe sans complexe » et se voit contrainte d’inventer une nouvelle discipline : la psychologie historique. Il est difficile devant l’évocation de ces désirs constitutifs de l’humain et cependant impensables, d’échapper aux tenta­ tions dénégatrices offertes par les idéologies existantes.

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malheur comme en connaissent tous les héros, mais « un malheur plus grand que le malheur » (1364-1365), non la honte mais « tout ce qu’on peut faire de plus honteux chez les humains » (1408). Les crimes d’Œdipe, si involontaires soient-ils, le repoussent à la limite de l’humanité. Et c’est bien pourquoi par un renversement digne de Sophocle, Freud en fait le lot humain commun, « en germe, en imagination »4. L’Œdipe-Roi de Sophocle s’est donc distingué de la masse mythique représentable au théâtre par le traitement d’une situa­ tion extrême qui place son héros au point où le mal met en question son appartenance au genre humain. Ce qui perdure en lui d’humanité, ce n’est pas seulement le désir de savoir mais le combat qui se livre en lui entre cette exigence intérieure qui sans cesse le pousse à se rapprocher — fût-ce au prix du sacrifice de tout ce que sa vie lui a permis d’acquérir, pouvoir et plaisir — d’une réponse qu’il s’est engagé à trouver par les voies les plus directes d’une part et les excursions de sa pensée qui l’éloignent de la solution parce que la lumière faite révélerait non seulement sa culpabilité mais l’échec de tout ce qu’il a mis en œuvre pour ne pas sombrer dans le malheur qui lui était destiné, d’autre part. Plus encore, ce qui l’attendrait si les fils de l’enquête convergeaient vers la révélation de sa culpabilité c’est que tout ce qu’il avait mis jusque-là au compte d’actions valeureuses changerait de signe et se chargerait de puissance maléfique. Or, ces mouvements alternés ne sont pas des faux-fuyants, ils ne suppriment pas le désir de savoir, ils n’inclinent pas vers la cessation de la recherche, ils l’orientent autrement. Il n’y a pas véritable rupture de la démarche antérieure mais déboitement. Un écart toutefois suffisant pour que la parole change de fonction. Elle se veut lumière et clarté, solution d’une énigme, sans la moindre ambiguïté et voilà qu’elle est mue à son insu par un daïmon ténébreux, ce qui la force — sans que personne ne le remarque et surtout pas Œdipe lui-même — à tenir un double langage. Ce qui donc nous intéresse dans Œdipe-Roi depuis Freud n’est pas seulement le rapport de la tragédie au complexe sur la seule référence commune au parricide et à l’inceste mais plutôt l’effet des menaces que font peser les désirs qui s’y rattachent sur les1 1. Lettre du 15.10.97 à Fliess.

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processus de pensée, que ces actes aient déjà eu lieu dans le cas d’Œdipe, ou qu’ils risquent d’advenir chez tout un chacun, non comme simple transgression mais comme désorganisation de l’intellect humain. Et c’est à l’occasion de la reprise du mythe par un seul, Sophocle, qui peut être plusieurs — car comment représenter la tragédie sans se laisser habiter par la voix des protagonistes — et pour le profit de tous, tout un chacun étant concerné par cette histoire, qu’est mise en évidence la rencontre du parricide et de l’inceste avec le triple jeu de la vérité, de la raison et de la rationalisation. Il y a plus d’une manière de lire Œdipe-Roi. La première, celle de la tradition, voit dans Œdipe un jouet entre les mains des dieux. On ne saurait parler ici de vérité ; car même en admettant que l’oracle viendrait punir une faute antérieure, la justice des dieux serait-elle si absurde que le châtiment excède à ce point le forfait ? De même dans une telle interprétation rien ne devient compré­ hensible des paroles d’Œdipe s’accusant d’avoir fait ce qu’il a fait tout en attribuant à Apollon la responsabilité de ses actes crimi­ nels. La deuxième lecture, psychologique, montrerait sans peine qu’Œdipe avait bien des éléments pour soupçonner qu’il pouvait être le meurtrier de Laïos1. On postulera alors qu'Œdipe sachant tout depuis le début ne poursuit l’enquête que pour éviter l’aveu de ses crimes et paraître les découvrir à son corps défendant pour s’offrir en victime sacrificielle. Mais alors on fait bon marché du travail de la rationalisation et de la méconnaissance. Il n’y a plus de tragédie parce qu’il n’y a plus de conflit entre la réalisation implacable de l’oracle et le désir d’Œdipe d’échapper à son destin. Une troisième voie s’offre alors, celle des hellénistes modernes, qui voient dans la tragédie le reflet des préoccupations de la Cité débattant de la responsabilité humaine face aux lois, comme expression de la raison, ayant encore à compter avec un daïmon d’essence obscure, témoin d’une moïra qu’un entendement humain ne peut que constater, mais qui évoque aussi les ombres d’un lointain passé, celui dont les mythes se font l’écho, où les actions humaines ou divines n’étaient pas contenues par les règles de la polis. L’expulsion du mal dont l’essence reste mystérieuse,1 1. C’est la thèse, peu retenue, de Ph. Vellacott, Sophocles and Œdipus. Macmillan 1971.

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est assurée par les rituels dont le pharmakos était la victime émissaire1. Dans le cas d’Œdipe cependant il s’agit du roi et qui plus est d’un roi libérateur du mal dont souffrait la cité avant son arrivée. Ici non plus la vérité n’est pas de la partie, puisque cette perspective sociologique et historique est étroitement dépendante du contexte local. Pour que nous puissions parler de vérité, il faut qu’au sein de ce dernier type d’éclairage, nous reconnaissions dans ce daïmon nommé par les Grecs un trait général des figures héroïques, mythiques. Une caractéristique très fréquente de ces incarnations de l’imagination collective est d’accomplir un destin, en s’en détournant d’abord le plus loin possible. Ou ceux-ci interprètent mal les oracles qui expriment de manière sibylline la volonté des dieux, ou ils passent outre, ou ils s’emploient à contrecarrer le sort qui leur est promis. La vérité ne sera pas alors le simple accomplis­ sement de l’oracle, mais la manifestation du daïmon dont l’oracle est le révélateur. Car le daïmon partage avec la vérité d’être caché. La révélation de la vérité est consubstantielle à la révélation du daïmon, la reconnaissance conduisant le sujet à la catastrophe. La catastrophe n’est pas l’accomplissement involontaire du crime, mais la reconnaissance que celui-ci a bien été inéluctablement accompli, anéantissant les ruses entreprises pour échapper au temps. Car telle est l’incertitude qui pèse sur les actions humaines. Tout justifie que le daïmon soit conjuré et réprimé par les lois de la Cité qui limiteront son pouvoir alors même qu’il est sûr par ailleurs que les plus sages n’en sont point délivrés. Le meilleur parti est encore d’en reconnaître la puissance et de lui laisser un certain champ d’exercice. Le théâtre tragique est né de cette connaissance instinctive. Dionysos sera reconnu comme un dieu à part entière par les rois s’ils ne veulent pas subir le sort de Penthée. La vérité de la tragédie consistera à mettre en lumière ces vérités que le groupe social n’aborde soit qu’indirectement, à distance, comme punition des dieux à l’égard de l’hybris des hommes, soit comme mobiles de leurs propres aventures, soit par le biais de la législation qui en limite les effets et prescrit droits et devoirs, soit enfin par le savoir réflexif qui laisse espérer en la domination de la rationalité. 1. C’est l’interprétation de J.-P. Vemant.

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Ce que montre la tragédie est que les mouvements vers la vérité dans le cœur humain ne permettent plus de considérer celle-ci comme un trésor enfoui qui attend patiemment et passivement son découvreur n’ayant à lui opposer que son invisibilité. Et ce ne sont pas seulement les obstacles qui se dressent contre la raison comme autant d’obscurités à déchiffrer qui suffisent à décrire le difficile travail du dévoilement. La nature de la vérité se laisse deviner pour ainsi dire négativement par la capacité dont fait preuve son contraire de subvertir la raison en créant le double qui lui res­ semble comme un frère : la rationalisation. C’est par la rationalisation que nous prenons conscience du pouvoir d’égarement de la vérité daïmonique. Moins par les actes qu’elle pousse à commettre que par le détournement de la raison. Écart minimal que la raison elle-même n’aperçoit pas. On ne saurait totalement expliquer la rationalisation par le seul souci d’Œdipe d’échapper à la culpabilité puisque la parole rationnelle qui sort de sa bouche est celle-là même qui, à la négation près, est celle qui énonce son anomie : « Un ne saurait en être plusieurs. » En ce sens la lutte pour la défense de l’innocence est elle-même traversée par le daïmon, qui réunit et l’acte et la disculpation. C’est alors tout le problème de la causalité qui s’en trouve reposé. Ce que les dieux prédisent est sans cause. Ou du moins ceux-ci la taisent. La seule exigence qu’ils énoncent, trouver le meurtrier de Laïos, ne fait allusion qu’à la cause de la peste et non à la cause du crime. Ils ne prescrivent alors rien d’autre que la reconstruction de l’enchaînement des événements d’alors. Or, ce que la tragédie va exposer sous nos yeux c’est en fait le choc de cette causalité extérieure à laquelle se conforme la rationalité qui lui est propre avec la causalité interne d’Œdipe. Celui-ci devant chaque informa­ tion nouvelle met à profit les ressources d’un raisonnement multi­ ple qui sont autant de variations sur sa manière de s’impliquer comme cause. Il est tour à tour agent de vérité, par son obéissance au commandement delphique et roi avisé de la Cité rassemblant les témoignages pour remonter le cours du temps afin de savoir ce qui s’est réellement passé alors. Mais il est aussi l’accusé devenu accusateur. C’est-à-dire qu’il ne se contente pas de nier l’accusa­ tion mais lui-même désigne un autre agent causal. Enfin, pour ce qui le concerne, il ne cesse d’opérer des déductions, de soulever des objections qui au moment le plus critique débouchent sur l’idée qu’il est à lui-même sa propre cause — fils de la Fortune —

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établissant alors la plus grande distance possible entre la question de son identité c’est-à-dire celle de ses origines et celle des malheurs de Thèbes. Œdipe plaide tour à tour la cause du savoir ; il se veut la cause de son innocence, puisqu’il veut savoir, cause de soi, cause de culpabilité sans savoir et cause volontaire de son châtiment. Entre la vérité abstraite des oracles qui frappent les Labdacides et le daïmon obscurément agissant d’Œdipe, la parole fait surgir les causalités entrecroisées. Les différents discours se réfléchissent les uns sur les autres autour de cette raison apparemment triom­ phante dont les déformations rationalisantes ne sont pas sans parenté avec le style du devin. Il serait insuffisant de dire que la parole inspirée se manifeste en dépit de la rationalisation. L’une et l’autre sont plutôt dans un rapport de symétrie par rapport à la rationalité à cette différence que la seconde tourne à l’avantage du héros tandis que la première le pousse toujours un peu plus loin vers l’abîme. Ce n’est pas le caprice des dieux qu’il faut évoquer dans ce renversement, mais sans doute le déclin débutant de cette parole inspirée au profit des vertus de la seule raison humaine logique, déductive, légiférante. Qu’aurait pensé l’auteur d’ŒdipeRoi de celui de la République, qui appelait de ses vœux la mort de la tragédie, et qui, en fait, finit par l’obtenir? Par rapport à la raison, la vérité se révèle par des voies obliques. Une obliquité analogue va s’installer dans la raison pour donner naissance à la rationalisation. Mais alors que l’obliquité de la parole divine relie des termes qu’aucun lien immédiat ne paraît réunir, l’obliquité de la rationalisation reliera en les dissociant la raison et son daïmon. Dans la réponse qu’Œdipe fait à la Sphynge — Sophocle ne la rappelle pas mais elle est dans toutes les mémoires par l’ingéniosité de sa solution —, le héros rassemble en une individualité unitaire les trois états que l’âge donne à son apparence, faisant varier le nombre, toujours supérieur à un, de ses membres, en une série non successive : 4, 2, 3. Et c’est au nom d’un principe rationnel, qui se révélera à la fois vrai et faux, qu’il se fonde pour s’exclure de ce qui s’est passé au fameux carrefour à trois branches : « Un homme ne saurait en être plusieurs ». La causalité, guide et but de la raison, fondée sur l’identité unitaire témoigne de ce que la référence à l’Un est détruite après coup lorsqu’Œdipe se découvrira parricide et inceste. Cela n’est dit en clair qu’après la reconnaissance d’Œdipe. Son statut contre­

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vient à cette clause préalable au procès de la démarche rationnelle rigoureuse puisqu’il est, entre autres, le fils et l’époux de sa mère. Encore que ceci ne soit passible que d’une interdiction légale sans que l’unité « naturelle » ne relève de l’impossible. C’est par l’acte de la génération que ses enfants acquièrent la condition impensable qui les rend fils, filles, et frères et sœurs de leur père. Dans une telle constellation familiale, un seul membre ne peut être un ou plusieurs : le père d’Œdipe. Il est vivant ou mort. Il devient le terme fixe qui devrait par l’abstinence empêcher les bouleversements de la causalité. Mais le désir l’en empêche ; son daïmon. Celui d’Œdipe ne se borne pas à l’accomplissement d’actes interdits mais à ces ruses de la pensée où il s’assura un triomphe facile sur la Sphynge séductrice et dévoratrice. Or quand la rationalisation ne prend pas chez Œdipe la forme de la projec­ tion c’est dans le dialogue avec Jocaste qu’elle est la plus vive. Elle est d’ailleurs soutenue et renforcée par les arguments de l’épouse mère. Nous serions en droit de penser que le fondement ultime de la rationalisation est le maintien du lien incestueux, pensée commune au fils et à la mère. Aussi lorsque celle-ci se développe en l’absence de Jocaste, le double sens des paroles qu’Œdipe proclame pourrait aussi être rattaché à sa double condition d’homme innocent et néanmoins incestueux. La rationalisation serait en fin de compte la langue maternelle d’Œdipe. La parole inspirée en est la doublure et c’est pourquoi il peut déchiffrer les énigmes de ce monstre féminin séducteur et mortifère qu’est la Sphynge. La virilité du roi de Thèbes cache dans ses plis une féminité fondamentale héritée de sa mère. Devenu son amant il perdra l’un des membres de la paire que forme la parole inspirée et la rationalisation. Ayant connu la jouissance du corps de la mère, le roi Œdipe n’est plus que le fils incestueux de Jocaste, qui est en fait la seule à régner sur Thèbes, arbitre des conflits qui opposent l’oncle maternel (Créon) et le fils époux. Sophocle n’est pas de la génération de ce Grec à deux têtes dont parle M. Détienne où le philosophe archaïque est le frère jumeau du poète hésiodique. Les temps ont changé, l’ordre social encore naissant tolérait cette bicéphalisation. Le refoulement par la raison de ces modes anciens de penser a permis les avancées victorieuses de l’organisation sociale, de l’histoire et de la philosophie. Mais la tragédie fait retour sur tout cela. Elle ne rétablit pas les valeurs anciennes, pas plus qu’elle ne parle la langue du passé. Elle tient le discours du

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présent mais montre que celui-ci reste hanté, non par quelque résurgence mal liquidée, mais par un fonds permanent qui ne cesse de se retrouver dans les plis de la raison la plus intransigeante. Freud découvrira vingt-cinq siècles après et dans de toutes autres circonstances l’existence des processus primaires, ignorant la négation où le principe de non-contradiction est mis hors-jeu ; en effet « Un peut être plusieurs » non en acte mais dans certains processus de pensée. A la différence de la rationalisation, ceux-ci n’ont guère besoin de se modeler sur les figures de la raison, parce qu’ils sont l’expression d’une raison autre — ce que la rationalisa­ tion se masque. De la raison ils ne conservent que la censure ; non celle qui interdit au raisonnement certains choix, mais celle qui se borne à prohiber une expression directe du désir. Jamais le refoulement ne disparaît totalement, car alors disparaîtrait avec lui toute possibilité de penser. Quittons Sophocle et Œdipe et tournons-nous vers Freud et son complexe d’Œdipe. III. Œdipe : Le

complexe, structure, modèle

complexe et sa disparition

Vingt-six ans après son apparition officieuse dans la psychana­ lyse, le complexe d’Œdipe refait surface sous la plume de son créateur dans Le Moi et le Ça. Freud en donne une formulation presque structuraliste, où il décrit la double constellation œdi­ pienne, positive et négative, précisant qu’il ne persiste que des vestiges éparpillés de cet ensemble chez l’adulte. Comme souvent, il reviendra sur la question quelques temps après, estimant qu’il l’a insuffisamment traitée. Pourtant la question de l’Œdipe n’a cessé de le préoccuper, que sa pensée se tourne vers les faits socio­ culturels (Totem et Tabou) ou qu’elle soit plus directement sollici­ tée par sa pratique. Les exposés de cas des Cinq psychanalyses en sont la preuve. Cependant il semble que la logique de l’ensemble lui ait fait défaut jusque-là. Il faut cette longue incubation pour que Freud se décide à écrire en tête d’un travail qui suit de près Le Moi et le Ça : « De plus en plus le complexe d’Œdipe dévoile son importance comme phéno­

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mène central de la période sexuelle de la première enfance1. » Mais aussitôt cette centralité reconnue, Freud poursuit : « Mais il disparaît ; il succombe au refoulement et le temps de latence lui succède. » Pourquoi? Deux thèses se proposent. La première est individuelle et psychologique. L’Œdipe cesserait d’exister par suite de douloureuses déceptions. La seconde relève de la biolo­ gie. Déterminée héréditairement par les lois de l’espèce, sa fin n’a pas besoin d’autre justification que celle de la chute des dents de lait. Conception ontogénétique et phylogénétique se complètent plus qu’elles ne s’opposent. C’est le complexe de castration, où expérience individuelle et détermination spécifique vont l’une vers l’autre, que Freud rend responsable de cet arrêt. Ici il faut rappeler que le fantasme qui est au centre du complexe, celui de la castration, tout comme ceux de la séduction, de la scène primitive et l’Œdipe lui-même sont inclus par Freud dans le groupe des fantasmes originaires. Il voit en ceux-ci des schèmes phylogéné­ tiques qui ont une fonction de catégorisation des expériences individuelles. En somme, l’Œdipe serait la résultante d’une sorte de programmation psychique à laquelle l’individu n’échappe pas, aussi fatale que l’accomplissement d’un oracle. En fait c’est le complexe qui devient la cause de l’oracle. Ce dernier ne fait que prédire ce qui aura lieu. La science dément — jusqu’à plus ample informé — le fondement héréditaire de ces hypothèses. Soit. La psychanalyse est obligée de constater que, pour des raisons que nous ignorons, ces fantasmes ont en effet un rôle organisateur pour la psyché. Ce qui nous intéresse aujourd’hui ce n’est pas la cause de la disparition du complexe d’Œdipe, psychologique ou biologique, ce sont les effets de cet effacement. A la vérité, il ne s’agit guère d’une disparition, car rares sont les sujets qui ne continuent pas à vivre intensément à l’âge adulte les répercussions de leur enfance œdipienne. Et il faut une grave désorganisation de la personnalité pour que n’en subsiste aucun témoignage indirect. Ce que l’on observe le plus fréquemment est la sélection de tel ou tel aspect de l’ensemble de la constellation œdipienne et son investissement affectif prévalent. Ce qui est observé joue le rôle d’une focalisa­ tion avec minimisation, voire enfouissement d’autres aspects qui tantôt appartiennent à la polarité affective inverse de l’aspect 1. « La disparition du complexe d’Œdipe » in La Vie sexuelle, trad. D. Berger, PUF, 1969, p. 117.

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valorisé, tantôt à la polarité affective de même signe dont cer­ taines parties sont laissées dans l’ombre. En somme, c’est bien le complexe, en tant que complexe, qui est détruit, car la persistance des traits retenus ne suffit pas à elle seule à faire sens, ou si elle y parvient, n’y arrive que très partiellement... Autrement dit les effets du refoulement laissent subsister un ensemble qui se lie mal, ou avec une cohérence faible. On justifie le maintien du refoulement par les mécanismes de défense contre l’angoisse et sans doute la part de vérité de cette opinion est de grande portée. Pourtant, l’expérience apprend que l’angoisse se manifeste bel et bien, souvent violemment. Faut-il alors seulement supposer que l’angoisse serait encore plus grande si le refoulement était levé ? C’est la solution adoptée par beau­ coup de psychanalystes. La situation paraît plus compliquée et plus paradoxale. La destruction de l’Œdipe, fruit de l’échec de la réalisation des désirs, est surtout le fait d’un douloureux constat d’impuissance. Car la seule solution de l’Œdipe, blessante pour le narcissisme, est le renoncement. Celui-ci s’accompagne de l’iden­ tification au rival de même sexe et à la substitution de l’objet du désir appartenant à l’autre sexe. Aussi la reconnaissance de la logique d’ensemble du complexe s’accompagnerait-elle, non seu­ lement du rappel des sanctions ou des menaces de tous ordres qui pèsent sur l’organisation psychique, mais surtout de la double incapacité à modifier une situation intérieure dont les parents sont les objets, et à empêcher que de l’intérieur le sujet soit si vulné­ rable à leur attitude envers lui et aux mouvements intempestifs des désirs contraires qu’il porte à chacun d’eux. Parce que le sujet se veut cause de tout, il ne se sent plus cause de rien. Certes, l’amour des parents est un puissant motif de consolation, mais on sait combien il suffit de peu de chose pour avoir l’impression de perdre cette raison d’être et de vivre. A l’âge adulte, c’est le rappel de cette impuissance qui doit être évité. Tous les investissements déplacés des relations directes avec les parents sont certes des sources nouvelles de plaisir. Le lot de consolation ou de satisfaction issu des réalisations qui renforcent le sentiment de la valeur qu’autrui vous accorde, ou celle que l’on se reconnaît à soi-même est loin d’être négligeable. Mais pour une grande part il a surtout pour effet de conjurer la dépression liée au sentiment d’impuissance. Celle-ci reléguée dans l’oubli a

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cédé la place à des choix dont les déterminismes sont occultés. Ils donnent le sentiment d’agir sur le monde et sur soi-même. Le paradoxe est que c’est dans la culpabilité, parfois consciente mais le plus souvent inconsciente, que le sujet retrouve à la fois et le sentiment d’impuissance et celui d’être « cause », comme s’il s’appropriait d’un même mouvement le pouvoir causal des parents et l’accablement de ne pouvoir influer sur le cours des choses tout en ayant été le point de départ de tout le mal. Si l’on se remet en mémoire la phrase de Freud : « On peut (...) étendre le contenu du complexe d’Œdipe à toutes les relations de l’enfant avec les deux parents»1, on comprend mieux que l’impuissance apparaisse comme le fil conducteur qui peut nous aider à voir plus clair dans les relations structurales et historiques qui permettent de saisir le complexe d’Œdipe dans son déploie­ ment et son apparente disparition. Nous n’entendons nullement minimiser le rôle de l’angoisse liée aux sanctions qui font l’objet des projections variées qui menacent la possibilité de jouir de la vie, et les défenses suscitées pour empêcher son développement. Mais celle-ci, loin d’être un vécu uniforme, se présente avec une multiplicité d’aspects et de conte­ nus qui laissent penser qu’elle est toujours en rapport avec un travail de symbolisation. Et elle est aussi, incessamment, appel à l’objet. Cela nous rappelle le dernier écrit que Freud lui a consacré (Inhibition, symptôme et angoisse). Le jeune enfant y est présenté en état d’Hilflosigkeit car la déréliction est l’état du bébé menacé de se trouver dans l’incapacité de pouvoir compter sur l’objet pour la satisfaction de ses pulsions, risquant les affres d’une annihilation psychique. Dans ces conditions, le complexe d’Œdipe dans son déroule­ ment habituel, distribue en réseau ordonné des valeurs symbo­ liques, procède à des répartitions affectives et surtout règle une circulation entre dedans et dehors où l’ensemble familial opère la médiation entre le sujet et le monde et surtout le monde des autres. Les objecteurs de la psychanalyse ont trop souvent pensé l’Œdipe selon — si j’ose dire — sa morphologie extérieure. En citant des cas pris dans des cultures différentes de la nôtre où le 1. S. Freud, « Sur la sexualité féminine » (1931) in La vie sexuelle, trad. D. Berger, PUF.

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stéréotype observable ne répondait plus aux descriptions de Freud, ils ont voulu contester sa portée de modèle. Or, ce que révèle l’Œdipe, ce sont les constituants de la subjectivité tels qu’on peut les dégager non d'une nature humaine abstraite mais d’un ensemble de traits fondamentaux. Que les rôles impliqués par lesdits traits varient ou qu’ils en compliquent l’interprétation ne change rien à leur fonction référentielle. Il faut ici se garder aussi bien de l’excès d’une naturalisation de l’inter­ prétation que de sa culturalisation trop poussée. Le progrès de la connaissance dans la psychanalyse s’est surtout attaché, tant au point de vue clinique que théorique, à mieux dégager le sens et les fonctions des faits psychiques qui n’étaient pas directement rattachables à l’Œdipe dans le but de mieux cerner les étapes de sa genèse ou de ce qui faisait obstacle à sa fonction structurante. Par ailleurs, la principale critique dont l’Œdipe est l’objet hors de la psychanalyse est sa dépendance à l’égard de traits spécifiques à notre culture et à notre époque. Nous allons nous assigner pour tâche d’en proposer une formula­ tion qui évitera, autant que possible, de donner prise à cet argument. Nous essayerons du même coup de montrer qu’on peut, à partir d’un modèle œdipien, éclairer ce qui est supposé advenir avant la phase œdipienne proprement dite. Ce sera le point le plus approché de cette vérité qui nous fuit toujours pour ne pas nous aveugler. L’ŒDIPE : STRUCTURE

L’Œdipe, on le sait bien maintenant en France grâce à Lacan, est une structure. Mais il est regrettable qu’après avoir tant clarifié nos vues à ce sujet, Lacan ait relégué à l’arrière-plan son impor­ tance1 en cherchant du côté d’un inconscient formalisable la réinterprétation de la problématique psychanalytique. C’est un autre parti que nous adopterons ici. La position spécifique de l’Œdipe structural tient à sa double appartenance à la nature et à la culture. A la nature, par la biologie, avec la découverte du code génétique. Dès lors qu’il y a 1. Comme d’autres tendances de la psychanalyse d’inspiration tout à fait différente.

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sexualité, il y a un patrimoine génétique qui reçoit une moitié de gènes paternels et une moitié de gènes maternels aléatoirement sélectionnés et recombinés. La sexualité a pour corollaire la mort, cette autre invention de l’espèce. Il n’est pas d’individu qui ne naisse de deux êtres sexuellement marqués (différence de sexes) et qui sont ses géniteurs (différence des générations). La flèche du temps et la coupure sexuelle — la limitation de la sexuation résultant d’une sexion — scellent le destin biologique de l’individu en tant qu’il est un enfant sexué et unisexué, cette différenciation le vouant à appartenir au même sexe que celui de l’un des deux parents et, le plus généralement, à s’apparier plus tard avec un individu du sexe du parent dont il diffère. En revanche, le double héritage parental fonde, sur une prévalence sexuelle anatomophysiologique, une bisexualité réelle — par les vestiges persistants des facteurs sexuels appartenant à l’autre sexe que celui auquel le sujet se rattache — dont les conséquences psychiques relèvent d’autres facteurs. La prématuration, ou si l’on veut l’inachève­ ment de l’enfant, crée des relations de dépendance aux deux parents pour sa survie, et pour sa vie, ce qui constitue un trait distinctif de l’homme par rapport à d’autres espèces animales. La longueur de sa dépendance à ses congénères le rend tributaire, à côté de l’héritage biologique d’un héritage social. Car la culture imprègne la vie de l’enfant dès sa sortie du ventre maternel, pour ne pas dire avant. Inutile de rappeler ici la règle des règles selon Lévi-Strauss : la prohibition de l’inceste, si ce n’est pour regretter que la façon dont il en rend compte, soit comme un requisit pour que les jeux de l’échange puissent avoir lieu, est tout à fait insuffisante pour un psychanalyste qui postule qu’on n’interdit que ce qui est un possible objet de désir. Cette imprégnation culturelle doit, pour être intégrée, passer par un processus d’appropriation, la part de ce qui est de l’ordre de la nature pesant lourdement au début de la vie. A la suite de Lévi-Strauss d’autres anthropologues (B. Juillerat, M. Godelier) ont donné d’autres interprétations de cette prohibition univer­ selle, plus proches de la psychanalyse. L’Œdipe est individuel et collectif, parce qu’il est avant tout une structure humaine, qui régit les rapports entre les hommes, et même le rapport des hommes à la nature et à la connaissance. Son espace est la famille, pas l’individu. L’Œdipe n’est pas le familia­ lisme mais tout le contraire, le passage par la médiation de la famille,

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de la naissance à la vie de la société. Les relations entre famille et société, le rôle qu’y joue l’Œdipe dans le conflit que toutes les sociétés connaissent entre les passions humaines et leur rapport à leurs institutions ne sera pas envisagé ici. Disons cependant que toute société organisée fonctionne de manière à obtenir un jeu réglé entre les satisfactions pulsionnelles accordées aux individus et les exigeances du groupe dont celui-ci fait partie, ce qui entraîne ipso facto des restrictions (sous forme de prohibitions et de prescriptions), au nom des valeurs qu’elle se donne. Freud faisait justement remarquer que la différence entre l’animal et l’homme tenait moins à l’organisation respective de leur Moi qu’au Surmoi. Quitte à m’avancer, je ne crois pas que le modèle de l’appareil psychique proposé par Freud — et qui n’est qu’une manière de mettre en forme la structure œdipienne — soit foncièrement inadéquat à l’appréhension de la vie sociale. Mais il est de fait qu’entre ce schéma très général et le fonctionnement effectif des sociétés, nous demeurons incapables de saisir les processus détail­ lés qui nous éclaireraient sur l’articulation de l’un à l’autre. Il faut bien dire qu’à l’heure actuelle aucune conception ne se révèle apte à satisfaire notre curiosité tant la complexité des faits et la difficulté à saisir leurs modes d’interaction ou à cerner les sousensembles en relation, échappe à une vision cohérente. Cet encadrement par la biologie et la société ne doit pas nous masquer qu’il y a changement d’ordre à la naissance, la biologie étant relayée par l’instauration de la relation avec les objets humains qui sont les parents, vecteurs des valeurs culturelles donc symboliques. Un changement d’ordre comparable mais beaucoup plus progressif intervenant lorsque la culture se transmet par les substituts des parents. Toutefois, ce passage n’est pas continu et sans retours en arrière, puisque la sexualité est diphasique et que lors de son second temps deux crises, la première biologique (la puberté), la seconde sociale (l’adolescence) vont mettre à l’épreuve les organisations antérieures. Si nous nous sommes référés jusque-là aux géniteurs (dans une perspective biologique) ou aux parents (d’un point de vue sociolo­ gique) l’objet parental œdipien (c’est-à-dire vu sous l’angle psy­ chique) est défini par son rapport au plaisir et à ses vicissitudes comme matière de l’organisation du monde intérieur. Une tendance de la psychanalyse contemporaine, dominante à l’heure actuelle, ne veut voir dans l’Œdipe qu’une étape du

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développement libidinal. Elle fait porter la recherche sur la confrontation entre les données de l’observation des enfants et l’expérience clinique pour tenter une reconstruction hypothétique des phases successives qui marquent la maturation. Ce point de vue est donc opposé à la conception structurale sans laquelle les lignes directives du développement restent obscures. La concentration des efforts thérapeutiques de certains ana­ lystes contemporains, plus ou moins éloignés de Freud, sur les cas limites et les structures psychotiques justifierait cette approche plus « historique », par l’étude des fixations antérieures à la phase œdipienne. Cette vue est simpliste. Tout sujet, quelle que soit sa structure psychopathologique, arrive à l’Œdipe. La centralité de l’Œdipe, vient de ce que l’enfant, avant d’en faire lui-même l’expérience, occupe une place qu’on ne peut que référer à l’Œdipe, déjà là, de ses parents. L’Œdipe est structure comme destin à accomplir. En germe dès la naissance, et même avant celle-ci dans les fantasmes parentaux, il atteint sa pleine floraison à la fin de la sexualité infantile. Concept à deux places, la première recouvre l’ensemble des relations de l’enfant à ses objets parentaux considérés globale­ ment, la seconde nous révèle la constitution du sujet comme émergeant de cet ensemble par la culmination des conflits liés à la différence des sexes et des générations. La disparition du complexe se constitue en organisateur psychique qui non seule­ ment, comme on l’a déjà dit, donne un sens rétrospectif aux phases antérieures à son installation, mais devient aussi, à travers les remaniements défensifs auxquels il donne lieu, le déterminant des choix d’objets ultérieurs et l’évaluateur de tous les problèmes relatifs à la différence des sexes et des générations. L’Œdipe, pour être structural, n’en est pas moins historique. Il a une vie, une mort apparente, et une survie inconsciente. L’intérêt d’une telle conception n’est pas de voir ce « pro­ gramme » comme une norme car ce n’est ni son exécution, ni sa non-exécution qui peuvent servir de barême par rapport à un tel critère. C’est comme modèle d’intelligibilité qu’il permet de saisir les variations qui auront été imprimées à sa structuration dans l’enfance à travers l’expérience qu’en a faite le sujet pour son propre compte et qui l’articule aux structures œdipiennes de ses deux parents. C’est enfin en tant que parent potentiel qu’il sera l’un des deux organisateurs de l’Œdipe de ses descendants.

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L’œdipe,

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modèle

En dépit de sa reconnaissance tardive que l’Œdipe recouvre l’ensemble des relations avec les parents, Freud n’a jamais poussé cette remarque jusqu’à ses conséquences. Il n’est pas fortuit que cette nouvelle idée figure dans un article sur la sexualité féminine, où il découvre la richesse insoupçonnée des premières relations de la fille à sa mère. A cette occasion, il s’est appliqué à préciser les différences entre l’Œdipe du garçon et celui de la fille. Il importe peu pour notre développement de rappeler tout ce qui manque à la théorie freudienne sur les phases antérieures à la manifestation du complexe. Quant à la conception d’ensemble de celui-ci, il n’a pas été beaucoup plus loin que ce qu’il avait déjà exposé dans le Moi et le Ça. Soit, à propos de l’Œdipe du garçon, qu’à côté des sentiments tendres envers la mère et d’hostilité envers le père existaient aussi des affects hostiles envers la mère et de tendresse envers le père, cette constellation donnant lieu à la double identifi­ cation masculine et féminine. Mais dans tous les cas, c’est le père qui reste 1’ « agent » de la castration dont la mère ne fait qu’évo­ quer la menace. Cependant, la façon dont il faudrait intégrer les étapes anté­ rieures à la manifestation du complexe à sa phase de pleine éclosion, a été laissée dans l’ombre par Freud. Ses successeurs n’ont, dans l’ensemble, guère aidé à la solution de cette question en dépit de l’opinion contraire très largement répandue par les auteurs de mythes psychanalytiques. Dans ce que nous allons décrire prendront place un certain nombre de concepts théoriques dont le sens va, pour ainsi dire, prendre corps dans le cadre général du complexe d’Œdipe historique et structural. Il faudra pouvoir proposer une structure globale susceptible de rendre compte du fonds commun qui constitue l’ensemble des déterminations primaires modelant le complexe indépendamment des particularités culturelles qui lui donnent ici et là une forme apparemment différente. Essayons donc de construire un cadre historico-structural qui rende intelligible sa signification. Il faut partir d’un triangle ouvert réunissant le père, la mère et l’enfant. Cette triangulation de départ récuse la description habi­ tuelle qui ne veut voir à l’origine que la relation mère-enfant, d’où le père serait absent au début, dans une perspective empiriste. Car

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— faut-il le rappeler? — l’enfant ne doit son existence qu’à la relation père-mère. Qui plus est, dès qu’il apparaît, il est reconnu comme produit de cette union. Ses traits en portent la marque, et l’on y reconnaît même la présence sous forme d’une ressemblance attestée dès sa sortie du ventre maternel avec tel ou tel grand­ parent paternel ou maternel ou tout autre collatéral. Rappelons encore après beaucoup d’autres, l’importance des fantasmes de la mère, préalables à la naissance. Nous ne nous y attarderons pas, encore que cette interférence avec l’Œdipe parental soit capitale, mais son actualisation dans le triangle du présent pèse encore plus lourdement comme nous l’allons voir. Triangle ouvert, disons-nous, parce qu’alors que le rapport mère-enfant est corporel et direct — tout comme la relation mère-père, sinon au même titre, du moins à un titre équivalent — la relation du père à l’enfant conserve un caractère indirect. Le contact n’y est jamais aussi pleinement marqué par le corps à corps comme celui qui a réuni durant la grossesse la mère et l’enfant. Dans le chapitre VII de Psychologie des foules et analyse du Moi qui porte sur l’Identification, Freud définit celle-ci « comme expression première d’un lien affectif à une autre personne.1 II décrit alors cette phase préhistorique du complexe d’Œdipe, où le père est pris par le garçon comme modèle idéal. C’est donc une identification première à un idéal du Moi. Et Freud de préciser qu’il serait erronné de l’interpréter comme une manifestation passive ou féminine à l’égard du père. Il ajoute même qu’il s’agit d’un comportement typiquement masculin. Freud poursuit sa réflexion en mettant en perspective cette identification au père de la préhistoire individuelle avec un autre type de relation que l’enfant adopterait simultanément « peut-être même antérieurement », c’est « l’investissement objectai de la mère selon le type par étayage ». Le destin de la théorie freu­ dienne se jouera sur ces remarques. Pour Lacan c’est bien cette préséance du père qui servira de pilier central de son élaboration théorique, poussant cette identification imaginaire première jusqu’à ses conséquences symboliques. Ce sera le Nom du Père et sa relation au signifiant. Pour Mélanie Klein la réserve exprimée par Freud sur la possibilité d’une antériorité du lien à la mère (et non la simultanéité des deux liens, invoquée par lui) ne fera pas le1 1. C’est moi qui souligne.

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moindre doute. D’un côté le phallus, de l’autre le sein tous deux également tout-puissants, ou plutôt porteurs d’un potentiel de signifiance quasi-absolu. Freud, de son côté, tient les deux bouts de cette double relation, et c’est encore lui qui nous donne l’image, à mon avis, la plus féconde. « Il [l'enfant] présente alors deux liens psychologiquement différents, avec la mère un inves­ tissement objectai nettement sexuel, avec le père une identifica­ tion exemplaire. Les deux coexistent un temps sans s’influencer ni se perturber réciproquement. Par suite de l’unification, irréver­ sible dans sa progression, de la vie psychique, ils finissent par se rencontrer et de cette confluence naît le complexe d’Œdipe normal. » Toute la suite qui a l’éclat du diamant serait à citer. Bornons-nous à reconnaître l’inspiration synchronique et diachro­ nique de Freud. Ces remarques qui sont tirées non de l’analyse des adultes mais de ce qu’on pourrait appeler l’observation directe spontanée de Freud ont fait l’objet d’études beaucoup plus approfondies, beau­ coup plus systématiques et beaucoup plus précises, sans que l’on puisse dire en toute sûreté que l’on ait gagné au change. Car ce qu’il importe de souligner, c’est l’opposition que Freud établit entre la relation objectale, maternelle et sexuelle de l’enfant au sein de sa mère et la relation narcissique, faiblement sexualisée, ou même pas du tout, de l’enfant à l’image idéalisée du père. Ces deux aspects se retrouvent bien dans le transfert de nos analyses d’adultes. Pour ma part, je suivrai la voie indiquée par Freud et je décrirai le résultat de mes observations directes spontanées — et donc peu « scientifiques » pour exposer mon modèle de l’Œdipe sinon le modèle de l’Œdipe. Car aucune observation ne peut permettre de déduire les hypothèses qui en orientent le résultat. Ces hypothèses sont à construire et à déduire. Revenons donc après cet indispen­ sable excursus à l’enfant dont les premières relations ont été dessinées. Entre la mère et l’enfant s’installe ce qu’on a coutume d’appeler la relation fusionnelle dont les échanges sont ponctués par les réunions et les séparations, qui ne font l’objet d'aucune cons­ cience, mais permettent déjà de scinder cet univers de relations pulsionnelles en bon et mauvais. L’erreur commune dans la construction des hypothèses relatives au développement est de toujours vouloir se placer du côté de l'enfant, comme s’il y avait

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moyen d’avoir connaissance de ce qui se passe en lui et comme si les facteurs organisateurs étaient tous de son côté. Au contraire, une approche structurale s’efforcera de saisir ce qui est significatif dans la situation décrite sans se perdre dans des considérations psychologisantes. Une telle approche devrait envisager l’existence de circuits oscillants de l’enfant à la mère et de la mère à l’enfant chacun y apportant sa charge significative propre, dans une rela­ tion inégalitaire et sous-tendue par la différence de potentiel entre le bébé et son objet. De même, il est tout à fait leurrant de prétendre que dans la relation dyadique entre la mère et l’enfant le père serait inexistant. Comment pourrait-il l’être puisque l’enfant est né du rapport père-mère ? La solution n’est pas à attendre non plus des observations fines qui démontreraient sa participation moins négligeable qu’on le pense à ces prémices de la vie de l’enfant. Il est clair cependant que l’essentiel à ce moment se passe entre la mère et l’enfant. Mais la situation triangulaire n’en est pas moins maintenue, parce que le père s’y inscrit comme figure d’absence. Ce facteur essentiel de la structuration des rapports mère-enfant tient à la place qu’occupe le père dans l’esprit de la mère. Et précisément de la façon dont elle le situe par rapport aux fantasmes œdipiens de son enfance. Cette actualisation lui assigne un statut de cause absente, qui est le déterminant invisible de la relation mère-enfant. Bien entendu, le père est lui aussi sous le coup d’une réactivation analogue mais les effets de celle-ci ne se font sentir qu’à distance parce que les échanges corporels qu’il a avec l’enfant, si riches qu’ils soient, ne se peuvent comparer avec ceux de la mère qui a connu l’expérience de la grossesse et de la prolongation du rapport charnel dans les premiers liens qu’elle entretient avec le bébé. L’intervention effective du père, de ce père primordial dont Freud fait une image qui ne suscite à ce moment aucun conflit, sera signifiée par le temps où il deviendra le symbole de la fin de cette relation fusionnelle par le rôle séparateur qu’il joue entre mère et enfant. Cette intervention est le sens qu’il faut donner à l’individuation. Celle-ci n’est pas le fruit d’une simple maturation psycho-biologique. Sa conséquence est de couper le courant d’investissements réci­ proques qui reliait la mère et l’enfant. Une double relation s’ins­ taure : elle ramène à chaque pôle du couple originaire mère-enfant une partie des investissements qui vont constituer le narcissisme de l’enfant et reconstituer le narcissisme maternel, étant

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entendu qu’un courant continu d’investissement continue de réu­ nir directement l’enfant et sa mère par intermittence. Cependant si ce dernier courant a quelques similitudes avec celui qui le précédait, s’il en prolonge les effets, il n’est plus le même du fait que désormais l’objet a été perdu. Mais cette perte d’objet est compensée par l’entrée en jeu d’un autre objet : le père. Désormais, l’enfant ajoute au courant d’investissement qui le relie à la mère, un courant qui régit les rapports avec le père, tandis que se structure le rassemblement des pulsions du Moi et sa modification en narcissisme secondaire. C’est une situation triangulaire patente, ce n’est pas encore l'Œdipe. La tripolarisation des relations a eu une conséquence capitale : la découverte du deuxième objet. Celle-ci va avoir pour résultat non seulement la conscience que l’enfant n’est pas l’unique objet de sa mère, ni sa mère son unique objet, mais aussi qu’un lien plus ou moins secret unit la mère et le père. Lien obscur, caché, qui fait vivre rétrospectivement l’union charnelle de la mère et de l’enfant dans la relation fusionnelle comme un paradis perdu et maintenant occupé par d’autres, le père ayant remplacé l’enfant dans les moments où la mère s’absente. C’est ici qu’il faut placer le fantasme de scène primitive avec ses identifications alternées. Si la SM IM

E E = Enfant, M = Mère, P = Père, SM = Surmoi, IM - Idéal du Moi.

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séparation de l’enfant et de la mère a été la blessure narcissique qui a mis fin à l’omnipotence, le fantasme de la scène primitive représente une atteinte au narcissisme peut-être plus grave encore dans la mesure où il fait intervenir la notion de tiers lésé : l’enfant exclu de ce rapport redouté et désiré. Le fantasme de la scène primitive entraîne le désir de faire disparaître cette scène, ce qui n’est pas possible, ou à défaut, de séparer le couple parental d’abord et avant tout, dans les deux sexes, pour que l’enfant se réapproprie la mère. Car, autre blessure narcissique fondamentale, ce qui est insupportable est que la mère jouisse, en dehors de l’enfant, et par l’action d’un autre. Il s’ensuit également une différenciation supplémentaire qui distingue plus nettement les investissements de l’enfant vers la mère de ceux orientés vers le père. Tandis que concurremment se développent l’autonomie du sujet dans la phase anale et l’expé­ rience de la « petite chose qui se sépare du corps » lors du dressage sphinctérien. Nous ne nous étendrons pas sur la structuration de la phase œdipienne proprement dite. Disons toutefois que le primat du phallus accorde à la phase phallique le rôle de parachever la séparation d’avec la mère ; il implique le renoncement au corps maternel. Mais dans les deux sexes, la ligne de séparation qui vient tenter de dissocier le père et la mère de la scène primitive va rencontrer le complexe de castration. L’existence d’un Œdipe double, positif et négatif, permet l’équi­ librage des deux organisations. L’Œdipe négatif tempère les excès auxquels donnerait lieu un Œdipe positif, uniquement limité par l'interdit car la barrière de la prohibition est fragile et cela d’autant plus que la mère aussi est saisie par la nostalgie de la relation fusionnelle. En outre par l’Œdipe négatif, l’enfant soumis aux désirs du père espère, en s’offrant à lui, recevoir sa puissance phallique et s’en emparer. Inversement il veut châtrer le père analement. Ainsi la rivalité œdipienne ne disparaît pas avec l’Œdipe négatif, elle se contente de se déguiser. Mais il faut bien avoir en vue que cette structure double n’est pas vouée à la circularité. Le sujet « tombe » du côté de l’Œdipe positif. Si l’on a pu dire que le Surmoi est l’héritier du complexe d’Œdipe, il a sa contrepartie ou son complément, par la structuration de l’Idéal du Moi, héritier du narcissisme primaire. Comme si le Surmoi réglait surtout les relations d’objet tandis que l’économie narcissique

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subissait la mutation qui fait passer la fonction du Moi Idéal à l’Idéal du Moi. Dans un schéma qui figurerait ces relations, le Surmoi et l’Idéal du Moi seraient à situer dans le prolongement de la ligne verticale qui partirait du sujet, buterait sur le fantasme de la scène primi­ tive, échouerait à séparer les parents et donnerait naissance au fantasme de castration, soit du fait de la jalousie projetée sur le père, soit du fait de la bascule vers l’Œdipe négatif du garçon. C’est en ce point que la différence entre le garçon et la fille est fondamentale. On sait que le changement d’objet est le principal écueil de la sexualité féminine infantile. Chez elle le désir de se réapproprier la mère exige qu’elle se place en concurrence avec le père. L’envie du pénis apparaît alors comme le résultat du senti­ ment d’insuffisance à pouvoir faire jouir la mère éprouvé par la fille, une fois que celle-ci aura pris conscience que sa mère est dépourvue d’un tel objet pénien que seul le père possède. Le désir de la mère pour le pénis du père est la cause de l’envie du pénis de la fille. Quand à la castration, elle est toujours une explication rétrospective structurant dans l’après-coup son manque de pénis. Celui-ci est en effet interprété soit comme l’effet de l’hostilité maternelle, né de l’ambivalence éprouvée à l’endroit de la mère, soit encore comme résultat du sadisme projeté sur le père qui jouirait de châtrer la mère. Le désir féminin peut alors s’imprégner du souhait d’être châtrée par le père expression de l’amour de celui-ci pour la mère comme pour la fille. Il est clair cependant qu’un tel souhait exprimé par la quasi constance des fantasmes masochistes chez la femme déguise la recherche d’un plaisir sexuel vaginal en plaisir masochiste (plus ou moins anal) qui a l’avantage de combiner le vœu de ressentir la violence pulsionnelle par l’effet de l’érotisme paternel et de satisfaire la culpabilité en rapport avec les vœux œdipiens. Car le dernier mot reste — fût-ce secrètement — à la jouissance vaginale dont la diffusion s’étend au corps tout entier, de manière beaucoup plus marquée que dans la jouissance masculine qui reste centrée autour du pénis, même si l’orgasme embrase tout l’individu. Sans doute les événements que nous avons décrits sont-ils dépassables dans la mesure où les satis­ factions de chaque étape l’emportent sur les réactions au renonce­ ment et au caractère incomplètement satisfaisant des déplace­ ments et des sublimations. Ces dernières mesures ont au moins pour compensation le sentiment d’être aimé et protégé.

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Nous donnons de la situation une vue incomplète parce que nous avons surtout pour but de rechercher les facteurs qui font obstacle à la structuration et qui se révèlent, après coup, comme défauts de certains points d’ancrage. Derrière le fantasme de la scène primitive, qui porte une charge de symbolisation maximale, se déploient toutes les relations des parents — bonnes et mau­ vaises — qui font bloc, non nécessairement contre l’enfant, mais en tous cas sans lui. Si la solution de l’omnipotence n’a plus cours, l’enfant recherche auprès d’autres puissances, jugées supérieures aux parents — grands-parents ou équivalents symboliques — un recours dans un désir de dégagement des conflits éveillés par la triangulation œdipienne. Mais c’est pour s’apercevoir que, malgré tous les avantages qu’il tire de ce déplacement « vers le haut », il est sans cesse ramené aux sources fondamentales de sa relation à ses objets. Il n’y a plus de solution que dans une « dépersonnalisa­ tion » de toutes les figures d’autorité — dans la mesure où elles participent au complexe œdipien — et dans l’investissement d’ins­ tances générales anonymes et abstraites, en tous cas imperson­ nelles, envers qui l’on accepte la soumission, à condition de penser que les parents y sont également soumis. C’est alors que l’Œdipe peut être « oublié » et qu’il disparaît. Le processus culturel a pris le relais car, comme le dit Freud, le Surmoi de l’enfant ne s’établit pas à partir de l’image des parents mais du Surmoi de ceux-ci où, d’une certaine manière, une part des investissements qui leur étaient attachés entre dans une nouvelle forme d’abstraction. C’est la raison pour laquelle Freud attribue au Surmoi des origines paternelles. Non par phallocentrisme mais parce qu’avec le Surmoi se prolonge la relation préhistorique au père — sans contact charnel — support d’une relation « exemplaire » où la fonction de l’Idéal entre en jeu très tôt. La période d’éclosion du complexe d’Œdipe où les relations de l’enfant avec le monde extérieur sont déjà fort riches, a pour intérêt principal de faire apparaître dans l’espace relativement clos de la famille, des principes d’ordre sur les relations entre les sexes et sur celles qui régissent les générations. Il ne fait pas de doute que l’expérience contredit très souvent les tentatives qui sont faites par l’enfant pour constituer ses repères. La croyance, et sans doute une grande part d’illusion, s’efforçant alors de minimiser ces contradictions. La mise en place des coordonnées essentielles à l’établissement d’un mode d’intelligibilité des rapports entre êtres

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humains et vis-à-vis du monde se déroule grâce à l’activité symbo­ lique. Elle suppose une double action : celle qui forme le réseau des liens ainsi que celle qui leur confère une qualité générale et diversifiée bien au-delà des effets directs de l’expérience. Autre­ ment dit la causalité métonymique et celle dûe à la métaphorisa­ tion sont à l’œuvre conjointement. Certes, tout ce qui arrive à l’enfant à travers les parents porte la marque de l’idéologie sociale dont ils sont imprégnés ; elle varie d’un milieu à l’autre et d’une société à l’autre. Cependant si les normes varient, la référence à la norme est, elle, une constante. Ce qu’il faut retenir c’est le travail de l’activité symbolique. Ce travail suppose qu’on se pose deux questions : « Quel en est le moteur et quels en sont les effets ?» A cet égard, le résultat de l’Œdipe peut être compris comme une révélation par laquelle le sujet découvre, en un seul et même mouvement, la systématique explicite et implicite qui transforme les « faits de la vie » en ensemble significatif doué de cohérence, ainsi que la place où s’individualise sa position subjective. Celle-ci qui relève de l’inconscient, ne se manifeste qu’indirectement à travers les transformations imprimées à ses désirs selon le système en question. Il en perçoit le fonctionnement sans en connaître les raisons. Le fait majeur autour duquel tournent les transformations au sein de l’organisation familiale est pour l’enfant des deux sexes, le renoncement à la possession sexuelle de la mère et à l’exercice du pouvoir du père. C’est autour de cet interdit — où l’anthropo­ logie reconnaît une donnée universelle — que s’élaborent les divers types d’obstacles et de satisfactions substitutives destinés à maintenir la distance nécessaire pour le non accomplissement de ces désirs que ceux-ci prennent les couleurs de l’amour ou de la haine. Il est impossible de développer dans le cadre limité de ce travail, l’ensemble des conséquences qui en découlent implicite­ ment. Pour ne mentionner que les plus essentielles, rappelons l’importance du couple impuissance-omnipotence, rattachable au narcissisme. L’issue la plus favorable de ces transformations est encore la relation de rivalité et de sympathie avec les représen­ tants du même sexe à laquelle la culture fait une large part (corrélativement à l’identification). Son développement est subor­ donné au dépassement de l’attitude rétorsive contenue dans le désir de séparer la mère de celui qui jouit — ou qui a joui — de sa possession physique dans une situation où l’enfant se vit comme exclu. Un fondement capital de l’instauration du Surmoi qui

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implique le consentement à ne plus s’interposer entre les parents est que ce renoncement a pour contrepartie la limitation des pouvoirs de celui qui possède physiquement la mère. La différence culturelle majeure entre les sociétés sans écriture et les nôtres est le passage de l’échange restreint à l’échange généralisé (LéviStrauss). La crise pubertaire survenant à des années de distance, s’accompagnant d’une modification du vécu corporel en rapport avec les changements biologiques aura pour conséquence de remettre en question les acquis du refoulement. Le régime pul­ sionnel s’est transformé quantitativement et qualitativement. La situation nouvelle replonge le sujet dans le conflit œdipien, ce qui se manifeste le plus souvent par la nécessité d’intensifier davan­ tage la lutte contre les pulsions, dont l’issue est très incertaine. En revanche, la crise d’adolescence sera surtout culturelle instituant un nouveau relais. Alors que la puberté tendrait à ramener le sujet en arrière, l’adolescence le pousserait plutôt vers le dehors, en tournant le dos au passé. J’inclinerai à penser que le combat change de sens et que c’est le Surmoi qui est maintenant attaqué. La situation est donc déportée par rapport à l’Œdipe — non sans mal — le renoncement à séparer les parents s’étant transformé en rejet de leur union dans un travail de deuil dont les avatars sont gros de conséquences. L’appel vers l’extérieur est contrecarré par les pesées persistantes de l’Œdipe malgré le détournement du conflit vers le Surmoi. La culture porterait alors la responsabilité de réaliser les aspirations bloquées du passé avec de nouveaux objets dont le rôle de relais est méconnu. Mieux encore, la société doit accoucher d’un monde nouveau aconflictuel et idéal, assurant le bonheur de tous dans l’harmonie générale. Rêve de retour à l’âge d’or. C’est à ce moment que se dessine nettement la dimension de l’avenir et d’une vie à construire dont l’horizon sera la naissance d’un autre sujet. Le cycle œdipien connaît sa dernière mutation au moment où l’enfant accède au statut de parent, reléguant ses propres parents à la troisième génération. La vieillesse de ceux-ci transformera les rapports entre le sujet et ses objets œdipiens. Ceux-ci tout en restant ses parents, deviennent, l’âge aidant, ses enfants, jusqu’à leur perte définitive. Mais l’Œdipe se poursuit encore du côté des enfants. On sait combien d’être témoin et partie prenante de l’Œdipe des enfants a pour effet de réactiver

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celui des parents, ce qui entraîne les conflits que l’on sait et qui se poursuivent jusqu’à la mort. On s’étonnera sans doute que nous rappelions ici certaines idées largement connues et que nous passions sous silence d’autres classiquement tenues pour fondamentales : ainsi du complexe de castration1. Non que nous minimisions son importance, mais cela nous aurait obligé à entrer dans le détail des différences entre l’Œdipe masculin et l’Œdipe féminin. Nous n’adoptons pas la solution qui consiste à dissoudre le complexe de castration dans la catégorie générale du manque, d’hypostasier le phallus ou de le relier au signifiant de la castration sans lequel tous les autres signifiants ne représenteraient rien, comme l’a fait Lacan. Ce que nous retenons comme fondamental sur l’Œdipe depuis que sa vulgate est passée dans le savoir commun, déplace l’accent du savoir psychanalytique ailleurs. Il faut poser au départ cette structure triangulaire ouverte où la mère occupe la place du maillon central parce qu’il n’y a qu’elle dans cette tripolarisation qui entretienne une double relation charnelle avec le père et avec l’enfant. Si le parcours de la nature à la culture exige toujours le détachement de cette relation de corps à corps avec la mère, la fonction symbolique qui en est l’enjeu s’exprime par l’alternance des séparations et des réunions. La séparation de la mère et de l’enfant est l’acte de naissance du père. Il importe peu qu’il s’en charge effectivement, ou que la culture désigne des représentants à cet effet. Certes, on peut invoquer l’angoisse devant l’étranger pour lui donner une assise chronologique2. Cette solution laisse encore beaucoup de questions sans réponse. L’essentiel me paraît se situer du côté du passage où à la relation fusionnelle de la dyade, doublée ou complémentée par la pensée du père dans l’esprit de la mère, succède le temps où celui-ci se manifeste dans l’effectivité. La cessation de la relation fusionnelle est mise en rapport avec la transformation de cette absence qui doit maintenant compter avec un tiers. On a préféré rendre compte des relations premières mère-enfant en termes de rela­ tions d’objet. Plutôt que de parler de deuxième objet à propos du père, il vaut mieux dire que la triangulation, inaugurée par son 1. Voir A. Green, Le complexe de castration. Que sais-je, P.U.F. 1990. 2. C. le GUEN, l’Œdipe originaire, Payot.

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existence à l’état présent entre la mère et l’enfant, fait surgir Vautre de l’objet. Si à la relation fusionnelle se substituent mainte­ nant deux formes de réunion entre l’enfant et chacun des parents, un rapport différent est instauré dans cette triangulation par une nouvelle séparation de l’enfant d’avec les deux parents réunis dans le fantasme de la sexualité parentale. Il s’ensuit un désir de renverser la situation en scindant le couple parental, selon des modalités très variées qu’il est inutile de décrire ici, pour qu’une nouvelle réunion s’opère en faveur du sujet. Au bout du compte, la signification du complexe de castration, dans l’équilibre des rapports créé par l’instauration de la situation œdipienne, fait peser l'accent sur la perte de toute possibilité de réunion charnelle totale avec la mère. L’objet primaire est défini­ tivement perdu. La particularité caractéristique de l’Œdipe de la fille est la nécessité d’aimer le séparateur d’avec la mère, alors qu’elle l’a d’abord aimée et a été aimée d’elle. La voie ouverte par la maternité permet à travers la retrouvaille de l’expérience fusionnelle avec l’enfant de revivre l’indicible bonheur de cette réunion initiale. La création du Surmoi est le premier temps du dégagement des liens parentaux par intronisation des fonctions protectrices et interdictrices détachées des imagos parentales. C’est de lui que dépend l’établissement du sentiment d’appartenance à une culture et des rapports qu’elle entretient avec les autres, comme c’est lui qui prend en charge maintenant toute la problématique de la différence entre le Moi et l’autre. La distinction individuante qui était une fonction du Moi est alors réévaluée sous l’angle de la distance à maintenir pour prohiber le retour de l’alternative fusion-perte et établir les modes de la réunion-séparation aux divers niveaux où ils sont en jeu. La fonction du sacrifice (Rosolato), un des principaux attributs du Surmoi, y devient la médiatrice entre la tendance à la possession illimitée de l’autre et celle de l’abandon de toute individualité dans l’espoir de retrouver l’état antérieur à la séparation inaugurale. Nous voilà bien loin d’Œdipe-Roi. L’histoire que raconte Sophocle n’a que de très lointains rapports avec le modèle que nous proposons. Et celui-ci, il est vrai, ne l’éclaire en rien. Nous n’avons jamais caché que c’est la psychanalyse qui est en dette vis-à-vis de la tragédie. Et cette dette est considérable puisqu’elle

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ne se borne pas à mettre en scène, ce qui aurait été, selon Freud, « en germe, en imagination » en chacun de nous mais que Sophocle en a saisi les implications dans les formes « élevées » de pensée qui divisent celle-ci lorsque nous sommes pris dans un conflit inconscient très à distance de cette structure axiale. Ainsi entre le mythe d’Œdipe anonyme et la tragédie de Sophocle s’installe un important écart. Celui qui sépare la tragédie d’Œdipe-Roi du complexe d’Œdipe décrit par Freud n’est pas moins grand. Cet écart se creuse encore entre le Vaterkomplex de Freud et l’aggiornamento que nous lui faisons subir. N’en concluons pas comme Lévi-Strauss que les diverses versions sont autant de variantes autour d’un Œdipe central aussi inconnais­ sable qu’inconnu. Car cette réflexion n’est pas une pure spécula­ tion. Elle est née de la rencontre d’une pratique et d’une théorie. Notre souci — à l’heure où diverses réévaluations de l’Œdipe, parmi lesquelles celle de Lacan figure en bonne place, minimisent sa portée ‘ — aura été de montrer au contraire sa valeur concep­ tuelle capitale, qui ne dépend guère des modes et des mœurs. Mais il y a plus. Sophocle a été capable — au nom de tous ceux qui ont été, sont ou seront touchés par son œuvre — de créer les conditions de notre identification à Œdipe à partir d’une situation dont personne n’a jamais eu connaissance chez les hommes. Car nulle part, que je sache, on n’a fait état d’une situation semblable. C’est-à-dire présentant le tableau complet du parricide, de l’inceste et de la procréation d’enfants incestueux. Rien donc dans l’existence humaine qui repose sur le fondement de l’expérience. Comment donc expliquer ce mystérieux impact si quelque chose ne nous a pas préparé à le recevoir? Conclusion

Le modèle que nous avons proposé nous paraît suffisamment général pour échapper aux variations culturelles géographiques et historiques. Il ne comporte, il faut le souligner, aucune référence à la psychologie, ni à la notion « d’attitudes » fixées par les normes sociales (Lévi-Strauss). Il se situe au carrefour de la nature et de la culture. On ne saurait prétendre en effet que l’intervention1 1. Et maintant Laplanche aussi, semble-t-il.

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séparatrice du père qui met fin à la relation duelle mère-enfant, se réduise à une conception du rôle social. Il est tentant de voir en Créon une figuration incarnée de l’oncle maternel qui double et complète le père dans un hypothétique atome de parenté1. Car comme nous l’avons fait remarquer à Claude Lévi-Strauss, un tel « atome » code toutes les relations sauf celles — neutralisées — qui relient l’enfant à sa mère. On ne saurait expliquer cette omission par la différence des objets de l’anthropologie sociale et de la psychanalyse. Car la psychanalyse est à sa manière un genre d’anthropologie sociale plongeant dans la réalité psychique inconsciente sans toutefois n’être que cela. Une anthropologie sociale qui ignorerait la psychanalyse risque bien en effet d’être « formelle » c’est-à-dire insuffisamment anthropologique et insuf­ fisamment sociale. Nous ne contestons nullement la différence entre les deux disciplines. Faut-il pour autant chercher ses modèles fondamentaux dans la physico-chimie en court-circuitant la psychanalyse ? Lévi-Strauss, n’a pas perdu le goût de la provo­ cation. Ainsi est-il capable de démontrer que le Chapeau de paille d’Italie et Œdipe-Roi traitent d’une même problématique12. Donc les larmes que nous fera verser Sophocle ne sont pas essentielle­ ment différentes (à quelques secrétions d’acide lactique près — c’est en effet l’explication à laquelle se rallie l’anthropologue en ce qui concerne l’affect) du rire provoqué par Labiche. Heureuse­ ment il y a Wagner. Avant que Freud ne découvre les contenus de l’inconscient, au début de ce siècle, Wagner avait inondé l’Europe non seulement de sa musique révolutionnaire, mais de sa réinter­ prétation des mythes des Germains. En somme l’Œdipe qui parle au cœur de Lévi-Strauss c’est celui de Wagner. Cela ne peut guère surprendre puisque c’est l’inceste frère-sœur qui est en son centre. L’analyse de 1’ « Œdipe » anthropologique qui met en perspec­ tive le système des appellations et celui des attitudes ne réunit que du langage et des rôles sociaux, c’est-à-dire des comportements codés. Une telle analyse ne saurait rien nous apprendre sur la réalité psychique inconsciente. La conception du rôle social est en fait diversement appréciée selon les cultures, chacune précisant les formes par lesquelles cette fonction doit s’accomplir. De même, ce 1. A. Green, Atomes de parenté et relations œdipiennes, L’Identité séminaire sous la direction de C. Lévi-Strauss, Flammarion, 1978. 2. C. Lévi-Strauss, La patère jalouse, pp. 259-266, Plon.

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que nous faisons intervenir dans le modèle sous la notion de fantasme de scène primitive ne dépend pas de la nature cachée ou exhibée des rapports sexuels parentaux, qui peuvent différer sur ce point selon les sociétés. Ce trait signifie seulement que l’enfant est confronté, à un certain moment de son histoire, au lien charnel obscur qui unit ses parents, ou ceux qui l’élèvent. De même, la constitution du Surmoi n’est pas dépendante de l’idée qu’on s’en fait dans la civilisation monothéiste occidentale. Le Surmoi, auquel se rattache le concept du religieux, est présent dans toute culture, même lorsque celle-ci ne possède pas à proprement parler de religion, mais un double corps de croyances : prohibitions et prescriptions. Jean Pouillon a pu écrire que l’homme était un social poly­ morphe1, forgeant l’expression sur le modèle de celle de Freud qui disait de l’enfant qu’il était un pervers polymorphe. On peut aussi dire qu’il est un parlant polymorphe. Le polymorphisme social et linguistique n’empêche pas que la société, la religion ou le langage soient des concepts que nous essayons de penser bien que nous ne connaissions que des sociétés, des religions, des langues. De même nous ne connaissons que des structures œdipiennes que ce soit à travers la clinique psychanalytique ou l’anthropologie sociale. Le modèle proposé du complexe d’Œdipe réactualisé est une matrice symbolique qui rassemble les facteurs fondateurs de la subjectivité temporellement ordonnés. Il indique que les événe­ ments prennent leur sens moins de leur succession que des réver­ bérations qui se produisent entre eux renvoyant à la triangulation de base. Autour de ces carrefours synchroniques et diachroniques s’organisent les variations culturelles et les singularités indivi­ duelles. Il ne suffit pas d’invoquer la prématurité biologique de l’enfant humain ; encore faut-il dégager les lignes directrices de l’humanisation. Les différences rencontrées d’une culture à l’autre peuvent dédoubler les agents de certaines fonctions (maternelles ou paternelles), compliquer le réseau de leurs relations, faire intervenir plus tôt ou plus tard le Surmoi, mais je crois que pour l’essentiel on retrouvera la même structure de base si on veut bien la chercher derrière les faits apparents. 1. Jean Pouillon, Discussion dans B. Bettelheim, Les blessures sym­ boliques, trad. C. Monod, Gallimard, Coll. Connaissance de l’in­ conscient.

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Reste la question du déchiffrement de cette énigme qu’est l’Œdipe. C’est ici que se pose la question de la pensée inconsciente comme ensemble de mécanismes formels sans lesquels l’Œdipe ne saurait apparaître, après son refoulement. La découverte des processus primaires est capitale car elle nous propose une autre rationalité à penser, œuvrant plus ou moins silencieusement au sein du psychisme. Cette rationalité qui travaille en couple avec la raison secondaire, implique que nous utilisions d’autres catégories logiques pour penser l’être, l’avoir, l’espace, le temps, la causalité, etc. Plus on se rapproche de cette raison autre, plus l’influence des données historiques, géographiques, sociales, culturelles, devient relative. A nouveau, c’est la catégorie séparation-réunion entre système primaire et système secondaire qu’il faut faire jouer pour éclairer leur co-existence et leur contradiction dans la pensée collective et individuelle. Des processus tertiaires de communication entre processus primaires et processus secondaires, propres au pré­ conscient assurent les liaisons, établissent les seuils de fran­ chissement, règlent les compatibilités, assignent les limites à ne pas dépasser chez les individus et dans certaines activités cultu­ relles. Les hommes diffèrent beaucoup selon les productions de leur activité consciente, ils se ressemblent davantage par les produc­ tions de leur vie psychique inconsciente. Nous n’avons pas à privilégier l’une ou l’autre, mais nous avons en revanche à penser l’articulation de la raison primaire et de la raison secondaire. Il semble que, dans cette voie, comme Freud l’avait déjà admis, les artistes et les poètes ont beaucoup devancé les scientifiques. La tâche de la psychanalyse est paradoxale : elle s’efforce dans la pratique psychanalytique de cerner au plus près la singularité d’un analysant donné et pourtant le résultat de ses recherches et la théorie qui en découle visent à définir les traits les plus généraux qui déterminent la subjectivité humaine.

CHAPITRE IV

LE MYTHE : UN OBJET TRANSITIONNEL COLLECTIF ABORD CRITIQUE ET PERSPECTIVES PSYCHANALYTIQUES

(1980)

Pourquoi le psychanalyste s’intéresse-t-il au mythe ? La ques­ tion est légitime, surtout quand c’est le mythologue qui la pose... Freud avait, dès 1900, ouvert un champ nouveau à la psychana­ lyse : l’interprétation psychanalytique des mythes, sœur jumelle de l’interprétation des rêves. On sait qu’à l’engouement initial a succédé un certain scepticisme1. Pourtant, les psychanalystes n’ont pas abandonné le travail sur les mythes. La voix jungienne, souvent plus entendue que la voix freudienne, ne cessa pas d’occuper le terrain, mais les travaux d’Otto Rank et de Géza Roheim sont encore présents dans les mémoires, même s’ils continuent de susciter des réserves. Depuis l’ère des pionniers, les psychanalystes contemporains n’ont pu ignorer l’importance du structuralisme. Au lieu de chercher à interpréter les symboles du mythe, ils sont plus soucieux d’interroger l’activité symbolique qui 1. Cf. D. Anzieu, « Freud et la mythologie ». Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 1, 1970, p. 115-145. Freud semble avoir pris conscience du fait que l’interprétation du symbolisme dans les mythes était aussi insuffisante qu’une interprétation des rêves qui se bornerait à l’analyse de leurs symboles.

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permet d’en déceler la structure. Leurs contributions, qui ne s’inscrivent pas dans le droit-fil de la théorie structuraliste, ont été d’autant plus sensibles à cet apport qu’il existe indéniablement dans l’œuvre de Freud une inspiration proche du structuralisme. Il est clair que l’intérêt de Freud pour le mythe repose sur un postulat, aujourd’hui très discuté : celui d’une rencontre dans les profondeurs de l’arché. Le mythe, comme l’inconscient, serait le témoin d’une préhistoire, une construction imaginaire après coup, sur ce qu’auraient été les origines d’un peuple. Anzieu emprunte à Freud une formule bien frappée : les mythes sont les souvenirsécrans des peuples1. Mais leur pérennité, voire leur actualité, montre aussi qu’ils parlent une langue qui est loin d’être morte, puisqu’elle continue à nous toucher — preuve que le mythe n’est pas seulement une survivance. Il entre aussi dans une catégorie synchronique où figurent également le rite, le conte, le folklore, la magie, les créations artistiques — du côté des productions cultu­ relles — et le rêve, le fantasme, ou même le symptôme — du côté des formations de l’inconscient individuel. Mais il est un point majeur de divergence entre mythologues et psychanalystes : les premiers soulignent les différences, les seconds les ressemblances ; les premiers distinguent, les seconds rassemblent. En fin de compte, l’intérêt du psychanalyste pour le mythe repose sur une reconnaissance. Dans le discours culturel qu’est le mythe, le psychanalyste retrouve le style discursif des formations de l’inconscient individuel que l’écoute de ses patients recueille séance après séance, d’un patient à l’autre. Le

rêve et le mythe

Depuis toujours, le rêve et le mythe ont possédé au moins un trait en commun : ils sont tous deux porteurs d’une extraordi­ naire sollicitation à l’interprétation. L’incessante opération de déchiffrement qu’ils appellent tient moins au caractère énig­ matique de leur contenu qu’au fait qu’ils sont eux-mêmes les 1. Loc. cit., p. 127. On retrouve ici une hypothèse de base de la pensée freudienne : l’homologie entre le passé de l’individu et celui d’une civilisation, tous deux convergeant vers le passé de l’espèce.

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produits d’une interprétation : ils interprètent un donné inconnu sans savoir ni ce qu’ils interprètent ni comment ils l’interprètent. Un sentiment obscur fait sentir à leur contact que le savoir qu’ils véhiculent est la création d’un sens qui ne fut ni donné ni révélé, mais transformé. Les stratégies interprétatives peuvent différer et, avec elles, le résultat de l’interprétation, mais le fait de la compulsion à inter­ préter demeure. Interpréter un rêve ou un mythe, c’est donc interpréter du déjà interprété et — dans une perspective moderne — c’est retrouver par l’analyse, elle-même interprétative, les processus de l’interprétation originelle. Pour la mythologie comme pour la psychanalyse, ces processus d’interprétation sont inconscients. Plus précisément, l’interpréta­ tion met en évidence un certain nombre de relations qui restent inapparentes tant que l’on se contente de suivre les séquences du mythe. Un sens émerge alors qui n’est pas celui du contenu manifeste du mythe ou du rêve. Rêve et mythe font « comme si » l’histoire qu’ils racontaient offrait la même signification qu’une histoire intelligible au niveau du sens commun et pourtant cet enchaîne­ ment, cette pseudo-intelligibilité, déclenche une impression à la fois d’incohérence et de mystère. S’il n’y avait que de l’inco­ hérence, il n’y aurait pas stimulation intellectuelle parce qu’il n’y aurait pas de mystère. Et s’il y a du mystère, c’est que cette pseudo-intelligibilité doit cacher une intelligibilité différente de celle des récits ordinaires qui font le tissu de la communication sociale. C’est ce mystère qui fit naître les méthodes qui permettent d’articuler des rapports cachés. On peut se demander si ces rapports sont le fruit d’une intention dissimulatrice ou s’ils sont seulement inconscients1. Toutefois l’inconscient dévoilé par l’interprétation des mythologues ne paraît, au premier abord, comporter aucun enjeu. On cache, pourtant, ce qu’on a intérêt à tenir caché. Or le mythe, une fois interprété, ne révèle aucun secret qu’il eût fallu, coûte que coûte, tenir à l’abri, comme dans le cas du rêve interprété par les psychanalystes. Dès lors, le problème de l’inconscient du mythe va soulever des questions auxquelles mythologues et psychanalystes répondent 1. On saisit immédiatement le rapport du rêve et du mythe au symptôme.

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différemment. Les premiers, le plus souvent, vont s’attacher à mettre en lumière le « comment » de cette structure inconsciente, tout en restant extrêmement prudents sur son « pourquoi ». L’inconscient serait simplement la façon dont travaille l’esprit humain pour mettre en forme le monde tel qu’il lui apparaît ; la mythologie serait un système de projection des catégories de la psyché. Line telle réponse a le mérite de réintroduire la pensée mythique dans la sphère de la rationalité, tout en reconnaissant que pensée sauvage et pensée « cultivée » sont les produits de « logiques » différentes. Il semble que l’intérêt de la découverte d’un logos à l’œuvre dans le muthos ait surtout poussé les mytho­ logues à raffiner l’analyse et à décrire avec une grande précision les variétés de structure que les mythes pouvaient receler, mais en négligeant la question essentielle qu’on ne peut pourtant, me semble-t-il, éluder : « Pourquoi le mythe ne dit-il pas en clair ce qu’il a à dire, dès lors qu’il n’a, en fait, rien à cacher ? » Pourquoi son discours diffère-t-il de la communication sociale courante ? La réponse des mythologues serait alors que ce qui est caché n’est pas à cacher, tout comme pour la pensée logique — qui fonctionne sans avoir conscience de ses mécanismes — ou encore pour les règles de la compétence linguistique. Les théories de Lévi-Strauss reposent en termes nouveaux des problèmes anciens. Si, par la médiation du mythe, une société montre comment elle se repré­ sente le monde extérieur à travers la grille des catégories de l’esprit humain, on comprend comment les conceptions des mythologues du siècle dernier font l’objet d’une appréhension nouvelle. Il était alors courant de dire que la pensée des primitifs était issue des rapports entre l’homme et la nature. Les mystères des grands phénomènes naturels, source de dangers, étaient ainsi expliqués par la « mentalité primitive » pré ou infra-logique. Lévi-Strauss donne à ce dialogue entre l’homme et le monde une dignité nouvelle. Il y réintroduit le monde intérieur de l’esprit, en montrant, comme Freud l’avait fait pour le rêve, qu’une pensée y est à l’œuvre, qui a droit à notre respect parce qu’elle n’est ni irrationnelle, ni infantile, ni primitive. Il admet implicitement l’idée que la pensée mythique est un système projectif. Mais cette projection n’est qu’un système de formes dont les contenus importent peu. En somme, il récuse l’idéologie normative des mythologues du siècle dernier. Mais, à la différence de Freud, il semble ne concevoir cette « pensée sauvage » que comme un

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système formel. D’un côté, Lévi-Strauss a le souci de relativiser la différence entre l’homme et l’animal en les réinsérant dans un système naturel élargi : système naturel et système humain sont en relation étroite, séparés par la différence qui fait la culture : la règle, la règle des règles étant la prohibition de l’inceste. Mais, en revanche, il semble se refuser à prendre en considération le destin humain de ce qui rattache l’homme à la nature, l’animalité humaine que Freud désigne sous le nom de pulsion, ce qu’il ne faut pas confondre avec l’instinct animal. Le monde intérieur humain selon Lévi-Strauss est beaucoup plus proche de celui de Kant que de celui de Freud. Ses représentations sont le produit de la rencontre entre les catégories (sans contenu) de la pensée et la perception du monde. Aucune place n’est faite à l’idée que le monde intérieur est aussi le produit du travail sur les pulsions qui donnent naissance à des représentations, nécessairement inconscientes puisqu’elles subissent l’action du refoulement né du processus culturel, c’est-à-dire de l’effet de la prohibition de l’inceste. La mythologie moderne évacue, on le voit, l’hypothèse psycha­ nalytique selon laquelle ce n’est pas seulement le « contenant » de la pensée mythique qui serait caché, mais aussi son contenu, qui ne serait pas seulement dissimulé, mais à dissimuler. Un discours allusif peut faire l’objet d’une analyse poussée des figures de rhétorique auxquelles il a recours ; cette analyse ne livrera jamais ce qu’il veut faire entendre à demi-mot, ce pourquoi il préfère n’y faire qu’allusion. S’agit-il seulement de permettre que les jeux de l’échange se poursuivent, comme le pense Lévi-Strauss, ou s’agit-il, comme le pense Freud, d’une règle qui n’interdit que ce qui est l’objet d’un désir? Toute la question est là. Cette question concerne le mythe au premier chef dans la mesure où la mytholo­ gie va apparaître comme une conséquence de la règle ou de l’interdit. Là où il y a eu refoulement, il y aura retour du refoulé sous une forme déguisée. Le mythe serait alors Vinter-dit, sur l’insoumission à l’interdit. Au respect social de la règle va répondre dans le discours collectif un champ d’extraterritorialité, analogue à celui du fantasme, où peut se dire ce qui ne doit pas être agi. Ceci implique une stratégie qui va devoir trouver les lois d’une rationalité assez claire pour être entendue et assez éloignée de la rationalité qui régit les rapports à la réalité extérieure pour ne pas être passible d’interdiction — ce qui a fini par arriver au

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mythe grec, comme l’a montré Marcel Detienne. Le mythe joue alors une fonction régulatrice dans une société donnée qui donne licence à l’imaginaire, sous réserve que celui-ci soit reconnu comme tel et ne menace pas d’envahir le champ du réel. Ainsi s’expliqueraient la parenté structurale entre le mythe et le rêve et aussi leur différence, puisque le premier ne peut se comprendre que dans le contexte de la collectivité, tandis que le second ne prend son sens que dans le contexte de l’individu1. Reste à savoir si l’un et l’autre n’appartiennent pas à des champs psychiques homologues. C’est l’hypothèse que nous défendrons, en tentant de montrer la pertinence et la valeur heuristique de l’interprétation psychanalytique des mythes. Cette homologie structurale correspond aussi à une homologie « historique » : le rêve renvoie au passé de l’individu, comme le mythe au passé d’une société. Mais l’un comme l’autre parlent d’un passé projeté, construit après coup. Passé fabuleux et, nous le verrons, intempo­ rel, parce que le rêve et le mythe disent ce qui fut, ce qui est, ce qui sera, dans une « langue » qui s’affranchit des contraintes de la temporalité. Il est bien possible que les réponses que les psychanalystes sont tentés de donner au « pourquoi » aient pour conséquence de ne pas fournir des descriptions aussi précises que celles des mytho­ logues sur la question du « comment ». Répondre au pourquoi risque en effet de conduire à donner des solutions trop semblables à des problèmes différents. Il y a une raison pratique à cela. Le rêve, comme le mythe de la pensée sauvage, le mythe des sociétés sans écriture qui ne connaissent que la transmission orale, est raconté. Tout le travail du psychanalyste s’effectue sur une parole courante qui ne peut, à la différence d’un mythe, être transcrite pour être étudiée à loisir. Les articulations nées des associations se font extemporanément et ne laissent dans la mémoire de l’analyste qu’un souvenir très infidèle. La transcription, même si elle pouvait se faire — la déontologie l’interdit sans le consentement du patient, et le consentement du patient fausserait sa spontanéité associative — ne livrerait rien des affects et des représentations de l’analyste au moment où il écoute, associations qui jouent un rôle non négligeable dans la compréhension du matériel via l’identifi­ cation de l’analyste au patient. 1. Encore que les cultures élaborent aussi le code auquel elles se rallient pour comprendre, déchiffrer et interpréter les rêves.

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Il faut le reconnaître : en ramenant l’interprétation des mythes aux mêmes catégories que celles du rêve, on ampute le mythe d’une partie de sa spécificité. En revanche, à ignorer leur fonds commun, les mythologues, soucieux de préserver la spécificité du mythe, ne manquent-ils pas aussi quelque chose qui participe de son essence et qui tient à la nature de ce qu’il recouvre par son discours énigmatique? Mythologues et psychanalystes sont dans la filiation des sorciers et des devins. Ces derniers interprétaient le mythe sans être conscients de la rationalité sous-jacente à leurs interprétations. Leurs descendants contemporains cherchent à en donner une version « scientifique » qui rende compte à la fois du contenu du mythe et de son contenant. Cependant certains mythologues, quand ils examinent le point de vue psychanalytique sur l’inter­ prétation des mythes, ne lui accordent même pas la cohérence qu’ils découvrent dans les techniques des sorciers et des devins. Ainsi J.-P. Vernant — dont il faut cependant préciser qu’il s’adresse davantage à Jung et à ses disciples qu’à Freud et aux siens — critique la conception du symbolisme que leurs travaux reflètent. Les « symbolistes » (freudiens et jungiens ici confondus) travailleraient sur le texte — et jamais sur le contexte ; ils recher­ cheraient moins le système que le lexique, les éléments isolés du vocabulaire. Il n’est pas niable que Freud se rend lui-même coupable d’un tel reproche, si on pense, par exemple, à son analyse du mythe de Prométhée dans son article sur « L’acquisi­ tion du feu »1. Mais la contribution de Freud à l’analyse des mythes est moins à chercher dans les rares textes où il s’y livre explicitement que dans le contexte théorique plus large où il l’inscrit, à savoir les mécanismes de la pensée inconsciente tels qu’il les décrit dans L’Interprétation des rêves. Nous ne sommes pas pour autant conduits à confondre le rêve et le mythe. Bien des arguments joueraient contre cette assimilation. Le mythe est plus proche du fantasme — par la manière dont il mêle habilement les processus primaires et les processus secondaires — que du rêve, beaucoup plus dominé, lui, par les processus primaires, dont le sommeil permet une plus libre expres­ sion par l’allègement de la censure. Mais comme l’originalité du 1. S. Freud, Sur la prise de possession du feu. Trad. J. Laplanche et J. Sédat, dans Résultats, idées, problèmes, II, P.U.F., 1985.

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fantasme tient, en fin de compte, plus aux processus primaires qu’il contient qu’aux processus secondaires qui ne sont là que pour lui donner une vraisemblance, c’est bien au rêve qu’il convient de se référer, parce qu’il est la production psychique qui met le mieux en lumière les caractéristiques de la pensée inconsciente. Enfin et surtout il témoigne de la transformation opérée par le « travail du rêve ». La mythologie moderne, de son côté, ne fait rien d’autre que montrer le travail des mythes, en laissant dans l’ombre ce qui rend nécessaire cette exigence de travail. Le

complexe d’Œdipe

:

modèle théorique

Le rêve, les mythes. Ce pluriel fait toute la différence. Un point sur lequel tous les mythologues sont d’accord est que la mytholo­ gie, comme l’organisation sociale, fait système. Un mythe à l’état isolé est peu significatif. Une analyse qui se bornerait à son texte serait non pertinente. Or les psychanalystes extraient le mythe d’Œdipe de son ensemble, en font un mythe unique de référence et ramènent les autres à lui. A cet égard ils encourent un double reproche. D’abord, ils manifestent leur dépendance à une mythologie singulière : la mythologie grecque. Leurs conclusions, dans le meilleur des cas, ne vaudraient que par rapport à cette seule mythologie à laquelle on refuse aujourd’hui tout privilège parti­ culier. En outre, le psychanalyste commettrait l’erreur de placer en position clé un mythe dont rien n’indique qu’il ait droit à cette singularisation, même s’il était indiscutablement l’un de ceux que les Grecs connaissaient le mieux, mais qui comportait de nom­ breuses variantes. Il y a un profond fossé entre ce que les psychanalystes désignent du nom de complexe d’Œdipe et le ou les mythe(s) d’Œdipe1. Pour les mythologues, ce sont les relations entre les différentes variantes et avec les autres mythes, qui font l'intérêt d’une démarche qui se soucie plus de souligner les différences que les ressemblances. Paraphrasant Saussure, on pourrait dire : « dans la mythologie, il n’y a que des différences ». La discussion autour du concept de système gagnerait à être mieux éclairée. Alors que, pour les mythologues, ce sont les mythes qui forment système, pour les psychanalystes, ce sont les 1. Voir dans ce volume. « Œdipe, Freud et nous ».

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fantasmes qu’ils conçoivent comme système, la fantasmatique renvoyant au système plus général de la pensée inconsciente, comme la mythologie renvoie à la pensée mythique. Le système mythique est au système de la pensée du mythe ce que le système conscient-préconscient est au système inconscient. La rencontre entre la mythologie et la psychanalyse dépendra de la définition des niveaux de comparaison. La psychanalyse puise dans le fonds grec, plus que dans tout autre, pour illustrer ses conceptions, le cas d’Œdipe servant de figure centrale, mais c’est plutôt dans les théories nées de l’analyse des civilisations sans écriture qu’elle rencontre ce qui se rapproche le plus de ses propres théories sur le psychisme inconscient. L’Œdipe s’y retrouve, certes, quoique de manière moins lisible. Mais ce qu’on y reconnaît davantage, ce sont les mécanismes qui permettent de le déguiser. Les mythes qui n’ont pas connu la transformation par l’écriture — dont l’influence est toujours répressive — portent plus la trace des processus de la pensée inconsciente que ceux de la mythologie « cultivée ». Ceci n’implique aucune hiérarchie entre les diverses approches des mythologues. L’œuvre de G. Dumézil, celles de J.-P. Vernant, de M. Detienne parlent au psychanalyste parce qu’elles demeurent proches des projections fantasmatiques de l’inconscient individuel, alors que les travaux de Lévi-Strauss rencontrent la théorie psychanalytique au niveau des concepts qui rendent compte des relations de la pensée mythique et de la pensée inconsciente. Il restera alors à justifier la référence au complexe d’Œdipe et à comprendre les liens entre le complexe nucléaire de la psychanalyse et la pensée inconsciente pour mettre en place les conditions d’un dialogue. Rappelons les implications de l’adoption du modèle œdipien, en essayant de dépasser les analogies superficielles. On peut alors caractériser le complexe d’Œdipe selon les paramètres suivants : — Il est la structure de la double différence : des sexes et des générations, joignant les effets de la synchronie et de la diachro­ nie. — Il concerne l’ensemble des relations d’un enfant à ses parents, de la naissance à la mort. — Il vise moins les personnes réelles que les imagos parentales constituées par l’internalisation des rapports inconscients qui relient le sujet à ses parents.

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— Il met en jeu les désirs d’union (sexuelle) et de séparation (par la mort) et donne naissance à la double identification mas­ culine et féminine, intériorisation des traits supposés appartenir aux parents sexuellement différenciés. — Il est voué au refoulement, voire à la destruction, dans une évolution biphasique, en deux temps, celui de la sexualité infantile et celui de la sexualité adulte, séparés par une période de latence. — Il forme une cellule médiatrice entre l’individu et le groupe, la famille psychanalytique — au sens où l’on parle de la famille biologique — constituant l’espace où se forme l’identité d’un sujet voué à se séparer du milieu familial, pour faire partie du groupe culturel auquel il appartient. — Il comporte deux faces, positive (désir sexuel pour le parent du sexe opposé, désir de mort pour le parent du même sexe) et négative (désir sexuel pour le parent du même sexe, désir de mort pour le parent du sexe opposé), qui entrent en conflit l’une avec l’autre, et dont le résultat final est un compromis vectorisé par le destin sexuel du sujet. La sortie du cercle œdipien se fait grâce à l’identification au rival, à la désexualisation des désirs envers l’objet d’amour, à l’inhibition de l’agressivité. Le destin des pulsions subit une sublimation exigée par le groupe culturel et de nouveaux choix d’objets s’effectuent hors de l’espace familial. — Il est soumis à deux principes : principe de plaisir-déplaisir et principe de réalité, dont les exigences sont contradictoires. — Il est, nécessairement inconscient, du fait des prohibitions touchant à l'inceste et au parricide. On comprend alors que l’Œdipe n’est plus un mythe, mais un complexe, c’est-à-dire un micro-système. Il est la structure qui fait communiquer les structures de l’individu et celles de la société. Définir le sujet par ses relations à ses géniteurs, c’est détruire le concept à'in-dividu, décentrer le Moi et défendre l’idée d’un sujet comme produit de relations. C’est aussi reconnaître l’inéluctable socialisation du sujet, à condition de concevoir celle-ci comme l’une des polarités du conflit qui va l’opposer à ce qu’on pourrait appeler la naturalité du sujet — l’animal humain, c’est-à-dire le sujet pulsionnel. Les pulsions dépendent des objets humains qui sont indispensables à leur satisfaction. L’Œdipe organise les pul­ sions qui l’organisent en retour, comme il organise la culture et est organisé par elle. On voit donc que nature et culture sont en conflit au sein de l’individu comme au sein du groupe culturel. Et

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c’est ce conflit qui est central. Il implique que des solutions de compromis soient trouvées comme autant de systèmes média­ teurs. Le rêve est une des solutions individuelles, le mythe une des solutions collectives : solutions paradigmatiques qui vont être l’origine d’une série de productions psychiques tant individuelles que collectives. Les conflits ont — névrose mise à part — une valeur structu­ rante. Ce qui n’exclut pas qu’il demeure toujours un reste, non élaboré par le conflit. Le résultat du conflit, présent dès l’origine, est la production d’un autre système psychique : le système inconscient. Entre système conscient et système inconscient des rapports de synergie et d’opposition vont aboutir au compromis qu’est le système préconscient. Ses rejetons seront autorisés à pénétrer dans la conscience, à condition que le noyau de l’inconscient demeure à l’état inconscient et que les produits du système préconscient soient suffisamment déguisés pour ne pas trahir leur origine, je dirai : leur « filiation » avec l’inconscient. Les transformations du conscient en inconscient et de l’inconscient en préconscient supposent un travail psychique dont le but sera à la fois de maintenir l’inconscient à l’état inconscient et d’offrir à l’appareil psychique, sous une forme travestie, les satisfactions refusées par la réalité. Un tel travail psychique, différent du travail de la conscience, est le mode de fonctionne­ ment du système inconscient. On comprend alors que le complexe d’Œdipe ne saurait être contenu tout entier par aucun mythe. Le mythe d’Œdipe, et la tragédie plus encore, ne retiennent l’attention du psychanalyste que dans la mesure où ils donnent une version préconsciente de certains de ses aspects. Le psychanalyste y voit sans doute une confirmation de ses hypothèses. Mais il ne s’agit guère plus que d’une illustration. Cependant il s’étonne qu’une culture se soit donné le moyen de rendre explicite, même en partie, ce que l’individu tient secret. Il s’interroge alors sur l’usage que fait le groupe culturel de la fiction au niveau collectif. Et il interroge la culture pour tenter de cerner la manière dont elle traite les désirs individuels — qui sont ceux de tout individu. Le théâtre de l’illusion et la scène sociale

Lorsque Freud prononce l’oracle de la psychanalyse en 1897 : « Chaque auditeur fut en germe, en imagination, un Œdipe et

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s’épouvante devant la réalisation de son rêve transposé dans la réalité, il frémit suivant toute la mesure du refoulement qui sépare son état infantile de son état actuel1 », on ne prend pas assez soin de peser les termes de cette proposition. L’auditeur fut, « en germe, en imagination », un Œdipe. (Il s’est agi d’une potentialité étouffée, qui ne s’épanouit jamais complètement, et dont le lieu est le fantasme.) Il « s’épouvante devant la réalisation de son rêve transposé dans la réalité ». (Autrement dit, ce fantasme est terrifiant, lorsqu’il sort de l’espace imaginaire inconscient.) Mais ici Freud procède à un raccourci : la réalité dont il est question, c’est la réalité théâtrale. C’est l’espace de la scène théâtrale, donc sociale, qui fait du fantasme une quasi-réalité. Ainsi, alors que l’on a tendance à faire du théâtre le lieu de représentation de l’imaginaire par excellence, Freud, au contraire, souligne sa fonc­ tion « réalisante ». Le théâtre représente ce fantasme et l’incame comme s’il était réel pour le spectateur, le temps du spectacle. Sans un tel sentiment de « réalité », éphémère mais efficace, l’échec du spectacle est patent. Freud nous parle du théâtre, et de la tragédie, comme d’un espace du monde extérieur où le « théâtre privé » du monde intérieur se réalise, comme la mise en scène du rêve réalise le désir. Le mythe représenté ne sera jamais pour lui qu’un rejeton de l’inconscient, venu au jour grâce au sauf-conduit du jeu, de la fiction. L’interprétation psychanalytique se donne donc pour but de mettre en relation le mythe théâtralisé, c’est-à-dire le mythe représenté pour la collectivité dans l’espace tragique que la culture désigne à cet effet, et la théâtralisation du désir dont le fantasme est l’expression sur la scène du théâtre privé. Aussi le psychana­ lyste verra-t-il dans le mythe tragique un produit à interpréter selon le contexte des désirs qui habitent l’inconscient individuel, tandis que le mythologue se référera au contexte culturel2. 1. Lettre du 15.X. 1897 à W. Fliess dans La Naissance de la Psychana­ lyse, trad. A. Berman, PUF, p. 198. 2. Le mythe, lorsqu’il n’est pas transposé au théâtre, peut connaître d’autres destins : le rite ou le logos philosophique par exemple. Mais il peut aussi perdurer à l’état de mythe. En ce dernier cas, il n’est ni incarné, ni réalisé, ni figé dans un cérémonial, ni intellectualisé dans l’abstraction. Il n’a d’autre contenant que le système mythique. Il est alors une parole circulante, un discours foisonnant plus libre de transformer ses représen-

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Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il n’y a pas symétrie entre les deux démarches, l’une visant l’individuel, l’autre le collectif. En effet leurs contextes vont différer. LE CONTEXTE DU MYTHOLOGUE

Pour J.-P. Vernant le contexte est un sous-texte. « Il s’agit selon nous, écrit-il, d’un contexte mental, d’un univers humain de significations, homologue par conséquent au texte même auquel on le réfère : outillage verbal et intellectuel, catégories de pensée, types de raisonnement, système de représentations, de croyances, de valeurs, formes de sensibilité, modalités de l’action et de l’agent »'. Ce « monde spirituel propre aux Grecs » ressemble fort, en tant que sous-texte à déchiffrer, au préconscient de Freud, dans son expression collective. Mais comment les diverses approches mythologiques, dépendantes de contextes spécifiques et différentes, pourraient-elles alors — fût-ce à travers la méthode comparatiste — dépasser leur singularité pour fonder une mytho­ logie? Ici deux options sont en jeu : celle de Lévi-Strauss qui dégage, à partir d’un corpus spécifique, des conclusions de portée générale tentant de définir une pensée mythique, et celle d’un G. Dumézil dont les études sur le vaste domaine indo-européen parviennent à des conceptions théoriques valables pour ¡’ensemble du champ considéré, sans qu’il y ait toutefois possibi­ lité d’une généralisation qui nous permettrait de déceler l’exis­ tence des universaux de la pensée mythique. Dumézil écrit dans la « Note finale » d’un ouvrage récent : « Quant à ce qui demeure la Terre promise de toute étude idéologique, en particulier de toute « mythologie comparée », à savoir la découverte de lois dans le fonctionnement de l’esprit humain, nous laissons à d’autres l’espoir qu’elle soit à portée, sinon dans le creux de nos mains.2 » tâtions anonymement. Mais, de ce fait, il court aussi le risque de se perdre dans le non-sens. 1. Cf. J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et Tragédie en Grèce ancienne, chap. 2, « Tensions et ambiguïtés dans la tragédie grecque », p. 22 (mots soulignés par moi), Maspero, 1972. 2. G. Dumézil, Les Dieux souverains des Indo-Européens, p. 209, Gallimard, 1977.

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Il conclut, devant l’immensité de la tâche à accomplir, par un bilan qui n'est pas modeste pour 1’ « amoureux des idées », mais qui serait plus d’ordre esthétique que scientifique, proposant à l’émer­ veillement du lecteur « l’infinie fécondité de l’esprit humain ». En somme, l’invention du mythe, ce n’est pas son contenu, c’est sa possibilité de varier à l’infini sur ses thèmes. Ces différentes options ont des conséquences théoriques impor­ tantes. Ou bien l’on admet qu’il existe une mythologie, comme discipline commune, et son rôle est alors de dégager la pensée du mythe, en considérant la référence au contexte comme un niveau intermédiaire de théorisation. Ou bien l’on considère que cette généralisation est prématurée et l’on n’a affaire qu’à des mytholo­ gies sans que l’on puisse attendre de la démarche comparatiste le dégagement du modèle qui permettrait de saisir conceptuellement la pensée mythique. Le débat ressemble alors à celui qui opposa les psychanalystes freudiens et les culturalistes, les premiers considérant que les variations culturelles n’affectent pas l’essentiel de l’inconscient tandis que les seconds jugeaient qu’il fallait substituer au « biolo­ gisme » de Freud un « culturalisme » plus approprié. Aussi n’est-il pas étonnant que l’on retrouve un « biologisme » chez LéviStrauss analogue à celui de Freud et qu’il serait aisé de rebaptiser le biologisme de Freud du nom de structuralisme ; le couple biologisme-structuralisme réaliserait sa synthèse au niveau d’une formalisation supposée refléter l’organisation cérébrale, comme forme la plus complexe de l’humain. Une grande proximité réunit Freud et Lévi-Strauss parce que tous deux, pour des raisons différentes, ne se sont pas arrêtés au contexte cuturel. Freud le fit délibérément, Lévi-Strauss y fut, dans une certaine mesure, contraint. Car si tous les contextes sont égaux en droit, on peut dire que la mise en évidence de ce contexte pour une société sans écriture est plus aisée que pour une société dont l’idéologie est obscurcie par une organisation sociale plus complexe. Dans les deux cas, chez Freud et chez Lévi-Strauss, le contexte n’est que le tremplin vers une conceptualisation plus abstraite et plus ambitieuse. En fin de compte, on pourrait penser que l’unité de la mytholo­ gie se ferait au niveau de la pensée mythique, plus ou moins indépendamment des contextes sur lesquels elle opère. Textes et contextes différeraient nécessairement. Leurs singularités seraient

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peut-être absorbées sur un autre plan, celui de la pensée mythique, délivrée des contraintes imposées par des contenus différents. De même, psychisme individuel et psychisme collectif pourraient participer d’une classe commune de productions psy­ chiques que des mécanismes semblables rapprocheraient. Cepen­ dant la différence majeure passerait moins au niveau de la distinc­ tion individuel-collectif qu’au niveau du référent qui sous-tend l’interprétation, plus précisément, aux propriétés différentes qu’on attribue à l’inconscient. C’est alors qu’on pourrait comparer les ressemblances et les différences entre pensée mythique et pensée inconsciente. Le contexte du psychanalyste

Le psychanalyste, lui aussi, se réfère au contexte. Que fait-il devant le récit d’un rêve, d’un fantasme ? Il attend de l’analysant que celui-ci respecte la seule règle qu’il lui a demandé d’observer : la règle dite fondamentale par laquelle le sujet qui accepte la convention analytique va communiquer « tout ce qui lui vient à l’esprit » : les associations. Apparemment le sens sera chaotique, mais la sous-jacence des processus primaires permettra la construction d’un sens autre obéissant à une autre rationalité. Ici, les deux faces du signe vont se trouver désolidarisées. La rose est-elle apparue en rêve? Elle pourra renvoyer à la tante Rose, à l’acné rosacée dont l’analysant, ou toute autre personne de sa connaissance, est affligé, à la guerre des Deux-Roses, d’une lecture récente, aux épines de la fleur comme aux poils de la barbe à laquelle s’associent le verbe « raser » et le coupe-chou du père, etc. Et je ne dis rien des associations argotiques qui affleurent à la conscience. Pour le psychanalyste, le contexte, c’est ce à quoi renvoie — par associations — tout élément du matériel, qu’il appartienne à un rêve, à un fantasme, à un souvenir, à une représentation relative à un fait récent, à un affect vécu dans l’instant, tous ayant été mis au même niveau, sur l’aplat d’un psychisme déconstruit, délié. Ce n’est là que le temps préalable à la recombinaison, où une nouvelle forme de liaison va ouvrir un autre rapport entre les associations. Cette recombinaison renverra aux rapports entre les différentes parties de la topique de l’appareil psychique

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(inconscient-préconscient-conscient, comme entre le Moi et le Surmoi), entre les différents stades d’un passé enfoui, d’un présent actualisé et d’un avenir projeté et enfin entre ces rapports intra­ psychiques et les relations intersubjectives entre analyste et analy­ sant qu’on appelle le transfert et le contre-transfert, par quoi tout advient. Le fait du transfert est premier. On pourrait alléguer qu’entre un mythe et un mythologue, il y a toujours « transfert » mais transfert inversé. Transfert du mythologue sur le mythe interprété grâce à des catégories actuelles de pensée, appliquées à un objet mythique venu d’ailleurs et d’autrefois. Lévi-Strauss a comparé le mythe à ces « tchuringa » qu’on ressort périodiquement du lieu où ils sont conservés pour se les passer de main en main. Le travail sur les mythes ne procède pas autrement, tout mythologue étant tributaire à la fois du corpus mythique et des interprétations déjà données par ses pairs. Le travail du psychanalyste suit le même cours. Il se fonde sur le transfert de l’analysant comme manifesta­ tion actualisée du patient, mais ses interprétations, même nova­ trices ou produites par son imagination créatrice, sont prélevées dans le trésor de la théorie constitué par ses ancêtres et ses collègues. Dire le neuf ne dispense pas de s’étayer sur le déjà su. Innover implique de se souvenir de ce qui est partie intégrante du patrimoine conservé. Le contexte associatif permettra de déceler les modes originaux des liaisons, le régime de celles-ci et les catégories qui les gou­ vernent. D’une part, on aura accès, par déduction, à la pensée de l’inconscient comme mode de fonctionnement général, imperson­ nel ; de l’autre, on saisira la singularité tout à fait individuelle de l’analysant en question et de ses « mythes » individuels plus ou moins organisés en mythologie privée. Freud disait qu’il fallait bien reconnaître qu’il pouvait être décevant de constater qu’inlassablement l’analyste retombait sur les mêmes thèmes, répétitivement retrouvés, de manière mono­ tone. Pourtant chaque analyste sait que ce n’est pas en ramenant le « matériel » de l’analysant à ces données très générales que l’on fait du bon travail analytique mais en étant capable d’analyser, en chaque cas, ce qui est le plus irréductiblement singulier. D. Anzieu a justement souligné qu’il fallait opposer la limitation et la pauvreté des thèmes du signifié à la richesse du travail qui s’effectue sur eux, donnant lieu à des configurations qui

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témoignent d’une diversité et d’une ingéniosité remarquables, reflétant la complexité du travail sur le signifiant. Il est important de souligner qu’à la différence de Lacan qui se désintéresse du signifié insaisissable — un sens renvoyant toujours à un autre sens — Anzieu, au contraire, se rallie à Freud en reconnaissant le caractère fini, limité et tout à fait identifiable du signifié inconscient comme matière première à transformer par le travail individuel et collectif. Au reste, ce point de vue est théoriquement justifié par Freud qui postule un nombre très restreint de fan­ tasmes originaires (fantasmes de séduction, de castration et de scène primitive) qui joueraient le rôle de schèmes ordonnateurs du développement, équivalents des catégories philosophiques, per­ mettant de classifier les événements responsables des vicissitudes singulières de l’histoire du sujet. Mais ce qui importe est de réinsérer signifiants et signifiés dans la topique consciente ou inconsciente dont ils sont à la fois les rejetons et les créateurs. On pourrait en conclure qu’il n’y a plus aucun point de rap­ prochement possible entre démarche psychanalytique et démarche mythologique. Le psychanalyste cherche la structure de l’inconscient individuel, tandis que le mythologue, même s’il admet l’existence de l’inconscient, ne s’intéresse qu’à ses expres­ sions collectives. Or Freud dit, à juste titre, que l’inconscient est par essence collectif, car il est ce que les hommes ont en commun par-delà leurs différences individuelles et même culturelles. On comprend alors que la référence au contexte n’est dans tous les cas qu’une médiation visant à dégager les mécanismes constitutifs de la psyché, qui sont inconscients. La conscience, qu’elle soit indivi­ duelle ou collective, est différenciatrice, fondatrice de l’identité individuelle ou culturelle ; l’inconscient, au contraire, est imper­ sonnel, constitutif du genre humain. Encore faut-il s’entendre sur sa définition. L’inconscient

et la réalité psychique

L’inconscient est pour Freud la « vraie » réalité psychique. Ce qui veut dire en clair que notre rapport à la réalité extérieure et matérielle est un rapport de contrainte limitée. La réalité exige de nous que nous nous y soumettions ou que nous la transformions à notre avantage. Mais elle ne saurait nous obliger à renoncer à

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notre réalité psychique subjective, la seule en laquelle nous ayons foi, en dépit des démentis infligés par la réalité extérieure. Il y a un système de la réalité extérieure que les processus secondaires de la pensée rationnelle permettent de repérer. Mais il y a aussi un système de la réalité psychique qui lui est sous-jacent et qui demeure intouché par le système de la réalité extérieure. Toutes les nuits le premier entre en sommeil tandis que le second s’éveille et s’exprime par la voix du rêve. L’inconscient n’est pas un chaos inorganisé. Il est une pensée non pensée. Pour l’entendre il faut parler sa langue et découvrir sa manière singulière de raisonner et de résonner. « L’inconscient est la vraie réalité psychique ; en ce qui concerne sa nature la plus profonde, il est tout aussi inconnu que la réalité du monde extérieur, et il se présente à nous de manière aussi incomplète par les données de la conscience que le monde extérieur par nos organes des sens1. » L’inconscient ne se connaît pas directement, il se déduit. État dans l’État, il possède une force compulsionnelle qui trouve le moyen d’exprimer ses contenus. Il est intraitable par la cons­ cience. Il possède ses lois, son économie, sa rationalité propres. Au lieu d’être en communication avec le monde extérieur, il est en communication avec le corps par l’intermédiaire des pulsions. Cependant ce schéma simplifié va se trouver compliqué par le fait que le monde extérieur agit sur le monde intérieur pour deux raisons. La première est que les satisfactions exigées par les pulsions dépendent d’objets se trouvant dans le monde extérieur. La deuxième est que le monde extérieur peut infliger des trauma­ tismes au Moi qui, pour une part, le forceront à trouver des réponses plus appropriées et, pour une part, seront générateurs de mécanismes de défense, eux-mêmes inconscients, contre l’angoisse qui vont limiter l’efficacité de son action par leur caractère fixé et rigide. Tous ces facteurs concourent à l’établissement du système de l’Inconscient qui trouve ainsi le moyen de satisfaire sur un mode déguisé les désirs frustrés par la réalité extérieure. On appelle depuis Freud processus primaires les processus qui sont à l’œuvre dans l’inconscient. Rappelons brièvements que ces processus sont caractérisés par le régime d’une énergie circulant 1. S. Freud, L’Interprétation des Rêves. Traduction personnelle. Mes italiques.

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librement tendant vers la décharge — c’est-à-dire vers l’expres­ sion ; ils comportent des représentations et des affects (inconscients) sous la forme d’investissements mobiles où l’on peut déceler la trace de condensations et de déplacements (portant à la fois sur les représentations et les charges affectives). A ces deux caractéristiques d’ordre énergétique (ou économique) et symbolique, il faut ajouter des caractéristiques d’ordre logique : les processus primaires ignorent la négation ou le doute. Ils sont intemporels ; ni ordonnés par le temps, ni soumis à l’usure du temps1. Freud conclut : « En résumé : exemption à l’égard de la contra­ diction, processus primaire (mobilité des investissements), intem­ poralité et substitution de la réalité psychique à la réalité extérieure, telles sont les caractéristiques que nous devons nous attendre à trouver dans les processus appartenant à l’Inconscient2. » N’avons-nous pas ici une pensée proche de celle que J.-P. Vernant décrit et dont il attend que linguistes, logiciens, mathémati­ ciens lui proposent la formalisation3? Quand les psychanalystes se réfèrent au complexe d’Œdipe, ils n’ont en tête ni le mythe d’Œdipe — avec ou sans ses variantes — ni la tragédie de Sophocle, ni même le complexe tels qu’ils le caractérisent comme s’il était observable, mais le complexe pul­ 1. Pour de plus grandes précisions voir J. Laplanche et J.-B. PontaVocabulaire de la Psychanalyse, PUF, 1967. Notons en passant que le régime d’énergie libre pourrait s’appliquer, dans le cas du mythe, à la « liberté » de coopération des mythèmes, réunis par une rationalité d’apparence assez lâche. 2. S. Freud, S.E., XIV, p. 187. On notera que Freud utilise parfois processus primaires comme synonymes de processus inconscients, et parfois réserve la première expression au régime d’énergie libre. 3. « Le mythe met donc en jeu une forme de logique qu’on peut appeler, en contraste avec la logique de non-contradiction des philo­ sophes, une logique de l’ambigu, de l’équivoque, de la polarité. Comment formuler, voire formaliser, ces opérations de bascule qui renversent un terme dans son contraire tout en le maintenant, à d’autres points de vue à distance ? Il revenait au mythologue de dresser en conclusion ce constat de carence en se tournant vers les linguistes, les logiciens, les mathémati­ ciens pour qu’ils fournissent l’outil qui lui manque : le modèle structural d’une logique qui ne serait pas celle de la binarité, du oui ou non, une logique autre que celle du logos. » J.-P. Vernant, « Raisons du mythe », dans Mythe et Société en Grèce ancienne, Maspero, 1974, p. 250. lis,

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sionnel transformé par les processus inconscients qu’il s’agit de rétablir par l’interprétation sous la forme qu’il aurait connue si les mécanismes de défense contre l’angoisse ne l’avaient contraint à être refoulé, à se travestir, à se transformer, lors de ses tentatives de réapparition dans le conscient, voire même à ne laisser subsister que des vestiges de son organisation. L’opération de déchiffrement a dû passer par la découverte de la pensée inconsciente, comme l’inter­ prétation des mythes a découvert la pensée du mythe. Pour les psychanalystes comme pour les mythologues, ce qui importe est moins la découverte d’une vérité originaire à jamais perdue et tout au plus reconstruite — pour ne pas dire : construite — que la mise au jour de la pensée inconsciente, sous la censure intellectuelle de la pensée rationnelle secondaire. La diversité des configurations cliniques observées dans le champ psychanalytique pourrait être comparée à un système mythique dont le lieu géométrique serait la rose absente de tout bouquet : l’Œdipe introuvable. Mais, là encore, il y aurait allusion inévitable à un mythe de référence placé en position ordonnatrice. La construction freudienne ne se contente pas d’invoquer répétitivement l’Œdipe, ses variantes, ses précurseurs et ses héritiers (le Surmoi), mais aboutit — fait étrange — à devoir créer un mythe fondateur dont l’Œdipe n’est lui-même qu’un rejeton. Autrement dit, elle est amenée à mythifier à son tour. C’est le mythe du père de la horde primitive dont n’existe aucune trace repérable. Peut-être pourrait-on faire la comparaison ici avec l’indo-européen, dont personne ne connaît la langue. Le mythe « préhistorique » de référence serait donc lui-même une construc­ tion mythique originaire. Répétons-le, la question des origines, question cruciale pour Freud, n’est pas pertinente pour les mythologues ; penser qu’un mythe pourrait nous amener à appréhender une quelconque histoire réelle dont on pourrait rétablir la vérité est encore un mythe. Le mythe n’est pas une quasi-réalité, mais plutôt une quasi-histoire, ou une quasi-connaissance. L’essentiel pour le mythe est de tenir un discours collectif, sur lequel existe un consensus, relevant d’un jugement suspensif. Aucun mythologue ne fera admettre que les mythes sont pris à la lettre et que le jugement d’existence ferait d’eux une histoire ou un savoir réels. Mais aucun non plus ne ferait admettre que les mythes sont considérés par ceux qui les racontent, les écrivent, les écoutent ou

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les lisent, comme des constructions auxquelles on n’accorde pas la moindre croyance. Dans le premier cas, le mythe appartiendrait soit à l’ordre des religions révélées, soit à celui de la science. Dans le second, il relèverait de la catégorie de l’erreur, mais non de celle de l’illusion. La différence entre la première et la seconde est, selon Freud, que l’illusion satisfait un désir ; aussi est-elle beau­ coup plus difficile à abandonner. Elle renvoie à la réalité psy­ chique. Lorsque M. Detienne rapporte les opinions dévalorisantes des Grecs du Ve siècle à l’égard de la mythologie, il fait état de la répression dont la mythologie est l’objet. On doit ajouter à son analyse que le discours des contempteurs du mythe, même s’il est lié à une conception politique sous-jacente — l’ordre et la loi — , n’est pas inexact. Il n’est pas faux de dire que le mythe est la parole de l’illusion, qu’il est un discours séducteur, analogue aux contes des nourrices, qu’il flatte la partie inférieure de l’âme (Platon). Il n’est pas faux non plus de dire que le fabuleux est une vision fausse de l’Histoire. A trop insister sur le refoulement répressif, on perd de vue la question. Car le problème n’est pas de contester ces jugements, mais de savoir à quoi répond, pour un groupe donné, le besoin de mythifier. C’est-à-dire à chercher à cerner l’économie psychique d’une civilisation où certaines productions culturelles — le mythe et le rituel ou la tragédie — jouent un rôle régulateur. De même faut-il s’interroger sur le besoin qu’a toute société de réécrire son histoire sur un mode légendaire nostalgique. Ce qui est a été autrement ; ce qui a été reviendra un jour où tout sera « comme avant », renversant l’ordre nouvellement établi. En procédant à la purification sociale qui va exclure la mythologie, on met en péril cette économie. L’hybris de la raison a eu raison des raisons du mythe, mais son triomphe annonce peut-être la mort de cette civilisation. Winnicott a su reconnaître, mieux que Freud, le rôle nécessaire et structurant de l’illusion. Il a découvert la fonction de ce qu’il a nommé le « champ transitionnel », champ de l’illusion, produc­ teur d’objets dont la caractéristique logique est qu’ils échappent à la dichotomie instaurée par le jugement d’existence qui oppose l’être et le non-être sous le primat du principe de réalité. Ces objets — pour l’enfant et pour l’adulte plus tard dans le champ culturel — sont et ne sont pas ce qu’ils représentent. Cela pose la question des équivalents qu’on peut leur trouver au niveau collée-

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tif et peut-être de l’existence d’un troisième type de processus qui viendrait compléter l’opposition entre processus primaires et pro­ cessus secondaires. Ces processus, que je nomme tertiaires, servi­ raient d’agents de liaison entre les premiers et les seconds. Au niveau collectif, le mythe aurait cette fonction de lien social entre la réalité subjective, singulière, et la réalité extérieure, collective et politique. L’ambiguïté de la réalité sociale est qu’elle est à la fois un des espaces de la réalité extérieure — qui englobe en outre le monde physique non humain — et un des espaces de projection de la réalité subjective. La culture d’un peuple n’est pas une totalité homogène, puisqu’elle abrite un grand nombre de productions psychiques qu’on ne peut que rattacher à la pensée subjective et, dans un sens plus large, à l’idéologie. Le champ du mythe déborde largement le mythe proprement dit. Il s’étend aussi à tout le domaine religieux et au domaine politique gouverné par l’idéolo­ gie. Il est donc nécessaire de préciser les différences qui existent entre ce que les historiens appellent les mentalités — où ils reconnaissent les effets des valeurs culturelles — et ce que les psychanalystes appellent la réalité psychique qui est celle du psychisme inconscient. Celui-ci, loin d’être soumis aux critères de la réalité de la conscience et contrôlé par ceux-ci, échappe à leur pouvoir et s’érige en absolu. Le rêve en est témoin. La conscience collective retrouvera cet absolu dans la religion. Le mythe est plutôt, selon l’expression de M. Detienne, un savoir-frontière entre le mystique et le conceptuel. Le mythe : objet transitionnel collectif

Le mythe n’appartient pas à l’ordre de la réalité extérieure ou matérielle, cela va de soi, même si on peut le concevoir, comme le fait Lévi-Strauss, comme une manière de connaître le monde et de l’organiser. En effet, s’il interprète la réalité extérieure, il ne transforme que la subjectivité qui la perçoit. Il n’appartient pas non plus à l’ordre de la réalité psychique puisqu’en fin de compte celle-ci ne saurait être qu’individuelle. Le mythe, comme le jeu pour l’enfant, se situe à l’intersection : il appartient en partie à la réalité psychique par les relations qu’il entretient avec le rêve, le fantasme et les autres formations de l’inconscient individuel ; il se

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rattache de manière évidente à la réalité extérieure, par son insertion dans la réalité sociale et par le consensus dont il est l’objet. Si les désirs sont partagés par une société tout entière, la perspective groupale prend le relais des positions individuelles. Le désir change de statut, il devient désir collectif parce qu’il est reconnu comme socialisé, partagé par l’ensemble des membres du groupe. On pourra objecter à cette façon de vectoriser ces rapports de l’individuel vers le collectif qu’il serait aisé d’en inverser le sens, puisque les désirs individuels sont en partie modulés par les désirs collectifs. En fait la vectorisation est à double sens, les deux orientations étant en perpétuelle inter-action. L’important est de bien comprendre la fonction et la valeur de cet espace transitionnel collectif créateur d’un type particulier d’objets obéissant à une pensée paradoxale, où se matérialisent les effets du jugement suspensif : un mythe est et n’est pas réel. II l’est puisque le consensus dont il est l’objet lui donne une existence indéniable et une valeur telle que le groupe social ne saurait s’en passer. Il ne l’est pas puisqu’il ne jouit pas des prérogatives accordées aux objets du sacré ou aux objets du savoir « scientifique », dont l’efficacité est autre. C’est pourquoi, à la limite, le mythe ne renvoie qu’à lui-même, à son organisation interne et au monde auquel il appartient. « Le structuralisme authentique cherche à saisir avant tout les propriétés intrinsèques de certains types d’ordre. Ces propriétés n’expriment rien qui leur soit extérieur. Ou, si l’on veut absolu­ ment qu’elles se réfèrent à quelque chose d’externe, il faudra se tourner vers l’organisation cérébrale conçue comme un réseau dont les systèmes idéologiques les plus divers traduisent telles ou telles propriétés dans les termes d’une structure particulière et, chacun à sa façon, révèlent des modes d’interconnexion »1. LéviStrauss affirme ici l’indépendance du mythe par rapport à des effets qu’il subirait du dehors. A cet égard, il soutient l’autonomie de la structuration intrapsychique, point de vue qui n’est pas éloigné de celui de la psychanalyse. Faut-il pour autant en cher­ cher Vultima ratio dans l’organisation cérébrale ? N’est-on pas au contraire fondé à penser qu’entre l’inconscient tel qu’il est conçu par Lévi-Strauss et l’organisation cérébrale, il y aurait place pour 1. C. Lévi-Strauss, L’Homme nu, Plon, 1971, p. 561.

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un inconscient collectif psychique beaucoup plus proche de l’inconscient individuel tel que l’a découvert la psychanalyse? L’inconscient en question ne serait pas uniquement constitué de propriétés formelles sans contenu. Au contraire on ferait l’hypo­ thèse que les propriétés formelles découvertes dans les mythes ont pour fonction non seulement de représenter des catégories de pensée, mais qu’elles sont en rapport étroit avec des représenta­ tions et des affects, inconscients eux aussi, partagés par le groupe culturel, barrés par des interdits. Le contenant des propriétés formelles aurait aussi un contenu qui ne peut s’exprimer qu’en se voilant et en se légitimant à la fois. Ce recours à la référence biologique est d’autant plus surpre­ nant que C. Lévi-Strauss reprend cette discussion, à propos des rapports entre le mythe et l’infrastructure technico-économique, où il défend la double détermination du mythe intrinsèque et extrinsèque. Mais cette double détermination est intégrée, si nous l’avons bien compris, au niveau de l’organisation cérébrale, c’està-dire des propriétés formelles de la pensée. Notons à ce propos qu’il y aurait long à dire sur la « mythologie » relative à l’organisa­ tion cérébrale, sur la caution recherchée par ceux dont elle n’est pas l’objet d’étude. L’organisation cérébrale n’est ni homogène ni unifiée. Les recherches récentes mettent en évidence des rapports de collaboration et d’antagonisme entre le vieux cerveau et les formations du néocortex, comme entre les structures qui régissent l’affectivité et celles qui sont à la base du langage et de la pensée. En outre, l’organisation cérébrale est le contraire d’un système clos. Elle est le produit d’un dialogue mettant en interaction constante un milieu environnant et un corps qui n’est pas soumis aux seules informations extérieures mais aussi aux messages de l’intérieur. L’organisation cérébrale n’est pas dans la boîte crâ­ nienne, elle est entre l’organisme et le milieu. Admettons que l’interprétation des mythes selon les méthodes qui visent à en dégager la rationalité cachée réussisse à nous donner la gamme complète des propriétés formelles de la pensée mythique. Pourrons-nous dire que le problème de la causalité sera pour autant résolu? La démarche mythologique pourrait être comparée sur ce point à celle des linguistes qui voudraient atteindre par l’analyse de la seule syntaxe le niveau sémantique. Le sens du mythe serait-il épuisé par la connaissance de son type de rationalité? Qu’en est-il alors de la thématique mythique?

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Doit-on la tenir pour contingente ou lui refuser ce qu’on accorde à sa logique, à savoir qu’elle relève d’une structure sous-jacente dont les termes forment un ensemble cohérent, à condition de ne pas leur appliquer la raison du conscient? Les psychanalystes modernes — tout au moins certains d’entre eux — se posent des problèmes à peine différents sur le type de rationalité qui gou­ verne la pensée inconsciente. Mais leur travail repose sur l’hypothèse que cette autre rationa­ lité sert le double but de dire et de taire. D’exprimer le désir censuré et de maintenir, à l’aide des déformations de la pensée inconsciente, la censure qui interdit leur expression à haute voix. On peut dire des formations de l’inconscient ce que Lévi-Strauss dit des mythes. « Ils constituent plutôt des réponses temporaires et locales aux problèmes que posent les ajustements réalisables et les contraintes impossibles à surmonter et qu’ils s’emploient alors à légitimer ou à voiler. »1 Lorsque Lévi-Strauss fait allusion aux « contraintes impossibles à surmonter », il s’agit de savoir si ces contraintes relèvent de la seule action de la nature sur l’homme, voire des problèmes créés par l’organisation sociale sur les individus, ou s’il ne s’agit pas plutôt des contraintes internes créées par les pulsions impossibles à satisfaire, soit parce qu’elles se trouvent en butte aux limitations de la réalité extérieure, soit parce qu’elles entrent en conflit avec les prohibitions sociales. Ces prohibitions ne vont pas se manifes­ ter explicitement par des interdits, mais plutôt par des prescrip­ tions, dira-t-on. On est fondé à se demander quelles sont les causes de ces prescriptions et si prescrire — par exemple, telle ou telle union dans le système de parenté — n’est pas une solution élégante pour faire d’une pierre deux coups. La prescription se borne à dire ce que l’on doit faire ; ce faisant, elle respecte l’interdit sans avoir à le nommer, c’est-à-dire sans avoir à prendre conscience de son caractère interdicteur donc frustrant. Le carac­ tère interdit demeure implicite ; comment la pensée sauvage ne le déduirait-elle pas ? La prohibition de l’inceste, la règle des règles, dont la culture procède ne saurait livrer au grand jour sa raison d’être. On peut comprendre qu’elle soit conçue comme le meilleur moyen de maintenir le système des échanges et la circulation des femmes. On n’en devine pas moins qu’obscurément la conscience 1. Op. cit., p. 562.

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collective pressent que la pratique de l’inceste comporte un danger mortifère pour le groupe qui s’enfermerait dans un autisme social, tout comme l’inceste au niveau individuel enferme le sujet dans les liens familiaux qui risquent de le tenir prisonnier d’un autisme individuel. En outre, d’autres interprétations, postérieures à LéviStrauss, reconnaissent maintenant le rôle protecteur de la prohibi­ tion incestueuse. D’une part, la mutation biologique qui intervient chez l’humain soumet celui-ci aux pressions de la sexualité de manière continue et indépendamment des mécanismes de l’ovula­ tion chez la femme, d’autre part, la nature des désirs sexuels fait d’eux des causes de désordre, de violence et pour tout dire de désorganisation sociale (B. Juillerat, M. Godelier). Si l’on ajoute la longueur de la dépendance de l’enfant de l’homme à ses parents (et tout particulièrement à sa mère) qui agit comme un mécanisme d’empreinte et provoque des fixations qui peuvent durer toute la vie, on comprend la nécessité impérieuse d’un mécanisme de régulation produit par la culture pour sa propre sauvegarde. L’inconscient n’est pas limité à un ensemble de désirs hors du Moi, les mécanismes de défense que le Moi met en œuvre contre l’angoisse en son sein deviennent eux-mêmes inconscients. Toute­ fois, il ne s’agit pas du même inconscient bien que l’un et l’autre poursuivent le même but : favoriser la structuration du psychisme contre la menace de chaos que ferait peser sur l’appareil psychique la satisfaction illimitée des pulsions. Cette structuration née du refoulement risque la déstructuration par le retour incontrôlé du refoulé. On peut affirmer que dans l’épistémologie moderne la question n’est plus de savoir s’il y a de l’inconscient, mais plutôt de s’interroger sur les propriétés dudit inconscient. Or l’inconscient continue de faire problème pour les philosophes. Lévi-Strauss répond à leurs critiques : « Ce que, sans en avoir pleinement conscience, ils me reprochent, c’est que ce surcroît de sens que je fais sortir des mythes n’est pas celui qu’ils auraient souhaité y trouver. Ils refusent de reconnaître et d’admettre que cette grande voix anonyme qui profère un discours venu du fond des âges, issu du tréfonds de l’esprit, puisse les laisser sourds, tant il leur est insupportable que ce discours dise tout autre chose que ce que, d’avance, ils avaient décidé qu’il dirait1. » 1. Op. cit., p. 572. Souligné par moi.

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Lévi-Strauss et Freud tiennent ici le même langage. Une ques­ tion se pose néanmoins. Lévi-Strauss pourrait-il s’adresser ici aux psychanalystes aussi ? Il ne semble pas que ce puisse être le cas, car tout ce qu’il est amené à dire de la pensée sauvage, les psychanalystes peuvent l’accepter comme une contribution pré­ cieuse à l’analyse de la pensée inconsciente. Au contraire, ce qu’ils aimeraient faire remarquer, c’est que ce discours « venu du fond des âges, issu du tréfonds de l’esprit » paraît étrangement muet sur les rapports que l’homme entretient non avec le monde naturel, mais avec ce qui, dans son organisation psychique, est au plus près de sa nature animale. La mutation humaine affecte la condition animale de l’homme et la transforme profondément. Elle ne la supprime pas. La pensée sauvage est le nom d’une fleur. Le botaniste chez Lévi-Strauss a souvent le dernier mot faisant taire le zoologiste. Alors même que, comme Freud, il démystifie le Moi des pouvoirs qu’il prétend posséder — la conscience au premier chef — alors qu’il a le courage de relativiser sa différence d’avec le reste du monde vivant, en le rattachant à ses racines biologiques, donc animales, il paraît, par un renversement de dernière minute, vouloir ignorer que le rôle de la culture est de constamment s’opposer à toute tentative de retour en force de l’animalité contre les contraintes imposées par le processus culturel, inséparable de la Règle. Règle qui a pour objet un acte double : l’inceste, qui n’est pas sans contenu, et le parricide dont les rituels concernant l’ancêtre témoignent largement. Le Totémisme n’est-il vraiment qu’un système classificateur? Qu’en est-il du sacré? L’opposition nature-culture qui, dans le cas de l’homme, met­ trait en conflit ce qui le rattache au monde animal et ce qui le lie à l’organisation sociale, est pertinente mais ne constitue pas, un outil conceptuel satisfaisant. Il manque ici un maillon essentiel pour la rendre vraiment opératoire. Cette copule, qui permettrait de donner toute sa portée à l’efficacité symbolique de LéviStrauss, je la verrai sous un trait spécifique de l’organisation humaine qui établit sa différence avec le régime animal et serait susceptible de rendre compte des rapports sociaux où elle s’implique. Ce n’est ni la conscience, ni même le langage qu’il faudrait placer ici — encore qu’ils y soient concernés de très près — mais comme Lévi-Strauss l’a lui-même pressenti dans sa constante référence à Rousseau, la relation de l’animal humain à son semblable — même et autre — doublement marquée par la

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différence des sexes et par celle des générations. Que l’organisa­ tion cérébrale ait constamment à procéder à la mise en forme des rapports intrapsychiques pour l’individu et intersubjectifs dans l’espace social, contraint à rechercher les motifs nucléaires qui orientent son travail d’élaboration. Si la famille sociale ne peut en aucun cas se ramener à la famille biologique, il faut justifier cet écart, par la prise en considération des effets du rapport à l’autre dans l’espace personnel et collectif. On verrait mieux comment opère cette fonction de réflexion-projection qu’on appelle la pensée si l’on admettait ce détour obligé, imposé par les figures du même et de l’autre humains. La généralisation platonicienne qui conduit à l’essentialisme ne nous avance guère pour l’examen des faits concrets que notre interprétation s’efforce de cerner. En rabattant au contraire l’axiomatique générale sur sa référence subjective — dans son double déploiement conscient et inconscient — on met en tension le couple du même et de l’autre, c’est-à-dire qu’on en dégage les effets de synergie et d'antago­ nisme, aussi bien dans leurs aspects intrapsychiques qu’inter­ subjectifs. Le semblable, combiné des effets issus de l’identité et de la différence (semblable comme presque identique et à peine différent), est la voie privilégiée pour penser les rapports de coexistence que le psychisme individuel et collectif a pour tâche de traiter. On comprendrait peut-être mieux alors que prohibition et prescription soient les deux faces d’un même phénomène. Elles ouvrent la possibilité de dédoubler l’espace psychique, enri­ chissant les modalités qui unissent et séparent contrainte et liberté. Chaque terme de ce couple implique sous son expression manifeste, la latence du terme opposé. C’est à ce prix, semble-t-il que la pensée mythique acquiert son identité — et même son autonomie — au sein de l’ensemble des pratiques sociales dont la pensée s’organise autrement. Les

déterminations du mythe

Une hypothèse permettrait de distinguer, en chaque mythe, le travail de transformation des données appartenant à des codes multiples. On aurait ainsi trois ordres de détermination. 1. L’ordre anhistorique, où s’exprimeraient les universaux inconscients cognitifs, représentatifs et affectifs de la pensée

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mythique. Ils constitueraient une sorte d’ensemble vide à remplir par des ordres de détermination plus spécifiques. 2. L’ordre culturel, où interviendraient les données diachro­ niques et synchroniques rattachables à la culture d’un groupe donné, compte tenu des transformations apportées par les greffes et les amputations liées aux vicissitudes de la culture, close ou ouverte, du groupe considéré. 3. L’ordre individuel, lui-même constitué de facteurs anhistoriques et historiques, naturels et culturels, dont les matrices symboliques sont inconscientes, au sens psychanalytique. Les interactions entre ces trois ordres mettraient en rapport la circulation des messages entre la pensée (inconsciente) de l’indi­ vidu et la pensée (inconsciente) du groupe, leurs codes respectifs passant par la médiation de l’ordre culturel. Toute diffusion du mythe exige de lui qu’il continue à concerner chaque individu faisant partie d’un groupe. Le mythe lui permet de se reconnaître, en tant qu’individu et en tant que membre du groupe. C’est dire que les transformations du mythe doivent obéir à une exigence : la préservation de son noyau sémantique, c’est-àdire de son sens inconscient. Tant que les transformations n’altèrent pas la matrice symbolique d’intelligibilité du mythe, celui-ci peut continuer à vivre, à s’enrichir ou à s’appauvrir en tous cas à se transformer pour le meilleur ou pour le pire. Un travail de transformation peut opérer sur des mythèmes une mutation sémantique, celle-ci pouvant soit donner au mythe une efficacité symbolique accrue, soit au contraire l’atteindre mortellement. Les mythes vivent et meurent1. Leur mort donne naissance à une autre forme de mythologie, et ainsi de suite2. 1. Un exemple de mutation mythique favorable est celui qui nous est connu par la tragédie de Sophocle : Œdipe-Roi. Mais d’autres mythes procèdent à un travail de transformation qui développe certains aspects du mythe d’Œdipe et, en revanche, en restreint d’autres. Nous avons montré comment la Théséide développe la relation du héros à la bête monstrueuse, de nature féminine le plus souvent, constituant alors une amplification de la relation d’Œdipe au Sphinx, avec, pour contrepartie, une atténuation du mythème concernant le parricide, ici accompli par négligence et sans contact physique entre le père et le fils. Voir « Thésée et Œdipe », dans Psychanalyse et Culture grecque, Confluents psychana­ lytiques, Éd. Belles Lettres. 2. Ainsi le champ de la mythologie déborde-t-il aujourd’hui largement la discipline qui porte ce nom. La « mythologie » contemporaine ne se

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Il semble bien qu’existent des mécanismes collectifs de censure et de préservation du désir inconscient qui, tour à tour, s’efforcent de ne jamais laisser au désir la possibilité de s’exprimer de façon transparente dans le mythe, tout en le laissant œuvrer, à bonne distance, en travaillant le récit, pour ainsi dire de façon médiati­ sée. En quoi consistent les universaux de la pensée mythique, il est encore bien difficile de le dire. Il est vraisemblable qu’ils comprennent à la fois cette syntaxe des propriétés formelles mises en évidence par C. Lévi-Strauss et une sémantique dont beaucoup de points restent à préciser. Cette sémantique, découverte par Freud et développée par ses successeurs, serait relative aux conte­ nus les plus généraux exprimés par les mythèmes les plus inva­ riants. Ils seraient constitués par l’ensemble des représentations et des affects inconscients en relation avec les pulsions qui forment le fonds commun de l’humanité, fonds superficiellement modifié par le contexte culturel. En se disant, le mythe se moule sur la langue par laquelle il devient l’objet de la communication consciente. Mais la langue inconsciente, la langue « autre »*, par laquelle l’inconscient parle à l’inconscient, est structurée par les processus primaires de Freud, les phénomènes transitionnels de Winnicott et les structures formelles dégagées par Lévi-Strauss et les mytho­ logues2. Le mythe serait alors un ensemble de propositions énoncées dans la langue des processus secondaires, mais sa logique serait celle des processus primaires, formée dans le but de constituer un borne pas à l’étude des mythes reconnus comme tels, elle étend son domaine aux productions psychiques culturelles, des plus divertissantes aux plus sérieuses, où le mythe a trouvé asile sous une identité d’emprunt. Lévi-Strauss n’a-t-il pas soutenu que la façon dont nous concevons l’histoire aujourd’hui, à travers les idéologies politiques, pourrait être notre mythologie ? 1. Le mythe « se situe non pas dans une langue et dans une culture ou sous-culture, mais au point d’articulation de celles-ci avec d’autres langues et d’autres cultures. Le mythe n’est donc jamais de sa langue, il est une perspective sur une langue autre... » op. cit., p. 576-7. 2. Je pense en particulier aux processus mis en évidence par J.P. Vernant à propos d’Œdipe. Cf. « Ambiguïté et renversement. Sur la structure énigmatique d’Œdipe-Roi », dans Mythe et Tragédie en Grèce ancienne, Maspero, 1972.

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objet transitionnel collectif dans une culture donnée. En cela, il relèverait d’une interprétation à plusieurs niveaux. Un premier niveau d’interprétation viserait ses relations intrin­ sèques, à l’intérieur de lui-même et dans ses rapports avec les autres mythes. Un second niveau viserait les relations du mythe au contexte culturel, rattachant les mythèmes aux données relatives à ce contexte. Un dernier niveau rapprocherait les structures mythiques des structures présentes dans les formations de l’inconscient individuel. Ce dernier niveau, dont les mythologues aimeraient pouvoir se passer, ne peut être ignoré. En effet, si le mythe est partagé par le groupe, il faut aussi que chaque individu dans le groupe possède les structures homologues qui permettent d’accueillir celui-ci, ce qui est nécessaire pour qu’il sente que ce discours le concerne, lui parle. Le mythe a justement pour fonc­ tion d’être cette courroie de transmission, ce messager à la frontière de deux codes collectif et individuel. Peut-être sommes-nous maintenant en mesure de répondre à la question des relations entre psychanalyse et mythologie grecque. On peut classer les sociétés et les civilisations selon des paramètres divers. L’un de ceux-ci pourrait être la position qu’a prise — pour des raisons difficiles à élucider — telle civilisation donnée par rapport au désir humain, en procédant à un système de projections différenciées relatives aux pulsions, aux prohibitions collectives ainsi qu’à l’univers où ces prohibitions sont autrement systémati­ sées — le monde divin — et enfin aux tentatives humaines pour parvenir à des compromis qui donnent une satisfaction limitée aux uns et aux autres, en tenant compte de la réalité extérieure. A cet égard les Grecs seraient à la fois comme les autres et pas comme les autres. « Comme les autres » puisque toute civilisation est confrontée à ces problèmes et doit leur donner une solution acceptable. « Pas comme les autres » dans la mesure où la solution grecque — dont la mythologie est l’expression — témoigne d’une extraordinaire tolérance envers le désir, d’une absence de dog­ matisme religieux tout à fait remarquable. La conscience qu’ont eue les Grecs de la double nature animale et divine de l’homme fait de leur mythologie l’interlocutrice privilégiée de la psychana­ lyse, mais non la seule. Il suffit de lire la Théogonie d’Hésiode sous cet angle pour comprendre le trésor qu’elle représente pour le psychanalyste. Mais celui-ci se sent parfois aussi chez lui dans les autres mythologies.

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C’est une question audacieuse, mais il faut la poser : dans quelle mesure la solution adoptée, face aux problèmes du désir, par les Grecs dont les dieux montrent une extraordinaire richesse d’expression, est-elle responsable des admirables accomplisse­ ments de ce qu’on a appelé — on ose à peine le rappeler tant la formule est devenue suspecte — le miracle grec? Certes, cette solution avait ses limites, l’histoire l’a montré. Certes, d’autres solutions ont eu le retentissement que l’on sait dans le monde judéo-chrétien et hors de lui. Mais celle-là retient l’attention par son rayonnement dans le temps et dans l’espace d’une vaste aire du globe. Il se peut qu’aujourd’hui la redécouverte du continent des civilisations sans écriture retentisse à nos oreilles avec des accents neufs. Le contenu de leurs mythèmes n’a plus avec l’Œdipe qu’un rapport éloigné. Cette familiarité viendrait donc de ce que nous avons moins de résistance à l’endroit de ce qu’ils racontent, parce que les sentiers de l’Œdipe sont largement battus. Et l’on ne s’aperçoit pas toujours que l’Œdipe — encore lui — se cache dans les nervures de la pensée sauvage, qui va moins le révéler comme contenu que comme fonctionnement de la pensée inconsciente. Il y a là en tout cas une manière de comprendre le rôle du contexte culturel qui appelle à l’avenir un surcroît de réflexion. La psychanalyse apparaît, à première vue, comme une disci­ pline surtout axée sur l’ontogénèse, dans la mesure où son but est de retrouver et d’analyser les fixations en rapport avec les conflits de l’enfance. Cette vue superficielle méconnaît sa visée complé­ mentaire qui est de cerner les structures fondamentales du psy­ chisme humain et d’expliciter leurs mécanismes. Ces mécanismes fondamentaux sont des matrices symboliques. Les relations entre pensée mythique et pensée inconsciente tournent autour de la question, non du symbole, mais de la symbolisation. L’efficacité symbolique de Lévi-Strauss revient ici au premier plan. La pensée moderne fait du problème de la symbolisation un enjeu capital. A la conception du symbole, dont nous devons aux Grecs la définition, s’oppose la conception de l’activité symbo­ lique qui sous-tend la pensée structuraliste au point de se confondre avec elle. Le temps viendra peut-être où ces deux conceptions seront dépassées par une synthèse qui, loin de les opposer, les réunirait au sein d’une même fonction qui tantôt gouvernerait la chaîne de liaisons inconscientes, tantôt s’applique­

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rait à un élément de la chaîne pour la métaphoriser. La fonction symbolique oscillerait constamment entre ces deux polarités mises en tension. La question de la pensée mythique et celle de la pensée inconsciente se rejoindraient dans une réflexion renouvelée sur les effets de la métaphore. Métaphore, interprétation ; le mythe interprète, le mythologue interprète le mythe, la métaphore qu’est le mythe appelle son interprétation : métaphore de la métaphore. Ce redoublement de la métaphore est peut-être une des propriétés fondamentales de l’esprit humain. Non pas la symbolisation donc, mais la symbolisation de la symbolisation.

CHAPITRE V

LEAR OU LES VOI(ES)X DE LA NATURE* (1972) « I protest unto you that I have loved you ever, and will continually (while I live) love you as my natural father. » « In the end, such was the unkindness or (as / may say) the unnaturalness which he found in his two daughters... » (The Chronicles of England, Scotland and Ireland, Holinshed, 1577.)

Lear décourage l’analyse et porte à la métaphysique. L’infinie richesse du texte, pourtant habituelle chez Shakespeare, est, ici plus qu’ailleurs, exténuante. La densité polysémique y nécessite une * Les citations sont extraites de la traduction d’Y. Bonnefoy (Mercure de France). Les éditions utilisées sont celles de The Arden Shakespeare sous la direction de Kenneth Muir, Methuen, 1968 et The New Shakes­ peare, sous la direction de G.-I. Duthie et J. Dover Wilson, Cambridge University Press, 1969. Nous sommes grandement redevables aux intro­ ductions et aux notices de ces publications.

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extra-lucidité qui pousse le critique à se détourner de son but — c’est-à-dire à sublimer sa curiosité indiscrète dans d’autres champs. Ce ne sont pas propos de circonstance, mais d’expé­ rience. Surtout lorsque le travail sur un texte traduit ramène à l’original où les renvois de signifiant à signifiant et de signifiant à signifié rétrécissent comme une peau de chagrin dans la meilleure des « translations ». L’infinie interprétabilité du texte se reflète dans le nombre considérable des interprétations qu’il a d’ores et déjà produites, interprétations contradictoires et enchevêtrées. Qu’importe, sa trame résiste à leur traitement. Lear se porte bien et nargue ses commentateurs comme le fou nargue ses maîtres ou ses méde­ cins1. Comme le fou, et sans doute parce qu’il s’agit d’une pièce sur la folie, Lear fascine comme un miroir aux alouettes. Il faut accepter cette fascination et le risque qu’elle comporte de nous égarer à l’analyse de l’égarement grandiose de sa figure centrale. Lear est, de toutes les œuvres de Shakespeare, celle sur laquelle Freud aurait le plus médité, d’après N. Holland2. L’article sur « Le motif du choix des coffrets »3 n’en donnerait qu’une faible idée. Si riche et si profond qu’il soit, il faut y repérer la marque d’une certaine occultation. Bransom, ayant relevé les désirs inces­ tueux de Lear pour Cordelia, en fit part à Freud, en s’étonnant de son silence sur ce point. Celui-ci reconnut la vérité du fait et répondit qu’il s’était borné dans son étude à une interprétation mythologique, l’interprétation psychologique restant à faire. Cette confession pourrait bien porter la marque d’une identifica­ tion de Freud à Lear, quand on sait l’importance des préoccupa­ tions touchant à sa propre mort. Mais cette option plus mytholo­ gique que psychologique s’éclaire d’un jour nouveau lorsqu’on se remémore qu’il avait confessé à Breuer qu’il avait surnommé sa fiancée Martha : Cordelia. Confidence pour confidence, Breuer 1. J.-J. Mayoux conteste le jugement de J. Kott (Shakespeare notre contemporain, éd. Marabout-Université), qui voit dans le Roi Lear une tragédie de l’absurde : « C’est quand tout est dit une absurdité du xxe siècle de dire que cette pièce est absurde. » (Shakespeare, Seghers, édit.) 2. N. Holland, Shakespeare and Pyschoanalysis. 3. Le motif du choix des coffrets dans L’Inquiétante étrangeté et autres essais. Trad. B. Féron, Gallimard, 1985.

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lui répondit qu’il avait fait de même avec la sienne ! En une autre occasion, Ferenczi reçut un autre aveu : celui où Freud esquissait un parallèle entre sa fille Anna et Cordelia1. Freud semblait plus à l’aise dans l’analyse du complexe d’Œdipe de l’enfant qu’il avait été, remontant à des âges depuis longtemps révolus, que dans celle du complexe d’Œdipe réactivé du côté du parent. *

A l’annonce des événements étranges qui viennent de survenir à la cour de Lear : l’aliénation de la puissance du roi maintenant « voué à la figuration », le bannissement du fidèle Kent, le mariage déshonorant de Cordelia, Gloucester soupçonne quelque arrêt du destin. Il y a là comme un signe du déclin royal, une menace de démembrement du pouvoir, le danger d’une dispersion de ses forces. Lorsqu’à ces tristes nouvelles s’ajoute celle de la prétendue forfaiture de son fils complotant l’assassinat de son propre père pour s’emparer de ses biens, le désastre (au sens propre du terme) prend la signification d’une Apocalypse, que la tempête toute proche confirmera : « Ces récentes éclipses du soleil et de la lune ne présagent rien de fameux. La science de la nature a beau les expliquer comme ceci ou comme cela, la nature elle-même n’en est pas moins affligée par leurs conséquences. L’amour tiédit, les amitiés se disloquent, les frères se brouillent. Il y a des émeutes dans les villes, la discorde est dans le pays, la trahison au palais et entre le père et le fils, les liens naturels se rompent. Ce gredin que j’ai engendré vient confirmer le présage : c’est le fils qui se dresse contre le père ; le roi s’écarte des inclinations instinctives : (the king falls from bias of nature) et c’est le père contre l’enfant. Nous avons vu nos belles années. Machinations, perfidies, trahisons, tous les désordres dévastateurs vont sans répit mainte­ nant nous suivre jusqu’au tombeau. » (I, 2, 107-120).

Il y a correspondance entre les signes naturels et les signes humains. L’harmonie du monde, les rapports hiérarchiques fixés par la succession des générations et l’ordre social sont remis en cause. Le travail des forces discordantes qui s’est manifesté dans le 1. N. Holland, loc. cit.

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cosmos par les éclipses dérange la place des astres dans le ciel, trouble leur rayonnement lumineux, brouille leurs rapports de subordination, de même que sur terre les mouvements spontanés du cœur, les affections naturelles s’inversent dans les rapports entre les générations : le fils contre le père et le père contre l’enfant. L’amour cède la place à la haine, annonçant la série des catastrophes qui vont se poursuivre indéfiniment. Le dérangement de la nature prélude au dérèglement général des passions. A cette conjonction entre la nature « naturelle » et la nature humaine répond maintenant leur disjonction proférée par Edmund qui ironise sur cette astrologie mythique. Il lui oppose le rationalisme de ce qu’on a appelé 1’ « homme nouveau » du temps de Shakes­ peare. Il refuse ce fatalisme, comme il dénonce l’arbitraire de l’ordre social qui privilégie la légitimité et le droit d’aînesse de son frère Edgar et le condamne, lui, à la bâtardise et la spoliation. En poussant les choses plus loin, nous pouvons dire qu’il conteste même l’ordre des générations qui l’assujettit à son père. La Nature est sa déesse : « C’est la loi que j’ai juré de servir ! » Par nature, il entend sa nature : sa force, son intelligence, sa vivacité d’esprit, sa ruse, son audace surtout. La vie ici n’a qu’à suivre les inclinations tirées des appétits, des désirs, des intérêts. Là où Gloucester fait entendre la voix de la Nature, comme voix du Surmoi, voix de la Loi qui régit aussi bien le monde naturel que le monde culturel, Edmund lui fait écho en faisant entendre la voix du Ça, qui sacrifie tout à sa satisfaction. Ces deux voix sont sourdes l’une à l’autre, inconciliables. Ces deux acceptions de la Nature dans le Roi Lear ont déjà été relevées par divers auteurs, surtout par Heilman et Danby1. Duthie et Dover Wilson font remarquer que Nature est l’un des mots les plus importants de la pièce. Dans le glossaire qui suit leur édition, ils relèvent sept emplois du terme : 1. la déesse personnifiant les forces qui créent les phénomènes du monde matériel (six références) ; 2. l’ordre naturel des choses (trois références) ; 1. Danby souligne l’opposition entre la nature bénéfique selon Bacon, Hooker et la nature maléfique selon Hobbes. Cf. Shakespeare’s Doctrine of Nature : a study of King Lear (1949). Dans la tragédie Lear exprimerait le premier point de vue, Edmund, Goneril et Régane se rattachant au second.

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3. la nature humaine, la race humaine (deux références) ; 4. le caractère, la tendance (neuf références) ; 5. les affections naturelles entre parents : affection filiale (quatre références), affection parentale (deux références) ; 6. la constitution corporelle, les fonctions vitales, les pouvoirs naturels, la vie naturelle (onze références) ; 7. les impulsions naturelles en tant qu’opposées à la tradition et les coutumes sociales (une référence)1. Au total, trente-huit références pour un seul mot. Une image composite donnerait la solution suivante : une force de génération et d’ordre qui produit ses effets dans le monde matériel et dans le monde humain, induisant des penchants, fixant électivement cer­ taines dispositions du corps ou du caractère de la personne, réglant les rapports entre géniteurs et engendrés, mais ayant aussi tendance à se rebeller contre les formes sociales de ces rapports. Nous ne pouvons couvrir la totalité du champ qui s’offre ainsi à notre vue. Ce qui nous retiendra alors dans cette constellation, ce n’est pas l’opposition philosophique des deux natures, bénéfique et maléfique, mais les voies de la nature comme inclinations instinctives dans les rapports entre les générations dans le cadre des relations œdipiennes et de l’antagonisme d’Eros et des pul­ sions de destruction. Freud l’a reconnu, son interprétation de Lear était surtout mythologique2. Elle est très sélective, ne retenant qu’un nombre de traits extrêmement réduit pour soutenir son argumentation3, mais elle ouvre déjà, en 1913, des perspectives sur la coexistence des contraires : l’amour et la mort. Comment le thème aurait-il été traité après l’introduction de la pulsion du mort? En revanche, l’interprétation d’Ella Sharpe est résolument 1. King Lear. The New Shakespeare p. 290. 2. Chose rare dans ses écrits, Freud condamne même implicitement l’interprétation psychologique qui verrait dans l’œuvre le reflet de l’expé­ rience, faite par le poète, de l’ingratitude, la force de l'impression créée par la pièce ne pouvant se satisfaire d’une telle explication. 3. Pouvons-nous vraiment restreindre toute la tragédie de Lear à la mort prochaine du roi et considérer tout l’appareil de la pièce comme une déformation visant à nous masquer ce fait ? Il semble difficile de souscrire à ce jugement de Freud : « La relation paternelle d’où pourrait émaner tant d’incitations dramatiques fécondes, n’est pas exploitée plus avant dans le drame. » Le motif du choix des coffrets, p. 80.

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psychologique *, n’hésitant pas à trouver dans la pièce la révélation d’une crise psychique grave chez Shakespeare dont la résolution devra attendre la Tempête, Le Roi Lear témoignera de la réactiva­ tion d’un conflit infantile en rapport avec des expériences trauma­ tiques qu’elle suppose réelles. La voie que nous suivrons ici sera moins mythologique que celle de Freud, moins psychologique que celle d’Ella Sharpe. Elle se situera sous l’angle des rapports entre les sexes et les générations dans l’unité supérieure du complexe d’Œdipe. Il y a entre la Nature et la folie des liens étroits dans Lear. Le dérangement des esprits est le reflet du dérèglement de la Nature, nous venons de le voir. Le déchaînement de la tempête coïncide avec le passage d’un type de folie à un autre chez Lear. Jusqu’à la tempête, Lear est dit fou parce qu’aveugle et aveuglé par la passion, l’orgueil, la colère, l’intempérance, etc. « Il ne s’est jamais connu lui-même. » Telle est l’opinion de ceux qui l’entourent. Lui, de son côté est sûr de ses actes. Mais au fur et à mesure que leurs conséquences se retournent contre lui, il se sent menacé par la folie-maladie et lutte désespérément pour ne pas y succomber. (« Ne me fais pas devenir fou, je t’en prie, ma fille », II, 5. « Oh, ne me laissez pas devenir fou l Devenir fou, deux cléments ! Sauvez ma raison / Je ne veux pas être fou », I, 5). Lorsque le premier signe de la tempête s’annonce, les digues cèdent : « O fou, je deviens fou ! ». Il, 4. La tempête coïncide avec la fin des illusions. Tout l’amour de ses filles, s’est retiré. Après la déception infligée par Cordelia, celle que Goneril d’abord et Régane ensuite lui feront subir achèveront de le plonger dans la déraison. Cette tempête, il l’avait appelée de ses vœux pour châtier Goneril (« Oh tempêtes, flagellez-la / Et vous brouillards nocifs! », I, 4). Lorsque la Nature l’exauce, c’est lui qu’elle atteint. A ce moment la colère et l’imprécation n’ont plus rien d’humain. Le déchaînement des éléments figure le tumulte qui défait sa raison. Ambiguïté de la tempête, que signifie-t-elle? La réprobation des dieux de la nature12? Mais de quoi? Du traitement infligé au roi? Pourtant 1. Ella Sharpe, From King Lear to the Tempest Collected Papers, Hogarth Press, 1950. 2. Rappelons que l’action de Lear est supposée contemporaine du règne de Joas en Judée. Yahvé ne s’exprime-t-il pas par les voi(es)x de la Nature en tempête ? Mais l’Angleterre d’alors est païenne. Ce sont donc les dieux de la Nature qui sont en cause.

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Goneril et Régane sont bien au chaud, au palais de Gloucester. Lear met son espoir dans ce cataclysme qui devrait emporter l’humanité entière, punie pour son ingratitude (« Fais éclater les moules de Nature et détruis d’un coup tous les germes / Qui produisent cet homme ingrat », III, 2). Mais en fin de compte, c’est sur sa tête que s’abattent les ravages des éléments. La tempête n’atteint que les valeurs vertueuses de la pièce : Lear, Kent, le Fou, Edgar. La Nature est insensible à la justice. Au présage annonciateur de l’inversion de son ordre (les récentes éclipses du soleil), succède une perversion qui la met au service du mal. Elle est ici l’alliée des enfants mauvais (Goneril, Régane, Edmund) elle favorise leurs projets. En ce sens, si la Nature est alors la compagne de la folie (la tempête dans le pays, comme la tempête dans le cœur de Lear) c’est que la Nature est devenue folle ; elle s’est dénaturée. De son côté, la folie réduit à l’état de nature. Edgar simulant la folie donne à son apparence le dénument le plus extrême : « L’homme n’est-il rien de plus? » (III, 4). Le pauvre Tom est « la chose elle-même » (thou art the thing itself). Face à lui, Lear, Kent et le Fou sont « sophistiqués ». Un degré de plus atteint Lear dans sa folie ; il parachève sa dépossession subie en dépossession voulue, mettant en pièces sa parure. Il épouse l’abjection qui lui avait fait horreur. L’humanité dépouillée est retournée à l’état bestial « l’homme sans accessoires n’est rien que ce pitoyable animal, nu et fourchu que tu es » (III, 4). Comprenons que l’homme sans les usages de la civilité, le respect du code social, l’affection qui régit les relations entre parents et enfants, les témoignages de l’amour que Cordelia refuse au père et l’attitude de Goneril et Régane qui cessent de l’honorer n’est qu’animalité. Et cet animal pourrait bien être le Diable. La dépossession de Tom est un miroir pour Lear, il ne peut d’abord l’interpréter que comme le résultat d’une action comparable à celle qu’il a subie : « Rien n’aura pu / Rabaisser la nature à cette abjection / Sauf des filles ingrates » (III, 4). Mais cette déchéance est en même temps son inverse symétrique, puisque c’est par la faute d’un père qu’Edgar est réduit à cet extrême dénûment. L’égarement des pères les pousse à des actions qui vont à l’encontre des inclinations naturelles, telles les spoliations de Cordelia et d’Edgar. Ce manquement fait exploser — chez d’autres que chez ceux qui en pâtissent — des forces antinaturelles dont le corollaire est la folie chez les victimes. Si les passions

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ambitieuses des enfants portent atteinte à leurs parents à cause de leur impatience, celles des parents, causées par un insatiable (infantile?) besoin d’amour ou par les effets d’une crédulité prompte à se leurrer sur les signes extérieurs de la sollicitude feinte de leurs enfants pervers, ne plaident guère en faveur du respect qu’on devrait à leur discernement. Kent parle (III, 1) de souffrances monstrueuses et folles (le texte dit : unnatural and bemadding, « contre nature et affolantes » traduit A. Robin) endurées par le Roi. Gloucester qualifiera de façon semblable le traitement infligé à Lear (III, 3). Lorsque l’enfant agit contraire­ ment à la nature envers son père, il le rend fou. Albany l’affirme : « Vous, barbares dénaturés, l’avez rendu fou » (IV, 2). Mais que sont les rapports naturels entre enfants et parents ? Leur dénatura­ tion ne vient-elle pas d’une interprétation idéalisante de ce qui est considéré comme naturel ? De même qu’à la bonne nature créa­ trice fait pendant la mauvaise nature destructrice de la tempête, une alternance voit naître successivement dans ces liens entre géniteurs et engendrés des affects d’amour et de haine. Lear ne veut voir que l’amour et s’efforce d’occulter les forces haineuses. Pourtant il leur donnera libre cours, fort de son bon droit. La malédiction dont il accable ses filles avec l’humanité entière trouve à ses yeux sa justification (« Quant à moi / On m’a fait plus de mal que je n’en ai fait », III, 2). Si Nature est l’un des mots clés de la tragédie, la folie en est le levier. Dans aucune des cinquante ou soixante versions du Roi Lear avant Shakespeare, le roi ne devient fou1. C’est donc là une création purement shakespearienne. Tragédie de la folie, Lear l’est assurément, non seulement par celle qui atteint le roi, mais par la rencontre dans l’acte de la tempête, de trois folies juxta­ posées : la folie ludique et sarcastique du Fou, la folie protectrice et simulée d’Edgar et la folie aveugle et destructrice de Lear. Les deux dernières, nous l’avons vu, sont issues des relations de parenté. Celle du Fou est plus énigmatique. Elle résonne comme la voix de la vérité innocente, mais elle n’est pas dépourvue de cruauté. Malgré l’indéniable tendresse du Fou pour son maître, les propos que lui inspirent sa bouffonnerie, contribuent aussi à le faire verser dans la folie. Il y a un mystère concernant le Fou : Shakespeare, en le faisant disparaître sans explication après 1. Perrett, The story of King Lear (1904).

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le troisième acte, aurait été victime (ou coupable) d’une étrange distraction. On connaît la controverse sur la fameuse phrase de Lear : « And my poor fool is hanged » (V, 3) qui, selon les uns, n’est qu’une expression d’adulation s’adressant à Cordelia (ma pauvre innocente) et, selon d’autres, concerne bel et bien le Fou. Une solution de compromis voudrait que Lear à ce moment confonde les deux parce que la mort de Cordelia le renvoie à la phase paroxystique de sa folie. En fait, bien des arguments nous font penser, et Perrett sur ce point aboutit à une conclusion identique, que le Fou et Cordelia sont le même personnage. Les deux rôles étaient souvent joués par le même acteur et leur fonction de vérité allie chez les deux l’affection sincère et le refus de la complaisance. Lorsque Cordelia n’est plus là, le Fou prend sa place. Il tient le discours qu’elle pourrait tenir si elle était présente et si elle n’était pas douceur et discrétion. Ainsi le troisième visage de la folie n’est ni la conséquence de la paternité maltraitée, ni celle de la feinte protectrice, mais celle de l’expression d’une lucidité insoupçonnée de la part de celui qu’un assujettissement obligé confine au rôle de distraire le pouvoir. Il n’y a pas si loin de cette condition à celle de l’enfant dont l’existence parfois ne sert qu’à renvoyer au parent l’image flatteuse qu’il veut avoir de lui-même. Le pouvoir ici se masque derrière la demande d’amour qui n’en est, en ce cas, que la forme la plus dissimulée et la plus occultée par celui qui estime n’en attendre que son dû. L’amour ne saurait entrer dans les circuits de la dette. *

L’existence d’une double intrigue est une rareté dans les tragé­ dies de Shakespeare. On a reproché à l’intrigue secondaire du Roi Lear d’alourdir la pièce sans rien lui ajouter. En réalité, comme le font observer Duthie et Dover Wilson, elle crée un double système de différences (faisant jouer les contrastes) et de simili­ tudes (renforçant le sens véhiculé). On peut rechercher à l’infini les échos entre intrigue principale et secondaire (opposition du thème de la folie et de la clairvoyance ; de la cécité psychique et physique ; de l’aveuglement dans la vision, de la voyance dans les ténèbres, etc.)1. Le motif que nous mettrons en avant pour 1. Cf. surtout H.C. Goddard, The meaning of Shakespeare, Univ. Chicago Press, 1951.

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justifier l’existence de l’intrigue secondaire est qu’elle constitue le complément de la relation de parenté représentée dans l’intrigue principale. L’intrigue principale concerne la relation d’amour

entre le père et les filles, l’intrigue secondaire, la relation de rivalité entre le père et le fils. Ainsi la conjonction des deux intrigues permet le déploiement du thème, d’une part, selon le sexe de l’enfant et d’autre part, du même coup, selon l’affect en question : amour ou haine. Ainsi il est erronné d’amalgamer le cas d’Edmund avec celui de Goneril et Régane sous le prétexte de leur commune malignité. C’est ne pas tenir compte de la différence sexuelle des personnages qui la représentent. Dans les deux cas, il s’agit d’une haine envers le père, mais si leurs conséquences sont comparables, leur fonction est différente. Goneril affiche sa viri­ lité castratrice devant Albany, Régane est la plus zélée à crever les yeux de Gloucester. Elles s’acharnent sur le père de celui qu’elles aiment et exécutent à sa place le traitement que lui-même lui à réservé. Edmund a, on le sait, quelques excuses (la discrimination que lui valent sa bâtardise et sa situation de cadet). Shakespeare lui accorde une certaine noblesse (il accepte le combat qu’il aurait pu refuser de livrer contre le chevalier anonyme) et même une repentance finale qui le rachète quelque peu. Ainsi l’hostilité d’Edmund envers Gloucester peut se comprendre dans le cadre de la rivalité fils-père, alors que la cruauté de Goneril et de Régane procède à une véritable inversion des sentiments tendres qu’on s’attendrait à les voir développer. En outre, des anastomoses existent entre intrigue principale et intrigue secondaire : on pense évidemment aux amours démoniaques entre Edmund et les deux sœurs mauvaises, mais il faut aussi se rappeler qu’Edgar est le filleul de Lear (II, 1). Ceux qui, après Shakespeare, ont adouci la fin trop cruelle de la pièce, ont épargné à Cordelia la mort et noué une idylle entre elle et Edgar. L’intrigue principale est l’histoire de la perte d’amour que le père essuie de la part de ses filles, la tonalité incestueuse de son affection éloignant celle qui en est l’objet et le rejetant lui-même dans l’aversion des autres ; l’intrigue secondaire, celle d’une conquête violente des biens du père par le fils (qui va jusqu’à la castration symbolique par personne interposée). L’aspect consolateur de la tragédie en atténue la noirceur presque insupportable par la fidélité et l’amour d’une des filles sur trois et de l’un des deux garçons envers leur père.

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Mais à quoi obéit cette bipartition ? D’une part à ce que tous les aspects du complexe œdipien (sa face positive et sa face négative, vue du côté du garçon et du côté de la fille) ne peuvent être représentés par une seule des deux intrigues. D’autre part, et c’est là la raison majeure, parce que les sentiments opposés ne peuvent être incarnés par le même personnage. Aussi Ella Sharpe a-t-elle raison d’affirmer que les trois filles de Lear nous livrent trois aspects de la relation à la mère. La Nature, nous l’avons vu, n’est ni bonne, ni mauvaise, malgré l’artifice qui nous la présente tour à tour comme telle selon le personnage qui parle. Elle est ce mélange de forces créatrices et destructrices qui se succèdent et se partagent le devant de la scène. De même, la relation de parent à enfant (et vice versa) n’est pas univoque, elle est un mélange inextricable d’amour et de haine. A Cordelia l’amour, aux deux autres la haine. Si aimante que soit Cordelia, elle n’épargne pourtant pas à son père la dure épreuve de la vérité. Ce qu’elle lui montre est que son amour ne saurait aller intégralement à lui, qu’il faut préserver la part qui reviendra à son futur époux. Conflit entre la relation de consanguinité et la relation d’alliance. Et si cela ne peut être assimilé à de la haine, c’est ainsi que le vieux père le ressent. Au reste, ce mariage, le souhaite-t-il? On peut en douter. Il propose sa fille à Bourgogne qui ne tarde pas à révéler son caractère intéressé. Devant le refus du duc, il considère que la cause est entendue et se garde bien de connaître les intentions du roi de France de peur — dit-il — de l’offenser n’ayant à lui offrir qu’une fiancée totalement dépouillée. Mais n’est-ce pas parce qu’à la différence de l’autre prétendant il a deviné chez lui un authen­ tique attrait pour sa fille ? De même, les affects d’amour et de haine seront-ils répartis entre Edgar et Edmund. Mais comment se défendre, dans la scène du faux suicide de Gloucester, de voir dans l’attitude d’Edgar une pointe de sadisme, sous le prétexte du choc bénéfique qu’il veut infliger à son père ? Il prolonge ses peines en lui masquant son identité le plus longtemps possible et sa révélation tardive sera cause de la mort du vieillard. Ainsi, malgré leur bipartition, des vestiges de ressentiment demeurent chez les personnages incarnant la vertu et l’amour qui attestent que le mal et la haine sont inexpugnables. Freud, dans son analyse de Lear, montre comment la coexis­ tence des contraires, l’Amour-la Mort, habite le même person­ nage. Ce que l’on considère comme le scandale de la pièce : la mort de Cordelia sera gommée de la scène. Pendant

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un siècle et demi (de 1638 à 1823), la version de N. Täte, qui épargne la fille innocente, se substituera à l’original shakespearien pour ménager la sensibilité des spectateurs. Et s’il est vrai que dans des versions plus anciennes Lear recouvre son trône et meurt de vieillesse, Cordelia lui succédant, il n’en reste pas moins que même en ce cas elle succombera aux attaques de ses neveux (les fils de Goneril et Régane qui la feront prisonnière) et se pendra en prison. Pourquoi Cordelia doit-elle mourir? L’interprétation chrétienne y voit une victime sacrificielle. Ainsi aurait pensé Shakespeare soumis aux valeurs du christianisme. L’interprétation de Freud y reconnaît le signe d’une inversion. Lear portant Cordelia morte : c’est la mort emportant le vieillard. Cordelia est la Mort. Nous prolongerons cette interprétation en soutenant que cette inversion des figures du mourant et de la mort se place dans le cadre de l’inversion générale des voies de la Nature. L’inno­ cente mourant à la place du coupable, mais aussi la fille mourant avant le père. La mort de Cordelia est le signe de ce renversement généralisé annoncé au début de la pièce. Le Fou l’a bien dit à Lear : « Ce jour où tu fis tes mères de tes filles » (I, 4). Le roi dépendant pour sa survie, de sa progéniture inverse le code social. Dans la scène des retrouvailles, Lear s’agenouille devant Corde­ lia. Hugo, lyrique, dira : « Lear, c’est l’occasion de Cordelia. La maternité de la fille sur le père; sujet profond [...] La jeune mamelle près de la barbe blanche, il n’est point de spectacle plus sacré. Cette mamelle filiale, c’est Cordelia [...] Lear est en enfance. Ah ! il est enfant ce vieillard. Eh bien il lui faut une mère [...] l’adorable allaitement commence.1 » A cette relation maternelle tendre fait pendant la relation de haine à l’endroit de Goneril. C’est la mère qu’il attaque en elle quand il invoque la Nature : « O très chère déesse Nature, écoutemoi, écoute, écoute » (I, 6), lui demandant de stériliser le ventre de sa fille ou, s’il vient à enfanter, de donner naissance à un monstre. Mais la haine elle-même a des limites. Ici encore se dévoile la fonction des deux intrigues. Aux dernières extrémités, c’est à l’enfant pervers de l’une d’accomplir les actes cruels qui portent sur les victimes paternelles de l’autre, évitant de justesse ¡’insupportable. Ainsi nous entendrons parler par Gloucester d’un complot de Goneril et Régane touchant la vie du roi, mais jamais 1. V. Hugo, William Shakespeare, Mercure de France, p. 194-196.

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ceci n’est ouvertement dit par ses filles. C’est Edmund qui ne leur est rien qui décidera de l’exécution de Cordelia et de Lear. De même que ce sont Cornouailles et Régane qui arracheront les yeux de Gloucester, Edmund étant dispensé de ce forfait monstrueux. C’est là le point de rebroussement de la cruauté, à l’extrême limite de l'inversion naturelle. *

Si la folie de Lear le ramène à l’enfance, c’est parce qu’à l’origine de cette folie se trouve un désir d’enfant. Cette demande inconditionnelle d’amour, ce besoin de preuves explicites ne peut se comprendre que par rapport aux exigences affectives d’un enfant. Le père se conduisant en enfant, voilà encore une inver­ sion des sentiments naturels. A Cordelia d’y répondre dans le langage des adultes. Elle aime selon les voies de la Nature : Mon cher Seigneur, vous m’avez engendrée Et m’avez nourrie, choyée ; quant à moi Je vous rends comme il faut les choses dues En vous obéissant, vous aimant, vous honorant entre tous.

(I, 1) Freud a traité de la tragédie du Roi Lear dans son article sur « Le motif du choix des coffrets », qui appartient à l’intrigue du Marchand de Venise. On se souvient des développements que lui inspire cette comparaison avec les Moires et les Parques. Il se pourrait que ce contenu mythique répandu soit, dans le cas du Roi Lear, en rapport avec une problématique différente. D’après certaines analyses sociologiques, l’allégorie à trois personnages symboliserait trois aspects de l’échange : donner, recevoir et rendre. Lear donne, Cordelia reçoit, Lear attend qu’elle lui rende une valeur équivalente à ce don. Or Cordelia ne peut rien rendre, car elle risque alors — ayant rendu l’amour en contrepartie de sa dot — d’arrêter le processus d’échange puisqu’elle n’aurait plus rien à donner à son futur époux, lequel lui-même ne pourra — n’ayant rien reçu d’elle — rien lui rendre, à savoir un enfant. Une telle interprétation relierait le thème de la mort avec celui de l’impossibilité du mariage et de la procréation par la fixation incestueuse. La réserve d’amour qu’elle préserve pour son époux, l’inévi­ table partage, c’est celui que la mère est obligée de faire entre l’enfant et le père.

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La réponse de Lear est, elle, dénaturée : il désavoue ses devoirs de père et laisse libre cours à une fantaisie cannibalique : Le scythe barbare Ou celui qui fait cuire ses enfants Pour assouvir sa faim trouveront en moi Autant de sympathie, de pitié ou d'accueil Que toi quoique ma fille. (I, 1)

Dénaturée, cette réponse l’est au regard du code social, mais au regard du code pulsionnel elle est tout à fait naturelle. Au moment où il feint de l’accepter, Lear refuse en fait le partage de son affection avec un autre lorsque le temps est venu pour Cordelia d’orienter son désir vers ce nouveau lien du mariage. A l’occasion du retournement de l’amour en haine, Lear manifeste, par per­ sonne interposée, (le scythe barbare) son désir d’incorporation séquestrante qui dérobe à tout rival potentiel la possibilité de le priver de ce qu’il considère comme son bien inaliénable. Il est avec Cordelia comme l’enfant avec le sein au début de sa vie. Dans l’intrigue secondaire, un semblable renversement des rôles a lieu entre Gloucester et son fils. Edgar le guide comme le père l’enfant. A l’annonce de la défaite des partisans du roi, Gloucester, dédaignant la proposition de fuite, veut « pourrir » sur place, s’abandonnant au désespoir ; Edgar le sermonne : Quoi, une fois de plus ces pensées malsaines ? Il faut pourtant Que les hommes endurent leur départ Comme ils acceptent leur venue. (V, 2)

Ici suit le fameux « Ripeness is all » pour lequel la traduction de J.-J. Mayoux nous semble la meilleure : « Le tout est d’être prêt. » C’est l’enfant qui tient le langage du père. Qu’il s’agisse de l’amour ou de la mort, les pères se comportent comme des enfants, c’est aux enfants de leur enseigner la voie. Mais si les pères se conduisent comme des enfants, si leurs désirs d’enfants les mènent à la folie ou au désespoir, n’est-ce pas là la preuve de l’indestructibilité du désir, son intemporalité? Les retrouvailles de Lear et de Cordelia en témoignent. La prison qui les réunit réjouit le père-enfant, le mettant à l’abri de toute nouvelle séparation. On interprète cette réaction comme une preuve du renoncement de Lear au pouvoir temporel, une accession à la vérité de l’amour. Mais Lear n’a jamais demandé

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que l’amour. Les atteintes de ses filles à ses prérogatives royales, la réduction de son escorte ne le touchent que dans la mesure où elles signifient perte d’amour. Au premier signe d’amour, il concéderait tout. Hélas, l’amour est absent des paroles de ses filles. La cruauté des filles de Lear est tout entière, à ses yeux, dans leur indifférence. Indifférence inaugurale de Cordelia dans sa réponse pourtant pleine de raison. De Goneril ensuite qui le rappelle à une vie plus conforme à sa vieillesse. De Régane enfin qui lui ferme sa porte et refuse de le voir. A aucun moment en sa présence elles ne manifestent de ressentiment. Elles se bornent à la froideur et cela suffit à le rendre fou. Seule Cordelia, au moment de leur réunion, parlera le langage du cœur. C’est tout ce qu’il lui faut. Dès lors, la prison ne lui est pas seulement égale, elle lui devient chère puisqu’elle l’isole du monde avec son objet d’amour. Viens, allons en prison Nous deux tout seuls chanterons comme des oiseaux dans leur cage. (V, 3) A aucun moment, Lear ne paraît se rappeler que Cordelia est mariée. Comme si ce mariage n’avait jamais eu lieu, conformé­ ment à son désir. Au milieu de la tempête, Lear commande aux éléments de châtier les coupables : Misérable, Tremble, toi, qui as en toi des crimes non sus Non fustigés ! Cache-toi, main sanglante, Et toi, parjure, et toi faux vertueux Qui pratiques Tinceste. (III, 2) De qui parle-t-il ? La phrase qui clôt l’imprécation : « Quant à moi / On m’a fait plus de mal que je n’en ai fait », sonne comme une dénégation. Les puissances de l’illusion chez Lear ne perdent jamais leur force. Illusion qui lui fait croire en l’amour absolu de Cordelia, puis, après la déception de celle-ci, à l’amour des deux autres filles. Illusion encore après la déception infligée par Goneril, Lear transférera tous ses espoirs sur Régane. Enfin illusion ultime qui le tuera, de la croyance vaine en la résurrection de Cordelia (simili­ tude sur ce point de l’intrigue principale et de l’intrigue secondaire : Lear meurt de joie croyant voir remuer les lèvres de

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Cordelia morte, Gloucester périt du choc de retrouver Edgar). Cette dernière consolation que Shakespeare offre à Lear doit être interprétée. Il est beaucoup plus vraisemblable de penser que Lear consent à disparaître lorsqu’enfin tout espoir d’amour doit être abandonné et que l'heure de la mort ayant sonné pour sa fille, il n’a plus de raison de vivre. *

Venant après une cinquantaine d’autres, la version de Shakes­ peare est la seule à donner à ce drame familial l’issue de la folie. Si la folie est l’effondrement du système symbolique, cet effondre­ ment trouve sa source dans la « dénaturation » des rapports parents-enfants. Tel est le discours manifeste. Mais Shakespeare ne dit-il pas autre chose à savoir que cette dénaturation qui conduit à de telles extrémités n’est jamais absente des relations les plus naturelles. D’obscures raisons se cachent sous les eaux dor­ mantes des plus aimants des êtres. L’ambivalence niée ressurgit des profondeurs avec une violence intense. La folie lâche la bride aux puissances de destruction qui se matérialisent extérieurement dans la tempête, mais l’action interne de celles-ci est la brisure des liens de cohésion qui font tenir ensemble l’univers et les êtres. Le lien parent-enfant rompu, les liens qui unissent les pensées se trouvent progressivement compromis. Dans un premier temps, la haine attaque les objets internes, elle cherche à s’en défaire (« Au diable, choses d’emprunt, au diable ! Allons, ôtez-moi cela ! » III, 4) mais elle subit un second mouvement d’internalisation et se porte sur le sujet lui-même. Le retour des objets se fait par voie hallucinatoire (le procès des filles) dans une visée persécutive de rétorsion, mais ces velléités n’entravent pas le mouvement de dissolution des relations internes du sujet qui succombent à l’acti­ vité des pulsions destructrices. A travers l’imprécation dirigée contre les mauvaises filles, c’est la féminité entière qui est aborrhée : Au-dessous de la taille : centauresses ! Bien que femmes plus haut Jusqu’à la ceinture les dieux gouvernent, En-dessous c’est l'empire de tous les diables C’est l’enfer, c’est la nuit, c’est la fosse pleine de soufre

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C’est tout ce qui brûle, qui ébouillante, tout ce qui pue Qui dévore. Fi ! Fi ! Pouah ! (IV, 6) Lear maudit jusqu’au ventre qui lui a donné naissance. Et de là l’imprécation s’étend, elle diffuse. Alors ce sera la société entière qui sera condamnée dans son hypocrisie ; l’imposture de ses membres et leur corruption seront dénoncées. Il y a certes de la raison dans cette folie, ainsi qu’Edgar l’observe. Mais il y a un mouvement déclinant qui le porte vers l’incohérence et le chaos, dont il ne sera sauvé que par les hommes de Cordelia. La destruction culmine à l’évocation des maris de ses filles ; ces hôtes du ventre de la femme attisent sa férocité et lui donnent le désir de les surprendre pour les attaquer. Le contexte suggère que cette surprise pourrait bien être celle d’un accouplement. Lear veut tuer la procréation. « Et quand je les aurai pris à /’improviste, ces gendres / Alors, tuez-moi ça, tuez, tuez, tuez, tuez ! » IV, 6). Enfin c’est l’effondrement : « J’ai le cerveau brisé ». Freud n’a pas tort, d’avancer que d’un point de vue mytholo­ gique Cordelia est la Mort. Mais du point de vue psychanalytique, elle subit le sort commun qui voue toutes les femmes à l’anéan­ tissement. Lear, se réveillant devant sa fille chérie, se croit aux enfers. Cordelia, cherchant à se faire reconnaître, s’attire cette réponse : « Vous êtes un esprit, je vois. Quand êtes-vous morte ? » (IV, 7). Lear peut aimer Cordelia « en esprit » car elle n’a plus alors ni corps, ni sexe. On peut souscrire au jugement de Bradley : « Shakespeare comme Empédocle voyait en l’Amour et la Haine les deux forces fondamentales de l’univers.1 » Et Freud de même. *

Lear est autant une tragédie du désir qu’une tragédie de l’amour. Lorsque le roi instaure le concours d’amour entre ses filles, ce qu’il demande c’est la publicité du désir. De là vient sa colère contre Cordelia. Celle-ci lui répond qu’elle l’aime comme elle doit l’aimer — sans plus. Ce qu’elle refuse à Lear, c’est ce surplus d’amour qui doit se traduire par l’expression extérieure — 1. Shakesperean Tragedy, 1904.

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théâtrale? —, de ses sentiments. Le troisième lot qui doit lui échoir, plus riche que celui de ses deux sœurs, devra être non seulement à la mesure de son amour, mais à la mesure de ce que le langage doit ajouter à cet amour pour qu’il porte la marque du désir. Cordelia répond en invoquant un amour qui est plus près du devoir que du désir. Elle prive son père de ce surplus qu’est la parole d’amour. Elle n’a rien à dire, mais seulement à aimer et se taire1. Surdité au désir, aussi, chez les filles mauvaises. La réduction de l’escorte du roi, cent chevaliers, jugée dangereuse pour elles, vise à les protéger de quelque revirement appuyé par le secours des armes qui les déposséderait ou même menacerait leur vie. Ici s’institue un nouveau concours à rebours. C’est à celle des deux filles qui mettra les enchères au plus bas. Cinquante, dit Goneril ; vingt-cinq, répond Régane ; dix, cinq, propose Goneril jusqu’au moment où Régane atteint la limite : zéro. « Qu’avez-vous à faire d’un seul? » (II, 4) What need one ? .-littéralement :« Quel besoin avez-vous d’un seul ? » La réponse de Lear donne la signification de ce « besoin » : Oh ne discutez pas ce besoin ! Les mendiants les plus misérables Ont quelque superflu dans leurs pauvres hardes, Ne donne à la nature que ce dont la nature a besoin Et l’homme aura la vie piteuse de la bête. (II, 4) Le désir est donc un élément différentiel de l’homme et de la bête. Le besoin est naturel, non le désir. Le désir, c’est le besoin humain. La parole comme témoignage d’amour ne relève pas du besoin mais du désir. Elle est cependant aussi essentielle au roi que la satisfaction du besoin. Il y a leurre parce que l'investissement des signes du désir dépasse en importance non seulement l’ordre du besoin, mais aussi celui de la vérité. Le dépouillement, c’est la condition animale. La vérité est nue, comme la mort. Il faut habiller la 1. L’a-t-on remarqué ? La demande de Lear à Cordelia de surenchérir sur ses sœurs dans l’expression de son amour filial pour obtenir plus que ce qui leur a été alloué est tout à fait fallacieuse. Dans le cas d’un partage intégral en trois quand les deux premiers lots ont déjà été distribués, le troisième est, de ce fait, connu et déterminé sans modification possible.

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nature des parures du désir pour oublier sa puissance de dévasta­ tion. 1 *

Ainsi, si Nature et folie sont les deux termes clés, leur symétrie ou leur opposition s’évanouit devant la mort. Nature et folie appartiennent à la vie, au bruit de la vie, même celui de la tempête. A la mort appartient le silence. La tragédie se clôt sur l’illusion de Lear voyant remuer les lèvres de Cordelia : elle va parler. Par cette illusion se trouve annulé le geste inaugural qui a déclenché la suite des désastres : une parole non dite. Un rien. Lear : ... Parle, veux-tu. Cordelia : Je ne dirai rien, monseigneur. Lear : Rien. Cordelia : Rien. (I, 1) Lorsque Freud, en 1913, identifie la muette à la mort, il laisse présager ce qu’il écrira à partir de 1921 : les pulsions de mort agissent en silence. A cet égard, la haine ou la destruction appartiennent encore à la vie, les forces de la Nature, qu’elles soient créatrices ou destructrices, comme toutes les forces d’amour ou de haine, peuvent être rattachées à la vie. La folie fait du bruit de la vie une cacophonie, mais c’est encore une des voix de la Nature et c’est aussi une protestation contre le silence de la mort. Alors l’absence si frappante dans la tragédie de la mère des filles de Lear prend son sens. Elle est trois fois rappelée par ses filles, et trois fois présente sous la triple figure de la mort. Silence de la mère. Silence de la mort. Silence de l’après-vie ou de l’avant-vie. Dans l’entre-deux se dresse la figure des trois Parques, des trois Heures, des trois Moires qui renvoient aux trois visages 1. Il est remarquable que l’emploi du terme de nature disparaît à une exception près (v. 243, scène 3) au Ve acte, alors qu’il est employé dans une proportion à peu près égale dans les quatre actes précédents. C’est que le Ve acte est l’acte de la mort. Pas moins de sept personnages périssent successivement : le Fou, Gloucester, Régane, Goneril, Ed­ mund, Cordelia, Lear. Son emploi un peu plus abondant au premier acte (13 références au lieu de 9, 8, 7 pour les actes suivants) tient à ce que celui-ci est sensiblement plus long que les autres.

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de la femme : la génératrice, la compagne, la destructrice, ou encore, dit Freud, la mère, l’amante, la Terre-mère1. La compagne ou l’amante est entre deux mères, la génératrice et la destructrice, la mère, la Terre-mère. « Mais c’est en vain que le vieil homme cherche à ressaisir l’amour de la femme tel qu’il l’a reçu d’abord de sa mère ; c’est seulement la troisième des femmes du destin, la silencieuse déesse de la mort, qui le prendra dans ses bras.2 » Ainsi l’origine et la fin se confondent. Dans l’entre-deux, le tout est d’être prêt. D’être prêt à se taire.

1. Lear dit de Cordelia : « Elle est morte comme la terre ». (V, 3) 2. Le motif du choix des coffrets, dans L’inquiétante étrangeté, loc. cit. p. 81.

CHAPITRE VI

MACBETH : ENGENDREMENT ET DERACINEMENT* (1991)

A la mémoire de J.-L. Borges Ténèbres

et lumière

Macbeth est la tragédie des ténèbres. Qu’elle soit la tragédie où Shakespeare a poussé le plus loin la métaphysique du mal comme l’a dit Wilson-Knight1, s’impose comme une évidence à la pre­ mière lecture, comme à la première représentation. Mais les ténèbres, ce ne sont pas seulement les noirceurs de l’âme des Macbeth — mari et femme — ce sont aussi les mystères, les opacités de la pièce dont on ne sait s’il faut les attribuer à l’écriture * Cet essai s’est appuyé sur trois éditions celle du « The Arden Shakespeare » principalement avec l’introduction et les notes de K. Muir (Methuen, 1962) ; celle du New Penguin (introduction et commentaires de G.K. Hunter, Penguin Books, 1967) et celle du New Swan Shakes­ peare (introduction et notes de B. Lott, Longman, 1965). Les citations sont celles des traductions de Pierre-Jean Jouve, Club français du livre et d’Yves Bonnefoy, Mercure de France et Folio — avec une préface pour cette dernière édition, 1983. Nous avons selon le cas choisi l’une ou l’autre de ces traductions. 1. G. Wilson Knight, Macbeth and the metaphysic of evil in The Wheel of fire, Methuen, 1949.

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hâtive de Shakespeare, laissant dans sa course effrénée un lot de contradictions et d’énigmes sans raison décelable, ou si celles-ci sont délibérées et ont une intention cachée. Au-delà encore, les ténèbres ce sont les obstacles que rencontre l’analyse de l’œuvre — alors qu’apparemment le déroulement des faits suffit à l’intelli­ gibilité de la pièce. Macbeth appartient aux « famous four » (Hamlet, Othello, Lear sont les trois autres)1, toutes écrites en quelques années de 1601 à 1606. Sa réputation est bien établie. D’où vient cependant la résistance qu’elle offre à l’analyse? La critique traditionnelle remarque le fait mais ne paraît pas s’en étonner outre mesure. On accuse comme à l’ordinaire le mauvais état du texte, on soupçonne des censures, des manipulations, des abréviations qui auraient supprimé des passages dont le rétablisse­ ment lèverait les questions sans réponse. Mais d’autres pensent que ce caractère compact, dur, abrupt et parfois mal articulé de la pièce est nécessaire à l’émotion théâtrale que celle-ci devait transmettre. Cela surprend davantage lorsque ce sentiment d’impénétrabilité se retrouve sous la plume d’auteurs aussi inven­ tifs et aussi perspicaces que Freud et Borges. Et l’on en viendrait ici à se demander si par une curieuse réflexion du propos de son héros éponyme, nous n’aurions pas été séduits, le temps de la création, par une histoire « pleine de bruit et de fureur racontée par un idiot et qui n’aurait pas de sens ». Ces ténèbres sont morales et intellectuelles mais elles sont aussi liées aux circonstances de la création de la pièce. Macbeth fut donné pour la première fois devant Jacques Ier et son hôte Chris­ tian IV de Danemark à Hampton Court, probablement le 7 août 16062. C’est dire que cette représentation pouvait mieux jouer sur les effets « nocturnes » de la pièce que ne l’aurait fait un Spectacle ordinaire, c’est-à-dire donné dans l’après-midi, au sein d’un espace éclairé par le jour, au Globe. On n’imagine Macbeth que dans les brumes de la lande où chaque ombre qui tressaille et chaque feuille qui bouge font craindre la présence d’un émissaire du démon, sous le ruissellement de la pluie tombant d’un ciel plombé qui ne laisse jamais passer ni les rayons du soleil, ni la 1. Quatre tragédies qui traitent du père assassiné, trompé ou abandon­ né et de la perfidie, réelle ou supposée, des mères, des épouses et des filles. Macbeth semble être la dernière écrite. 2. Cf. G.K. Hunter, Introduction p. 29, The New Penguin.

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clarté des étoiles. Au cinéma, ces effets s’amplifient. On sort transi et brisé du film d’Orson Welles, convaincu d’être revenu à des temps diluviens. Est-ce la présence du roi du Danemark à la première qui m’y fait songer? Il m’est difficile de penser à Macbeth sans évoquer le parallèle avec Hamlet1. Pourtant, la comparaison n’est pas fré­ quemment soulignée. C’est que la confrontation des deux tragé­ dies fait surtout apparaître leur contraste. A la procrastination du Prince d’Elseneur s’oppose, après un temps d’hésitation il est vrai, la rapidité d’exécution du meurtre de Duncan. A la vaillance du Vieux Roi de Danemark, la bonté placide du roi d’Ecosse, à la noblesse du Spectre, le côté presque grand guignolesque des apparitions de Banquo. Le père d’Hamlet est assassiné durant sa sieste dans son verger, Duncan durant le sommeil nocturne qui a succédé au banquet ; dans les deux cas on retrouve le lien : manger-dormir, suggérant les premiers temps de la vie où l’enfant confiant met son existence sous la garde de la mère qui en prend soin. Dans les deux cas, ce sont des mains très proches du Roi qui se lèvent sur lui pour l’envoyer au trépas. Surtout, la solitude désespérée d’Hamlet tranche avec la solidarité sans faille du couple infernal des Macbeth. Une analyse, plus en profondeur, devrait relayer ces remarques. Car on ne saurait oublier que dans les deux cas, il s’agit de parricide. Dans Hamlet le crime est déjà accompli — ce qui reste à faire c’est à punir le coupable. Dans Macbeth, l’acte se déroule presque sous nos yeux. Et s’il n’y a pas d’énigme à découvrir, de preuve à fournir de la culpabilité des auteurs, le mystère réside dans le crime lui-même qui paraît presque absurde. Car comme le fait remarquer Wilson Knight, on ne saurait trouver aucune cause compréhensible à l’acharnement de Macbeth. De fil en aiguille, il finit par assassiner des êtres qui n’interviennent en aucune manière dans ses projets. Ainsi s’opposent les puissantes raisons des crimes de Claudius : la couronne et la reine, au mystère des forfaits de Macbeth, sans doute dictés par le Diable. 1. K. Muir (Arden Shakespeare Introduction, p. XLIII) le fait remar­ quer. Avant le crime, l’irrésolution de Macbeth sermonné par sa femme qui y met bon ordre, évoque Hamlet. Mais on ne manquera pas de remarquer que l’hésitation ne s’attarde guère. En fait Macbeth rappelle surtout Claudius (avec les meurtriers). Par certains côtés, Macbeth serait plus humain que Claudius.

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Cependant, épouser cette quête d’une signification c’est s’enga­ ger dans un débat qui oppose depuis longtemps les critiques. A la suite des études de Bradley d’inspiration psychologique1, qu’un Borges jugeait insurpassées, L.C. Knights devait ironiser sur la vanité d’une telle entreprise avec son célèbre essai « How many children had Lady Macbeth ? » (Combien d’enfants eut Lady Macbeth?)2. C’est toujours la même argumentation que l’on trouve aujourd’hui encore développée sous des plumes plus sophistiquées. Toute analyse de caractères qui « psychologise » la tragédie, déphase celle-ci au détriment de ses qualités proprement littéraires (on dirait aujourd’hui « littérales »). A cette perspective grossière incapable d’apprécier la poésie d’une œuvre, on oppose l’étude de sa matière première, le seul vrai joyau digne d’être admiré. Il n’y a pas que Bradley qui soit ainsi stigmatisé, Hazlitt, Coleridge sont logés à la même enseigne. L’analyse « psycho­ logique » serait le cache-misère qui masquerait l’incapacité à entrer véritablement dans la poétique, la langue de la pièce. Le péché capital consiste à donner une « existence » aux personnages de Shakespeare. Suivent les recommandations : les tragédies doivent être lues comme n’importe quel poème ; les pièces ne sont que des « arrangements de mots ». On ne manquera pas alors d’opposer le bon critique qui respecte le texte et n’y ajoute rien de son crû, au mauvais qui y introduit des éléments qui lui sont étrangers. Il gâche la toile avec ses propres barbouillages. Ces excellents préceptes sont régulièrement contredits par l’usage spontané de la critique, en dehors de toute position doctrinale, car Shakespeare ne nous laisse pas le choix. Il nous force à analyser ses personnages, pour expliquer le puissant effet que ceux-ci exercent sur nous3. Le ridicule de la question — combien d’enfants... ? — qui est reprise par le titre de l’essai, concerne une énigme réellement obscure dans la pièce. Mais c’est pour la tourner en dérision que L.C. Knights la pose, sans nous fournir pour autant le moindre élément de réponse. En fait, il ne 1. A.C. Bradley, Shakespearean Tragedy, 1904. 2. L.C. Knights, Explorations, 1946. 3. Ce qui ne veut pas dire leur appliquer des conceptions psychanaly­ tiques. Il n’est pas de critique ou d’introduction à une édition de Macbeth qui ne se livre à une tentative d’élucidation de l’âme de ses héros, selon les optiques les plus diverses.

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peut supprimer la référence au signifié. Quoiqu’il prétende, il ne souhaite que la déplacer du côté d’un topos plus philosophique. Il soulève alors les vrais problèmes selon lui : rapports entre le renversement des valeurs et le désordre dénaturé, opposition entre le surnaturel divin et démoniaque, règne de la confusion sur l’ordre animal et humain, etc... Il y a dans la critique shakespea­ rienne une veine morale d’inspiration chrétienne qui se sent menacée par tout essai d’élucidation qui puisse mettre en péril ses sources spirituelles. Dans le cas de Macbeth, ceci se justifie parce que l’essence de la pièce est morale et que le débat théologique y est tout à fait présent pour des raisons conjoncturelles fortes, qui tiennent au premier destinataire de l’œuvre : Jacques Ier dont les prétentions étaient clairement affirmées en ce domaine. La mutation accomplie par la critique psychanalytique prête à malentendu. Car celle-ci est moins d’essence « psychologique » qu’elle ne dévoile les ressorts du psychisme et, qui plus est, du psychisme inconscient. Ici il s’agit moins de s’arrêter sur l’ambition illimitée, le cynisme ou la cruauté des caractères que de mettre en évidence des fondements du psychisme. Ceux-ci ne prennent leur sens qu’à être rattachés aux structures subjectives. Nous compren­ drons mieux ce que cela veut dire quand nous rappellerons que Freud indique du premier coup le sens de la tragédie. Dans l’Interprétation des Rêves, il écrit « De même qu’Hamlet traite des relations du fils avec les parents, Macbeth écrit vers la même époque, a pour sujet le fait de ne pas avoir d’enfant »x. Des commentaires ponctuels disséminés tout au long de ses œuvres complètes témoignent de la présence de la pièce dans son esprit ; celle-ci sera citée en diverses occasions à propos de tel ou tel personnage12. Cependant, il consacre à Lady Macbeth une étude assez détaillée « Ceux qui échouent devant le succès ». Les commentaires de L.C. Knights ont conduit certains psycha1. L’Interprétation des Rêves, trad. Meyerson, revue par D. Berger, p. 231. 2. Citons : Les Études sur l’Hystérie (sur la phobie du contact), les Lettres à Fliess, YInterprétation des Rêves (sur le parallèle HamletMacbeth), Totem et Tabou (sur les hallucinations liées au remords), Quelques types de caractère rencontrés par la psychanalyse (sur l’échec devant la réussite), Contributions à la psychologie de la vie amoureuse (sur l’angoisse de la naissance que Macduff ignorerait).

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nalystes (Winnicott) à faire amende honorable. Mais comme le remarque Hunter, si utiles ou si nécessaires que soient les points soulevés par Knights, ils ne remplacent pas l’apport de Bradley. Encore moins celui de Freud. Au lieu de nous joindre au chœur des esthètes qui tentent à grands frais de nous persuader de n’user de notre intelligence qu’au service de l’arrangement des mots — comme si les mots avaient renoncé au pouvoir de signifier — soyons plutôt reconnais­ sants à quiconque jettera un rayon de lumière sur cette ténébreuse tragédie. Premières

approches psychanalytiques

Ce qui frappe Freud, dans la perspective de son essai (l’échec devant le succès) est la transformation inexplicable du personnage de Lady Macbeth. Davantage, on ne comprend guère qu’elle se déclare prête à sacrifier sa féminité pour accomplir le meurtre, sans réfléchir, ajoute Freud, au rôle que cette même féminité devra jouer par la suite pour préserver le but de son ambition. Autrement dit elle ne songe pas que sa féminité au lieu de disparaître, devra au contraire être sollicitée pour avoir des enfants et consolider le résultat atteint par son ambition. Néan­ moins, Freud comme beaucoup d’autres et bien qu’il cite à cette occasion le passage (Acte I, se. 7) où Lady Macbeth rappelle qu’elle a déjà nourri, ne se pose pas la question de sa stérilité. Et si elle paraît quelque peu déçue du résultat du crime du roi qui n’a guère apporté la satisfaction attendue, elle continue à faire face, beaucoup mieux que son mari, aux débuts difficiles de cette royauté dont la légitimité est soupçonnée. Freud avoue ne pas comprendre les raisons du revirement qui la feront basculer dans la folie. Il n’est pas inutile de remarquer que les obscurités de la pièce sont, en ce point, mises sur le compte de son caractère de « pièce d’occasion »1. Nous y reviendrons. Ce serait céder aux apparences que de ne voir en Macbeth qu’un ambitieux (Freud rejoint ici Victor Hugo). Ce que veut Macbeth c’est fonder une dynastie. Le refus de sa stérilité à lui, qui, elle, n’est contredite par aucune autre information, étant inacceptable 1. En français dans le texte.

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à ses yeux, Macbeth est voué à la fureur aveugle destructrice. On peut interpréter cette impuissance à enfanter, comme activant un complexe de castration et faisant réapparaître les angoisses qui s’y rapportent en les augmentant d’un sentiment d’insuffisance. Cette rage narcissique poussera Macbeth à s’attaquer à des enfants dont l’existence ne le menace aucunement (ceux de Macduff) dans le seul dessein d’atteindre leur père. Freud a raison d’ajouter que la pièce doit alors être vue sous l’angle des relations enfants-parents (Macduff accablé par l’annonce de la mort de ses enfants s’écrie, parlant de Macbeth : « Ah ! Il n’a pas d’enfants » (IV, 3, 216, « He has no children »). Ce qui peut s’entendre par : « Seul celui qui n’a pas d’enfants peut commettre un tel crime » — c’est bien l’interprétation de Freud — ou encore : « Ce crime ne peut être ni puni, ni vengé parce que le même traitement ne peut être appliqué à son auteur ». La conclusion à laquelle Freud aboutit est que le meurtre de Duncan est un parricide (encore plus qu’un régicide). En Duncan c’est le père, le géniteur, que Macbeth veut tuer1. * * 4 Depuis Freud, il n’échappe à l’attention d’aucun lecteur moderne que Lady Macbeth dit ne reculer devant l’acte criminel que parce que le roi, dans son sommeil, lui rappelle son propre père. Ce serait, dit Freud, un parfait exemple de justice poétique si Macbeth qui a volé des enfants à leur père et un père à ses enfants était puni de ce crime contre la « sainteté de la génération » par sa propre stérilité. Mais en ce cas, il faudrait qu’un long espace de temps sépare le parricide et les infructueuses tentatives de pater­ nité de Macbeth. La pièce n’autorise pas cet étirement et se déroule au contraire à un rythme particulièrement accéléré. Tout est consommé en quelques jours. De même, on pourrait inter­ préter le changement provoqué chez Lady Macbeth par son « mal », par une telle déception, mais c’est là un artifice inaccep­ table. Shakespeare diffère ici d’Holinshed dont il s’est inspiré, puisque ce dernier laisse s’écouler dix ans entre le meurtre de Duncan et les autres forfaits de Macbeth. Freud est donc obligé de s’incliner devant les faits et avoue son impuissance à offrir à ce problème une solution convenable. 1. Hunter fait remarquer que c’est après la bataille contre les traîtres que Duncan qui a récompensé Macbeth, décide de sa succession en nommant Malcolm son héritier et en le faisant prince de Cumberland (I,

4, 37-40).

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L’essai de Freud se clot pourtant sur une remarque incidente mais précieuse due à L. Jekels. Celui-ci pense qu’une des clefs de Shakespeare se trouve dans la façon dont il scinde un caractère en deux. Chacun d’eux considéré séparément n’est pas entièrement compréhensible et ne le devient qu’au moment où les deux sont réunis pour former une unité. Le cas est particulièrement clair avec les Macbeth. A eux deux, écrit Freud, ils épuisent les possibilités de réactions devant le crime comme les deux parts disjointes d’une seule individualité psychique et il se pourrait qu’ils soient les deux moitiés d’un seul prototype. C’est de ce point que jaillit la lumière1. La littérature nous a depuis longtemps 1. Gail Grayson, a exploité cette veine, tentant de lui faire rendre tout ce qu’elle pouvait, en lui appliquant le concept kleinien d’identification projective. Elle comprend alors la relation de Lady Macbeth et de son mari comme celle de la mère et de son enfant. Ici la mère projetterait dans l’enfant, sa féminité, sa faiblesse ainsi que ses parties destructrices clivées pour soutenir son omnipotence destructrice (Rosenfeld). L’auteur de cet essai échappe encore moins que d’habitude aux critiques faites aux essais psychanalytiques. Ceci n’est pas dû à ses qualités propres qui sont moins en cause que ses références. La théorie kleinienne, présente par rapport à celle de Freud, des possibilités de schématisation encore plus accentuées. Le psychisme y fonctionne comme une mécanique, ce qui ne rend pas justice à la fécondité de l’approche freudienne soucieuse de respecter la complexité. Ajoutons à cela qu’un certain moralisme — plus marqué chez les kleiniens que chez les freudiens — laisse deviner un puritanisme qui justifie la sous-évaluation de la sexualité, largement dominée par la destructivité. On regrette le peu de cas fait de la littérature critique existante et les œillères des auteurs kleiniens. La conclusion ne laisse pas de surprendre. « La supposition sous-jacente à cet article est que Shakes­ peare et Mélanie Klein décrivent tous les deux, chacun à sa manière, les mêmes phénomènes psychologiques » (italiques de l’auteur). Lorsqu’on lit des phrases comme celles-ci : « Macbeth ne peut plus être utilisé comme contenant des parties non acceptées de celle-ci (Lady Macbeth) et sa structure rigide de défense s’effondre complètement », on se demande pourquoi faire tant d’efforts et se donner tant de mal à comprendre ? Rendons cette justice aux auteurs kleiniens qu’ils sont moins responsables de ce qui leur est ici reproché, que de l’usage qu’on fait des notions qu’ils ont développées et dont l’utilité est certaine — maniée avec quelque sens de la nuance. Il est remarquable que ces critiques ne concernent pas que les kleiniens, elles sont applicables à tous les groupes militants. Cette langue de bois surprend quand on apprend que l’auteur est « lecturer » en philosophie. « Fair is foul and foul is fair : perversion and projective

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habitués à ces duos qui se complètent (Don Quichotte — Sancho Pança, Don Juan — Leporello ou Sganarelle, Othello — lago) mais ici le couple est celui d’un mari et d’une femme (et non celui de deux amants dont la complémentarité et l’interpénétration sont des conditions de l’état amoureux). Et c’est en effet un couple sans enfant, ce qui ne veut pas dire qu’ils sont également stériles. C’est donc la bisexualité que ce couple symbolise : l’union du masculin et du féminin, d’où il ne faudrait pas conclure que chaque personnage n’incarne que son sexe réel, au contraire. Bien au-delà encore, cette sexualité bipartite doit être conçue — c’est le cas de le dire — en acte, accouplée en union procréatrice. A cette bisexualité humaine répond la bisexualité des sorcières, ces femmes barbues. Génération

et causalité

Tuer le père et prendre sa place, c’est le cas d’Œdipe. Mais si la paternité est aussi représentée par la descendance qui lui succède, le parricide doit être complété par l’infanticide1. Or, dans Mac­ beth le parricide et l’infanticide sont dissociés puisqu’il est prédit à Macbeth qu’il sera roi — ce qu’il devient en effet en tuant Duncan — mais que Banquo, sans devenir roi lui-même, sera la souche d’une lignée de rois. Autrement dit, l’obsession de Macbeth est la génération qui annule l’avantage du parricide accompli. Rappe­ lons-nous que l’Ecosse vit sous un régime où la succession n’est pas automatique de père en fils. Les oracles des Sœurs du Destin (Weird Sisters) en scindant les effets de la conquête du trône et de la fondation d’une dynastie, obligent Macbeth à procéder non seulement au parricide (Duncan, Banquo : le premier comme roi, le second comme père), mais aussi à l’infanticide (Fléance). Ce qui est attaqué, en fait, est le phénomène de la génération et, à travers lui, le principe même de toute causalité. En séparant la cause et la conséquence (à savoir le lien entre conception, génération et naissance) un noyau fondamental de la rationalité se brise. Cette identification in Macbeth ». Free Associations, 1991 vol. 2, n° 22, p. 203213. 1. Dans Macbeth la victime est le géniteur (Duncan père de Malcolm, Banquo père de Fléance) alors que dans Hamlet, c’est l’époux de la mère.

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métaphore déborde de beaucoup la sexualité. Dès lors, la problé­ matique de l’engendrement deviendra centrale tout au long de la pièce. C’est à ce propos que se pose et se repose la question que Knights trouvait ridicule. Car Lady Macbeth nous informe qu’elle a déjà eu des enfants. « J’ai allaité et sais Combien tendre est d’aimer le bébé qui me trait — »1 (I, 7, 54-55).

Ces vers suggèrent plusieurs interprétations. — Le couple des Macbeth a eu un enfant qui est disparu : Macbeth ne faisant aucune allusion à un enfant sien, c’est peu probable. — Lady Macbeth a eu un ou des enfants d’un précédent mariage, c’est probable ; la stérilité serait alors le fait soit du seul Macbeth, soit de Lady Macbeth qui serait devenue stérile depuis, soit des deux époux. Indécidable. — L’enfant de Lady Macbeth est vivant ou mort, c’est la deuxième hypothèse qui est vraisemblable car il n’est plus jamais question de cet enfant. Bien des choses pourraient éclairer le sort de Lady Macbeth qui porterait alors le deuil d’un enfant mort. Pour ce qui est du présent, sitôt que nous devenons témoins de la relation entre Macbeth et Lady Macbeth nous ne pouvons nous défendre de l’impression que le valeureux guerrier est devant elle comme un enfant. Lady Macbeth le dit : Macbeth est trop marqué des tendres souvenirs de la première enfance. « Mais je crains ta nature Trop pleine, elle est, du lait de la tendresse humaine Pour prendre le plus court »12 (I, 5, 14-16).

Si Macbeth reste le nourrisson attaché à l’amour de sa mère, il sera toujours empêché, par cet amour même, de prendre le plus 1. « I have given suck and know How tender t’is to love the baby that milks me. » 2. « Yet I do fear thy nature It is too full o’ the milk of human kindness To catch the nearest way. »

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court chemin1 pour réaliser ses désirs — quoi qu’il en coûte. Prendre le plus court (To catch the nearest way) est la formule-clé, véritablement emblématique, de la tragédie de Macbeth. D’autres personnages chez Shakespeare, lago, Edmund, n’hésitent pas devant des forfaits qui lèvent les obstacles dressés sur leur route ; avec Macbeth il s’agit d’autre chose car le mobile de l’ambition ne réussit pas à convaincre qu’elle est le primum movens de l’action. Qui dit « le plus court » dit aussi : le lien le plus direct entre telle cause et tel effet. En ceci Macbeth et Lady Macbeth diffèrent. Non seulement Lady Macbeth n’hésite pas à prendre le raccourci, mais surtout pour elle l’acte s’épuise avec l’action. Pas plus que l’exécution n’admet le retard, une fois accomplie, elle ne connaît pas de suite : la cause est éteinte avec la conclusion du geste. Apparemment au moins. Tandis que Macbeth qui suppute, balance, tergiverse — pas très longtemps, il est vrai, puisqu’il se laisse facilement convaincre dès que la séduction féminine opère par l’invigoration — ne peut réussir à oublier l’acte et ses consé­ quences — à le noyer dans le sommeil qu’il a perdu. Il ne peut se désintéresser des effets de son crime sur sa conscience et celle-ci le tourmentera de mille manières. Certes, au fur et à mesure de l’avancement de l’action il paraîtra s’endurcir ou devenir plus indifférent aux signes de la défaveur du destin (et ceci correspond au moment où c’est Lady Macbeth qui flanche) mais il reste en permanence la victime du droit de suite de ses victimes. Ici encore la causalité est à l’œuvre : conception — exécution — consé­ quence forment une trilogie comparable à cette autre : désir — coït — génération. Lady Macbeth, qui sans cesse réalimente la défaillante énergie de son époux, vante ses propres capacités inhumaines qui n’hésite­ raient pas devant l’infanticide de son propre enfant pour tenir les serments qu’elle se serait faits à elle-même. La narcissisme sup­ plante l’amour objectai. « J’aurais, tandis qu’il souriait à mon visage, Arraché le mamelon à sa gencive édentée, Et fait éclater son cerveau, si j’avais juré comme vous avez juré »2 (I, 7, 54-58). 1. Plus loin il sera dit que plus proche est le sang, plus il coulera. 2. « I would, while it was smilling in my face Have plucked my nipple from his boneless gums, And dashed the brains out, had I so sworn as you Have done this. »

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L’action est au conditionnel, remarquons-le. Si horrible qu’en soit la pensée et si dénaturé un tel fantasme, il nous reste à garder en mémoire que Lady Macbeth ne parle pas d’une action qu’elle aurait faite, mais qu’elle se dit capable de faire, au cas où... Un parallèle s’évoque ici. La critique a remarqué qu’en bien des points elle s’approprie le projet d’exécution du meurtre du roi (I, 5, 48-50 ; 65-66 ; 71). Toutefois, au pied du mur, elle recule parce que Duncan lui rappelle son père dormant. De même ici se montre-t-elle insensible à tout sentiment maternel et prête à tout sacrifier à ses projets ; reste à savoir si elle en est vraiment capable. On a peut-être exagérément noirci le personnage de Lady Macbeth qui ne tue personne et se contente de barbouiller du sang de la victime ceux qu’elle veut faire passer pour les véritables meurtriers. Que son âme soit noire, c’est certain ; qu’elle soit en mesure de passer des paroles à l’acte, cela reste à démontrer, en dépit de ses affirmations. Lady Macbeth ne peut imaginer les réactions de sa conscience après le crime, car elle se veut sans féminité et sans remords, insensible et à la limite dépourvue d’âme. Elle réclame à grands cris d’être débarrassée de son sexe, de voir transformer son lait en fiel. « Ah ! Venez, vous esprits Qui veillez aux pensées mortelles, faites-moi Sans mon sexe et du front à l’orteil, comblez-moi De la pire cruauté. Venez à mes seins de femme Prendre mon lait comme fiel, vous instruments meurtriers Où que vous surveilliez dans vos substances invisibles, La méchanceté de la nature »1 (I, 5, 38-48).

Macbeth se laisse fasciner par la cruauté verbale de sa femme1 1. « Corne you spirits That tend on mortal thoughts, unsex me here. And fill me, from the crown to the toe, top-full Of direst cruelty ! And take my milk for gall, you murdering ministers, Wherever in your sightless substances You wait on nature’s mischief ! »

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qu’il prend pour la preuve d’une virilité dont il attend qu’elle prolonge celle, insuffisante en lui, qui devrait être transmise à sa progéniture. « N’engendre que des enfants hommes Car ton esprit indompté ne doit composer jamais Rien que des mâles »1 (I, 7, 72-74). Irait-il jusqu’à croire que c’est de la mère que viendrait la masculinité ? Il est difficile de ne pas repérer dans Macbeth le thème de la femme phallique. Car telles sont les sorcières : barbues, repous­ soirs de la féminité. Et si leur allure terrifiante ne saurait induire chez celui à qui elles s’adressent le moindre sentiment de séduc­ tion, leurs paroles, à l’inverse, ont bien cet effet. Images de femmes, horripilantes, dégoûtantes, trompeuses, destructrices qui exercent cependant, telles les sirènes, un pouvoir d’attraction quasi irrésistible. La séduction opère par un signifiant ensorcelé dont le secret est simple : flatter le désir de pouvoir et promettre celui-ci, en le limitant toutefois. Lorsque le réel aura confirmé l’imaginaire, celui-ci recueilliera la croyance en la réalisation possible des désirs, refusant par ailleurs d’accorder la même foi à leur limitation et s’excitant à la supprimer envers et contre tout. La relation au sein nous la retrouverons sur l’air de l’ironie chez ce Portier qui arracha à De Quincey des pages admirables. Ce gardien des portes de l’enfer, qu’il faut tirer du lit où il cuve son vin pour ouvrir aux messagers du roi, dans une truculence très shakespearienne, analysera avec bonheur les effets trompeurs du vin. « La paillardise, monsieur, cela y incite aussi mais c’est tout autant ce qui désexcite. Ça vous invite au désir mais ça vous empêche d’en faire plus. Et c’est pourquoi on peut dire que boire trop emberlifricote la paillardise. Ça la fait et ça la défait. Ça la met en selle et la met en fuite. Ça lui donne des idées, mais pas de cœur à l’ouvrage. Ça vous la met debout et ça la débande. Et quand il faudrait une conclusion, ça vous Vemberlifricote1 1. « Bring forth men-children only ! For thy undaunted mettle should compose Nothing but males. »

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dans le sommeil, et lui rabat son caquet, et fait un songe de son mensonge » 1 (II, 3, 24-31). Derrière l’humour, il faut entendre le plus grave. Ce sein est trompeur, il excite et déçoit, stimule et abandonne. Il paraît être l’allié du sexe, il en est l’ennemi. Les tromperies du désir qu’ins­ pire la mère sont ici dénoncées comme équivocation. Shakespeare se moque ? A peine car telles aussi sont les paroles des sorcières. K. Muir souligne que cet ensemble de contradictions — couplées en « paires contrastées » selon l’expression de Freud, est ce qui caractérise le mieux l’esprit de la pièce. Enfance

Le thème de l’engendrement prolongé par celui de l’allaitement (et du sevrage) ne sont que les introducteurs d’une question plus vaste — car avec eux s’ouvre le grand chapitre de l’enfance2 dont l’œuvre ne cesse de parler directement et métaphoriquement. De l’enfance de Macbeth il est question directement. Nous avons entendu Lady Macbeth faire allusion à sa nature trop tendre. Aussi le grondera-t-elle comme un marmot lorsqu’elle le verra en proie à ses terreurs après le crime. 1. « Lechery, Sir, it provokes and unprovokes : it provokes the desire, but it takes away the performance. Therefore, much drink may be said to be an equivocator with lechery : it makes him and it mars him ; it sets him on, and it takes him off ; it persuades him, and disheartens him ; makes him stand to, and not stand to : in conclusion, equivocates him in a sleep, and giving him the lie, leaves him. » 2. Après avoir terminé la rédaction de ce travail, je dois à l’obligeance de R. Kuhns de m’avoir signalé l’article de Sarah Wintle et René Weis « Macbeth and the Barren sceptre » paru dans Essays on Criticism. Une grande convergence de vues se dégage de la comparaison entre la démarche des auteurs et la mienne. Sans doute la référence commune à l’article de Freud sur « Ceux qui échouent devant le succès » y est-elle pour quelque chose. Il semble que les mêmes vers de la tragédie aient provoqué les mêmes résonances (ou des résonances très voisines) et suscité les mêmes associations (ou des associations très proches). Y trouverait-on argument pour soutenir que la critique psychanalytique serait moins passible du reproche d’arbitraire subjectif qu’on le dit d’ordinaire ?

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« C’est l’œil de l’enfance Qui redoute le diable peint »1 (II, 2, 53-54).

C’est d’ailleurs depuis l’enfance que Macbeth souffre de l’étrange mal dont il fait témoin ses hôtes. Lorsque Macbeth est terrorisé par l’apparition devant lui du Spectre de Banquo, Lady Macbeth nous apprend l’ancienneté de ses crises. « Mon Seigneur est souvent ainsi Il l’a été dès sa jeunesse »12 (III, 4, 53-54).

Plutôt que de n’entendre qu’une simple excuse, voyons au contraire dans cette indication un élément de plus pour épaissir le faisceau d’arguments qui se serre autour de ce thème. Qui dit enfance dit fragilité, crainte, faiblesse. Macbeth craint de passer pour une fillette. Épouvanté par le Spectre, il le défie et proclame ignorer la peur. « Si j’abrite un tremblement appelle-moi Une fille bébé »3 (III, 4, 106-107).

Banquo au banquet. Sans jeu de mots, la situation vaut d’être notée. Duncan a été tué à la suite d’un banquet au mépris des lois de l’hospitalité. Le banquet est ici donné suite au couronnement, mais c’est l’occasion de nouer les liens de confiance et de convivia­ lité. Le banquet présidé par le roi est comme la Cène autour du père de famille. Car, remarquons-le : le fantôme de Duncan, n’apparaît jamais à Macbeth, c’est celui de Banquo et de la lignée de rois dont il est la souche, qui se montre dans ses hallucinations, c’est-à-dire que c’est le Père — et non le Roi — qui hante les pensées de celui qui ne dépassera jamais sa condition de fils, fût-il roi lui-même.

Toute la tragédie est pleine d’images métaphoriques concernant les enfants, la procréation, le grain, l’action de planter, la crois­ sance etc. Ces métaphores rappellent le lien du père à l’enfant, du 1. « ’t is the eye of childhood That fears a painted devil. » 2. « My lord is often thus And has been from his youth. » 3. « If trembling I inhabit them, protest me The baby of a girl. »

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roi à ses sujets. Si le roi-père est le géniteur, tuer le père c’est tuer la semence qu’il porte et c’est donc tenter d’assassiner l’enfant potentiel — qui est la menace majeure pour Macbeth. La poésie est ici capable de pousser cette métaphore courante, ordinaire, jusqu’à un point de complexité insoupçonné. Macbeth en tuant les pères (Duncan — Banquo) reçoit d’eux en retour — sous forme de remords — l’insémination de son esprit. Son esprit enfante des visions, les hallucinations. Celles-ci sont d’ailleurs antérieures à l’acte meurtrier, elles le précèdent dès que celui-ci est « conçu ». D’hallucinations de désir (le poignard) avant l’acte, elles deviennent des hallucinations de remords (celles du Banquet). Mais toutes sont manifestement envoyées par les Sorcières qui se jouent de son âme, en y semant la pensée du mal. Si bien qu’en fin de compte le meurtre ou la pensée de celui-ci — comme acte originaire — devient l’équivalent d’une conception, au sens sexuel. Soit encore d’un coït, fécondation criminelle et mons­ trueuse, qui prendra la forme des hallucinations — enfantées par l’esprit. Ici d’autres implications deviennent explicites : il y a mise en relation entre acte de conception et naissance, principe de succes­ sion entre père-géniteur et fils-héritier et, du point de vue de la logique rationnelle relation entre cause et conséquence, action et effet. La conception est bien le terme approprié pour désigner à la fois la sexualité reproductrice et la création mentale. Ne craignons pas d’élargir la perspective et appliquons ces remarques au théâtre : entre création poétique et reproduction par la représen­ tation théâtrale se répète le même rapport qu’entre conception et enfantement. « Dire Macbeth c’est l’ambition, c’est ne dire rien. Macbeth c’est la faim. Quelle faim ? La faim du monstre toujours possible dans l’homme. Certaines âmes ont des dents, n’éveillez pas leur faim. Mordre à la pomme cela est redoutable1. » Ces lignes ne sont pas d’un disciple inspiré de Freud, elles ont été écrites en 1864 (Freud avait alors 8 ans) par Victor Hugo. Il poursuit « Gruok (nom de Lady Macbeth dans la légende) l’achève, c’est fini, Macbeth n’est plus qu’une énergie inconsciente se ruant farouche vers le mal, nulle notion du droit désormais, l’appétit est tout ». Ce thème oral — qui prophétise non seulement Freud mais Mélanie Klein — il suffit d’une complicité entre poètes et d’une certaine liberté d’esprit pour le reconnaître. 1. Victor Hugo, William Shakespeare, Mercure de France, p. 191.

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Le droit sacré de l’hospitalité violé par Macbeth lie le couvert et le gîte. Manger et dormir ce sont les deux activités essentielles du nouveau-né, c’est-à-dire de celui qui dépend absolument des soins de sa mère pour sa survie, son bien-être, son avenir. Et c’est en quoi le meurtre de Duncan est régicide, parricide et infanticide. Lorsque Macbeth imagine les conséquences du meurtre du roi, il s’écrie : « Ses vertus Telles des anges, trompettes parlantes Plaideront contre Le crime abominable de sa suppression Et la pitié, comme l’enfant nu nouveau-né Chevauchant l’ouragan, ou chérubins du Ciel Montés sur les courriers invisibles de l’air Proclamera pour tous les yeux l’horrible action Tant que les pleurs noieront le vent ! »1 (I, 7, 18-25).

Ce sont les images métaphoriques de l’enfance qui se lèvent à l’évocation de l’assassinat d’une figure royale quasi divinisée, mais ces anges vertueux seront impuissants à s’opposer aux actions d’autres anges lucifériens en rébellion contre le trône du ToutPuissant. L’Ecosse, cette mère pour ses enfants, sera meurtrie par ce crime. Elle deviendra une tombe, comme diront les nobles en exil attendant avec impatience le retour de la légitimité. Celle-ci défendue par les loyaux écossais avec l’aide de Dieu, rendra la paix aux hommes qui pourront manger et dormir en toute confiance. « Afin qu’avec l'aide de ceux-là (et Celui d’en haut qui ratifiera l’ouvrage) Nous puissions redonner les mets à notre table, le sommeil à nos nuits »1 2 (III, 6, 32-34). 1. « His virtues Whil plead like angels, trumpet-tongued, against The deep damnation of his taking-off : And pity like a naked newborn babe Striding the blast, or Heaven’s chérubin horsed Upon the sigtless couriers of the air Shall blow the horrid deed in every eye, That tears shall drown the wind. » 2. « That by the help of these (with Him above to ratify the work) Give to our tables meat, sleep to our nights. »

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Le péché originel : action et non-pensée

Rapprocher la symbolique du repas de celle de la sexualité paraît à première vue arbitraire. Pourtant Hugo l’a bien laissé entendre : « Mordre à la pomme cela est redoutable ». L’image éclaire en effet ces différences entre Lady Macbeth et Macbeth. Pour celle-ci pourquoi se priver de goûter au fruit défendu? K. Muir fait même remarquer : la tragédie de Macbeth pourrait sembler une seconde Chute et Lady Macbeth une seconde Eve1. Le tout n’est-il pas d’agir? Macbeth au contraire redoute ce qu’il en coûtera. Non pas tant pour sa vie, il a assez de courage pour accepter de la perdre s’il le faut, mais pour son âme. Lady Macbeth est désabusée sur le résultat du crime. « On n’a plus rien, tout dépensé Quand le désir est assouvi sans satisfaire. Plus sûrs d’être ça que nous détruisons Que de destructions tirer la joie douteuse »2 (III, 2, 4-7).

Elle s’étonne somme toute que la prise du rapt ne soit pas cause d’une jouissance insouciante. Toujours, Macbeth est obsédé par l’idée que la décision d’agir, d’en finir, même si elle implique le crime et surtout en ce cas, ne réussisse à mettre un terme à quoi que ce soit. « Si c’était la fin, quand c’est fait, bien, il n’y aurait Qu’à faire vite ! Si l’assassinat Pouvait prendre au filet ses conséquences Et piéger le succès avec la victime, Si un seul coup pouvait tout trancher, tout clore Ici, au moins ici, en ce gué de la vie mortelle ? Alors nous risquerions notre vie future /3 (I, 7, 1-7). 1. The Arden Shakespeare Introduction, p. XXV. Hugo fait le même rapprochement. 2. « Nought’s had, all’s spent, Where our desire is got without content : T is safer to be that which we destroy, Than by destruction dwell in doubtful joy. » 3. « If it were done when tis done, then’ twere well It were done quickly ; if th’ assassination Could trammel up the consequence, and catch With his surcease success ; that but this blow Might be the be-all and the end-all here,

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Il faut être sensible — même si l’on risque le reproche d’être sacrilège envers le texte — à la tonalité logique du passage : Si... alors. « Si » recouvre non seulement l’action mais son devenir — ses rejetons pour ainsi dire, que nous nommons en langage rationnel les conséquences. Un coup devrait tout trancher : la vie de la victime, l’effacement des traces du meurtre, et s’il n’en demeure aucune, l’absence totale du remords. En somme un acte sans conséquence est comme un coït sans conception, il naît et meurt de sa propre consommation. Mais si Macbeth est si soucieux de cela, c’est qu’à la différence de son épouse terre à terre, il paraît pressentir ce qui l’attend : la damnation. La même pensée d’un acte résolutoire, apportant une solution complète et définitive à une situation angoissante qui vise moins le changement souhaité que l’annihilation de la conscience — c’està-dire la négation de la culpabilité et de l’instance surmoïque — se reflète dans les vers suivants, dits par Macbeth : « On a versé le sang bien avant nos jours Où des lois humaines ont adouci La société des hommes. Et depuis encore, Hélas, on a commis d’autres meurtres, trop noirs Pour qu’on puisse les dire. Il fut un temps Toutefois, où, quand s’éteignait une cervelle L’homme mourait et c’était la fin. Maintenant, Avec vingt plaies mortelles sur le crâne, Les voilà qui se lèvent d’entre les morts Et nous prennent nos chaises... C’est plus étrange Que le meurtre lui-même »1 (III, 4, 75-83).

But here upon this bank and shoal of time, We’d jump the life to come. » 1. « Blood hath been shed ere now, i’ th’ olden time, Ere humane statute purged the gentle weal ; Ay, and since too, murders have been performed Too terrible for the ear : the time has been That, when the brains were out, the man would die, And there an end ; but now they rise again, With twenty mortal murders on theirs crowns. And push us from our stools. This is more strange Than such a murder is. »

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La civilisation complique l’âme humaine. L’acte en lui-même est simple, il ne requiert que la force et tranche d’un seul coup le fil de l’être. La contemplation du cadavre le montre inerte, privé de vie, incapable de la moindre réaction, c’est-à-dire de la moindre rétorsion. Macbeth regrette les temps heureux où le crime régnait seul en maître, bien qu’il reconnaisse que la loi a adouci les hommes. Sa contrepartie est qu’elle a fait naître le sens du mal et la conscience. La conséquence survit à l’acte et dévoile la cause que les oreilles ne veulent pas entendre. L’acte sexuel est porteur d’avenir, celui du mal devrait être sans postérité. Non seulement parce qu’il est stérile, mais parce qu’il devrait être sans conséquence. Ce qui est à détruire porte l’illusion qu’une fois la destruction survenue, rien ne survit à cette destruction. Lady Macbeth n’a rien à redouter puisqu’aucun pouvoir n’est au-dessus d’elle. C’est du moins ce dont elle cherche vainement à se persuader dans sa folie. « Qu’est-ce que nous avons à craindre quand personne Ne peut forcer notre pouvoir à rendre compte? »x (V, 1, 32-33).

Autrement dit, elle se croit sans âme, sans conscience et donc à l’abri de tout tourment intérieur, puisqu’aucune sanction ne peut l’atteindre. Tout au long de la pièce, elle n’a qu’un mot à l’égard de son mari, une fois le crime accompli : N’y pense pas. « Il ne faut pas penser de cette façon A cette sorte de choses. Cela rend fou »12 (II, 2, 33).

Le Mal

Jocaste et Lady Macbeth tiennent le même discours à Œdipe comme à Macbeth. La première s’efforce de dissiper les craintes de son époux et évoque l’inceste en rêve, la seconde veut mettre 1. « What need we fear who knows it, when none can call our power to account. » 2. « These deeds mus not be thought After these ways ; so, it will make us mad. »

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fin à l’interrogation du meurtrier qui s’étonne de ne pouvoir prononcer 1’« Ainsi soit-il » en réponse au « Dieu vous bénisse » sorti de la bouche de ses victimes, alors qu’il s’apprête à les tuer dans leur sommeil. La femme est l’ennemie de la pensée selon Sophocle et Shakespeare. Cette invitation à ne pas penser, à n’y penser pas, ne concerne que la culpabilité. Tout au contraire, penser est, en la circonstance, plus nécessaire que jamais pour déjouer les soupçons, feindre les sentiments, chercher à savoir ce que pensent les autres, mentir pour convaincre et être prêt à fournir les raisons les plus solides aux questions dangereusement indiscrètes. Au moment du crime, c’est elle qui pense à tout : elle commande à Macbeth comme elle donnerait des ordres à son enfant : « Allez vous laver les mains, rapportez ces poignards et barbouillez les gardes » ; puis plus tard : « Mettez votre chemise de nuit pour avoir l’air, si l’on nous appelle de sortir du lit » (II, 2). Enfin procédé éprouvé de la féminité : au moment du grand trouble, dans la panique qui saisit la cour à l’annonce du meurtre du roi, Lady Macbeth feint l’évanouissement. Elle réussit à créer une diversion, attire l’attention sur son sort, fait craindre un nouveau danger et pousse les autres à s’occuper de sa vie menacée délaissant le cadavre du roi, puisque pour lui, il n’y a plus rien à faire. Belle illustration de cette phrase devenue justement célèbre de Bion : « Seul le menteur a besoin d’une pensée ». Pourtant cette scène à laquelle elle fait face avec un impressionnant sang froid sera revécue dans la folie. Lady Macbeth souffrira de réminiscences. Le mal dans Macbeth est polysémique. Jamais Shakespeare n’a convoqué tant de guérisseurs en tous genres au chevet d’une tragédie. Duncan mande des chirurgiens pour secourir le capitaine blessé porteur de nouvelles. Un médecin anglais assiste le roi Malcolm afin que selon la tradition il guérisse le « mal » non nommé, (IV, 3, 146). Le toucher du roi portait remède aux scrofules du mal royal. (En France, guérison des écrouelles par le même procédé). Nul doute cependant que ce mal ne soit là que pour donner à la vertu royale l’occasion de manifester son saint pouvoir, dont l’Ecosse autrement malade, au plus profond de son âme, aura besoin au moment où la légitimité sera rétablie et le tyran diabolique décapité. Enfin, un médecin écossais assiste Lady Macbeth, sans se faire beaucoup d’illusion sur sa possibilité de la

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guérir. Ici c’est le désordre de l’âme qui est mis en scène. Blessures de guerre, maladies des pauvres, mal de l’âme, telles sont les trois occurrences dont la médecine doit s’occuper. Macbeth s’étonnera de ce que le médecin de la reine ne puisse « Extirper le chagrin de la mémoire, Effacer ce qu’écrit la démence sur le cerveau, Et grâce à quelque bon antidote dispensateur d’oubli Purger le sein gonflé de cette dangereuse surcharge Qui pèse sur le cœur »1 (V, 3, 40-44). En un mot : la réminiscence comme inscription de l’événement traumatique, l’échec du refoulement, la charge de l’angoisse. Une maladie toute intérieure devant laquelle la médecine physique est impuissante, comme l’a compris le docteur. « Jette ta médecine aux chiens, je n’en veux pas »12 (V, 3, 46).

Ce rejet méprisant, ne l’oublions pas est la réaction de Macbeth à la réponse du docteur : « C’est au malade, dans ce cas-là De prendre soin de lui-même »3 (V, 3, 45-46). Mais ce sont là les effets manifestes du mal, ses conséquences. Tout provient de ces pensées régicides et de l’exécution du parricide, mettant à mort l’étoile centrale du système solaire : le roi. Que Shakespeare ait été profondément attaché à la royauté, on 1. « Pluck from the memory a rooted sorrow, Raze out the written troubles of the brain. And with some sweet, oblivious antidote Cleanse the stuffed bosom of that perilous stuff Which weighs upon the heart? » 2. « Throw physic to the dogs. » 3. « Therein the patient Must minister to himself. » En somme Macbeth refuse que le mal moral appelle un traitement moral qui exige la collaboration active du patient. Est-il besoin d’insister en ces jours où la chimie devient le remède à tous les maux du psychisme avec, souvent, la complicité de ceux qui en souffrent.

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le sait. Duncan le roi est aussi la tête, la racine du sang écossais. A sa mort Macbeth feindra la douleur devant les fils du roi : « La source, l'origine de votre sang Est tarie. La fontaine, le flux en sont taris »1 (II, 3, 94-95). C’est le père de l’Ecosse, et ce qui, en lui, est source vive (sexuelle) qui est anéanti. La première allusion à l’enfance, dans Macbeth, vient de la propre bouche du héros à l’adresse de son roi. « Votre Grandeur A un droit naturel à notre zèle Qui est l’enfant et le serviteur de son trône »12 (I, 4, 24-25). Derrière le caractère usuel de l’image, entendons que Macbeth, indirectement, désigne ses devoirs comme filialement attachés au trône. Dès lors, la trahison, ce mal des sociétés féodales est toujours peu ou prou une révolte contre le père. Ces figures sont renforcées par celles du père inséminateur, Duncan accueille ainsi Macbeth après la bataille : « J’ai commencé à te planter, bien en terre Et je vais travailler à te faire croître »3 (I, 4, 29-30). C’est un double mal qui frappe l’Écosse, masqué sous un visage unique : celui de la trahison par lequel s’ouvre la tragédie. La trahison condense l’infidélité et la dissimulation4. Car tout commence par la félonie de Cawdor. « Aucun art ne permet décidément De juger l’esprit à la figure Ce gentilhomme-là, je lui aurais fait 1. « The spring, the head, the fountain of your blood Is stopped, the very source of it is stopped. » 2. « Your highness’ part Is to receive our duties : and duties Are, to your throne and state, children and servants. » 3. « I have begun to plant thee and will labour To make the full of growing. » 4. Tel est l’état d’esprit en Angleterre au moment de la Conspiration des Poudres déjouée par Jacques Ier.

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La confiance la plus entière »1 (I, 4, 10-15). Duncan est atteint d’une véritable névrose de destinée ! Il va donner le titre perdu par Cawdor à un traître pire encore qui l’assassinera dans son lit ! On peut penser que personne n’est à l’abri d’une telle erreur. Mais d’autres indices laissent croire que Duncan — ainsi le dépeint Holinshed — n’a pas le meilleur jugement. Ses récompenses sont le fruit d’un favoritisme plus que d’un véritable sens de la justice. Les rapports du capitaine attri­ buent à Banquo un courage égal à celui de Macbeth. « Car je témoigne Que tous deux comme des canons chargés en double Redoublèrent de coups contre l’ennemi »12 (I, 2, 36-37). Personne ne s’étonne que Duncan ne récompense en aucune manière Banquo. En outre, Malcolm est à l’issue de la victoire nommé son héritier et fait Prince de Cumberland. Or nous n’avons aucune indication sur le comportement de Malcolm durant la bataille. Aucun fait d’armes où il se soit particulièrement distingué ne nous est rapporté. Enfin, un point conjectural. Après le rapport du Capitaine ensanglanté arrive Ross qui informe le roi de son côté. D’où viens-tu? lui demande Duncan. « De Fife, mon digne roi »3 (I, 2, 10). Les vers qui suivent racontent la lutte contre le roi de Norvège (avec l’assistance du traître Cawdor — c’est le point trompeur). Ross ajoute : « Mais vite, ce fiancé De Bellona... »4 (I, 2, 56). 1. « There’s no art To find the mind’s construction in the face : He was a gentleman on whom I built An absolute trust. » 2. « I must report they were As cannons overcharged whith double crackes ; » 3. « From Fife, great king. » 4. « Till that Bellona’s bridegromm. »

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Suivent les prouesses du héros désigné par cette métaphore : le fiancé de la déesse de la guerre. La critique, à quelques rares exceptions près, (Granville-Barker) reconnaît généralement Mac­ beth sous l’expression imprécise. Est-ce si sûr? On relèvera au passage que Macbeth paraît ignorer avoir défait Cawdor, puisqu’il s’étonnera de la prédiction des sorcières qui déjà le parent de son titre et de l’annonce de Ross et d’Angus qui apportent la nouvelle de la royale récompense. Ross « Il m’a chargé de saluer en toi Le sire de Cawdor. Salut donc, très noble baron Puisque le roi veut que ce soit ton titre. Banquo Quoi ! Le démon peut-il dire vrai ? Macbeth Mais, il vit, le baron de Cawdor ! Pourquoi me pares-tu De cette robe d’emprunt ? »l (I, 3, 105-109). On peut certes invoquer la confusion de la bataille. Soit. Mais si Ross doit arriver de Fife, il revient du domaine de Macduff qui est Thane of Fife. Il paraît donc logique de penser que c’est Macduff qui est désigné comme fiancé de Bellona. Il serait étrange que ce noble et vaillant combattant qui devait plus tard défaire Macbeth en combat singulier, ne se soit guère distingué dans cette guerre. Ne serait-ce pas lui qui aurait défait Cawdor? La question est laissée en suspens par Shakespeare. Il y a donc à l’entrée de la pièce un nuage de confusions qui plane et jette un doute, a posteriori, sur le discernement du roi. Dans les conceptions de Shakespeare, quand le pouvoir royal montre des signes de fai­ blesse, alors il y a tout lieu de soupçonner que les lois de la nature sont en traint de se dérégler2. 1. Ross : « He bade me, from him, call thee Thane of Cawdor : In which addition, Hail ! most vorthy thane, For it is thine. Banquo : « What ! Can the devil speak true ? Macbeth : « The Thane of Cawdor lives, why do you dress me In borrowed robes? » 2. Voir les propos du vieillard de l’acte II scène 4 qui raconte qu’un faucon a été attaqué et tué par une chouette à mulots et que les chevaux sont revenus à l’état sauvage et se seraient entredévorés.

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Les

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sœurs

Fair

et/ou

Foul :

innocence et monstruosité

Ce sont bien entendu les Sœurs Fatales, les Sœurs du Destin qui portent cette symbolique à son point de plus haute efficacité. Elles sont les grandes jouisseuses du tohu-bohu, du chaos où tout se vaut, bien ou mal, victoire ou défaite, homme ou bête. « Fair is foul and foul is fair » est dans sa concision et son pouvoir suggestif intraduisible « L’immonde est beau, le beau est immonde » (I, 1, 10) propose Y. Bonnefoy affaiblissant les connotations morales. La phrase veut en fait suggérer que ce qui est honnête est fourbe et ce qui est fourbe honnête. Tout un ensemble de résonances entoure chacun des deux termes. « Fair » conduit à beau certes, mais aussi clair (blond), net, pur, juste, équitable, honnête, loyal, courtois. « Foui » s’associe à infect, nauséabond, empesté, immonde, impur, obscène, noir, infame, crapuleux, déloyal, mal­ veillant, abominable, méchant, illicite, illégal, irrégulier. L’équi­ valence de ces termes opposés suggère l’oxymoron, mais bien au-delà encore la coexistence de ces contraires que sont le bien et le mal. Nous inviterons à interpréter cette confusion comme celle des valeurs de la lumière et des ténèbres ou, plus psychanalytique­ ment, de la sexualité génitale à celles de la sexualité anale. La tonalité anale des sorcières est plus que patente. Les « vents » dont elles se font mutuellement cadeau sont sans doute des émanations de leurs entrailles. Leur brouet est fait de tripes pourries et d’autres ingrédients répugnants sur lesquels nous reviendrons. Fair is foul and foul is fair. En peu de mots bien des choses sont évoquées, qui défient le développement philosophique. Que peut-on dire ici sinon que de l’indistinction entre le bien et le mal, c’est le mal qui sort vainqueur parce qu’il repose sur cette confu­ sion ; que les apparences trompent ; que les mots ont double sens... Il y a mieux à remarquer : la première parole de Macbeth est celle-ci : « Pire temps, plus beau jour, je n’en ai pas vus » (I, 3).

Je n’aimerais pas être à la place de Bonnefoy, car je ne ferai

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sûrement pas mieux que lui1, tant cette traduction réussit à donner une équivalence poétique de l’original. Mais ici quelque chose se perd d’inappréciable, Macbeth dit en fait : « So foul and fair a day I have not seen » (I, 3, 38). Cette quasi répétition de la phrase des sorcières qui est près de conclure leur première apparition (Le beau est immonde, l’immonde est beau) « Fair is foul and foul is fair » (I, 1, 10). suggère fortement que les sorcières ont déjà réussi avant même que Macbeth soit présent sur la scène à s’emparer de son esprit en lui dictant leurs propres paroles au détail près de l’inversion dans l’ordre des termes énoncés. Fair is foul and foul is fair et So foul and fair / a day I have not seen

Voilà qui, avec la confusion des valeurs morales, annonce du jamais vu. Le pire est à venir. Il est ici question de trahison (foui)

et de fidélité (fair) ; traitres et fidèles seront confondus (dans l’esprit du Roi), l’ordre ne reviendra que lorsqu’ils seront à nouveau distincts. Nous avons repéré le thème de la génération, omniprésent dans la pièce. Je le crois présent aussi chez les sorcières. Car le monstre doit être engendré au même titre que l’enfant le plus gracieux. Lady Macbeth avait en quelque sorte appelé de ses vœux, sa propre transformation en sorcière, afin que la « méchanceté de la nature » l’imprègne toute entière. Il est remarquable que seul Macbeth a une relation aux sorcières, Lady Macbeth ne possède pas ce triste privilège. Comme si ces sorcières étaient la métaphore du démoniaque qui trouve asile chez Lady Macbeth. Ne sont-ce pas ces mêmes démons qui la poussent à se peindre sous les traits les moins maternels, capable d’arracher l’enfant qui est au sein et de lui briser le crâne pour montrer son inébranlable détermina­ tion. Lorsque les sorcières sont réunies autour du chaudron on a pensé — un peu trop littéralement à mon gré — que leur prépara­ 1. P.J Jouve traduit. « Le clair est noir et le noir est clair ».

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tion était la version caricaturale d’un repas. J’irai plus loin et je supposerai que le repas lui-même est le symbole d’une concep­ tion : celle d’un monstre fait des parties animales les plus hétéro­ clites et les plus répugnantes auxquelles manque une âme. Le chaudron n’est autre que le ventre de la femme dans lequel sont introduits : le crapaud venimeux et d’autres ingrédients selon une recette empruntée à la cuisine du diable.

« Ajoutez à cuire au chaudron Un filet de serpent des mares Un œil de triton, un doigt Coupé d’un pied de grenouille Et du poil de chauve-souris Une langue de chien, la fourche D’un vipère, le dard D’un orvet, et la patte et l'aile D’un lézard et d’une chevêche x1 (IV, 1, 12-17). La concoction se poursuit.

« Écaille de dragon, dent de loup, Poudre de momie de sorcière, Mâchoire et profonde goule De vorace requin des mers ; Ciguë de nuit déterrée, Foie de Juif qui a blasphémé. Bile de chèvre, repousses d’if Brisées par éclipse de lune, Nez de Turc, lèvres de Tartare, Doigt de bébé qu’étrangla Dans la fosse où elle accoucha Quelque pute, c’est ce qui fait Epais et gluant le brouet : A quoi nous ajouterons Juste un peu d’entrailles de tigre Pour épicer le bouillon. »2 (IV, 1, 22-34) 1. « Fillet of a fenny snake, In the cauldron boil and bake ; Eye of newt, and toe of frog, Adder’s fork, and blind-worm’s sting, Lizard’s leg, and howlet’s wing. » 2. Voir page suivante.

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Le refrain de cette préparation est entonnée par toutes. « Grouillons double pour double trouble, Qu’à feu sifflant chaudron bouille ! » (IV, 1, 35-36) Enfin la touche finale apportée par la seconde sorcière : « Le sang d’un babouin pour le refroidir, maintenant, Et voici un merveilleux philtre, bien consistant »1 (IV, 1, 37-38). Cette dernière notation pourrait laisser penser que l’être ainsi formé est d’une nature plus simiesque qu’humaine. Double, double. Tout est dans Macbeth double : les héros qui feignent les mots dont le sens trompe, engendrant le trouble de la confusion où l’on prend le mal pour le bien et réciproquement. Freud parle de la sainteté de la génération. Celle-ci aurait son envers dans la conception innommable. « Que faites-vous ? » demande Macbeth qui vient justement les consulter sur sa succession, sa progéniture souhaitée. En chœur elles lui répondent « Œuvre qui n’a pas de nom »2 (IV, 1, 49). Autre manière de désigner l’inqualifiable, l’enfant invivable, le 2. « Scale of dragon, tooth of wolf ; Witches’mummy : maw, and gulf, Of ravined salt-sea shark ; Root of hemlock, digged i’ th' dark ; Liver of blaspheming Jew ; Gall of goat, and slips of yew Slivered in the moon’s eclipse ; Nose of Turk, and Tartar’s lips ; Finger of birth-strangled babe. Ditch-delivered by a drab, Make the gruel thick and slab : Add thereto a tigers chaudron, For th’ingredients of our cauldron. » 1. All : « Double, double, toil and trouble : Fire, burn ; and, cauldron bubble. » 2 Witch : « Cool it with a baboon’s blood : Then the charm is firm and good. » 2. « What is’t you do ? » All : « A deed without a name. »

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seul que Macbeth pourrait procréer et qui trouverait refuge dans son esprit perverti. Pour répondre aux questions que Macbeth désire leur poser, les sorcières suggèrent de convoquer leurs Maîtres : les démons eux-mêmes. Et c’est pour faire apparaître ces derniers qu’elles versent le sang d’une truie qui a mangé ses neufs petits (c’est-à-dire d’une mère cannibale) et de la graisse suée au gibet d’un meurtrier. C’est donc le Diable qui fait apparaître une tête armée, avant toute question. On y voit le symbole de la décapitation qui attend Macbeth : une tête séparée de son corps. Macbeth tout à sa question n’y prête pas attention et veut inter­ roger. Il est réduit au silence par les sorcières. Cette apparition inaugurale dit « Gare à Macduff ! » Si la tête armée est générale­ ment comprise comme celle de Macbeth, les deux apparitions suivantes : celles d’un enfant sanglant d’abord puis d’un enfant couronné avec un arbre dans sa main, suscitent des interprétations différentes. Pour les uns (Upton), l’enfant sanglant est Macduff tout juste extrait du ventre de sa mère, tandis que d’autres (Wilson Knight) insistent surtout sur la séquence : la destruction donne naissance à une force vouée à détruire la destruction1. Dans cette perspective l’enfant ensanglanté est l’image du travail de l’accou­ chement sanglant et douloureux, pour amener au jour une puis­ sance qui redressera les effets du mal. Ces divergences s’estompent dans la dernière figure, celle de l’enfant couronné tenant un arbre à la main. Tous y voient le triomphe de la légitimité : Malcolm couronné, grâce à la réalisation de la prédic­ tion qui annonçait la marche de la forêt de Birnam. Il faut y ajouter le symbole de la postérité de Banquo. Mais ce qui doit retenir notre attention est le clivage du sens dans cette scène. Les Maîtres appelés par les sorcières montrent à Macbeth des apparitions. Ils affirment ainsi leur pouvoir sur son esprit et lui suggèrent de comprendre ces visions — ce qu’il ne fait pas, uniquement attentif à entendre les réponses à ses questions comme si les apparitions ne le concernaient pas — il ne s’émeut pas plus de leur sens qu’il n’est ému de leur manifestation, contrairement aux situations antérieures dont la scène du banquet est l’exemple le plus frappant. Il est vrai qu’alors c’est une image tout à fait reconnaissable et parfaitement claire qui se manifestait à lui : Banquo. Macbeth est ici dans la même situation que ses 1. Selon les indications de K. Muir.

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hôtes au banquet qui, eux, ne perçoivent rien de ce qui paraît épouvanter le roi. Car s’il perçoit bien les visions qui lui sont envoyées, il ne ressent aucune émotion et surtout ne relie pas ce qui lui est présenté et ce qui lui est dit. A tous les niveaux, le clivage est à l’œuvre. D’un côté il y a les visions pour ainsi dire « non vues » — et de l’autre, les mots en contradiction avec les apparitions. Car si la première lui conseille de craindre le sire de Fife (Macduff) sans plus, les paroles qui accompagnent la deuxième — l’enfant sanglant — lui recommandent d’être sangui­ naire et hardi, car aucun homme né d’une femme... Image dont l’interprétation ne saurait être univoque car l’enfant ensanglanté, c’est aussi bien l’enfant qui vient d’être tué que l’enfant qui vient de naître encore enduit du sang de la mère dont il vient de quitter le ventre... Equivocation. Qui est cet enfant? Shakespeare ne le dit pas. Il nous laisse deviner que ce doit être vraisemblablement tout à la fois la progéniture de Banquo, l’enfant sacrifié de Macduff, Macduff lui-même prématurément arraché du ventre de sa mère et pour­ quoi pas, l’enfant que fut Macbeth lui-même. Équivocation encore. Alors le sang apparaît ici comme un symbole à double sens : il est associé à la naissance comme à la mort. Donc un avertissement et un encouragement à la poursuite du crime tout à la fois. La troisième image, celle de l’enfant couronné et tenant un arbre à la main, est pour ainsi dire trop chargée. Elle arrache à Macbeth une question angoissée. « Qu’est-ceci, Qui monte comme un rejeton de roi Et porte à son front de bébé le cercle Et le rameau de la souveraineté ? »x (IV, 1, 89).

Les sorcières exhortent Macbeth au silence et à l’écoute, tandis que la troisième apparition l’exalte encore au courage et au sentiment d’invulnérabilité, jusqu’à ce que la forêt de Birnam... En somme l’œil voit sans la comprendre la solution de l’énigme que l’oreille entend et que l’entendement rejette. Comme la forêt1 1. « What is this, That rises like the issue of a king ; And wears upon his baby-brow the round And top of sovereignity? »

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de Birnam ne saurait se déplacer, Macbeth se pense invulnérable. Pourtant la vision, au même moment, pour peu qu’on lui prête attention, montre comment la forêt de Birnam pourrait aller jusqu’à Dunsinane, l’enfant portant l’arbre à la main. C’est donc la mise en relation entre le vu et l’entendu qui fait défaut au jugement de Macbeth. Ce qui nous frappera dans ces trois pre­ mières visions, c’est après l’image de la tête armée (décapitée) de Macbeth, l’irruption de deux enfants, l’un ensanglanté, l’autre couronné. Certes ils peuvent désigner les triomphateurs du tyran Macduff et Malcolm, mais c’est avant tout à des enfants que revient la victoire. Le pire reste à venir. Après qu’elles aient refusé de répondre à une question de Macbeth — à laquelle elles ont en fait répondu, lors de leurs premières prophéties (la royauté promise à la descen­ dance de Banquo) — le roi stérile maudit les sorcières. Celles-ci quittent la scène et enjoignent à la dernière vision d’apparaître : une suite de huit rois, le dernier avec un miroir à la main, suivi du spectre de Banquo. Macbeth se voit forcé de reconnaître que les « filthy hags » (IV, 1,195), « les horribles salopes », ne l’aiment pas pour lui répondre ainsi. Cette descendance désigne le cortège, autant comme une suite d’enfants que de rois. Macbeth « Quoi, est-ce ainsi? » Deuxième Sorcière « Messire, c’est ainsi »1 (IV, 1, 124-125).

Le dernier enfant portant miroir en fait voir à Macbeth beau­ coup encore. On a prétendu que la glace reflétait l’image de Mary Stuart, à la représentation. Disons autre chose : si l’enfant est le miroir de son père, l’enfant au miroir qui en réfléchit beaucoup d’autres — à venir — est déjà le père potentiel de ceux grâce auxquels son image se reflétera loin dans l’avenir. Ainsi le père fertile n’est pas seulement le géniteur de ses propres enfants mais celui de toute sa lignée, alors que le nom de Macbeth s’éteindra avec lui.1 1. Macbeth : « What, is this so? » 2 Witch : « Ay Sir, all this is so.

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Oracles :

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leurs effets sur l’esprit et sur l’âme

Des quatre grandes tragédies de Shakespeare, Macbeth est celle qui rappelle le plus la tradition antique, en dépit de son atmo­ sphère si opposée à celle de l’Attique. C’est qu’elle est la seule à comporter une prophétie et même un oracle prononcé par des forces surnaturelles. Un oracle qui ayant joué sur les mots prendra son héros aux pièges du langage. Et /’anagnorisis même1 n’y manque pas, le héros apprenant lors de sa tardive reconnaissance qu’il aura été le jouet du Destin qui parle par énigmes et doubles sens. Car les « Weird Sisters » sont les Sœurs fatales, c’est-à-dire celles qui fixent le Destin. Leur surnaturel est lié à ce pouvoir prophétique. Toutefois leur action appelle des commentaires plus précis. Au début de la pièce, à leur deuxième apparition, la première d’entre elles se plaint qu’une matrone lui aurait refusé un marron. Pour se venger, elle décide de perdre son mari maître d’équipage sur un bateau (le Tigre)2, c’est de Macbeth qu’il est évidemment question. Mais elle ajoute : « Sur son rafiot je n’ai pas prise Mais qu’il danse au moins dans ma bise »3 (I, 3, 23-24).

Ces vers qui nous semblent énigmatiques sont, en fait, clairs. Les conceptions chrétiennes du temps affirmaient que l’âme ne pouvait être atteinte par le mal ; seul l’esprit pouvait être perverti. C’est ce qui explique que les forces démoniaques s’emploient à envoyer à Macbeth toutes sortes de terreurs hallucinatoires et autres, mais ne peuvent rien contre son âme du fait de son libre arbitre. Voilà pourquoi en dépit de tout Macbeth conserve une noblesse sur laquelle Wilson Knight s’est étendu et sans laquelle 1. Hunter le note dans son introduction à l’édition des New Penguin Books. 2. Soit dit en passant, Macbeth terrorisé par le spectre de Banquo, proteste de son courage et défie le fantôme en un combat où celui-ci pourrait prendre les traits des bêtes les plus sauvages dont « le tigre le plus féroce de l’Hyrcanie » (« the Hyrcan tiger ») (III, 4, 101). Borges sera sensible à ses allusions, lui qui préfera Macbeth à toutes les autres œuvres de Shakespeare. Cf. Le progrès et l’oubli dans ce volume. 3. « Though his bark cannot be lost, Yet it shall be tempest-tost. »

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nous ne pourrions guère nous intéresser à lui1. Hunter montre bien que le mal n’est pas tout puissant. Il faut pour cela que la volonté — le libre arbitre — y adhère. Les sorcières peuvent créer la tentation du mal, favoriser sa possibilité, lui donner une poten­ tialité qui ne prendra effet qu’au moment où l’homme — ou l’humain plutôt — la prendra à son compte et la mettra au service de son vouloir en passant à l’acte. Shakespeare est parfaitement clair là-dessus, opposant Banquo à Macbeth qui est sujet aux mêmes rêves ambitieux que lui, mais ne cède pas aux sollicitations de ses songes et les écarte délibérément. En termes psychanaly­ tiques, on dira qu’il faut un Moi ayant neutralisé les prohibitions du Surmoi pour adhérer aux désirs émanés des motions pul­ sionnelles d’un Ça qui ne connaît aucun frein d’aucune sorte. Et Hunter de nous rappeler deux notions de théologie. La première porte un nom familier aux psychiatres et aux psychanalystes : la suggestion, qui en terminologie théologique signifie l’incitation au mal, la tentation du Malin, un véritable démarreur de l’action perverse à l’intérieur de la pensée. Dès lors, le fait de céder à la tentation témoigne d’une paralysie morale de l’individu. Macbeth serait donc « possédé » par l’image que les sorcières lui présentent de lui. Ce sera la fonction de Lady Macbeth de relayer — dans le quotidien — l’action surnaturelle des Sœurs fatales — leur sugges­ tion diabolique. Lady Macbeth est l’accoucheuse de ce nouveau Macbeth que les sorcières ont fait germer dans la pensée du Thane de Glamis. Elle serait le détonateur qui met à feu le dispositif, l’acte n’étant imputable qu’à Macbeth. Au fur et à mesure qu’avance la pièce, Macbeth sait que le prix à payer pour réaliser ses désirs est la damnation et devient de moins en moins sensible à la peur. « Quel est ce bruit? Seton Des femmes qui crient, monseigneur. Macbeth J’ai donc presque oublié le goût de la peur. Il fut un temps où mes sens se seraient glacés A un cri dans la nuit; où mon cuir chevelu Se serait hérissé au moindre conte lugubre Comme s’il eût été la réalité. Mais j’ai eu mon saoul de l’horreur. 1. « The milk of Concord », dans The Impérial theme, éd. Methuen.

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L’atroce est familier à mes pensées meurtrières Et ne me fait plus tressaillir »1 (V, 5,7-14).

Cet endurcissement n’est sans doute pas la sécurité. Mais le sens que nous accordons à ce terme n’est pas — et c’est la deuxième observation de Hunter — celui de la théologie du temps de Shakespeare. A l’époque, loin de signifier une attitude sereine donc louable et même enviable, la sécurité traduisait une absence coupable d’angoisse12. L’angoisse était plus nécessaire à l’édifica­ tion du chrétien que le sentiment de la sécurité, mère de toutes les audaces et des plus impies. La crainte de Dieu doit être percep­ tible. Elle rassure ceux qui ont charge d’âmes. L’indifférence qui a gagné Macbeth — notons qu’il manifeste cet état d’esprit au moment même où Lady Macbeth est en proie à l’angoisse et à la culpabilité la plus extrême, comme s’ils avaient échangé leurs natures — , est signe du déclin de sa foi en lui. Il ne reste plus à Macbeth qu’à se répéter les oracles des Sœurs pour entretenir sa confiance en lui-même. Plus pour longtemps. Juste le temps d’annoncer la mort de la reine et l’animation de l’armée forestière. La mort de Lady Macbeth sépare Macbeth de sa femme. Elle l’arrache à elle, coïncidant avec le moment où les arbres de la forêt sont arrachés de la terre. Hugo a encore des formules dignes de Shakespeare : « Enfin la catastrophe arrive, la forêt de Birnam se met en marche. Macbeth a tout enfreint, tout franchi, tout violé, tout brisé et cette outrance finit par gagner la nature elle-même, la nature perd patience, la nature entre en action contre Macbeth, la nature devient âme contre l’homme qui est devenu force. » Il nous faut maintenant aborder le thème qui justifie notre essai, 1. « What is that noise? » Seyton : « It is the cry of women, my good lord. » Macbeth : « I have almost forgot the taste of fears. The time has been, my senses would have cooled To hear a night-shriek ; and my fell of hair Would, at a dismal treatise, rouse and stir, As life were in’t. I have supped full with horrors : Direness, familiar to my slaughterous thoughts. Cannot once start me. » 2. Selon l’Oxford English Dictionary « a culpable absence of an­ xiety ».

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celui de la folie du couple royal, de cette paire qui n’est que la combinaison des deux moitiés qui formaient une unique entité, la seule unité qui soit intelligible, chaque terme qui la compose étant à lui seul incompréhensible. Ce qui a fait dire à Wilson Knight que le mal qui nous est montré, nous ne pouvons nous en faire une idée en termes de volonté ou de causalité. Et c’est pourtant de causalité qu’il s’agit. Causalité

et folie dans

Macbeth

Voilà donc notre couple de « diaboliques ». Elle, déterminée, prompte, pragmatique, toujours prête « à prendre par le plus court » ; lui, combattant vaillant, mais hors le champ de bataille, perdu dans ses brumes, enfantin, rêveur, hésitant, plein de scru­ pules, partagé entre la reconnaissance envers son bienfaiteur et l’avidité. Il a hâte, de se voir sur le trône, entouré d’héritiers qui assureront sa postérité. Mais cette image serait incomplète et ne rendrait pas justice à la complexité du personnage si on ne la complétait pas par la détresse désabusée, l’accablement écrasant, la solitude avant coureuse de la mort du Macbeth du dernier acte, lorsqu’il n’y a plus qu’à attendre l’heure fixée par le Destin. Comme le remarque Freud, le renversement qui verra Lady Macbeth tomber malade et Macbeth balayer ses angoisses, est surprenant. Et pourtant nul ne songerait à dénoncer cette évolu­ tion comme invraisemblable. Une énigme de plus. Macbeth est malade depuis l’enfance, sujet à des crises qui lui donnent des visions. Son mal cependant, est surtout moral : l’ardeur qui lui vaut l’admiration au combat ne s’arrête ni à la fin de la guerre, ni lorsqu’elle reçoit sa récompense ; l’idée du sang lui est naturelle, même si l’exécution du crime le fait un instant reculer. Comme tous les criminels mûs par la passion plus que par l’intérêt, le crime originaire n’est jamais suffisant. Il n’est que le premier temps d’une chaîne d’actions qui toutes, trouvent leurs excellentes raisons dans ce que la première de la série laisse subsister de dangers pour le meurtrier. Il s’ensuit logiquement qu’un second crime est nécessaire pour effacer la trace du premier et prévenir le sombre avenir ; ou bien, le premier crime ne remplissant que certaines conditions pour la réalisation des buts qu’on s’est fixés, une deuxième action devient indispensable,

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devant parfaire ce que la précédente n’avait qu’initié. Il n’y a que le premier pas qui coûte. Duncan enterré, Macbeth n’a plus besoin du secours de personne pour mettre sur pied l’assassinat de Banquo et de Fléance. Il s’y montre cauteleux et rusé ; il donne un mobile psychologique plausible à ses seides et veut faire la bonne surprise à sa femme en lui annonçant l’action avec sa réussite. Ceci lui épargnera, pense-t-il, doutes et angoisses. Libéré enfin de sa culpabilité par l’encouragement des sorcières, il s’acharnera sur Macduff et sa famille, tout à fait inconsidérément. Oui tout ceci, il le fait, mais à quel prix ! Macbeth a tué le sommeil. Qu’est-ce à dire ? Que son âme ne peut trouver le repos, certes, mais surtout qu’endormi, lui-même à son tour risque d’être surpris dans son sommeil par l’angoisse de la mort. Aussi — pensons à Hamlet : « To sleep perchance to dream » — il pourrait rêver, revivre l’interminable mort du roi, ou la connaître à son tour. La stérilité fait cependant de lui le terrain le plus fécond aux suggestions du mal. Sitôt que la nouvelle de sa promotion au titre de Cawdor lui est connue, il songe déjà à son « thème royal » (« imperial theme ») (I, 3, 129) ^ « Car ces pensées, qui ne font pour l’instant que rêver le meurtre, Secouent déjà si fort l’unité de mon être Que ma raison en étouffe, rien qu’à en former les images, Et que rien n’est, pour elle, sinon cela, qui n’est pas >> (I,

3, 139-142). Tout est dans ces vers : le surgissement irrépressible du fan­ tasme, sa fonction de désunion qui dresse une part de la personna­ lité psychique contre l’autre (Ça contre Surmoi), la puissante création qui procède de l’imagination et voit son pouvoir sub­ juguer tous les autres aspects de l’être du sujet en vue du seul but qui tienne : la réalisation du désir. Seul le fantasme prend le chemin le plus court. Et c’est pourquoi on dit Macbeth « pos-1 2 1. Le thème est dit impérial par Shakespeare parce que Jacques Ier était roi d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande, donc d’un empire. 2. « My thought, whose murder yet is but fantastical, Shakes so my single state of man, that function Is smoothered in surmise, and nothing is, But what is not. »

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sédé » par les sorcières. En fait, son esprit est littéralement ensemencé par les germes qu’elles y ont introduits ; il est gros, à tous les sens du terme, de pensées monstrueuses, de la même manière qu’une femme au service du démon porte dans son ventre un enfant du diable, voué au mal. C’est cette « grossesse » psychique qui engendrera en Macbeth des visions affolantes. La « connexion causale » (l’expression est de Freud) des événements dont le paradigme est la conception par le père dans le sexe de la mère, la gestation et enfin la naissance d’un enfant — cette connexion est rompue par la prédiction des sorcières « Roi tu seras, mais non père de rois ». Elle condense les effets rationnels de ce jugement — l’Ecosse est une monarchie où les héritiers du roi, lorsqu’ils ne sont pas en âge de régner, cèdent leur place à d’autres — et les angoisses œdipiennes de castration. Macbeth stérile ne peut enfanter que des pensées monstrueuses, il ne peut donner la vie, seulement engendrer la mort. Cela commence avant le crime : dès que le projet en est formé, l’hallucination de la dague meurtrière s’impose à ses sens. Ce poignard que Macbeth devra plonger dans le corps de Duncan, un analyste y voit aussi un symbole phallique ; mais il est un « instrument des ténèbres » destiné à verser le sang plus qu’à le faire circuler dans le corps, au sein de ce château qui a toutes les allures du nid le plus douillet. Le martinet y a élu domicile dit Banquo et installé « le berceau de sa progéniture »1 (I, 6, 7). Comment l’allusion ne s’adresserait-elle pas aux maîtres de céans amoureusement unis dans l’acte de la conception. Mais ce qui est beau est immonde et ce qui est immonde beau, n’est-il pas vrai2? « Ah ! J’ai l’esprit grouillant de scorpions, ma chère femme »13 2(III, 2, 36).

Les paroles sont trompeuses, cela on peut le comprendre, mais les sens aussi le deviennent. Voilà que des sorcières apparaissent au bord des routes, que des poignards flottent dans l’air invitant à leur usage le plus sacrilège, que des spectres apparaissent au milieu des banquets revendiquant leur place à table et voilà encore 1. « but this bird Hath made his pendent bed, and procréant cradle. » 2. Fair is foul and foul is fair (I, 1, 10). 3. « O ! Full of scorpions is my mind, dear wife ! »

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que des puissances du démon suscitent des apparitions : tête armée, enfant ensanglanté et enfant couronné tenant un arbre dans ses mains, suite de huit rois dont le dernier tient un miroir... Si toutes ces dernières sont explicitement envoyées par les sor­ cières, mais à la demande de Macbeth, les premières sont le fruit de sa seule imagination. « Nous avons tailladé le serpent, mais il vit encore, Il va se remembrer, il se raffermit, Et pendant tout ce temps, notre pauvre haine Reste exposée au péril de ses crocs ! » 1 (III, 2, 12-15).

Quelle est l’hydre à laquelle il est fait allusion ici ? Nul doute : il ne peut s’agir que de la paternité dont le sexe est la source. Duncan est mort mais Banquo — la souche promise à l’avenir de la royauté — vit encore. L’art de Shakespeare est si fort qu’il est capable de nous présenter la génération comme une bête mons­ trueuse et la haine comme un sentiment qui inspire la compassion (« notre pauvre haine ») tant est misérable l’homme stérile, envieux de la génération des autres. Après l’effondrement du banquet, une fois les invités partis, Macbeth, encore sous la terreur, s’adresse à son épouse, parlant du spectre. « C’est du sang qu’il demande ! Ne dit-on pas Que le sang appelle le sang? »12 (III, 4, 122).

Sur Le Spectre de Banquo, Macbeth projette ses propres désirs vampirisants, portés par une soif insatiable. Le tournant et la bascule

C’est sous l’hypnose de la scène des apparitions d’enfants que bascule l’action. Où en étions-nous? Une prédiction réalisée : Macbeth est roi. Une prédiction en suspens : la descendance de 1. « We have scotched the snake, not killed it She’ll close and to herself ; whilst our poor malice Remains in danger of her former tooth. » 2. « It will have blood, they say, blood will have blood. »

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Banquo doit régner. Banquo mort, tout reste possible puisque Fléance vit. Plutôt que de rechercher et poursuivre Fléance, Macbeth s’acharne sur Macduff. Certes les sorcières ont signalé qu’il pouvait être dangereux — mais rien de plus. Et surtout rien n’a jamais été dit concernant la descendance de Macduff. De fil en aiguille, le sang qui appelle le sang, finit par atteindre non seulement des innocents — toutes les victimes le sont — mais des objets totalement étrangers à l’action qui se déroule et à la prophétie annoncée. Chaque crime laisse échapper un instrument de possible vengeance. Après la mort de Duncan, Malcolm et Donalbain prennent la fuite. L’aîné, l’héritier, reviendra en vain­ queur. Après le meurtre de Banquo, Fléance s’échappe ; on ne le revoit plus mais on sait qu’à l’avenir le trône reviendra à sa lignée. Macduff est suspect, Macbeth veut se saisir de lui et de manière préméditée, le tuer ainsi que sa femme et ses enfants. Là est la faute car jamais les sorcières n’ont mentionné ni l’une ni les autres, jamais leur sort n’a été lié au destin de Macbeth. Le crime originaire se prolonge « rationnellement » par les crimes prétextés nécessaires ; il finit par déboucher sur l’horreur du crime gratuit, le plus abominable : le meurtre d’une mère et de ses enfants.

Ces crimes, notons-le, seront cachés à Lady Macbeth. Celui de Banquo l’avait déjà été, mais Lady Macbeth donne implicitement son blanc seing à cette nouvelle action en répondant à l’angoisse de son mari vis-à-vis de Banquo et de Fléance « Crois-tu que la nature les ait voulu éternels?' » (III, 2, 38). Jamais cependant il n’est question entre les Macbeth du meurtre des Macduff. A ce moment la décision du roi est fulgurante. Macbeth est littérale­ ment transfiguré par sa rencontre avec les sorcières qui ont versé dans ses oreilles le philtre de l’immunité. Il n’a plus la moindre hésitation. « ô temps ! Tu prends de court mes sombres projets. Notre rêve est trop prompt, il nous échappe Si l’action ne lui vole aux trousses ! Dorénavant Le premier-né de mon désir, que ce soit aussi Le premier de ma poigne ! Et tout de suite, Pour couronner ma pensée par des actes. Que ceci s’accomplisse que je conçois, J’attaque par surprise le château de Macduff, Je m'empare de Fife, je passe au fil de l’épée1 1. « But in them nature’s copy’s not eterne.

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Sa femme, ses enfants, et toute âme dont l’infortune Est d’être de sa lignée. Et ce n’est pas là vaine vantardise, Je l’aurai fait avant que n ’en refroidisse l’idée. Mais plus de ces mirages »1 (IV, 1, 144-145). Ce n’est plus seulement l’adversaire qu’il s’agit de vaincre au combat, c’est l’ensemble qu’il forme avec sa famille qu’il faut exterminer, ce qui revient à tuer la procréatrice et la progéniture. Gail Grayson a raison ici de mettre en évidence l’ambivalence de Macbeth à l’égard de Lady Macbeth. Elle n’a pas réussi à l’apaiser durant le banquet, alors que les sorcières, en dépit des apparitions, lui ont rendu confiance en flattant son omnipotence. Seule ombre au tableau, Macduff : il devra aussi l’atteindre dans sa paternité tuant ses enfants et sa femme, ce qui exclut qu’il en ait d’autres ! Avec le crime de Macduff, à la royauté près (Macduff n’est pas supposé régner ni directement, ni par sa descendance), la causa­ lité, autrefois dissociée en lutte pour la suprématie et rivalité avec le père se trouve réunifiée : l’adversaire, celui qu’il faut vaincre et éliminer est aussi un époux et un père et rien d’autre. Le tournant de la tragédie est ici à n’en point douter car c’est de ce moment que les rôles s’inversant, c’est Lady Macbeth qui sera montrée dans sa maladie. Macbeth avait perdu le sommeil, elle devient somnambule, Macbeth avait des visions, des hallucina­ tions, Lady Macbeth — si l’on veut bien considérer que le sang qui est sur ses mains est moins une vision qu’une obsession — ne crée rien en son esprit mais se souvient et répète. Quelques vers suffisent pour nous rappeler les épisodes passés qu’elle revit. Une seule phrase fait allusion à autre chose que le crime de Duncan auquel elle a pris une part active.1 1. « Time, thou anticipat’st my dread exploits : The flighty purpose never is o’ertook, Unless the deed go with it. From this moment The very firstlings of my heart shall be The firstlings of my hand. And even now, To crown my thoughts with acts, be it thought and done : The castle of Macduff I will surprise, Seize upon Fife ; give to thé edge o’ th’ sword His wife, his babes, and all unfortunate souls That trace him in his line. No boasting, like a fool ; This deed I'll do, before this purpose cool : But no more sighs ! »

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« Le seigneur de Fife avait une femme ; et maintenant, où est-elle? »' (V, 1, 34).

Par cette allusion, nous ne pouvons ignorer qu’elle a été mise au courant de la tuerie de Fife. Ce sur quoi elle garde le silence. Le meurtre des enfants Macduff, c’est cela qui, je crois, l’aura précipitée dans la folie. Cette femme ardente, farouche dans ses résolutions qui disait ne pas hésiter à tuer son propre enfant pour honorer son serment, vivait au-dessus de ses moyens psycho­ logiques. La représentation du meurtre de Lady Macduff et de ses enfants surpasse ses possibilités de résistance. Que les hommes s’entretuent à la guerre, qu’ils commettent le meurtre pour réali­ ser leurs ambitions, cela, somme toute, est normal. Mais que mère et enfants soient massacrés, quelque chose là, excède la pitié et fait sombrer dans la démence. Et c’est après-coup que le meurtre de Duncan, — le crime originaire de celui dont elle disait qu’elle l’aurait tué de ses propres mains s’il n’avait ressemblé à son père — tombe sous le coup de la culpabilité. C’est le père plus que le roi qui est l’objet des reproches de sa conscience. Dès lors, Lady Macbeth s’identifie à Macbeth et l’on retrouve dans sa bouche les propos que nous avons d’abord entendus sortir de celle de son époux meurtrier. Macbeth après le meurtre regarde les « instru­ ments destructeurs » : « Ces mains ? Ah, elles m’arrachent les yeux Tout l’océan du grand Neptune pourra-t-il Les laver de ce sang? Non, c’est elles plutôt Qui empourprant les innombrables mers Feront avec l’eau verte du rouge, rien que du rouge »12 (II, 2, 58-62).

Et c’est Lady Macbeth, qui lui rétorque, sans crainte alors, « Un petit peu d’eau claire, Et nous voici lavés »3 (II, 2, 66). 1. « The Thane of Fife had a wife : where is she now? » 2. « What hands are here? ha ! They pluck out mine eyes ! Will all great Neptune’s ocean wash this blood Clean from my hand? No, this hand will rather The multitudinous sea incarnadine Making the green — one red. » 3. « A little water clears us of this deed. »

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Folie

et mort de

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N’est-ce pas une incarnation féminine de Macbeth qui déam­ bule sous nos yeux, cherchant à faire disparaître la maudite tache, dans le rituel de lavage que connaît bien celui qui a observé une névrose obsessionnelle. Ici ce n’est plus seulement la vue du sang, c’est son odeur qu’il faut dissiper et que tous le parfums d’Ara­ bie... Mais le plus frappant est sans doute ceci : « Tout de même qui aurait pu penser que le vieil homme avait en lui tant de sang? »1 (V, 1, 31-31).

La folie de Lady Macbeth est moins hallucinatoire et plus intérieure. Alors que Macbeth mène grand train chevauchant pour aller plus vite que le Temps, espérant gagner contre la marche des heures, mais toujours poursuivi par les coursiers du remords. Lady Macbeth stable, impavide, constante, a ignoré jusque-là la culpabilité. En tout cas son sang-froid est resté remarquable quand la raison du roi a donné des signes de flé­ chissement en présence des nobles du royaume. Mais voilà que d’un coup elle défaille. Tout le passé revient dont chaque étape semblait oubliée, abolie par la suivante. Maintenant tout se déroule à rebours : elle se frotte les mains, exhorte son mari au courage, à la maîtrise de soi : elle revit le moment où prenant la direction des opérations, elle le traitait en véritable enfant, lui ordonnant de se laver, de s’habiller pour la nuit, d’aller au lit. C’est bien cette nuit sinistre qui hante silencieusement toutes ses nuits jusqu’au moment où elle se précipitera elle-même dans les ténèbres éternelles. « Au lit » est répété la première fois en deux salves, suivies un peu plus loin de trois. Ce sont les dernières paroles que nous l’entendrons prononcer (V, 1, 34-36). Est-ce un hasard? Shakes­ peare laisse-t-il sa plume tracer n’importe quels signes? Leur répétition ne les rend pas moins ambigus. Les critiques ne veulent 1. « Yet who would have thought the old man to have so much blood in him ? »

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pas de ces allusions sexuelles trop explicites. Et il est vrai que Lady Macbeth paraît ici donner des ordres à un gamin renâclant à obéir plus qu’elle n’invite un époux à la rejoindre pour une rencontre charnelle. Cependant le contexte de la scène, l’image du frotte­ ment des mains permet de penser que l’intuition shakespearienne a bien entrevu la signification sexuelle du remords. Qu’il s’agisse d’un crime ne change rien à l’affaire — si l’on tient compte justement de ce que la névrose obsessionnelle implique une régression de la sexualité au sadisme. On me dira que c’est beaucoup prêter à Shakespeare. Sans doute beaucoup plus qu’à ces philologues qui épluchent son texte de manière... obses­ sionnelle. Shakespeare nous donne tant d’exemples de sa pénétra­ tion psychologique, de son sens de l’inconscient ! A Macbeth on avait dit de craindre Macduff, pas de tuer sa dame et ses petits. Au double sens des mots lancés par les Sœurs, s’ajoutent les désirs propres de celui qui sollicite leur aide et entend leurs paroles selon les pensées qui l’habitent. A l’annonce de la mort de la reine, Macbeth a cette phrase surprenante : « Elle aurait dû mourir en un autre temps »1 (V, 5, 0).

Enfin voilà le couple infernal disjoint. Macbeth est seul sans sa compagne, son épouse, sa sœur, sa mère. Cette phrase est énig­ matique. Elle laisse penser que Macbeth pourrait vouloir dire « après la bataille — après moi » car au moins une part de lui maintenant se doute de l’issue. Son humeur est mélancolique, et c’est plus un homme qui aspire à la mort qu’un héros déterminé à vaincre, qui parle. Lorsqu’enfin la pièce s’achève, tout comme dans la tragédie grecque, le héros comprend que les mots de l’oracle se sont joués de lui. Macduff n’est pas né d’une femme, il a été extrait du ventre de sa mère avant l’accouchement. « Maudite soit la langue qui me l’annonce ! Elle accouardit le meilleur de mon être. Et qu’on cesse de croire à ces démons bateleurs Qui abusent de nous par des doubles sens ! Nous soufflant à l’oreille un mot, une promesse,1 1. « She should have died hereafter », textuellement cela veut dire après ceci », « ceci » étant vraisemblablement la bataille à venir.

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Mais le tordant, pour frustrer notre espoir »1 (V, 8, 17-22).

Cette relation du sujet au signifiant débouche sur le nihilisme le plus total (en ceci Macbeth est la tragédie de Shakespeare la plus moderne) qui nous vaut les plus beaux vers de l’œuvre. « La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur Qui s’agite et parade une heure, sur la scène, Puis on ne l’entend plus. C’est un récit Plein de bruit, de fureur, qu’un idiot raconte Et qui n’a pas de sens »1 2 (V, 5, 24-28).

Toutefois ces pensées viennent à Macbeth avant que les prédic­ tions ne réalisent leurs sinistres et trompeurs présages. Si la vie perd tout sens pour Macbeth, n’est-ce pas à cause de Lady Macbeth, devenue cette « ombre qui passe » perdue dans son rêve, ce pauvre acteur qui rejoue indéfiniment la scène du meurtre et dont les cris cèdent maintenant la place au silence définitif? Cette perte de sens, elle est à l’origine du mal plus qu’à la conscience de la vanité de ses entreprises. On le voit, Macbeth comme on dit, n’y croit plus. Il le dira avec une noblesse qui fait sa grandeur : « Mais je commence à être las du soleil »3 (V, 5, 49). Le deuil le rend mélancolique. Et c’est en effet le moment où il reçoit l’annonce de la marche de la forêt de Birnam que Macbeth déchante. Étaient-elles si absurdes, si vides de sens ces deux prophéties ? Un lien obscur perméable à qui percerait leur appa­ rence ne les lie-t-elles pas? 1. « Accursed be that tongue that tells me so, For it hath cowed my better part of man ; And be these juggling fiends no more believed. That palter with us in a double sense, That keep the word of promise to our ear, And break it to our hope. » 2. « Life’s but a walking shadow, a poor player That struts and frets his hour upon the stage, And then is heard no more : it is a tale, Told by an idiot, full of sound and fury, Signifying nothing. » 3. « I’gin to be aweary of the sun. »

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Le SENS DE l’oracle : UNE hypothèse

L’image de la naissance prématurée (untimely ripped), de l’extraction du ventre maternel porte en elle plusieurs implica­ tions. La première est que le nouveau-né ne sort pas du ventre de la mère par les voies naturelles, c’est-à-dire qu’il ne traverse pas le défilé vaginal. La seconde pourrait vouloir dire qu’une main (paternelle?) ne lui a pas permis de rester fixée au sexe, à la matrice de la mère. Cette naissance particulière (elle fut celle de César, nous le savons) à laquelle fait allusion la première partie de la prophétie (aucun homme né d’une femme) pourrait-elle avoir quelque rapport avec la deuxième partie de celle-ci, relative à la forêt de Birnam ? Apparemment l’énigme serait transparente, témoignant de ce que le camouflage est une vieille ruse de guerre, que les armées modernes trouvent plus simple de reproduire par la peinture des uniformes plutôt que de déboiser des forêts entières. Allons plus loin cependant et voyons ici une image de déracine­ ment parallèle à celle de la césarienne. L’arbre est ici arraché à sa terre et devient un symbole de progression naturelle. L’arbre est symbole de lignage donc de fécondité. Une des apparitions ne montrait elle pas un enfant couronné qui tient dans ses mains un arbre ? N’était-ce pas une indication qui annonçait la prophétie énoncée une dizaine de vers après sur la forêt de Birnam ? Alors ces prophéties n’étaient pas de simples « équivocations » (V, 5, 43). Leur sens était sûr mais obscur. Il explique peut-être rétro­ spectivement cet étrange jugement de Lady Macbeth craignant la nature de Macbeth : « Qui a trop bu du lait de l’humaine tendresse »1 (I, 5). Nous soupçonnons ici une allusion à une trop forte fixation à la mère et à son sein. Dans ses contributions à la Psychologie amoureuse2, Freud parlant des fantaisies de sauvetage écrit : « La mère vous a donné une vie, sa propre vie, et vous lui donnez en échange une autre vie, celle d’un enfant, qui a la plus grande ressemblance avec votre propre soi. Le fils montre sa reconnaissance en formant le désir 1. « It is too full the milk of human kindness. » 2. « Un type particulier de choix d’objet » (1910) in La vie sexuelle, trad. D. Berger, J. Laplanche et al., PUF, 1970, p. 54-55.

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d’avoir de la mère un fils, semblable à lui-même : ainsi dans le fantasme de sauver, il s’identifie complètement avec le père. Toutes les pulsions, de tendresse, de reconnaissance, de concu­ piscence, de défi, d’autonomie sont satisfaites par l’unique désir d'être son propre père. Le facteur du danger n'a pas non plus disparu au cours du changement de signification ; l’acte de la naissance est précisément le danger dont on a été sauvé par les efforts de la mère. La naissance est aussi bien le premier danger qui menace la vie que le prototype de tous ceux qui suivront devant lesquels nous éprouverons de l’angoisse, et c’est l’expé­ rience de la naissance, vraisemblablement qui a laissé en nous cette manifestation d’affect que nous appelons angoisse. Le Mac­ duff de la légende écossaise, que sa mère n’avait pas mis au monde, et qui avait été extirpé de son propre corps n’a pas, de ce fait, connu l’angoisse. » A quelqu’interprétation qu’on se rallie, toujours on retrouve la fixation à la mère dont il faut se garder. Tout au long de la pièce, l’affection de Macbeth envers sa femme ne se dément à aucun moment. Il lui arrive, à elle, de lui parler vertement. Jamais, lui, ne se montre dur avec elle. On a eu beau jeu de soutenir l’idée que ce couple est moins celui d’un mari et d’une femme que celui d’un fils et de sa mère. D’une mère qui paraît se servir de l’amour du fils contre le père (Gail Grayson). Tout cela est indubitable. Encore faut-il ajouter que les idéaux du Moi du garçon sont souvent hérités de la mère. Les sorcières ne représentent que la version diabolique de la situation humaine où le garçon consacre sa vie à réaliser les idéaux de la mère. Impos­ sible et vain de savoir qui, des deux Macbeth, commence à désirer s’emparer du trône. Ces deux esprits communiquent si bien entre eux que chacun de son côté crée de lui-même son propre désir, lequel coïncide avec celui de l’autre. Seule diffère la résolution. Mais là comme nous l’avons vu, il faut distinguer entre ce dont on se croit capable et ce dont on l’est. Lady Macbeth qui ne recule pas devant les fantasmes les plus horribles, reproche à Macbeth de n’être pas un homme pour hésiter à accomplir le crime. Vieux arguments, toujours efficaces. « Quand vous osiez cela, ah, c’est alors que vous étiez homme »x (I, 7, 49).1 1. « When you durst to it, then you were a man.

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En somme, elle lui reproche de n’être qu’un enfant accroché à elle et qui n’ose pas la quitter (car c’est à ce moment qu’elle lui fait part de sa détermination à arracher le bébé du sein qu’il tête et à lui fracasser la tête). Ces provocations, la suite l’aura montré, sont encore une source d’illusion sur la trempe de Lady Macbeth. Les Sœurs Fatales prendront le relais à l’heure où un nouveau pas devra être franchi dans l’ignoble, qui entraînera la chute du tyran. Ainsi le thème de l’absence d’enfant est-il en effet bien équivoque car plus la demeure des Macbeth est déserte et leur nursery vide et plus l’esprit de Macbeth se peuple d’étranges créatures : pensées, visions, tourments qui sont les enfants de son imagination, de ses fantasmes. Fantômes et fantasmes ont même racine. Et l’on peut bien, grâce à Caroline Spurgeon1 dont le travail n’est jamais sollicité en vain, comprendre les images de réverbération comme les figures indéfiniment reproduites de deux miroirs qui se font face ; ils renvoient les conséquences de l’action mauvaise. Les pensées enfantent les pensées, comme les images les images. Le mal donne toujours l’illusion que l’acte nécessaire à l’obtention des avantages attendus sera limité à une seule transgression, singulière, unique, sans lendemain. Et toujours cette action en entraîne une autre, se répète et se renouvelle. Le mal engendre sa lignée plus sûrement que l’acte qui vise à la procréation, toujours aléatoire, incertaine, précaire alors qu’au départ c’est le contraire qui est pensé. Le parricide pour prendre la place du père ne saurait suffire à réaliser le désir. Le parricide entraîne l’infanticide car c’est le pouvoir du géniteur-père qui est visé dans le désir de posséder la mère. L’inceste réalisé signifie en fait la rupture du lien humain père-fils. Mais il y a pire encore. L’envie des relations de généra­ tion peut pousser à compléter l’infanticide par le meurtre de la mère elle-même. Le crime primitif se passe la nuit, cette mort de chaque jour, normalement suivie de sa résurrection ; la nuit passée en demeure amie devient alors mensonge. « II m’a semblé entendre une voix qui criait : « Ne dormez plus ! Macbeth a assassiné le sommeil »1 2 (II, 2, 30-31).

1. C. Spurgeon, Shakespeare’s imagination. 2. « Methought I heard a voice cry », Sleep no more ! Macbeth does murder sleep. »

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Le sommeil : « Second service de la puissante Nature Grand nourricier de la fête de la vie »1 (II, 2, 35-36). Comment ne pas associer ici nourriture et sexualité, célébrées dans cette fête de la vie. Le rêve pourrait-il y faire défaut? Macbeth est infiltré par l’omniprésence du mensonge ; celui-ci n’est pas que le moyen de parvenir à des fins criminelles, il peut être aussi celui de mettre à l’épreuve quelqu’un dont les senti­ ments pourraient ne pas refléter les vraies pensées. Dans la scène célèbre où Malcolm s’accuse des pires faits devant Macduff — en fait il se dépeint sous des traits dont beaucoup pourraient appartenir à Macbeth — le mensonge devient le sub­ terfuge qui provoque la désolation et la défection de Macduff. Ainsi Malcolm fait-il la preuve qu’il peut vraiment s’appuyer sur la loyauté et l’honnêteté de Macduff. L’Écosse pourra compter sur ce noble esprit. Et de même quoique plus étrangement, dans la scène touchante où Lady Macduff s’entretient avec ses enfants, elle ment à son fils, en lui annonçant la mort de son père. Celui-ci ne s’en laisse pas conter. Si c’était le cas, la mère pleurerait ou sinon c’est qu’elle s’apprête à en épouser un autre. Cette scène pleine de charme n’en est pas moins placée sous la signe de la feinte — déjouée il est vrai. Mais les craintes de Lady Macduff ne sont que trop fondées. Comment lui donner tort de se plaindre que son mari l’abandonne? C’est sans doute la morale shakespearienne qui veut que l’on sacrifie tout — femme et enfants — au service du roi, c’est-à-dire de l’Écosse. Aussi Macduff est-il le vrai héros de la pièce, celui que les liens familiaux ne lient pas, celui qui voit dans le déracinement naturel son devoir désintéressé, service dont il n’y a à attendre nulle récompense, autre que la cause de l’Écosse. Le vieux Siward accepte avec sérénité la mort courageuse de son fils tué par Macbeth. Et si Malcolm exprime sa gratitude envers ceux qui l’ont servi pour reconquérir ce trône dont il est l’héritier légitime en les faisant passer du titre de baron à celui de comte, il n’accorde 1. « Great nature’s second course, Chief nourisher in life’s feast. »

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aucune distinction particulière à celui qui porte la tête de Macbeth au bout de sa pique. Après la victoire serait-ce la fin de l’équivocation ? Engendrement-naissance. La conception crée un nouvel être. Mais celui-ci ayant toutes les raisons de se laisser séduire par le ventre qui le porte et par le sein qui le nourrit est voué au déracinement. Car la vie attend de lui qu’il aille de l’avant selon la loi des pères. Le

destinataire de l’œuvre

Aucun commentateur sérieux n’omet de signaler le fait : à travers Macbeth, Shakespeare s’adresse à un auditeur singulier, Jacques Ier d’Angleterre, autrefois Jacques VI d’Écosse1. En choisissant de représenter Macbeth, Shakespeare adaptant très librement Holinshed, parle pour l’occasion de Banquo, ancêtre du Roi. Mais avant d’aborder plus directement les rapports de Sha­ kespeare et de Jacques Ier, quelques précisions sont nécessaires. On sait comment Elizabeth Ire, reine vierge renonçant au mariage avec Philippe II, conclut un accord avec sa cousine Mary Stuart reine d’Écosse, qu’elle admirait et enviait, par lequel celle-ci devait abandonner toute prétention au trône pour ellemême, son fils étant promis à la succession. Le contexte religieux de l’époque opposait les anglicans et les catholiques supposés comploter pour déposer Elizabeth et installer sur le trône Mary Stuart, ce qui coûtera la vie à cette cousine trop populaire. Les Jésuites jouèrent un rôle non négligeable en cette affaire et ce fut à l’occasion du procès du Père Garnet que fut soutenue la thèse de l’équivocation, c’est-à-dire l’autorisation pour un catholique de mentir lorsque l’interrogatoire auquel il est soumis se déroule dans des circonstances défavorables, telle la persécution religieuse. Cette position fut jugée scandaleuse. L’enfance de Jacques devait 1. Nous tirerons l’essentiel de nos arguments de l’introduction de K. Muir à l’édition The Arden Shakespeare ainsi que de The Oxford Illustrated History of Britain, sous la direction de K. Morgan, Oxford University Press. (Surtout les chapitres sur The Tudor Age par John Guy et celui sur les Stuart de John S. Moorell.) Il faut encore mentionner pour le lecteur intéressé H.N. Paul, The Royal Play of Macbeth, 1950, qui établit en détail les liens entre la pièce et Jacques Ier.

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être marquée par l’assassinat de son père, Lord Darnley. Lord Darnley était un homme violent et jaloux. Il assassina de ses propres mains Rizzio, le secrétaire de sa femme, le soupçonnant d’être son amant. Jacques avait un an lorsque son père fut assassiné. Sa mère fut soupçonnée d’avoir participé au meurtre, voire d’avoir été assistée par celui qui devait devenir son troisième mari le comte de Bothwell. Jacques monta sur le trône d’Ecosse à la mort de son père, sa mère ayant dû abdiquer en sa faveur. Mary Stuart fut décapitée en 1587 alors que son fils avait vingt et un ans. Elizabeth se sentit coupable de cette exécution, prétendant qu’elle n’avait jamais donné l’ordre. Jacques avait régné d’abord sur l’Ecosse avant de s’asseoir sur le trône d’Angleterre. Ce fut un roi dont le règne comporta des réussites bien qu’il fut atteint par de graves défauts de jugement et de caractère. Il était convaincu d’être un monarque de droit divin. Il se considérait comme un grand esprit, un intellectuel ayant de grandes capacités. Il aimait les débats théologiques auxquels il ne répugnait pas de s’engager avec des catholiques. En 1605, séjour­ nant à Oxford — il se peut que Shakespeare ait été présent à ce moment — Jacques assista à une représentation de Tres Sybillae, spectacle dû au Dr Matthew Gwinn qui plut beaucoup au roi. Les trois sybilles étaient inspirées des Sœurs fatales dont Holinshed avait déjà parlé dans ses Chroniques d’Écosse. Le débat qui avait suivi la représentation avait pour thème « L’imagination peut-elle produire des effets réels ? » Autrement dit le fantasme peut-il être pris pour la réalité. Jacques se considérait comme un expert en sorcellerie. Il avait écrit sur le sujet, longuement et en détail, de la même manière qu’il laissa des écrits politiques où il faisait état de sa conviction que le monarque était détenteur d’un droit qu’il tenait de Dieu. Il désapprouvait toute atteinte au pouvoir royal, même si le roi se rendait responsable de lourdes fautes. On ne peut que songer à ce que réserverait l’avenir à son successeur, Charles Ier, déposé et décapité par une révolution religieuse, qui devait porter atteinte à une des plus hautes monarchies du globe. Mais ce sont les sorcières qui doivent nous retenir un moment. Les

sorcières du roi

Notre imagination de citoyens du xxe siècle est facilement frappée par ces créatures inquiétantes, repoussantes et perverses,

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trop familières peut-être à nos inconscients. A l’ère élizabéthaine la croyance en leur existence était monnaie courante. Elles étaient de l’espèce humaine et nullement surnaturelles. Leur attirail singulier que Shakespeare décrit, faisait partie des croyances populaires courantes. Leur apparence physique telle qu’elle est présentée dans Macbeth obéit aux canons du genre. Le mode de vie qui leur est prêté correspond à ce qui est présenté aux spectateurs tout à fait familiers de ces pratiques : rencontres par temps d’orage, à minuit dans des endroits désolés, autour d’un chaudron dans lequel elles faisaient bouillir des ingrédients. Elles étaient supposées dévorer des enfants, être maîtresses du climat, (vendant des vents aux marins auxquels il est fait allusion plus d’une fois dans Macbeth). On avait tendance à les considérer comme véridiques. Elles s’occupaient de fabriquer des charmes d’amour et de prédire la fortune ; les plus grandes sorcières présidaient aux crimes1. Elles pouvaient provoquer la stérilité chez un homme ou une femme et même un animal. Elles enle­ vaient la vie de l’enfant dans le ventre de sa mère. Elles tuaient les enfants non baptisés ou non gardés par le signe de croix, en les saisissant à côté de leur mère pendant la nuit ; elles les mettaient à mort au cours de leurs cérémonies et les rapportaient là où elles les avaient pris. Mais après l’enterrement, elles volaient le corps dans la tombe et le faisaient bouillir dans leur chaudron pour le manger ; 1. Léon Lemonnier, La vie quotidienne en Angleterre sous Elizabeth, Hachette, 1950, p. 300-330. On lira en particulier les faits reprochés à Gaillis Duncane, servante de David Seaton, bailli de Trenent en Écosse, que son maître soupçonna de sorcellerie. Torturée elle avoua sa complici­ té avec Agnès Sampson, une des plus vieilles femmes de la région. Celle-ci avoua avoir participé à un sabbat des sorcières. Jacques VI impressionné, fit mander Gaillis Duncane qui joua et dansa devant lui, il assista à son interrogatoire. Les sorcières avouèrent avoir reçu la confes­ sion de Satan qui déclara que le roi était son pire ennemi. Agnès Sampson étonna le roi en lui répétant les paroles qu’il avait dites durant sa nuit de noces à sa femme. Elle était supposée avoir voulu attenter à la vie du Roi en ensorcelant et en empoisonnant le linge sale lui ayant appartenu. Elle se rendit responsable de pratiques maléfiques qui firent sombrer un bateau contenant des joyaux qui devaient être présentés à la reine à son arrivée en Écosse. Agnès Sampson fut brûlée avec quelques autres sorcières.

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le gras était supposé posséder des vertus maîtresses qui conférait à celui qui l’absorbait après préparation un pouvoir magistral. Elles transformaient l’amour en haine, faisaient sortir les âmes des tombeaux. « Elles étaient barbues, vieilles, paralysées, flétries, sauvages dans leurs vêtements, boiteuses, toutes ridées, pauvres, avec les doigts secs ; elles étaient papistes ou n’avaient pas du tout de religion . » Un trait les résume à l’oreille du psychanalyste : « Elles pouvaient danser avec le démon, se transformer en diables qui avaient la verge double, de manière à prendre la volupté avec une femme à la fois par-devant et par-derrière12. » Ce rappel indique sans ambages que tout le pittoresque de la sorcellerie que nous prêterions à Shakespeare n’est pas sien. Ceci ne diminue pas son mérite, au contraire, car nous comprenons que l’efficacité symbolique et son emploi poétique, doivent tenir à la savante utilisation faitede ces croyances dans un contexte où elles s’intégrent parfaitement. La théâtre du roi : le savoir terrorisé

Jacques croyait posséder un don d’interprétation hors du commun puisqu’il déjoua, en interceptant un message crypté, la Conspiration des Poudres. Cependant il était un personnage ayant peu de dignité, manquant de réserve et d’esprit de méthode, désordonné et confus. Henri IV de France disait de lui qu’il était le fou le plus sage de la chrétienté. Si son règne fut assez calme, le calme avant la tempête qui devait secouer celui de son fils, l’image de la cour fut entachée par des scandales de tous ordres, sexuels et meurtriers. Jacques tremblait d’être assassiné. Cependant toutes ces considérations sont marginales pour notre propos. L’essentiel est ailleurs. Alors qu’Elizabeth adorait le théâtre, donc Shakespeare, Jacques Ier n’y trouvait que peu de plaisir. Il détestait les pièces longues, toujours trop longues à son gré. Les commentateurs de Macbeth supposent très fréquemment que la version qui nous est parvenue est coupée de bien des scènes ou de vers contenant des détails dont le maintien rendraient le propos plus limpide. Il n’est pas impossible que Shakespeare ait été contraint à des coupures à son corps défendant. Mais une autre 1. Loc. cit., p. 301. 2. Loc. cit., p. 301.

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explication est encore possible. Shakespeare aurait imprimé à cette tragédie, la plus courte de sa main (2 100 vers environs), un souffle précipité pour accélérer le rythme de l’action et la rendre ainsi plus efficace théâtralement. A ce titre Macbeth est aux antipodes de Hamlet, tragédie de l’inaction. James Ier occupe dans la tragédie de Macbeth la place du couple royal dans les Ménines de Vélasquez. La pièce est le miroir où il peut regarder, sinon son portrait, du moins celui de ses ancêtres et beaucoup plus près de lui, des mœurs qu’on avait prêtées à sa mère et à son beau-père. Il y a, j’en fais l’hypothèse, comme un duel entre Jacques et Shakespeare. Le roi se prend pour un esprit fort, apte à disserter sur les thèmes les plus difficiles, en soutenant les arguments les plus sophistiqués sur le pouvoir, la divinité, la sorcellerie, etc... Je suppose que Shakespeare, stimulé par la résistance du souverain, a voulu terroriser le roi, sur le domaine même où il prétendait exceller, grâce au pouvoir de l’imagination théâtrale. L’équivocation qui est le vrai sujet de la pièce est ici envisagée sous un angle quasi métaphysique. Shakespeare a-t-il cherché comme on l’a dit à plaire au roi ? Je croirais plutôt qu’il a cherché à se venger de son absence de goût pour la représentation théâtrale1. Shakespeare est un partisan trop zélé de la monarchie pour se montrer irrespectueux du pouvoir royal. Il me paraît cependant trop simple de croire que la tragédie de Macbeth ne cherchait qu’à obtenir la faveur du roi. D’un autre côté, il n’est guère question pour l’auteur d’engager une joute avec le souverain. Surtout sur un thème qui rencontre l’histoire personnelle du roi de façon directe. Shakespeare fait mieux ; il ne s’adresse pas « à la cons­ cience du roi » pour la piéger, mais au monde intérieur de Jacques Ier, à sa réalité psychique, telle qu’elle peut transparaître à travers ses goûts, ses préoccupations, ses prétentions. Aussi la langue du poète est-elle voilée. Et si la poésie de sa tragédie est peut-être plus riche qu’aucune autre, elle dégage cette impression ténébreuse qui n’est pas uniquement due au traitement du thème, mais aussi au désir d’exciter le don d’interprétation dont se flatte le monarque. Et cela retentit nécessairement sur les spectateurs 1. Je n’oublie pas que Shakespeare était un ardent défenseur de la royauté. Mais comment s’accommoder après la grande Elizabeth d’un roi qui prise peu les arts de la scène ?

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que nous sommes, obligés de suivre les péripéties de ce dialogue silencieux. Équivocation des jésuites, double sens des sorcières. En fin de compte « Fair is foul and foul is fair », l’emblème de la pièce affirme que bien et mal c’est blanc bonnet et bonnet blanc, que les deux sont équivalents et interchangeables et surtout que l’un peut se faire passer pour l’autre sans qu’on y voie goutte. Mais ce jugement cynique n’est pas facile à admettre sans réserve et il suscite l’écartèlement, le déchirement, la peur, chez Macbeth tout au moins. Les résonnances inconscientes de la pièce — sa thématique profonde — sa distribution à plusieurs niveaux qui renforce les effets de réverbération, en font un spectacle à peine supportable. A tel point que comme d’autres pièces elle fut, en quelque sorte amendée par William d’Avenant qui y ajouta des divertissements dansés ! Middleton, en un temps ultérieur, mit la main à la pâte en truffant l’original de ses interpolations. Ce fut le cas aussi d’autres tragédies. Shakespeare était trop barbare, on a entendu cela en France aussi. Mais lorsque la tragédie adressée à un destinataire royal représente une barbarie encore plus prononcée, qui remonte aux origines supposées de sa lignée, cela peut alors ébranler l’entendement. Le théâtre sort toujours vainqueur des contestations dont il peut être l’objet chez Shakespeare1. Il n’y a pas d'action plus théâtrale que celle qui met en scène le parricide. Shakespeare donne à voir à Jacques Ier. Il lui en fait voir en représentant l’assassinat de Duncan par un couple diabolique. Il lui en fait voir encore en montrant l’homme pris dans les rets des puissances féminines humaines et surnaturelles. Le mal, garde jusqu’au bout son carac­ tère incompréhensible, inexplicable. Le mal est sans cause2. Et c’est pourquoi à la fin toute causalité paraît devoir être mise en échec. Mais, pour finir, ce récit, « Plein de bruit et de fureur qu’un idiot raconte. Et qui n’a pas de sens », n’apparaît tel qu’aux yeux de la seule rationalité consciente. L’inconscient au contraire, qui n’obéit pas au principe de non contradiction, dévoile ses causes que révèlent les phénomènes psychiques les plus incompréhen1. Voir A. Green, Hamlet et Hamlet, Balland, éd., 1983. 2. Cf. A. Green, Pourquoi le Mal? in La folie privée, Gallimard, 1990.

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sibles : les fantasmes. Ceux-ci font apparaître des liens de causa­ lité qui échappent aux raisons de la conscience et qui depuis notre enfance, hantent nos rêves et nos rêveries. Ils permettent la restauration de la causalité qui règne sur notre réalité psychique, la seule en qui nous croyions véritablement et que le théâtre nous restitue, le temps d’une représentation. Le théâtre est une création de l’esprit, lui-même théâtre de la représentation, mère de la pensée.

CHAPITRE VII

L’ILLUSOIR OU LA DAME EN JEU (1971)

Pour Masud R. Khan1. « La gloire, je l’emmerde, j’ai besoin d’argent. » Pouchkine.

« Trois, sept, as ! Trois, sept, dame !... » Hermann le joueurjoué de La Dame de Pique de Pouchkine, ne marmonne plus que ces seules paroles à l’asile d’aliénés de Saint-Pétersbourg où le sort l’a conduit, après que son rêve d’amasser une fortune se soit écroulé. Le secret qui devait le rendre riche à jamais ne fut rien d’autre qu’une formidable « machine à illusionner ». Mais si Hermann échoue, Pouchkine, lui, réussit un coup heureux : La Dame de Pique est la première œuvre en prose qui lui vaut un succès total auprès du public et contraint ses détrac­ teurs au silence. Les admirateurs du plus grand écrivain de la Russie trouveront sans doute que, malgré ses mérites, l’œuvre est surpassée par d’autres créations dont le temps a consacré la 1. Une dédicace ne se supprime pas plus qu’un don ne se reprend. Elle peut néanmoins faire l’objet de regrets rétrospectifs. (Note de 1991.)

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supériorité. Et cependant aucune n’a plus aisément franchi les frontières que celle-ci. A quoi tient cette réussite ? Il arrive aux oreilles d’un jeune officier pauvre qu’une vieille comtesse possède un secret qui permettrait de gagner à coup sûr aux cartes. Il entreprend de séduire sa suivante pour obtenir d’elle le moyen de s’introduire chez sa maîtresse. Il y parvient et se dissimule en attendant de la surprendre seule. Il se montre enfin et tente de lui arracher le secret, suppliant puis menaçant, mais ne réussit qu’à la faire mourir de peur. A ses obsèques, celle-ci semble lui cligner de l’œil du fond de son cercueil. Elle lui apparaît ensuite sous les traits d’un fantôme et lui révèle — sur ordre prétend-elle — le secret des trois cartes. Il joue les deux premières avec succès mais au troisième coup, au lieu de la carte gagnante l’As, c’est la Dame de Pique qui surgit dans son jeu. Elle a les traits de la Comtesse, lui cligne de l’œil à nouveau et sourit ironiquement. L’officier devient fou. Les commentateurs de Pouchkine sont souvent embarrassés lorsqu’ils cherchent à situer la nouvelle1. Doit-on la classer avec les récits réalistes ou avec les récits fantastiques ? Pour appuyer la première interprétation, on explique comment l’exaltation du héros est responsable de ses erreurs. D’où les hallucinations après la mort de la comtesse et la bévue du dernier coup qui lui fait choisir la mauvaise carte, tandis que les deux premiers gains sont dus au hasard. Et le tour est joué. D’autres penchent pour une interprétation moins terre à terre, mais les voilà qui s’enfoncent dans les ténèbres du surnaturel et de la mystique. Non sans raison, ils invoquent l’atmosphère énigmatique, fiévreuse, tendue, pour tout dire démoniaque qui se dégage de la lecture. On nous donne à choisir entre une explication naturaliste plus rationalisante que rationnelle, et une interprétation occultiste qui opacifie radicalement le mystère en le liant à l’au-delà. Entre les termes de cette alternative, nous ne choisirons pas car les cartes qui nous la présentent sont biseautées. Il est clair que ce qui est en jeu est l’illusion dont les définitions classiques opposent l’appa­ rence et la réalité, l’erreur et la vérité, la tromperie et la fidélité2. 1. Cf. les pages que J.-L. Backès consacre à La Dame de Pique dans son Pouchkine, éd. du Seuil, p. 111-115. 2. Cf. Lalande, Dictionnaire philosophique, PUF, article « Illu­ sion ».

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L’illusion, à la différence de l’erreur, serait naturelle. Elle serait pour ainsi dire consubstantielle à la perception, mode de connais­ sance fondamentalement subjectif. Reste à savoir pourquoi il est naturel à la perception de s’illusionner. Tout l’intérêt de la nouvelle de Pouchkine est de rendre compte de l’illusion capitale (la substitution de la Dame à l’As) par l’artifice qui la soutient : la fable du secret. Lagneau l’a bien vu : c’est l’effondrement d’un désir, la déception, qui fonde la cohérence de la notion d’illusion. Le désir qu’elle sous-entend s’articule en une mécanique savante et infernale ; ce que nous proposons d’appeler : un illusoir. Lorsque Hermann se trouve seul à seul avec la Comtesse et la presse de lui révéler le nom des trois cartes, elle lui réplique : « C’était une plaisanterie... je vous le jure, c’était une plaisante­ rie. » Ce seront les seuls mots qu’il entendra d’elle. Comment se résoudre à cette explication quand l’enjeu est si important? Hermann parie pour l’illusion, car si c’est une plaisanterie il se voit définitivement voué à un destin obscur, alors que dans le cas contraire la fortune l’attend. Mais s’agit-il seulement de cela? C’est une machine seconde que Pouchkine construit pour nous (ou contre nous ?) en nous tenant sous le charme d’une énigme non élucidée. Puisque secret il y a, pourquoi ne pas le chercher ailleurs? Là où le désir se cache dans les plis du récit? Voilà l’analyste « dans le coup ». Les

Thème

leçons du texte1

majeur, thème mineur

La Dame de Pique pose au critique un problème qui a rarement été explicité. A première vue, le jeu occupe une place centrale 1. Nous utiliserons les textes parus dans l’édition française des Œuvres complètes de Pouchkine édités chez A. Bonne (rééditées depuis chez l’Age d’Homme) sous la direction d’A. Leymieux, que nous désignerons par le numéro du tome suivi de la pagination. Lorsque nous n’indiquerons que le chiffre de la pagination, nous nous référerons implicitement à La Dame de Pique. La traduction adoptée dans cette édition est celle de Mérimée, revue et corrigée. Signalons qu’une édition courante de La Dame de Pique (trad. fr. A. Gide et J. Schiffrin) est accessible dans « Le Livre de Poche », Hachette. Les italiques du texte cité sont soulignées par moi, lorsqu’elles seront de l’auteur je le signalerai par la mention (ital. P.).

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dans l’intrigue. Et pourtant, on ne saurait affirmer que la passion du jeu soit le thème de la nouvelle. Cela est si vrai que E. Bergler, dans un des rares ouvrages psychanalytiques consacrés au jeu où l’auteur ne craint pas d’esquisser à tout instant le parallèle entre les cas cliniques qu’il a rencontrés et analysés et les « cas » littéraires les plus connus — Le Joueur de Dostoïevski (1867), mais aussi la célèbre histoire du chevalier Menars de Hoffmann (1819) et La Peau de chagrin de Balzac (1831) — ne mentionne guère La Dame de Pique1. Mais il est clair qu’il est impossible de considérer le jeu comme un simple moyen, comparable à n’importe quel autre, pour arriver à l’acquisition de la richesse, but du héros. Le jeu est ici un objet au sens psychanalytique, c’est-à-dire que, selon Freud, il peut être le substitut d’un autre objet. Le rapport d’échange importe presque autant que le but qu’il sert à satisfaire. Cette particularité a retenu l’attention des commentateurs sans qu’ils la formulent clairement. Hermann est un héros à part dans la galerie pouchkinienne, différent des figures auxquelles l’auteur s’attache. Il est froid, calculateur, économe (trait que Pouchkine relie à ses origines ; Hermann est un Allemand russifié) : « pas d’humeur à risquer le nécessaire pour gagner le superflu » (500, répété dans le texte en 508). En somme homme plus porté à préserver la satisfaction de ses besoins propres qu’à se lancer dans l’aventure du désir. Lorsque le désir se manifestera, il prendra toutes les teintes de l’ambition narcissique : il est dit d’Hermann qu’il a « le profil de Napoléon et l’âme de Méphistophélès ». C’est alors qu’apparaîtra le second « objet » de la nouvelle, l’amour pour Lise, accès indispensable au secret de la fortune. La séduc­ 1. On trouvera dans l’ouvrage de Bergler, The psychology of gam­ bling, International Universities Press (1958) des exemples littéraires moins connus empruntés à la littérature journalistique. Une longue note pages 79-81 fournit une mise au point bibliographique des principaux travaux psychanalytiques sur le jeu, parmi lesquels il faut distinguer celui de R.M. Lindner : « The psychodynamics of gambling » (in The Annals of the American Academy of Political and Social Science, mai 1970). La thèse de Bergler rattache la passion du jeu au masochisme dont on sait qu’il a fait la pierre angulaire de sa théorie personnelle. Cf. La Névrose de base, trad. fr. d’A. Cornier, Payot. On peut ajouter à ces éléments bibliographiques : R. Tostain, « Le joueur. Essai psychanalytique », L’Inconscient, n° 2, 1967, PUF, p. 117-132.

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tion d’une femme subalterne, à première vue, serait un simple moyen d’atteindre la Comtesse détentrice du secret ; un autre affect se dévoile pourtant à côté de l’ambition narcissique. Mais là encore, impossible de considérer cet amour comme un instrument banal, le relief donné au personnage de Lise interdit toute simplification de cette espèce. Le personnage n’est pas une enclave dans la nouvelle, il entre en relation étroite avec ses figures dominantes : Hermann d’abord, mais tout autant la Comtesse et également Tomski, son petit-fils chéri, qui ne se refuse pas le plaisir de la courtiser, mais qui, lui aussi, l’utilise à d’autres fins : exciter la jalousie de la princesse Pauline. Trop de traces éparpillées dans l’œuvre interdisent de considérer l’histoire d’amour comme un thème mineur1. A vrai dire, ce qu’il faut prendre en considération, c’est la détermination de Pouchkine de donner à l’amour cette place de second ordre dans un conte qui met en scène son anti-héros. Car Pouchkine, lui, était joueur, fiché par la police et si l’un de ses personnages devait parler pour lui, ce serait celui qu’il a condamné au silence : Don Juan, que seule sa mort dévoilera2. Nous verrons plus loin pourquoi, peut-être. Mais puisque Lise est le chemin qu’il faut emprunter pour aller jusqu’à la Comtesse3 et son secret, engageons-nous dans cette voie. 1. Pouchkine précise que si Hermann copie par calcul les premières lettres destinées à produire un effet sûr auprès de celle qu’il veut approcher, celles qui suivent sont écrites dans une fièvre passionnelle qui atteste qu’il s’est enflammé. Cela montre combien Pouchkine joue sur les ambiguïtés du sentiment amoureux. En tous les cas, il paraît exclu de considérer l’intrigue amoureuse comme secondaire dans la nouvelle. C’est ce que Tchaikovski a parfaitement compris dans son opéra La Dame de Pique, où l’intrigue est centrée sur l’amour d’Hermann pour Lise celui-ci devant la disputer au prince Eletzki, qui deviendra le rival au jeu d’Hermann. Circulation d’inconscient à inconscient ? En revanche, ce qui se perd dans une telle vision est l’économie des relations entre Hermann, Lise et la Dame de Pique. 2. A. Leymieux s’interroge sur 1’ « incompréhensible discrétion » de Pouchkine sur ce texte. « Non seulement il n’a pas publié « L’Invité de pierre » de son vivant, mais il n’en parle presque jamais. De rares amis en ont eu connaissance. [...] Il y a là un mystère difficile à éclaircir »,. Cf. Introduction à L’Invité de pierre (I, 139). 3. A vrai dire, Hermann pourrait être introduit auprès de la Comtesse par son petit-fils Tomski de qui il apprend l’histoire du secret. Mais justement, il n’en est pas question. Pouchkine cependant utilise cette

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Un don sans contrepartie

La Comtesse nous intéresse à un double titre : parce que c’est un personnage quasi légendaire, une très vieille femme ayant beaucoup vécu, et parce que sa légende est auréolée d’une aventure célèbre qui éveille tout particulièrement notre curiosité. L’un ne va pas sans l’autre. Sa vieillesse donne à cette aventure un plus grand mystère et ce mystère à lui seul résume, on va le voir, le destin de cette figure d’outre-tombe, donnant à sa jeunesse passée un air de commerce avec des puissances obscures. Il y a soixante ans1 donc, alors qu’elle vivait à Paris où on l’appelait la « Vénus moscovite », ayant perdu au jeu une forte somme contre le duc d’Orléans2, elle demande au comte, son mari, qu’elle considérait comme « une espèce d’intendant » (501), d’honorer sa dette. Celui-ci refusant, elle le soufflette et fait lit à part. Désespérée, elle fait alors appel au comte Saint-Germain. Plutôt que de lui avancer un montant qu’elle devra rembourser, il lui offre le secret des trois cartes. La Comtesse rejoue, gagne et rembourse. Détail important, il semble, bien que rien explicite­ ment ne le précise, que le secret ne puisse être utilisé que pour se délivrer d’une dette. Car une fois au moins — et c’est là une présomption qu’il ne s’agit pas d’une fable — la Comtesse aurait ambiguïté dans un dialogue entre Tomski et Lise après que celui-ci eut parlé à la Comtesse de lui présenter un de ses amis officiers. La suivante paraît espérer que le nouveau venu soit celui qui la poursuit de ses assiduités. Occasion pour Pouchkine de marivauder, mais aussi manière indirecte de nous faire comprendre que les destinées de Tomski et de Hermann ne se croisent qu’au moment du récit du secret pour diverger ensuite définitivement. 1. Pouchkine marque avec une grande insistance ce chiffre. Les soixante ans reviennent plusieurs fois dans le texte pages 503 et 519. Les deux premières fois, la mention concerne la féminité : la première pour désigner la toilette féminine, la Comtesse continuant à s’habiller comme il y a soixante ans, la deuxième pour faire allusion à une aventure galante de celle-ci. La troisième a trait à l’âge d’un adversaire au jeu. 2. De quel Philippe d’Orléans s’agit-il ? Du futur Philippe-Égalité qui prend le titre en 1785. Il n’aurait que 23 ans à la date du séjour de la Vénus moscovite à Paris, en 1770. Le partenaire de celle-ci serait plus probable­ ment le 4e duc d’Orléans, père du précédent (1725-1785).(Remarque du Dr Michel Gourevitch.)

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livré le secret à un jeune homme dont elle avait eu pitié, ce qui n’est guère dans ses habitudes1 : Tchaplitski à qui une mésaven­ ture semblable était arrivée et qui remboursa ainsi une somme de 300 000 roubles en empochant même un petit bénéfice. Retenons ce chiffre. Mais qui est ce Saint-Germain que la Comtesse « aime à la folie » (501) ? « Vous savez qu’il se donnait pour le Juif errant, inventeur de l’élixir de vie et de la pierre philosophale, etc.2. » Donc la Comtesse aime Saint-Germain « à la folie » et celui-ci lui fait don d’un cadeau royal. En échange de quoi ? Le texte ne le dit pas, tout comme il ne donne aucune explication de l’inhabi­ tuelle générosité de la Comtesse à l’égard de Tchaplitski. Fait d’autant plus surprenant qu’aucun de ses fils ne bénéficiera de la même mansuétude. Car la Comtesse est « avare, installée dans un froid égoïsme, comme d’ailleurs toutes les vieilles qui ont passé l’âge d’aimer et sont hostiles au présent » (506). Voilà deux traits, l’avarice et l’égoïsme, qui rapprochent la Comtesse et Hermann ; mais un troisième les distingue : Hermann est ainsi pour n’avoir pas encore aimé et la Comtesse pour avoir cessé d’aimer. Ce qui importe pour nous est ce renvoi allusif à l’amour lorsqu’est évoqué le secret. L’amour fait figure d’antidote de l’égoïsme et de l’ava­ rice, comme nous l’apprend la clinique psychanalytique qui oppose la sexualité génitale au narcissisme et à banalité. Ainsi donc, dans cette rencontre d’Hermann et de la Comtesse l’un veut prendre, l’autre retenir, le premier a sa vie à faire, la seconde vit de souvenirs. L’argent ici est l’intercesseur avouable de l’échange. Hermann passe ses soirées à regarder ses amis officiers jouer, tout comme la Comtesse n’a plus d’autre distrac­ tion que d’assister aux évolutions des couples dans les salles de bal. Dans le premier cas, l’argent est ce qui empêche Hermann d’être admis de plein droit dans le milieu de ces jeunes patriciens dont il envie moins la possibilité de jouer que celle de jouir ; dans le second, l’argent est ce qui autorise la Comtesse à continuer à 1. « Ma grand-mère... je ne sais pourquoi eut pitié de Tchaplitski » (502). 2. A. Leymieux nous apprend que le comte Saint-Germain est un aventurier né dans le Slesvig, peut-être juif d’origine portugaise, ajoutant que la légende du Juif errant aurait pour origine un évêque du Slesvig. Il aurait séjourné en France de 1730 à 1760 et serait mort en 1784.

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faire partie de cette société tout entière vouée à un plaisir1 auquel son âge lui interdit de prendre part. Elle est restée fixée, sa toilette l’indique, à ses vingt-sept ans ; c’est-à-dire à l’âge qu’elle avait il y a soixante ans, au moment de l’épisode Saint-Germain. Hermann, lui, est rivé au petit capital hérité de son père, qu’il se propose de conserver et de faire prospérer. Une

étrange rêverie

Nous voilà revenus à la question : le mari refuse d’honorer une dette que Saint-Germain indirectement paie à sa place, en échange de quoi ? Nous faisons l’hypothèse que c’est en contrepar­ tie d’une nuit d’amour que le secret a été livré. Hermann a donc échoué à obtenir de la Comtesse la formule magique. Il passe la nuit auprès de Lise lui avouant son crime. Rien n’est dit sur ce qui s’est passé entre eux cette nuit-là ; mais ce qui aurait dû se passer est un échange amoureux. Au lever du jour, il quitte les lieux. Ceux-ci sont disposés de telle manière qu’il doit repasser par la chambre de la Comtesse. C’est alors qu’il est pris d’une rêverie qui exprime un tout autre regret que celui d’avoir manqué le but de sa visite : « Peut-être que par le même escalier, se disait-il, il y a quelque soixante ans à pareille heure, en habit noir, coiffé à Voiseau royal2, serrant son chapeau à trois cornes contre sa poitrine, se faufilait dans cette même chambre un jeune et heureux galant. Il s’est depuis longtemps déjà décomposé dans son tombeau et le cœur de sa très vieille maîtresse a cessé de battre aujourd’hui » (519). Concordance sur les temps : soixante ans, l’âge où la Comtesse reçut le secret de Saint-Germain, mais divergence des lieux : c’était à Paris, alors que le fantasme situe son scénario à SaintPétersbourg (par le même escalier, dans cette même chambre). Le « quelque » sauve le texte de la contradiction. Détail curieux : c’est au moment où Hermann sort qu’il imagine que quelqu’un s’introduit. Tout cela nous laisse penser que le fantasme d'Her­ 1. La correspondance de Pouchkine nous apprend que le nombre de bals qui se donnaient à Saint-Pétersbourg était considérable. 2. Coiffure très à la mode au xvme siècle, en français dans le texte (ital. P.).

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mann est antérieur à sa rencontre avec la Comtesse et non postérieur à sa mort. Mais il implique un danger : le jeune et heureux galant est mort depuis longtemps et la Comtesse lui a survécu de beaucoup. Au reste, le texte nous indique qu’Hermann a déjà pensé à une aventure avec la Comtesse dès les premiers moments où il songe à s’emparer du secret. « Si la vieille Comtesse me confiait son secret? Si elle m’indiquait les trois cartes gagnantes ? Pourquoi ne tenterais-je pas ma chance1 ? Il faut que je me fasse présenter, que je gagne sa confiance, voire que je devienne son amant » (508). Ce qui fait reculer Hermann, ce ne sont pas ses quatre-vingt-sept ans, c’est la mort possible de l’amante avant d’atteindre le but. Où un tel fantasme a-t-il pu prendre racine? Dans l’inconscient d’Hermann sans doute, mais cette forme non censurée laisse penser qu’un relais a été néces­ saire pour qu’il fût admis à la conscience. Ce relais c’est justement l’épisode Tchaplitski. Il indique que la Comtesse a déjà livré le secret à un jeune homme — on ne sait pourquoi. Mais ce qu’on sait est qu’aucun des fils de la Comtesse n’y a eu accès. Preuve que quelque lien bien particulier devait unir la Comtesse à Tchaplitski, ce qui disculpe en partie la formulation du fantasme. Cependant, sitôt formulé, le fantasme est abandonné, la rationalisation venant au secours de l’interdit sexuel. Les

arguments d’Hermann

Et pourtant... Lorsque Hermann supplie la Comtesse d’exaucer son vœu, de saisissants arguments lui viennent à la bouche : « Il s’arrêta. Il attendit sa réponse en tremblant. La Comtesse ne disait mot. « Hermann se mit à genoux. « Si votre cœur, dit-il, a jamais connu l’amour, si vous vous rappelez ses extases, si vous avez jamais souri au cri d’un fils nouveau-né, si quelque sentiment humain a jamais fait battre votre cœur, je vous supplie par l’amour d’une épouse, d’une amante, d’une mère, par tout ce qu’il y a de saint dans la vie, ne rejetez pas ma prière. Révélez-moi votre secret » (515)2. 1. Notons la polysémie : tenter sa chance au jeu ou/et en amour. 2. Mes italiques.

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Il vient alors à l’esprit d’Hermann que le secret est peut-être lié à un péché terrible, à un pacte diabolique, qu’il est disposé à contracter à nouveau, à en observer les clauses. Silence, la vieille ne desserre pas les mâchoires. Hermann se relève : « Vieille sorcière, dit-il en grinçant des dents, je saurai bien te faire parler... » « Et il tira un pistolet de sa poche. » Sans même qu’Hermann l’ait touchée, sous la seule menace de l’arme chargée à blanc, la Comtesse meurt. C’est donc au nom de l’amour qu'Hermann a présenté sa demande. La quête d’argent recouvre un désir dissimulé qui nous renvoie encore une fois à la question de la fin et des moyens. Cet appel à l’amour n’est pas qu’un moyen. Car ce que promet en échange Hermann, c’est bien entendu une gratitude éternelle : « que non seulement moi, mais mes enfants, mes petits-enfants et mes arrière-petits-enfants nous vénérerons votre mémoire et la vénérerons comme quelque chose de sacré » (515). A cette expli­ cation du contenu manifeste nous opposerons l’hypothèse, rela­ tive à la causalité inconsciente que c’est l’obtention du secret qui permettra à Hermann l’engendrement d’une nombreuse lignée. Ce secret demandé au nom de l’amour et de la descendance concerne au premier chef la puissance sexuelle procréatrice, qu’il faut obtenir à tout prix. Hermann et la Comtesse — Œdipe et le Sphinx. Mais c’est le jeune homme qui pose les questions et le monstre ailé qui suspend sa réponse pour ne la donner que dans l’au-delà, par un clin d’œil malicieux, du fond de son cercueil. Une

révélation anodine

Notre hypothèse a besoin d’étais. Trois jours après la mort de la Comtesse, ses obsèques. A l’église après le service, la trépassée reçoit les derniers adieux. Après les parents de la défunte, ses amis, ses gens, sa vieille gouvernante, Hermann se prosterne devant elle, à la russe, en s’étendant de tout son long. Il lui semble alors, en s’approchant du catafalque, qu’elle lui lance un regard moqueur et lui cligne de l’œil. Il chancelle. Lise dans l’assistance s’évanouit. Dans le moment de confusion qui suit, Pouchkine nous glisse une confi­ dence : « Un chambellan chafouin, proche parent de la défunte,

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murmura à l’oreille d’un Anglais qui se trouvait près de lui, que ce jeune officier était le fils naturel de la Comtesse, à quoi l’Anglais répondit froidement : Oh? » (520. Ce dernier ital. P.). Hermann est un jeune officier d’âge voisin de celui de Tomski, qui est le petit-fils de la Comtesse. Comment cette femme de quatre-vingt-sept ans peut-elle avoir enfanté ce jeune homme dont l’âge se situe vraisemblablement autour de la vingtaine? Cette impossibilité naturelle confère au détail une telle absurdité qu’il passe inaperçu et l’on ne se demande même pas ce qui a poussé l’auteur à une telle extravagance. Mais si l’on admet que la condensation a pu jouer ici, Hermann peut apparaître à la fois comme le petit-fils naturel de la Comtesse et son fils naturel. Le premier trait rendra compte de l’allusion à la génération, dans la supplication à la Comtesse, le second de la référence à l’amour. Voyons plus près. Hermann est un Allemand russifié. SaintGermain est né dans le Slesvig. Juif germanisé comme Hermann est un Allemand russifié. Ici se constitue une série phonétique et sémantique : Germain — German (par référence à l’Anglais à qui est faite la confidence dans le texte) — Hermann (qui se prononce Germann en russe) — Her man (son homme, en anglais) ou Herr Mann (en allemand : un homme qui est un seigneur — le Comte mais aussi Dieu ou Diable ou sorcier, Juif errant et aussi charla­ tan, espion (501). Le secret de la Comtesse cerne à sa périphérie les origines d’Hermann et fait allusion au pacte mystérieux qui a présidé à sa génération : secret de la vie et de la mort (élixir de vie qui abolit la vieillesse et de mort dont la Comtesse a une sainte horreur, au point qu’il ne faut jamais y faire allusion devant elle), secret de la richesse que le rejeton spolié veut reprendre. Thèmes mythologiques courants. L’originalité du conte est d’avoir déposé le trésor entre les mains de la lignée maternelle. Mais c’est par un ordre reçu (de qui ?) qu’elle va transmettre ce qui fut déposé entre ses mains. L’échange

et les symboles

Morte, le secret ne sert plus à la Comtesse. Elle le livrera, avec la promesse d’une contrepartie ; la Comtesse demande réparation de l’amour bafoué de sa pupille : Hermann devra épouser Lizaveta. Cette unique mention d’une contre-prestation justifie notre

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hypothèse qui fait de l’amour la contre-valeur du secret. Pouch­ kine nous indique allusivement que l’amour était bien ce qui guidait Hermann dans sa démarche. Car, le fantôme de la Comtesse pénètre chez lui selon un procédé tout à fait voisin de celui que l’officier emploie pour séduire la suivante. Elle apparaît d’abord à la fenêtre et traverse une pièce où dort son ordonnance, tout comme Hermann dut franchir le vestibule où dort le laquais en faction dans l’hôtel de la Comtesse. Elle ressort de sa maison de la même façon qu’Hermann prit congé de la Comtesse. A la Comtesse revient la charge de la réparation d’un amour bafoué et à Hermann l’acceptation conditionnelle d’un pacte qui limite ses désirs ambitieux comme la Comtesse vit limiter sa passion pour le jeu par la promesse de ne plus toucher aux cartes. Hermann devra s’y soumettre aussi. Peu importe ; dès ce moment, Hermann s’embrase. Il est la proie d’une activité symbolique onirique et fantasmatique qui l’accapare totalement. « Trois, sept, as le poursuivaient en songe prenant toutes les formes possibles. Le trois s’épanouissait en splendide magnolia grandiflora. Le sept représentait un portail gothique, l’as une araignée monstrueuse » (522). L’arbre en fleurs (mais notons la surcharge sémantique magno grandi), le portail gothique, l’araignée : tous symboles reliés au sexe féminin (phalliquement pourvu ou fécondé, habité ou menaçant)1. Hermann est tout à l’attente du jeu, à pied d’œuvre. « La Dame

de

Pique

signifie secrète malveillance2

»

N’aurait-on à citer qu’un seul moment de la nouvelle, la « méta­ morphose » de l’As en Dame de Pique, au cours de la phase finale 1. Sur l’araignée, cf. K. Abraham (1922), « L’araignée comme sym­ bole onirique », où est pour la première fois soutenue l’interprétation de la mère phallique dont le vagin attaque le sexe de l’enfant qui désire le pénétrer. Avant Abraham, l’araignée était surtout considérée comme le symbole d’une représentation du coït. Les interprétations dépendent bien évidemment du contexte. 2. En épigraphe de la nouvelle. En fait, derrière le symbolisme récent qui s’attache à cette carte, il est utile de rappeler que, originellement, la Dame de Pique est la représentation d’une vierge guerrière (la Dame à la pique). « Judie » et Jeanne d’Arc y ont été, dans l’histoire du jeu de cartes, associées. Le jeu de cartes tout comme les échecs est la figuration d’une bataille. L’As est l’argent : le nerf de la guerre.

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du jeu, serait celui qui s’imposerait tant il frappe l’imagination. Mais, à ma connaissance, la partie tout entière n’a pas été analysée. Rappelons-en le déroulement1. Le premier jour, Her­ mann joue 47 000 roubles sur le 3, son adversaire Tchekalinski (« c’était un homme de soixante ans environ » (522)) tient la banque et tire un 9 à droite tandis qu’il découvre un 3 à gauche. Hermann gagne l’équivalent de sa mise. Le lendemain, Hermann rejoue la totalité de son avoir sur le 7, Tchekalinski tire un valet à droite et découvre un 7 à gauche, nouveau gain d’Hermann. Le troisième jour, Hermann rejoue tout ce qu’il possède ; croyant prendre un As, Tchekalinski tire une Dame à droite et un As à gauche ; Hermann abat sa carte, prêt à empocher mais son adversaire l’arrête : « Votre Dame est battue, dit Tchekalinski suavement » (525). Il y a eu substitution. Pour sortir de l’alterna­ tive de l’explication réaliste et de celle qui fait appel aux mystères du surnaturel, il nous faut entrer dans le jeu de Pouchkine et jouer cartes sur table. Dans l’esprit d’Hermann, contre la dame de Tchekalinski, il se prévaut de l’As dont il se croit détenteur. A ses yeux, son As bat la Dame qui est dans le jeu de l’autre, parce qu’il a le pas sur l’As du banquier mais au moment de la prise, dans l’éclair de temps qu’il lui faut pour montrer sa carte, c’est la Dame qui revient dans son jeu, la Dame de Pique, battue par la Dame de son adversaire. Quatre séries sont en présence. Successivement : — le trois, le sept, l’As : série gagnante absolue, quasi mythique qu’aucun des joueurs ne réussit à faire ; — le trois, le sept, la Dame de Pique série perdante au dernier coup, annulant les gains antérieurs ; — le neuf, le Valet, la Dame, série gagnante en dernière instance, annulant les pertes antérieures du banquier. 1. L’explication du jeu (I, 523, n. 39) est la suivante : « On se sert de jeux de cartes complets. Dans l’un des jeux les pontes prennent des cartes sur l’une ou plusieurs desquelles ils placent leur mise. Le banquier mêle l’autre jeu, fait couper, tire deux cartes, qu’il met l’une à sa droite, l’autre à sa gauche, celle des pontes ou carte anglaise. La première fait gagner au banquier ce que les pontes ont risqué sur des cartes de même valeur, la seconde lui fait perdre ce que les pontes ont misé sur les cartes sem­ blables. »

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Simultanément : — au dernier coup, l’As perdant est entre deux dames en jeu. Nous sommes ici au cœur du problème. En somme, victime de son inconscient Hermann, irrestiblement attiré par la Dame de Pique, a placé sa mise sur elle, croyant avoir misé sur l’As. Et c’est la dame du banquier qui a remporté la dernière mise retirant à Hermann tous ses gains précédents, ruinant ses espoirs. Les

séries

Le trois, le sept, l’as représentent donc la série mythique, illusoire, qui n’est réalisée par aucun joueur. Deux de ses premiers termes apparaissent dans le texte avant que le secret des cartes ne soit dévoilé, au moment où Hermann, après avoir exprimé le fantasme de devenir l’amant de la Comtesse, y renonce, rebuté par la difficulté de la tâche, décidant de ne compter que sur lui-même : « Économie, tempérance et travail, voilà mes trois cartes gagnantes. Voilà avec quoi je triplerai, je septuplerai mon capital » (508). On voit que le trois et le sept sont non seulement des cartes gagnantes, mais qu’elles indiquent la multiplication qu’elles vont accomplir (tripler, septu­ pler) dans le fantasme. Et l’As ? Tout tient ici à un décalage temporel Jour Tchekalinski à droite

Tchekalinski Hermann à gauche

Mise

Résultat

1

9

3

3

47 000

H. gagne 47 000 possède 94 000

2

Valet

7

7

94 000

H. gagne 94 000 possède 188 000

3

Dame (?)

As

Dame 188 000 (de pique)

H. perd 188 000

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dans le calcul. Au premier coup, Hermann double son capital (47 000 + 47 000), au deuxième coup (94 000 + 94 000) il le quadruple (188 000 = 47 000 x 4), au dernier, il compte l’octupler (188 000 x 2 = 376 000 = 47 000 x8). En fait, ce qu’Hermann triple, et voudrait septupler, c’est son profit c’est-à-dire les sommes indiquées par les phases du jeu, diminuées de sa mise initiale (47 000), soit son capital. La « petite différence » ici est dans la confusion entre le capital et le profit. Si le capital symbolise (à plus d’un titre) le parent, le profit représentera le ou les enfants. Et lorsque ce désir d’accumulation s’incarne dans les cartes sous la forme du 3 et du 7, Hermann est, par rapport à son projet, un coup en avance. La série correspondant point par point au profit serait l’As, le 3 et le 7. Ceci nous conduit vers la fonction très particulière de l’As au jeu de cartes : tantôt valeur minimale (le 1), tantôt valeur maximale (au-dessus du Roi). Ici l’As est barré en tant que terme initial de la série pour occuper la position du terme ultime. Il est l’As et non le 1. Le dernier coup condense le terme du désir et le signe par lequel il s’ouvre. Le premier chiffre est trois, mais le jeu se joue en trois coups1. Et dans le dernier coup, deux Dames sont en jeu. Dans les deux premiers coups, l’identité de la carte d’Hermann avec celle de la carte de gauche de la banque lui assure l’avantage. Au dernier, au contraire, c’est une méprise qui lui fait tout perdre. Persuadé d’avoir ponté l’As, il pense l’emporter sur la carte de gauche de la banque, alors qu’il a — à son insu — ponté sur la Dame, ce qui le fait perdre devant la carte de droite de la banque, une Dame. Autrement dit c’est la dame du banquier qui l’emporte. En fin de compte, Hermann perd dans cette affaire le capital légué par son père. Que penser de cette différence « unaire » (Lacan) qui 1. La surcharge du 3 dans la nouvelle est patente : 3 cartes gagnantes, devant se jouer en 3 coups distincts, 3 suivantes pour assister la Comtesse, 3 jours après la mort de celle-ci les obsèques, une jeune fille jolie comme un 3 de cœur (lapsus commis par Hermann) ; enfin, selon Tomski, Hermann aurait 3 crimes sur la conscience et est invité à danser par 3 dames. Quant au 7, bien que le texte marque moins d’insistance à son sujet, on notera que Tomski qui introduit la Comtesse dans le récit, dit d’abord qu’elle a quatre-vingts ans alors que nous apprendrons qu’elle en a quatre-vingt-sept ; qu’Hermann joue 47 000 roubles et qu’il se retrouve dans la cellule n° 17, à l’asile de Saint-Pétersbourg. Nous verrons que cette répétition n’est pas fortuite. Ni le lapsus qui lui fait répondre quand on lui demande l’heure : « Un sept moins cinq ».

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disparaît dans la confusion entre le capital et le profit ? Au premier coup, aucune distinction n’est possible entre doubler le capital et réaliser un profit d’une unité équivalente à celui-ci. La différence entre quadrupler (le capital) et tripler (le profit) n’apparaît qu’ensuite. Le retranchement de l’unité (n-1) entre en résonance avec la progression 3-7 car 7=3x2 + 7. Le jeu des chiffres fait apparaître ici un en plus dans la multiplication par deux, dont le rapport avec la symbolique de la procréation frappe le psychana­ lyste. Il devient alors moins étonnant que la série gagnante se lise 9, Valet, Dame, qui s’explicite d’elle-même1. Valet et non Roi; Rappelons-nous : un jeune et heureux galant coiffé à l’oiseau royal. En fait, c’est le Roi qui est ainsi « coiffé »... « Trois, sept, as ! trois, sept, dame !... » As ou Dame, qui détient la puissance ? L’As s’est dérobé à l’appel. La Comtesse a dit avoir reçu l’ordre de dire le secret, mais en fin de compte ce n’était qu’une plaisanterie. L’As est présent sur le tapis mais refuse de paraître dans le jeu d’Hermann qui croyait avoir misé sur lui. Hermann a choisi la Dame, ou a été choisi par elle, victime de la fascination de son illusion. Hermann a perdu comme s’il lui était interdit de se prévaloir du garant : l’atout gagnant. Comme si le phallus paternel illusoirement possédé, était fatalement recouvert par celui de la mère — séductrice et mortifère. L’ordre que la Comtesse exécutait était un leurre. Le détenteur originaire du pouvoir de multiplication a fait défaut, laissant le fils naturel subjugué par celle qui devait n’être que la dépositaire du secret. En tout cas, le résultat de la méprise de Hermann sera la répétition de la tromperie cruelle par la Comtesse. Trois, sept, as ! Trois, sept. Dame ! A qui le pouvoir? Le

dévoilement

Ainsi le « porte-bonheur » n’était qu’un « porte-malheur ». La vraie question n’est pas là ; elle est dans l’opposition entre un « porte-quelque-chose » et un « porte-rien ». Hermann n’a pas le goût de la plaisanterie. Comment consentirait-il à se détacher de 1. Disons le clairement : association du chiffre relatif à la grossesse avec l’union de l’homme et de la femme. Mais c’est la dame finale qui a le pouvoir de transformer les pertes précédentes en gain définitif.

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cette fable lorsque, sans l’avoir cherché, par deux fois, il se retrouve, d’autant plus involontairement qu’il en ignore l’empla­ cement, devant l’hôtel de la Comtesse. « Une force inconnue paraissait l’y entraîner » (509). Ce qu’il en aperçoit des fenêtres c’est « une petite aux cheveux noirs » et plus tard la tête se relevant, il découvre « un frais visage et des yeux noirs. Cet instant-là décida de son sort » (509). Une « demoiselle de pique », en somme. Hermann doit pénétrer dans la chambre de la Comtesse pour qu’elle lui dévoile son secret. Tout concourt à l’y aider : le chemin de la chambre de Lizaveta passe par celle de la Comtesse. Parvenu dans le saint des saints, le spectacle qui s’offre à lui le ramène à la jeunesse de la Comtesse : les deux portraits d’un homme et d’une femme par Mme Lebrun, divers objets et « mille joujoux à l’usage des dames » (513). Hermann se cache derrière un paravent et attend. Enfin, à l’heure prévue, la Comtesse rentre du bal. Ses femmes de chambre l’assistent à l’heure du coucher. « La Comtesse se mit à se déshabiller devant une glace. On lui ôta sa coiffure ornée de roses et on leva sa perruque poudrée de sa tête blanche et toute rase. Les épingles tombaient en pluie autour d’elle. Sa robe jaune, lamée d’argent, glissa jusqu’à ses pieds gonflés. Hermann assista à tous les mystères peu ragoûtants de sa toilette1 ; enfin, la Comtesse est en peignoir et bonnet de nuit. En ce costume plus convenable à son âge, elle était moins effroyable et moins difforme » (513-514). Hermann est donc le témoin indiscret de la nudité de la vieille. Les « vains ornements » de celle-ci sont retirés un à un et révèlent sa décrépitude et sa déchéance : de la tête rase aux pieds gonflés. La surabondance des détails à symbolisme phallique — les pièces de la parure se détachant du corps, les roses, les épingles, le brillant du lamé — renforce d’autant leur valeur fétichiste qu’ils sont là pour voiler l’absence d’un objet perdu, l’éclat d’une jeunesse que la Comtesse ne peut se résigner à croire définitivement passée. Elle s’habille comme il y a soixante ans et tous ont pour consigne de ne jamais faire allusion à son âge. Dépouillée de ses atours, la Comtesse n’est plus qu’une ombre. Restée seule à côté des icônes, elle offre à la vue une étrange 1. A. Gide et J. Schiffrin traduisent : « Hermann assista à tous les mystères répugnants de cette toilette » (je souligne).

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expression : « La Comtesse toute jaune, remuait ses lèvres pen­ dantes, se balançant à droite et à gauche. Dans ses yeux ternes on lisait l’absence complète de la pensée ; et en la regardant se brandiller ainsi, on eût pu croire qu’elle ne se mouvait pas par l’action de la volonté mais par celle d’un secret courant galva­ nique » (514). Quelle est cette étrange oscillation rythmée évocatrice de l’acte sexuel, solitaire ou partagé ? La Comtesse prie-t-elle ? Ressasset-elle quelque air de ces bals auxquels elle se rend toujours sans y avoir la moindre part? Impossible de le dire. Écoutons l’oraison funèbre du prêtre : « L’ange de la mort, dit l’orateur, l’a trouvée vigilante au milieu de pieuses méditations et dans l’attente du fiancé de minuit. » Hermann est à la fois cet envoyé de la mort et de l’amour. Si Hermann est l'ange de la mort, il est aussi le fils (naturel) de cette morte-vivante à demi momifiée qu’est la Comtesse. Cette dame en blanc — ainsi apparaît-elle à Hermann lorsque son fantôme se rend chez lui — sera plus tard une dame en noir dans la fatale carte à jouer. L’ange et la vieille sont unis par leur référence commune à la mort. Mais la mort, c’est aussi le prix que reçoit le jeune et heureux galant après son aventure. Les signes de la mort sont des signes de commerce sexuel : clin d’œil de la Comtesse dans son cercueil, arrivée chez Hermann de son fantôme en chemise de nuit, contrepartie du secret par la pro­ messe du mariage, etc. L’amour entre Hermann et Lizaveta pourrait faire office de catalyseur dans la nouvelle. Moins pour favoriser ce qui doit se tramer dans la sphère du jeu où le lecteur est tenu en haleine sur ce sentier où il s’égare avec Hermann, que pour nous ramener à la vraie question occultée par le héros et le lecteur et — peut-être — par Pouchkine lui-même. La Comtesse meurt sous la menace d’un pistolet chargé à blanc. Ç’aurait été au tour d’Hermann de dire : « C’était une plaisante­ rie. » Mais la farce continue : rira bien qui rira le dernier. Une femme de la lignée maternelle (mère-grand-mère) s’est liée au Diable pour enfanter, elle porte la marque de la noirceur de celui-ci dans sa face thanatophore : la « Vénus moscovite » est devenue la « Dame de Pique ». Puissance de mort, elle installe la mère morte dans la vie d’Hermann. Le fétiche devient nouvelle Érynnie, hantant Hermann pour le reste de ses jours : « Trois, sept, as !... trois, sept, dame ! »

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La clôture

C’est lorsque tout est dit qu’un récit, au moment où nous en prenons congé, nous laisse sur une dernière question. La conclu­ sion de la Dame de Pique, après avoir envoyé Hermann à sa destination psychiatrique, en une phrase, fait mention de deux autres personnages. Lizaveta qui termine placidement ses jours en épousant le fils de l’ancien intendant de la Comtesse1 et s’entoure, tout comme la Comtesse, d’une pupille. « Tomski est passé capitaine et se marie avec la princesse Pauline » (525). Donc une folie et deux mariages « normaux ». La folie d’Hermann, ce sont ses épousailles avec la Comtesse (le fiancé de minuit). En quoi nous importe le sort de Tomski ? Certes, il occupe dans le récit la place du nœud où les fils s’entrecroisent : le fil du jeu, celui des compagnons officiers d’Hermann, celui de Lizaveta (à qui il fait un brin de cour pour faire enrager Pauline), celui de la Comtesse (dont il est le petit-fils) et enfin le fil direct de l’amitié qui le relie à Hermann. Tomski est le rejeton bien-né de la comtesse : riche, heureux en amour, voué à une carrière militaire prometteuse. Protégé sans doute par une bienveillance secrète. Est-ce là la justification du privilège que Pouchkine lui accorde de clore la nouvelle? Tomski, personnage secondaire, n’est promu à cette dignité que parce que face à Hermann le héros malheureux, mais héros tout de même, il est, lui, le héraut du récit. C’est lui qui conte l’étrange histoire, c’est lui qui usant du pouvoir du conte entraîne Hermann hors de l’orbite du spectateur dans laquelle il prétendait se tenir2. Le vrai pouvoir, ce n’est donc en fin de 1. Dans les premières pages du récit, il est dit du mari de la Comtesse qu’il lui servait en quelque sorte d’intendant. 2. Tomski pourvoit sa grand-mère en livres. Celle-ci réclame un roman « intéressant » où le héros n’étrangle pas père et mère. Son intérêt pour les livres est suffisant pour lui faire différer sa promenade mais, vite lassée, elle renverra le livre au petit-fils. A ce personnage frivole, amateur d’histoires, léger et futile s’opposent ceux dont la vie aventureuse ren­ contre le malheur sur leur route et qui doivent s’allier à des puissances obscures. C’est bien sûr le cas d’Hermann mais avant lui de Tchaplitski que la Comtesse tire d’embarras. Un nom bien proche de l’adversaire qui cause la ruine d’Hermann : Tchekalinski, comme pour lui signifier qu’on ne saurait forcer le désir même en sollicitant le secours de ceux qui ont commerce avec le Diable.

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compte pas celui que procure la richesse, c’est celui que confère le récit, levain de fantasmes qui n’attendent que lui pour s’épanouir en une floraison vénéneuse. Dans son Journal, le 7 avril 1834, Pouchkine écrit : « Ma Dame de Pique est fort à la mode. Les joueurs pontent sur le trois, le sept et l’as. » Sait-on jamais ? Ce diable de Pouchkine est capable de tout. A la Cour on a trouvé une ressemblance entre la vieille comtesse et Nathalie Petrovna et on ne paraît pas s’en fâcher » (III, 500). Il s’agit de la comtesse Golytsina, surnommée la Princesse Moustache. « Intertextualité »

Nous pourrions en rester là. L’analyse de la cohérence interne du récit a si largement répondu à notre attente que nous avons tout lieu de nous estimer satisfaits. Si nous nous décidons à poursuivre, c’est parce qu’un certain discrédit jeté sur la critique psychanaly­ tique établissant un rapport entre l’auteur et l’œuvre nous paraît une source d’incompréhension. Au texte on ne pourrait qu’oppo­ ser d’autres textes, démarche qui sous le prétexte de la défense de la littérature nous confinerait à 1’ « intertextualité » littérale. Et en effet la Dame de Pique nous renvoie à d’autres textes — nous avons déjà cité Hoffmann, Balzac, Dostoïevski — mais aussi à d’autres récits pouchkiniens. Notre « intertextualité » ne ressem­ blera guère à celle qui a cours, là où on se réclame d’elle. Il n’y a rien là d’étonnant puisque notre référent n’est pas la littérature, mais ce à partir de quoi il y a nécessité de produire du littéraire. La ronde des textes

« Dieu me garde de la folie », écrit Pouchkine. Hermann est souvent comparé à l’Eugène du Cavalier de bronze, poursuivi par la statue équestre du tsar qu’il invective pour avoir défié la nature en construisant Saint-Pétersbourg sur les flots, l’exposant aux caprices des éléments. La nature offensée se serait vengée par l’inondation qui submerge la ville et emporte l’aimée d’Eugène. Or, Pierre le Grand est au centre d’un roman historique que Pouchkine n’achèvera pas et qui met en scène son ancêtre Ibrahim

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Hannibal : Le Nègre de Pierre le Grand sur lequel nous aurons à revenir. Autre statue animée : celle du Commandeur de L’Invité de pierre (aucun rapport en russe entre le nom propre et le nom commun, comme c’est le cas en français). Le Commandeur ici est le mari de Dona Anna. Pouchkine comme on le sait avait un catalogue comme Don Juan. Don Juan nous conduit à Mozart et Salieri : le premier, comme Don Juan, brûlant la chandelle par les deux bouts, jouant sa vie dans une folle prodigalité (Mozart et Pouchkine sont morts sensiblement au même âge) ; le second, comme Hermann, dépourvu de cette grâce que confère le destin et prêt à tout pour parvenir, allant jusqu’à empoisonner Mozart1. Enfin et surtout nous mentionnerons pour nous tenir à l’essentiel Le Chevalier avare où Albert, fils du baron Philippe, souffre amèrement du dénuement dans lequel le tient son père qui entasse l’or dans ses coffres2. Le Juif Salomon refuse tout nouveau prêt et sous-entend que le poison pourrait être un remède efficace à la spoliation d’Albert. Celui-ci le jette dehors, mais peu après se querelle avec son père qui l’accuse de vouloir le tuer. Les deux hommes sont sur le point de se battre. Le baron Philippe meurt d’une crise cardiaque. Généalogie

et autobiographie

Arrêtons ici l’énumération qui s’efforce de circonscrire un cycle d’œuvres réunies par une communauté d’appartenance. La plu­ part de ces œuvres ont été écrites à Boldino {Le Chevalier avare, Mozart et Salieri, L’Invité de Pierre, Les Récits d’Ivan Petrovitch Bielkine en 1830, année précédant le mariage de Pouchkine) ; La 1. Pouchkine sacrifie ici à une légende fausse, de la même façon qu’il accrédite la thèse de l’assassinat du tsarévitch Dimitri par Boris Godounov, version fantasmatique à laquelle adhérera Moussorgski. 2. Pouchkine prétend s’être inspiré d’un auteur anglais Shenstone, ce qui en dépit de toutes les recherches n’a abouti à aucune confirmation. Il attend six ans avant de publier cette œuvre — peu avant sa mort — et ne la signe que d’un P. latin. Cf. Carl R. Proffer, « Pushkin and parricide », American Imago, 1968, 25, 347-358. Nous remercions M. Jacob d’avoir attiré notre attention sur ce travail. La lettre de Pouchkine du 25 août 1823 fait état de son irritation et de sa souffrance devant l’indifférence et l’avarice de son père face à ses ennuis d’argent (n° 32, III, 72).

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Dame de Pique et Le Cavalier de bronze durant l’automne 1833. Les Récits d’Ivan Bielkine constituent un ensemble de contes publiés sous un pseudonyme. Pouchkine est, à ce moment de sa vie, en butte aux persécutions de Boulgarine, critique littéraire à la solde du pouvoir. Derrière Boulgarine se tient le chef de la Police Benkendorff et derrière Benkendorff le tsar Nicolas, cen­ seur de Pouchkine. Outre que les attaques de Boulgarine nuisent à la diffusion de son œuvre, elles diminuent ses sources de revenus à un moment où l’écrivain en a grand besoin pour pourvoir aux dépenses de sa femme. Le manque d’argent avait déjà été un obstacle pour le poète, lui imposant de longues fiançailles en raison des exigences de la belle-mère qui monnayait la beauté de sa fille. Elle souhaitait pour elle un parti qui regarnisse sa bourse et redore son blason. A défaut de titre, elle fixera une dot qui obligera Pouchkine à solliciter le secours de son père, qui se fera tirer l’oreille. Mais surtout Boulgarine ne reculant pas devant la médisance jettera un doute sur les origines de Pouchkine. Il lui déniera cette ascendance illustre dont le poète se targue. La riposte ne tarde pas : Ma généalogie (1830) et un pamphlet vilipenderont Boulgarine. Dans le cas de Pouchkine, le fantasme des origines et le roman familial sont indissociables1. Mais, fait remarquable, toujours le récit s’arrêtera en chemin2. En 1821, une première ébauche autobiographique est abandonnée en cours de route. En 1827, le roman historique auquel nous avons fait allusion Le Nègre de Pierre le Grand raconte la saga de cet Ibrahim Hannibal, ancêtre du poète. Il est le fils d’un prince abyssin, emmené à la cour du sultan à Constantinople où l’ambassadeur du tsar l’acquiert pour son maître, la mode étant à la possession d’un nègre. Débutant comme valet d’écurie, celui-ci devait se distinguer par la suite et rendre des services éminents au point de vue militaire qui lui valurent de devenir le protégé de Pierre le Grand. Il refusa de modifier son nom et garda toute sa vie le nom d’Hannibal. 1. Marthe Robert voit dans toute création romanesque une élabora­ tion du roman familial. « Raconter des histoires », L’Éphémère, n° 13, p. 61-86. 2. Pour tout ce qui concerne la biographie de Pouchkine, nous sommes redevables au précieux ouvrage d’H. Troyat, source d’innombrables renseignements. Désormais, nous désignerons la pagination de cet ou­ vrage précédée d’un T. lorsque nous nous y référerons.

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Pouchkine, point significatif, mêle à sa lignée maternelle (T. 502571), fondée par le nègre fameux, des faits relatifs à sa lignée paternelle mais arrête l’ouvrage avant terme. Viennent ensuite en 1830 Ma généalogie, déjà citée, et, en 1834, à une date très voisine de La Dame de Pique, le Début d’autobiographie (III, 547-551) qui en restera à ses premières pages une fois encore. Cette dernière autobiographie s’arrête au moment où Pouch­ kine va aborder la vie de ses parents, après avoir clos le chapitre des grands-parents. Quel frein l’arrête au moment de parler de ses géniteurs directs ? La vie des ancêtres de Pouchkine est émaillée, comme celle de toutes les familles patriciennes, de phases glo­ rieuses et d’autres moins, des deux côtés. Mais un trait conjoint les deux lignées : le mariage malheureux marqué par des violences de toutes sortes. Côté paternel, l’arrière-grand-père Alexandre Petrovitch (dont Pouchkine porte le prénom) égorge dans une crise de folie sa femme en couches. Léon Alexandrovitch, le grand-père, fait enfermer jusqu’à sa mort sa première femme soupçonnée d’avoir eu une liaison avec un précepteur qu’il fait pendre. Sa deuxième femme, sur le point d’accoucher, est tramée par lui en visite et met bas en voiture. Les naissances sont tumultueuses chez les Pouch­ kine. Serge Lvovitch, père du poète, était sans doute d’humeur moins ombrageuse1. Côté maternel, ce n’est guère mieux : « Dans sa vie de famille, mon bisaïeul Hannibal fut tout aussi malheureux que mon bisaïeul Pouchkine. Sa première femme, une beauté d’origine grecque, lui donna une fille blanche » (III, 530)2. La deuxième épouse d’Han1. Et en général assez indifférent à son fils, sauf quand celui-ci se faisait trop remarquer par son inconduite. En 1824, cependant, une querelle violente oppose le père et le fils : Alexandre est traité de monstre et de fils dénaturé. Le père accuse son enfant, mais Pouchkine dément le fait d’avoir levé la main sur lui ou d’en avoir eu l’intention. 2. N’ayant consenti à ce mariage qu’après s’être donnée à un blanc, par dépit semble-t-il. Il est remarquable que dans Le Nègre de Pierre le Grand, Pouchkine raconte une aventure inverse. Ibrahim ayant fait un enfant à sa maîtresse, une comtesse française, et celle-ci ne pouvant, pour des raisons évidentes, camoufler cette infidélité, obtient avec la complici­ té de son entourage que l’accouchement soit immédiatement suivi d’une substitution d’enfants. Le noir est une marque signifiante non seulement des rapports sociaux, mais de l’échange sexuel procréatif. Ibrahim Hanni-

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nibal, la première ayant été répudiée, est une Allemande qui lui donne onze enfants et l’appelle « noir tiaple » (III, 550). L’un d’entre eux (Ossip) épouse Marie Alexeevna Pouchkina. « Ce mariage fut aussi malheureux » (III, 550). Le grand-père africain, après avoir présenté un faux certificat de décès de sa première femme se remarie. Une enfant est née de cette union, Nadejda Ossipovna Hannibal, mère de Pouchkine, qui épousera son cousin germain : Serge Lvovitch Pouchkine. Dans cette inquiétante et prestigieuse galerie d’ancêtres, les hommes ont la tête près du bonnet et le tempérament chaud. Le Nom du père se retrouve dans les deux lignées paternelle et maternelle, mais le lustre se trouve du côté de la lignée maternelle bien que celle-ci fût plus récente1. Pour l’imagination de Pouchkine, quelle matière pro­ metteuse ! Cette légende familiale sera transmise par la grandmère Marie Alexeevna auprès de laquelle le jeune Alexandre trouvera l’affection que sa mère lui refuse. Elle préférait manifes­ tement son frère plus jeune, le vif Léon, à l’enfant balourd et passif qu’il était, l’humiliant publiquement et ne lui adressant pas la parole pour des futilités. S’il trouve cette chaleur auprès de Marie Alexeevna détentrice de la légende familiale, c’est par sa nourrice Arina Rodionovna qu’il est introduit au monde des contes populaires. Elle sera son initiatrice aux charmes du récit. Un couple grand-mère gouvernante supplée à l’inaffectivité capri­ cieuse de la mère aussi changeante et tyrannique avec ses gens que la vieille comtesse l’était avec Lizaveta. Mères

et filles

Ce sont les femmes, on le sait, qui absorberont avec la littéra­ ture toute la vie de Pouchkine. Le jeu n’aura été qu’un plaisir de jeunesse. Avec les femmes, c’est toute la vie de Pouchkine qui reste sous le signe de l’enfance et de l’adolescence. Les obstacles bal aurait séjourné à Paris vers 1720 et aurait été fêté par le Régent, duc d’Orléans, grand-père de celui qui fut le compagnon de jeu de la Comtesse. (Cette dernière remarque est du Dr Michel Gourevitch.) 1. La lignée paternelle remonterait à Alexandre Nevski. Pouchkine dans Boris Godounov met en scène le peu reluisant Gavrila Pouchkine (renégat qui se range du côté du faux Dimitri).

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d’argent ont été un alibi commode pour justifier les atermoiements du mariage, qui ne cessent pas lorsque les problèmes financiers sont réglés. Annonçant ses fiançailles à la princesse Viazemskaïa, il présente Nathalie Gontcharova comme son cent treizième amour (III, 297). Mais le mari aura le cœur moins léger. Trois déconvenues viendront assombrir le mariage : les dépenses de sa femme qui le mettent aux abois, sa coquetterie qui suscite en lui une jalousie indomptable, et enfin la très vraisem­ blable frigidité de Nathalie dont Pouchkine doit mendier l’amour. Après un temps de fidélité héroïque, si l’on songe à ses habi­ tudes passées, Pouchkine aura une aventure avec Dolly Ficquelmont. Tombé amoureux de la femme de l’ambassadeur d’Autriche, Pouchkine-Don Juan pénètre chez elle selon des procédés qui rappellent, jusque dans le détail, la façon dont Hermann s’introduit chez la Comtesse. Il y passe des moments de félicité qui lui font oublier l’heure. Le jour s’est déjà levé lorsqu’il reprend ses esprits. Si parvenir jusqu’à la chambre de sa maîtresse n’était pas aisé, le plus difficile était encore d’en sortir : il fallut recourir aux services diligents d’une camériste probablement habi­ tuée à ces situations. Et de même qu’Hermann traverse la chambre de la Comtesse pour quitter Lizaveta, Pouchkine devra passer à l’étage au-dessous par la chambre où dort paisiblement l’ambassadeur qui grogne après quelque craquement de parquet et se rassure en reconnaissant la voix de la suivante1. Dolly était la fille de Lise Khitrovo, femme mûre fort éprise de Pouchkine lorsqu’il était jeune homme, l’entourant d’une sollici­ tude qui ne satisfaisait pas seulement ses instincts maternels. On l’appelait « Lise la nue » (T. 465). Pouchkine eut donc les faveurs de la fille comme celles de la mère2. On voit que le rapport mère-fille se double d’un rapport maîtresse-suivante. Seuls les intimes de Pouchkine auront droit au récit de cette aventure. A la Cour, derrière le personnage de la Comtesse on a reconnu, nous l’avons déjà mentionné, la princesse Golytsina — la princesse Moustache. Tous les pouchkinistes reconnaissent que, dans le 1. Cf. T., p. 593 sq. 2. Tout ceci est bien connu des pouchkiniens. Ce qui, par contre, n’a pas attiré leur attention est la chaîne : Doll y-Carnériste-Lizureto-Lise. Pas plus que la substitution de l’ambassadeur-Commandeur à la Comtesse-Dame de Pique.

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fameux catalogue, un nom mérite une place à part « Evdokia ». Amour de jeunesse de Pouchkine, mais celui-ci plus ardent et plus durable que les autres, semble-t-il, né pour les dix-sept ans du poète. La princesse Eudoxie Golytsina, trente-sept ans à l’époque, était un personnage haut en couleurs, vivant surtout la nuit, ce qui lui valut le surnom de Princesse nocturne. En 1830, elle est encore assez redoutable, la cinquantaine passée, pour inquié­ ter la fiancée du poète, Nathalie, car elle est à Boldino la voisine de Pouchkine bloqué sur place par une épidémie de choléra1. C’était trois ans avant La Dame de Pique. Le séjour suivant à Boldino est décidé dans un état d’esprit tout différent. Avant de se mettre en route, il confie à Nachtchokine : « Les soucis de l’existence m’empêchent de m’ennuyer. Mais je n’ai plus les loisirs, la vie insouciante et indépendante du célibataire qui sont indispensables pour un écrivain. Je tourbillonne dans le monde, ma femme est fort à la mode — tout cela exige de l’argent, l’argent me vient de mes travaux et les travaux exigent de la solitude » (III, 457). L’épisode de Dolly était un essai de raccrochage au passé : c’était trop ou pas assez2. Durant le voyage, il écrit spirituellement à Nathalie : « En chemin, je n’ai fait la cour qu’à des vieilles de soixante-dix et quatre-vingts ans — quant aux jeunes pisseuses de soixante ans, je ne les regardais même pas3. » A Boldino, Pouch­ kine a retrouvé la solitude et avec elle le goût des récits populaires qu’Arina Rodionovna lui contait. Mais la distance a ses inconvé­ nients. Que fait Nathalie ? Les lettres qu’il lui adresse sont pleines d’exhortations moralisantes. Elle plaisait beaucoup, et en parti­ culier au tsar Nicolas4. Mais une question revient périodiquement dans les lettres : « Es-tu enceinte ? » 1. Lettre n° 239 du 2 décembre 1830 (III, 329). L’identité de la correspondante, la Golytsina est incertaine, mais il est probable qu’il s’agisse d’elle. 2. Pas assez, car pour supporter les limites et les déceptions de la vie conjugale, Pouchkine devint l’amant de la sœur de sa femme, Alexan­ drine, qu’il installa chez lui. 3. Lettre n° 344 du 2 octobre 1833 (III, 329). 4. Ce qui eut pour résultat un engouement passager de Pouchkine pour l’impératrice.

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D’un

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texte à l’autre

Les données que nous venons de rassembler ont pour but : Io de fixer un cadre général montrant l’importance des pro­ blèmes relatifs à la généalogie et au roman familial de Pouchkine dans une tradition légendaire : le mariage malheureux où sa névrose de destinée vient s’inscrire dans l’opposition des lignées maternelle et paternelle réunies par un Nom du père commun ; 2° de dessiner un réseau d’associations sémantiques où se retrouvent plusieurs types de liaisons associatives : a) le couple mère-grand-mère ou mère-fille, b) le couple maîtresse-servante ; 3° de situer deux antagonismes : a) célibat-mariage, b) argent-sexualité dans le rapport à l’homme et à la femme ; 4° de désigner la négritude comme signifiant marqué, social et sexuel, le reliant à une situation d’exception : facteur de gloire ancestrale et indice de sexualité fautive ; 5° de situer le pouvoir du récit. Le jeu des condensations et des déplacements rend compte du travail sur lequel le littéraire devra opérer pour atteindre à cette efficacité qui assurera le succès de l’œuvre. Mais cet ensemble de déterminations reste lié au préconscient. Dans cette dernière partie, nous tenterons d’aller plus loin en proposant une construc­ tion intéressant l’inconscient. C’est dire que la part du conjectural y sera plus grande mais qu’aussi notre hypothèse sera plus exi­ geante pour l’élucidation du texte. Si l’argent prend cette valeur à cette époque de la vie de Pouchkine, c’est qu’il est directement lié au désir féminin. Dou­ blement : d’abord parce que Nathalie, coquette, ne peut se mettre en valeur qu’au moyen de l’argent. Mais aussi parce que le désir de la fille se montre sur ce point en étroite concordance avec celui de sa mère comme en témoignent ses prétentions dotales (11 000 roubles)1. La question du désir féminin est donc posée à 1. Une troisième raison à laquelle il n’est fait mention que plus tard (Lettre n° 355, mi-mars 1834, III, 495) mentionne la décadence du patrimoine familial qui met ses parents à la ruine. Au point qu’il caresse î’espoir de relever le domaine de Boldino qui se révélera irrécupérable en dépit de ses efforts. Nul doute que Pouchkine n’eût lui-même pu s’en rendre compte au cours du séjour de l’automne 1833. Le père de Pouchkine était assez insouciant, sa mère fort dépensière.

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Pouchkine avec une acuité devant laquelle tout recul est impos­ sible. Souterrainement, la peur de l’infidélité le travaille. L’idée lancinante du cocuage alterne avec la préoccupation d’une nou­ velle maternité1. Mais de quelle couleur sera l’enfant2?3Quand * à lui, le sang brun qui coule dans ses veines, il l’a hérité de sa mère surnommée la « Belle Créole ». Cette marque de sa complexion, relayée par celles laissées par le désamour maternel, ne sont-elles pas pour quelque chose dans le choix de la Dame de Pique, dont l’épigraphe dit qu’elle signifie malveillance secrète? Il ne paraît pas douteux que la question principale de la curiosité sexuelle infantile relative à la naissance des enfants a dû se poser à Pouchkine d’une façon obsédante. Ses biographes nous apprennent que le petit Sacha était d’une curiosité inlassable surtout en ce qui concerne les conversations entre grandes per­ sonnes. Celle-ci redouble encore autour d’un oncle, Basile, poète d’occasion et grand viveur qui traite des sujets légers dans ses œuvres (T. 38-9). Pouchkine a tout lu, très tôt. Très tôt, il est attiré par Y odor di femmina, comme Mozart. Le fait qu’il ait eu à faire jouer précocement la dichotomie entre l’image lointaine, indifférente, frivole de sa mère et l’image aimante et attentionnée des deux femmes âgées (Marie Alexeevna et Arina Rodionovna qui avait aussi élevé la mère de Pouchkine) a fort probablement opéré un clivage assez radical entre tendresse et sensualité, cette dernière se réfugiant dans l’auto-érotisme. L’auto-érotisme était sans doute l’objet d’une culpabilité renforcée par les humiliations et les punitions de la mère5. Mais le rejet maternel a fait de cet 1. « Deux choses m'inquiètent : le fait que je t’ai laissée sans argent et peut-être aussi enceinte » (Lettre 345-348, 8 octobre 1833, III, 473). « Comment va ton ventre? » (Lettre 346, Il octobre 1833, III, 475). 2. « Et comment va ce rouquin de Sachka? Mais de qui tient-il sa couleur rousse ? » (idem, 476). 3. Les biographes soulignent parmi les différends de Pouchkine avec sa mère l’affaire des mouchoirs. Celui-ci avait l’habitude de les perdre, ce qui mettait en fureur la mère, qui décida de les coudre désormais à son habit en n’en changeant qu’une fois par semaine, se moquant de l’enfant devant les visiteurs. Un autre trait qui avait le don de l’exaspérer était la manie qu’avait l’enfant de se frotter sans cesse les mains. Cf. là-dessus Troyat. Il n’est guère besoin d’être un psychanalyste pour soupçonner l’existence de pratiques masturbatoires et de sentiments de culpabilité en rapport avec elles.

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auto-érotisme, comme du donjuanisme qui lui succéda, une reven­ dication légitime, voire une revanche. En fait, tout cela ne pouvait que renforcer une fixation masochiste à l’égard de la mère1. Par contre, le véritable objet de la censure œdipienne porta ici sur le courant de tendresse qui ne put trouver refuge que dans les relations d’amitié du poète. Cette conjoncture familiale — replacée dans le cadre du roman qui en rehausse les lignes de force — permet de retrouver comme dans La Dame de Pique : Io une bipartition de l’image maternelle : globalement les aspects positifs vont à Marie Alexeevna et Arina Rodionovna, les aspects négatifs à Nadejda Ossipovna ; ce qui importe ici est le clivage et non l’expression consciente des affects ; 2° un rapport mère-fille Marie-Nadejda, un double rapport maîtresse-servante : favorable entre Marie et Arina (qui fut affranchie), défavorable entre Nadejda et ses servantes comme l’attestent les biographes (T. 25). Pouchkine condense, inverse et déplace tout ceci dans la situa­ tion Comtesse-pupille. C’est la plus vieille des deux femmes qui hérite des traits de la mère, et la plus jeune de l’affection grandmaternelle, sa qualité de suivante se rattachant à la condition de sa nourrice. Par contre, la relation Nadejda-servante est seulement déplacée. Toutes les ambiguïtés que nous avons rencontrées dans le texte sur le lien de parenté entre la Comtesse et Hermann (mère ou grand-mère) s’éclairent mieux, du moins nous semble-t-il, par cette analyse. Il en va de même pour l’opposition entre le fantôme blanc pseudo-bienveillant et la Dame de Pique (la grand-mère blanche et la mère noire). Mais à la fin la substitution qui fait revenir dans le jeu la Dame de Pique indique que la relation à la mère, quelque adoucissement qu’aient pu lui apporter la grandmère et la nourrice est la plus contraignante parce qu’elle est l’objet d’une fixation. L’adolescence de Pouchkine nous parle d’une autre substitution aussi surprenante. Alors qu’il avait dix-sept ans, l’institution dans 1. Carnet de notes 1820-1822 : « Plus ou moins j’ai été amoureux de toutes les jolies femmes que j’ai connues, toutes se sont passablement moquées de moi ; toutes à l’exception d’une seule ont fait avec moi les coquettes » (III, 36).

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laquelle il était pensionnaire se situant dans l’enceinte du palais, Pouchkine courtisa Natacha, une soubrette de la vieille princesse Volkonsky. Dans un recoin sombre du palais, entendant venir dans sa direction, il se cache et saisit au passage la silhouette de celle qu’il croit être la soubrette. Il l’étreint et doit même lutter quelque peu pour surmonter la résistance au baiser qu’il veut voler pour l’occasion. Une porte s’ouvre projetant une vive lumière : « Et Pouchkine vit avec horreur qu’il étreignait un vieux manne­ quin, ridé, enfariné, emplumé : la princesse Volkonsky ellemême. Il crut défaillir, lâcha prise, lança un cri et détala à toutes jambes... » (T. 105). Mais lorsqu’il en arrive au cent treizième amour, Pouchkine veut tout autre chose. Sa décision prise, après une attente qui faisait croître son désir en retardant sa réalisation, il paraît vraiment vouloir changer de vie. Son entourage va jusqu’à s’en étonner. A la veille du mariage, enterrant sa vie de garçon, Pouchkine lit ses dernières volontés à ses amis. Si l’humour est ce que tolère le Surmoi, il faut accorder à cette facétie plus d’impor­ tance. Le roman familial et sa névrose de destinée obligent Pouchkine à entrer dans la tradition du mariage malheureux. Toutefois, si les ancêtres, des deux côtés, ont versé dans les ornières de la vie conjugale, la violence les a accompagnés dans cette infortune. Or, si passionné et coléreux qu’il ait pu être, rien ne laisse penser que Pouchkine ait lui-même pu faire preuve de violence. Pouchkine est un Don Juan qui aurait poussé sur de la graine de Chérubin. La déception avant le mariage était pour lui légère à porter. Les objets d’amour se succédaient, l’un passant le baume sur les égratignures de l’autre. Mais avec Nathalie, cela est différent : parce qu’il se sait voué au mariage malheureux, Pouch­ kine veut faire échec à ce destin, conquérir sa femme et lui être fidèle. Lorsqu’il a le sentiment d’échouer, et cela survient très vite, il ressent ce mariage comme une menace à l’équilibre de ses investissements objectaux et narcissiques. Autant dire qu’il sent peser une menace non seulement sur sa liberté sexuelle, mais sur sa capacité créatrice sans doute par le ressentiment dépressif qui l’envahit. Comme si l’amour déçu pour Nathalie et les préoccupa­ tions sur sa fidélité entraînaient une trop forte dépense libidinale et agressive préjudiciable à sa création. Le voyage à Boldino doit confirmer l’intégrité de son pouvoir créateur, lui assurer qu’il n’a pas été entamé par les revers et qu’il va pouvoir revivre la fièvre créatrice de 1830.

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Dans la plupart de ces œuvres, comme dans celles de 1833, la mort est présente — sous divers auspices. Les écrits du séjour de 1830 peuvent se regrouper pour la pluplart sous deux chefs : le thème de la rivalité père-fils (Le chevalier avare et L’invité de pierre le mettent bien en évidence1) et le thème du mariage manqué (cf. la substitution du marié dans La tempête de neige), contrarié (l’enlèvement de la fille du Maître de poste) ou humilié (Le coup de pistolet). Le gracieux marivaudage de la Demoiselle Paysanne qui paraît contredire les exemples précédents est compensé par le rêve macabre du Marchand de cercueils. Celui-ci après s’être rendu à l’invitation d’un voisin célébrant ses noces d’argent, rêve qu’au lieu de rendre celle-ci en recevant ses hôtes il invitera plutôt ses clients. Apparaissent en songe les spectres qui lui font le reproche d’avoir été trompés sur la marchandise2. En 1833, avec La Dame de Pique, la figure mortifère est une femme et une mère. Là est le changement décisif qui permet cette fois à Pouchkine de mettre dans le mille. Et si Hermann meurt sans avoir connu ni la jouissance ni la paternité, Pouchkine fait, lui, la preuve de sa créativité. Pour nous, car, en ce qui le concerne, l’accomplissement du projet n’a apporté aucun soulage­ ment : « J’ai commencé beaucoup de choses, mais je n’ai de goût à rien ; Dieu sait ce qui se passe en moi. Devenu vieux, mon esprit a faibli3. » L’analyse de certaines œuvres courtes et peu connues révèle encore davantage le pouvoir mortifère de l’amour féminin4. Bien entendu, il ne s’agit pas d’invoquer ici une cause extérieure 1. Travestie dans ce dernier cas en rivalité mari-amant contrairement à la tradition. Mais dans Le Coup de pistolet, dans cette rivalité entre hommes de même génération, Silvio-Pouchkine (Pouchkine, comme Silvio, mangeait nonchalamment des cerises dans sa casquette pendant que son adversaire tirait sur lui au cours d’un duel) se fait Commandeur. 2. Un spectre rappelle au marchand la date de ia vente de son premier cercueil (du sapin qu’il vendit pour du chêne) en 1799. Date de naissance de Pouchkine. 3. La dernière phrase est une citation. Lettre n° 347 du 21 octobre 1833 (III, 476). Cependant, il convient de remarquer qu’après La Dame de Pique, Pouchkine ne produira aucune autre œuvre majeure, en prose tout au moins. Le seul écrit qui puisse prétendre à ce titre est la deuxième version d’une ébauche antérieure ou contemporaine de La Dame de Pique (La Fille du capitaine). 4. Cf. surtout Les Nuits d’Égypte et La Condition de Cléopâtre.

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mais une conjoncture, condition de la révélation de la structure pouchkinienne. Car nous en savons assez pour penser que si la violence à découvert n’était pas la forme sous laquelle sa rancœur se manifestait avec les femmes, celle-ci trouvait le moyen de s’exprimer par des expédients plus subtils dans la façon dont il se vengea du désintérêt de sa femme pour son désir autant que pour son œuvre. Nathalie répétait Nadejna. Cette violence contenue, toute l’écriture de Pouchkine en a hérité. Autant sa vie fut désordonnée, brouillonne, autant son écriture se ramasse en une concision, une acuité, un sens de l’économie des moyens qui manquent rarement leur effet. Le pouvoir générateur de l’écriture est ici constamment maîtrisé et cela ne se manifeste jamais avec plus d’éclat que dans La Dame de Pique peut-être, parce que la pierre de touche de cette maîtrise réside dans la capacité de produire son envers dans YUmheimlichkteit, l’inquiétante étrangeté dont ni l’explication rationaliste ni celle du surnaturel ne suffisent à rendre compte. Nous avons donc mis en parallèle l’énigme du désir féminin, l’inquiétante étrangeté concernant la procréation dans la vie de Pouchkine et le mystère du pouvoir du récit et sa génération par l’écriture. C’est bien à cette rencontre que préside La Dame de Pique. La violence s’y fait la plus silencieuse possible. Hermann, devant la mort subite de la Comtesse, n’a qu’un mot : « La vieille ! », mais, ce cri lâché, il demeure interdit. Tchekalinski lui-même, pour manifester son triomphe, sourit « suavement » comme la Comtesse à travers la figure de la carte à jouer qui renouvelle son clin d’œil. Morte sans même avoir été effleurée de la main. Et lorsque enfin pour la première fois Hermann la touche physiquement en lui demandant de cesser ses gamineries, il constate qu’elle n’est déjà plus. Nous reconnaîtrons dans ce trait d’écriture si efficace l’indice d’une culpabilité écrasante à l’égard des impulsions de violence nées des demandes non satisfaites. Mais il y a plus : si la question d’Hermann cache le rêve d’une génération fortunée c’est que les circonstances poussent Pouch­ kine vers la réactivation de fantasmes œdipiens. Nathalie n’était pas enceinte. Pour le moment, car, dès le retour de Boldino, Pouchkine s’empresse de l’engrosser d’un enfant qu’elle ne gardera pas ; elle le perdra, prise du malaise annoncia­ teur de l’avortement, à un bal du palais, au début de mars 1834, entre la rédaction et la parution de La Dame de Pique. « Figure-

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toi que ma femme a failli mourir ces jours-ci. Cet hiver est terriblement riche en bals. » (Lettre n° 355, à son confident Nachtchokine, III, 495). C’est l’heure où le succès de Nathalie est à son apogée. La princesse Golytsina avait l’oreille du tsar Nico­ las, mais les yeux de celui-ci se tournaient plutôt du côté de Nathalie1. Le rival d’aujourd’hui, est en position paternelle, s’il en fut. Il fait surveiller étroitement par la police cet esprit quelque peu porté à l’agitation et trop facilement enclin à faire l’éloge des révoltés. Mais plus loin, beaucoup plus loin dans son histoire, un autre Nicolas a marqué de son éphémère passage l’enfance de Pouchkine. On a retrouvé dans les carnets du poète cette brève indication datant de ses sept ans : « Mort de Nicolas. Premier amour. » Nicolas est un frère d’Alexandre de deux ans plus jeune, mort à cinq ans de maladie. « Comme le petit Alexandre se penchait au-dessus de son lit, Nicolas eut la force pour l’amuser de lui tirer la langue. Puis il mourut. C’est tout ce que l’on sait de l’événe­ ment » (T. 27). Tirer la langue au fond du berceau et mourir — cligner de l’œil au fond du cercueil une fois morte, ce rapproche­ ment hypothétique prend alors un relief saisissant. Dans un des divers dessins « sataniques » de Pouchkine, il accompagne son autoportrait d’une figure de Diable lui tirant la langue (I, 498). La coïncidence de cette mort avec ce premier amour est en tout cas singulière. Tout porte à croire que cette disparition a été vécue à la fois comme un triomphe de l’omnipotence des souhaits de mort et qu’elle a permis une libération libidinale qui a effectué le premier déplacement hors de la sphère familiale. Sans doute sa mère ne lui appartiendra-t-elle pas davantage, mais au moins ne sera-t-elle pas à un autre. Au substitut de la mère, il fera de nombreux enfants. En six ans de mariage Nathalie aura été grosse 1. Celui-ci pour la conserver auprès d’elle, nommera le poète — après La Dame de Pique — « gentilhomme de la chambre », ce qui ne laisse pas de vexer le bénéficiaire, car cette fonction est généralement attribuée à de très jeunes gens. L’impertinence de Pouchkine à l’égard de la puissante princesse Golytsina est accueillie avec amusement à la Cour puisque le poète est persona grata. Cf. Geneviève Bull, Notice pour l’édition de La Dame de Pique, Livre de Poche, qui écrit : « Les grâces de Nathalie Pouchkine n’étaient peut-être pas étrangères, on le sait, à la clémence de Nicolas Ier. »

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cinq fois et aura quatre enfants1. Rien cependant ne changera le comportement de l’épouse. Elle continuera à se sentir embarras­ sée de son mari, tout comme la mère qui ne savait que faire « de cet enfant morose, lourdaud, nonchalant, silencieux et paresseux qui a l’air d’un négrillon mal blanchi » (T. 29). Nathalie vouera au premier de ses fils, le petit Sacha, des sentiments comparables à ceux que son père avait dû subir dans l’enfance2. Toute sa vie durant Pouchkine démentira comme un forcené cette mélancolie du premier âge par sa vitalité débordante, sa vivacité d’esprit toujours aux aguets. Il faudra attendre l’approche de la mort pour que la mère consente à accepter l’amour que le fils lui témoignera alors sans mesure (T. 677)3. De même les der­ nières heures de Pouchkine seront celles de l’amendement — temporaire — de Nathalie. Les éléments que nous avons rassemblés nous permettent de tracer une esquisse des figures composantes du conflit inconscient de Pouchkine à partir de l’analyse du corpus que nous avons choisi. 1. Observation par Pouchkine de la nudité d’un personnage féminin, sa mère ou sa grand-mère ; 2. Énigme posée par la castration féminine dans son rapport avec la grossesse ; 3. Curiosité autour du pouvoir de procréation et de multi­ plication ; 4. Construction d’un roman familial où le père est remplacé par les tsars4 ; 5. Jalousie à l’égard d’un frère puîné et souhaits de mort à son endroit ; 6. Culpabilité écrasante à l’égard de la composante agressive du désir œdipien par suite de la matérialisation des souhaits ; 1. Cette intense activité procréative tombe sans doute sous le coup d’une surdétermination : réassurance à l’égard du pouvoir génital, affir­ mation de sa possession sur Nathalie et désir de la rendre moins at­ trayante, mais sans doute dénégation toujours renouvelée de sa culpabili­ té en rapport avec les souhaits de mort du jeune frère. 2. Lettre 389 du 11 avril 1834 (III, 539). 3. Qui survient en 1836 précédant d’un an celle du poète. Pouchkine se plaignit auprès d’un de ses amis « du sort qui ne l’avait pas ménagé une fois encore et ne lui avait donné que si peu de temps pour jouir de la tendresse maternelle dont il avait été privé jusqu’à ce jour ». 4. D’autant qu’Ibrahim Hannibal était le filleul de Pierre le Grand.

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7. Deuil et travail de deuil aboutissant à 8. L’abandon de la mère et à l’adoption d’un comportement agressif et masochiste à son endroit, renforcé par 9. Le reflux de la tendresse sur la grand-mère et la nourrice ; 10. Déplacement précoce de l’érotisme sur des objets externes au cercle familial, mais avec réapparition des affects de jalousie et de revendication affective, dès que ceux-ci deviennent significa­ tifs ; 11. Comportement conflictuel à l’égard de la figure paternelle du tsar ; celui-ci devant rester dans la coulisse, les sanctions restant le fait de ses subalternes ; 12. En fin de compte, décision inconsciente en faveur de l’omnipotence maternelle par mésusage de l’autorité reçue du père ; 13. Disculpation des personnages parentaux par l’idée d’un commerce sexuel avec le Diable, projection d’une figure omniphallique (comme on dit omnipotente) sexuelle et agressive, dont le pouvoir de fascination est mortifère ; 14. Rélégation de la fonction paternelle du père réel, masquant le danger de castration, déplacé sur la figure maternelle. C’est à partir de ce réseau que nous avancerons l’hypothèse du fantasme inconscient qui anime, sans se montrer, La Dame de Pique. Le désir qu’on peut supposer est le souhait de donner un enfant à la mère, en remplacement de celui qui est disparu et dont la mort a été souhaitée. Ce fantasme a probablement été élaboré lors du deuil du petit Nicolas à titre de réparation et comme moyen de se faire aimer d’elle, en consentant au sacrifice de l’acceptation d’un rival mais en obtenant la contrepartie d’en être le père. Pour cela, il faudra tromper la surveillance du père pendant le sommeil nocturne. Mais ce fantasme — qui emprunte certains de ses éléments à la réalité — n’aboutit pas, par refus de la mère. Son rejet se matérialise par le fait qu’elle refuse de montrer à l’enfant comment faire. Mais du même coup cela permet à l’artisan du fantasme de penser que la non-réalisation du projet est due à ce que c’est elle, la mère, qui ne veut pas d’autre enfant. Le ressentiment contre l’attitude de la mère s’exprime dans le déve­ loppement du fantasme qui imagine alors plusieurs solutions. 1) Je me tournerai vers quelqu’un d’autre qui me donnera satisfaction ; a) peut-être ma grand-mère qui, elle, acceptera ; avec elle je me

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donnerai moi-même une autre mère, que je créerai et qui m’aimera. Elle sera à la fois ma mère et ma fille et je serai à la fois son fils et son mari ; b) peut-être ma nourrice qui sait tant de choses accepterat-elle. Et, sinon, elle consentira à m’indiquer comment font les autres ; ou tout au moins à me raconter comment devenir l’un de ces êtres à qui il arrive autant d’aventures qu’à mon arrière-grandpère Hannibal ; ou encore elle saura trouver le moyen d’intercéder auprès de mon vrai père, le tsar, pour obliger ma mère à accepter ce que je veux. 2) Et si tout cela ne marche pas, je chercherai ailleurs, là où sont consignés les secrets : dans les livres. Mais à cette fantaisie, nous l’avons vu, fait échec l'omnipotence de la mère, la lignée maternelle ayant hérité du pouvoir diabo­ lique1. Ce contenu écarte le père du conflit et ne le représente plus que par ce que la mère en a retenu. Toutefois, ce pacte diabolique n’est peut-être que la projection d’un autre échange, témoin d’un calcul presque aussi subversif. Car ce développement secondaire du fantasme qui se déploie en ces solutions diverses masque en fait un non-dit qui en constitue un des ressorts les plus secrets. Si la mère ne veut rien savoir, si elle refuse le remplacement de cette perte, la blessure infligée est telle que la perte devient la valeur clé. La perte devient la condition nécessaire de l’acquisition de la mère2. Plutôt que de se substituer à l’enfant mort, il s’agira alors de trouver la solution qui permettra à la fois d’assouvir sa ven­ geance et de posséder la mère. La formation de compromis sera la constitution d’une imago persécutrice de la mère qui la désigne non seulement comme mère non aimante, mais comme mère aliénante et séquestrante. Pour n’avoir pu trouver l’accès à cette solitude à deux rêvée avec elle, il est enfermé avec elle pour toujours, dans le reflux narcissique, où l’on est d’autant plus captif d’elle que par elle, on capture une puissance convoitée. Celle-ci, par hypothèse, étant supposée être celée là où il faut se perdre 1. L'imago d’ibrahim Hannibal se rapprocherait ainsi de ce que Rosolato appelle le « père idéalisé », objet de fascination, d’admiration et de terreur. Le père d’« avant » la castration. 2. Ici prend son sens le fait que le secret des trois cartes serve toujours à rembourser une dette. Or, Hermann n’a rien perdu, il doit donc d’abord perdre pour gagner.

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pour la rencontrer, afin d’en faire l’expérience par et à travers i’Autre. Cette solution est typique, nous aimerions même pouvoir dire prototypique, de la problématique du phallus maternel1. La dénégation du pouvoir paternel n’a pas succombé à la réactivation de cette structure fantasmatique à la naissance plus tardive de Léon, le jeune frère, auquel alla l’affection de la mère. Le contraste entre la simplicité, la banalité d’une telle structure fantasmatique et la richesse et l’originalité de l’œuvre frappera. Ce dont il faut s’étonner, ce n’est pas qu’on puisse l’inférer à partir du texte, mais qu’une cellule aussi rudimentaire porte en elle sa capacité de transformation et d’élaboration dont le texte est le produit. Notes

après-coup

Ce travail était pratiquement achevé quand nous eûmes accès à un texte jugé sans doute sans intérêt, puisqu’à notre connaissance il ne figure dans aucune des nombreuses éditions françaises. Il s’agit des « Notes de Pouchkine sur La Dame de Pique » parues dans l’édition des œuvres complètes de Pouchkine de l’Académie des Sciences d’U.R.S.S. (T. 4, 1936, et T. 8, 1940)2. Certains des renseignements qu’il contient nous ont paru, par rapport à notre analyse, non négligeables. Le « noyau de vérité » autour duquel est construite La Dame de Pique n’est pas imaginaire mais, nous apprend Pouchkine, serait une aventure réellement vécue par Nathalie Petrovna Galytsina. C’est son petit-fils qui, ayant perdu au jeu et venant lui emprunter de l’argent, reçoit en échange le secret des trois cartes que la Comtesse détient de Saint-Germain. Selon l’anecdote, le petit-fils aurait joué ces trois cartes et regagné ce qu’il avait perdu. 1. Selon F. Pasche, une des données fondamentales du fétichisme réside dans les cas où l’on observe l’impossibilité pour l’enfant de transférer les caractéristiques du pénis maternel au phallus paternel. Ceci nous paraît surtout vrai des structures homologues du fétichisme dans le champ psychotique. Cf. sur le fétichisme, Nouvelle Revue de Psychana­ lyse, n° 3, « Objets du fétichisme ». 2. Cahier de l’auteur archivé sous le n° 2373. Nous tenons à remercier Mme Aucouturier qui a bien voulu nous le procurer. Nous savons gré à M. Georges Nivat de nous avoir facilité l’accès à certains textes.

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La Comtesse est le fruit de deux modèles : outre la princesse, Pouchkine aurait pensé à Nathalie Nikolaevna Zagriajskaïa (17471837), une tante de sa femme. L’anecdote des cartes se trouverait dans la biographie de Cagliostro (avec l’indication du 3 et du 7). Saint-Germain est un condensé de Cagliostro et de Casanova. Tchekalinski : son portrait rappellerait, de l’aveu de Pouchkine, un de ses partenaires de jeu Ogon-Doganovski qui lui fit perdre 25 000 roubles. La première version contenait de nombreux détails autobiographiques que Pouchkine supprima par la suite. En outre, la première version s’étend longuement sur les rela­ tions tendres des jeunes gens, tous deux allemands russifiés Her­ mann et Charlotte (qui deviendra Lizaveta). C’est Charlotte qui est l’héroïne de la première esquisse de La Dame de Pique. L’amour est ici au premier plan. Pouchkine se serait également inspiré, pour le personnage d’Hermann, de Pestiel, révolutionnaire de l’époque. Mais ce qui surtout retiendra notre intérêt est le brouillon que Pouchkine laisse des sommes jouées, que nous reproduisons ici. Elles ne sont accompagnées d’aucun commentaire. Visiblement, Pouchkine cherche le chiffre convenable pour déterminer à la fois le capital d’Hermann et la somme finale qu’il escompte tirer du jeu. Il s’arrête au chiffre de 47 (les quarante-sept mille roubles de la version définitive). Ce choix nous semble dicté par le fait que la somme finale doit être conforme à celle gagnée par Tchaplitski (qui récupère ses trois cent mille roubles et davantage). Pouchkine a également failli adopter d’autres chiffres : 67, 40 et 60. Nous voyons revenir cette vieille connais­ sance : le chiffre 60. Pouchkine l’abandonnera, mais en revanche donnera à Tchekalinski soixante ans. Il y a soixante ans... Pouchkine écrit en 1833 — soixante ans avant c’était en 1773. Or, la mère de Pouchkine est née en 1775, son père en 1770. A mi-chemin donc de leurs naissances respec­ tives. En fait, le texte dit parfois : il y a soixante ans, parfois : il y a quelque soixante ans, mais nous ne saurons jamais s’il faut avancer ou reculer la date. Par contre, ce que cette date nous évoque dans le jeu des combinaisons inconscientes, c’est qu’à le couper par le milieu et à le lire, dans la moitié finale de droite à gauche et dans sa moitié initiale de gauche à droite, nous retrouvons le 3 et le 7 d’une part, et le 17 de l’autre qui est précisément le numéro de la cellule d’Hermann à l’asile d’aliénés. Ce redoublement du 7 nous

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47 47 __ 1 94 94 — 2 et ailleurs 188 188

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40 80 160 — 280 60 120 240 — 420

376 67 67 268 268

134 134

536 rappelle les deux événements de l’âge de sept ans : « Mort de Nicolas. Premier amour ». Condensés en un seul et en lisant la date à l’envers, on a la série du secret 3, 7, 1. Pouchkine nous a indiqué qu’il a omis dans les versions qui ont suivi la première tous les détails autobiographiques. Cela devrait nous aider à comprendre les difficultés et les ambiguïtés de la critique psychanalytique biographique. Le discrédit qui la frappe touche ses résultats plus que son principe. Car il ne s’agit pas d’expliquer le texte par la biographie, mais de montrer comment le texte de l’œuvre censure, élabore, déplace, condense, travestit les significations elles-mêmes censurées, élaborées, déplacées, condensées, travesties, qui ont pour théâtre l’histoire et l’enfance. La part d’hypothèses demeurera sans doute conjecturale au plus haut point. L’idéal nous paraît se tenir — quand ce travail est possible — par la confrontation de l’étude structurale intratextuelle et intertextuelle, en étendant dans ce dernier cas la notion de texte aux productions de l’inconscient. Allons plus loin encore, une vraie critique biographique psycha­ nalytique ne doit pas se contenter de rendre compte de l’œuvre à

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partir du passé, elle devrait être à même, à partir d’une œuvre antérieure, de rendre compte des faits biographiques qui lui sont postérieurs. L’œuvre indique en filigrane de quoi pourra être tissé l'avenir. Elle n’est ni l’expression d’un destin ni non plus, comme on l’a dit peut-être trop orgueilleusement, d’un anti-destin, peutêtre l’indice d’une pré-destination inconnue. Car comment arrêter ici l’analyse des relations entre Pouchkine et Nathalie sans penser à la mort du poète ? La Dame de Pique paraît déposer tout le pouvoir du côté du phallus maternel. Elle écarte le père du conflit, mais de la même façon elle laisse totalement dans l’ombre la relation homosexuelle qui relie le père et l’enfant. Le jour où Hermann joue sa dernière carte contre Tchekalinski l’ambiance de ce lieu de divertissement change ; elle est tendue à se rompre. Au moment critique Pouchkine écrit : « Cela ressem­ blait à un duel » (525). C’est dans un duel que Pouchkine trouvera la mort, un an après celle de sa mère. Il semble que celle-ci ne soit pas pour peu de chose dans l’exacerbation de sa jalousie à l’égard de sa femme. A cette période le charme de Nathalie n’opère pas seulement sur le roi. Un français, jeune chevalier-garde \ paré de beaucoup des traits appartenant aux héros du poète — beauté, esprit, désinvol­ ture — lui fait une cour assidue à laquelle elle semble ne pas être insensible. Il se nomme George d’Anthès, est fils adoptif de l’ambassadeur des Pays-Bas, le baron d’Haeckeren. S’agissait-il d’une paternité de couverture puisqu’on les soupçonnait de vivre en concubinage? En novembre 1836 Pouchkine et ses amis reçoivent un écrit anonyme en forme de procès-verbal grotesque où il est nommé « coadjuteur du grand maître de l’Ordre des cocus et historio­ graphe de l’Ordre »12. Un rapprochement perfide réunissait le 1. Extrait d’une lettre de Pouchkine à Nathalie de Trigorskoë (ortho­ graphié à la française Trigorsky. Cette localité ainsi que celle dont il va être question sont au voisinage de Boldino, où il retourne encore en 1835) : « A Mikhailovskoé, j’ai trouvé tout comme par le passé, si ce n’est que ma Niania n’y est plus et qu’autour des vieux pins familiers a poussé pendant mon absence une famille de jeunes pins, que j’ai du dépit à regarder, comme j’éprouve du dépit à voir de jeunes chevaliers-gardes, dans les bals où je ne danse plus. » (Lettre 419 du 23 septembre 1835, III, 601.) 2. Cf. le fac-similé dans les Œuvres complètes (III, 691).

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poète à un dignitaire du tsar précédent dont la femme était la maîtresse du roi. Cela donc ne pouvait viser que les relations de Nathalie avec Nicolas Ier. Pouchkine se met en tête que Haeckeren est à l’origine de ces missives et le provoque en duel. Sa qualité d’ambassadeur lui interdisant de relever le défi ce serait à d’Anthès de répondre pour lui. La massivité de ce déplacement est étonnante. Néanmoins le scandale est étouffé par un curieux compromis. D’Anthès se mariera à la sœur de Nathalie, ce qui pour autant ne met pas un terme à ses assiduités auprès de celle qui est devenue sa belle-sœur. Une nouvelle lettre anonyme faisant état de rencontres illicites entre Nathalie et le chevalier garde met le feu aux poudres. Les protestations d’innocence de l’épouse ne suffiront pas à contenir les fureurs du poète. Il écrit à nouveau à Haeckeren une lettre injurieuse, dont les termes sont extraits d’un brouillon de la lettre de Novembre qu’il avait dû renoncer à utiliser à ce moment. Il l’accuse d’avoir été le maque­ reau de son fils et dit : « Semblable à une obscène vieille, vous alliez guetter ma femme dans tous les coins pour lui parler de l’amour de votre bâtard1. » Le duel est alors inévitable. Pouch­ kine est blessé au ventre mortellement à la surprise générale car il était excellent tireur. Il n’atteindra lui-même son adversaire qu’à l’épaule, le blessant légèrement. Il mourra quelques jours après2.

1. Cité par L. Martinet. Préface aux Œuvres complètes I, 22. Sou­ ligné par moi. 2. Nous remercions le Dr Michel Gourevitch qui a bien voulu nous adresser des notes redressant certaines erreurs relatives à la langue russe et précisant certains points d’histoire (note de 1991).

CHAPITRE VIII

LE DOUBLE DOUBLE : CECI ET CELA (1980)

Dostoïevski pouvait-il ne pas écrire Le Double ? Tout l’y inci­ tait. Parmi ses auteurs favoris, Hoffmann, maître du genre, figure en bonne place. Hoffmann est encore plus qu’un maître pour lui : un ami. D’autres sont encore plus proches qui dominent de leur stature la littérature fantastique : Pouchkine et surtout Gogol dont il envie la gloire et qu’il rêve d’égaler ; non, de surpasser. Lorsque paraît son premier roman, Les Pauvres Gens, on s’écrie : « Un nouveau Gogol ! » Enivré par le succès, il va s’attaquer au Double poussant encore plus loin le projet. Impossible de lire Le Double « poème pétersbourgeois » sans la toile de fond des « nouvelles pétersbourgeoises » de Gogol. Le Nez tout d’abord mais aussi Le Manteau ou Le Journal d’un fou. A dix-sept ans, dans une lettre à son frère Michel, il avait déjà écrit : « J’ai un projet : devenir fou. » Il y a surdétermination. Mais ce qui est plus remarquable encore est qu’avec Goliadkine, Dostoïevski rencontre son double. Durant la rédaction de l’œuvre, il écrit encore à Michel : « Je suis maintenant un vrai Goliadkine. » On dira sans doute que tout auteur s’identifie nécessairement à son héros. Il est pourtant étrange et significatif que Dostoïevski qui vient de réaliser le plus cher de ses vœux : celui d’être reconnu, ait imaginé immédiatement après son succès une intrigue qui repose sur un délire de persécution où son héros — ou plutôt son antihéros — voit son existence niée, bafouée par un rival qui par sa duplicité réussit partout là où lui-même échoue.

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Aussi lorsqu’il vilipende son héros, qu’il paraît mépriser au plus haut point, c’est lui-même qu’il fustige dans un mouvement masochiste dont toute son œuvre témoigne, mais dont il aura percé les mécanismes les plus secrets mieux que quiconque. L’échec du Double auprès de la critique et du public, l’échec de Dostoïevski, réplique l’échec de Goliadkine. Pourtant, en apparence, Dostoïevski recherche un succès plus éclatant encore. En 1877, plus de trente ans après la rédaction du Double, il écrira dans le Journal d’un écrivain : « Je n’ai jamais rien lancé dans la littérature de plus sérieux que cette idée...1 » Mais entre ce qu’un auteur croit faire et ce qu’il fait, il y a toujours écart. Non seulement parce que ses espérances ne sont pas toujours comblées et, à ce titre, je ne crois pas que Le Double soit inférieur aux meilleurs ouvrages de Dostoïevski, mais parce qu’entre le projet conscient et son résultat s’intercale le travail de l’inconscient. Ainsi, pour Dostoïevski, c’est « l’importance sociale » du type de héros décrit qui compte. Il revendique d’en être le créateur, « l’annonciateur ». Après l’échec de l’œuvre, il formera, en 1854, le projet de lui donner une suite, d’attribuer à « M. Goliadkine » des activités politiques. Le « terrible salaud », il s’agit probablement du double, dénoncera l’existence du cercle Petrachevski. Cette suite ne verra pas le jour. En fait Le Double de 1845 est tout autre chose. Tout écrivain est double à plusieurs sens. Il a l’identité de son état civil, celle par laquelle on le connaît en public ou en privé. Mais il possède un double — ou est possédé par lui — l’auteur, qui, lui, ne se montre jamais qu’à travers ses écrits. Ce rapport se dédouble encore entre auteur et narrateur2, puis entre l’auteur et 1. Lettre de Dostoïevski à son frère Michel, 1854. Voir Récits chro­ niques et polémiques, Pléiade, p. 1664. Nous ferons de nombreux em­ prunts aux notes de Gustave Aucouturier. 2. Dostoïevski n’écrira à la première personne que dans un seul chapitre du Double, au moment où le récit se déroule en dehors de la présence de M. Goliadkine, pour décrire la fête dont il est exclu. Il parle alors en écrivain : « Oh ! que ne suis-je poète ! Et j’entends poète au moins égal à Homère ou à Pouchkine, pas question de s’en mêler avec un moindre talent ! » (p. 63). On voit que l’ambition de l’auteur est dans un rapport de correspondance avec l’ambition du héros d’être admis dans la bonne société.

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son héros. Mais ces rapports doivent être lus. Ils ne sont pas directement représentés. Lorsque l’intrigue met directement en lumière le thème du Double c’est un peu l’écriture comme système général de représentation, qui se représente dans la singularité du thème de la duplication. Le thème du Double est, on le sait, permanent en mythologie comme en littérature ; Sosie avant d’être un nom commun fut un nom propre. Il eut sa grande période, celle-là même où Dostoïev­ ski écrit, mais celle-ci s’est prolongée bien au-delà avec d’autres buts, comme chez Henry James et de nos jours chez les auteurs de science-fiction. Rank, dans un livre devenu classique \ a dressé un inventaire et proposé une interprétation psychanalytique qui le rattache au narcissime, à la relation du Moi à la mort. Mais, en le lisant, on se rend compte que cette interprétation générale nous laisse sur notre faim quant aux différences. Le Double de Dos­ toïevski, même s’il est compatible avec cette interprétation, doit être abordé dans sa spécificité. *

Le Double de Dostoïevski est lui-même double. D’une part il décrit, avec une précision et une intuition qui vont beaucoup plus loin que celles des psychiatres de son époque, le déroulement d’un délire de persécution. Il n’est pas inutile d’insister sur ce point. Dostoïevski rencontre en 1841 le docteur Riensenkampf. En 1843, il s’installe avec lui dans le même appartement. Il l’interrogera longuement, consultera les traités de médecine, pour asseoir son récit sur des bases sûres12. Son imagination le portera à deviner — en 1845 ! — ce que Freud écrira noir sur blanc en 1911 à propos d’un autre fonctionnaire, le président Schreber. Mais d’autre part ce récit fantastique, ce poème, est dans la réalité « littéraire ». Si aucun phénomène surnaturel n’habite ici le récit, ce qu’il y a de tragique dans ce qui arrive à « M. Goliadkine », c’est que personne parmi ses collègues, même son laquais, ne paraît s’étonner de l’existence du Double. Certes il leur 1. Otto Rank, Don Juan et le Double, Petite Bibliothèque Payot, 1973. 2. Je me réfère ici à l’ouvrage de Dominique Arban : Les Années d’apprentissage de Fiodor Dostoïevski, Payot, 1968.

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arrivera de penser qu’il n’est pas convenable d’être ainsi deux. Mais nul n’est surpris de l’arrivée du second Goliadkine et l’on sait comment le dernier arrivé expulsera le premier, jusqu’à l’aliéner de la société des hommes en le faisant enfermer dans les murs de l’asile — aux frais de l’État. Le récit fait coexister de part et d’autre d’un clivage une double réalité. La réalité matérielle de la maladie est latente au début du roman, puisque Goliadkine a déjà consulté le docteur Christian Ivanovitch Rutenspitz1 qui a déjà diagnostiqué quelque affection « nerveuse », et devient manifeste à la fin de celui-ci. Sinistrement sarcastique, le praticien parle avec un lourd accent germanique. La réalité psychique fait pendant à cette réalité matérielle, en la dominant largement toutefois, en accordant au double de la fiction une existence aussi réelle, et bientôt plus, qu’à l’original dont il est issu. On pourrait alléguer l’exigence du genre. Ce serait insuffisant. L’invocation ici, selon la terminologue freudienne, de cette réalité psychique, est aussi le témoignage que le double n’est pas un thème exclusivement psychiatrique. La psychose n’est qu’une des vicissitudes — la plus dramatique sans doute — d’un phénomène dont le champ déborde de beaucoup la pathologie. Cette duplicité se retrouve même dans le style de Dostoïevski. Un leitmotiv du Double est : « il y a ceci et cela », termes qui sont constamment dans la pensée de Goliadkine tantôt pour condam­ ner le discours des hypocrites dont le héros prétend se démarquer, tantôt dans ses paroles ou ses pensées pour justifier ses propres actions. Ceci et cela, c’est tout et n’importe quoi, mais ceci est à cela ou cela à ceci, comme Goliadkine aîné est à Goliadkine cadet. Nombreuses sont les formules répétitives ou en miroir : « Nous aussi nous mènerons notre intrigue pour les embêter... pour les embêter nous allons mener notre intrigue », dit Goliadkine aîné, euphorique, à son double invité chez lui. Il semble que Dostoïev­ ski illustre ici avec une particulière clarté ce que Mikhaïl Bakhtine a relevé quant à la poétique de Dostoïevski. Dans une remar­ quable analyse, il montre ce que j’appellerai le double double. D’une part le dialogue intérieur témoigne d’une duplication au sein du héros. D’autre part le discours du double réplique le 1. On notera la proximité des noms, réel Riensenkampf et fictif : Rutenspitz.

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discours du héros lui volant son propre langage. Et de conclure : « Le dialogue permet de substituer sa propre voix à celle d’un autre homme1. » En fait ce rapport est encore compliqué par une voix tierce, celle du narrateur : « Toute l’œuvre est donc construite comme l’entretien intérieur et ininterrompu de trois voix à l’intérieur d’une conscience décomposée. Chaque aspect important de celle-ci se trouve au point d’intersection de ces trois voix et de leur chevauchement brutal, douloureux [...] Un seul et même ensemble de mots, de tons, d’orientations intérieures passe à travers le discours extérieur de Goliadkine, à travers le discours du narrateur et à travers le discours du double, ces trois voix étant de plus tournées l’une vers l’autre, parlant non l’une de l’autre mais l’une avec l’autre. Les trois voix chantent une seule et même chose, mais au lieu que ce soit à l’unisson, chacune tient sa partie2. »

Dissonance, discordance. La poétique et la sémiologie psychia­ triques cette fois sont d’accord3. La dissociation de la personnalité — perçue intuitivement par Dostoïevski — se reflète non seule­ ment dans le contenu manifeste de l’œuvre mais dans ses struc­ tures stylistiques. Accord aussi avec la métapsychologie de Freud où l’on pourrait dire de Goliadkine qu’il est sadisé par son Surmoi, que le narrateur occupe la position d’un Moi clivé et que le double incarne sans vergogne les désirs du Ça (« Le terrible salaud »). Mais qu’on pense à cette tripartition, les relations qu’elle laisse voir vont toujours deux à deux. Dualité de Goliadkine, dualité entre Goliadkine et son double, duplicité du narrateur qui se tient entre eux prêtant sa plume à l’un ou à l’autre : Arlequin serviteur de deux maîtres. Le psychanalyste ne peut que reconnaître l’écrasante supério­ rité de l’écrivain. Même si, comme le rappelle Sarah Kofman4, l’artiste contrairement au psychanalyste ne saurait pas ce qu’il fait, 1. Mikhaïl Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, p. 249, L’Age d’homme, Lausanne, 1970. 2. Op. cit., p. 257. 3. La discordance est un symptôme de la schizophrénie. 4. Sarah Kofman, L'Enfance de l’Art, Payot, 1975.

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aux yeux de Freud, il en sait beaucoup plus que n’étaient supposés savoir les psychiatres de son temps. Rutenspitz-Riensenkampf n’entend rien au discours de Goliadkine. Il est sourd à sa demande d’amour envers le substitut paternel qu’il représente. Et Goliad­ kine n’a pas tort, en sortant de chez lui, de le trouver bête comme une souche. Il y a sans doute plus de vérité dans ce Double que dans les traités de psychiatrie de l’époque. C’est vrai que Dos­ toïevski ne sait pas ce qu’il fait puisqu’il croit faire une œuvre « sociale ». Et l’on imagine aisément l’interprétation politique que l’on peut tirer du tableau de cette société impériale hiérarchisée à l’extrême qui nie l’individualité de ses serviteurs, obscurs « conseillers titulaires ». Mais est-ce de cela qu’il s’agit? *

La conclusion tragique du Double est le châtiment d’une dette d’honneur. A la base du sentiment de persécution de Goliadkine gît le soupçon d’un complot fondé sur une calomnie. Ses ennemis souhaitant s’opposer à un projet qui n’est rien moins que d’épou­ ser la fille de son bienfaiteur et supérieur hiérarchique Olsoufii Ivanovitch Bérendiéiev qu’il considère comme un père, lui barrent la route en installant un rival dans la place, Vladimir Siémionovitch, neveu d’André Filippovitch qui a l’oreille de son Excel­ lence. Ils le discréditent en répandant le bruit qu’il a promis le mariage à son ex-logeuse Caroline Ivanovna, une Allemande — comme le docteur — pour éponger l’ardoise de ses frais de pension. La suite du récit montrera que cette calomnie pourrait bien être fondée1. Plaie d’argent n’est pas mortelle, mais l’hon­ neur c’est autre chose pour un sujet aussi narcissique que Goliad­ kine. L’ouverture du récit donne toutes les clés de la structure mentale de Goliadkine. Il sort du sommeil en doutant « si ce qui se passe autour de lui est bien la réalité ou seulement la continuation des visions désordonnées de ses rêves ». Ultérieurement nous verrons que les rêves de Goliadkine relatifs à ses relations avec le Double se confirment dans la réalité. Son premier geste au sortir 1. Voir la lettre à Vakhramiéiev au chapitre IX où Goliadkine se déclare prêt à accéder « à divers accords pacifiques, sous réserve de réciprocité, cela va de soi ».

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du lit est d’aller contempler son image dans le miroir, « si insigni­ fiante en elle-même qu’elle n’avait de quoi arrêter au premier regard l’attention de personne ». Toute la suite le verra au contraire s’imaginer qu’il est l’objet de l’attention de tout le monde aussi bien par ses incorrigibles bévues que par la malveil­ lance des autres. Le masochisme est perpétuellement satisfait, tant par ses faux pas — à la lettre — que par la harcelante agression du Double. Il dépêche de nombreux agents pour savoir ce qu’on dit de lui et ne peut les croire lorsqu’ils lui répondent qu’on n’en a rien dit. Enfin après l’état hypnagogique et le reflet de l’image dans le miroir, il se conforte par la contemplation de ses économies. Or tout le long du roman Goliadkine va payer. Non seulement moralement mais matériellement. Des sept cent cin­ quante roubles il ne restera sans doute pas grand-chose au moment où le docteur décide de le loger aux frais de l’État, ce dont il le déclare d’ailleurs indigne. Or Goliadkine paiera pour rien, c’est-à-dire qu’il n’obtiendra pas les bénéfices escomptés de l’apparente richesse qu’il veut se donner en roulant carrosse. Ou alors il paiera pour un autre, à tous les sens du terme, réglant les dépenses occassionnées par le Double qui s’empiffre à ses dépens, comme lui-même se sera gobergé aux dépens de sa logeusenourrice Caroline Ivanovna. Mais tout cela ne lui coûte rien. On dirait même que cela le soulage de se délester ainsi, ce qui s’explique s’il se sent coupable de sa dette à l’égard de l’Alle­ mande. En vérité on comprend que Goliadkine pensait à ce mariage avec Clara Olsoufievna de longue date. Aussi préférait-il vivre en parasite chez sa logeuse pour mettre de l’argent de côté afin d’être admis dans la bonne société à laquelle appartient sa fiancée imaginaire. Tel est le désir conscient. Ce qui le fera échouer est que Goliadkine ne peut l’assumer. Il est dans son appareil de louage pareil au Petit Poucet qui chausse les bottes de sept lieues, mais elles sont trop grandes pour lui, comme la livrée de son laquais Piètrouchka, elle aussi louée pour la circonstance. Il veut danser, il trébuche. Il s’accroche à son double, il est renversé du drojki et roule à terre. La misogynie de Goliadkine est manifeste. Au début du récit elle se porte sur l’Allemande, alors que Clara apparaît en contre­ point comme l’étoile la plus brillante du firmament dans la splendeur de ses dix-huit ans. Mais lorsqu’il recevra une lettre

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d’elle lui demandant de l’enlever dans la meilleure tradition (piège probable manigancé par son double), il répond à ce désir mais l’accable de critiques en lui promettant le fouet et une existence d’épouse serve. Au reste, si la pensée de Clara l’obsède avant l’apparition du Double, la fiancée de ses rêves disparaît totale­ ment de son esprit jusqu’à ce qu’elle lui fasse signe, tandis que celle du Double et des persécuteurs ne le quitte pas un instant. La création du Double obéit au processus décrit par Freud quand il affirme : « L’étiologie sexuelle n’est justement pas du tout évi­ dente dans la paranoïa ; par contre les traits saillants de la causation de celle-ci sont les humiliations, les rebuffades sociales, tout particulièrement chez l’homme1. 2» Pas évidentes mais déter­ minantes en profondeur. Car il y a « sexualisation des investisse­ ments instinctuels sociaux ». L’homosexualité est à l’œuvre, farou­ chement niée, rejetée, débordée pour ainsi dire puisque « la somme des régressions qui caractérise la paranoïa est mesurée par le chemin que la libido doit parcourir pour revenir de l’homo­ sexualité sublimée au narcissisme2 ». Dostoïevski n’avait pas besoin de lire Freud pour le comprendre. Mieux, il nous le montre de façon explicite. Goliadkine veut haïr le Double, mais il l’aime. Il n’a de cesse que les « choses s’arrangent ». Il parle toujours d’agir, il veut se battre en duel. S’il y renonce, c’est probablement parce qu’il sait — et c’est ainsi qu’il se qualifie de « suicidé » — que ce serait là sa mort, qu’il le tue ou qu’il se laisse tuer, comme le montre la tradition littéraire du genre. Mais cet amour homo­ sexuel est ici patent. Et le Double ne cesse de le lui renvoyer en l’appelant « mon chéri » après la nuit qu’il a passée chez lui, en lui demandant sournoisement et d’un air moqueur « s’il a passé une bonne nuit ». Ce qui ne l’empêche pas de cracher après lui avoir serré la main et de s’essuyer les doigts après la souillure de ce contact3. 1. Cinq psychanalyses, trad. Marie Bonaparte et Rudolph M. Loewenstrin, PUF, 1967, p. 305. 2. Op. cit., p. 316. L’homosexualité, dans la paranoïa, perd une partie des acquisitions obtenues grâce à la sublimation. Elle sexualise donc à nouveau les relations sociales désexualisées. Cette observation permet de jeter un pont entre l’interprétation psychanalytique et l’interprétation socio-politique du Double. 3. Les insultes perçues dans les hallucinations délirantes ont un carac­ tère stéréotypé : « Vache, salope, putain » — ce qu’on appelle dans le jargon professionnel le syndrome v.s.p.

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Et pourtant ce double n’est qu’un autre lui-même. Il reflète très exactement ce que Goliadkine ne veut pas être, tout ce qu’il nie être et qu’il rejette hors de lui. Enjôleur, écornifleur, farceur, beau parleur, plaisantin, le Double est avant tout séducteur. Goliadkine se défend de porter un masque. Il vit à visage décou­ vert. Il est ce qu’il est, rien d’autre. Mais lorsqu’on lui accorde la possibilité de s’expliquer, il bafouille, devient confus, obscur et même abscons : « ce sont les autres qui... » Aliéné par son image spéculaire, celle-ci lui renvoie ce qui est « forclos » en lui : son immense besoin d’amour passif vis-à-vis d’un autre homme. D’un frère (le Double) ou d’un père (son bienfaiteur). Tout s’achèvera par la punition publique, sur les lieux mêmes où il commit la transgression — au sens strict — lorsque, s’étant vu interdire de franchir le seuil de la demeure d’Olsoufii Ivanovitch, il y revient par l’arrière, c’est-à-dire par le garde-manger. Tout est consommé dans le chapitre final qui se déroule avec le cérémonial d’un rituel préparé par le Double démoniaque. Dans la grande salle du bal, devant la foule des invités assemblés, il est mené par ses ennemis devant le maître de céans, assis entre sa fille et son futur gendre, comme une victime sacrificielle. Bientôt le médecin apparaît dont on voit alors qu’il a partie liée avec ses ennemis qui ne l’accueillent pour une fois avec faveur que pour l’abattre. Le médecin l’emmène, à l’extrême jubilation de son double, vers la voiture qui l’arrachera, sans doute définitivement, à la société des hommes libres. La sentence a été prononcée. *

Le Double est double. Tel est son statut. Il n’est pas seulement le Double de Goliadkine, il est un être foncièrement double. Au sens où l’on parle d’un double-face, de la duplicité toujours péjorative mais toujours négatrice de l’inconscient. Toute cette façade sociale qui sait s’attirer les faveurs des gens bien placés pour parvenir à ses buts, toute cette fausseté a raison du « vrai » Goliadkine. Mais c’est que le vrai Goliadkine n’est pas si vrai puisqu’il méconnaît son vrai désir qui est de faire triompher son rival. C’est bien à cela que parvient le Double. S’il tire quelques bénéfices de la situation, c’est néanmoins Vladimir Siémionovitch qui épousera Clara et non lui. Quant à lui, sa jouissance, il ne la tire que de la déconfiture totale de Goliadkine aîné. Le triomphe sadique se réjouit de l’accomplissement du désir masochiste.

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Dostoïevski excellera dans la suite de son œuvre à décrire ce type de personnage que le bon sens ne peut comprendre. Freud dira : « Le masochisme resexualise la morale. » Toute morale repose sur la sublimation des désirs masochistes, la morale chré­ tienne ne faisant guère exception à la règle. Si Dostoïevski avait en vue la critique sociale en écrivant Le Double, ce ne pouvait être que d’un point de vue religieux. Et Le Double en porte les traces, comme on l’a bien noté1, par de nombreuses allusions aux Jésuites et à Gregor Otrépiev, le faux Dimitri qui s’appuya sur le catholicisme polonais pour prendre le pouvoir. On pourrait alors penser à un conflit entre deux inter­ prétations du christianisme : catholicisme et orthodoxie. Mais Dostoïevski connaissait trop les hommes et sans doute d’abord lui-même pour ne pas voir que les ressorts du masochisme ont d’autres origines. Et c’est ici le moment de faire remarquer sa profonde duplicité à l’égard de son héros. Nul doute qu’il le présente comme un être méprisable. Le traducteur nous en aver­ tit. Goliadkine, c’est l’indigent, le pouilleux, le sot. Un véritable « pharmakon ». Et pourtant lorsque le narrateur nous décrit sa misère, son tourment et son désespoir, quelle compassion pour lui, pleine de l’amour du prochain, si déshérité soit-il, et même si condamnable ! La misère est l’occasion de la miséricorde. La jouissance sadomasochiste appelle le repentir dans l’identification à celui qui souffre, une identification purifiée par la sublimation. Car Dostoïevski était de par sa maladie — épilepsie ou hystérie, peu importe — double : auteur de génie visité par le divin ou monstre dégénéré habité par le mal. Comme il était aussi dans sa vie privée : bon père, bon époux, mais possédé par la passion du jeu qui le contraignait à dilapider tout ce qu’il gagnait, pour perdre. Cette référence religieuse serait banale si elle ne s’inscrivait plus précisément dans un réseau signifiant. Goliadkine se prénomme Jacob Piètrovitch. Jacob, fils de Pierre. Jacob : le thème de la gémellité prend ici un sens précis. Jacob l’usurpateur du droit d’aînesse d’Esaü, qui obtient la bénédiction parentale par ruse. Mais Piètrovitch ? Poursuivons notre enquête sur les prénoms : le laquais, qui est aussi une des figures possibles du double comme l’a bien noté 1. Dominique Arban, op. cit.

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Rank — pensons à Don Juan-Leporello, à Don Quichotte-Sancho Pança, à Othello-Iago — est nommé Piètrouchka. Il est parfois appelé Pierre (Piètrovitch) par son maître : le fils de Pierre bafoue ainsi le nom du père en traitant son laquais comme il le traite. Mais il y a plus. Lorsque le Double est engagé au ministère il occupe la place vacante de feu Simon Ivanovitch : Simon-Pierre. Plus loin, dans le texte Goliadkine est démis de ses fonctions en faveur d’un nouveau venu : Ivan Siémionovitch. Encore un rapport en miroir. Le rival heureux de Jacob Piètrovitch est Vladimir Siémiono­ vitch1. Voilà trois marques, ce ne sont pas les seules, qui désignent le prénom du père du côté du double (ou de ceux dont il occupe la place) et du rival. Reste Ivan. C’est le prénom du père d’Olsoufii Ivanovitch. C’est aussi celui du père du docteur Christian Ivano­ vitch et c’est enfin celui du père de la logeuse Caroline Ivanovna. Qui plus est, les deux derniers sont allemands. Le docteur Rutenspitz prononcera la sentence condamnant la faute du héros à l’égard de la logeuse nourricière, comme allié objectif du bienfai­ teur, du père spirituel de Goliadkine, Olsoufii Ivanovitch. On peut donc remarquer qu’il y a condensation mais à la faveur du double nom Simon-Pierre, entre frère et père, tous deux ren­ voyant à la trahison de Pierre (son reniement) sur lequel sera néanmoins bâtie l’Église. Alors qu’Ivan est en position paternelle et médicale représentant une double image : bienveillante au départ, hostile à la fin2, Christian Ivanovitch est devenu un diable. *

La biographie d’un écrivain n’offre d’intérêt que dans la mesure où l’on peut en tirer des éléments dont le groupement significatif crée entre les textes et la vie, un texte de la vie, c’est-à-dire une organisation fantasmatique où œuvre et vie se répondent. Le 30 octobre 1820 naît Michel Dostoïevski, frère aîné de l’auteur portant le prénom du père, médecin. Le 30 octobre 1821, le même jour, naît Féodor Mikhaïlovitch qui porte le prénom du 1. On notera la petite différence Simon-Sémeion. 2. Goliadkine au moment où il est emmené par le docteur qu’il reconnaît à peine pense : « C’était Christian Ivanovitch. Mais pas celui de naguère, un autre Christian Ivanovitch ! Un effrayant Christian Ivano­ vitch. »

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grand-père maternel. Juste un an d’écart entre les deux frères dont on devait célébrer les anniversaires le même jour. Cette « petite différence » si elle ne fait pas d’eux des jumeaux crée une simili­ tude remarquable. Naîtront ensuite, Varvara en 1822 et André en 1825, année où Dostoïevski apprend à lire dans les Cent quatre leçons d’histoire sainte. En 1829 enfin naissent deux sœurs jumelles, Véra et Lioubov, cette dernière mourant quelques jours plus tard. Je ne pousserai pas plus loin les hypothèses. Je me contente de rappeler les faits. *

Dostoïevski sera mieux récompensé lorsqu’il se servira du thème du double de façon plus déguisée ; lorsqu’il établira des rapports de complémentarité entre ses héros, Muichkine et Rogojine par exemple ou qu’il distribuera sur quatre personnages, les frères Karamazov, le jeu des miroirs. Il abordera à nouveau le thème du double dans la folie d’Ivan Karamazov, meurtrier indirect de son père, mais cette fois la référence psychopatholo­ gique sera l’objet d’une interrogation beaucoup plus profonde. Pourtant il y a dans Le Double une appréhension extraordinaire du thème de l’individualité, de l’identité trompeuse en tant qu’elle se veut résolument unique et simple. Thème narcissique nous l’avons dit, battu en brèche par les blessures infligées au héros. Le moment où le double va apparaître à Goliadkine, ce double qui sera la cause de tous les malheurs qui le conduiront à l’asile, est celui de la tentation du néant. Profondément humilié du double rejet dont il a été l’objet, jeté lamentablement à la rue, chassé de la maison de celui qui fut autrefois son protecteur et qu’il considérait comme un père, il se retrouve par une nuit de tempête où les éléments sont déchaînés — je pense ici au roi Lear victime d’un sort analogue — dans la solitude du désespoir. « Tout était consommé, achevé, décidé, et scellé : que lui importait? » A ce moment la honte et la douleur le poussent à se cacher, à fuir, et même à disparaître. L’intention suicidaire, bien qu’elle ne soit jamais ouvertement exprimée par l’auteur, est claire. « M. Goliadkine souhaitait non seulement échapper à lui-même, mais même à s’anéantir complètement, n’être plus, tomber en poussière. » Et l’on ne donne pas cher de sa vie lorsqu’on l’ima­

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gine appuyé au garde-fou (!) du quai sur les bords de la Fontanka. C’est à ce moment que le Double se manifeste comme présence invisible, qui « lui disait même quelque chose, lui disait quelque chose [noter la répétition, l’écriture relayant la représentation de la scène], en mots pressés, hachés, incompréhensibles, mais quelque chose qui lui était très proche et qui se rapportait à lui ». Ainsi avant d’être une apparence, le Double est d’abord une voix. L’auteur ne nous dit rien de ces paroles noyées par la clameur des intempéries mais, ce qui est sûr, c’est qu’elles auront eu le pouvoir d’arrêter la tentation suicidaire. Peu importe que Goliadkine ait reconnu leur caractère hallucinatoire, elles ont le pouvoir de remobiliser son attention, d’interroger éperdument le monde qui l’entoure, fût-ce au prix d’une terrible angoisse. Pour nous la leçon est claire : c’est lorsque apparaît le désir d’anéantissement, au moment où le sujet aspire au zéro que le dédoublement salvateur s’opère : il devient deux. La fragilité de l’unité menacée, crée sa réplique comme un remède — fût-il empoisonné — au désespoir. Freud avait compris que le délire est déjà une tentative de restitution, une néo-réalité qui apparaît au moment où le monde semble s’effondrer. Le dilemme est ici mourir ou délirer. Délirer permet d’espérer et de survivre. Mais, à d’autres moments, le double ne réussit pas à maintenir, par la création d’une image spéculaire, la cohésion menacée du moi. Le double se multiplie en une infinité de figures, en une série de petits Goliadkine qui le prolongent indéfiniment. C’est le morcellement et c’est tout le caractère ¡Illusoire du concept d’iden­ tité, que menacent à la fois la tentation du néant et l’infini de la fragmentation. Le double affirme ainsi notre destin d’être divisé, entre l’image que nous souhaiterions avoir de nous-mêmes et celle que nous renvoie notre alter ago méconnu.

CHAPITRE IX

LA RÉSERVE DE L’INCRÉABLE (1982)

L’INCRÉABLE

« Incréable » n’est pas français. La réflexion sur le processus de création envisagé selon la perspective psychanalytique m’a contraint à forger ce néologisme, dont le sens est, je crois, clair. Faut-il que je justifie cette création lexicale en commençant par préciser ce que nous offre le vocabulaire ? « Incréé » désigne ce qui existe sans avoir été créé. Le lexique témoigne d’une certaine idéologie à défaut d’une logique sans faille car il est évident qu’un mythe d’origine, par le mot d’incréé, se dessine en filigrane. Si tout ce qui existe, est créé, il faut qu’un créateur soit sans avoir été lui-même créé. Dieu peut-il être absent du fantasme de tout créateur, tout artiste se voulant le père de ses œuvres et le fils de personne? Voilà une variante du roman familial qui porte la marque de la négation de la scène primitive dont tout existant humain est né. Dans ces conditions, pour Dieu — créateur incréé — rien n’est en droit, incréable. Je soutiendrai ici la position contraire : il y a de l’incréable, parce que la création ne saurait franchir certaines limites, à savoir accomplir un certain type de transgression sans compromettre définitivement la créativité c’est-à-dire le pouvoir créateur du sujet. Ce point est celui-là même où son statut de sujet, c’est-à-dire d’être séparé, est ancré dans le corps de sa créatrice : la mère. C’est l’incréable parce que cette réserve est la propriété d'un autre, ou d’une autre qui ne détient ce pouvoir à

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son tour que par les facultés créatrices de tiers, eux-mêmes créés ad infinitum. Toute œuvre suppose le couple créateur-créature unis par le processus de création. Ceci m’amènera à revenir à nouveau sur l’origine de la création, la créativité et la fin de la création c’est-à-dire son but et son terme. Envisagées sous l’angle de la psychanalyse, ces questions débouchent sur les rapports du corps et de l’être. Cette dernière catégorie n’existe pas dans l’inventaire des concepts freudiens. Il faudra attendre Lacan et Winnicott pour la voir introduite dans le vocabulaire psychanalytique, encore que ces deux auteurs la théorisent fort différemment, le premier sous les auspices du langage, le second comme don maternel. Le concept tardivement introduit par Lacan de langue maternelle, autrement dite « lalangue », s’est efforcé de parer à certaines insuffisances de la théorie lacanienne selon laquelle l’inconscient serait structuré comme un langage. Il faut préciser ici que ce qui paraît refléter un retour en force de la philosophie — l’existentielle — est tout à fait relatif en ce que la pensée de Freud, dont Lacan et Winnicott se réclament, lui est antinomique. Il y a donc nécessité de clarifier une source possible de malentendu. Transfert

d’existence et créativité

L’œuvre est le résultat d’un transfert d’existence. Ceci rend compte du fait que pour le créateur, la question de l’existence de l’œuvre d’art — où son narcissisme le plus essentiel est engagé — passe avant tout, jusques et y compris, ce qui dans son appareil psychique reste soumis aux pulsions d’autoconservation. La néces­ sité d’être de l’œuvre d’art qui implique sa reconnaissance par un tiers toujours présent à travers son absence, même si l’œuvre ne sera jamais imprimée, exposée, ou entendue, fait de son destina­ taire la condition même de son existence. Qui est ce destinataire : masse de la foule anonyme, arbre généalogique des Maîtres, chaîne des pairs, meute des critiques, objet d’amour dédicataire ? Cela est indécidable, car il est un pour tous et tous pour un. Le regard sur l’œuvre est le véritable père de celle-ci, en tant qu’il la légitime et reconnaît cet autre parent qui est son créateur immanent. C’est ce déplacement transférentiel qui est à l’œuvre, doublement.

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Transfert du principe de plaisir, qui se porte moins sur un objet vivant que sur un objet incréé à créer, transfert du narcissisme du créateur sur un objet — transnarcissique — qui lui permet de se réunir avec le narcissisme d’un autre, et qui attache plus de prix à faire exister l’œuvre qu’à exister soi-même. Avant d’aller plus loin sur le statut paradoxal de l’œuvre, il me faut d’abord revenir un moment sur les concepts dont nous disposons dans la théorie freudienne. Ceux-ci ne sont pas très nombreux. Deux d’entre eux, à la fois essentiels et imprécis, capitaux et difficiles à penser dominent tout débat sur la question : sublimation et idéalisation. Quant à la créativité, elle n’est appa­ rue qu’assez récemment dans la théorie psychanalytique, et c’est justement à son propos que Winnicott s’est référé à l’être : le « being » dont le sens en anglais, on le sait, est plus proche de l’idée d’un être se faisant ou en train de se faire, que d’un être transcendental, différent en cela du concept philosophique renou­ velé par Heidegger. Cette introduction tardive indique les limita­ tions du corpus freudien. Sans doute parce que Freud a reculé devant la question. Il ne manquait pas d’audace pourtant et ne craignait pas de passer pour sacrilège, sur des questions autrement plus épineuses comme celles de l’interprétation psychanalytique de la religion et plus particulièrement des racines infantiles de la croyance en Dieu. Créateur de génie, fils d’un père peu valorisé, ayant lui-même possédé la faculté de sublimer avec une puissance considérable, des pulsions d’une intensité hors du commun, il situera sa filiation spirituelle du côté des créateurs plus que du côté des savants et des philosophes. Aussi doit-il rendre les armes devant Shakespeare, Gœthe, Léonard et Michel-Ange. On ne saurait donc s’étonner outre mesure que Freud souhaitât garder à l’art son mystère, comme s’il relevait du sacré. En revanche qu’il s’agisse du créateur ou du produit de sa création, Freud ne reculait pas devant la tentative de les soumettre à l’analyse. Les sources individuelles inconscientes qui ont déter­ miné le produit de la création chez le créateur, les traces laissées par le créateur de ce crime qu’est l’œuvre — incestueuse ou parricide — cela par contre il l’a analysé. Ce qui resta obscur pour lui est la relation entre la vicissitude la plus commune des pulsions, la sublimation et son destin exceptionnel : la création. Sans doute Freud, y décèle-t-il la relation de la création à la procréation. Le

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cas de Léonard lui donne une occasion unique de souligner l’importance du conflit entre la création et l’épistémophilie soit encore entre l’engendrement d’une œuvre et la curiosité sexuelle en rapport avec la procréation. Mais ce n’est là qu’une esquisse. Le processus de création reste dans l’ombre. Il faudra attendre que Freud découvre l’importance de la scène primitive, ou du fantasme de celle-ci pour situer sa fonction comme fantasme originaire. Dans le domaine de la psychanalyse appliquée c’est peut-être la raison d’être de l’inquiétante Étrangeté. Je ne développerai pas — tant ils sont connus — les concepts de sublimation et d’idéalisation1. Je me bornerai à souligner un point qui leur est commun. Dans la théorie une distinction les oppose : la sublimation concerne les pulsions, l’idéalisation, l’objet. Én fait un trait les articule l’une à l’autre : c’est la notion d’agrandisse­ ment ou de grandeur. Si l’on songe à l’état amoureux qui intéresse à la fois la vie pulsionnelle et l’objet, on constate que la dimension d’agrandisse­ ment n’y manque jamais, qu’elle s’attache aussi bien à la vie pulsionnelle, par l’exaltation psychique qui l’accompagne tou­ jours, qu’à l’objet, une « surestimation sexuelle » affectant tou­ jours son investissement. Qui plus est, Freud pensa que le narcis­ sisme du sujet s’en trouve d’autant amoindri. C. David a montré qu’on pouvait voir les choses autrement soulignant que l’état amoureux exalte le narcissisme du sujet2. Que le narcissisme de celui qui est amoureux puisse s’en trouver puissamment surinvesti n’empêchera pas que les fantasmes sacrifi­ ciels se pressent sur l’autel de l’objet. Une comparaison s’impose ici : celle de l’amour d’une mère pour son enfant. Cette « élévation » de l’objet au rang d’une dignité inégalable, cette idéalisation va de pair avec la sublimation qui — on l’a rappelé — relève moins du sublime que du sublimé, soit encore d’une opération qui s’effectue plus ordinairement dans les offi­ cines que dans les ateliers d’artistes. Le sublime est voisin du sacré. Ici nous retrouvons cette dimension du sacrifice qui caracté­ rise si intensément le rapport de l’homme aux dieux, comme celui de la mère à son enfant. Dans toutes ces figures de l’amour, partout se retrouve ce que j’ai appelé le transfert d’existence. 1. Cf. « L’Idéal mesure et démesure » dans La folie privée, Gallimard, 1991. 2. L’État amoureux, Petite Bibliothèque Payot.

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Les PARADOXES DE l’œuvre

L’œuvre est création, c’est-à-dire produit nouveau, original. Plongeant aux sources de l’origine, l’originaire donne naissance à l’original. Il n’est point d’artiste, si forte que soit son appartenance à une filiation où il a élu des maîtres qu’il reconnaît comme pères, qui ne soit désireux de rompre cette filiation par son œuvre afin de se situer lui-même comme point d’origine d’une nouvelle période historique. Ainsi tout créateur rêve-t-il d’être un mutant. Cette création issue d’une continuité, veut briser cette chaîne, son œuvre prétendant à un commencement absolu. Créatrice, elle est donc aussi destructrice, pieuse, elle est en même temps iconoclaste. La construction de l’œuvre ne s’accomplit pourtant que grâce à un inlassable travail de Sisyphe, élaboration ou perlaboration d’un éternel retour sur les traces de l’objet perdu. Plus précisément les retrouvailles avec l’objet primaire, se font à partir des traces — inscrites dans la psyché — de leurs rapports originaires. Ainsi l’extrême nouveauté, ce qu’en biologie on appelle l’émergence, s’effectue par un retour aussi complet que possible, et grâce à la répétition, vers l’originaire ou le fantasme des origines. Un autre aspect de ce paradoxe est la contradiction de cette démarche qui tient moins de la réminiscence que de la revi­ viscence, oscillant périodiquement entre son versant narcissique et son versant objectai. Narcissique, ce travail l’est nécessairement, puisqu’il est solitaire, objectai il ne l’est pas moins puisqu’il est une quête de l’objet perdu. L’œuvre est recherche d’un objet inconnu et anonyme, son destinataire, avec lequel elle établit une relation narcissique. C’est pourquoi je la dis transnarcissique, cette réu­ nion la faisant accéder au statut d’un objet transitionnel culturel ’. En outre, ce travail dont nous avons dit qu’il était à la fois de réunion, par la référence à la filiation de l’œuvre d’art et de séparation en tant qu’il se veut point d’origine d’une nouvelle génération d’artistes, témoigne d’un conflit semblable dans le procès de la création. L’artiste construit en créant mais en créant il ne peut éviter de détruire l’apparence des choses. Cette perspec­ tive contradictoire entre réunion et séparation, entre le créateur et1 1. Individuel cependant et non collectif comme je l’ai développé en ce qui concerne le mythe (voir dans ce même volume : Le mythe un objet transitionnel collectif).

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ses pères, comme entre les faces constructrice et destructrice au sein du créateur lui-même, implique un étrange rapport au monde. D’une part le créateur a besoin du monde, non seulement parce que le monde lui est nécessaire pour sa survie, mais aussi parce que le monde (extérieur avant de devenir intérieur) lui fournit la matière de l’œuvre que sa sensibilité — ses sens autant que ses émotions — transformera. Mais d’autre part toute œuvre suppose un rejet de ce monde, fut-ce pour le louer et le magnifier en célébrant ses vertus. Même dans le cas où le créateur choisit une position engagée, le monde de la création ne peut être que celui d’un détournement — plus ou moins temporaire — d’un repli sur soi, d’un « resourcement » comme on dit, qui tient de la retraite quasi religieuse. L’exercice de la solitude dans la création — j’emploie ici le mot dans le sens de l’exercice spirituel — est lui aussi originaire. Le retrait solitaire évoque l’image d’Épinal de la tour d’ivoire. Ce n’est pas là le temps inaugural de la coupure qui est instaurée par le processus de la création ; ce temps préalable est d’abord et avant tout refus du monde tel qu’il apparaît. La démarche est commune au croyant, au philosophe et au savant. Mais chacun d’eux adoptant un « vertex » (Bion) différent, trouve des solutions distinctes et appropriées. Le croyant retrouve l’objet primaire avec Dieu, le philosophe construit un monde supposé plus vrai. Le savant prouve sa vision vérifiable du réel, en renonçant à en saisir la totalité, en le purifiant de ce qui lui paraît trop complexe ou touchant à sa propre subjectivité et en acceptant que cette exactitude soit provisoire. Le créateur artiste poursuit d’autres buts, le principe de plaisir demeurant au centre de la création, il matérialise le vœu que son œuvre soit agréable, au sens fort, c’est-à-dire qu’elle puisse être aimée et acceptée comme une seconde réalité, capable de faire oublier la réalité « tout court ». Proust :

la résurrection du

Temps

pur

Les thèses que je viens de proposer vont s’étayer sur un exemple certes privilégié, celui de Proust. Il serait pourtant erroné de croire que le cas de Proust serait trop singulier pour qu’on puisse en tirer des conclusions d’ordre général. Au contraire, l’intérêt de la relation entre l’auteur de la Recherche et son œuvre est exemplaire. Proust est, à mon avis, le seul rival sérieux de Freud

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au début du siècle. Et tout ce que je viens d’avancer, issu de l’exploration psychanalytique, trouve un étayage particulièrement convaincant dans les dernières pages du « Temps Retrouvé ». Proust, ou le narrateur, nous a fait part à la fois du déclin de sa vie, de celui de la vie de ses personnages, de la vie dont il est question dans son œuvre et de la vie de son œuvre. Le Temps retrouvé est le temps d’une redécouverte : les retrouvailles avec la vraie vie. Celle d’un être hors le Temps qui parvient au bonheur d’exister par le ressurgissement indépendant de toute volonté, soudain et imprévisible, d’impressions sensorielles nées de quelque expé­ rience contingente, apte à les vérifier un court instant mais pas plus, faute de quoi la conscience défaillerait. Un moment de « Temps pur ». Pourtant cette vraie vie trouvée ou retrouvée est épuisante. Elle consume toute la vitalité de son auteur-narrateur. Elle est travail où « la chair s’exténue ». L’œuvre est une sirène, une tête de Méduse ou mieux une pieuvre fascinante qui habite le créateur. Il essaie d’en accoucher et pour ce faire doit voir en lui et au-dehors de lui. Au fur et à mesure que l’ayant conçue il lui donne la vie, sa propre vie se retire de lui. Le RETOURNEMENT DE LA FIN AU DÉBUT

Il y a dans les dernières pages du Temps retrouvé, un retourne­ ment étonnant. Je ne crois pas qu’il ait été tellement aperçu dans la critique proustienne, sauf erreur. Ou qu’on lui ait donné, si ce mouvement a été signalé, toute l’importance qu’il faut lui accor­ der. Ce retournement tient en ceci que l’auteur prêt à atteindre le port, écrit comme s’il n’avait pas inscrit sur le papier une seule ligne. Un début de phrase, aussi significatif pour moi que le « Longtemps je me suis couché de bonne heure » qui marque le coup d’envoi du roman, le laisser penser. «D’abord du moment que rien n’était commencé...1. » Le lecteur ne peut qu’être saisi de vertige. Alors que tant et tant de pages témoignent de ce que l’œuvre a été faite, et qu’elle n’est donc pas à faire, l’auteur en quelques mots annule son existence et parle d’une œuvre à venir — non celle qui succéderait à celle qu’on 1. Proust M., A la recherche du temps perdu, éditions La Pléiade, tome III, p. 1035.

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est en train de lire, mais celle-ci même — dont on sait (ici Fauteur, le narrateur et Proust lui-même ne font plus qu’un) qu’il n’aura pas le temps de l’accomplir, parce qu’il ne lui reste que peu de jours à vivre. Proust fait comme si la Recherche n’était que Jean Santeuil ; un autre livre, en germe, hante sa pensée qui rend celle qu’on lit mort-née. Il nous parle déjà d’une voix d’outre-tombe, comme un fantôme qui de l’au-delà gémirait de n’avoir pas accompli le projet de sa vie, sa seule raison d’être. Le combat contre la mort qu’il mène alors coïncide avec l’effacement rétro­ spectif de l’œuvre qu’il a accomplie et qu’il est prêt de terminer. Sa vie s’achève, annulant l’achèvement de son œuvre. Ce blanchissement après coup des pages noircies que quelque « corrector » aurait le pouvoir de rendre à nouveau immaculées, efface du même coup notre relation avec le narrateur. Lecteur nous avions cru trouver notre auteur. Voici qu’il nous dit que ce fut une illusion « puisque rien n’était commencé ». Il nous laissera dans l’obligation de voir que nous nous sommes nourris de vent et laissera notre faim sans aucun espoir d’être apaisée. Il n’a rien écrit, nous voilà quittes à penser que nous n’avons rien lu. Nous sommes là devant la situation, bien connue en psychanalyse, du clivage psychique. Car l’œuvre existe, nous l’avons lue, et pour­ tant nous devons aussi admettre, puisqu’il faut en croire son auteur, qu’elle n’existe pas. Comme si cette œuvre était incréée, et nous allons le voir, incréable, la mort pressant le pas, sur les talons du créateur. Ce statut de l’œuvre est attesté quelques pages avant : « Ainsi, j’étais déjà arrivé à cette conclusion que nous ne sommes jamais libres devant l’œuvre d’art, que nous ne la faisons pas à notre gré, mais que, préexistant à nous, nous devons, à la fois parce qu’elle est nécessaire et cachée, et comme nous ferions pour une loi de la nature, la découvrir. Mais cette découverte que l’art pouvait nous faire faire n’était-elle pas, au fond, celle de ce qui devrait nous être le plus précieux, et qui nous reste d’habitude à jamais inconnu, notre vraie vie, la réalité telle que nous l’avons sentie et qui diffère tellement de ce que nous croyons, que nous sommes remplis d’un tel bonheur quand un hasard nous apporte le souvenir véritable1 ? » Ici Proust, dans les lignes qui vont suivre, va faire allusion à 1. Loc. cit., 881.

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François le Champi. François le Champi est bien l’œuvre de la lecture de cette nuit mémorable que Proust a passée seul à seul avec sa mère. Et c’est l’œuvre d’une femme qui aimait jouer à l’homme sans cesser d’être la bonne dame de Nohant. On voit bien ici que Proust se fait le défenseur d’un détermi­ nisme obscur, puisque cette activité est moins l’exercice d’une liberté ou d’une volonté du sujet, que la reconnaissance de la soumission à une loi « naturelle » qui nous régit. N’est-ce pas là en effet la découverte par Proust de l’effet de l’inconscient? Et d'autant plus que cette exhumation ou cette reconnaissance passent par la prise de conscience d’une réalité proche de celle que Freud nomme la réalité psychique qui se manifeste à nous par la remémoration qui nous donne, après coup, le moyen d’apprendre la vraie vie, celle de notre subjectivité. Sans doute vaudrait-il mieux parler du préconscient que de l’inconscient qui n’est visé ici qu’indirectement par l’évocation de l’œuvre qui a réuni la mère et l’enfant au cours d’une nuit où celui-ci a réussi à s’approprier la femme du père, cette évocation donnant au narrateur un grand bonheur. L’œuvre est donc un symbole, au sens strict du terme, érotique. La moitié complémentaire de ce visage familier de l’œuvre, son double sombre sera découvert plus loin, peu de temps avant le terme de cette recherche. Le noyau maternel

Qu’est donc l’incréable ? L’incréable, c’est pour le créateur, le noyau maternel, le noyau de la relation au corps de la mère : le représentant psychique de la pulsion, sous forme d’affect lié à la relation au corps maternel qu’il s’agit de représenter autrement, par le travail de l’art. Non le corps, mais l’affect, c’est-à-dire la trace du rapport au corps de la mère. L’action de la représentation (qu’on peut appeler la représentance) est liée à la perte de l’objet maternel, au deuil, et à l’évocation du souvenir dans l’absence. Cette perte est liée à la coupure instaurée par le père entre l’enfant et sa mère. Le lien avec le corps de la mère est alors définitivement rompu. Cette coupure va laisser subsister des investissements érotiques et agressifs ; sensuels et tendres, les premiers étant soumis au refoulement, les autres conservés parce qu’ils sont

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inhibés quant à leur but. Mais il y a quelque chose que le père ne réussit pas à faire disparaître. C’est le mouvement auto-érotique de cette relation au corps de la mère qui perdure comme un noyau protégé, dynamiquement actif et inabordable. Le refoulement primaire recouvre cela. Seuls, comme dirait Lacan, des effets de bords sont possibles, c’est-à-dire que seul ce qui se passe à la périphérie de ce noyau va être l’objet d’une intense élaboration dont la représentation sera le résultat. Lorsque la créativité s’approche trop de ce noyau, trace des investissements affectifs au corps de la mère, ce « centre » devient silencieux. Il se tait. Comme me disait l’un de mes patients devenu créateur au cours de l’analyse, au cours d’une phase de stérilité liée à son transfert : « ça ne chante plus. » « J’essaie d’écrire un poème, j’attends qu’il se passe quelque chose, j’appelle, rien, il n’y a personne, le ciel est vide, et si j’écris quelque chose, ça ne chante plus. » Il y a préservation du noyau maternel comme source de créativité pri­ maire, mais à condition d’interdire l’accès du sanctuaire invio­ lable. La

création artistique

Serait-ce la création artistique ? On peut à bon droit en douter. Car, tout être humain possède un tel noyau, et s’il est vrai que la créativité humaine dépasse de beaucoup les limites de la créativité artistique, il n’en reste pas moins que celle-ci demeure l’apanage de certains. Mais il me fallait d’abord aller à la source de cet appel à l’objet, au plus profond de l’inconscient, pour tenter d’éclairer le processus. La création commence au moment où ayant réussi à mettre le Moi en contact avec ce noyau maternel le sujet va se livrer à une transaction à la fois violente et subtile, par un jeu d’allers et retours, de reconnaissances et de dénis, d’affirmations et de négations, de persécutions et d’déalisations par et de ce noyau. Ces relations donnent lieu à la formation d’un simulacre qui va passer pour vrai, et qui sera le point de départ de la réalité artistique. A peine s’agit-il là d’une forme. Une telle création n’existe que matérialisée, elle doit d’abord se reconnaître par l’investissement d’un matériau spécifique : les mots pour l’écri­ vain, les formes et les couleurs pour le peintre, les volumes et les surfaces pour le sculpteur, les sons pour le musicien. Dans la

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sensibilité ou mieux la sensualité dont le sujet créateur peut disposer avec une relative marge de jeu, l’une des activités de la psyché aura été élue. Elle va se saisir du noyau maternel, à moins que ce soit le noyau maternel qui se saisisse d’elle, et de cette rencontre naîtra l’embryon de l’œuvre. Car l’investissement du matériau, matériau qui a subi une longue et lente élaboration, si l’on veut bien distinguer l’art spontané des enfants de celui qui a traversé tout le parcours de l’éducation des sens chez l’adulte, allant à la rencontre de ce noyau maternel ou se laissant habiter par son côté natif, donnera naissance à ce qui est moins une ébauche qu’une matière à ébaucher. Rien de tout ceci n’est encore l’art. A peine s’agit-il d’une vocation par choix du matériau qui sera à élaborer. De cette impulsion à créer dans un certain champ et par un certain medium, de cette pérégrination qui part à la recherche des traces liées à la relation de l’enfant au corps de sa mère, transfigurée par la qualité que lui donne le matériau privilégié, sa substance si l’on veut, de la déformation dudit noyau maternel à la suite des transformations qui accompagnent cette approche où l’objet se voile et se dévoile dans le même mouve­ ment, de ce souffle qui rejoint les sources de l’œuvre et atteint presque l’ombilic de son jaillissement, surgira le travail artistique. Si c’est là que tout commence c’est aussi que tout reste à faire. Le travail proprement artistique s’inscrit toujours dans une filiation. Dans le cas de Proust, l’auteur de François le Champi — une femme notons-le — n’est pas nécessairement l’objet de son admiration littéraire. A Albertine, le narrateur lira Chateau­ briand, et lui-même s’abreuve de Saint-Simon et de Balzac. Aux pères s’ajoutent les pairs, aux ancêtres, les égaux. Le travail de l’œuvre s’identifie alors, en la répétant, avec la coupure pater­ nelle, cette censure qui interdit l’expression de ce noyau brut dont le sujet aimerait pouvoir célébrer les noces de ses retrouvailles avec lui. Mais l’enfant issu de cette rencontre est le fruit d’une irradiation, médiate et indirecte. Cet enfant il va falloir, en bon père, mais aussi en père exigeant, Vélever. Soit encore travailler pour le civiliser, pour qu’il prenne place dans le monde de l’art. On comprend qu’à ce moment le créateur établit un nouveau rapport à l’œuvre. Il demeure aussi proche que possible de ce noyau maternel, cependant qu’il l’observe à distance, d’un œil bienveillant mais critique pour censurer, raturer, modifier, refaire inlassablement son apparence jusqu’au moment où l’œuvre

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devient représentation présentable. L’œuvre atteint alors sa puberté. Elle est formée. Le temps est venu pour elle de subir l'épreuve de son exposition par un véritable rituel initiatique. Ce travail de l’art consiste à conserver la vie de ce noyau maternel informe, qui a été la source vitale de l’œuvre, en lui donnant la forme que sa substance commande, pour l’inscrire dans le procès de la filiation artistique. Ceci alors même que l’accomplissement de ce travail poursuit le but d’y faire reconnaître une césure qui plaiderait en faveur de son originalité. Double identification à l’œuvre chez le créateur : maternelle pour accéder à ce noyau, ou se laisser envahir par lui, paternelle pour en faire un objet d’art, c’est-à-dire un objet culturel. Le travail artistique se rapproche alors au sein du créateur d’une scène primitive à la fois continue et discontinue. Continue parce que tant qu’une œuvre n’est pas considérée comme achevée — même lorsqu’il ne s’agit que d’une esquisse — elle hante son créateur ; discontinue, parce qu’elle n’est pas menée au bout de son parcours d’un seul tenant, qu’elle est abandonnée, reprise à des années de distance, répétée en plusieurs versions, rebelle au désir du créateur d’en faire une œuvre définitivement accomplie. L’écriture automatique des surréalistes, l’art brut, ne changent rien à l’affaire, car s’ils prétendent contenir la tentation d’une spontanéité virginale, ils ne sont pas moins des produits de culture. Leur dynamisme natif est, on le sait, fort travaillé par toute une épaisseur historique. Et l’art naïf n’est naïf que par la critique qui le baptise ainsi, de même que l’art primitif n’est jamais que l’art d’une autre civilisation. C’est par révolutions successives que le processus créatif accomplit ses buts, comme un papillon s’agite autour d’une flamme, car il arrive en effet qu’au jeu de la création certains artistes consument leur forces. Souvent c’est par un mouvement spiralaire que cette élévation — parfois précédée de nombreuses descentes aux enfers — réussit à décoller l’objet de la gangue où ses premiers traits ont laissé apercevoir la virtualité d’une forme. La mort des artistes est souvent mystérieuse. Si certains par une heureuse économie, savent mesurer leurs forces et ne pas se laisser dévorer par le travail créateur, d’autres meurent jeunes. Un point de vue « objectiviste » voit dans cette mort l’effet d’agents pathologiques que les médecins de leur époque ne savaient pas neutraliser. La réalité ne serait-elle pas plus complexe depuis que

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la psychanalyse a permis le développement de la psychosoma­ tique ? Est-il excessif de soutenir l’hypothèse que certains créa­ teurs qui ont bravé les limites de l’interdit de la connaissance de l’inconscient — car il y a un interdit à connaître, Tirésias est là pour nous le rappeler — paient du prix de leur vie ce pillage des sépulcres de l’inconscient pour nourrir la création. Ce fut, en tout état de cause, le cas de Proust. Est-il mort de son asthme ou de la Recherche ? En vain prenait-il toutes sortes de précautions pour ne pas aggraver sa maladie somatique. Contre le désir de connaître pour créer, il ne se protégeait guère. Il s’abîmait plutôt dans une souffrance au regard de laquelle, ses peines de cœurs, je crois n’étaient pas grand chose. Le

corps de la

Recherche

Proust ne commence son travail authentiquement créateur qu’à la mort de sa mère. Le grand œuvre absorbera toute son énergie. Il a toujours été incapable du moindre travail social en dehors de celui de l’écriture — celle-ci le conduira au tombeau lorsqu’il se sera trop approché de ce noyau maternel dans l’expérience litté­ raire du deuil de l’objet perdu. Car c’est du deuil d’Albertine qui n’est, on l’a déjà dit, pas Albert et surtout pas Agostinelli, mais tout simplement Maman que date le commencement de la fin. Le transfert d’existence s’est accompli. Nous voilà donc rame­ nés à l’identification du corps du créateur au corps de la mère, ou à la trace de l’investissement de celui-ci. Proust le dit presque explicitement : « Il fallait partir en effet de ceci, que j’avais un corps, c’est-àdire que j’étais perpétuellement menacé d’un double danger, extérieur, intérieur. Encore ne parlais-je ainsi que pour la commo­ dité du langage. Car le danger intérieur, comme celui de l’hémor­ ragie cérébrale [il pense à sa grand-mère] est extérieur aussi, étant du corps. Et avoir un corps, c’est la grande menace pour l’esprit, la vie humaine et pensante, dont il faut sans doute moins dire qu’elle est un miraculeux perfectionnement de la vie animale et physique, mais plutôt qu’elle est une imperfection, encore aussi rudimen­ taire qu’est l’existence commune des protozoaires en polypiers, que le corps de la baleine, etc., dans l’organisation de la vie spirituelle. Le corps enferme l’esprit dans une forteresse, bientôt

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la forteresse est assiégée de toutes parts et il faut à la fin que l’esprit se rende1. » N’est-ce pas la théorie platonicienne du tombeau ? Il n’en est rien. Proust n’est pas platonicien parce que pour Proust, quand le corps meurt, il n’y a plus rien. « Bientôt la forteresse est assiégée de toutes parts, et il faut à la fin que l’esprit se rende. » Le créateur et l’hystérique ne se rendent jamais. Ils sont fixés à leur objet incestueux. La différence est que le processus de création repose chez le créateur sur ce refus du monde alors que l’hysté­ rique, lui, vit dans le passé mais dans un passé de réminiscences qui vont le tenir captif sans pour autant qu’il accède à la création. Le créateur vit hors du temps, il n’accomplit sa création qu’à la condition préalable d’avoir décidé que l’œuvre à venir n’a — de par son statut d’œuvre — rien à voir avec son passé et sa vie en tant qu’individu, quand bien même, comme dans le cas de Proust, elle s’en nourrirait abondamment. Et si le narrateur demeure assoiffé de souvenirs, ceux-ci ne sont que matière à écrire. La création est substitution peut-être, mais elle est surtout transfiguration, méta­ phore de la vie plus que retrouvailles avec la vie révolue. L’hysté­ rique attend de l’amour qu’il opère un recommencement, une renaissance qui lui permette de retrouver l’âge d’or antérieur à la perte de l’objet. Pour le créateur l’objet est perdu mais un autre objet, l’œuvre, a pris sa place. Ce qu’il en attend ce n’est pas de retrouver le passé mais de donner naissance à de l’avenir, ou de l’à-venir comme le Dieu créateur qui l’a créé. L’œuvre,

objet narcissique

Mais quel avenir ? Au-delà de la reconnaissance par les contem­ porains qui demeure dans l’horizon du présent, l’œuvre vise ce qui selon le mot de Hugo « n’appartient à personne ». L'objet de l’œuvre, son destinataire anonyme, est infigurable et comme tel ne peut recevoir de représentation que forgée sur le modèle du Moi idéal du créateur. Tout individu oscille en permanence entre des mouvements d’internalisation et d’externalisation, comme entre des investissements érotiques et agressifs, de vie et de mort. Les phases d’internalisation poursuivent un double but : assurer par la 1. Loc. cit., p. 1035-1036.

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constitution des objets internes une stabilité intérieure qui rende le sujet relativement indépendant des objets externes et retenir dans le mouvement d’internalisation de l’objet ce qui pérennisera la relation de désir qui permettra le mouvement d’externalisation à son endroit. Le narcissisme jouera le rôle d’un médiateur en tant que complément érotique entre le Moi et la relation objectale, devant obéir au même principe de stabilisation que celui de l’objet interne, sans exclure la dimension de désir qui porte le sujet vers l’objet externe. Il est de ce fait, allié et adversaire de la relation d’objet. Chez le sujet créateur le mouvement d’internalisation a lieu de telle manière que l’œuvre à créer prend la place de l’objet interne, d’où son statut singulier d’objet narcissique. L’œuvre est un objet, au sens plein du mot, rivalisant avec et supplantant l’objet objectai si je puis m’exprimer ainsi. Mais au lieu que le mouvement d’internalisation se limite — comme chez les sujets non créateurs — a s’assurer une indépendance relative à l’égard des variations de l’objet externe, indépendance destinée à maintenir la relation avec lui sans être trop soumise aux aléas produits par les circonstances, la constitution de l’objet narcis­ sique qui à l’origine obéissait au même but, a eu pour résultat de rendre le sujet créateur entièrement dépendant de celui-ci, érigé en Idéal du Moi. La relation aux objets externes est bien entendu maintenue, mais l’essentiel des investissements demeure attaché au produit de ce mouvement d’internalisation : l’œuvre comme objet narcissique. Tout dépend alors du renoncement sous forme de limitation, qui s’en est suivi à l’égard de l’objet externe et du consentement de ce dernier à ce mode de relation. L’objet externe, frustré d’une part d’investissement qui lui revient de droit, peut se consoler au moyen d’une identification narcissique au créateur, c’est le statut de la muse. Mais tel n’est pas toujours le cas, entraînant une conflictualisation de la création chez l’auteur de l’œuvre. Cette configuration conflictuelle ne trouve pas toujours son point d’équilibre, car le créateur possessif ne peut — ayant trouvé le moyen de vivre grâce à l’objet narcissique qu’est l’œuvre — renoncer pour autant à la possession de l’objet externe qu’il souhaite maîtriser sur le modèle de la maîtrise à laquelle il s’efforce de parvenir avec l’objet narcissique. En somme si le rival de l’objet externe est l’objet narcissique du créateur, le rival du créateur est un autre objet externe qui joue le rôle d’un tiers investi par le dit objet externe.

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L’échec

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de l’art

Ce qui rend le cas de Proust si singulier et si exemplaire est que l’accomplissement de l’objet narcissique — l’œuvre — ne lui fait renoncer en rien à la possession de l’objet externe. Ce refus obstiné de renoncer à l’objet externe infiltre le but inconscient de l’œuvre. Ainsi le narrateur écrit parce que la littérature est l’objet du désir de la mère, beaucoup plus semble-t-il que le père, personnage débonnaire et protecteur, qui n’a pas accès à l’univers secret de son épouse, par ailleurs fort attachée à sa propre mère. Sur le lit de mort de la mère, elle et son fils s’entretiendront de littérature. Mais il suffit de penser à Albertine — prisonnière puis fugitive — pour comprendre que la littérature devient dans le couple formé par Marcel et la jeune fille, le moyen d’une posses­ sion jamais suffisamment complète. Tout l’art de Marcel ne pèse que d’un poids léger dans le désir qu’il prête à Albertine pour les autres femmes. L’homosexualité hante le roman, dont les principaux protagonistes de l’œuvre, sont presque tous soupçonnés lorsque celle-ci n’est pas affirmée ou affichée. Lorsqu’elle l’est c’est le masochisme qui en est la face cachée. Il n’y a semble-t-il que le narrateur qui échappe à l’emprise de Sodome. Mais c’est pour subir, celle, par personne interposée de Gomorrhe. Ce renversement de la vie érotique de l’auteur donne à penser. Si l’explication qui vient à l’esprit le plus facilement en trouve la raison dans la censure du Surmoi du créateur, on aurait tort de s’en satisfaire. Car il se pourrait bien que l’homosexualité ina­ vouée du narrateur et sublimée dans l’œuvre au moyen du narcis­ sisme, lui cache son hétérosexualité telle qu’elle apparaîtrait dépouillée des défenses constituées grâce à la maladie asth­ matique. Elle révélerait un désir de fusion agressive et dévoratrice de l’objet. Ce dernier subirait le sort d’une absorption dans le Moi destinée à le rendre pareil à lui dans une relation qui n’admettrait aucun vouloir propre de l’objet destiné à satisfaire impérieuse­ ment tous les caprices, les besoins, les exigences du sujet. C’est à dessein que je n’emploie pas ici le terme de désir. Le fantasme de désir est voué à l’échec, le désir de l’objet est toujours ailleurs, là où le sujet ne peut parvenir : dans la relation homosexuelle féminine. Le vrai rival de Marcel auprès de la mère, ce n’est pas le père et ce n’est même pas la littérature où il peut réussir, c'est la mère de

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la mère dont Marcel lui disputera les faveurs sur le plan de la tendresse, laissant à l’écart la sensualité qui réémergera dans le désir pour Albertine, entraînant sa jalousie rétrospective post­ mortem. Pour l’objet du désir de Marcel, c’est la femme qui représente le phallus qu’il ne se sent pas assuré de posséder. Un autre rival, dans la vie, sera supprimé dans le roman, son père. Il reconnaîtra plus tard combien cher fut le prix payé par ce triomphe de l’amour infantile qui réussit à séparer à son profit la mère du père, le temps d’une nuit. Voilà ce qu’implique la chaîne du corps : elle est forgée des désirs du sujet en tant qu'ils ne peuvent jamais coïncider avec les désirs de l’objet. Et c’est ce qui explique que le désir de l’œuvre s’en trouve entravé. En rabattant le désir envers l’objet externe sur le désir envers l’œuvre, Proust a réussi une condensation qui fait de la Recherche un roman unique, car dans aucune autre œuvre cette coïncidence n’est si étroitement réalisée. Le dépasse­ ment de ce conflit — pour autant qu’on puisse jamais parler de dépassement — c’est que l’œuvre devient le contenant d’une scène primitive aux partenaires interchangeables : les parents réunis dans le coït, ou encore la mère et la grand-mère, ou encore la mère s’unissant au frère éliminé par la création, le sujet créateur occupant la place de la mère et changeant de partenaire au gré de ses fantasmes. A d’autres moments il se voit contraint à en défendre les contenus figurés en changeant de scénario, chaque fois que le fantasme central l’étreint de trop près. Car cette scène, absente du roman, est mortelle. La poursuite de l'œuvre, à mesure qu’elle s’approche de son terme fait apparaître le triangle œdipien du narrateur. Il ne réunit pas la mère, l’enfant et le père, mais le narrateur identifié à la mère, l’œuvre et la mort. A quel moment la mort se dévoile-t-elle dans l’œuvre ? A quel étage un seuil est-il définitivement franchi, où le sommeil auquel il est fait allusion dans la première phrase fait irruption avec la silhouette de la mort ? La mort d’Albertine a été l’occasion d’un long travail de deuil, où le narrateur revit celui de sa chère grand-mère. Le voici à nouveau libre de créer. Et soudain l’inattendu arrive, sous la forme d’un fait apparemment anodin. Le coup de grâce

Gilberte de Saint-Loup, son amour d’enfance, le premier objet aimé hors du cercle de famille vient lui présenter sa fille. Elle vient

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lui montrer ce double d’elle-même, produit de son union avec Saint-Loup, le ramenant involontairement en arrière vers la bles­ sure inguérissable. Proust s’évade alors dans une réflexion sur le rapport du créateur à sa créature, son œuvre, qui entre en conflit avec ses relations mondaines. Le narrateur de la Recherche a été accusé de mondanité. Ceux qui ne l’ont pas compris, n’ont pas vu qu’il a habillé ses personnages de toute la sociabilité dont le monde les pare pour mieux faire apparaître la nudité que celle-ci recouvre et qui s’exprime avec une incommensurable cruauté dans le monde secret du désir. Les exemples de mondanité dont le narrateur va nous entretenir concernent son oubli, à propos de lettres impor­ tunes auxquelles il se sent contraint à répondre. La première est une banale invitation à dîner, laissée en souffrance. Le fantasme, pour le psychanalyste, est nourricier et indique la contradiction entre l’invitation à être nourri par une femme et le désir de nourrir son propre enfant : l’œuvre. La deuxième est une lettre de condoléances à une mère qui vient de perdre son fils. Elle indique pour nous le désir infanticide à l’égard du frère qui oblige alors le sujet à se tuer au travail pour son propre enfant. « L’organisation de ma mémoire, de mes préoccupations, était liée à mon œuvre, peut-être parce que, tandis que les lettres reçues étaient oubliées l’instant d’après, l’idée de mon œuvre était dans ma tête, toujours la même, en perpétuel devenir. Mais elle aussi m’était devenue importune. Elle était pour moi, comme un fils dont la mère mourante doit encore s’imposer la fatigue de s’occuper sans cesse, entre les piqûres et les ventouses. Elle l’aime peut-être encore, mais ne le fait plus que par le devoir excédant qu’elle a de s’occuper de lui. Chez moi les forces de l’écrivain n’étaient plus à la hauteur des exigences égoïstes de l’œuvre. Depuis le jour de l’escalier [le moment où il a le pressentiment de la mort], rien du monde, aucun bonheur, qu'il vint de l’amitié, des gens, des progrès de mon œuvre, de l’espérance de la gloire, ne parvenait plus à moi que comme un si pâle grand soleil qui n’avait plus la vertu de me réchauffer, de me faire vivre, de me donner un désir quelconque ; et encore était-il trop brillant, si blême qu’il fût, pour mes yeux qui préféraient se fermer, et je me retournais du côté du mur. Il me semble pour autant que je sentais le mouvement de mes lèvres, que je devais avoir un petit sourire d’un coin infime de la bouche quand une dame m’écrivait : « J’ai été

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très surprise de ne pas recevoir de réponse à ma lettre. » Néan­ moins, cela me rappelait sa lettre et je lui répondais. Je voulais tâcher, pour qu’on n’ait pu me croire ingrat, de mettre ma gentillesse actuelle au niveau de la gentillesse que les gens avaient pu avoir pour moi. Et j’étais écrasé d’imposer à mon existence agonisante les fatigues surhumaines de la vie. La perte de la mémoire m’aidait un peu en faisant des coupes dans mes obliga­ tions, mon œuvre les remplaçait. Cette idée de la mort s’installa définitivement en moi comme fait un amour1. » La dimension sacrificielle de l’œuvre est l’effet d’une identifica­ tion maternelle clairement avouée. Sacrificielle, plus que suici­ daire. L’amour de la mère mourante pour le fils a transféré son existence sur l’amour de l’auteur agonisant pour son œuvre. L’ambivalence de cet amour est repoussée par le narcissisme négatif qui aspire à l’union avec l’objet réduit ici à néant. La « gentillesse » du narrateur mobilise encore trop d’investisse­ ments d’objet qui détournent de l’accomplissement de l’objet narcissique dont le destin est d’entraîner la mort du Moi. Ce n’est plus la mère qui perd le fils qui se sépare d’elle pour vivre sa vie qu’il s’agit de consoler, c’est le sujet identifié à la mère qui doit disparaître au terme de l’œuvre pour laisser toute la place à l’enfant imaginaire. Cet objet qui hante l’impérieux besoin du créateur de le faire exister entre donc en rivalité avec l’objet de l’objet (la fille de Gilberte). Comment le narrateur réussirait-il à être la fille de sa mère, permettant à celle-ci de retrouver sa relation avec sa propre mère ? Car aux femmes revient le privilège de la création, l’homme se bornant à concevoir puis plus tard à « élever » l’enfant. La création exhume les fantômes de l’enfance. Cette remontée du royaume des ombres est une menace qui pèse sur la vie du créateur. La singularité de cette conjoncture nous masque la référence à la structure la plus générale. Citant Victor Hugo qui disait : « Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent » Proust ajoute : « Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourrions en épuisant toutes les souffrances pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes sur laquelle les générations viendront faire gaî1. Loc. cit., p. 1041-1042.

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ment, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur « déjeuner sur l’herbe »1. La métaphore n’est pas très neuve, mais n’est-ce pas parce qu’elle a valeur d’évidence pour le créateur qui doit payer le vol de la créativité maternelle du prix de sa vie ? Proust cependant adopte un ton christique, messianique, l’œuvre est le pain et le vin, le corps et le sang de l’artiste. À la mère juive, répond le fils du père catholique. Car ici ce n’est plus la mère qui meurt c’est l’enfant lui-même. C’est l’enfant réel qui doit mourir pour nourrir les générations à venir. La conquête de l’avenir soutient l’esprit de création. La fin du roman témoigne de l’épuisement du créateur qui le fait aspirer au repos. L’oubli

et le père

Il y a un grand malentendu sur la Recherche. Des générations entières de critiques ont compris celle-ci comme une immense construction de la mémoire. Pour moi la Recherche est tout le contraire : une éclatante démonstration de l’inéluctabilité de l’oubli, un triomphe du Temps qui finit par avoir raison du souvenir. Le souvenir, trace de la relation d’objet, resurgit dans le bonheur quelquefois, dans la souffrance le plus souvent. Surtout à mesure que les heures et les années l’usent, le grignotant petit à petit jusqu’à le faire pâlir, il ne subsiste plus que dépouillé de son émotion. L’art est cette tentative désespérée pour faire durer le sujet, pour donner à jouir dans le concert des œuvres — qu’est le « déjeuner sur l’herbe » sinon un tableau — aux saisons futures. L’impérissable de l’art supplée à l’inéluctable mortalité des êtres. « Et c’est parce qu’ils contiennent ainsi les heures du passé que les corps humains peuvent faire tant de mal à ceux qui les aiment, parce qu’ils contiennent tant de souvenirs de joies et de désirs déjà effacés pour eux, mais si cruels pour celui qui contemple et prolonge dans l’ordre du temps le corps chéri dont il est jaloux, jaloux jusqu’à en souhaiter la destruction. Car après la mort le Temps se retire du corps et les souvenirs, si indifférents, si pâlis, sont effacés de celle qui n’est plus et le seront bientôt de celui 1. Loc. cit., p. 1038.

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qu’ils torturent encore, mais en qui ils finiront par périr, quand le désir d’un corps vivant ne les entretiendra plus1. » C’est la perception du duc de Guermantes se dressant en se levant de son fauteuil, dépliant sa silhouette de quatre-vingt-trois ans, qui rappelle sans doute au narrateur que son mal ne le laissera pas vivre aussi longtemps et induit la phrase finale de l’œuvre : « Du moins si elle [la force] m’était laissée assez longtemps pour accomplir mon œuvre, ne manquerais-je pas d’abord d’y décrire les hommes (cela dût-il les faire ressembler à des êtres mons­ trueux) comme occupant une place considérable, à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place au contraire prolongée sans mesure — puisqu’ils touchent simultané­ ment comme des géants plongés dans les années, à des époques si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer — dans le Temps2. » La figure historique d’un Père se lève de toute sa hauteur, le père du côté de Guermantes, le féodal auquel le narrateur doit déférence. L’Histoire est la mémoire d’une nation s’incarnant en des hommes, nimbant leur visage, comme la mémoire agrandit l’image de celui qui fut notre père jusqu’au jour où il tombe dans le piège que lui tend l’enfant, entraîné ainsi malgré lui dans sa chute. Les « forces » manquent à Proust et il sait bien pourquoi. « Ah ! si j’avais encore les forces qui étaient intactes encore dans la soirée que j’avais alors évoquée en apercevant François le Champí ! C’était de cette soirée où ma mère avait abdiqué que datait, avec la mort lente de ma grand-mère, le déclin de ma volonté, de ma santé. Tout s’était décidé au moment où ne pouvant plus suppor­ ter d’attendre au lendemain pour poser mes lèvres sur le visage de ma mère, j’avais pris ma résolution, j’avais sauté du lit et étais allé en chemise de nuit, m’installer à la fenêtre par où entrait le clair de lune, jusqu’à ce que j’eusse entendu partir M. Swann. Mes parents l’avaient accompagné ; j’avais entendu la porte du jardin s’ouvrir, sonner, se refermer3... » L’idée est ambiguë et la mémoire déformée. Car Proust se contredit : le déclin de sa volonté c’est l’incapacité d’attendre, mais c’est la résolution qui le pousse à agir, à tenter le coup de 1. Loc. cit., p. 1047. 2. Loc. cit., p. 1048. 3. Loc. cit., p. 1044.

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ravir la mère au père au moment où elle lui est rendue. Triomphe du vouloir désirant sur la « sagesse » du renoncement. Triomphe sur le père aussi, car c’est là que se situe la fausse réminiscence. Ce n’est pas la mère qui abdique, elle ne fait que s’apitoyer, implorant silencieusement l’autorisation du père, qui, médecin et magna­ nime, abdique devant le souffrance du fils1. 1. Cette remarque capitale mérite qu’on s’y arrête un instant. Dans Jean Santeuil ce n’est pas Swann qui retient la mère mais le Professeur Surlande, autorité médicale de son temps, ami des parents qui ironise sur le traitement que le Docteur Marfeu applique à Jean. Celui-ci re­ commande les bains d’eau chaude, alors que Surlande l’aurait traité par des bains froids pour aguerrir cet enfant trop rêveur. La mère du petit précise : « C’est la première fois que je ne dois pas aller lui dire bonjour dans son lit et cela l’agite beaucoup » (Jean Santeuil, Pléiade, p. 202). La mère atteste ses bonnes intentions « Nous voulons l’élever virilement ». Discutant de l’avenir de ce garçon trop sensible Surlande demande : « Vous ne songez pas à la médecine ? » et son interlocutrice de ré­ pondre :« Oh ! non docteur. C’est très beau ajouta-t-elle, quand on arrive à se faire un nom comme le vôtre. Mais... » En fait la mère de Jean jouera alternativement sur la chétivité de l’enfant pour complaire à ses désirs et à la nécessaire éducation de sa volonté pour l’empêcher de voir la Gilberte de la Recherche lorsque celle-ci invite Jean. La figure paternelle est scindée : d’une part le grand-père maternel, homme de bon sens qui se désole de cette éducation féminisante incarnant l’image traditionnelle du père, de l’autre le père du narrateur bonhomme et conciliant. Le baiser du soir fait l’objet d’une comparaison riche de sous-entendus : il est le viatique de la nuit semblable aux offrandes que les Grecs attachaient au cou de l’épouse ou de l’ami défunt dans sa traversée des enfers (Loc. cit., p. 205). Le Narrateur fait mander sa mère par Augustin le domestique d’abord réticent, qui se résoud à obéir. Celle-ci finit par arriver — autorisée par le Professeur — elle embrasse son fils et voudrait rejoindre ses hôtes. Mais à ce moment le petit Jean se livre à ce qu’il faut bien appeler une crise hystérique. Dans Jean Santeuil, tout se limite à ce baiser. Il n’est question ni de François le Champí, ni de l’autorisation paternelle, ni de la nuit passée en tête à tête avec la mère. Par contre, quand on se rappelle que le père de l’auteur fut le Professeur Adrien Proust, célébrité médicale de son temps, on ne peut que faire le rapprochement avec le Professeur Surlande placé par Jean Santeuil en position de référence paternelle. Pour la mère le petit est malade des « nerfs ». « Les luttes si cruelles et si fécondes que Jean, depuis son enfance, livrait à tout instant contre lui-même cesseront le jour où la nervosité qu’il tâchait de combattre lui est représentée comme déplorable encore, mais non plus comme coupable et qu’au lieu

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Mais ce triomphe est éphémère, car cette nuit unique ne se répétera pas. Aussi cette victoire d’un jour ne rend-elle que plus exquise la douleur de toutes les autres nuits. Elle se pare, dans le souvenir, d’une félicité qui mérite tous les sacrifices. D’autant qu’à l’insu du sujet, elle ne fut pas la première, mais donna l’illusion de retrouver la trace mnésique de la relation au corps de la mère, médiatisée par la lecture de François le Champi. Nuit immémo­ riale, suivie de la mémoire de tant d’autres nuits d’insomnie. Le temps est la durée interminable de la nuit, le temps qu’il faut attendre pour qu’enfin le père meure. Or, il survit longtemps. Et voilà que, comme dans les Mille et une nuits, un enfant est conçu, qui vient mettre un terme à l’espoir de jamais retrouver le privilège d’avoir été l’unique, l’espace d’une nuit. Ce frère, il faudra annuler jusqu’à son existence pour que l’œuvre vienne à sa place. La

mort et la mère

Quelques mois avant sa mort, par une de ces ruses de l’inconscient, Proust absorbe une dose de véronal très forte, à tel point que son excellent biographe, Painter, se demande s’il ne s’agissait pas d’une tentative de suicide plus ou moins involontaire. A son réveil, Céleste est là : « Ah ! Monsieur, j’étais si préoccupée à votre sujet, s’écria-t-elle. — « Vous aviez raison de l’être, Céleste ! — J’avais peur de ne plus jamais vous revoir. — Vous ne savez pas combien cela a été proche de se réaliser ! » [...] « Nous nous retrouverons tous dans la vallée de Josaphat », disait Céleste ; et son maître lui répondait : « Ah ! croyez-vous vraiment qu’on doive se retrouver ? Si j’étais sûr, moi, de retrouver maman, je mourrais tout de suite1. » La mort est idéalisée comme la mère. Elle abolit la séparation du désir d’éviter une faute, il ne conçut plus que l’avantage de soigner une maladie » (Loc. cit., p. 210). Proust ne parle ici que des bénéfices secondaires de sa névrose, le bénéfice primaire du rituel du coucher est le déplacement sur le baiser de la relation orale à la mère. « Ainsi Jean goûtait longuement les joues tendres de sa mère... » {Loc. cit., p. 206). 1. G.D. Painter, Marcel Proust, vol. II, p. 405, trad. G. Cattaui et R.-P. Vial, Mercure de France, 1966.

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qui a définitivement coupé la mère et le fils l’un de l’autre. C’est qu’il reste encore une réserve de vie et de création. Lorsqu’elle viendra chercher son homme à son heure c’est un tout autre discours. Painter nous le fait revivre grâce à la mémoire de Céleste. « Il respirait avec une difficulté impressionnante ; sa figure était blanche et émaciée, sa barbe noire avait de nouveau poussé et ses yeux, avec une extraordinaire intensité, semblaient contempler des choses invisibles. « Laissez-moi, je désire être seul », mur­ mura-t-il. Céleste se tenait près de la porte intérieure, cachée par le rideau bleu, mais il devinait sa présence. « Céleste, pourquoi restez-vous là? » — Parce que je craignais, Monsieur, de vous laisser seul. — « Ne mentez pas, Céleste, vous savez, elle est venue. » Proust regardait fixement l’autre porte, celle par laquelle entraient les hôtes et par laquelle, en effet, un dernier visiteur venait justement d’arriver. « Elle est grosse, elle est très grosse, cria-t-il, très grosse et très noire ! Elle est tout en noir ; elle est affreuse, elle me fait peur1. » Telle était celle que Proust appelait « la femme noire ». Il serait grave de penser que ce n’était qu’une métaphore d’écrivain. Il voyait la mort comme cela. A ce moment, il n’est plus question de création mais plutôt de la projection de ses fantasmes, proche d’une réalité hallucinatoire. Et il est mort en murmurant : « Maman • » Dans le roman, c’est lui qui va mourir. C’est lui qui, ayant pris la place de cette mère, anticipe sa mort et annule son œuvre. Réminiscence

freudienne sur le baiser de la mère

Avons-nous quitté les questions de la psychanalyse ? Je croirais plutôt que sans le savoir nous les avons retrouvées au plus près. Le baiser de la mère occupe la même place centrale dans l’un des écrits de Freud consacré en grande partie à la sublimation : « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci », situation analogue et d’autant plus remarquable qu’elle concerne un autre créateur homosexuel. Bien que le problème qui intéressait Freud chez Léonard — soit le conflit entre les tendances épistémophiliques et les tendances créatrices — ne vaille pas dans le cas de Proust qui 1. Loc. cit., p. 448.

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au contraire intègre avec succès les unes et les autres. Mais à quel prix ! Freud écrit : « L’amour de la mère pour le nourrisson qu’elle allaite et soigne est quelque chose qui a une bien plus grande profondeur que son affection ultérieure pour l’enfant adolescent. Cet amour possède la nature d’une relation amoureuse pleine­ ment satisfaisante, qui comble non seulement tous les désirs psychiques, mais aussi tous les besoins corporels, et s’il représente l’une des formes du bonheur accessibles à l’être humain, cela ne provient pas pour la moindre part de la possibilité de satisfaire sans reproche également des motions de désir depuis longtemps refoulées et qu’il convient de désigner comme perverses1. » Freud interprète de fantasme de Léonard ainsi : « Ma mère a pressé sur ma bouche d’innombrables baisers passionnés2. » De là il passe au sourire de la Joconde et à l’analyse du sourire de la mère. Sourire qui éveillait quelque chose de très enfoui et de très profond chez Léonard. Voilà la séquence : l’allaitement, le baiser, le sourire. Le baiser de la mère à l’origine de ce qu’il appelait le déclin de sa volonté, fait écran à une horreur de l’accouplement. Car Proust ne se gêne pas pour nous décrire les pratiques homosexuelles qu’elles soient féminines ou masculines. Par contre une sainte pudeur nous cache la description du rapport hétérosexuel. Dira-t-on que c’est parce qu’il ne le connaissait pas? Il ne connaissait pas plus l'homosexualité féminine, cela ne l’empêchait pas de nous donner bien des éclaircissements sur cette forme d’érotisme. Léonard écrit : « L’acte de la copulation et les membres qui y concourent sont d'une hideur telle que n’étaient les beautés des visages, les ornements des acteurs et la retenue, la nature perdrait l’espèce humaine. »3 Léonard emploie un terme italien qui veut bien dire « hideur », « bruttura », mais dans « bruttura » il y a l’idée de brute c’est-à-dire de quelque chose de sauvage et d’animal. Si j'avais à rendre compte de cette femme noire, si absente de la Recherche, c’est à Léonard de Vinci que j’en demanderais la vision, dans cette description de l’accouplement. Cette représen­ tation est conjurée par l’idéalisation et la sublimation. Freud 1. Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, trad. Janine Altounian et al., Gallimard, 1987, p. 146. 2. Loc. cit., p. 131. 3. Loc. cit., p. 67 n.a.

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lui-même ne put en dégager, ni la notion, ni la théorie. Il faudra attendre une autre femme « noire » Mélanie Klein pour l’intro­ duire dans la psychanalyse. Un progrès dans la vie de l’esprit

L’œuvre de Freud se termine avec L’Homme Moïse et la religion monothéiste, sur l’interrogation des relations entre le maternel et le paternel, au chapitre qu’il intitule « Un progrès dans la. vie de l’esprit ». C’est dans le langage que Freud situe la mutation de la prééminence du paternel sur le maternel. Il écrit : « Toute magie des mots appartient au même ordre d’idées et à la conviction qu’un pouvoir est lié à la connaissance et à l’énonciation d’un nom. Nous faisons l’hypothèse que la « toute puissance des pensées » fut l’expression de l’orgueil qu’inspira à l’humanité le développement de la langue, qui eut pour consé­ quence une si extraordinaire stimulation des activités intellec­ tuelles. Le royaume nouveau de l’intellectualité s’ouvrit où domi­ nèrent les représentations, les remémorations et les raisonnements, par opposition à l’activité psychique subalterne qui avait pour contenu les perceptions immédiates des organes sensoriels. Ce fut certainement une des étapes les plus importantes sur le chemin de l’humanisation1. » Freud ne parle pas de connaissance, mais de toute-puissance de la pensée en relation avec le langage. Nous pouvons en conclure qu’une théorie psychanalytique qui accorde au signifiant un statut de référence, risque fort de relever de la toute-puissance de la pensée de l’analyste. Ce qui n’empêche pas de considérer que le langage est bien ce qu’il faut parvenir à atteindre. Pourquoi cette incidente? Parce que ce que j’ai appelé le noyau maternel y résiste, et qu’il ne se laisse jamais investir par le langage, si ce n’est par la tôute-puissance qui lui est affectée. Freud est un peu embarrassé par son hypothèse qui met le père du côté de l’intellect et la mère du côté de la sensibilité. Il tourne en rond et il a le courage de l’avouer. S’interrogeant sur le processus du renoncement, il oppose le renoncement à une chose extérieure et le renoncement provoqué par des raisons intérieures (effet du Surmoi sur un désir érotique et agressif). 1. L’Homme Moïse et la religion monothéiste, p. 212-213.

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« Le rejet d’une revendication sexuelle ou agressive semble être quelque chose de tout à fait différent. D’autre part, dans maints progrès de la vie de l’esprit, par exemple s’agissant de la victoire du patriarcat, il n’est pas possible de désigner l’autorité qui donne l’étalon de mesure de ce qui doit être considéré comme supérieur. Dans ce cas, ce ne peut être le père, car il ne se trouve élevé à l’autorité que par le progrès1. » Qui décide que c’est le père qui va être le plus important? Ce ne peut pas être le père lui-même puisqu’il est le résultat de cette action. Et Freud en est réduit à devoir constater le phénomène sans pouvoir l’expliquer paraissant refuser l’hypothèse, pourtant satis­ faisante pour beaucoup, de la menace de castration. Resterait, en ce dernier cas, à élucider la relation entre cette menace et le développement de l’intellect, soit encore la naissance des théories sexuelles. La

mère noire et l’être

Or si Freud ne peut fournir d’explication à ce transfert d’auto­ rité c’est précisément parce qu’il n’a pu admettre l’importance de cette femme noire : la mère mortifère, accouplée au père. La femme noire c’est aussi cette « tête de Méduse » article que Freud écrit, sans le publier en 1922, année de la mort de Proust. Je ne veux pas dire que c’est l’angoisse de la mère mortifère qui nous apporte la réponse à la question que je pose. Car l’imago de la mère n’est pas plus vraie lorsqu’elle prend les traits de la femme noire. Elle est double : le baiser de la mère et le baiser de la mort sont les deux faces d’une seule et même réalité. C’est parce qu’elle prend l’importance d’un absolu, paradisiaque et infernal, qu’elle doit être médiatisée pour être communicable. La référence à la mère renvoie à l’Être, comment le nier après cette relecture de la Recherche, comme la référence au père renvoie au Temps, encore plus qu’au langage. Winnicott, dans un travail sur la créativité et ses origines2 a repensé pour nous le féminin. En deçà des conceptions sur le 1. Loc. cit., p. 218. 2. Winnicott D.-W., Jeu et Réalité, trad. J.-C. Monod et J.-B. Pontalis, Gallimard, 1973.

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masculin et le féminin qui sont, on le sait, susceptibles de multiples retournements (dont l’homosexualité donne l’exemple entre autres) il postule le concept d’un élément féminin pur. Pur doit être ici entendu au sens de non-mitigé par la masculinité. Cet élément féminin, il le rattache à l’être c’est-à-dire qu’il infère que la mère est celle qui insuffle à l’enfant le désir de vivre, par un processus analogue à celui que je décris comme transfert d’exis­ tence dans la création artistique. En fait, si selon Freud la libido est d’essence masculine, il faut alors comprendre que l’élément féminin pur est une précondition à son expression. La psychanalyse deviendrait-elle pour autant heideggerienne ? L’opposition classique, que la psychanalyse reprend à la suite de la philosophie, entre être et avoir devient, selon Winnicott, antagonisme entre être et faire, sans pour autant que l’on puisse assimiler faire et avoir, bien que nous ayions plus d’un argument pour le soutenir. Un aphorisme de Winnicott le résume : « After being — doing and being done to. But first, being. » Comme beaucoup d’aphorismes sa traduction est difficile. J’aimerais, bien que cela ne soit pas très français, le dire ainsi : « Après être, faire et être fait, mais d’abord être. » Être fait, accepter d’être fait, au sens où l’on est toujours refait, c’est-à-dire berné. La désillusion dit justement Winnicott n’est tolérable que si l’illusion a joué d’abord son rôle indispensable. Ce que soutient Winnicott selon lequel la mère est tandis que le père fait, peut sembler en contradiction avec la théorie freu­ dienne. Pourtant, il y a moyen de lire Freud un peu autrement lorsqu’il analyse les obstacles à la guérison par la psychanalyse et désigne la répudiation de la féminité dans les deux sexes. Il suffit de le corriger à peine en remplaçant féminin par maternel, pour opérer la jonction entre Winnicott et Freud. Répudiation du maternel, écran contre cette échappée vers l'imaginaire qui exclut l’homme de son monde pour le laisser s’absorber dans le noyau des traces du rapport au corps de la mère. Diverses voies accomplissent ce nécessaire détachement de l’objet perdu : la psychanalyse en est une — ce n’est pas la plus facile — l’œuvre en est une autre. Il s’agit en fin de compte de poser la question d’Hamlet « Être ou n’être pas » sans avoir à choisir, en acceptant seulement d’être « autrement », dans le Temps.

CHAPITRE X

DES MOUCHES AUX MOTS (1985)

Les relations de Sartre et de la psychanalyse : un contentieux touffu, complexe, plein de malentendus. Malentendus parfois entretenus, parfois butant sur de réelles méconnaissances peutêtre réciproques. Il y a deux manières d’en aborder le contenu. La première serait d’examiner les thèses de Sartre philosophe, de discuter sa critique de la psychanalyse et d’engager avec lui un débat sur le plan des idées ; lui appliquant sa propre démarche, on passera au crible les solutions théoriques de rechange qu’il lui a préférées. La seconde — celle que nous adopterons — choisira plutôt de dialoguer avec Sartre littérateur pour choisir dans la masse de ses écrits certains d’entre eux, particulièrement propices à une étude de ce genre. On peut discuter le principe de cette division puisque la philosophie de Sartre transparaît dans sa littérature. Néanmoins le discours sartrien, compact dans l’argu­ mentation philosophique, desserre davantage les mailles de sa dialectique lorsqu’il se veut artistique. L’ombre de l’homme Sartre s’y dessine, peut-être avec des contours plus flous, mais elle forme une image plus vraie, tout au moins au regard du psychanalyste. Irrésistiblement, je pense à cette photo de lui, la plus belle à mon sens, la plus exemplaire aussi où il marche luttant contre le vent qui l'emporterait s’il ne lui résistait. Or c’est par le combat idéologique que Sartre résistait et je dirais même se résistait. En revanche, il cédait peut-être davantage à la tentation d’être luimême lorsqu’il créait un personnage, surtout lorsque ce person-

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nage n’était autre que lui-même dans le plus beau de ses livres : Les Mots. Des Mouches aux Mots, c’est-à-dire de la tragédie moderne que Sartre écrivit dans des circonstances particulièrement significa­ tives, où il créa un Oreste original qui ne ressemble en presque rien à celui de la tradition, à cet écrit dense, court, plus émouvant qu’aucun autre où il prit le risque de parler de lui. Nous avons invoqué des malentendus à propos des relations de Sartre avec la psychanalyse, n’allons pas à notre tour en ajouter d’autres. La mise en perspective de ces deux œuvres montre d’emblée que notre analyse ne contournera pas la question des relations entre Sartre auteur et l’homme Sartre. Cependant de l’homme Sartre je ne parlerai qu’à travers ce que Sartre, l’auteur des Mots, nous en dit. Autant dire que je ne méconnais pas que le Sartre des Mots ne fût pas l’homme Sartre que certains ont pu connaître. Et d’ailleurs qui sait si le « vrai » Sartre ne fût pas davantage dans les Mots que dans les rencontres que certains eurent le privilège d’avoir avec lui ? Mais enfin, tenons bien queje ne parlerai que des créations de Sartre : Oreste et Poulou, laissant de côté le plus possible le Sartre vivant et conversant que d’autres ont connu. On le voit, à la différence d’autres auteurs auxquels la psychana­ lyse s’est intéressée, dont les œuvres ont été analysées et les fantasmes imaginés sans qu’ils aient pu se prononcer sur l’analyse qui leur aura été ainsi appliquée, Sartre, lui, a pris position sur la méthode en question, sa théorie et même sa pratique. Qu’on se rappelle à l’occasion ce qu’il en fût de l’Homme au magnéto­ phone1. Il faudra donc compter avec lui c’est-à-dire se rappeler ses réserves, ses objections, ses critiques. Préludes

On a dit que Sartre donnait toujours raison aux autres contre lui-même : ce n’est pas ce qu’il a fait avec la psychanalyse. Bien au 1. L’Homme au magnétophone est la transcription d’un enregistre­ ment réalisé sous la contrainte d’un revolver par un patient qui forçait son thérapeute à s’exprimer — ou à s’expliquer — devant le micro d’un enregistreur. La publication de ce document dans les Temps Modernes provoqua un conflit à la rédaction de la revue que certains membres quittèrent peu après.

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contraire, il a toujours été convaincu que c’était lui qui avait raison contre Freud. Un témoignage parmi d’autres : Serge Doubrovsky vient le trouver en juin 79 pour lui proposer une « psychanalyse » de La Nausée où ce serait la féminité mal refoulée de RoquentinSartre qu’il tenterait, en vomissant, d’expurger de lui-même dans une optique des plus classiquement psychanalytiques ; le vieux philosophe cède volontiers sur la bisexualité de son héros. Et il ajoute que si la chose lui avait échappé à l’écriture, à la réflexion après coup il s’en était parfaitement rendu compte. Mais il tranche, péremptoire, sans appel : « Je ne suis donc pas opposé à votre interprétation, mais ce que je continue à récuser absolu­ ment, c’est votre conceptualité freudienne, votre notion d’inconscient. Un vécu obscur à lui-même, oui, l’inconscient, non1. » Comme le dit Doubrovsky : « Sartre à Freud, c’est non. » Le drôle de l’affaire c’est que le commentateur lui ayant sauvage­ ment interprété l’homosexualité en rapport avec la différence des sexes, pensant l’étonner, voit sa bombe désamorcée : « Je le savais. » En retour, le maître, réponse du berger à la bergère, lui réplique : « Au fond vous êtes un peu mon fils. » Entendez : « c’est mon phallus qu’en fait vous enviez et c’est pourquoi vous voulez ma mort ». Doubrovsky l’embrasse en le quittant, en vrai fils prodigue et s’en retourne à N.Y.U.2. De ce côté, tout le monde est content. Si ce n’est que nous savons par toutes les confidences que Sartre faisait aux femmes — je ne citerai que celle de Françoise Sagan — que celui-ci se plaignait de tous ces jeunes gens qui voulaient le prendre pour père. Un fils père, ou un père malgré lui, en somme. Mais à qui mentait-il? A Doubrovsky, à Sagan, aux deux ? Voilà de quoi, selon les tempéraments, estimer la question close, ou au contraire ouvrir l’enquête. J’ai pris le deuxième parti. En effectuant cette enquête, c’est avec surprise queje constatai la présence quasi-constante de la psychanalyse dans la réflexion de Sartre. Cela remonte très loin ; dès l’époque de l’École Normale, se nouent les premiers liens avec Freud et Marx, donc entre 1924 et 19283. 1. S. Doubrovsky, Le livre brisé, Grasset, 1989, p. 78. 2. New York University où Doubrovsky enseigne. 3. Daniel Lagache était son condisciple à l’Ecole Normale. Il ne semble pas toutefois que les deux hommes aient eu le désir d’avoir plus que des relations de bon voisinage.

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En 1927, dans son Diplome d’Études Supérieures de Philo­ sophie élaboré sous la direction de Delacroix, sur l’Imaginaire, Freud est cité dans la bibliographie, ce qui n’est pas si fréquent pour l’époque. Ce thème sera développé dans ses premiers ouvrages, L’Imagination et ensuite L’Imaginaire. Il est révélateur que Sartre inaugure son œuvre philosophique à partir de l’imagi­ nation. Un psychanalyste y verrait sans doute une tentative intel­ lectuelle pour résoudre une question plus affective : celle du fantasme. Du point de vue de ce que sera la philosophie de Sartre, on peut penser que ce mode d’entrée dans le cercle des philo­ sophes est indicatif des options fondamentales de son auteur. La conception sartrienne de la liberté se fonde essentiellement sur le pouvoir de la conscience imageante qui ne peut en aucun cas demeurée liée à la perception du réel. Mais alors que pour Freud, la liberté de fantasmer est précisément ce qui donne accès aux déterminismes de l’inconscient, pour Sartre, phénoménologue et philosophe, déjà, de l’existence, ce déterminisme (qui le lierait au passé, à l’objet, au corps) doit être contesté en faveur de l’affirma­ tion d’une subjectivité ouverte, prête à tout moment à s’engager par un choix conscient sur les chemins de la liberté. Ainsi la psychanalyse est donc une vieille connaissance, rencontrée bien avant l’éclosion des premières œuvres. Dès 1932, elle est présente dans les échanges avec Simone de Beauvoir. Et bien évidemment ses préférences vont, à l’époque vers Adler plutôt que vers Freud. On le voit, ce n’est pas seulement le déterminisme qui sépare Sartre de Freud, c’est encore la sexualité et plus précisément celle qui est pour le fondateur de psychanalyse la plus déterminante : la sexualité infantile. Carnets :

philosophie du trou

La parution récente des Carnets de la Drôle de Guerre, rédigés entre 1939 et 1940, comprend un long développement sur banalité, qui est parmi les passages les plus riches de l’ouvrage. Ce morceau de rhétorique vertigineux est une sorte de méditation philo­ sophique sur le trou et le concept de trou, avec les implications sexuelles qu’il a. Comme souvent chez les philosophes, ce n’est pas tant le contenu de ce que Freud énonce sur banalité qui est récusé par Sartre. Ainsi : « les Freudiens ont bien vu que l’action

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innocente de l’enfant qui joue à creuser des trous n’était pas du tout si innocente. Ni celle qui consiste à glisser son doigt dans le trou d’une porte ou d’une muraille. Ils l’ont rapproché de ces plaisirs fécaux que les enfants prennent à recevoir, ou à donner des excréments. Et ils n’ont pas eu tort. » Mais Sartre comme beaucoup de phénoménologues veut « dépasser » Freud et met ses idées pour ainsi dire « cul par-dessus tête ». « Autrement dit Freud tiendra que tous les trous, pour l’enfant, sont symboliquement des anus — et moi je me demande plutôt si l’anus n'est pas chez l’enfant, objet de concupiscence parce que c’est un trou ! Certes le trou du cul est le plus vivant des trous, un trou lyrique, qui se fronce comme un sourcil, qui se resserre comme une bête blessée se contracte, qui bée enfin vaincu et près de livrer ses secrets ; c’est le plus douillet, le plus caché des trous, tout ce qu’on voudra, je n’empêche point les Freudiens de composer des hymnes à l’anus mais il n’en demeure pas moins que le culte du trou est antérieur à celui de l’anus et qu’il s’applique à un plus grand nombre d’objets. Et j’admets fort bien qu’il se charge peu à peu de sexualité, mais j’imagine qu’il est d’abord présexuel1. » Cette référence au présexuel est une source possible de malen­ tendus. Chez Freud, la théorie de la sexualité infantile nomme présexuel ce qui se rattache à la sexualité prépubertaire et qui n’en est pas moins sexuel. Sartre a d’ailleurs raison de dire que l’anus n’est pas le premier trou puisque son investissement est précédé par celui de la bouche, mais tous deux sont du « sexuel-présexuel ». Toutefois Sartre l’entend différemment. Présexuel veut dire qu’à ses yeux l’originaire n’est pas sexuel. Il est, on s’en doute, conceptuel. On voit alors mieux la position de Sartre à l’égard de la sexualité : celle-ci est secondaire (à tous les sens du terme) parce qu’elle n’est ni au départ, ni l’essentiel ; force doit rester au concept. Sa reconnaissance de la sexualité infantile est suffisamment sincère pour évoquer dans cet extraordinaire journal de guerre un souvenir d’enfance : « Je pense que le plaisir que prend l’enfant à donner des lavements (nombreux sont ceux qui jouent au médecin pour avoir ce plaisir. Moi-même, c’est un de mes plus vieux souvenirs : ma grand-mère, bras au ciel, parce qu’elle me surprend dans une chambre d’hôtel à Seelisberg, en 1. Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, 187.

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train de donner un lavement à une petite Suissesse de mon âge) est présexuel : c’est le plaisir de pénétrer dans un trou. » Sartre est ici non dans le présexuel mais dans le préconscient. Et il dit vrai, tout en disant faux. Car le trou qu’il aurait eu plaisir à pénétrer chez sa petite Suissesse c’est le vagin. L’angoisse de castration aidant, il préféra occulter ce trou “étranger” et pénétrer celui qui rendait sa compagne de jeux familière à son propre corps de petit garçon. Le développement qui suit permet de relier la méconnaissance du vagin et la sublimation philosophique. « Et la situation « pénétra­ tion dans un trou » est elle-même présexuelle. Entendons par là qu’elle n’est ni psychologique ni historique, elle ne suppose pas de liaison réalisée au cours de l’expérience humaine entre les orifices et nos désirs ». Sartre a bien lu Freud. Car, à quelques modifica­ tions près (supprimer les négations, remplacer psychologique par psychique et historique par temporelle — l’histoire n’est pas le développement) il cite assez exactement la thèse psychanalytique. Passons à l’affirmatif. « Mais dès qu’un homme surgit dans le monde, les trous, les crevasses toutes les excavations qui l’entourent deviennent humaines. Le monde est un royaume de trous. Je vois en effet que le trou est lié au refus, à la Négation et au Néant. Le trou c’est d’abord ce qui n’est pas. » Arrêtons ici la citation1. Ce qui suit est pourtant d’une grande profondeur, d’une grande pénétration (!) écrit dans ce style flamboyant où Sartre est inégalable dans la « spontanéité agissante » de l’écriture. Un véritable feu d’artifice, un geyser de la pensée, une fusée transstel­ laire de réthorique. Gare aux trous de la pensée ! Si nous suivons l’argumentation de Sartre nous n’avons à lui opposer que l’expérience du psychanalyste et la cohérence de la pensée freudienne. Nous nous épuiserons avec lui dans une joute sans fin, ou nul doute que sa dialectique aurait triomphé de la nôtre, comme toujours face à ses interlocuteurs. Mais, sans outre­ passer nos droits puisque lui-même convoque ses souvenirs d’enfance, nous mettrons en rapport cet écrit posthume (les Carnets ont été publiés en 1983) avec l’ouvrage qui lui valut sans doute le Nobel qu’il refusa — encore une marque de la liberté par le refus. Cher Sartre, rappelez-vous que vous êtes entré dans l’existence 1. Carnets, p. 186-187. Ce passage a manifestement satisfait son au­ teur qui en fait part à Simone de Beauvoir dans une lettre (cf. Lettres au Castor).

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par le trou. Je ne fais pas allusion à votre naissance, ni à votre accouchement par le trou de celle que vous n’appelez jamais maman mais Anne-Marie, mais à cette fièvre intestinale dont votre père, marin des tropiques, mourut. C’est cette fièvre qui priva votre bouche de bébé de son objet : le sein de votre mère. Elle fut obligée de vous séparer d’elle et fut contrainte à se partager entre son jeune mari mourant et son bébé qui protesta, refusa cet abandon en le manifestant par une maladie intestinale. « Les veilles et les soucis épuisèrent Anne-Marie, son lait tarit, on me mit en nourrice non loin de là et je m’appliquai moi aussi à mourir : d’entérite et peut-être de ressentiment1. » Peut-être? Je crois cette réserve superflue. Elle est destinée à protéger la mère aimée — qui fût aussi sans aucun doute possible une mère aimante. Non pas seulement une femme de devoir mais un être habité d’un authentique amour pour le petit Poulou. Comment ne pas lier ici cette expérience première à la catégorie du refus et à celle du Néant, en référant cette dernière à la perte de l’objet maternel, aux angoisses d’anéantissement et au deuil qui va marquer la mère après mort du père. Mais cela va encore plus loin, car ce que Sartre dit du trou est exactement pareil à ce qu’il dit de la conscience. Elle est ce qu’elle n’est pas. Si donc la conscience et le trou se rejoignent dans la négativité sartrienne, alors le Néant, le négatif et la (déné)gation forment un seul et même ensemble conceptuel. Ainsi en est-il de la réaction du psychanalyste à la lecture de Sartre lecteur de Freud. D’une part le freudien est saisi de tant d’intelligence et de l’acuité avec laquelle Sartre « reçoit » Freud. Mais bientôt — en ceci il ne fait pas exception aux réactions habituelles des philosophes : je pense aussi bien à Merleau-Ponty qu’à Ricœur ou à d’autres nés après eux — le philosophe touché se ressaisit et réaffirme les droits de l’esprit, qui sont ceux du concept. Certains se bornent à « conceptualiser » la théorie psy­ chanalytique en la parant des attributs nécessaires à son admission dans le cénacle philosophique. D’autres vont plus loin dans la contestation et affirment, comme dans ce texte, la préséance du conceptuel. C’est en quoi, même les philosophes les plus ouverte­ ment matérialistes redeviennent, devant la théorie psychanaly­ tique, des spiritualistes malgré eux. Mais chez Sartre, la philo­ sophie n’a pas le dernier mot. C’est à la littérature qu’il le laisse. 1. Les Mots, Gallimard, 1964.

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Alors, l’œuvre littéraire apparaît comme une restauration de la psychanalyse, parce qu’elle s’est défaite du souci de la démonstra­ tion théorique. Elle se repénètre de la chair convoyée par la lettre et devient de cette manière beaucoup plus proche de l’inconscient. C’est pourquoi ces « Carnets » sont pour moi une œuvre majeure de Sartre, où alternent au gré de son humeur des auto-observa­ tions pénétrantes sur lui-même, des notations pleines d’astuce et de malice sur ses compagnons de fortune1, des impressions de lecture, des réflexions sur les intellectuels de son temps et enfin ce que certains auraient tort de prendre pour des « tunnels » les germes de ce qui sera L’être et le Néant. Voici, au hasard de cette drôle de guerre, qu’apparaît de manière unique l’homme Sartre et même le bonhomme Sartre. Je n’en dirai qu’une chose : l’extra­ ordinaire capacité de contact que dégageait cet homme aux dires de ceux qui l’ont connu et qu’il a fascinés cachait un être profondé­ ment seul et qui sut faire de sa solitude le ferment d’une œuvre considérable. Du Néant il savait bien parler et pour cause. Nous ne nous sommes attardés sur cet épisode de la rencontre de Sartre et de Freud que pour signaler l’ancienneté de celle-ci, bien avant L’Être et le Néant. Et c’est aussi pour marquer la place de banalité dans ce débat. Nous retrouverons celle-ci plus loin dans l’interprétation sartrienne de l’Orestie. On constate encore la présence de la psychanalyse dans L’Être et le Néant, qui date de la même année que Les Mouches. Une partie importante lui est consacrée avec la solution alternative d'une psychanalyse existen­ tielle. Conception tout à fait singulière puisque Sartre nie l’exis­ tence de l’inconscient, la conscience étant transparence. C’était d’ailleurs un courant qui existait déjà à l’époque. Ses auteurs s’inspiraient à la fois de la phénoménologie existentielle et de la psychiatrie (Von Gebsattel et Erwin Strauss dans les pays de langue allemande, Eugène Minkowski en France en étaient les représentants). Certains avaient même été disciples de Freud comme Binswanger. La psychanalyse continue d’être discutée dans La critique de la Raison dialectique, où il formule à cette occasion quelques reproches aux marxistes. On a vraiment l’impression que Sartre est peut-être l’exemple le plus illustre de 1. Qui ne le supporteront pas toujours bien et qui auront envie d’écrire leur propre version des faits. Peine perdue. On jouera avec eux double jeu, « mais c’est de la littérature leur répond-on » alors même que cette fiction est celle du souvenir « vrai ».

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ceux que l’on a appelé « les fils de Freud et de Marx », dans la mesure où il a montré toutes les contradictions que pouvait créer, dans une conscience intellectuelle, la cohabitation de ces deux points de vue iconoclastes. C’est ce qui est abordé dans Question de Méthode, qui précède La critique de la Raison dialectique. Enfin le monumental Flaubert applique au cas de l’écrivain cette double grille de lecture. Sartre a bien compris l’importance des relations familiales sur la formation de la personnalité. Là où il y a malentendu par rapport à la psychanalyse, c’est qu’il s’est surtout intéressé au réel, à travers l’histoire, la sociologie et la politique. L’accent mis sur le réel est la condition de la démonstration de la liberté. Le concept de liberté est coextensif à l’Imaginaire. Par la voie de ce biais, sa compréhen­ sion intuitive de l’analyse était assez poussée. Il fut sans doute fasciné par la découverte de l'inconscient aux débuts de la psycha­ nalyse, comme en témoigne le scénario écrit à la demande de John Huston sur Freud1. Ce scénario, une œuvre de grande valeur, Sartre y a beaucoup travaillé. Il prit la peine de lire la biographie de Jones en détail, les Études sur l’Hystérie et L’Interprétation des Rêves. Même un psychanalyste averti peut prendre un immense intérêt à cette lecture qui montre l’intelligence exceptionnelle de Sartre, voisinant d’ailleurs avec des naïvetés confondantes. Des

mouches et des mots

La masse des données est si importante qu’il ne peut être question d’épuiser le dossier des rapports de Sartre avec la psychanalyse. Mon but est beaucoup plus limité. Il consistera en une sorte d’exercice comparatif des Mouches et des Mots. La

1. Ce scénario n’a jamais été filmé, car si l’on avait suivi Sartre le film aurait duré sept heures, Huston a pensé que le public du Texas ne supporterait pas sept heures de complexes. Le dialogue entre les deux hommes fut à peu près impossible. Huston demanda à Sartre de re­ prendre son scénario et de le raccourcir. Sartre le reprit mais ce fût pour l'allonger. Finalement, il en est sorti un film transformant et mutilant le scénario original (Passions secrètes), d’où Sartre a dégagé toute responsa­ bilité. Cf. Jean-Paul Sartre, Le scénario Freud, Gallimard, 1984. Pré­ face de J.B. Pontalis.

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mise en perspective des Mouches et des Mots permet de montrer comment une œuvre peut porter la trace des structures subjectives de son auteur. En général, les auteurs n’aiment pas se voir proposer de telles corrélations et refusent l’idée qu’il puisse y avoir des projections d’eux-mêmes dans leurs personnages. De ce point de vue, Sartre était plus lucide. Dans les Mots, il avoue très clairement que l’Oreste des Mouches, c’est lui. Il précise toute­ fois : « Je l’ai fait à mon image, non point tel que je suis sans doute, mais tel que j’ai voulu être. » Corneille donc plutôt que Racine. On n’aura pas manqué de lui faire remarquer que ses héros prennent parfois des décisions rapides avec une délibération fort expéditive. Ils ne balancent pas, ils n’hésitent pas, ils agissent. Tels sont les idéaux de la liberté. Mais si Oreste, son Oreste, (car celui de la tragédie antique hésite, ne fut-ce qu’un moment) est celui qu’il aurait voulu être, la liberté est donc plus une aspiration morale qu’un fait. L’occasion est vraiment trop tentante, pour le psychanalyste puisque l’auteur, loin de se dérober, s’expose. Nous allons retrouver à travers ce que Sartre dit de lui-même dans Les Mots, ces structures subjectives qui constituent son héros. De ce point de vue, Oreste nous en apprendra davantage sur Sartre, peut-être, que Sartre sur lui-même dans son autobiographie. Quelques précisions méthodologiques au préalable. Nous avons affaire, d’une part, à une œuvre théâtrale, Les Mouches, d’autre part, à « un roman autobiographique » (fût-il d’apprentissage). Oui, roman parce que Les Mots ne sont pas une autobiographie. Us portent en eux une forte charge de fiction qui transfigure le récit de sa vie1. Les Mots ne renvoient à aucune objectivité. Pas seulement parce qu’ils relèvent du genre romanesque au sens large, ou au mieux de l’autobiographie littéraire, mais parce qu’ils ne nous disent rien qui ne soit l’effet de la subjectivité de leur auteur. Dans « Tous comptes faits », écrit après la mort de Sartre, Simone de Beauvoir révèle que Anne-Marie, la mère de Sartre fut bouleversée à la lecture des Mots, prétendant que son fils n’avait rien compris à son enfance, que cela ne s’était pas du tout passé ainsi. Elle voulut à son tour écrire sa version des faits. Elle ne l’a pas fait. Si ses qualités littéraires n’étaient peut-être pas à la 1. Annie Cohen-Solal (Sartre 1905-1980 — Folio Essais, p. 66) écrit « C’était une auto-analyse agencée par un orfèvre qui aurait truqué ses outils ».

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hauteur de celles de son fils — mais qui sait ? — elle nous aura néanmoins privés d’une double lecture qui n’aurait pas manqué d’être passionnante. Il faut donc tenir Les Mots pour une œuvre littéraire plus proche du roman familial que de l’autobiographie. On est fondé à parler ici de mythe personnel, ce qui justifie le parallèle avec Les Mouches, première œuvre théâtrale, qui se fonde sur un mythe culturel. Oreste, Œdipe, deux hautes figures de la scène antique. Œdipe, figure centrale de la psychanalyse1. Les Mouches, elles, ne sont sorties que de la seule imagination de Sartre. La pièce s’étaye sur un mythe qui a été traité par des auteurs avant lui. Il y a donc un problème de filiation sur une matière première qui n’est empruntée à personne, puisque son origine mythique est ano­ nyme. En revanche si le mythe est de père inconnu, le traitement tragique du mythe connaît une nombreuse paternité. Freud fait remarquer qu’en certains cas, l’œuvre d’art peut s’étayer sur des créations qui lui sont antérieures comme les légendes et le fol­ klore, qui sont autant de « prêts à porter » traités a postériori par l’artiste « créateur »2. Les

retrouvailles avec la tragédie

La culture fournit donc le matériau à retraiter, matériau d’autant plus malléable qu’il fait partie d’une « koïné ». Cepen­ dant, le passage du mythe à la tragédie est fondamental parce que c’est la reprise par un individu d’une structure collective anonyme. C’est le cas pour le mythe d’Oreste que, justement, Sartre va utiliser et qui est traité par les trois Tragiques grecs. Les Choéphores d’Eschyle, L’Electre de Sophocle et celle d’Euripide sont l’unique élément de comparaison d’un même sujet traité par les trois Tragiques. Cette utilisation thématique s’est poursuivie dans 1. Voir Un Œil en trop : le complexe d’Œdipe dans la tragédie, nous avons longuement analysé les parallèles entre le traitement théâtral des mythes d’Œdipe et d’Oreste, ainsi que dans ce volume, Œdipe, Freud et

nous.

2. « La création littéraire et la fantaisie » dans L’Inquiétante étrangeté et autres essais. Gallimard, 1985. Nous savons que Sartre relut en captivité le théâtre de Sophocle, donc son Electre.

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la modernité puisque l’ancêtre immédiat de Sartre est Giraudoux avec son Electre. Celle-ci lui servira d’ailleurs de contre-modèle. Il y a donc un double travail de transformation, à la fois individuel et collectif. Car telle est la situation de Sartre à ce moment, pris entre sa position d’écrivain, et son rôle de citoyen qu’il estimait devoir jouer. Comme s’il était constamment écartelé entre un : « Je ne suis rien ; c’est mon devoir de militer politiquement », et un : « Je suis tout, écrivain et philosophe et j’ai donc le devoir et le privilège de dire la vérité ». Ce conflit entre l'individuel et le collectif suit un double circuit qu’il faut dessiner pour l’intelligence des Mouches. Soit une cellule subjective, c’est-à-dire comprenant un sujet, avec un objet primordial, la mère, et relié à la mère, l’autre de l’objet — tout autre objet rattaché à la mère et qui n’est pas elle — ce qui conduit vers le père. L’élément ternaire par rapport à cet objet primordial est constitutif d’une triangulation de base. Audessus du triangle, se situe l’Autre radical, qui est bien proche de ce que Lacan appelle le Grand Autre, et qui dans une acception différente est voisin de ce que Freud désigne par Surmoi et Idéal du Moi1. Cette cellule subjective va suivre deux circuits. L’un passe par la culture et la société, et l’autre par l’individu. Or on ne peut pas parler de la société d’une façon globale. Il faut choisir le thème qui permet de découper l’objet qu’on se propose d’isoler. On ne peut envisager le rapport au groupe, le rapport social comme relevant de l’Un. Mais il y a beaucoup de formations intermédiaires pour faire communiquer les structures collectives et les structures individuelles. Les mythes sont une de ces structures fondamentales. Ce sont des structures de dérivation. L’individu vit dans un monde où il est imprégné par les structures fondamentales collectives. Dans la culture occidentale, ce sont les mythes de l’antiquité grécoromaine et ceux du judéo-christianisme qui occupent la position de référence. Ils peuvent être relatifs aux religions monothéistes, ou à des religions polythéistes. Marie Delcourt, dans l’ouvrage qu’elle a consacré à Oreste, fait des comparaisons entre le mythe d’Oreste et celui d’Osiris2. Il y a donc des communications de culture à 1. On sait la préoccupation majeure de Sartre à l’égard d’une éthique qui ne verra jamais le jour mais dont nous sont parvenus les Cahiers qui en constituent l’ébauche. 2. Marie Delcourt, Oreste et Alcméon, éd. Les Belles Lettres.

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culture sans coupure nette et franche, des intermédiaires qui permettent de jeter des passerelles entre les aires géographiques. Au sein de la civilisation grecque et dans la nôtre, le mythe d’Oreste et celui d’Œdipe sont mis en parallèle (par exemple chez Hegel). Il y en a d’autres comme le mythe de Thésée ou de Persée qui n’ont avec celui d’Œdipe que des rapports plus lointains. Mais, dans ce milieu où foisonnent ces structures mythiques fonda­ mentales collectives de base, un mythe s’extrait de ce contexte. Pour la psychanalyse ce mythe, c’est celui d’Œdipe1. Ce mythe électif subit des modifications, par exemple, lors du passage du mythe à la tragédie, ce qui implique la transformation par l’écri­ ture. Cela, c’est le circuit collectif. Empruntons le circuit individuel. Il faut partir des structures mythiques fondamentales individuelles. Disposant du fonds mythique collectif, un individu élit une histoire : c’est son mythe personnel. Sartre aurait pu écrire un Œdipe-Roi ; peut-être, justement, ne le pouvait-il pas. Il a choisi le mythe d’Oreste. Il aurait pu écrire un Thésée, comme Gide, une Electre comme Giraudoux. Or, il s’est reconnu dans Oreste, et a écrit Les Mouches. Ici, intervient le processus de transformation qui implique le choix du genre littéraire. L’œuvre aurait pu prendre la forme d’un roman ou d’un poème. Sartre a choisi le théâtre pour des raisons surdéterminées. Nous y reviendrons. La relation de Sartre à la littérature est bien problématique. Le langage est-il l’essence des choses ou la réalité obéit-elle à une essence différente de celle du langage ? C’est un problème qui a continué d’être débattu bien après par Lacan dans son opposition ouverte à Sartre. Il faut porter au crédit de Sartre qu’à la fin de sa vie, il ait eu le courage de penser, lui qui était un écrivain, que le langage ne disait pas l’essence des choses, qu’il y avait un noyau dur et opaque qui était au-delà ou en-deçà du langage. Ce en quoi il diffère profondément d’autres penseurs, mais est, à son insu, proche de Freud. Mais il ne s’agit pas que d’opposer le langage à la réalité. Encore faut-il les articuler. 1. Nous avons développé ailleurs les justifications de cette « élection » selon les psychanalystes qui sont en désaccord sur ce point avec les anthropologues comme Lévi-Strauss, et les hellénistes comme J.-P. Vernant. Voir « Le mythe, un objet transitionnel collectif » et « Œdipe, Freud et nous », dans ce recueil.

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Soit une cellule du Moi-Sujet (M.S.), au carrefour de deux circuits : le circuit du langage avec les processus de la pensée, (secondaires) et celui des processus primaires, c’est-à-dire les processus inconscients. Ce dernier est fondé sur les représenta­ tions de choses. Notons bien qu’il n’est pas question du rapport du mot à la chose, mais de celui des deux ordres de représentation de mot et de chose. Ces deux circuits sont donc renvoyés à la cellule du Moi-Sujet qui est auto-référent. Il dispose de processus de liaison entre les processus conscients et inconscients (processus tertiaires). Ces concepts théoriques traitent, entre autres, des rapports de l’art et de la vie. L’art est, pour Sartre, le langage, puisqu’il n’est ni peintre, ni musicien. La vie, c’est ce qui le ramène aux choses, à l’opacité des choses. Dans Les Mots, Sartre fait de fréquentes allusions au théâtre. Il considère que toute la vie est une comédie, qu’il est lui-même un enfant comédien qui joue un rôle et que les grandes personnes jouent, elles aussi, des rôles. On a l’impression que cette existence est signifiée par le théâtre. Le grand-père Charles Schweitzer écrit pour Poulou des pièces de théâtres patriotiques. Sartre est impré­ gné par une théâtralisation de l’existence, qu’il théâtralise à son tour. C’est pourquoi le théâtre joue un rôle particulier dans son œuvre, bien différent du roman. Car le théâtre, c’est aussi le simulacre de la vie. Dans un roman, on peut indéfiniment s’étendre par des descriptions narratives, ou par des réflexions sur le monde intérieur des héros, leurs états d’âme, etc... Au théâtre, il n’y a plus que des êtres qui parlent entre eux, des dialogues nus, sans commentaires. Des avocats plaidant des causes inconci­ liables. Or, les circonstances dans lesquelles Sartre va écrire Les Mouches vont le porter à suivre ce modèle ancien. Je crois beaucoup à la valeur des œuvres de circonstance. Loin de tenir ces dernières pour mineures, je considère qu’elles sont extrêmement révélatrices. Car, derrière l’excuse d’une commande, l’auteur, qui croit ne remplir qu’un contrat, y injecte beaucoup plus de luimême qu’il ne le pense. Est-ce le souvenir des pièces patriotiques de son grand-père où Poulou pleure l’Alsace perdue, à un âge très tendre ? Toujours est-il qu’en captivité, débordant d’énergie et d’initiative, véritable boute-en-train, pour tenir haut le moral de ses compagnons de stalag il prend l’initiative d’écrire et de monter un spectacle : sa première pièce de théâtre : Bariona, le fils du tonnerre. Pièce jouée

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le 24 décembre 1940, la nuit de Noël, aux résonances chrétiennes, mais surtout œuvre morale où il s’agit de changer le désespoir en espoir et d’adhérer en la croyance au Messie en exaltant l’esprit des soldats du Christ. La Surmoi incarné par « Karlémami » aura bien porté ses fruits. Mais surtout, Sartre découvre à ce moment le pouvoir « mobilisant » du théâtre, c’est le cas de le dire. « Comme je m’adressais à mes camarades par-dessus le feu de la rampe, leur parlant de leur condition de prisonniers, quand je les vis soudain si remarquablement silencieux et attentifs, je compris ce que le théâtre devait être : un grand phénomène collectif et religieux... un théâtre de mythes1. » Revenu de captivité après une expé­ rience qui l’a ouvert à la conscience collective, Sartre s’essaye à la résistance, mais ne réussit guère malgré ses bonnes intentions. Il renoue avec Charles Dullin, qui le charge d’enseigner l’histoire du théâtre à son École d’Art dramatique. Il décide de faire un cours sur la dramaturgie grecque et relit les Tragiques. Il me paraît très probable que Sartre a aussi relu, à ce moment-là, La phénoménologie de l’esprit et, en particulier, les commentaires que Hegel fait sur Oreste et Œdipe. « L’idée du pathos, dit Sartre dans le film qu’Astruc lui a consacré, suppose deux avocats en face l’un de l’autre et discutant jusqu’à ce qu’ils en meurent parce qu’il n’y a pas de solution : ils ont deux droits opposés ; ou bien jusqu’à ce que l’un d’eux rende l’autre son esclave. C’est, selon moi, le théâtre. » Il est plus que révélateur qu’il ait choisi le mythe d’Oreste, comme première illustration d’une conception à laquelle il demeurera fidèle. On a dit à tort que son théâtre était intellectuel. En vérité, il s’efforçait de rester proche de l’idéal de la tragédie antique tel que Hegel le concevait. Contrainte

et liberté

La France occupée était dans une situation tragique, mais selon Sartre, propice à la liberté. Car plus la réalité est contraignante, plus nombreuses sont les raisons pour la conscience d’être libre. Relire les tragiques dans la perspective immédiate d’un cours sur 1. Un théâtre de situations, Gallimard, 1973, p. 61-62, cité par Annie

Cohen-Solal, loc. cit., p. 284. « Karlémami » est le condensé du pré­ nom du grand-père (Charles) et de la grand-mère (Mamie).

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l’histoire du théâtre favorisait sûrement le désir d’un destin tra­ gique. Et voilà cet intellectuel peu fait pour les actions meurtrières de la résistance, qui voit dans la ruse théâtrale un moyen de résister à l’occupant avec ses propres armes. Car le théâtre offrait à Sartre la possibilité d’exhorter un public par le moyen de la parole, à la barbe des allemands, ces Egisthes qui couchaient avec la France collaboratrice. Ainsi Sartre résista avec l'autorisation des puissances occupantes qui ne virent que du feu à un projet auquel ils donnèrent leur aval. Loin de soupçonner les dessous de l’affaire, ils voyaient plutôt dans la poursuite de l’activité théâtrale un moyen de distraire ces français frivoles des horreurs de la guerre. Les Mouches sont donc une pièce politique sans doute possible. Pièce mythologique aussi puisqu’elle met en scène un mythe familier à son public. Toutefois si notre hypothèse sur la référence hegelienne est exacte, le choix de la figure d’Oreste paraît jouer comme un contrepoint à celle d’Œdipe. Sartre le dira plusieurs années après dans Les Mots : le destin lui a épargné le complexe d’Œdipe puisqu’il a perdu son père en bas âge et que sa mère lui est apparue comme une grande sœur. A sa naissance son père, Jean-Baptiste Sartre, officier de marine est bloqué en Méditerranée. Il fera en vain, des pieds et des mains pour se libérer, trouver un emploi à terre afin d’être présent à l’accouchement d'Anne-Marie. Celle-ci fera le projet irréaliste, en fait, de rejoindre son cher Jean-Baptiste à cette occasion. Où? En Crète. Or Oreste est bien le fils de cette civilisation qu’on dit créto-mycénienne. Quel cheminement inconscient — et non quel vécu obscur — lui fera choisir le fils d’Agamemnon revenu venger la mort de son père ? Il ne l’admet­ tra jamais ouvertement. A cet égard Sartre est comme LéviStrauss. Le parricide, non ; l’inceste, oui — mais l’inceste frèresœur. « Frère en tout cas, j’eusse été incestueux. J’y rêvais. Dérivation ? Camouflage de sentiments interdits ? C’est bien pos­ sible. J’avais une sœur aînée, ma mère, et je souhaitais une sœur cadette. Aujourd’hui encore — 1963 — c’est bien le seul lien de parenté qui m’émeuve. » (Les Mots, p. 41.) Une note accompagne ce jugement : « On trouverait dans mes écrits des traces de ce fantasme : Oreste et Electre dans Les Mouches, Boris et Ivich dans Les Chemins de la liberté, Frantz et Leni dans Les Séquestrés d’Altona. Ce dernier est le seul à passer aux actes. Ce qui me séduisait dans ce lien de famille c’était moins

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la tentation amoureuse que l’interdiction de faire l’amour : feu et glace, délices et frustration mêlés, l’inceste me plaisait s’il restait platonique. » Ces recoupements confessés par l’auteur ne doivent pas faire oublier l’essentiel. Si Les Mouches s’inscrivent dans la filiation de la tragédie, le tragique y est tourné en dérision. Les Mouches sont tout autant tragédie que refus de la tragédie, sans doute parce que leur héros ne succombe pas au destin que les Dieux lui prescrivent ; celui-ci se l’approprie en toute liberté, faisant échec à leur projet, non en cherchant à y échapper, mais en l’assumant pleinement. Car il sait tout et fait ce qu’il a à faire non pour obéir aux dieux mais pour se libérer de leur tutelle. Il casse le jeu. C’est donc ce mythe que Sartre choisit de traiter et non le mythe d’Œdipe. Mais en lisant en détail Les Mouches, nous constatons que Sartre procède à un amalgame des deux. Par exemple, il fait dire à Oreste qu’il vient de Corinthe. Electre attend son frère en disant : « Il viendra, cette ville l’attire, j’en suis sûre parce que c’est ici qu’il peut faire le plus grand mal, qu’il peut se faire le plus grand mal. » Oreste marche dans les pas d’Œdipe. Cependant, Sartre imprime des différences importantes au traitement mythique traditionnel. Et d’abord, par le symbolisme des mouches. Les mouches sont à l’Orestie sartrienne ce qu’est la peste à l’Œdipodie sophocléenne. Car c’est parce qu’il y a une peste dans la cité qu’Œdipe est obligé d’ouvrir l’enquête sur le meurtre de Laïos. Or les mouches existent ici avant l’arrivée d’Oreste, sans doute depuis le meurtre d’Agamemnon. Le symbolisme des mouches est très chargé. On y a vu les symboles du repentir et du remords. Elles sont liées à l’image du père. Jupiter, que Sartre fait apparaître sur scène, est un dieu charmeur de mouches. (Dans toutes les œuvres connues qui traitent ce thème, Jupiter ou Zeus ne figurent pas. Seul, Apollon est présent.) Les mouches sont aussi reliées aux morts, à la putréfaction et à la sexualité. Electre apparaît portant non des libations mais des draps sales, du linge qui porte des déjections et des traces des rapports sexuels de Clytemnestre et d’Egisthe1. 1. Dans l’imagerie populaire du français du xxe siècle (et non de l’athénien du vie) qui dit mouche dit rapport à l’excrément. Voilà qui témoigne en faveur du fait que la longue méditation sur le trou anal des Carnets n’est pas fortuite. Elle est un thème obsessif de la fantasmatique individuelle de Sartre. Il serait utile pourtant de se souvenir que la

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D’autres détails marquent les structures subjectives. Les mouches pullulent sur l’œil de l’innocent dans la pièce. J’évoque­ rai ici moins l’aveuglement d’Œdipe que le strabisme de Sartre. Jupiter est rencontré sur la route de Delphes. Sartre en fait un personnage à la fois tout puissant et ridicule, qui use de formules magiques pour se faire obéir, proches des jeux de langage des enfants. Comme il est le Dieu des mouches, il dit : « Abraxas galla tsé-tsé ». L’auteur s’est beaucoup amusé à créer ce personnage. Dans Les Mouches, contrairement à la légende, Jupiter, le père thématique anale selon la psychanalyse n’est pas uniquement liée aux relations que Sartre énonce. L’Homme aux rats — et nous verrons que les rats ne seront pas absents des Mouches — élargit considérablement la perspective de l’érotisme anal. Non seulement à travers les deux parts contrastées du sado-masochisme et de l’exhibitionnisme-voyeurisme, mais aussi par la référence à l’opposition, l’insoumission, l’obstination, la parcimonie ou son inverse la prodigalité et surtout la sexualisation de la pensée et la maîtrise intellectuelle. Cet homme qui avait horreur du commandement : insoumis mais ayant une aversion profonde à soumettre les autres, était dans le débat intellectuel impitoyable et toujours vain­ queur sinon dans les faits au moins dans la joute. La liste de ses victimes, à qui l’histoire a plus tard donné raison, compte des noms prestigieux : Aron, Camus, Merleau-Ponty. Plus tard, peut-être un peu lassé des polémiques, il ménagera Lévi-Strauss, Foucault et beaucoup d’autres. Nul doute que le rhéteur invicible aurait, sur le papier, pulvérisé leurs thèses. Mais il est impossible de ne pas voir que ces dissertations s’accompagnaient d’une violence, et l’on doit même parler ici de sadisme, sans merci. Ce qui ne l’empêchait pas de subir sans sourciller les injures et les invectives des partenaires dont il se voulait un compagnon critique. Je fais bien entendu allusion aux injures honteuses des communistes à son endroit. Electre dit : « C’est un linge fort sale et plein d’ordures. Tous leurs dessous, les chemises qui ont enveloppé leurs corps pourris, celle que revêt Clytemnestre quand le roi partage sa couche, il faut que je lave tout ça. » On voit comment le thème de l’analité défend une inter­ prétation « analisante » de la sexualité, une dégradation du sexuel, lorsqu’elle concerne les rapports d’une mère infidèle, épouse en deuxièmes noces d’un rival du père. Sartre est ici — à son insu? — conforme à la tradition littéraire et psychanalytique qui réunit Oreste et Hamlet à travers les couples de Clytemnestre et d’Egisthe et de GertrudeClaudius. Hamlet, dans la scène de la chambre à coucher utilise des mots très proches de ceux d’Electre, pour reprocher à sa mère la sueur rance des draps graisseux de son lit incestueux. Peut-on ne pas penser ici au second mariage d’Anne-Marie avec le très détesté Joseph Mancy ?

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des dieux, dont on s’attendrait à ce qu’il défende plutôt les droits de l’alliance (du côté d’Agamemnon), est l’allié d’Egisthe. Il avertit Egisthe qu’Oreste vient le tuer pour essayer d’empêcher Oreste de commettre le crime. Les dieux sont complices du pouvoir inique, car tous deux se rendent mutuellement des ser­ vices. Oreste, en revanche, bien que soutenu par le droit, doit être éliminé. Parce qu’Oreste est libre et que Jupiter craint les hommes libres, ou ceux qui accomplissent des actes libres. Chrétien

L’Orestie est fondée sur la vengeance du meurtre du père. C’est au Nom du Père (Lacan) que s’effectue le matricide. Chez Sartre, Pacte d’Oreste n’apparaît pas ainsi. Oreste est libre, il faut donc qu’il tue Egisthe par une décision purement individuelle, qu’il n’ait rien à devoir au père, et encore moins aux dieux. De la même manière, Sartre se sent libre de se dégager des liens traditionnels qui nouent ensemble les contenus mythiques traditionnellement soudés. Dans Les Mouches, la folie ne succède pas au matricide. Pirouette ou pied de nez lancé à la tradition, Sartre imagine un dénouement où Oreste, comme le joueur de flûte du conte allemand qui charme les rats pour les éloigner et désinfecter la ville, attirera volontairement les mouches à lui. Si les mouches sont tout ce que Sartre déteste : la fatalité du mal et sa sanction morale, le héros s’en libère en les assumant. Il « prend sur lui. » Derrière cette réinterprétation du tragique qui renverse la fatalité en liberté, on aurait tort de ne voir qu’une libération des chaînes du Surmoi. D’autres lectures sont, à mon avis, plus éclairantes. Oreste, par son acte libre, devient un héros chrétien, l’agneau pascal qui rachète les péchés du monde, comme Sartre n’a cessé, sa vie durant, d’adopter cette position éthique. Vu sous l’angle des structures symboliques, on ne se fait pas faute de parler de la piété du grand-père Charles, dont Sartre lui-même, dans Les Mots, accentue beaucoup le caractère religieux. Ce que l’on dit moins, c’est que l’arrière grand-père avait deux prénoms : Philippe, Chrétien ; et son fils également : Chrétien, Charles. La mère de Sartre, fille de Charles, portait les deux prénoms significatifs de Anne et de Marie, la mère de la Vierge et la Vierge. La surdéter­ mination entre en jeu, car du côté paternel, l’ascendant direct

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précocement disparu, le père, s’appelait également Marie, JeanBaptiste, seul ce dernier double prénom ayant été retenu par l’usage familial. Souvenons-nous ce père là, que Sartre n’a guère connu, est mort d’entérite. Qui ne voit l’association entre cette maladie et les déjections qui souillent les draps qu’Electre doit blanchir ? Sartre voulant écrire une tragédie sort de la fatalité, de la responsabilité et de la culpabilité antiques, en croyant accéder à la liberté. Mais il demeure sous le coup de déterminations inconscientes et n’échappe pas à une autre fatalité, quand bien même il récuserait sa marque indélébile : la chrétienne. Pourquoi Oreste agit-il ainsi ? Parce qu’il a été volé de son enfance. Les mentions sont nombreuses qui essayent d’expliquer Pacte d’Oreste pour rester dans la mémoire des Argiens, pour acquérir une place dans cette cité, pour marquer de son nom, de sa présence, la cité d’Argos. Le symbole du mal antique, les mouches, refera surface sur un mode beaucoup plus anodin à la fin des Mots. Sartre évoque le souvenir d’enfance où il a piégé une mouche, comme tant d’enfants, contre un carreau de fenêtre, comment il l’a écrasée et comment il s’est immédiatement repenti de son crime, en disant : « Le seul être qui me craignait au monde, cette mouche, je l’ai tuée, et maintenant, je suis obligé de devenir mouche moi-même ». N’est-ce pas là ce que Sartre a fait toute sa vie : à la fois polémiquer brillamment et implacablement avec les autres, sortir vainqueur du débat et prendre ensuite sur lui la faute par identifi­ cation à sa victime? Quand on aborde le chapitre des relations de Sartre avec les femmes, on rappelait que lui-même avouait que la conversation avec les hommes, cela ne l’intéressait pas ; et même, cela l’ennuyait. Les débats entre philosophes lui paraissaient fastidieux (probablement parce qu’il en triomphait trop aisément, il s’y est pourtant beaucoup livré). Il préférait de beaucoup l’art de la conversation des femmes. Il les aimait jolies. Avec elles, l’échange se plaçait au niveau de la sensibilité. Avec les hommes au contraire, la sensibilité se déforme et le dialogue passe par les sujets d’éthique, de morale politique. Mais il ajoute, et c’est la chose essentielle, qu’il aime les femmes parce qu’à ses yeux, elles sont opprimées. Il répétait incessamment la relation prototypique qui avait marqué ses premiers liens avec Anne-Marie.

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L’image de la femme opprimée d’aujourd’hui fait écran à l’image de la mère opprimée d’autrefois. Sartre est extrêmement prolixe sur ses relations œdipiennes avec sa mère. Il confesse aisément son désir de se marier avec elle dans l’enfance et dit, sans gêne aucune, qu’il était amoureux d’elle. Mais dans Les Mouches l’image de la femme est dédoublée en mère et fille : Clytemnestre et Electre. Or si Electre est l’Anne-Marie aimée et opprimée par le grand-père Charles des Mots, Clytemnestre est peut-être l’Anne-Marie du remariage, qui a ainsi trahi et son fils adoré et le père mort. La Clytemnestre de Sartre est peut-être le personnage le plus complexe, le plus émouvant, le moins rhétorique de la pièce. Ce n’est pas seulement la relation de rivalité qui l’oppose à sa fille, abondamment développée par les tragiques qui lui donne cette densité émotionnelle, mais plutôt ce désespoir silencieux qu’on devine chez cette criminelle et prostituée complice d’un « crime de fondation » dit Electre. Ainsi le vieux ressentiment de l’enfant abandonné par le sein maternel, revit avec une vigueur renouvelée lors du remariage tardif de la mère. Pourtant Sartre, implicitement rend grâce à son beau-père. C’est à la suite d’une altercation anodine avec lui, — le beau-père cherchait à le faire progresser en géométrie, alors que l’adolescent œdipien faisait manifestement l’imbécile anéantissant ainsi l’aide que le mari de la mère souhaitait lui apporter — , qu’Anne-Marie observant la scène en silence et ayant probablement tout compris, gifla JeanPaul sans aucun commentaire. De ce jour, dit Sartre, dans le film d’Astruc, tout fût terminé entre sa mère et lui. A ce détail près qu’à la suite de la mort du beau-père, Sartre revint habiter chez sa mère. Et il n’aurait pas eu d’Œdipe ! Mais ce fut bien la gifle de sa mère qui lui donna la liberté. Et c’est bien cet aspect de la philosophie de Sartre qui est, pour l’analyse, le plus intéressant à aborder. La grande coupure, Sartre la connut en 1917. Anne-Marie lasse d’être seule à affronter les rigueurs de l’existence se décide donc à convoler une deuxième fois. Deuxième mariage contracté sur le modèle du premier. Elle avait connu Jean-Baptiste Sartre lorsque celui-ci était venu frapper à la porte de son condisciple de Poly­ technique, Georges Schweitzer, frère aîné d’Anne-Marie, dite You. Elle épousera un autre condisciple de Georges, Joseph Mancey. Sartre aurait dit « Mon père ce n’était qu’une photo dans la

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chambre de ma mère », oui, mais il oubliait de dire que cette photo était au-dessus de son lit. Lorsqu’Anne-Marie épousa Mancey, elle retira la photo du père au-dessus du lit de l’enfant. Il avait dix ans. Mais c’est exactement à cette période que Jean-Paul Sartre décide d’arrêter le récit de son enfance dans Les Mots, c’est-à-dire à la date de la deuxième mort de Jean-Baptiste Sartre1. Littérature

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L’apprentissage de la liberté s’est fait pour Sartre à travers la littérature. Est-ce le résultat de la sublimation? Sans doute mais ce destin de pulsion quasi-inévitable et qui prit chez Sartre un développement considérable ne le portait pas nécessairement vers la littérature. Il devait cependant le faire pencher dans cette direction de par la bibliothèque de Jupiter-Charles. Ce ne fut pourtant là qu’un facteur favorisant. Le génie de Sartre le portait vers le langage. Mais ce don de langage n’est pas étroitement spécialisé dans son cas puisqu’il fut philosophe, polémiste, essayiste, romancier et dramaturge et même scénariste ; très peu poète toutefois. Habité par le langage, sans pour autant croire en sa toute puissance, il déployait son écriture entre les deux pôles extrêmes de la réflexion philosophique et de la fiction roma­ nesque. Nous avons déjà remarqué à travers Les Carnets de la drôle de guerre qui ont le mérite de totaliser l’ensemble de son activité d’écriture pendant une certaine période (quel dommage que les autres aient été perdus !), comment Sartre passe d’un style à l’autre avec une remarquable aisance. Il y a bien chez lui une scène de l’écriture aux cent actes divers, tous écartelés entre les deux pôles que nous avons dégagés. C’est d’ailleurs ce qu’on n’a pas manqué de lui reprocher considérant que sa littérature était trop philosophique et sa philosophie trop littéraire. Ainsi d’un côté la pensée et de l’autre le fantasme. Tout chez Sartre prenait sa source dans le fantasme et s’achevait en pensée. Lorsqu’à la fin de sa vie sa cécité le priva d’écrire (il aurait pu comme Borgès dicter, mais l’acte d’écrire lui était trop viscéralement attaché pour qu’il consentit à cette solution)2 il écouta beaucoup de musique, sur le 1. Annie Cohen-Solal, Sartre, Folio. 2. Les circonstances m’ont donné l’occasion de voir des manuscrits de Sartre. Il écrivait toujours sur le même papier (à grands rectangles allongés) d’une écriture serrée et ininterrompue. A la première rature,

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tard et faute de mieux. Il lui arriva d’écrire sur la peinture — rappelons-nous son Tintoret, ce Sartre vénitien de la toile — mais il ne voua jamais sa plume à la musique. Je crois qu’à l’instar de Freud il ne fut jamais musicien et je doute qu’il lui eût consacré beaucoup de son temps s’il n’y avait été contraint. Mais à cette occasion, il écrivit pour Le Monde un texte passé inaperçu, pourtant de grande portée. Il y proposait la distinction entre sens et signification. Le sens on pouvait le trouver dans le langage et hors du langage : dans la peinture et les autres arts plastiques, la musique etc... La signification elle, était consubstantiellement liée au langage. Aussi son art fut-il un art de la signification. Ainsi très précocement sans doute le fantasme fut-il lié au langage, à sa mise en mots. La lecture littéraire, il faudrait dire la dévoration des mots, prit chez lui le relais du fantasme conscient. Il s’en explique à la fin des Mots. « Je tenais les mots pour l’essence des choses » {Les Mots, p. 117). Position que le Sartre adulte, citoyen, poli­ tique récusera. Mais il dut à l’écriture de naître comme individua­ lité. « Je suis né de l’écriture : avant elle il n’y avait qu’un jeu de massacre ; dès mon premier roman je sus qu’un enfant s’était introduit dans le palais de glaces. Écrivant j’existais, j’échappais aux grandes personnes mais je n’existais que pour écrire et si je disais : moi, cela signifiait moi qui écris. » {Les Mots, p. 127.) Par l’écriture le petit Poulou se fait auteur... de ses jours. On remar­ quera cependant que cette archi-écriture est réparatrice : avant elle il n’y avait qu’un jeu de massacre. Cette auto-engendrement de l’enfance ne l’empêchera pas, à l’adolescence, de se rêver écrivain de marine. Mais au départ ce fut le fantasme de ne naître que de lui-même. « On pensera que j’avais beaucoup d’outrecui­ dance ; non : j’étais orphelin de père. Fils de personne, je fus ma propre cause, comble d’orgueil et comble de misère. » {Les Mots, p. 91.) Lui qui nia avoir jamais eu de complexe d’Œdipe — comme d’autres n’ont jamais eu la rougeole — eut des fantasmes bien œdipiens et par chance, fort communs. Ceux-ci s’exprimaient après avoir barré le mot ou la lettre fautive, il tirait un trait sur toute la largeur de la page et passait à la page suivante. Aussi son manuscrit se composait parfois d’une longue série de pages compactes et vierges et d’autres interrompues à mi-course par l’erreur mortelle pour le feuillet ; parfois la page ne se composait que d’une ligne unique. Autre destin de l’analité, le rituel.

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grâce à la complicité d’Anne-Marie qui se mettait au piano tandis qu’il imaginait mille scénarios qu’il mimait en sa présence. Peutêtre est-ce là la raison de son goût modéré pour la musique, trop chargée de l’accompagnement maternel de ses rêveries agies. Adolescent rêvant de succès il imagina un titre de journal : « Jean-Paul Sartre l’écrivain masqué, le chantre d’Aurillac [ratta­ ché à sa famille paternelle], le poète de la mer. » (Les Mots, p. 157.) La culpabilité œdipienne dicte la fin du fantasme : « Une chose me frappe dans ce récit mille fois répété : du jour où je vois mon nom sur le journal, un ressort se brise, je suis fini ; je jouis tristement de mon renom mais je n’écris plus. » (Les Mots, p. 158.) Sartre l’a bien compris (ils ne sont pas nombreux ceux qui l’ont compris avec lui) : « L’appétit d’écrire enveloppe un refus de vivre » (Les Mots, p. 159.) Il serait superficiel de croire que le monde des livres est pour le petit Jean-Paul toujours bienfaisant. « Le monde écrit lui aussi m’inquiétait : parfois, lassé des doux massacres pour enfants [toujours le massacre !] je me laissais couler, je découvrais dans l’angoisse des possibilités effroyables, un univers monstrueux qui n’était que l’envers de ma toute puissance ; je me disais tout peut arriver ! et cela voulait dire : je peux tout imaginer. » (Les Mots, p. 123.) Traumas

Propos lourd de conséquences : le possible n’est pas toujours le désirable, il comprend aussi la possibilité du redoutable. Mais si le possible est le pouvoir de l’imaginaire, alors le réel redouté qui advient peut toujours laisser au sujet la possibilité de se dire que ce réel on l’a imaginé, qu’il est aussi une forme née de l’imagination — ou même, si la réalité lui est accordée, se dire qu’on l’a conçue, c’est-à-dire voulue. Car la littérature lui offrit toujours la possibi­ lité d’imaginer une autre situation que celle dont il était captif, grâce à la conscience transformatrice du réel où il n’était jamais prisonnier des faits. Si bien que la liberté, chez Sartre, s’est confondue avec la possibilité de transformer l’angoisse en désir. Il a perdu son père à un an, quelle chance ! Il n’a eu personne pour peser sur lui. On l’a mis en nourrice parce que sa mère était partagée entre son mari malade qu’elle était obligée de soigner, et son fils qui, à son tour, est atteint d’entérite grave, et Sartre dit

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encore : « Quelle chance ! Ça m’a évité un complexe de sevrage ». La liberté, chez Sartre, procède du renversement du désespoir en occasion inespérée. Elle est ce renversement. « A vingt ans, sans expérience ni conseils ma mère se déchirait entre deux moribonds inconnus ; son mariage de raison trouvait sa vérité dans la maladie et le deuil. Moi je profitais de la situation : à l’époque les mères nourrissaient elles-mêmes et longtemps ; sans la chance de cette double agonie, j’eusse été exposé aux difficultés d’un sevrage tardif. Malade, sevré par force à neuf mois, la fièvre et l’abrutisse­ ment m’empêcheraient de sentir le dernier coup de ciseaux qui tranchent les liens de la mère et de l’enfant ; je plongeai dans un monde confus, peuplé d’hallucinations simples et de frustes idoles. A la mort de mon père, Anne-Marie et moi, nous nous réveillâmes d’un cauchemar commun ; je guéris. Mais nous étions victimes d’un malentendu : elle retrouvait avec amour un fils qu’elle n’avait jamais quitté vraiment ; je reprenais connaissance sur les genoux d’une étrangère. » (Les Mots, p. 9.) Ainsi quoi qu’il en dise, il y eut bien ce premier trauma à neuf mois qui fut une perte temporaire de la mère et définitive du père. Sartre ne tarit pas sur les avantages de cet orphelinat. Encore avons-nous vu qu’il fut aussi « au comble de la misère ». Mais le Sartre adulte se félicitera que le sort l’ait fait « apére ». « Il n’y a pas de bon père c’est la règle ; qu’on n’en tienne pas grief aux hommes mais au lien de paternité qui est pourri. Faire des enfants rien de mieux ; en avoir quelle iniquité ! Eut-il vécu, mon père se fût couché sur moi de tout son long et m’eut écrasé. Par chance, il est mort en bas âge ; au milieu des Enées qui portent sur leur dos leurs Anchises, je passe d’une rive à l’autre, seul et détestant ces géniteurs invisibles à cheval sur leur fils pour toute leur vie ; j’ai laissé derrière moi un jeune mort qui n’eut pas le temps d’être mon père et qui pourrait bien aujourd’hui être mon fils. Fut-ce un mal ou un bien ? Je ne sais pas mais je souscris volontiers au jugement d’un éminent psychanalyste : je n’ai pas de Surmoi. » (Les Mots, p. 11.) Quel morceau d’écriture pour psychanalyste ! « Je n’ai pas de Surmoi »... « Mon père se fût couché sur moi ». Le fantasme homosexuel est à peine voilé, mettant en scène les géniteurs invisibles à cheval sur leurs fils pour toute leur vie. Sartre va plus loin, sa liberté lui permet d’inverser les rôles et les générations. Car on ne peut dire d’un père qu’il est mort en bas âge, l’expres­ sion ne s’applique qu’à un enfant. De même qu’un enfant qui vit

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au-delà de l’âge où son père est mort ne peut être le père de son père. Et si le fantasme précédent se poursuit c’est bien lui l’Anchise qui chevauche son aîné (Enée). Il n’est que trop aisé de rappeler ici le rôle joué par le grand-père Charles, sosie de Jupiter. « Il ressemblait tant à Dieu le Père qu’on le prenait souvent pour lui. » Et toujours le fantasme homosexuel « Ma chance fut d’appartenir à un mort : un mort avait versé les quelques gouttes de sperme qui font le prix ordinaire d'un enfant ; j’étais un fief du soleil, mon grand-père pouvait jouir de moi sans me posséder [...]. Il fut le Dieu d’Amour avec la barbe du Père et le Sacré Cœur du Fils. » Ce Sartre inconsciemment chrétien se souvient sans doute de la mythologie du christianisme. Karl fut le Tout-puissant, Anne-Marie la Vierge et Jean-Baptiste Sartre, Joseph. De Surmoi, Sartre était écrasé, mais ce fut un Surmoi littéraire. Dans Les Mots, il rend son grand-père responsable de sa vocation d’écri­ vain, car l’aïeul s’y était opposé, meilleur moyen pour faire d’un goût un devoir. A cinquante ans, âge où il écrit Les Mots, il se demandera en trouvant cela farce, si toute son écriture n’est pas déterminée par le désir de s’opposer à l’interdit grand-paternel. Mais ce n’est là qu'une interprétation superficielle. Charles-Karl redoutant pour l’avenir de son petit-fils les aléas de la littérature, voulait lui éviter d’être un crève-la-faim. Sartre démontrera qu’il peut vivre de sa plume. En fait la fonction surmoïque du grandpère, ce en quoi il fut l’Anchise de Jean-Paul s’exprimera — en bonne logique freudienne — par la voix. « Et puis le lecteur a compris que je déteste mon enfance et tout ce qui lui survit : la voix de mon grand-père, cette voix enregistrée qui m’éveille en sursaut et me jette à ma table, je ne l’écouterais pas si ce n’était la mienne, si je n’avais entre huit et dix ans repris à mon compte dans l’arrogance le mandat soi-disant impératif que j’avais reçu dans l’humilité ». (Les Mots, p. 137.) La liberté sexuelle de Sartre — exclusive de la paternité — dut être payée d’une contrainte éthique à écrire. Sartre eut une heureuse nature puisqu’il fut capable de transformer le malheur en bonheur. Il a fallu beaucoup d’amour à la mère pour l’aider à y parvenir, sans y réussir tout à fait, parce que les Erynies sont toujours là. Elles furent presque tournées en dérision dans Les Mouches ; apprivoisées à la fin de la tragédie, elles obéiront à Oreste. En fait, les déesses persécutrices, vampirisantes, qui vident leur victime de sa substance vivante, assèchent son sang, la laissant inanimée, sont omniprésentes ; encore faut-il les décou­ vrir dans Les Mots.

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L’angoisse

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de mort

Cet enfant, qui aurait eu — selon ses dires — une enfance heureuse, était, en fait, un enfant très profondément troublé. Enfant trop sage, taciturne, qui laisse rarement ses affects s’expri­ mer (ce que ses camarades adultes lui reprocheront) « Je ne pleure jamais, je ne ris guère, je ne fais pas de bruit ». Certes dans la suite il se rattrapera. Mais ce fut-là un départ dans la vie bien peu heureux. Sartre a traversé des épisodes qui n’étaient pas éloignés de la psychose infantile, présentant un dédoublement de la per­ sonnalité, un syndrome d’écho de la pensée, de commentaire des actes. C’est un enfant hanté par la mort ; entre 5 et 7 ans, il y pensait incessamment, redoutant son apparition tous les soirs. « Je vis la mort. A cinq ans elle me guettait ; le soir elle rôdait sur le balcon, collait son mufle au carreau, je la voyais mais je n’osais rien dire. Quai Voltaire, une fois nous la rencontrâmes c’était une vieille dame grande et belle vêtue de noir, elle marmonna sur mon passage « Cet enfant je le mettrai dans ma poche ». Une autre fois elle prit la forme d’une excavation [...] (il joue au cheval à Arcachon où sa mère rend visite à une dame dont le fils est malade et risque de mourir). « Tout d’un coup j’aperçus un trou de ténèbres : la cave, on l’avait ouverte ; je ne sais trop quelle évidence de solitude et d’horreur m’aveuglait je fis demi-tour et chantant à tue-tête je m’enfuis. A cette époque j’avais rendez-vous toutes les nuits avec elle dans mon lit. C’était un rite, il fallait que je me couche sur le côté gauche, le nez vers la ruelle ; j’attendais, tout tremblant, et elle m’apparaissait, squelette très conformiste avec une faux. J’avais alors la permission de me retourner sur le côté droit, elle s’en allait, je pouvais dormir tranquille. » (Les Mots, p. 77.) La mort est femme, mais elle est aussi ce trou qui menace de l’engloutir. Peut-être ces fantasmes de mort se relientils à une conception anale de l’accouchement et disent-ils la projection sur la mère d’un désir de réincorporation dans son ventre. Pour l’enfant Sartre, Anne-Marie a dévoré Jean-Baptiste. « Quand j’avais sept ans, la vraie Mort, la Camarde, je la ren­ contrais partout. Qu’est-ce que c’était? Une personne et une menace. La personne était folle ; quant à la menace, voici : des bouches d’ombre pouvaient s’ouvrir partout, en plein jour, sous le plus radieux soleil et me happer. Il y avait un envers horrible des choses, quand on perdait la raison, on le voyait, mourir c’était

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pousser la folie à l’extrême et s’y engloutir. » (Les Mots, p. 78.) Cette mort, c’est bien sûr celle dont on lui a dit qu’elle a emporté Jean-Baptiste, son père, mais c’est aussi la face cachée de cette mère, si douce, si aimante : mortifère. Non parce que ce fut une mauvaise mère, mais parce que l’inconscient se donne les interdits qu’il peut lorsque le père ne les prononce pas. Ainsi derrière l'Œdipe « incomplet » (sic), apparent, la relation à la mère concentre sur elle l’interdit incestueux et laisse la place au fan­ tasme de réincorporation. La liberté sartrienne ne s’affranchit pas seulement des interdits paternels qui ont été indirects et n’ont pas été énoncés par celui qui possède la mère, elle doit encore se libérer du danger d’être captif de l’amour maternel. Sartre est, d’après ses fantasmes, né par l’orifice maternel qui donne passage à la fiente. Aussi est-il toujours porteur d’une blessure puante. Il en fait l’aveu à la fin des Mots. Du monde des héros grecs auxquels il dédia sa première pièce de théâtre, il aura élu Oreste, l’enfant qu’il fut, en rêvant de devenir Philoctète. « Je ne relève que d’eux [les héros littéraires] qui ne relèvent que de Dieu et je ne crois pas en Dieu. Allez vous y reconnaître. Pour ma part, je ne m’y reconnais pas et je me demande parfois si je ne joue pas à qui perd gagne et ne m’applique à piétiner mes espoirs d’autrefois pour que tout me soit rendu au centuple. En ce cas je serais Philoctète : magnifique et puant, cet infirme a donné jusqu’à son arc sans condition : mais, souterrainement, on peut être sûr qu’il attend sa récompense. » (Les Mots, p. 212.) La

récompense

Sartre fut récompensé. Non par sa réputation de maître à penser d’une génération — il fût le mien à l’adolescence — ni par ce Nobel que magnifiquement il refusa — le voyez-vous en habit prononçant un discours à Stockholm devant un parterre royal et académique ? Ce fut le jour de son enterrement où souterraine­ ment il sentit l’amour de ceux pour qui il avait compté. Peut-être pour cette phrase qui le résume tout entier : « Si je range l’impos­ sible salut au magasin des accessoires, que reste-t-il? Tout un homme, fait de tous les hommes, qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. » Les Mots, p. 213.) Il faut admirer Sartre d’avoir eu le courage de s’exposer, de ne

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pas être tombé dans le piège des raisons des théoriciens de la littérature contemporaine. On érigeait alors en dogme les distinc­ tions entre l’auteur et le narrateur s’efforçant de dissocier totale­ ment la personne de l’écrivain. Non que cela soit faux, tout dépend de l’usage qui en est fait. Quand on lit Les Mots, le narrateur et l’auteur sont une seule et même personne : Jean-Paul Sartre dit Poulou. Mais c’est un Jean-Paul Sartre qui n’existe que par l’écriture. Et c’est bien sûr là qu’est l’ambiguïté. Car il n’est pas vrai qu’on n’existe que par l’écriture, même si on donnerait sa vie pour l’écriture. Sartre est aussi celui qui a dit : « Qu’est-ce que la littérature devant la mort d’un enfant? » Il savait de quoi il parlait, en faisant allusion à la mort d’un enfant. Peut-être d’ail­ leurs, qu’il désignait l’enfant qu’on avait tué en lui, bien involon­ tairement? Il disait : « Je ne suis rien. » Si lui, Sartre, s’est emparé de Flaubert et a mis beaucoup de Sartre dans son Flaubert, nous-mêmes quand nous parlons de Sartre, nous mettons beaucoup de nous en lui. Nous nous reconnaissons en lui grâce à ce courage et cette générosité qui lui firent commettre tant d’erreurs qui furent aussi les nôtres, n’hési­ tant pas à prendre ce risque de l’aveu devant lequel il n’a jamais fui, et qui l’a amené à devenir la cible des critiques de partout : des psychanalystes, des communistes, des chrétiens, des philosophes et des écrivains. Chacun y a été de son couplet. Un psychanalyste pourtant aurait beaucoup de griefs à son endroit. Il a pris l’inconscient pour de la mauvaise foi. Il a pensé le contourner par la lucidité et la sincérité. Mais il a laissé parler en lui un discours à son insu. Contre lui, mais grâce à lui, nous allions plus loin qu’avec ceux qui étaient avec nous. Au milieu de la mer des Mots émerge secrètement cette bou­ teille contenant le message de celui qui fut Poulou et devint Jean-Paul Sartre : « Comme elles sont tristes les guérisons. Le langage est désenchanté. Les héros de la plume, nos anciens pères, dépouillés de leurs privilèges, sont rentrés dans le rang. Je porte deux fois leur deuil. Ce que je viens d’écrire est faux, vrai, ni vrai, ni faux, comme tout ce qu’on écrit sur les fous, sur les hommes. J’ai rapporté les faits avec autant d’exactitude que ma mémoire le permettait. Jusqu’à quel point croyais-je à mon délire ? C’est la question fondamentale et pourtant je n’en décide pas. J’ai cru par la suite qu’on pouvait tout connaître de nos affections hormis leur force, c’est-à-dire leur sincérité. »

CHAPITRE XI

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Ma véritable origine est la voix que j’entends encore de mon père. Yesterdays. Les Conjurés En 1974, écrivant le rapport que je devais présenter l’été suivant à Londres au Congrès de l’Association Psychanalytique Inter­ nationale, me revint en mémoire un poème de Borges qui fit écho en moi à un autre poème de William Blake. Je ressentais soudain ce que quelqu’un tâtonnant dans le noir peut éprouver, inondé par un sentiment de félicité lorsqu’il trouve enfin ce qu’il cherche. Mieux encore, c’était comme si je prenais conscience que je ne savais pas en fait ce que je cherchais, et que le poème me l’avait révélé. On ne saurait donc attendre de moi aucune « psychana­ lyse » de Borges, puisque Borges avait entendu de moi ce à quoi j’étais sourd . C’est plutôt le sentiment d’une dette dont je voudrais aujourd’hui m’acquitter — en faible partie au moins. Voici d’abord le poème. EL OTRO TIGRE And the craft that createth a semblance — Morris, Sigurd the Völsung (1876)1 1. Il existe d’ailleurs d’excellentes études psychanalytiques de Borges. Citons entre autres, celle de D. Anzieu : Le corps et le code dans les contes de J.L. Borges. Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1971, n° 3.

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Pienso en un tigre. La penumbra exalta La vasta Bibliotheca laboriosa Y parece alejar los anaqueles ; Fuerte, inocente, ensangrentado y nuevo, El irá por su selva y su mañana Y marcará su rastro en la limosa Margen de un río cuyo nombre ignora (En su mundo no hay nombres ni pasado Ni porvenir, sólo un instante cierto) Y salvará las bárbaras distancias Y husmeará en el trenzado laberinto De los olores el olor del alba Y el olor deleitable del venado ; Entre las rayas del bambú descifro Sus rayas y presiento la osatura Bajo la piel espléndida que vibra. En vano se interponen los convexos Mares y los desiertos del planeta ; Desde esta casa de un remoto puerto. De América del Sur, te sigo y sueño, Oh tigre de las márgenes del Ganges. Cunde la tarde en mi alma y reflexiono Que el tigre vocativo de mi verso Es un tigre de símbolos y sombras, Una serie de tropos literarios Y de memorias de la enciclopedia Y no el tigre fatal, la aciaga joya Que, bajo el sol o la diversa luna, Va cumpliendo en Sumatra o en Bengala Su rutina de amor, de ocio y de muerte Al tigre de los símbolos he opuesto El verdadero, el de caliente sangre, El que diezma la tribu de los búfalos Y hoy, 3 de agosto del 59, Alarga en la pradera una pausada Sombra, pero ya el hecho de nombrarlo Y de conjeturar su circunstancia

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Lo hace ficción del arte y no criatura Viviente de las que andan por la tierra. Un tercer tigre buscaremos. Este Será como los otros una forma De mi sueño, un sistema de palabras Humanas y no el tigre vertebrado Que, más allá de las mitologías. Pisa la tierra. Bien lo sé, pero algo Me impone esta aventura indefinida, Insensata y antigua, y persevero En buscar por el tiempo de la tarde El otro tigre, et que no está en el verso. L’AUTRE TIGRE And the craft createth a semblance Morris, Sigurd the Volsung (1876). J’imagine un tigre. La pénombre exalte La vaste Bibliothèque travailleuse Et paraît éloigner les rayonnages. Puissant, innocent, sanglant et neuf, Il ira par sa forêt et son matin. Il imprimera son empreinte dans la boueuse Rive d’un fleuve dont il ignore le nom. (Dans son univers, il n’y a ni noms, ni passé, Ni avenir, rien que l’indubitable instant.) Il franchira les distances barbares Et humera dans le labyrinthe tressé Des odeurs l’odeur de l’aube Et l’odeur délectable des proies. Parmi les raies des bambous, je déchiffre Ses raies. Je pressens l’ossature Sous la peau splendide qui frissonne. En vain s’interposent les mers Convexes et les déserts de la planète ; Depuis cette demeure d’un port lointain De l’Amérique du Sud, je te suis et te rêve,

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Tigre des rives du Gange. Le soir s’étend sur mon âme et je réfléchis Que le tigre vocatif de mon poème Est un tigre de symboles et d’ombres, Une série de tropes littéraires Et de souvenirs d’encyclopédie, Et non le tigre fatal, le funeste joyau Qui sous le soleil ou la lune changeante S’acquitte à Sumatra ou au Bengale De sa routine d’amour, de paresse et de mort. Au tigre symbolique, je viens d’opposer Le véritable, au sang brûlant. Celui qui décime les troupeaux de buffles Et qui, aujourd’hui, 3 août 1959, Projette sur la prairie une ombre Lente. Mais, déjà, de seulement le nommer Et de conjecturer son existence Le fait fiction de l’art et non créature Vivante, de celles qui vont par la terre. Nous chercherons un troisième tigre. Celui-ci Sera comme les précédents une forme De mon rêve, une suite de mots Humains et non le tigre vertébré Qui, au-delà des mythologies, Foule le sol. Je le sais. Mais quelque chose Me contraint à cette aventure infinie, Insensée et ancienne, et je continue A chercher tout le temps que dure le soir L’autre tigre, celui qui n’est pas dans le poème. [Trad. Ibarra]I I — Souvenir

de

Borges

Lorsque quelques mois plus tard, je fis ma première visite à Buenos Aires, l’obligeance et l’amabilité de mes amis me four­ nirent l’opportunité d’une rencontre avec le poète dont le souvenir m’accompagnera toujours. Au début de notre entretien, dans ces

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moments un peu malaisés où le contact a parfois du mal à s’établir, mon accompagnatrice lui dit, comme pour briser la glace : « Le Docteur Green va commencer sa conférence en citant un des vos poèmes. — Lequel? — L’autre tigre. — Ah ! s’excalama-t-il, je crois que c’est un de mes meilleurs poèmes. Je l’ai composé à la Bibliothèque Municipale. J’ai dû quitter la Bibliothèque Municipale à cause de Perón... » La suite de la conversation nous promena du côté de Blake et Milton et de là, à la poésie de Kipling, (il enseignait maintenant l’anglais à l’université catholique de Buenos Aires). C’est alors que le vieil Œdipe qu’il incarnait de manière impressionnante se dirigea vers sa bibliothèque pour saisir, explorant les objets à la lumière du toucher, un volume de Kipling où il tint à me faire lire et à lui lire à haute voix un très beau poème sur les femmes danoises : « Harp Song of the Dane Women »L II le connaissait, bien entendu, par cœur. En arrivant chez lui quelques minutes avant, je lui avais demandé tout naturellement des nouvelles de sa santé. Il m’avait répondu en me disant son souci pour celle de sa mère agonisante de 98 ans. « Elle est vivante mais elle est presque morte — ou c’est comme si elle était morte. » Et d’ajouter : « Et moi je suis aveugle ». Il me dit que ces circonstances l’empêchaient de quitter l’Argentine, dont il déplorait l’anarchie — c’est son mot — d’alors. Je lui demandais où il avait envie d’aller. Il me répondit, alors que le monde entier le réclamait. « J’ai été à Genève quand j’avais quinze ans, à cette période qui est si importante. Genève est une bien plus belle ville que Buenos Aires. Je connais Genève mieux que Buenos Aires. » Souvenez-vous. C’est à Genève, en 1986, à 87 ans que Jorge Luis Borges s’est éteint le 14 juin, quelques mois après s’être marié par procuration (le 22 avril) avec Maria Kodama.1 1. R. Kipling, The Complete Verse, p. 431, Kyle Cathie / Ltd 1990. Ce poème est à rapprocher — cela était sûrement le cas dans la mémoire prodigieuse de Borges — d’un autre : The seawife » (loc. cit., p. 78) où l’épousée maritime de cette « porte du Nord » est, conformément à la tradition, cette tentatrice dont l’étreinte engloutit le marin à jamais.

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Le poème qu’il avait choisi pour moi, était une complainte des femmes danoises qui se lamentaient de l’abandon dont elles étaient l’objet par leurs maris qui, désertant le foyer, leur préfé­ raient the « old grey widow-maker » (la vieille faiseuse de veuves aux cheveux gris) : la mer. Quel parcours avions-nous fait en quelques minutes ! Était-ce le psychanalyste que j’étais qui avait amené Borges inconsciemment à me parler en associations (presque libres) de sa mère morte vivante dont la mort l’année d’après, le laissera orphelin mais libre, de son désir d’évasion vers la ville de son adolescence marquée à coup sûr par la présence de son père et où il ira mourir douze ans après, veillé par la jeune épouse et le fils symbolique, Hector Bianciotti ? Puis ensuite à m’offrir un symbole riche de condensations : l’histoire des femmes auxquelles il faut échapper pour retourner à la mer, la mer immense et cruelle du passé ancestral. En se référant à la littérature anglo-saxonne, Borges maniait une foule d’allusions que je ne compris que plus tard : celle de ses ascendants par sa grand-mère maternelle Fanny Haslam, originaire du Northumberland qui influença décisive­ ment son fils et son petit-fils. Un transfert s’était-il effectué silencieusement sur moi à la faveur de la consonnance anglaise de mon nom et de ma qualité de « psychologue », puisque le père de l’écrivain enseignait en anglais une sorte philosophie psychologisante, inspirée de William James? Ce père, si intelligent et si bon, qu’évoquait implicitement le souvenir de Genève où il atteignit le terme de son voyage, devait céder la place dans ses associations d’idées, à ce général dont parfois Borges se refusait à citer le nom, qui l’avait chassé de la Bibliothèque Municipale, lui ce fils de militaires glorieux qui firent l’histoire de l’Argentine. Remonter avec moi le fil des poèmes jusqu’à ces femmes danoises, c’était aussi réévoquer la saga familiale qui avait fait de lui un spécialiste des formes les plus anciennes de la littérature anglosaxonne et islandaise1. Ainsi grâce à la poésie anglaise nous pouvions pudiquement, à mots couverts, parler de cette mer amante et meurtrière, faiseuse de veuves, dont la pression est plus forte pour le voyageur épris d’inconnu que les joies trop fades de la maison et de l’arpent de1 1. Jorge Louis Borges, Essai sur les littératures médiévales germa­ niques, Christian Bourgois édit.

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terre dont on fait sa propriété. Notre entretien s’était déroulé sous le regard silencieux de mon introductrice et la présence proche mais invisible de Leonor Acevedo. En me raccompagnant Borges me proposa de revenir le voir la semaine d’après. Dans le tête-à-tête de la complicité masculine, qui ne s’épanche vraiment qu’en l’absence des femmes, notre deuxième entretien ne comporta pas la moindre allusion à la littérature. Il ne fut question que de l’évocation de sa jeunesse. Cette fois ce fut une confession psychanalytique à peine voilée. Je compris plus tard que Borges n’avait pas épuisé son adolescence dans la Genève de ses années studieuses. C’est à vingt-deux ans qu’il retrouva la ville dont il était « porteño », avec le quartier de sa jeunesse, ses hommes louches, arrogants, belliqueux mais affichant le mépris de la mort que toute la poésie facile des bas-fonds chante et qui fascina le poète. Son image de vieux sage était si éloignée des rixes de bordels, des hommes qui dansaient entre eux et trichaient aux cartes sans que quiconque ait le droit de soupçonner leurs mau­ vaises manières d’aller jusqu’à la malhonnêteté, sauf à mettre son existence sous la menace de leur couteau ! Borges me raconta ses années de jeune homme. Il était très proche, gai, rieur et même farceur. Manifestement, il avait basculé quittant les livres pour la vie, s’adressant non plus à l’interlocuteur un peu cultivé que je m’étais efforcé de paraître devant lui, mais à celui que sa profes­ sion disposait à entendre les récits de cette vie selon le principe de plaisir où les vraies valeurs sont : la force, la ruse, le souci de dominer faute d’être soi-même dominé, la prédation avec l’argent comme avec les femmes, le courage sans limites qui défie la mort. Ici le seul vice condamnable est la couardise. J’acceptai de bon cœur le partage que m’offrait l’homme que j’admirais profondément et que je découvrais sous un jour que ses livres m’avaient laissé pressentir sans me douter que cet éclairage révélait en pleine lumière un être que j’avais cru enfoui et dépassé par les effets combinés du surmoi, du temps qui passe et de la lassitude de la vieillesse. Aussi suis-je sorti comblé de cet échange lorsqu’en me quittant, il me fit le plus beau compliment, celui que je n’aurais osé espérer, en me disant « Vous m’avez donné beaucoup de joie ». II — Des tigres « El otro tigre », « L’Autre tigre » raconte les alternances de l’écrivain dans la Bibliothèque où il travaille, distrayant un

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moment sa pensée, comme captivé par une rêverie. Dans ce lieu de culture et de paix voilà que surgit l’image d’un tigre dans une évocation riche et colorée. Cette évocation captivante, témoin de cet art qui crée le semblant selon l’épigramme de Morris — ramène le poète à lui-même et lui fait vivre la déception de constater que ce tigre n’est, comme dit l’expression, qu’un « tigre de papier » fait de symboles et d’ombres. « Une série de tropes littéraires / Et de souvenirs d’encyclopédie. » Or ce après quoi court l’imagination du poète, au-delà du tigre symbolique, c’est le tigre « véritable », celui qui quelque part à cette date du 3 août 1959 (aujourd’hui1 nous célébrons à quelques heures près l’anniver­ saire de naissance du poème, 32 ans après), accomplit son œuvre de mort. Pourtant, la pensée, même à la recherche du réel au-delà de l’imaginaire et du symbolique, reste prisonnière de ces deux dernières instances à travers la fiction et le langage. Serions-nous revenus au point de départ, bouclant la boucle ? Non, la chute du poème nous évite cette circularité mais devient spirale par la recherche d’un troisième tigre. Ce dernier sera voué à n’être qu’une « suite de mots » sans pour autant que le poète puisse renoncer à cette quête infinie à la recherche de « l’autre tigre, celui qui n’est pas dans le poème ». Au cours d’une séance où ce poème fut lu, Borges le commenta ainsi. De son propre aveu, l’œuvre contient une morale. Elle exprime le fait que l'art ne peut saisir les choses. Et pourtant, les choses étant insaisissables, nous fabriquons des structures de mots qui elles, existent et « cet univers-là [...] est l’univers de l’art qui peut être aussi estimable et aussi réel. » Conclusion optimiste : au désespoir du sentiment que l’art est sans issue, qu’il n’autorise que des approximations, s’oppose le gage de bonheur qu’il apporte — ce qui devrait suffire2. Soit, mais pourquoi cette lancinante obses­ sion à la recherche de l’autre tigre « celui qui n’est pas dans le poème » ? Aujourd’hui, bien des années après, je comprends, et pourquoi j’ai choisi de toute l’œuvre de Borges ce poème-ci, et pourquoi j’ai l’impression de tenir là le paradigme borgésien par excellence. Cette prétention est sans doute exorbitante. Disons que, pour le 1. A la date de la présentation de la communication, le 1er août 1991.

2. Conversations avec J. L. Borges à l’occasion de son 80e anniversaire, présenté par W. Bamstone, Ramsay, 1984, p. 76.

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psychanalyste que je suis, ce poème recèle le fantasme fonda­ mental de l’un des deux Borges puisqu’on sait qu’il se donnait un double. Mon intérêt pour ce poème venait de ce que sa métaphore me paraissait recouvrir tous les paradoxes de l’analyse, reflétant le double système de représentation de mot et de chose de la théorie psychanalytique. L’analyse n’opère que par la voie du langage et ne peut que passer par le filtre des mots, même quand on veut réserver la place des facteurs non verbaux (ou préverbaux) qui ne prennent sens que par rapport aux précédents. Et pourtant ce que vise l’analyse est une réalité psychique dont la nature est étrangère au langage qui cependant sera modifiée par l’interprétation qui est, elle aussi, « une suite de mots ». Il était également facile de retrouver, derrière les pensées du poème, l’opposition entre réalité psychique et réalité matérielle avec la constante oscillation de l’une à l’autre. C’était autant de raisons pour avoir le sentiment que le poème était la transposition, dans le domaine de l’art, sur un mode intuitif, de problèmes conceptuels débordant sans doute le cadre de la théorie psychanalytique, mais que celle-ci incarnait de façon exemplaire. Enfin — et c’est sans doute le plus important — je voyais là, articulés comme jamais, les rapports de la biblio­ thèque et de la jungle, du livre et du fauve. Et si ce poème me toucha si fort c’est que je sentais qu’il mettait face à face, en moi, l’homme de paroles que je tente d’être et le fauve que je ne cesse pas d’être — qu’aucun de nous ne cesse d’être. A l’époque, je ne connaissais pas l’œuvre de Borges suffisam­ ment en détail pour me rendre compte que la thématique que je viens d’exposer peut être considérée comme une des métaphores ordonnatrices de toute son œuvre. J’ignorais alors que le tigre était, comme disait Charles Mauron « une métaphore obsédante » du poète et que celle-ci s’ancrait dans son passé le plus ancien et le plus enfoui. Dans le même recueil « L’Auteur » (El hacedor)1 on trouve un autre poème : Dreamtigers. Cette fois Jorge Luis avoue que « l’adoration » du tigre remonte à son enfance. Et il précise qu’il ne s’agit pas de la panthère qui descendait sur des troncs d’arbres le cours du Parana — celle dont il me parla au cours de notre entretien — mais de Panthera Tigris : le tigre rayé — les rayures sont un élément important de la fascination qu’il exerce — du tigre d’Asie, royal. Jorge Luis Borges l’a poursuivi partout des 1. L’Auteur, trad. R. Caillois, Gallimard.

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cages du zoo de Buenos Aires, à ces autres enclos que sont les encyclopédies qui détiennent captives leurs images. « Je me sou­ viens encore de ces images, moi qui ne peut me souvenir sans les confondre du front ou du sourire d’une femme. »* Aujourd’hui encore ils hantent ses rêves. Voilà un nouveau domaine entre le monde de la culture et celui de la nature : celui du rêve qui se nourrit de l’un comme de l’autre. Rêve ou fantasme ? Fantasme de toute puissance puisqu’il permet de « causer » un tigre, c’est-àdire d’engendrer un tigre ou de se faire tigre. Et c’est alors que l’image rêvée porte en elle-même sa propre sanction car elle ne réussit à produire dans le songe qu’une figure débile, ridicule ou dégénérée. Borges dit avoir écrit « L’Autre tigre », parce qu’il avait déjà écrit « Le Tigre ». On y retrouve la figure habituelle du fauve encagé dont la captivité rappelle la bonheur de sa liberté perdue, qu’ont chantée Blake, Hugo, Kipling. Mais toutes les variantes ne font que renvoyer à sa figure la plus ancestrale. Sanguinaire et beau, pensent le frère et la sœur : Géorgie et Norah, mais seule la petite fille ose dire « Il est fait pour l’amour »12. Borges reviendra encore au fauve avec un poème : « L’or des tigres ». L’obsèdent à nouveau les figures de la bête emprisonnée, et celle de la nostalgie de sa liberté. L’œil du psychanalyste interprète cet autre tigre, le tigre d’or, comme un géniteur : l’allusion à la pluie d’or qui féconda Danaë le laisse supposer ainsi qu’une référence à une bague magique qui « toutes les neuf nuits engendre neuf bagues et de celles-ci neuf autres »3. Ces alter­ nances des images de la captivité et de la liberté, au milieu des espaces vierges permet d’imaginer encore une nouvelle espèce : celle des tigres mythiques d’Annam. Ceux-ci commandent les quatre grandes directions de la rose des Vents, chacune se distin­ guant par sa couleur (on pense au sonnet des voyelles de Rim­ baud) Rouge : Sud, Noir : Nord, Bleu : Orient, Blanc : Occident. Un cinquième tigre gouverne tous les autres, au Milieu. A cet être imaginaire, l’imagination collective prête le rôle de combattre les démons. 1. 2. 3. aussi

« « « «

Dreamtigers », dans L’Auteur, trad. R. Callois, Gallimard. Histoire de la Nuit » dans La Rose profonde, Gallimard, P. 137. L’or des tigres », Gallimard, p. 215. Dans le même recueil voir La Panthère ».

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Cette rapide enquête, pas du tout exhaustive, énonce les princi­ paux écrits sur ce seigneur de la forêt. Ça et là pourtant, en particulier dans l’Aleph, on rencontrera le tigre à titre de compa­ raison littéraire ou comme symbole majeur : ainsi en certains pays le Zahir1 peut être un tigre. Nous nous doutions que tous ces textes tentent de se délivrer d’une hantise fascinante et infernale. III — Des

livres

L’autre grande métaphore est celle de la Bibliothèque. Nous voilà ici en terrain beaucoup plus familier. Qui ne se souvient de la fabuleuse Bibliothèque de Babel — une prison aussi à n’en point douter — qui ne comporte, à part les rayonnages de tours hexagonales, que des réduits pour dormir debout et des lieux d’aisance pour les besoins qu’on dit « naturels »2. La Bibliothèque est la maison des livres comme l’Église celle de Dieu. Cependant aucun auteur ne saurait se hausser au niveau du Créateur. Seule une lettre le pourrait : l’Aleph, pour laquelle aucun Temple n’est édifié. Notre réunion pourrait nous rappeler le Congrès. Ce récit conte ironiquement l’aventure des hommes réunis en une assem­ blée supposée représenter le monde qui décident de constituer la Bibliothèque universelle ; vaine entreprise à laquelle met fin le Président au bout d’un certain temps en donnant l’ordre de brûler les ouvrages rassemblés. Sa décision se fonde sur l’irréductible écart qui oppose le savoir des livres et l’expérience de la vie3. 1. On se rappelle que le Zahir désigne « les êtres et les choses qui ont la double vertu de ne pouvoir être oubliés et dont l’image finit par rendre les gens fous ». (Le Zahir dans l’Aleph, Gallimard, l’Imaginaire, p. 140.) Parmi les diverses illustrations de la métaphore, Borges cite l’expression « Avoir vu le Tigre » pour signifier la folie ou la sainteté. (Le narrateur a consulté un psychiatre.) Le mal dont sont atteints ceux qui ont vu le tigre consiste dans l’impossibilité de cesser de penser à lui. L’imagination poétique expose certains fantasmes inconscients que le temps ne réussit pas à effacer et qui peuvent causer des tourments obsédants. Que de telles obsessions poussent au crime c’est ce que le texte de Borges peut suggérer par l’allusion à un titre Confession d’un thug. Les thug étaient une secte d’assassins éliminée en 1825. 2. « La Bibliothèque de Babel » dans Fictions, Gallimard. 3. « Le Congrès » dans Le livre de sable, Gallimard. On retrouve le thème de la destruction de la Bibliothèque par le conquérant dans Alexandrie 641 A.D., dans La Rose profonde. Histoire de la Nuit, p. 129.

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Borges fait observer que le livre, à la différence des instruments qui sont un prolongement des organes des sens, est un prolonge­ ment de la mémoire et de l’imagination de l’homme. Avec le temps, le livre est devenu création de l’Esprit, production divine, ce qu’il ne fut pas dans l’Antiquité. Mais à l’opposé on connaît l’idée que le livre est dangereux pour le pouvoir. Ainsi Borges raconte l’histoire d’un empereur de Chine, Chi Hoang Ti, qui dans le même temps où il faisait construire la célèbre muraille qui ceinturait son pays contre l’envahisseur, fit également brûler tous les livres antérieurs à lui1. Borges trouve logique cette décision : les murailles étaient des défenses contre ses adversaires, les livres étaient invoqués par l’opposition à son règne pour louer les anciens empereurs. Encore le combat de la force cruelle du présent absolu contre le pouvoir du langage comme mémoire. La méditation du poète qui réunit la construction de la muraille et l’incendie des bibliothèques, est celle qui, sur une plus vaste échelle, oppose construire et détruire. En fait la parabole va plus loin puisque l’un et l’autre ne sont que des manières de se défendre contre des adversaires redoutables : l’écrivain n’est ici guère moins dangereux que le guerrier. Le propre des bibliothèques est de rassembler des livres de divers genres. Tous ces genres se fondent en un seul creuset : la collection de feuilles imprimées rassemblées en volume. Rien ne distingue alors la facture d’une encyclopédie, de celle d’un roman ou d’un livre de poésie, celle d’un traité d’histoire et celle d’un recueil de mythologie. Autrement dit le langage dit le monde réel dans sa diversité, mais il dit aussi l’imagination de l’homme parce qu’il déploie toutes les possibilités que se donne l’être parlant de dire un pan de la réalité ou un jeu de son propre esprit. Vérité scientifique, foi religieuse ou spéculation philosophique, imagina­ tion littéraire, poésie : toutes ces espèces naissent d’une seule et unique source, celle du langage écrit. Et il n’y a dans les critères qui permettent d’appréhender ces différentes espèces de la pro­ duction langagière aucun moyen de distinguer le vrai du faux, le réel du fictif, l’authenticité du plagiat. Le vrai n’est pas toujours vraisemblable, le possible peut être le réel, comme le réel dénon­ cer l’impossible. La Bibliothèque serait « l’Univers ». En fait, la Bibliothèque est VAutre monde. Elle est l’habitat de 1. « La muraille et les livres », Enquêtes, Gallimard.

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ce monde de langage c’est-à-dire de la culture, comme la savane est le monde de la puissance animale c’est-à-dire de la nature. Culture, il faut ici prendre le mot au sens d’anti-nature et pour l’écrivain de « seconde » nature. La chose imprimée se pose face à la chose vivante comme son contrepoint, son double et à la limite, son image inversée dans le miroir. La diversité des espèces vivantes ne peut se comparer qu’à celle des cultures, riches des différences selon les époques et les régimes. Devant le contraste des destinées ne peut-on procéder à l’échange subreptice entre vainqueur et vaincu, héros et traître, victime et bourreau ? Tel est ce monde-ci que je décris mais qui aurait pu être cet autre monde auquel je pense, rien ne pouvant légitimer aucune prétention quant à la plus grande réalité de l’un par rapport à l’autre. De galaxie en galaxie nous poursuivons le reflet de nous-mêmes. Borges s’est beaucoup étendu sur sa détestation des miroirs — ces multiplicateurs du genre humain —, sa crainte des labyrinthes, demeures des Minotaures — et sa hantise des cauchemars, qui lui ont fait redouter l’immortalité comme éternel châtiment. Mais quelle image de lui, renvoient-ils à son regard aveugle ? De quelles monstruosités sont-ils les gardiens et quels mauvais rêves l’éveillent lui faisant préférer l’insomnie. En fin de compte le monde n’est que rêvé et chaque rêve est tantôt porteur du même cauchemar, tantôt d’un autre rêve qui n’est qu’une version du précédent — un autre même et la source d’un rêve futur. Et de même que la Bibliothèque rassemble les livres qui appartiennent aux genres les plus divers, Borges fait habiter en lui plusieurs Borges. Au sein du Borges de l’écriture nombre d’écrivains coexistent : le poète, le conteur, l’essayiste, le professeur, le causeur, chacun limitant le pouvoir des autres jusqu’à faire douter de l’authenticité du personnage ou de son existence. Dans ses confessions, il devance les révélations que le temps pourrait dévoiler. « On s’apercevra un jour, que je suis un impos­ teur... Je n’ai jamais lu un livre jusqu’au bout... Je suis d’accord avec mes critiques et même j’ai souvent pensé à écrire sous un pseudonyme une critique beaucoup plus impitoyable sur mes œuvres que celles qui m’ont déjà été faites. » Impossible donc d’atteindre Borges, de le cerner : il a tôt fait de se mettre à votre place, jouissant du sadisme qu’une projection vous prêterait, adoptant avant qu’on l’en prie la position masochiste, jouant à cache-cache avec la vérité.

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IV — LE

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« Si on demandait ce qui a compté le plus dans ma vie, je répondrais la bibliothèque de mon père. Il m’arrive de penser qu’en fait je ne suis jamais sorti de cette bibliothèque »E C’est vrai, les Bibliothèques ont marqué la vie de Jorge Luis. Celle de son père dans son enfance, celle dont Perón le chassa, celle où il revint en triomphateur à la chute du dictateur. Avec son ironie habituelle, Borges affirme qu’après la dispersion de la Biblio­ thèque paternelle, il hérita d’une autre de 800 000 volumes, alors qu’il est atteint du même mal que son père : la cécité. De la lecture de son essai autobiographique, nous glanons beaucoup d’informations précieuses sur ses ancêtres, ses parents, ses lectures, les lieux où il a vécu etc... Nous devinons l’influence de ses identifications plus particulièrement celle au désir des parents (« on attendait de moi que je sois écrivain »). Mais nous ne relevons aucun de ces détails qui marquent la véritable enfance, ses jeux et ses fascinations. Certes, le récit des légendes familiales et des aventures des héros de l’Argentine y trouvent leur place : Martin Fierro, Rosas, Suarez et surtout le grand-père Francisco Borges. Grâce à Julio Woscoboïnik je retrouvai la trace des tigres12. Un dessin d’enfant du petit Géorgie indique déjà la qualité obsédante de cet animal. Sa mère témoigne, de sa passion pour les « ferocious tigers » qu’il dessinait partout. Au jardin zoologique, il ne peut décoller de l’endroit « Et moi qui suis toute petite, dit Dona Leonora, j’avais peur de lui qui était grand et fort. J’avais peur qu’il se mit en colère et me frappât. Pourtant il était très bon. Quand il ne voulait pas céder, je lui enlevais ses livres ; c’était radical. » Ses lectures préférés portaient sur les bêtes sauvages, au déses­ poir de sa grand-mère maternelle qui cherchait à orienter ses goûts du côté des moutons. En somme, le petit Géorgie combattait son angoisse de castration par une identification à l’agresseur en se prenant lui-même pour une « bête féroce ». Mais il avait besoin du secours du livre pour refouler son agressivité ou la déplacer du côté de l’épistémophilie et parfaire la sublimation de l’érotisme 1. « Essai d’Autobiographie » in Livre de préfaces, Gallimard, p. 276. 2. J. Woscoboïnik, Le secret de Borges, traduit par Nora Scheinberg, éd. Cesura, Lyon, p. 39.

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sadique. Dans le dessin de l’enfant, le tigre dont l’œil et la bouche sont marqués est rayé de telle sorte que les rayures ressemblent moins à celles de l’animal qu’aux barreaux d’une cage L Or le tigre de Borges est le plus souvent décrit comme un animal en captivité. C’est l’imagination qui le libère de sa prison et le rend à son environnement naturel. Dans l’Autre tigre, le fauve de l’imagi­ naire est dans sa jungle. Mais l’image est précédée d’une autre : La pénombre exalte La vaste Bibliothèque travailleuse Et paraît éloigner les rayonnages.

Voici que les choses s’éclairent : les livres sur les rayonnages sont comme les barreaux de la prison où le père et plus tard l’enfant sont enfermés comme le tigre dans la cage du zoo. La pénombre annonce la nuit qui tombe sur la vaste pièce qu’est l’antre du père. Alors s’ouvre le temps des amours de la bête sauvage. Ainsi le père très bon et très intelligent, ce professeur lettré, cet écrivain philosophe, homme de haute culture peut-il à la faveur de la nuit se transformer en tigre cruel, en quête de « l’odeur délectable des proies »12. Grâce à cette protection, de prison la Bibliothèque devient l’occasion de retrouvailles avec une innocence perdue : Borges dira : « j’ai toujours imaginé le paradis comme une Bibliothèque3. A l’inverse, il dira aussi que le cauchemar est le tigre du rêve4. Ailleurs, il affirme que le cauchemar est la preuve de l’enfer. D’où il s’ensuit que si la bibliothèque est liée au paradis, le tigre des cauchemars l’est à l’enfer. L’enfer ajoutera-t-il avec sagacité n’est pas un lieu, mais un état d’âme5. Dans un livre publié en collaboration avec Maria Kodama, Atlas, composé de photos et de commentaires, que Borges voulait considérer comme une totalité d’images et de mots et non comme une juxtaposition des unes et des autres, j’ai trouvé à ma grande 1. Woscoboïnik fait observer que le dessin de l’enfant n’évoque nullement un animal féroce mais plutôt un tigre vieux et aveugle. 2. L’Autre tigre. 3. Conversations avec J. L. Borges à l’occasion de son 80e anniversaire, présenté par W. Barnstone, Ramsay, 1984, p. 136. 4. Loc. cit., p. 171. 5. Loc. cit., p. 16.

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satisfaction une suite à mon épigraphe de 1975. Le texte s’appelle « Mon dernier tigre ». La photo, incroyable, représente Borges assis, souriant aux anges ou plutôt à un vrai tigre, se tenant tout près de lui, la main de l’écrivain caressant l’encolure du fauve aussi placide qu’un gros chat. Bien entendu le tigre est tenu en laisse par deux hommes et semble obéir aux ordres que lui donne un troisième. La scène paraît onirique. Quant à Borges, il reprend, dans le court texte, l’argument même de l’Autre Tigre. C’est dans les encyclopédies de son père que Borges connut ses premiers tigres reproduits sous formes d’images. Le relais de ceux-ci fut pris par les tigres de mots, ceux de Blake bien sûr (c’est celui-là que je mis en parallèle à celui de Borges dans le texte de 1975) et bien d’autres, ceux de Chesterton, de Kipling. Et voilà maintenant que Borges a le privilège à la fin de sa vie de connaître un tigre, en chair et en os, sans être séparé de lui par les barreaux d’une cage. « Avec une joie évidente et terrifiée, je suis allé jusqu’à ce tigre dont la langue a léché mon visage, dont la griffe indifférente ou caressante s’est posée sur ma tête et qui, à la différence de ses prédécesseurs, avait de l’odeur et du poids1. » Ne cédons pas au lyrisme de la scène, à la joie d’atteindre enfin le terme de la quête. Pour Borges cet événement ne fut pas plus réel qu’un rêve. Ce jugement est moins paradoxal qu’il n’y paraît. Il prend l’allure d’une sorte de rappel, et joue le rôle d’une sauvegarde, pour ne pas trop succomber aux charmes trompeurs des sens, qui le rattachent à la réalité. C’est alors que nous comprenons enfin, en retraçant le parcours régrédient qui nous conduit de la puissance évocatrice de l’Autre tigre à ces balbutiements graphiques qui donnent une forme intelligible à ces bêtes sauvages de l’enfance. La quête du troisième tigre « celui qui n’est pas dans le poème » est moins la recherche d’un tigre réel, celui que Borges ravi caressa, déjà vieux, au zoo de Buenos Aires, que celle d’un tigre perdu, celui des pulsions qui hantaient ses pensées dans l’enfance et qui revenait de temps à autre visiter ses rêves. Et parce qu’il est devenu poète, le tigre de ses années d’enfance, celui qui porte les emblèmes du père et les siens réunis en un seul blason, celui-là est à jamais révolu, repoussé par le tigre des tropes littéraires. Peut-être toute littérature n’a-t-elle pour but que de tenter de 1. J.L. Borges en collaboration avec Maria Kodama, Atlas, trad, de l’espagnol de F. Rossent, Gallimard, p. 45.

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retrouver la mémoire d’une violence originaire sans laquelle aucun travail poétique ne peut s’édifier, pour que sa surimpression cache et réprime le retour de ce qui est à la fois objet de quête et sujet de crainte. Que le mot tigre contienne tout l’émoi de cette puissance d’amour et de mort ! Mais qu’il ne l’étouffe pas, laissant battre à chaque pulsation le sang de la poésie. V — La triple bête

N’est-ce point assez? La quête n’est-elle pas achevée? Il est douteux qu’avec Borges elle le soit jamais. Nous conclurons sur deux notations l’une pour lui, l’autre pour nous. Borges se voulait, on le sait, quoique profondément attaché à son pays, spirituelle­ ment anglais. Ses ascendances l’y poussaient mais n’oublions pas que Northumberland est mitoyen de l’Écosse chère à son cœur. Quand il doit prendre l’exemple d’un livre, ce sera celui, né en Angleterre, en 1604, de Macbeth. A chaque occasion il ne man­ quera pas de proclamer sa préférence pour cette pièce dans toute l’œuvre de Shakespeare1. Macbeth fut ce guerrier qu’il aurait pu être. Il n’a pas craint d’affirmer : « Quel dommage que je n’aie pas été soldat plutôt qu’écrivain », se voulant alors l’héritier valeureux d’une filiation militaire aussi bien maternelle que paternelle. Mais être soldat ç’aurait été être un tigre. Borges nous laisse un poème sur Macbeth qui est presque un Haïku. Je le cite intégralement. « Nos actes poursuivent leur chemin qui ne connaît pas de terme J’ai tué mon roi pour que Shakespeare ourdit sa tragédie2. » Beau retournement poétique entre la pulsion et sa sublimation par l’écriture. Mais l’acte à lui seul est sans signification si la 1. Le livre des préfaces, Macbeth, p. 210, coll. Folio. Dans la première scène des sorcières celles-ci jettent leur dévolu sur le pilote du Tigre pour fomenter son naufrage. Macbeth plus tard se dit prêt à approcher le Tigre d’Hyrcanie. 2. Obras completas, p. 1093. Dans ce recueil, ce poème fait partie de L’or des tigres mais n’a pas été repris dans l’édition française. On le retrouvera dans La Rose profonde, Gallimard, p. 43.

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tragédie ne lui donne pas le sombre éclat de son irrépressible désir. Et puisque nous voilà dans les eaux de la psychanalyse laissons le poète, notre contemporain, parler d’Œdipe et de son énigme. « Quadrupède à l’aurore, à midi profilant Sur le ciel sa droiture, et dans le jour qui baisse A trois pattes clochant débile : la déesse Durable ainsi voyait son frère vacillant L’homme. Mais vers le soir voici qu’un homme arrive, Et tombe au piège qu’il résout : dans le miroir De cette monstrueuse image il a pu voir Bouleversé, notre destin et sa dérive. Nous sommes tous Œdipe : il a tout su de tous, Il a vu cette longue et triple bête : nous. Je suis ce que je fus et ce que je vais être Tout ensemble. Mais je serai anéanti ! Si je laissais ma loi difforme m’apparaître Clément, Dieu m’a donné le progrès et l’oubli1. » Le progrès et l’oubli... La triple bête est nous : lui, vous, moi. Elle est tigre, sphinx, homme. Ces choses-là ne sont pas toujours bonnes à dire. Réservons-les au secret des quatre murs de l’ana­ lyse et à la paix anonyme des Bibliothèques. A Borges nous souhaiterons la douce nuit qui protège le sommeil des innocents.

1. « Œdipe et son énigme », in « L’Autre le Même », Œuvre poétique, Gallimard, p. 190.

RÉFÉRENCES DE PREMIÈRE PUBLICATION

La déliaison : Littérature n° 3, 1971. Le double et l’absent : Critique n° 312, 1973. Œdipe, Freud et nous : Version développée d’un exposé pré­ senté au Colloque : L’Œdipe dans la culture. Psychanalyse et anthropologie, Villaréal (Portugal) 1981 ; Une partie résumée de ce travail est parue dans l’Écrit du Temps n° 12, 1986 sous le titre « Les pensées d’Œdipe ». Le mythe : un objet transitionnel collectif : Le Temps de la réflexion, I, 1980. Lear ou les voi(es)x de la Nature : Critique n° 284, 1971. Macbeth : engendrement et déracinement : inédit. L’Illusoir ou la Dame en jeu : Nouvelle Revue de Psychanalyse n° 4, 1971. Le double double, ceci et cela : Préface à l’édition Folio de Le Double de Dostoïevski, 1980. La réserve de l’incréable : contribution au volume collectif Créativité et/ou Symptome ; sous la direction de N. Nicolaïdis et E. Schmidt-Kitsikis, éd. Clancier-Guénaud, 1982. Des Mouches aux Mots : inédit. Version développée d’une communication présentée au Colloque Sartre à l’Institut Français du Caire en avril 1985 ; Le progrès et l’oubli : inédit. Communication présentée au 37e Congrès de l’Association Psychanalytique Internationale, Buenos Aires, 1991. Certains textes ont été largement remaniés et parfois augmentés.

TABLE DES MATIERES

Avant-Propos...........................................................................

9

I. La déliaison ......................................................................... 11 II. Le double et l’absent....................................................... 43 *

III. Œdipe, Freud et nous...................................................... 69 IV. Le mythe : un objet transitionnel collectif................... 148 *

V. Lear ou les voi(es)x de la Nature.................................. 181 VI. Macbeth : engendrement et déracinement................... 201 *

VII. L’Illusoir ou la Dame en jeu........................................ 257 VIII. Le double double : ceci et cela.................................. 299 *

IX. La réserve de l’incréable.................................................313 X. Des Mouches aux Mots....................................................339 XI. Le progrès et l’oubli.........................................................369

CONFLUENTS PSYCHANALYTIQUES Déjà parus

• PSYCHANALYSE ET CULTURE GRECQUE, par D. Anzieu, F. Carapanos, J. Gillibert, A. Green, N. Nicolaïdis, A. Potamianou

(seconde édition). • ŒDIPE OU LA LÉGENDE DU CONQUÉRANT, par Marie Delcourt. Précédé de « Œdipe Roi » selon Freud, par Conrad Stein

(réimpression). • LES VISITEURS DU MOI, fantasmes d'identification, par Alain de Mijolla (seconde édition). • THOMAS MANN ET LA PSYCHANALYSE, par Jean Finck. Précédé de « Thomas Mann et l’irrationnel », par Jean-Michel Pal­ mier. • HÉPHAISTOS OU LA LÉGENDE DU MAGICIEN, par Marie Delcourt. Précédé de « La magie d’Héphaistos », par André Green. • PSYCHANALYSE ET MUSIQUE, par J. et A. Caïn, G. Rosolato, J. Rousseau-Dujardin, P. Schaeffer, J.-G.Trilling. Précédé de « En guise d’ouverture... », par A. de Mijolla (seconde édition) • ÉCRITS SUR LA MUSIQUE, par ThéodorReik. Préface de Jacque­ line Rousseau-Dujardin. Trad. fr. Claude Davenet. • MOKSHA, LE MONDE INTÉRIEUR, enfance et société en Inde, par Sudhir Kakar. Préface de Catherine Clément. Trad. fr. Claude Davenet. • LANGAGE ET FOLIE, essai de psycho-rhétorique par Ruth Menahem. • LA PSYCHOTHÉRAPIE SOUS LE IIIe REICH. L’Institut Göring par Geoffrey Cocks. Trad. fr. CI. Davenet et J.-L. Roy.

• LA VOIX ET SES SORTILÈGES, par Marie-France Castarède. Préface de Didier Anzieu (troisième édition). • LES MÈRES IMAGINÉES, horreur et vénération par Béatrice Marbeau-Cleirens. • LES MOTS DE FREUD, recueillis et présentés par Alain de Mijolla

(nouvelle édition). • « OUVREZ-MOI LES CHEMINS D’ARMÉNIE ». Un génocide aux déserts de l’inconscient, par Janine Altounian. Préface de René Kaës. • DOCTEUR 117 641. Une mémoire de l’Holocauste, par Louis J. Micheels. Préface de J. Solnit. Trad. fr. Catherine Wieder. • FREUD L’ÉCRIVAIN, par Patrick J. Mahony. Préface de George H. Pollock. Trad. fr. Kim Tran.

Rencontres psychanalytiques cTAix-en-Provence Déjà parus

• SOUFFRANCE, PLAISIR ET PENSÉE (lres Rencontres psychana­ lytiques d’Aix-en-Provence, 1982), par J. Caïn, Ch. David, M. Fain, J. Guillaumin, S. Mellor-Picaut, M. Ölender. • LANGAGES (IIes Rencontres psychanalytiques d’Aix-en-Provence, 1983), par A. Green, R. Diatkine, E. Jabès, M. Fain, L. Fônagy. • MÉTAPSYCHOLOGIE ET PHILOSOPHIE