La crise religieuse des écrivains syro-libanais chrétiens, de 1825 à 1940
 9973722035, 9789973722034

Table of contents :
I. LES CONSERVATEURS
1. ENTRE YÂZIJÎ ET ZAYDÂN, UNE NAHDA LAÏQUE ?
II. LES AVENTURIERS
2. AHMAD FÂRIS AL-CHIDYÂQ (1804-1887)
3. LOUIS SABUNJI (1833-1931)
4. AMÎN AL-RAYHÂNÎ, CHRÉTIEN OU MUSULMAN ?
III. LES 'SCIENTISTES'
5. YA'QÛB SARRÛF, ADÎBISHÂQ CHIBLÎ CHUMA YYIL, FARAH ANTÛN
IV. LES SPIRITUALISTES
6. LA CONVERSION DE MÎKHÂ'ÎL MUCHÂQA ET DE BUTRUS BUSTÂNÎ
7. JUBRÂN KHALÎL JUBRÂN
8. LE DÉSAVEU DES ÉCRIVAINS LIBANAIS CHRÉTIENS
LISTE DES SOURCES
INDEX DES NOMS
INDEX DES NOTIONS
TABLE DES MATIERES

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PU B L IC A T IO N S DE L 'IN S T IT U T DES BELLES LETTR ES ARABES 12 rue Jam aa al-Haoua, 1008 Tunis 3 4 _________________________

Jean Fontaine

LA CRISE RELIGIEUSE DES ÉCRIVAINS SYRO-LIBANAIS CHRETIENS DE 1825 A 1940

IBLA 1996

Du même auteur Vingt ans de littérature tunisienne ¡956-1975, Tunis, Maison Tunisienne de l'Edition, 1977,160 p. M ort-Résurrection : une lecture de Tawftq al-Hakîm, Tunis, Bou Slama, 1978,336 p. al-Mawt wa l-inbi'ûth f t adab Tawftq al-Hakhn (traduction arabe de Mohamed Koubaa), Tunis, MTE, 1984,327 p. Aspects de la littérature tunisienne 1976-1983, Tunis, Rasm, 1985,180 p. Fihris târîkhî li-l-m u'allafât al-tûnusiyya, Carthage, Bayt al-Hikma, 1986, 291 p. H istoire de la littérature tunisienne par les textes T. l 'Des origines à la fin du Xllèm e siècle, Bardo, Turki, 1988,194 p. T. Il D u XHIème siècle à l'indépendance, Tunis, Cérès, 1994,211 p. al-Adab al-tûnust al-mu'âsir, Tunis, MTE, 1989, 188 p. Etudes de littérature tunisienne, Tunis, Nawras, 1989,119 p. Ecrivaines tunisiennes, Tünis, Gai Savoir, 1990,99 p.; 2e éd., 1994, 129 p. La littérature tunisienne contemporaine, Paris, CNRS, 1990, 157 p. Regards sur la littérature tunisienne, Tunis, Cérès, 1991, 158 p. Romans arabes modernes, Tunis, Ibla, 1992,117 p. Propos sur la littérature tunisienne, Tunis, Ben Abdallah, 1996,119 p. «

Les chapitres de ce livre ont été publiés dans les revues suivantes : 3. al-Abhâth, 1969/3-4, p. 99-102. 4. Travaux e t Jours, n° 38, janvier-mars 1971, p. 103-114 5. IBLA, n° 128,1971,225-258 6. Travaux et Jours, n° 40, juillet-septembre 1971, p. 57-67 7. al-Fikr, XIV/2, novembre 1970, p. 34-41 8. Proche Orient Chrétien, XXIII, 1973, p. 3-32

ISBN 9973-722-03-5 (vol. 34) ISBN 9973-722-01-9 (Collection)

PRÉFACE

On sait le rôle primordial des chrétiens syro-libanais dans la conservation et la purification de la langue arabe avant son épanouis­ sement à l'époque moderne. Parler de la nahda c'est leur réserver une place de choix. Aussi leurs œuvres, tant sur le plan des idées que sur celui de la valeur littéraire, ont-elles été abondamment étudiées. M ais il est un problème encore négligé : celui des changements de confession de ces écrivains. En effet, Fâris Chidyâq passe successivement de la confession m aronite au protestantism e puis à l'islam. Amîn Rayhânî est accusé de s'être fait musulman : il demande, en tous cas, un enterrement civil. Butrus Bustânî quitte le catholicisme pour la Réforme. M îkhâll M uchâqa l'y rejoint, mais en venant de l'orthodoxie. Y a'qûb S arrûf se retrouve protestant, de maronite qu'il était, sans qu'il soit encore pos­ sible de connaître la date de sa conversion. Sans compter la profession d'athéism e de Chibll Chumayyil etc ... Sur ce problème, on ne trouve que quelques allusions de Jacques Berque dans L es A rabes d 'hier à dem ain, Paris, Seuil, 1960, p. 175 et de A lbert Hourani dans A rabie thought in the liberal aget Oxford University Press,. 1962, p. 401. On a peu cherché à savoir ce qui s'est passé dans l'âme de ces auteurs. Ceux-ci, il est vrai, ont été très dis­

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crets sur leur évolution intérieure. On rencontre peu de confessions, de mémoires intérieurs, de confidences qui perm ettraient de retracer plus sûrem ent des itinéraires spirituels. Le point de départ a été fixé à 1825, date du prem ier changement de religion de Fâris Chidyâq. On n 'a pas conscience, d'après les documents dépouillés, que la question se soit posée de façon claire avant cette date. Le point d'arrivée est la date de 1940, m ort de Amin Rayhânî. Tel est le point de départ des articles colligés ici. Pour l'ensem­ ble, ils datent d'une vingtaine d'années. Quand cela s'est avéré nécessaire, on a complété la bibliographie dans les notes, on a corrigé certaines erreurs qui nous avaient été signalées et mis un terme à quelques manques.

I L E S CO N SER V A TEU RS

1 E N T R E Y Â Z IJÎ E T ZAYDÂN, UNE NAHDA LA ÏQ U E ?

Les contemporains des auteurs étudiés ici donnent l'im pression de laisser volontairement dans l'ombre le problème des convictions per* sonnelles. On croit vraim ent pouvoir dire que tout est sauf, à partir du moment où l'appartenance sociologique à une tâ 'ifa quelconque est sauvegardée. Q uant à savoir la nature de l'expérience intérieure repré­ sentée par le passage d'une communauté à une autre, on en sera réduit très souvent aux conjectures. Devant cette carence de textes, est-il légitime de se reporter aux écrits de caractère impersonnel ? C'est souvent difficile. Sur une longue période, cette étude donnerait probablement la courbe de l'évolution de la pensée. M ais celle-ci est-elle parallèle à la courbe de l'évolution de la foi ou plus simplement de la croyance ? Si les liens entre les deux sont évidents, la transposition de l'une à l'autre n'est pas toujours légitime en raison des conditions sociales d'une part, et des possibilités de manifes­ te r une croyance individuelle d'autre part.

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Toujours est-il que l'on a regroupé les écrivains sous quelques dénominations. Etant donné que l'éventail des possibilités s'étend à la mesure des personnalités, les catégories choisies ont un certain carac­ tère forcé, sinon artificiel. Cependant, elles représentent un fond com­ mun réel, même si le critère de discrimination n'est pas toujours choisi au même niveau. *

Devant le remuement d'idées qui est celui dti XIXème siècle au M oyen-Orient, quelle va être la réaction personnelle de chaque indi­ vidu? Tous et chacun vont-ils se sentir concernés par ces changements, pour ne pas dire ces bouleversements ? Beaucoup plus que les prises de position théoriques, c'est la recherche de l'évolution intérieure, spiri­ tuelle qui va faire l'objet des chapitres suivants. Un premier groupe d'auteurs semble passer à côté du mouve­ ment, ou plutôt le traverser en son milieu, sans dévier, ni à droite, ni à gauche, au moins en ce qui concerne leurs convictions religieuses. L e fait, pour indéniable qu'il soit, sollicite de notre part quelques dévelop­ pements (1). *

N asîf Y âzijî (25 m ars 1800- 8 février 1871) feit figure de nova­ teur (2). Et pourtant! Bien sûr, en une vingtaine d'années, il com pose

1. Sur l'ensem ble du problèm e, on aura intérêt à consulter la thèse de Jérôm e CHAHINE: Les écrivains chrétiens de la Nahda (1860-1920), soutenue à l'Ecole Pratique des H autes Etudes en Sciences Sociales de Paris, le 3 octobre 1988 2. DÂGHIR Y ûsuf A s'ad Masddir al-dirâsât al- 'arabiyya, Beyrouth, 1956, H, p. 752*758; KAHHÂLAUmar Ridâ : M u'jam al-nm’a llifin, Damas, 1957-61, p. 1093; ZIRIKLÎ Khayniddîn : al-A lâm, XID, p. 73; SARKÎS Y ûsuf Dyâs : Mu jam al-matbû'ât al- 'arabiyya wa l-mu 'arraba, Le C aire, 1928,1933*1939; ZAYDÂN Ju ijî :Tûrikh al-âdâb al-'arabiyya, Beyrouth, Hayât, 1967, IV, p. 259-260 e t Tardjim machdhîr al-charq f i al-qam al-tdsi' achar, Le C aire, H ilâl, 3e é d ., 1922, H, p. 13-21; FAKHURI Hannâ : Târikh al-adab al- arabi, Beyrouth, 1960, p. 941*957; REINAUD :"De l'état de la littérature chez les populations chrétiennes arabes de la Syrie", Journal Asiatique, V (1857) 10, p. 472*485; a l-

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des ouvrages de grammaire, de rhétorique, de langue, de logique, de médecine, de poésie (3). Il corrige même les épreuves de la traduction protestante de la Bible (4). On le voit aussi en correspondance avec Chidyâq. A utant d'activités qui le montrent vibrant au diapason des courants intellectuels de son époque. Une telle ouverture pouvait-elle laisser un homme indifférent ? On s'en étonnerait, mais la réalité est là, qui ne demande que des commentaires. Très conservateur, voilà comment nous apparaît Yâzijî. Faut-il rappeler cette conversation qu'il eut avec Chumayyil au sujet de l'habit européen que portait ce dernier (5)? Il ne participe pas aux réunions publiques récréatives. Sérieux et fidèle en amitié, on ne trouve prati­ quement pas de satire dans sa poésie (6). Il connaît le Coran et M utanabbî par cœur. Et à propos de s citations coraniques, on a fait remarquer que, si parfois il a modifié lé­ gèrement le texte des versets utilisés, le sens n'a jam ais été altéré, ce qui suppose de sa part une connaissance parfaite des asbâb al-nuzûl (7). Masarm, XV (1929) passim et XXXIX (1953); PERES Henri :"Les prem ières m anifestations de la renaissance littéraire arabe en O rient au XIXème siècle",

AIEO, (1934-35) p. 237-240; GlBB Hamilton : "Studies in contemporary arabic literature", BSOS, IV (1928) p. 750; 07, XH (1930) p. 51-87; GRAF G eorg: Geschichte des christlichen arabischen literatur, Cité du Vatican, IV, p. 318323; MAQDISI Anís: al-Funûn al-adabiyya wa a'iâmuhâ f l al-nahda al'arabiyya al-haditha, Beyrouth, Kitfib ‘Arabî, 1963, p. 55-104; SANDUBI H asan : A 'yûn al-bayân. Le C aire, Jamaliyya, 1914, p. 60-89. 3. BROCKELMAN Carl : Geschichte des Arabischen Literatur, Leiden, B rill, II, p. 494 sq et S H, p. 765 sq. 4 . al-Machriq, XII (1909) p. 40 e t CHAYKHU Louis xil-Addb al- 'arabiyyafl l-qam al-tâsi' achar, Beyrouth, 1926, n , p. 29. 5. TARRAZI Philippe de .Târtkh al-sahâfa al- 'arabiyya, Beyrouth, 1913,1, p. 88. 6. BUSTANI Fu'ôd Afram dans al-Machriq, XXVI (1928) p. 834-842 et 923-935. 7. QASIMI Zâfir :"Yâzijî wa l-Qur'ân fi M ajma’ al-bahrayn", dans al-Machriq (m ai-juin 1963) p. 257-262. L'auteur fait rem arquer que YAZUI n'a jam ais utilisé deux fois le même verset.

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En assim ilant la langue, c'est un passé et une culture qu'il assi­ m ile^ ). Un orientaliste français dit de lui en 1852 :"0 n est touché de voir un chrétien de nos jours, un vaincu, apporter à l'étude de la littéra­ ture des vainqueurs autant de zèle et d'intelligence que les plus zélés e t les plus intelligents d'entre les vainqueurs eux-mêmes" (9). Prouesses effectivement de la part de cet attardé volontaire qui se replie sur le passé et refuse tout contact avec les littératures européennes (il ne con­ naît que l'arabe). C'est un classique hors ligne de la vieille école (10). Et, après lui, on ne peut plus dire: "irma a l- 'arabiyya lâ tatanassar" (11). C 'est lui qui a rappelé aux chrétiens et aux musulmans leur héri­ tage commun (12). A vrai dire, ce sont surtout les aspects linguistiques et littéraires de son œuvre qui ont été étudiés. Q uant à ses idées religieuses... que trouve-t-on dans une petite brochure qu'il intitule :"La preuve claire de la divinité du Messie"? Rien de neuf, en feit. Simplement, il insiste su r le verset coranique où il est dit que l'Esprit de Dieu a couvert M arie, e t il montre comment, à partir de la même expression, les commentaires de hadîth ont marqué une grande différence d'avec ceux de l'Evangile (13). Si l& nahda posait des problèmes autour de Y âzijî, il ne sem ble pas en avoir été affecté. On sait que les missionnaires protestants es­ sayèrent, en vain, de l'amener à faire partie de leur communauté. O n possède ainsi une lettre de l'un d'entre eux où celui-ci exprime sa sur8. HOURANI, 95. 9. WIET Gaston :Introduction à la littérature arabe, Pans, M aisonneuve et Larose, 1966, p. 272. 10. KHA1RALLAH K. T. : "La Syrie", dans Revue du Monde Musulman, XIX (ju in 1912) p. 51. 11. KRATSCHKOWSKY Ignace dans El. 1, p. 1235. 12. ANTONIUS George .The arab awakening, a story o f the arab movement, London, Ham ilton, 1938, p.45-47. 13. al-Burhân al-sarih f i ithbdt lahût al-maslh, Beyrouth, 1867, p. 2. C ette p la­ quette a aussi été imprimée au C aire, Tawfîq, 1912.

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prise, sinon sa déception, devant les réactions de Y âzijî, ce collabora­ teur fidèle des protestants qui ne voulait même pas mettre ses enfants dans leurs écoles. Pour Y âzijî, le travail professionnel avec les protes­ tants était une chose, et les convictions personnelles en étaient une au­ tre (14). On peut faire enfin toute une étude sur la place des thèmes chré­ tiens traditionnels dans sa poésie ou même dans son M ajm a 'al-bahrayn. M ais cela n'apporte pas d'éléments nouveaux pour comprendre ses sentiments religieux... *

Le cas de Y âzijî est-il isolé ? On pourrait étudier de façon tout à feit sim ilaire celui de deux autres auteurs: N iqûlâN aqqâch(18251894) qui resta toujours fervent catholique(15), tout comme Francis M arrâch (1836-1873) sur lequel on aura pourtant l'occasion de reve­ nir* 16). M ais on s'arrêtera plus volontiers à un personnage beaucoup plus populaire: Juijî Zaydân (14 décembre 1861- 21 août 1914). D'une fam ille orthodoxe pauvre, il suit des cours au Syrian P rotestant C ollege où il est l'élève de Y a'qûb S arrûf ( 17) et obtient le diplôme de pharm acien (18). Ce n'est pas un révolutionnaire et il souffre au mo­ m ent de la polémique qui suit sa nomination de professeur à l'U niversité Egyptienne. Les conservateurs musulmans allaient-ils ac-

14. Communication orale (13 décembre 1969) de M. Jean-M ichel HORNUS qui possède une copie de cette correspondance. 13. GAL, H, 483 e t S H, 734; TARRAZI, 0 , 121; CHAYKHU : 19ime, ü , 131-133. 16. GAL. H, 493 et S, H, 755; GRAF, IV, 313-315; TARRAZI, I, 141-143; CHAYKHU, 19ime, H, 45; HOURANI, 247; ZAYDAN : tarâjim, H, 253-256; GIBB, BSOS, IV/4 (1928) 748; DIBS Joseph Târikh Stiriyâ, Beyrouth, 'Umûmiyya, 1905, V m , p. 693-694; HAWI K halil JCahlil Gibrân. his background, character and works, Beyrouth, AUB, 1963, p. 58-62. 17. SARRUF, al-Muqtataf, XLV/3 (septem bre 1914) p. 284-285. 18. Voir KRATSCHKOWSKY Ignace dans E l l,IV ,p . 1262-1263.

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cepter qu'un chrétien enseignât chez eux ? C'est que la plupart de ses ouvrages traitaient d'un glorieux passé musulman (19). Que sait-on sur ses sentiments religieux ? Ses "Mémoires" s'ar­ rêtent à son départ de Beyrouth, il n'a alors que 22 ans. On y apprend simplement que sa mère n'allait que très rarement à l'église, que, comme tous les enfants de son temps, il avait commencé à lire dans les Psaumes à l'âge de cinq ans, sans rien comprendre (20). M ais c'est tout! Jusqu'où est allée l'influence de l'Europe chez lui ? Il a passé une année à Londres et.on sait combien il a assimilé les théories des orien­ talistes concernant l'islamologie. Pourtant l'influence directe semble s'arrêter là. On doit donc s'interroger, au moins essayer de lire entre les li­ gnes. En particulier, il fout s'efforcer de voir, à travers les vingt-deux années du H ilâ l publiées de son vivant, les idées positives qui pou­ vaient, à travers elles, être assimilées par les Arabes de l'époque, de quelque religion qu'ils soient. On y découvre ceci : la civilisation euro­ péenne est bonne; pour créer, elle doit être critère d'action et norme de moralité. C'est la science qui est la base de cette civilisation et les sciences européennes ont une valeur universelle. Celles-ci peuvent et doivent ’ être acceptées par une mentalité arabe au moyen de la langue

19. GAL, ü , 483 et S, ffl, 186; SARKIS, 985-987; ZIRDCLI, U, 108-109; KAHHALA, ffl, 125-126; DAGHIR, II, 442-448; FAKHURI, 1105; GIBB, BSOS, IV (1928) 759-760; CHAYKHU, al-Machriq, XXIV (1921 ) 446; ZAYDAN, âââb, IV, 645647; RSO, VI, 1422-1424; RMM, IV (1908) 838-845; al-HÏlâl, XL VH, 10; KURD A U M uhammad : Kitâb khutat al-Châm, Damas, 1925-1928, IV , 72; ZAYDAN Em ile Jurjl Zaydân, Le C aire, H ilâl, 1915,147 p.; JUNDI A nw ar Jurjl Zaydân, Le C aire, Anglo-M isriyya, s. d., 96 p.; Abdallah CHEIKH MOUSSA :NL'écriture de soi dans les M udkakkirât de Jiujî Zaydân", d an s BULLETIN D'ÉTUDES ORIENTALES, XXXVII/XXXVU ( 1985-1986) p. 2349. Une synthèse a également été publiée par Thomas PHILIPP : Jurjl Zaydân, his life and thought, W iesbaden, Franz Steiner, 1979,249 p. 20. Mudftakkinât (éd. Salâh al-Dîn al-MUNAJJID), Beyrouth, Kitâb Jadîd, 1968, p. 12-13.

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arabe. A partir des découvertes de la science, on doit pouvoir cons­ truire un système de m oralité sociale qui est le secret du dynamisme social. L a base de ce système moral est la source du bien public ou patriotisme. L'am our de la patrie doit transcender tous les autres biens sociaux, même ceux de la religion (21). Telle est la synthèse de la pensée de Zaydân. Quelques articles de controverse perm ettent d'apporter des précisions de détail. Ici, il est en butte aux reproches du Père Cheikho qui trouve faible le prétexte du rédacteur du H ilâl. Celui-ci en effet prétend que sa Revue ne s'occupe pas des problèmes religieux. Le directeur du M achriq lui avait de­ mandé de préciser son opinion sur l'éternité de l'âme (22). Ailleurs il explique de façon plus détaillée sa conception de la religion: c'est un instinct existentiel et un moyen de rapprochem ent so­ cial. A ce titre, elle est la plus large des asabiyyât, ce qui explique l'ancienneté des guerres saintes. Zaydân en vient même à se demander si la religion n'était pas un moyen d'avoir la prim auté politique. Et m algré cette m auvaise utilisation possible, il constate que la plus grande partie du bien f û t dans le monde l'est au nom de la religion (23). Il s'interroge encore sur l'existence du créateur. Ayant rappelé qu'on ne peut prouver l'existence de Dieu par des preuves naturelles sensibles, parce que ce genre de preuves ne peut être convaincant, il affirm e cependant qu'on n'a pas le droit de contredire les prophètes qui sont d'accord sur l'existence du créateur, étant donné qu'il existe des degrés de perception chez l'homme. Les opinions les plus proches de la vérité sont celles qui expliquent les phénomènes de la façon la plus sim ple et la plus large. L'existence d'un créateur tout-puissant et omni-

21. HOURANI, 246-247. 22. "M ajallat al-H ilâl wa 1-nafs al-bachariyya", dans al-Machriq, 1/4 (15 février 1898) p. 154-158. 23. Mukhtârût Jurfi Zaydân, Le C aire, H ilâl, II, 1920, p. 22-26.

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présent explique tout ce qui existe. C'est une vérité simple qui s'accorde avec la révélation et la raison (24). Son argum entation reste encore classique à propos de l'existence de l'Au-Delà. Selon lui, la nature a besoin d'éternité : on ne peut conce­ voir l'existence allant au néant. C'est pourquoi notre monde n'est pas complet si on ne suppose pas un autre monde. E t si les phénomènes physiques s'expliquent naturellem ent et se suffisent, les phénomènes m oraux s'expliquent naturellem ent mais ne se suffisent pas. Ils ne sont pas toujours rationnels. Il finit donc une sagesse supérieure (25). E t quand Chumayyil lui objecte que le monde m atériel contredit la sagesse supérieure et qu'il existe des choses qui n'ont aucun sens, Zaydân se contente de répondre que, sur une question religieuse, la dis­ cussion est sans fin et inutile. Il n'a d'ailleurs fait qu'exprim er le sens commun (ijm â ' al-nâs). Il pense que l'évolutionnisme ne contredit pas la croyance dans l'Au-Delà (26). Peut-on tirer davantage de son his­ toire de la Franc-M açonnerie ? On serait bien en peine d'y trouver'une critique à l'égard de la religion en général. Bien sûr, on sent, à travers ces textes, où v o it les sympathies de Zaydân. D 'ailleurs les nom breux commentaires de Rachîd Rida à ses œuvres sont là pour nous le con­ firm er. Bien que le D irecteur du M anâr ressente une sympathie n atu ­ relle envers cet autre Syrien qu'est le Directeur du H ilâ l (27), son a p ­ probation a quand même un fondement dans les faits. En tous cas l'a tti­ tude de Rachîd Ridâ est ici, encore, assez ambigüe. D 'après lui, si Zaydân dépeint, dans ses livres, des scènes défavorables aux prem iers musulmans, c'est qu'il s'inspire directement d'auteurs européens sa n s prendre le tem ps de vérifier leurs affirm ations (28), quand ce n'est p a s aux sources arabes elles-mêmes que doivent être attribuées ces in 24. Mukhtdrât, 163-170 = Hilâl. XV, 89. 25. id. 170-176 = Hilâl, XVH (1917) 470. 26. id., 177-196 - Hilâl, XVH (1917) 735. 27. Com parer l'attitude de RIDA avec CHUMAYYIL. 28. al-Manâr, V (1902) 397.

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exactitudes (29). Rachïd Ridâ aime d'autre part trouver sous la plume d'un chrétien la reconnaissance de la prophétie de Muhammad : c'est un encouragement pour l'islam et la manifestation d'une bonne intention (30). Face à des lecteurs plus susceptibles, il défend l'auteur de "l'Histoire de la civilisation musulmane" : Zaydân n'est pas un fanati­ que (31). M ais on peut très bien avoir l'esprit ouvert à l'islam , voire à la libre pensée, sans pour autant remettre en cause ses convictions per­ sonnelles. Serait-ce le cas de Zaydân ? N 'est-on pas en présence plutôt d'un indifférent ? Ce journaliste célèbre et très occupé n'a pas le temps de s'appesantir sur des détails tels que ceux de la foi personnelle. Il adopte, dans la vie sociale, ce qu'on pourrait appeler "les idées reçues" sur la religion. Vivre en paix avec tous semble être son idéal. Aussi n'a-t-il pas eu à m ettre en cause son appartenance religieuse qui sem­ blait ne pas le gêner le moins du monde. «

Les cas de Y âzijî et Zaydân posent un problème. On a peut-être un peu trop vite fait en dénonçant leur conservatisme. Au-delà de leurs expériences personnelles, on peut se demander: Ne sont-ils pas la preuve qu'une nahda laïque est possible ? Dans un contexte musulman, on le voit avec Afghânl, il est encore trop tôt, pendant la période étudiée ici, pour penser à un déblocage du spirituel et du temporel. M ais dans un contexte arabe chrétien, était-ce concevable ? Souvent les chrétiens orientaux se sont efforcés de se désolidariser des missionnai­ res occidentaux qui étaient venus avec des visées politiques. Leur loya­ lism e, à eux chrétiens arabes, disaient-ils, est acquis à l'Orient. On sent ce que cela veut dire: ils réclament d'abord l'égalité des droits. M ais il 29. id., VI (1903) 392-398. 30. id., V (1902) 551-552. 31. id. VH (1904)514-518. La parution de chaque tome des œuvres de ZAYDAN e s t saluée par le même genre de réflexions : relevé des erreurs historiques, ju sti­ fication par la bonne foi de l'auteur.

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n'y a pas que cela : ils veulent aussi participer à la construction d'une nouvelle communauté où ils auraient une part active (32). Cette communauté pouvait-elle se bâtir uniquement sur l'unité de langue, au-delà des religions ? Tel est l'enjeu de la question. Bien sûr, le Coran est en arabe, le Prophète est arabe, il s'est d'abord adressé à des A rabes; m ais la querelle de la chu ûbiyya et la main-mise des T urcs sur le pouvoir ont rappelé pour un temps que l'on ne pouvait soutenir la véracité de l'équation arabe = musulman. Et ceci contre R adrïd Ridâ par exemple (33), bien qu'ici aussi son attitude soit assez ambiguë. Dès les premières années du M anâr, il affirm e que l'unité arabe est basée sur l'islam. M ais, en même tem ps, il f û t allusion à la différence existant entre les deux notions "arabe" et "musulman" (34). Ainsi il prétend qu'il n'est pas forcé que les Arabes dominent les mu­ sulm ans (35), pour insister ensuite sur la nécessité de l'union de toutes les communautés religieuses (36). En général, il aime souligner que le patriotism e a pour base l'unité religieuse (37). * Que dit l'histoire en effet ? On va l'aborder du point de vue litté­ raire et du point de vue politique. En ce qui concerne le domaine littéraire, les échos sont nom ­ breux et convergents. Les chrétiens arabophones étaient plus ouverts aux influences extérieures. Us étaient préparés depuis longtemps aux études arabes suivant une méthode moins étroite que celle qui était en honneur en Egypte depuis le Moyen-Age. Ils connaissent très rapide­ ment les œuvres éditées à Paris, par les orientalistes français, e t à

32. HOURANI, 2S9. 33. al-Manâr, XX (1917-1918) 33. 34. m (1900) 121-124. 35. VH (1904) 514-518. 36. XI (1908) 907. 37. V (1902) 815-819 et IX (1908) 14.

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M alte, par les missionnaires protestants (38). Par la nahda, ils se sont intégrés comme fils spirituels authentiques d'un passé musulman ac­ cepté en bloc (39). L a langue revêt l'importance d'un symbole social. On assiste ainsi à une remontée de l'islam par une renaissance linguistique. Dans la bouche des chrétiens, l'arabe perd la part religieuse de sa symbolique musulmane, comme ce sera le cas chez Jubrân, pour en acquérir une autre évangélique. D 'autre part on assiste à des innovations dues à des lettrés, sans liaison directe avec la vie du pays, ce qui est particulière­ ment net avec Y âzijî (40). Il faut ajouter à cela que les chrétiens écrivaient en arabe leur liturgie syriaque et que la plupart de leurs lettrés possédaient, en plus de l'arabe littéraire, une langue européenne (41). Ils ne sont certes que faible minorité. M ais ils ont été un puissant ferment sans lequel l'Orient moderne n'eut pas pris, si vite et si pleinement, sa forme actuelle. "Rapprochés de l'Occident par une foi commune, associés de ses pre­ miers contacts commerciaux, bénéficiaires presque uniques d'abord, et toujours principaux de son éducation et de son enseignement, interprètes de sa pensée sociale et politique et souvent agents de ses entreprises, les chrétiens locaux jouent, dans cette région de transit, à tous égards, le rôle de truchement. Ils jettent les bases de la renaissance culturelle arabe, assurent un rôle de pionniers dans l'émancipation politique de l'Orient. Supplantés, comme il convient à des novateurs, peu nombreux, en raison de leur succès même, par la masse musulmane qu'ils ont tant contribué à éveiller et à susciter, et parfois rejetés par elle, ils semblent passer petit à petit au second plan" (42). 38. PERES, AIEO, I,2 3 5 sq . 39. LECERF Jean :"Un essai d'analyse fonctionnelle (Les tendances mystiques du poète libanais d'Amérique Jubrân K halil Jubrân)”, Studia Islámica, 11(1954) 131. Fait patent chez ZAYDAN, m ais apparent aussi pour SARRUF : voir alManâr, H (1899) 209-217. 40. BERQUE, 174. 41. REINAUD, JA, V/9 (1 juin 1857)465. 42. RONDOT Pierre .Destin du Proche Orient, Paris, Centurion, 1959, p. 74-75.

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Un coup d'œil sur l'arabisation de l'O rient sémitique sera à coup sûr éclairant (43). 11 faut remarquer que, dès les premiers tem ps de l'islam , les arabophones chrétiens peuvent garder leur foi. M ais les pouvoirs publics sont obligés d'employer tous leurs efforts pour les is­ lam iser, ce qu'ils ne doivent pas faire dans le cas des non-arabes (44). Au Liban, on ne trouve que des cultivateurs indigènes. La grande m a­ jorité des Arabes qui habitaient le pays conquis était donc concentrée dans les am sâr. Dans le district central de chaque pays, la langue arabe était celle de la m ajorité des habitants et aussi celle du marché de la ville principale. Les am sâr consommaient de grandes quantités de la production agricole et les intellectuels indigènes devaient étudier l'arabe pour entrer dans l'adm inistration. On comprend alors que la langue des m aîtres fut le moyen le plus naturel de communication. Les bédouins, eux, ne vinrent dans les campagnes du Liban qu'au IXème siècle, et la dissémination des tribus arabes accéléra l'arabisation des campagnes. Ainsi la tribu des Tannûkh s'installe au Liban méridional, en montagne, à cause de la salubrité du climat. C 'est donc à un changement dans la distribution des tribus arabes que l'on assiste. Beaucoup de villages cessent temporairement d'être des com ­ munautés fermées; on assiste à l'inclusion d'une grande partie de la po­ pulation indigène dans l'organisation tribale arabe. C'est l'époque de la floraison de la littérature. Au début, les Arabes désignaient les habitants de la Syro-Palestine sous le vocable nabat ou anbât. Puis on assiste à la généralisation de l'institution des m awâlî. Il reste alors des îlots considérables de parlers araméens, surtout au Nord-Liban, par exemple chez les M a­ ronites. Ces non-musulmans arabisés sont disséminés parmi la popula43. POLIAK A. N. :"L'arabisation de l'O rient sém itique", dans Revtie des Études Is­ lamiques, XII (1938) p. 35-63 : le paragraphe écrit ici est un résumé de cet article. Voir aussi BUSTANI Butrus :"Kayfa sâra Lubnân arabiyyat al-lisân", dans al-Makchûf, 47 (1936) p. 2. 44. ABU YUSUF : Kitâb al-kharâj, 70,79.

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tion musulmane (45). Les M aronites, eux, se concentrent au Nord au XVlIème siècle avec des gouverneurs de la famille Khâzin. M ais l'immigration de chrétiens syriens, au XVlIIème siècle, submerge ceux qui parlaient araméen. L'arabe demeurera longtemps la langue de l'adm inistration religieuse musulmane et celle de l'adm inistration civile locale, sau f le fisc. D 'autre part, les régions les plus développées éco­ nomiquement et culturellement parlent l'arabe. Parler arabe devient une marque d’honneur. On peut conclure avec l'auteur dont on vient de ré­ sumer l'article :"L'arabisation n'a pas été due à la dépossession ou à l'annihilation des anciennes populations par les envahisseurs, mais à leur unification et mutuelle assimilation". En face de la nahda, les chrétiens avaient donc deux problèmes à résoudre : au point de vue psychologique, ne pas se cantonner dans l'im itation des anciens ou dans celle des modernes occidentaux; au point de vue stylistique, forger l'instrum ent d'expression nécessaire. On assiste, en définitive, à une scission entre la conception des communau­ tés. Chez les musulmans, le conservatisme religieux est lié trop inti­ mement à l’héritage littéraire arabe pour permettre aucune sim plifica­ tion. Chez les chrétiens, la continuité de la tradition apparaît comme insuffisante. Cependant, lorsqu'il s'est agi de faire coïncider le souci de la continuité dans la tradition et l'esprit de libre critique, l'école sy­ rienne a pris l'avant-garde et sût faire adopter ses opinions par la ma­ jo rité musulmane (46). D'un autre côté, le domaine politique. Dans la poussée des na­ tionalism es qui accéléra la décadence de l'empire ottoman, les chrétiens syro-libanais eurent un rôle non négligeable sur lequel il y aura lieu de revenir. Au term e de cet aperçu, on constatera avec d'autres (47), que la conception des chrétiens n'est pas exempte d'une certaine ambiguïté. 45. al-M A S'UD I Xitâb al-tanbîh, 79 et 154. 46. LECERF :"Chiblî Chumayyil métaphysicien et m oraliste contemporain", dans Bulletin d'Ètudes Orientales, I (1931) p. 163. 47. HOURANI, 311.

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Dans l'ensemble, ils ne réussirent pas à distinguer, en toute clarté, entre le nationalisme arabe et l'islam (48). Le pouvaient-ils ? Leurs réactions contre l'emprise des communautés religieuses avaient-elles les possibilités d'aller plus loin ? Etait-il donné à leur contestation de dé­ boucher vraiment sur des solutions viables (49)? C'est ce qui reste à voir, à travers d'autres écrivains chrétiens d'expression arabe ayant vécu dans des conditions similaires.

48. M ême chose chez Rachld RIDA qui a évolué sur ce sujet. Après ses idées plus ou moins pan-islam iques (voir notes 33 et 36), il adopte une solution plutôt panarabique influencée, à partir de 1908, par sa réaction contre "Union et Progrès” devenant de tendance nettem ent turque. Comparer, par exem ple, Manâr XI (1908) 8S1 encore favorable et les réactions au Congrès Pan-Arabe : Manâr XVI (1913) 842-8S9 et surtout XIX (1916) 144-168 qui est très violent :”Les U nionistes sont infidèles et ennem is des A rabes”. Il va jusqu'à affirm er, â ce mom ent-là :"L'islam peut gêner une prise de conscience des Arabes" Manâr XX (1917) 33-47. C ela aboutira & des réunions entre chrétiens syro-libanais e t R. RIDA : voir compte rendu dans Manâr XXII (1921) 442-480. Consulter C haldb ARSLAN 'JRachîdRidâ aw ikhâ'arba In sana, Damas, 1937,839 p. 49. Il y aurait lieu, ici, d'étudier les autres réactions du "public arabophone" à la production d'un ZAYDAN et d'un YAZUI, et en particulier quand s'est-on décidé à intégrer la production de ces auteurs dans les hum anités modernes. O fficielle­ m ent, ce fut peut-être assez tardif, m ais l'infiltration de ce patrim oine a été grande. Voir les programmes officiels publiés dans la REI et les catalogues des livres imprimés déposés dans les bibliothèques. Parce que rédigée en arabe, cette production fait partout irruption.

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II L E S A V EN TU R IER S

2 AHM AD FÂ R IS A L-C H ID Y Â Q (1804-1887)

1825 : Chidyâq passe au protestantisme; 1857 : Chidyâq passe à l'islam. Ces deux dates sont-elles significatives ? Sont-elles le reflet d'une crise religieuse réelle ? A-t-on raison de dire : "Sur le plan religieux, aucune foi ne lui donna la quiétude, et il demeura sceptique, cynique, réaliste, matérialiste, en quête d'honneurs et de plaisirs. Aussi se révolta-t-il et, se ralliant au mouvement pan-islamique, préconisa-t-il les principes de la Révolution Française. Rebelle à la féodalité et à toutes les formes de servitude, partisan de l'égalité entre les hommes et de l'émancipation de la femme, ce fut un précurseur des progressistes réformateurs" (1). Ce jugem ent se base sur une étude sérieuse de l'ensemble des sources, mais est-il suffisamment précis ? Si le rôle de Chidyâq dans la nahda a été relevé depuis longtemps, son attitude religieuse a-t-elle été 1. KARAM Antoine G hattas dans E l 2,1965, p. 819-825.

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bien fouillée ? A quelle explication recourir pour commenter certains faits assez surprenants de la vie de Chidyâq ? Bien que la bibliographie sur Chidyâq soit très abondante, sa biographie n'est pas encore complètement mise en lumière. On sait qu'il était de confession maronite; il vécut, en gros, avec le siècle. M ais on ignore encore, de façon précise, le nombre et la durée de ses séjours à Tunis... L a plupart des sources confondent son deuxième fils Fâ'iz né au Caire en 1827 et mort à Istanbul en 1856 avec son troisièm e fils A s'ad né à Londres en 1850 et mort en Angleterre dans sa deuxième année... M arié une première fois avec W arda Sûlâ - il redevint m a­ ronite une journée pour l'épouser - il prit pour femme, en secondes noces, une anglaise dont il avait adopté la nationalité; mais avait-il divorcé ou sa première femme était-elle décédée ?... A utant de ques­ tions qui restent encore sans réponse. * Chidyâq attacha une grande importance à la "passion" de son frère (2). Cette histoire fit couler beaucoup d'encre, surtout du côté protestant (3). M ais le fait, pour la communauté protestante libanaise, 2. Voir al-Hilâl, n , p. 24 et 419, TARRAZI, Asdaq mà kdna an tàrikh Lubnân, Beyrouth, 1948, II, p. 192; ZAYDAN : taràjim , n , p. 74. 3. The Missionary Herald XXID (1827) 71-76,97-101,129-136 et 169-177, KEAN Jonas : Extrait d'un voyage écrit vers la fin de l'année 1826 et au commencement

de 1827 sous le titre de coup d'ail sur la Palestine et la Syrie, accompagné de quelques réflexions sur les missions évangéliques, Athènes, 1839, p. 181-186; BUSTANI Butrus .Qissat As'ad al-Chidydq bâkârat Sûriya, Beyrouth, 1860,130 p.; BIRD Isaac: The martyr c f Lebanon, Boston, 1864,208 p.; ANDERSON Rufus : History o f the missions o f the ABCFM to the oriental churches, B oston, 1872,1, p. 52-72; NAJM M uhammad Y ûsuf Ahmad Fâris al-Chidyâq, Beyrouth, AUB, Thèse dactylographiée, 1948, p. 51-34; MUSSET Henri Histoire du christianisme spécialement en Orient, Harisa, Saint Paul, 1948, m , p. 292; SEALE M. S. :"Assad Shidiak (arab protestant m artyr o f Lebanon)", dans The near east school o f theology quaterfy, V /l (hiver 1936) p. 9-11; HORNUS JeanM ichel :"Le protestantism e au Proche-Orient", dans Proche Orient Chrétien, VII (1957) p. 145.

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de considérer A s'ad comme son premier m artyr, a fait trop souvent pencher les biographes dans le genre hagiographique merveilleux. Il faudra donc manier les documents avec infiniment de précautions. Le m oins que l'on puisse dire est que, à l'origine, le comportement de A s'ad était quelque peu équivoque. D'un côté, il prépare une réplique en règle contre la réponse protestante à l'anathème fulminé par le patri­ arche, et de l'autre, il demande à être engagé par ces mêmes protestants qui, par ailleurs, commencent par refuser. S'adressant au patriarche, il lui demande quel serait son salaire s'il rentrait dans les ordres : si le salaire est insuffisant, il rentrera au service des américains. D'un côté il aide Jonas Kean à traduire sa lettre d'adieu, mais de l'autre, il prépare, en même tem ps, une réfutation à cette même le ttre ... Pour un ancien séminariste de 'A yn W arqa - il y avait aussi enseigné la philosophie morale et même prêché - il était évidemment très grave de se rapprocher des protestants. D 'autant plus que Butrus Chidyâq avait fait don d'un terrain pour le séminaire. M ais il ne fau­ d rait pas oublier non plus que ce rapprochement pouvait revêtir une im portance politique. Les raisons qui avaient fait fuir le père de A s'ad étaient encore, en partie, valables. Et A s'ad lui-même fut un temps, non seulement secrétaire de l'évêque Pierre Karam Biskintânî, mais aussi secrétaire du prince Hasan ' Alî Chihâb. Autant de circonstances qu'il Êiut avoir devant les yeux pour juger le passage au protestantism e de A s'ad Chidyâq. L'histoire elle-même est bien connue. Plus âgé que Fâris de six ans - il était né le 31 mai 1798 à Hadath - A s'ad avait donc contacté, très jeune, les missionnaires protestants. Ce Élisant, il enfreignait les ordres du patriarche. Ce dernier avait interdit la lecture des livres protestants et instauré des "diffuseurs" chargés de Élire pièce aux m issionnaires. Dans une lettre à ses fidèles, en date du 4 janvier 1826, il déclare qu'il Élut absolument éviter les protestants, même dans le

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commerce, sous peine de péché mortel relevant du patriarche (4). On comprend alors sans peine le scandale causé par A s'ad enseignant le syriaque à Jonas Kean et Isaac Bird. n semble que le point de départ de la crise de A s'ad soit la lec­ ture de la Bible, car c'est à son sujet qu'il commence à sentir la force des objections protestantes. Dans ce sens, en tous cas, il écrit une lettre à l'évêque Pierre K aram le 25 m ars 1825. L'affaire monte jusqu'au patriarche Y ûsuf Hubaych qui demande à A s'ad d'interrom pre ses relations avec les "biblistes". Celui-ci obéit, mais va quand même à Beyrouth où, le 12 décembre de la même année, il demande la pro­ tection civile du consulat britannique. Convoqué par le patriarche, il se rend chez lui le 2 janvier 1826. Sollicité de part et d'autre, menacé de prison par le bras séculer, réduit à choisir entre la folie et le péché, il finit par prendre la fuite le 2 mars. Les tracasseries reprennent cependant. A yant refusé de signer une déclaration de reconnaissance de la foi de l'Eglise romaine, il se voit interdire l'accès à l'évêque de Beyrouth et accusé d'hérésie. Q uatre délégations vont successivement intervenir auprès de lui. Son oncle et deux de ses frères (M ansûr et Ghâlib) veulent le ramener dans la m on­ tagne, m ais ne peuvent lui garantir la liberté de conscience. Puis sa mère vient le supplier, malgré Fâris qui le défend. Ensuite quatre membres de sa famille en viennent à brûler sa bibliothèque. Enfin une vingtaine de villageois le prennent pour le livrer au patriarche : c'est le 30 m ars 1826. P ar quatre fois il essaie de fuir et, s'il est repris trois fois, c'est qu'il ne veut pas mentir pour cacher son identité. La discussion avec le patriarche se cristallise autour de l'interprétation des Livres Saints, de l'Eucharistie, du Pape et du culte des saints. M ais elle n'aboutit à rien. Alors le patriarche fait infliger à A s'ad des châtiments corporels. Coups et injures, privations et obscurité du cachot l'affaiblissent 4. ABBUD M arûn : Judud m< o qudamà', Beyrouth, 1954, p. 155-156 elM UCHAQA M îkhâll : al-Dalîl ilâ ta at al-Injil, Beyrouth, 2èine éd., I860, p. 239.

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physiquement m ais ne peuvent l'ébranler. On l'appelle même rabb chiyûl (prince de l'enfer). Une dernière lettre au patriarche reste sans effet: il y reconnaissait Jésus pour Fils du Dieu vivant et y réitérait sa volonté de témoigner de l'Evangile. Il serait m ort dliydropisie, le 25 octobre 1829, après trois ans de souffrances. Il fallait s'attarder sur cette histoire, non seulement à cause de ses répercussions dans l'esprit de Fâris, mais aussi parce qu'elle a m arqué la génération suivante des écrivains libanais chrétiens (5). * Au moment de la m ort de son frère, Fâris avait quitté le Liban depuis plusieurs années. Faisait-il déjà partie de la M ission évangé­ lique? Les sources ne sont pas unanimes sur le feit. La fuite de Fâris, comme la conversion de A s'ad, est teintée d’une certaine couleur po­ litique. On a un peu l'im pression que Fâris s'est servi de l'épisode de la "passion" à d'autres fins que celles de rappeler un souvenir déterminant dans sa vie religieuse... Son passage à l'islam eut lieu à Tunis en 1857 sous la direction du Cheikh al-islam de rite hanéfite. Sa femme et son fils Salim (18261906) l'accom pagnaient dans cette démarche. Il prit le nom d'Ahmad et la kunya de Abû 1-A bbâs (6). Sur le choc que lui causa l'emprisonnement de son frère, Chidyâq s'est longuement expliqué dans son œuvre m aîtresse al-Sâq

5. V oir par exem ple la ressem blance avec Yu/tannâ al-majnûn de JUBRAN relevée par HAWI :op. eit., 43 e t 136; RAYHANI Amin dans The bookcfKhalid, New Y ork, Dodd-M ead, 1911, p.145, signale que "Shidiak n'est pas encore oublié". 6 . L'ouvrage de référence est aujourd'hui al-MATWI Muhammad al-H âdî : Ahmad

Fâris al-Chidyâq 1801-1887, hqyâtu-hu \m âtitâru-hu wa arâ'u-hu f i l-nahda al-'arabiyya al-hadîtha, Beyrouth, Dfir al-G harbal-Islflm î, 1989,963 pages. O n trouvera aussi des rem arqués suggestives dans AWAD Louis : Târikh al-fikralmisri al-hadith min al-hamla al-firansiyya ilâ asr lsmâ V , Le C aire, M aktabat M adbûli, 1987,4ém e éd., p. 331-396.

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alâ l-sâq (7). Elaboré à Paris en 1854-55, ce livre est une auto­ biographie romancée. Du moins peut-on compter sur lui pour nous décrire des états d'âme. Au sujet de son frère, il y donne la lettre adressée au patriarche maronite (8). En voici le ré&imé : On n'avait pas le droit d'emprisonner A s'ad ni du point de vue religieux : le M essie et les A pôtres ne l'ont pas ordonné, sinon leur religion n'aurait pas eu de succès, eux qui ont voulu séparer spirituel et temporel; ni du point de vue civil : son frère n'a pas commis d'injustice, sinon il aurait fallu convoquer un tribunal légal. Son arrestation est donc un dommage causé au Sultan devant qui tous sont égaux. Autrement, il fallait dis­ cuter ses argum ents ou seulement l'exiler comme il le demandait. M ais sa mémoire ne m ourra pas. Sa mort a causé la division de la commu­ nauté. Pourquoi les autres Eglises n'agissent-elles pas de cette m anière (9)? Seule la m aronite détiendrait la vérité! Chidyâq fait alors une comparaison avec la France, puis prend à témoin les agissem ents d'un certain nombre de papes et d'évêques de­ puis Nicolas 1er (858-867) jusqu'à Jean XXII (1316-1324) : con­ dam nations, assassinats, antipapes, scandales etc ... E t de conclure : M on frère était plus innocent que tous ceux-là, il fut condamné sans

7. 1ère éd., Paris, Benjam in D uprat, Librairie de l'Institut, 1855, XV + 712 +■ 26 pages. Les 2¿me et 3¿me éditions, respectivem ent par Y ûsuf Tûmâ BUSTANI et MustafB MUHAMMAD, publiées au Caire en 1919 et 1920, ne reproduisent pas la préface de l'auteur où celui-ci explique son dessein. Cette préface est restituée dans la 4èm e édition, Beyrouth, Dâr M aktabat al-’Hayât, 1966,742 p., par N asîb W ahlbih KHAZIN qui fait précéder le texte d'une longue analyse ( 1-64) et le fait suivre d'un im portant index (721-742). Les pages données ici renvoient á la Iè re édition. Une traduction française de René KHAWAM a paru aux éditions Phébus en 1991,712 pages. Sur le même sujet, CHIDYAQ aurait écrit en 1833, à M alte, un opuscule de 52 pages intitulé: Khabariyyat As 'ad al-Chidyâq et aujourd'hui disparu. 8. Sâq, 1 ,19, p. 136-144. 9. CHIDYAQ ignore ou feint d'ignorer le cas de Butrus MARRACH tué par l'évêque orthodoxe Jirasim us A A lep en 1818; voir al-Machriq, X (1910) 664.

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m otif valable. Les successeurs qui ne condamneront pas ce patriarche responsable sont coupables eux aussi. On comprend volontiers les sentiments amers de Fâris. M ais estce une raison suffisante pour justifier sa première conversion, à plus forte raison la deuxième ? Il semble en effet que Fâris soit revenu en cachette au Liban, vers 1837, pour appeler les siens à faire taire leurs dissenssions (10). Sa rancune serait-elle alors tombée ? Ne doit-on pas ten ir plutôt ses conversions pour le résultat des traits de son caractère : "instable, révolté, pédant, parfois licencieux, ironique et corrosif, mais d'une curiosité adm irable, il rappelle les hommes de notre Renaissance" (11). Et d'après le témoignage oculaire de Zaydân qui l'avait rencontré en 1886, Chidyâq aurait été un homme "de conversation agréable, d'expression plaisante, plein de gentillesse, avec une certaine propension à la pitrerie” (12). Est-ce à dire, cependant, que sa révolte est pacifique (13)? On doit rappeler trois séries de faits qui permettent d'éclairer le com portement de Chidyâq. Et tout d'abord l'importance du facteur économique dans ses déplacements (14). Il en donne lui-même un com m entaire personnel (15), souligne son importance dans la vie (16), sa place dans la vie sociale (17) et la trace qu'il a laissé dans sa for­ m ation et, en particulier, pour expliquer la fierté et le comportement politique de sa famille (18). On sait aussi que Chidyâq ne trouva pas 10.&î9,463. 11. BERQUE : arabes, 175. 12. ABBUD dans al-Kitâb, août 1946, p. 587. 13. JABR1 Chafiq : "Sukhriyyat al-Chidyâq", fans Revue de l'Académie Arabe de Damas. XXXIV (1959) 209-224. 14. KHALAFALLAH M uhammad Ahmad Ahmad Fâris al-Chidyâq, Le Caire, M a'had al-dirâsât al-'orabiyya al-'âliya, 1955, p. 17-24. 15. Sâq, 31. 16. Sâq, 46. 17. Sâq, 35. 18. Sâq, 16.

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au Liban un métier convenable : il fit trois fois office de copiste, puis de commerçant am bulant deux fois, enfin de précepteur. Son départ pour l'Egypte peut, en tous cas, être compris comme un exil p o u r des besoins d'argent: il y recherche un mécène (19). Et Ismaïl P acha lui versera une prébende non négligeable jusqu'à Istanbul. Il eut des re­ lations avec Ruchayd Dahdâh dont la réputation com merçante n'est plus à faire (20) et c'est Khérédine qui fera imprimer K a c h f a lm uhabbâ' 'an fim û n Urubba à Paris en 1866. L a deuxième série de faits qui retiendra l'attention, c'est l'am our de Chidyâq pour les femmes (21). Dès les premiers chapitres du S â q , il conte, non sans plaisir, sa première aventure amoureuse (22); plus tard, à ses débuts dans l'enseignement, il s'intéressera bien davantage à sa première élève qu'à son devoir professionnel (23); pour être bien sûr que le lecteur comprenne, il insiste (24) et en vient à affirm er :"Sans femme, il n'y a rien d'intéressant sur terre, ni religion, ni quoi que ce soit" (25). Ailleurs, il développe, de façon très vulgaire, ses idées m atérialistes sur le mariage (26), ou décrit, avec force détails, l'am our physique (27). Faut-il rappeler qu'un de ses deux buts avoués e st de parler des femmes. M ais n'est-ce pas bien rabelaisien! On a i vient à la troisièm e série de faits qu'on pourrait regrouper sous la rubrique: arrivism e de Chidyâq. D'ailleurs n'était-ce p as une

19. SANDUBI A 'yân, p. 200,213 et 220. 20. CHIDYAQ: Sirral-layâl f i l-qalb wa l-ibdàl, Istanbul, M. al-âm ira al-sultâniyya, 1284/1867, p. 6-7. 21. SAWAYA M ikhaïl . Ahmad Fàris al-Chidyâq, Beyrouth, C harqJadld, 1962,p. 34. 22. Sâq, 26. 23. " ,61-64. 24. " ,6 7 . 25. " , 180 :lawlû l-mar’a lamyakwi chay'fi l-dunyà là din là ghqyna. 26. " ,2 3 9 . 27. " , 343 et 390. Ruchayd Dahdâh trouvera qu'il a dépassé les bornes; voir DIBS Târiklt, p. 35-38.

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caractéristique de famille(28)? Son père dut changer de domicile en raison de compromissions politiques qui s'expliquent difficilement autrement. On voit, d'autre part, Chidyâq avouer lui-même ne perdre aucune occasion de se Étire bien voir des autorités (29). C'est ce sen­ tim ent qui lui fit composer, à Paris, le panégyrique du Bey de Tunis qui l'invita alors à sa cour (30) et du Sultan de Constantinople qui fit de même (31). Ne prit-il pas la nationalité anglaise ? Et ne le voit-on pas, pour se moquer de ces mêmes anglais, faire semblant de les flatter, se ménageant une porte de sortie vers une autre communauté, ou encore altérer un certain nombre de versets dans sa traduction arabe de la Bible (32)? L'ensemble des notations rassemblées ci-dessus permet d'avancer une conclusion qui dépasse le simple stade de l'hypothèse. Si Chidyâq s'est converti à deux reprises, au protestantism e puis à l'islam , c'est pour servir ses ambitions économiques près des missionnaires am éricains, et politiques près du Bey et du Sultan. Nulle part, on ne trouve exprimée une certaine profondeur de sentiments religieux (33). 28. CHIDYAQ Tannûs Akhbâr al-a'yân f i jabalLubnân, Beyrouth, 'Irían, 1.1, p. 227-243, TARRAZI : asdaq, 79, KHALAFALLAH, 16. 29. Sâq, 491-493. 30. " , S67 sq. DUGAT G. .Qasîd yuntdah fi-hâ Ahmad Bachâ wdlî niantlakat Tûnus (tr. en vers fiançais), Paris, Bineteau, 1851, 72 p.; EWALD N. et FLEISCHER H.L.: "Eine neuearabische qasîda”, dans ZDMG ,V( 1851) 249-257. 31. Sâq, 665. 32. Références chez M gr Athanase Tatûnjî cité dans M AS'AD : Fâris, p. 46. A ces accusations, Chidy&q répondra par al-Durr al-lafif i gltalat al-mutrân Athanase al-Tatûnfl„ en 1844. 33. Pas d'indice non plus dans les Jawâ'ib. Pour des compléments bio-biblio­ graphiques, on pourra consulter, outre les ouvrages cités ci-dessus : ABBUD M arûn : Ruwwâd al-nahda al-haditha, Beyrouth, 1952, 159-160; 'AWAD Louis m I-Mu'aththarât al-ajnabiyya f i l-adab al- 'arabî al-hadïth. Le C aire, M a'had alDirfisât al-'A rabiyya, 1962, L 820-848; DAGH1R, H, 474-476; GAL, H, 505 et S H, 868; GIBB, BSOS, IV/4 (1928) 749; HAMZA 'A bdallâtîf : Adab al-maqbla al-sahdfiyya f i M isr, Le Caire, D âr al-Fikr al-'A rabî, 1950, I, 221-233;

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Reste enfin le problème de sa mort. Les auteurs sont partagés. D'une p art ceux qui pensent que Chidyâq est mort musulman : Marûn 'A bbûd (34) et Antoine Karam (35). D 'autre part ceux qui affirment qu'il est m ort maronite : Louis C heikho(36)etY ûsufY azbek(37). Après une étude attentive de leurs arguments respectifs, on a essayé de reprendre la question à la base. On n'en donnera pas le détail ici. Qu'il suffise de dire que l'ensemble des arguments repose sur des témoi­ gnages oraux assez tardifs et invérifiables, ceux, en particulier, de Z âhir Chidyâq et de Khalîl Y a'qûb Ghafâl Chidyâq. Le seul document sérieux sur lequel on pourrait se baser pour la solution de ce problème serait un échange de lettres entre Chidyâq et le patriarche M as'ad (38). O r l'état actuel des archives du patriarcat maronite à Bkerké n'a pas perm is de retrouver ces lettres. Il faut donc attendre pour se prononcer sur ce point précis. Toujours est-il que la réponse, dans un sens ou dans l'autre, ne change rien à la vie menée par Chidyâq et à ce qu'on a pu essayer de conclure (39).

HOURANI, 98-99; KURD A U M uhammad : Gharâ'ib al-gharb, Le C aire, Rahmâniyya, 2¿me éd., 1923,85-87; MAQDISI :funûn, 138-180; PERES, AIEO, 1,241; SANDUBI: a yân , 111-170 ; TARRAZI : sahâfa, 1 ,96-99. 34. Hal irtadda AhmadFâris? lâ, dans al-Jumhâr, U /102 (28 novembre 1938) 15. 35. E l 2, II, 820. 3 6 . 19ème, H, 88. 37. 'Alâ ayyi dbt mâta Ahmad Fâris ?, dans al-Jumhür, m /99 (4 novembre 1938) 8, repris dans al-'Usba (Sao Paolo), IV (décembre 1938) 949-952; réponse à 'A bbûd dans al-Jumhiir, U /104, p. 14. 38. DIBS Joseph : al-Jâmi' al-mufassal f i târikh al-mawârina al-mu’assal, Bey­ routh, 'Umûmiyya, 1905, p. 536. 39. S'il est vraisem blable que Chidyâq soit m ort m aronite (effet de la vieillesse et insincérité de ses conversions), on comprend cependant l'intérêt que son fils Salim avait à le déclarer m ort musulman. M ais le peuple n'a pas encore pardonné à Chidyâq son islam et les chrétiens qui vivent aux environs de sa tom be ne cessent de la souiller. En décembre 1969, elle était dans un état d'abandon lam entable. On n'a pas pu m ettre la main sur trois m anuscrits im portants de

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3 L O U IS SA B U N JI (1833-1931)

Étrange personnage! Peu connu, en vérité, mais combien inté­ ressant. C 'est un turc de rite syrien catholique dont les activités se situent dans la mouvance libanaise. On a eu beaucoup de difficultés pour établir, de façon relativement précise, sa biographie. Encore subsiste-t-il une grosse lacune pour la dernière partie de sa vie. Pour préciser les choses, on a cru bon de rappeler les principales dates. Elles seront d'ailleurs éclairantes pour la suite de la recherche. Jean, fils de Jacques Sâbûnjî, dit Louis (40) a été baptisé le 20 avril 1833 à Dayrak, près de D iarbekir [diocèse de M ardin]. Il est au sém inaire de Charfé [montagne libanaise près de Beyrouth] du 2 jan v ier 1851 au 7 décembre 1854 (41). C'est pendant ce séjour qu'il reçoit les ordres mineurs, puis le sous-diaconat en date du 25 m ars 1853. Ses supérieurs l'envoient à Rome, au Collège pontifical de la Propagande. 11 y reste huit ans et demi, au cours desquels il suit le Chidyâq, au moins pour l'actuel sujet : al-M irûtfl aks al-Tawnât, Lâ ta'wîif l /Infil et Nabdha châ'iqa f l l-radd alâ muirán Malta. 40. V oir Archives du monastère de Charfé, registre 1840-1877, p. 56 et SARKIS, 1177. On ne sait d'où provient la date donnée par DAGHIR, U, 525-528 à savoir le 7 novembre 1838. Cette notice comporte d'autres inexactitudes : Sâbunji n'était pas Jésuite (vérification dans les archives) et n'a pas été ordonné prêtre en 1865. 41. ñ retourne chez lui pour cause de m aladie en 1852 et revient à Charfé le 23 novem bre 1853.

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cycle complet des études : grammaire, humanités, rhétorique, philo­ sophie et théologie (42). Il est ordonné prêtre le 29 novembre 1863. Dès le première année du Syrian P rotestant C ollege, il y en­ seigne le latin (43). A la même époque, il fonde une revue al-N ahla qu'il reprendra, après une interruption de trois ans, au début de 1870. Cette revue sera interdite par les autorités après le n° 31 du 23 dé­ cembre de la même année à cause de ses attaques religieuses et poli­ tiques contre le Jinân de Bustânî (44). Sâbûnjî entreprend alors un grand voyage à travers le monde pendant deux ans et sept mois. Puis il reprend la publication de N ahla fa tiy a où il accuse les M aronites d'être hérétiques. A ttaqué violemment par la communauté, il est obligé de fuir. On le trouve ensuite à Londres en 1877 où pendant cinq ans il publie une nouvelle fois la N ahla. Du 2 juin 1882 à la fin de 1883, il est agent anglais sous les ordres de Blunt au Caire (45). Il fréquente alors les milieux nationnalistes pour recueillir auprès d'eux des renseignements. Il prétend avoir sauvé ‘Urabî de la mort par son in­ tervention personnelle (46). Toujours est-il qu'il l'accompagne, avec les autres exilés, à Ceylan. Il quitte cette île pour une autre, Zanzibar, où il demeure quelques années au service du prince local. En 1889 il est professeur de langues orientales à l'im périal Institute de South Kensington [Londres]. Dès lors il a quitté l'état sa­ cerdotal et s'appelle Docteur, alors qu'auparavant il se présentait

42. D ates de son séjour ¿ Rome : 29 janvier 1855-21 juin 1863. 43. DODGE The AUB, Beyrouth, Khayats, 1958, p. 62. Il a été im possible d e vérifier cette affirm ation dans les archives. Le rapport annuel de l'U niversité A m éricaine, pour l'année 1866-67, affirme simplement qu'il y avait un cours d e latin sans m entionner le nom du professeur. 44. TARRAZI .Târtkh , 1 ,32 et II, 47-49 e t 71-81. 45. BLUNT W ilfrid Seawen -Secret history c f the engtish occupation c f Egypt, N ew York, A lfred Knopf, 1922, p. 227. 46. SABUNJI .al-Iktichâfal-thamîn li-itälat al- umr mi'at min al-sintn, New Y ode, 1919, p. 3.

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toujours comme prêtre (47). L'année suivante, il se rend à Istanbul m ettre sa connaissance des langues au service du Sultan Abd alHamîd. Il y reste jusqu'à la mort de ce dernier. En fait foi le journal qu'il publiait à l'époque .al-H urr a l- 'U thm anïi. Passée cette date de 1909, il se rend aux États-Unis où l'on perd toute trace de lui, sau f à le voir publier un ouvrage à New York en 1919. Il serait m ort à Los Angeles le 24 avril 1931 (48). Sa vie mouvementée n'est pas le seul point qui le rapproche de F âris Chidyâq. Comme lui, il a aimé se raconter dans la préface de ses différents livres. On lui trouve également un penchant pour les femmes. A u séminaire de la Propagande, il est réputé pour faire connaître, parm i les élèves, des poésies italiennes propres à exciter leur sensibilité (49). D 'autre part, il consacre une bonne partie de son recueil de poésies au ghazal. Sa première pièce, sur l'im possibilité de l'am our, a été composée en 1852 (50). Bien qu'il eût un certain nombre d'aventures amoureuses (51), il resta particulièrement attaché à une Irlandaise qu'il connut le 25 décembre 1897. Sa mort, survenue neuf ans plus tard, l'affecta beaucoup (52). Il explique enfin que le titre de

47. D'après les titres de ses publications. Dans son Tcrwâf hawla al-ardh, Istanbul, 1896, au bas d'une photo de lui en habits sacerdotaux, il écrit deux vers pour annoncer qu'il les a désormais quittés, signe de l'abandon de l'état qu'ils représentent. D y d it aussi sa joie de ce nouvel état de fait. 48. Les archives de Charfé confirment, d'une autre plume, sa mort aux USA. Les notices de ZIRDCLI, VI, 114 et KAHHALA, V ül, 161 ne sont guère utiles. 49. Archives du Collège Urbain de la Propagande, registre Vm , p. 36, n4 176. On y relève aussi l'anecdote suivante : Un jour, au cours cPun des sermons donnés habituellem ent au réfectoire, il se montra tellem ent expert sur le vice d'im pureté qu'il fallut l'empêcher de parler. 50. SABUNJI Diwân chi'r al-nahla al-manzûm f i khilâl al-rihla, A lexandrie, Tÿâriyya, 1901, p. 330. 51. Chicago en 1872, Liveipool en 1874, V ersailles en 1886, Londres en 1888. 52. Dtwân, 314-329 et 507. Dans un exem plaire du Kitâb nuzha dédicacé à Tartâzî, il écrit de sa m ain ¿ la p. 27 :"A Brighton est morte H ilda, l'élue de m es vers."

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sa revue N ahla [L'Abeille], cinq fois reprise, symbolise l'am our qui sait choisir les fleurs qui lui conviennent (53). A utre ressemblance avec Chidyâq : son comportement avec les grands. On le voit servir l'un, puis l'autre, au gré de ses am bitions. C 'est après avoir adressé un poème de louange au Chah de Perse que ce dernier lui offre une décoration (54). Son dîw ân com porte une im ­ portante partie de m adîh (55). E t s'il le dédicace à ' Abd al-H am îd qu 'il sert alors, il ne se gênera pas pour dénoncer le même sultan com m e un usurpateur du califat (56). Un dernier point de ressemblance avec Chidyâq : sa sym pathie pour l'Islam (57). Elle se manifeste à diverses reprises. Elle prend p ar exemple la forme d'un article très favorable à al-Afghânî et aux thèses qu'il défend (58). Ou bien il soutient la réforme de ' Abduh (59). Si les poèmes de louange à l'égard des fêtes musulmanes ne sont pas très si­ gnificatifs (60), certaines allusions au Coran et à Muhammad le sont davantage (61). Enfin il traite longuement du problème du califat e t de la réforme de l'Islam (62) sans omettre un couplet flatteur pour Chidyâq lui-même et ses Jaw â'ib (63). Au-delà de ces ressemblances, .peut-on se faire une idée des sentiments religieux de Sâbûnjî ? On croit pouvoir les caractériser d 'u n

53. id., 84. 54. Ce trait a été rajoùté par Sâbûnjî, de sa propre main, sous une photo de son livre al-Tawâf hawla kurat al-ardh, Istanbul, 1896,84 p. 55. Dîwân, 9-65. 56. Voir HOURANI, p. 269. 57. Ibidem. Voir le chapitre précédent sur Chidyâq. 58. Nahla, lïï/2 (1er octobre 1879); KEDOURIE Elie : "Nouvelle lum ière sur Afghani et ’Abduh", Orient, 30-31 (1964/2-3) 52. 59. BLUNT, loe. cit. 60. Dîwân, 9-36. 61. id., 84 sq e t Tawâf, 20. 62. al-Hurr al~ 'Uthmanlî, 1909, passim. 63. Nahla [Londres] 1/3 (15 ju illet 1877).

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mot : le naturalism e. Ceci apparaît parfaitem ent bien dans sa grande fresque retraçant l'évolution de la vie : le retour au créateur qui la term ine n'a rien de surnaturel (64). Cette idée se dégage aussi de ce qu'il écrit de l'âme humaine. Son immortalité se réduit plutôt à un sentiment, une connaissance spéciale de soi. En frit elle serait basée sur la nature du cerveau et le reste [unité de la personne, rapidité de la pensée, permanence de la personnalité, essence de la vie] n'en serait que des conséquences (65). Sa conception de Dieu s'en ressent. Elle est basée avant tout sur l'ordre de l'Univers. Il cite d'ailleurs le texte des Psaumes :"Les cieux racontent la gloire de Dieu, le ciel publie l'ouvrage de ses mains". Les noms cités à son propos sont H éraclite et Démocrite, M oleschott et Büchner. Dieu n'est que le nécessaire et la cause suprême (66). La conséquence logique en est une religion naturelle. Il a consacré à cette thèse tout un livre où il développe ses idées évolutionnistes, mais cette fois dans le cadre des religions à partir d'Adam et Eve (67). L'ouvrage a été résumé par lui de façon très curieuse dans une grande peinture de 4m x 2,5m reproduite en photographie dans al-Nahla al-fatiya. C'est un tableau récapitulatif des symboles utilisés par toutes les religions du monde. Leur diversité ne représente, selon lui, qu'un développement progressif à partir d'une seule et même source. Les éléments rassemblés ci-dessus permettent-ils de connaître les étapes de sa crise religieuse? M ais y a-t-il vraiment crise? L'appréciation de ses supérieurs de Rome n'est guère flatteuse. Il y est qualifié à deux reprises d'hypocrite. On déplore sa mauvaise foi et son

64. Iktichâf, 254. On peut rapprocher son attitude de celle des scientistes de la nahda e t en particulier l'équipe du Aluqtataf. Voir à ce sujet le chapitre 5 du présent livre. 65. Dîivân, 526-543. 66. id, 68-85. 67. Nahla, Il (1878-79) 257-260. Ce texte est le début du livre encore m anuscrit JC.

tasalsul al-adyân.

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orgueil. Il n'aurait jam ais tenu compte de leurs remarques. Il ne m ontrait pas beaucoup de piété et la cultivait encore moins. Enfin on le déclare inapte au sacerdoce. Les archives de Charfé confirment cette impression. Elles disent même qu'il ne voulait pas devenir prêtre et qu'il fut ordonné m algré ses objections. On aurait ainsi l'explication de sa présence au Syrian Protestant College deux ans après son ordination. Pour l'époque, il était incon­ cevable qu'un prêtre catholique enseignât chez les Protestants s'il n'avait déjà quitté, du moins en esprit, sa propre communauté reli­ gieuse. L'ensemble des réflexions qu'il a rajoutées, de sa main, sur les exemplaires de ses ouvrages qu'il envoyait à T arrâzî sont d'une ironie cinglante contre le culte religieux et le sacerdoce. Si donc il finit par défroquer, ce n'est qu'une conséquence logique de conceptions person­ nelles ne correspondant nullement à l'état social qu'il devait afficher extérieurement (68). Et l'épitaphe qu'il s'attribue ne fait que le con­ firm er : "Il a passé sa vie dans les voyages à la recherche de la sagesse" (69). Louis Sâbûnjî donne aussi l'impression de n'avoir jam ais attaché une importance personnelle au problème religieux. Pris dans un système où sa liberté n'eut pas à jouer, il doit attendre l'âge m ûr pour trouver le cadre où sa personnalité puisse s'épanouir. L'histoire de sa vie montre ce que l'appartenance à une confession pouvait avoir d'aliénant et suffirait, si besoin était, à justifier l'attitude de révolte que certains écrivains ont pu adopter dans cette situation (70).

68. V oir la réflexion scandalisée de CHAYKHU JSahâfa, H, 71 e t IV, 380 :NS i le D octeur Louis Sâbûnji ne s'était pas détourné de sa religion, nous l'aurions m entionné ici". 69. Dtwân, 523. 70. Se reporter à la conclusion de ce livre.

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4. AMÎN AL-RAYHÂNÎ, CHRÉTIEN OU MUSULMAN ?

Écrivain prolixe [il rédigea une quarantaine d'ouvrages] et m ultiple, homme de relations, Rayhânî [1876-1940] a vite suscité l'intérêt des historiens et des critiques. A ce jour, plus d'une quinzaine d'ouvrages lui ont été consacrés, dont au moins cinq thèses. Il faut cependant dire ici, avant de citer ces œuvres, qu'aucun de leurs auteurs n 'a eu accès à tous les écrits laissés par Rayhânî, cerains d'entre eux étant encore m anuscrits et n'ayant pas été communiqués aux auteurs de ces recherches (71). Il s'agit, en particulier, d'un roman, d'une pièce de théâtre et du testam ent. Jamil Jahre qui cite ce dernier n'a pas pu prendre connaisance de son texte intégral (72). Si pour l'étude de la littérature des voyages chez Rayhânî, par exemple, cette absence n'est pas déterminante, elle revêt au contraire une grande importance pour l'étude de sa philosophie et singulièrement de ses idées religieuses (73). D 'autre part, les éditions de ses œuvres 71. Communication de M onsieur A lbert Rayhânî, frère de l'auteur et possesseur des m anuscrits, 13 décembre 1969. Il est à noter que toutes les œuvres d'Amîn alRAYHANI mit été republiées par son frère A lbert, en huit tomes de 1980 à 1983. Une m ise au point bibliographique se trouve dans ALLAIN Philippe La relation de voyage chez Amîn ar-Rayhânî, Thèse de 3ème cycle, Paris IE, 1978, 191 pages ronéotypées. 72. Communication orale du 14 novembre 1969. 73. O n saura gré donc, tout spécialem ent, à M onsieur Amîn Albert Rayhânî, neveu de l'auteur, qui a pris les moyens pour faciliter l'accès á ces documents. Quelques bonnes réflexions se trouvent dans le volume consacré par l'Union des Ecrivains

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postérieures à 1940, date de sa mort, ont subi de légères modifications. Celles-ci sont de deux sortes : on bien dans un sens national [le mot Liban rem plaçant le mot Syrie par exemple] ou bien dans un sens religieux [atténuation de certaines critiques spécialement envers la communauté maronite]. Curieux personnage qu'Amîn Rayhânî. De famille maronite, il commence par apprendre le français et l'anglais avant d'avoir l'occasion de se m ettre à l'arabe à l'âge de vingt-deux ans.. Comme Chidyâq, il aura fait un peu tous lés métiers : commerçant, comédien ambulant, étudiant bohème ... Il entreprend d'incessants voyages entre le Proche Orient et les États Unis. C 'est une femme de ce pays qu'il épouse : Bertha Case. Au cours d'un vaste périple dans l'ensemble des pays arabes, il écrit à Salim Sarkis: "Si la question arabe l'exige, je deviendrai wahhabite." Est-ce un aboutissement, un intermède ou une manœuvre ? Selon certains historiens, il cherche la célébrité en discréditant la religion et ses adeptes (74). Pour d'autres, il est le prédicateur de la libération de la pensée des liens de la pression politique et religieuse (75). On a la chance de posséder un texte où il explique lui-même l'origine de sa crise religieuse : Libanais pour le cent-dixiéme anniversaire de sa naissance Amîn al-Rayhânî rû'id nahdâm min Lubnân, Beyrouth, Dâr al-Tlm li-l-M alâyin, 1988,285 pages. L'étude qui se rapproche le plus du présent sujet est MADHI Ahmad :"Falsafat al-dîn ladâ Amin al-Rayhânî", dans al-Bâhith (Beyrouth), n° 13 (septem breoctobre 1980) p. 77-84. On peut consulter aussi la présentation déjà ancienne de al-RAFTI Tawfîq Amin al-Rayhânî, Le Caire, M aktabat al-H ilâl, 1922,319 p., ainsi que les études de al-KAYALI Sâmî : Amin al-Rayhânî, Le C aire, Jâm i'a alDuwal al-'A rabiyya, 1960, 211 p.; SABA Isâ M îkhâ’îl : Amîn al-Rayhânî, L e C aire, D âr al-M a ârif, 1968,124 p.; ZAKKA M. N ajib : Amîn Rthânî, penseur et homme de lettres libanais, Thèse, Lille m , 1979,271 pages. 74. FAKHURI :Târtkh, pp. 1097-1103. 75. DAGHIR M asâdir, t. H, pp. 404-411.

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"Je me rappelle qu'un jour j'ai prié dans une crise de colère et d'envie demandant la mort d'un enfant qui m'avait précédé à un endroit aimé, à l'ombre d'un rocher, qu'embaumait le parfum naturel de la violette. Une semaine plus tard, une épidémie de variole se déclara, et reprit la vie de cet enfant, mon camarade de jeu. Je me mis alors à haïr le saint qui m'avait exaucé et je m'imposais de ne plus le prier après cela et de ne plus cueillir de fleurs en son nom, car s'il avait écouté ma prière, combien plus devait-il entendre aussi de ma part la voix du repentir" (76). Tel est le texte auquel Rayhânî et les critiques après lui s'accordent à donner une grande importance dans son évolution religieuse. M ais si cet épisode de sa vie est à l'origine d'une crise religieuse, devait-elle aboutir à l'éventualité d'une conversion à l'Islam ? N'y a-t-il pas d'autres facteurs ? On est en droit de penser que ses premières expériences d'orateur et d'écrivain ont été autrement déterminantes. Le 9 février 1900, à New York, devant l'Association des Jeunes M aronites, il prononce une conférence sur la tolérance religieuse. Ou aurait voulu l'empêcher de parler, en vain. Le sujet est audacieux pour l'époque. La façon de le traiter ne l'est pas moins (77). Rayhânî ne se contente pas de proposer une analyse théorique, ni de tenter des applications au monde occidental au sein duquel il vivait alors; il touche également du doigt la situation d'où venaient ses audi­ teurs. Selon lui, les chefs religieux, en Syrie, rallum eraient la guerre sainte s'ils le pouvaient. Son pays semble avoir le triste privilège de vivre dans un contexte social pire que les persécutions : les pressions

76. M arón 'ABBUD Amin al-Rayhànî, Le C aire, Dâr al-M a'ârif, Iqra* n° 131, 1953, p. 66. Ce texte est extrait de Path o f vision, pp. 123-124. D faut noter que son héros préféré aura aussi une aventure de ce genre. Elle se term inera par une icône brisée : Kltalid, Livre 1er, ch. 2. 7 7 . ... même si elle s'inspire d'A rthur Brisone. Voir al-Masarra, I (1910-1911) p. 153.

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secrètes... (78) Son texte contient ensuite une longue diatribe contre la religion (79). Cette conférence provoque de multiples incidents. A leur suite, l'auteur reçoit une lettre du patriarche maronite d'Antioche, en date du 23 m ars 1900. Ce dernier fait savoir à l'auteur qu'il ne lui appartient pas de traiter des questions religieuses, même dans une bonne intention, parce qu'il n'a pas étudié la théologie. Il rappelle que le catholicisme permet la tolérance pour le culte, mais pas pour les vérités révélées (80). M algré cette réaction, le texte est publié par N a'ûm M ukarzal, directeur d'al-Hudâ et ancien maître de Rayhânî. On accuse alors l'auteur d'être protestant et m atérialiste. Il est convoqué par l'évêque de Beyrouth (81). Cela ne le décourage nullement et, en 1903, il publie un pam­ phlet allégorique intitulé: "L'Alliance tripartite au royaume des animaux". Dans cette alliance contre le progrès de la civilisation, l'âne représente l'Église catholique, le mulet le protestantism e et le cheval les orthodoxes. L'auteur est représenté par le personnage du renardjournaliste qui com bat pour la vérité et la liberté (82). Ce dernier veut aussi m ettre la théologie au musée et la remplacer par la politique. Enfin la base de l'union ne peut être, d'après lui, que la loi naturelle (83). A yant nié aussi la divinité du Christ, le renard est excommunié

78. RAYHANI :al-Tasâhul al-dînî, Philadelphie, Hudâ, 1901, p. 19. 79. Id., pp. 32-35. 80. al-Rayhâm wa mu'àsirû-hu (éd. Albert Rayhânî), Beyrouth, 1966, p. 11. 81. Jam îl JABR Amin al-Rayhânî, Beyrouth, 2° éd., ‘Asriyya, 1964, p. 34. A la suite de cette conférence et des incidents qu'elle provoque, Rachld RIDA publie un article très enthousiaste dans lequel il dit notamment : "Le confessionnalism e est la source de tous les maux qui atteignent les Syriens". al-Manàr, Œ (1900) pp. 33-38. 82. RAYHANI .al-Kiuliàlafa ai-thulâthiyya f i l-mamlaka al-hayawàniyya, New York, Hudâ, 1903, p. 26. 83. Id., pp. 67-70.

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(84). C 'est exactement ce qui est arrivé à l'auteur. En outre son livre fut mis à l'index (85). Rayhânî avouera candidement plus tard ne pas très bien savoir pourquoi il s'est brouillé avec l'Église (86). Plus que l'épisode de son enfance, l'attitude sévère de sa com­ m unauté à son égard a pu avoir une influence réelle sur la nature de ses sentiments religieux. On sait d'autre part que sa mère voulait le faire prêtre à l'Église de Saint M aron (87). M ais il reste à voir la nature de sa sympathie pour l'Islam. On s'est plu à relever l'influence du Coran sur le style de Rayhânî, influence qualifiée d'atavisme linguistique (88). II dit luimême :"Un des plus beaux textes que j'ai jam ais lus dans les livres saints, c'est la Fâtiha. Cette prière mérite que tous les hommes la récitent tous les jours d'un cœ ur sincère" (89). D 'autre part, Rayhânî est profondément nourri de M a'arrî :"Comme Abû l-'A lâ', j'ai choisi la solitude pour fuir la civilisation et par am our de la beauté de la nature" (90). C 'est volontiers qu'il le cite :"Paie mes dettes et ne me prête plus; quelqu'un comme toi ne peut comprendre nos desseins", dans le sens qu'il ne veut pas s'occuper des choses matérielles, mais uniquement des spirituelles (91). C'est son ami (92) et il traduit en anglais des extraits des Luzûm iyyôt (93). 84. Id., p. 126. 85. M ichel ALLARD : "Amîn ar-Rayhânî : un homme de dialogue", dans Cahiers de VOronte, 4 (1965) p. 18. Un autre de ses héros préférés sera aussi excommunié, Khalid, livre 2, ch. 7. 86. RAYHANI : The Path o f vision, New York, W hite, 1921, p. 123. 87. 'ABBUD, op. cit., p. 62. 88. Jean LECERF, Orient, 3 (juillet 1957) p. 12, cité d'après KRATCHKOWSKI, Monde Oriental, XXI, 1-2. 89. Rayhâniyyât, 1 ,222. 90. Id., H, 10. 91. Id., H, 118 et 120; Rasâ'il Amin al-Rayhàni (1896-1940), rassem blées par Albert Rayhâni, Beyrouth, Rayhânî, 1959, p. 134.

92. Rayhâniyyât, ni, 165. 93. Thebuzumiyyat o f Abu'l-'Alâ', Boston, W hite, 1918.

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Rayhânî aime à déclarer ses sympathies pour l'Islam. Dans une lettre à May Ziyadé, il écrit :"Je suis un ami des musulmans. Je défends la beauté vivifiante dans l'Islam comme dans toutes les religions. Mais les liens qui enserrent les esprits et tuent les âmes ne peuvent résister au temps présent" (94). On voit sans peine que c'est une admiration quelque peu mitigée, ou pour le moins équivoque. Il refuse de souscrire à ce jugem ent de Fouad Pacha :"Quel que soit le nombre de ceux qui prétendent que l'Islam est un obstacle au progrès de notre société, ils sont tous dans l'e rre u r... L'Islam , en effet, par l'absence des mystères de la Trinité et de l'infaillibilité, va de pair avec le mouvement évolutif du globe" (95). Pour tout commentaire, il fait remarquer que même les grands Ottomans ne sont pas à l'abri du fanatisme religieux et qu'ils oublient que patriarche et imam, cheikh et prêtre sont frères. Com parant l'église et la mosquée, il marque sa préférence pour le deuxième édifice. La mosquée est plus démocratique : pas de sièges différents, pas de quête, le prône du vendredi se limite à un morceau d'éloquence exhortative. Chacun y fait ce qu'il veut, le mobilier est dépouillé. Le repos est un des piliers du culte musulman. Et pourquoi mentionner le nom du donateur dans les églises ? Les bancs y font dé­ tester la prière. C'est fait pour les riches : on ne leur dit plus, du haut de la chaire, la parabole du riche et de Lazare, celle du chameau et de l'aiguille. "Tumulte et illusion... Bruit et pompe... Exposition sur­ prenante dans un temple... Ostentation dans la piété... Viens frère chrétien, toi le pauvre, viens avec moi à la mosquée" (96). M ais ces belles phrases ne sont-elles pas, sous la plume de Rayhânî, de la "littérature" ? En effet, après avoir exprimé la possibilité qu'il envisageait d'entrer dans la communauté islamique, c'est pour ajouter ensuite : 94. Rasd'il, 183, lettre du 20 août 1920. 95. Rayhâniyyôt, II, 148. 96. Id., m , 52-59; cf. Path, 144-156. Réflexions du même genre sur l'église dans NU'AYM A, S a b ih i,l, 185.

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"J’aurai nui à la réputation des princes et des rois arabes que j'ai visités, si on dit que j'ai été forcé d'entrer dans l'Islam pour pouvoir me rapprocher d'eux. Malgré cela, je ne nie pas, devant le calme et la grandeur du désert, en face de l'assiduité de tous les wahhabites aux cinq prières, chaque jour, m'être senti seul, au moment des prières auxquelles personne ne s'abstient, ni grand, ni petit. Aussi je me suis senti mu par un sentiment d'amour salvifique de Dieu et je me suis composé une prière privée queje récite chaque fois queje me retrouve seul au moment où le peuple prie son Dieu. Et cette prière est Najwâ " (97). Rayhânî parle souvent du texte de sa prière intitulée Najwâ ["Confidence"]. Pendant la dernière période de sa vie passée à Freiké, il avait l'habitude de la réciter chaque soir, à son balcon, tourné vers le Sannîn. En voici ¡e texte. Elle se compose d'un dialogue entre l'orant et Dieu : Détenteur de la majesté éternelle, enveloppe-moi d'une part de ta majesté Possesseur de la lumière intemporelle, fais-moi parvenir une étincelle de ta lumière; Toi qui jouis d'une force infinie, envoie-moi une parcelle de ta force. *

Je suis le principe de la vie éternelle, la source de l'amour et de la force. Je vis en toi, je connais tes secrets. * Tu es toute la vie, principe et fin, je ne vis que par toi. * Je suis la source de la perception humaine et je te rendrai plus perspicace parce que tu es une partie de moi-même *

Aide-moi, mon Dieu, à rassembler mes forces spirituelles, intellectuelles et corporelles 9 7 . ABBUD, Rayhânî, 34.

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sur le chemin de la vérité, de l'amour et de la sagesse. *

Homme, je t'écoute, je t'ouvre les mains, je te comble de bienfaits. *

Source perpétuelle d'où s'échappent les lumières de l'amour, d'où jaillissent les eaux de la vie et du salut, je t'ouvre mon cœur et ma raison, je te livre mon âme. Ne me prive pas de l'abondance de tes biens, ne m'éloigne pas de tes sources. * Mes sources sont dans les étoiles, dans les liens qui les relient entre elles, dans la force et la vitalité qui s'en dégagent. Mes sources sont dans les champs, dams les fleurs qui y croisent, dans les parfums d'amour et de beauté qui s'en échappent. Toutes sont devant tes yeux, dociles à tes mains : celle de la raison en quête et celle de l'âme étemelle. * Tu es mon Dieu, pas d'autre Dieu que toi. * Je suis la pulsation de la vie en toi, l'esprit d'amour en toi, la lumière de la sagesse en toi. Sois-leur fidèle : elles sont, sois-en sûr, la divinité. Le P. Cheikho, et M arûn Abbûd à sa suite (98), pense à tort que Rayhânî s'est fait musulman. 11 félicite alors le Christianism e de l'avoir perdu. S'il s'est converti à l'Islam , écrit-il, c'est par haine du Christianism e qu'il a traité d'infidélité et d'associationnisme : "Quraych a vaincu le Galiléen", avait écrit Rayhânî. M ais il s'est aussi déclaré en 98. ABBUD, Rayhânî, 34.

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opposition avec le Coran. Dans le fond, il veut extraire sa croyance d'un mélange des grandes religions. C'est un révolté :"La révolte est le V erbe de Dieu incarné dans les choses, c'est la loi universelle et étem elle" (99). L a méprise du P. Cheikho se comprend assez facilement. Rayhânî avait exprimé clairement son désir d'aller à la Mekke (100). Et, outre les éléments rassemblés ci-dessus, une lecture même superficielle du B ook o f K halid laise percer un ton musulman à m aintes pages, sans parler des nombreuses formules musulmanes employées (101), ou encore des citations du Coran (102). Enfin comment pouvait-on à l'époque interpréter cette phrase de Khalid :"Je suis musulman et chrétien” (103)? On en vient alors à se demander : Quel était son credo existen­ tiel ? Il est assez difficile à cerner :"Mon credo est caché, ou plutôt ap­ parent dans les lignes de ce livre" (104). Voici d'ailleurs une autre de ses prières assez caractéristiques : "Notre Père qui es aux deux, sois avec moi dans la vie et dans la mort. Si tu me donnes davantage de puissance, augmente aussi en moi l'humilité et si tu accrois ma science, accrois aussi ma gentillesse. N'éteins pas en moi une vertu sans en revivifier une autre. Tu m'as créé pour vivre libre comme l'oiseau. Tu m'as créé pour vivre d'abord pour moi, puis pour mon frère. Ne demande pas à tes fils de présenter aux grands de ce monde des victimes humaines. Tu m'as donné une raison pour penser; si donc je pense un peu, ne m'exalte pas. Prends-moi dans ta grande indulgence, Seigneur, et si je té demande, du fond du cœur, d'être miséricordieux pour tes serviteurs, sur terre, réponds, Seigneur, à

99. al-Machriq, XXI (1923) 478-479 et XXII (1924) 623-629 et 755-757. 100. D ans Mulûk al- 'Arab, cité par JABR, 78. Compte rendu dans al-Manâr, XXVI (1925)672. 101. Khalid, live 2, chapitre 1er. 102. V oir A chant o f Mystics, 23-32; Khalid, 1. 3, ch. 8; Tasdhul, 21 et 41. 103. Khalid, livre 3, chapitre 6. 104. Rayhâniyyàt, 1 ,50.

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ma supplication. Le théologien me dit que tu es partout, mais la pensée petite parcelle de l'esprit étemel qui vient de toi - me dit que tu ne peux être le spectateur de ces calamités" (105). On peut être sensible à la beauté du texte, mais Rayhânî n'est-il pas plus sincère quand il déclare :"Mon idéal de vie, c'est le plaisir d'É picure, le spiritualism e de Platon et la sagesse de Socrate" (106). On redescend des hauteurs relatives où nous avait conduit la prière vers des lieux plus accessibles :”Mon temple est dans la vallée" (107). On a ainsi l'im pression persistante que le credo de Rayhânî consiste, à l'image de celui de Sâbûnjî, dans un certain naturalism e. En ce domaine, la revue al-M achriq ne semble pas être dupe et on se doit de citer ici les critiques acerbes qu'elle dirige contre Rayhânî "Quant aux prétendus philosophes, ces menteurs, plus d'un a vu le jour, surtout depuis la proclamation de la constitution, mais le plus bruyant et celui dont la toux a le plus de portée, c'est un nommé Amin al-Rayhânî, car, sous son parfum [rayhân], il y a un relent que des mécréants d'Amérique lui ont inculqué alors qu'il était allé dans ce pays avec la foi... Il répand partout son poison pernicieux... Si nous avions l'occasion de citer ses articles, nous montrerions ses sophismes" (108). Un lecteur s'inquiète. Il craint; pour l'auteur de l'article, cette parole du Christ :"Celui qui dit à son frère imbécile est digne de la géhenne du feu.” La réponse vient, a d hominem. Il est aussi écrit: "Celui qui n'entend pas le conseil de l'Église, qu'il soit considéré comme un païen et un publicain." O r Rayhânî a injurié la religion et falsifié le sens des paroles de Jésus. En voici quelques témoignages :”Le Libanais considéré qui ne jure pas et ne ment pas est un idiot... Il ment parce que la plupart de ses occupations le mettent en contact avec les monastères, les moines et les prêtres : évite les prêtres et tu seras heureux. Le C hrist n'a pas essayé de fonder une Église sur la terre, car il haïssait les 105. Id., 1,45-46. 106. /¿.,11,8o. 107. Id.t H, 219-222. 108. al-Machriq, XH (1909) 639-640.

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m anifestations extérieures et nous a ordonné de prier en secret. L'Église est donc une forgerie de ses chefs, un moyen de ram asser de l'argent et de diviser la communauté nationale " (109). On comprend que les Jésuites du M ächtig ne soient pas très heureux de voir publiées de telles diatribes. Ils font donc flèche de tout bois. Rayhânî se dit le petit philo­ sophe. Oui, vraiment il est petit et le plus petit des petits. Il ignore D ieu, cause suprême, dans la plupart de ses écrits et sème dans les esprits l'ivraie du doute en son existence. Il dit :"Nous sommes sur la terre comme des rats dans un tunnel." Oui, tu es un grand rat, etc... (110). On voit le ton et la profondeur. M ais c'est le déchaînement à propos de cette parodie de Rayhânî :"Nous sommes à la nature et nous lui retournerons" (111). Le M achriq commente :"I1 prétend vivre ainsi au milieu d'un peuple idolâtre par le luxe et l'orgueil, les mœurs et le tempérament." Alors l'accusation peut se faire plus précise : c'est un "panthéiste" ( 112) et les nom breuses références qu'il donne à toutes les civilisations le mettent en contradiction avec lui-même. Ay-delà de ces réactions indignées du P. Cheikho, il faut re­ connaître, avec Rayhânî lui-même, qu'il a assez vite abandonné toute pratique religieuse, même s'il accompagne parfois sa mère à l'Église (113). A ce sujet, The book o f K halid contient un dialogue très signifi­ catif. Le héros du roman ne va plus à l'église. Son père le menace de bannissem ent, sa mère intervient inutilement. Alors les parents font appel à un jésuite et voici l'échange de vues entre le prêtre et le jeune homme : • La santé du corps n'est rien à côté de celle de l'âme. 109. Id., 716-718. 110. I d , X K (1910) 389-392. 111. Innâ li-l-tabVa wa imtâ ilayhâ rûji'ûn, dans al-Machriq, XŒ (1910) 703-710. 112. al-Machriq, XXD (1924) 623-629. 113. JA B R .42.

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- Je ne crois pas aux médecins, même de l'âme. - Il faut suivre la religion de son père. - Oui, quand il a une religion. • Le doute est grave. • Je ne doute que des pharisiens. - Tu es fou et infidèle : tu iras à l'asile et en enfer (114). Si cette question de pratique n'est pas encore très déterminante, qu'en est-il réellement de sa foi chrétienne ? Il écrit que la Croix est démodée et que le Christ est un homme comme les autres (115). L'ensemble de son œuvre, de tendance naturaliste, permet de dire qu'il ne se sentait ni maronite, ni chrétien :"M a religion, c'est ma patrie; mon patriarche, c'est ma doctrine; mon église, c'est ma littérature; ma confession, c'est ma nation [umma]" (116). Ou encore d'une autre façon : "Nous n'adorons ni croissant ni croix. Nous n'implorons ni Bouddha, ni Christ. Nous n'abhorons ni musulman, ni juif. Nous sommes libres" (117). M ais ce qu'il y a d'indubitable, c'est sa croyance en Dieu créa­ teur (118). Cette affirm ation est présente constamment. On se contentera d'un seul texte : "Dans les systèmes religieux de l'humanité, je t'ai cherché en vain; dans leurs dogmes et leurs théologies faites à la machine [sic ], je t'ai cherché en vain; dans leurs églises, leurs temples et leurs mosquées, je t'ai cherché longtemps, et longtemps en vain; mais dans les livres sacrés du 114. Khalid, pp. 146-151. U S. Khalid, introduction et MuMlafa, Tl. Voir M ichel ALLARD [op. cit., p. 23] qui souligne que Rayhânl n'a jam ais compris l'importance des données dogmatiques. 116. Tatarruf, 43. 117. A chant o f Mystics, New York, W hite, 1921, p. 84. 118. MïkhAll NU'AYM A affirm e pourtant que si Rayhânl a été exclu de la Société Littéraire al-Râbita al-Qalamiyya, c'est en raison de son agnosticisme, al-Majal, n# 22, p. 10.

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monde, qu'ai-je trouvé ? Tai déchiffré une consonne de ton nom dans les Védas, une autre dans le Zend, une autre dans la Bible, une autre dans le C oran... Mais qui mettra les voyelles ?..." (119). Dès lors il n'y a plus à s'étonner du contenu de son testament (120). Il y réaffirm e sa croyance en Dieu, dans l'Homme, dans la N ature et l'inutilité de la religion surtout pour la question arabe. S'appuyant sur le fait que la prière n'est d'aucune utilité pour les autres, et à la suite d'une longue explication em barrassée, il demande très • clairem ent en term inant un enterrement civil (121). M arûn'A bbûd affirm e avoir demandé à Alfonso Barutti le pardon du Pape in articulo m ortis pour la levée de l'excommunication portée contre Rayhânî, ne fut-ce que pour faire plaisir à sa mère. M ais quand la réponse vint, la vieille maman était déjà morte! On aura pu constater, au cours de l'analyse qui vient de précé­ der, que les ressemblances entre Chidyâq et Sâbûnjl se retrouvent es­ sentiellement chez Rayhânl. Leur doctrine ne laissant pas d'accuser certaines différences importantes, on n'a cependant pas hésité à grouper ces trois auteurs sous une rubrique commune intitulée : Les Aventuriers. C'était marquer que, pour eux trois, ces aspects intel­ lectuels restent secondaires par rapport à leur façon de vivre.

119. Khalid, livre 3, introduction. 120. M anuscrit de 10 ppges, rédigé en septembre 1931. 121. Les circonstances n'ont pas perm is que ce désir fût exaucé.

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I ll L E S 'S C IE N T IS T E S '

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Y A 'Q Û B SA R RÛ F, A D ÎB IS H Â Q C H IB L Î CH U M A Y Y IL, FARA H ANTÛN

On connaît les facteurs qui ont exercé le plus d'influence sur la pensée des écrivains libanais de la nahda : au plan intellectuel, ce sont les philosophes du 18ème siècle et la Révolution Française, ainsi que 1' Évolutionnisme; au plan religieux, le réformisme musulman, les Jésuites avec leur revue al-M achriq et leur université, les mission­ naires am éricains et le Syrian Protestant College. On voudrait insister ici particulièrem ent sur la part qui revient aux théories transform istes dans cette renaissance littéraire. On es­ saiera d'abord de donner une description rapide du milieu qui a porté les écrivains de cette période. Puis on présentera globalement ce qui, des principaux auteurs occidentaux, a été retenu par les Libanais. Ensuite on s'efforcera de déterminer l'impact de ces idées sur quatre

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d'entre eux: Y a'qub Sarrûf, Adîb Ishâq, Chiblî Chumayyil et Farah Antûn. L E M ILIEU D'une façon générale, l'immixtion de l'Europe sur la scène du Proche-Orient a modifié de façon sensible la situation au Liban vers le milieu du 19ème siècle (1). Souvent, ce fut une intervention générale qui fit sentir ses répercussions dans les provinces; parfois les visées d'une puissance étrangère sur un problème local provoquèrent les autres puissances à modifier leur attitude. Pour le comprendre, il ne sera pas inutile d'évoquer quelques aspects essentiels de ce qu'il est convenu d'appeler la Question d'Orient. C'est peut-être dans le domaine du commerce (2) que les im­ plications furent les plus profondes : toutes les nations d'Europe avaient besoin d'une place sur la grande route commerciale qui mène aux Indes (3). L'Empire Ottoman possédant les "Détroits", tout ce qui s'y passait se trouva relié à la question d'Orient. Aux efforts des Russes qui cherchaient à les contrôler, l'Angleterre s'opposa constamment : pour elle, l'intégrité de l'Empire Ottoman resta longtemps un principe sacré. Ainsi les intérêts commerciaux guident-ils une politique sur

1. Qn aura intérêt à revenir ici aux ouvrages généraux suivants : BURY '.The zenith o f Europe, New Cambridge M odem History, 1960; TAYLOR The struggle fo r mastery in Europe, Oxford History o f M odem Europe, 1954; RENOUVIN Pierre: Histoire des relations internationales, t. V et VI Le 19ème siècle, 1955. 2. CHEVALLIER Dominique L a société du Mont Liban à l'époque de la révolution industrielle en Europe, Paris, Paul Geuthmer, 1971,316 p. 3. DRIAULT Edmond La Question d'Orient depuis ses origines jusqu'à la paix de Sèvres, Paris, Alcan, 1921, p. 2 sq, HERSHLAG Introduction to the modem economic history c f the Middle East, Leiden, 1964; ISSAWI ’T he economic history o f the Middle East, Chicago, 1966.

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laquelle on insistait davantage autrefois (4). Quant à la France, troisièm e partenaire, elle préservait ses intérêts sur la côte orientale de la M éditerranée, depuis les Capitulations (5). On ne saurait om ettre non plus les implications religieuses de la Question d'Orient. La résurrection des États chrétiens des Balkans apparut à beaucoup comme une revanche sur les Musulmans. Or, les pays européens protégeaient le Christianisme pour servir leurs intérêts politiques. A cette époque, religion et patriotism e vont souvent de pair aux yeux des Français et des Anglais. L'intrusion de l'Europe eut parfois des conséquences inattendues. Bonaparte était resté peu de temps au Proche-Orient, mais la France considéra toujours Mohamed Ali comme son "successeur spirituel". D 'où le soutien qu'elle accorda à son fils Ibrahim Pacha (6). M ais, en voulant désarm er les Libanais au profit de l'Égypte, celui-ci se rendit responsable de ce qu'on a appelé les "massacres". Ils commencent en septem bre-octobre 1841, mais les troubles durent une vingtaine d'années (7), largement facilités par l'attitude qu'adoptèrent les Turcs : ils réglaient d'abord les comptes par des exécutions sommaires, puis se

4. LEW IS Bernard .The Middle East and the IVest, London, W eidenfeld, 1968, p. 33. 3. HOM SY B asile Les capitulations et la protection des chrétiens en Proche Orient, H arissa, Saint Paul, 1966, p. 5 et 23S. 6. A N TO NIUS, p. 26. 7. ISMAIL Adel 'Histoire du Liban du XVIIime siècle à nos jours, t. IV, Redressement et déclin du féodalisme libanais (1840-1861), Beyrouth, lmp. C ath., 1958, pp. 125-132; CHURCHILL Charles-Henry :The druzes and die maronites under the turkish rule from 1840 to 1860, London, Quaritch, 1862, pp. 63 sq, KERR Malcom Lebanon in the last years o f feudalism, 1840-1860; a contemporary account by Antdn Dâhir Aqîqi, and others documents, Beyrouth, American University, 1959, 159 p.; SCHELTEMA The Lebanon in turmoil,

Syria and die powers in 1860 : Book o f the marvels o f the time concerning the massacres in die arab country by Iskander Ibn Ya 'qûb Abkârius, New Haven, Yale U niversity Press, 1920.

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décidaient à quelques réformes timides dans le sens d'une égalité civile, et enfin politique, entre les membres des différentes confessions (8). Le Règlement Organique du 6 septembre 1864 régit le statut du M ont Liban jusqu'en 1914. Celui-ci fut donc constitué en province autonome, relevant directement de la Porte. Plus tard, une province distincte fut installée à Beyrouth. C'était l'effondrement des anciennes structures: le dynamisme revendicatif passa alors aux nationalistes; la vie politique connut un développement foudroyant... Elle se m anifesta surtout par la naissance de la Presse (9). Or celle-ci est à ses débuts fortement marquée par le confessionnalisme (10): les premières imprimeries sortent surtout des livres et des revues à caractère religieux (11). Il faut attendre la fin du I9ème siècle pour voir apparaître un esprit plus tolérant, dans cette production écrite. Chaque homme de lettres commença donc par s'exprim er dans la Presse. Romans et pièces de théâtre parurent en feuilleton avant d'être rassemblés en volume. Sous la poussée de la libre-pensée européenne, l'Eglise et la foi chrétienne furent attaquées, parfois avec virulence. Le clergé se défendit avec les moyens dont il disposait alors et qui peuvent surprendre aujourd'hui. D 'ailleurs combien de ces com bats nous apparaissent périmés: les objets en litige étant aujourd'hui adm is de tous sans difficulté.

8. MA’OZ M oshe :Ottoman reform in Syria and Palestine 1840-1861, Oxford, Clarendon, 26S p. 9. TARRAZI, 2 1; "Djarida", EI2, H, 479. 10. "En O rient, une feuille est fatalem ent considérée comme l'organe de la nationalité, du rite de son propriétaire, et partant comme entachée d'idées et d'aspirations nécessairem ent particularistes", JULLIEN La nouvelle mission de la Compagnie de Jésus en Syrie, Tours, M ame, 1898, t. 2, p. 109. 11. CHAYKHU Louis :"Tôrîkh fann a l-tib â a fl 1-machriq", dans al-Machriq, III (1900) 998-1003 et IV (1901 ) 471-474; NASRALLAH Joseph L'imprimerie au Liban, H arissa, Saint Paul, 1949, XXIV et 164 p.; SABAT Khalîl Târiklt altibâ a f l l-charq al- antbî, Le C aire, Dfir al-M a’ârif, 1966,378 p.

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Plusieurs querelles opposerait soit les M usulmans aux Chrétiens (12), soit des confessions entre elles (13), soit enfin les membres d'une confession à sa hiérarchie. C ar les circonstances historiques ont conféré à celle-ci une autorité immense, dont elle se sert parfois de façon abusive (14). On a pu décrire son caractère oppressif avec les term es mêmes qui conviennent aux bénéficiaires de la Muqâtci ajiyya (15). Le principe des ztt 'amâ' chevauche les domaines politique et religieux (16). Bien des textes littéraires écrits à l'époque le font sentir, qui opposent deux notions de la cléricature : le service [khidmci] et la prim auté [ri'âsa] (17). Le patriarche détient alors le pouvoir sur la montagne (18). En effet, la Porte reconnaît, à chaque confession, le droit d'exercer ellemême sa propre justice, en ce qui concerne le statut personnel de ses membres. On pouvait craindre, par extension, de véritables abus de pouvoir de la part des autorités religieuses (19). On vit ainsi le Patriarche lancer l'excommunication contre ceux qui ne prenaient pas les arm es (20), inciter en 1858 les paysans à se révolter contre les 12. *ABDUH Muhammad : al-Islàm wa l-nasràniyya ma a al- 'ilm wa l-madaniyya. Le C aire, M anâr, 2ème éd., 1905,192 p.; al-Islâm wa l-radd alâ muntaqidi-hi [textes rassem blés par Amin KHANJI], Le Caire, Sa'âda, 1909, pp. 63-86. 13. CHEDCHO Louis :NCatalogue raisonné des m anuscrits de la bibliothèque orientale", MUSJ, XIV/3 (1929) pp. 90-106. 14. KHALIDI N asif et FARRUKH 'U m ar al-Tabchîr wa l-isti 'mâr, Beyrouth, 'Ilm iyya, 1953, pp. 139-187. 15. S ALIBI Kamel .The modem history o f Lebanon, London, W eidenfeld, 1965, pp. 3-9; RONDOT Pierre: Les chrétiens d'Orieni, Paris, Peyronnet, 1955, pp. 88-89; KURD *ALI. Khutat, 1,43. 16. HOTTINGER Arnold :"Zu* ama’ in historical perspective", dans BINDER Leonard Politics in Lebanon, New York, Wiley, 1966, pp. 85-105. 17. ANTUN Farah :Urachalîm al-jadida, A lexandrie, 1904, pp. 6-8. 18. ISMAIL '.op. cit., 116 et ANTONIUS .op. cit., 47. 19. BLISS Frederik Jones .The religion o f modem Syria and Palestine, Edinburgh, C lark, 1912, p. 22. 20. ISMAIL, 71 e t 337.

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cheikhs druzes (21), désigner à Fouad Pacha des coupables (22) e tc ... Des figures telles que Joseph Hubaych (23) et Máximos M azlûm (24) retiennent l'attention. Comment s'étonner qu'il existât une tension entre clergé et fi­ dèles, entre haut et bas clergé, entre la hiérarchie et les communautés (25). La tâ'ifa est une protection, mais elle est aussi une barrière (26). On n'en veut pour preuve que les événements qui se sont produits au sein de la communauté orthodoxe au moment de l'élection en 1899 de l'A rabe Mélèce Doumani au patriarcat d'Antioche (27). Ils eurent pour résultat le passage de nombreux fidèles à l'anglicanisme, confession réputée de caractère plus démocratique (28). Manque de liberté à l'intérieur des confessions, mais aussi manque de liberté dans le pays à cause du joug ottoman. L'oppression turque se fit plus lourde à partir de 1882. Beaucoup de jeunes cher­ chèrent à fuir la conscription obligatoire. Sous l'influence de la plume, se créa un mythe de la fortune rapidement faite à l'étranger, appuyé par des envois d'argent. L'ouverture du canal de Suez attira un certain riombre de Syro-libanais en Égypte. De plus, la soie japonaise et chi21. CHURCHILL druzes, 122; SAL1BI, 47-56; CHEVALLIER Dominique Aux origines des troubles agraires libanais de 1858", Annales (E.S.C.), 1959, 35-64. 22. ISMAIL, 324. 23. DIBS:7VfrfA/i, pp. 149-151; SCHERER Mediterranean missions, Beyrouth, p.

21- 22.

24. KARALEVSKY Cyrille ‘H istoire des patriarches melkites, Rome, Sénat, 1910, t. O, 400 p.; HAJJAR Joseph :Un lutteur infatigable, le patriarche Máximos III Mazloum, H arissa, Saint Paul, 1957, 311 p.; GRAF , t. 3, pp. 258-275; alMasarra, XV ( 1929), supplém ent de 221 p. par Thomas MAZLUM. 25. RAYHANI Amîn :al-Rayhâniyyàt, Beyrouth, 2ème éd., 1922, II, 55. 26. HOURANI, p. 96. 27. MILBOURNE Mary The greek orthodox community o f Syria and Lebanon in the* twentieth centuty, Beyrouth, AUB, 1952,200 p. dac.; AZOURY Negib Le réveil de la nation arabe, Paris, Plon, 1905, pp. 62-73; MUSSET Histoire , DL 150-159. 28. BLISS, 38.

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noise commençait à concurrencer la soie syrienne sur le marché de Lyon, d'où la nécessité d'ouvrir d'autres marchés, en particulier aux États-U nis. Enfin les années 1870 marquent l'apparition du phylloxéra dans la vigne: sur place, les viticulteurs n'avaient aucun moyen de lutte. On partit aussi parce que les vexations contre les chrétiens pesaient lourd dans la vie publique (29). Ils étaient souvent accusés de faciliter l'entrée des étrangers dans le pays (30); et dès qu'éclatait une guerre entre la Turquie et un pays européen, les M usulmans avaient tendance à en vouloir aux chrétiens (31). A l'ensemble de ces motifs d'émigrer (32) [politique, économique et religieux] s'en ajoute un autre , sur le plan intellectuel : à cette époque, personne ne pouvait approfondir ses connaissances scienti­ fiques sans aller à Rome, au Caire ou à Constantinople (33). Ainsi le rôle des intellectuels chrétiens de la Diaspora, qui furent nombreux à le faire, se fit-il de plus en plus sentir (34). M algré les difficultés d'adaptation, ces écrivains formèrent là-bas des ilôts avancés d'exploration d'un nouvel univers culturel. M ais dans l'ensemble, ils furent tiraillés entre des influences diverses: dans la colonie des com patriotes, ils ne trouvèrent souvent qu'incompréhension. D 'autre part, il leur fallait aller à la conquête d'un public grâce au bilinguisme. Le ton passionné qu'on leur trouve parfois (35) s'explique p arces conflits.

29. KHARBAWI B asile .Târtkh al-wilâyât al-muttahida, New York, D alîl, 1913, pp. 726-911. 30. NABHANI Y ûsuf b. Ism â'îl .Irchâd al-hayârâ f i tahdlûb al-muslimîn min ma-

dâris al-nasârâ. 31. DAHDAH Ruchayd :Qimtarat tawâmir, Paris, Leroux, 1880, p. 3. 32. al-Muqtataf, XXIX/10 (octobre 1904) 841-844; SAFA Élie L'émigration libanaise, Beyrouth, lmp. C ath., 1960,*324 p. 33. SARRUF Y a'qûb dans al-Muqtataf, L/2 (février 1917) 106. 34. ABU JAMKA Sa ïd dans al-Muqtataf LXX1/1 (juillet 1927) 30-35. 35. LECERF Jean dans Orient, 3 (1957) 7.

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L'ÉVOLUTIONNISM E L'irruption de la science dans la vie des hommes est un trait fondamental de l'époque moderne, comme celle de la raison en philo­ sophie. Et c'est la Presse qui joue le rôle d'interm édiaire entre cette science d'Occident et le public cultivé du Proche-Orient (36). On peut observer tout de suite que si la philosophie marque surtout la péné­ tration de la culture française, la science caractérise celle de la culture anglaise (37). La Presse entend donc faire passer des idées positives sur "la vérité": la civilisation est un bien, et la maintenir est le critère de la m oralité... L a science en est la base, elle peut passer aux A rabes par leur propre langue... La force sociale s'accroîtra grâce aux découvertes scientifiques... Le bien commun et la patrie passent avant la religion (38). Ainsi se résume le nouveau credo, qui commence à faire son chemin à travers les textes diffusés à cette époque. Au centre de cette tendance, on trouve le M uqtatqf de Fâris Nim r et de Y a qûb S arrûf (39). Il apporte l'écho de toutes les découvertes, depuis 1876. Son propos délibéré est de "faciliter l'accès à la science et à l'industrie. On ne s'intéressera à la religion et à la politique que du point de vue scientifique" (40). L'auteur du premier éditorial y énonce quelques principes : l'acquisition du savoir est la joie de l'esprit, mais celle-ci n'est vraie que lorsque la science est assim ilée 36. KURD 'A LI dans RAAD, 27 (1957) 3-15 rapporte que Sarrûf, avant de publier un article, le m ontrait à sa fille. Si elle le comprenait, il le publiait. Il traduisait de l'anglais en résumant. Voir Hnsayn HAYKAL dans al-Muqtataf, 68/6 (juin 1926)612-614. 37. On pourra comparer ce qui suit avec le fameux mouvement de Ahmed KHAN et du Collège d'Aligarth, fondé en 187S : LAOUST Henri : Les schismes dans l'Islam, Paris, Payot, 1965, pp. 359-361. 38. HOURANI, op. cit., 245-247. 39. On n'a pas pu consulter la thèse de M lle Nadia FARAG : Al-M uqtataf1876-

1900 : a study o f the influence o f Victorian thought on modem arabic thought. 40. Muqtatqf, 1/1 (juin 1876) 1 et V/7 (décembre 1880) 161.

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en profondeur. Cela suppose une lecture attentive, différente de celle qu'on accorde au roman : elle ne s'appuie pas seulement sur la mémoire, il faut aussi comprendre. Il est nécessaire, enfin, d'allier la connaissance et la pratique. L'auteur devra avouer, bien plus tard, qu'il a dû s'occuper aussi de religion, mais précise-t-il, c'est parce que les questions soulevées étaient trop importantes (41). C'est dans les colonnes du M u q ta ta f que les jeunes scientistes font leurs premières armes : Chumayyil, Rayhânî et autres ... Contre lui se cristallise l'opposition représentée, en l'occurence, par son confrère des Jésuites : 1eM achriq (42). Et cette opposition se fera très vive, en particulier contre les idées transform istes et évolutionnistes prônées par l'équipe de S arrû f (43). Une première tâche consiste à créer un vocabulaire; ainsi nuchû', irtiqû', tahowwul désignent le transformisme; tanâzu ‘ al-baqâ\ la lutte pour la vie, l'instinct de conservation; intikhâb aUtabYa, la sé­ lection naturelle; intiqâl al-taghâyurât f i al-nasl bi-l-wirâtha,

41. Muqtataf, 39/3 (septem bre 1911) 298. 42. En particulier sur les problèmes de l'origine de l'homme, l'im m ortalité de l'âme e t la génération spontanée. Voir al-Machriq : VH (1905) 626-627; IX (1906) 1-7 e t 115-122; X (1 9 0 7 )6 4 -7 0 et3 6 4 -3 7 1 ;X n i(1 9 1 0 )2 3 6 -2 3 8 ;X V n (1 9 l4 )5 4 8 550; XIX (1921) 798 et XXffl (1925) 398-399. 43. L liistoire du darwinism e au Liban a été bien résumée par HAZIM Ignace : "Chawâghil al-fikr al-dîni al-m asîhî munùdu 1866", dans al-Fikral-'arabîfi mi’a t sana, Beyrouth, AUB, 1967,352 sq. Il peut être intéressant de signaler, en passant, la réaction du Manâr au darwinisme : que ce soit sous la plume de Tawfiq SIDQI ou sous celle de Rachld RIDA, on retrouve les mêmes afiim iations. Ni hin ni l'autre ne contestent les prém isses de la doctrine, mais pour eux les conclusions ne sont pas suffisamment prouvées. Rien dans le Coran ne d it qu'Adam, le prem ier homme, ait été créé ex nihUo. Si toutefois les conclusions du darwinism e étaient scientifiquem ent établies, on trouverait bien une interprétation du Coran et de la sunna qui soit en accord avec elles. Manâr, Vffl (1905) 737-740; IX (1906) 59 et 186; X (1907) 731-743; X H ( 1909) 632637; Xffl (1910) 374-376 et surtout la fameuse lettre de Muhammad ABDUH à Husayn JISR Manâr, XDC (1916) 625-632.

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l'hérédité des caractères acquis. Et ce vocabulaire a son importance, car de son incompréhension naît le prem ier différend entre S arrûf et Chumayyil sur l'origine de la vie (44). Leur controverse montre d'ailleurs combien ces auteurs avaient imparfaitement assim ilé les livres de l'Occident qu'ils monnayaient aux lecteurs sans attendre. La Revue est ainsi le reflet de la pensée des hommes qui sont à l'origine du transform ism e et de l'évolutionnisme. Le précurseur Lamark [1744-1829] y est présenté dès la première année. 11 s'agit évidemment de son livre célèbre :Philosophie géologique(45): Dieu crée la matière première et laisse agir ensuite ses lois propres. Selon les rédacteurs de la Revue, cette théorie est en opposition avec le texte de la Genèse. Alors se pose une question : l'âme est-elle m atière ou substance première ? La question est étudiée du point de vue scientifique, c'est-à-dire en utilisant la physiologie et la psychologie, et non du point de vue religieux. M ais le public était-il prêt à une telle distinction ? Il semble que non, si on en juge d'après ses réactions (46). On comprend que quelques explications aient été nécessaires. Voici ce que donne le M u q ta ta f : les espèces sortent l'une de l'autre; elles n'ont pas été créées une à une. Les transform ations du milieu provoquent des modifications dans les besoins; les anim aux contractent alors de nouvelles habitudes : le changement des circonstances entraîne un changement des habitudes, déterminant lui-même un changem ent des actes, lequel à son tour provoque une modification des form es. La doctrine se résume en deux principes : règle de l'usage et du non-usage 44. Muqtataf, ÜI/7 (décem bre 1878) 174. En résumé, Sarrûf avait présenté un raisonnem ent de Huxley concernant la génération spontanée. Chumayyil réfute cette argum entation et dit au M uqtataf son étonnement. Sarrûf répond alors qu'il y a m alentendu à propos de sa propre traduction des term es de Huxley. 45. Muqtataf, 1/11 (avril 1877) 242-244. Voir aussi la préface écrite par Chumayyil à la 2ème édition de sa Majmû a, 1, M uqtataf, 1910, 367 p.: Kitàb falsafat alnuchû'wa l-irtiqâ', p. 15. 46. Muqtataf, V/7 (décembre 1880) 16.1-165 et 8 (janvier 1881 ) 193-197.

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[le besoin crée l'organe, l'usage le fortifie et l'accroît], règle de l'hérédité des caractères acquis (47). Le fondateur ensuite, Darwin [1809-1882], Q uatre auteurs se sont penchés sur sa vie et sur sa doctrine : S arrûf (48), Chumayyil (49), Antûn (50) et Rayhânî (51). On ne reviendra pas en détail sur des faits déjà connus, mais on se contentera de rappeler quelques grandes lignes (52). Exprimée très clairement dans son livre : De l'origine des espèces p a r voie de sélection naturelle [1859], la doctrine de Darwin explicite les quatre principes suivants : la lutte pour la vie; la formation de différences ou différenciation des individus; la transm ission des changements par hérédité; et la sélection naturelle des individus les m ieux armés. Parmi les conséquences qui découlent immédiatement de ces principes, figure la génération spontanée. Viennent ensuite les commentateurs britanniques ou germains. Spencer [1820-1903] surtout retient l'attention par les modifications im portantes qu'il apporte à la doctrine de son m aître Darwin. Comparé par S arrûf à Ibn Khaldoun (53), il semble intéresser davantage ses adm irateurs libanais par les implications de sa pensée que par celle-ci en elle-même : par exemple l'avenir de la femme (54), la sociologie (55), la résurrection (56), la morale (57).

47. Majmíi 'a, 1 ,70-72. 48. Entre autres Muqtataf, m/1 (juillet 1878) 27-29; XXX/11-12 (novembredécem bre 1905) et XXXV/2 (août 1909) 721-726. 49. HOURANI, 248 eXMajmû'a, 1,26. 50. 'ABBUD : Judud, 25 e t ANTUN .Umcltalîm, 47. 51. DAGHIR, H, 405 et Rayhâniyyât, 1 ,110 et 125. 52. Le lecteur de langue française peut se reporter utilem ent ¿ COURTADE P. : La pensée de Charles Darwin, Grenoble, Nouvelles Éditions Françaises, 1945 et Jean ROSTAND : Charles Darwin, Paris, Gallim ard, 1947. 53. Muqtataf, X/9 (juin 1886) 513-522. 54. Id., Xm/8 (mai 1889) 526-529. 55. Id., XXI/8 (août 1897) 574-579 et XXII/4 (avril 1898) 257-260. 56. Id., XXII/4 (avril 1898) 257-260.

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La doctrine est ici brièvement résumée : tout vient de la matière et de l'énergie; rien ne se perd, rien ne se crée. M ais elle est jugée avec un accent de critique : Spencer se voit reprocher de ne pas avoir étendu ses recherches à la cause première et à la métaphysique (58). Ou bien on en donnera une simple traduction, sans commentaire (59) : loi du passage fetal de l'homogène à l’hétérogène, de l’indéfini au défini, du simple au complexe. L'évolution naturelle est,- en tous points, com­ parable à un phénomène mécanique : étant donné l'identité foncière de la substance universelle, de l'inconnaissable force, tous les phénomènes de la nature forment une série dans laquelle il ne saurait y avoir un hiatus, ni place pour une création : les faits psycho-sociologiques naissent des faits biologiques, comme ceux-ci naissent des phénomènes physiques et cosmiques; une complexité croissante suffit à expliquer l'apparition des règnes supérieurs (60). C'est donc comme témoin du progrès que l'on aura recours à Spencer (61) ou du triom phe de l'intelligence sur la sensibilité (62). M ais l'im portance de Spencer ne feit pas oublier cet autre successeur de Darwin qu'est Thomas Huxley [1825-1895], connu pour son ouvrage : Place de l'homme dans la nature (63). Il vient utilement 57. Id.t XXXI/11 (novembre 1906) 88I-88S; 12 (décembre 1906) 977-981 et XXXn/1 (janvier 1907)41-46. 58. Id., XXIX/1 à 5 (janvier-m ai 1904). Voici d'ailleurs le texte même de Spencer : "L'évolution est une intégration de m atière accompagnée d'une dissipation de mouvement pendant laquelle la m atière passe d'une homogénéité indéfinie, incohérente, à une hétérogénéité définie, cohérente, et pendant laquelle le mouvement retenu subit une transformation analogue. First principles, 1908, ch. 18 [trad. fir. GUYMIOT, Paris, 1920], cité dans ABSI M arcelle : La théorie de ta religion chez Spencer et ses sources, Beyrouth, lmp. C ath., 1952, p. 169. 59. CHUMAYYIL Majmü a, H, 34. 60. Id., 1 ,76. 61. Rayhâniyyât, 1 ,107. 62. Id., 11,79. 63. Muqtataf, X X W 2 (février 1901) 117-123,3 (m ars 1901) 203-207 e t LXVII/1 (juin 1925) 57-61.

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à la rescousse des auteurs libanais comme témoin du progrès également (64) ou pour soutenir la théorie de la génération spontanée (65) et, par conséquent, le fait que la théorie de la création n'est pas conforme à la réalité, ni à la loi générale d'uniformité de la nature (66). M ais ce refus d'une conception mosaïque de la création n'est pas un refus total; cependant H uxley voit que cette hypothèse est loin d'être vraisemblable et même possible : on n'a aucune preuve de l'existence de Dieu, ni de son inexistence (67). Une telle assurance pourtant ne résoud pas tous les problèm es des mutations et de l'hérédité (68). Qu'en est-il des commentateurs allemands de Darwin ? Us ne sont pas négligés par les vulgarisateurs des sciences au Proche-Orient à la fin du siècle dernier et au début de ce siècle. Chumayyil connaît personnellem ent Ernst Haeckel [1834-1919] et lui écrit une lettre en fiançais (69). Lui aussi s'intéresse au problème des origines de l'homm e et cherche à découvrir la loi bio-génétique fondamentale : "L'ontogenèse est une courte récapitulation de la phylogenèse" (70). On relève, par ailleurs, qu'il est resté fidèle à Dieu (71). Ou plus sim­ plem ent, on se contente de donner un rapide coup d'œil à sa vie et au contenu de ses œuvres (72). H reste à voir la place qu'occupe Ludwig Büchner [ 1824-1899] dans la série des évolutionnistes. On le trouve effectivement dans la liste des partisans de Darwin habituellement citée par les auteurs. Son livre Force et m atière est le livre de chevet des nihilistes russes des 64. Rayhâniyyât, 1 ,107. 65. Muqtataf, 1/12 (m ai 1877) 242. 66. CHUMAYYIL Falsafat al-nudnV, TJ. 67. Muqtataf, XDC/8 (août 1895) 570-574 et 10 (octobre 1895) 721-724. 68. Id., LXn/3 (m ars 1923) 245-250 et 4 (avril 1923) 366-368. 69. BEO, I (1931) 209. Ce commentaire est fait d'après le texte publié par l'im prim erie du Muqattam, 1915,20 p. 70. Falsafat al-nuchù', 108. 71. Rayhâniyyât, 1, 129. 72. Muqtataf, XXXV1/2 (février 1910) 105-106 et LV/3 (septem bre 1919) 232-233.

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années soixante (73). Büchner s'attache plus spécialement à étudier le problème de l'origine de la pensée et l'on rapporte qu'il dut quitter ¡'enseignement après la publication de son livre (74). C'est Chumayyil qui devait s'en foire le champion. Une série d'articles [parus en 1884] traduit en arabe son commentaire de Darwin, qui consiste en six cours donnés à Offenbach et Manheim. L'auteur les rassem blera ensuite et en fera une partie importante du premier tome de ses œuvres (75). On y voit Büchner poser le problème de façon assez claire : l'apparition des vivants s'explique par la théorie des bouleversements géologiques ou des créations successives ou par une autre solution, à savoir la transform ation progressive du monde organique sous l'action des forces naturelles. Puis il trace rapidement le tableau des influences subies par Darwin : Lamark et Geoffroy Saint-H ilaire [1772-1845] qui créa l'embryologie. Après avoir cité les grands noms du darwinisme, il commente les quatre grands principes que l'on a rappelés plus haut. Selon lui : "Darwin aurait dû se passer de ses sentiments religieux. Car la règle de sa doctrine est le pur hasard.. Tout y repose sur des actes naturels dans lesquels il n'y a aucun but. C'est une doctrine plus matérialiste que celle de Lamarck qui admet une loi générale de l'évolution. Pour Darwin, l'évolution des vivants est basée sur une concentration progressive dans les actes naturels, accidentels, faibles et innombrables" (76). C 'est que Darwin a voulu lim iter l'acte créateur à quelques éléments de base [ustîl], susceptibles d'un auto-développement et ainsi plus dignes de la sagesse et de la grandeur du Créateur. Büchner pense que c'est une faiblesse du système :"Si les philosophes m atérialistes anciens n'ont pu voir triom pher leur théorie, c'est à cause du pouvoir de

73. CAMUS : L'Homme révolté, 189. 74. Falsafat al-nuchù', 108. Chumayyil publiera la préface à la deuxièm e édition d u commentaire de Bttchner dans le Muqtataf, XXIV (janvier et février 1909). IS.M ajm ua, 1,63-224. 76. Id., 1 ,114.

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la religion" (77). Ce qui l'intéresse, quant à lui, c'est l'application du darwinism e à l'homme et le passage de la m atière à la raison. Le M u q ta ta f est donc le m iroir du développement de la doctrine. On y part d'un fait : l'évolution, et de ses multiples preuves : paléontologiques, embryologiques et anatomiques. Puis on y insiste sur les m odalités de cette évolution : loi de complexité morphologique crois­ sante, loi du relais, loi de l'irréversibilité. On y vient très rapidement aux théories explicatives de cette évolution : influence du milieu, sé­ lection naturelle. Des systèmes philosophiques se bâtissent, liés au développement des idées naturalistes (78). On veut faire l'histoire com plète du monde, avec tout son passé et tout son avenir. On est donc passé inévitablement des aspects scientifiques du problèm e à ses aspects religieux : création et immortalité de l'âme. Il n'y a qu'à se reporter à une série d'articles intitulés : "Avant la naissance et après la mort", et publiés de 1905 à 1907 (79). Ceci am ène les vulgarisateurs à une véritable remise en question, à l'occasion du cinquantenaire de la théorie de Darwin (80). On assiste, au bout du compte, à la fin du darwinisme (81 ), car "les découvertes des sciences ne sont pas définitives" (82). On peut constater également que le M u q ta ta f est en fait le tém oin des attitudes des lecteurs, comme le montre la controverse qui l'a opposé au M achriq. Cette controverse roule autour de deux sujets principaux : la Bible et le darwinisme. Dans les deux cas, S arrûf et son équipe ont toujours rappelé la nécessité des recherches scientifiques 77. Id.t 1,174. 78. M uqtataf XXX/11 (novembre 1905) 857-863 et 12 (décem bre 1905) 10051009. 79. Id.t X X X /12 (décembre 1905) 961-971; XXXI/1 (janvier 1906) 22-26; XXXD/3 (m ars 1907) 200-203 et 10 (octobre 1907) 793-796. 80. Id ., XXXm/5 (m ai 1908) 625; XXXVI/5 (mai 191Q) 437439 par Salâma MUSA :"Tout ceci n'est pas encore très sûr!" et LXIQ/1 (juillet 1923) 60-62. 81. Rayhâniyyât, 1,126-129. 82. M uqtataf XXXÜI/4 (avril 1908) 301.

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precises. Alors vient la réponse, quelque peu cinglante : l'infidélité s'est, depuis longtemps, emparée du cœ ur de ceux qui écrivent dans le M uqtataf. Ils disent avec les dahriyÿîn que la raison est l'ensemble des actes du cerveau, avec les m ulhidtn que les Hébreux, au désert, se sont nourris de ju s de tam aris et non de manne, avec les m âddiyÿin que la conscience est un microbe qui croît après la naissance de l'enfant et, avec les darwiniens, que l'homme descend du singe (83). Or il n'y a pas de science sans religion, ni de religion sans science (84). En ce qui concerne les problèmes évoqués plus haut - création et immortalité de l'âme - et traités dans une longue série d'articles p ar le M uqtataf, le M achriq "regrette de devoir lire une telle littérature surtout quand on connaît l'intelligence des membres de l'équipe du M uqtataf. Il faut comprendre que les religions donnent une solution intuitive, non fondée sur l'observation" (85). Chaque article de l'un trouve sa réponse dans l'autre. D'un côté on veut tout faire passer au crible de la science, de l'autre on veut m aintenir une certaine autonomie du domaine religieux : chez les croyants, l'existence de l'âme est affirmée par un acte de foi en ce qui fut révélé dans les Livres Saints (86). Une longue querelle oppose également les deux revues à propos du spiritism e [munâjat al-arwâh). Ce n'est d'ailleurs pas directement ce problème qui est en cause, mais plutôt ses implications (87). On ne s'y attardera donc pas davantage sinon pour souligner que S arrûf attendait toujours que quelqu'un fasse la preuve scientifique que nos âm es restent vivantes après la mort (88). Dans ce domaine tout particulier, e t 83. Id., XIX/5 (m ai 1895) 326-331 et XX/3 (m ars 1896) 164-167. 84. al-Machriq, m (1900) 801-804. 85. Id., IX (1906) 1-7 et 1015-1022; X (1907) 64-70 et 364-371. 86. Id., XXII ( 1924) 171-173. 87. Voir aussi les échos de ce problème dans le Mauàr, I (1898) 27 et la c o n ­ troverse qui suit pp. 171-172,187-189 et 195-196. 88. Muqtataf., 6 4 ,6 5 et 66 d'avril 1924 à mai 1925.

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surtout à cause de l'angle de visée de cette époque, on comprendra facilem ent comment les deux partenaires ont pu s'accuser si souvent et réciproquement d'im posture [khaddâ ' et za 'bara]. L'équipe de S arrûf joue d'ailleurs le jeu et publie, dans ses co­ lonnes, des articles qui contredisent les théories soutenues ouvertement p ar la revue. Ici, par exemple, c'est Y ûsuf Chalhat qui trouve que toutes ces nouveautés sont basées sur la ruine de la religion et de la loi religieuse [char ] et leur remplacement par la nature et ses lois lé­ nifiantes. On veut mettre la nécessité à la place du choix. M ais on joue sur la notion de "nature" et on oublie que la philosophie est la mère des sciences (89). Ailleurs, par contre, c'est un lecteur qui félicite la revue d'harm oniser science et religion concernant l'au-delà (90). Si donc on s'interroge sur l'au-delà, on ne peut que constater les différentes descriptions des religions, lire, au travers des textes, l'évolution des idées sur ce point, même dans la Bible; mais les sciences naturelles ne soufflent mot de ce problème, ni pour, ni contre. De toutes façons, l'adm ettre facilite le support des épreuves et ce pourrait même être une explication dans le sens du progrès (91). Telle est la position du M u q ta ta f Pas d'extrémisme pour le principe, mais plutôt un souci de mettre d'accord une certaine conception de la science et une certaine conception de la religion. Le M u q ta ta f et le M achriq reflètent la pensée d'un petit groupe d'intellectuels. Les autres étaient-ils fermés à ce genre de problème ? N ullem ent ! D'ailleurs, ces revues étaient très lues. Leurs articles incitent à une prise de position, ne fut-ce que par leurs affirm ations, parfois très catégoriques, puis par les polémiques qu'elles soulèvent.

89. Id., XXXIV/3 (m ars 1909) 284-288. lui même année, on assiste à une em­ poignade entre le même Chalhat, Chumavyil et Kayhânî dans les colonnes de la revue. 90. Id., XV/3 (décembre 1890) 181. 91. Id., XV/1 (octobre 1890) 18-25 et 2 (novembre 1890) 76-80 et 98-102.

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Le transform ism e est dans l'air du temps. On n'en veut pour témoin qu'un des jeunes auteurs de l'époque, Francis M arrâch [18351874] qui, dans une de ses premières œuvres - et une des plus im­ portantes - brosse un tableau général de l'histoire de l'humanité qui est une adaptation parfaite des thèses évolutionnistes (92). M ais un des meilleurs exemples de cette influence se trouve dans la personne de Louis Sâbûnjî (93). Installé au Caire en 1915, alors qu'il a déjà 82 ans, il écrit un livre qui doit permettre à son lecteur de vivre jusqu'à 100 ans [détail curieux, lui-même vivra jusqu'à l'âge de 99 ans!]. Le premier chapitre de l'ouvrage est intitulé : Qu'est-ce que la vie? C'est un hymne à la théorie de l'évolution. Pour l'expliquer [il s'agit ici d'un livre de vulgarisation, comme il est dit dans l'avertissement], l'auteur commence par étudier la cellule et, de là, progresse vers les vivants composés (94). Il écrira également des poésies en l'honneur du transformisme. L'une d'elles est intitulée .Le singe philosophe (95). Même Zaydân (96) et le journal bien pensant Barq s'en font l'écho (97). Cependant la "conscience orientale est gênée" (98). On peut l'observer à l'occasion des réactions contre l'évolutionnisme. Certaim es sont déjà connues. On peut citer également d'autres livres (99). M ais 92. MARRACH Francis 'Mushid al-ahwâl, Beyrouth, Kulliyya, 1883, pp. 2-8. 93. étudié plus am plem ent dans le chapitre 3 de ce livre [p. 29-34], 94. SABUNJI Louis : Kitâb al-iktichdf al-thamin li-itâlat al- 'unir ni¡'al min alsinin, New Yode, Syrian American Press, 1919,255 p. 95. Diwân, p. 263. 96. Mukhtârdt, 177-196 et al-Hilál, XVII ( 1917) 735. 97. al-Barq, H/55 (septem bre 1909). 98. LECERF Jean :"Le mouvement philosophique contemporain en Syrie e t en Égypte", Mélanges de l'Institut Fiançais de Damas, Beyrouth, lmp. C atli., 1929, I, p. 32. 99. Entre autres HUSAYN Hasan : Asi al-maqâl f i falsafat al-nuclril' wa l-irtiqà\ L e C aire, 1924; MAZHAR Ism â'îl : Malqà al-sabîlfi madhab al-nuclnV wa l-irtit¡á,% Le C aire, ‘Asriyya, 332 p.; WAJDI Muhammad Farid : Aid allai al-madhab a l mâddî, Le Caire, Dâ'irat m a â rif al-qam al- ichrin, 1921, 136 + 152 + 56 p . ;

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on préférera rappeler ici les incidents qui ont marqué l'apparition du darwinism e à l'Université Américaine de Beyrouth (100). Tout commence en juillet 1882 quand Edwin Lewis termine l'année scolaire par une conférence sur Darwin. Pendant tout l'été, la controverse bat son plein, alimentée en particulier par le M u q ta ta f qui, en octobre, accepte de publier une réfutation de Georges Post (101). Il ne fout pas oublier que les deux rédacteurs de la revue sont professeurs à l'U niversité : Lewis est contraint de donner sa démission le 28 octobre. Celle-ci est suivie d'une protestation des étudiants qui décident une grève. Pour calmer les esprits, la direction se propose d'augmenter les salaires de S arrûf et Nimr; en vain! Les étudiants adressent alors une lettre offensante au Directeur (102). Les professeurs partisans du darwinism e démissionnent et se constituent en école indépendante avec la collaboration des Orthodoxes. A la suite d'une bagarre entre étudiants le 24 mai 1883, la police intervient et en emprisonne quelques uns. La Faculté décide cinq renvois. L'année scolaire suivante commence avec de nouveaux professeurs et l'enseignement se fait en anglais. En juillet 1884, S arrûf et Nim r sont remerciés. On en vient maintenant au fond de la question. Si tout un groupe d'intellectuels libanais a pris fait et cause en faveur du darwinisme, de la foi en un certain transformisme, puis un certain évolutionnisme, il fout y voir, avant tout, le vœu de voir leur pays se transformer. C'est HAWRANI Ibrâhîm A finhâj al-hukamâ' f i nafy madhab al-nuchù' wa l-irtiqá', étude détaillée dans YAZU1 Kamâl :Ibrâhîm Hawràni f i fa jr al-nahda alhaditha, Le Caire, M.D.A.A., 1961, 266 p. e t al-Chaykh Ibrâhîm Hawràni, Beyrouth, Râs Bayrût, 1963,399 p. 100. TIBAWI Abdel L atif :"The genesis and early history o f the Syrian protestant college”, dans A U. B. - Festival book, Beyrouth, 1967, pp. 283*289. 101. Muqtataf, VD (1882-1883) 2-6,65-72,121-127 et 158-167. 102. O n possède tous ces détails grâce aux souvenirs personnels de Juijî Zaydân qui é ta it étudiant ¿ ce moment-là. Voir Hilâl, XXXIII (1924-1925) 17-20,153-156, 271-275, 373-376, 516-520, 637-640 e t aussi Mudltakkirât, Beyrouth, K itâb Jadîd, 1968, pp. 64-95.

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dans le même sens qu'il faut interpréter leur insistance à voir, dans la matière, la vie en puissance (103). C'est cette vie qu'ils veulent re­ donner à leur pays et à tout l'Orient. La foi au progrès, en germe chez les philosophes du 18ème siècle, devient patente chez les disciples de Darwin. Et la loi de l'évolution est le souffle animateur de la révolution (104). L'état d'esprit de ces auteurs ne passe-t-il pas tout entier dans ces quelques lignes : "Les livres saints facilitent la vie mais ne construisent pas le pays; Les sciences matérielles construisent le pays mais ne facilitent pas la vie; Conservez donc vos livres saints, et chérissez les livres de la science" (105).

Y A OÛB SARRÛF [18 ju illet 1852-9ju ille t 1927] Y a'qûb S arrûf s’est immortalisé en attachant son nom, pendant un demi-siècle, au M uqtataf (106). De famille maronite, c'est un par103. Muqtataf, XIV/11 (août 1890) 741-752. 104. Rayhâniyyât, m, 178, Muqtataf XXVD/12 (décembre 1902) 1163-1169. 105. Rayhâniyyât, II, 76. Pour être complet, il faudrait situer la libre-pensée et l'essor des doctrines darwiniennes dans un contexte plus général : faillite des ulémas, révolte contre les oligarchies religieuses musulmanes, réaction contre le maraboutisme ottom an... 106. Consulter ABBUD Ruwwâd, pp. 172-173; BROCKELMAN GAL. SM I, 215217, DAGHIR, H„ 540-548, FAKHURI, 1105-1107; G IB B 350S, IV/4 (1928) 759; KAHHALA, Xffl, 353-354; KURD ALI ; Khutat, IV, 75; MAQDISI : Funân, 239-257; SARKIS, 1206-1208; SARRUF Fu'âd dans le collectif Ruwwâd infîliyyûn, Beyrouth, M ach'al, 1962, 103-127. On peut regretter que dans un ouvrage consacré à la première génération des protestants libanais, l'auteur du chapitre consacré à Y a'qûb Sarrûf se soit contenté d'étudier son œuvre littéraire et journalistique, sans aborder les problèmes que pose la conversion au

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tisan acharné de la liberté et du progrès, si bien qu'au bout de neuf ans, il est contraint de transporter la revue du Liban en Egypte (107). Membre de la première promotion sortie du Collège Syrien Protestant en 1870, il y reste attaché, et enseigne dans les écoles des missionnaires am éricains à Sayda et Tripoli ainsi qu'à l'Université. C'est donc le 1er mai 1876 qu'il commence la publication de sa revue, en collaboration avec Fâris Nimr (108). Il a déjà été question de sa controverse permanente avec le M achriq (109). Quelle en est l'origi­ ne ? La revue des Jésuites de Beyrouth reproche avant tout à S arrûf de vouloir passer la Bible au crible de la science. La science en effet n'a pas encore prouvé la sédentarisation des hébreux au temps de M éneftah et avant lui, donc la question de leur sortie d'Egypte ne relève que de la foi du croyant, les savants qui interdisent cette croyance ne sont que des trafiquants. Voilà comment le M achriq ouvre le feu.. Selon lui d'ailleurs ce sont des infidèles (110). S arrûf montrera pourtant par la suite son ouverture d'esprit quand, une dizaine d'années plus tard, il soutiendra que la venue des Hébreux en Egypte est désorm ais confirmée par la science (111). Toujours aux écoutes de l'actualité, il se fait l'écho des nouvelles interprétations de l'Exode. Selon celles-ci, le chiffre mille doit être l'équivalent de "famille". S arrûf

protestantism e du fondateur daM uqtata/; CHAYKHU : 20ème, 165; TARRAZI, H, 124-129; ZIRDCLI, IX, 266. 107. En mars 1885; les biographes de Sarrûf ont avancé, pour ce transfert, les dates les plus fantaisistes : 1881 [Dâgliir], 1884 [Hourani], 1885 [Bustânî elZ iriklî], 1888 [Brockelman, Ffikhûrî et Sarkis], 1889 [Khairallah], O r \cKiuqtataf luimême ne laisse aucune équivoque á ce sujet. Seul Tarrâzî donne la date de façon précise. Quant ¿ l'index publié à Beyrouth, il se contente de parler du transfert sans donner de date, Fihrist al-Muqtataf ¡876-1952, Beyrouth, AUB, 1967, intr. 108. TARRAZI, H, 52-57. 109. KURD ALI, RAAD, XXVII (1952) 3-15. 110. Machriq, m (1900) 801. 111. Muqtataf, XI/12 (septembre 1887)705-709.

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ajoute, d'un ton un peu désabusé : les hommes de religion finiront, comme toujours, par admettre cette interprétation (112). Bien souvent la critique ne va pas jusqu'à ce degré de précision mais en reste au stade des reproches plus ou moins injurieux :"Ces fetwas sont plus fragiles que des toiles d'araignée" (113). Mais pour en revenir à la Bible, il semble bien que ce soit la notion même de révé­ lation qui est en jeu. Le M uqtataf en effet soutient que la croyance en l'unicité de Dieu n'est pas due à une révélation : elle est simplement fruit du perfectionnement de la nature et du progrès des peuples dans la civilisation. Les Juifs, grâce à leur intelligence, ont précédé les autres peuples dans cette voie (114). Le deuxième sujet de discussion est, on l'a vu précédemment, l'évolutionnisme darwinien et les conclusions qu'en tiraient les savants concernant la création du monde et l'immortalité de l'âme (115). Une question se pose cependant. Ya qûb S arrûf était-il responsable des affirm ations publiées dans sa revue ? M éritait-il vraiment les reproches que lui adresse le M achriq ? Il faut reconnaître que le M uqtataf, dès sa première année, aborde le problème des livres sacrés face aux sciences naturelles (116). Il s'agit avant tout, ici, du Coran, mais le glissement est vite fait jusqu'à la Bible (117). Aussi une des premières réponses de lecteur indigné, celle de l'archimandrite Gabriel Jabbâra Mâmûr, associe-t-elle les deux Livres. Et S arrûf de répondre: il faut savoir interpréter les textes sacrés; les objections du lecteur ne sont pas du tout convaincantes. 112. XXXI/7 (juillet 1906) 537-541. 113. Machriq, 11(1889) 993. 114. /5«,Beyrouth,lmp. Catholique, 1882,8p

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énervement devant l'intrusion de la religion jusque dans ces commandements si précis. M ais il y a un autre phénomène qui consiste à reprocher à une confession de ne pas avoir suffisamment de respect envers les prescriptions d'une autre religion, vis-à-vis, par exemple, de l'usage ou de l'abstention de la viande de porc, autorisée dans le christianisme et interdite par l'islam (8). M ais que dire de ces chrétiens qui refusent catégoriquement de boire à la santé de quelqu'un, prétextant la parole du Christ à la Cène :"Faites ceci en mémoire de moi” ?(9). Cette critique des pratiques religieuses amène non seulement à de longs développements, par exemple contre les jeûnes prolongés (10), mais aussi à des réflexions très pertinentes sur le décalage qui existe entre ces coutumes sociales et la foi qui devrait s'exprimer à leur place: "Comment se fait-il que chrétiens, musulmans et juifs croient à l'immortalité de l'âme et pleurent leurs morts comme s'ils étaient uniquement destinés aux vers ?" (11). Les auteurs, enfin, sont unanimes à se plaindre du niveau lin­ guistique extrêmement faible de la version arabe des Livres Saints. Si cet aspect du texte sacré peut paraître, à première vue, secondaire par rapport au fond, il prend des proportions beaucoup plus importantes . dans le contexte de la nahda. Les écrivains chrétiens se trouvent devant une masse musulmane qui s'abrite derrière le Coran et son inim itabilité. Son auréole est religieuse et linguistique en même tem ps, de façon indiscutable. On comprend fort bien alors le "complexe” que pouvaient nourrir des chrétiens dont la Bible et l'Evangile ne disposaient que de traductions, calquées généralement sur le syriaque. Comment prétendre tenir une place honorable quand on est toujours en situation 8. CHIDYAQ, sâq, 183. 9. CHIDYAQ .Kachf al-muhabbâ' an funtJn Urâbbd, Istamboul, Jaw â'ib, 1881, p.179. 10. Rayhâniyyât, IV, 96-101. 1 1 . M .,225.

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d'infériorité sur le plan de la langue arabe (12)? Et cette faiblesse de la langue des livres n'est même pas compensée par les connaissances du clergé (13) et surtout des missionnaires étrangers dont la mauvaise prononciation prête à des jeux de mots pour le moins équivoques (14). Parmi les manifestations du sentiment religieux, le culte et la prière occupent une grande place dans les œuvres écrites au Liban pendant la période qui fait l'objet de cette étude. Les critiques faites à ce genre de rapport entre l'homme et Dieu sont fort nombreuses. On n'en retiendra que celles qui reviennent le plus souvent. Une mention spéciale doit être faite de la confession orale des péchés dont on dénonce le caractère innovateur par rapport à la pratique de la prim itive Eglise, le secret, les abus auxquels elle a donné lieu (15). En ce qui concerne les fêtes religieuses, on prend ombrage des réjouissances dont elles sont !'occasion(16) et des chants de mauvais goût qui y sont exécutés(17), ce qui oblige à constater que plus il y a de fêtes et moins les fidèles prient(18). Ou bien on s'en prend aux reli­ ques vénérées ce jour-là(19), et, en général, au culte des images. Enfin on s'attaque au principe même du bien-fondé de l'intercession des saints(20). Sur le plan social, on reproche à ceux qui s'adonnent à la prière de ne le faire que par respect humain (21) ou conformisme (22). Cette 12. Sdq, 1 8 0 ,204,222,328,488. 13. Id., 76,85. 14. Id., 177-179. 15. Id., 38, 90, 186; MUCHAQA \Kcmzal-banShîn al-inßliyya didda al-abátil albâbdmyya, Beyrouth, 1864, pp. 19,58,117. 16. CHIDYAQ : wâsita. 23. 17. ANTUN : din, 10-11. 18. Rayltâniyyât, HI, 4. 19. MUCHAQA : banâhîn, 142 :"On a ramassé en Angleterre plusieurs quintaux de dents de Saint Antoine de Padoue, toutes garanties par un sceau du Pape". 20. Id., 77. 21. CHIDYAQ Xachf, 184.

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prière, bien souvent, n'est qu'un moyen pour obtenir des biens tem­ porels, à tel point qu'on en fait un commerce, ce qui a dégoûté les gens de la prière (23). Si tous ne vont pas jusqu'à dire qu'elle relève de l'aliénation mentale (24) ou qu'elle est radicalement opposée à l'esprit de la religion chrétienne (25), ils insistent plus volontiers sur l'inutilité de la prière (26). Voici d'ailleurs un extrait du testam ent de Rayhânî : "Je ne pense pas que chrétiens, musulmans, juifs ou bouddhistes se précipiteront et lutteront pour prier sur mon corps. Et, s'ils le font, je ne pense pas qu'ils me seront de quelque utilité. Car je ne crois pas à l'utilité de la prière pour autrui. Je ne crois à son utilité que si elle est purement spirituelle, c'est-à-dire limitée à la contemplation et que si elle ne va pas jusqu'à la demande et l'intercession. La méditation est. en effet, à l'âme ce que la lumière est à la vie végétale. Les fleurs de la divinité s'y nourrissent Son parfum se répand dans les jardins de la vie. Tout homme de ce genre est prêtre ou imam de lui-même. Il est utile à lui-même par son effort personnel. Et il n'est utile qu'à lui-même. Quant à la prière de demande que l'homme adresse à son créateur, elle n'est qu'enfantillage. Bien plus, il y a en elle de l'évasion. Comme si Dieu ne savait pas ce qu'il y avait dans les cœurs, comme le disent toutes les religions. Ou comme si Dieu - qu'il soit loué et exalté - était comme l'homme qui oublie. Et si l'âme du mort, par exemple, avait besoin de prière, c'est qu'elle serait devenue plus proche de la science divine que pendant la vie. Mais il en est au point de n'avoir que fàire de la prière. Ne vous fatiguez donc pas, Pères respectables et amis. En bref et pour

22. NUAYM A xil-Abâ'wa l-banûn, Beyrouth, Sâdir, 4e ód., 19S2, p. 32. 23. Rayhâniyyât, 1,42. 24. CHIDYAQ : Sâq, 29. 25. MUCHAQA : Barâhîn, 139. 26. JUBRAN : Jésus, le Fils de l'homme, traduction française de M ansour CHALLITA, Beyrouth, Khayats, s. d., p. 224 :NLeurs messes et leurs hymnes, leurs sacrements et leurs rosaires sont pour leur moi-emprisonné"; RAYHANI : Muhâlafa, 63; NU'AYMA .al-Ycrwm al-akhlr, Beyrouth, Sâdir, 2e éd., 1966, p. 59; JUBRAN : al-Ajniha al-mutakassira, Beyrouth, Dâr al-Andalus, 1912, p. 43.

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parler franchement, je ne veux pas qu'on prie sur mon corps, que ce soit un homme de religion ou un autre" (27). Dans le domaine de la psychologie religieuse, l'opposition des écrivains chrétiens se manifeste essentiellement contre le fanatisme dont ils ont pu être les témoins maintes et maintes fois. Parfois il s'agit de l'attitude des chrétiens vis-à-vis des juifs (28), mais les victimes de fanatism e peuvent être énumérées presque de façon systématique : chrétiens au temps de Romains, torturés de l'Inquisition au MoyenAge, protestants en France au XVIème siècle, juifs en Espagne, en Russie et en Allemagne, et enfin disputes nombreuses entre les catholiques et les autres confessions au Liban (29). C'est que la loi de l'évolution veut que le fanatisme précède la tolérance comme le père précède le fils : entre eux ce fut la lutte pendant les siècles obscurs et le fils n'a triomphé qu'au XIXème siècle, mais alors l'esprit du fanatisme est passé du corps religieux au corps politique ou international (30). Cela donne à Rayhânî l'occasion d'une belle envolée lyrique : "L'homme ne peut-il pas vivre en ce monde sans être marqué du sceau de sa communauté religieuse [tô'ifo]? Ne peut-il mériter la confiance de ses frères sans manifester son fanatisme et magnifier son zèle religieux ? Ne peut-il avoir une âme élevée sans que soit gravé sur son front : je suis juif, musulman, chrétien ? Ne peut-il aimer Dieu sans haïr son frère ? Ne peut-il prier sans vouer à l'enfer celui qui ne prie pas comme lui ? Mérite-t-il d'être à l'ombre de la paternité divine celui qui ne console pas son frère ?..." (31). Il arrive enfin que ce soit à une vérité dogmatique que s'en prennent les écrivains chrétiens. Ici la situation est plus simple 27. Cité par MArûn ABBUD Amin al-Rayhânî, Collection Iqra', Le Caire, Dâr alM aârif, 1953, pp. 42-43. 28. ANTUN : Urachalîm, 9-11. 29. ISHAQ : Durar, S3. 30. RAYHANI Jasâhul, 15-16. Il affirme ailleurs que la langue arabe ne suffit pas â le vaincre: al-Nakabât crw khulâsa Târikh Sûriya, Beyrouth, 'Ilmiyya, 1928, p.38. 31. Rayhâniyyât, 1 ,34.

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puisqu'on trouve deux types bien campés de réaction. Ou bien il s'agit d'un partisan de l'évolutionnisme et les réalités niées sont celles qui semblent en opposition avec cette théorie : enfer - les sciences natu­ relles n'en soufflent mot (32), création-la théorie de la création n'est pas conforme à la réalité, ni à la Bible, ni à la loi générale d'uniformité de la nature, ni à la science (33), immortalité de l'âme (34) etc...O u bien il s'agit d'un néo-protestant qui reprend les arguments classiques de la Réforme contre certaines vérités de l'Eglise catholique romaine(35). Tels sont les aspects négatifs relevés par les écrivains chrétiens dans le comportement religieux de leurs contemporains. On peut constater que rien de très original ne se dégage de cette contestation ni par rapport à l'époque, ni par rapport aux pays concernés. 2 JLa hiérarchie ecclésiastique. Les couvents étaient très nombreux au Liban (36) et leur popu­ lation était une proie facile pour la verve critique des écrivains chrétiens. Ils se sont plu à relever les défauts qu'ils leur trouvaient. A

32. P sr exem ple, la revue de Sarrûf, al-Muqtataf X V /1 (octobre 1890) 18*25. 33. CHUMAYYIL : Majmtl 'a, D, 260 et NucInV, 76-77; Rayhâniyyàt, 1,48 et II, 125; SARRUF, Muqtataf, XXXI/3 (m ars 1907) 200 et XXX VIII/4 (avril 1911)399; NU'AYMA: Jubrân Khalil Jubrân, Beyrouth, Sâdir, 5 eéd ., 1964, p. 105. M ais ne pas oublier l'article positif de ZAYDAN: Muntakhabdt, Le Caire, H ilâl, 1919, R, 163-170. 34. SABUNJI: Dîwdn, 524-543 donne, sans les partager, les objections des philosophes m atérialistes; Muqtataf, XXXI/9 (septem bre 1906) 733-737; Rayhâniyyât, 1,225; A noter un curieux article qui vise à prouver l'im m ortalité d e - l'âme i partir du sommeil hypnotique M uqtataf XV/10 (juillet 1891) 645-648. 35. En particulier M uchâqa et A s'ad Chidyâq, frère de Fâris, mort en 1829 dans la prison où le détenait le patriarche maronite à cause de sa conversion a u protestantism e. Voir MUSSET, m , 292. 36. Gérard de Nerval ‘.Voyage en Orient, Paris, Julliard, 1964, t. 2, p. 31.

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les lire, les moines libanais sont bavards (37), gloutons - prétextant même la maladie et le besoin de remèdes pour s'em piffrer (38)-, bien que se privant de viande alors que celle-ci n'est pas interdite par la religion chrétienne (39), ignorants (40), querelleurs (41) et fainéants (42) : non seulement ils privent la société de bras utiles, mais encore ils vivent sur le dos des gens (43) et amassent des richesses immenses (44). Le monastère est le refuge des sans-travail qui fuient la vie (45). Le vœu de chasteté est particulièrement attaqué par Fâris Chidyâq qui y revient à plusieurs reprises. Il a constaté que les moines envient la vie de famille des autres (46) tout en regardant le "monde" comme un ennemi (47). Ce vœu est vraiment déraisonnable, car Dieu n'aurait pas créé le corps s'il avait voulu que l'homme ne s'en serve pas (48) . D 'autre part, le souci qu'ils ont de voir leur vœu respecté, au moins extérieurement, leur fait préférer leur honneur à celui des fidèles (49) . Enfin on constate que les femmes de la haute société préfèrent les moines parce que la vie monacale excite leur désir (50). Et comment croirait-on à leur sincérité quand ils disent "Mon fils", alors qu'ils n'ont pas d'enfants ?(51). 37. ANTON : Urachattm, 16. 38. CHIDYAQ : Sâq, 55. 39. Id., 79.

40. Id., 80. 41. Id., 97. 42. ANTON : Wahch, 64. 43. CHIDYAQ : Sâq, 55. 44. RAYHANI: al-Mukâri wa l-kdhin, rajul din wa rajul dunyd, Beyrouth, Fann H adîth, 2e éd., 1934, p. 30; ANTON : Wahch, 72. 45. Rayhâniyyât, HI, 227. 46. CHIDYAQ : Sâq, 55. 4 7 . Id., 75. 4 8 . Id., 78. 4 9 . id., 81.

50. Id., 474. 5 1 . ANTON : Urachattm, 12.

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Un autre point violemment contesté est celui de l'autorité de l'abbé. Celui-ci est décrit comme un despote (52), concurrent des abbés des autres monastères. Il obtient sa place en flattant un prince ou un patriarche et, à la fin de son mandat, fait des cadeaux pour rester en place (53). Les moines abdiquent leur liberté entre ses mains à tel point que l'on peut parler de violation de la conscience (54), d'autant plus qu'en l'absence du dit supérieur, les moines manquent alors totalement de retenue (55). Enfin on s'attache à montrer que Dieu n'a pas institué le mona­ chisme par le moyen de sa révélation (56); on insiste sur le pouvoir réel que détiennent les moines sur le peuple, en dépit et même contre toute autorité civile (57). Et M îkhâll M uchâqa, qui eut de multiples dé­ boires avec l'autorité ecclésiastique, va jusqu'à écrire :"Le monachisme est une invention satanique!" (58). Les moines, qui forment une catégorie particulière du monde ecclésiastique, ont donc été la cible préférée de certains de nos auteurs. Presque tous, en revanche, ont quelque chose à redire contre le clergé. La raison en est peut-être le fu t que "le sacerdoce est la faiblesse de l'Eglise catholique, c'est le défaut de sa cuirasse et par où elle apparaît le plus vulnérable [même aux siècles de foi, la moquerie des conteurs s'est toujours nourrie du curé ou du moine]"(59). Au clergé on fait grief de la qualité de ses rapports avec les fi­ dèles. Trop souvent il se mêle de la vie privée des familles (60), quand

52. RAYHANI : Mukdri, 31. 53. CHIDYAQ : Sâq, 80. 54. ANTUN : Wahch, 65. 55. id. : Urachallm, 39. 56. CHIDYAQ : Sâq, 78. 57. ANTUN : LJrachalîm, 70. 58. MUCHAQA : Bardhîn, 16. 59. François MAURIAC : Le Fils de l'homme, Pans, Grasset, 1958, p. 159. 60. JUBRAN : AJniha, 58.

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il ne sert pas d'entremetteur (61). De la part du mari, il sert de menace contre la femme pour obtenir d'elle des confidences : il sert ainsi de m atière au chantage (62). Et lui-même souhaite que la femme vienne se plaindre de son mari pour se vanter d'être juge entre les parties (63). Ses interventions troublent à ce point la vie des familles que certains, à leur suite, sont obligés de recourir aux médecins spécialistes des m aladies nerveuses (64). Toujours dans le cadre des relations sociales des prêtres, la façon dont le clergé exerce son autorité est très critiquée (65). Il n'y a pas lieu d'insister outre mesure sur l'abus des titres honorifiques (66) ni même sur la place qu'occupe le clergé dans l'échelle sociale (67). Même si le rapport d'autorité a subi une évolution au cours des temps (68), il n'en reste pas moins que le clergé cherche à utiliser le pouvoir temporel (69): il demeure, d'une certaine façon, un Etat dans l'Etat (70) qui, comme lui, abuse de son pouvoir (71). En cela, il ne sert pas l'intérêt du peuple (72); au contraire, il exerce plutôt sur lui une dictature néfàste (73): "Le prêtre regarde les gens comme le m aître ses esclaves et 61. CHIDYAQ : Sâq, 379. 62. Id., 33. 63. Id., 50. 64. CHUMAYYIL : Nuchû', 32. 65. L'autorité du Pape n'est contestée qu'à l'occasion de l'affaire de As*ad Chidyfiq ’S âq, 125*127 et B utnis BUSTAN1 : Q iuat A sad al-Chidyûq, Beyrouth, 2e éd., 1878, p. 34. Voir aussi MUCHAQA: Baràhin, 10 et le périodique publié ¿ ¡Stamboul sous la direction de Fâris Chidyâq, al-Jcrwâ'ib, X ( 1871 ) 493-495. Sur l'aflaire de Chidyâq, on peut consulter HORNUS : protestantism e,145. 66. CHIDYAQ : Sâq, 213. 67. ID. : Kacf\f, 112. 68. Muqtataf, XXXI/4 (avril 1906) 309. 69. Rayhâniyydt, 1 ,125. 70. ISHAQ : Durar, 189. 71. RAYHANI : Tasâhul, 33. 72. MUCHAQA : Tabri'a, 40. 73. ANTUN : Dbi, 33.

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ne leur parle pas un autre langage que celui qui correspond à cette mentalité non chétienne" (74), même si le peuple a encore une haute opinion de lui (75). Cette opinion est dictée, en partie, par la pression sociale :"Quel chrétien peut résister à un évêque de Syrie et rester considéré parmi les croyants ? Quel homme peut sortir de l'obéissance au chef de sa religion et rester noble parmi les gens?N(76). Un autre décalage entre le d eig é et le peuple est dénoncé par les écrivains chrétiens : c'est celui de l'argent. La cupidité des prêtres sert de thème à un petit roman de soixante-huit pages publié en 1904 par Rayhânî (77). Le même auteur accuse les prêtres d'être des commerçants (78). Ils invitent les pauvres à l'austérité, mais ne tra­ vaillent que pour l'argent (79). Dans l'ensemble, on leur reproche d'être riches (80) et de ne s'occuper que des riches (81). La critique ne s'arrête pas là. Un défaut facilement attribué au clergé est l'hypocrisie (82). Pour lui, l'apparence suffit et son com­ portement n'est que simulation et affectation (83). Bien qu'il connaisse la vérité, il dit le contraire (84), car en général il dit ce qu'il ne pense pas: le d eig é est menteur (85). Il a même oublié le vrai sens de la religion et préfère se référer à la lettre de l'Ecriture plutôt qu ed e chercher à en découvrir l'esprit (86).

74. RAYHANI : Mukdri, 28; MUCHAQA : Dalîl, 4. 75. ANTUN : Umchatim, 36. 76. JUBRAN : Ajniha, 31. 77. RAYHANI : Mukâri, passim. 78. Rayhâniyydt, 0 , 52. 79. CHIDYAQ : Kachf, 186. 80. JUBRAN : Ajniha, 30 et 44; CHIDYAQ : Wàsita, 43 et Kachf, 322. 81. ANTUN : Dîn, 16 et Unachalîm, 46. 82. JUBRAN : Ajniha, 11. 83. Rayhdniyyát, 1 ,157. 84. CHIDYAQ : Sâq, 134. 85. Id., 179. 86. Id., 132.

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Souvent d'ailleurs cette hypocrisie est basée sur l'ignorance, contre laquelle tempête volontiers Fâris Chidyâq :"La science du prêtre est aussi courte que sa barbe est longue", écrit-il (87). On comprendrait encore qu'il puisse éprouver une certaine crainte devant la montée des philosophes rationalistes (88), mais il en vient aussi à prêcher l'ignorance :"Celui qui se pique de raisonner s'expose à l'infidélité" [man tam antaqa tazandaqa ] (89). La conclusion est tirée par Amîn Rayhânî qui affirme de façon pérem ptoire :"Evite les prêtres, tu seras heureux" (90). Ailleurs il ira jusqu'à demander de les supprimer (91). A quoi répond en écho l'invective de Jubrân :"Que Dieu maudisse les prêtres !" (92). Parfois aussi, ce n'est pas tellement le clergé en général qui est visé, mais la hiérarchie en tant que telle qui se voit reprocher son m auvais exemple (93), sa distance du peuple (94): "L'homme aime rêver, mais non pour s'éveiller à ton aurore (celle de Jésus]. Il ne traînera pas son pas alourdi jusqu'à ton trône. Et cependant, beaucoup ont été intronisés en ton nom et on reçu la mitre grâce à ton pouvoir. Mais ils ont transformé ta visite d'or en diadème pour leurs têtes et en sceptres pour leurs mains. Ainsi tu continues à être méprisé et raillé..." (95). Si l'un ou l'autre aspect des critiques formulées contre la hié­ rarchie ecclésiastique montrent une pointe de mauvaise volonté chez les écrivains libanais chrétiens, on peut cependant admettre que, dans la m ajorité des cas, cette critique était fondée et révèle un véritable 87. Id., 85 et 127. 88. Id., 358 et 703. 89. Id., 172. 90. Mukâri, 12, cité et réfuté dans Machriq, XII (1909) 718-719. 91. Rayhdniyyât, H, 13,37,51-53, 107. 92. C ité par NITAYMA : Jubrân, 184. 93. ANTON : Urachatim, 42. 94. CHIDYAQ : Sâq„ 462. 95. JUBRAN .Jésus, 224.

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souci de défendre, d'un côté, la pureté originelle de la religion et, de l'autre, les véritables intérêts des ouailles. Cette motivation sera particulièrement sensible dans les critiques faites au confessionalisme. 3 L e confessionnalisme. Les attaques contre le confessionnalisme sont un peu posté­ rieures aux critiques que l'on vient de voir contre les manifestations du sentiment religieux ou contre la hiérarchie ecclésiastique. On peut se l'expliquer assez facilement du fait qu'il a fallu un certain temps pour se rendre compte des effets malheureux de ce confessionnalisme. T ant que le Mont Liban vivait dans une certaine unité maronite, le problème ne se posait pas encore avec acuité, d'autant que les premières législations vraiment confessionnelles [pour la taxe en particulier] sont assez tardives. D'autre part, il a fallu un certain temps d'usage pour constater l'échec du système du double "qâ'imaqâmat", l'un druze, l'autre maronite, imaginé en 1842, échec dû au mélange des villages. L'application de ce statut au Kesrouan, par exemple, ne fut pas des plus heureuses. Enfin l'incitation des druzes par la Porte à la révolte contre le dictât des cinq grandes puissances amena ces mêmes druzes appauvris à s'attaquer aux commerçants maronites qui s'enrichissaient(96). Quelles sont les conséquences de cette situation sur lesquelles les auteurs chrétiens vont insister ? On trouve chez eux une énumération des vices du système. Si la communauté religieuse est une protection,

96. Clyde HESS & Herbert BODMAN :”Confessionalism and feudality in Lebanese politics". Middle East Journal, Vm/1 (1954) 12-14; Dominique CHEVALLIER : "W estern development and eastern crisis in the m idnineteenth century : Syria confronted with the european economy", dans POLK f t CHAMBERS : Beginnings o f modernization in the Middle East, University o f Chicago Press, 1968,205-221, voir surtout 218-219.

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elle est aussi une barrière (97). Elle gauchit les relations sociales (98), puisque la confession m ajoritaire fait toujours subir des vexations à la confession minoritaire (99). C'est une source de division ¡"L'homme ne peut-il pas vivre en ce monde sans être marqué du sceau de sa com­ munauté religieuse ?" (100). Cette division se manifeste aussi bien dans l'enseignement (101) que dans la collusion avec les puissances occiden­ tales (102). Une autre critique sévère est celle du fixisme, non seulement à l'intérieur de chaque confession où toute initiative reste interdite (103), m ais aussi au niveau du pays à cause de la surveillance réciproque des confessions entre elles (104). "Le pays a été enfermé dans le confes­ sionnalisme" (105) et le confessionnalisme apparaît le plus souvent comme un obstacle à la réforme de la nation (106). Aussi les auteurs ne négligent-ils rien pour lutter contre lui (107). Ils agissent dans ce sens et ils ont le courage de l'affirm er pu­ bliquement (108) : ils ne veulent appartenir à aucune confession reli­ gieuse déterminée (109). Cette attitude négative globale est d'ailleurs compensée par des propositions convergentes, même si elles ne sont pas toujours très concrètes.

97. HOURANI, 96. 98. RAYHANI : Tasdhul, 35. 99. MUCHAQA : Muntakhabât, 76-79. 100. Rayhâniyyât, 1 ,34. 101. BUSTANI : Khutbafi ddâb al- Arab, 15 février 1859, p. 36. 102. NU’AYMA : Sab tin, 73. 103. JUBRAN : Ajniha, 31; voir GHAYTH, 333-354. 104. MUCHAQA : Tabri'a, 17. 105. ANTUN cité par .'ABBUD : Jtuittd, 43. 106. RAYHANI : al-Tatarmf ho l-islâh, Beyrouth, S idir, 1928, p. 42. 107. ID. : Rasd'il [éd. A lbert Rayhâni], Beyrouth, 1959, p. 236. Lettre du 3 avril 1924 ¡"Depuis vingt ans, je lutte contre l'idée de confession religieuse". 108. ISHAQ cité par ABBUD : Ruwwâd, 284. 109. Rayhâniyyât, H, 3.

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On peut dire - en bref - qu'il s'agit de supprimer les barrières confessionnelles au sein d'un ensemble plus vaste. Y a'qûb Sarrûf rappelle que sa revue veut rester en dehors des tendances confes­ sionnelles (110). Au moment de proposer des réformes religieuses, il affirm e que la seule solution est de rester constamment à la lumière du nationalisme (111). Adîb Ishâq milite aussi pour une communauté non basée sur la religion (112). Khalîl Jubrân rédige le texte du projet de constitution d'une société secrète ' nationaliste: al-H alaqât alDhahabiyya, dont l'article premier s'élève violemment contre les confessions et leurs collusions politiques (113). Amin Rayhânl est pour la tâ'ifa de la patrie et de la race (114). Dans son testament, il insiste fortement sur ce point : le confessionnalisme disparaîtra dans le grand gouvernement arabe (115). Cette réaction contre le confessionnalisme s'accompagne chez certains, comme Sâbûnjî et Rayhânl, d'une inclination marquée pour l'Islam. Chidyâq, lui, ira jusqu'à se faire musulman à Tunis en 1857. Ces trois auteurs, dans toute leur vie, font un peu figure d'aventuriers (116); mais on peut se demander pourquoi un scientiste comme Chumayyil prend parti pour l'Islam. On est amené à penser qu'il s'agit ici d'un sentiment de solidarité arabe contre Lord Cromer, m inistre plénipotentiaire de sa M ajesté Britannique en Egypte, même si Chumayyil écrit de par ailleurs qu'il fout que la patrie devienne mondiale (117). Farah Antûn, d'origine grecque orthodoxe, a m anifesté 110. Muqtataf, VII/1 (juin 1882) 1. Son roman didactique se term ine par la réunion des trois grandes religions pour un mariage : Fatât Misr, Le Caire, M uqtataf, 4e éd., 1922, p. 175. M l.M uqtataf, Vm/U (août 1884)641. 112. Cité par HOURAN1,195. 113. M anuscrit rédigé en 1911. 114. RAYHANI : Tatarruf, 43, rédigé en avril 1927. 115. Texte de 1931 cité par 'ABBUD : Amin al-Rayhâni, 41. 116. Voir les chapitres 2 ,3 et 4 du présent livre. 117. HOURANl.251.

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sa volonté constante de séparer le spirituel du temporel, et cependant, lui aussi, marque nettement qu'il préfère l'Islam au Christianisme (118). Enfin Jubrân, à l'époque de son projet de réforme politique, écrit :"Je porte Jésus dans une moitié de mon cœ ur et Muhammad dans l'autre" (119). On aura bientôt l'occasion de revenir sur cet aspect du problème pour essayer d'en dégager les motivations profondes. M ais il faut voir maintenant si, à travers le confessionnalisme, ce n'est pas la notion même de religion qui est mise en cause. 4 .La religion. Il est souvent difficile de distinguer, chez les auteurs chrétiens libanais, les critiques adressées à la religion de celles qui le sont au confessionnalisme. La religion est souvent considérée comme devant fatalement aboutir à des divisions (120). Il faut donc savoir mettre quelques nuances, même si, de ce point de vue, le désaveu est assez généralisé ¡"L'hostilité envers les religions ... s'observe fréquemment chez les écrivains de cette Syrie pourtant comblée de missions de toutes les sectes chrétiennes”( 121). Les reproches sont innombrables; on peut cependant les re­ grouper facilement sous quelques rubriques principales. Un premier groupe de critiques s'adresse à ce qu'on pourrait appeler l'aspect humain de la religion. On peut évidemment dire que Dieu n'a pas de religion (122) et que "pendant soixante-dix siècles, la société humaine s'est soumise aux lois corrompues et qu'elle n'est plus capable de saisir

118. ID., 257. 119. Texte intitulé : Min châ ïr masihî ilâ l-muslimîn, 1911. 120. ANTUN : Din, 34; CHUMAYYIL : Nuchú', 81. 121. LECERF, BEO, I (1931) 185. 122. NITAYMA : Abd\ 29.

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le sens profond des lois célestes, premières et étemelles "(123). C'est en somme s'attaquer au fait que la religion serait une invention humaine (124) . De ce caractère elle tire son penchant pour les intérêts du monde (125) , ce qui fait dire qu'elle n'est pas simplement dans le monde, mais du monde (126). De là également sa compromission continuelle avec les grands de ce monde (127). Au lieu d'être un service, la religion est devenue une puissance :"Les lois religieuses sont devenues, dans les mains des puissants, des instruments d'oppression"(128). Voici un autre dévelop­ pement sur le même thème : "La religion a-t-elle été révélée pour nous procurer le plaisir en ce monde 7 pour être un moyen de réaliser nos désirs temporels sans limites? pour nous aider à exploiter les fils de notre race ? pour être la première cause de dissensions ? pour être utilisée comme une épée par une fraction religieuse contre une autre ? pour fonder l'Inquisition et les Congrégations romaines qui conduisent le monde avec injustice 7 Existe-t-elle pour servir à quelques uns de moyen pour corrompre la société 7 servir les intérêts des chefs ? pour que ces gens habillés de noir s'en prévalent avec fanatisme en y ayant recours comme à un pouvoir dont ils ont été revêtus pour opprimer leurs adeptes, persécuter ceux qui ne sont pas de leur avis et mépriser ceux qui les surpassent en science, philosophie et intelligence ?... Si la religion est révélée et sainte, nous n'avons pas le droit de la prendre comme moyen pour améliorer nos affaires commerciales et exécuter nos projets personnels"(129). L'idée de voir la religion utilisée comme instrument pour des fins autres que la sienne propre est assez commune (130). C'est pourquoi 123. JUBRAN : Ajniha, 56. 124. Ravhâniwdt, m , cité par CHAYKHU, Machriq, XXII (1924) 755. 125. CHIDYAQ : Sâq, 13. 126. U ., 38.

127. ANTUN : Urachallm, 45. 128. CHUMAYYIL: Arâ'al-duktûrCh. C h.,Le*Caire,Maârif, 1912,p. 12. 129. RAYHAN1 : Tasâhul, 32-34.

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on trouve une certaine insistance à vouloir séparer le pouvoir spirituel du pouvoir temporel (131) de façon à ce que le peuple lutte pour le pays et non plus pour sa religion (132). Ce définit m ajeur montre l'inefficacité de la religion à changer les hommes (133) et à réformer la corruption sociale (134). "Le monde peut-il suivre le droit chemin sans religion ? Une nation progresse dans la mesure où la religion régresse et une religion ne se renforce que par la décadence de la n a tio n a l35). Si d'autres apportent une nuance de détail, c'est pour en revenir au même principe : "On ne peut nier que les religions aient eu une influence sur les mœurs de ceux qui les pratiquent. Cette influence vient de leur unique but : réformer l'état de l'homme dans la société. Pour ce faire, elles appliquent un principe unique : celui de la récompense et du châtiment dans l'audelà. Mais ce but rejoint celui des grands philosophes, réformateurs sociaux d'aujourd'hui. Et, dans le fond, les religions n'ont rien à voir avec les civilisations^ 136).

Rayhânî va jusqu'à dire qu'il n'a trouvé Dieu dans aucune des religions du monde (137). Elles ne peuvent que cultiver l'ignorance (138):"J'en veux à l'homme qui rampe autour des racines de la religion dans les liens de la foi poussiéreuse"(139). Un troisième groupe de critiques tourne autour de l'opposition entre religion et science. L'idée de base de ces réflexions est que la religion est contre les principes de la science (140). On peut le vérifier 130. Muqtataf, XXXVII/1 (juillet 1910) 695-698. 131. RAYHANI : Rasâ'il, 174, lettre de 1918; ANTON : Umchatlm, passim. 132. Rayhâniyyât, IV, 217. 133. ANTON :Dln, 34. 1 34.1D. : Umchaltm, cité par 'ABBUD : Judud, 51. 135. CHUMAYYIL : NuchiJ', 51. 136. ID. M ajm tia, 57-58 :"*Haqiqatal-adyân lâ d ak h lala h â fi l-'um ràn". 137. Rayhâniyyât, IV, 32. 138. CHIDYAQ : Sdq, 82. 139. RAYHANI cité par 'ABBUD : Amin al-Ravhàm , 66. 140. ANTON :Dîn, 33 et 38.

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tout particulièrement dans le cas du problème des origines de l'homme (141). Une étude de l'histoire de l'humanité montre aussi que la religion est détruite par la loi de la lutte pour la vie (142). La "religion de la science" est contre toutes les religions; elle seule peut délivrer l'homme de l'égoïsme (143). C'est d'ailleurs en se basant sur la science que la religion peut en arriver à prôner la séparation des pouvoirs (144). Et les hommes de religion se sont gravement trompés en voulant élever leurs livres saints au niveau de la science (145). M ais la science qui se met à se pencher sur la religion y trouve quand même une certaine évolution (146). Voici un texte particuliè­ rement significatif de la réduction de la religion à des données maté­ rielles : "Les religions ont leur origine commune. La plus adaptée au temps persiste. Les facteurs essentiels sont la sélection naturelle et la diversification. Ces changements viennent de l'amoncellement de petites causes multiples sans valeur apparente: inventions, découvertes, diver­ sification des sciences, progrès du savoir-faire humain, modification de ses besoins, augmentation des observations, introduction d'enseigne­ ments moraux dans la structure sociale. De nombreuses religions ont disparu, d'autres se sont formées sur leurs ruines. Le but des premières religions fut la conservation de l'espèce, celui des religions évoluées est l'éternité spirituelle^ 147).

Alors la religion n'est plus un phénomène à combattre, mais une réalité sociale à analyser. Chumayyil l'évolutionniste paraît donc adopter une espèce de neutralité scientifique. M ais il lui arrive aussi

141. CHUMAYYIL : Arâ\ 10. Ya'qftb Sarrûf manifeste son désaccord sur ce point dans Muqtataf, XVÜ/12 (septembre 1893) 799. 142. ANTUN : Dîn, 23. 143. CHUMAYYIL : NuchiV, 43 cité par HOURANI, 250. 144. ANTUN : Ibn Ruchd wafalsafatuhu, Alexandrie, 1903,124. 145. Rayhâniyydt, DI, 114. 146. CHUMAYYIL : Arâ\ 10; voir LECERF :HCliumayyil", 158. 147. ID. : Ntichù', 48.

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d'être plus violent et, comme les autres, de parler de négation (148) et de suppression (149). La pensée des écrivains libanais chrétiens ne semble pas toujours très logique. C'est ainsi qu'on trouve sous leur plume maint trait positif p ar rapport à la religion. Elle est un phénomène naturel (150): l'homme a été créé religieux (151). La religion fait partie de la condition sociale (152), mais surtout elle est nécessaire pour la masse (153), ses principes sont enracinés dans l'âme des gens (154). Elle devrait même avoir des effets bénéfiques, instaurer la bonne entente entre les gens et m aintenir la paix(155), délivrer l'homme de son égoïsme(156). Un auteur va jusqu'à dire que c'est elle qui instaure le vrai socialisme(157). Le principe de base de la religion est en effet le pardon (158) et l'am our (159). M ais ici se glisse une équivoque si l'on en fait simplement une action selon les lois de la nature (160). Et on reste stupéfait de la part extrêmement faible réservée aux relations avec Dieu (161) qui n'est souvent considéré que comme une "force

148. Jubrfin cité par FAKHUR1,1096. 149. CHUMAYYIL : Ard\ 12. 150. ZAYDAN : Mukhtârât, D, 22. 151. JUBRAN : AJniha, 54, voir GHAYTH, 50-104. 152. NUAYM A .A bâ\ 95. 153. CHIDYAQ : Kachf 256, ANTUN : Din, 30. 154. CHUMA YYIL : NucMT, 34. 155. CHIDYAQ : Sâq, 133. 156. CHUMA YYIL : NuchtV, 34; ANTUN : Din, 30. 157. ANTUN : Din, 31. Voir aussi la religion devenant patrie dans Urachaiim, 147 e t RAYHANI : Tatarruf, 43. 158. ANTUN : Urachaiim, 62. 159. CHIDYAQ : Sâq, 132. 160. Rayhâniyyât, 1,217; JUBRAN : Dam 'a, 30 et 161, et Le Prophète, 78. 161. ANTUN :Din, 38.

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puissante" chargée d'attribuer les sanctions (162). En conclusion, "il ne faudrait garder de la religion que le meilleur"(163). 5 .Dieu. Une crise religieuse personnelle authentique doit poser les rapports de l'homme à Dieu, si ce n'est le problème de Dieu lui-même. O r on constate que ce sujet n'est que très peu abordé par les écrivains libanais chrétiens. Si, d'un côté, Sâbûnjî (164) et Antûn (165) affirm ent avec force l'existence de Dieu, si, d'un autre côté, Chumayyil va jusqu'au bout de ses convictions scientistes en la niant (166), il faut attendre un N u'aym a pour voir la question véritablement bien posée (167). Quant à Jubrân, il se contente de considérer Dieu comme une image poétique : "Le printemps est beau partout, mais il est plus que beau en Syrie... Le printemps est l'esprit d'un Dieu inconnu qui hante la terre avec rapidité, et quand il arrive en Syrie, il ralentit, se retourne en arrière, apprivoisant les esprits des rois et des prophètes qui planent dans l'espace, chantant avec des ruisseaux juifs les hymnes de Salomon, ressassant avec les cèdres du Liban le souvenir de l'ancienne g!oire"(168). Si Dieu, dans l'ensemble, n'est pas remis en cause, qu'en est-il de ses attributs ? Les allusions qu'on a pu trouver sont assez positives.

162. Muqtataf, XXXVII/1 (juillet 1910) 697; CHUMAYYIL : NucM \ 49. 163. RAYHANI : Tasâhul,, 34. 164. Dîwdn, 468*513. Panni le négateurs, l'auteur insiste sur H érédité et Dém ocrite, M oleschott [1822*1893] et Büchner [1824*1899], Oersted [1777*1851] et d'Holbach [1723-1789]. Il donne, en quinze paragraphes, un bon résum é des preuves de l'existence de Dieu. 165. Din, 34. 166. NuchtV, 29 :"Dieu a été supprimé par les sciences naturel les". 167. Abâ\ 68. Le dialogue très intéressant se termine par la question :”Crois-lu en Dieu ?" Voir GHAYTH, 3-49. 168. Ajniha, 9.

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C'est ainsi que sont mentionnés sa toute-puissance (169), sa fidélité (170), sa manifestation dans la nature (171), son pouvoir créateur (172), son éternité (173), sa beauté (174), sa révélation aux prophètes (175), parfois réduite au niveau de l'hypothèse (176), sa providence (177), parfois aussi niée catégoriquement (178): on reproche à Dieu son injustice dans la création (179) ou on limite son rôle à celui de refuge dans la maladie (180). Il faut enfin signaler les théories panthéistes de deux de ces auteurs. Voici un texte expressif de Rayhânî : "Dans la nature qui m'entoure, je vois une parcelle de l'essence divine dont nous sommes la source originelle, Dieu. Chaque fois que l'homme progresse, la beauté naturelle qui l'entoure progresse à ses yeux. Chaque fois que le sage étudie la nature, il s'approche de la loi principale qui prévaut en chacune de ses parties : ce rapprochement de la loi, c'est ce que j'appelle l'union de l'homme avec son créateur"(181).

169. CHIDYAQ : Sàq, 13, NU AYMA : Kàna, 22 :”Nohnu bi 1-talklr \vo Allah bi 1tadbîr" 170. Abâ\ 29 :"Je suis convaincu que la volonté qui nous entoure de toutes ces m erveilles, qui nous les fait goûter, nous fait nous en étonner, nous pousse á en découvrir les secrets - cette volonté ne trahira pas à la fin, puisque nous avons ressenti sa compréhension, et le droit chemin à sa lumière”. 171. Ajniha, 25. 172 .D am a, 6. 173. Din , 23. 174. Dama, 151. 175. Abâ\ 30. 176. Muqtataf, XUU4 (avril 1913) 388. 177. Dîn, 19. 178. RAYHANI àmsM achriq, XXIV (1924( 613. 179. Sdq, 95; Ajniha, 38; Rayhâniyyât, 1,48. 180. Sâq, 614. 181. Rayhâniyyât, I, 130.

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Ce que Jubrân exprime ainsi :NJe suis tes racines en terre et tu es ma fleur au ciel; ensemble nous croissons devant le soleil*'( 182). En somme, le problème de Dieu chez les éçrivains libanais chrétiens occupe une place minime qu'il faudra expliquer. Encore fautil nuancer cette affirmation. En fait, celui qui est absent, c'est le Dieu vivant, objet d'un échange personnel avec le fidèle. M ais n'est-ce pas trop demander à ces représentants de "la classe moyenne du salut" que d'attendre d'eux une image approfondie de Dieu ? En restant au niveau philosophique, n'ont-ils pas rempli leur contrat de penseurs ?

II. Les aspects positifs du désaveu 1. Nature et fraternité. Les critiques relevées dans le première partie de cette conclusion mettent en cause une certaine forme de cléricalisme et de con­ fessionnalisme. On réprouve ces "superstructures" religieuses; va-t-on au moins leur trouver des succédanés ? Autrement dit, si des écrivains s'en prennent à des réalités vitales du Liban, ont-ils songé à les remplacer ? et par quoi ? Sur quelles valeurs basent-ils leur système de pensée ? On voudrait donner ici une brève synthèse de ia question. Rayhânî accorde une grande place au concept de nature. Démarquant une formule célèbre, il affirme :"Nous sommes à la na-

182. Dans NITAYMA: Jubrân, 158; voir aussi HAWI: Kahlil [sic!], 201; Le Prophète, 81. Nu'ayma rejoint son ami :"Je crois que la pensée est une. C est la pensée universelle, ou le grand verbe, ou la vérité suprême, ou Dieu. Les noms sont indifférents. L'important est que la source de la vie est une. - Ce qui te parait être des aspects différents de la vérité ne sont, en réalité, qu'un seul aspect. Car la vérité est elle-même... C est le seul principe qui ne change pas. C est D ieu”,

Sab'ân,ü,21\.

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ture, et c'est à elle que nous retournerons !M(183). Et sous le titre: M on temple est dans la vallée, il compose un long hymne à la nature (184). L'importance qu'il lui accorde vient du fait que seule la loi naturelle peut être la base de l'union entre les Arabes ( 185). C ar ce sera une re­ ligion sur laquelle tous seront d'accord puisque "la première église fut la forêt, le premier dôme la voûte céleste, le premier autel le soleil"( 186). Cette idée lui a été inspirée directement par Ralph Emerson [1803-1882] et son disciple Henry Thoreau [1817-1862]( 187). Quant à Jubrân, jusque dans l'abandon à l'amour coupable, il s'imagine vivre en harmonie avec la nature. Pour lui, cette nature est un être vivant et l'esprit diffus de l'amour se manifeste dans toutes les choses naturelles. Il en vient ainsi à mettre sur le même pied l'érotisme et l'amour maternel. La loi universelle qui gouverne l'ordre naturel est la manifestation de l'amour. La vie de l'amour ne détruit pas l'innocence. Le royaume idéal est celui de la liberté : le cœur en est la clé (188). M ais Jubrân a connu l'échec, non seulenent en amour, mais aussi sur le plan matériel. Il en vient à magnifier la pauvreté; d'après lui,on devrait même la rechercher : la conversion du riche à une vie fraternelle, décrite dans des termes proches de ceux du christianisme prim itif, lui recrée son âme (189). Il établit donc un lien entre le con­ cept de nature et celui de fraternité. On décèle aisément la même association chez Rayhânî. On le voit dans sa façon de parler de la liberté d'enseignement (190). Et son «¿plication rejoint en tous points celle du darwiniste acharné qui écrit 183. "Inná li-l-tab ia wa innâ ilayhâ râji'ûn", Ravhâniyyàt, 1, 10, cité dans Machriq, X m (1910) 703. 184. Rayltâniyvàt, D, 219-222. 185. Muhàlaja, 70. 186. The book ofKhalid, New York, Dodd-Moad, 1911, livre 2, ch. 6. 187. Id., ch. 8. 188. HAWI : op. cit., 121-127; voir GHAYTH, 419-421. 189. ld.%129-131. 190. Rayhâniyyât, D, 56; Machriq, XXI (1923) 531-544.

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:”La fraternité est le but des sciences naturellesN( 191). Elle part du principe que tous les hommes sont frères (192). O r les religions n'ont pas su & ire regarder ni diminuer les injustices sociales afin d'établir cette fraternité du Christ et de l'Evangile (193). 2 .Liberté et tolérance. On a vu comment certains auteurs taxaient d'oppression l'autorité religieuse. Le joug ottoman pouvait certes m ériter la même qualification. Comment s'étonner alors de voir défendre le principe de la liberté (194)? Le fait a été souligné par Antun (195), Bustânî (196), Rayhânî (197) et Chidyâq (198). M ais chacun d'eux y met quelques nuances. C'est ainsi qu'on parle de liberté naturelle ou de liberté humaine dont le résultat doit être l'égalité (199). On a recours aux définitions des grands auteurs tels que Senèque, Montaigne et Rousseau (200). Ou bien la liberté est prise comme synonyme de sagesse, de civilisation, de

191. CHUMAYYIL : Nuchû', 30. 192. ANTUN : Waltch, 21 et 347. 193. ID. : Urachalîm, 4 3 .6 2 ,8 7 . 194. Bernard LEWIS .The Middle East and the H'esr, London, W eidenfeld,, 2e éd., 1968, pp. 47-69. 195. HOURANI, 61. 196. ID., 101. 197. Y ûsuf DAGHIR Batârika mawárina, Beyrouth, Imp. Cath.; 1958, p. 147. 198. KHALAFALLAH : al-Chidydq , p. 55; l'A. pense que la soif de liberté fat à l'origine delà conversion de Chidyâq, v. p. 64. 199. SABUNJI: Nabadhât siyâsiyya, manuscrit pp. 52-53 [voir Catalogue des manuscrits du monastère de Cltatfé, éd. Isaac ARMALET, p. 496, n° 1716]. 200. ISHAQ: Conférence faite en 1874 devant l'association "Zahrat al-adâb", dans Durar, 42.

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paix...(201). Elle, peut être alors le ressort qui feit lutter contre l'oppression, comme c'est le cas pour l'héroïne de Rayhânî qui se dit "fille de la révolte" et "mariée à la liberté"(202). Cette liberté est en parfeit accord avec la science (203) et elle ne peut s'acquérir que grâce à un enseignement approprié (204). Elle peut même susciter des accents lyriques : "C'est une compagne de voyage; bien plus, c'est le début de ma vie,, et c'en est la fin. Petit, je l'ai connue, au pays de l'expatriement; Jeune homme, je l'ai aimée; Adulte, je l'ai adorée. Dans ma vie, elle a occupé la place de l'amour, de la sagesse, de la tendresse. ... Elle m'a dit en souriant : N’as-tu pas honte ? Vas-tu voyager vers les pays arabes ? Je lui ai répondu : Je crains pour toi de leur part comportement rude, pensée figée, esprits renfrognés, confessions religieuses multiples, bédouins sauvages, citadins réfractaires. ... C’est la liberté P(205). S'agit-il de la liberté politique ? Elle est réclamée contre tous les absolutism es (206). S'agit-il de la liberté d'expression ? Elle seule peut garantir une littérature authentique. "Malheureusement, notre 201. Francis MARRACH : Ghdbat al-haqq, Le Caire, Antaki, 1922, résumé jxir Antûn Ghattás KARAM :”Namadij al-adab al-arab î al-hadlth", Abhûth, XX/4 (décembre 1967)402-403. 202. RAYHANI : Khàrij àl-harim, 4e éd., Beyrouth, Sâdir, 1948, pp. 5-6. 203. Rayhâniyyàt, n , 57-66. 204. ISHAQ : Durar, 248. 205. "Mon am ie", Bagdad, 17 septembre 1922, Rayhâniyyàt, IV, 59-61; voir aussi

m, 194. 206. Durar, 132; Rayrhàniyyât, 0 , 33-42 et IV, 144-158 : discours prononcé devant le comité pour la libération delà Syrie et du Liban.

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littérature est encore sous la coupe des hommes de religion. Nous sommes encore dans leurs rets. Si nous ne nous libérons pas de cette oppression religieuse, comme nous l'avons fait de la politique, notre littérature restera figée et retournera à la décadence"(207). Elle seule aussi peut garantir la liberté de presse (208). M ais on réclame aussi la liberté d'esprit (209) ou de pensée, qui est mise en relation avec l'évolutionnisme (210). "La privation de la liberté de pensée suffit à rendre la religion cause du malheur de rhom m e"(211). Et la liberté religieuse est ainsi invoquée à l'occasion de la "passion" du frère de Fâris Chidyâq (212). De là il ne reste plus qu'un pas à franchir vers la libre pensée absolue :"Toi que conduis la science et que construit la vertu, comme la grande nature, tu crées la lumière et tu fais se lever le soleil"(213). Une des conséquences de la liberté religieuse doit être la tolé­ rance. On fait observer très justem ent qu'elle est vue différemment selon que l'on est sujet ou détenteur de l'autorité (214). On en donne une définition générale : permettre l'existence de ce qui n'est pas tout à feit obligatoire. En effet, une croyance religieuse, une doctrine ou un enseignement ne suscitent pas forcément l'approbation de tous les peuples, même s'ils sont vrais; et l'on cite en exemple les divergences entre catholiques et protestants en chrétienté, entre sunnites et chi'ites en islam. Ne sont approuvés par tous que les principes premiers : la gravitation universelle, le feit que des parallèles ne se rejoignent pas etc 207. Rayhâniyyât, H, 49. 208. ISHAQ : Durar, 109 (â l’occasion du 1er anniversaire du M isr en 1878 à ParisJ, 143,417. 209. RAYHAN1: 77/e path o f vision, New York, W hile, 1921, p. 156. 210. Muqtataf, LXVD/4-5 (novembre-décembre 1925)365-370e t 509-5II : L.XX/3 (mors 1927)250-252. 211. CHUMAYYIL : NudnV, 52. 212. BUSTANI : As.'ad, 127. 213. ANTUN : Urachalim, 63. 214. ISHAQ : Durar, 55.

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Définition partielle également : permettre les croyances reli­ gieuses et les pratiques confessionnelles qui different de celles de l'Etat. Ou enfin définition appliquée : considération et respect que nous devons montrer envers les doctrines professées par les fils de notre race, même si elles different de la nôtre ainsi que de nos traditions et pratiques. Il ne faut pas permettre à ce qui ne nécessite pas une adhé­ sion absolue de nous diviser (215). L'opposition des confessions est une des principales causes de notre faiblesse : toute religion a le droit d'exister. Et l'auteur reprend les vers de M a'arrî : "A Lattaquié il y a un tumulte entre Ahmad et le Messie Celui-ci frappe une cloche et celui-là crie du minaret. Chacun magnifie sa religion. Puissé-je être dans le Vrai !"

Pour répondre à un théologien qui demande : comment serionsnous tolérants envers quelqu'un dont la religion n'est pas vraie? Rayhânî affirme : celui qui agit selon la loi naturelle sera sauvé. Et il cite un h a d lth : Les hommes ne sont qu'une seule communauté (216). La tolérance est le privilège des agnostiques. Elle est obligatoire de notre côté : il faut toujours reconnaître la science et la sagesse d'où qu'elles viennent: du côté du droit des gens : c'est une question de ju s­ tice; du côté de la vérité pure : aussi bien la raison que les textes re­ ligieux l'exigent (217). La tolérance est la base de la civilisation moderne; elle remet chaque groupe à sa place. Et d'appeler à la rescousse quelques textes de l'Evangile : Si on te demande de parcourir avec toi un mille, fais-en deux... Faites aux autres ce que vous voulez qu'on vous fasse à vousmêmes...; quelques textes de Confucius; quelques autres du Coran : Ceux qui croient et ceux qui suivent la voie droite, les chrétiens, les 215. RAYHANI : Tasâhul, 13-14. 216. /12-14 239. On ne saluait manquer de signaler aussi les idées prônées pat Antûn S a'Ada [1904-exécuté en 1949], fondateur du PPS, dans Kitâb al-ta âlim al-sihi alqawndyya al-ijtimd'iyya, ju in 1954, pp. 53-66: séparation de l'Eglise et de l'Etat, éloigner le clergé de la politique, supprimer les obstacles entre les confessions.

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De 1860 à 1914, on peut dire que les affrontements physiques entre les confessions font place aux diatribes verbales. Du terrain de Taction on passe à celui de la pensée. Cette période correspond au dé­ veloppement de la presse. Ceux qui, enfants, ont vécu les troubles sanglants des années 40-60 font sentir, d'une certaine manière, leur rancœur par la plume. Mais il est intéressant de remarquer qu'on fait face plus volontiers à une autre communauté chrétienne concurrente qu'à la communauté musulmane que représentait malgré tout l'occupant étranger. Aux alentours de la première guerre mondiale, une évolution se fait sentir. Pour mieux se défendre contre le joug des Turcs, les chrétiens utilisaient la langue arabe et militaient pour un renouveau. Tel est le premier aspect que revêtit le nationalisme. Le terrain avait été préparé par les efforts d'un Butrus Bustânî ou ceux des premières associations. Cette lutte contre les éléments extérieurs s'accompagne d'une lutte à l'intérieur de chaque communauté : les affrontements entre confessions se font plus rares. Telles sont les différentes étapes au long desquelles ont émergé différentes personnalités. Globalement on peut dégager quelques ca­ ractéristiques de leur comportement. Chez les chrétiens, le mouvement de la nahda a été, du point de vue religieux, assez disctinct de ce qu'il fut chez les musulmans. Là, pas de réformisme salqfi, On.est frappé de voir combien peu les écrivains chrétiens ont éprouvé le besoin de revenir aux sources, à l'Evangile. M ikhâll Muchâqa est, sur ce point, une exception. Par contre, on observe d'une manière générale une contestation allant parfois jusqu'à la révolte religieuse. C'est ainsi qu'on rejette la collusion de la hiérarchie religieuse avec le pouvoir temporel ou, plus exactement, ce pendant du césaro-papisme auquel certains historiens donnent aujourd'hui le nom de "hiérocratie" des autorités religieuses. Néanmoins, la condition indispensable pour assurer la protection de la communauté chrétienne, n'était-ce pas de laisser son patriarche exercer

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un pouvoir politique respecté du pouvoir civil, le plus souvent musulman ? On comprend (240) toutefois l'attitude des écrivains chrétiens libanais. D’une part, il ne faut pas oublier l'état de l'Eglise dans laquelle ils vivaient et qu'ils ont suffisamment décrite. D'autre part, les "Libanais de la Montagne" ont toujours plus ou moins adopté une atti­ tude de francs-tireurs dans les diverses situations où ils se sont trouvés. Leur manque de considération pour l'autorité, leur souci de préserver l'intérêt des familles, leur jalousie à préserver leur indépendance en sont des caractéristiques bien connues. De plus, les Arabes chrétiens ont toujours dû œuvrer de façon marginale pour préserver leur place au soleil, ce qui les a souvent amenés à être en avance sur la masse musulmane qui les entourait. Ne pourrait-on expliquer de cette manière la place qu'ils occupent dans la renaissance littéraire à la fin du XVlIIème siècle et au début du XIXème siècle, leur recherche de débouchés lucratifs dans l'émigration, la rapidité avec laquelle ils ont adopté les théories évolutionnistes, le choix -encore récent- qu'ils font des carrières scientifiques et médicales, leur facilité à adopter la philosophie marxiste (241)? Enfin, à leur atavisme levantin et à leur caractère de minoritaires marginaux, est venu s'ajouter, sous l'influence de l'Occident, le biculturalisme qui leur a donné une ouverture insoupçonnée (242). Ces quelques caractéristiques communes marquent aussi les limites de leur mouvement de réaction. En premier lieu, on doit ob240. "En deux mots, dans la pratique de l'histoire religieuse, la méthode du Est-ce vrai ne m ènerait-elle pas á une impasse ? M ais celle du Est-il possible que ne conduirait-elle pas, au contraire, l'historien à cette fin dernière de toute l'histoire : non point savoir, en dépit des étymologies, mais comprendre ?", Lucien FEBVRE Le problème de l'incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais, Paris, Albin M ichel, 1968, p. 424. 241. Comme Salâma Miisá (1887-1958] et les coptes égyptiens. 242. Faut-il voir dans l'absence de double culture la raison du fait que les juifs du Proche-Orient, eux aussi m inoritaires, ont végété dans des ghettos ?

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server le manque d'originalité de leur attitude. Si tout mouvement de révolte invoque tacitement une valeur, si confusément une prise de conscience naît de ce mouvement, si le révolté vise à faire reconnaître quelque chose qu'il a, si la révolte révèle ce qui, en l'homme, est toujours à défendre (243), alors on doit constater que l'aspect positif de la contestation religieuse des écrivains libanais chrétiens s'inspire directement de l'Occident. Aussi bien Camus ne dit-il pas que le pro­ blème de la révolte semble ne devoir prendre de sens précis qu'à l'intérieur de la pensée occidentale (244). L'attitude de ces écrivains manque également de profondeur. Ils s'inspirent de l'effort de réflexion occidental, mais ils donnent l'impresion de s'arrêter en route. Un seuil n'est pas franchi. Mis à part Chibll Chumayyil qui envisage sérieusement une position franchement athée, l'ensemble des auteurs étudiés pourraient être classés dans la catégorie des incrédules (245) anticléricaux (246). Leur absence de formation spirituelle vraie les a empêchés de poser le problème de fond. Ils se contentent d'adresser des critiques - trop souvent superficielles - à un système qui est un résultat, sans en chercher les véritables causes. L'analyse de leurs expériences personnelles se révèle sur ce plan décevante (247).

243. A lbert CAMUS L'homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, pp. 2 6 ,3 0 ,3 2 . 244. ID., 45. 245. D 'excellentes réflexions sur le phénomène de l'incrédulité sont à chercher dans Henri BUSSON : La pensée religieuse française de Charron à Pascal, Paris, Vrin, 1934, p. 11. 246. C f la réaction de Bichr Fâris [1906-1963] «Mitre l'imam dans Jabhat al-ghayb, pp. 45-54, cité par Hamadi BEN HALIMA : Les principaux thèmes du théâtre arabe cotitemporain [de 1914 à i960], Tunis, Université, 1969, p. 296. 247. Sur le rôle à attribuer aux expériences religieuses personnelles des réalités dont parlent les écrivains, voir Henri BREMOND : Histoire littéraire du

sentiment religieux a i France depuis la fin des guerres de religion jusqu'à nas jours, Paris, Bloud et Gay, 1923-1936,11, p. V.

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A quoi s'ajoute un certain manque de sincérité. En dehors des motifs avoués quand il y a passage d'une confession à une autre, on trouve sans difficulté qu'ils peuvent bien être expliqués, du moins en partie, d'une autre façon. Il est remarquable de constater que ce phé­ nomène de changement de communauté existe encore fréquemment aujourd'hui et pour les mêmes motifs. Le plus souvent, la raison profonde de ce comportement est l'éventualité d'un mariage avec un partenaire d'un rite différent. Dans le contexte libanais, il n'est pas rare non plus de voir invoqué l'aspect financier d'un arrangement entre familles. Ou bien il s'agit plus prosaïquement d'un conflit disciplinaire avec un membre de la hiérarchie ecclésiastique. Enfin, on trouve des cas où c'est une question d'honneur bafoué qui fait aller trouver refuge chez le v o isin ... Dernier point négatif, qui est peut*être à l'origine des trois autres caractères que nous venons de constater : l'absence de formation théologique dans l'affrontement avec la science. Et on ne peut s'empêcher de faire un parallèle avec la crise moderniste telle qu'elle apparaît à travers une de ses meilleures expressions littéraires : Jean Barois (248). On trouve dans ce roman les thèmes chers à nos auteurs: l'hymne aux pionniers de la science (249), l'affrontement entre raison et foi (250), le rôle du transformisme (251), celui des sciences naturelles (252), la lutte contre l'intolérance (253), la reconnaissance de la valeur du sentiment religieux (254), etc ... Cette absence de culture 248. "Le seul grand roman de l'âge scientiste", d'après Camus. 249. Roger MARTIN DU GARD: Roger Barois, Paris, Gallimard, Livre de Poche, p. 29. 250. ID., 49. 2 5 1. ID., 127; pour le problème de la création, voir p. 353. Sur ce point, on peut se reporter au commentaire de Réjean ROBIDOUX : Roger Martin du Ganl et Ici religion, Aubier, 1964,p. 132. 252. Jean Barois, p. 148. 253. Id., 198.

ISA. Id., A2A.

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théologique chez les écrivains libanaix chrétiens s'explique, évidemment, par le manque de formation des responsables eux-mêmes, les membres du clergé. Pour ceux-ci il n'y fut porté remède qu'assez tardivement, et, nécessairement, le contre-coup de cette amélioration n'a pu atteindre les fidèles qu'un peu plus tard encore (255). Reste à voir si le mouvement qui vient d'être analysé a donné des résultats et lesquels. L'impression dominante est que les écrivains libanais chrétiens n'ont pas réussi à s'imposer, submergés qu'ils ont été par l'Islam (256): "Si grands qu'aient été les services de l'école syrienne dans la littérature néo-arabe, ils ne réussissent pas, et ils ne pouvaient réussir, à résoudre le problème sous aucun de ses deux aspects. Ils ne pouvaient résoudre le problème psychologique parce qu'ils étaient chrétiens, et que l'avenir que pouvait avoir la littérature arabe devait reposer sur l'écrasante majorité musulmane (257). Pour des raisons similaires, le problème de style n'était pas à leur portée ... Les modèles de style littéraire arabe étaient l'œuvre des musulmans, qui suivaient des modèles islamiques, par dessus tout le Coran et la Tradition. Il n'était ni possible, ni désirable que la littérature arabe nodeme se séparât complètement du passé islamique"(258).

M ais si, chez les chrétiens, la continuité de la tradition semble insuffisante, leur œuvre ne peut-elle pas être considérée comme une bonne préparation du terrain ? Initiateurs, ils l'ont été. Bien sûr, le 255. D 'ailleurs, à la fin de cette étude, plutôt que d'insister sur le désaveu, n'y aurait* il pas lieu de m ettre davantage l'accent sur le désarroi de ces écrivains ballottés entre l'agnôsticisme, l'incroyance, l'apostasie et la reconversion ?... 256. C f les théines étudiés dans quelques textes de musulmans syriens, Abû Khalil QABBANI [1836-1922], cité par KURD ALI: Khuiat, passim et Muhammad NAJM: al-Masrahiyya f i l-adab al-'arabî al-hadîth [références dans BEN HALIMA, 20], ou égyptiens: Taha HUSAYN [1889-1973] dans al-Ayyàm et Tawfïq al-HAKIM [1898-1987] dans al-Malik Udib et Sulaymàn ai-hakim [BEN HALIMA, 294 sq]. 257. C f la position de Khalîl M utrân [1870-1949]. 258. Hamilton GIBB, cité par LECERF :"Chum ayyir, 161-162.

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souci didactique et apologétique nuit à la qualité littéraire de leurs écrits. Ils y gagnent en importance sociale. Ils sont en outre des témoins irremplaçables d'une évolution dont la rapidité n'est pas égale sur tous les plans. Au moins ont-ils permis à la pensée arabe moderne de rejoindre le grand courant qui, en Occident, accompagne ou modèle l'évolution de la société. Au terme de cette étude, on peut le dire : les écrivains libanais chrétiens analysés ont permis l'éclosion d'une littérature arabe exprimée par des chétiens et reconnue sans discussion dans l'ensemble du monde arabo-musulman. On pense en particulier à l'œuvre de M îkhâll N u'aym a [1889-1988] qu'on a eu souvent l'occasion de citer et qui est notre contemporain. Il ressent profondément son isolement de chrétien même comblé - au sein d'une littérature arabe en majorité musulmane (259). Voilà, en tous cas, un auteur qui a eu le temps de Élire le tour de sa pensée : savant alliage d'une interprétation personnelle de l'Evangile influencée par les grands auteurs russes, d'une connaissance du monde moderne à travers son expérience américaine, de l'assimilation du mysticisme indou alliée à une solide imprégnation de la littérature arabe ... N u'aym a a donc bénéficié de ce travail de préparation des pionniers chrétiens de la littérature arabe moderne. Il laisse une grande œuvre littéraire. M ais voici qu'un nouveau phénomène apparaît au Liban : c'est l'éclosion d'une véritable pensée chrétienne - non plus contestataire cette fois - singulièrement depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Bénéficiant non seulement du travail de défrichement opéré par les auteurs que nous avons étudiés, mais aussi des poètes de l'émigration, depuis Iliyâ Abu Mâdhî [1889-1957] jusqu'à Rachîd Ayyûb [18721941] (260), ils allient les qualités artistiques du style à la profondeur

259. Communications orales des 18 octobre et 14 novembre 1969. 260. Sur ce point, on aura intérêt à consulter, au moment de sa publication, la thèse de Kliâlida SA 'ID: Le refus dam la poésie arabe contemporaine.

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de l'analyse. De la littérature on débouche insensiblement sur la mé­ taphysique (261).

261. Entre autres Khalil Râmiz SARKIS dans Ardhu-nâ al-jadîda, 1962 et Masîr, 1965, Y ûsuf al-KHAL [1917-1987] dans Hirodia et ses recueils de poèm es et A fif'U SA YRAN.

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152

ATANAS M itri : 80 ATIYEH George N. : 143 AVERROES : 84,85 AWAD Louis: 23,27 AWAD Rîtâ : 87 AYYUB Rachîd : 149 AZAR Iskandar : 77 AZOURY Negib : 54, 142

IND EX

1. NOM S. ABD AL-HAFIZ Majdi : 80 'ABD AL-HAMID : 31, 32 'ABBUD Mârûn : 2 2 ,2 5 ,2 7 ,2 8 , 37, 39, 4 1 ,4 2 ,4 7 ,5 9 ,6 8 ,7 7 ,7 8 , 84, 96, 103,104,108,117,125, 126, 129 'ABDUH Malham Khalil E. : 90 'ABDUH Muhammad : 32, 53,57, 7 6,85 ABOUSSOUAN Camille :107 ABSI M arcelle: 60 ABU CHAQRA Subhî : 90 ABU DAYYA Sa'd : 76 ABU JAMRA Sa îd : 55 ABUMADHI Diyâ : 149 ABU YUSUF : 16 AFGHANI [al-] Jamâl al-dîn : 13.32, 75,76,141 AKRA [al-] Adûnîs : 86 ALLAIN Philippe : 35 ALLARD M ichel: 39,46 'ALLUCH Nâjî :74 ANDERSON R ufas: 20 ANHURI Pierre :89 ANTONIUS George : 8 ,5 1 ,5 3 ,7 6 , 97,142 ANTUN Farah : 53, 59,81,84-88, 108, 113, 115, 117, 119, 120, 122, 123, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 132, 136,138,151 AQQAD [al-] Mahmûd Abbâs : 72 ARMALET Isaac: 136 ARSLAN Chakîb: 18

BAGHDADI : 90 BALLAS Shimon : 87 BAZZAZ Abd al-Rahmân : 143 BEN HALIMA Hamadi : 146, 148 BENJAMIN : 89 BERQUE Jacques : 3 ,1 5 ,2 5 BINDER Leonard : 53 BIRD Isaac :2 0 ,22 BISKINTANI Pierre Karam : 21 BLAKE: 106 BLISS Frederik Jones : 53,54 BLUNT W ilfrid Seawen : 30, 32 BODMAN Herbert : 124 BREMOND Henri : 146 BRISONE Arthur : 37 BROCKELMAN Cari : 7 ,9 ,1 0 ,2 7 , 6 8 ,7 4 ,7 8 ,8 4 ,9 0 ,9 6 BUCHNER Ludwig : 3 3 ,6 2 ,8 0 BURY : 50 BUSSON H enri: 146 BUSTANI Butrus : 3 ,1 6 ,2 0 ,3 0 ,7 9 , 92. 96-100, 121, 125,136,138, 141,144,151 BUSTANI Fu'âd Afram : 7 ,6 9 ,9 9 BUSTANI YûsufTûmâ : 24 CAMUS Albert : 62, 146, 147 CASE Bertha : 36 CHAHINE Jérôme : 6 CHAIX-ROY J.: 86 CHAKHACHIRI André Jean : 90

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CHALHAT Y ûsuf : 65 CHALUTA M ansour : 105,106,116 CHAMBERS : 124 CHAYKHU Louis : 7 ,9 ,1 1 ,2 8 ,3 4 , 42, 4 3 ,4 5 ,5 2 ,5 3 ,5 9 ,7 4 ,7 7 ,7 8 . 7 9 ,8 4 ,9 0 ,9 7 ,1 0 5 ,1 0 8 ,1 2 8 CHEDCH MOUSSA Abdallah : 10 CHEVALLIER Dominique : 50,54, 124 CHIDYAQ Ahmad Fâris : 3 ,4 ,7 ,1 9 28, 3 1 ,3 2 ,3 6 ,4 7 ,1 1 3 ,1 1 4 ,1 1 5 , 116, 119, 120, 121, 123, 126, 128, 129, 131, 133, 136, 138, 141.151 CHIDYAQ As ad : 20, 91, 95,97, 118,138 CHIDYAQ Khalil Y a'qûb GhafiU : 28 CHIDYAQ Tannûs: 27 CHIDYAQ Z âhir: 28 CHIHAB Hasan ' Ali : 21 CHUMA YYIL Amin : 79 CHUMAYYIL Chiblî : 3 ,7 ,1 2 ,5 7 , 58, 5 9 ,6 0 ,6 1 ,6 2 ,6 5 ,7 8 -8 3 ,9 4 , 118, 121, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 136, 138, 140, 146.151 CHURCHILL Charles-Henry : 51, 54,9 7 CLOT-BEY:'92 COMTE Auguste : 84 COURTADEP. :5 9 CROMER Lord : 126

DEMOCRITE : 33 DHAHIB HAla : 103 DIBS Joseph: 9 ,2 6 ,2 8 ,5 4 DODGE: 30 DOUMANI Mélèce : 54 DREYFUS : 83 DRIAULT Edmond : 50 DUGATG. :27 EMERSON Ralph: 135 EPICURE : 44 EWALD N .: 27 FAKHR Basile : 89 FAKHURI Hanná : 6 ,1 0 ,3 6 ,6 8 ,7 4 97,106, 131 FARAG Nadia : 56,78 FARIS Bichr : 146 FARIS Félix : 106 FARIS Hânî : 143 FARMER H. G. : 91 FARRUKH Umar : 53 FAYADH Niqûlâ : 81 FEB VRE Lucien : 145 FLEISCHER H. L. : 27,96 FOUAD Pacha : 40,54 GANEM : 142 GEOFFROY SAINT-HILAIRE Etienne : 62 GHAYTH Afifa : 103,125,131,132 135 GHAZI Anthime : 89 GIBB Hamilton : 7 ,9 ,1 0 ,2 7 ,6 8 ,7 4 8 4 ,96,148 GRAF Georg: 7 .9 ,5 4 ,9 0 ,9 6 GUYMIOT : 60

DAGH1R Y ûsuf As ad : 6, 10,27,29, 36, 59, 68, 74, 78, 79, 84,96, 136 DAHDAH Ruchayd : 26,55 DARWIN Charles: 5 9 ,6 7 ,8 3 ,8 7 DE LALANDE : 89

HADDAD Niqûlâ: 84 HADDAD Rûz : 84 HAECKEL Ernst : 61

154

HAIM Sylvia G.: 143 HAJJAR Joseph : 54 HAKIM [al-] Tawfîq : 148 HAMZA Abd al-latîf: 27 ,7 4 HAWI K halil : 9, 2 3 ,7 6 ,1 0 1 ,1 0 3 , 104, IOS, 108,134,135 HAWRANI Ibrâhîm : 67 ,7 8 HAYKAL Husayn : 56 HAZARD P au l: 140 HAZIM Ignace : 5 7 ,8 5 ,9 4 ,1 4 1 HERACLITE : 33 HERSHLAG : 50 HESS C lyde: 124 HOMSY B asile: 51 HORNUS Jean-M ichel : 20,121 HOTHNGER A rnold: 53 HOURANI A lbert : 3, 8 ,9 ,1 1 ,1 4 , 17, 2 8 ,3 2 ,5 4 ,5 6 ,5 9 ,6 9 ,7 4 ,7 8 , 85, 89, 99, 125, 126,130,136, 140,141 HUBAYCH Joseph: 22,54 HUSAYN H asan: 66 HUSAYN T aha: 148 HUSKELL Mary : 104 HUITN Serge : 76 HUWAYYTK Y ûsuf : 103 HUXLEY Thomas: 58,60-61

JAMAL: 79 JAWHARI : 70 JEAN XXH : 24 JESUS : 8, 23, 38, 44, 4 6 ,8 4 ,8 7 , 103, 105, 106, 107, 108, 109, 114,123,127,136,139 JISR Husayn : 57 JOUPLAIN M.: 142 JUBRAN Khalîl Jubrân : 15, 23, 101-109, 116, 122, 123, 125, 126,128,131,134,141,151 JULLIEN : 52 JUNDI Anwar : 10 KAHHALA Umar Rid& : 6 ,1 0 ,3 1 , 6 8 ,7 4 ,7 8 .8 4 ,9 0 ,9 6 KARALEVSKY Cyrille : 54 KARAM Antoine Ghattas : 19,28, 101,137 KARAM Pierre : 92 KARAME Salwa : 103 KAWAKIB1 :70 KAYALI (al-| Sâmî : 36 KEAN Jonas: 2 0 .2 1 .2 2 KEATH : 91 KEDOURIEElie :3 2 ,7 6 ,77 KERR Malcoin : 51 KFURI Paul : 78 KHAIRALLAH K.T.:8,69,7 5 ,7 7 ,9 7 KHALAFALLAH M. A. : 2 5 ,2 7 ,1 3 6 KHAL[al-] Yûsuf: 150 KHALID A m in: 105 KHALIDI Nasif : 53 KHAN Ahmed : 56 KHANJI Amin : 53 KHARBAWI Basile : 55 KHAWAM René : 24 KHAYATI M ustapha: 75 KHAZIN Nasib Wahîbih : 24 KHAZIN Yûsuf: 94

IBN 'ARABI Muhyî al-dîn : 79 IBN KHALDOUN : 59 IBRAHIM H fifiz: 83 IBRAHIM Pacha : 5 1 ,9 1 ,1 4 3 ISHAQ A w n !:75 ISHAQ Arfib : 74-77,117,121,125, 1 2 6,136,137,138, 139,151 ISMAIL Adel : 5 1 ,5 3 ,5 4 ISMAIL Pacha: 26 ISSAWI : 50 JABR JanuT:35,3 8 ,4 3 ,4 5 ,1 0 1 ,1 0 4 JABRI Chafiq : 25

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MUNAJJID [al-] Salâh al-dîn : 10 MUSA Salâma : 6 3 ,8 1 ,1 4 5 MUSSET H enri: 2 0 ,54,118 MUTANABBI Abû Tayyib : 7 MUTRAN K halil: 83,148

KHERED1NE : 26 KHURI M arie : 104 KING : 91,92 KRATSCHKOWSKY Ignace: 8,9,39 KURD 'ALI Muhammad : 10,28, 5 3 .5 6 .6 8 .6 9 .7 4 .9 0 .9 6 .1 4 8

NAAMAN Abdallah: 143 NABHANI Yûsufb. Ismâ'îl : 55 NAJM Muhammad Yûsuf : 20,148 NAQQACH Niqâlâ : 9 NASRALLAH Joseph : 52 NERVAL [de] Gérard : 118 NEWTON Isaac : 92 NICOLAS 1er: 24 NIETZSCHE Frederik : 84,107 NIMR Fâris : 56,67 NU'AYMA M îkhâîl : 40, 46, 76, 101, 102, 103, 104, 107, 108, 113, 116, 118, 123, 125, 127, 131, 132, 133, 134, 149 NUJÀYM Paul: 142

LAMARCK Jean-Baptiste : 58,62 LAOUST H enri: 56 LECERF Jean : 15, 17, 3 9 ,5 5 ,6 6 , 7 8 .1 0 6 .1 0 7 .1 2 7 .1 3 0 .1 4 8 LEWIS B ernard: 51,136 LEWIS Edw in: 67 ,7 8 MA'ARRI [al-] Abû l-'A lâ’ : 39,139 MADHI Ahmad : 3 6 ,8 0 ,8 2 MAMUR G abriel Jabbära : 71 M A'OZ M oshe : 52 MAQDISI Anis : 7, 2 8 ,6 8 ,7 4 ,8 4 , 98,108 MARRACH Butrus : 24 MARRACH Francis : 9 ,6 6 ,9 9 ,1 3 7 MARTIN DU GARD Roger : 147 M AS'AD : 27 M AS'UDI [al-] : 17 MATWI [al-] M. al-Hádi : 23 MAURIAC François : 120 MAZHAR Ism â'îl : 66 MAZLUM Máximos : 54,93, 94 MAZLUM Thomas : 54 MICHEL Em ilie : 104 MILBOURNE Mary : 54 MOLESCHOTT Jacob : 33 MUCHAQA Mtkh&ll : 3.22,8 9 -9 6 , 113, 115, 116, 118, 120, 121, • 122,125,140,144,151 MUHAMMAD : 13, 32, 87, 108, 113,127,139 MUHAMMAD M ustaß : 24 MUKARZAL N a’üm : 38 MUKHKH [al-] Jaldl : 103

PERES Henri : 7, 15,28 PERLMANN : 84 PHILIPP Thomas: 10,91 PLATON : 44 POLIAK A. N. : 16 POLK : 124 POMMIER Jean : 86 POST Georges : 67 QABBANI Abû Khalil : 148 QASAITLI : 90 QASIMI Zâfir : 7 QASMI [al-] Fathî : 81,85 RABBATH Edmond : 143 RAFl'l [al-| Tawfiq : 36 RASI Anls Yoakim : 74 RAYHANI Albert : 35, 3 8 ,3 9 ,1 2 5

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SCHERER : 54 SEALE M. S. : 20 SIDQI Tawfiq : 57 SIMON Jules : 76,84 SMITH : 97 SOCRATE: 44 SPENCER Herbert: 59-60 SULAWanda: 20

RAYHANÏ Amin : 3, 4 ,2 3 ,3 5 -4 7 , 54, 57, 59, 65, 7 6 ,7 8 ,8 3 ,1 0 4 , 108, 116-117, 118, 119, 120, 122, 123, 125, 126, 128, 129, 131, 133, 134, 135, 136, 137, 1 3 8.139.140.141.152 RAYHANI Amin A lbert : 35 REID Donald M.: 81,84 REINAUD : 6 ,1 5 RENAN Ernest : 84 RENOUVIN P ierre: 50 RIDA Rachîd : 12, 1 4 ,1 8 ,3 8 ,5 7 ,7 2 , 8 1 ,8 3 ,8 5 .9 4 ,1 4 0 ,1 4 2 ROBEDOUX Réjean : 147 RONDOT P ierre: 15,53 RONZE VALLE : 91 ROSTAND Jean: 59 RUSTUM Asad : 90

TANTAW1 :70 TARRAZI Philippe de : 7 ,9 ,2 0 ,2 7 , 2 8 ,3 0 ,3 1 ,3 4 , 5 2 ,6 9 ,7 4 ,% TATUNJ1 Athanase : 27 TAYLOR : 50 THABIT Ayyûb : 78 THABIT Khalil : 72 THOREAU Henri : 135 TIBAWI Abdellatif : 67 TIZIN1 Tayyib : 85 URABI : 30 USAYRAN Afif : 150 VAN DYCK Cornelius: % , 97,100 VOLNEY : 90 WAJDI M. F a rid :6 6 ,7 0 ,7 8 WIET Gaston : 8 YAZBEK Yûsuf: 28,113 YAZUI Kamál : 67 YAZUI.Nâsif : 6-9,15,18,78,97,153 YOUNG Barbara : 102,108 YUSUF Niqûlâ: 84 ZAKKA M. Najib : 36 ZAYDAN Emile : 10 ZAYDAN Juijî: 6 ,9 -1 3 ,1 5 ,1 8 ,2 0 , 25, 66, 67, 74, 77, 79, 90,96,* 118,131,153 ZEINE Noureddine Zeine : 142 ZIRDCLI Khayr al-din : 6 ,1 0 ,3 1 ,6 9 , 7 4 ,7 8 ,8 4 ,9 0 , % ZIYADA M aw : 40,72. 104 ZURAYQ Constantin: 142-143

SA'ADA Antûn : 143 SA'ATI Ahmad : 78 SABA Isá M ikhAll: 36 SABAT K halîl: 52 SABUNJI Louis : 2 9 -3 4 ,4 4 ,4 7 ,6 6 , 99,118,126, 132,136, 141,152 SAFA Elie : 55 SA ID K h£lida: 149 SA ID [al-] R afat : 81,86 SALIBI Kamel : 53,54 SANDUBI Hasan : 7 ,2 6 ,2 8 ,9 6 SARKIS K halîl R ám iz: 150 SARKIS Salim : 36 SARKIS Y ûsuf Ilyâs : 6 ,1 0 ,2 9 ,6 8 , 7 4 ,7 8 ,7 9 ,8 4 ,9 0 ,9 6 SARRUF Fu’âd : 6 8 ,7 3 ,7 4 SARRUF Y a'qûb : 3 ,9 , 15.55, 56, 58, 5 9 ,6 4 ,6 7 ,6 8 -7 4 ,7 8 ,7 9 ,8 3 , 100.118.126.130.153 SAWAYA M ikhâll : 26 SCHELTEMA : 51

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Islam : 13. 14. 32. 37, 39-43. 73, 83.85. 114, 126. 141, 148 Jésuites : 45, 5 7 ,7 4 ,7 7 ,9 7 ,9 9 Juifs: 114,116,117, 145 Langue arabe : 8,11,14-18 Liberté : 38, 46, 54, 74, 75,77, 98, 136-138 Littérature : 15-16,137-138,148149 Livres Saints : 114, 130 Maronites : 17, 20, 24, 36, 37, 94, 124 Melkites : 89.94 Missionnaires : 9. 15.21. 27. 92. 97. 98. 115 M oines: 44, 87, 119-120 Mort : 65, 73.108 Nationalisme : 18,141-143 Nature.32,45.65,75,105, 134-135 Orthodoxes : 9. 38. 54.67. 84 Pape : 98. 121 Presse : 52. 56. 98 Prière: 41-42. 107. 115-116 Protestants:9, 20-23, 34,38,91, 97 Raison : 140-141 Religion : 11, 76,87,90,127-132 Révolte : 34, 43, 77, 105, 146 Science: 11,56,87,129-130,141 Spirituel : 85,129 Superstition : 112-113 Temporel ; 85.121,129 Tolérance : 82.117,138-140 T ransformisme: v.Evolutionnisme Vérité : 38. 82

2. N O TIO N S

Agnostique : 88,139 Ame : 11,33,58,63,70,71,118 Amour : 26, 31,103 Anticléricalisme : 74, 76. 99 Argent : 25*26, 122 Athée : 78,83. 146 Au-Delà : 12.65 Bible : 7, 10. 22, 27. 33.64. 7071,92. 93. 114. 118 Clergé : 120-123 Confession [tâ'ifa] : 5. 38, 54. 91. 101,124-127 Coran : 7, 14. 32, 39. 57, 70, 87, 114,139, 148 Création : 46.61 Culte: 115-116 Darwinisme : v. Evolutionnisme Dieu : 11,33.46.70.73.79.85. 97, 107, 127. 131, 132-134 Druzes : 54,124 Egalité : 14,85, 87,136 Evangile : 8, 23, 93, 100,114, 136,139 Evolutionnisme : 12, 56-68,118 Excommunication: 47,53.95,108 Fanatisme : 117-118 Franc-Maçonnerie : 12,76 Hiérarchie : 118-124 Immortalité : 33,71,114.118

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TA BLE DES M A TIER ES

Préface

3

I - Les conservateurs. 1. Entre N asîf Yâzijî et Jurjî Zaydân, une nahda laïque ? ............ 5 II - Les aventuriers. 2. Ahmad Fâris al-Chidyâq.................................................................19 3. Louis Sabunjî................................................................................... 29 4. Amin al-Rayhânî, chrétien ou musulman ? ................................... 35 III - Les "scientistes" libanais devant leur fo i. 5. Yaqûb Sarrûf, Adîb Ishâq, Chiblî Chumayyil, Farah A ntûn.....49 I V - Les spiritualistes. 6. La conversion de M îkhâll Muchâqa et de Butrus Bustânï........ 89 7. Jubrân Khalîl Ju b rân .....................................................................101 Conclusion 8. Le désaveu des écrivains libanais chrétiens................................ 111 Liste des sources............................................................................... 151 Index 1. N om s.............................................................................................154 2. N otions......................................................................................... 158 Table des M atières.................................................

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Achevé d'imprimer sur les presses des Imprimeries Réunies Groupe Cérès Productions Av. A. Azzam 1002 Tunis 6 Août 1996