La Création chez les Pères / Creation in the Writings of the Early Church Fathers 978-3034306171

S’il y a aujourd’hui un regain d’intérêt pour la Création, avec des découvertes de l’astrophysique, les Pères, pour des

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La Création chez les Pères / Creation in the Writings of the Early Church Fathers
 978-3034306171

Table of contents :
Marie-Anne VANNIER
Avant-propos 1
Les linéaments d’une théologie de la création
Marie-Laure CHAIEB
Irénée, une des premières synthèses sur la création 9
Agnès BASTIT
Dieu créateur selon l’Adversus Haereses II d’Irénée 25
L’âge d’or de la réflexion sur la création
Laurence GOSSEREZ
Sous le signe du phénix
(Ambroise de Milan, Exameron, V, 23, 79-80) 55
Gérard NAUROY
Ambroise de Milan, émule critique de Basile de Césarée 77
Gérard REMY
Création : commencement ou éternité chez Augustin ? 103
Yves MEESSEN
De l’usage du double concept aristotélicien matière-forme
dans la pensée augustinienne de la Création 133
Un écho de l’Orient
Thomas KREMER
D’Adam à Noé 149
Colette PASQUET
L’homme créé à l’image de Dieu chez les Pères syriaques 161
Prolongements
Jacques ELFASSI
La création du monde chez Isidore de Séville 177
Donatella PAGLIACCI
Originalità e attualità della concezione agostiniana della creazione 199
Index 223

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Recherches en littérature et spiritualité

Vol. 19

Édité par Marie-Anne Vannier

La Création chez les Pères

Peter Lang

Recherches en littérature et spiritualité

S’il y a aujourd’hui un regain d’intérêt pour la Création, avec des découvertes de l’astrophysique, les Pères, pour des raisons différentes dues au contexte où ils vivaient, ont largement réfléchi sur ce sujet et ont développé toute une théologie de la Création. A la suite du colloque du même nom qui s’est tenu à Metz en novembre 2008, des spécialistes présentent dans cet ouvrage les thèses de ces différents auteurs, aussi bien les plus connus comme Irénée, Ambroise, Augustin que d’autres moins célèbres à l’image des Pères syriaques, autant de textes qu’il est bon de revisiter et qui ne manquent pas d’actualité. A partir d’une exégèse des premiers chapitres de la Genèse, réalisée avec différentes méthodes, les Pères sont souvent passés d’une interprétation cosmologique à une interprétation anthropologique de la Création, centrée sur le commentaire de Genèse 1, 26 : la Création de l’être humain à l’image et à la ressemblance de Dieu.

Marie-Anne Vannier est professeur à l’Université Paul Verlaine de Metz ; elle a une double formation en philosophie et en théologie. Elle a publié de nombreux ouvrages sur saint Augustin : Creatio, conversio, formatio chez S. Augustin (1991, éd. aug. 1997) ; S. Augustin et le mystère trinitaire (1993) ; Encyclopédie S. Augustin. La Méditerranée et l’Europe (2005) ; Les “Confessions” de S. Augustin (2007) ; Saint Augustin et la Bible (2008 chez Peter Lang). Elle a également publié Le Traité de l’Incarnation de Jean Cassien en 1999 ainsi que de nombreux ouvrages sur Eckhart. Depuis 1992 elle est rédactrice en chef de la Revue Connaissance des Pères de l’Eglise.

La Création chez les Pères

Recherches en littérature et spiritualité Éditées par Gérard Nauroy Vol. 19

La collection Recherches en littérature et spiritualité a été fondée par le Centre de recherche « Michel Baude – Littérature et spiritualité » (aujourd’hui intégré au Centre « Écritures ») de l’Université Paul Verlaine de Metz. Y sont rassemblés les travaux les plus récents – qu’il s’agisse de monographies ou d’ouvrages collectifs – de ses chercheurs spécialistes d’antiquité tardive, de littérature française du Moyen Âge à l’époque contemporaine, et de littérature générale et comparée. La collection est ouverte aux travaux de chercheurs extérieurs à l’université de Metz pour peu que leur ouvrage porte sur la poétique et l’esthétique des textes littéraires, sur leur relation avec le fait spirituel et ses manifestations, et cela, quel que soit leur contenu religieux ou idéologique. Gérard Nauroy

Comité scientifique : Pierre-Marie Beaude, professeur des Universités (Université Paul Verlaine – Metz, Bible et sémiologie littéraire) Alain Cullière, professeur des Universités (Université Paul Verlaine – Metz, littérature française des XVIe et XVIIe siècles) Pierre Halen, professeur des Universités (Université Paul Verlaine – Metz, littérature générale et comparée) Gérard Nauroy, professeur émérite (Université Paul Verlaine – Metz, langues et littératures anciennes) Jean-Claude Polet, professeur à l’Université catholique de Louvain (littérature comparée)

Edité par Édité par Marie-Anne Vannier

La Création chez les Pères

PETER LANG Bern s Berlin s Bruxelles s Frankfurt am Main s New York s Oxford s Wien

Information bibliographique publiée par «Die Deutsche Nationalbibliothek» «Die Deutsche Nationalbibliothek» répertorie cette publication dans la «Deutsche Nationalbibliografie»; les données bibliographiques détaillées sont disponibles sur Internet sous ‹http://dnb.d-nb.de›.

Ouvrage publié avec le concours de l’Université de Metz, « Centre Écritures ».

Illustration de couverture: « Dieu créateur », vitrail de l’église de la Madeleine, Troyes. Photographie I. Raviolo. Réalisation de la couverture : Thomas Jaberg, Peter Lang SA

ISSN 1424-4802 ISBN 978-3-0352-0049-2 © Peter Lang SA, Éditions scientifiques internationales, Berne 2011 Hochfeldstrasse 32, CH-3012 Berne [email protected], www.peterlang.com, www.peterlang.net Tous droits réservés. Réimpression ou reproduction interdite par n’importe quel procédé, notamment par microfilm, xérographie, microfiche, microcarte, offset, etc. Imprimé en Suisse

Table des matières Marie-Anne VANNIER Avant-propos

1

Les linéaments d’une théologie de la création Marie-Laure CHAIEB Irénée, une des premières synthèses sur la création

9

Agnès BASTIT Dieu créateur selon l’Adversus Haereses II d’Irénée

25

L’âge d’or de la réflexion sur la création Laurence GOSSEREZ Sous le signe du phénix (Ambroise de Milan, Exameron, V, 23, 79-80)

55

Gérard NAUROY Ambroise de Milan, émule critique de Basile de Césarée

77

Gérard REMY Création : commencement ou éternité chez Augustin ?

103

Yves MEESSEN De l’usage du double concept aristotélicien matière-forme dans la pensée augustinienne de la Création

133

Un écho de l’Orient Thomas KREMER D’Adam à Noé

149

Colette PASQUET L’homme créé à l’image de Dieu chez les Pères syriaques

161

Table des matières

VIII Prolongements Jacques ELFASSI La création du monde chez Isidore de Séville

177

Donatella PAGLIACCI Originalità e attualità della concezione agostiniana della creazione

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Index

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La création chez les Pères Marie-Anne VANNIER Centre Écritures (EA 3943) – Université Paul Verlaine - Metz

Dans cette introduction générale, je ne ferai qu’évoquer quelques grandes lignes de la théologie patristique de la création, car on ne peut pas parler de la création en général chez les Pères, étant donné que chacun d’entre eux a une perspective originale. C’est pourquoi, chacune de leurs œuvres sera présentée par des spécialistes de la question. Après une éclipse depuis la fin du Moyen Âge, la question de la création a connu un regain d’intérêt au XXe siècle, principalement en raison de la science, de la découverte du big bang en astrophysique, en raison également de l’écologie, de la nécessaire sauvegarde de la création. Or, pour les Pères, s’il est une notion qui était centrale, c’est bien celle de la création, mais leur perspective était tout à fait autre que la nôtre. Quelle était-elle donc ? L’univers dans lequel ils vivaient était différent du nôtre, mais il n’en était pas moins le langage de Dieu, comme le souligne, par exemple, S. Augustin au livre X des Confessions. Comme il leur revenait d’annoncer la nouveauté du christianisme dans le monde gréco-romain, de dégager son sens, de lutter contre les gnoses diverses, de préciser l’anthropologie chrétienne…, les Pères ont très vite mis en évidence la place centrale à la création, qui exprime le projet d’amour de Dieu pour l’humanité et l’alliance qu’il lui propose, d’où les divers traités ou homélies patristiques qui sont parvenus jusqu’à nous. Les Pères ont célébré la beauté et la bonté de la création, avec des réflexions inépuisables sur la création de l’être humain à l’image de Dieu et la divinisation qui lui est proposée. Ils ont mis en œuvre toutes les ressources de l’exégèse pour mieux comprendre le récit de la Genèse. Ils ont fait de l’affirmation de la création le premier article du Symbole de foi… Même si leur manière d’aborder les questions est largement différente de la nôtre, il n’en demeure pas moins que leurs recherches sont loin d’être dépourvues d’intérêt pour la théologie de la création qui connaît

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Marie-Anne Vannier

aujourd’hui un regain d’intérêt. Ils ont su dire, avec leurs mots, qui était Dieu, le Dieu créateur et sauveur, comme le montre Thomas Kremer à propos d’Ephrem. Un motif extérieur qui a amené l’intérêt des Pères pour la création vient, tout d’abord, de la réponse qu’ils ont faite aux gnostiques, qui refusaient la notion de création et se situaient dans une cosmogonie. Pour la mettre en échec, les Pères ont développé, les linéaments d’une cosmologie, à partir du récit de la Genèse, refusé par les gnostiques, et ils ont fait de l’affirmation de la création le premier article du Credo. Ainsi ontils défini l’identité chrétienne et permis à tous de connaître les bases de la foi, comme l’a montré Irénée de Lyon avec la Démonstration de la prédication apostolique, qui est un exposé plus simple de la règle de foi que celui qu’on trouve dans l’Adversus Haereses. Plus radicalement, les Pères ont compris la création comme l’expression de l’alliance avec Dieu. C’est pourquoi, ils ont axé toute la catéchèse baptismale autour d’un commentaire de l’hexaéméron, des six jours de la création pour faire entrer les nouveaux baptisés dans la dynamique de la création et de la création nouvelle, en les amenant à comprendre qu’ils sont créés à l’image de Dieu et qu’ils sont appelés à actualiser cette image, ou encore à passer de l’image à la ressemblance, comme y invite Genèse 1, 26, en reconnaissant que Dieu est Trinité, qu’il n’est pas un principe abstrait, mais un foyer d’amour qui invite l’être humain à partager sa vie. Cette fois, c’est la dimension anthropologique, relationnelle et mystique de la création que les Pères ont mise en évidence.

La dimension cosmologique de la création Sans doute les Pères, ne disposant pas des acquis d’une science avancée n’ont-ils pas pu aller très avant dans la présentation cosmologique de la création. Augustin dit, par exemple, qu’il a cherché à connaître toutes les conclusions de la science de son époque, mais celle-ci se réduit finalement à peu de choses. Même Basile qui, dans son Exaéméron, est l’un de ceux à être le plus loin dans la question, passe finalement de la cosmologie à l’anthropologie. C’est son commentaire de la Genèse et

La création chez les Pères

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celui d’Ambroise, qui n’a pas encore de traduction française, que Gérard Nauroy étudie en un article de synthèse. Sans bien connaître l’hébreu, les Pères ont largement exploité les ressources du terme bâra’, car la traduction du terme en grec et en latin lui a fait perdre une partie de son sens. En effet, en hébreu, le mot bâra’ est un hapax, un terme tout à fait original, qui désigne l’action unique de Dieu (Is 40, 26), action liée à un appel, à une élection, à un renouvellement, d’où son rapport avec le salut (Is 40, 29-31 ; 43, 1…), alors que les termes grecs de poiein et de ktizein ou le terme latin de facere renvoient à un schème artisanal, à une production, une fabrication, et non pas à la création comme telle. Pour remédier à cette limite du champ linguistique grec ou latin, les Pères, dès Irénée de Lyon, ont ajouté la notion de ex nihilo ou de nihilo, en fonction de la version de la Bible dont ils disposaient, afin de montrer que la création a été effectuée à partir de rien, qu’à la différence de la perspective grecque, il n’y a pas de matière préexistante, ni éternelle qui serait façonnée par un démiurge, mais que la création a été réalisée à partir de rien, comme le fait ressortir Augustin, en particulier au livre XII des Confessions qu’étudie Yves Meessen. Il y a, alors, tout un jeu autour du terme de forma pour rendre compte de la création. Quelques siècles plus tard, Isidore de Séville reprend la question et joue sur les verbes creare et formare pour rendre compte de la création, comme l’explique Jacques Elfassi, en une étude de première main de cet auteur important, mais encore peu travaillé. Si les Pères accordent une telle importance à la creatio ex nihilo, c’est à la fois pour mettre en évidence l’originalité du christianisme par rapport à la culture grecque et pour répondre aux différentes gnoses, où il y avait toujours une matière préexistante : soit un démiurge la façonnait, comme dans le mythe du Timée, soit il y avait émanation, avec perte d’être à chaque niveau d’émanation. Dans leur réponse aux gnostiques, les Pères montrent que la création est cette action unique de Dieu qui pose chacun dans son être et qui n’altère en rien l’être de Dieu. C’est là une conception nouvelle qui exclut toute espèce de panthéisme et d’émanatisme. Par là même, les Pères font ressortir la toute-puissance de Dieu, comme on le voit dans le premier article du Credo. Ils soulignent, comme Irénée, à l’encontre de la gnose, l’unité du Dieu créateur et du Dieu sauveur qu’étudie Agnès Bastit. Cette unité, Laurence Gosserez la trouve

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Marie-Anne Vannier

chez Ambroise, d’une autre manière, à partir de la métaphore du phénix, qui est à la fois « une figure du créateur » et le symbole de la Résurrection. Les Pères mettent également l’accent la bonté de la création, alors que les gnostiques n’y voyaient que l’expression de la chute. Ils précisent aussi le motif de la création, à partir du quia voluit, quia bonus : Dieu a créé, parce qu’il l’a voulu, parce qu’il était bon : la création ne répond pas à une quelconque nécessité, mais elle est l’expression de la surabondance de l’amour de Dieu qui appelle à partager sa vie. En mettant en question les hérésies, les Pères approfondissent l’originalité du christianisme, ce qui les amène, non seulement à préciser la dimension ontologique de la création, à distinguer l’être créateur et les êtres créés, comme le fera, par exemple, Augustin, mais aussi à expliquer que la création est l’œuvre de la Trinité tout entière. Irénée est le premier à l’évoquer à travers la métaphore des deux mains du Père que sont le Fils et l’Esprit Saint. Non seulement le Père est l’auteur de la création, mais aussi le Fils, en qui et par qui tout a été fait. En un premier article, Marie-Laure Chaieb présente l’apport d’Irénée sur la question. Puis Agnès Bastit reprend la question à partir du livre II de l’Adversus Haereses. Ainsi les Pères sont-ils amenés à commenter les premiers mots de la Genèse : « Au commencement » : bereshit en hébreu, en archè en grec ou In Principio en latin, comme l’expression de la création dans le Fils. Le premier à proposer ce commentaire est Origène, mais les Pères reprennent ensuite cette perspective. Ils soulignent également le rôle de l’Esprit Saint dans la création. Sans doute les Pères grecs et syriaques, lui donnent-ils une importance plus grande que les Pères latins, mais Basile, puis Ambroise (comme le précise Gérard Nauroy) et Augustin ne s’en interrogent pas moins sur le verbe superferebatur, qui exprime le rôle de l’Esprit Saint et ils y voient l’idée d’accomplissement de la création. Augustin est également le premier à réfléchir sur le temps, à dire que c’est un élément créé, qu’il est linéaire et non cyclique, ce qui lui permet de montrer l’originalité du christianisme, qui introduit, pour la première fois, une histoire. Il fait également la distinction entre création et commencement, comme le souligne Gérard Remy. En réfléchissant sur le temps,

La création chez les Pères

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Augustin introduit également la notion de sujet qui, par sa conscience, passe de la distensio du temps, de l’entropie dirions-nous aujourd’hui, à l’intentio, à la récapitulation du temps par la conscience. Par le fait même, il oriente son interprétation de la création vers l’anthropologie.

L’interprétation anthropologique de la création En fait, les Pères optent fondamentalement pour cette interprétation. Cela tient à ce qu’ils s’attachent à développer une anthropologie chrétienne, articulée autour de la création de l’être humain à l’image de Dieu. S’il est un verset biblique que les Pères ont commenté, c’est bien Genèse 1, 26, comme le montre Colette Pasquet à propos des Pères syriaques. Certains parmi les Pères ont distingué l’image et la ressemblance et ont réfléchi sur le passage de l’une à l’autre en termes de création et de création nouvelle. D’autres, comme Grégoire de Nysse ont envisagé la dynamique de l’image1. Ce dernier montre que la grandeur de l’homme ne vient pas de ce qu’il est le microcosme de l’univers comme le disait la philosophie grecque, mais du fait qu’il est créé à l’image de Dieu, ce qui l’amène à rechercher le sens de l’image de Dieu en l’homme. On se demandera, en effet, comment il peut exister une ressemblance entre un être corporel et l’Être incorporel ; entre un être soumis au temps et l’Être éternel ; entre un être soumis à l’altération et au changement, et l’être qui échappe au changement ; entre un être soumis aux passions et à la mort, et l’Être immortel et que rien n’affecte… Il y a une grande différence entre le modèle et la créature faite à son image. Si l’image a bien une ressemblance avec le modèle, elle mérite réellement son nom ; mais si elle s’écarte du modèle qu’elle devait imiter, c’est autre chose2.

La différence ontologique est radicale entre le créateur et l’être créé, mais si ce dernier accepte la vie que Dieu lui propose, alors il s’achemine vers la divinisation qui lui est proposée, sinon il se détruit. Grégoire de Nysse précise aussi, à l’encontre des Eunomiens, que l’être humain est créé à l’image de la Trinité entière. Beaucoup de Pères 1 2

R. LEYS, L’image de Dieu chez Grégoire de Nysse, Bruxelles, 1951. GRÉGOIRE DE NYSSE, La création de l’homme, Paris, DDB, 1982, p. 93.

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Marie-Anne Vannier

ont réfléchi sur le faciamus (sur le pluriel du verbe « faisons l’homme ») du récit biblique, et ils en ont conclu que c’est là l’œuvre de la Trinité. Créé à l’image de la Trinité, l’être humain est en relation avec son créateur et s’accomplit dans cette relation même, par la médiation de l’Image pas excellence, le Fils, comme le souligne Colossiens (1, 15). C’est déjà la notion de sujet qui est sous-jacente ici. Grégoire de Nysse ne la développe pas, mais Augustin en posera les bases à partir de son schème creatio, conversio, formatio. En finale, Donatella Pagliacci fait ressortir l’originalité et l’actualité de la conception augustinienne de la création à partir de la relecture qu’en propose Hannah Arendt, et qui s’attache à la dimension trinitaire de la création, au rapport entre amour et création et à celui entre création et principe.

Les linéaments d’une théologie de la création

Irénée, une des premières synthèses sur la création Marie-Laure CHAIEB UCO Angers

Peut-on considérer saint Irénée, évêque de Lyon à la fin du deuxième siècle, comme un précurseur de l’écologie ? Assurément non : le souci pour la nature tel qu’il est vécu aujourd’hui relève de paramètres culturels qui ne faisaient pas partie de son univers. Pourtant son œuvre témoigne d’une représentation de la nature comme créée par Dieu, voulue par lui, et donc précieuse : cette prise de conscience était aussi urgente en son temps qu’aujourd’hui, même si ce n’était pas pour les mêmes raisons ; dans la mosaïque des représentations du monde véhiculées par les courants philosophiques et religieux de son époque, cette affirmation n’allait assurément pas de soi. À l’occasion de la réfutation des thèses gnostiques, Irénée donne à voir une compréhension de la création très argumentée et consciente de son originalité. Bien sûr, il ne faut pas chercher chez lui de traité De natura dans un développement construit, mais sa pensée se découvre au fil de l’Adversus haereses1 et de la Démonstration de la prédication apostolique2 en une des premières synthèses de la pensée chrétienne sur la question de la création. Il y a synthèse non seulement lorsque des données éparses ou chronologiquement distantes sont rassemblées par un auteur, mais encore lorsque surgit de cet agencement une interprétation personnelle et innovante de l’auteur. Irénée illustre ce cas de figure : alors qu’il écrit entre 180 et 200 se décèle dans son argumentation une reprise parfaitement 1

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La traduction utilisée sera celle d’A. ROUSSEAU dans la collection Sources Chrétiennes (Livre I, SC 263-264 ; Livre II, SC 293-294 ; Livre III, SC 210-211 ; Livre IV, SC 100 ; Livre V, SC 152-153) ; traduction revue et rassemblée dans l’ouvrage unique : IRÉNÉE DE LYON, Contre les Hérésies, Paris, 1991. IRÉNÉE DE LYON, Démonstration de la prédication apostolique, trad. A. Rousseau, SC 406, Paris, 1995.

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assimilée des grandes options de foi de la toute jeune Tradition chrétienne ; cependant, dans le contexte bien spécifique de sa lutte contre les hérésies gnostiques, Irénée est également conduit à présenter sa pensée dans une perspective défensive qui stimule son besoin de cohérence et sa réflexion personnelle. Voyons donc dans un premier temps les éléments de sa réflexion qui relèvent déjà d’un héritage. Cinq points, qui sont déjà pour lui « de Tradition », méritent une attention particulière. 1- Dieu le Père est créateur du ciel et de la terre, directement et sans intermédiaire De nombreuses pages de l’Adversus haereses sont consacrées à la réfutation de plusieurs convictions gnostiques : à savoir qu’il faudrait distinguer d’une part un Démiurge Créateur, et d’autre part un Dieu Transcendant, révélé par le Christ comme son Père ; ou bien, selon une autre conviction largement répandue, le Père pour rester parfaitement Transcendant serait séparé de la matière par une multitude d’intermédiaires ; ou encore, pour les Valentiniens, l’apparition du monde relèverait d’un phénomène accidentel ô combien regrettable, suite à l’émanation des passions mauvaises de l’éon Sophia… Face à ces positionnements gnostiques, que d’aucuns qualifient d’anticosmisme doublé d’antijudaïsme3 puisqu’ils s’opposent à l’idée de création selon la Genèse, Irénée ne cesse de démontrer, par les Écritures d’abord et la « règle de foi » baptismale ensuite, l’identité entre le Créateur et le Père de Jésus-Christ. Il évoque quelques auteurs tels Justin, à qui il attribue un traité Contre Marcion4, et la lettre aux Corinthiens dans laquelle Clément de Rome annonce « un seul Dieu tout puissant, Créateur du ciel et de la terre (Ep. aux Cor 19, 2)5 » (III, 3, 3). Mettant ses pas dans ceux de ses prédécesseurs, Irénée affirme : « toutes les choses, visibles et invisibles, ont été faites par le Dieu unique » (II, 30, 6). Le Dieu « Père de notre Seigneur Jésus-Christ » est appelé, comme dans les confessions de foi, « le créateur du ciel et de la

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J. FANTINO, La Théologie d’Irénée. Lecture des Écritures en réponse à l’exégèse gnostique. Une approche trinitaire, (Cogitatio Fidei 180), Paris, 1994, p. 280. Frag 4 d’Eusèbe de Césarée en IV, 6, 2 consultable en SC 100. CLÉMENT DE ROME, Épître aux Corinthiens, trad. A. Jaubert, SC 167, Paris, 1971

Irénée, une des premières synthèses sur la création

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terre6 ». Une prière en AH III, 6, 4 rassemble avec force les convictions d’Irénée à ce propos : Je T’invoque donc moi aussi, Seigneur, Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob et d’Israël, Toi qui est le Père de notre Seigneur Jésus-Christ, Dieu qui, dans l’abondance de ta miséricorde, T’es complu en nous en sorte que nous te connaissions, Toi qui as fait le ciel et la terre, qui domines sur toutes choses, et qui es le seul vrai au dessus duquel il n’est point d’autre Dieu.

Fidèle à sa foi, Irénée souligne « [Toi] qui es le seul vrai Dieu », s’opposant ainsi aux constructions gnostiques. Mais il précise encore que ce Dieu est bien le même que le créateur : aucun intermédiaire n’entre en action dans sa volonté créatrice. 2- Dieu est créateur, à partir de rien La tradition chrétienne devait faire un choix entre les données religieuses et philosophiques ambiantes concernant la matière : soit voir l’action de Dieu dans l’organisation d’une matière informe, soit considérer que cette action de Dieu se déploie dans le fait de tout créer à partir de rien, option qui l’emportera vite. Les premières expressions de la Tradition manifestent la foi en un Dieu «     » (Didachè 10, 3)7, c’est-à-dire le souverain de tout ce qui existe, « ‘  ,        » (Ep. de Barnabé, 21, 5)8 ou « le maître de l’univers,      » (Clément de Rome, Ep. aux Cor 8, 2)9 ; dans l’expression plus précise d’une création ex nihilo, Irénée est précédé notamment par Le Pasteur d’Hermas : « Il n’y a qu’un seul Dieu, celui qui a tout créé et organisé, qui a tout fait passer du néant à l’être ! "  # $  %  &  ' '  » (Mand I, 26, 1)10. Pour Irénée comme pour Théophile d’Antioche (Ad Aut 2, 4)11,

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Cf. AH I, 3, 6 ; I, 10, 1 ; III, 1, 2 ; IV, 33, 7 ; Dem 5… La doctrine des douze apôtres (Didachè), trad. W. Rordorf, A.Tuilier, SC 248, Paris, 1978 Épître de Barnabé, trad. R. A. Kraft, P. Prigent, SC 172, Paris, 1971. CLÉMENT DE ROME, Épître aux Corinthiens, trad. A. Jaubert, SC 167, Paris, 1971 HERMAS, Le Pasteur, trad. R. Joly, SC 53 bis, Paris, 1997. THÉOPHILE D’ANTIOCHE, Trois livres à Autolycus, trad. G Bardy, J. Sender, SC 20, Paris, 1948.

Marie-Laure Chaieb

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les hommes ne peuvent pas faire quelque chose à partir de rien, mais seulement à partir d’une matière préalable (homines quidem de nihilo non possunt aliquid facere sed de materia subiacenti) ; Dieu l’emporte sur l’homme en ceci d’abord qu’il pose lui même la matière de son ouvrage alors qu’elle n’existait pas auparavant (materiam fabricationis suae cum ante non esset ipse adinuenit). (II, 10, 4)

Mais si ses prédécesseurs ont bien affirmé la foi en la création ex nihilo, Irénée est le premier à en explorer certaines conséquences. Si la création a été faite, à partir de rien, c’est que Dieu l’a voulue comme telle : tout ce qui existe a donc le privilège d’être par rapport au néant et s’avère positif. 3- Dieu crée par le Verbe Selon le mythe fondateur des Valentiniens, la « création » est un processus en deux temps. En premier lieu, Achamoth dépose une matière informe issue de ses passions puis le démiurge organise cette matière12. Il n’y a donc pas à proprement parler création, mais dégradation ou émanation13. Irénée réfute cette conception avec une particulière attention en s’appuyant sur le Prologue de l’évangile de Jean. C’est toutes ces erreurs que voulut éliminer le disciple du Seigneur, et en même temps établir dans l’Église la règle de vérité, à savoir qu’il n’y a qu’un seul Dieu tout-puissant qui, par son Verbe (per Verbum suum), a fait toutes choses, les visibles et les invisibles.[…] Il commença donc son enseignement évangélique par ces mots : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu » (Jn 1, 1). (III, 11, 1)

La création « par le Verbe » était déjà exprimée par des Pères contemporains d’Irénée tels Athénagore d’Athènes dans sa Supplique au sujet des chrétiens : « toutes choses ont été faites par lui, par le moyen du Verbe qui vient de lui » (Suppl 4, 2)14 ou bien Justin de Rome : « Dieu a créé par son Logos le monde » (1 Apol 64)15. Mais Irénée sait illustrer cette médiation du Verbe de façon personnelle et originale. La réfutation 12 13 14 15

Cf. en particulier AH I, 5, 2-4. Ce thème est développé en particulier par J. FANTINO, La Théologie d’Irénée, op. cit. Cf. en particulier p. 169-175 ; p. 279-283. ATHÉNAGORE D’ATHÈNES, Supplique au sujet des chrétiens, trad. B. Pouderon, SC 379, Paris, 1992. Cf. aussi 1 Apol 59 ; 2 Apol 6… JUSTIN DE ROME, Apologie pour les chrétiens, trad. Ch. Munier, SC 507, Paris, 2006.

Irénée, une des premières synthèses sur la création

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est d’abord l’occasion pour lui de développer une théologie du Dieu créateur tel un potier qui façonne son ouvrage avec ses deux Mains que sont le Fils et l’Esprit16. Le Dieu d’Irénée n’a pas besoin d’intermédiaires pour protéger sa Transcendance. Bien au contraire c’est dans la plasmatio que se manifeste l’ampleur et la puissance de sa bonté : Car le Père n’avait pas besoin d’anges pour faire le monde et modeler l’homme en vue duquel fut fait le monde, et il n’était pas davantage dépourvu d’aide pour l’ordonnance des créatures et l’économie des affaires humaines, mais il possédait au contraire un ministère d’une richesse inestimable, assisté qu’il est pour toutes choses par ceux qui sont tout à la fois sa Progéniture et ses Mains, à savoir le Fils et l’Esprit. (IV, 7, 4)

La médiation du Verbe est aussi illustrée de façon très originale dans son commentaire de la péricope évangélique de l’aveugle-né (Jn 9) : pour Irénée, en guérissant miraculeusement les yeux de l’aveugle, le Verbe incarné complète en quelque sorte son œuvre inachevée et révèle au grand jour son rôle créateur ; de la création à la guérison, il y a identité de la main du Verbe : Puisque nous sommes modelés dans le sein maternel par le Verbe, ce même Verbe remodela les yeux de l’aveugle-né : il fait ainsi apparaître au grand jour Celui qui nous modèle dans le secret, car c’était bien le Verbe lui-même qui s’était rendu visible aux hommes. (V, 15, 3)

4- Dieu la voulant, la création est bonne Dans la représentation mythique des origines du monde selon le système valentinien en particulier, la création est le fruit, désavoué par le Père, de la chute peccamineuse de l’éon Sagesse17. Non sans ironie quelquefois18, Irénée affirme comment il est bien plus honorable pour Dieu d’avoir 16 17 18

Cf. J. MAMBRINO, « Les deux mains de Dieu chez saint Irénée », dans NRT 79 (1957), p. 355-370. Cf. I, 2, 2-5. Cf. I, 16, 3 : « En lisant tout cela, cher ami, tu riras de bon cœur, je le sais, devant d’aussi prétentieuses inepties… » ; I, 4, 3 : « ce sont des mystères écartés, prodigieux, profonds, découverts au prix d’un immense labeur par ces amis du mensonge. Qui donc ne dépenserait pas toute sa fortune pour apprendre que, des larmes de l’Enthymésis de l’Éon tombé en passion, les mers, les sources, les fleuves et de toute la substance humide tirent leur origine ?… ». Irénée se propose même de « contribuer » aux développements gnostiques en I, 4, 4.

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réalisé ce vaste projet de la création et de le porter à son achèvement, plutôt que d’avoir laissé échapper de soi des émanations incohérentes ! Le corolaire de cette conviction est cependant éminemment original dans le contexte puisque ce principe de la création bonne permet à Irénée de dépasser les deux pierres d’achoppement pour la réflexion philosophique de son temps que sont la matière et le temps. Si la création est bonne, la matière l’est également et ne relève pas des déplorables facéties d’un éon défaillant. La matière fait partie de l’économie divine non pas de façon transitoire ni comme un regrettable incident mais elle relève pleinement de la volonté divine. Si pour les Valentiniens, le monde est « issu d’une déchéance, d’une ignorance et d’une passion » (IV, 18, 4), Irénée affirme au contraire son optimisme devant « une aussi belle et vaste création » (II, 2, 1). Il en va de même pour le temps : il n’est pas un accident ou une limite imposée à la condition humaine mais voulu par Dieu au bénéfice de sa création afin qu’elle progresse19 vers la ressemblance avec lui. Le temps porte l’accoutumance20 progressive de l’homme à Dieu : le Verbe de Dieu qui a habité dans l’homme […] s’est fait Fils de l’homme pour accoutumer l’homme à saisir Dieu et accoutumer Dieu à habiter dans l’homme, selon le bon plaisir du Père (ut adsuesceret hominem percipere Deum et ut adsuesceret Deum habitare in homine). (III, 20, 2)

5- La création est faite pour l’homme Pour Irénée comme pour l’ensemble de ses prédécesseurs la dimension anthropocentrique de la création est patente : « la création est dépensée au bénéfice de l’homme : car ce n’est pas l’homme qui a été fait pour elle, mais elle pour l’homme (propter hominem) » (V, 19, 1). Dans sa présentation de la doctrine de la création, Irénée se fait le témoin du 19

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Cf. en particulier IV, 38, 3 : « Quant à l’homme il fallait qu’il vînt d’abord à l’existence, qu’étant venu à l’existence il grandît, qu’ayant grandi il devînt adulte, qu’étant devenu adulte il se multipliât, que s’étant multiplié il prît des forces, qu’ayant pris des forces il fût glorifié, et enfin qu’ayant été glorifié il vît son Seigneur : car c’est Dieu qui doit être vu un jour, et la vision de Dieu procure l’incorruptibilité ». Cf. P. EVIEUX, « La théologie de l’accoutumance chez saint Irénée », dans RechSR 55 (1967), 5-54. Le verbe "() est attesté par le fragment grec 6 en V, 5, 1 consultable en SC 153.

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mystère du Père créateur qui « à cause de son amour pour l’homme (propter suam benignitatem) » (IV, 5, 1) lui offre une création bonne. Ainsi, contre les gnostiques en tout genre, cette affirmation de foi résonne avec une force particulière : la création n’est ni un piège, ni un leurre, mais tout bonnement un cadeau. Ces cinq piliers de la foi chrétienne concernant la création sont donc à la fois déjà un héritage de Tradition dans lequel Irénée puise comme dans un trésor, mais également un tremplin vers une pensée neuve, dans sa façon de les intégrer à sa problématique propre. Tournons-nous donc désormais vers ce qui relève plus spécifiquement de sa construction théologique personnelle.

La création dans la dialectique « faire-être fait » 1.

Une différence fondatrice

L’une des clefs de la théologie irénéenne est de poser d’emblée une différence ontologique entre Dieu et la créature21 ; l’expression la plus explicite de cette conviction se situe sans doute en IV, 11, 2 : « c’est précisément en ceci que Dieu diffère de l’homme : Dieu fait, tandis que l’homme est fait, (deus quidem facit, homo autem fit). Celui qui fait est toujours le même, tandis que ce qui est fait reçoit obligatoirement un commencement, un état intermédiaire et une maturité » (IV, 11, 2). Pour la créature, comme pour Dieu, il s’agit de bien connaître la nature spécifique de chacun pour pouvoir mieux se situer réciproquement : « Ce qui est créé est “autre” que Celui qui crée (*  + "    ! ) » (V, 12, 2). Plusieurs couples de verbes antithétiques 21

Optique développée par exemple par J. CAILLOT, « La grâce de l’union selon saint Irénée », dans J. DORÉ et Ch. THÉOBALD, Penser la Foi. Recherches en théologie aujourd’hui. Mélanges offerts à J. Moingt, Paris, 1993, p. 391-412 ; et aussi P. et H. LASSIAT, Dieu veut-il des hommes libres ?, Paris, 1976 : « La vérité pour les créatures, comme pour Dieu, c’est de garder intacte leur nature spécifique qui les situe dans leur réalité objective, et la distance infranchissable qui les sépare de la nature divine » (p. 31).

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sont utilisés pour exprimer ce principe : « facere-factum esse », « - / - », « - / .(  ». Or, cette différence fondatrice constitue aux yeux d’Irénée le point critique des déviances gnostiques : chez les valentiniens, en particulier, les élus gnostiques peuvent se prévaloir de la nature divine puisqu’ils sont issus de parcelles de l’éon Sagesse et sont appelés à revenir incontestablement au sein du plérôme. En IV, 38, 4, Irénée résume sa réfutation de l’anthropologie gnostique en ces termes : ils sont donc tout à fait déraisonnables, ceux qui n’attendent pas le temps de la croissance et font grief à Dieu de la faiblesse de leur nature. Dans leur ignorance de Dieu et d’eux-mêmes, ces insatiables et ces ingrats refusent d’être d’abord ce qu’ils ont été faits, des hommes sujets aux passions ; outrepassant la loi de l’humaine condition, avant même d’être des hommes, ils veulent être semblables au Dieu qui les a faits et voir s’évanouir toute différence entre le Dieu incréé et l’homme nouvellement venu à l’existence (jam volunt similes esse Factori Deo et nullam esse differentiam infecti Dei et nunc facti hominis).

Contrairement aux ambigüités gnostiques, pour Irénée, Dieu seul est Incréé, Incorruptible et Immortel. À Lui seul l’incorruptibilité appartient en propre. L’argument est scripturaire : « Le Roi des rois et Seigneur des seigneurs [est] le seul qui possède l’immortalité    01 2 ( ) » (1 Tm 6, 16). L’incorruptibilité ne peut donc être saisie par l’homme22 ; d’où l’exhortation d’Irénée : Que l’homme n’admette jamais plus sur Dieu des pensées contraires à celui-ci, en prenant pour une propriété naturelle l’incorruptibilité dont il jouira, et qu’il ne délaisse plus jamais la vérité pour la jactance d’un vain orgueil, comme s’il était naturellement semblable à Dieu (quasi naturaliter simili esset Deo). Car cet orgueil même, en le rendant bien plutôt ingrat envers son créateur […] l’empêch[e] d’avoir sur Dieu des pensées dignes de celui-ci, le poussant au contraire à se comparer à Dieu et à s’estimer son égal. (III, 20, 1)

Là se situe la fatale 34  gnostique. Aux yeux d’Irénée, la différence constituante entre « Celui qui fait » et « ce qui est fait » est la condition de leur union.

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Cf. M. AUBINEAU, « Incorruptibilité et divinisation selon saint Irénée », dans RechSR 44 (1956), p. 25-52.

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2. Conséquences pour la théologie de la création De ce principe découlent trois conséquences pour la théologie de la création. 1- la création tout entière pour Irénée est belle (II, 2, 1) et bonne, mais elle n’est pas d’emblée parfaite : « les êtres produits, du fait qu’ils reçoivent subséquemment leur commencement d’existence, sont nécessairement inférieurs à leur Auteur. Impossible en effet que soient incréés des êtres nouvellement produits. Or, du fait qu’ils ne sont pas incréés, ils sont inférieurs à ce qui est parfait » (IV, 38, 1). C’est au terme du processus de croissance et de bonification voulu par Dieu que cette création recevra le don inestimable de l’incorruptibilité qui est le signe de la bonté de Dieu23 : la création n’est pas parfaite mais appelée à le devenir par la bonté de Dieu. 2- Deuxième conséquence, pour Irénée, à la fin des temps, la création ne sera pas anéantie. Contrairement aux systèmes gnostiques qui visent l’effacement définitif de toute la matière devant la victoire du spirituel, pour Irénée « ni la substance ni la matière de la création ne seront anéanties – véridique et stable est Celui qui l’a établie » (V, 36, 1). C’est certainement la raison pour laquelle Irénée adhère au millénarisme de Papias : « aux temps du royaume, […] la création, libérée et renouvelée, produira en abondance toute espèce de nourriture, grâce à la rosée du ciel et à la graisse de la terre » (V, 33, 3) et fournira ainsi aux justes le festin promis par les prophètes (Cf. V, 34, 3). 3- Nous nous trouvons donc devant une notion de création, qui met l’accent sur les liens entre le Dieu incréé et sa création. La création n’est ni un accident, ni un pis-aller, mais le premier acte d’un processus de relation destiné à se développer. Le Créateur est en relation constante avec sa création ; la création est en relation constante avec l’homme ; l’homme est en relation constante avec Dieu. Impossible chez Irénée d’isoler l’un des pôles de ce triangle. Cette étroite inter-

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Cf. IV, 38, 3: « car du fait qu’ils sont venus à l’existence, ils ne sont certes pas incréés ; mais du fait de leur persistance à travers la longueur des siècles, ils recevront la puissance de l’incréé, Dieu leur donnant gratuitement l’éternelle pérennité ».

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relation place chaque interlocuteur dans sa vérité, sans mélange ni confusion. Dans ces conditions, nous nous garderons bien, comme si c’était de nous-mêmes que nous avions la vie, de nous enfler d’orgueil et de nous élever contre Dieu en acceptant des pensées d’ingratitude ; au contraire […] nous saurons quelle puissance Dieu possède et quels bienfaits l’homme reçoit de lui, et nous ne nous méprendrons jamais sur la vraie conception qu’il faut avoir des êtres existants, je veux dire de Dieu et de l’homme. (V, 2, 3)

Les fonctions de la création Cette ontologie d’Irénée fondée sur la relation entre Dieu qui fait et tout ce qui est fait confère à la création un rôle éminent vis à vis de l’homme. Si la création est faite pour l’homme, l’homme a beaucoup à apprendre d’elle. Si l’on ne peut pas dire qu’Irénée traite d’écologie, il faut lui reconnaître tout de même ce caractère devenu très représentatif de l’écologie moderne : l’homme selon Irénée est certes maître de la création, mais cela se traduit avant tout par une nécessaire humilité devant elle. On peut ainsi isoler cinq fonctions dévolues à la création, en crescendo : 1- Pour commencer par le plus évident chez Irénée, il faut mentionner la fonction nourricière de la création « Dieu a constitué et fait toute la race humaine et par sa création la nourrit, l’accroît, l’affermit et lui donne de subsister » (III, 5, 3) ; l’expression selon laquelle Dieu est « Celui qui nous nourrit de sa propre création » (IV, 6, 2) est un leitmotiv sous la plume d’Irénée. C’est la première fonction de la création. 2- La création participe également à l’économie de la révélation du Père. Pour Irénée comme pour de nombreux Pères de l’Église de cette période s’appuyant sur les Écritures24, la révélation commence avec la création : « par la création le Verbe révèle le Dieu créateur, et par le monde le Seigneur Ordonnateur du monde, par l’ouvrage modelé 24

Cf. Sg 13, 1-9 ; Si 17, 8 ; Ac 17, 29 ; Rm 1, 20…

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l’Artiste qui l’a modelé, et par le Fils, le Père qui l’a engendré… » (IV, 6, 6). Et non seulement la création parle de Dieu, mais surtout elle participe, selon Irénée, à la révélation du Père selon les capacités de connaissance de l’homme : alors que l’homme est a priori incapable par ses seules forces de voir Dieu, il a à sa portée la manifestation de la bonté du Père et de sa Providence dans la beauté de la création. 3- Progressons encore : pour Irénée, la création a une fonction exemplaire ; elle est apte en particulier à donner aux hérétiques une leçon de conduite. Dans un trait d’humeur bien éclairant pour nous, Irénée affirme : ils sont plus déraisonnables que les animaux sans raison, car ceux-ci ne reprochent pas à Dieu de ne pas les avoir faits hommes, mais chacun rend grâces d’avoir été fait ce qu’il a été fait (unumquodque eo quod factum est, quoniam factum est, gratias agit). (IV, 38, 4)

Irénée ne développe pas davantage, mais ces quelques lignes suggèrent une théologie globale de l’action de grâce portée comme un chant silencieux par la création tout entière. Pour l’homme, accepter son statut de créature constitue les prémices d’un réel « développement durable » ; le développement le plus durable qui soit puisqu’il est couronné par le don de l’incorruptibilité offerte par Dieu. Ainsi, par l’exemple des animaux, la création enseigne que ce n’est pas en sortant de sa condition que l’homme est appelé à répondre à l’économie divine, bien au contraire. 4- Mais l’honneur qui revient à la création est encore plus grand, car finalement la création a porté son Créateur : Dieu ne se satisfait pas de se laisser connaître à travers le voile de sa création, il vient au devant des hommes dans sa création même : L’Auteur du monde, c’est en toute vérité le Verbe de Dieu. C’est lui notre Seigneur : lui-même, dans les derniers temps, s’est fait homme, alors qu’il était déjà dans le monde […] en tant que Verbe de Dieu gouvernant et disposant toutes choses (gubernans et disponens omnia). (V, 18, 3)

Pour Irénée, il s’agit là de la meilleure « preuve » – s’il en était besoin – de la qualité de la création : le fait que l’Auteur du monde ne dédaigne pas d’y venir vivre une vie d’homme, révèle à quel point

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Marie-Laure Chaieb cette œuvre a du prix à ses yeux. Irénée évoque à plusieurs reprises cette glorification de l’Artiste par la beauté de son œuvre : cette prodigieuse économie, le Seigneur l’a réalisée, non à l’aide d’une création étrangère, mais à l’aide de sa propre création ; non au moyen de choses provenant de l’ignorance et de la déchéance, mais au moyen de choses issues de la sagesse et de la puissance du Père […] la propre création de Dieu, issue de la puissance, de l’art et de la sagesse de Dieu, a porté Dieu : car, si au plan invisible elle est portée par le Père, au plan visible elle porte à son tour le verbe du Père. (V, 18, 1)

Dieu ne sauve pas son œuvre en changeant de projet, mais en réinvestissant sa première intention d’une économie salutaire. Il ne sauve pas la création malgré elle mais justement dans ce qui la situe en tant que créée face à Lui. La création est ainsi rendue apte à manifester Dieu, et cela permet une cinquième étonnante fonction de la création selon la théologie d’Irénée. 5- Dès maintenant et au temps du royaume la création, selon Irénée, est capable de médiatiser le salut. Contrecarrant radicalement les séparations gnostiques entre l’Ancien et le Nouveau Testament, Irénée s’efforce de montrer que Dieu est un et ainsi que le Même est à la fois Créateur et Sauveur. Pour cela, il accumule les témoignages. Mais nous nous arrêterons en particulier sur son commentaire des noces de Cana au livre III. Irénée y insiste sur le fait que le Christ inaugure un signe à partir de choses créées25 : Il était déjà bon, ce vin qui avait été produit par Dieu dans la vigne par le processus de la création et qui fut bu en premier lieu : nul de ceux qui en burent ne le critiqua, et le Seigneur lui même en accepta. Mais meilleur fut le vin qui, par l’entremise du Verbe, en raccourci et tout simplement, fut fait à partir de l’eau à l’usage de ceux qui avaient été invités aux noces. En effet, quoique le Seigneur eût le pouvoir, sans partir d’aucune créature préexistante, de fournir du vin aux convives et de combler de nourriture les affamés, il n’a pas procédé de cette façon, mais c’est en prenant des pains qui provenaient de la terre et en rendant grâces (Cf. Jn 6, 11), comme c’est encore en changeant de l’eau en vin, qu’il a rassasié les convives et désaltéré les invités aux noces (Cf. Mt 22, 2-10 ; Ap 19, 9). Il montrait par là que le Dieu qui

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Cf. R. BERTHOUZOZ, Liberté et Grâce suivant la théologie d’Irénée de Lyon, Fribourg, 1980 : « le signe du salut est posé, par Jésus, à partir d’une réalité appartenant au cosmos, signalant par là son caractère essentiellement bon et susceptible de symboliser, de façon adéquate et ordonnée, la nourriture véritable de l’existence sauvée » (p. 145).

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a fait la terre et lui a commandé de porter du fruit (Gn 1, 1.11), qui a établi les eaux et fait jaillir les sources (Gn 1, 9), ce même Dieu octroie aussi au genre humain, dans les derniers temps, par l’entremise de son Fils, la bénédiction de la Nourriture et la grâce du Breuvage, lui, l’Incompréhensible, par Celui qui peut être compris, lui, l’Invisible, par Celui qui peut être vu : car ce Fils n’est pas en dehors de lui, mais se trouve dans le sein du Père. (III, 11, 5)

Dans un raccourci saisissant – pour employer ce terme très riche choisi par Irénée lui-même26 – ce passage dévoile la fonction suprême de la création. Irénée est sensible au fait que lors des miracles de Cana et de la multiplication des pains, le Christ ne passe pas outre la création mais l’utilise : ce n’est pas en méprisant sa première œuvre que Dieu poursuit son action mais « à partir » d’elle, « ex ea ». C’est « à partir d’elle » que se produit le passage du bon au meilleur. Le croyant, selon Irénée, ne découvre pas le salut en s’évadant du monde mais au sein du monde créé, au creux des réalités les plus simples. Destiné à « prouver » l’unité du Père et du Fils, ce passage est donc aussi très éclairant sur la fonction de médiation du salut conférée par le Créateur à sa création. Il n’aura échappé à personne, que l’évocation conjointe de Cana et de la multiplication des pains est l’occasion pour Irénée de rendre compte de ce que représente l’eucharistie. L’allusion est patente dans la succession des verbes prendre – rendre grâces – changer (« accipiens – gratias agens – faciens ») qui fait immédiatement penser à l’eucharistie27. Or, cette allusion à l’eucharistie intéresse évidemment la question de la création : « Ce même Dieu [créateur] octroie aussi au genre humain, dans les derniers temps, par l’entremise de son Fils, la bénédiction de la Nourriture et la grâce du Breuvage. » Par cette Nourriture et ce 26

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Pour l’étude du terme « raccourci » chez Irénée, Cf. M.-L. BOURGUEIL-CHAIEB, Les textes eucharistiques d’Irénée de Lyon, aux origines de la théologie sacramentaire, thèse de doctorat soutenue en 2002, ANRT, Lille, 2006, p. 396-408. Nous partageons l’opinion de H. D. Simonin : « l’allusion eucharistique est évidente ; pour pouvoir mentionner le pain dont il n’est pas question à Cana, Irénée introduit une allusion à la multiplication des pains (Jn 6, 11). Les deux scènes évangéliques ont d’ailleurs la même valeur de preuve contre les doctrines dualistes ; le Seigneur, qui aurait pu faire de rien du pain (ou du vin) pour les convives de l’un et l’autre repas, a tenu à se servir de pain et d’eau ce qui montre l’identité du Créateur et du Père du Christ », H. D. SIMONIN, « Note à propos d’un texte eucharistique de s. Irénée », dans RSPT 23 (1934), p. 288-289.

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Breuvage, par ce pain et ce vin offerts à sa demande, Dieu fait transiter le plus spirituel qui soit : la grâce de l’incorruptibilité. De même que « en raccourci et tout simplement » le Christ avait réalisé les miracles de Cana et de la multiplication des pains, de même il procure par l’eucharistie l’incorruptibilité et l’immortalité : l’image paulinienne de la nourriture adaptée à chaque âge est quasi prise à la lettre lorsqu’Irénée la développe de la façon suivante : il pouvait venir à nous dans son inexprimable gloire, mais nous n’étions pas capables de porter la grandeur de sa gloire. Aussi, comme à de petits enfants, le pain parfait du Père se donna-t-il à nous sous forme de lait – ce fut sa venue comme homme –, afin que, nourris pour ainsi dire à la mamelle de sa chair et accoutumés par une telle lactation à manger et à boire le Verbe de Dieu, nous puissions garder en nous-mêmes le pain de l’immortalité qui est l’Esprit du père. (IV, 38, 1)

Si les images se bousculent quelque peu dans ce passage, l’affirmation principale n’en demeure pas moins que Dieu s’adapte aux capacités des hommes à le recevoir : la médiation de la création est nécessaire à l’homme durant le temps de l’accoutumance mutuelle. D’après lui, elle sera d’ailleurs encore d’actualité dans le temps du Royaume où, selon l’espérance millénariste qu’il partage avec Papias, Irénée continue de voir dans la création le « support » de l’action de grâce la plus parfaite28. Face aux ambigüités gnostiques, dans leur utilisation plus ou moins cohérente de signes matériels aptes à évoquer les mystères du Plérôme29, Irénée développe une confiance dans le créateur qui englobe toute la création : « le Verbe de Dieu, alors qu’il était parfait, s’est fait petit enfant avec l’homme, non pour lui-même, mais à cause de l’état d’enfance où était l’homme, afin d’être saisi selon que l’homme était capable de le saisir » (IV, 38, 1). C’est ainsi que se développe à ses yeux la belle cohérence de l’eucharistie : « la coupe, tirée de la création, il l’a déclarée 28

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Cf. V, 33, 3 : « Il viendra des jours où des vignes croîtront, qui auront chacune dix mille ceps, et sur chaque cep dix mille branches, et sur chaque branche dix mille bourgeons, et sur chaque bourgeon dix mille grappes, et sur chaque grappe dix mille grains, et chaque grain pressé donnera vingt-cinq cuves de vin. Et lorsque l’un des saints cueillera une grappe, une autre grappe lui criera : je suis meilleure, cueille-moi et par moi bénis le Seigneur ! de même le grain de blé… ». Cf. le chapitre I, 21 qui évoque les attitudes rituelles contrastées des différentes écoles gnostiques.

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son propre sang, par lequel se fortifie notre sang, et le pain, tiré de la création, il l’a proclamé son propre corps, par lequel se fortifient nos corps » en vue de la vie éternelle (V, 2, 2). Théologie de l’enfouissement, théologie du plus grand qui se manifeste dans le plus humble, du plus spirituel qui se livre dans le plus matériel… c’est sans doute tous ces principes de la théologie sacramentaire moderne qui se cachent dans la curieuse expression de III, 16, 7 : « la coupe du Raccourci (conpendii poculo) », mais aussi dans l’expression finale de III, 11, 5 : « invisibilis per visibilem ». L’étude de la théologie eucharistique d’Irénée est très éclairante pour expliciter sa pensée sur la création ; elle confirme non seulement que le salut s’exprime sans mépriser la première création ni la matière, mais mieux encore que la création est justement la voie que choisit le Verbe pour traduire et transmettre le plus spirituel. Conformément au mouvement de l’incarnation, le salut concerne la création et mieux encore il passe par elle : en cela Irénée est sans doute celui qui présente la synthèse la plus positive de son temps sur la doctrine de la création.

*** « Celui qui fait est toujours le même, tandis que ce qui est fait reçoit obligatoirement un commencement, un état intermédiaire et une maturité » (IV, 11, 2). La création a un commencement : cela est pour Irénée indubitable car Dieu seul est incréé ; elle connaît également un état intermédiaire, celui de la croissance durant lequel, ensemencée par le salut accompli, elle devient meilleure ; elle atteindra enfin la maturité, selon Irénée, au moment précis où les gnostiques attendent au contraire sa disparition dans le néant ; ultime point de fracture entre « la gnose au nom menteur » et l’optimisme à la fois fondé et intellectuellement stimulant de la théologie d’Irénée à propos de la création. Finalement, il se pourrait bien que la théologie d’Irénée puisse fournir des fondements théologiques toujours valables pour qui chercherait aujourd’hui à concevoir une écologie chrétienne.

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Outre les ouvrages mentionnés en note on trouvera dans les ouvrages suivants des développements sur la théologie de la création selon Irénée : ANDIA Y. (de), Homo vivens, Incorruptibilité et Divinisation chez Irénée de Lyon, Paris, 1986. BACQ Ph., De l’ancienne à la nouvelle Alliance selon saint Irénée, Unité du Livre IV de l’Adversus Haereses, Paris, 1978. BENTIVEGNA J., Economia di salvezza e creazione nel pensiero di S. Ireneo, Roma, 1973. FANTINO J., La théologie d’Irénée. Lecture des Écritures en réponse à l’exégèse gnostique. Une approche trinitaire, (Cogitatio Fidei, 180), Paris, 1994. —, « la création d’après S. Irénée », dans Connaissance des Pères de l’Église 84, 2001. GONZALES FAUS J. I., Creacion y progreso en la teologia de san Ireneo, Barcelona, 1968. LASSIAT H., Promotion de l’homme en Jésus-Christ d’après Irénée de Lyon, Tours, 1974. ORBE A., Teologia de san Ireneo, comentario al libro V del « Adversus Haereses », Madrid-Toledo, t. I, 1985 ; t. II, 1987 ; t. III, 1988. —, « Del hombre imperfecto al perfecto en San Ireneo », dans Collectif, Crescita dell’uomo nella catechesi dei Padri, Roma, 1987. SINGLES D., L’homme debout, le credo d’Irénée, Paris, 2008.

Dieu créateur selon l’Adversus Haereses II d’Irénée Agnès BASTIT Centre Écritures (EA 3943) – Université Paul Verlaine - Metz Pour Catherine Dalimier

Omnes fere quotquot sunt haereses Deum quidem unum dicunt, sed per sententiam malam immutant, ingrati exsistentes ei qui fecit eos, quemadmodum et gentes per idololatriam1.

Après le Livre I qui expose, en vue d’y répondre, les doctrines valentiniennes en elles-mêmes, dans leurs conséquences exégétiques, et sur le fond d’une histoire des divers courants gnostiques depuis leur origine supposée, Irénée aborde, au Livre II, la réfutation de ces thèses « dans l’ordre », c’est-à-dire en suivant les lignes de son exposé du Livre I : les moments successifs de la doctrine valentinienne et ses applications exégétiques. C’est ainsi qu’il envisage de renverser « par articles principaux » (« per magna capitula ») tout le système de pensée de ses adversaires (« omnem ipsorum regulam2 »). Dès le début du Livre, il annonce : « il convient que nous commencions par le premier et principal chapitre, à savoir par le Dieu créateur (demiurgos), qui a fait le ciel et la terre et tout ce qui s’y trouve3 ». En réalité, la question de Dieu et de sa fonction 1

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AH I, 22, 1, SC 264, p. 310 : « Tous les hérétiques ou presque affirment l’unicité de Dieu, mais ils l’infléchissent par leur fausse façon de voir, devenus ingrats à l’égard de celui qui a les a faits, comme cela a été le cas pour les nations avec l’idolâtrie. » Une allusion analogue se trouve en AH II, 28, 4 : « vous dîtes en effet avec solennité et de bonne foi que vous croyez en Dieu » (SC 294, p. 278). AH II, préface 1 fin, SC 294, p. 24. À partir de maintenant, toutes les indications de pages, pour le Livre II, seront données en référence à ce volume, mais je préciserai le numéro de la série pour les renvois au Livre I. Les traductions d’Irénée sont miennes. AH II, 1, 1, p. 26.

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créatrice est au centre de la polémique, comme l’indique la préface générale de l’œuvre. À la première phrase, Irénée caractérisait dès l’abord l’effet pernicieux de l’enseignement gnostique comme une manière de « détourner, sous prétexte de connaissance », les fidèles inexpérimentés « de celui qui est l’auteur de l’organisation et de la beauté de ce tout, comme s’ils étaient en mesure de montrer quelque chose de plus élevé et de plus grand que ce Dieu qui a fait le ciel et la terre et tout ce qui s’y trouve4 ». Inversement, le but avoué de la polémique est de « faire revenir » les hérétiques « vers l’unique Dieu créateur5 ». Le thème est sans cesse récurrent au second Livre (« de conditione », II, 15, 3), et il est clair que l’argumentation vise avant tout à établir un certain nombre de points acquis à propos du Dieu Créateur et de la création, périodiquement regroupés en sommaires, en particulier au début, au premier tiers et vers la fin du Livre, où ils aboutissent à la grande confession finale que je donne en annexe6. L’étude de l’ensemble de la discussion portant sur la création au Livre II, dont la richesse et la densité argumentatives sont impressionnantes, dépasse l’ambition de la présente contribution, qui se limitera à aborder les thèmes principaux liés à la figure du Dieu créateur7. 4 5 6

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IRÉNÉE, Adversus Haereses, préface, § 1, cf. AH II, 19, 8. « convertentes ad unum solum Conditorem », AH I, 31, 3, SC 264, p. 388. On trouvera de tels sommaires en AH II, 2, 4 ; II, 11, 1 ; II, 27, 2 et surtout II, 30, 9 (voir annexe). En parallèle, on peut noter que le Livre I, s’ouvrant sur une confession du Créateur dès la préface, est scandé par deux importantes confessions, en AH I, 10, 1 et 22,1, respectivement au premier tiers et peu avant la fin du Livre I. Le présent travail explore une « troisième voie » entre deux études récentes consacrées à ce thème, l’une par le regretté Eric OSBORN, Irenaeus of Lyons, Cambridge, 2001, ch. 2 (« Divine Intellect ») et 3 (« One Creator »), p. 25-73, et la seconde publiée peu après, mais selon une autre perspective et de manière indépendante, par Enrico CATTANEO, « La metafisica implicita nella rivelazione e i limiti del sapere teologico secondo Ireneo », dans E. CATTANEO, L. LONGOBARDO (eds.), Consonantia salutis. Studi su Ireneo di Lione, Il Pozzo di Giacobbe, Trapani 2005, p. 199-206. Tous deux partent principalement (mais non exclusivement) des Livres I et II de l’Adversus Haereses pour s’intéresser à la théologie d’Irénée – « théologie » étant pris ici en son sens strict de discours sur Dieu –, Osborn avec la préoccupation de situer historiquement la vision de Dieu d’Irénée sur le fond de la philosophie antique antérieure ou contemporaine au polémiste, Cattaneo avec le souci plus systématique de retrouver et de formaliser la structure même de la théologie d’Irénée, quant à ses thèses fondamentales, à leur cohérence intrinsèque

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Préalables : la vision biblique du Créateur Il convient de remarquer, au préalable, que l’exposé d’Irénée, s’il se veut principalement rationnel, précis et appuyé sur des témoignages fermes, inclut toujours, en quelque partie, une dimension rhétorique au sens non pas tant de l’efficacité argumentative, mais de l’expression des affects, dimension que l’on pourrait appeler encomiastique, hymnique, voire lyrique, et qui correspond ici à la louange du Créateur et à l’admiration de la création. Celle-ci est à de multiples reprises qualifiée de « si grande », « si imposante », « si achevée8 », c’est une œuvre (« opus ») telle que rien de plus grand, de plus splendide ou de plus rationnel ne peut lui être opposé9. Irénée dit, à quelques reprises, qu’il convient d’« hymnein » ou « laudare » le Créateur comme on fait l’éloge d’un grand artiste10. Le Livre II contient, outre la répétition obsédante du fait que le Créateur de ce monde est « au-dessus de tout11 », une représentation biblique de la gloire du Créateur, d’autant plus remarquable que le discours se tient, le plus souvent, à l’écart des références et des images bibliques, pour mieux s’en tenir au champ de la discussion rationnelle qui est ici privilégié. Au terme de l’introduction, Irénée montre que les anges du Plérôme font piètre figure à côté de la vision proposée par Daniel, présente dans

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et à leur justification rationnelle. Je ne saurais trop exprimer ici ma dette à l’égard de ces deux prédécesseurs, surtout du plus récent qui est à l’origine de mon propre intérêt et auquel je dois la perception d’ensemble de ce délicat sujet. Dans l’espace qui m’est laissé, je chercherai pour ma part à rattacher la vision irénéenne du Dieu créateur à son arrière-plan scripturaire d’une part et à la maturation des formules de confession de foi de l’autre. Curieusement, M.C. STEENBERG, Irenaeus on Creation, The cosmic Christ and the saga of redemption, Leiden/Boston, 2008, ne fait aucune place à la thématique du Dieu créateur en lui-même, et passe tout de suite, après quelques préliminaires sur la création « ex nihilo », à la perspective trinitaire et économique, conformément au sous-titre de l’ouvrage. « tanta et talis » (II, 1, 3) ; « tanta conditio » (II, 8, 3) ; « tanta multitudo » (II, 7, 7). AH II, 30, 3 début, voir tout ce paragraphe. AH II, 25, 2, p. 252. Syntagme emprunté à Ep 4, 6 et repris presque à chaque page du Livre II.

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la conscience et la liturgie chrétiennes les plus anciennes12, du Dieu biblique servi par des « myriades de myriades ». La référence à Daniel est consciemment élargie par une exagération : « comme le confessent tous les prophètes, [disant] que “des myriades de myriades se tiennent auprès de lui et des milliers de milliers le servent”13 ». Puis, au moment où toute l’argumentation du Livre va déboucher sur une confession particulièrement riche et développée, en II, 30, 1, le théologien propose une antithèse vigoureuse entre la prétention des gnostiques à s’élever « au-dessus du Démiurge » et la vision grandiose que le psalmiste et les prophètes donnent de celui-ci : se proclamant supérieurs au Dieu « qui a fait et ordonné les cieux, la terre, les mers et tout ce qui s’y trouve » (Ps 145, 6), ils se prétendent « spirituels », alors qu’ils disent « psychique » le créateur et le Dieu de toute la substance spirituelle, « celui qui a fait des esprits ses anges » (Ps 103, 4), « qui se vêt de lumière comme d’un manteau » (Ps 103, 2) qui tient comme en sa main le globe terrestre14, par rapport auquel ceux qui l’habitent semblent des « sauterelles » (Is 40, 22)15.

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La vision est associée par la Prima Clementis (fin Ier s.) à celle d’Isaïe décrivant le culte des Séraphins, 1 Clem 34, 6, SC 167, p. 154-156. AH II, 7, 4, p. 74. Le texte d’Is 40, 22a proposé ici par le traducteur d’Irénée correspond, au moins pour le recours au verbe « tenet », aux leçons des vieilles latines avant l’intervention de Jérôme qui remplace « tenet » par « sedet super » conformément à la « veritas hebraica », cf. R. GRYSON, Vetus latina. Die Reste der altlateinischen Bibel 12, 2, Freiburg, 1994, p. 933. Les LXX traduisent « katechôn » selon la vision stoïcienne d’un Dieu « assurant la cohérence » de l’univers. On peut légitimement supposer que le texte invoqué par Irénée, non sans un ajout personnel initial, portait « [5 ] 1 6 +1  .  7 .7 ». Le globe terrestre est une image qui appartient à l’art impérial, où on le voit dans la main de l’empereur. Il devait y en avoir des attestations à l’époque d’Irénée. Il semble que le premier exemple connu de ce globe se trouve dans la main de l'empereur Hadrien, empereur de 117 à 138 (voir M. R. ALFÖDI, Bild und Bildersprache der römischen Kaiser, Mainz 1999, p. 12-13). Je remercie Martine Dulaey pour cette indication. Voir aussi plus largement, sur le sens du globe et son utilisation comme emblème du pouvoir, P. ARNAUD, « L’image du globe dans le monde romain : science, iconographie, symbolique », Mélanges de l’École Française de Rome 96, 1984, p. 53-116. AH II, 30, 1, p. 300-302.

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Plus sobrement, mais en relation avec une autre théophanie biblique, celle de la révélation du buisson ardent, le Dieu créateur est désigné comme « celui qui est » (cf. Ex 3, 14), au-dessus duquel les Gnostiques veulent imaginer un Dieu « qui n’est pas »16. On notera que le fait que ce Dieu « soit » n’est pas présenté d’abord en écho à la révélation de l’Exode, mais plutôt comme un acquis universel, tous reconnaissant que ce Dieu, formateur ultime de l’univers, existe : « testimonium ab omnibus accipiente quoniam est17 », alors que le Dieu inconnu des Gnostiques n’a que ses zélateurs pour témoins (II, 9, 2).

1. Le discours commun sur le Créateur Après ces visions théophaniques, une première strate du discours d’Irénée au Livre II consiste à reprendre les affirmations communes sur le Créateur, celles qui caractérisent la foi en l’unique créateur appuyée sur les affirmations bibliques les plus nettes, mais en continuité aussi avec les conceptions plus floues du paganisme ambiant.

1.1. Un seul Dieu Dès la préface au second Livre, Irénée referme le rappel des matières traitées au premier Livre en concluant : « qu’il n’y a qu’un seul Dieu fondateur (“unus Deus conditor”) […], et qu’au-dessus de lui ou après lui il n’y a rien18 ». Le condensé du premier article de foi par lequel s’ouvre le Livre II, en annonçant ce qui y sera traité, s’achève sur une litanie de noms divins qui martelle cinq fois le qualificatif de « solus » (« monos ») :

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AH II, 9, 2, p. 86. La formulation rappelle celle de Platon au Livre X des Lois : « affirmer à propos des dieux qu’ils sont », 885 e. AH II, préface 1 fin, p. 24.

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30 dans la mesure où seul il est Dieu, seul Seigneur seul Fondateur, seul Père, et seul à tout contenir, conférant par lui-même à tous l’existence19.

Tout au long des développements du nouveau Livre, le Créateur est qualifié d’« unus » ou de « solus », avec une grande fermeté : au terme, il parlera même d’un « unus et solus Deus, ad excludendos alios », d’un seul et unique Dieu à l’exclusion de tout autre20. Même s’il semble que la confession de foi commune se contentait de la formule : « je crois en Dieu Père tout-puissant », la règle de foi énoncée en tête des Préceptes du Pasteur d’Hermas, à laquelle Irénée se réfèrera explicitement au Livre IV, intègre la mention de l’unicité divine : « avant tout crois qu’il y a un seul Dieu » ou, si on respecte à la lettre l’expression grecque « qu’unique est Dieu21 », dont Irénée rappellera qu’elle peut se réclamer de Paul : « un seul Dieu Père, au-dessus de tous » (Ep 4, 6) et des prophètes22. Auparavant bien sûr, l’affirmation est inscrite dans le Pentateuque, particulièrement dans le célèbre verset du Deutéronome récité journellement par les fidèles Juifs dans la confession du « Shema Israel » : « le Seigneur est unique » (Dt 6, 4), et trouve un écho dans l’insistance sur cette exclusivité exprimée par Isaïe : « solus est Deus, et

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AH II, 1, 1, p. 26. L’usage de « solus » (« monos ») et de « ipse » (« autos ») dans la grande confession de II, 30, 9 (voir annexe) est impressionnant. AH II, 27, 2, p. 266. HERMAS, Le Pasteur 26, SC 53 bis, p. 144 (cf. Théophile D’ANTIOCHE, Ad Autolycum III, 9, SC 20, p. 222). Cité par Irénée en AH IV, 20, 2, SC 100, p. 628. De façon similaire, la confession en l’unicité divine de la Prima Clementis (voir, par ex., 59, 3 en SC 167, p. 194) est mentionnée en AH III, 3, 3, où « l’Église de Rome » est dite avoir annoncé un unique Dieu tout-puissant, auteur du ciel et de la terre « unum Deum omnipotentem, factorem caeli et terrae » (SC 34, p. 106). Une proclamation analogue se rencontrait dans le « Kèrugma Petrou », selon Clément d’Alexandrie, Strom. VI, 5, 39. Voir W. RORDORF, « La confession de foi et son “Sitz im Leben” dans l’Église ancienne », Novum Testamentum IX, 1967, p. 225238, spécialement, pour l’unicité, p. 235-236. En AH IV, 20, 2, il renvoie à Malachie 2, 10.

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non est alius praeter eum » (Is 46, 9, mis à la première personne dans la bouche du Seigneur)23. Le début du Livre, au § 2, déclare explicitement que le but de l’entreprise irénéenne est de montrer qu’« il n’y a qu’un seul Dieu » (« unum esse Deum »), rationnellement, puis à l’aide des témoignages néotestamentaires, dont le verset de l’Épître aux Éphésiens déjà évoqué, qui semble représenter pour le théologien l’un des principaux « lieux » autoritatifs où s’enracine la foi chrétienne en « un seul Dieu Père » (Ep 4, 6)24. Les diverses potentialités que la gnose aperçoit (ou qui d’une autre façon apparaissent dans les paganismes) sont toutes rassemblées dans l’unique centre qu’est le Créateur « unus et ipse », « un seul et même25 ». L’affirmation qu’il n’y a « qu’un seul (“unus”) artisan et un seul Dieu, qui a fait par lui-même ce qui a été fait » permet de mettre un terme au vice logique du regressus ad infinitum26, qui menace les Gnostiques : au nom du principe d’économie qui gouverne toute l’argumentation de ce Livre, il pose : « à quel point il est plus assuré et plus direct de confesser dès le début et aussitôt le vrai, à savoir que le Dieu artisan du ciel et de la terre est en même temps le seul Dieu27 ». Même le paganisme présente une forme atténuée de cette vision quand, selon Irénée, il attribue « le premier rang en divinité » au Dieu artisan de ce tout28. Vers la fin du Livre, en II, 28, Irénée oppose l’usage gnostique, qui appelle le Créateur « Démiurge », et l’usage courant de la langue, « qui désigne comme Dieu et Père celui qui l’est vraiment29 », et plus spécifiquement encore l’usage scripturaire : « les Écritures ne connaissent que ce seul Dieu30 », confirmé ultimement par le langage du « Seigneur », c’est-à-dire du Fils, ainsi qu’Irénée entend le montrer dans les Livres postérieurs. Comme le pose la grande confession finale : « on trouvera que celui-là seul est Dieu, qui a fait toutes choses31 », « le Dieu qui a fait 23 24 25 26 27 28 29 30 31

AH II, 16, 3, p. 154. AH II, 2, 6, p. 40. AH II, 25, 2, cf. 28, 4. AH II, 7, 5, p. 74. AH II, 16, 3, p. 154. AH II, 9, 2, p. 84. AH II, 28, 4, p. 278. Ibidem. AH II, 30, 9, p. 318.

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le monde » est le « seul Dieu » (« solus32 »), le « seul vraiment Dieu et Père33 ».

1.2. Création du monde « Que ce monde ait été fait par Dieu 28  (de manière effective), avec un commencement temporel, les Écritures nous l’enseignent34. » Irénée rappelle souvent que Dieu « a fait toutes choses », et d’abord le ciel et la terre. Cette confession repose, bien sûr, sur le premier verset de la Genèse « au commencement, Dieu a fait le ciel et la terre », à propos duquel Irénée insiste d’ailleurs sur le fait que Dieu est bien le sujet grammatical de l’énoncé de Gn 1, 135, ainsi que sur une formule de confession plus développée souvent reprise dans la Bible juive, en particulier dans le Décalogue (Ex 20, 11) et dans les Psaumes (145, 6) : « qui a fait le ciel, la terre, les mers et tout ce qui s’y trouve », si caractéristique du judaïsme et de sa foi, mais aussi de la reconnaissance par les Païens d’un Dieu suprême, qu’elle est mise par Luc dans la bouche de Paul au moment où il est pris pour Hermès par la population de Lystres : « nous sommes des hommes, vous annonçant de vous détourner de ces vanités pour vous retourner vers le “Dieu vivant,

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Cf. AH II, 19, 8, p. 196. AH II, 28, 1, p. 270. AH II, 28, 3, p. 276. Il est intéressant de voir Irénée recourir à ce terme technique de la philosophie, utilisé par Épicure et surtout les Stoïciens (remontant peut-être, sinon à Aristote qui ne le mentionne pas, mais à son École), qui renvoie à une relation de cause à effet. Pour un dossier précis et complet, voir Catherine DALIMIER, Apollonius Dyscole, Traité des conjonctions, Paris, 2001, p. 355-363. On y trouve citée, p. 355, une définition de Sextus Empiricus dans les Hypotyposes Pyrrhoniennes (III, 14), qui énonce en rapportant la doctrine des « dogmatistes » (Stoïciens) : « une cause est ce à cause de quoi, par son action (“"  . ”) l’effet (“2+8”) se produit ». La notion d’« " + . », d’acte effectif, par laquelle Sextus précise le sens du terme, explique l’usage d’Irénée ici. Le terme a paru si caractéristique – ou peut-être si difficile et intraduisible – au traducteur latin, qu’il s’est contenté de le transcrire purement et simplement. Mais le grammairien Priscien le traduit par « effective » (op. cit., p. 357). AH II, 2, 5, p. 40.

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qui a fait le ciel et la terre et la mer et tout ce qui s’y trouve”36 », puis condensée et exprimée en termes plus généraux dans la prédication aux Athéniens de l’Aréopage : Le « “Dieu inconnu”, je le proclame, c’est le Dieu “qui a fait le monde (cosmos) et tout ce qui s’y trouve”37 ». Elle est parfois mentionnée par Irénée de manière simplement binaire, comme à l’attaque du Livre II où le théologien annonce : « Il convient que nous commencions par le premier et principal chapitre, par le Dieu organisateur (demiurgos), qui a fait le ciel et la terre et tout ce qui s’y trouve38. » Pour Irénée, ce témoignage remonte à Adam et aux premières générations humaines, qui se le sont transmis sous forme de confession hymnique. Il a été ensuite repris par les Prophètes, à partir de Moïse (considéré comme le rédacteur de la Genèse et non seulement du code exodique) et de ses successeurs : « les anciens, en premier lieu, ayant conservé cette conviction reçue par tradition du protoplaste et chantant dans leurs hymnes le Dieu “artisan du ciel et de la terre”, et le reste des croyants ayant reçu la mémoire de ce fait par les Prophètes de Dieu qui leur ont succédé39 ». Cette conception d’une tradition orale primitive, à caractère hymnique, justifie l’usage qu’Irénée fait de l’expression : « Dieu qui a fait le ciel et la terre ». Il s’agit bien sûr avec ces mots d’une confession nucléaire, sentie comme indépendante d’une formulation scripturaire précise, même si à l’occasion – et la première de toutes les occasions a été la plus solennelle, dans la grande confession du Livre I qui succède au long exposé de la doctrine valentinienne40 – il ne répugne pas à citer extensivement la confession exodique, la plus longue et la plus enracinée dans le mode d’expression biblique.

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Actes 14, 15. Cette formule sert d’interpellation dans la prière des fidèles en Actes 4, 24, « toi qui as fait etc… » Actes 17, 23-24. AH II, 1, 1, p. 26. AH II, 9, 1, p. 84. AH I, 10, 1, SC 264, p. 154.

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2. Caractéristiques du Dieu créateur 2.1. La pensée divine Contrairement aux Valentiniens qui concevaient la création, matérielle et psychique en particulier, comme un « raté » extérieur au plérôme divin, Irénée insiste sur le fait que, pour lui, la création surgit de la pensée divine, elle est l’effet de ce Dieu qui est toute intelligence.

2.1.1. Préparation Au début du Livre (ch. 2 à 4), Irénée accumule des expressions, forcément inadéquates comme il le rectifiera lui-même, où interviennent les préfixes d’antériorité : « prae-destinans » (II, 2, 4), « prae-scius », « praeformare » (II, 3, 1), « ante prae-parata » (II, 4, 1). Il insiste sur l’analyse selon laquelle Dieu « voit dans sa pensée » (« mente contemplatus », II, 3, 1), « en lui-même » (« in semetipso », II, 2, 4 et 3, 1) ce qu’il réalise extérieurement. Cette pensée interne nous est naturellement inaccessible et demeure ineffable : « secundum id quod est inenarrabile et inexcogitabile nobis » (II, 2, 4). Irénée prend le risque de l’inadéquation de ces expressions, qui supposent un décalage temporel, fermement refusé par la suite, pour mieux mettre en valeur la relation d’intimité qui relie le créé aux secrets de la pensée divine ainsi que, comme nous le verrons ci-dessous, le caractère volontaire et conscient de l’œuvre produite. Si Irénée admet la notion de « paradigme » du créé, liée à celle de Démiurge depuis Platon au moins, il pose fermement que ce paradigme n’est pas extérieur au Dieu créateur, mais qu’il lui est au contraire interne, tiré librement de son propre fonds : « a semetipso accepit exemplum mundi fabricationis41 », « ipse a semetipso exemplum et figurationem eorum quae facta sunt accipiens42 ». Plus précisément, le Créateur, sur le modèle de l’Inventeur qui invente la forme qu’il réalisera, est l’auteur de la cause formelle de l’univers, de son « eidos » : 41 42

« Il reçut de lui-même le modèle de fabrication du monde », AH II, 16, 1, p. 152. « Recevant en lui-même de lui-même le modèle et la forme des réalités qui ont été faites », AH II, 16, 3, p. 154.

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« il a fait par lui-même la forme des réalités produites et est à l’origine de l’invention de leur disposition harmonieuse43 ». Quant à la question de l’éternité du monde, elle est traitée rapidement et refusée par Irénée, au motif d’une infériorité ontologique radicale du créé, nécessairement fragile dans son existence, c’est-à-dire corruptible par constitution44.

2.1.2. Intelligence En contrepartie, et à l’encontre de la distinction introduite en Dieu par les processions valentiniennes, Irénée rappelle fortement l’efficacité unifiée de la pensée divine et la simultanéité des actes en Dieu : « simul ac mente concepit Deus, et factum est hoc quod mente conceperat45 ». La remarque était intervenue déjà au Livre I, où Irénée démarquait le philosophe archaïque Xénophane46 dans sa critique du Zeus anthropomorphique d’Homère : le maître de toutes choses, en même temps qu’il conçoit accomplit ce qu’il a conçu, et en même temps qu’il veut pense ce qu’il a voulu, étant tout entier pensée, tout entier volonté, tout entier intelligence, tout entier lumière, tout entier œil, tout entier ouïe, tout entier source de tout bien47.

Au Livre II, il s’étendra assez longuement sur l’analyse d’une phénoménologie des actes de l’intellect humain (liée à la désignation de Dieu comme intelligence ou «  » , en lui opposant la simplicité de l’intellect divin, qui est tout entier (et simultanément) chacune de ses opérations48, avec la citation de Xénophane toujours à l’arrière-plan, émergente à trois reprises49, et qui se prête aussi, en II, 13, 8-9, à une variation. La fréquence même de ces récurrences signale assez l’impor43 44 45 46

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AH II, 7, 5, p. 76. AH II, 3, 2, p. 44. AH II, 3, 2, p. 42. XÉNOPHANE, dans PS. ARISTOTE, De Melisso, Xenophane, Gorgia, ch. 4, 978 a, dans DIELS-KRANZ, Fragmente der Vorsokratiker, Zürich/Hildelsheim (18e édition), 1989, p. 118. La question de la source exacte de la citation d’Irénée ferait l’objet d’une autre recherche. Voir quelques pistes en E. OSBORN, op. cit., p. 32 sq. AH I, 12, 2, SC 264, p. 182-184 (avec support grec). AH II, 13, 1-10. AH II, 13, 3 et 8, p. 114-116 et 124 ; 13, 9, p. 126 ; 28, 5, p. 280.

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tance aux yeux d’Irénée, non seulement de la critique de Xénophane, mais de cette vision d’une intelligence ordonnatrice, riche d’une palette de facultés rassemblées en un seul acte simple. Il y reviendra encore à la fin du Livre II, rappelant qu’en Dieu ces étapes, successives pour nous, sont concomitantes et unifiées en un seul acte de l’intelligence divine : « Dieu étant tout entier intelligence et tout entier Verbe », penser et énoncer sont pour lui une seule et même chose50. La perspective est alors un peu différente, puisque cette unité intradivine pointe vers l’unité du Père et de son Verbe consubstantiel51.

2.2. La puissance efficiente Dieu est plus puissant que la nature, ayant à sa disposition le vouloir – puisqu’il est bon –, le pouvoir – étant puissant –, et l’accomplir, puisqu’il est riche en moyens et accompli52.

Aux yeux d’Irénée, le Créateur est en effet doué d’une puissance (« dunamis ») productrice, qui le rend par là-même supérieur aux gnostiques qui n’ont pas d’œuvre à montrer à l’appui de leurs prétentions53. Au contraire, ce qui est interne au Père est « plénitude et production », « plena et operosa54 ». Le Dieu créateur lui-même est productif, « operator efficax et aptabilis55 ». Cette puissance se manifeste sur trois plans : – Le Créateur est doté d’une puissance suscitatrice, qui fait émerger la matière en même temps qu’elle l’organise. À ce propos, selon Irénée, les Gnostiques n’ont pas pris la mesure de l’étendue du pouvoir de la substance divine et spirituelle56. À l’opposé, il affirme que « Dieu, 50 51 52 53 54 55 56

AH II, 28, 5, p. 280. Le terme n’y est pas, même s’il était connu des Gnostiques comme d’Irénée, mais l’insistance du développement (II, 28, 5), autorise cette extrapolation. AH II, 29, 2, ou fr. grec 6 du Livre II, p. 298-299 (transmis par les Sacra Parallela de Jean Damascène). AH II, 30, 3, p. 304-306. AH II, 5, 1, p. 52. AH II, 30, 4, p. 308. « Quantum potest spiritalis et divina substantia », AH II, 10, 3, p. 90.

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puissant et riche en toute chose, a créé la matière57 ». À deux reprises, il répète que l’origine de cette dernière doit être rapportée à la « puissance » et à la « volonté » de Dieu58. C’est en ce sens que doit être pris en compte la question de la création « ex nihilo59 ». – Le Créateur suscite l’être de tout le créé, « donnant à tous d’exister60 », leur procurant « le commencement de leur création61 ». Vers la fin du Livre, pour mieux souligner la dépendance de tous les êtres vivants – parmi lesquels les adversaires gnostiques du Démiurge – à l’égard du Dieu créateur, Irénée remonte, par une gradation régressive, vers la donation de l’être en s’écriant : « il n’y a pas de suffisance pire que de se croire meilleur et plus parfait que celui qui les a faits, modelés, leur a insufflé le souffle de vie, leur a conféré l’existence elle-même62 ». L’arrière-plan est naturellement celui du récit de la création de l’homme au chapitre 2 du Livre de la Genèse, mais fait écho aussi à la prédication de Paul à l’Aréopage : « conférant par lui-même à tous la vie, le souffle et toutes choses » (Actes 17, 25, cf. v. 28 : « en lui nous vivons, nous mouvons et sommes »). – enfin, le Créateur n’en reste pas à la potentialité, mais réalise des êtres donnés, multiples, variés et contrastés, comme nous le verrons. En ce sens, il est légitime de remonter des effets – les êtres créés – aux causes63, et des causes instrumentales à la cause ultime : selon des 57 58 59

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Ibidem AH II, 10, 2 et 4. La présentation la plus récente est celle de M. C. STEENBERG, Irenaeus on Creation, The cosmic Christ and the saga of redemption, Leiden/Boston, 2008, p. 38-49. Gardent tout leur intérêt les études d’A. ORBE, « San Ireneo y la creación de la materia », Gregorianum 59. 1, 1978, p. 71-127 et, du même, Introducción a la Teología de los siglos II y III, Roma, 1987, ch. 8, p. 143-155 ; E. OSBORN, The emergence of Christian Theology, Cambridge, 1993 et, ID., Irenaeus of Lyons, Cambridge, 2001, p. 65-72 ; G. MAY, Creatio ex nihilo : The Doctrine of « Creation out of nothing » in Early Christian Thought, Edinburgh, 1994. Fr. CHAPOT, « Les apologistes grecs et la création du monde. À propos d’Aristide, Apologie 4, 1 et 15, 1 », dans B. POUDERON, J. DORÉ (éds), Les Apologistes chrétiens et la culture grecque, Paris, Beauchesne, 1998, p. 199-218. AH II, 1, 1, p. 26. AH II, 2, 4, p. 38. AH II, 26, 1, p. 258. AH II, 9, 1 et 27, 2

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exemples de consonance aristotélicienne, Irénée rappelle que l’action, par exemple celle de couper à l’aide d’une hache, est rapportée à l’ouvrier qui en use librement et non à l’instrument inerte64. « Omnia enim ex uno et eodem Deo65 ».

2.3. Liberté de l’efficient Intimement liée à cette puissance efficiente, « apotélestique66 », apparaît l’autonomie et la libre disposition de son initiative, sur laquelle Irénée insiste d’autant plus que les Valentiniens présentent un Démiurge exécutant et secondaire par rapport à une puissance supérieure. Son sort serait alors similaire à celui d’un Zeus soumis à la destinée et à la nécessité67. Le Créateur crée « librement » (II, 1, 1), il est « libre et ne relevant que de son pouvoir » (II, 5, 4), « sua potestate » (II, 16, 1). Il crée par un acte propre, « a semetipso » (II, 7, 4-5 et 16, 3), « comme il veut » (II, 2, 4 et 11, 1). Au terme du Livre, dans la grande confession finale, toutes ces expressions de la liberté du Créateur se trouvent réunies en un effet d’accumulation irrésistible : « ipse a semetipso fecit libere et ex sua potestate68 ». Il est clair ainsi que, pour Irénée, le Créateur ne dépend d’aucun autre que de lui – il réalise l’idéal d’autarcie et d’autonomie pour lequel Aristote proposait précisément Dieu en modèle à l’homme libre et au citoyen –, il est libre et trouve en lui-même et en sa propre faculté d’initiative l’origine de tout acte extérieur. En parallèle, Irénée mentionne aussi la « volonté » divine, qui est l’équivalent de sa liberté, comme lorsqu’il rapporte à celle-ci la venue à l’être de la matière et, par suite, de tout l’univers69. Cette puissance de Dieu, qui réside en son vouloir, lui permet d’être en mesure non seulement de susciter les êtres, mais de les ressusciter avec une puissance plus

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AH II, 2, 3, p. 36-38. Cf. ARISTOTE, Physique VIII, 256 a et b. AH II, 25, 1, p. 252. Cf. AH II, 28, 3, p. 276. AH II, 5, 4, p. 58-60. AH II, 30, 9, p. 318. AH II, 10, 2 et 4.

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éclatante encore70. Dans la confession finale, le théologien résume sa pensée en une formule condensée et hardie : « sa volonté est la substance de toute chose » (« substantia omnium voluntas eius71 »), où le lien de causalité (sa volonté est [cause de] la substance de toute chose) reste, pour plus d’expressivité, sous-entendu.

3. Le rapport du créant au créé 3.1. Adjuvants : Verbe et Sagesse Irénée souligne sans cesse la libre maîtrise du Créateur. Détournant un qualificatif classique du Dieu suprême, il rappelle que Dieu est « sans nul besoin » (« anendeès »), y compris dans le domaine de l’agir, c’est-àdire qu’il possède en lui-même tout ce qui lui permet d’agir et de créer. Déjà, au Livre I, la confession qui fait pendant, vers la fin du Livre, à la confession initiale d’I, 10, 1, accordait une place importante à la fonction médiatrice du Verbe : il n’y a qu’un seul Dieu tout-puissant, qui a tout instauré par son Verbe …, comme le dit l’Écriture : « par le Verbe du Seigneur les cieux ont été affermis » (Ps 32, 6), et encore « tout a été fait par lui » (Jn 1, 3) … Dieu n’a en effet besoin de nulle chose (« anendeès »), mais par son Verbe et son Esprit il fait toute chose, les dispose, les gouverne et procure à tous l’existence72.

Aussi, dès les premières pages du second Livre, introduit-il la place du Verbe comme coparticipant à l’activité créatrice, conformément à la théologie du prologue de l’évangile de Jean : « tout a été fait par le Verbe, sans lui rien ne l’a été73 », notant qu’il s’agit du Verbe « propre », c’est-à-dire interne, de Dieu. Comme on l’a vu, le Verbe est en effet le pendant de l’intellect («  » et son associé le plus intime. Ce que les Gnostiques refusent de croire, c’est que le « Dieu “qui est au-dessus de

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AH II, 29, 2, p. 296-298. AH II, 30, 9, p. 318. AH I, 22, 1, SC 264, p. 308. Jn 1, 3, cité en AH II, 2, 5, p. 40.

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tout” a fabriqué par son Verbe, comme il l’a voulu, des réalités variées et contrastées74 ». Il est clair ici que le Verbe ou Logos est la faculté permettant de passer de la simplicité divine à la multiplicité du créé. Il se manifeste dans la parole créatrice mise en scène par le récit de la Genèse et commentée par le psalmiste : « il a dit, et cela a été fait75 ». Le schéma initial où Irénée concentre tout ce qu’il développera dans le second Livre, avant de le rassembler dans la confession finale, s’achève sur cette donnée : « or tout ce qui a été fait, Il l’a fait par son Verbe inlassable (“infatigabili Verbo”)76 ». Vers la fin du Livre, Le Verbe divin semble prendre davantage d’autonomie dans l’exposé théologique, sans doute par un travail de transition et de préparation au Livre III, qui sera celui du Verbe incarné. Répondant aux ambitions de connaissance supérieure des Valentiniens, Irénée les renvoie à leur statut créé, nécessairement postérieur à l’initiative divine, et propose par contraste une vision solennelle du Verbe divin : « homme, tu n’es pas incréé et tu n’as pas toujours coexisté avec Dieu comme son propre Verbe77 », d’où il ressort à l’évidence que le Verbe est, lui, incréé et jouit de la coexistence permanente avec Dieu. Le discours passe, sans transition, de la question de l’origine du monde et de sa matérialité – qui était au centre de l’argumentation tout au long du second Livre – à celle de l’origine intrinsèque du Verbe divin, et le théologien élève au plan intradivin la citation du prophète Isaïe, communément rapportée par la catéchèse chrétienne à l’incarnation – et qui le sera encore en ce sens par Irénée : « sa génération, qui l’expliquera78 ? ». Dans le moment même où il refuse les spéculations valentiniennes sur les prolations internes au Plérôme, Irénée y fait droit en partie : il a beau proclamer ineffable la génération du Verbe – à l’encontre, non seulement des Gnostiques, mais de ceux parmi les docteurs de la Grande Église qui insistaient sur le modèle temporalisé du « Verbe interne, puis proféré » –, il reconnaît par là-même la réalité d’une génération intradivine.

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AH II, 11, 1, p. 92. Ps 32, 9 et 48, 5, cité en AH II, 2, 5, p. 40. AH II, 2, 4, p. 38. AH II, 25, 3, p. 254. AH II, 28, 5, p. 282.

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La mention « qui a fait toutes choses par son Verbe » est dès lors intégrée dans la confession de foi, tirée des Écritures, comme on le voit par exemple en II, 27, 2 : « l’ensemble des Écritures, qu’elles soient prophétiques ou évangéliques, proclament ouvertement et sans confusion possible … qu’un Dieu unique, à l’exclusion de tout autre, a tout fait par son Verbe79 ». Dans la large confession finale, la mention revient à deux reprises et se fait binaire : Dieu a fait le monde « par lui-même, c’est-àdire par son Verbe et sa Sagesse », Dieu fonde et fait « par son Verbe de puissance », il arrange et dispose toutes choses « par sa Sagesse80 ». Nous voyons poindre ici le thème des « deux mains du Père », le Verbe et la Sagesse, qui interviendront – selon le type du récit de Genèse 2 – pour façonner l’homme et ultimement le restaurer81.

3.2. La souveraineté présente L’un des titres principaux de Dieu, présent dans les confessions courantes, est celui de « tout-puissant », associé déjà au nom divin de « Père » dans l’antiquité païenne, comme en témoigne Virgile82. Il s’agit, avec cette désignation qui est, dans la Bible grecque, l’une des traductions du nom de « Sabaoth » par les Septante, de la maîtrise de Dieu sur l’univers, et déjà sur les troupes angéliques. Distincte de la question de l’origine, celle de la domination actuelle (et originelle) de Dieu sur le monde est en effet également en cause. Tout le début de l’argumentation (§ 1-8) joue sur les lieux (au sens rhétorique) du contenant et du contenu, du plus grand et du plus petit, du plus puissant et de l’inférieur, et Irénée pose nettement que, si quoi que ce soit échappe à l’emprise du Dieu suprême, « le nom de “tout-puissant” sera vidé de son sens (“solvetur omnipotentis appellatio83”) », ce qui constituerait une indéniable impiété. De même, la 79 80 81 82 83

AH II, 27, 2, p. 266. AH II, 30, 9, p. 320 et 318. Sur ce thème, voir M. C. STEENBERG, Irenaeus on Creation, The cosmic Christ and the saga of redemption, Leiden/Boston, 2008, ch. 2, p. 61-100. « Pater omnipotens », Énéide I, 60 ; 3, 245 ; 7, 141 ; 8, 370 etc. ; cf. J.-P. BATUT, Pantocrator, Dieu le Père tout-puissant dans la théologie prénicéenne, Paris, 2009. AH II, 1, 5, p. 34.

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« lumière » propre au Père a le pouvoir de tout illuminer, sans que rien ne puisse lui faire obstacle84. Le contexte même où s’insèrent ces remarques indique que la désignation de « pantokrator » a d’abord, aux yeux d’Irénée, une portée ontologique, tout comme la spécification récurrente empruntée à Ep 4, 6 : « au-dessus de tout » : le créateur domine toutes choses par l’excellence et l’éminence (« supereminentia ») de son être, dont la plénitude, si on peut parler ainsi, est au-delà de tout le créé – c’est là, me semble-t-il, le sens du lieu du contenant et du contenu. En un second moment, la toute-puissance du Créateur a aussi la valeur d’une souveraineté actuelle, analogue à celle qu’exerce l’empereur sur tout l’empire romain. Par principe, il est connu de tous, de la même façon que le prince, celui qui « a la puissance suprême du principat » est connu, au moins indirectement, de tous les habitants de l’empire « à cause de sa souveraineté » (« propter dominium eius »). En ce sens, comme les sujets romains reconnaissent le pouvoir de l’empereur sans jamais l’avoir vu, tous les êtres créés, même les anges rebelles, mêmes les bêtes brutes, sans avoir vu Dieu sont soumises au nom « du Très Haut et du Tout puissant (« Altissimi et omnipotentis appellationi85 »), qui est tel un « souverain suprême » (« maximus rex »). Irénée précise qu’il ne fait pas seulement allusion au pouvoir du nom de Jésus, attesté par les Actes et par l’Apôtre Paul, mais au nom même du Créateur, et cite à l’appui les exorcismes juifs pratiqués, écrit-il, « jusqu’à maintenant86 ». En vertu de cette domination, Dieu « régit » le monde87.

4. Le créé 4.1. Une œuvre artistique À la suite de la pensée sapientielle, spécialement de la Sagesse de Salomon88, Irénée voit le créateur comme l’ordonnateur harmonieux 84 85 86 87

AH II, 4, 3 et 5, 1 (en continuité). AH II, 6, 2, p. 62. C’est-à-dire dans le judaïsme contemporain d’Irénée (AH II, 6, 2, p. 62). « regere », AH II, 27, 2, p. 266. Cf. aussi « gubernat invisibilis », II, 13, 3, p. 114.

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d’un tout foisonnant. Non pas seulement celui qui fait passer du désordre à l’ordre, comme le démiurge du Timée dans son action originelle à laquelle fait écho Philon89, mais plutôt comme celui qui suscite en même temps la diversité des éléments et des parties et l’équilibre du tout. Dans la perspective qui est celle d’Irénée ici, Dieu ne se contente pas de vouloir, de pouvoir et de donner l’être, mais il est à l’origine du monde tel qu’il est et mène chaque chose à sa pleine réalisation, lui conférant sa nature propre. Dès l’ouverture du Livre II90, après avoir posé le caractère conscient et engagé de l’acte par lequel Dieu a pensé le monde, Irénée poursuit : (il l’a fait comme il l’a voulu), conférant à tout chose harmonie, son ordre [propre] et le principe de son être91, aux réalités spirituelles un être spirituel et invisible, aux réalités supracélestes un être céleste, aux anges un être angélique, aux vivants une nature vivante, pour ceux qui nagent, aquatique, pour ceux qui vivent sur terre, terrestre, accordant à tous les êtres une substance qualitativement appropriée92.

La diversification des natures et des types d’êtres traduit, par contraste avec le matérialisme valentinien faisant provenir toute chose mondaine des humeurs de l’entité extradée du Plérôme, une vision riche et plurielle des réalités données dans l’expérience, mais aussi une prise en compte de la spécificité des substances à tous les niveaux de l’échelle cosmique : natures angéliques, corps célestes, animaux divers. À ce titre, l’insistance d’Irénée sur l’introduction de cette pluralité dans la confession de foi est caractéristique. Dès la confession finale du Livre I, il multiplie les couples d’êtres créés, pour déployer la richesse de ce « toutes choses » toujours invoqué : 88 89 90

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Sag. Sal. 13, 1, cf. Heb. 11, 10. Platon, Timée 30 a et Philon d’Alexandrie, De opificio mundi, § 22. Déjà, au Livre I, Dieu était appelé « sapiens artifex », « habile artisan » (AH I, 8, 1). Cette qualité est rappelée au début du second Livre, qui évoque un créateur « sollers » (traduction de « sophos ») et attentif, à l’opposé d’un fabricant « négligent » (AH II, 2, 1). On peut rapprocher des ces désignations l’énumération laudative des techniques en AH II, 32, 2, p. 336. Il faut lire sans doute, sous ces termes, «   9 », «  : », « 2 1# ȅȀ̓ ǶʌǿDzǺ ». « ;  ;9  » ?, AH II, 2, 4, p. 38.

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44 aussi bien visibles qu’invisibles, sensibles qu’intelligibles, temporelles par quelque économie ou permanentes et éternelles93.

À cette formule de la fin du Livre I fait pendant, à la fin du second Livre, la double énumération binaire de la grande confession de 30, 9 (voir cidessous en annexe), mais déjà auparavant, de manière plus proche du récit de la Genèse qui se trouve à l’arrière plan de cette vision (et plus largement de toute la perspective biblique, comme le rappelle Irénée luimême), cette évocation de la variété des créatures : visibles ou invisibles, célestes, terrestres, aquatiques ou souterraines94.

Cette présentation, dont la forme minimale est la mention conjointe de « visibles et invisibles95 », correspond bien sûr à une tentative pour associer, accoupler même et mettre à égalité des réalités suprêmement hétérogènes aux yeux des Gnostiques, en insistant sur le statut fondamental de créaturialité qui distingue les uns et les autres, les êtres spirituels comme les charnels, de la nature suréminente de l’incréé. Au delà, elle représente aussi, pour le polémiste, une voie permettant de sortir de l’exemplarisme platonicien schématisé par les Valentiniens : les réalités de ce monde ne sont pas à ses yeux des reflets ou images des réalités supérieures, elles leur sont effectivement hétérogènes par le fait qu’elles trouvent leur identité, outre leur dépendance du créateur, dans un rapport d’opposition mutuelle. Les êtres créés, qui sont « innombrables96 », avons-nous vu, sont « varia et dissimilia97 », « multa, dissimilia et contraria natura98 », non réductibles à de simples reproductions d’une image idéelle, imitations ou similitudes. Irénée consacre tout le § 7 à ce thème de la « varietas universae creaturae99 ». En II, 7, 3, il présente

93 94 95 96 97 98 99

Cf. Col 1, 16. AH I, 22, 1, SC 264, p. 308. AH II, 27, 2, p. 266 (cf. Gn 1, 11-25, production des vivants « selon leur espèce »). AH II, 30, 6, p. 310, formule postérieurement intégrée dans le symbole de foi (dit « de Nicée-Constantinople »). AH II, 7, 3, p. 70. AH II, 11, 1, p. 92. AH II, 7, 4, p. 72. AH II, 7, 3, p. 70.

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un tableau vigoureux de la lutte des espèces et de leur multiplicité fondée sur les « differentiae contrariae » : « dans le monde certains êtres sont doux, d’autres sauvages, certains sont inoffensifs, d’autres nuisibles et prédateurs, certains terrestres, d’autres aquatiques, d’autres volatiles, d’autres célestes100 ». Cependant, ce monde de multiplicité et de différence, voire de tension et de lutte, a été pensé par son concepteur comme un tout contrasté, mais équilibré et harmonieux : « il est à l’origine de l’invention de leur disposition harmonieuse101 ». L’activité artistique du Créateur, comparée au § 25 à l’art de l’exécution musicale102, est un art de dosages, d’équilibres, dans l’harmonie des opposés : dans la mesure où toutes les choses qui ont été faites sont variées et multiples, eu égard à l’ensemble de l’œuvre heureusement adaptées et accordées, mais pour ce qui se rapporte à chacune d’elles, opposées et discordantes entre elles103.

À l’encontre du concordisme, ressenti comme artificiel par Irénée, que les Valentiniens voulaient déceler entre les nombres qui expriment le rythme divin du Plérôme et les fondements numériques du cosmos et de la Bible, le théologien entend montrer que, si l’univers a son autonomie par rapport à une zone divine supérieure, il n’en est pas moins composé, comme par un « habile architecte104 » de manière mathématiquement savante et esthétiquement élégante. C’est ici qu’intervient la « sophia » ou habileté compositionnelle et architecturale du Créateur, qui dispose tout « cum magna sapientia et diligentia105 », au point qu’il apparaîtra normal, dans la grande confession finale, de constater que Dieu ne crée par seulement à l’aide de son Verbe, mais aussi de sa Sagesse (« Sophia »), assimilée à l’Esprit Saint.

100 AH II, 7, 3, p. 72. 101 AH II, 7, 5, p. 76. 102 En réalité, à une lecture attentive, on comprend que la comparaison musicale est invoquée ici surtout pour sa dimension temporelle intrinsèque : plus qu’à la disposition de l’univers, le théologien pense ici à la succession des moments de l’économie, comme il le suggère au cours des paragraphes qui suivent. 103 AH II, 25, 2, p. 252. 104 AH II, 11, 1, p. 92. 105 AH II, 25, 1, p. 250.

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4.2. Vers l’histoire L’histoire intervient très peu au Livre II, qui se situe presque toujours sur le plan d’une émergence antérieure, soit interne au monde divin avec l’examen des processions valentiniennes, soit à la charnière de l’incréé et du créé avec la considération de l’acte créateur. Ce n’est que vers la fin du Livre, en transition préparatoire avec les Livres suivants, que s’imposent plus nettement quelques aperçus sur l’histoire, qui découle de la mise en place du cosmos et de sa dimension temporelle. Les deux confessions du Livre I rappelaient, chacune à sa manière, que le Dieu reconnu ne gouvernait pas seulement le monde, mais aussi l’histoire, la première, en faisant suivre l’affirmation de la foi au Père, au Fils et au Saint-Esprit d’une mention de l’action de l’Esprit dans l’économie du salut (I, 10, 1), la seconde en rappelant deux faits majeurs de la Genèse : la formation de l’homme en Gn 2 et l’alliance avec les Patriarches, revendiquée dans l’Exode lorsque le Seigneur se présente à Moïse comme « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac et Dieu de Jacob (Ex 3, 6) » (I, 22, 1). Le grand paragraphe récapitulatif de la fin du second Livre se penche sur « les mystères de l’économie divine ». Le créateur est bien sûr, comme il l’a été jusqu’à présent, celui « qui a fait le ciel et la terre », mais aussi qui « a formé l’homme » et l’a « placé dans le Paradis » (Gn 2)106. Au terme de la grande confession du § 30, 9 (voir annexe ci-dessous), ce début est repris et continué : C’est lui qui a donné forme à l’homme, qui a planté le Paradis, qui a fabriqué le monde, qui a introduit le déluge, qui a sauvé Noé, lui le Dieu d’Abraham et le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob, Dieu des vivants107.

Ce qui concerne l’homme, sa formation originelle, son salut, sa fidélité est résumé en ces quelques étapes, dont la finale « Dieu des vivants », renvoie à l’argument opposé par Jésus aux Sadducéens à propos de la résurrection des morts (Mt 22, 32) et, plus largement, à l’œuvre de 106 AH II, 28, 2, p. 270, cf. II, 26, 1, p. 258. 107 AH II, 30, 9, p. 320.

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vivification divine qui est aussi œuvre de salut et de glorification de sa créature. À plusieurs reprises, toujours vers la fin du Livre, Irénée fait allusion aux questions posées par l’économie divine, ce « mystère108 » qui inclut une « recherche des causes109 » et doit être scruté avec autant de sérieux que de crainte révérentielle, avec en outre la conscience que l’esprit humain ne parviendra jamais à le dominer.

Conclusion Nous avons tenté, durant ce parcours nécessairement un peu schématique, de voir se dégager la figure du Dieu créateur telle qu’elle s’impose au Livre II de l’Adversus Haereses, après être restée implicite, ou n’être apparue qu’incidemment, dans le long rapport du Livre I, qui entend se placer la plupart du temps du point de vue des adversaires et où la foi d’Irénée n’émerge que par accès. Les Livres III à V seront consacrés à l’économie. Le Livre II est donc celui de la « théologie », d’une théologie où l’unique Créateur est au centre de la discussion et de l’effort de clarification tenté par Irénée. Tout d’abord cette recherche, et la réflexion associée, sont à ses yeux légitimes : la théologie, comme la philosophie première, est une recherche des causes, la quête d’une connaissance par les causes, qui permet, quoique de manière limitée et inadéquate, de parvenir à propos de Dieu à une « science vraie et assurée », « firma ac vera de Deo scientia110 ». Comme on l’a vu en terminant, les causes de l’économie, le « sens de l’histoire » restent, à la fin du Livre II, à interroger, mais la cause de l’événement primordial et décisif, celui de la constitution d’un monde, apparaît claire : elle réside dans le vouloir et le pouvoir d’un Dieu « au-dessus de tout », doté d’une pure puissance efficiente et qui crée « effectivement », « 28  ». Cet acte libre est en même temps la mise en œuvre d’une pensée précise, riche et lumineuse, celle qui habite l’intelligence divine – or Dieu est « tout 108 AH II, 28, 1 et 2, p. 270, cf. 30, 7, ainsi qu’au Livre I, l’énumération des problèmes exégétiques concernant l’économie (I, 10, 3, SC 264, p. 162-164). 109 AH II, 28, 2, p. 272. 110 AH II, 28, 1, p. 268.

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entier intelligence » – qui s’exprime par son Verbe rationnel, par son Logos, et s’organise grâce à sa Sagesse ordonnatrice. La médiation du Verbe est double, efficace par son intervention et éclairante par la révélation qu’elle donne à voir, ou à connaître, depuis les origines. L’art de la Sagesse, quant à lui, se manifeste dans les ordres divers de substances et de formes qui, par leurs tensions réciproques et leur complémentarité, constituent un tout cohérent. Le théologien définit très bien lui-même les différentes couches de son inspiration qui relève, pourrait-on dire, d’un « monothéisme réaliste » : la création par le Dieu unique est un fait avéré, écrit-il, qui s’impose à tous et que tous reconnaissent ; le Verbe éternellement coexistant au Père la manifeste à tous depuis toute origine111 : les philosophes, et les Païens d’une certaine manière, en ont connaissance et il est possible, sans en rester à l’emprunt extérieur comme le font les Gnostiques, d’utiliser leurs analyses et leurs catégories, dont la plus importante reprise par Irénée est sans doute celle de «  » ou intelligence – comme l’a vu Osborn –, mais dont celles d’actualité, d’efficience et de causalité ne sont pas non plus à sous-estimer. Cette révélation universelle se trouve exprimée avec une précision, une adéquation et une intensité toutes particulières dans les Écritures prophétiques, qui transmettent aussi une révélation spécifique, condensée dans la confession de foi juive du Décalogue, par exemple. Les théologiens apostoliques, Jean ou Paul, relisent ce noyau à la lumière de la théologie du Verbe et de son économie. Face aux Valentiniens auxquels il oppose Xénophane, Irénée s’appuie sur la théologie naturelle et philosophique qui constitue une sorte de socle commun à tous. Cependant, j’espère l’avoir suggéré, son entreprise consiste avant tout à mettre en valeur et à justifier la figure du Dieu biblique, et ce ne serait pas extrapoler que d’affirmer que l’effort du Livre II est tout entier consacré à tirer les conséquences, philosophiques et théologiques, du premier verset de la Genèse et, au-delà, de son premier chapitre. Ce qui me paraît caractéristique de sa démarche, au terme de l’enquête, c’est la distance entre le caractère élémentaire, nucléaire, des thèses défendues, qui se retrouvent, non seulement dans les confession bibliques, mais dans tous les énoncés des apologètes antérieurs ou contemporains (« un 111 AH II, 30, 9 fin, p. 322.

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seul Dieu tout-puissant, créateur de toutes choses ») d’une part et la précision, la rigueur et l’approfondissement de l’argumentation et du questionnement qui portent sur ces thèses de l’autre : comme si la théologie n’apparaissait jamais si pénétrante qu’en s’en tenant au plus simple.

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N.B. Les pages qui précèdent ont pour but premier de faciliter la compréhension de la grande confession finale du Livre II, formalisée ciaprès (p. 51) en une double série inversement symétrique.

Les principales confessions des Livres I et II, à savoir I, 22, 1 ; II, 2, 4 ; II, 11, 1 ; II, 27, 2 et finalement II, 30, 9 (ci-dessous) se conforment toutes, avec des variantes, à un schéma type, dont voici les éléments récurrents (empruntés pour la clarté à II, 11, 1) : sujet objet moyen action mode de l’action

Dieu au-dessus de tout diversité des réalités créées par le Verbe a fait (produit, fabriqué, fondé, créé etc.) comme il l’a voulu

Dieu créateur selon l’Adversus Haereses II d’Irénée

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ANNEXE : La grande confession de AH II, 30, 9 Le tableau ci-après se lit, pour la colonne de gauche, de haut en bas mais, pour la colonne de droite, de bas en haut, c’est-à-dire en remontant. (a) Lui-même, par lui-même, a fait toutes choses librement et par son propre pouvoir, il les a disposées et menées à bien, et la substance de toute chose réside dans sa volonté. Seul sera trouvé Dieu, celui qui a fait toutes choses,

(a’) C’est lui qui a donné forme à l’homme, Qui a planté le Paradis, Qui a fabriqué le monde, Qui a introduit le déluge, Qui a sauvé Noé,

Lui le Dieu d’Abraham et le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob, Dieu des vivants, (b) Seul Tout-puissant (b’) Lui le Juste, et seul Père, Lui le Bon, (c) Fondant et faisant toutes choses, (c’) [qui a fait ces choses], Visibles comme invisibles, Le ciel et la terre Sensibles comme privées de sens, et les mers Célestes comme terrestres et tout ce qu’ils contiennent, (d) Par le Verbe de sa puissance (d’) Qui a fait ces choses par lui-même, Et il a agencé et disposé toutes choses c’est-à-dire par son Verbe et par sa par sa Sagesse, Sagesse, (e) Contenant tout et seul à ne pouvoir (e’) Mais [il y a] un seul et unique Dieu être contenu par nul être, Artisan, qui est au-dessus de toute Principauté et Puissance et Domination et Vertu, Lui-même Artisan Lui le Père, Lui-même Fondateur, Lui le Dieu, Lui-même Inventeur, Lui le Fondateur, Lui-même Créateur, Lui le Créateur, Lui-même Seigneur de toutes choses, Lui l’Artisan, 0. … Et au-delà de lui ou au-dessus de 0. […] Ni, pour tout dire, rien de ce qui est lui [ïl n’y a rien], imaginé par eux et tous les sectaires de Ni la Mère… ni un autre Dieu […] façon délirante a b c d e 0 (par ordre descendant) 0. e’ d’ c’ b’ a’ (à lire par ordre ascendant)

Agnès Bastit

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Clausules Lui que la loi annonce (f), Lui que les prophètes proclament (g)

Lui que le Christ révèle (h), Lui en qui l’Église croit (i),

Sceau (j) C’est lui le Père de notre Seigneur Jésus-Christ.

Appendice (k) : manifestation de la connaissance (lg 247-253) Par son Verbe, qui est son Fils, Par lui il se révèle et se manifeste À tous ceux auxquels il se révèle, Le connaissent en effet ceux auxquels le Fils l’aura révélé (Mt 11, 27), Le Fils qui, coexistant toujours au Père, Dans le passé et depuis le commencement révèle le Père, Aussi bien aux anges, aux archanges, aux puissances, aux vertus Qu’à tous ceux auxquels Dieu veut se révéler.

Schéma de la confession en II, 30, 9 : a b c d e 0 e’ d’ c’ b’ a’ double clausule : fg /hi sceau final : j a : action et économie / économie et histoire : a’ b : double titre divin : b’ c : multiplicité du créé : c’ d : moyens de la création : d’ e : énumération des titres du Créateur : e’ 0 : refus des entités valentiniennes : 0

L’âge d’or de la réflexion sur la création

Sous le signe du phénix (Ambroise de Milan, Exameron, V, 23, 79-80) Laurence GOSSEREZ Université Stendhal-Grenoble 3

À en croire saint Jérôme, Ambroise de Milan n’aurait fait dans son Exameron que paraphraser Basile, Origène et Hippolyte1. En fait, Ambroise a organisé à sa façon la matière examérale. Tout d’abord, il a composé un prologue général, constitué par des deux premières homélies, en prélude à la série des prologues qui structurent l’ensemble de l’œuvre, comme je l’ai montré ailleurs2. L’introduction du phénix dans la série des oiseaux à la fin du sermo VIII, constitue également une innovation. Nous verrons que la figure de cet animal fabuleux remplit une fonction importante dans la composition de l’Exameron ambrosien. Le phénix ne figure pas parmi les oiseaux cités par saint Basile qui est généralement reconnu comme le principal modèle d’Ambroise. Même si les deux autres sources indiquées par saint Jérôme – Origène et Hippolyte –, ont été, pour la plus grande part, perdues, il y a des chances pour que l’ajout d’Ambroise résulte d’un choix délibéré, car le phénix est par ailleurs l’un de ses thèmes de prédilection. L’évêque de Milan y revient à trois reprises dans trois écrits différents, le De Excessu fratris, l’Expositio Psalmi CXVIII, et l’Exameron3. Ce fait peut paraître surprenant. L’oiseau

1

2

3

JÉRÔME, Ep. 84, 7, dans Lettres, texte établi et traduit par J. Labourt, vol. III-VI, Les Belles Lettres, Paris, 1953-1958 : nuper Ambrosius sic Hexaemeron illius (Origenis) compilauit, ut magis Hippolyti sententias Basiliique sequeretur. L. GOSSEREZ, « Le commencement dans l’Exameron d’Ambroise de Milan », dans Commencer et finir. Débuts et fins dans les littératures grecque, latine et néolatine. Actes du colloque organisé les 29 et 30 septembre 2006 par l’Université Jean Moulin-Lyon 3 et l’ENS-LSH, Textes réunis par Bruno Bureau et Christian Nicolas, Coll. CEROR n° 31, éd. CERGR, Lyon, décembre 2007, p. 135-151. AMBROISE, Exameron, V, 23, § 79-80 (CSEL 32, 1, éd. Schenkl, 1897, p. 196197) ; De Excessu fratris sui Satyri, II, p. 58-59 (CSEL 73, éd. O. Faller, 1955,

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n’est-il pas considéré traditionnellement comme une créature mythologique ? Et n’est-il pas pour le moins étrange de voir un saint évêque introduire une fable au beau milieu de son sermon sur la Genèse ?

*** Le récit, assorti de sa morale, reprend en effet la structure littéraire d’une fable. On dit aussi que l’oiseau phénix habite dans les régions de l’Arabie et qu’il atteint une longévité de 500 ans. Quand il se rend compte qu’il est arrivé à la fin de sa vie, il se construit une enveloppe d’encens, de myrrhe et d’autres aromates, dans laquelle, ayant accompli son temps de vie, il entre et meurt. Des humeurs de sa chair, naît un vers qui peu à peu grossit, et, au bout d’une période déterminée, revêt des avirons ailés, et reconstitue la forme et l’aspect primitif de l’oiseau. Donc, cet oiseau, par son exemple, nous enseigne à croire en la résurrection, lui qui, sans connaître d’exemple et sans explication, récapitule de lui-même les signes de la résurrection. Et en effet, les oiseaux existent pour l’homme, et non l’homme pour l’oiseau. Que cela nous serve donc d’exemple que l’auteur et le Créateur des oiseaux ne laisse pas périr ses saints pour l’éternité, lui qui, n’ayant pas laissé l’oiseau unique périr, a voulu que, ressuscitant de sa propre semence, il se reproduise. Car, qui donc lui annonce à lui le jour de sa mort, pour qu’il se fabrique une enveloppe et l’emplisse de doux parfums, pénètre à l’intérieur et y meure, là où par les parfums de la grâce, la pourriture fétide de la mort puisse être abolie ? Toi aussi, homme, fabrique-toi une enveloppe : te dépouillant du vieil homme avec ses méfaits, revêt le nouveau. Ton enveloppe, ton fourreau, c’est le Christ qui te protège et te cache au jour mauvais. Tu veux savoir en quoi une enveloppe est une protection ? Je l’ai protégé, dit-il, dans mon carquois. Donc, ton enveloppe, c’est ta foi, remplisla des parfums de tes vertus, c’est-à-dire de chasteté, de compassion et de justice, et pénètre tout entier dans ce sanctuaire intérieur de la foi qui embaume le parfum suave des actions excellentes. Qu’au sortir de cette vie tu te trouves enveloppé de cette foi, en sorte que tes os en soient imprégnés et soient comme un jardin ivre dont surgit rapidement la verdure. Connais donc le jour de ta mort comme Paul aussi l’a connu, lui qui dit : J’ai livré un bon combat, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi. Il ne me reste qu’à attendre la couronne de justice. Il entra donc

§ 59, p. 281) ; Expositio Psalmi CXVIII, littera 19, cap. 13, (CSEL 62, éd. Petschenig, 1913, p. 428).

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comme le beau phénix dans son enveloppe qu’il embauma du beau parfum de son martyre4.

La courte narration est assortie d’une morale à la manière des fables d’Ésope ou de Phèdre. Le style a, de plus, une couleur poétique marquée. Ambroise réemploie la métaphore virgilienne alarum remigia5 sur un thème d’Ovidie. Bien qu’il dénigre fréquemment la mythologie6, l’évêque de Milan semble imiter les poètes païens en créant une sorte d’épigramme en prose. Comment interpréter ce paradoxe ? S’agit-il d’une concession du prédicateur au goût de son public lettré, d’un ornement maniériste pour rivaliser avec les artistes païens, d’un emprunt au symbolisme 4

5

6

AMBROISE, Exameron, V, 23, § 79-80 (CSEL 32, 1, éd. Schenkl, 1897, p. 196-197 (traduction personnelle). Phoenix quoque auis in locis Arabiae perhibetur degere atque eam usque ad annos quingentos longaeuam aetatem producere. Quae cum sibi finem uitae adesse aduerterit, facit sibi thecam de ture et murra et ceteris odoribus, in quam impleto uitae suae tempore intrat et moritur. De cuius umore carnis uermis exsurgit paulatimque adolescit ac processu statuti temporis induit alarum remigia atque in superioris auis speciem formamque reparatur. Doceat igitur haec auis uel exemplo sui resurrectionem credere, quae sine exemplo et sine rationis perceptione ipsa sibi insignia resurrectionis instaurat. Et utique aues propter hominem sunt, non homo propter auem. Sit igitur exemplo nobis quia auctor et creator auium sanctos suos in perpetuum perire non patitur, qui auem unicam perire non passus resurgentem eam sui semine uoluit propagari. Quis igitur huic adnuntiat diem mortis, ut faciat sibi thecam et inpleat eam bonis odoribus atque ingrediatur in eam et moriatur illic, ubi odoribus gratis faetor funeris possit aboleri ? 80. Fac et tu, homo, tibi thecam : expolians te ueterem hominem cum actibus suis nouum indue. Theca tua, uagina tua Christus est, qui te protegat et abscondat in die malo. Vis scire quia theca protectionis est ? Pharetra inquit mea protexi eum. Theca ergo tua est fides ; imple eam bonis uirtutum tuarum odoribus, hoc est castitatis, misericordiae atque iustitiae et in ipsa penetralia fidei suaui factorum praestantium odore redolentia totus ingredere. Ea te amictum fide exitus uitae huius inueniat, ut possint ossa tua pinguescere et sint sicut hortus ebrius, cuius cito suscitantur uirentia. Cognosce ergo diem mortis tuae, sicut cognouit et Paulus, qui ait : Certamen bonum certaui, cursum consummaui, fidem seruaui. Reposita est mihi corona iustitiae. Intrauit igitur thecam suam quasi bonus phoenix, quam bono repleuit odore martyrii. OVIDE, Métamorphoses, XV, 391-408, éd. Georges Lafaye, Paris, CUF, 1988, p. 134. VIRGILE, Énéide, I, 301 et VI, 19, éd. J. Perret, Paris, CUF, 1992, t. 1, p. 16 et t. II, p. 42. AMBROISE, De bono mortis, 8, 33, § 732 ; Expositio Psalmi CXVIII, 21, 17, p. 483 ; Expositio euangelii secundum Lucam, 4, 37, etc.

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gnostique, notamment égyptien, où le phénix figure en bonne place7 ? Au même moment, dans tout l’Empire, les images de l’oiseau peintes, sculptées, en mosaïques, se multiplient. Ce sujet inspire les poèmes influencés par l’alexandrinisme hellénistique. Déjà, Lactance (250-325) avait longuement dépeint l’oiseau fabuleux, mais d’une manière ambiguë, sans dégager à proprement parler la lecture chrétienne8. L’évêque de Milan compose à son tour un médaillon alexandrin, une sorte d’ekphrasis en prose, remplie d’allusions savantes propres à créer une connivence avec son public le plus instruit, tandis que les plus ignorants seront séduits par la beauté de l’histoire, et, cette fois, instruits clairement de sa signification pour la foi chrétienne. Cependant, à aucun moment Ambroise n’appelle « fable » l’histoire du phénix, ni dans l’Exameron, ni dans ses autres œuvres9. Bien plus, il cite l’oiseau parmi des animaux que l’on peut observer dans la nature. De même dans le De Excessu fratris, il le présente comme un oiseau réel (II, 59). Les Anciens considéraient le phénix comme un véritable oiseau. Ambroise suit tout simplement l’opinion commune (doxa) ; il voit dans la renaissance du phénix un fait d’histoire naturelle. Toutefois, il est étrange qu’il n’émette pas le moindre doute, comme le font Hérodote et Pline l’Ancien qui soulignent le caractère invérifiable des témoignages10. Cette naïveté est d’autant plus surprenante que, dans l’Exameron, Ambroise profère à plusieurs reprises des critiques acerbes contre les superstitions et les opinions philosophiques. Le choix du prédicateur s’expliquera peut-être mieux si l’on définit plus précisément le statut de l’oiseau de feu dans le discours homi7 8

9

10

M. TARDIEU, « Pour un phénix gnostique », Revue de l’histoire des religions, t. 183, 1973, p. 117-142. Alain COULON, « L’oiseau phénix de Lactance et ses attaches à l’œuvre apologétique », dans Phénix : mythe(s) et signe(s), Actes du colloque international de Caen (12-14 octobre 2000), Silvia Fabrizio-Costa (éd), Berne, Peter Lang, 2001, p. 85103. AMBROISE, De excessu fratris sui Satyri II, 59 ; Exameron, V, 78-79 ; Expositio Psalmi CXVIII, 19, 13, CLCLT 5, Library of Latin Texts, Turnhout, Brepols Publishers, 2002. HÉRODOTE, Histoires, II, 72, éd. Ph.-E. Legrand, Paris, CUF, 1972, p. 114-115 ; PLINE L’ANCIEN, Histoire naturelle, X, II, trad. E. de Saint-Denis, Paris, CUF, 1961, p. 29.

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létique. La terminologie employée par Ambroise lui-même est éclairante. Il classe le phénix dans la catégorie des exempla. Tout indique que c’est bien en un sens rhétorique qu’il faut d’abord entendre ce terme. L’emploi d’exempla s’inscrit dans la visée didactique de l’homélie apologétique et morale. L’évêque cite le phénix afin de pousser ses auditeurs à croire en la résurrection des morts. Il le rapproche du ver à soie, du caméléon et du lièvre qui, tous trois, changent d’aspect, revêtant selon les périodes, les circonstances ou les saisons une enveloppe différente (V, 23, § 77). Le ver indien se mue en larve, puis en chrysalide, le caméléon change de couleur, le lièvre devient blanc en hiver, sous la neige. Ces métamorphoses ont beau paraître étranges, leur réalité indubitable, confirmée par l’expérience de chacun, prouve, selon l’évêque, que la transformation, et donc la résurrection des corps est possible. Les appels à l’expérience quotidienne rendent moins invraisemblable l’histoire extraordinaire qui les suit. Celle de l’oiseau qui meurt et renaît de ses cendres, elle-même destinée à renforcer la foi en la résurrection du Christ. C’est donc à dessein qu’Ambroise évite toute réflexion critique susceptible d’affaiblir la gradation qui rend sa démonstration efficace. Le classement de l’histoire du phénix dans la catégorie des exempla renvoie à la conception rhétorique traditionnelle du terme, telle que la donne Quintilien : c’est le récit d’un fait réel, mais, surtout, un « récit efficace11 ». Certes, il ne s’agit pas d’une preuve décisive. L’existence de l’oiseau fonctionne comme un indice de l’existence d’une vie après la mort. L’analogie avec la résurrection du Christ était susceptible de réduire les réticences logiques des uns, tout en séduisant l’imagination poétique des autres, et en réinterprétant des croyances populaires. L’exemplum persuade plus qu’il ne convainc. Le raisonnement procède par induction. Sous cet angle, l’apologétique chrétienne hérite de l’éloquence juridique. De plus, Ambroise attribue à la nature un exemplarisme moral, selon une méthode éprouvée de l’enseignement philosophique néoplatonicien 11

Rei gestae aut ut gestae utilis ad persuadendum id quod intenderis commemoratio (QUINT. 5, 11, 6) ; H. LAUSBERG, Handbuch der literarischen Rhetorik, Franz Steiner Verlag, Stuttgart, 1990, § 410-426, p. 227-228 ; J. BERLIOZ, « Le récit efficace : l’exemplum au service de la prédication (XIIIe-XVe siècles) », dans Rhétorique et histoire, L’exemplum et le modèle de comportement dans le discours antique et médiéval, Mélanges de l’École française de Rome, tome 92, 1980, 1, p. 113-152.

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ou stoïcien. L’exemplum est un modèle. Il n’est pas seulement une image. Il se déploie dans le temps : c’est un récit. Le comportement de l’oiseau phénix symbolise la conduite que préconise le prédicateur, à savoir la vertu qui procure l’immortalité. Il indique une situation et un programme à mettre en œuvre. Il correspond donc à la définition de l’exemplum comme « message qui énonce le devenir du sujet », selon la formule de Claude Brémond12. En tant que substitution d’une situation à une autre, il s’apparente à la métaphore, que l’on peut définir comme le remplacement d’un mot par un autre13. Il se rapproche aussi de l’allégorie qu’Aristote appelle une « métaphore continue ». L’exemplum ambrosien est un récit moralisé qui prend tout entier un caractère métaphorique. À Rome, sous l’Empire, l’emblème du phénix était lié au culte impérial14. Il symbolisait la pietas et la divinité du prince. C’était un élément constitutif du mythe de l’empereur qui, après sa mort, rejoignait pour l’éternité le soleil invincible. Les symboles stylisés gravées sur les monnaies, étaient dans toutes les mémoires. Au moment où Ambroise l’intègre dans son argumentation, l’exemplum du phénix appartient donc à la fois au domaine des sciences naturelles et à l’imagerie idéologique impériale. De plus, le mythe reprend un schème archaïque des cosmogonies païennes syncrétistes, puisque dans la mythologie égyptienne, l’oiseau Bénu manifeste le soleil levant, sur la montagne qui émerge des eaux primordiales15. Figure cosmogonique enchâssée, en abîme, dans le commentaire du récit biblique de la création du monde, l’oiseau phénix fonctionne comme un miroir emblématique de l’œuvre entière. Profondément imprimé dans la mémoire collective, cet emblème ne pouvait que frapper la sensibilité de l’auditoire. Le tour poétique du récit renforce sa séduction en y ajoutant le plaisir subtil de la réminiscence et l’éclat de l’expression. Ainsi Ambroise récupère habilement l’impact du mythe païen, sans pour autant sacrifier la caution du fait scientifique. Il le dépouille cependant de son sens politique et cultuel, en mettant l’accent 12 13 14 15

C. BRÉMOND, La logique du récit, Paris, 1973, p. 101-102. LE GUERN, Sémantique de la métaphore et de la métonymie, Paris, 1973, 99. L. GOSSEREZ, Le phénix coloré d’Hérodote à Ambroise, Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2007, n° 1, p. 94-117. A.-M. NAGY, « Le Phénix et l’oiseau-benu sur les gemmes magiques », Phénix : mythe(s) et signe(s), op. cit. n. 8, p. 61.

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sur le sens moral que l’oiseau avait déjà à l’époque républicaine, où il était l’exemple de la piété filiale. On voit alors qu’Ambroise a transformé l’exemplum à deux niveaux. Il en a retrouvé, puis transposé un état ancien en l’adaptant à la parénétique chrétienne, et il a fabriqué une sorte de double métaphore, à partir de la nature et à partir du mythe. De plus, il en élargit le sens, d’abord, sur le plan moral, le phénix n’est plus seulement l’exemple de la piété filiale, il devient celui de toutes les vertus, ensuite sur le plan métaphysique, l’évêque voit dans la transformation de l’oiseau un phénomène analogue à une résurrection définitive, et non une régénération solaire cyclique. Le processus ainsi défini est, certes, voisin de l’apothéose impériale dont le phénix était l’emblème, mais il s’en distingue par sa nature et par sa finalité. Il s’oppose également à l’illumination gnostique réservée à l’élite ; la divinisation chrétienne est accessible à tous les baptisés qui forment le corps mystique du Christ. La signification eschatologique chrétienne recouvre donc et supplante les conceptions païennes du mythe. Cependant, quelle que soit l’orthodoxie et la richesse de la leçon qui en est tirée, le choix d’un exemplum aussi radicalement païen, aux relents de magie et d’hérésie, pour expliquer la résurrection des morts qui est le fondement le plus important de la foi, a de quoi surprendre. En remarquant que Clément de Rome et Tertullien en font autant, on ne fait que repousser le problème16. Serait-ce donc par stratégie de rhéteur, par erreur ou par fantaisie, que l’oiseau de feu a été intégré dans des chaînes exégétiques ?

***

16

CLÉMENT DE ROME, Épître aux Corinthiens, I, 25, SC 167, éd. et trad. par A. Jaubert, Paris, 1971, p. 143-144 ; TERTULLIEN, De resurrectione mortuorum, 13, linea 11, SL 2 (J.G.PH. Borleffs, 1954), p. 921-1012 : « deus etiam in scripturis suis [posuit] : et florebis enim, inquit, uelut phoenix, id est de morte, de funere, uti credas de ignibus quoque substantiam corporis exigi posse. Multis passeribus antistare nos dominus pronuntiauit : si non et phoenicibus, nihil magnum ».

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Le plus probable est que ce fait témoigne d’une lecture ancienne de l’Écriture sainte17. Si l’évêque de Milan accordait une telle importance au phénix, c’est vraisemblablement parce qu’il pensait en lire le nom dans la Bible. Comme l’a montré Daniel A. Bertrand, suivi par les traducteurs de la Bible de Jérusalem, cette opinion remonte au texte hébreu du verset 29, 18 du Livre de Job, dont le grec des Septante conserve une trace ambiguë18. Le mot hébreu traduit dans la LXX par «