La beauté naturelle en temps de crise 9791037039286

Le parallèle beauté scientifique/beauté artistique peut être mieux saisi à partir de la question de la beauté naturelle.

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La beauté naturelle en temps de crise
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Table of contents :
INTRODUCTION LA BEAUTÉ NATURELLE EN CRISE ?
I DE LA BEAUTÉ NATURELLE À LA DESTRUCTION DE LA NATURE
II PRÉSAGES
III NOUVELLES AVENTURES DU BEAU NATUREL
IV LES BEAUTÉS MINÉRALES DE JEAN HOÜEL
V PAR-DELÀ LA BEAUTÉ
VI DEUX CAMPAGNES
VII IL SUFFIT D’UNE ÉTINCELLE
VIII LUTTER CONTRE LA VAGUE : HABITATION TROGLODYTE
IX GÉNÉTIQUE DU PAYSAGE, FRAGMENTATION DES PAYSAGES ET CHANGEMENT CLIMATIQUE
X LA BEAUTÉ MALADIVE DE LA PIERRE MONUMENTALE
XI LA BEAUTÉ NATURELLE, UN MIRAGE DE LA BARKHANE AVANT L’OPÉRATION
XII COMMENT J’AI CHERCHÉ À INSCRIRE CERTAINES DE MES SCULPTURES DANS LE PAYSAGE DE LA VILLE DE FOUGÈRES
XIII UN LAC S’ASSÈCHE IRRÉMÉDIABLEMENT
XIV LA POÉSIE DE LA TERRE
XV LE ROSE ENTRE BEAUTÉ ET TOXICITÉ
XVI I PENETRALI
XVII TROIS RETOURS SUR TERRE
BIOGRAPHIE DES AUTEURS

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Ouvrage publié avec le soutien du ministère de la Culture, bourse Recherche dans les écoles supérieures d’art et de design (RADAR, édition 2022) et de l’École supérieure d’art Le Havre/Rouen (ESADHaR).

Illustration de couverture : Dominique De Beir, Sol Céleste (série 2), 2020, peinture, impacts, polystyrène, 125 × 80 cm.

www.editions-hermann.fr ISBN : 979 1 0370 3928 6 © 2024, Hermann Éditeurs, 6 rue Labrouste, 75015 Paris Toute reproduction ou représentation de cet ouvrage, intégrale ou partielle­, serait illicite sans l’autorisation de l’éditeur et constituerait une contrefaçon. Les cas s­trictement limités à l’usage privé ou de citation sont régis par la loi du 11 mars 1957.

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Sous la direction de

Tania Vladova et Samuel Étienne

Depuis 1876

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Introduction La beauté naturelle en crise ? Tania Vladova

Lorsque, devant une scène de la nature, un arbre qui fleurit, un oiseau qui s’envole en criant, un rayon de soleil ou de lune qui éclaire un moment de silence, soudain, on passe de l’autre côté de la scène. On se trouve alors au-delà de l’écran des phénomènes, et l’on éprouve l’impression d’une présence qui va de soi, qui vient à soi, entière, indivise, inexplicable et cependant indéniable, tel un don généreux qui fait que tout est là, miraculeusement là, diffusant une lumière couleur d’origine, murmurant un chant natif de cœur à cœur, d’âme à âme. François Cheng, Cinq méditations sur la beauté, p. 122

Au milieu du xxe siècle, Aldo Leopold 1, un des pionniers du développement de l’éthique environnementale moderne, a forgé une pensée visionnaire où la beauté paysagère ne ferait plus appel aux critères classiques de définition de la beauté (couleurs, formes) mais à l’harmonie écologique des différents éléments d’un écosystème, définie par leur degré d’évolution (maturité) et les processus qui les relient. La beauté serait ainsi davantage fonctionnelle que perceptive et hautement dynamique puisque fruit d’une histoire et

1. Aldo Leopold, A Sand County Almanach and Sketches Here and There, New York, Oxford University Press, 1949.

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tournée vers l’avenir. Le plaisir du spectateur contemplant la beauté d’un paysage ne vient alors plus tellement de stimuli sensoriels mais d’une compréhension intellectuelle de l’esthétique écologique du paysage observé, autrement dit d’une contemplation raisonnée et informée. Une telle formulation peut sembler en contradiction avec la philosophie esthétique moderne. Cependant, au moins depuis le siècle des Lumières, celle-ci pense le beau en termes de plaisir et de connaissance sensible, autrement dit d’une expérience au sein de laquelle connaissances et sensations, ou encore raison et sentiments sont inséparables. La contemplation raisonnée et informée peut donc difficilement être séparée de la sensibilité. Comprendre les enjeux écologiques d’un paysage en déréliction ou d’un territoire dévasté nécessite une attitude à la fois informée, critique et sensible. Mais que dit cela de notre façon d’appréhender la beauté naturelle ? La crise écologique est devenue, au cours des dernières décennies, une préoccupation particulièrement présente et commune aux philosophes, scientifiques et artistes. Reste à savoir si elle met notre perception de la beauté même en crise, autrement dit, pour reprendre l’étymologie du mot grec krisis, si elle affecte nos jugements, nos choix, notre capacité à distinguer et notre faculté à prendre des décisions à une époque où nos modèles naturels vacillent. La nature a longtemps été considérée comme l’autre inaliénable de l’art, y compris par Hegel qui affirmait dès 1818 dans son Esthétique le beau artistique comme supérieur au beau naturel. Qu’elle soit pensée comme modèle et source d’inspiration pour les arts, comme principe vivant et créatif, ou comme réservoir inépuisable de formes des plus variées et merveilleuses, la nature a souvent fourni un exemple vertueux, tantôt à partir du principe d’imitation (Batteux), tantôt comme analogie (Kant), ou encore comme puissance indomptable et silencieuse qui résiste aux mots (Adorno). La simulation ou l’hypothèse de mondes du simulacre, discutée par René Descartes et George Berkley, a été plus récemment reprise par Jean Baudrillard et Nick Bostrom. Partant du modèle analogique, en passant par l’art environnemental (arte povera, art in situ, Land Art) qui non seulement utilise la nature et le paysage comme matériaux mais modèle les territoires, et jusqu’aux pratiques artistiques aux prises avec les problèmes écologiques contemporains, il est possible de tracer un mouvement au sein duquel les limites art/nature se brouillent, suivant un mouvement de naturalisation de l’art (et de l’esthétique) que

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l’on peut faire remonter à la philosophie de John Dewey 2. Un des enjeux de l’art environnemental n’est-il pas de s’immiscer à tel point dans le paysage qu’il puisse devenir littéralement nature ? Les sites naturels aménagés ou les éléments naturels artistement agencés trahissent, certes, l’artifice et l’intervention humaine, mais jouent en même temps avec le registre du naturel au point de renoncer aux identifications faciles. comme pour accomplir sciemment la quête de Goethe d’une unité profonde entre nature et art par-delà la mimesis : « Les grandes œuvres d’art sont en même temps les plus grandes réalisations de la nature, produites par les hommes d’après des lois vraies et naturelles. » (Rome, 6 décembre 1787). Du jeu avec la nature engagé par des œuvres comme Time Landscape de Alan Sonfist (1965) Broken Circle/Spiral Hill de Robert Smithson (1971) ou les Sun Tunnels de Nancy Holt (1976) à Patricia Johanson dont les projets à grande échelle réalisés aux États-Unis partent de la conviction intime que l’art peut guérir la Terre, des Tree Huts de Tadashi Kawamata (2008) aux nids éphémères d’Andy Goldsworthy, et plus récemment du Western Flag de John Gerrard (2017), drapeau virtuel de fumée noire planté dans une exploitation pétrolière au Texas à la pratique artistique de la marche de Richard Long ou bien d’Abraham Poincheval sur une canopée de nuages au Gabon (2020), et jusqu’à l’artiste franco-américaine Suzanne Husky et son travail autour de la population des castors comme possible solution à la crise climatique les artistes se positionnent non seulement par rapport à la nature, au sein de la nature et avec la nature, mais également en tant que nature, pour oser une paraphrase de Bruno Latour. L’heure est aux hybridations des formes naturelles et artistiques, au brouillage des pistes, à la recherche de continuités, à l’écoute des vestiges de la nature, à l’aménagement et au soin des paysages. Le projet Aoriste de Cécile Beau (2018), hybridation de pierre volcanique où fusionnent règnes minéral, végétal et animal, colonisée progressivement par la mousse est enchantée par un dispositif sonore qui reproduit des sons telluriques. Les installations constituées de matières minérales et végétales brutes, liquides, ondes sonores ou lumineuses ayant subi de légères mutations, relève du souci d’être à l’écoute, d’éveiller 2. « Le naturalisme esthétique », Nouvelle revue d’esthétique, n° 15/2015.

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notre sensibilité pour les écosystèmes, de réinventer ou de réenchanter notre perception du monde naturel, par le biais de la poésie et de l’énigme. Autant de propositions qui travaillent nos façons d’adhérer à la nature, de trouver du sens (sensation, signification, direction) au monde qui, pensé par François Cheng, puise son sens dans la beauté 3. La beauté naturelle, outre qu’elle donne la mesure de l’art, est ainsi indissociable du sens qu’on peut lui attribuer. Cependant, si la perfection formelle a pu fonctionner comme mesure pour la formulation des critères esthétiques de beauté, c’est davantage un modèle de liberté dans la création de formes, d’énergie créatrice qui a impulsé la perception esthétique ou artistique de la nature. Au lieu d’être considérée comme réalité empirique, monde physique en dehors de nous, ou ensemble hétéroclite d’objets animés et inanimés, la nature intervient dans la pensée des arts avant tout comme principe créateur, force organique soumise à des lois universelles et inviolables, qui organise en un tout monde physique, monde moral et monde spirituel dans « un cosmos possédant son propre centre de gravité 4 ». Autrement dit, du point de vue de l’esthétique, la norme et le modèle que la nature propose ne se trouvent pas d’emblée dans une catégorie d’objets, mais dans l’exercice libre et assuré de certaines facultés de connaissance. L’idée de nature à dans le domaine des théories esthétiques « une fonction plutôt fonctionnelle que substantielle 5 ». Elle permet notamment de penser l’homme les arts et les sciences dans un tout harmonieux, vérité et beauté constituant des expressions d’un ordre unique. Le concept de nature favorisait la compréhension du monde comme un ensemble cohérent. Néanmoins, une fois cette unité irrémédiablement brisée, se pose la question de savoir comment penser les parties de ce tout à la fois dans leur dispersion et dans leur prolifération en autant d’irrégularités dévastées. À défaut de l’idée régulatrice d’une nature belle et harmonieuse, sommes-nous livrés à une « beauté en dehors de la connaissance 6 », à la recherche de plaisirs faciles, immédiats et conformistes, selon le mot de Milan Kundera ? Le rythmes accéléré de la vie et l’urbanisation rapide nous éloignent de 3. François Cheng, Cinq méditations sur la beauté, Paris, Albin Michel, 2006, p. 30. 4. Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, p. 246. 5. Ibid., p. 278, p. 280. 6. Milan Kundera, entretien avec Antoine de Gaudemar, février 1984, in Les grands entretiens de Lire, Paris, Omnibus, 2000, p. 563.

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plus en plus de l’expérience et de la connaissance de la nature, plongeant les humains dans une atrophie sensorielle, comme le souligne Alexandre Lacroix 7. Certes, le déficit d’attention, la navigation sur la surface des choses, l’incapacité de se concentrer et la distraction propres à notre époque nous éloignent de la contemplation esthétique au cœur de l’expérience du beau. Dans Pour une écologie de l’attention 8 Yves Citton montre bien que les effets de dispersion pathologique suscités par les réseaux sociaux, la pratique fréquente de jeux vidéo, la télévision, les téléphones portables et plus généralement les sursollicitations de l’attention nécessitent de pouvoir reconsidérer notre façon de penser l’économie et l’écologie de l’attention, de l’orienter vers les autres, vers notre environnement, de se donner le temps de l’enseigner. On pourrait se demander si notre rapport à la beauté du monde est devenu irrémédiablement anachronique ou bien s’il a changé de mode d’existence, si l’expérience même de la beauté, tributaire de l’écologie de l’attention s’en est trouvée modifiée, transformée aussi bien par la science que par l’art, dans leurs façons de réfléchir, aménager ou modéliser notre environnement. Les modèles philosophiques pour penser la nature ont eux aussi évolué. Pour n’en citer que quelques-uns, la nature a été assimilée tantôt à la sculpture comme productrice de formes, tantôt au paysage avec les « vues » qui enchantent le regard, ou encore à un modèle environnemental qui est plus dynamique puisqu’il se concentre sur nos façons d’expérimenter et de penser notre environnement 9. Ce dernier peut prendre différentes formes, scientifique, immersive, engagée, émotive, mystique, qui misent, chacune, sur différents degrés de dépassement de la scission sujet-objet. Mais pouvons-nous aujourd’hui légitimement parler encore de nature et pour désigner quoi au juste ? La remise en question de ce terme, héritage d’une pensée métaphysique et religieuse, a notamment été formalisée par le geste anthropologique de Philippe Descola invitant à considérer le monde par-delà la distinction entre nature et culture, mais aussi animal/humain, minéral/organique, etc.

7. Alexandre Lacroix, Devant la beauté de la nature, Paris, Allary éditions, 400 p. 8. Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014, 320 p. 9. Ronald W. Hepburn, « Contemporary aesthetics and the neglect of natural beauty », 1966.

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Plus récemment, Bruno Latour, notamment dans Face à Gaia 10 et dans Où atterrir ? 11, a porté une critique vibrante de l’adéquation même du concept de nature dans les débats actuels. Il a insisté sur le caractère politique de la notion même de nature, et sur la nécessité d’abandonner l’axe chronologique oscillant entre passé et progrès pour penser plus que la nature dans son ensemble, ses parties, les territoires de vie. Il s’agit, autrement dit, de réorienter à la fois notre vision de l’écologie et de la nature, et les débats concernant le monde du vivant. L’hypothèse Gaïa, que Latour emprunte à James Lovelock, s’appuie ainsi sur une figure mythologique de la Terre dont la force est mobilisée pour attirer l’attention sur l’environnement (par opposition au darwinisme tourné davantage vers les organismes et leur survie). Mais si l’environnement dans le sens biologique et sémiotique que Jakob von Uexqull et Thomas Sebeok donnaient au terme Umwelt, désignant par là le monde sensoriel propre à une espèce ou à un individu et qui peut varier d’une espèce à l’autre, Bruno Latour s’appuie sur l’idée que ce sont les organismes même qui produisent leur environnement, autrement dit qu’ils sont reliés non seulement entre eux mais à tout le reste (le phytoplancton marin qui émet des aérosols organiques sur lesquels se forment des gouttelettes d’eau qui donnent naissance aux nuages ; la canopée amazonienne qui modifie la composition chimique des nuages, ce qui influence la régulation thermique de la Terre, les micro-organismes vivant dans les pores des roches volcaniques…), les exemples fournis par Latour sont nombreux qui montrent à quel point les frontières entre animé et inanimé sont poreuses et incertaines 12. Entre métaphysique, conception scientifique et conception politique de l’environnement, les enjeux se déplacent et favorisent une remise en question profonde de notre regard et de notre action sur le monde. La pensée d’une nature harmonieuse et unie est supplantée par des enjeux écologiques et environnementaux, ainsi que par une fuite en avant qui estompe de plus en plus les limites entre naturel et artificiel. 10. Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le Nouveau Régime Climatique, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2015, 398 p. 11. Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017, 160 p. 12. Bruno Latour, « Les pieds sur Terre », entretien réalisé par Alexandre Lacroix, Philosophie magazine, 22 oct. 2015, .

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Par ailleurs, depuis le milieu des années 1980, des géographes comme Jean Demangeot défendent l’idée que les milieux « naturels » n’existent plus puisque l’influence des activités humaines se ressent à l’échelle planétaire, même là où l’Homme n’est pas physiquement présent (changement global). La beauté naturelle des paysages cède le pas à une beauté de plus en plus artificialisée, orchestrée (aménagée), parfois le fruit d’une réponse aux aléas naturels (tempêtes, tsunamis) conduisant à une réparation « dans l’urgence », l’utile prenant le pas sur l’esthétisme d’une quelconque « intégration paysagère 13 ». Une des raisons en est que notre compréhension même de ce qui est naturel est mise à l’épreuve. De nouveaux matériaux, outils, dispositifs et applications nous projettent en avant dans des simulations de plus en plus perfectionnées. Imitation, représentation, fiction, simulation sont autant de modalités de notre quête du naturel. Cependant, il ne s’agit plus d’une conception simple et naïve du « naturel » qu’on emprunterait à notre environnement immédiat, à l’habitude ou à la tradition, à une crédulité dans les données purement empiriques 14, mais d’une expansion de l’artificiel jusqu’aux copies plus vraies que nature les substances naturelles (pierres, bois, plantes, gazon, insectes, fourrure, cuir, viande… faux cils, cheveux, ongles, et pourquoi pas faux humains.). Des programmes capables de s’auto-former (Deep Learning) aux logiciels permettant de générer des paysages et des êtres vivants, humains ou non, n’ayant jamais existé et pourtant plus vrais que nature (par exemple : Terragen, World Creator) et l’IA, l’ainsi nommée intelligence artificielle, bien que sa part d’intelligence reste à définir, mais aussi la simulation du naturel – ou le naturel simulé – gagnent du terrain de manière exponentielle. Un autre exemple concerne les puissants programmes scientifiques de simulation par ordinateur développés récemment. Tel est l’Ultimate Earth Project, qui consiste à regrouper toutes les données environnementales sur notre planète, et les faire interagir dans un superordinateur, imaginé par John Ludden et Philippe Gillet au sein de l’École polytechnique fédérale de Lausanne. À partir de 2016 ils développent ce projet colossal qui – élevant à un autre niveau la carte à échelle 1 imaginée par Lewis Caroll dans Sylvie & Bruno Concluded (1893) et impossible à déplier puisqu’elle couvrirait tout et cacherait le soleil – vise à simuler la Terre entière, en tenant compte de tous 13. Jean Demangeot, Les milieux « naturels » du globe, Paris, Masson, 1984, 250 p. 14. Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, op. cit., p. 290.

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les secteurs qui la caractérisent, soit son atmosphère, sa biosphère, sa géosphère, son hydrosphère, sa cryosphère, etc. Une approche aussi fascinante qu’ahurissante par son envergure de traitement de big data scientifiques qui élève la simulation à une échelle planétaire. Reste à savoir si, comme dans Sylvie & Bruno où les habitants finissent par utiliser le pays lui-même comme sa propre carte, on en arriverait à utiliser la Terre entière comme sa propre simulation. Les contributions réunies dans ce volume, théoriques, critiques ou oniriques, proposent des perspectives esthétiques, artistiques, scientifiques pour penser la beauté naturelle dans un environnement transformé, artificialisé, détruit et simulé, ravagé et soigné, profondément affecté par les actions humaines. Parmi la multitude de pistes ouvertes par une réflexion dialogique, menée au cours des trois dernières années dans le cadre du projet international NATIVIS 15, trois axes de réflexion se sont distingués qui reprennent à nouveaux frais des problématiques pérennes : la pensée de la nature entre le beau et le sublime, l’actualité des paysages et des ravages et, enfin, les limites de plus en plus ténues entre naturel et artificiel. Ces trois pistes organisent le présent volume qui ouvre sur trois types de regards : philosophique, scientifique (géologique) et artistique. Si repenser le beau avec le sublime dans le contexte actuel permet d’éviter de pleurer la disparition des beautés naturelles tout en apprenant à valoriser ce qui est là, sauvage sous nos yeux, comme le suggère Joëlle Zask, la beauté saisissante des paysages dessinés par Jean Houël, artiste du xviiie siècle relève d’un rapport au pittoresque informé par des connaissances géologiques qui confèrent une rare précision à ses dessins. Diederik Bakhuÿs souligne les ressorts historiques et géographiques du beau naturel, ainsi que le caractère à la fois poétique et quasi scientifique des observations d’après nature. Ainsi se dessine un double mouvement, allant de la nature vers sa reprise sur papier pour se rediriger ensuite vers les aménagements actuels d’un site dessiné il y a quelques 200 ans. La fascination et l’expérience avoisinant le sublime que suscitent aujourd’hui les sites naturels reprenant leurs droits de nature à l’encontre des aménagements humains se retrouvent 15. « NATIVIS : Beauté naturelle et perspectives écologiques » est un projet de recherche international, lauréat de l’aide à la recherche en écoles d’art du ministère de la Culture édition 2022, piloté par l’École supérieure d’art et design le Havre/ Rouen (ESADHaR).

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également au centre de la contribution de Jacques Leenhardt et dans les tourbillons saisissants artistico-scientifiques des installations de l’artiste Hicham Berrada, deux propositions qui engagent une réflexion sur la redéfinition du statut et de l’expérience actuels du beau et du sublime. À l’opposé de l’idée du sublime, et par-delà le beau, le voyage à travers les paysages banals, auquel convient l’article de Nora Labo et la promenade artistique de Mariia Lepik, dédramatise le regard et le surinvestissement esthétisant, héritage d’une longue tradition, pour l’investir de questionnements sur les paysages plats, sans intérêt. Une étrange beauté se dégage des photographies que l’artiste Amélie de Beauffort capte dans les pièces et objets cramés d’un appartement incendié. La contemplation après le désastre d’un espace urbain quotidien tranche au premier abord avec la question de la nature mais ce n’est que pour mieux ramener le regard à la fois vers les cataclysmes et vers la réduction des objets décimés en charbons, poussières, débris destinés infailliblement à quitter leur utilité de tous les jours pour redevenir nature tout en devenant art, dans un cycle qui rappelle celui des lentes formations et transformations géologiques. Cependant, ces transformations ne peuvent être pleinement saisies qu’à condition de prendre en compte le regard scientifique sur les paysages et la beauté naturelle. L’article de Stéphanie Manel adopte la perspective des études génétiques du paysage, à mi-chemin entre écologie et génétique des populations. Cela permet d’aborder la beauté naturelle à travers le prisme de la variation de la diversité des populations des processus micro-évolutifs suscités par les transformations de l’environnement. Mais l’approche fonctionnelle de la beauté naturelle ne touche pas uniquement les populations, elle s’étend également aux dégradations subies par le monde minéral. L’étude géomorphologique d’Étienne, André et Roussel sur les maladies de la pierre relève le paradoxe de la fascination esthétique et de la beauté énigmatique des modelés et patines colorés, traces de la détérioration des roches qui rendent tant de paysages attrayants. En revanche, le cas particulier de la pierre monumentale, celle du patrimoine bâti, ouvre à des questionnements et dilemmes qui dépassent la fascination inquiétante de l’érosion pour entraîner le débat vers les politiques de conservation et les stratégies d’accompagnement et de modération. Les tableaux-barkhanes de Dominique De Beir tout comme les vues de l’installation en réalité virtuelle « Lutter contre la vague » d’Étienne Muller emportent le regard dans des croisements entre art et géologie, naviguant entre beauté naturelle et artistique.

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Si leurs créations font paysages, la contribution de Denis Pondruel questionne les moyens que se donne l’artiste pour s’immiscer dans un paysage, dans un paysage en deçà des embellissements de l’industrie touristique quitte à ce que ses volumes deviennent paysage, jusqu’à la confrontation et à la violence. Un dernier volet questionne la naturalité de la nature et la continuité entre naturel et artificiel. Les photographies que l’on dirait venues d’un autre monde, réalisées par Alban Gervais, captent quant à elles le double mouvement de désarroi et de fascination face aux transformations du paysage d’un lac artificiel désormais asséché dans la vallée de Sau. C’est un semblant de désastre qui fait réapparaître comme par miracle, des ruines oubliées d’un ancien hameau. La nature artificialisée cèderait ainsi la place à des strates archéologiques, à une temporalité lointaine, à la réémergence des artefacts oubliés. L’installation plantée de l’artiste nigérienne Precious Okoyomon To See the Earth Before the End of the World, présentée lors de la Biennale de Venise en 2022, permet à Aurélia Boisson d’aborder la question des forces naturelles colonisatrices et d’un projet artistique engagé, aussi bien d’un point de vue écologique, qu’en ce qui concerne la migration, l’invasion et la domination. L’histoire de la couleur rose, permet d’envisager l’incarnat entre beauté et toxicité (Amélie Charrier), alors que les méditations du médecin chirurgien Bernard Devauchelle sur la beauté du visage humain, ses conformations, ses mutations et transformations par le biais de la maladie et de la chirurgie, entre ravage et soin permettent de considérer la face davantage comme potentialité que comme forme apparente stable, comme une sorte de paysage en puissance qui ouvre sur ce qui de l’individualité résiste aux artifices. Le volume se conclut par « Trois retours sur Terre », article que l’artiste-chercheuse Élise Parré consacre à trois essais scientifiques de simulation de paysages spatiaux sur Terre. La crise écologique est-elle, par un revirement aux relents de science-fiction, en train non seulement de nous faire imaginer mais de nous faire vivre l’avenir de la Terre sous les couleurs des planètes inhabitées, sources de tant de projections, craintes et utopies, mais aussi d’images d’une beauté saisissante, ni vraiment naturelle ni tout à fait artificielle ?

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De la beauté naturelle à la destruction de la nature Joëlle Zask

Depuis quelques années, nous avons appris à regarder autrement les « mauvaises herbes ». On les trouvait laides, monotones, envahissantes. Associées à une mauvaise nature, elles étaient continuellement arrachées, neutralisées, aspergées d’herbicides. Mais voilà qu’elles parvenaient à réapparaître un peu partout. Non contentes d’être dépourvues de charme, elles proliféraient. Leur incroyable résistance à repousser entre les pavés, autour d’une petite plaque d’égout, dans les jointures des murs, contribuait à ternir leur image, tant il est vrai que des phénomènes tel le pullulement ou la prolifération sont facilement associés au nuisible, à l’envahissant, à l’invasif. Imprévisibles, laides, capricieuses, résilientes, déjouant tous les pièges qu’on leur tendait, ces herbes semblaient vraiment « mauvaises ». On leur opposait la bonne nature, c’est-à-dire, par contraste, la nature ordonnée, riante, parfois productive, incroyablement diversifiée mais tendant à l’unité. Le beau naturel, c’est ce que nos dispositions mentales et idéologiques nous portent à identifier comme tel dans la nature. Cela rime avec la bonne nature, par opposition à la nature indifférente, menaçante ou hideuse. Il est traditionnel de l’associer à la régularité d’un ordre qui ne se dément jamais, à la répartition symétrique des éléments, à leur assemblage si minutieux qu’il semble témoigner d’un dessein général, voire d’une volonté divine. Bref, ce qu’on trouve « naturellement » beau, c’est ce qu’on interprète comme l’incarnation tangible d’une intelligence supérieure. Les herbes folles dont l’apparition est incontrôlable, dont la répartition n’exprime aucun ordre et

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dont la distribution semble chaotique, la contrarient, étant tout aussi inutiles à la nature, croit-on, que dépourvues de qualités esthétiques. Dans l’histoire des idées esthétiques, au beau, on oppose certes le laid, mais aussi le sublime. Le beau, selon l’un des pères fondateurs de l’esthétique philosophique, Edmund Burke, est associé au plaisir, tandis que le sublime l’est à la douleur 1. Ce que nous trouvons beau est l’objet d’un plaisir positif qui naît au contact d’une chose qui, parce qu’elle est petite, lisse (smooth), délicate, sujette à des variations douces et progressives, ne heurte en rien notre sensibilité mais, au contraire produit un accord paisible entre toutes nos facultés. Par contraste, écrit-il, « tout ce qui est propre à susciter d’une manière quelconque les idées de douleur et de danger, c’est-à-dire tout ce qui est d’une certaine manière terrible, tout ce qui traite d’objets terribles ou agit de façon analogue à la terreur, est source du sublime, c’est-à-dire capable de produire la plus forte émotion que l’esprit soit capable de ressentir. 2 » La terreur transformée en délice du fait que le danger contemplé reste éloigné du spectateur et que celui-ci éprouve, du fait même de cet éloignement, le plaisir relatif du soulagement, voilà quels sont les ingrédients du sublime, — lequel n’est pas sans évoquer le rôle de la pitié dans la catharsis d’Aristote. Autant le beau rassure, autant le sublime inquiète. De là un répertoire dans lequel on trouve la ténébrosité, les puissances dévastatrices, l’obscurité, la noirceur ou la vastitude, toutes situations dont Burke pense qu’elles stimulent nos émotions les plus primitives. Tandis que le sublime a pour vertu de desceller un monde hors de soi, inappropriable et incommensurable, le beau dit naturel n’a rien de naturel. Le beau artistique qui a priori s’en inspire en est davantage le producteur que le représentant. Il est à la nature ce que le domestique est au sauvage. Dans d’autres termes, le beau naturel débouche sur un ensemble de croyances qui participent à la destruction de la nature. Par opposition aux espèces harmonieuses qui témoignent de la perfection du monde créé, les mauvaises herbes sont des herbes sauvages que le jardinier se doit d’éradiquer. Or la domination du sauvage, voire sa suppression est un objectif qui a accompagné les pratiques les plus écocidaires qui soient. 1. Edmund Burke, Recherches Philosophiques sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, 1757, trad. Baldine Saint-Girons, Paris, Vrin, 1990. 2. Edmund Burke, op. cit., p. 80.

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À preuve l’agriculture industrielle par exemple qui naît dans les années 1840 avec les sciences agronomiques fondées sur l’utilisation de la chimie pour substituer au sol un substrat plus fiable, et aux semences existantes des « lignées pures » et des « races » performantes. Aux cultivateurs qui fondent leurs pratiques sur une multitude de connaissances acquises par l’observation et l’expérience succède une classe d’« agriculteurs » (ceux qui font prévaloir la « science agronomique ») et d’« hybrideurs ». La nature semble trop capricieuse. Improductive lorsqu’elle est laissée à elle-même, elle est indifférente à l’utilité humaine. Substituer à la nature sauvage imprévisible une nature domestiquée, sous contrôle, ce n’est pas dévoyer la nature mais au contraire l’accomplir, achever de réaliser l’ouvrage divin qui lui a donné naissance. Les arguments sont à la fois économiques et esthétiques. L’utile et le beau se rejoignent. L’arraisonnement de la nature qui devient un programme prioritaire dès le début des années 1840 ne consiste pas à adopter ses manières de faire, mais à faire en sorte que les « lois » qui la gouvernent règnent sans faille et sans exception. L’idée d’une « purification » des semences chez Vilmorin par exemple s’avère aux plantes comestibles ce que l’eugénisme est aux races humaines chez Gobineau, deux contemporains. Le premier vécut de 1816 à 1860 et publia sa Note sur la création d’une nouvelle race de betterave et considération sur l’hérédité des plantes en 1856, tandis que le second naquit la même année et publia en 1853 son Essai sur l’inégalité des races humaines, qui fut une source d’inspiration du racisme nationaliste et de l’idéologie nazie. La nature arraisonnée est une nature poussée au bout de la logique qui s’y esquisse lors des premiers stades du monde mais dont l’accomplissement dépend de l’action et de l’organisation d’une humanité elle-même arraisonnée, absolument rationnelle. Les beaux fruits, ce sont les fruits parfaits, à la forme régulière et sans défaut, bien calibrés. Quant à la beauté humaine, elle est blancheur, proportions parfaites, aryenne. Ce lien entre la perfection de la forme régulière et duplicable, et la beauté, qui s’incarne dans un certain idéal de domestication de la nature, se réalise aussi à la ville. Le beau naturel devient la beauté de l’âme humaine, la nature humaine accomplie, ayant atteint la perfection. La « ville » idéale est destinée à l’exprimer. La ville, c’est la « murée » dans le vocabulaire médiéval, la demeure spécifiquement et exclusivement humaine qu’un architecte supérieur conçoit après avoir arraché les plantes, tué les bêtes et repoussés les barbares. Une fois l’existant supprimé, on élève des murailles, on dresse des murs ou des

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remparts et on organise l’intérieur de manière qu’il exemplifie la spiritualité humaine et son divorce par rapport à l’animalité et à la bestialité. De là le recours aux formes géométriques (plan concentrique, en damier, orthogonal), au zonage et à la minéralisation d’espaces dont la nature, humaine ou autre, n’est tolérée qu’en pot ou en cage. Le célèbre panneau d’Urbino de 1489 ironiquement nommé « la Cité idéale » témoigne de ce qui pourrait nous apparaître en réalité comme une caricature (celle dont se moquait déjà Aristophane dans sa pièce de théâtre Les Oiseaux). Univers entièrement minéral, frontal, symétrique, on le voit dépourvu de toute vitalité. Aujourd’hui, le fait est que persiste l’idéal d’un habitat de ce type, sous contrôle, aux contours définitivement tracés, dont chaque portion est clairement dédiée à une fonction déterminée et dont l’usage porte naturellement l’usager, malgré lui, à gravir les marches qui mènent à la Civilisation avec un grand C et à l’accomplir. Malgré certaines déclarations d’intention à tonalité écologique, on voit un peu partout sortir de terre des tours de béton, des quartiers entiers sur dalle, des places imperméables, ainsi que des bâtiments « iconiques » dont la fonction touristique l’emporte sur toute autre considération. L’idéal esthétique d’une ville empreinte de régularité, symétrie, uniformité du bâti, homogénéité des matériaux, etc., dans laquelle « la nature fait sale », se redouble donc logiquement d’un idéal de contrôle si complet qu’il deviendrait envisageable que l’humanité puisse croître et progresser tout en s’émancipant de ses conditions d’existence naturelle, y compris des conditions que lui impose sa propre nature. Le résultat, c’est que la ville n’est belle que si elle supprime la nature. Elle ne fait pas que la détruire en son sein. Puisqu’elle ne produit rien de ce que les besoins « bassement matériels » demandent (ni énergie, matériaux ou aliments) et rejette à l’extérieur ses déchets, elle détruit son environnement naturel, proche ou plus lointain, qu’elle ponctionne sans compter. On voit aujourd’hui des zones urbaines généreusement alimentées en eau potable tandis que les régions où se situent les sources et les cours d’eau siphonnées sont placées en restriction de consommation. Matières premières, nourriture, équipements, consommables, tout converge vers les villes qui, bien que n’occupant que 2 % de la surface planétaire, sont responsables de 70 % des gaz à effet de serre dans le monde. La beauté qu’il est courant d’attribuer à la ville uniforme et planifiée rencontre donc celle de l’idée du beau dit naturel dont les effets sur le terrain quand on agit sous sa conduite

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s’avèrent destructeurs de l’indépendance de la nature, de sa résilience ou encore de ses équilibres. Ainsi, au lieu de pleurer la disparition des beautés naturelles sous l’effet des crises écologiques que nous endurons désormais, peut-être serait-il plus utile de voir en les idées qui nous les dépeignent l’un des facteurs culturels qui ont mené à malmener les équilibres naturels et à hypothéquer les conditions de vie humaine sur terre. Ce pourrait être l’occasion de remettre en chantier les distinctions entre le beau, le laid et le sublime d’une part et, d’autre part, de reconstruire l’idée même de beauté. Passer par l’idée de sauvage peut rendre service. Précisons son sens parmi au moins trois : le terrifiant, le ressourçant et l’imprévisible. Au premier sens, il existe des beautés dites sauvages, une expression qui se distingue de « la beauté naturelle » puisqu’elle évoque une certaine démesure, un côté animal, voire primitif, une irréductibilité à nos catégories mentales habituelles ; et qui se distingue aussi du sublime en ce qu’elle ne provoque pas le sentiment de terreur dont il a été question plus haut. Dans la situation de dérèglement climatique et des catastrophes naturelles (mégafeux, tsunami, tempêtes hors normes, inondations, etc.) qui en proviennent, le sublime serait la « revanche » de la nature sur les activités humaines qui la détruisent. Aux côtés d’une nature dénaturée sous l’effet des idéaux de régularité, d’harmonie et d’efficacité grandirait une nature débridée dont les phénomènes sont disproportionnés par rapport à l’échelle à laquelle l’emprise humaine peut s’exercer. Par exemple, un mégafeu se définit, outre par ses températures extrêmes, son étendue, sa vitesse, son intensité dévastatrice, par le fait qu’aucune technologie humaine n’est capable de les éteindre. Le « sauvage » qu’évoque le concept de sublime n’est cependant qu’une acception parmi d’autres. Il existe aussi, à l’opposé de ce qui terrifie, le sauvage au sens romantique du terme, ce qui charme, un félin qui s’étire, un bébé phoque, les bois susceptibles d’accueillir une cabane où passer ses vacances, etc. La nature sauvage que nous associons à nos loisirs n’est pas la wilderness mais une nature riante, inoffensive et bénéfique dans laquelle se purifier des pollutions mentales et physiques que nous inflige la vie urbaine et se ressourcer. Cette nature en laquelle se retrouvent les qualités du beau naturel doit encore être différenciée d’un sauvage qui n’est ni amical ni hostile, mais défini comme irréductible à ce que nous en savons et à ce que nous en faisons. Le sauvage, c’est alors ce dont l’exploration est inachevable,

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ce dont Réaumur qui observait les abeilles était bien convaincu, appelant « merveilleux vrai » l’irréductibilité des phénomènes naturels à ce que nous en apprenons par le biais de l’expérience et de l’observation. Le sauvage, c’est par exemple La grande touffe d’herbes (1503) d’Albrecht Dürer ; c’est encore la montagne Sainte Victoire que Cézanne dessine et peint des dizaines de fois, mettant en exergue tel relief, telle luminosité, tel végétal, etc., en fonction de l’endroit où il se trouve, de son état perceptif et de la météo. Chaque tableau est un moment de la montagne dont Cézanne sait qu’il n’en fera jamais le tour. Ce qu’il peint n’est pas un aspect parmi d’autres objectivement possibles mais tel trait qui en signale une infinité d’autres, dont ceux que le public des œuvres pourrait découvrir de lui-même. Ce sauvage-imprévu se loge en toute chose, y compris en chacun d’entre nous, tant il est vrai qu’aucun être ne peut se conclure des conditions inaugurales de son apparition, ou ne peut se réduire à l’effet de déterminations antécédentes. Vivre et grandir, y compris pour un animal, pour une plante, suppose de faire usage des conditions environnementales et dans une certaine mesure, de les transformer du fait même du développement des facultés et des activités mobilisées. Contrairement aux peintres du xvie siècle qui aspiraient à englober dans l’espace restreint de leur tableau la totalité des éléments que comportait le paysage (ce pour quoi on qualifia ces représentations de Weltlandschaft, ou paysage-monde), nous nous efforçons de voir dans la nature un Maître qui nous invite continuellement à percevoir autre chose que ce que nous savons déjà percevoir et qui, si nous y sommes disposés, nous apprend à le faire. La satisfaction qui provient de cette attitude n’est pas seulement esthétique, elle est aussi politique et écologique.

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Présages Hicham Berrada

Fig. 1. Hicham Berrada, Céleste, vidéo, 2014. Coproduction avec la Villa Medicis teatro delle esposizioni, 2014, © photo Hicham Berrada.

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Fig. 2. Hicham Berrada, Vestiges, installation et vidéo, détail, 2023. Présage, Le Fresnoy Studio national des arts contemporains, Poétique-des-Sciences, vidéo 360° HD issue de performances, durée variable, 2017, © photo Hicham Berrada.

Fig. 3. Hicham Berrada, Vestiges, installation et vidéo, détail, 2023.

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Fig. 4. Hicham Berrada, Présage, Le Fresnoy Studio national des arts contemporains, Poétiquedes-Sciences, vidéo 360° HD issue de performances, durée variable, 2017, détail, © photo Olivier Anselot.

Fig. 5. Hicham Berrada, Présage, Le Fresnoy Studio national des arts contemporains, Poétique-desSciences, vidéo 360° HD issue de performances, durée variable, 2017, © photo Olivier Anselot.

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Fig. 6. Hicham Berrada, Présage, 2007, © photo Hicham Berrada.

Fig. 7. Hicham Berrada, Paysages à circadiens, Galerie Kamel Mennour, Paris, 2015, © photo Archive kamelmennour.

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iii Nouvelles aventures du Beau naturel Vagabondage Jacques Leenhardt

Lorsque les éditeurs du présent recueil entreprirent de me torturer avec l’idée d’écrire sur la notion de beau naturel, j’eus d’abord l’envie d’esquiver, de fuir. Qu’allais-je faire dans cette galère théorique, me rendre ridicule à sembler donner des leçons à Kant, qui évidemment avait tout dit en faisant émerger cette notion, ou plutôt cet oxymore impénétrable. Comment le beau, ce fruit de la culture, pouvait-il être naturel ? Certes Bossfeldt avait-il saisi dans le déploiement des bourgeons de fougères une beauté émergente, une force ascensionnelle dont la symbolique lui donnait, et à nous aussi, un certain sentiment de Beauté. Cette force dynamique, la physis même, était belle de son érection, belle de sa vitalité. Toutefois, il y avait là beaucoup trop de culture, d’anthropomorphisme même. L’idée d’une beauté qui soit contenue dans l’objet naturel même qui la révélait, sans que nous y apportions avec notre œil cette dimension culturelle qui réduit à peu de choses sa naturalité, devait être au principe de tout discours sur la naturalité du beau. Il fallait trouver une force belle en soi, sans que le regard ne lui affecte des qualités extérieures et n’en fasse finalement un symbole. Je pensai alors à ces rivières qui se précipitent du haut d’une falaise et nous impressionnent si fortement. Ont défilé ainsi dans ma mémoire les beaux textes de Malraux devant la chute de Nil et de Chateaubriand devant le Niagara. Là, semblait-il, la beauté naissait d’un principe

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interne à cette eau en cascade, elle venait de son flux lui-même, de sa masse qui en imposait du seul fait de la gravitation qui l’emportait. Peut-être la beauté était-elle là, dans le sublime de son obéissance aux principes de la nature, à cette Loi de Newton qui lui faisait ordre de tomber. Peut-être tirait-elle de cette absolue contrainte, à l’instar du bourgeon, la beauté qui m’impressionnait ? Un soupçon cependant me saisit : dans cet effet sublime qu’admirait Malraux, n’y avait-il pas une charge toute culturelle que précisément Kant avait nommée « sublime », qu’il avait épinglée pour rendre plus complexe encore cette idée de beau naturel : finalement le Niagara empestait, dans ses brumes vaporeuses, le sublime. Ce n’était déjà plus une odeur, émanant naturellement du phénomène, c’était déjà un parfum, une fragrance, un travail humain à partir de la nature. Cela me fit alors penser à Duchamp, et plus précisément au point d’orgue de son œuvre, précieusement caché derrière la lourde porte rurale qui le dissimule et le révèle à travers un œilleton au Musée de Philadelphie, dans la salle réservée à la collection Arensberg : Étant donné… (1948-1966). Le maître de la déception n’avait-il pas déjà détruit mes illusions de beauté naturelle en construisant LA chute d’eau, celle dont le sublime petit bourgeois rendait définitivement impossible l’idée trop simple de voir le beau naturel dans la force écumeuse de la chute. L’envie que j’avais eue d’accompagner Humboldt dans sa visite hypothétique à Salto Angel, aux confins du Venezuela et du Brésil, là où, en pleine sauvagerie, la beauté naturelle allait enfin se révéler à moi, cette idée de voyageur amant des forêts vierges et des cimes du Chimborazo s’évanouissait en repensant aux descriptions que donnait Théophile Gautier des petites chutes d’eau que les petits-bourgeois aménageaient dans leurs petits jardins rêvant à de grandioses jeux d’eaux versaillais et se voyant déjà longeant le Bassin de Neptune le soir à la promenade. Non, décidément, mon idée du beau naturel incarné par la chute de l’eau n’était pas la bonne. Il y avait dans tout cet imaginaire, encore trop de culture, trop de références, trop de tout ce qui nous détermine, malheureux humains que nous sommes, à quêter éternellement le moyen d’échapper à notre destin qui est de changer le donné naturel qui peut s’offrir à nous en culture, en objet réfléchi et anthropomorphisé. Étant donné, l’eau, le gaz d’éclairage… les Lumières et tout ce qui s’ensuit, où est donc le beau naturel ? Où se cache-t-il à nous qui le cherchons comme pour y trouver notre vérité fondatrice ?

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Voilà la question à laquelle je me trouvais rendu. Et puisque je m’étais rendu compte du caractère oxymoronique de cette idée de beau naturel, je me suis demandé si elle ne devait pas s’enrichir, retorse qu’elle était, de la complexité du chiasme ? Le beau naturel n’émanerait pas de la nature de l’eau, il ne résulterait pas de sa soumission à la Loi de Newton. Il relevait du fait que cette soumission, en plus de manifester la puissance naturelle, contredise ce que l’habileté humaine sait faire des forces de la nature en les domestiquant. Autrement dit, le beau naturel ressortirait à une sorte d’esthétique négative du sublime, de cette sublimité de l’eau tombant en cascade afin d’offrir à l’humanité regardante le spectacle de sa propre transcendance ? Le beau naturel serait donc en même temps une beauté contre culturelle, une rébellion contre l’assignation de l’eau qui tombe à valoir par son utilité [dans les moulins et les roues de Marly], à être réduite au spectacle de l’inutilité dans l’énergie perdue sans fin du Niagara romantique. J’en étais là de mes réflexions, et au bord du désespoir puisque je me voyais acculé à des propos sur le non-être naturel du beau naturel, lorsque me revint en mémoire un moment de grande joie, d’illumination presque, devant un spectacle qui relevait pourtant du désastre. C’était en 2003. Je travaillais dans l’est de l’Allemagne, dans cette région minière qui s’appelle la Goitzsche, à l’aménagement d’une ancienne mine de lignite qu’on venait de fermer à cause de la pollution que provoque ce combustible utilisé dans les centrales électriques de l’époque et qu’on réactive aujourd’hui parce qu’on a arrêté les centrales nucléaires. Un endroit topique pour méditer sur les paradoxes de l’activité humaine ! Il s’agissait de mener un travail d’aménagement de cette mine à ciel ouvert afin qu’elle devienne un parc, agrémenté d’un lac, pour les habitants de la ville qui la bordait : Bitterfeld. L’affaire était cependant complexe puisque les excavations à ciel ouvert qui permettaient l’exploitation du lignite attiraient les eaux fortement polluées que rejetait le complexe industriel qui avait grandi avec le développement de la chimie du carbone. Les spécialistes annonçaient que l’eau, par résurgence, formerait un grand lac mais que celui-ci ne serait baignable seulement une ou deux décennies plus tard, une fois que le ruissellement des effluents rejetés par l’industrie aurait été bloqué par la masse de l’eau s’accumulant dans le trou béant,

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puis que leur toxicité aurait été lentement dissoute par l’eau fraîche apportée par capillarité depuis l’Elbe voisine. On ne pouvait compter sur l’eau de la rivière qui jadis traversait le territoire occupé par la mine, la Mulde, car on en avait détourné le cours afin de pouvoir exploiter le minerai. De puissants systèmes de pompage parachevaient à travers les milliers d’hectares de la mine, ce travail d’assèchement qui faisait penser au labeur hollandais pour tenir à sec le Zuyderzee. Il fallait donc s’en remettre, pour le remplissage de ce bassin, à la lenteur propre au processus de capillarité. Autant dire une éternité à l’aune des projets humains de baignade. L’année 2002 a été, dans l’est de l’Allemagne, marquée par des pluies torrentielles. Beauté oxymoronique du climat ! Le 16 août, il tomba 312 litres par m2. Tant et si bien qu’une crue monstrueuse enfla les eaux de la Mulde. Cette sage rivière qu’on avait canalisée et détournée du territoire de la mine déborda, emportant tout sur son passage, ponts, canalisations, bâtisses. Une catastrophe qui fit des dizaines de morts et des milliards de* dégâts. Sauf qu’en deux jours, la Mulde avait repris son cours ancien et rempli l’immense vacuité de la mine, faisant contrepoids au ruissellement des effluents toxiques. Quelques mois plus tard, on pouvait naviguer sur le lac – tout neuf – de la Goitzsche et de modestes restaurants s’ouvrirent sur les plages, offrant même une friture de poissons que la Mulde en colère avait apportée avec elle. Les ouvrages humains avaient disparu et la nature avait repris son cours. Peut-être était-ce cela, le Beau naturel ?

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iv Les Beautés minérales de Jean Hoüel Autour de quelques volcans, grottes et rochers conservés dans les collections rouennaises Diederik Bakhuÿs

Né à Rouen en 1735, Jean Hoüel est une figure singulière de peintre encyclopédiste, surtout connu aujourd’hui pour ce qui fut la grande affaire de sa vie : le Voyage pittoresque des Isles de Sicile, de Malte et de Lipari paru en quatre volumes in-folio de 1782 à 1787, dont il rédigea le texte et grava lui-même les 264 planches d’illustration. Le sous-titre du livre précise : Où l’on traite des Antiquités qui s’y trouvent encore ; des principaux Phénomènes que la Nature y offre ; du Costume des Habitants, & de quelques Usages. Subjugué par la splendeur des paysages méditerranéens, l’artiste a documenté avec la même probité scrupuleuse la minéralité désolée du littoral sicilien que les vestiges grecs épars dans l’île ou les costumes du petit peuple maltais, sans artifice de composition, en choisissant presque toujours un angle de vue proche du sol qui contribue à suggérer l’impression d’une vision directe et d’un témoignage objectif. Nous n’évoquerons ici qu’en passant la curiosité de l’homme pour la zoologie. Elle le conduira à publier en 1803 un livre curieux et plein de sympathie sur un couple d’éléphants capturé à Ceylan, saisi comme prise de guerre dans la ménagerie du Stadhouder de Hollande, et transporté à Paris : L’Histoire naturelle des deux éléphans, mâle et femelle, du Muséum de Paris, venus de Hollande en France en l’an VI dont, ici encore, il conçut le texte et

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grava les illustrations 1. Hoüel était sorti de l’École gratuite de dessin de Jean-Baptiste Descamps à Rouen, pour poursuivre sa formation à Paris en 1755, dans l’atelier du graveur Jacques-Philippe Le Bas. Il s’initia à la peinture à partir de 1764 auprès de François Casanova, frère du mémorialiste. Ses tableaux restent peu nombreux mais il a laissé en revanche des centaines de gouaches qui l’autorisent à prendre rang parmi les artistes topographes les plus originaux du xviiie siècle. L’artiste avait acquis dans sa jeunesse de bonnes notions de géologie et de minéralogie auprès du naturaliste Jacques Valmont de Bomare, né comme lui à Rouen. Mais c’est au cours de ses séjours italiens que son intérêt pour ces disciplines se développa vraiment. En 1768, la protection du duc de Choiseul avait valu à l’artiste d’obtenir par faveur un billet de pensionnaire à l’Académie de France à Rome. Il put se rendre alors dans le Mezzogiorno, une partie de l’Italie longtemps négligée des artistes étrangers et des touristes. Elle était désormais l’objet d’un vaste mouvement de curiosité, dû en particulier à ses vestiges grecs qui prenaient alors pour les amateurs une valeur nouvelle, après que l’on eut pendant des siècles considéré l’architecture antique à travers le seul prisme des créations romaines. Hoüel visita Naples et fit un premier séjour en Sicile avant de regagner Paris en 1772, très marqué par un voyage qui constituait encore à cette époque une véritable aventure. Il obtint de l’administration royale des subsides et un mandat officiel pour retourner en Sicile en 1776, afin d’y réunir la matière d’un ouvrage savant consacré à l’île. Nous sommes aujourd’hui bien renseignés sur les circonstances de ce séjour qui dura plus de trois ans et dont il rapporta une grande quantité de notes manuscrites et plusieurs centaines de dessins 2. Il compléta sa documentation après son retour à 1. Paris, 1803, voir Madeleine Pinault Sørensen dans cat. exp. Rouen, Musée des Beaux-Arts, Jean Hoüel (Rouen, 1735-Paris, 1813). Collections de la Ville de Rouen, 23 juin-1er octobre 2001, Cabinet des dessins, Cahier n° 6, p. 55-57, n° 43. 2. Voir notamment cat. exp. Palerme, Galleria d’Arte Moderna Empedocle Restivo, 1988-1989, La Sicilia di Jean Hoüel, catalogue par I. Grigorieva, M. Korchounova et N. Petrussovitch ; cat. exp. Paris, musée du Louvre, 26 mars-25 juin 1990, Hoüel, Voyage en Sicile, 1776-1779, catalogue par Madeleine Pinault Sørensen et cat. exp. Syracuse, Palazzo della Provincia di Ortigia, Jean Hoüel, Voyage a Siracusa : Le antichità della città nel 1777, 8 mai-8 juin 2003, catalogue par Francesca Gringeri Pantano et Madeleine Pinault Sørensen, « Le Voyage de Hoüel en Sicile », Actes du colloque Le Paysage en Europe du xvie au xviiie siècle, organisé par le musée du Louvre, 25-27 janvier 1990, Paris, 1994, p. 119-135.

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Paris mais le retard pris dans la publication du livre finit par lui aliéner tout soutien officiel. Sommé de rembourser les sommes avancées par la Surintendance des Bâtiments du roi, il dut céder quarante-six vues de la Sicile à la gouache au Cabinet du roi, aujourd’hui au département des Arts graphiques du Louvre. Sans fortune et privé d’appuis, il ne put mener à bien son ambitieux projet éditorial qu’en vendant, par l’entremise du baron de Grimm, plus de cinq cents pièces de sa main à l’impératrice Catherine II de Russie, dont plus de deux cent soixante-dix feuilles, souvent à la gouache, sont aujourd’hui au cabinet des dessins de l’Ermitage. Avec le Voyage pittoresque ou descriptions des Royaumes de Naples et de Sicile de l’abbé de Saint-Non paru à la même époque (1781-1786), auquel Hoüel contribua d’ailleurs épisodiquement, le monumental Voyage pittoresque des Isles de Sicile, de Malte et de Lipari a largement contribué à instruire le public français du temps de Louis XVI sur les richesses de l’Italie méridionale. Le musée des Beaux-Arts de Rouen n’abrite qu’une œuvre en lien avec ce projet, mais la Bibliothèque municipale conserve deux éditions de l’ouvrage ainsi que plusieurs planches en feuilles 3. L’artiste s’attacha à décrire le Stromboli et l’Etna, comme l’illustre par exemple la planche LXXII du Voyage pittoresque, parue en 1782 sous le titre de Vue de la bouche A. de Stromboli (fig. 1). Avec son premier plan qui détaille la croûte du volcan, la diagonale dynamique de la ligne d’horizon, le détail des projections de lave et les personnages frappés d’effroi, l’image parvient à restituer la sensation du témoin oculaire. Comme dans ses vues des grottes de Caumont (fig. 3 et 4) dont il sera question plus loin, Hoüel joint à la description des phénomènes naturels celle des curieux venus les observer. Les voyageurs intrépides qu’il a dessiné sur les pentes caillouteuses du Stromboli sont engagés une démarche d’exploration méthodique et conquérante de l’espace naturel, typique des Lumières. La terreur devant la puissance des forces naturelles s’amalgame chez eux à une forme de révérence devant une Nature divinisée qui est l’objet d’une quête passionnée : comme d’autres œuvres de l’artiste, cette planche relève de l’esthétique du sublime et rend compte d’un changement radical dans la substance du lien qui unit l’homme à son environnement dans la seconde moitié du xviiie siècle.

3. Voir cat. exp. Rouen, 2001, op. cit., p. 27-36.

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Fig. 1. Jean Hoüel, Vue de la bouche A. de Stromboli, planche LXXII du Voyage pittoresque des Isles de Sicile, de Malte et de Lipari parue en 1782, Rouen, Bibliothèque patrimoniale Villon.

De même les autres planches du livre, l’estampe a été préparée par des projets à la gouache – technique de prédilection de l’artiste à partir de son long séjour en Sicile. Elle est tirée à l’aquatinte en manière de sépia, une technique qui restitue le travail du pinceau et qui, quoique monochrome, ne trahit pas le caractère pictural du travail préparatoire. Elle reprend la composition d’une gouache conservée au département des Arts graphiques du musée du Louvre 4, dont il existe une première version sans personnages conservée à Saint-Pétersbourg 5. En homme des Lumières passionné par le décloisonnement des savoirs, Hoüel a inclus de longues « Observations sur le basalte » dans le texte du Voyage pittoresque, nourri de ses échanges avec le géologue et physicien Nicolas Desmarets (ou Desmarest) qui avait découvert l’origine volcanique de cette pierre 6. Le plaisir pris à représenter l’apparence des roches dans la forte lumière de la Méditerranée transparaît dans beaucoup d’autres planches de l’ouvrage. C’est le cas jusque dans des estampes qui s’attachent à décrire des vestiges archéologiques, comme, par exemple, dans la Figure antique incrustée dans la roche qui 4. Cat. exp. Paris, 1990, n° 9. 5. Cat. exp. Palerme, 1988-1989, n° 46. 6. Madeleine Pinault Sørensen, dans cat. exp. Rouen, 2001, p. 30, cat. n° 23-B.

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Fig. 2. Jean Hoüel, Figure antique incrustée dans la roche, entre les deux Portes qui précèdent l’entrée du château au Goze, planche CCXLVIII du Voyage pittoresque des Isles de Sicile, de Malte et de Lipari parue en 1787, Rouen, Bibliothèque patrimoniale Villon.

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figure une statue à Victoria, sur l’île de Gozo dans l’archipel maltais (fig. 2) 7. La sculpture, que Hoüel pensait grecque mais qui est en fait une copie romaine du ier siècle, avait été placée au xviie siècle à l’entrée du bastion de la citadelle. L’estampe parvient ici encore à restituer très fortement l’impression de l’observation directe, en grande partie en raison d’une différenciation très poussée des éléments minéraux, dont les plis, les arrêtes, les joints ou les veines sont sculptés par une lumière qui en accuse la géométrie. Elles composent un décor puissamment structuré, mais qui semble attentif à restituer la poésie de l’accidentel. L’effet est d’autant plus frappant que la composition n’est probablement pas le fruit d’un dessin fait sur le motif mais s’inspire d’une gravure de la statue parue dans Della Descrittione di Malta isola nel Mare, un ouvrage publié à Malte en 1647 par le commandeur Francesco Abela. Dans la monographie consacrée à l’artiste en 1930, Maurice Vloberg signala son « goût rupestre », relevant qu’il s’attachait « avec la fidélité du lierre aux roches féeriques du pays cauchois. Il les a peintes et repeintes, en leurs diverses formes de cryptes, d’antre, de repaire, de tanière humaine, avec leurs souples ou anguleuses échines de fauves, aux pelages gris tacheté de la végétation parasite des mousses et des lichens, avec les ombres mystérieuses de leurs profondeurs, propices aux oracles pythiques […]. 8 » La plupart de ces termes s’appliquent parfaitement aux Grottes de sel de Dieppedale (fig. 3) que Hoüel offrit au musée de sa ville natale en 1808, en même temps que son portrait peint par François André Vincent 9. Mais si ce site lui semblait se recommander à l’attention du public, c’était aussi parce qu’il était le cadre d’une intense activité humaine sans grand rapport avec les « oracles pythiques » mais directement lié en revanche à l’actualité du temps. Peinte en septembre 1789, dans l’effervescence des débuts d’une Révolution que l’artiste accueillit d’abord avec enthousiasme, la peinture représente les magasins de la ferme générale. La Normandie, « pays de grande gabelle », comptait parmi les régions les plus lourdement taxées de la France de l’Ancien Régime. Peinte un peu plus d’un an avant l’abolition de cet impôt dont les cahiers de doléances 7. Madeleine Pinault Sørensen, dans cat. exp. Rouen, 2001, p. 35-36, cat. n° 23-H. 8. Maurice Vloberg, Jean Hoüel, peintre et graveur, 1735-1813, Paris, 1930, p. 184. 9. Diederik Bakhuÿs, dans cat. exp. Rouen, 2001, p. 50-51, n° 40. Pour le portrait de l’artiste par François André Vincent, voir Diederik Bakhuÿs, dans cat. exp. Rouen, 2001, p. 3 et 8, n° 1.

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réclamaient la suppression avec insistance, le peintre décrivait une scène lourde d’implications politiques. Avec ce goût très caractéristique pour l’association entre le texte et l’image, Hoüel rédigea une longue notice explicative, demeurée longtemps dans les archives familiales et dont Maurice Vloberg a publié la retranscription. Nous la reproduisons ici avec quelques coupes, en respectant l’orthographe de son auteur, comme dans les cas des citations suivantes : « En septembre suivant [1789] … j’allais à Rouen […]. Dans les villages de Croisset et Diepdale, je fis plusieurs tableaux d’après nature, avec l’intention d’exprimer de fortes vérités […]. Je peignis là une scène curieuse, qui a été détruite quelques années après par les desordres de la Révolution. Ce fut la vue de la manière dont s’exploitait à Diepdal les magazins de sel de la ferme générale, qui existaient alors dans de très grandes grottes, creusées dans la roche Fig. 3. Jean Hoüel, Grottes de sel de Dieppedale, 1789, Rouen, Musée des Beaux-Arts.

sèche de ce païs, où l’on tenait en réserve du sel bien tassé, bien comprimé depuis le bas jusqu’au plafond. […] Il y avait beaucoup de grottes ainsi très profondes, que l’on emplissait comme magazins pendant certaines saisons, pour les vuider dans une autre. […] J’y ai peint la manière dont les hommes, montés au haut de ces rochers de sel condensé dans ces grottes, le piochent, le dégradent et le déterminent à tomber au pié de la paroi verticale, où d’autres hommes le ramassent avec des pelles, et en emplissent des paniers, que d’autres prennent et jettent dans des trumies [trémies] […], lesquelles les recevant, laissent tomber ce sel dans des boisseaux ou grandes mesures, sans que le sel y soit tassé. D’autres hommes prennent ces grandes mesures, les mettent à tel nombre dans de grands sacs, après que tel homme, avec un rateau, en a fait tomber l’excédent. Les hommes qui tiennent ce sac le lient : lorsqu’il est plain, d’autres le chargent sur une civière ou barc, que d’autres attendent et emportent, tandis que d’autres arrivent pour le même objet. Et avant de sortir de la grotte, des commis donnent des cachets ou numéros aux porteurs, autant pour justifier ce qu’ils ont porté, que pour prouver qu’il est sorti tant de sacs du magazin qu’il en est entré. Cette opération entretien, quand elle est bien montée, jusqu’à cent personnes dans ce lieu 10. »

10. Vloberg, 1930, p. 185-186.

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Pour qui considère le tableau du musée de Rouen, l’intérêt du commentaire écrit ne se discute pas. Car si Hoüel entendait fixer pour la postérité la mécanique compliquée d’actions soumises à une organisation minutieuse dans le cadre singulier de ces grottes, il n’envisageait nullement de sacrifier l’objectivité de sa vision de peintre pour rendre plus explicite ce qui se jouait devant lui : d’où ce point de vue à hauteur d’homme qui embrasse tout l’espace de la grotte mais permet difficilement à l’œil de distinguer l’action de tous les protagonistes. Le parti de retranscrire scrupuleusement ce qui lui est donné de voir explique aussi la présence de personnages que la notice ne décrit pas : sans doute des notables, venus visiter un lieu pittoresque dont l’activité est alors au cœur des débats politiques. L’existence du texte explicatif autorisait Hoüel à privilégier un point de vue relativement distant qui lui permettait de laisser libre cours à son « goût rupestre », à sa passion descriptive pour les jeux de la lumière qui sur la voûte de pierre font chatoyer les milliers de silex 11. En un sens, elle n’a d’égale que sa fascination manifeste pour l’industrieuse mécanique de cet étrange lieu de pouvoir. Marqué à ses débuts par l’esthétique de Boucher dont il grava d’ailleurs certaines compositions, l’artiste se découvrit au fil du temps le besoin de retranscrire le motif tel qu’il l’observait, en restituant la sensation du plein air et en adoptant un point de vue solidement ancré dans le sol. Il n’a cessé à partir de ses années de maturité d’amalgamer écriture et description plastique : c’est dans une large mesure cette double pratique qui a permis au dessinateur et au peintre de rester fidèle à un parti pris de notation objective parce qu’elle ne l’obligeait pas à recomposer l’image à des fins didactiques. La Fondation Custodia a fait l’acquisition en 1998 d’une grande partie du fonds d’atelier de Hoüel, demeuré jusqu’alors dans la descendance de son frère 12 : des dessins, des estampes, des livres et d’importantes liasses de manuscrits, dont Maurice Vloberg s’était servi pour rédiger sa monographie sur l’artiste. Il s’y trouve notamment plusieurs liasses intitulées Suite des observations sur la chaîne de montagne où est situé le village de Caumont 13, Explication de la manière dont la nature 11. Huile sur toile, 63 × 95 cm, don de l’artiste en 1808, inv. 1808.1.2, voir Diederik Bakhuÿs dans cat. exp. Rouen, 2001, p. 50-51, n° 40. 12. Voir Marià van Berge-Gerbaud et alii, 1994-1999, Acquisitions Collection Frits Lugt, Paris, 2000, p. 240-243. 13. Inv. 1998-A.485.

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Fig. 4. Jean Hoüel, Vue intérieure des grottes de Caumont : quatre personnages, 1799-1800, Rouen, musée des Beaux-Arts.

a creusé le sousterrain 14… ou Description d’un souterrein decouvert au fond d’une carrière de cent toises de profondeur horizontale de laquelle on tirait de la pierre pour bâtir depuis un grand nombre d’annees 15… Elles peuvent être rapprochées de deux vues intérieures de ces grottes conservées au musée des Beaux-Arts de Rouen 16. L’une est datée de l’an 8. L’un des manuscrits indique la date de frimaire an 8, c’est-à-dire novembre ou décembre 1799. De certaines de ces galeries, l’on extrayait des pierres depuis le Moyen Âge et les notes conservées à la Fondation Custodia consacrent plusieurs pages à l’activité de ces carrières qui ont notamment servi à édifier la cathédrale et bien des monuments de Rouen. À la lueur des torches, Hoüel et ses compagnons se sont 14. Inv. 1998-A.486. 15. Inv. 1998-A.487. 16. Respectivement Vue intérieure des grottes de Caumont : quatre personnages, plume et encre brune, lavis brun, rehauts de gouache blanche et grise sur une esquisse à la pierre, sur papier bleu ; signé en bas à gauche : J. Hoüel f. an 8 a [sic] Chaumont ; 301 × 430 mm ; inv. AG 1909.34.83 et Vue intérieure des grottes de Caumont : deux personnages et un chien, pierre noire, pinceau et encre noire, lavis gris, rehauts de gouache blanche, sur papier gris-bleu ; 278 × 338 mm ; inv. AG 1909.34.84, voir Madeleine Pinault Sørensen, 2012, p. 148-151, nos 59-60, avec bibliographie antérieure.

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Fig. 5. Jean Hoüel, Vue intérieure des grottes de Caumont : deux personnages et un chien, 1799-1800, Rouen, Musée des Beaux-Arts.

enfoncés plus loin. Le dessinateur a rendu la blancheur des formations de stalagmites et de stalactites en travaillant à la gouache sur un papier bleu. La facture de ces deux feuilles est trop poussée pour que nous les supposions exécutées sur le motif, mais il est vraisemblable qu’elles reprennent ou complètent des esquisses faites sur place. Au-delà de la beauté de ce qu’elles dépeignent, leur charme tient aussi au fait qu’elles restituent familièrement les circonstances d’une exploration qui, à quelques lieux de Rouen et dans un environnement modelé par l’homme depuis des millénaires, a projeté Hoüel et ses compagnons dans un paysage d’une étrangeté radicale : un lieu de pure nature dont l’artiste a certainement été le premier à laisser une description visuelle aussi aboutie. Comme dans les planches du Voyage pittoresque, il s’est appliqué à caractériser les attitudes de ses compagnons, et a consigné l’excitation du petit chien qui semble japper en courant dans l’eau, aussi étranger au lieu que le sont les hommes. Manifestement conçus pour faire l’objet d’une publication qui ne vit jamais le jour, les manuscrits conservés à la Fondation Custodia

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conjuguent pareillement l’observation scientifique et l’approche du chroniqueur appliqué à décrire les circonstances d’une expédition, ses difficultés mais aussi les émotions qu’elle produit. Décrivant « ces galleries immenses de mille mètres detendue considérées dans leur totalité et dans des directions différentes [où] se voyent des salles et des cabinets de grandeurs differentes 17 », Hoüel consacre plusieurs pages d’explications sur « la formations de stallactites des stallagmites & cristallisations diverses ». Certaines pages (comme celles intitulées De la naissance des cristaux Stallactites formes au Sein des Eaux par suspension […]) montrent l’attention très fine avec laquelle il a observé le lent goutte à goutte à l’origine des concrétions. On y trouve des références précises aux gouaches aujourd’hui à Rouen qui prouvent que textes et dessins ont été conçus pour se compléter 18. Le manuscrit se réfère ainsi aux lettres qui légendent le premier dessin (fig. 4), les lettres AA renvoyant par exemple à une « réunion de stallactites, et de stallagmites, qui s’élèvent […] formant materiellement, une énorme base de colonne […]. 19 » Désireux de suggérer la variété de ces formes minérales, il distingue les stalactites « tres menues semblables a des tuyaux de baromettre », des « épines cristallines » et les « choux fleurs cristallisés ». Le second dessin (fig. 5) représente des « Stallactites en cilindres en cone en tube en globules semblable a des amas de Raisins – orbiculaire et ovoïdes En follicules festonnes dont les reunions en petite & en grande masse imite certaines fleurs, tels que les bleuets des champs – d’autres semblables a des broderies ornees de certaines paillettes dont les dimensions de masse sont comparables a beaucoup de choses connues et qui sont susceptibles de charmer tous les yeux. 17. 1998-A.48516, folio 6. 18. Description d’un souterrein decouvert au fond d’une carrière de cent toises de profondeur horizontale de laquelle on tirait de la pierre pour bâtir depuis un grand nombre d’annees, Inv. 1998-A.4872, folio 3 et 4. 19. « Il y a une espece de plancher dans cette salle voyez DD sur lequel se sont formées des stallagmites DD de la meme espece de celle CC. Ce plancher est le reste d’une croute cristalline qui s’est formée a cette hauteur lorsque les eaux se sont elevées a ce point […] Dans le dessin cy joint, on voit cette réunion de stallactites, et de stallagmites, qui s’élèvent […] formant materiellement, une Enorme base de colonne voyez AA. C’est de l’extrémité ultérieure de ce tableau supposé derrière le spectateur, c’est-à-dire le plus loin possible de cette entrée où sont les deux figures, que se voit l’origine de l’eau, qui coule & couvre presque tout le sol de cette salle […] », 1998-A. A.4872, folio 4.

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Ainsi ces derniers endroits merite d’être considérés l’un comme le Sanctuaire l’autre le tabernacle du temple de la cybille. » Il a figuré, au centre de la gouache, « une Réunion de stallagmites qui supportent une masse enorme de stallactites sous l’apparence de colonnes cannelées, comme il y en a plusieurs en ce lieu. 20 » Les feuillets intitulés Seconde partie de la gallerie sousterreine […] décrivent quant à eux la progression des spéléologues, « rampant ainsi que des reptiles, sur des endroits fort incommodes, on se heurte la tête, les épaules, les bras, on se traine sur la Roche Rabotteuse, puis dans l’eau, sur les Pierres et dans le canal […] 21. » Le texte consigne aussi les moments d’émerveillement auxquels contribuent les jeux d’ombres et de lumière que produisent les chandelles que les hommes de tête ont disposé de loin en loin : « Les groupes que forment cette marche, sont toujours reflechis dans l’eau tranquile ou agitée, l’observateur étant à l’arrière garde, y peut voir a differentes distances, des tableaux mouvants toujours beau parce que tracés par la Nature en action ! […] dans cette espece de gallerie la mobilité des lumieres celle des Spectateurs qui varient a chaque instant le tableau, lui donne un interet, un charme comparable au plus grand acte de l’opéra 22. » Il consigne l’exaltation qui s’empare des hommes lorsqu’ils surgissent dans certaines salles : « L’avant-garde marchant toujours, elle arrive, elle s’arrête, & forme un foyer lumineux, elle cesse tout à coup ses clameurs dictés par la fatigue, les douleurs & l’impatience. Un signe général d’admiration, se fait entendre dans des tons différents ; effet des beautés multipliées qu’on a autour de soy & qui Ravissant d’autant plus, qu’elles sont éclairées de toutes parts, par la Réunion de toutes les lumières ; alternativement en mouvement. Cet état de choses, fait naître chez tous, une bruyante gaîté, qui forme comme un chœur musical, un multuor de voix de tous les tons dont lharmonie du même sentiment communiqué, partout, dans le même instant ; produit pour le spectateur un enchantement que Rendait d’autant plus piquant, qu’il était moins attendu dans ce lieu […] 23 »

20. Ibidem. 21. Inv. 1998-A.5884, folio 1. 22. Idem, folios 2 et 3. 23. Inv. 1998-A.5872, folio 3.

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Fig. 6. Jean Hoüel, Vue de la roche appelée la Chaise de Gargantua, 1788, Rouen, Musée des Beaux-Arts.

En 1806, deux ans avant le don des Grottes de sel de Dieppedale [fig. 3] et trois ans avant que le musée des Beaux-Arts n’ouvre effectivement ses portes au public, Hoüel lui fit don d’une aquarelle intitulée Vue de la roche appelée la Chaise de Gargantua [fig. 6] qui se trouve ainsi être le tout premier dessin entré dans la collection 24. Le titre est donné par une inscription ancienne qui précise que l’œuvre fut peinte d’après nature au bord de l’eau en 1788. Le dernier volume du Voyage pittoresque des Isles de Sicile, de Malte et de Lipari était paru

24. Gouache sur une esquisse à la pierre noire ; 336 × 424 mm, inv. AG 1806.1.1. Inscription en bas du dessin : Vue de La roche appelée la Chaise de gargantua En 1788 [ces derniers mots recouvrent une inscription illisible et une date] fait par J. p. houel En 1788 d après nature au bord de la Rivière entre Duclair & [interrompu]. Inscription sur le montage ancien, vraisemblablement de la main de Jean-Baptiste Descamps le Fils, premier conservateur du musée et fils du premier maître de Hoüel : Vüe d’un lieu connu aux environs de Rouen connu sous le nom de la Chaise de Gargantua donner […] par l’auteur en 1806. Voir notamment Diederik Bakhuÿs dans cat. exp. Rouen, 2001, p. 44-45 et Pinault Sørensen, 2012, p. 146-147, n° 58.

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l’année précédente. La curiosité toponymique a probablement joué dans l’intérêt que l’artiste a porté à la Chaise de Gargantua, une falaise calcaire située le long d’une boucle de la Seine, un peu en amont de Duclair. Le site n’est pas très éloigné des grottes de Caumont, sur la rive opposée, cette partie des bords du fleuve étant d’autant plus familière à l’artiste qu’il possédait une ferme à Heurteauville, en face de Jumièges. Le lieu tient son nom de la forme évasée de la falaise qui évoque un siège colossal, et une tradition ancienne voudrait que le géant s’y soit assis pour baigner ses pieds dans le fleuve. Le nom de Gargantua ne renvoie pas directement au personnage imaginé par Rabelais : récurrent dans la toponymie, en particulier en Normandie, il est en fait beaucoup plus ancien et désigne généralement des rochers ou des pierres de dimensions colossales. Le mot semble forgé à partir des racines celtiques gar (pierre), gan (géant) et tua (homme). Dans le cas de la falaise dessinée par Hoüel, ce nom est mentionné dès 1093 25. Madeleine Pinault Sørensen a relevé que Jules Michelet en fait mention dans son Histoire de France à propos des pierres celtiques 26. Cet escarpement rocheux domine la Seine et, placé à un endroit où le cours du fleuve fait une boucle, il constitue encore un point de repère bien connu des navigateurs. Hoüel, intéressé par le rocher plus que par le paysage fluvial, a choisi un point de vue qui ne laisse pas soupçonner la présence de l’eau toute proche. Lorsque Joseph Mallord William Turner dessinera la maquette d’une gravure parue dans les Wanderings by the Seine (Turner Annual Tour) en 1834 sous le titre de Chaire de Gargantua, near Duclair, il optera au contraire pour une vue éloignée prise depuis le fleuve, qui noie la minéralité de ce petit escarpement calcaire dans un vaste panorama d’eau et de végétation 27. Vloberg a remarqué à juste titre la place importante que les curiosités naturelles tiennent dans les vues que Hoüel a laissé de sa région natale, alors qu’il semble avoir été très peu sensible à l’intérêt des ruines médiévales et des sanctuaires anciens qui, dans la décennie qui suivra sa mort en 1813, allaient attirer de très nombreux artistes en Normandie. Le site dépeint par l’artiste est aujourd’hui beaucoup moins connu des curieux qu’il ne l’était de son temps. La route qui, dans la gouache de 25. Pinault Sørensen, 2012, p. 146.  26. Pinault Sørensen, 2012, p. 146 ; Jules Michelet, Histoire de France, I, 1833, p. 457. 27. Londres, Tate Britain, Inv. 24671, Turner Bequest CCLIX 106.

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Hoüel, est parcourue ou traversée par des cavaliers, des chariots ou des animaux de ferme porte aujourd’hui le nom de départementale 982. En janvier 2018, une crue de la Seine entraîna un effondrement des berges à proximité immédiate de la Chaise de Gargantua. La voie fut coupée pendant plusieurs semaines et rouvrit après la pose d’un « grillage de renforcement de sécurisation » entre la falaise et la route, préalable à la « mise en sécurité pérenne de la falaise ».

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v Par-delà la beauté Éthique du non-visible dans la photographie écologique de Jean Massart 1 Nora Labo

Le rôle majeur joué par la photographie aux débuts du militantisme écologique, à la fin du xixe et au début du xxe siècles, est amplement documenté 2, aussi bien dans l’essor graduel d’une conscience écologique collective que dans l’évolution des politiques publiques, telles que la mise en place de réserves naturelles. Certains corpus photographiques prônant la défense d’espaces naturels hors-norme, comme les photographies de l’Ouest américain réalisées par William Henry Jackson (aux années 1870) ou Ansel Adams (années 1930-1940), ont acquis un statut archétypal auprès du grand public. Preuve de l’influence persistante de ces premières images écologiques, reproduites à l’infini dans des beauxlivres, des expositions et des affiches, l’un des clichés d’Ansel Adams a même été gravé sur le Voyager Golden Record 3, disque envoyé dans 1. Une première version de cet article a été publiée dans la revue Radial n° 2 (ESADHaR, 2019). 2. Notamment en ce qui concerne les premières réserves naturelles aux ÉtatsUnis. Parmi les ouvrages qui font référence, voir la monographie de Finis Dunaway, Natural Visions : The Power of Images in American Environmental Reform, Chicago, University of Chicago Press, 2005. 3. Le Voyager Golden Record est un disque lancé dans l’espace par la NASA en 1977, gravé de sons et d’images, censés donner une image juste et synthétique de la vie sur Terre à une éventuelle civilisation extraterrestre qui retrouverait la sonde spatiale dans laquelle il a été placé. Le choix du matériel audiovisuel inclus sur le disque, pensé

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Fig. 1. Ansel Adams, The Tetons – Snake River, 1942, tirage au gélatino-bromure d’argent, 40 × 50 cm, Archives nationales des États-Unis d’Amérique, Archives du service des parcs nationaux.

l’espace aux années 1970, en tant que symbole universellement reconnu de ce qui, dans le monde naturel, aurait le plus de valeur et de sens pour les êtres humains sur Terre. En regardant cette photographie (fig. 1), on devine à quel point l’argumentaire écologique s’est construit, le long d’un siècle et demi, à partir de l’émotion esthétique qu’éveillent certains paysages. Leur beauté et leur exceptionnalité ont souvent été érigées en raisons incontestables pour justifier leur sauvegarde, aux débuts de l’écologie comme aujourd’hui, et la continuité de ces hiérarchies sous-jacentes explique la popularité ininterrompue de l’iconographie qui en est l’expression : une iconographie de la nature spectaculaire, éblouissante et sublime. Dans un contraste marqué avec la trajectoire dominante de l’imaginaire écologique, le corpus d’images dont traitera cet article, bien dans un souci de représentativité, nous éclaire sur les perceptions culturelles dominantes du monde occidental dans la deuxième moitié du xxe siècle. Pour le contenu complet du disque, voir .

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qu’ayant marqué les débuts de l’écologie politique, apporte un contrepoint à l’hégémonie de la beauté comme vecteur principal des positionnements éthiques envers la nature, en utilisant la pauvreté visuelle, la banalité et la redondance comme autant d’outils maîtrisés et surprenants pour esquisser une conception nouvelle de la valorisation des milieux naturels. Ce corpus est constitué des trois cents photographies qui servent d’illustrations à l’une des premières monographies dédiées à la protection de l’environnement en Europe et dans le monde, Pour la protection de la nature en Belgique 4, publiée en 1912 par le botaniste Jean Massart, pionnier à la fois de l’écologie scientifique 5 et politique. Il s’agit d’un ouvrage dont la portée est double, descriptive et militante, à l’image des préoccupations de son auteur, son ambition étant, d’un côté, de donner une première classification systématique des différents biotopes du territoire belge, en délimitant dans chacun des zones spécifiques à protéger, et, de l’autre, de persuader les lecteurs de la nécessité et de l’urgence des démarches de protection des sites inventoriés. Mais ce livre frappe avant tout par son usage atypique de la photographie, caractérisé par une prolifération excessive de l’image (comparée à son utilisation typique dans la recherche botanique de l’époque 6, et aussi par rapport aux dimensions de l’ouvrage), doublée, paradoxalement, par un déni de la vision que les illustrations devraient logiquement faciliter :

4. Jean Massart, Pour la protection de la nature en Belgique, Bruxelles, Lamertin, 1912. 5. Les débuts de l’écologie en tant que science de la distribution et des interactions des organismes vivants se trouvent d’abord dans l’émergence d’une nouvelle branche de la botanique, qui à la fin du xixe siècle commence à s’intéresser à l’ensemble des plantes dans un territoire donné, plutôt qu’aux seuls caractères de chaque espèce prise individuellement. Initialement, ce nouveau champ de la recherche prend différents noms quasi-équivalents, comme « la sociologie des plantes » (théorisée par le botaniste Charles Flahault à Montpellier), la phytogéographie, ou la géographie des plantes (proposée en tant que science potentielle par Alexander von Humboldt déjà au début du xixe siècle). 6. Une méfiance envers la photographie a perduré pendant longtemps dans la recherche en botanique, bien après l’adoption de cet outil par les autres sciences naturelles. En botanique, on considérait que le manque de discrimination de la photographie, qui enregistrait tout sans discernement, empiétait sur la clarté des représentations, mais que son utilisation était également un signe de paresse ou de lâcheté de la part du botaniste, qui se serait contenté de reproduire tout en vrac, plutôt que de choisir les vrais caractères représentatifs des espèces montrées (cf. Caroline Fieschi, Photographier les plantes au xixe siècle. La photographie dans les livres de botanique, Paris, Éditions du Comité de travaux historiques et scientifiques, 2008, p. 25 et passim).

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dans beaucoup de ces photographies, on ne voit rien, et surtout pas ce vers quoi le texte pointe dans les images qui devraient appuyer son propos. La tension entre le texte et les images surgit dans la monographie de Massart comme un décalage dérangeant entre l’argumentaire verbal et la preuve visuelle qu’on attend des photographies qui l’accompagnent, une série de discrépances récurrentes où les images refusent de fonctionner en tant que preuves, comme attendu par les lecteurs 7. Mon analyse s’attachera à montrer que ces interstices créent, au sein de Pour la protection, une radicalité qui n’est pas explicite dans aucun des deux régimes discursifs de l’ouvrage, visuel et textuel, pris séparément. En exerçant un regard rapproché sur ces photographies souvent banales, non-spectaculaires, et manquant presque de contenu à proprement parler (voir fig. 2 pour un exemple typique de cette iconographie), sciemment choisies par Massart pour illustrer son plaidoyer passionné pour l’écologie, je tenterai d’expliciter les raisons de ce choix formel contre-intuitif, et les valeurs qui sous-tendent une telle stratégie visuelle iconoclaste, en argumentant qu’il s’agit bien d’une option volontaire, et non pas du résultat de l’incompétence ni de la négligence de l’auteur. La question centrale sera de comprendre comment s’explique l’échec apparent de la fonction évidentielle de ces images, et de saisir ce qu’elles donnent à voir en refusant d’exhiber la beauté de la nature. Je montrerai comment ces photographies expriment, dans leur pauvreté, un parti-pris éthique, où le refus de la visibilité devient un moyen de refuser l’anthropocentrisme des hiérarchies esthétisantes de la nature, et de défendre le regard scientifique en tant que positionnement non seulement épistémologique envers le monde, mais aussi dans sa dimension affective, et donc comme fondement d’un attachement à la défense des milieux naturels. Avant de passer à l’analyse visuelle qui sera au centre de mon argument, il est nécessaire de comprendre brièvement le contexte dans lequel paraît l’ouvrage discuté ici, ainsi que la postérité du travail de Massart et surtout de l’iconographie qu’il a produite, afin de mieux saisir les enjeux de son usage audacieux de la photographie, mais également

7. Je m’inspire ici de la notion d’« image/texte » introduite par W.J.T. Mitchell, qui la définit comme une construction discursive dont la caractéristique essentielle est « a problematic gap, cleavage, or rupture in representation » (W.J.T. Mitchell, Picture Theory, Chicago, University of Chicago Press, 1994, p. 89).

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Fig. 2. Jean Massart, « Les usines d’Overpelt, juillet 1911 », Pour la protection de la nature en Belgique, Bruxelles, Lamertin, 1912, fig. 2, p. 9. NB : toutes les illustrations de cet article à partir de celle-ci proviennent du même ouvrage de Jean Massart, les informations sur la source seront donc abrégées dans les légendes suivantes.

la dissimulation, par le botaniste, de sa résistance aux conceptions dominantes de son époque dans un récit de continuité avec le passé. Le début du xxe.siècle voit l’arrivée des premières tentatives d’institutionnaliser la protection de l’environnement et de créer une coordination internationale en ce qui concerne les normes écologiques et la circonscription des zones protégées. L’un des évènements majeurs de cette période est le premier Congrès international pour la protection des paysages, qui réunit à Paris, en 1909, les représentants des gouvernements de la plupart des pays développés du monde, dans le but d’établir des bases partagées pour la défense de la nature, déjà perçue comme menacée par l’urbanisation et l’industrialisation accélérées des pays participants. Dans la foulée de ce Congrès paraissent un nombre d’ouvrages et d’articles scientifiques qui se proposent de créer un savoir systématique sur les milieux naturels à protéger, et parmi ces publications le livre de Massart est de loin le plus ambitieux et le plus exhaustif. Au Congrès de Paris, le rôle primordial des images et de la photographie dans le développement d’une sensibilité envers les problèmes écologiques est reconnu et mis à l’avant. La photographie est perçue comme essentielle dans l’éveil de l’intérêt du grand public pour la défense

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de la nature, mais l’accent est mis, dans les représentations qu’on apprécie comme dans les mesures de protection proposées, sur l’aspect esthétique et sur la beauté des paysages 8. D’ailleurs, l’intitulé même de ce Congrès est révélateur d’une perception picturale des milieux naturels, prenant le paysage comme unité signifiante fondamentale de l’organisation du territoire, et non pas les processus biologiques, le climat, ou autres critères non-esthétiques qui auraient pu être tout aussi pertinents. Ceci est explicable par le fait que les cercles littéraires et artistiques ont été le pivot initial des mouvements écologistes en Europe de l’Ouest et en Amérique 9, et leur parti-pris esthétique a déterminé à la fois les types d’espaces naturels à sauvegarder en priorité, mais aussi le genre de protection qu’on envisageait, comme illustré par les actes de ce Congrès, qui recueillent plutôt des propositions concernées par la conservation d’une certaine image de la nature, que des initiatives qui se préoccupent de l’histoire ou des dynamiques vivantes qui sous-tendent un paysage 10. Une autre influence visible dans les débats du Congrès de Paris est celle des politiques de conservation du patrimoine historique : les premiers mouvements pour la protection de l’environnement ont aussi émergé par analogie avec ceux pour la protection de ce premier, pour la sauvegarde duquel des lois avaient été adoptées dans plusieurs pays depuis la moitié du xixe.siècle. Cela a mené à une conception des sites naturels en tant que monuments : spectaculaires, exceptionnels, uniques. Dans ce contexte, après le Congrès de Paris, au moment où il publie Pour la protection afin de profiter de ce qu’il perçoit comme un contexte favorable pour la diffusion des idées écologiques, Jean Massart est déjà une personnalité de premier plan dans l’écologie scientifique et dans la 8. Par exemple, les représentants de la Belgique au Congrès parlent de « séries artistiques » pour désigner des réserves naturelles potentielles dans leur pays, en employant le terme consacré par les premières réserves établies dans la forêt de Fontainebleau par Napoléon III (Raoul de Clermont, Fernand Cros-Mayreville et Louis de Nussac, Le Premier Congrès International pour la Protection des Paysages, Paris 17-20 Octobre 1909. Compte-Rendu, Paris, Société pour la protection des paysages de France, 1910, p. 64). 9. Voir, par exemple, le rôle des peintres de Barbizon dans la protection de la forêt de Fontainebleau (Greg M. Thomas, Art and Ecology in Nineteenth-Century France : The Landscapes of Théodore Rousseau, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2000, pp. 173-176), ou celui de l’écrivain John Muir aux États-Unis pour l’établissement des premières réserves naturelles dans ce pays (F. Dunaway, op. cit., p. XIX). 10. Voir la proposition faite, dans le cadre de ce Congrès, de protéger un paysage en masquant des carrières ou des scieries par la plantation de cordons verts, mais sans interrompre l’activité industrielle elle-même (R. de Clermont et al., op. cit., p. 16).

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défense de l’environnement. Ayant publié des ouvrages et des albums photographiques d’une grande ampleur et rigueur sur la végétation en Belgique 11, il est également l’un des fondateurs de la Ligue Belge pour la Protection de la Nature, l’une des premières organisations belges à militer sur ces problématiques. Ces engagements, apparemment convergents, n’étaient pourtant pas toujours compatibles. En parlant du Congrès International d’Art Public, réuni à Bruxelles en 1910, et qui, malgré son nom, portait sur la sauvegarde de la nature, Massart le scientifique ironise sur les « tendances purement idéalistes » des « aspirations esthétiques » de cet évènement, tout en appréciant, dans son engagement militant, ce premier effort coordonné de conservation des milieux naturels en Belgique 12. Pour Massart, la photographie était une composante essentielle de sa recherche : la plupart de ses ouvrages sont richement illustrés, il s’essaie à toutes les techniques photographiques disponibles et expérimente avec de nouveaux procédés (tels que la photographie anaglyphe ou la stéréoscopie 13), et écrit amplement sur ses efforts de saisir la nature par la photographie et sur ses difficultés de prise de vue dans tous ses récits de voyage. Mais son intérêt pour la photographie s’inscrit dans une préoccupation plus vaste pour l’expérience « directe » de la nature, en opposition aux savoirs expérimentaux produits en laboratoire. Selon le botaniste, pour comprendre la nature il faut être le témoin de son déploiement spontané, et pour transmettre ce savoir il faut le montrer : dans son enseignement il associe souvent projections de diapositifs, échantillons ramenés du terrain, et excursions botaniques 14. 11. Parmi ses ouvrages les plus remarqués on compte l’atlas amplement illustré, qu’il publie en collaboration avec Charles Bommer, Les aspects de la végétation en Belgique, Bruxelles, Jardin botanique de l’État, 1908-1912 (2 vol.), et deux études systématiques, comprenant également un large corpus photographique, « Essai de géographie botanique des districts littoraux et alluviaux de la Belgique », Bulletin de la Société Royale de Botanique de Belgique, vol. 44, 1908, pp. 1g-121e, et « Esquisse de la géographie botanique de la Belgique », Recueil de l’Institut Botanique Léo Errera, vol. 7bis + annexe, 1910. 12. Jean Massart, Pour la protection, op. cit., p. 3. 13. Par exemple dans Jean Massart, « Esquisse de la géographie botanique », op. cit. 14. Dans une conférence polémique de 1913, Massart accuse ses collègues d’avoir oublié comment regarder la nature telle qu’elle est, et de se confiner à leurs laboratoires de recherche. Il prétend que tout véritable savoir des processus naturels est impossible sans l’observation directe des milieux naturels non-contrôlés, et critique ce qu’il perçoit comme une dépendance excessive des botanistes aux protocoles expérimentaux

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Pour la protection s’inscrit dans la continuité de l’attachement de Massart à la visualité comme dimension expérientielle de la construction du savoir, sous un double angle : d’abord par son objectif de proposer une liste de sites naturels à protéger qui seraient représentatifs de chaque type d’écosystème belge, et qui seraient accessibles depuis les grandes villes, en créant ainsi des lieux privilégiés d’apprentissage de la nature par l’observation directe (il décrit ces réservés projetées comme « d’un secours inappréciable pour la démonstration pédagogique 15 »). Deuxièmement, par le rôle central joué par la photographie dans l’argumentaire du livre : les illustrations photographiques sont présentes sur presque chaque page de l’ouvrage, et le texte s’appuie sur cette iconographie dans chaque phrase. Pourtant le fonctionnement de ces photographies n’est pas aussi évident qu’il ne semblerait de premier abord, car au lieu de remplir les lacunes descriptives ou démonstratives du texte, elles agissent souvent de manière contraire, en introduisant des ambiguïtés ou des doutes par rapport à des réalités empiriques que le discours verbal présente comme des évidences. Ceci s’explique aussi par le fait que l’usage de la photographie, dans ce contexte, est vu comme un atout, mais il est aussi rempli d’incertitudes ; si la botanique traditionnelle y était hostile, l’écologie, qui l’adopte sans réserve, est encore une science à ses débuts, dont les objectifs et les postulats de base ne sont pas encore trop clairs. Si l’ouvrage paraît à un moment favorable pour l’écologie, qui est en train de gagner une légitimité publique après le Congrès de Paris, et une légitimité scientifique par la suite de la première Excursion Phytogéographique Internationale de 1911 16, sa parution a aussi une portée symbolique, car elle est prévue pour le 50e anniversaire (Jean Massart, « Les naturalistes actuels et l’étude de la nature », Bulletin de la Classe des Sciences de l’Académie Royale de Belgique, 1913, p. 944-965). 15. Jean Massart, Pour la protection, op. cit., p. 30. Bruno Notteboom et David Peleman remarquent avec justesse que, dans une certaine mesure, Massart envisage ces réserves comme « un musée en plein air qui serait une version “réelle” des planches didactiques des Aspects [Les aspects de la végétation en Belgique, l’ouvrage de phytogéographie le plus ambitieux de Massart] » (Bruno Notteboom et David Peleman, « Narratives of Loss and Order, and Imagining the Belgian Landscape 1900-1945 », CLCWeb : Comparative Literature and Culture, vol. 14, n° 3, 2012, p. 4). 16. Ces excursions, dont la première a eu lieu en 1911 dans les Îles Britanniques, et dont Massart a été l’un des participants, ont continué avec une certaine périodicité tout le long du xxe siècle, et ont été des moments forts des débuts de l’écologie scientifique, réunissant la plupart des pionniers de ce nouveau champ d’études en biologie.

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de la Société Royale de Botanique de Belgique, en tant que 2e tome de son Bulletin anniversaire : entre le premier, qui documente une réitération de la première herborisation de la Société, sur le littoral belge, et le troisième qui présente une géographie botanique du Congo. Cette séquence est hautement symbolique, introduisant la protection de la nature par la médiation d’une approche scientifique de l’environnement comme le train d’union reliant les débuts de la recherche belge dans l’observation de la nature familière du pays, à l’expansion coloniale triomphale de Belgique en Afrique. La richesse de l’iconographie photographique de Pour la protection (associée à celle, similaire même si mise au service d’autres objectifs, des ouvrages scientifiques précédents de Massart), ainsi que sa diffusion à un moment historique fort et inaugural pour l’écologie belge, ont fait de cette iconographie une référence dont l’importance est reconnue encore aujourd’hui, mais dont la consécration s’accompagne trop souvent d’une normalisation de son contenu qui fausse sa véritable portée. Si le nom de Massart et ses photographies sont souvent cités en Belgique comme ayant posé les fondations de tous les recensements ultérieurs de la biodiversité dans ce pays, et les sites qu’elles dépeignent sont connus, encore aujourd’hui comme des « sites Massart », il aura fallu attendre jusqu’en 1995 pour que des zones naturelles correspondant à celles que le botaniste privilégiait – c’est-à-dire, « la nature au quotidien » – soient prises en compte dans la stratégie de conservation du ministère de la Région wallonne 17. La documentation photographique produite par Massart a connu des regains d’intérêt, par vagues, suite à trois projets ré-photographiques (en 1980, 2004 et 2014) dans le cadre desquels des photographes contemporains ont revisité les lieux photographiés par Massart pour documenter leur transformation le long d’un siècle, en suivant au plus près l’emplacement et le cadrage des images d’origine 18. Mais cette nouvelle attention portée au travail photographique de Massart a apporté un regard partiel et sélectif, même déformant, sur ses choix visuels et esthétiques, en partie 17. Simone Denayer de Smet, Jean-Paul Herremans, Jean Vermander et Jean Massart, pionnier de la conservation de la nature en Belgique, dans Dan Gafta et John Akerod (dir.), Nature Conservation. Concepts and Practice, Berlin, Springer, 2006, p. 42. 18. Voir Bruno Notteboom, Pieter Uyttenhove (dir.), Recollecting Landscapes – Rephotography, Memory and Transformation 1904-1980-2004-2014, Roma Publications, Amsterdam, 2018.

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dû aux ambitions spécifiques de projets ré-photographiques eux-mêmes. Le déplacement le plus notable dans la réception des photographies d’origine est celui de les percevoir comme symptomatiques d’un certain primitivisme de Massart, qui aurait été attaché aux paysages pittoresques et ancestraux de son pays au détriment de ceux affectés par la modernité 19. Comme on le verra par la suite, cette idée ne correspond pas à une grande partie du corpus photographique produit par le botaniste, mais elle s’explique par deux particularités du protocole ré-photographique : d’abord, dans le choix d’images choisies pour être photographiées à nouveau, seulement celles qui ont produit une représentation reconnaissable et traçable pouvaient être retenues, alors que la majorité des photographies de Massart montrent, au contraire, des espaces sans repères identifiables, des phénomènes naturels éphémères et en perpétuelle transformation (telle l’évolution des dunes), des gros plans de végétation, des vues fragmentaires d’un habitat etc. ; de plus, les trois projets ré-photographiques étant dirigés par un collectif d’urbanistes, et donc centrés sur les transformations anthropiques du paysage, ils excluaient par défaut les photographies qui ne dépeignaient pas un « paysage » à proprement dire, où la nature ne s’organisait pas visuellement selon des critères picturaux, et qui ne présentaient pas la sémiologie lisible d’une présence humaine inscrite dans la durée. Mais cette pérennité contradictoire de l’héritage de Massart est en partie due, aussi, à la dissimulation volontaire à laquelle le botaniste soumet la radicalité de ses propositions, par la mise en scène d’une continuité entre l’originalité de son plaidoyer pour la défense de l’environnement et les valeurs généralement partagées du mouvement international pour la protection de la nature. Si la section introductive de Pour la protection cherche à démontrer cette continuité, elle le fait avec beaucoup d’inconsistances : par exemple, selon Massart : « Dans tous les pays civilisés on a senti la nécessité de sauvegarder la nature, à la fois au point de vue scientifique et au point de vue esthétique 20 », alors que dans les Actes du Congrès de Paris, aucun argument scientifique n’est présenté à propos de la mise en place des réserves naturelles,

19. Voir, par exemple, Bruno Notteboom, « Landscape as image », dans Pieter Uyttenhove (dir.), Labo S Works 2004-2014. À Landscape Perspective on Urbanism, Ghent, Belgique, Academia Press, 2015, p. 132. 20. Jean Massart, Pour la protection, op. cit., p. 38.

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Fig. 3. Jean Massart, frontispice de Pour la protection.

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et le consensus international se porte sur les avantages esthétique, nationaliste et économique (par le biais du tourisme) de la conservation. Le frontispice qui ouvre l’iconographie de Pour la protection illustre cet effort de raccorder son propos aux conceptions dominantes, et fonctionne comme un leurre (fig. 3). Dans une photographie mystérieuse sans titre ni légende, qui n’est jamais évoquée dans le texte (contrairement à toutes les autres illustrations de l’ouvrage), un rocher escarpé est présenté en contre-plongée, dans un cadrage qui accentue son relief vertigineux et intimidant. C’est l’image même de la nature sublime du Romantisme : la rude beauté des pierres ne montre aucune trace de présence humaine, et le rocher semble inaccessible à tout être vivant, sauf pour les oiseaux qui tournent autour des cimes, et qui renforcent le mélange d’émerveillement et de terreur que cette vue nous inspire. Sa silhouette pure et austère éveille un sentiment d’humilité et d’insignifiance du spectateur face aux forces géologiques inimaginables et incompréhensibles qui l’ont forgée. Comme il s’agit de la première

Fig. 4. Répétitions et redondances, dans Jean Massart, Pour la protection : fig. 62, p. 87 ; fig. 126, p. 137 ; fig. 125, p. 135 ; fig. 146, p. 153 (en partant du haut à gauche, dans le sens des aiguilles d’une montre).

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illustration qui se présente au regard en ouvrant le livre, le lecteur la prend, naturellement, comme une indication de ce qui va suivre. Mais cette image n’a que très peu en commun avec le reste de l’œuvre, et sa présence est un choix purement tactique, qui cherche à placer l’ouvrage sous les auspices d’une esthétique de la nature généralement acceptée. Cette photographie inaugurale est en contraste marqué avec l’impression visuelle de l’ensemble iconographique, qui est saisissante par la redondance et la banalité des illustrations. Pour la protection contient trop d’images, en on n’y voit rien : elles sont vides, monotones, répétitives, pas claires ; alors que Massart considère les illustrations photographiques comme essentielles pour son argument, ce qui est frappant pour le lecteur est leur pauvreté visuelle, qui rend d’autant plus incompréhensible l’accumulation insistante de photographies d’apparence interchangeable, même quand elles sont censées représenter des habitats différents (dans la fig. 4, on peut comparer quatre photographies presque identiques, pourtant associées à des sites différents).

Fig. 5. Jean Massart, « Bruyère sur sable et grès landeniens. Septembre 1909 », Pour la protection, fig. 121, p. 132.

Fig. 6. Jean Massart, « Un bloc erratique, le Düppelstein, dans le Schleswig. D’après M.  Conwentz  », Pour la protection, fig. 33, p. 51.

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Ces images vont à l’encontre de leur fonction apparente, qui se veut persuasive : leur objectif. affirmé est celui de convaincre les lecteurs de la nécessité de protéger les environnements qu’elles montrent. Pour mieux comprendre comment cette iconographie se démarque de manière surprenante des images écologiques militantes de la même époque, il est utile de comparer une photographie typique de l’approche de Massart (fig. 5) avec un cliché réalisé par un autre pionnier de la conservation, Hugo Conwentz, et inclus dans Pour la protection comme exemple des mesures de protection de la nature prises à l’étranger (fig. 6). Dans cette photographie de Massart (fig. 6), illustrant une zone à protéger typique du paysage de Flandre, les deux tiers de la vue sont remplis par une grande étendue de bruyère, dont la surface est visuellement amplifiée par l’angle très bas de la prise de vue. Le grand champ à texture homogène se situe en proximité d’une zone industrielle (au loin, on voit des fourneaux d’usines), et la zone circonscrite dans le cadre ne semble avoir aucun trait distinctif, aucune limite précise. Elle est vide, banale, quelconque, et ni la légende ni le texte associé ne mentionnent aucune particularité unique du site. Au lieu d’une description, tout ce qu’on affirme à son propos est que la flore est « tout à fait typique 21 » ; on ne voit pas grand-chose – pas de beautés naturelles, pas de repère, pas d’espèces rares… alors que l’auteur précise très clairement que c’est ce site en particulier, dans sa non-spécificité, qu’il envisage comme future réserve naturelle. En mettant de côté, pour l’instant, la question si cette impression générale de la scène représentée est due plutôt au cadrage et à la composition photographique, ou au site lui-même, il est néanmoins clair que ce ne sont pas les qualités visuelles remarquables d’un lieu qui le désignerait comme digne de conservation selon les critères de Massart. De plus, si le paysage montré ici révèle les traces de l’histoire et de l’habitation humaine, comme les sites pittoresques, il ne s’inscrit pas non plus dans cette esthétique, car son aspect n’est ni harmonieux ni figé dans le temps. Les fourneaux sont un signe du développement industriel souvent décrié pas Massart ailleurs dans le texte ; et pourtant, leur présence dans l’arrière-plan de cette image ne semble pas ôter au site son caractère authentiquement naturel, malgré le fait qu’il soit « contaminé » par une activité moderne et destructrice. En effet, 21. Ibidem, p. 134.

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le botaniste partage l’intérêt des défenseurs du pittoresque pour la nature familière et accessible du quotidien, mais contrairement à eux il ne se soucie ni des qualités esthétiques des lieux, ni de leur unicité ou leur pureté, et il évite toute instrumentalisation écologique du patriotisme et de la nostalgie nationale ou locale. L’aspect monumental de la nature « patrimonialisée » est également absent : cette étendue de bruyère est un fragment et non pas un monument exceptionnel. Le cadrage de l’image apparaît ainsi non-décisif, comme s’il avait pu être décalé d’un mètre à gauche ou à droite, car ce qu’elle donne à voir est l’échantillon d’un habitat, typique de l’ensemble mais choisi presque au hasard, et non pas le repère définitoire d’un paysage. Au contraire, dans l’approche conventionnelle des défenseurs de l’environnement contemporains de Massart, l’exceptionnalisme des « monuments de la nature » jouait un rôle de premier plan. Un cas paradigmatique de cette logique pragmatique et affective est illustré dans la figure 6, que Massart reprend de son collègue allemand Hugo Conwentz, dans le cadre d’un récapitulatif des mesures de conservation entreprises ailleurs dans le monde (partie introductive de l’ouvrage qui fonctionne, comme le frontispice, comme un alibi de continuité avec l’orthodoxie écologique de son temps). Cette photographie montre un rocher isolé, qui se démarque par une forme très particulière, et qui surgit dans un champ vide de tout autre centre d’intérêt. En haut de ce bloc erratique (la formation glaciaire dont il s’agit), un homme perché dans une pose triomphale, qui contemple le paysage autour. Autour du bloc, il n’y a rien à voir : il est simultanément ce sur quoi notre regard se pose dans la scène, ce qui en fait une vue plutôt qu’un fragment d’espace indistinct, et le point dont on peut observer le territoire autour en tant que paysage. S’il arrivait que ce rocher soit enlevé de son cadre, avec lequel il ne semble entretenir aucun lien intrinsèque, il ne resterait rien à observer, et nulle part d’où regarder. Le texte associé à l’image nous offre le récit de sa sauvegarde, en expliquant comment « l’annonce de sa prochaine destruction mit en émoi tous ceux qui s’intéressent aux monuments naturels », situation résolue par l’achat public de la pierre et ensuite de terrain autour : « et voilà celui-ci définitivement sauvé 22 ». Clairement, dans ce protocole de sauvegarde du patrimoine naturel, et bien que ce rocher soit le 22. Ibidem, p. 52.

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Fig. 7. Jean Massart, « Ancien marécage, maintenant asséché […] Octobre 1911 », Pour la protection, fig. 9, p. 16.

résultat de processus géo-climatiques de grande ampleur, ce n’est pas la notion des processus naturels qui prime, ni celle de l’interdépendance du vivant : le paradigme de la protection des « monuments » singuliers est incompatible avec l’axe fondamental de la recherche scientifique de Massart – l’étude des écosystèmes dans leur ensemble. Mais Massart se place non seulement à contre-courant de la protection de la nature calquée sur la conservation du patrimoine historique mais, plus généralement, contre la primauté du regard esthétisant sur la nature. Souvent, il semble se plaire à surprendre les lecteurs, en leur présentant des images d’apparence pittoresque qui montrent, en réalité, des scènes de destruction écologique. La beauté peut être trompeuse et cacher la disparition des dynamiques du vivant plus profondes. Certaines « améliorations du paysage » promues par ses contemporains, tel l’assèchement des marais, sont dénoncés, dans Pour la protection, comme étant synonymes d’une destruction irréparable. La photographie reproduite dans la figure 7 est l’une de ces illustrations à double lecture. Ce qui, à premier abord, se présente comme une scène idyllique, une clairière ensoleillée en forêt, est érigé par le texte l’accompagnant en pièce à conviction contre la destruction avancée de la nature en

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Belgique. Alors que le drainage des terres marécageuses, illustré ici, était généralement vu comme une action désirable qui rendait un territoire plus agréable à parcourir, et plus productif, pour Massart il s’agit ici d’un cimetière botanique, où « toute l’intéressante végétation de tourbière a disparu 23 ». Ailleurs dans le texte, la plupart des exemples de dégâts environnementaux donnés par Massart sont illustrés par le biais de scènes pittoresques, afin de prouver que la destruction la plus importante n’est pas celle qui concerne les apparences, mais celle qui affecte les processus vivants qui relient tous les éléments d’un habitat. C’est dans le décalage entre la représentation visuelle et la description textuelle d’un même signifiant que se construit le positionnement critique de Massart, et son ancrage dans les interstices de la construction image/texte fait que, parfois, même ses exégètes du xxie siècle se trompent dans la lecture de l’iconographie que le botaniste a produite. Ainsi, Bruno Notteboom et David Peleman, pourtant spécialistes de l’œuvre de Massart, interprètent l’une de ses photographies montrant un site de rouissage du lin au bord d’une rivière comme caractéristique d’une représentation pittoresque des activités rurales traditionnelles, en se basant sur la ressemblance formelle de cette image avec le courant de la photographie pictorialiste 24. Mais, au-delà de la similarité visuelle, le rouissage du lin est une des activités que Massart dénonce, à maintes reprises, comme l’un des principaux facteurs de pollution des rivières dans les campagnes ! Dans le sens inverse, le botaniste utilise souvent une stratégie complémentaire pour faire vaciller, dans la dissonance entre image et texte, les repères conventionnels qui guident habituellement le regard de ses lecteurs sur le monde naturel. Ainsi, certaines photographies présentent des scènes désolantes, qui, après lecture du texte qui leur est associé, s’avèrent être remplies d’une grande richesse biologique. Par exemple, en parlant d’un site récemment détruit sur les bords de l’Yser, Massart affirme qu’il « n’avait pas son égal en Belgique, ni peut-être dans le monde entier. Tous les botanistes qui la visitaient restaient émerveillés devant cette vaste plaine 25 ». Pourtant, d’après la première photographie représentant ce lieu (fig. 8 haut), il est difficile de comprendre comment il était possible d’être émerveillé devant son 23. Ibidem, p. 16. 24. Bruno Notteboom et David Peleman, « Narratives of Loss », op. cit., p. 3. 25. Jean Massart, Pour la protection, op. cit., p. 19.

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Fig. 8. Variations infinitésimales, trois photographies du schorre dans Jean Massart, Pour la protection : fig. 10, p. 18 ; fig. 14, p. 20 ; fig. 15, p. 21 (de haut en bas et de gauche à droite). 

Fig. 9. Jean Massart : « Ronds de sorcière produits par un champignon (Marasmius oreades), septembre 1909 », Pour la protection : fig. 66, p. 90.

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Fig. 10. Une vue d’ensemble et un gros-plan d’un même champ, dans Jean Massart, Pour la protection : fig. 69, p. 91 et fig. 68, p. 91.

aspect : le schorre (partie végétalisée d’un marais maritime) qui aurait dû, selon Massart, être protégé est à peine visible, et les espèces qu’il contenait encore moins, justement à cause des particularités mêmes qui rendaient ce biotope unique : une végétation à ras le sol, très courte et très dense. Mais il serait faux de conclure que ce sont seulement les caractéristiques de cet écosystème qui rendent sa représentation visuelle illisible. Clairement, il n’y a aucun effort de la part du photographe lui-même de reproduire visuellement l’émerveillement ressenti par les biologistes ayant visité le lieu, exprimé de manière tellement enthousiaste dans la description textuelle. Presque un tiers du premier plan de l’image est occupé par une vache extrêmement prosaïque, avec d’autres animaux domestiques dans l’arrière-plan, qui détournent tous l’attention des « merveilles botaniques », ces dernières se montrant seulement comme une sombre texture homogène remplissant le bas de l’image, dans un contraste marquant avec la description dithyrambique qui leur est dédiée. Néanmoins, cette illustration n’est pas la seule qui présente le site en question, mais elle fait partie d’une série de huit images d’un même site, l’une des études de cas introductives de l’ouvrage, qui met en évidence la riche biodiversité des lieux peu remarquables, et met en garde les lecteurs sur les dangers auxquels ils sont exposés, et la facilité avec laquelle ils peuvent être détruits, dans l’indifférence générale (les bords de l’Yser, à cet endroit, avaient été déjà transformés en terrains de golf). Les autres photographies de cette série sont tout aussi

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désolantes que la première, mais, en suivant les explications du texte, elles gagnent graduellement en profondeur, en détail et en intelligibilité. Leur description relie des indices subtils présents dans les images avec des variations presque imperceptibles de la flore. Par exemple, en lisant les explications associées à la photographie d’un pâturage en apparence très similaire au premier (fig. 8, bas gauche), avec comme seule différence de petites taches blanches sur la surface du champ, on apprend que ces dernières indiquent la végétation différente des petits nids-de-poule qui parsèment le marais. Une autre image d’un pâturage, encore presque identique aux autres, est divisée en deux par une portion de terrain plus claire, qui se révèle être la limite entre deux micro-habitats. Ainsi, Massart invite ses lecteurs à exercer un regard rapproché sur ce qui les entoure, et, par l’obstination d’un choix iconographique qui, au lieu de faciliter le déchiffrement des processus biologiques, le rend plus ardu, suggère que la compréhension de la nature vivante ne peut réellement être acquise que par une observation patiente et réitérée, et qu’elle n’est donc pas accessible dans un coup d’œil. De plus en plus de phénomènes deviennent petit à petit visibles dans cette succession d’images où l’on ne voit rien, et on constate que la multiplication de vues triviales reproduit aussi un certain type de regard : un regard qui prête attention aux détails, mais qui change d’objet de manière capricieuse et imprévisible. Mais cette manière d’observer vers laquelle le jeu entre images et textes nous oriente n’est pas celle du scientifique, malgré la profession de l’auteur, mais celle de l’amateur, du promeneur de dimanche. La répétition de l’identique, où la différence et l’unicité surgissent par l’accumulation de détails qui deviennent visibles seulement par une familiarisation progressive et régulièrement réitérée avec un même territoire, constitue une voie d’accès aux savoirs sur la nature, et également un positionnement affectif, diamétralement opposés à la consommation de la nature en tant que spectacle. Une photographie (fig. 9) d’un phénomène connu sous le nom de « ronds-de-sorcière », reproduite dans Pour la protection, illustre comment ce modèle du regard familier se constitue, chez Massart, en critique de la logique spectaculaire de protection de la nature. Dans cette image, on voit d’abord une étendue plate, avec deux piquets plantés dans la terre, probablement ayant servi à attacher des animaux. En regardant de plus près, on distingue dans l’herbe, à peine perceptibles, des cercles blancs réguliers en pointillé : ce sont les ronds-de-sorcière,

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des champignons qui poussent dans une disposition géométrique inhabituelle. Ce qui est montré est une manifestation merveilleuse et éphémère, mais également très commune (la description de Massart dans le texte insiste sur le fait que ces cercles ne sont pas du tout exceptionnels dans la région). La photographie ne met pas non plus en évidence ce phénomène : il n’y a pas de gros plan sur le rond-desorcière, pas de vue d’en haut ou d’angle particulier pour faire ressortir la perfection géométrique des cercles ou leur abondance. Le point de vue choisi est celui d’un passant quelconque, dont le regard aurait été attiré par les deux piquets et qui, ainsi, aurait remarqué, par hasard, cette apparition surprenante. Il faut un effort pour distinguer le contour régulier formé par les champignons dans la scène plutôt désolante, et il est certain que la plupart des lecteurs ne les remarqueraient pas sans la légende de l’image. Dans sa manière d’exposer une scène discrètement merveilleuse, tout en minimisant son aspect saisissant, cette photographie incarne une expérience de la nature que l’on pourrait appeler faible, ou mineure, à l’antithèse du sentiment romantique fort du sublime, et met en évidence l’intérêt prêté par Massart non seulement aux phénomènes naturels humble et anti-spectaculaires, mais aussi à l’expérience commune et banale de la nature au quotidien. Son intention n’est donc pas seulement d’attirer l’attention sur une typologie de sites fréquemment négligés, mais aussi sur un type de rapport aux lieux naturels qui ne trouvait pas encore une place dans le discours écologique. Néanmoins, il n’y a que très peu de sentimentalisme dans le propos de Pour la protection, et les illustrations, pour la plupart, ne se placent pas dans un registre intimiste, parce que ce qui est montré est, le plus souvent, désolant et vide. Cette répétition visuelle insistante du vide, l’absence récurrente de contenu visuel attrayant dans les photographies, est renforcée également par les descriptions des sites que Massart souhaite voir protégés. L’introduction du chapitre sur la région de l’Ardenne, où il envisage établir pas moins de six réserves naturelles, s’ouvre sur cette phrase : « l’Ardenne apparaît d’une monotonie décevante 26 ». De même pour la Campine, sa priorité en matière de protection de l’environnement : des descriptions lyriques s’enchaînent sur l’aspect désolant de cette région et ses terres arides, ses bruyères 26. Ibidem, p. 267.

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sèches « d’une monotonie désolante », ses terres « partout [de] la même structure » et « d’une stérilité déplorable 27 ». Pourtant, la section dédiée à ce désert est illustrée par plus de quarante photographies, et Massart y prévoit huit réserves naturelles. La région de Campine illustre bien le sens du parti-pris éthique de Massart dans la pauvreté visuelle de ses illustrations. Cette zone déserte et stérile, pas attrayante pour les touristes et les amateurs de balade en nature, s’est retrouvée menacée au début du xxe siècle à cause de son aspect désolant. Elle est devenue, en Belgique, l’emplacement de choix pour l’industrie lourde. On supposait que dans un lieu à tel point indésirable les usines ne dérangeraient personne, et qu’il n’y aurait pas de dommages possibles, car, d’un point de vue anthropocentrique, il n’y avait rien à détruire. C’est justement contre cette idée que Massart se propose de ramener le vide au premier plan de ses illustrations, comme on peut le voir dans l’une des premières images de Campine reproduites dans Pour la protection (fig. 2). Pour l’auteur, cette photographie est une preuve accablante des dégâts de l’industrialisation – mais, étrangement, les facteurs de destruction semblent cachés dans la brume lointaine, alors que ce qui est mis en danger n’est pas vraiment visible. Les fourneaux, que l’on voit au loin, sont présents aussi dans d’autres photographies de l’ouvrage, certaines vantant, au contraire, le mérite des sites proposés comme possibles réserves naturelles. Au contraire, au premier plan, dans les champs désignés comme menacés dans le texte, il n’y a rien à voir, et pas d’influence observable des usines qui se profilent à l’horizon. Massart n’essaie même pas de persuader le lecteur qu’il s’agit d’une terre vierge qui sera corrompue par le développement ; son but est plutôt de montrer un lieu auparavant situé en dehors de toute logique utilitariste, qui est maintenant en train d’être rendu utile. C’est dans cette progression insidieuse de l’utilitarisme que l’on comprend la fonction du premier plan vide : il signifie l’absence de toute utilité. La nature de la menace devient aussi explicite : une fois que l’industrie commence à se déployer graduellement, il n’y a rien pour l’arrêter, car les plaines de Campine ne peuvent rien offrir à sa place – ni monuments naturels, ni pittoresque. Cette photographie, comme tant d’autres qui lui ressemblent dans ce corpus, représente donc un effort 27. Ibidem, p. 154, 154 et 136 respectivement.

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de faire surgir le vide comme présence matérielle et positive, et non pas seulement comme espace négatif qui demande à être rempli. Pourtant, la question qui se pose est celle de savoir pourquoi protéger un tel environnement ? Bien entendu, Massart n’est pas en mesure de donner une justification ultime à son attachement qui est aussi affectif, même si présenté, autant que possible, sous couvert de raison scientifique. Mais, le long de l’argumentation déployée dans Pour la protection, on retrouve en leitmotiv l’angoisse de voir le territoire belge se transformer en un ensemble d’espaces contrôlés et normalisés qui ne feront plus surgir l’imprévisible, 28 et la conviction que ce dernier est la condition sine qua non de toute observation des processus naturels. Ce souci de préserver la nature d’une trop grande emprise de l’utilitarisme, en dehors de toute exceptionnalité de ce qui est à protéger, est doublé par les incertitudes de Massart en tant que pionnier de l’écologie scientifique, science naissante, dont les problématiques centrales étaient encore à définir, mais qui voyait déjà son objet d’étude se rétrécir avant même avoir pu y cibler ses observations. C’est pour cela que, dans l’iconographie de Pour la protection, le déni de la vision sert également une autre fonction : celle de rendre évidente, pour les lecteurs, l’insuffisance de la vision présente. L’incapacité de voir ce qui est décrit dans une photographie est une stratégie utilisée par Massart pour démontrer aux lecteurs les limites inévitables de notre capacité de percevoir les processus naturels, ou de poser les bonnes questions. Une manière de mettre en exergue cette insuffisance est d’introduire une photographie dont le texte associé indique une abondance d’espèces à observer, mais où tous les éléments indiqués sont dissimulés du regard (fig. 10, gauche) 29. Néanmoins, ce dispositif est régulièrement complété par une deuxième photographie qui vient éclairer la première, et montrer au moins l’une des choses que l’on ne pouvait pas discerner initialement (fig. 10, droite). Dans la paire d’images reproduites dans la figure 10, on constate le fonctionnement typique de ces séquences visuelles et textuelles récurrentes. La photographie reproduite à gauche nous montre une prairie en fleur, qui remplit la plus grande partie de l’espace pictural. Malgré toutes les espèces énumérées comme étant présentes dans l’image, il serait futile de s’essayer à les identifier, car la taille du cliché ne nous le permet 28. Voir, par exemple, la ligne argumentative dans ibidem, p. 15. 29. La liste des huit espèces associées à cette image se trouve dans ibidem, p. 86.

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pas. De plus, la grande densité d’organismes végétaux dans cet habitat, et leur totale imbrication, nous empêchent de distinguer ne serait-ce qu’une seule plante individuellement. Au contraire, la photographie adjacente (fig. 10, droite) apporte un gros-plan sur l’une des plantes de ce même champ, dans une vue parfaitement limpide, qui permet l’identification de tous les traits caractéristiques de l’espèce. Après avoir regardé cette dernière image, on peut revenir à la première où, dans la surface auparavant indistincte de la prairie, des formes individuelles commencent à émerger, et les corolles éparpillées des fleurs peuvent être lues comme des signes qui pointent vers telle ou telle espèce particulière. On pourrait attribuer une fonction pragmatique à chacune des deux photographies, prise séparément, la première montrant l’aspect d’ensemble d’un habitat, la deuxième une vue botanique plus traditionnelle, centrée sur les caractéristiques d’une espèce. Mais dans leur juxtaposition, ainsi que dans le contraste entre la photographie et sa légende, l’attention des lecteurs est déplacée de ce qu’ils peuvent voir vers ce qu’ils peuvent, dorénavant, supposer comme restant invisible. Ce qui est impliqué dans ce jeu de la visibilité est le constat que certains phénomènes peuvent être percevables ou pas selon le point de vue que l’on adopte et l’échelle à laquelle on se place, et que, pour chaque image confuse qui est rendue lisible par une autre qui guide notre regard, il reste un vaste nombre d’environnements pour lesquels on n’est pas encore en mesure d’obtenir de telles clés interprétatives. Dans le déni maîtrisé de la vision dans les illustrations de Pour la protection s’insinue donc le soupçon de la richesse du pas-encore visible dans le monde naturel qui nous entoure. En lien avec cette dernière suggestion, Massart semble souvent travailler pour la protection de la nature en vue de la possibilité d’un regard à venir, en essayant d’anticiper les désirs, la curiosité, et les expériences visuelles des futurs observateurs. Ainsi, il se soucie de comment les historiens du futur pourront décrire l’économie des siècles précédents si on les prive des « lambeaux encore vierges 30 » du passé dans le paysage. Mais il est également préoccupé par le problème plus complexe de la difficulté d’anticiper ce qui sera important pour le regard du futur, et les questions qu’on posera, et il affirme que « Toutes 30. Ibidem, p. 14.

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[les sciences] renferment des domaines encore insoupçonnés, et qui resteront à jamais fermés si on détruit les sites d’où leurs horizons seront découverts 31 », ce qui implique que, même dans les lieux où tout semble exposé à la vue, de nouvelles choses peuvent devenir visibles en posant de nouvelles questions. Ainsi, le rôle de la photographie est défini, chez Massart, par un dilemme insoluble : il reconnaît le rôle essentiel de la perception visuelle dans notre compréhension du monde, mais il est obligé de prendre en compte l’impossibilité d’anticiper ce qui sera visible ou devra être vu à l’avenir. Le déni de la vision sert à recentrer l’attention et le regard des lecteurs vers les aspects de la nature où de nouvelles questions pourraient surgir, et qui ont, en même temps, le moins de chances d’être sauvegardés, sauf en avançant vers une appréciation de la nature moins anthropocentrique. Cette solution formelle radicale est le moyen de concilier la tension entre les demandes de visibilité du présent et celles du futur, mais aussi de faire participer l’émerveillement et la curiosité du savant à l’attachement émotionnel envers les territoires et les paysages, contrastant avec l’accent mis sur la beauté en tant qu’unique ressort subjectif des débuts de l’écologie.

31. Ibidem, p. 15.

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vi Deux campagnes Mariia Lepik

Dans la campagne de Flandre la terre est fatiguée. Aplatie, usée, elle rend ce qu’elle peut et se crispe sous l’important outillage de l’homme. Les murs des hangars se lèvent, remplaçant les petits bouts de forêt ; sous leurs portiques, des dizaines d’hirondelles sculptent leurs nids en argile – les champs leur procurent un buffet à volonté. Coincée entre la mer de choux et le lac de maïs, entourée par une douve, une île reste debout, dix mètres sur dix mètres, débordante, exubérante. Les arbres dépassent et dénudent leurs racines, et les herbes touchent l’eau. Deux familles de canes glissent sur la surface de la douve, fuyant un rare randonneur. On a beau déployer des efforts de description, des métaphores recherchées et mettre en avant l’aspect pittoresque, il reste difficile à dire de ce bout de terrain qu’il est « beau » : un vieux clocher seul dans un vaste océan de champs, jusqu’à l’horizon, et qui aurait survécu à un bombardement, une campagne-ruine. Mais est-ce une ruine de la nature, que l’on a délaissée, après le passage de nos tracteurs ? Après un bombardement, la seule chose qui nous reste est de se tourner vers l’anastylose 1, essayer d’incruster notre monde de bijoux de la nature au « naturel ». Enfant, en Russie, je passais plusieurs mois d’été dans une campagne profonde pas loin de Okulovka, dans l’oblast de Novgorod. À une centaine de mètres de notre maison – une ancienne ferme en rondins 1. Reconstruction d’un édifice ruiné, exécutée, en majeure partie, avec les éléments retrouvés sur place et selon les principes architecturaux en vigueur lors de son érection, sans négliger une consolidation visible avec des matériaux modernes.

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– commençait la forêt, une forêt de contes et de folklore. Trente kilomètres de large sur cent kilomètres de longueur : assez pour ne jamais trouver de sortie, assez pour nourrir tous ces villages presque abandonnés, où les rares habitants vivent de la vente de baies et de champignons, coupent un ou deux sapins pour passer l’hiver, chassent au collet et, quand ils s’y perdent, s’adressent à Liéchi 2. Cet esprit de la forêt nous accompagne toujours parmi ces endroits les plus reculés : une part d’inconnu l’anime, et nous ne pouvons que nous y soumettre. À l’inverse d’une forêt qui nous dépasse, en France presque chaque forêt a été usée, vidée et replantée, dressée, abattue et ressuscitée. La plus grande du pays, la forêt des Landes, est en effet entièrement artificielle : replantée au cours du xixe, aujourd’hui elle recouvre une surface de près d’un million d’hectares. Sources de bois et de gibier, les forêts de France sont façonnées par l’homme de la même manière que les terres agricoles. Elles nous paraissent naturelles sans l’être pour autant ; et, bien sûr, belles. Mais cette beauté manque d’un principe crucial : l’inconnu, l’inexplicable, qui sont les éléments d’irrégularités nécessaires à l’harmonie. Comme un visage parfaitement symétrique, les forêts artificielles ne dupent personne : aucun Liéchi ne les habite. Ces esprits semblent vivre uniquement là où les visiteurs savent reconnaître les plantes, baies et champignons comestibles. Cette pratique de cueillette sauvage semble presque disparue des mœurs signalant, en même temps que la disparation de sa pratique, la disparition d’un savoir, et d’un temps consacré à ce savoir : une « leçon de choses » pour laquelle nous n’avons plus la patience. Pour aller dans la forêt de mon enfance, il fallait passer devant une ancienne église en pierre, Saint-Georges, utilisée à l’époque de l’URSS pour le stockage de légumes : avec le temps, le toit courbé s’est écroulé, et sur quelques fresques presque invisibles on peut deviner des tags. Des bouteilles vides sont restées cachées dans l’herbe qui a poussé sur le sol carrelé. Il y a une vingtaine d’années un ermite s’y est installé. Il a passé des années à réparer les murs, à enlever les herbes sauvages, à aménager des poutres pour reconstruire le toit. Travail avec ou contre la nature ? Aujourd’hui, la petite église se retrouve exactement dans le même état que celui de mon souvenir d’enfance, comme épargné par le temps. 2. Dans la mythologie slave, l’esprit-gardien de la forêt, il joue avec les visiteurs et leur fait perdre le chemin.

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Fig. 1. Mariia Lepik, Give me some milk, 2023.

Fig. 2. Mariia Lepik, Turn, 2022.

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Fig. 3. Mariia Lepik, Should’ve, 2023.

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Fig. 4. Mariia Lepik, Clairière, 2023.

Fig. 5. Mariia Lepik, Contretemps, 2021.

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Il suffit d’une étincelle Amélie de Beauffort

Deux axiomes en guise de préambule : la beauté naturelle ne se limite pas à la beauté de la nature, et la beauté n’est une condition ni nécessaire, ni suffisante à la définition de l’art. Le présent recueil s’est donné pour objectif de penser (et peut-être de panser) la beauté naturelle en temps de crise. On pourrait se pencher sur l’émerveillement devant la douceur d’un galet poli ou l’élégance et la géométrie complexe d’une pomme de pin. Mais l’intitulé qui précise « en temps de crise » m’incite à ne pas chercher à adopter un regard naturaliste et à considérer davantage notre environnement pour ce qu’il est : artificialisé. Il arrive que la confrontation entre la nature et l’intervention humaine puisse donner de façon non intentionnelle et fortuite naissance à des paysages inattendus et magnifiques. Gilles Clément 1 souligne leur synergie aléatoire ou inopinée. Ce qu’elle produit sous son regard, alors appartient à un champ qui n’est ni tout à fait celui de l’art, ni tout à fait celui de la nature. « Ce qui échappe » est au cœur de cet art involontaire. « Le traité succinct de l’art involontaire » renvoie à la collection de photographies ou de dessins d’évènements éphémères et accidentels qui témoignent d’interactions complexes ou légères entre l’homme et la nature. Gilles Clément ne traite pas d’exemples spectaculaires. Les images, qu’il collectionne et commente, présentent plutôt 1. Gilles Clément, Traité succinct de l’art involontaire, Sens et Tonka Eds, 2014.

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Fig. 1. Toutes les images sont de l’auteur, prises le 4 décembre 2022, au 184, chaussée de Wavre, 1050 Bruxelles. © Amélie de Beauffort.

des fragments d’espaces qui diffèrent du milieu où ils naissent « pour qui veut bien les regarder 2 » écrit-il. Je rajouterais : pour qui sait bien les regarder. Si leur beauté est naturelle, c’est peut-être par ce qu’elle est sans effort. Il a fallu qu’un regard étincelle pour qu’elle brille. Les photographies, qui accompagnent ce texte, ont été prises à l’intérieur d’un appartement détruit par un incendie qui avait abrité un jeune couple, sans faire d’autre victime que les objets et le mobilier diversement inflammables. Les prises de vues furent réalisées sans intention artistique. Si cette série de photographies était initialement liée à la documentation pour la compagnie d’assurances, la visite du sinistre a révélé un aspect inattendu de la destruction. Dans un premier temps, on est saisi par la brutalité de la collision entre la furie du désastre et un espace domestique, qui était auparavant un foyer accueillant, typique de l’habitat de la classe moyenne (fig. 1). Une pagaille spectaculaire apparaît, baignée de pénombre. Les fenêtres sont toutes opacifiées par la suie déposée par la fumée. Ensuite, d’autres sensations surgissent, passé l’effroi qui émane 2. Ibidem, p. 13.

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Fig. 2.

de cette scène insolite. Si on s’arrête et qu’on prête attention à ces décombres, un supplément (un excès) poétique d’une beauté certaine s’en dégage (fig. 2). D’après Maud Hagelstein 3, la poétique des ruines est affectée par un supplément comparable à celui attribué au processus d’artialisation du paysage théorisé par Alain Roger 4. « Comme les paysages, les ruines ne se donnent pas sans effort au regard ; elles doivent être construites, selon une poétique qui paraît effacer et sublimer leur nature de décombres. » Néanmoins, pourquoi le délabrement retient-il notre regard ? Qu’est-ce qui justifie notre fascination pour les déchets, le délabrement, le tas de débris ? En dehors des normes conventionnelles

3. , consulté le 20/08/23. 4. Alain Roger, Court Traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997. Dans cet ouvrage, Alain Roger développe le concept d’artialisation, qui est un processus qui modifie notre perception du réel en modelant le regard par le prisme de l’art. Il a donné naissance à un débat stimulant qui anime depuis quelques décennies le champ de l’esthétique, et plus particulièrement celui des études paysagères et environnementales que nous ne développerons pas ici.

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Fig. 3.

Fig. 4.

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Fig. 5.

Fig. 6.

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Fig. 7.

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de la beauté, le regard peut être à la recherche d’une confrontation médusante avec le réel 5. Ces tableaux de désolation sont nés de l’union des forces de vie et de destruction. Le feu n’a pas achevé son œuvre, des traces subsistent de la vitalité brutale de l’embrasement. Le chaos efface les différences au cœur de ce paysage de suie où tout repose sous une égale pellicule de poussière. Ces particules inframinces obéissent à des lois naturelles, issues de combustion. La chaleur leur permet d’échapper à la force de gravité jusqu’à leur refroidissement qui signe leur chute, et enfin leur dépôt (figures 3 à 6). Dans la cuisine, on peut encore faire l’inventaire des ustensiles et des pots alignés comme dans un tableau de Morandi. Leur teinte est plus funèbre, les vitres obscurcies filtrent une lumière qui ne révèle que de sombres éclats. Saisis par la retombée des cendres, ils sont recouverts comme d’une seconde peau, une interface granuleuse d’autant plus tactile que les images ont été légèrement sous exposées. Le grain du capteur se laisse lui aussi deviner (fig. 7). Dans la salle à manger, des indices nous annoncent que la fête est terminée. La table dressée n’attend plus aucun convive et les assiettes sont restées stoïquement à leur place. Entre les reliefs abandonnés du brunch dominical, un pot de miel, seul élément d’origine naturelle parmi les produits de consommation, a résisté et brille d’une couleur presque surréaliste (fig. 8). Une robe de mariée, dont le bustier figure des entrelacs biomorphiques, fait face à un sapin artificiel qui, lui aussi, a partiellement fondu sous l’intensité de la chaleur (fig. 9 et 10). Ironie, à Noël, ce conifère à feuilles persistantes figure le triomphe de la nature sur l’hiver et donc de la victoire (toujours momentanée) de la pulsion de vie. Peut-être que tous ces artifices ne méritaient rien d’autre que de partir en fumée. Tous ces éléments ne relèvent pas du patrimoine. Par sa dimension privée, la perte ne concerne que les habitants de cet appartement, elle est surtout affective et financière. Mais si on file la 5. Tel le mythe de la Gorgone, dont le masque renvoie pour beaucoup d’auteurs à l’évocation de l’effroi, de la fascination et du désir devant le sexe féminin. Cf. Amélie de Beauffort, « Le parti pris du Dessin » in Biomorphisme, approche sensible et conceptuelles des formes du vivant, Sous la direction de David Romand, Julien Bernard, Sylvie Pic, Jean Arnaud, EPUB, 2023.

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Fig. 8.

métaphore, on voit dans la figure du sapin en plastique, non seulement un artéfact à l’image d’un élément naturel, mais également le rappel que l’incendie ne menace pas uniquement les forêts. Il nous renvoie à une actualité de cet été 2023 où un nouveau méga feu ravage cette fois le Canada et nous rappelle le risque de surchauffe et ses funestes conséquences. Mais il est également emblématique de l’emploi abusif des polymères, de leur pollution qui contamine et menace désormais nos écosystèmes vivants et tend à nous conduire dans l’impasse. Ces images sont loin de l’impact de la tragédie pompéienne, mais le temps suspendu semble annoncer la désagrégation d’un mode de vie réduit en poussière. Des natures mortes (still life en anglais) composées de restes, comme fossilisés, attestent de la production et de la consommation caractéristique de nos sociétés (fig. 11). La tradition des Vanités de l’âge d’or de la peinture hollandaise énonçait déjà l’irrémédiable défaite de la vie devant l’enchaînement du temps et l’étonnante persistance des choses. Ici, cette vie immobile résiste en partie à son esthétisation et consigne la contingence de notre monde. Deux logiques s’articulent et composent ces images, l’une additive, celle de la consommation et l’autre soustractive, celle de la combustion où les objets ont perdu leur fonctionnalité. Le noir de fumée dessine chaque objet en estompant son contour et altérant

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Fig. 9.

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Fig. 10.

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Fig. 11.

ses surfaces lisses. Leur banalité se voile et s’obscurcit. Ils échappent ainsi au dessein prémédité par l’industrie. Ils font acte de présence. Ce retrait sous leur gangue de cendre ne renvoie pas au sublime, mais à une catégorie autre, comme touchés par une mystérieuse altérité. Ce qui nous étonne, nous émeut, ce qui échappe précisément à notre maîtrise peut nous inquiéter mais anime indiscutablement nos vies et exacerbe notre sensibilité. « La poésie naît de l’insécurité 6. » Une beauté non préméditée y apparaît, et nous rappelle, de façon saisissante, la fragilité de notre position dans un monde précaire, bien que la certitude d’une fin sans retour ne puisse jamais épuiser ni l’imprévisible, ni les bouleversements. En 2020, Baptiste Morizot affirmait que la crise écologique actuelle est une crise de la sensibilité, c’est-à-dire qu’elle affecte notre capacité à percevoir et à apprécier la valeur et la beauté de la nature 7. Dans un texte ultérieur, Estelle Zhong Mengual et Baptiste Morizot 8 poursuivent cette 6. Chris Marker dans Sans soleil, 100’, 16 mm, couleur, France, 1982. 7. Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020. 8. Estelle Zhong Mengual et Baptiste Morizot « L’illisibilité du paysage. Enquête sur la crise écologique comme crise de la sensibilité » dans la Nouvelle revue d’esthétique, 2018, n° 22, p. 87 à 96.

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réflexion : « la crise écologique actuelle, plus qu’une crise des sociétés humaines d’un côté, plus qu’une crise des vivants de l’autre, est une crise de nos relations au vivant ». Si l’on consulte un site bien connu de références lexicales (le Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales 9), la sensibilité y est définie comme la « propriété des êtres vivants supérieurs d’éprouver des sensations, d’être informés, par l’intermédiaire d’un système nerveux et de récepteurs différenciés et spécialisés, des modifications du milieu extérieur ou de leur milieu intérieur et d’y réagir de façon spécifique et opportune ». Ce site déplie l’histoire de la construction des représentations communes. Au sein de la définition citée plus haut, les termes « propriété » et « supérieur » utilisés sont caractéristiques d’un système de catégories hiérarchisées qui organisent notre rapport au monde et qui sont les signes diffus mais in fine opérants de l’ordre établi par l’idéologie dominante. L’art peut donner forme à des récits et à des représentations à même de s’opposer aux théories dominantes. Et la sensibilité peut être perçue comme une compétence qui s’aiguise avec l’expérience, plutôt qu’une qualité propre à certains êtres. L’expérience esthétique ne se limite pas à l’expérience artistique. Les autodidactes et peuples premiers qui sont en relation avec leur milieu environnant en faisant la différence entre les espèces par le biais de l’observation n’ont pas eu besoin des mots pour le dire. Les formes, goûts, odeurs, textures, et les bruits émis s’impriment dans une mémoire qui les rend sensibles mais souvent silencieux. Identifier un champignon ou une feuille de chêne et arriver à déterminer le type et l’espèce semble être a priori une tache assez simple. Rien n’est moins sûr. Nos relations au vivant ne sont pas simplement à découvrir face aux écrans, mais réellement à éprouver et partager avec nos cinq sens auprès du vivant. La beauté serait alors une qualité distillée de cette rencontre individuante (voir E. Zhong Mengual et B. Morisot 10) propre à chacun. Cette expérience sensible est significative et ne tient pas seulement de l’expérience individuelle. L’expérience esthétique 9. , consulté le 5 septembre 2023. 10. Voir Baptiste Morizot, Pour une théorie de la rencontre. Hasard et individuation chez Gilbert Simondon, Paris, Vrin, coll. « Pour demain », 2016, et Estelle Zhong Mengual et Baptiste Morizot, Pour une esthétique de la rencontre, Paris, Le Seuil, L’Ordre philosophique, 2018.

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est un processus continu qui élargit les conditions favorables à une réception qui soit de l’ordre de la rencontre. Elle devient alors une question sociale et politique où la singularité d’une expérience se noue à d’autres et elles s’enrichissent alors mutuellement en retour.

Bibliographie Clément Gilles, Traité succinct de l’art involontaire, Paris, Sens et Tonka Éds, 2014. Roger Alain, Court Traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997. Biomorphisme, approche sensible et conceptuelles des formes du vivant, David Romand, Julien Bernard, Sylvie Pic et Jean Arnaud (dir.), EPUB, 2023. Morizot Baptiste, Manières d’être vivant, Arles, Actes Sud, 2020. Morizot Baptiste, Pour une théorie de la rencontre. Hasard et individuation chez Gilbert Simondon, Paris, Vrin, coll. « Pour demain », 2016. Zhong Mengual Estelle et Morizot Baptiste, « L’illisibilité du paysage. Enquête sur la crise écologique comme crise de la sensibilité » dans la Nouvelle revue d’esthétique, 2018, n° 22, p. 87 à 96. — Pour une esthétique de la rencontre, Paris, Le Seuil, coll. « L’Ordre philosophique », 2018.

Filmographie Marker Chris dans Sans soleil, 100’, 16 mm, couleur, France, 1982. Références sites internet :  ; .

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viii Lutter contre la vague : habitation troglodyte Étienne Muller

Fig. 2. Photogrammétrie, modélisation 3D et réalité virtuelle multijoueur. Dimensions au sol : 13 × 5,5 m. Installation 3D conçue pour l’exposition collective Jeu de Mondes 2.0, 17 novembre 2022, commissaire David Legrand : .

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ix Génétique du paysage, fragmentation des paysages et changement climatique Stéphanie Manel

Le terme paysage n’est introduit dans la langue française qu’au xvi  siècle lorsque Léonard De Vinci peint des paysages « réalistes » en arrière-plan de ses tableaux. Il apparaît pour la première fois dans un dictionnaire en 1549 pour désigner une représentation peinte du monde réel (campagne ou jardin), et se répand au xviie siècle avec les premières études en écologie et environnement. Un paysage désigne ainsi une étendue spatiale de pays ou son aspect (Roget et al. 1995). Le terme puise sa racine dans le mot latin pagus, qui peut se traduire par « petit pays délimité ». Si le terme « paysage » est une notion plutôt récente, l’appréciation de la beauté du paysage l’est encore plus. Il faut attendre le xixe siècle et l’apparition du tourisme, notamment dans les Alpes suisses, pour que la notion se diffuse. Notre admiration pour les paysages est concomitante à l’ère industrielle. Face à la dévastation du paysage par les guerres et les catastrophes écologiques, la notion de paysage a pris de l’importance et est devenue objet de recherche pour les scientifiques. Sa beauté inspire les artistes et appelle les scientifiques à mieux les décrire et les comprendre afin de les préserver, face à des pressions anthropiques de plus en plus fortes. Ces paysages offrent une grande variété (Figure 1) et c’est ce qui en fait leur beauté. Cette variété repose sur la combinaison d’éléments minéraux (roches, hydrographie…) et d’éléments vivants, la végétation. Cette végétation présente elle-même des caractéristiques très variées appelées phénotypes, en général sélectionnés pour être bien adaptés aux conditions du milieu (i. e. sélection naturelle). Ces phénotypes résultent e

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a Fig. 1. Paysages Variés. © Gérard Manel : a-b.

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c c : Vallée des Ayes. d : Autour du lac de Salagou. © Stéphanie Manel : c-d.

d

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en partie de l’expression des gènes. La diversité génétique contribue au renouvellement des paysages, et ainsi à leur beauté. La génétique du paysage combine l’écologie du paysage et la génétique des populations. Elle a pour objectif de comprendre comment les interactions entre le paysage et les mécanismes micro-évolutifs comme les flux de gènes, la dérive génétique et la sélection expliquent la distribution des populations animales et végétales dans les paysages (fig. 2). La discipline a été introduite de manière formalisée en 2003 dans un article de synthèse publié dans le journal Trend in Ecology & Evolution en 2003 (Manel et al. 2003). La discipline a ouvert des perspectives originales pour analyser la distribution spatiale de la diversité génétique des espèces peu renseignées (non « modèles ») en tenant compte de l’hétérogénéité du paysage. Elle permet également d’appréhender la diversité des espèces végétales formant les paysages.

Fig. 2. Distribution schématique de deux populations d’une espèce de papillons en fonction de deux habitats différents : arbre blanc et arbre noir. Des échanges de gènes (flux de gènes) ont lieu entre les individus de chaque population (flèche rouge continue). Les deux habitats sont séparés par des montagnes et les flux de gènes entre les deux populations sont restreints (flèche rouge pointillée). Les deux populations ont des phénotypes différents (blanc vs noir) adaptés à leur habitat. Le phénotype noir est généré par les allèles /variants génétiques aa tandis que le phénotype blanc est généré par les variants AA. D’après Camille Auneau.

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La génétique du paysage stimule des recherches pour identifier les facteurs majeurs à l’origine de la perte de la diversité génétique (surexploitation, invasion, changement climatique, fragmentation et perte d’habitat), et mieux comprendre les déterminants de la variation spatiale mais aussi temporelle des mécanismes évolutifs à l’origine de cette diversité génétique. La génétique du paysage va permettre d’alimenter une biologie évolutive empirique en répondant par exemple à des questions du type : jusqu’à quelle distance les individus peuvent se disperser dans le paysage ? Est-ce que les réserves naturelles sont connectées par des échanges d’individus et ou de flux de gènes ? Quelles populations ont un fort potentiel adaptatif et pourront survivre au changement climatique dans un paysage donné ? Est-ce que la diversité génétique des espèces « sauvages » peut être utilisée pour augmenter la diversité génétique des espèces domestiques ? Est-ce que la perte de diversité génétique d’un paysage pourrait entraîner une perte de variétés végétales, et par conséquent une perte de beauté ? Ainsi la discipline contribue à relever plusieurs défis environnementaux actuels ayant trait à la conservation de la biodiversité, l’adaptation au changement climatique, ou encore la sécurité alimentaire. La génétique du paysage a permis de stimuler une biologie évolutive empirique (Manel et Holderegger 2013). La discipline a construit un cadre théorique et méthodologique pour décrire les variations spatiales de la diversité génétique des espèces végétales constituant les paysages ou animales vivant dans ces paysages, ainsi que les mécanismes à l’origine de ces variations. Elle a bénéficié des avancées technologiques de séquençage (séquençage haut débit) permettant d’obtenir un grand nombre de marqueurs moléculaires pour caractériser un grand nombre d’individus, mais également des avancées méthodologiques en modélisation et la libération de bases de données environnementales (Dauphin et al. 2022). Ainsi, ces vingt dernières années, la génétique du paysage a amélioré notre compréhension des deux mécanismes évolutifs principaux des espèces non modèles : les flux de gènes et l’adaptation. D’une part elle a permis de passer de l’étude des flux de gènes dans un espace spatial purement théorique caractérisé seulement par des distances géographiques à l’étude des flux de gènes dans des paysages hétérogènes fragmentés (Balkenhol et al. 2016), et d’autre part elle a permis de caractériser des populations vulnérables et des populations adaptées à l’augmentation des températures (Razgour et al. 2019). La discipline a ainsi porté un nouveau regard sur l’interprétation des mécanismes

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évolutifs (flux de gènes et adaptation) des espèces non modèles via la description des patrons de diversité génétique dans le paysage ou constituant les paysages. Une première partie de ce chapitre va décrire comment la génétique du paysage permet de caractériser la variation de la diversité génétique, puis une deuxième partie décrira les méthodes utilisées pour étudier l’influence du paysage sur la variation génétique avant de décrire finalement dans une troisième partie comment les crises environnementales modifient ces patterns et nécessitent un nouveau regard sur les beautés naturelles.

Comment la génétique du paysage caractérise la distribution spatiale de la diversité génétique La diversité génétique peut se définir au travers de deux composantes : la diversité génétique alpha, variation des gènes au sein des populations et la diversité génétique bêta qui est la diversité génétique entre les populations (fig. 3). Cette partition permet de comprendre comment différentes populations contribuent à la diversité génétique d’une espèce à l’échelle du paysage, appelée alors diversité gamma (alpha+bêta).

Fig. 3. Les différents composants de la diversité génétique : alpha (α) : diversité des gènes au sein d’une population ; bêta (β) : diversité des gènes entre les populations. Elle se mesure par la différentiation génétique.

La diversité alpha est mesurée par exemple par le nombre de variants génétiques différents dans une population. La diversité bêta se mesure par la différentiation génétique entre les populations (ex : FST) ou par des distances génétiques (ex : distance de Nei). Lorsque le flux génétique est suffisamment élevé et que la taille effective des populations est importante

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les populations seront faiblement différenciées et la diversité bêta sera proche de zéro tandis que les diversités alpha et gamma seront similaires (Donati et al. 2021). La mesure de la diversité bêta dans le paysage va aboutir à la notion de connectivité génétique, qui reflète le niveau de similarité génétique entre les populations dans le paysage. Une autre distinction peut être faite entre la diversité génétique adaptative et la diversité génétique neutre selon si la variation génétique influence ou non la fitness des individus et des populations, c’est-àdire leur capacité à se reproduire et à survivre (Holderegger et Wagner 2006). Cette distinction a permis de suggérer l’existence d’adaptations locales aux conditions environnementales (ex. température de l’eau, salinité et concentration en oxygène) en dépit d’un flux génétique important et de l’absence de structure génétique neutre (Boulanger et al. 2022, Xuereb et al. 2018). La distinction de la diversité génétique en composantes neutre et adaptative est généralement réalisée à l’aide de tests qui recherche les variants génétiques avec des valeurs aberrantes, ou qui sont associés à l’environnement (voir paragraphe suivant) (Hoban et al. 2016, Schoville et al. 2012).

Comment la génétique du paysage étudie l’influence du paysage sur la diversité génétique pour en déterminer les mécanismes En lien avec l’étude de la connectivité du paysage, la génétique du paysage fournit un ensemble d’outils permettant d’établir une corrélation entre l’hétérogénéité spatiale des paysages et les estimations des flux de gènes. Les études de génétique du paysage ont d’abord utilisé des tests de Mantel simples (ou partiels), qui relient une matrice de distances génétiques, ou de différentiation génétique (FST) entre individus ou populations à des matrices de distances géographiques (euclidiennes) ou paysagères. Les matrices paysagères sont estimées à partir de calcul de chemin des moindres coûts entre les populations ou les individus, estimés à partir des variables environnementales (Cushman et al. 2006), ou encore utilisent des approches plus complexes basées sur les circuits électriques pour estimer des distances paysagères (McRae et al. 2008) (fig. 4). Par exemple, la profondeur des océans (< 280 m) pourra constituer une barrière paysagère à la dispersion du requin gris (Boussarie et al. 2022). Mais les tests de Mantel ne testent

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a

b

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Fig. 4. Exemple fictif de modèles de connectivité du paysage. (a) Surface de résistance = elle représente la capacité différentielle d’un organisme à utiliser un type d’habitat particulier pour se déplacer. (b) Les modèles de moindre coût convertissent la surface de résistance en un réseau graphique pondéré dans lequel les nœuds (centroïdes des cellules) sont reliés par les arêtes des cellules du réseau pondérées en fonction de la distance euclidienne et des valeurs de résistance des cellules voisines. (c) Dans le modèle basé sur la théorie des circuits, les arêtes sont remplacées par des résistances électriques, et la conductance de tous les chemins possibles sont alors estimées.

qu’une variable paysagère à la fois, or les paysages sont complexes et multivariés. Des méthodes alternatives basées sur des modèles mixtes et qui prennent en compte la non-indépendance entre les paires de distances génétiques entre les sites sont maintenant couramment utilisées pour détecter les variables du paysage qui facilitent ou empêchent le mouvement des individus entre les sites. La génomique du paysage (une branche de la génétique du paysage) vise à identifier les facteurs environnementaux ou paysagers qui influencent la diversité génétique adaptative des espèces sauvages à l’aide d’un grand nombre de marqueurs moléculaires répartis sur tout

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le génome et génotypés par individu. Le développement de la génomique du paysage a été facilitée par l’émergence de vastes ensembles de données génomiques et environnementales dans le cadre de la génomique des populations (Luikart et al. 2003). En particulier le séquençage haut débit a entraîné la disponibilité de vastes ensembles de données sur les polymorphismes nucléotidiques simples (SNP) avec des millions de marqueurs moléculaires génotypés par individu. Les études de génomique du paysage ont d’abord utilisé des modèles qui recherchaient des variants génétiques aberrants (par exemple Foll et Gaggiotti, 2008) avec une différentiation génétique beaucoup plus élevée que celle attendue en génétique des populations. En parallèle s’est développé un ensemble de méthodes qui testent la corrélation entre les fréquences des allèles et les facteurs environnementaux (Coop et al. 2010, Joost et al. 2007). Ces études doivent tenir compte de la structure génétique et/ou de la démographie des populations étudiées. Cela peut se faire à l’aide de modèles linéaires mixtes. Finalement les approches de machine Learning et deep Learning ont récemment été utilisées pour prendre en compte la complexité du paysage en génétique du paysage. Par exemple Kittlein et al. (2022) ont appliqué des algorithmes de deep learning à l’analyse d’images satellites pour prédire la diversité génétique et la différenciation génétique d’un petit rongeur Australien (Ctenomys australis) qui habite les dunes sableuses. Ils ont pu ainsi identifier les zones qui nécessitent des réintroductions ou des translocations.

Comment cette génétique du paysage va permettre de mieux appréhender les crises environnementales, et comment les progrès méthodologiques vont renouveler ce regard et la beauté naturelle Les changements globaux (surexploitation, espèce invasive, pollution, changement climatique, dégradation et fragmentation de l’habitat) entraînent une perte de biodiversité à tous les niveaux, et aussi de la diversité génétique, pouvant allant à une homogénéisation des paysages, qui pourraient alors perdre en partie leur beauté liée avant tout à leur variété. Ces modifications et la perte de diversité génétique ont été moins étudiées jusqu’à présent. En lien avec la perte de diversité génétique, des questions clés sont : (i) comment le changement global

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récent (ex : utilisation des terres ; changement climatique) a-t-il affecté la diversité génétique neutre et adaptative ; et (ii) les espèces sont-elles susceptibles de s’adapter au changement global en cours ? De grands espoirs ont été placés dans la capacité de la génétique du paysage à répondre à ces questions et à guider la gestion et la conservation de la biodiversité dans ces paysages en apportant des connaissances sur la dispersion et la connectivité des espèces dans le paysage notamment en réponse à la construction d’une route ou d’une voie ferrée par exemple. La génomique du paysage permettra de déterminer quelles sont les populations à protéger en raison de leur grande diversité génétique adaptative, ou les populations vulnérables à des conditions environnementales particulières. Par exemple Razgour et al. (2019) ont montré chez une espèce de chauve-souris que des individus adaptés aux conditions chaudes et sèches peuvent se déplacer vers les populations adaptées au froid et à l’humidité et se reproduire avec elles, ce qui augmente la survie de la population lorsque les conditions deviennent plus chaudes et plus sèches. Ainsi, la caractérisation de l’adaptation génétique est susceptible d’être importante pour la conservation dans un contexte de changement climatique en identifiant les populations qui peuvent abriter des variants génétiques pré-adaptés et qui pourraient contribuer au sauvetage génétique d’autres populations vulnérables (Bay et Palumbi 2014). L’importance de conserver la diversité génétique a été reconnue seulement récemment dans le domaine de la conservation appliquée (Hoban et al. 2020 ; Hoban et al. 2022). La lettre de cadrage établie à la conférence mondiale pour la biodiversité (CBD, 2022) à KunmingMontréal engage les états membres à préserver la diversité génétique de toutes les espèces, y compris les espèces sauvages et pas seulement les espèces cultivées ou les animaux domestiques, comme le prévoyait la Convention sur la diversité biologique (CDB) au travers du traité de Aichi (2010). Cet objectif est motivé par les preuves de plus en plus nombreuses du déclin de la diversité génétique intraspécifique chez les espèces sauvages (Leigh et al. 2019) ; Exposito-Alonso et al. 2018). La prise en compte de la diversité bêta via les études de connectivité entre différents habitats a eu un écho important puisque cette question scientifique est implémentée au niveau législatif en France dans les lois du Grenelle de l’environnement. Elle a entraîné la mise en place de corridors écologiques (Decamps et Decamps 2004), dite « trame verte »

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en milieu terrestre et la trame bleue dans les écosystèmes marins visant à assurer une cohérence spatiale de la protection. En ce qui concerne les paysages, la conservation de la diversité des espèces par la mise en place de réserves naturelles par exemple devraient leurs permettent de conserver leur variété, et donc leur beauté.

Bibliographie Balkenhol N., Cushman, S., Storfer A. et waits L.,2016, « Landscape genetics », John Wiley & Sons Ltd. Bay R. A. et Palumbi S. R., 2014, « Multilocus Adaptation Associated with Heat Resistance », in Reef-Building Corals, Current Biology 24 : Boulanger E., Benestan L., Guerin P.-E., Dalongeville A., Mouillot D. et Manel S., 2022, « Climate differently influences the genomic patterns of two sympatric marine fish species », Journal of Animal Ecology 91, p. 1180-1195. Boussarie G., Momigliano P., Robbins W. D., Bonnin L., Cornu J.-F., Fauvelot C., Kiszka J. J., Manel S., Mouillot D. et Vigliola L., 2022, « Identifying barriers to gene flow and hierarchical conservation units from seascape genomics : a modelling framework applied to a marine predator », Ecography. Coop G., Witonsky D., Di Rienzo A. et Pritchard J. K., 2010, « Using Environmental Correlations to Identify Loci Underlying Local Adaptation », Genetics 185, p. 1411-1423. Cushman S. A., McKelvey K. S., Hayden J. et Schwartz M. K., 2006, « Gene flow in complex landscapes : testing multiple hypotheses with causal modeling », American Naturalist 168, p. 486-499. Dauphin B., Rellstab C., Wüest R. O., Karger D. N., Holderegger R., Gugerli F. et Manel S., 2022, « Re-thinking the environment in landscape genomics », Trends in Ecology & Evolution, Doi : . Decamps H. et Decamps O., 2004, Au printemps des paysages, Paris, Buchet Chastel. Donati G. F. A., Zemp N., Manel S., Poirier M., Claverie T., Ferraton F., Gaboriau T., Govinden R., Hagen, O., Ibrahim S., Mouillot D., Leblond J., Julius P., Velez L., Zareer I., Ziyad A., Leprieur F., Albouy C. et Pellissier L., 2021, « Species ecology explains the spatial components of genetic diversity in tropical reef fishes », Proceedings of the Royal Society B-Biological Sciences 288.

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Glossaire Adaptation locale : adaptation des organismes à leur environnement qui se traduit par des variations phénotypiques (expression de traits variables) causées par des variations génétiques. Les contraintes environnementales rencontrées par les différentes populations d’une même espèce façonnent l’expression des traits maximisant la survie et/ou la reproduction des individus localement. Connectivité : Flux de matériaux, d’énergie, d’organismes, de gènes, etc. entre des parcelles d’habitat ou des régions d’intérêt. Connectivité génétique : degré selon lequel les flux de gènes influencent les processus évolutifs dans une population.

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Diversité génétique : diversité des gènes au sein des espèces. On peut distinguer la diversité génétique adaptative et neutre. Dispersion : tout mouvement d’individus d’un lieu d’origine (par exemple, un site de naissance ou de reproduction) vers un autre où l’établissement et la reproduction peuvent avoir lieu (Clobert et al. 2012). Diversité génétique adaptative : diversité génétique estimée au niveau des gènes adaptatifs, c’est-à-dire ceux qui ont un effet sur la survie des individus/ populations (fitness) (Holderegger et al. 2006). Diversité génétique neutre : diversité génétique estimée au niveau des gènes neutres, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas d’effet direct sur la survie des individus. Elle est utile pour estimer la dispersion (Holderegger, et al. 2006). Flux de gènes : transfert de matériel génétique (allèle) d’une population à une autre. Machine Learning : technologie d’intelligence artificielle permettant aux machines d’apprendre sans avoir été au préalablement programmées spécifiquement à cet effet. Deep Learning : un type de machine learning. Modèles mixtes : modèle statistique qui peut prendre en compte des effets aléatoires. Sélection : mécanisme qui implique que les individus d’une espèce les mieux adaptés vont survivre et se reproduire.

Références Clobert J., Baguette M., Benton T., Bullock J. et Ducatez S., 2012. Dispersal Ecology and Evolution », Oxford University Press. Holderegger R., Kamm, U. et Gugerli F., 2006, « Adaptive vs. neutral genetic diversity : implications for landscape genetics », Landscape Ecology 21 : 797-807.

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x La beauté maladive de la pierre monumentale Samuel Étienne*#, Marie-Françoise André* et Erwan Roussel* 1

La vallée glaciaire d’Ordesa, les chaos granitiques bretons ou l’aiguille et l’arche de la falaise d’Étretat sont des paysages naturels particulièrement convoités par le public pour leurs qualités esthétiques. Certains de ces paysages, pour les plus singuliers et les plus spectaculaires, sont inscrits au patrimoine naturel de l’Unesco (canyons et buttes témoins de la Monument Valley par exemple), conférant une valeur quasi universelle à leurs propriétés exceptionnelles et à leur dimension patrimoniale. De longue date, la seule perspective de contempler ces beautés minérales naturelles a attiré artistes et touristes sur ces sites. À tel point que des enjeux de conservation et de protection liés à la surfréquentation se sont progressivement imposés et questionnent aujourd’hui vivement les autorités sur les conditions d’accessibilité collectivement tolérables. Or, l’émergence de ces formes du relief, appréciées et recherchées, résulte de l’interaction, sur le temps long, entre un matériau géologique plus ou moins friable et des agents érosifs (pluie, vent, vagues, glaciers, ruissellement, etc.) dont la nature, le mode d’action et l’agressivité sont commandés par l’histoire climatique hérités. Sculpteur aveugle et sans dessein, l’érosion modèle en tout lieu l’épiderme terrestre d’une manière plus ou moins esthétique et sur des échelles de temps difficilement intelligibles pour l’esprit 1. * GEOLAB, UMR6042 CNRS, Université Clermont-Auvergne, ClermontFerrand. #EPHE-Université PSL, Paris.

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humain. Mais c’est résolument à la faveur de conditions géologiques et climatiques originales et aussi d’une longue histoire érosive qu’émerge un paysage jugé esthétiquement attrayant. Ainsi, par construction, la fragilité, la rareté et l’irréversibilité sont inhérentes aux paysages dont l’érosion a façonné l’identité visuelle tant appréciée. De ces propriétés découle également la difficulté de trouver un compromis durable entre une nécessaire conservation patrimoniale et une légitime appétence du public pour la visite de ces héritages naturels. À terme, par le jeu même des processus qui les ont façonnés, ces paysages de l’érosion sont inévitablement voués à disparaître. En raison de l’échéance lointaine et du caractère insaisissable de l’échelle des temps géologiques, cette perspective semble acceptée par le public de manière tacite même si quelques évènements récents de dégradation reliés aux effets du changement climatique tendent à rendre ces craintes plus palpables (écroulement en 2005 du pilier Bonatti dans les Drus par ex.). En revanche, il existe un domaine où la valeur esthétique produite par l’érosion de la pierre est bien davantage débattue et divise à la fois les perceptions du public mais également les choix stratégiques de conservation et d’intervention des autorités gestionnaires : il s’agit du patrimoine bâti monumental et architectural, dont les dimensions culturelle et patrimoniale relèvent d’un système autrement plus complexe que le patrimoine naturel puisque la charge émotionnelle et affective investie dans un édifice touche la symbolique historique voire civilisationnelle (Notre-Dame de Paris par ex.).

La dégradation de la pierre monumentale : un objet de recherche complexe Dans la préface de La lecture des pierres de Roger Caillois (2014), Massimiliano Gioni relève que l’académicien amateur de roches « cherche dans les pierres de sa collection et dans les spécimens si chers aux souverains et aux scientifiques une beauté spontanée, existant sans rien devoir aux humains, “un chiffre secret de l’univers” émanation directe de forces impalpables comme l’aboutissement de siècles de chaos et de hasard ». Le scientifique, lui, cherche à mettre de l’ordre dans ce chaos, à trouver les lois qui guident l’évolution des surfaces rocheuses exposées aux météores, à identifier les origines des « maladies de la pierre » pour reprendre l’expression anthropomorphique en usage en

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géologie et géomorphologie appliquées à la pierre monumentale depuis les années 1940 (Bourcart, 1946 ; Birot et al., 1961 ; Delvert, 1963) 2. L’évolution naturelle des surfaces rocheuses se caractérise par le développement de parures colorées, d’origine biologiques (encroûtements lichéniques, biofilms microbiens) ou physico-chimiques (patines) ; ces transformations s’accompagnant d’un changement de la couleur de la surface rocheuse, elles sont souvent d’abord perçues pour leur impact esthétique sur le monument. La dégradation de l’épiderme rocheux se traduit par la sculpture de microformes plus ou moins grossières, plus ou moins pérennes que les sociétés ont parfois intégré dans leur imaginaire collectif, alimentant mythes, légendes ou poèmes, considérations esthétiques allant jusqu’à guider la gestion d’un patrimoine monumental. Cette contribution s’attarde sur la météorisation 3 des roches et de la pierre monumentale, c’est-à-dire de la dégradation de la nature rocheuse sous l’effet des agents atmosphériques – les météores : pluie, gel, feu – épaulés le cas échéant par la composante biologique de la surface terrestre. L’étude de la dégradation de la pierre monumentale mobilise de nombreux domaines scientifiques : géographie, géologie, physique des matériaux, archéologie et histoire du bâti (Étienne, 2008). En géographie, ce sont les géomorphologues qui ont, les premiers, compris l’intérêt de ces surfaces rocheuses pour l’étude des processus d’érosion, autant d’un point de vue qualitatif (caractérisation des processus) que quantitatif (vitesse de l’érosion). En effet, l’étude des microformes renseigne sur les vitesses et modalités de l’érosion, domaine de recherche fondamentale en géomorphologie ; appliqués au domaine de la pierre monumentale, ces études convoquent des dimensions culturelles de diverses natures, notamment esthétiques, qui entrent alors dans les politiques de conservation du patrimoine bâti. La beauté naturelle de l’érosion des roches devient relative, un concept souvent difficile à manier pour le scientifique. En outre, 2. Expression passée depuis dans le langage des architectes des bâtiments de France (par ex. Henry et Poulain, 2016) : « La cause la plus grave de détérioration de la pierre par l’eau est la “maladie de la pierre” qui s’attaque à son épiderme et nécessite son remplacement. » 3. Le terme météorisation désigne l’ensemble des processus physico-chimiques et biologiques qui participent à la transformation (ameublissement, induration) de l’épiderme rocheux, c’est-à-dire la surface externe des affleurements rocheux en contact avec l’atmosphère.

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la pierre monumentale taillée présente plusieurs atouts pour le géomorphologue : la comparaison entre le cœur sain de la roche et son enveloppe externe dégradée (« cortex de météorisation ») permet d’identifier le ou les processus érosifs ; l’existence d’une surface de référence (le plan de taille plus ou moins lisse et bien daté) permet ensuite d’inscrire l’action de ces processus dans le temps et donc de pouvoir quantifier les vitesses et rythmes de l’érosion. Dans un premier temps, les géomorphologues utilisent donc la pierre monumentale comme un medium permettant d’enrichir la connaissance fondamentale des processus et vitesses de l’érosion ; ensuite, cette connaissance permet de poser des diagnostics et d’envisager des solutions « curatives » lorsque la pierre monumentale « malade » appartient à un ensemble patrimonial remarquable, faisant éventuellement l’objet d’un classement (par exemple : les temples d’Angkor au Cambodge (André et al., 2014) ou les pyramides mayas de la cité préhispanique de Chichén Itzá au Mexique (González-Gómez et al., 2018), deux sites inscrits au Patrimoine mondial de l’Unesco).

Les microformes d’érosion : émergences esthétiques et puissance évocatrice Fortifications et monuments calcaires des littoraux atlantiques et méditerranéens sont souvent rongés par une forme spécifique de « maladie de la pierre », l’alvéolisation, provoquée par la corrosion marine, conduisant à la formation de véritables « dentelles de pierre ». Dans les calcaires résistants de la côte atlantique, comme celui du nouveau Phare des Baleines sur l’île de Ré, cette alvéolisation littorale progresse lentement, de quelques millimètres par siècle. Mais sur les monuments les plus anciens, comme les édifices médiévaux de Saintonge, elle a fini par provoquer une perte de lisibilité des motifs sculptés qui s’avère préoccupante. C’est notamment le cas sur le portail roman de l’église Saint-Vivien de La Vallée, dont les voussures ont été partiellement défigurées par l’alvéolisation. Dans les calcaires les plus tendres de l’archipel maltais, comme ceux du Palais de l’Inquisiteur à Vittoriosa, l’alvéolisation est encore plus profonde (fig. 1). Des études ont montré qu’elle avait opéré très rapidement, de 5 cm par siècle (Roussel et al., 2021). Cette détérioration sévère de l’épiderme des monuments maltais a d’ailleurs motivé d’importantes restaurations comme celle de la citadelle de Gozo.

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Fig. 1. L’alvéolisation des calcaires, une préoccupation pour les acteurs du patrimoine : profonde dégradation des pierres de façade du Palais de l’Inquisiteur à Vittoriosa (Malte). Cliché de MFA.

Fig. 2. Personnage sculpté dans les calcaires évocateur de danses macabres suite à leur alvéolisation : statue de Saint-Pierre devant l’église Sainte-Marguerite de Sannat sur l’île de Gozo. Cliché de MFA.

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Fig. 3. Motifs contemporains inspirés des microformes d’alvéolisation qui ornementent des bâtiments modernes de l’archipel maltais. Clichés de MFA.

Si le conservateur du patrimoine porte un regard inquiet sur ces phénomènes d’alvéolisation, ceux-ci n’en sont pas moins porteurs de nouvelles créations artistiques. En modifiant les contours des bas-reliefs et des statues, l’alvéolisation peut en effet transformer le sens originel des œuvres sans en amoindrir la puissance évocatrice. C’est ainsi que les anges des voussures de l’église romane saintongeaise d’Echillais et les statues des apôtres de l’église Sainte-Marguerite de Sannat à Gozo sont devenus aujourd’hui les acteurs de scènes qui s’apparentent à des danses macabres (fig. 2). Et dans certaines villes de l’archipel maltais, des artistes contemporains ont puisé leur inspiration dans les figures

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d’alvéolisation pour créer les motifs décoratifs ornant les façades des bâtiments modernes (fig. 3). Ces microformes, qui taraudent les affleurements granitiques du Dartmoor aux Sudètes polonaises en passant par le Limousin, s’inscrivent dans des modelés spécifiques connus des géomorphologues sous la dénomination de tors. Ces empilements de boules de granite sont parfois démantelés par l’érosion, donnant alors naissance à des chaos de boules et autres rivières de pierres (Godard 1966, cf. fig. 4). Classées en 1927 pour leur caractère artistique et pittoresque, les Pierres Jaumâtres dans la Creuse, creusées de vasques, en offrent une excellente illustration, et leur puissance évocatrice grandit lorsqu’elles rougeoient au coucher du soleil (fig. 5). Aujourd’hui encore, des veillées nocturnes sont animées avec succès par des conteurs juchés sur des pierres branlantes dont ils racontent qu’elles pivotent sur leur base la nuit de Noël pour laisser entrevoir un fabuleux trésor. Considérées tour à tour comme le « berceau du diable », le royaume des « fades » (fées) et l’autel druidique de Teutatès, ces « pierres curieuses » ont été popularisées par George Sand. Familière des lieux, l’écrivaine en a fait en 1844 le cadre d’un roman champêtre, Jeanne, dans lequel elle assimile les entablements granitiques à des « autels

Fig. 4. Modelés granitiques sculptés par l’érosion : bloc-diagramme montrant l’inscription des vasques et cannelures dans des empilements de boules de granite appelés « tors » (source : A. Godard, 1977, fig. 8 p. 100).

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Fig. 5. Les Pierres Jaumâtres dans la Creuse : A. Pierre branlante dite « la Bascule » ou « Teutatès » (carte postale ancienne, coll. MFA) ; B. Boule granitique éclairée par les rayons du soleil couchant. Clichés de MFA.

Fig. 6. Les cannelures granitiques dans l’imaginaire collectif : A. Les « Griffes du Diable » du chaos granitique d’Uchon dans le Morvan (carte postale ancienne, coll. MFA) ; B. La « Couronne du Roi Gradlon » à Trégastel dans les Côtes d’Armor. Cliché de MFA.

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effroyables où l’on égorgeait les prisonniers et les esclaves » dont le sang s’écoulait dans les cannelures creusées dans le granite. Si la dénomination de « pierre à sacrifices » demeure courante, vasques et cannelures granitiques ont donné lieu à d’autres appellations qui s’inscrivent dans divers contextes culturels. Dans le Livradois, les eaux des vasques granitiques sont souvent considérées comme miraculeuses et placées sous le patronage de Saint-Martin, alors que dans le Morvan, les cannelures qui égratignent certains blocs du chaos granitique d’Uchon sont assimilées aux « Griffes du Diable » (fig. 6A). En Bretagne, la « Couronne du Roi Gradlon » de la côte de granite rose (fig. 6B) et la « Grotte d’Artus » du chaos d’Huelgoat font référence à la mythologie celtique et la légende arthurienne. La puissance évocatrice de ces modelés d’érosion ne se dément pas, même si l’on note certaines adaptations à l’air du temps. Aux Pierres Jaumâtres, les Celtes sanguinaires ne sont plus en vogue et les enfants sont désormais invités à emprunter le sentier des lutins, des lutins « écolo » qui les invitent au respect de la nature !

Biocolonisation : regards croisés sur les encroûtements lichéniques en contexte patrimonial La pierre monumentale, replacée dans un contexte géomorphologique, permet de croiser les regards, autorisant dans le même mouvement l’émergence de considérations esthétiques particulièrement remarquables et passionnées pour le cas des encroûtements lichéniques. En effet, le regard porté par les acteurs du patrimoine sur les pellicules organiques qui colonisent les monuments est généralement sans concession. Assimilés à une sorte de lèpre, les lichens sont accusés de salir la pierre et d’en dissimuler la couleur d’origine et l’ornementation. C’est notamment le cas sur le site d’Angkor, dans les temples khmers situés en ambiance forestière où abondent des lichens pulvérulents de couleur verdâtre (fig. 7). Il y a plus de deux siècles, le botaniste suédois Acharius véhiculait déjà cette perception négative en dénommant Lepraria ce genre de lichen d’apparence lépreuse. Les biologistes d’aujourd’hui qui étudient l’interface entre les biofilms colonisateurs et la pierre monumentale ne sont pas en reste, comme l’atteste l’abondante littérature scientifique contemporaine

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Fig. 7. Bas-relief colonisé par des lichens pulvérulents, temple de Ta Prohm à Angkor. Cliché MFA.

traitant de la seule biodétérioration de la pierre (cf. synthèse in Warscheid et Braams, 2000). Cette vision des biofilms colonisateurs des monuments, qui a joué longtemps en défaveur du lichen, perd actuellement du terrain. Le constat des effets dévastateurs de certains traitements sur l’épiderme monumental, la montée des préoccupations environnementales et le goût pour la renaturation de l’espace urbain commencent à changer la donne, en réhabilitant la place du vivant dans l’architecture et en modifiant, certes encore à la marge, regards et pratiques en matière de gestion de la végétation en contexte patrimonial.

Les lichens sur la pierre : beauté ou fléau ? Cette question d’ordre purement esthétique est abordée de front dès 1976 par le lichénologue Jack Rodney Laundon dans sa note intitulée Lichens on stone : beauty or blight? S’il ne nie pas le caractère gênant visuellement de certains biofilms colonisateurs qui occultent inscriptions et ornementation dans les cimetières britanniques, Laundon exalte le charme émanant des statues, pierres tombales et croix celtiques colonisées par les lichens. Il dénonce le caractère aseptisé des monuments dont l’épiderme a subi un nettoyage complet. On pourrait en dire autant de la statue de Marie-Madeleine sur le calvaire de Guéhenno dans le Morbihan. Encroûté de lichens, le visage de la sainte figurant

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Fig. 8. Diminution de la charge émotionnelle dégagée par le visage de MarieMadeleine suite au nettoyage du calvaire de Guéhenno (Morbihan) en 2004. Clichés de Hélène Jeanbrau (in Dervenn, 1965, p. 46) et Mairie de Guéhenno, 2005.

au pied du Christ en croix exprimait toute la douleur du monde dans les années 1960 (fig. 8A). Depuis son nettoyage effectué en 2004, ce visage lissé a perdu toute expression (fig. 8B). Depuis les années 1990, la British Lichen Society milite activement pour la protection des lichens dans les cimetières, en s’appuyant sur deux arguments. Elle met tout d’abord en avant les mosaïques lichéniques colorées comme un facteur d’embellissement de pierres tombales d’aspect souvent sévère. Mais à l’argument esthétique vient désormais s’ajouter l’argument écologique. Les cimetières sont en effet un hotspot de biodiversité puisqu’on y a observé plus du tiers des 2000 espèces de lichens présents dans les Îles britanniques. En outre, si certains biofilms colonisateurs masquent les épitaphes et autres inscriptions, d’autres, comme le lichen jaune citron Psilolechia lucida, les font au contraire ressortir sur les pierres tombales particulièrement sombres. De même, dans les sites mayas du Yucatan, il arrive que des biofilms noirs associant lichens et cyanobactéries fassent ressortir certains motifs sculptés sur les calcaires clairs comme ceux du Mur des Crânes à Chichen Itza (fig. 9). En recouvrant la surface des monuments, les lichens contribuent également à leur conférer une épaisseur historique qu’ils n’ont pas toujours. C’est le cas des 59 stèles funéraires du cimetière de Mortehan dans les Ardennes Belges, dont la plupart ne remontent qu’au xixe siècle. Ces tombes de guingois encroûtées de lichens et

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Fig. 9. Biofilms lichéniques et cyanobactériens faisant ressortir inscriptions et détails sculptés : élément du Mur des Crânes à Chichen Itza (Mexique) mis en valeur par un biofilm cyanobactérien et lichénique noir ressortant sur le calcaire clair. Cliché de MFA.

noyées dans les herbes folles confèrent à ce site une poésie et une esthétique qui ont justifié son classement en 1972 par la Commission royale des monuments (Balteau, 2021). Mais la prégnance de l’hygiénisme et le goût contemporain pour les lieux aseptisés changent la donne. Considérés comme des « saletés », les lichens sont désormais jugés indésirables et ont commencé à être éliminés. Non seulement ces nettoyages risquent de rompre le charme du lieu, mais ils menacent l’intégrité même des stèles faites de fragiles schistes ardoisiers, très vulnérables vis-à-vis de méthodes de nettoyage même modérément abrasives ou corrosives. C’est donc un regard ambivalent qui est aujourd’hui porté sur l’esthétique des biofilms colonisateurs des monuments. Car si les préoccupations écologiques tendent à réhabiliter la place du vivant dans l’espace public, les pellicules organiques recouvrant les bâtiments sont encore très largement considérées comme des salissures tant par les acteurs du patrimoine que par les visiteurs des sites. Le parc

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archéologique d’Angkor offre une excellente illustration de cette ambivalence. Alors que dans des sites phares comme la Chaussée des Géants d’Angkor Thom, les touristes se font majoritairement photographier devant les statues en grès flambant neuf plutôt que devant les plus anciennes colonisées par les biofilms (fig. 10), ils se laissent prendre au charme envoûtant et parfois vénéneux de bas-reliefs revêtus de lichens qui éclairent les coins sombres de temples cachés dans la forêt tropicale. Certains visiteurs considèrent même que le couvert végétal, tant lichénique qu’arboré, participe du charme du site, mis à mal par les restaurations et les aménagements récents. Ce que d’aucuns appellent « l’âme d’Angkor » réside précisément dans cette étreinte du végétal et du minéral qui contribue à entretenir le mystère entourant le déclin du site. Mais sans doute une analyse fouillée de la perception des lichens par les touristes d’Angkor mettrait-elle en évidence des différences entre touristes européens et asiatiques …

Fig. 10. Chaussée des Géants d’Angkor Thom intégrant des statues anciennes recouvertes de biofilms et des statues en grès neuf devant lesquelles se fait photographier une majorité de touristes. Clichés de MFA.

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Les lichens colonisateurs de l’épiderme monumental : destructeurs ou protecteurs ? « À Moissac, le supplice infernal, que la luxurieuse partage avec l’avare, est précédé de l’allégorie traditionnelle de la Femme aux serpents et au crapaud. La femme de mauvaise vie, torturée par ses passions, écoute les avances d’un démon hirsute et griffu. Par la suite, le chancre de la maladie de la pierre est venu ajouter ses ravages à l’horreur de cette représentation. » Marcel Durliat, 1971

C’est autour de cette question que s’articule un nombre croissant de contributions scientifiques (e.g. Mcllroy de la Rosa et al., 2012 ; Pinna, 2014), et le fait même de s’interroger sur le rôle, néfaste ou bénéfique, joué par les lichens représente une avancée scientifique majeure. Depuis le milieu du xixe siècle en effet, une littérature scientifique pléthorique n’a fait que mettre l’accent sur le rôle destructeur des organismes colonisateurs de l’épiderme monumental (cf. synthèse in Warscheid et Braams, 2000). Les lichens sont notamment accusés de désagréger mécaniquement la pierre par pénétration de leurs hyphes (filaments) dans les joints intergranulaires et les microfissures, et de l’attaquer chimiquement en sécrétant des acides organiques corrosifs comme l’acide oxalique. Desquamation, désagrégation granulaire et formation de microcupules de dissolution sont quelques-uns des symptômes de la « maladie de la pierre » imputée aux lichens. Certains chercheurs comme Carter et Viles (2005) ont cependant appelé l’attention sur le fait que, dans un même site, la détérioration par les organismes (biodétérioration) était beaucoup plus lente et pelliculaire que celle liée aux agents climatiques (éclatement par le gel, écaillage sous l’effet des alternances d’humectation-dessiccation). Cela a été démontré à Angkor où la biodétérioration chimique sous forêt opère dix fois moins vite que l’éclatement mécanique des grès exposés aux stress induits par le soleil tropical et les pluies de mousson (André et al., 2014). D’autres scientifiques ont également établi que les lichens n’étaient détériorateurs que dans leur phase initiale d’installation sur leur substrat, mais finissaient par former un biofilm mature vivant au ralenti qui protégeait bien davantage la pierre qu’il ne l’attaquait (Dornieden et al., 2000 ; Warscheid, 2006).

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L’effet bioprotecteur des lichens est aujourd’hui bien établi et opère de deux façons. Une fois bien implantés, les lichens vivants forment un écran qui protège la pierre monumentale des écarts de température et de la pénétration de l’eau de pluie, comme sur le dallage gréseux du Forum de Baelo Claudia en Andalousie (Ariño et al. 1995). Cette pellicule lichénique offre ainsi une version miniature de « l’effet parasol/parapluie » joué à une autre échelle par le couvert forestier protégeant les monuments des extrêmes climatiques. Mais les lichens protègent également l’épiderme monumental en fabriquant une biopatine comme l’a découvert Liebig dès 1853 en analysant une patine orangée présente sur le Parthénon, représentée sur une aquarelle d’Henry Bacon. On retrouve ce type de patine, dans diverses déclinaisons chromatiques, sur les marbres et les calcaires de nombreux monuments antiques du bassin méditerranéen où elle porte le nom de scialbatura. Formée d’oxalates de calcium produits par les lichens, cette biopatine est fréquemment pigmentée par des oxydes de fer également d’origine biologique (Del Monte et Sabbioni, 1987 ; Urzi et al., 1991, Krumbein, 2003). La remarquable préservation de l’épiderme de nombreux monuments antiques doit beaucoup à ces patines dures et imperméables formées par des colonies de lichens aujourd’hui disparues qui protègent la pierre sous-jacente contre l’action de l’eau, agent n° 1 de la dégradation de la pierre monumentale. C’est notamment le cas à la Maison Carrée de Nîmes dont la pierre présente sous la couche d’oxalates a elle-même été « armée » par les hyphes des lichens qui en ont bouché la porosité (Concha-Lozano 2012). Depuis la Révolution industrielle, cette biopatine a fait obstacle à la pénétration de polluants qui sont responsables de la sévère détérioration constatée sur les églises nîmoises du xixe siècle.

Implications en matière de gestion du patrimoine architectural Nombre de praticiens du patrimoine ont fait le constat de l’inefficacité et de la nocivité de l’utilisation de procédés abrasifs ou corrosifs pour éliminer les lichens (Maxwell, 1992). Dans nombre de cas, ces traitements ont attaqué la pierre sous-jacente aux lichens en même temps que ces derniers, entraînant une perte de matière millimétrique à pluricentimétrique. Celle-ci s’est traduite, sur les statues et les bas-reliefs, par une perte de lisibilité et d’expressivité des motifs sculptés, comme sur le calvaire granitique de Guéhenno. Dans les matériaux les plus

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fragiles, comme les grès d’Angkor, les produits biocides utilisés pour éradiquer les biofilms ont littéralement fait fondre la roche, effaçant à jamais les silhouettes gracieuses des apsaras (fig. 11). Ce constat a conduit un certain nombre de praticiens à privilégier des procédés mécaniques et chimiques moins agressifs. Sur certains sites, le gommage et le brossage ont remplacé le sablage à haute pression, et sur d’autres, les produits à base de chlore ont été remplacés par des biocides organiques. S’ils sont écologiquement corrects, ces derniers présentent toutefois l’inconvénient de favoriser la recolonisation rapide de la surface traitée par de nouveaux organismes qui sont parfois plus gênants visuellement que les lichens éliminés. C’est le cas des cyanobactéries noires sur le site d’Angkor (Warscheid, 2005). Plus généralement, quel que soit le procédé utilisé, le suivi post-traitement des surfaces traitées met en évidence l’inefficacité de traitements pourtant très coûteux. Dans nombre de cas, comme sur les statues de villas vénitiennes étudiées par Nascimbene et Salvadori (2008), la recolonisation par les organismes débute moins d’un an après l’application de biocides et de produits hydrofuges, et se généralise au bout de 3 à 5 ans. Sur certains sites à forte charge émotionnelle, dans lesquels le couvert végétal participe de « l’esprit des lieux », les chercheurs recommandent donc des interventions minimalistes voire une absence totale d’intervention. La non-intervention s’impose également lorsque la « lèpre lichénique » a enfanté une biopatine protectrice qui arme l’épiderme monumental. C’est le cas sur l’Acropole d’Athènes où Maravelaki-Kalaitzaki (2005) a préconisé la préservation des restes de patines lors des opérations de restauration du Parthénon. Dans un univers patrimonial et académique encore très normatif, le vivant peine toutefois à se faire une place et continue à être considéré avec défiance. Alors même que de nombreux travaux démontraient le rôle protecteur de nombreux biofilms colonisateurs, l’intitulé de la revue phare du domaine, International Biodeterioration and Biodegradation, n’a pas changé depuis 1987 alors qu’auraient dû y être ajoutés les termes Bioprotection et Bioremediation. Mais peut-être les réticences des microbiologistes vis-à-vis de ces modifications sont-elles dues en partie aux intérêts en jeu, certains scientifiques réalisant des expertises pour le compte d’opérateurs du patrimoine considérant encore les biofilms comme une lèpre à éradiquer. En leur proposant des solutions techniques pour éliminer chimiquement ces encroûtements, les scientifiques contribuent à alimenter le puissant marché des produits

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Fig. 11. Effacement de la silhouette d’une apsara, danseuse céleste du temple du Bayon à Angkor, suite à l’application de produits biocides corrosifs pour éliminer le biofilm qui la recouvrait. Clichés de MFA.

Fig. 12. Le cimetière du Père-Lachaise à Paris, archétype du site funéraire laissant toute sa place au vivant, animal et végétal. Clichés de Benoît Gallot (Conservateur du Père-Lachaise) et MFA.

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biocides, avec lequel il leur arrive d’interagir dans le cadre de projets de recherche intégrant des partenariats public-privé. Un frémissement s’esquisse qui va grandissant depuis les années 1990. Il prend des formes diverses allant jusqu’à l’utilisation du vivant comme outil de restauration du patrimoine. La fabrication d’un biocalcin par des bactéries qui reconstituent l’épiderme de monuments tourangeaux et l’utilisation de végétaux herbacés et buissonnants pour protéger les vestiges médiévaux britanniques (soft capping) en offrent deux illustrations (Orial et al., 1992 ; Wood et al., 2018). Mais pardelà ces cas spécifiques de bioremédiation, des voix s’élèvent dans la communauté scientifique qui appellent à « de nouvelles noces entre minéral et végétal » (Phalip, 2022). Cet appel entre en résonance avec un retour en grâce du végétal dans l’espace public, qui s’inscrit dans un contexte marqué par la montée des préoccupations environnementales. Avec l’interdiction des produits phytosanitaires, les cimetières français voient refleurir les herbes folles. Tous n’ont cependant pas le charme du cimetière du Père-Lachaise où les renardeaux batifolent entre les tombes et où s’exprime pleinement une étreinte du végétal et du minéral que n’aurait pas renié un Chateaubriand ou un Ruskin (fig. 12) ; Ruskin qui faisait grief à Turner de ne pas avoir représenté les lichens sur certaines de ses toiles mettant en scène des ruines médiévales qui en étaient couvertes (Flint, 2021) … Caractérisation de la couleur par spectrophotométrie Les monuments en pierre subissent les assauts des météores et voient l’état de leur surface se transformer. L’une des premières transformations est le changement de la couleur perçue via le développement d’une patine (Dornieden et al., 2000). Si l’on suit la théorie physique de la couleur, la valeur esthétique d’une patine est d’abord reliée aux modifications de ses propriétés spectrales que l’on caractérise par projection de la « couleur » (le rayonnement) dans un espace colorimétrique standard (CIELAB 4) ; la couleur est

4. L’espace colorimétrique standard (CIELAB) a été défini en 1976 par la Commission Internationale de l’Éclairage (CIE). Une couleur y est caractérisée par trois valeurs : L* pour la luminance, a* et b* pour les deux axes bornés par les quatre couleurs uniques de la vision humaine : vert-magenta (axe a*), bleu-jaune (axe b*).

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ainsi objectivée (elle ne dépend plus de la variabilité de la perception humaine et des conditions d’éclairement) et transmutée (elle est traduite en coordonnées). Elle devient alors un nouveau critère de caractérisation de l’interface rocheuse, voire de datation de la surface (Bednarick, 2009). En pratique, l’utilisation d’un spectrophotomètre portatif (le CM-2500d de marque Konica Minolta, par exemple) permet de déployer la technique sur de vastes surfaces et mener des études quantitatives sur des monuments patrimoniaux, objets de restauration notamment ; la versatilité de ce type d’appareil permet aussi de traduire les couleurs suivant différents référentiels dont le code Munsell utilisé, en sciences de la Terre, pour l’étude des sols. La compatibilité esthétique d’une pierre de remplacement n’est pas durable si son aspect change au cours du temps au point de créer un contraste inesthétique avec le reste du monument (Concha-Lozano, 2012). Ainsi, le suivi scientifique du développement d’une patine via l’évolution de la couleur superficielle des monuments permet d’anticiper l’aspect « esthétique » d’un bâtiment dans le cadre d’une restauration.

Signification de la couleur. La présence d’une statuaire, en bronze notamment, interagit fortement avec la roche-support : en fonction de l’exposition aux intempéries et des chemins de ruissellement des eaux de pluie, des colorations vertes à noires se développent. L’appréciation subjective de ces patines qui affectent la statuaire et la pierre varient grandement ; lorsqu’elles affectent une statue, elles sont généralement bienvenues : « jolie patine verte, un peu grise » (Blanchet, 1893), « la belle couleur verte de la patine » (Courbin, 1954), « le buste est en excellent état, recouvert d’une belle patine bleu-vert » (Bruhl, 1962), mais elles deviennent moins appréciées lorsqu’elles débordent sur le socle en pierre. D’une manière générale, l’appréciation subjective de la patine s’organise selon « des oppositions liées à l’esthétique (clarté classique/harmonie pittoresque), à la notion de temps (nostalgie/hantise du vieillissement), à l’hygiène (propreté/saleté), à la médecine (santé/maladie), à la classe sociale (noblesse/roture), au genre (masculin/féminin) et enfin, à la dimension ontologique (essence/apparence) » (Gaudreau, 2005). Les patines observées sur les pierres monumentales doivent leur couleur à la minéralogie des éléments qui les composent : en Méditerranée, par exemple, les colorations orange à grises sont caractérisées par des carbonates et

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des oxalates de calcium auxquels se mêlent quelques phosphates, tandis que les couches gris foncé à noires sont plutôt caractérisées par du gypse avec, dans certains cas, des particules carbonées véhiculées dans l’air et piégées dans la patine. Les couleurs des patines possèdent donc une qualité secondaire, celle d’être un indicateur environnemental.

Conclusion/ouverture Le débat sur les bonnes pratiques de gestion, de protection et de valorisation de la pierre monumentale est loin d’être clos. Notamment en raison de l’émergence de nouvelles agressions, de plus en plus prégnantes, induites par le changement global sur le patrimoine bâti (Sesana et al., 2021) : la déforestation de parcelles environnant les temples d’Angkor accentue la dégradation mécanique des épidermes rocheux ne bénéficiant plus de l’effet « parapluie » de la canopée (André et al., 2014) ; les vagues de chaleur aggravent le risque d’incendie auquel est exposé le patrimoine bâti, notamment en zone ibérique (Sabbioni et al., 2008, 2010) ; les pratiques de restauration délétères, nées lors de la révolution industrielle, ont considérablement renforcé l’hétérogénéité des matériaux et altéré les propriétés d’imbibition et de ressuyage d’édifices patrimoniaux accélérant parfois l’érosion des pierres d’origines que les restaurations étaient censées sauvegarder (André et al., 2014b ; Roussel et André, 2013). L’intensité de la dégradation que les épidermes rocheux monumentaux vont enregistrer en réponse à cette nouvelle donne, si volatile, reste très largement incertaine. Il y a fort à parier que la « maladie de la pierre » conserve de beaux jours devant elle et que les problématiques de préservation et de valorisation du patrimoine bâti animeront encore longtemps les communautés des décideurs, des gestionnaires, des conservateurs, des chercheurs et plus largement l’ensemble de la société civile. Il est vraisemblable aussi que la question de la perception esthétique de la pierre vieillissante, de la « beauté maladive » célébrée à l’époque victorienne à la « laideur » dénoncée par la vision hygiéniste, connaisse une effervescence nouvelle ; cela, en raison du probable durcissement de l’antagonisme entre valeur patrimoniale et logique purement financière de la gestion des édifices monumentaux (soulevé il y a presque deux siècles par Hugo) que ne manquera pas de provoquer l’accélération de la dégradation monumentale.

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xi La beauté naturelle, un mirage de la barkhane avant l’opération Dominique De Beir

Fig. 1. Texte sur sol céleste. Définition extraite de Geowiki, Encyclopédie de géologie, minéralogie, paléontologie et autres Géosciences, .

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Fig. 2. Dominique De Beir, Sol Céleste (série 2), 2020, peinture, impacts, polystyrène, 125 × 80 cm.

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Fig. 3. Dominique De Beir, Sol Céleste (série 3), 2020, peinture, impacts, polystyrène, 125 × 80 cm.

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xii Comment j’ai cherché à inscrire certaines de mes sculptures dans le paysage de la ville de Fougères Été 2023 – notes de travail Denis Pondruel

La difficulté de s’inscrire dans un paysage Le paysage, c’est la représentation que nous nous faisons d’un pays ou d’un territoire. C’est le tableau construit par l’ensemble des impressions de diverses natures que nos sens sont capables de capter. Un paysage, c’est une température, une couleur, un goût, des mœurs. Plus ou moins perceptible, c’est probablement aussi une pulsation particulière avec laquelle quelques personnes chanceuses entrent aisément en résonance. Je parle des véritables paysages et non des paysages simplifiés qui sont fabriqués par l’industrie touristique ou les pouvoirs autoritaires. Les pulsations émises par les véritables paysages sont inorganisées, cacophoniques, souvent ténues et difficiles à percevoir, elles viennent probablement de la nuit des temps. Les vibrations émises par les paysages fabriqués ont été filtrées et transformées en musiques – le plus souvent en chansonnettes. Leurs rythmes sont entrainants et incitent à danser en groupes unanimes qui « adorent ce paysage ». Pour le dire franchement, ce n’est pas mon cas, la capacité de synchronisation avec ces rythmes-là n’est pas mon fort.

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Les paysages fabriqués me sont impénétrables parce que je ressens qu’ils ont été peints sur des supports très lisses, aussi étanches et glissants qu’une toile cirée. Dressés en paravents opaques, ils escamotent les paysages réels et la multitude de strates qui en font la complexité. De cette manière, ils font aussi disparaître les anfractuosités dans lesquelles j’aurais pu trouver un abri. L’expérience personnelle, teintée de mélancolie, m’apprend qu’il est difficile de vivre et d’habiter dans un territoire qu’on ne voit plus. Privé d’accroche, je suis un intrus. Glissade donc ? « Elle se demande encore où ce corps devrait être, où le mettre exactement, pour qu’il s’arrête de se plaindre. – Je suis moins loin qu’avant de savoir. J’ai été longtemps à le mettre ailleurs que là où il aurait dû être. Maintenant je crois que je me rapproche de là où il serait heureux. » Marguerite Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, Gallimard, 1964.

On pourrait incriminer le tourisme de masse comme principal responsable de cette transformation et répéter ce que chacun sait : le tourisme de masse, comme toute activité économique, a besoin de matières premières qu’il transforme et rend consommables. Les paysages n’échappent pas à ce processus. Les panoramas réels sont occultés par la mise en place de dioramas simplificateurs et aveuglants, ce qui rend la production paysagère aussi néfaste que d’autres industries dites polluantes. Les unes et les autres rendent les territoires invivables. Il faudrait dire cela – qui est vrai – sans oublier le risque de contribuer ainsi à l’élaboration d’un autre type de paysage consensuel où règne la doxa d’un ordre moral. Il faudrait se souvenir que la stérilisation paysagère se produit lorsqu’on accepte les consignes qui prétendent diriger le regard. S’il est impossible d’habiter des images sans épaisseur, c’est-à-dire d’y trouver un endroit pour y placer son corps, il reste l’espoir de retrouver des territoires intacts mais sous-jacents où l’esprit pourrait trouver de quoi se nourrir. Guidé par la seule intuition, il faut pour ce faire, tenter des incursions derrière la toile peinte. Si l’on y parvient, on pourra bâtir des œuvres accrochées au paysage réel, celui qui vibre et palpite. Les œuvres, ainsi fondées seront des brèches dans les images qui nous exilent.

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En paraphrasant Philippe Sollers qui mesurait la qualité d’une architecture à l’excitation et à l’envie d’écrire qu’elle suscitait en lui, la qualité d’un paysage peut s’évaluer à la vitalité qu’il peut transmettre, à la stimulation mentale qu’il procure, donnant envie d’y vivre. Les paysages accueillants sont composés de strates d’événements pleins de contradictions, de surprises et de merveilles. De ce grouillement émane une sorte de rumeur, à condition d’écouter attentivement les pulsations parfois presque imperceptibles, on entend l’écho des frémissements lointains qui agitèrent ces lieux. On retrouve quelquefois des harmoniques de nos propres oscillations. On peut les accepter comme des invitations.

L’inscription dans un paysage particulier – la ville de fougères Circonstances En 2023, à l’invitation de l’historien et critique d’art Philippe Piguet, j’ai eu la possibilité d’imaginer plusieurs sculptures pour la ville de Fougères. Mon intention était de montrer des œuvres nouvelles, pensées pour ce lieu particulier et installées dans l’espace public. La recherche d’une accroche En visitant la ville pour trouver ce qu’on appelle l’inspiration, autrement dit un point d’accroche et une étrangeté qui pourraient stimuler l’imaginaire, la rapide première impression fut décourageante. Et puis, j’ai compris que je trouverais des ouvertures à condition de regarder ces paysages avec attention. Ce n’était qu’une question de temps et de discernement. Si les paysages autour du château me semblèrent tout d’abord être des productions paysagères un peu fades et très lisses pour le grand public et les familles, l’attention peu à peu, me fit découvrir que sous la bonhomie patrimoniale qui rabote les passions anciennes et recouvre les sites historiques par des chromos, il existait encore quelque chose comme une palpitation. Je ne m’étais initialement fié qu’au visible, comme un visiteur pressé, je m’étais contenté d’un coup d’œil «balayant », offrant à mon appareil photo et à mon cerveau des reproductions du chromo. J’avais oublié qu’en dehors de la perception visuelle, il reste d’autres sens pour nous renseigner.

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En écoutant, en se fiant à son oreille plutôt qu’à son regard, la puissance d’évocation de ces lieux existait encore. De l’arrière-plan du tableau, derrière le visible, émanait une rumeur, la rumeur d’un passé terrible, plein de guerres, d’épidémies, de misère et de famines mais aussi de religiosité, de foi, de légendes. On entendait la folie des carnavals et des révoltes paysannes… sur quoi fonder un monde propice à la rêverie donc. La liberté de représentation médiévale Dans cette ville tout imprégnée par le Moyen Âge, on songe avec admiration à l’imagerie médiévale, à ses modes de représentation étranges, moins contraints par l’ordre perspectif. On y voit un encouragement à inventer des formes inédites, bâties selon d’autres logiques. Une géographie de points de vue La ville est construite sur deux niveaux avec un fort dénivelé entre les parties haute et basse. La longue terrasse, bordée d’une balustrade surplombant la ville et son château, favorise la création de points de vue panoramiques. On peut installer des belvédères à partir desquels le regard s’envole. C’est un bon endroit pour expérimenter d’autres manières de percevoir un paysage. Les contraintes de l’espace public  – le socle La nécessité d’assurer la sécurité des œuvres dans ce contexte urbain, incite à les poser sur des socles pour les tenir hors de portée d’éventuelles dégradations.

Les relations entre le socle, l’œuvre et le paysage Quelles conséquences impliquent l’intrusion d’un socle entre l’œuvre et le paysage ? Le principe du socle J’utilise généralement des socles constitués de quatre pieds et d’un plateau sur lesquels les œuvres sont posées. Elles sont de ce fait décollées du sol et surélevées à hauteur de nos yeux. De cette manière, le socle

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produit une séparation, une sorte de coupure entre le réel du sol et l’imaginaire de l’œuvre. C’est la même fonction qu’assure le cadre d’une peinture séparant le réel du mur et l’imaginaire du tableau. Le plateau du socle ressemble aussi à la petite scène d’un théâtre. On peut, sur ce plateau créer un nouveau monde. Il est clairement délimité, étanche et protégé, l’imaginaire peut tranquillement s’y déployer. Le socle dans l’espace urbain, irruption du réel sur le plateau Les sculptures que j’ai l’intention de placer dans l’espace urbain, ne cherchent pas cet isolement. Elles désirent au contraire perturber cette tranquillité par des intrusions de l’œuvre dans le paysage et du paysage dans l’œuvre – certains disent faire dialoguer l’œuvre avec ce qui l’entoure. La rupture provoquée par le socle traditionnel ne convient pas. Son plateau est trop étanche. Il faut alors plus subtilement concevoir le plateau non comme une clôture mais comme un chemin de passage complexe et paradoxal entre l’œuvre et le réel environnant. Dans ce cas, le comportement du plateau peut être comparé à celui de la barre d’une fraction qui sépare et réunit deux nombres pour en créer un troisième – nommé significativement le rapport. Si le projet consiste à relier l’œuvre à ce qui l’entoure, il faut imaginer un continuum entre le réel, le socle et l’œuvre. Il faut remplacer les frontières étanches par des frontières poreuses. Les passeurs Alors que je parcourais la ville en essayant de trouver un accès à ses paysages, deux hommes successivement sont venus me parler. Sans se ressembler, quelque chose dans leur attitude suggérait que ces deux hommes avaient toujours vécu là, depuis la nuit des temps. Intrigué par la singularité de leurs propos, je leur exposais mes projets. Sidérants de perspicacité, leurs esprits habitués aux légendes et aux mystères n’eurent besoin d’aucune justification. Notre entente fut immédiate. L’un de ces hommes (fig. 1) mène aujourd’hui une existence contemplative, libérée des contraintes contemporaines. Assis sur un banc proche de l’une de mes sculptures, il s’en est, lorsqu’elle fut installée, institué l’accompagnateur et le gardien. L’autre homme est plus étrange encore. Il travaille au cœur même de la fabrication paysagère puisqu’il conduit le petit train qui parcourt

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Fig. 1. Denis Pondruel, Passeur 1.

Fig. 2. Denis Pondruel, Passeur 2.

la ville en promenant des touristes. Placé à l’intérieur même du dispositif qui propage en ondoyant son imagerie simplifiée, cet homme connaît le désir d’infantilisation de la plupart de ses passagers. Il sait aussi les altérations de la réalité qu’il diffuse et ne s’en réjouit pas. Avec probité, il fait son métier. Il se trouve que le terminus de ce train est situé à proximité d’une autre de mes sculptures, intitulée Phèdre. Cette sculpture/installation inspirée par la tragédie de Racine, n’appartient pas, et c’est le moins que l’on puisse dire, au monde du tourisme facile. Durant le temps d’attente, avant le départ du train, cet homme convie ceux qui sont prêts à entendre et à sortir quelques instants du convoi, à venir l’écouter. Il leur parle alors de Phèdre et décrit avec précision, devant un public parfois abasourdi, la nature de cette œuvre et ce qu’elle dit de notre vie. Ces deux personnes ont fait naître dans mon esprit l’idée qu’un paysage est une « zone », au sens que lui donne le cinéaste Tarkovski.

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On peut passer de l’un à l’autre paysage comme on change de zone. Il faut seulement un passeur pour nous accompagner. C’était exactement ce que je cherchais en imaginant des socles poreux. Ils devaient eux aussi et à leur manière, être des « passeurs ».

Sculpture 1 – Elle est le matin et l’Orient

Fig. 3. Denis Pondruel, Sculpture 1, elle est le matin et l’orient, détail.

Fig. 4. Denis Pondruel, Sculpture 1, elle est le matin et l’orient vue d’ensemble 1.

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Fig. 5. Denis Pondruel, Sculpture 1, elle est le matin et l’orient vue d’ensemble, détail.

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Choix du lieu et indexation au contexte Depuis la grande terrasse du jardin haut, le panorama sur la ville est superbe. On voit le château, les bois et surtout le ciel. C’est un paysage non apprêté, transparent, qui permet de choisir, parmi tous les objets en contrebas celui ou ceux qui posent des questions : Qu’est-ce que c’est ? Que font les gens qui vivent là ? Pourquoi ces maisons sont-elles si proches du château ? Etc. Une conversation s’établit, l’esprit qui a trouvé des accroches, ne s’ennuie pas. C’est ce lieu, qu’elle a probablement fréquenté, que j’ai choisi pour installer une sculpture et adresser un salut affectueux à Juliette Drouet (fig. 4). Ce que la contrainte du socle pourrait apporter à l’invention des formes Il s’agissait de construire une très fragile petite chambre colorée (fig. 5), accompagnée de mots simples, l’ensemble presque diaphane étant comme suspendu dans le ciel. Pour des raisons de sécurité et pour maintenir la petite « chambre de verre » hors de portée d’éventuelles dégradations, j’imaginais donner à cette sculpture la forme d’un socle. Constitué de quatre pieds de longueurs différentes et d’un plateau incliné dans lequel des lettres sont inscrites, ce socle porte sur son plateau la petite sculpture maintenue hors d’atteinte par un mince escalier. Des mots, qui voletaient tout autour pour évoquer cette figure magnifique de la féminité ont été capturés et placés dans l’épaisseur du plateau. Ils servent cette fois concrètement de passage car ils perforent le plateau. Ce sont des intermédiaires et des passeurs. Plus généralement, on pourrait se demander si le plateau n’est pas le meilleur endroit où peut se placer le langage des mots ? (Dans l’épaisseur du plateau, dans l’épaisseur même de la frontière entre le réel et l’imaginaire ?) Toujours est-il que ces mots, en perforant physiquement le plateau, rétablissent une relation entre l’œuvre et ce qui l’entoure. Ils créent un passage qui débouche sur le ciel, ce qui produit comme souhaité, une certaine effervescence. Simultanément, ils délient de son socle la petite chambre colorée pour lui permettre de prendre place dans le paysage.

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Sculpture 2 – Un délicieux abri

Fig. 6. Denis Pondreul, Sculpture 2, délicieux abri vue de dessous.

Fig. 7. Denis Pondruel, Sculpture 2, délicieux abri, détail.

Fig. 8. Denis Pondruel, Sculpture 2, délicieux abri vue d’ensemble 1.

Fig. 9 Denis Pondruel, Sculpture 2, délicieux abri vue d’ensemble 1.

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Questions De récents aménagements des douves entourant le château ont fait de ces plans d’eau des miroirs. Le reflet du château suscite maintenant une attirance intrigante. Est-ce l’image inversée d’un paysage qui fascine ? Est-il plus facile de se projeter dans cette chimère que de trouver une place dans le paysage réel ? Quel plaisir éprouve-t-on à contempler « l’envers du monde » ? Suivons-nous l’exemple d’Alice ? L’inconscient trouve-t-il plus aisément sa place dans une image onirique ? Peut-on habiter un reflet ? Description de l’installation C’est d’abord un socle. Son plateau est prolongé en promontoire pour suspendre au-dessus du vide deux couples d’objets qui ressemblent à des maisons (fig. 2, fig. 6, 8 et 9). Les maisons semblent se refléter de part et d’autre du plateau. On peut imaginer que les maisons reflétées sont des abris. Dans l’épaisseur du plateau deux phrases peuvent se déplier (fig. 7) pour nommer chacun des couples de maisons. L’ensemble est placé à proximité de la balustrade surplombant le château pour que les maisons (réelles et reflétées) puissent visuellement cohabiter avec lui.

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Sculpture 3 – La traversée de la couleur

Fig. 10. Denis Pondruel, Sculpture 3, la traversée de la couleur, détail.

Fig. 11. Denis Pondruel, Sculpture 3, la traversée de la couleur vue d’ensemble 1.

Fig. 12. Denis Pondruel, Sculpture 3, la traversée de la couleur vue d’ensemble.

Description de l’installation La séparation/liaisons du socle et de l’œuvre est interprétée un peu différemment. C’est une plaque de verre coloré (fig. 10) qui détermine la véritable limite du socle et en constitue en quelque sorte le plateau. Mais ce n’est pas un plateau étanche ou une frontière fermée, c’est un passage mental et lumineux entre le socle et l’œuvre. Il est possible de traverser cette nappe de couleur en empruntant l’escalier intérieur qui conduit à la chambre vitrée de bleu (fig. 11 et 12).

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Sculpture 4 – Elle sourit

Fig. 13. Denis Pondruel, Sculpture 4, ce que l’on voit.

Fig. 14. Denis Pondruel, Sculpture 4, périscope principe de fonctionnement.

Fig. 15. Denis Pondruel, Sculpture 4, périscope vue d’ensemble 1.

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Fig. 16. Denis Pondruel, Sculpture 4, périscope vue d’ensemble 2.

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La recherche d’un partenaire autochtone L’une des tours du château de Fougères s’appelle la tour Mélusine. Son nom évoque l’étrangeté d’un monde où une femme se dote périodiquement d’une queue de serpent ; ce qui déclenche immédiatement l’envie d’aller y voir de plus près, avec l’espoir de trouver un abri dans ce lieu mystérieux, peut-être une chambre accueillante où loger mes rêveries. Hypothèse Il m’a toujours semblé que les œuvres d’art pouvaient être comparées à des instruments d’optique, c’est-à-dire à des dispositifs destinés à y voir plus clair. Même hasardeuse, j’aime l’idée que les œuvres d’art sont, très prosaïquement, des conduits. Lorsque le regard s’y engage, il en sort modifié. Un instrument d’optique Le dictionnaire m’apprend qu’un périscope (fig. 13 et 14) est un instrument d’optique, formé de lentilles et de prismes. Il permet de voir par-dessus un obstacle. L’obstacle à franchir, c’est évidemment la conception rationnelle qui désenchante le regard et constitue la véritable muraille de ce bâtiment. Il ne s’agit pas de mieux montrer cette tour – avec plus de précision technologique et normative – mais de la montrer autrement, en évoquant le monde auquel elle appartient, qui nous est étranger. La traversée des flammes Le passage vers le monde du conte et de la légende ne se fait pas facilement. Selon certaines traditions, il faut franchir une frontière symboliquement représentée par un mur de flammes. Une sorte d’épreuve du feu purificatrice. L’imagerie médiévale qui est pleine de flammes en a produit des représentations saisissantes. Je me suis inspiré de ces formes inventives en les interprétant avec les moyens contemporains de fabrication, comme la découpe au laser. Une manière de ramener dans le présent la réalité de ces incendies dévastateurs. Utilisation d’un périscope sensible Observer cette tour avec un appareil de nature strictement scientifique limiterait son existence au monde raisonnable que nous connaissons. Le dispositif imaginé n’est pas de cette nature. Si son apparence et son fonctionnement sont ceux d’un instrument objectif, la vision qu’il propose du bâtiment est plus onirique. On ne voit de la tour qu’une silhouette brumeuse et imprécise seulement accompagnée par les mots : Elle sourit (fig. 15).

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Sculpture 5 – Les trois têtes du chien cerbère

Fig. 17. Denis Pondruel, Sculptures 5, les 3 têtes du chien Cerbère vue d’ensemble avec reflet.

Fig. 18. Denis Pondruel, Sculptures 5, les 3 têtes du chien Cerbère vue d’ensemble avec reflet.

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Les maisons mentales La muraille et le plan d’eau de la porte Saint André constituent un cadre magnifique, la scène d’un théâtre. J’avais initialement l’intention d’installer dans ce paysage trois maisons mentales, petits châteaux de villégiature pour l’esprit (fig. 17). À certaines heures, la lumière solaire passant au travers de ces constructions devait projeter sur la surface de l’eau des mots euphoriques contenus dans l’épaisseur des socles. Évolution du projet Une fois réalisées et mises en place les trois constructions, l’aspect hirsute de ces maisons perchées sur leur socle comme sur des pattes m’a fait penser à des bêtes sauvages. Des animaux de cauchemar ou d’apocalypse, ou mieux encore un chien effrayant avec trois têtes, c’est-à-dire Cerbère le chien des enfers. Dramatisation de la scène La présence de cet animal a changé mon impression vis-à-vis de ce lieu que j’avais cru apaisé. J’ai réalisé la férocité des événements qui se sont déroulés à cet endroit. La violence des assauts contre les murailles, les douves pleines de corps d’assaillants dégringolés, les corps mutilés et brûlés, les cadavres un peu partout. J’ai vu dans ce château l’équivalant d’une arme de guerre contemporaine et terrifiante, un porte-avion monstrueux, hérissé de missiles et d’avions de combat. Bref, j’ai vu un paysage qui n’incite pas à la mièvrerie. J’ai réorienté le sens de ma sculpture dans une direction plus conforme à ce que j’ai perçu de la réalité de ce lieu. À un moment précis de la journée et seulement à ce moment-là, le soleil traverse les crânes de ces chiens, on peut lire : ses yeux – dans l’ombre – brillent (fig. 16).

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xiii Un lac s’assèche irrémédiablement Alban Gervais

Un lac s’assèche irrémédiablement. Dans les Pyrénées catalanes visitées l’été dernier, un lac subsiste dans la vallée de Sau, près de Vic. Créées artificiellement en 1962 lors de la construction du barrage hydroélectrique, ces dernières années les ruines ré-enchantées du hameau Sant Romà de Sau émergent. Au pied de l’église et des granges présentes à fleur d’eau, ce projet quelque peu pharaonique réalisé lors d’années fastueuses a plongé la vallée sous l’eau. Ce « progrès d’antan » (électrifiant encore aujourd’hui vraisemblablement plus d’un million de foyers) côtoie un « désarroi fascinant » dans ce paysage encaissé avec lequel résonnent les phrases aventureuses d’Une histoire du vertige de Camille de Toledo (éditions Verdier, collection Jaune, janvier 2023).

« Le poète est ici le révélateur du chiasme qui hante l’histoire de notre modernité. Il se sert du langage pour panser la blessure ; mais dans cette démarche de rattachement, il fait face à un verdict constant : non, la Terre ne sera pas retrouvée. Il y a eu blessure. La quête, l’espoir ont beau guider nos pas pour redescendre vers les lieux, nous sommes prévenus. Le lieu est entrelacé, ruiné, traversé par les disparitions. Il est abîmé, tramé de mille écritures humaines. Et c’est de là, depuis ce travail toujours repris de l’écriture qu’il nous faut chercher d’autres termes pour habiter. » (p. 105)

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« Par quoi le désir de reproduction est-il armé ? Il est armé par la mort, la disparition, et le désir de rappeler ce qui a disparu […]. C’est dans cet espoir toujours déçu de retrouvailles avec ce qui disparaît que nous puisons pour proposer de nouvelles cartes qui hanteront à leur tour nos avenirs. » (p. 60-61)

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xiv La poésie de la Terre Aurélia Périgot Boisson

La nature est la poésie de la terre. John Keats 1

Nous sommes des êtres sensibles à la beauté de la nature, elle n’a cessé d’inspirer l’humain et particulièrement les artistes. De la mimesis grecque aux entrelacs végétaux de l’art nouveau en passant par les carnets de Léonard, elle a été une formidable source d’inspiration, composant un infini répertoire de formes. Elle a une fonction décorative ou symbolique et sert de cadre aux scènes représentées. Il faut attendre le xvie siècle pour assister à un changement de paradigme avec l’apparition de la peinture de paysage qui trouvera son apogée au xixe. La campagne est rendue accessible par l’avènement du chemin de fer. D’un point de vue technique, l’invention des tubes de peinture industrielle permet aux artistes de peindre en plein air et de rendre plus directement leurs sensations. Apparaît alors une nouvelle sensibilité paysagère 2. Entre visions pittoresques et sublimes elle est productrice d’émotion.

1. Dans son ouvrage, La poésie de la terre ne meurt jamais, John Keats nous révèle toute la beauté de la nature. Le recueil est un hymne au monde végétal. 2. En 1831, Jean-Baptiste-Camille il esquisse sur place sa Vue de la forêt de fontainebleau. Abandonnant toute référence mythologique ou religieuse, il propose une vision d’un paysage authentique. Allongée à même le sol, sur un tapis de verdure, une jeune bergère s’adonne à la lecture d’une nature majestueuse. Sa présence silencieuse comme absorbée, nous transmet « l’esprit du lieu » : un sentiment de sérénité que l’on appelle « sublime contemplatif ».

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« Tout le monde a donc droit à la beauté et à la poésie de nos forêts 3. »

Avec le développement industriel l’air se charge de charbon, la ville dévore la campagne et transforme les agriculteurs en ouvriers. La pollution entraîne une prise de conscience de la dégradation de l’environnement. En pleine révolution industrielle, les artistes recherchent un cadre naturel harmonieux et authentique. Devenue véritable sujet, il est source d’inspiration première. Ainsi, on pourrait transposer au domaine artistique les propos de Bruno Latour et affirmer qu’« à partir du xixe siècle, la nature quitte sa position d’arrière-plan et de décor séculaire pour monter sur scène au premier plan 4 ». Une beauté de la nature vue comme un argument qui jouera en faveur de sa conservation. La vogue des « intérieurs de forêt » met à l’honneur la qualité esthétique des espaces boisés comme des « musées verts 5 ». Ainsi en 1856, porté par Théodore Rousseau et Jean François Millet, l’École de Barbizon, obtient que des sites « à destination artistique » soient « soustraits de tout aménagement » faisant de la forêt de Fontainebleau la première zone naturelle protégée 6. À l’époque contemporaine, alors que la société est tournée vers une consommation de masse, le courant de pensée écologique s’éveille. On assiste dans les années 1970 à de véritables prises de position de la part d’artistes qui s’engagent politiquement avec comme icône Joseph Beuys. Les mouvements pacifistes et la culture New Age se développent aux États-Unis et prônent un nouveau rapport à une nature dont il faut retrouver l’essence. Plus la société s’artificialise, plus nous ressentons un besoin de retour au naturel. On trouve aujourd’hui toutes sortes de phénomènes surfant sur la vague du bio et du véganisme. On développe de nouveaux courants 3. Georges Sand, La forêt de Fontainebleau, Impressions et Souvenirs, Paris, Michel Lévy Frères, 1873, p. 318. 4. Bruno Latour, Face à Gaïa, Huit conférences sur le nouveau régime climatique, 2015-2021 5. En 1856, leur mobilisation permet la mise hors exploitation de 624 hectares par Napoléon III rejoignant les préconisations de Prosper Mérimée alors inspecteur général des Monuments historiques qui promeut depuis 1834 « la protection du patrimoine esthétique » 6. Depuis 1953, le statut de protection de ces parcelles a été confirmé par un classement en réserve Biologique intégrale qui reprend en partie ces réserves artistiques de Fontainebleau.

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pseudo médicaux tels que la sylvothérapie où l’on enlace les arbres pour retrouver une harmonie et se reconnecter au monde végétal comme une source vitale énergétique. D’un point de vue artistique, les expositions et les essais théoriques portant sur les rapports avec le naturel se multiplient. Les artistes s’engagent pour l’écologie (le site Connaissance des arts a sélectionné pas moins de 20 expositions sur l’art écologique pour l’été 2023). L’art semble être passé de la mimesis à la symbiose offrant de nouvelles perspectives. « L’Art vert » est mis à l’honneur. Les artistes ne sont pas de simples observateurs, ils sont acteurs du contexte actuel et réagissent aux questions environnementales qui se posent à nous. Nous avons profondément modifié notre terre et notre empreinte sur cette dernière semble irréversible. Comme l’annonce dans son introduction le documentaire Anthropocene : The Human Epoch 7 : « l’époque géologique actuelle dans laquelle les humains sont la cause première de changements planétaires permanents ». Sur l’esthétique « à couper le souffle » des images d’Edouard Burtynsky, la voix off de Charlotte Le Bon est clairement anxiogène : « On ne peut pas revenir en arrière, on vit à présent dans un autre monde. » Comment, dans cette nouvelle ère que l’on nomme Anthropocène 8, l’art peut-il modifier notre rapport à la nature et donc questionner notre façon d’être au monde et dans le monde ?

Le paysage comme matière Precious Okoyomon est une artiste pluridisciplinaire américaine originaire du Nigéria, à la fois poétesse, plasticienne et chef cuisinière 9. Avec l’installation To See the Earth Before the End of the World 10 cette

7. Anthropocène – L’Époque Humaine, film, 1 h 27, réalisé par Jennifer Baichwal, Nicholas De Pencier et Edward Burtynsky, 2018 8. L’anthropocène est un terme popularisé par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen en 1995 qui définit une nouvelle époque géologique, où l’humanité et les activités anthropiques seraient devenue les principales forces géologiques. 9. Pour la soutenance de sa thèse elle avait proposé un dîner expérimental de roche surmonté par des cordes de pendu. 10. Precious Okoyomon, The Milk of Dreams, To See the Earth before the End of the World, Biennale de Venise 2022

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artiste nous livre une représentation « sublime 11 » qui nous bouleverse en brandissant la menace de « la fin du monde ». L’œuvre, présentée à la biennale de Venise de 2022, propose une expérience immersive et sensorielle. L’artiste y a agencé des matériaux naturels, plantes, terre, eau pour créer une topographie plastique. La végétation a envahi l’espace de la corderie de l’arsenal, on sent l’humidité et l’humus, on entend le ruissellement de l’eau. Pour appréhender l’œuvre nous devons la parcourir physiquement. Il faut s’engager dans un cheminement entre les branches de canne à sucre et les monticules recouverts de kudzu. On discerne des silhouettes humanoïdes, des sortes de grands épouvantails énigmatiques. Au détour d’une feuille, posé sur une branche, un escargot dépose sa bave en un filet luisant, plus loin, une araignée tisse sa toile. Dans cette œuvre Precious Okoyomon met en scène un écosystème. Avec les artistes de Land art ou plus justement de l’Earth art, la nature elle-même avait fait une entrée remarquable dans l’art et inversement. Cet « art de la terre », né dans les années 1960 aux États-Unis, utilise l’espace naturel comme une matière. En 1969, Michael Heizer creuse sa Double Negative dans le désert du Nevada. Elle consiste en deux tranchées rectangulaires de 450 mètres de long sur une profondeur de 15 mètres qui ont nécessité l’excavation de 244 800 tonnes de roches. L’œuvre joue avec la topographie de manière impressionnante comme l’emblématique Spiral Jetty que Robert Smithson réalise en 1970. Sur le Grand Lac Salé de l’Utah, il déplace 6 783 tonnes de basalte, de boue, de terre et de cristaux de sel pour composer une spirale de 457 mètres de long. Les artistes utilisent les éléments trouvés sur place pour investir le paysage « in situ ». La nature n’est plus représentée, elle est au cœur du dispositif. Elle est la matrice artistique, le constituant et le support de l’œuvre. Même si certaines créations sont invasives et portent de véritables atteintes au lieu (comme c’est le cas pour celle d’Heizer et de Smithson 12), elles témoignent, comme le fit justement remarquer la critique Grâce Glueck, d’une attention portée à l’environnement : « Une exposition qui proclame le retour à la nature est en germe à la 11. Elles transcendent la beauté pour rendre la vulnérabilité de l’homme face à l’écrasante nature. 12. En 1970, la réalisation du projet Island of Broken Glass sur l’île de Vancouver a été interrompue par la Canadian Society for Pollution and Environmental Control car il menaçait directement l’écosystème.

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Dwan Gallery. […] L’exposition s’intitule Earth Works et se flatte de réunir les projets de dix artistes dont les photos, maquettes et vraies mottes de terre trahissent l’amour de la terre 13. » En s’affranchissant du cadre, les artistes de l’Earth art portent une réflexion sur l’espace. De nouveaux rapports s’établissent entre l’artiste et la nature. Robert Smithson va développer la notion de « site » pour parler de ses installations à grande échelle en plein air en allant bien au-delà de la simple sculpture pour théoriser le lieu de l’art. Parallèlement il développe son travail en intérieur avec des œuvres destinées à être exposées dans les galeries. En 1967 les Non-sites 14 sont les premiers à opérer un déplacement physique du lieu. Robert Smithson place dans des boîtes trapézoïdales des matériaux naturels comme des roches, de la terre ou du sable ramassés dans des lieux entropiques du New Jersey. Exposés dans les galeries ils acquièrent le statut d’œuvre d’art. C’est, selon ses mots, son « truc va-et-vient » entre espace naturel et espace muséal qui met en tension les liens nature et culture. De la même manière Precious Okoyomon s’empare de matériaux naturels pour créer son installation. Elle dispose des roches, plante des semis, modèle des figures. Elle recrée un monde, un paysage au sens où l’entendait Anne Coquelin 15. Elle propose une construction, un analogon de nature. Une nature « naturée », c’est-à-dire façonnée. L’installation est bien une création, un « paysagement » du lieu. Cependant la faune et la flore ne tardent pas à s’épanouir et l’œuvre se transforme de manière aléatoire au fur et à mesure que les plantes s’épanouissent. Ainsi l’œuvre que j’ai pu parcourir est bien différente de celle expérimentée par les premiers visiteurs. Utiliser des matériaux vivants c’est soumettre l’œuvre à l’évolution permanente.

Remonter à la racine Parmi les plantes utilisées dans To See the Earth Before the End of the World, il y a l’emblématique kudzu qui a une croissance particulièrement rapide. C’est un matériau récurrent chez l’artiste. En 2020, 13. Grâce Glueck, citée dans Land Art, Taschen, 2007, p. 10. 14. Citons par exemple Eight-Part Piece projet de la mine de sel de Cayuga, 1969 et la Map of Broken Clear Glass, Atlantis1969. 15. Anne Cauquelin, L’invention du paysage. Paris, PUF, 2000.

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lors de sa première exposition en Allemagne, il remplissait tout l’espace du Museum für Moderne Kunst de Francfort. Le kudzu (de son appellation scientifique Pueraria montana) est une légumineuse japonaise introduite aux États-Unis en 1876 car elle était la seule à pouvoir pousser sur les anciens champs de coton. La plante fut donc implantée au Mississippi afin que ses racines empêchent l’érosion des sols. Grâce à son formidable pouvoir de régénération, elle devait revégétaliser la terre stérile des fermes du sud des États-Unis, elle devait permettre la restauration de cet écosystème dévasté. La faculté adaptative du kudzu est ici utilisée à des fins plastiques. Du fait de son pouvoir d’adaptabilité, elle s’accroche à tous les supports aussi bien horizontaux que verticaux. La plante recouvre les volumes de terres, les pierres et sculptures. L’effet est grandiose, la beauté de la nature envahit l’œuvre. Cependant l’œuvre ne se limite pas à cette dimension esthétique. Comme les emblématiques 7 000 chênes de Joseph Beuys, l’utilisation du végétal est au service d’un message à forte portée écologique. Ainsi en 1982, l’artiste fondateur du mouvement des verts nous propose une « sculpture sociale ». Il s’agissait d’une performance participative visant à planter 7 000 chênes aux côtés de 7 000 colonnes de basalte. L’œuvre qui en résulte est évolutive et se joue des contrastes. Le basalte est une roche magmatique. C’est un matériau utilisé comme marqueur de territoire. On le trouve présent tout au long de l’histoire de l’humanité, dans les sites mégalithiques jusqu’au rail de chemin de fer. Il est souvent utilisé en construction et en statuaire. Il est imputrescible et très résistant. Sa couleur sombre peut être associée à la mort. À l’inverse, le chêne est un être vivant en constante évolution. Confronté au minéral on observe la croissance du végétal. Joseph Beuys souhaite « donner l’alarme contre toutes les forces qui détruisent la nature et la vie ». Il se fait lanceur d’alerte et nous pousse à agir. Avec son geste, il est l’un des premiers à parler de reforestation comme outil écologique. Planter des arbres nous apparaît aujourd’hui comme une des solutions pour lutter contre le réchauffement climatique. Cela permet de lutter contre l’érosion des sols, de restaurer la diversité des forêts et de stabiliser les sols pollués. En capturant le CO2, la reforestation en limite les effets dans l’atmosphère et protège les villes en évitant les éboulements et les glissements de terrain. En enrichissant les sols cultivés, en restaurant les stocks de bois, en créant des zones protégées de biodiversité elle crée de nombreux emplois et a un impact bénéfique

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pour de nombreux secteurs. Renforcer le poumon vert de notre planète semble donc une entreprise vertueuse et nécessaire. À la base du développement de ces nouvelles pratiques de reforestation, on trouve le « Tsuchi Dango » japonais. Il propose de réensemencer notamment par l’utilisation de bombes de graines. Dès 1973 le mouvement des « Guerilla gardening » applique la méthode dans le quartier de Bowery à New York. Ces bombes de graines sont des boulettes de terre contenant des graines d’espèces végétales sauvages et locales permettant de semer et donc de revégétaliser des sols appauvris et difficile d’accès. C’est là une solution visant à pallier le dérèglement des écosystèmes et la disparition des animaux qui assuraient la dissémination des graines. Avec leurs bombes à graines, les écologistes participent activement au combat pour la restauration de la nature. Un principe d’agriculture naturelle qui trouve son origine dans l’ouvrage de Masanobu Fukuoka : La révolution d’un seul brin de paille. Elle vise à retrouver une beauté naturelle en prônant le non-agir. Une manière de débarrasser l’environnement de l’impact humain de laisser faire la nature, de lui rendre ses droits. Rendre la terre à la nature, dans le but de retrouver un état primaire. C’est le concept du ré-ensauvagement ou « rewilding » en anglais. Comme l’annonce le titre de son exposition, Earthseed – littéralement « graine de terre » –, Precious Okoyomon veut remonter à la racine de la nature. Elle recrée un écosystème originel dans lequel la nature peut se développer librement. Cependant, cette stratégie a des limites. En voulant reboiser rapidement, les Américains se sont fourvoyés et le kudzu qui semblait au premier abord bénéfique s’avère être un véritable désastre pour les écosystèmes locaux. C’est une plante envahissante qui colonise rapidement les sols. En maints endroits, elle est devenue incontrôlable. Avec le climat chaud et en l’absence d’insectes régulateurs, il germe et se propage partout. La liane crée un tapis végétal qui empêche toute autre plante de se développer et met en péril la biodiversité. Il étouffe les arbres en formant une couverture opaque, pire il accroît le risque d’incendie dans les forêts car il s’avère particulièrement inflammable lorsqu’il sèche. Aux États-Unis il a envahi 3 millions d’hectares ce qui lui vaut l’appellation de : « plante qui mange le sud ». Il fait aujourd’hui partie de la liste noire des espèces nuisibles. Son implantation a été rendue illégale.

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La révélation de la beauté mystique À la portée écologique s’ajoute également une puissance symbolique. Les plantes sont chargées de connotations fortes et sont associées à de multiples légendes et histoires. Ainsi Joseph Beuys plante des chênes car ils sont emblématiques dans la volonté de « reformer la grande forêt teutonique originelle » et « la repeupler de ses elfes, trolls et autres walkyries ». Associé à la longévité, le chêne était un porte-bonheur, ses glands servaient d’amulette. Il est un symbole de force et de l’équilibre et relie la terre au ciel. Il est le thème typique du romantisme. On le retrouve dans plusieurs tableaux comme la très célèbre Abbaye dans une forêt de chênes 16 de Caspar David Friedrich. Il est l’incarnation même du sublime de la nature qui transcende le monde humain 17. Utiliser le chêne, c’est convoquer l’essence des mythes germaniques. De son côté, Precious Okoyomon choisit des végétaux qui évoquent ses origines. La canne à sucre et le kudzu tissent des liens entre les différentes cultures dont elle est issue. L’artiste est née à Londres mais a passé ses premières années avec sa mère à Lagos, au Nigeria. Sa grand-mère nigérienne avait des cannes à sucre dans son jardin. Mais la canne n’est pas seulement un souvenir d’enfance, elle porte en elle le passé du colonialisme. Ainsi, la canne à sucre et le coton sont des plantes indissociables de l’histoire de l’esclavage aux États-Unis. En 1973, la journaliste Alice Walker 18 a comparé le kudzu au racisme. La plante colonisatrice est une métaphore du racisme dont les idées se propagent et perdurent sans que l’on puisse les contenir : « si vous ne continuez pas à arracher les racines, elle repoussera plus vite que vous ne pourrez la détruire 19 ». Le racisme et les discriminations ethniques prennent racines dans la marchandisation des populations africaines. Le mercantilisme justifiait l’exploitation des peuples noirs qui rendaient l’agriculture et les plantations rentables : « La race nègre

16. Caspar David Friedrich, L’Abbaye dans une forêt de chêne, huile sur toile, 110 × 171cm, 1810, Alte Nationalgalerie, Berlin. 17. Ce qui prime désormais ce n’est plus la forme (la beauté), mais la force (le choc) de la sensation du paysage. 18. Alice Walker est une journaliste militante antiracisme. Elle est mondialement connue pour son roman La couleur pourpre paru en 1982 qui réussit l’exploit d’obtenir à fois le National Book Award et le Pulitzer. 19. Cité dans le catalogue de la Biennale de Venise The Milk Of Dreams, 2022.

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[…] n’a fait que croître, et suffit à tous les besoins du pays. C’est par elle que se fait la culture des terres, et particulièrement celle du coton et de la canne à sucre, qui périraient sur le sol brûlant sans ces hommes de bronze, et sans l’esclavage, qui seul peut les conduire à la lutte journalière qu’ils soutiennent contre un soleil ardent 20. » L’esclavage est l’une des causes de la guerre de Sécession, qui déchira les États-Unis à partir de 1861. En 1865 le président Abraham Lincoln y mettra fin. Mais le racisme perdurera au travers du Ku Klux Klan et avec la ségrégation raciale. Il faudra attendre plus d’un siècle pour que le racisme institutionnalisé prenne fin avec le « Civil Right Act » ratifié en 1965. Dans ses plantations artistiques, Precious Okoyomon propose une topographie sculpturale qui sert ici de base à un discours sur les questions de migration, d’invasion et de races. Le lieu de l’exposition résonne avec cette histoire. Le Museum für Moderne Kunst de Francfort était auparavant un bureau des douanes. L’artiste confronte le lieu à son histoire et à sa fonction : tenir les frontières dans un but de protection du territoire des citoyens et des intérêts économiques. Avec son installation, elle rend compte du fait que la nature est indissociable des marques historiques. Le Kudzu n’y est pas seulement le colonisateur, il en est le symptôme. La lecture peut ainsi se faire dans les deux sens et la plante peut aussi être la condition noire elle-même. Elle apparaît comme la personnification de cette culture noire américaine qui prend racine dans une culture inhospitalière qu’elle parvient néanmoins à revitaliser, c’est quelque chose qui est « indispensable et inconciliable avec l’Occident 21 ». Une ambiguïté exploitée par l’artiste qui nous propose une œuvre polysémique peuplée de monstres syncrétiques. Dans ce jardin métaphysique se dressent des sculptures anthropomorphes de plus de deux mètres de haut. Qui sont-elles ? Leurs formes s’apparentent à des silhouettes féminines. Elles apparaissent les mains jointes et leur corps évasé est surmonté d’une tête. Leur torse est revêtu de fils de laines rouge ou jaune. Elles sont stylisées, sans visage et non personnifiées. Elles sont réalisées en laine, terre et sang. Leur lainage

20. Article paru dans La Presse, 10 septembre 1837 consultable sur le site . 21. Communiqué de presse de Earthseed

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épais les fait ressembler à des moutons. Nous pensons à la parabole des moutons bibliques. Un animal fortement lié au Christianisme. C’est l’agneau qui est sacrifié à la Pâque parce qu’il représentait l’Agneau de Dieu. Associé à la pureté et à l’innocence, la brebis égarée est l’image de notre humanité 22. Precious Okoyomon évoque d’ailleurs facilement la Bible. C’est le premier livre qui lui tomba dans les mains et qui lui inspira ses premiers poèmes. Des références chrétiennes qui viennent ici côtoyer des croyances occultes de l’Afrique ancestrale. Les statues de laine portent en elle une dualité inquiétante. Elles sont semblables à des fétiches, ces objets porteurs de pouvoirs occultes que l’on retrouve dans les régions du Niger et du Benin. Entre magie et religion, de nombreuses représentations votives servent des rites et sont associées à des fonctions touchant aussi bien à l’anti-sorcellerie ou bien encore à la guérison de maladies. On pourrait comparer les sculptures d’Okoyomon aux « Botchio 23 » qui étaient érigés à l’entrée des villages pour éloigner toutes menaces physiques ou spirituelles. Elles apparaissent comme des déesses protectrices. L’œuvre est à rapprocher d’une vision animiste 24 de la nature. Elles semblent posséder une âme comme l’indique leurs titres poétiques : « Omoehi : Je suis le sang, enfant de la destinée » ou encore, « Efua : un ange renaît, le soleil est ma noirceur ». À la manière d’esprits mystiques, elles règnent sur le monde. Le champ des relations sociales ne se limite pas à la sphère humaine mais s’étend à toutes formes de vie, faune et flore comprises. La terre elle-même nous parle. Une beauté naturelle qui englobe humains et non humains. Une continuité entre l’intériorité humaine et celle de tous les êtres du monde. Nous, humains, ne sommes plus distincts du reste de la nature, nous faisons partie de ce monde. Tous les êtres humains ou non humains des « espèces sociales ». L’opposition des catégories nature / culture est dépassée dans une nouvelle façon d’être au monde dans une vision proche du « naturalisme » de Philippe Descola 25.

22. Jésus est le berger à la recherche de brebis errantes, Ézéchiel 34 : 11-16 23. Bo « maléfice » et tchio « cadavre » 24. Du latin « animus », originairement « esprit », puis « âme » 25. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005.

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Quand la beauté de la nature ressurgit parmi les ruines Precious Okoyomon crée une œuvre « écoplastique » qui nous parle de liens. Elle propose la vision d’une nature englobante qui reprend ses droits sur le “chaos”. Nous sommes fascinés par cette beauté de la nature, cette force vitale qui se régénère. Plantes, roches et animaux font partie du même monde. Une esthétique dont nous avions pu faire l’expérience durant la pandémie de la Covid-19 : alors que la crise sanitaire menaçait l’humanité, nous avions été frappés par les images de nos villes où s’épanouissait à nouveau une splendeur naturelle. Le confinement ayant stoppé la « folle » activité humaine, on pouvait voir des animaux sauvages investir le milieu urbain. Les poissons étaient de retour dans les canaux de Venise ; au Japon on apercevait des cerfs dans la ville de Nara, à Santiago du chili on photographiait un puma, on filmait des sangliers à Barcelone. En plein cœur des villes industrialisées, les pelouses non tondues accueillaient, de nouveau, une joyeuse faune colorée. Le ciel se faisait plus clair. La pollution aux particules fines diminuait de façon spectaculaire. La pollution auditive de nos mégalopoles avait laissé place aux sons de la nature et partout on entendait chanter des oiseaux. Avec l’arrêt des lumières artificielles, le ciel nocturne, enfin visible nous offrait un splendide diaporama d’étoiles. Dans ce temps suspendu, loin de nos préoccupations habituelles, nous avons réalisé à quel point avions besoin de nous reconnecter à la beauté cette nature originelle. En même temps que nous nous émerveillions, notre rapport à la nature changeait. Nous avons considéré la nature comme extérieur à nous, nous l’avons asservie, modifiée pour nos besoins économiques et politiques faisant entrer le monde dans l’ère de l’anthropocène. Les changements opérés par l’humanité à notre planète ont entraîné des conséquences, la vie est en danger. Notre monde semble rejoindre les romans de science-fiction. Ainsi, comme dans le livre La Parabole du semeur 26 d’Octavia E. Butler, notre société est sur le point de s’effondrer. L’humanité souffre de tous les cataclysmes qu’elle a engendré, les catastrophes naturelles

26. Octavia E. Butler, Parable of the Sower, roman de science-fiction, 1993.

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se multiplient, les épidémies se propagent, la pauvreté se développe, la violence et les guerres éclatent un peu partout. La réalité dépasse la fiction et nous sommes confrontés aux crises : la pandémie de la Covid-19, les incendies en Australie et au Canada, les tsunamis en Indonésie en Thaïlande et au Japon, les récents tremblements de terre en Turquie et au Maroc, la guerre en Ukraine, l’instabilité politique en Afrique, la famine à Madagascar. Le monde entier semble déréglé et l’humanité tremble devant la menace de son extinction. Face au sentiment de désolation il nous faut développer à l’instar de l’héroïne du roman un nouveau système de rapport au monde. Ces « semences de la terre » résonnent comme un espoir pour l’humanité. En choisissant un titre éponyme pour son exposition, Precious Okoyomon dépasse la simple recréation d’un jardin. Elle nous parle d’une nouvelle croyance en l’humanité. Une humanité empreinte d’empathie pour tous les êtres vivants. Ainsi, elle ouvre une brèche dans le chaos et nous affirme que si une graine d’humanité arrive à refleurir, elle pourra remodeler l’univers et nous porter vers un nouveau paradis que l’on nomme “espoir”. Opposant l’optimisme à la solastalgie 27, elle fait preuve d’une formidable croyance en l’humanité.

Vers un nouveau rapport à la nature À la Biennale de Venise, Precious Okoyomon emprunte son titre au recueil de poème d’Ed Roberson : To See the Earth Before the End of the World 28. Au travers de thèmes variés, ce dernier évoque les rapports humains avec la nature. Il y est question d’oiseaux, de printemps, de villes, de sentiments, des saisons et du temps… Ed Robertson se définit lui-même comme un poète noir qui écrit sur la nature. Il propose une approche éco-critique ou la quête de beauté naturelle est mis en parallèle avec les exploitations coloniales. La violence apparaît comme permanente dans l’histoire de notre planète. En parlant de la nature, il célèbre sa résilience et sa faculté à s’épanouir au-delà de 27. La solastalgie est une douleur morale face à la perte et à la dégradation de notre territoire. C’est un sentiment de souffrance causée par les changements environnementaux causant la destruction des écosystèmes qui se rapproche de l’éco-anxiété. 28. Ed Roberson, To See the Earth Before the End of the World, Wesleyan University Press, 2012.

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Aurélia Boisson, Croquis rehaussé à l’aquarelle, d’après l’œuvre de Precious Okoyomon Voir la terre avant la fin du monde, Biennale de Venise 2022.

l’anthropocentrisme. To See the Earth Before the End of the World, est une œuvre « écopoétique » qui nous propose une façon d’inventer et d’habiter le monde. Pour paraphraser Abraham Lincoln, elle serait « le gouvernement de la Terre par les peuples de la Terre, pour la Terre, afin qu’elle ne périsse pas ». L’installation de Precious Okoyomon rompt avec les conventions classiques de représentation de la nature qui plaçait l’artiste dans une position extérieure face à une beauté pittoresque. Elle est une œuvre sur les liens qui unissent l’intime et l’universel. Elle nous parle de la vie et de la mort. En façonnant les éléments, la terre, l’eau, l’organique elle nous livre un art de voir et soulève des questions sur le monde actuel et la place que nous y occupons. À travers ses œuvres, Precious Okoyomon compose un espace sensible où s’épanouit la nature. Elle y apparaît comme une composante plastique. Elle est essence des choses et des êtres de l’univers. Comme le titre l’annonce, nous sommes au cœur d’un dispositif de

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vision. L’œuvre nous ouvre les yeux et nous permet de conscientiser notre rôle dans les « débordements du monde 29 ». L’art utilise la stupeur et l’émerveillement face à la beauté d’une nature soumise à une logique mortifère. Les œuvres sont une façon de rendre sensible ce qui nous dépasse. Par un agencement poétique, elles éveillent de notre pensée. Notre attention à notre milieu naturel doit changer avant qu’il ne soit trop tard avant la « fin du monde ». Pour survivre à l’anthropocène il faut reprendre conscience du caractère sacré du vivant et renouer avec les forces profondes de la nature car : « Si nous ne commençons pas vraiment à imaginer à quel point les choses pourraient être sérieusement différentes pour nous, le monde le fera à notre place 30 ».

Bibliographie 1. Ouvrages Ardenne Paul, Un art écologique. Création contemporaine et anthropocène, Lormont/Bruxelles, Le Bord de l’eau/La Muette, 2018. Butler Octavia, Parable of the Sower, roman de science-fiction, 1993. Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, 1757. Cauquelin Anne, L’invention du paysage, Paris, PUF, 2000. Descola Philippe, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005. Garraud, Colette, L’Idée de nature dans l’art contemporain, Paris, Flammarion, 1993. Guattari, Félix, Les trois écologies, Paris, Galilée, 1989. Germond Lauranne et Fel loic, Art et Écologie, Broché – illustré, 26 octobre 2021. Levallois Jules Levallois, Fontainebleau. Mémoires d’une forêt, Paris, Sandoz et Fischbacher, 1875. Latour Bruno, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015-2021. 29. Propos de l’artiste Edouard Burtynsky rapportés par Renaud Bonnet : . 30. Propos de l’artiste recueillis par Hans Ulrich Obrist, Interviews, For Precious Okoyomon, Everything is a Nonstop Poem, Features, 13 août 2021.

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Roberson Ed, To See the Earth Before the End of the World, Wesleyan University Press, 2012. Tiberghien, Gilles A., Land Art, Paris, Carré, 1993 [réédition 2012], Nature, art, paysage, Arles, Actes Sud, 2001.

2. Catalogues d’exposition Biennale di Venezia. 59ª Esposizione internazionale d’arte. Il latte dei sogni. Ediz. illustrata, Broché Illustré, 26 avril 2022. Sublimes tremblements du monde, Centre George Pompidou de Metz, 2016. Precious Okoyomon : Earthseed, Museummmk für moderne Kunst Domstraße 10, 60311 Frankfurt am Main mmk.art Press Release ZOLLAMT MMK 22 August-01 November 2020. Eaux troublées, Edward Burtynsky, présentée au Pavillon populaire – espace de la photographie de Montpellier (23 juin-26 septembre 2021), éditions Hazan, 2021.

3. Articles et numéros de revue Ancery Pierre, Dans les champs de coton du sud-américain, La Presse, 10 septembre 1837, consultable sur le site . Elmaleh Eliane, « La terre comme substance ou le Land Art », Revue française d’études américaines 2002/3, n° 93. Larrere Catherine, « Y a-t-il une esthétique de la protection de la nature ? » Nouvelle revue d’esthétique, 2018/2, n° 22. Lejeune Anaël, « Ceci n’est pas un site », Interfaces. Image-Texte-Language, 2011, 32, p. 141-151, numéro thématique : Texte et Image : La Théorie au 21e Siècle / Word and Image : Theory in the 21st Century. Obrist Hans Ulrich, « Precious Okoyomon Interviews », For Precious Okoyomon, Everything is a Nonstop Poem, Features, 13 août 2021.

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xv Le rose entre beauté et toxicité Amélie Charrier

D’hier à aujourd’hui, la couleur rose n’a pas toujours eu les caractéristiques qu’on lui attribue. La désignation « rose » est en réalité très récente. On ne trouve pas de mot pour cette nuance ni chez les Grecs, ni chez les Romains. Ils ne la nommaient pas, puisqu’elle était rare dans la nature. Les fleurs, les roses, ne sont roses que depuis le xviie siècle grâce au progrès de l’horticulture. Et les cochons, eux aussi, ne sont devenus roses qu’en raison du croisement génétique imposé par la grande consommation. Au xiiie siècle, on la nommait incarnat – couleur de chair. Par ailleurs, elle était attribuée à la gent masculine en Occident. Le bleu, couleur de la Vierge Marie, était la couleur des femmes et le rouge, symbole de guerre et de puissance était à l’homme. Les enfants portaient des teintes atténuées de ces deux couleurs, le bleu clair pour les petites filles et le petit rouge, le rose, pour les petits garçons. C’est Madame de Pompadour qui participe à la féminisation de cette couleur. Pour se distinguer des favorites du roi Louis XV, toutes vêtues de bleu, elle incarne un rose sensuel et raffiné. Il prend petit à petit un air naïf, enfantin et féminin, aussi adoré que détesté. Michel Pastoureau le classe d’ailleurs dans les demi-teintes. Récupéré par l’industrie des biens de consommation, l’invention de l’iconique poupée rose Barbie par Mattel, marque le début de notre ère genrée. Le rose pour les filles et le bleu pour les garçons. Le marché s’en empare, le rose fait vendre. On voit petit à petit apparaître les nitrites roses pour nos viandes, la taxe rose ou encore le Soft Power des cerisiers en fleur du Japon. Aujourd’hui, utilisé à des fins stratégiques, nous lui prêtons un air candide, sous lequel se cache un réel pouvoir de manipulation. Le rose désiré et désirable n’en reste pas moins le signe et le symbole par excellence de l’artifice.

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Fig. 1 Mots roses pas si moroses, 2021. Étude ethnologique sur l’association d’un mot et d’une couleur, à partir d’un échantillon de 50 individus disparates. Les tubes à essais permettent de visualiser l’imaginaire que l’on a du rose dans notre vocabulaire.

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Fig. 2a et 2b (page suivante) : Labo, 2022. Ensemble de recherches autour du rose naturel. Utilisation des codes de représentation scientifique pour répertorier les espèces animales, végétales et minérales de cette couleur.

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Fig. 3 Tableau périodique des éléments.

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xvi I Penetrali 1 Bernard Devauchelle

« Du fond de nos ténèbres, il n’y a pas de place pour la beauté, toute la place est pour la beauté » René Char

Invitation à ouvrir l’enveloppe cutanée de notre visage, à soulever la peau et découvrir ses dessous et ce qu’elle protège, à pénétrer ses trous, conduits, orifices, bouches et fentes et en en écartant les lèvres, laisser l’œil admirer. Invitation à « faire voir la nuit ».

I. Des anatomies Préfaçant le catalogue Identita e alterita, figure del corpo 1895-1995, publié à l’occasion du 100e anniversaire de la biennale de Venise, Jean Clair 2 parle de l’impossible anatomie à propos de l’année 1895. Il y 1. Le mot italien « penetrale » ici employé au pluriel signifie dans l’Antiquité et en particulier dans la Rome Antique le « père de la maison et du temple où étaient conservés les simulacres des pénates et du Dieu ». Par analogie ce mot signifie également « cavité interne » ; entrailles du corps humain ; également la partie la plus intime, la plus cachée du corps (le premier à avoir élargi le sens dans cette direction étant G. Marino [1569-1625]). 2. J. Clair ; « L’an 1895 d’une anatomie impossible », Paris, l’Échoppe, 2004.

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évoque la découverte par Louis Lumière du cinématographe et celle par Roëntgen des rayons X, celle par Marconi de la radiotéléphonie, ouvrant le regard sur l’invisible du corps humain. Regard : dans cette double acception du terme : réitération, retour en arrière, rétrospection vers un état antérieur, mais aussi conservation, mise en garde. « Le monde existe aussi longtemps que je le tiens sous mon regard et que je n’oublie pas de retourner vers lui mon regard », ajoute-t-il. Regard de l’homme sur son corps, telle est, exprimée par André Delmas 3, dans son introduction au chapitre qu’il y consacre à l’histoire de la médecine, la raison d’être de l’anatomie, sa définition. Invention humaniste du corps et proximité désormais affichée de l’homme de science avec le cadavre, c’est l’idée développée par Raphaël Mandressi 4 dans son ouvrage Le regard de l’anatomiste (2003). Quel regard peut donc porter l’anatomiste sur le visage, exposé en permanence à la vue et s’en dérobant tout à la fois ? Visitant l’Hunterian Museum à Glasgow, le chirurgien retient cette sentence : « L’anatomie est à la médecine ce que la mathématique est à l’astronomie ». L’anatomie n’existerait donc que par destination ? Hiéroscopie. Ouvrons donc de bas en haut cette ανα τομειν pour, dans ses viscères lire qu’elle eut d’abord une intention cosmogonique qui ne s’estompât qu’à l’heure de la Renaissance, puis du positivisme, et qu’elle ne se départît jamais d’une dimension artistique qui, par nécessité, illustre bien la première. L’art se fonde sur l’anatomie académique quand l’anatomie inspire l’artiste. Il n’est pas nécessaire d’étirer ici l’histoire d’une discipline (d’une science ?) qui mieux que toute autre sut ponctuer les découvertes qu’elle fit du nom de leur découvreur : Hérophile et Galien, Sylvius et Vesale, Farabeuf, Spalteholz plus près de nous, inscrivirent leurs noms dans l’éternité des structures qu’ils ont décrites : pressoir, anse, aqueduc, trou, tronc, tout un vocabulaire métaphorique s’immortalise ainsi. « Il n’y a que l’anatomie de respectable ! Sublime ! Implacable ! Immuable ! », ponctue Céline 5 dans un courrier adressé à Henri Mondor à l’occasion de l’édition de son ouvrage « Anatomistes et chirurgiens ». 3. A. Delmas, Histoire de l’anatomie – in Histoire de la Médecine, de la Pharmacie, de l’art dentaire et de l’art vétérinaire, t. 3, Paris, Albin Michel/Laffont/Tchou. 1978. 4. R. Mandressi, Le regard de l’anatomiste – Dissections et invention du corps en occident, Paris, Seuil, 2003. 5. L.-F. Céline, Lettres à Henri Mondor, Paris, Gallimard, 2013.

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Prenant modèle sur l’académicien dans le choix qu’il fit des biographies, quelques points d’ancrage méritent d’être visités dans cette histoire qui ne fut pas un continuum, mais davantage une suite de ruptures, à la lumière à la fois de cet invariant métaphysique et artistique dont l’anatomie est hantée, mais également à celle de l’évolution des technologies qui dans cette quête incessante crée autant de nouvelles anatomies. De l’anatomie géométrique à l’anatomie mécanique Science interdite, après qu’Hérophile et Erasistrate en eurent établi les fondements, et Galien rédigé le premier traité, l’anatomie dont Vicq d’Azyr disait qu’elle « est peut-être parmi toutes les sciences, celle dont on a pu célébrer les avantages et dont on a le moins favorisé les progrès 6 » , dut attendre dix siècles et l’édit de Frédéric II, Roi de Sicile, pour lever l’interdit de la dissection du corps humain. Deux siècles encore et avec, semble-t-il, l’autorisation du Pape Jules II, Léonard de Vinci livre ses carnets de croquis de dissection conservés pour la plupart dans les collections royales de Windsor. Ni démarche d’artiste ni démarche de médecin, la curiosité de Léonard De Vinci est d’ordre philosophique, inscrivant le microcosme de l’homme dans le macrocosme de l’univers. « Avec ces douze planches, écrit-il, vous aurez à votre disposition la cosmographie de ce moindre monde, conçu selon le même plan que celle que Ptolémée consacra avant moi à l’univers 7. » Tirant traits sur ces visages, en autant de figures géométriques, il inscrit la tête dans un ensemble de carrés homothétiques, attribuant au plancher du troisième ventricule le siège de l’âme, quand Platon attribue à la sphère la forme divine, la plus parfaite, raison pour laquelle la tête est ronde. On objectera, dans le même esprit que Léonard inscrit l’homme de Vitruve dans un cercle parfait (fig. 1). La beauté naturelle s’inscrirait-elle dans une forme géométrique ? La curiosité de l’artiste ne saurait cependant se satisfaire de cette divine proportion : il lui faut comprendre le fonctionnement de cet entrelacs d’organes. « Tous les mécanismes de l’homme, nous

6. F. Vicq d’Azyr, Œuvres complètes. Textes recueillis par Jacques Louis Moreau (de la Sarthe), Paris, Duprat Duverger, 1805. 7. L. de Vinci, Les carnets, t. 1, Bibliothèque Nationale de Windsor, Quadermi d’anatomia, vol. VI, p. 203.

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Fig. 1. Leonardo Da Vinci, Dessin anatomique de la face, 1489-1490.

les expliquerons par le dessin » dit-il. Du larynx naquit ainsi la flûte à bec, des tendons de la main le clavier des clarinettes. Plus loin : « Chaque être est composé de vaisseaux, de tendons, de muscles et d’os : j’en traiterai à la fin du livre. En quatre dessins, je représenterai quatre des états d’âme universellement propres à l’homme : la gaîté avec les différentes expressions du rire et leurs causes ; de même le chagrin ; la colère et toutes ses manifestations conséquentes : fuite, peur, férocité, lâcheté, meurtres et leurs composantes dans chaque cas étudié 8. » La tentation de la physiognomonie n’est guère éloignée.

8. Ibid.

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Anatomie artistique André Vésale : référence faite à celui qui rédigea le De humani corporis fabrica 9. On retiendra d’abord que le mot « fabrique » ressortit au xvie siècle à l’Église et que, s’agissant d’une destination, d’un édifice, son caractère religieux, cultuel, lui confère une dimension spirituelle, même si par un curieux renversement, le mot s’applique ensuite au lieu même de sa fabrication. C’est dans cette acception première qu’il faut prendre le mot de Vésale appliqué au visage. On ne saurait se contenter d’une mécanique si parfaite sans lui conférer quelque dimension métaphysique. Il convenait alors que l’illustration en fût confiée aux plus grands artistes et ce n’est sans doute point hasard

Fig. 2 . Gravure sur bois de la page de titre de l’Anatomie de Vésale (première édition de 1543). La scène montre une dissection publique dans un théâtre anatomique inspiré de structures réelles. 9. A. Vésale, De Humani Corporis Fabrica, Bâle, 1543.

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que les gravures de Vésale aient été confiées aux élèves du Titien. « Hypotypose » (fig.  2). Ce détour par l’art, inconscient, obligé ou intentionnel, seul susceptible de conférer au corps sa dimension divine (Église et corps ne font alors plus qu’un) pointe alors sur ce qui, de première lecture, pourrait constituer un paradoxe. En peinture, en effet, la fabrica s’oppose à la figura en ce que celle-ci s’applique au personnage et au portrait quand celle-là désigne l’architecture dans laquelle elle s’inscrit. Et l’on sait que la mise en scène des travaux de dissection de Vésale répondait à un ordre pictural classique, faisant du squelette en situation la figure inscrite dans un paysage architecturé. Ambigüité sans doute voulue quand objet et sujet se confondent. Il y a de la Fabrica de Vésale à la fabrique du visage le même cheminement explosif lorsque le génie du premier révèle l’imposture d’une anatomie galénique transmise sans voir et donne à voir en réponse une anatomie à corps ouvert et que le second s’adresse à ce que nous appellerons une anatomie biologique. Renaissance, référence faite à Léonard De Vinci. Anatomie artificielle Cires anatomiques. C’est d’une anatomie artificielle dont nous parle René-Nicolas Dufriche Desgenettes 10 quand il fait référence aux écorchés d’Ercole Lelli en Italie et à Gautier D’Argoty en France, qui scellent dans la cire les dissections qu’ils ont illustrées dans leurs planches anatomiques. Le citoyen des Genettes, médecin de la République française (nous sommes en 1793) fait surtout référence à Fontana et à la superbe collection encore visible à la Specola de Florence (fig. 3). Quand l’art par son artifice en révèle et rehausse la beauté naturelle. « La cire », écrit l’auteur, « a constamment paru préférable à toutes les autres substances. Sa transparence, la facilité qu’on a à la fondre et à la couler, à lui communiquer toutes les couleurs possibles, à lui donner à volonté différents degrés de consistance, lui ont assuré exclusivement cet avantage… Enduite d’un vernis spiritueux transparent, on peut la laver, en conserver par-là la propreté et la fraîcheur, et même lui donner cet aspect gras et humide qui imite parfaitement l’état de la 10. R.-N. D. Desgenettes, « Réflexions générales sur l’utilité de l’anatomie artificielle », cote : 90958, t. 253, n° 9, Extrait du Journal de médecine, Cahiers de juin & juillet, 1793.

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vie : aussi, en parlant de l’anatomie artificielle, je n’ai en vue que celle qui est exécutée en cire coloriée dans sa substance ». Insistant dans ses propos sur les vertus comparées de l’anatomiste et du chirurgien dans le geste de dissection, le seul à même d’apprécier la consistance des organes, cette dimension haptique si difficile à acquérir, rappelant la nécessaire collaboration entre l’anatomiste et le sculpteur dans la confection de ces moulages-sculptures dont il Fig. 3 Tête de femme coupée verticale­ souligne la valeur pédagogique ment, cire anatomique, cabinet du Duc indispensable, il rappelle la mise d’Orléans. en situation, la mise en scène dirait-on aujourd’hui, moins dans un ordre muséographique que dans une volonté de leur redonner vie en quelque sorte. « Une partie des statues sont étendues sur de riches coussins de satin d’une forme très élégante ; d’autres sont debout. Les premières sont immobiles, et on les voit à travers de grandes caisses à panneaux de cristal, qui se lèvent facilement. Celles qui sont debout sont élevées sur des piédestaux et couvertes aussi de panneaux de cristal qui s’ouvrent à volonté. Les statues qui sont droites ou debout tournent sur leurs piédestaux et dans leurs caisses, par le moyen d’un petit levier ; en sorte que chacune de ces statues en remplacent quatre qui seraient immobiles. » Davantage que la plastination qui reprend aujourd’hui dans un exercice dévoyé et à des fins discutables un exercice analogue, il faut dire ici le caractère inspirant de ces cires à travers l’œuvre cinématographique de Smolders 11 dans sa « Petite anatomie de l’image » et l’usage créatif qu’en fait l’artiste belge contemporaine Berlinde De Bruyckere 12.

11. O. Smolders, « Greffe et cinéma, histoire d’une passion », Transplanter, Paris, Hermann, 2015, p. 177-179. 12. B. De Bruyckere, Un 2002-2004, Porto, Gli Ori. 2005.

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Anatomie photographique Acheiropoïèse : miracle de l’alchimie ; au linge du Suaire se sont substituées la plaque argentique et la virtualité numérique. À l’impression première, empreinte fidèle, s’est ajoutée l’expression de l’œil photographique, amalgame subtil d’un regard scrutateur et d’une technique docile. Comme Eugène Delacroix en peinture, Charcot en médecine et avant Eadweard Muybridge dans « The human figure in motion », on retiendra ici l’usage que fit Duchenne de Boulogne 13 de la photographie comme démonstration de la mécanique de la physionomie. Armé de son rhéophore, il stimule tour à tour la jonction neuromusculaire des muscles de la face, prêtant au grand zygomatique vertu du rire, quand petit zygomatique et orbiculaires palpébraux signent le pleurer.

Fig. 4. Duchenne de Boulogne et son rhéophore. Cliché de Nadar datant de 1856. 13. G. B. Duchenne de Boulogne, Mécanisme de la physiologie humaine ou analyse électrophysiologique de l’expression des passions, Paris, J. Renouard, 1862.

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L’asymétrie de la contraction (du grand zygomatique à droite, du triangulaire des lèvres à gauche) doublé du léger rapprochement des paupières se conjuguent en un sourire méprisant. Le pleurer zygomatique unilatéral côtoie la sombre pensée de la contraction des sourciliers orbiculaires. Le pyramidal concentre la méchanceté quand la stimulation conjointe des sourciliers et des triangulaires des lèvres traduisent la peine avec abattement. De cette anatomie des passions, la postérité a retenu, au-delà de la démonstration du neurophysiologiste, le caractère artistique de ces photographies, mais il est vrai qu’elles furent prises par un élève de Nadar (fig. 4). À la beauté naturelle de l’anatomie, est venue se greffer celle de la physiologie. Mais si la démarche est ici nouvelle, objective, et remet en cause la simple dimension interprétative de Gall, Lavater, ou Julien Offray de la Mettrie dans son « Anatomie et histoire naturelle de l’âme 14 », tordant une nouvelle fois le cou à la physiognomonie, en précisant les règles de l’orthographe de la physionomie en mouvement, elle dissèque artificiellement un continuum musculaire non pas anatomique, mais physiologique, et fait abstraction de cet effet de balance inéluctable entre côté sollicité et côté non sollicité. À la juxtaposition des lettres de l’alphabet permise par la dissection anatomique, s’est donc ajoutée une orthographe des mots, sans que pour autant la sentence ne prenne sens. Anatomie transparente Précédant la diaphanisation de Werner Spalteholz, le rayon X invente une nouvelle anatomie non disséquante en rendant le corps transparent. L’exonérant de l’effraction de l’enveloppe cutanée, la radiographie efface sans coup férir les parties molles pour ne se fixer que sur le squelette et superpose en deux dimensions une image que la nature offre à circonscrire. Il faudra beaucoup d’artifices pour que cette nouvelle discipline s’affranchisse de ce premier handicap et beaucoup de points de vue pour qu’elle offre à examiner l’organe dans son volume. Elle reproduit en cela ce que la dissection avait mené des siècles durant. Ce faisant, elle ne donne pas à voir ; elle invite à interpréter. Et, exception faite du caractère inimaginable au sens littéral du terme de son rayonnement, elle abandonne et la dimension 14. J. Offray de la Mettrie, « Anatomie et histoire naturelle de l’âme », Œuvres philosophiques, Paris, Fayard, 1987.

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métaphysique, et la dimension artistique. L’anatomie, forte de ses traditions, saura en redonner le sens en s’appliquant à se concentrer grâce au microscope d’abord, puis à la microradiographie sur le plus petit, sur le mésoscopique. L’art, cependant, n’est plus ici que correspondance. Effaçant la superposition des structures osseuses, la radiologie offre la planche tomographique dont l’empilement en couches successives permet enfin d’accéder à la troisième dimension. C’est que l’anatomie, comme la chirurgie, ne se conçoit qu’en trois dimensions et que cette capacité abstractive de fusion – reconstruction ne fut l’apanage que des meilleurs. Et c’est avant que le numérique ne se substituât à l’argentique que Paul Tessier, père fondateur de la chirurgie cranio-faciale ressentit par nécessité le besoin de matérialiser les volumes pour mener à bien ses interventions. Ce fut notre propre démarche il y a un peu plus de 20 années quand apparurent les premiers modèles stéréolithographiques. C’est d’une anatomie in-vivo dont il faut désormais parler. En mobilisant les particules élémentaires, la résonance magnétique expanse les possibilités de cette anatomie in-vivo. Il ne s’agit plus seulement de nouvelles images, d’un nouveau regard arrêté sur des structures jusque-là non visibles. Il s’agit grâce à l’IRM de flux, à la tractographie, à l’élasto-IRM d’une anatomo-physiologie in-vivo en fonction. Nouvelles images, nouvelles interprétations. La résonance magnétique, dans une utilisation de ce qu’il est convenu d’appeler l’IRM fonctionnelle, nous livre une nouvelle fois à la tentation Fig. 5. Image cérébrale en IRM de la physiognomonie (fig. 5). de diffusion – DTI.

II. Anatomie d’une transplantation « L’anatomie a ainsi la réputation d’être une science close et achevée, affranchie des instruments qui ont autrefois permis qu’elle se constitue. À tel point que le mot anatomie désigne moins une science que son

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objet ». Ainsi s’exprime Emmanuel Fournier 15 en introduction de son récent Atlas d’électromyographie. « Votre mâchoire est partie, une moitié de votre visage, l’œil compris. Le nez, entièrement, et la bouche, le palais, une caverne, maintenant. Vous comprenez quels sont les dégâts, et leur degré. Je n’ai jamais vu pire cas que celui-ci, mais il y en a eu de pires. Il y a toujours pire. Levez la main, si vous me suivez… » « Le visage, en fin de compte, est une structure, c’est une organisation particulière de tissus musculaires et d’os, de fibres, de membranes, et si rien ne peut vous le rendre, il est du moins reproductible, et si on ne peut le reproduire à l’identique, une certaine ressemblance peut être assurée, levez la main si vous me suivez 16. »

Il y a beaucoup à dire du visage meurtri. Quand la défiguration malformative, tumorale, traumatique, s’offre nue à notre regard, quelle vérité porte-t-elle en elle ? Et comment, le voyeur que nous sommes, la traduit-elle ? L’objectif médical dans son dessein et dans ses dessins, différerait-il et comment de l’objectif artistique dans son destin ? « Votre inhumanité intellectuelle et technique se concilie fort aisément, et même fort heureusement, avec votre humanité qui est des plus compatissantes, et parfois des plus tendres ». Que cette sentence prémonitoire de Paul Valéry 17 s’applique bien ici à la chirurgie de la transplantation et à la transplantation d’une partie du visage. Inhumaine est la défiguration de ces patients transformés l’espace d’un instant en sujets monstrueux, cachant le trou béant d’un visage derrière un masque qui attire davantage le regard qu’il ne le détourne. Bête curieuse, dit le vocabulaire, qui donne à voir et suscite la curiosité. Inhumaine, terriblement inhumaine, l’idée de perturber la sérénité de qui va mourir, de maintenir artificiellement son corps végétatif en vie pour mieux en interrompre le cours en prélevant ses organes et en dénaturer, quelle que soit l’application à redonner la forme, l’apparence.

15. E. Fournier, Atlas d’électromyographie, Paris, Lavoisier, 2013. 16. H. Barker, Blessure au visage , Paris, Éditions Théâtrales/Maison AntoineVitez, 2009, p. 17. 17. P. Valéry, Discours au Congrès français de chirurgie, Paris, Gallimard, 1938.

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Inhumaine quelque part, cette froideur chirurgicale, aidée en cela par la limitation du champ de vision au champ opératoire, froideur nécessaire à tailler avec certitude dans le vif et disséquer et repérer muscles et éléments nobles, à « squelettiser » (terrible mot emprunté au vocabulaire anglo-saxon) nerfs et pédicules vasculaires. Mais à l’opposé, humaine, magnifiquement humaine cette revitalisation du transplant quand, les clamps levés, il reprend couleur, volume, consistance et vie, cette transsubstantiation qui fait d’un tissu atone, flasque, sans couleur, le fragment de chair qui palpite au rythme de qui le reçoit. Humanité restaurée quand le patient se regardant dans le miroir dit : « Je me ressemble ». Apparence retrouvée, corps reconnu au fil de la restauration de la sensibilité, nouveau visage capable d’inscrire dans ses traits l’émotion, le monstre a laissé place à une figure humaine. Humaine, surhumaine pourrait-on dire, que cette donation de la part la plus chère de soi-même, l’image dont on souhaite que les autres se souviennent, cette partie unique qui, si elle n’est plus le lieu de l’âme, n’en est guère éloignée. Que celles et ceux qui en ont accepté le principe, au-delà de ce que chacun a pu exprimer de son vivant, sachent que la noblesse de ce geste est à jamais inscrite dans l’histoire de l’humanité.

III. Le visage organe « Le visage. Le nez. Je le vois… le bout… les narines… souffle de vie… cette courbe que tu prisais tant… une ombre de lèvre… si je fais la moue… la langue bien sûr… que tu goûtais tant… si je la tire… le bout… un rien de front… de sourcil… imagination peut-être… la joue… non… non… même si je les gonfle… non… non… vermeil bernique. C’est tout. 18 »

Orgue, organe, même étymologie (εργων). Et si le visage n’était qu’un organe ? Et si, à l’instar des autres organes, il n’était que de la viande ?

18. S. Beckett, « Oh les beaux jours », Paris, Minuit, 1963.

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Visualité On objectera volontiers que, par étymologie, le visage est ce qui donne à voir. Hors ses fonctions organiques, le visage n’est visage que dans la réciprocité du regard de l’autre. Mais qu’est-ce que le regard, sinon un point de vue ? Effaçons les yeux du visage. En en barrant d’un trait noir le portrait photographique c’est, concentrant et déplaçant tout à la fois l’attention qu’on lui porte, anonymiser tout ce qu’il contient en lui d’échanges potentiels et donc de personnalisation. À l’opposé, l’expérience du chirurgien cagoulé et masqué, ne laissant apparaître que la ligne des yeux, est riche d’enseignement. Au-delà des motifs d’asepsie qui imposent cet accoutrement, c’est nécessité de concentrer l’efficience du geste dans la vue et le toucher. Mais hors la parole, rare et technique, l’échange avec les assistants est croisement de regards : l’œil parle. La surprise vient quand, après l’opération, le visage démasqué de l’aide, inconnu jusque-là, s’offre et se révèle autre, totalement autre que celui qu’on aurait pu imaginer. Et que dire du visage quand le corps se dénude ou quand, hiératique, modèle et mannequin se confondent et immortalisent un sujet-objet, simple reflet s’offrant à l’œil du photographe. Sensorialité On objectera ensuite que le visage est le lieu de concentration de la sensorialité. Cela justifie qu’il soit à découvert, les sens aux aguets. Mais dans la relative impuissance de la chirurgie à pallier leur insuffisance, cela ne justifie pas qu’il revête une valeur supplémentaire de quelque nature qu’elle soit par rapport aux autres segments anatomiques du corps. L’expression usitée, « organe des sens », accrédite la dimension strictement fonctionnelle de l’olfaction, de la vision, du goût, de l’ouïe et du toucher qui certes interviennent dans la relation à l’autre, mais non exclusivement chez l’homme. À l’étage facial, d’ailleurs, cette sensorialité se résume à un rôle de transmission. Et c’est à ce niveau, de manière rudimentaire, que l’ophtalmologiste, l’otologiste interviennent pour améliorer les déficits de sensorialité. Anecdote non incidente ici, le bien-fondé de la greffe de visage chez le patient aveugle a fait l’objet d’un débat récent. Bien qu’ayant récusé à deux reprises cette indication, on accrédite volontiers l’idée que la cécité ne constitue pas en soi une contre-indication, non pas tant en raison de la perception (autre) qu’un aveugle pourrait avoir

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du regard posé sur lui-même, que parce que la transplantation est à même de restituer d’autres fonctions à son propre visage, essentielles et exacerbées pour sa propre qualité de vie de relation. Synesthésie « À noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu. Voyelles 19. »

Le nouveau-né aurait ce privilège de la fusion des sens, cette faculté de voir le son, de toucher la couleur, de prêter à la forme une odeur ou un goût quand l’adulte, à quelques exceptions près, par pathologie ou de manière plus frustre par éducation (le sculpteur, l’interprète musical…) les dissocie. C’est davantage par sommation, par juxtaposition de nos sensorialités que notre visage (comme notre corps) prend la mesure du visage (du corps) de l’autre. Le chirurgien doit avoir cette vertu. Et le costume qu’il porte est aussi là pour en accutiser les possibilités. Il faudrait donc revenir sur les liens qui se créent entre l’œil et la main du chirurgien dans l’acte opératoire et étudier dans quelle mesure leur union évidente ne repose pas sur un affrontement des sens. Car si la main opératoire avance sous la tutelle de l’œil, c’est pour trouver des solutions à jamais mystérieuses pour lui. Il pourrait être utile de stigmatiser cette distinction en réintroduisant un terme peu usité, haptique, afin de désigner le toucher chirurgical d’une manière qui le rapproche et l’oppose à l’optique. Cette interrogation sur les rapports de l’œil et de la main resurgit sous un jour nouveau et avec une nouvelle dimension de redoublement à l’occasion de la greffe de visage. Car un lien ne manque pas de s’établir entre le visage qui, objet et sujet de l’attention chirurgicale, s’efforce de retrouver humanité et identité au fil des interventions et le visage qui, caché derrière son masque, s’applique à réparer la défiguration. L’analogie s’impose alors : celle du peintre et de son modèle, du sculpteur et de la main qu’il façonne : les conditions d’un art. Affrontement des sens, donc, mais aussi enchevêtrement dans ce qui serait une tactilisation de la vue et une visualisation du toucher, ce dialogue nécessaire entre optique et haptique définit l’acte chirurgical.

19. A. Rimbaud « Voyelles », 1871, p. 24.

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Expressivité Miroir de la sensorialité, le visage concentre dans un langage presque universel notre expressivité. Duchenne de Boulogne armé de son seul rhéophore, décrit superbement une « Anatomie des passions ». La fonction dont il est ici question n’est pas seulement « vitale » (fermer ou ouvrir les paupières, dilater les narines, occlure les lèvres ou les propulser) : elle est sociale en ce qu’elle véhicule nos émotions au travers d’un système complexe de mouvements synchrones ou métachrones, symétriques ou non, volontaires ou réflexes, dans un jeu syncinétique ou antagoniste dont on est loin d’avoir compris la « biomécanique ». Dans cette fonction d’expression, le visage est totalement, mais non de manière exclusive, organe, dans le même sens que Pascal attribuait à la jambe (« Les jambes sont les organes qui suffisent pour marcher 20 »). Et si le visage « parle » ou mieux « discourt » (au même titre que les mains et que le corps tout entier, et parfois de manière contradictoire), c’est que l’expression qu’il porte, l’émotion qu’on lui prête n’est pas davantage que la résultante d’une contraction musculaire. Et la chirurgie de transposition ou d’autotransplantation musculaire proposée pour la réhabilitation de la paralysie faciale, cette chirurgie palliative, n’a d’autre prétention que de reconstituer une contraction musculaire. Quelle que soit sa difficulté technique, elle ne porte pas en elle davantage de noblesse que la même chirurgie appliquée au membre paralysé. Dans son geste, le chirurgien n’intervient que dans la dimension mécanique du mouvement restitué. Il permet, sans la maîtriser, l’intégration biologique du mouvement. Il restera au patient d’en reconstruire la dimension sémantique. Psyché De Léonard de Vinci 21 : « Si tu fends un oignon en son milieu, tu pourras voir et compter toutes les tuniques ou pelures qui forment des cercles concentriques autour de lui. De même, si tu sectionnes une tête humaine par le milieu, tu fendras d’abord 20. B. Pascal, Les provinciales. Seconde lettre de la grâce suffisante, Paris, Gallimard, 1987, t. 1, p. 173. 21. L. de Vinci, Les carnets, t. 1 ; Bibliothèque Nationale de Windsor, Quadermi d’anatomia ; vol VI, p. 203.

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la chevelure, puis l’épiderme, la chair musculaire et le péricrâne, puis le crâne, avec, au-dedans, la dure-mère, la pie-mère et le cerveau, enfin de nouveau, la pie-mère et la dure-mère, à la rete mirabile, ainsi que l’os qui leur sert de base. »

Commentaire de Jean Dubuffet 22 : « Que d’enveloppes successives qui n’enveloppent à la fin rien du tout. Ça n’empêche qu’un oignon c’est quelque chose qui existe. Mais de l’éplucher ça n’avance à rien. D’ailleurs, on peut aussi dire de toutes choses qu’elles ne sont pas généralement où on les cherche. »

On objectera encore que le visage est le miroir de l’âme. Aux trois âmes décrites par Platon, plus tard reprises par Galien, et qu’ils situent respectivement dans l’acropole du corps, le cerveau (l’âme immortelle), le cœur (l’âme du courage et de l’emportement), le foie (miroir qui envoie les pensées de l’intelligence réfléchir sur les bas instincts pour les contrôler), comme l’exprime Laura Bossi 23, se superposent les trois étages du corps humain : le digestif, le respiratoire, le neurologique. Cette tripartition se retrouvera à l’étage céphalique : le visage est ainsi, dans une règle proportionnelle (divine ?) des trois tiers, divisé en un étage masticatoire, proprement digestif, moyen, nasal donc respiratoire, et supérieur, noble, encéphalique, fronto-crânien. L’âme du visage ne serait donc que surfacique, dévoilant ses états au gré des mouvements d’expression ? Reprenant à notre compte la phrase de François Delaporte 24 : « Plus que jamais, le visage est le lieu de l’âme, mais ce lieu est désert », on tord définitivement le cou à cette fausse science qu’est la physiognomonie Ce disant, la chirurgie faciale y perd-elle de son aura ? Au contraire, elle se réapproprie la noblesse d’une chirurgie « générale », faite des mêmes gestes, portant sur les mêmes tissus, disposant des mêmes outils, globale dans ce qu’elle touche à la dimension cosmogonique de l’individu.

22. J. Dubuffet, Lettre à Gaston Chaissac, 28 août 1950, prospectus et tous les écrits suivants, II, Hubert Damisch (éd.), Paris, Gallimard, 1967, p. 35. 23. L. Bossi, Histoire naturelle de l’âme, Paris, PUF, 2003. 24. F. Delaporte, Anatomie des passions, Paris, PUF, 2003.

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Identité On rétorquera enfin que le visage étant la marque identitaire du sujet, la chirurgie qui s’y applique est investie d’une responsabilité particulière. Interrogée trois années après la greffe dont elle a bénéficiée, la première transplantée de la face affirmait : « Sans visage on n’est rien ». Elle ajoutait à propos des chirurgiens : « Ils m’ont redonné une identité ». Il était donc légitime que fût posée la question : « Quelle identité pour les greffés du visage ? ». En guise de réponse, jaillissent aussitôt deux autres interrogations en miroir qui ont mérite de créer un amont et un aval éclairant l’interrogation première. Quelle identité pour un défiguré ? Quelles identités pour les greffés du visage ? Il serait commode, mais hâtif peut-être, de considérer dans une acception commune du mot que le caractère identifiant d’un individu s’inscrit totalement dans l’apparence physique du visage. Accréditant

Fig. 6. Image de dissection d’une allotransplantation faciale complète (face interne), Pr B. Lengelé, Laboratoire d’anatomie humaine, UCL Saint Luc Bruxelles.

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cette thèse, le récent travail mené en IRM fonctionnelle par Alam 25, laisse penser que l’absence de réaction des centres nerveux de l’émotion à la vue d’un sujet défiguré est liée à son caractère inhumain. Serait-ce donc l’impensé de la situation pour autrui, comme l’impensable de cette même situation pour soi-même, qui susciterait cette a-réaction première ? À la forme visible s’est substituée l’informe. Défiguré, le sujet demeure cependant unique et remarquable par de multiples autres traits : une posture, un mouvement, une voix, un caractère… qui exonèrent d’en voir le visage. À l’exact opposé, la monstration de la défiguration a pu en son temps constituer un élément valorisant (Gueules Cassées), des déformations acquises (rituelles, artistiques) se veulent des entreprises signifiantes ayant le même objet. Restaurer le visage détruit s’applique donc à ces trois sens du terme. On considérera volontiers que la greffe du visage rend cet objectif illusoire, dès lors que les tissus d’un sujet sont plaqués sur la béance du non-visage de l’autre. Et que le risque de ressemblance entre donneur et receveur est grand, rendant caduque la proposition elle-même. Ce risque de ressemblance est en réalité faible, car à ne considérer que les tissus mous (peau, muscle…) ceux-là se redrapent sur un squelette différent qui porte en lui les fondements et participe de la forme globale. Et à envisager une greffe qui associerait parties molles et parties dures, faudrait-il encore que l’infrastructure soit spatialisée par rapport à son homologue basicranien dans les mêmes orientations. Et quand François Delaporte écrit : « Tout se passe comme si l’une s’habillait de la dépouille de l’autre, ou comme si la dépouille de la première devenait le souple et soyeux vêtement de l’autre 26 », il illustre magnifiquement par sa métaphore la transsubstantiation, c’est-à-dire le passage d’une matière inerte à un tissu organique, celui d’une enveloppe-voile à une peau-toile, capable d’écrire l’ordre du monde de l’individu. Emmanuel Fournier parle de « déconjugaison, d’infinitisation du visage, qui le libère du temps et de la personne du donneur et permet finalement de le rendre recevable par quelqu’un d’autre 27 ».

25. D. Alam, « Table ronde sur la transplantation faciale », 3e Congrès de l’AFCMF, Barcelone, 2012. 26. F. Delaporte, Figures de la Médecine, Paris, Le Cerf, 2009, p. 96. 27. E. Fournier, La fabrique du visage, Turnhout, Brepols, 2010, p. 253.

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Au-delà du recouvrement de la sensibilité, au-delà de la restauration motrice (forme et fonction sont intimement liées : la forme permet la fonction, mais la fonction façonne la forme), au-delà de l’intégration corticale, quand l’imagerie confirme la reconnaissance du fragment transplanté comme partie du corps, c’est plus que d’identité restaurée dont il faut parler, mais d’individuation recouvrée. La greffe de visage ne vaut que si elle permet au sujet qui en bénéficie de « faire le deuil du deuil », pour reprendre l’expression de Catherine Malabou 28, c’est-àdire prendre conscience du fait qu’être soi-même c’est perpétuellement changer et s’accepter comme changeant. Alain Masquelet 29 rapporte la greffe de visage à un processus d’individuation, dans un rôle de transducteur, qui fait donc apparaître non seulement l’individu, mais le couple individu-milieu. Il serait enfin tronqué d’écrire que la greffe de visage ne vaut que par sa dimension chirurgicale. L’organe visage s’inscrit dans un corps qui porte sa propre identité (sanguine, tissulaire, génétique) et que, comme pour tout transplanté, cette ipséité est mise à mal et qu’il lui faut accepter, avec l’aide des médications immunosuppressives, l’altérité du tissu ou de l’organe transplanté. Cette marque immunitaire reproduit à son échelle sa propre capacité d’adaptation et de mutation, sa force de rejet, mais aussi d’autodestruction. L’identité des greffés du visage ne serait donc que l’expression triviale d’une angoisse organique universelle, celle des chimères de la mythologie, de la métempsychose et de la résurrection des corps des religions, du soi et du non-soi des philosophes… La greffe de visage, plus simplement, est renaissance, page blanche offerte, palimpseste dirait-on, dont les signes premiers ne s’effaceront jamais, capable de restaurer l’ordre du monde du sujet défiguré. Le visage aître Safranée, la graisse s’immisce de manière ordonnée dans des espaces virtuels, liant nécessaire à la bonne mécanique des rouages ; Chamoisés, les lobules glandulaires font corps sécrétant dans des amas fragiles ; Argentés, des tendons

28. C. Malabou, L’avenir de Hegel. Plasticité, temporalité, dialectique, Paris, Vrin, 1994, p. 3. 29. A. C. Masquelet, Penser la relation de soin, Paris, Seli Arslan, 2011, p. 172.

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alignent leurs fibres convergentes vers des attaches profondes ;Ivoires, quelques nerfs filiformes cheminent obstinément dans ce dédale ; Carmins, les muscles laminés indiquent dans cet entrelacs le vecteur de leur action ; Outremer, violacées, des veines désœuvrées soupirent au rythme de la respiration… Viande. Viande noble 30 (fig. 6).

Le visage, forme informe, n’est donc rien d’autre que l’extrémité craniale aboutie d’un tube embryonnaire trifolié dont l’exhibition et les béances ouvertes laissent imaginer quel monstre l’habite, quelle âme (quand l’extrémité caudale, cachée, suscite les mêmes fantasmes). Neurectoblastique dans son enveloppe, mésoblastique dans ses mouvements,entoblastique dans son oralité, il n’est rien moins, rien de plus que de la viande vivante. Il est organe. Et le chirurgien qui l’opère n’a ni davantage, ni moins de devoirs que le chirurgien généraliste qu’il se doit d’être. Boucher certes, mais comme le dit Deleuze 31 à propos de Bacon : « Le peintre est boucher, mais il est dans cette boucherie comme dans une église, avec la viande pour Crucifié ». Le mot viande, « aliment à entretenir la vie », retrouve alors la plénitude de son acception. Il n’en demeure pas moins que cet organe viande qu’est le visage, devenu libre depuis la première transplantation, capable de survivre ex-vivo, indispensable à la dimension cosmogonique de l’individu, porte en lui, au même titre que les autres organes, une ineffable beauté ontologique qui constitue sa seule vérité. Exercice d’admiration. Le corps précisément envisagé dans son intériorité, ses penetrali n’échappent-ils pas aux retombées négatives de la « crise écologique », à ce d’aucun appelle ses « disgrâces » ? L’intérieur du corps avec les émerveillements qu’il ne cesse de susciter ne constituerait-il pas le lieu même où résiste « la beauté naturelle » en ce que nous sommes nous-mêmes des êtres de nature ?

30. B. Devauchelle, « Faire faces », Catalogue de l’exposition « Le visage dans tous ses états », Paris, Université Paris-Descartes, 2010, p. 82. 31. G. Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002, p. 160.

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xvii Trois retours sur Terre Élise Parré

De l’exploration au sauvetage, Biosphère II À l’âge de vingt ans, comme une bonne partie de l’Occident, je suivais avec impatience les aléas de l’aventure de Biosphère II durant laquelle huit hommes et femmes allaient être enfermés pendant deux ans dans une structure où étaient reconstitués plusieurs écosystèmes en vue de se préparer à vivre sur Mars. J’éprouvais alors une fascination mêlée de scepticisme, où un monde extraterrestre envahissait mon imaginaire tout en ressentant de l’inquiétude pour les personnes confinées. De surcroit, je voyais l’absurdité quant aux moyens déployés pour reconstituer artificiellement la nature qui resterait en dernier ressort inégalée. À l’époque, comme beaucoup, je connaissais bien davantage l’aspect sensationnel que la dimension scientifique de cette expérience singulière sur laquelle nous allons revenir. Biosphère II est une structure située dans le désert d’Arizona non loin de la ville de Tucson et dont la construction a débuté en 1987. Le projet avait pour objectif initial de créer des écosystèmes autonomes habités, coupés du monde extérieur en vue de tester la possibilité d’une base martienne. Exceptionnel par son ampleur, le projet a été baptisé Biosphère II par ses fondateurs, la biosphère I étant celle de la Terre. Le nom même révèle l’ambition du projet, mais aussi la folie qui l’accompagnait. La complexité du fonctionnement terrestre était alors mise en parallèle avec des écosystèmes artificiels. La gigantesque structure de 1,27 hectare abritait alors sept types

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d’écosystèmes terrestres reconstitués : un océan de 3,5 millions de litres d’eau de mer avec des coraux et des poissons, deux types de savanes, une forêt tropicale, un marais, un désert, une mangrove et une grande serre d’agriculture intensive. On y trouvait aussi un habitat et une structure sophistiquée qui alimentait l’ensemble en oxygène. Biosphère II était (et reste) le plus grand écosystème artificiel jamais construit, sa démesure tenant aussi au fait qu’il s’agissait d’une initiative privée financée par le milliardaire texan Edward Bass et menée par John P. Allen 1. Enfin, tout a été pensé pour que l’autonomie en oxygène et autonomie alimentaire soient complètes dans une structure totalement hermétique. L’immense surface de Biosphère II a permis aux deux équipes de huit participants 2 d’accueillir pas moins de 3 800 animaux et végétaux et de tester la viabilité du projet de façon incomparable. Même si la dimension écologique fut énoncée dès le début, l’intention d’origine était de se préparer à aller vivre sur Mars, la question de l’autonomie était donc cruciale et avec elle les études médicales et psychologiques du groupe plongé en confinements longs. Le premier a eu lieu du 26 septembre 1991 au 26 septembre 1993, le séjour de la deuxième équipe a été interrompu au bout de six mois suite à des dissensions entre les personnes. Le programme Biosphère II a été très suivi médiatiquement et bien documenté. Aussi, au lieu de revenir sur les détails de cette expérience, il semble important de s’attacher davantage à la transformation de l’intérêt porté à la biosphère au regard du changement de paradigme dans lequel elle s’inscrit actuellement. Biosphère II apparaît comme un échantillon terrien sous cloche, une Terre miniature semblable à une boule de flocons de neige tombant en toute saison. Le fait que la biosphère se situe dans le désert de l’Arizona renforce le sentiment d’un écosystème sous une bulle, tant certains biomes 3 ne correspondent pas à l’aridité environnante, comme

1. Le cofondateur de Biosphère II, John P. Allen est un ingénieur qui a tour à tour été qualifié de visionnaire, de gourou ou encore d’idéaliste. 2. La première équipe de Biosphère II en 1988, . 3. Les biomes sont les noms donnés aux écosystèmes de la biosphère dont l’extension est d’ordre régional (sous-continent) ; ici, ils en constituent des modèles réduits.

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« la forêt tropicale » ou « l’Océan 4 ». Biosphère II et ses serres remplies de végétation semblent avoir atterri dans le désert créant un contraste déconcertant, comme si un vaisseau s’était posé juste là. L’architecture de Ieoh Ming Pei et notamment l’immense pyramide vitrée y contribuent activement. Soulignant une certaine aberration du projet, Jean Baudrillard indique que « Le plus étonnant est d’avoir reconstitué ici en plein désert naturel, un fragment de désert artificiel (un peu comme de reconstituer Hollywood à Disneyworld) 5. » Dans un contexte états-unien et particulièrement dans l’Arizona au climat subdésertique, l’installation de plantations installées dans le désert n’est pas une situation inhabituelle. La présence de champs cultivés sur des sols très arides grâce à un système d’irrigations 6 par pivot est fréquente. Nous avons tous en tête ces vues aériennes de grands cercles verts parfaitement tracés sur des étendues beiges désertiques. Cependant, du côté de Biosphère II, il s’agit de reproduire artificiellement des écosystèmes terrestres avec toute leur complexité. La structure devient un échantillonnage terrien reconstitué permettant aux occupants de passer d’un paysage à l’autre en quelques dizaines de mètres, d’un biome à un autre sans lésiner sur les moyens financiers et technologiques pour que cela soit possible. La dimension utopique d’un tel projet trouve pour partie ses sources dans le livre de René Daumal Le mont analogue 7 que les protagonistes appréciaient particulièrement et où un passage ressemble de façon frappante au projet de Biosphère II « L’étrange structure géologique du continent lui valait la plus grande variété de climats et l’on pouvait, paraît-il, à trois jours de marche de Port-des-Singes, trouver d’un côté la jungle tropicale, d’un autre des pays glaciaires, ailleurs la steppe, ailleurs le

4. Illustration de « l’Océan » de Biosphère II, . 5. Jean Baudrillard, La biosphère II, dans l’ouvrage d’Anne-Marie Eyssartel et Bernard Rochette Des mondes inventés. Les parcs à thème, Éditions de la Villette, Paris, 1992, p. 126-130 cité dans Un climat sur mesure, les colonies de la NASA (1972-1982), Felicity D Scott, Paris, Éditions B2, 2019, p. 48-49. 6. L’eau du système d’irrigations provient du Colorado et les sécheresses successives et la surexploitation du fleuve questionnent actuellement le mode d’exploitation de l’eau par cette agriculture intensive. 7. René Daumal, Le mont analogue, Paris Gallimard, 2021 [1952].

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désert de sable ; chaque colonie s’était formée au lieu le plus conforme à sa terre natale 8. » Cette reconstitution a fasciné, mais a aussi été fortement décriée, associant cette aventure à une artificialisation de la nature habitée par des humains cobayes enfermés (le public ne pouvait pas rentrer dans Biosphère II durant les confinements, mais le site est devenu très touristique et l’est toujours). L’un des regards les plus virulents est encore celui de Jean Baudrillard dont la vision de Biosphère II était à l’image de la lecture qu’il faisait des États-Unis et qu’il a retranscrite dans son ouvrage Amérique 9. Au sujet de Biosphère II, il ajoute : « Simplement dans ce désert artificiel, il n’y a ni scorpions, ni Indiens à exterminer, il n’y a que des êtres extraterrestres en combinaison rouge vif, instruits à survivre là même où ils ont détruit, sans lui laisser aucune chance, une autre race bien supérieure et bien mieux adaptée 10. » En plus d’évoquer les massacres des peuples natifs, cette remarque met en tension nature et artificialité. De plus, les participants n’ont plus le statut d’humains et sont incapables de s’adapter naturellement au vrai désert. L’expérience de Biosphère II a mal tourné. De graves problèmes d’alimentation en oxygène ont fait mourir de nombreux animaux et ont affaibli les participants. La structure a dû être ouverte, et le protocole d’autonomie cassé, occasionnant un échec qui a d’abord été dissimulé 11. Une fois révélé, le projet s’est vu décrédibilisé. Après avoir eu les honneurs des médias, Biosphère II a été fortement critiqué quant à sa dimension scientifique, invisibilisant pour un temps de nombreuses autres expériences. Biosphère II existe toujours, ses biomes se sont développés depuis trente ans et certaines plantes ou faunes ont disparu quand d’autres ont proliféré. L’Université de Columbia a eu la charge du site jusqu’en 2003 concentrant la recherche davantage sur la biodiversité que sur l’étude de séjours sur Mars. Le site a été l’objet de convoitise de la part de promoteurs et c’est finalement l’Université d’Arizona 12 qui 8. Ibid, p. 112. 9. Jean Baudrillard, Amérique, Paris, Ed. Grasset, 1986. 10. Op. cit., p. 49. 11.Le manque de disponibilité en oxygène n’était pas dû à des problèmes techniques d’alimentation mais à une trop grande consommation d’oxygène par les bactéries présentent dans la serre. 12. Le CNRS s’est associé à l’Université d’Arizona pour étudier Biosphère II, notamment les écosystèmes et les récifs coralliens qui se trouvent dans la structure.

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a repris la gestion de Biosphère II où elle développe désormais cinq axes de recherche : l’observatoire de l’évolution du paysage (LEO), les études de la Rain Forest, l’Océan et l’agrivoltaïque. Enfin, comme pour faire malgré tout une connexion avec les origines historiques de Biosphère II, deux axes, bien que secondaires, ont pour objet de recherche le domaine du spatial. L’étude de l’agriculture et des centrales photovoltaïques (agrivoltaïque) a pour objectif de dépenser moins d’eau et d’accroitre ainsi l’énergie et la production alimentaire, ce qui est en relation directe avec les problématiques actuelles dans l’Arizona, mais aussi dans le reste du monde 13. Les écosystèmes de « la Rain-Forest » et de « l’Océan » restent uniques et sont très investis par l’Université d’Arizona dont l’orientation est clairement du côté d’une approche écologique se concentrant sur les études biologiques. La Biosphère II ne s’inscrit désormais plus dans le même monde qu’au moment de sa construction. Les objectifs ont été réorientés. Sur le site de l’université, nous pouvons lire la phrase d’accueil « Discover Your World Inside Biosphere II » qui annonce clairement le changement de paradigme. Il ne s’agit plus de se projeter vers un ailleurs extraterrestre, mais de regarder le monde tel qu’il est, notre monde à l’intérieur de Biosphère II. Baudrillard aurait sans doute eu quelque chose à en dire, car il y a comme une incohérence dans la proposition, celle de découvrir notre monde sous cloche plutôt que directement dans la nature. Dans les faits, Biosphère II s’occupe aussi de toute une part pédagogique de sensibilisation auprès du public. Cette phrase est de plus accompagnée du sous-titre « Explore living, breathing scientific research ». Un déplacement s’est opéré, il ne s’agit plus d’explorer la planète Mars, mais d’explorer la recherche scientifique, ce n’est plus le monde qui est vivant et palpitant, mais la recherche elle-même. Comment ces changements d’approche se sont-ils produits ? Biosphère II a été pensée à une autre époque du point de vue géologique, c’est-à-dire avant la généralisation du concept d’anthropocène. Elle est maintenant abordée dans un monde où le réchauffement climatique est devenu la préoccupation majeure de nombreux scientifiques et

13. Une des hypothèses à l’étude est de planter de la végétation sous les panneaux photovoltaïques.

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citoyens. Nous sommes passés de la volonté de fabriquer des écosystèmes artificiels en vue de les reproduire dans un monde extraterrestre à l’étude des conséquences des agissements de l’homme sur l’ensemble du système terrestre. Dans ce contexte, les recherches concernant « l’Océan » endossent un rôle spécifique. Elles s’inscrivent dans l’urgence de la crise planétaire des récifs coralliens et de l’acidification des océans. Ainsi, il ne s’agit pas uniquement de faire des études sur des écosystèmes en vue de lutter contre les effets du réchauffement climatique, mais d’étudier les coraux de la Biosphère II pour répondre à l’urgence de leur disparition et aux conséquences qui en découlent notamment sur les populations dont les côtes ne vont plus être protégées par les récifs, comme le précise l’Université d’Arizona. Biosphère II permet ainsi d’étudier et d’essayer de trouver des solutions pour les coraux alors que des expériences directement dans la mer auraient des effets potentiellement néfastes sur eux déjà fragiles. De plus, les scientifiques peuvent y changer volontairement la température et divers paramètres chimiques sans leur porter préjudice dans la nature. La biosphère devient un dispositif intermédiaire et unique entre la mer et le laboratoire, un trait d’union entre l’environnement réel attaqué et les installations artificielles en laboratoire. Ainsi, excepté la prolifération de certains végétaux, la Biosphère II a continué dans le temps à préserver des écosystèmes fabriqués même si certaines détériorations ont vu le jour. Ce n’est pas tant la biosphère elle-même qui a changé que le monde autour d’elle. Ce projet était comme un échantillon vivant de la Terre dans toute sa diversité, « monde analogue » voué à être recréé ailleurs, comme une bulle foisonnante posée sur le sol martien. En trente ans, il est devenu la serre d’études d’une planète dont la biodiversité est en train de disparaître, le témoignage d’un monde terrien à sauvegarder. Je ne suis jamais allée à Biosphère II. Si je m’y rendais un jour, j’essayerais de prendre deux photographies, l’une à partir de l’intérieur de la structure avec le paysage « artificiel » au premier plan et le paysage environnant à travers les vitres au second puis je prendrais une autre photo ou à l’inverse, le paysage désertique extérieur serait au premier plan et au second, se trouveraient les feuillages et les rochers des biomes qu’on apercevrait à travers les serres. J’essaierais que ce diptyque concentre tout ce qu’il se joue au niveau de la vitre, du fantasme de l’exploration de Mars à notre situation climatique actuelle, tout ce qu’il se joue dans les images entre naturel et artificiel.

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Fig. 1. Retour sur Terre 1.

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Spatiotouristes Les colonies martiennes sont un des thèmes récurrents de la science-fiction où nombre d’ouvrages et de films les mettent en scène. Dans une moindre mesure, le tourisme spatial a lui aussi traversé la science-fiction, les deux étant souvent liés. Pour pouvoir s’installer définitivement et en nombre sur une planète, il faut d’abord pouvoir s’y rendre et y faire quelques séjours. Dans la réalité, le tourisme spatial ne tient pas toutes ses promesses, mais qu’à cela ne tienne, d’autres dispositifs embarquent les touristes dans les paysages de leur rêve. Du côté de la science-fiction, la planète Mars est celle qui a concentré tous les scenarii d’invasions ennemies, et qui a servi d’exutoire aux peurs d’anéantissements, notamment nucléaires, durant la guerre froide. Les colonisations de la planète Mars se sont ainsi multipliées dans les productions culturelles et ont perduré. Parmi celles-ci, quelques-unes se sont démarquées comme le recueil de nouvelles Chroniques martiennes 14 de Ray Bradbury (1950), où il décrit les différentes tentatives des colonisateurs de Mars et la maladie qu’ils transmettent aux Martiens décimés. Bien plus tard, en 1992, la Trilogie de Mars de Kim Stanley Robinson est publiée et tient une place particulière, car chacun des trois volumes aborde une étape de la colonisation et de la terraformation de Mars. Chacun correspond à une couleur, Mars la rouge est l’étape de la colonisation, Mars la verte, l’étape de l’adaptation, Mars la bleue celle de la terraformation. Sur deux cents ans sont suivis les premiers colonisateurs et leurs descendants. Ce livre a eu un gros impact sur les fervents défenseurs d’un voyage habité vers Mars et d’une colonisation qui le citent ou l’utilisent fréquemment. Le drapeau rouge vert bleu de La Trilogie de Mars a été reproduit dans l’Utah sur le terrain analogue de Mars Desert Research Station. En 1990, le film Total Recall 15 de Paul Verhoeven traite, lui, de l’implantation de faux souvenirs et se déroule sur Mars 16, alors 14. Ray Bradbury, Chroniques martiennes, éd. Doubleday, 1950. 15. Le film Totall Recall est une adaptation de la nouvelle de Philip K. Dick We Can Remember It for You Wholesale (traduite en français sous le titre : Souvenirs à vendre) publiée en 1966. 16. Il est intéressant de noter qu’à l’origine la nouvelle de Philip K. Dick se déroulait sur Terre.

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totalement exploitée. Nous nous arrêterons là pour ce très succinct aperçu tant ces productions sont nombreuses. De son côté, le tourisme spatial a lui aussi été abordé à plusieurs reprises à commencer par Le voyage dans la Lune, le film de Méliès sorti en 1902. Parfois la colonisation de certaines planètes ou certains satellites croise le désir de tourisme spatial de masse. Ainsi aller sur la Lune serait comme prendre l’avion et ouvert à tout le monde dans une sorte de démocratisation de l’accès à l’espace. Qu’en est-il réellement ? Actuellement, ce qu’on appelle tourisme spatial recouvre deux types de séjours : celui en orbite dans la Station Spatiale Internationale (ISS) à 400 km d’altitude et celui en vol suborbital au-dessus de 100 km altitude. Le premier, plus long et plus couteux demande de l’entrainement, le second est un vol suborbital qui peut durer quelques minutes. Le premier touriste spatial a fait le voyage en 2001. Il s’agit de Dennis Tito, États-Unien qui a voyagé dans un vaisseau spatial Soyouz avec l’Agence Spatiale russe Roscosmos et qui a séjourné dans l’ISS. Le voyage lui aurait coûté 20 millions de dollars. Six autres touristes ont suivi jusqu’en 2010, date à laquelle l’Agence Spatiale Russe a arrêté cette activité. Le relai a été pris par des entreprises privées qui se sont multipliées 17. Malgré tout, il a fallu du temps pour que ces vols touristiques se réalisent avec une accélération marquée en 2021. Enfin, Space X a annoncé le projet d’un premier tour de la Lune pour un milliardaire japonais et ses invités. Pour la plupart des entrepreneurs du New Space 18, voyager sur Mars n’est qu’une étape pour y créer ensuite des colonies. Elon Musk vise ainsi une colonie martienne d’un million d’êtres humains en 2050. Retour à la réalité, malgré le nombre toujours plus grand de touristes dans l’espace et les annonces faites par ces entrepreneurs qui voient une manne économique dans cette activité, nous sommes bien loin du tourisme généralisé et d’une démocratisation de l’Espace. Seules quelques personnes fortunées peuvent s’offrir l’aventure qui, si elle se généralisait, deviendrait hautement problématique du point de vue écologique, comme le soulignent les

17. Il s’agit des entreprises comme Virgin Galactic, Space X, Blue Origin, Orion Span, Boeing, Space Adventures ou Zero 2 Infinity. 18. Le New Space réunit les entreprises privées du spatial citées ci-dessus.

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détracteurs scientifiques des vols habités sur Mars ou du tourisme spatial. Les projections liées à la grandeur de la destinée humaine tout comme les visions de perpétuation de l’espèce humaine sur d’autres planètes sont loin de faire l’unanimité parmi les scientifiques. Pour revenir au tourisme de masse sur Mars, puisqu’il se fait attendre, et que de nombreux amateurs passionnés d’explorations martiennes s’impatientent, certains ne se contentent plus de guetter la sortie de chaque film de science-fiction, mais se déplacent sur les lieux où ils ont été tournés. De façon générale, il y a d’ailleurs un tourisme spécialisé dans les visites de décors naturels de films qui ne concernent pas que la science-fiction. L’Islande, la Croatie ou Malte ont par exemple accueilli de nombreux fans de la série Game of Thrones 19, et il existe des agences de voyages spécialisées dans les séjours de lieux de tournages. Dans le domaine des films de science-fiction, de nouveaux dispositifs touristiques ont fait leur apparition et nous intéressent particulièrement. Il s’agit d’installations hôtelières plutôt succinctes ou de campings améliorés situés dans des déserts ressemblants à Mars. Les petits habitats en forme de dôme disposés côte à côte font que l’ensemble ressemble beaucoup à une colonie martienne. Ainsi le tourisme spatial de masse se déploie, mais en restant cloué sur Terre, et les touristes astronautes peuvent enfin en profiter sans prendre le risque de se confronter au climat extrême de Mars et aux radiations. Ce tourisme singulier existe notamment dans le désert jordanien de Wadi Rum 20 où ont aussi été tournés les films Planète rouge 21 en 2000, Seul sur Mars 22 en 2015 et Dune 23 en 2020. L’attrait touristique est passé de la relation traditionnelle au désert et aux Bédouins à l’exploration de Mars. Différents dispositifs de cet ordre voient le jour dans le monde et ont pour point commun qu’il s’agit toujours d’endroits désertiques 19. Game of Thrones est une série télévisée états-unienne crée par David Benioff et D. B. Weiss et diffusée en 2011 aux États-Unis et en France. 20. Illustration de l’installation touristique à Wadi Rum, . 21. Le film Planète rouge a été réalisé par Anthony Hoffman en 2000. 22. Le film Seul sur Mars a été réalisé par Ridley Scott en 2015. 23. Le film Dune a été réalisé par Denis Villeneuve en 2021, adaptation du roman éponyme Dune de Franck Herbert paru en 1965.

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où peu de choses existent pour que les populations locales puissent subsister et où l’attrait touristique du désert ne suffit plus. Dans le cas de Wadi Rum, les touristes étaient plutôt accueillis dans des tentes bédouines côtoyées désormais 24 par de nombreux modules en forme de dômes. Ceux-ci, par leur nombre, leur esthétique et leur disposition font inexorablement penser à des images de colonies martiennes, d’autant plus que la plupart des représentations de ces dispositifs touristiques sont des vues aériennes réalisées par des drones qui apportent une dimension esthétique très cinématographique comme si nous allions y atterrir. Les points blancs alignés et en réseau sur le sable ocre semblent extraits de films de science-fiction, mais aussi d’illustrations virtuelles des protagonistes du New Space. Le touriste peut ainsi ajuster son regard entre ce qu’il perçoit de l’environnement qui l’entoure et les images de films dont il se souvient : la beauté « naturelle » du paysage existe grâce à ce lien, par analogie. Un autre dispositif chinois s’intitulant C-Space project 25 a été ouvert en avril 2019. Il se trouve dans le désert de Gobi à 40 km de la ville la plus proche, Jinchang. Le site est multifonctionnel 26, il abrite des objectifs scientifiques, éducatifs et sert de décor de films. À terme, il va accueillir de très grandes infrastructures touristiques. Un autre projet similaire est en cours en Turquie, laissant penser que ces configurations touristiques sont vouées encore à se multiplier, les colonies martiennes étant pour l’heure des colonies de vacances de touristes en mal d’exploration sur place. On peut se demander à quoi correspondent ces nouvelles pratiques touristiques où le public semble avoir besoin d’une implication physique, une expérience corporelle du lieu après avoir été comblé par les images des films. Pourquoi l’approche visuelle ne

24. Dans le film promotionnel du site touristique de Wadi Rum, nous pouvons voir une famille de touristes en tenue d’astronautes croiser un Bédouin avec un chameau dans le désert. Les deux mondes se croisent de façon plutôt caricaturale. 25. Le projet a été réalisé par la compagnie privée C-Space Project avec la collaboration de l’Astronauts Center of China (ACC) et du China inter-continental Communication Center (CICC) 26. La C-Space Project est composée de neuf modules connectés : une serre sous un dôme, une salle de contrôle, une unité de recyclage, une fausse salle de décompression, un espace de stockage, des installations médicales, des lieux de vie, une salle de remise en forme et de divertissement.

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semble plus suffire, est-ce parce que l’omniprésence des images est si forte qu’elles perdent en impact ? Est-ce parce que la multitude de vues d’explorations spatiales numériques crée une saturation chez le spectateur ? En se déplaçant sur les lieux, en ressentant la chaleur ou le froid du désert, la perception du corps pourrait constituer un nouveau repère. Peu importe si nous sommes sur Terre et non sur Mars, du moment où le ressenti du lieu arrive à coaliser avec l’imaginaire et par ce fait à nous transporter. Enfin qu’en est-il de la colonie ? Les touristes réunis sur le site ont-ils le sentiment d’appartenir à une communauté ? S’agit-il d’une communauté de colonisateurs ou plus simplement d’une communauté de fans d’un même film, comme il en existe beaucoup ? Je ne suis jamais allée dans ces colonies touristiques martiennes, mais je me suis rendue à plusieurs reprises sur des terrains analogues afin de les étudier. Ces sites d’entrainements où les scientifiques, les astronautes et leurs rovers se préparent à aller sur Mars sont traversés par une géologie saisissante. Je me suis ainsi retrouvée seule, dévalant une pente volcanique dans les environs de Flagstaff dans l’Arizona, filmant le Meteor Crater ou traversant un tunnel de lave à Lanzarote. Si jamais j’avais à me rendre à Wadi Rum, je crois que je ne regarderais pas tant l’environnement aussi ressemblant à Mars soit-il, mais j’observerais les autres vacanciers comme on le fait toujours dans les campings. J’essayerais de deviner leur nationalité, je tenterais de deviner leurs films de science-fiction favoris en regardant comment ils se prennent en photo dans le paysage. Enfin, j’observerais comment s’incarne l’espace extraterrestre dans ces touristes particuliers, comment les deux mondes martien et terrien sont reliés dans leur esprit, dans leur corps, et dans leurs rêves.

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Fig. 2. Retour sur Terre 2.

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Marsoformation Changement d’échelle. Après s’être préparé à vivre sur Mars dans Biosphère II, à traverser les colonies martiennes sur Terre en faisant du tourisme spatial, ne vaudrait-il pas mieux transformer la planète Mars avant de s’y rendre afin qu’elle devienne habitable pour les humains ? C’est ce que nous appelons la terraformation, soit, rien moins que la transformation d’une planète entière pour lui donner des caractéristiques terrestres afin de la rendre vivable. Ce concept abordé dans de nombreuses productions de science-fiction s’est encore davantage vulgarisé auprès du grand public avec l’édition de jeux de société 27 et de jeux vidéo 28. Le terme terraformation (terraforming) est apparu en premier lieu dans la nouvelle Seetee Ship 29 écrite par Jack Williamson en 1942, alors qu’il décrit une méthode avec un générateur pour donner une gravité et une atmosphère terrestre à un astéroïde. Enfin, La Trilogie de Mars comme nous l’avions évoqué au sujet des colonies martiennes tient une place exceptionnelle dans les descriptions détaillées de chaque étape de la terraformation durant deux siècles. Aussi improbable que puisse paraitre la terraformation, sa faisabilité a été étudiée par des géo-ingénieurs et des scientifiques. L’histoire de ce procédé commence par la volonté de maîtrise du climat par les militaires. Les États-Unis ont fait des tentatives de contrôle du climat sur leur territoire, mais aussi lors de la guerre du Vietnam de 1967 à 1972. Ainsi, l’histoire de la terraformation trouve ses sources dans la science-fiction et est par ailleurs indissociable des enjeux militaires de contrôle du climat terrestre puis de la géo-ingénierie. Les objectifs et les méthodes de ces géo-ingénieurs du climat sont rigoureusement décrits dans le livre du philosophe Clive Hamilton, Les apprentis sorciers du climat : raisons et déraisons de la géo-ingénierie 30. Enfin, l’articulation entre les recherches des militaires, les géo-ingénieurs et les questions 27. Le jeu de société Terraforming Mars a pour auteur le suédois Jacob Fryxelius, édité par par FryxGames en 2016. 28. Le jeu vidéo Terraformers a été développé par Asteroid Lab, Éditions : Goblinz Publishing, IndieArk, mars 2023. 29. La nouvelle Seetee Ship de Jack Williamson a été publiée en 1951 par Gnome Press. 30. Clive Hamilton, Les apprentis sorciers du climat : raisons et déraisons de la géoingénierie, Paris, Éd. du Seuil, 2013.

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environnementales est précisément analysée dans l’ouvrage La terre vue d’en haut. L’invention de l’environnement global de l’historien des sciences Sebastian Vincent Grevsmühl où il indique que « La pensée technocratique de la guerre froide connaît une nouvelle actualité avec l’entrée en scène de géo-ingénieurs autoproclamés qui imaginent des “solutions techniques” à la première crise environnementale globale de l’après-guerre 31. » D’un point de vue technique, la terraformation de Mars est basée sur l’augmentation de sa température qui « serait possible » si on augmente l’effet de serre. Une fois débuté, le processus s’amplifierait par lui-même, car plus Mars se réchaufferait, plus son atmosphère se densifierait et produirait encore de la chaleur. Différentes méthodes sont envisagées pour y arriver dont la liste non exhaustive comporte l’utilisation d’immenses miroirs en orbite 32, l’envoi de bombes thermonucléaires sur les calottes polaires, ou encore l’envoi de chlorofluorocarbones dans l’atmosphère de Mars, gaz à effet de serre que nous ne connaissons que trop bien sur Terre. D’autres variantes existent également 33. La controverse entre les défenseurs de la terraformation, sans limites dans leur ambition et les scientifiques démontrant combien cette entreprise est irréaliste n’étant pas l’objet de ce texte, précisons néanmoins qu’en 2018 la NASA a mené une étude publiée dans Nature and Astronomy qui invalide la thèse que Mars puisse être terraformée avec les technologies dont nous disposons, le dioxyde de carbone n’étant pas suffisant sur cette planète. De leur côté, les multiples représentations réalisées pour expliquer ou illustrer la terraformation et que l’on peut facilement trouver en ligne 34 sont éloquentes. Elles sont essentiellement soumises à des changements colorimétriques comme procédé de transformation visuelle. La planète rouge devient une planète bleue. Ces images numériques sont produites soit par des amateurs avec des filtres simples soit par 31. Sebastian Vincent Grevsmühl, La Terre vue d’en haut. L’invention de l’environnement global, Paris : Éd. du Seuil, 2014, p. 299. 32. Les miroirs réfléchiraient la lumière du soleil qui serait dirigée sur la calotte polaire sud pour la réchauffer et libérer le CO2 qui s’y trouve. 33. Une des méthodes serait de baisser l’albédo de Mars en noircissant par endroit sa surface. Par ailleurs, l’astronome Carl Sagan avait même imaginé en 1961 de terraformer Venus avec des algues. 34. Illustration de terraformation, .

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des illustrateurs professionnels spécialisés. Ces derniers travaillent dans des revues ou des entreprises du spatial et réalisent des images appelées couramment « vues d’artistes ». Ces images de terraformation sont souvent désarmantes de simplicité. Un peu de couleur et la planète prend vie, « photoshopée » plus que terraformée. Le changement de couleur ne s’opère pas exactement de la même façon selon que l’objectif est didactique ou illustratif. Certaines images montrent les étapes de la terraformation en ajoutant progressivement de la couleur bleue sur plusieurs sphères. Les reliefs martiens sont alors superposés aux couleurs terrestres, parfois de façon sommaire, parfois avec une précision qui donne vie à des fleuves et des forêts martiennes. D’autres encore coupent la planète en deux, à parts égales, mi-rouge, mi-bleue, sphère bicolore 35 comme une glace à deux parfums. La simplicité de ces images crée un écart troublant avec la complexité du procédé de terraformation. Fabriquer des images pour donner une visibilité à un phénomène qui n’a jamais existé et qui s’annonce si incertain pourrait-il influencer notre considération de cette entreprise ? Un mouvement inverse n’est-il pas plutôt en train de se produire ? Puisque le procédé colorimétrique de représentation de la terraformation semble si aisé et si rapide, ne pourrait-il pas tout autant s’appliquer dans l’autre sens et faire que la couleur rouge progresse sur la sphère bleue jusqu’à la repeindre entièrement ? C’est le chemin contraire de ce que des géo-ingénieurs argumentent quand ils avancent que les hommes peuvent bien transformer le climat de la planète Mars puisqu’ils le font déjà en changeant actuellement celui de la Terre. Pendant ce temps, les images de feux géants, de tempêtes et de désertification nous font à chaque fois perdre un peu plus de bleu, et un déplacement mental s’opère faisant de plus en plus ressembler notre planète à Mars. Certains films de science-fiction jouent d’ailleurs de cette ressemblance comme c’est le cas au début d’Interstellar 36 où le paysage aride, balayé par des tempêtes de poussière et que nous identifions d’abord comme une autre planète s’avère être la Terre dans le futur. De plus, dans notre imaginaire, ce que nous savons 35. Illustration de terraformation, . 36. Le film Interstellar a été réalisé par Christopher Nolan, le scénario par Jonathan Nolan et Christopher Nolan, il est sorti en 2014.

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Fig. 3. Retour sur Terre 3.

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de la recherche de vie sur Mars vient se télescoper avec la perte de biodiversité terrestre. Au regard du changement climatique et de ses effets, les images de la Terre toujours plus menacée se rapprochent des images de la planète Mars actuelle. En fondant, le cornet de glace met à l’œuvre une inversion où la « marsoformation » progresse irrémédiablement dans nos esprits. Ainsi nous avons suivi trois retours sur Terre à trois échelles différentes, de la serre terrestre de Biosphère II, à la colonie touristique martienne et à la terraformation de la planète Mars. Ces trois retours créent un maillage où se tissent le désir contrarié d’exploration spatiale, la science-fiction et le réchauffement climatique. Dans ce contexte notre perception de la Terre change et est traversée par de nombreuses images réévaluées à l’aune de sa situation écologique. Notre imaginaire spatial rempli de dômes de végétation, de paysages ocre à perte de vue, de petites bases d’habitations blanches, de sphères rouges, de sphères bleues et de tempêtes orange a fini par atterrir. La beauté de ces images revient sur Terre comme un boomerang nous rappelant au passage que le territoire extraterrestre désolé, fantasmé par certains comme un ailleurs devenant luxuriant, s’est rabattu sur l’endroit où nous vivons. Des déserts martiens à la désertification de notre planète, les images mentales que nous avions de cet ailleurs lointain prennent maintenant la place de notre environnement terrestre toujours plus éprouvé. PS : Les dessins-collages qui accompagnent ce texte ont été réalisés par Élise Parré.

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Biographie des auteurs

Marie-Françoise André est géomorphologue. Elle étudie les processus et vitesses d’érosion de la pierre en contexte naturel (milieux polaires) et patrimonial (temples d’Angkor et églises romanes d’Auvergne), en prenant en compte changements climatiques et interventions humaines sur le bâti et son environnement. Membre du laboratoire GEOLAB UMR 6042-CNRS/UCA, elle est actuellement professeur émérite à l’Université Clermont Auvergne. Diederik Bakhuÿs est conservateur au musée des Beaux-Arts de Rouen depuis 1997, où il est aujourd’hui en charge des peintures et sculptures anciennes et du cabinet d’arts graphiques. Il a été commissaire – ou co-commissaire – de nombreuses expositions, portant en particulier sur la peinture européenne des xvie et xviie siècles : citons notamment Les Curieux philosophes de Velázquez et de Ribera (Rouen, musée des Beaux-Arts, 2005), Tableaux flamands et néerlandais du musée des Beaux-Arts de Rouen (Paris, Fondation Custodia, 2009) ou Gérard David. La Vierge entre les Vierges (Rouen, musée des Beaux-Arts, 2011). Il a beaucoup publié par ailleurs sur les dessins des xvie, xviie, xviiie et xixe siècles conservés à Rouen, dont I grandi disegni italiani delle collezioni pubbliche di Rouen (2003), Trésors de l’ombre : chefs-d’œuvre du dessin français du xviiie siècle (2012) ou L’œil et la main. Chefs-d’œuvre du dessin français des xvie et xviie siècles (2019). Amélie de Beauffort née en 1967 à Bruxelles, artiste plasticienne, est professeure et titulaire du Cursus Dessin à l’ArBA-EsA à Bruxelles depuis 2015. Elle est également cofondatrice et administratrice de la Fédération des Arts Plastiques. Ses préoccupations portent principalement sur le dessin dans un sens élargi. La feuille apparaît à la fois comme l’écran où s’inscrit l’image, mais aussi comme une surface réelle, sensible et active face aux évènements plastiques. Elle dessine sur, mais surtout avec le papier et ses potentialités comme principe dynamique. D’une trompeuse fragilité qui peut évoquer celle de notre condition humaine, ce support

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matriciel se laisse altérer et pourtant s’anime et réagit  à ses gestes parfois iconoclastes. Obscure ou lunaire, recto ou verso, il joue de ses deux faces où se sédimentent fragments et traces qui relèvent autant de la mémoire tactile que de l’expérience visuelle.  Hicham Berrada, son travail associe intuition et connaissance, science et poésie. Il explore dans ses œuvres des protocoles scientifiques qui imitent au plus près différents processus naturels et/ou conditions climatiques. « J’essaye de maîtriser les phénomènes que je mobilise comme un peintre maîtrise ses pigments et pinceaux. Mes pinceaux et pigments seraient le chaud, le froid, le magnétisme, la lumière ». Né en 1986 à Casablanca au Maroc, Hicham Berrada vit et travaille à Paris et Roubaix, France. Son travail a été présenté dans le cadre de nombreuses expositions personnelles et collectives : au Louvre-Lens, à la Hayward Gallery à Londres ; au Bernard A. Zuckerman Museum of Art à Kennesaw (États-Unis) ; à la Punta della Dogana – Collection Pinault, Venise, Italie ; au Musée Zadkine, Paris, France ; au Martin-Gropius-Bau, Berlin, Allemagne ; au Centre Pompidou, Paris ; au Palais de Tokyo, Paris ; à l’Abbaye de Maubuisson ; dans les jardins du Château de Versailles ; au Mac Val, Vitry-sur-Seine ; au ZKM, Karlsruhe (Allemagne) ; au Frankfurter Kunstverein, Francfort-sur-le-Main ; au MoMA PS1, New York ; à l’ICAS – Institute of Contemporary Arts, Singapour ; au Moderna Museet, Stockholm et à la Banco de la República, Bogota. Il a pris part à plusieurs biennales : Triennale de Yokohama, Biennale de Taipei, Biennale de Riga, Biennale de Lyon ; BIM – Biennale de l’Image en Mouvement, Genève et Biennale de Yinchuan (Chine). L’artiste a également réalisé plusieurs performances : à la Villa Médicis et au Maxxi, Rome ; aux Abattoirs, Toulouse ; au Mac Val ; ainsi que lors des Nuits Blanches de Paris, Bruxelles et Melbourne. Il a effectué plusieurs résidences, notamment à la Villa Médicis à Rome et à la Pinault Collection à Lens. Amélie Charrier est une jeune designer, photographe et auto-entrepreneuse. Elle mêle un parcours scientifique et artistique. Après le baccalauréat, elle s’oriente vers des études d’Arts plastiques. C’est à l’École européenne supérieure d’Art de Brest qu’elle fait du rose son sujet de diplôme. Elle a analysé cette couleur dans de nombreux domaines tels que les sciences naturelles, la physique, l’optique, l’ethnologie, la littérature, l’architecture… L’hybridation des sujets et l’engagement pour un monde meilleur

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lui tiennent à cœur. C’est pourquoi, à la suite de l’obtention d’un DNA option design, elle se tourne vers un master « Design des transitions et conception biomimétique » à Saint-Malo. Dominique De Beir vit et travaille entre Paris et la Baie de Somme. Elle enseigne à l’école supérieure d’art et de design de Rouen (ESADHaR) et est co-fondatrice de Friville Éditions depuis 2011. Bousculant le vocabulaire de la peinture par l’aléatoire du geste et de la trace, elle cherche à se concentrer sur des notions d’inscription et de marquage, entre surface et profondeur, dont elle explore l’impact physique. Son travail est représenté par la galerie Jean Fournier à Paris, la galerie Réjane Louin à Locquirec, Hopstreet Gallery à Bruxelles. Bernard Devauchelle est médecin, membre associé de l’Académie nationale de chirurgie. Longtemps chef du service de chirurgie maxillofaciale du CHU d’Amiens, en 2022 il a initié avec son équipe l’Institut Faire Faces consacré principalement à la formation, à la recherche et à l’information autour du visage humain, ses déformations et transformations. Plus qu’un institut médical, il s’agit d’un lieu de réflexion interdisciplinaire au croisement des réflexions médicales, scientifiques, philosophiques et artistiques. Ce vaste projet travaille en collaboration avec SimUSanté©, le pôle d’excellence dans le domaine de la pédagogie active et de la simulation en santé basé à Amiens. Officier dans l’ordre des Palmes académiques (2011), Bernard Devauchelle est auteur de nombreux articles dans des revues scientifiques. Il est notamment l’auteur, avec François Delaporte et Emmanuel Fournier de La fabrique du visage (Brepols, 2011) et de l’ouvrage La transplantation (Le Cerf, 2013). Il a participé à l’élaboration de l’Encyclopaedia des lambeaux (3e édition, Grabb’s Lippincott & Wilkins, 2008). Samuel Étienne est géomorphologue et artiste plasticien. Directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études – Université PSL Paris et membre du laboratoire GEOLAB UMR 6042-CNRS/UCA, il enseigne également à l’Institut supérieur du Design de Saint-Malo et à l’ESADHaR de Rouen. Il conçoit de nouvelles formes de médiation scientifique ancrées dans le dialogue sciences/arts. À cet effet, il a cofondé, avec Tania Vladova et Dominique De Beir, la revue de recherche et bricolage science-art Fiction-Science. Il anime les ateliers « Acazine » au Campus Condorcet (Aubervilliers).

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Alban Gervais est graphiste et éditeur. Depuis ses années d’études à l’ESADHaR (Le Havre) et à la HEAR (Strasbourg), il développe une démarche artistique, la Paygraphie, où s’articule exploration géographique, photographie et techniques d’impressions. Au sein des éditions Paygraphie qu’il fonde en 2018 lors d’un salon au FRAC PACA, il édite le travail de plasticien-ne-s, vidéastes, photographes et écrivain-e-s autour de la notion de paysages. Nora Labo est historienne de la photographie, et travaille sur les conceptualisations de la nature à la fin du xixe siècle, en s’appuyant sur des images marginales aux différents systèmes de représentation : des photographies produites pour être auxiliaires à la peinture, des illustrations confuses et inutiles des projets scientifiques coloniaux, ou des images à charge étrangement peu convaincantes des premiers manifestes écologiques. Dans sa thèse de doctorat, soutenue à l’Université de Saint-Andrews (Écosse), elle utilise cette iconographie pour analyser les dissonances, les fractures et les résistances au sein des idéologies dominantes de la nature entre 1850 et 1914. Ce travail est dans la continuité de son parcours, commencé par une licence en philosophie, suivi d’une formation pratique en photographie (ENS Louis-Lumière), et ensuite par un master de recherche à l’EHESS, où son mémoire portait sur les métaphores concurrentes de la nature dans le vocabulaire des premiers photographes. Actuellement, elle compte élargir son travail doctoral, en commençant des recherches sur deux nouveaux corpus photographiques : l’un lié à la question du genre dans les représentations coloniales de l’Amazonie, et l’autre aux paysages de guerre européens dans la géographie botanique du début du xxe siècle. Jacques Leenhardt est directeur d’Études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris), président d’Honneur de l’Association Internationale des Critiques d’Art (AICA), membre fondateur des Archives de la Critique d’art (GIS, Rennes), président de l’Association des Amis de Wilfredo Lam. Il travaille sur l’art, la littérature et le paysage, en particulier dans les Amériques latines. Parmi ses nombreuses publications figurent Rêver Debret, Colonia, Ateliê, Nação, 2023, Laura Lamiel, Une histoire personnelle de l’art contemporain, 2019, L’odyssée transculturelle de JeanCharles Pigeau, 2019, Jean-Baptiste Debret, Voyage pittoresque et historique au Brésil, (1835-1839), Nouvelle édition, notes et Introduction de J. L. (2014) Wifredo Lam, Essai monographique, Éditions Hervé Chopin, 2009, Os Meandros da Memoria, Iberê Camargo, 2010, La poétique du

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bord, Sur des photographies de Olivier Amsellem. Funny Bones Ed., Paris, 2010, Préface aux Écrits sur l’art moderne, de Louis Aragon, 2011, Jean-Baptiste Debret. Voyage pittoresque et historique au Brésil, nouvelle édition, introduction et notes, (Paris, Imprimerie Nationale/Actes Sud, 2014). Directeur du projet paysager « Le Carré Vert », création d’un parc de 2 000 hectares sur l’ancienne mine de charbon de Bitterfeld-Goitzsche, (1998-2002), il a également été commissaire de plusieurs expositions. Mariia Lepik est née en 1989 à Leningrad et vit en France depuis 12 ans. Après une carrière dans la photographie commerciale axée mode, elle s’intéresse au monde de la cuisine contemporaine et se spécialise dans la sommellerie. Elle reprend les études à l’ESADHaR de Rouen en 2020, où elle est Actuellement étudiante en quatrième année à l’École supérieure d’art et design Le Havre/Rouen, option art, elle développe un travail qui interroge l’image photographique et les dispositifs optiques. Membre du labo de recherche Fiction-Science (ESADHaR), elle a publié un projet sur l’analogie entre la chasse et la prise de vue dans Fiction-science #0, 2021, et a participé, en 2023 au Festival des arts de Watou en Belgique. Stéphanie Manel a été recrutée maître de Conférences à l’université Joseph Fourier en 1999 dans le laboratoire d’Écologie Alpine. En 2003, elle a introduit la génétique du paysage, discipline à l’interface de l’écologie et la génétique des populations qui a pour objectif de comprendre l’impact de l’environnement sur les processus micro-évolutifs comme les flux de gènes et l’adaptation locale. En 2009, elle devient professeur à l’Université d’Aix Marseille et intègre l’Institut Université de France en tant que membre Junior, puis Sénior en 2022. Elle a intégré l’EPHE comme Directrice d’Études en 2014 au sein du Centre d’Écologie Fonctionnelle et Évolutive (CEFE) à Montpellier pour y mener des travaux sur la diversité génétique des poissons marins à large échelle spatiale. En 2020, elle y a pris la direction de l’équipe « Biogéographie et Écologie des Vertébrés » (BEV). Étienne Muller est né en 1997 en Lorraine. Il passe 4 ans dans l’association ouvrière « Les Compagnons du Devoir » en tant que tailleur de pierre avant d’intégrer l’École supérieure des beaux-arts de Limoges en 2019, puis celle de Rouen en 2021. Il s’intéresse aux relations que l’on entretient à l’idée de crise environnementale. Entre déni, mélancolie, colère, altérité et compassion, il essaie de créer des expériences, utilisant à la fois la réalité virtuelle et des techniques primitives comme la sculpture sur pierre ou sur

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bois, ou encore la construction de fours en terre crue pour la céramique et la fonte de métal. Membre du laboratoire Fiction-Science (ESADHaR), il participe aux expositions Jeu de Mondes au Château d’eau de Bourges (novembre 2020), Expo Labo à l’ENSA Limoges (février 2021), Jeu de Mondes 2.0 au Château d’eau, Bourges (novembre-Janvier 2022-2023), ainsi qu’au numéro #00 de la revue Fiction Science (décembre 2022). Élise Parré est artiste plasticienne, elle s’intéresse aux déplacements physiques, symboliques, politiques et imaginaires d’un territoire à un autre et interroge nos modes de représentations collectives et nos apprentissages. Les installations, les films, l’écriture et les dessins-collages qui composent son travail sont régulièrement montrés dans des publications et des expositions comme le projet Delta Total au Palais de Tokyo en 2016 ou l’exposition Les incertitudes de l’Espace au musée des Abattoirs à Toulouse en 2022. Elle a participé à une résidence au Centre National d’Études Spatiales (Observatoire de l’Espace) durant l’année 2019 qui a donné lieu à l’ouvrage La base spatiale d’Hammaguir (Presses du Réel) et à l’exposition Dissipation. Elle enseigne à l’École Supérieure d’Art et Design Le Havre-Rouen où elle a cofondé le master de création littéraire en 2012. En parallèle, elle poursuit ses recherches en histoire des sciences et des techniques alors qu’elle est titulaire d’un Master 2 obtenu à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales en 2021. Aurelia Perigot Boisson est historienne de l’art et artiste plasticienne. Ancienne élève de l’université Panthéon Sorbonne, elle a soutenu en 2005 un mémoire de maîtrise sur les Nouveaux Réalistes. Agrégée d’Arts Plastiques, elle est titulaire d’une certification complémentaire en histoire de l’art. Née à Bastia, elle vit en Bretagne. Ses œuvres en technique mixte fonctionnent par strates incluant différents matériaux à la peinture pour incarner une « mémoire de paysage ». Denis Pondruel, ingénieur de formation, choisit, au sortir de ses études, la création artistique. Étranger aux techniques artistiques traditionnelles, il utilise ses connaissances techniques et des méthodes scientifiques en appliquant des technologies issues du monde de l’industrie : mise en œuvre de matériaux composites, utilisation de moteurs et de l’électronique, conception de systèmes logiques et constructions de machines. À cela s’ajoute une grande attirance pour la littérature, la poésie et le théâtre, auxquels l’artiste fait fréquemment référence. Sa formation scientifique

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l’incite à concevoir et imaginer, avec beaucoup de liberté, ses propositions non comme des métaphores mais comme des modèles. C’est-à-dire comme des représentations fondées sur des analogies de fonctionnement plutôt que sur des similitudes formelles. Erwan Roussel est géomorphologue et ingénieur de recherche au laboratoire GEOLAB (UMR 6042-CNRS/UCA). En utilisant les outils de l’imagerie numérique et de la télédétection, il travaille notamment sur la quantification et la compréhension des processus responsables de l’accélération de la dégradation du patrimoine bâti en réponse aux changements environnementaux et aux pratiques de restauration. Tania Vladova enseigne l’esthétique et écrit sur l’art. Elle est docteur de l’EHESS et professeur à l’École supérieure d’art et design de (ESADHaR) – Rouen. Membre du comité de lecture de la revue Critique d’art et membre-fondateur des revues Images Revues et Fiction-Science, elle fait partie de l’équipe pédagogique du doctorat de recherche-création RADIAN. Ses recherches portent sur la Kunstwissenschaft et sur la théorie des images. Parmi ses publications figurent notamment l’essai monographique Conception maculée (avec Dominique De Beir, Friville éditions, 2019) et l’édition des volumes Penser par l’art : jeux de regards, enjeux esthétiques, débats sociologiques (Paris, Hermann, 2022), L’image sans qualités (avec Colette Hyvrard, Radial n° 2, ESADHaR, 2019), Après le tournant iconique (Images Revues, hors-série n° 5, 2016), Esthétique et science de l’art (avec Andreas Beyer et Danièle Cohn, Trivium n° 6, 2010). Joëlle Zask enseigne au département de philosophie de l’université Aix-Marseille. Spécialiste de John Dewey et des théories de la démocratie, elle s’intéresse aux conditions d’une culture démocratique partagée. Dans ces derniers travaux, elle cherche à établir des relations étroites entre l’écologie et l’autogouvernement démocratique. Dans le domaine de l’art, elle est l’auteur de deux ouvrages : Peuples de l’art (PUF, 2003) et Outdoor Art. La sculpture et ses lieux (La Découverte, « Les Empêcheurs de penser en rond », 2013).

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Table des matières

Introduction La beauté naturelle en crise ? Tania Vladova ........................................................................................................ 5

i. De la beauté naturelle à la destruction de la nature Joëlle Zask ............................................................................................................... 15

ii. Présages Hicham Berrada ................................................................................................... 25

iii. Nouvelles aventures du Beau naturel Vagabondage Jacques Leenhardt ................................................................................................. 21

iv. Les Beautés minérales de Jean Hoüel. Autour de quelques volcans, grottes et rochers conservés dans les collections rouennaises Diederik Bakhuÿs .................................................................................................. 29

v. Par-delà la beauté. Éthique du non-visible dans la photographie écologique de Jean Massart Nora Labo .............................................................................................................. 45

vi. Deux campagnes Mariia Lepik .......................................................................................................... 71

vii. Il suffit d’une étincelle Amélie de Beauffort .............................................................................................. 77

viii. Lutter contre la vague : habitation troglodyte Étienne Muller ...................................................................................................... 91

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ix. Génétique du paysage, fragmentation des paysages et changement climatique Stéphanie Manel ................................................................................................... 93

x. La beauté maladive de la pierre monumentale Samuel Étienne, Marie-Françoise André et Erwan Roussel ..................... 107

xi. La beauté naturelle, un mirage de la barkhane avant l’opération Dominique De Beir ........................................................................................... 131

xii. Comment j’ai cherché à inscrire certaines de mes sculptures dans le paysage de la ville de Fougères. Été 2023 – notes de travail Denis Pondruel ................................................................................................... 135 xiii. Un lac s’assèche irrémédiablement Alban Gervais ..................................................................................................... 151

xiv. La poésie de la Terre Aurélia Périgot Boisson ..................................................................................... 159

xv. Le rose entre beauté et toxicité Amélie Charrier ................................................................................................. 175

xvi. I Penetrali Bernard Devauchelle ......................................................................................... 181

xvii. Trois retours sur Terre Élise Parré ............................................................................................................ 201

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