Kant et les limites de la synthèse: Le sujet sensible 2130474667

695 20 19MB

French Pages 348 [346] Year 1996

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD FILE

Polecaj historie

Kant et les limites de la synthèse: Le sujet sensible
 2130474667

Citation preview

ÉPIMÉTHÉE ESSAIS PHILOSOPHIQUES

Collection fondée par Jean F[yppolite et dirigée par Jean-Luc Marion

I< AN T ET LES LIMITES DE LA SYNTHÈSE Le sujet sensible

JOCELYN BENOIST

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

ISBN ISSN

2130474667 0768-0708

Dépôt légal- 1"' édition : 1996, février

© Presses Universitaires de France, 1996 108, boulevard Saint-Gennain, 75006 Paris

Avant-propos

Ce livre est la réécriture d'une thèse de doctorat rédigée entre 1991 et 1993 sous la direction de Jean-François Courtine et soutenue en janvier 1994 à l'université de Paris-X Nanterre devant un jury qui comprenait également les Prrifesseurs Gérard Lebrun, Michel Malherbe et Jean-Luc Marion. Il s'inscrit dans une série de travaux préliminaires consacrés à l'élaboration du concept de suijectivité (if. Autour de Husserl: l'Ego et la Raison, Paris, Vrin, 1994). Beaucoup de choses my arrêtent encore et dans les années qui viennent un certain nombre de remises en chantier seront sans doute nécessaires. Dans l'incertitude, j'ai en un premier temps priféré laisser le texte en l'état, en me contentant de rendre lisible ce qui ne l'était pas et d'essqyer de corriger ce qui était trop manifestement défectueux. je remercie Jean-François Courtine pour sa direction attentive et généreuse. La pensée de Didier Franck a fourni le point de départ de cette interrogation, et d'une certaine façon ce livre n'a d'autre ambition que de répondre à son premier enseignement. Jean-Luc Marion a été et demeure un interlocuteur aussi disponible qu'exigeant et me fait atfiourd'hui l'honneur d'accueillir ce travail dans sa collection. Je lui exprime toute ma reconnaissance, et le remercie de l'ouverture qu'il a totfiours témoignée à des points de vue qui n'étaient pas nécessairement convergents. Merci aussi à Gérard Lebrun et Michel Malherbe, pour leurs suggestions et leurs critiques. Je salue ici en Gérard Lebrun un modèle de rigueur et d'exigence, mais aussi d'audace interyrétative, ce que l'on appelle un tempérament philosophique de tout premier plan. Je serais heureux si la reprise de ce travail pouvait ne pas lui paraître trop indigne de son enseignement. Merci enfin à mes parents et à mes amis, à tous ceux qui m'ont aidé à mener à bien cette tâche, avec toute ma gratitude à Alain Pernet, ingénieur CNRS dont la compétence m'a été précieuse dans la préparation du manuscrit. Merci surtout à Sandra: à ma première et meilleure lectrice.

PRÉFACE

A la source de ce travail, il y a l'étonnement suscité par une remarque de Maurice Merleau-Ponty dans l'Introduction de la Phénoménologie de la perceptioff- : dans la troisième Critique, le sujet n'est plus le penseur universel d'un système d'objets rigoureusement liés, la puissance posante qui assujettit le multiple à la loi de l'entendement, s'il doit pouvoir former un monde, - il se découvre et se goûte comme une nature spontanément conforme à la loi de l'entendement.

Cette notation rencontrait une insatisfaction éprouvée par rapport à une lecture purement« objectiviste» de la première Critique, qui aurait sacrifié tout ce qui en elle pouvait rester de discours sur la subjectivité à l'exigence transcendantale de sa problématique. La remarque de Merleau-Ponty me paraissait donner une clé en direction du sens de cette notion de «subjectivité» telle qu'elle continuait à être si généralement mise en jeu par Kant. Je me prenai.s à rêver d'une lecture« phénoménologique» de la première Critique, une lecture qui aurait fait droit à la dimension de naturrf qui subsiste au cœur même de la pensée kantienne de la subjectivité transcendantale comme anti-nature et y résiste en dépit même de son propre mouvement, lecture qui aussi bien aurait scruté la première Critique à la lumière de la troisième.

1. Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. XII. 2. Sur le sens de cette «naturalité» merleau-pontyenne, voir Rudolf Bernet, La vie du s'fiel, Paris, PUF, 1994, p. 168 sq.

8

KANT ET LES LIMITES DE LA SYNTHÈSE

Mais ce désir semblait rencontrer sa satisfaction aussi bien que sa limite immédiates: le travail n'avait-il pas déjà été fait? A moi s'imposait alors comme une évidence la lecture phénoménologique de la Critique de la raison pure par Heidegger (celle de la déduction A). Le privilège de la temporalité paraissait apporter une réponse à mon .attente (rendre une dimension «existentielle» à la Critique) avec une aveuglante clarté. N'était-ce pas aussi bien ce qu'indiquait en filigrane la suite du texte de Merleau-Ponty? Mais s'il y a une nature du sujet, alors l'art caché de l'imagination doit conditionner l'activité catégoriale, ce n'est plus seulement le jugement esthétique, mais encore la connaissance qui repose sur lui, c'est lui qui fonde l'unité de la conscience et des consciences.

Comment ne pas voir ici, à la suite de Heidegger, un renvoi au schématisme? Pourtant un malaise subsistait, et ne fit que s'accentuer à la lecture de la Critique. Je m'étonnais tout d'abord de ce que Merleau-Ponty se réfère à cette troisième Critique qui demeurait tout de même le grand impensé de la lecture heideggerienne. Pourquoi dès lors le silence de Heidegger lui-même? D'autre part, mais de façon corrélative, surgissait bientôt le soupçon que les termes de «sujet» et de «nature», utilisés par MerleauPonty et par Kant, introduisent en fait sensiblement autre chose que ce que vise Heidegger dans son interprétation de la Critique de la raison pure au titre d'une «métaphysique du Dasein». Restait alors à cerner cette différence, en espérant qu'elle puisse m'apprendre quelque chose sur la subjectivité. Tel est le projet de cette thèse.

L'enseignement de Didier Franck, puis de Jean-Luc Marion et Jean-François Courtine, a permis de préciser certaines des intuitions liées à ce problème, en approfondissant ma connaissance de la phénoménologie, notamment de la pensée de Heidegger. Tout d'abord s'est confortée une réticence initiale vis-à-vis du caractère profondément métaphysique de la phénoménologie heideggerienne.

PRÉFACE

9

Ceci en un double sens : 1 /En premier lieu, j'ai découvert avec Didier Franck 1 que Dasein et sujet, ce n'était pas la même chose et qu'au change se perdaient toute une série de propriétés phénoménologiques essentielles : la spatialité, l'incarnation, la vie, le rapport à autrui. En même temps, j'étais amené à m'interroger sur le statut de ces déterminations à partir du moment où on était conduit à les restituer au-delà du Dasein. Tout retour à l'identique (à la pensée du sujet et à l'anthropologie classique) me paraissait exclu. Mais tout passage à une « métontologie», en direction d'une pensée de la chair (D. Franck) ou de la vie absolue (M. Henry), rencontrait aussi bien ma méfiance. N'y risque-t-on pas la mystique de «la nuit de l'absolu où toutes les vaches sont noires» ou alors plus prosaïquement une nouvelle donne ontothéologique de la métaphysique qui ne se serait pas pensée comme telle? Se soustraire à l'exigence de la question de l'être telle que l'avait formulée Heidegger, n'était-ce pas inévitablement renouer avec la métaphysique? 2 /Car tout était là, dans la quesJ;ion de l'être, qui constituait l'exigence de la pensée heideggerienne, mais aussi à mes yeux sa limite. C'était en vertu de sa subordination à la question de l'être que le Dasein se désincarnait. C'était aussi en vertu d'elle qu'il s'adossait et se conformait à un partage entre l'authentique et 'l'inauthentique qui n'était pas sans soulever bien des doutes. C'était enfln en vertu d'elle que la pensée heideggerienne acquérait sa puissance d'absorption mais aussi de nivellement en matière d'histoire de la philosophie, particulièrement dans son interprétation, géniale mais aussi si discutable, de la pensée de Kant.

Par rapport à cette difficulté, le« retour à Kant» semblait s'imposer plutôt deux fois qu'une. Non pas seulement dans la visée d'une« vériflcation » des textes et de la vérité« sur» Kant, mais parce qu'il paraissait

1. Cf. Didier Franck, Heidegger et le problème de l'espace, Paris, Éd. de Minuit, 1986.

10

KANT ET LES LllviiTES DE LA SYNTHÈSE

bien que, par rapport à la question même (primat ou non de la question de l'être), Kant eût quelque vérité à apporter, si du moins on prenait au sérieux l'exigence des philosophies transcendantales, telle qu'elle anime assurément la Critique elle-même, comme peut nous aider à le corn- prendre l'interprétation, décisive à plus d'un titre, et pendant« naturel» 1 de celle de Heidegger, qui est celle de Hermann Cohen • Qu'est-ce qu'une philosophie critique au sens précisément défini par Kant sinon une philosophie qui justement ménage et délimite son accès à l'être et le sens de ce que peut être« être» pour elle? L'être, dans cette perspective, n'est qu'une détermination logique du discours, donc déterminé par les 2 conditions mêmes de la logique , du logos, cet impensé ou en tout cas cette difficulté du discours heideggerien. De ce point de vue- kantienil n'est pas absurde de parler du« dogmatisme» de Heidegger au sens technique du terme (rapport à l'être qui prétend outrepasser ou courtcircuiter les conditions logiques de son accès). Ou alors, dans les derniers écrits, « métontologiques », ne faudra-t-il pas employer le mot de Schwèirmerei, qui est une autre forme du« dogmatisme»? L'on peut renvoyer Kant à l'histoire de la métaphysique et à l'une ou l'autre des donnes de l'être assurément. Mais aussi, oùy a-t-il une critique de la métaprysique et une position du problème de l'être sinon chez Kant? Il fallait donc d'abord écouter Kant lui-même, non pas «contre» Heidegger, mais pour faire jouer l'exigence critique de sa pensée en mesure des limites du projet heideggerien, tout comme Heidegger avait su si bien, de par son exigence propre (celle de la« question de l'être» au sens où il l'entendait), mesurer les limites du projet kantien. Si le retour aux philosophies transcendantales au moins à un titre provisoire s'imposait alors, cela n'en demeurait pas moins Ùn retour critique et armé, nourri des critiques de la Critique, telle que la phénoménologie nous en a fait percevoir les limites.

1. Hermann Cohen, Kants Theorie der Erjahrung, 3c éd., Berlin, 1918. 2. L'interprétation de Béatrice Longuenesse, Kant et le pouvoir de juger, Patis, PUF, 1993, y a encore récemment insisté à juste titre, en mettant en évidence plus encore que les précédentes comment chez Kant les conditions de la synthèse« ontologique» sont déterminées par la forme logique elle-même (celle du« jugement»). Cf. son Introduction, contre Heidegger, p. XXV.

PRÉFACE

11

Sur cette base, à partir de ce traitement problématique de la« question de l'être», comme exigence fondamentale de la pensée heideggerienne et point de rupture de la pensée kantienne par rapport à elle, qu'en était-il de la subjectivité? C'est-à-dire, dans cette critique qui assignait ses limites à l'ontologie, y avait-il une place pour la pensée du sujet- ou d'une instance alternative au Dasein? En fait la réponse donnée par les philosophies critiques à la question de l'être, ou du moins à la question du statut métaphysique de cette dernière question, semblait hypothéquer et oblitérer la satisfaction de notre première exigence - la recherche d'un «sujet». Car le primat critique du logique tel qu'il limite et définit la question de l'être dans ce genre de pensée, c'est aussi bien la fondation d'un discours de l'objectivité, dans lequel le sujet n'a plus sa place. D'où l'aporie classique: dans la Critique, soit on a le sujet comme oijet du sens interne, et ce n'est plus un sujet mais précisément un objet, soit on a le sujet transcendantal= X, qui est un sujet, mais un vide de sujet. La Critique semble bel et bien se caractériser dans l'histoire de la pensée par la façon qu'elle a de se débarrasser de la figure postcartésienne moderne du« sujet». En même temps, au-delà de la vulgate (la révolution copernicienne comme retour au sujet) subsiste pourtant l'évidence troublante de l'attribution à Kant de l'«invention» de la subjectivité: «la grande découverte de Kant, c'est la subjectivité» 1• Mais si, comme cela paraît évident, dans la Critique la mise en majesté de la forme« sujet» vaut autant que la radicalisation de la corrélation sujet-objet telle qu'elle constitue l'acquis des «noétiques» classiques postcartésiennes2, alors cette« découverte» revient de toute façon bien au même, c'est-à-dire à son propre exténuement: la pensée du sujet telle que Kant serait censé l'avoir pour la première fois conduite jusqu'au bo~t en tant qu' «inventeur» de la subjectivité ne

1. Fichte à Reinhold, le 28· avril 179 5, Briefwechse4 t. I, éd. par Hans Schulz, Leipzig, 1925, p. 458. 2. Ou «postsuaréziennes». Sur ce point, voir Jean-François Courtine, Suarez et Je .rystème de la métaphysique, Paris, PUF, 1990.

12

KANT ET LES LIMITES DE LA SYNTHÈSE

déboucherait sur rien d'autre que sur l'abstraction d'un sujet- ce qui est très exactement la définition du «sujet transcendantal». Pourtant, dans le texte de la Critique, le sujet ou du moins les significations «subjectives» pullulent et font écho dans le sens d'une sorte de «psychologisme transcendantal» qui a été dénoncé maintes fois, conservant indéniablement une consistance propre. li paraît douteux que le sujet puisse jamais y être réduit entièrement à une forme pure et il y semble bien plutôt voué à l'amphibologie de ce qui ne peut jamais être exclusivement assigné comme «transcendantal» - pas plus que comme« empirique», et là est le problème- tout en n'apparaissant pourtant dans sa spécificité de «sujet» qu'à la lumière et dans l'horizon de cette question« transcendantale». S'agit-il du simple archaïsme d'un «substantialisme» non surmonté? Ou d'une psychologie transcendantale non épurée? Mais ce serait d'une certaine façon une seule et même chose.

n fallait reposer le problème depuis le début et cela ne pouvait vouloir rien dire d'autre que partir de la question transcendantale elle-même. Partir de la question transcendantale, c'est partir de la question del'objet. Comment l'« en face» (ob-jectum, Gegen-stand) peut-il avoir un sens? Au-delà de l'apophantique formelle dont la table des catégories dessine la structure, se pose inévitablement à Kant, une fois amorcée l'intenogatioh critique (comment l'objet peut-il être à la pensée, c'est-à-dire lui advenir?), la question de la signification «Autre». Comment quelque chose d'« autre» peut-il apparaître, telle est la question de la Gegenstandlichkeit de l'objet, selon la formulation canonique qui en est donnée dans la seconde Analogie de l'expérience. C'est ce qui oriente toute la réflexion sur l'apparaître sensible qui est le sol même de la Critique. Le problème est celui du statut de l'Esthétique transcendantale dans l'édifice critique: quel doit être le statut des affirmations sur la sensibilité et apparemment «psychologiques» qui y s~nt énoncées? Là se décide en fait le sens d'une éventuelle« subjectivité» critique, dans le lien intrinsèque de son statut éventuel avec le problème critique de la

PRÉFACE

13

donation de l'oijet. C'est dans les conditions sous lesquelles l'objet peut être donné, conditions précisément définies par l'Esthétique et aussi par la fonction architectonique de celle-ci dans la Critique, que se déterminent la place et le sens pour un« sujet» qui ne serait pas résiduel ou formel dans cet édifice.

L'absorption de l'Esthétique transcendantale dans l'Ana!Jtique transcendantale prescrite apparemment par ce moment déterminant de la Critique que constitue l'objectivation (la «synthèse» de l'objet relevant en propre de l'Ana!Jtique) me semblait remise en question ne serait-ce que par l'existence de la Dialectique transcendantale, réflexion pure sur l'illusion comme structure fondamentale de l'apparaître, qui fait échapper la Critique au dispositif exclusif et limitatif de l'objectivation tel qu'il s'accomplit dans l'Ana!Jtique. Seule une recherche de fond sur la phénoménalité, débordant la fausse évidence de son «objectivation» critique, pouvait rendre tous ses droits à la Dialectique et par là même à la construction effective du projet critique, au-delà des clichés objectivistes qui en encombrent aujourd'hui la réception, par voie de conséquence aussi, en retour critique depuis la «Dialectique», lieu kantien de la critique de la suijectivité, libérer l'entente de l'« Esthétique» comme lieu indépassable de la suijectivité kantienne elle-même. La Dialectique fait de la subjectivité une «illusion transcendantale», mais cette illusion, comme telle, est insuppressible et conserve sa légitimité propre. Interroger le statut et la portée de la« subjectivité» dans la Critique, c'est mesurer cette dernière et la place qu'est amenée à lui laisser, de par la nécessité de sa propre constitution, l'objectivité, notamment dans l'Esthétique, où les cadres de l'illusion de la subjectivité sont mis en place. L'« illusion transcendantale» effectivement, y compris l'illusion du stfiet, n'apparaît qu'« à même» la transcendance de l'objet- c'est-àdire aussi bien non la transcendance en général, mais le type de transcendance qui est celle de l'objet: telle me paraissait être la leçon du projet critique, dans son articulation complexe et non dénouable. Mon interrogation s'est donc dirigée en premier lieu en direction de l'objectivité, ses formes et ses conditions a priori. Tout tournait

14

KANT ET LES LIMITES DE LA SYNTHÈSE

alors autour du concept de« synthèse», nécessaire à constituer l'objet, comme unité de sens. La synthèse, pouvoir d'unification de l'objet, à son fondement appelle l'identité, comme raison ultime de l'unité qu'elle confère. Mais se pose alors inévitablement, en radicalisation de l'interrogation sur les conditions de la synthèse, la question de la rynthèse de l'identité de la rynthèse. C'est le cheminement même qu'opère la Déduction A dans sa remontée vers l'aperception transcendantale. J'ai essayé de montrer comment dans la Dialectique c'est ce principe d'identité d'un genre particulier (d'ipséite), au fondement de la structure même du représenter, qui permet et occasionne l'illusion transcendantale de la subjectivité, fondée donc dans le mouvement même de l'objectivation et- c'est la même chose- du penser. Mais en un deuxième temps restait à mesurer le versant positif de cette apparence transcendantale qui est celle de la subjectivité. S'il n'y a rien là qui se donne comme objet il y a tout de même quelque chose qui apparaît (c'est tout le problème de l'apparence transcendantale), «à fleur même» du rapport à l'objet -la transcendance au sens que la phénoménologie husserlienne nous a appris à cultiver - comme un dépôt d'apparaître irréductible en lui. Ce reste phénoménologique, ce dépôt, je l'ai trouvé dans ce qui de l'Esthétique transcendantale ne peut se résorber dans la Logique transcendantale: l'affection du stijet:, qui n'est rien d'un stijet qui lui préexisterait:, mais ce en quoi même le stijet se dijinit. Ce qui était important pour moi alors c'était de démontrer que le régime de cette cif.fection ne pouvait exclusivement être celui de la rynthèse

(sinon nous aurions été reconduits au schéma précédent, qui était celui de l'objectivation, ou alors à quelque absolutisation non critique de la subjectivité). Énoncer cette thèse, c'était aussi bien réciproquement énoncer une thèse sur la synthèse elle-même: celle-ci ne pouvait s'entendre exclusivement comme auto-temporalisation, dans un mouvement de :reprise absolue de soi - et de clôture trop définitive de la blessure du sensible, y compris par sa propre absolutisation - qui lui aurait donné tous les pouvoirs en l'assurant de sa propre initiative et de sa propre origine: le temps. Dans le mouvement même de la transcendance tel que l'entend Kant, à l'articulation de l'Esthétique et de

PRÉFACE

15

l'Ana!Jtique, il m'est de plus en plus apparu que se manifestait quelque chose comme la« thèse» d'un sujet, c'est-à-dire une dimension de passivité originaire, ineffaçable, non reconductible au rapport de soi à soi, mais qui précisément en cela constitue comme le «fond» du sujet, la «substance» du soi. Il fallait reconnaître là, à la marge que l'Esthétique dessine par rapport à l'Ana!Jtique, la teneur purement phénoménologique d'une mise en jeu plus originaire que celle de l'être de l'étant visé dans le mouvement même de l'apparaître, mais qui n'a de sens qu'en celui-ci, par :rapport à la visée de l'étant, comme «marge» et «limite» de l'objectivation. En deçà de l'objectivation et en conjugaison originaire à elle, là se manifeste le« sujet»- qui n'est rien d'autre qu'effet de la «manifestation» elle-même. Tel est aussi bien le lieu et le site de l'Esthétique transcendantale, et sa légitimité. L'être-affecté n'est d'aucun étant, et en même temps ne prend sens que dans le dévoilement de l'étant qui y est visé. Cette découverte très simple, mais aux conséquences phénoménologiques difficiles à mesurer m'amenait à rejeter et même à :renvoyer dos à dos les deux interprétations qui m'avaient guidé: celle de Heidegger comme celle de Cohen. Il n'était assurément plus question de :résorber l'Esthétique transcendantale dans la Logique transcendantale comme l'avait fait Cohen. Mais il n'aurait pas plus été concevable de faire déborder l'Esthétique transcendantale dans la Logique transcendantale en suivant Heidegger. Ce dernier geste conduit en fait à aliéner le champ esthétique et à le supprimer comme tel. Le problème, et la limite de l'une et l'autre de ces deux interprétations, est effectivement qu'on ne peut tout lire par la .rynthèse, qu'on la « sensibilise» ou l' «intellectualise» à l'extrême du :reste. Ce faisant, y compris dans le :radicalisme de la sensibilité le plus apparent, on perd le sens d'essentielle passivité qui est le sien en l'asservissant trop rudement et trop exclusivement à l'ipséité et au travail de la synthèse; on perd aussi le sens de « fait» de l'événement sensible et sans doute ce sens de l'empiricité qui caractérise la pensée kantienne- dans la seule synthèse et le :rapport originaire au temps qu'elle est censée instaurer, c'est certes l'horizon de la facticité qui serait ouvert, mais celui d'une facticité sans fait, en attente d'expérience pour le combler; on perd enfin surtout, dans la dramaturgie de l'ipséité à la :recherche d'elle-même,

16

KANT ET LES LIMITES DE LA SYNTHÈSE

occupée à se synthétiser, le sens du désœuvrement originaire de la suijectivité - désœuvrement qui est le sien et qu'elle est, comme pur advenir à soi, comme expérience première du sensible. D est vrai que cette vacance et ce déficit ontologique originaires - lacune de synthèse dans l'apparaître même de ce qui est synthétisé - c'est la pensée de la synthèse (dans la Logique transcendantale) qui nous les dit, en dessinant la frontière que le concept a toujours déjà imposée à l'être. Cette« thèse» qui a lieu dans l'Esthétique transcendantale en un surgissement premier, comme nous permet de le comprendre après coup une relecture de la Critique depuis la Dialectique qui en restitue la dimension phénoménologique, je l'ai nommée suijectivation dans la mesure où: 1 /Cest là que se joue l'origine- et la légiri.nùté- des significations «subjectives» qui traversent et parasitent les trois Critiques et s'accomplissent dans la troisième, mais dont la première déjà ouvre la possibilité, en tant que celle-ci est intrinsèquement liée à la question transcendantale (donc la question de l'objet). 2/Cest là que se joue la détermination d'un sujet qui n'a de sens que dans son propre advenir à soi, en repli sur soi, c'est-à-dire qui n'est rien de donné au départ, mais manifesté dans sa propre geste en tant que geste du rapport à l'objet, qui le précède et en lequel il se noue, en jeu et en déjouement de la mise en jeu qui est celle du rapport à l'objet (ce qu'on nomme la pensée). Le sujet ne peut plus alors (en tout cas plus simplement, plus immédiatement) être sujet de la pensée (support) mais sujet dans la pensée, sujet transi d'extériorité, non posé au départ, mais toujours déjà exposé dans l'extériorité même qui est celle de la pensée. En ce sens précis, le sujet est là exactement où sont les limites de la .rynthèse, comme marque des bornes dans lesquelles est toujours déjà prise la pensée, dans son incapacité de se refermer sur elle-même sous une forme ou sous une autre, y compris celle éventuellement d'une sensibilité absolutisée. Car la sensibilité est ce qui de soi ne peut être absolutisé, et ne se manifeste - mais irréductiblement, ineffaçablement- que dans son altérité à la pensée. Tel est l'enseignement kantien que j'ai voulu retenir ici.

PREMIÈRE PARTIE

La .rynthe'se

LIMINAIRE

Le geste critique

LA QUESTION DE L'OBJET

On le sait, la question propre de l'interrogation critique est la question de l'oijet. «]e me demandai sut quel fondement repose le rapport de ce qu'on nomme en nous représentation à l'objet. »1 Tel est le problème qui constitue l'unique motif de la démarche critique, dans sa capacité de rendre problématique ce qui est apparemment donné. De ce point de vue la critique ne se présente comme rien d'autre que comme le développement thématique de la définition de la connaissance donnée par Kant : «la représentation rapportée consciemment à un objet>/. L'objet devient problématique dès qu'on ne se contente plus de le recevoir pout un «donné» évident, mais que précisément l'on remarque qu'ill' est; en d'autres termes, dès qu'est posée la question, proprement transcendantale, de sa phénoménalisation. On peut bien no=er objet toute chose, et même toute représentation, en tant qu'on en a conscience; mais pour savoir ce que signifie ce mot par rapport aux phénom~nes, envisagés non co=e des objets (des représentations), mais co=e désignant un objet, il y faut une recherche plus approfondie (A 189-190/B 234-235).

Partant de la notion leibnizienne de représentation et du dispositif monadologique qui lui est sous-jacent, Kant en bouleverse l'usage, 1. Lettre à Markus Herz du 21 février 1772, Ak. X 130/P I 691. 2. Logique, Ak. IX 91, Guillennit, p. 99.

20

LA SYNTHÈSE

dans la mesure où contrairement aux apparences il ne s'agit plus de savoir comment un sujet déjà donné pourrait sortir de soi, il ne s'agit plus du simple rapport («représentatif») d'un donné à un autre. Ce qui surgit avec Kant, c'est bien plutôt la question du donné comme tel. Comment le donné peut-il être donné? Quel sens pour le donné cela a-t-il que de l'être, c'est-à-db:e d'« apparaître»? Ici la question de l'objet prend son inflexion proprement« transcendantale» au sens kantien du terme, au-delà de la déclinaison des propriétés formelles de l'« objet en général». Ce n'est pas que, dans la filiation des «philosophies transcendantales» postsuaréziennes, l'interrogation transcendantale telle que la définit Kant ne relève pas aussi d'une enquête sur les conditions de l'objectité «en général», dans ses propriétés formelles indépendantes de tel ou tel point de vue. «J'appelle transcendantale toute connaissance qui s'occupe non pas tant d'objets que de nos concepts a priori des objets en général» (A 11-12), écrit Kant, où il faut entendre les «objets en général» de cette tradition1• Au delà de tel ou tel objet, il y a les propriétés attachées à tout objet, en vertu desquelles un objet en est un. On verra que l'Ana!Jtique transcendantale se présente d'une certaine façon comme la répétition de ces propriétés, en aboutissement de la néo-scolastique moderne. Mais le tout de la question de l'objet ne tient pas dans ces termes, et c'est la percée de Kant que de l'avoir vu. De ce point de vue, la pensée kantienne représente assurément un tournant et un point de non-retour dans la pensée moderne. Le génie de Kant, comme l'a montré Heidegger, c'est en effet d'avoir aperçu la fondamentale transcendance de la raison finie, marquée par cet arrachement à soi dans lequel l'objet se donne sous l'espèce de l'« en face» (Gegen-stand, «ce qui est en face») et fait problème en tant que tel. Qu'est-ce qu'« être en face» en tant qu'être donné- c'est le premier mérite de Kant que d'intro1. Cf. l'interprétation de la formule citée par Karl Barthlein, Von der «Transzendentalphilosophie» der Alten zu der Kants, Archiv for Geschichte der Philosophie, 58, 1976, p. 376. Jeau-François Courtine a suivi dans la métaphysique scolaire allemande postsuarézienne la constitution d'une doctrine de «l'objet en général», Suarez et le .rystème de la métapkJsique, Paris, PUF, 1990, p. 248 sq.

LA QUESTION DE L'OBJET

21

duire l'équation de l'un à l'autre, dans cette première thèse de la phénoménalité que représente l'Esthétique transcendantale? Ce déplacement de l'interrogation sur l'objet en direction de la transcendance de l'objet ne revient à rien d'autre qu'à faire apparaître l'objectité comme problème. L'objet n'est pas seulement problématique dans sa constitution, mais énigmatique dans son être: qu'il y ait des objets, qu'ils soient, comme on dit,« donnés», c'est là qu'est le problème. Cet étonnement est assurément extrêmement nouveau et il résulte de la prise de conscience de l'irréductibilité de la notion d'objectivité, avec cette constitution d'« en face» qu'elle porte dans son sein, à la traditionnelle notion de choséité, telle qu'elle était encore trop indifféremment confondue avec elle dans les philosophies transcendantales dont se détache Kant dans son renouvellement propre de la problématique transcendantale. En fait le singulier, c'est que c'est ici le plus traditionnel, au sens du mieux enraciné dans une tradition déterminée, celle du scotisme comme métaphysique objectiviste de la modernité, qui est le plus neuf. Lorsque Kant écrit qu'il va s'intéresser aux «objets en général», en conformité avec le projet des philosophies transcendantales de l'âge classique, et que l'on s'attend à le voir dresser la carte de quelque nouvelle noétique, il parle des Gegenstèinde überhaupt. Ceux-ci font écho certainement, mais pas tout à fait à l'identique. Dans la tradition, encore toute récente, de l'allemand philosophique scolaire, on trouve alors seulement des Dinge überhaupt, et Kant est le premier à utiliser la formule citée1• Wolff définissait l'ontologie« science de toutes les choses (Dinge) en général» 2 • En fait, l'emploi de Gegenstand pour Ding ne devient courant que quelques années avant la Critique, semble-t-il chez Tetens (Ueber die allgemeine spekulativistische Philosophie, 1775). Kant prend la mesure de ce glissement terminologique et va lui donner son sens philosophique fort. li y va de l'opposition de la chose (Ding) en soi et de l'objet (Gegen-

1. Cf. Tillmann Pinder, Kants Begriff der transzendenrnlen Erkenntnis, Kant-Studien, 77, 1986, p. 14-16. 2. Cf. le titre de la métaphysique allemande de Wolff, qui fixe l'allemand philosophique.

LA SYNTHÈSE

22

stand) transcendantal. Les Gegenstéinde ne constituent assurément pas une variante des Dinge: ce qui est apparu dans ce déplacement, c'est la Gegenstéindlichkeit des objets eux-mêmes, qui fait désormais l'objet d'une interrogation propre. Comme le remarque Jean-François Courtine, il manquait aux «objets en général» des philosophies transcendantales classiques d'être saisis dans leur caractère de Gegenstand (leur «tenir en face» fondamental). « n sera réservé à Kant de s'interroger sur le sens de ce rapport à l'objet constitutif de la représentation comme telle, et de s'enquérir de l'objectivité de cet objet (Objekt), c'est-à-dire aussi bien de reconquérir un accès au faire face de l'objet, à sa dimension proprement objective, ou mieux antiphanique, de Gegen-Stand, de vis-à-vis (Dawider) de toute connaissance humaine, c'est-à-dire finie et sensible, condamnée au régime de l'affection. »1 C'est en un premier temps en direction de cette transcendance de l'objet que nous développerons notre recherche, avec et contre Heidegger, dans la mesure où si, sur le terrain de la première Critique, une rencontre avec quelque chose comme un sujet est possible, elle n'a de sens et d'intérêt spécifique que dans la mesure où elle est astreinte à cette transcendance, qui à l'analyse s'avérera être celle de la .rynthèse.

1. Courtine,

op.

cit., p. 256.

1 Le quelque chose et le en tant que

Qu'est-ce qui est représenté lorsqu'un objet l'est? Le sens de la représentation d'objet se donne dans ce qui est représenté en elle, et le geste critique en appelle donc bien à une «doctrine de l'objet», qui prend la forme d'une « ontologie» 1 au sens des «philosophies transcendantales» postsuaréziennes, mais sans que celle-ci puisse constituer une fin ni détenir à elle seule d'autre sens que trompeur (risque d'une inévitable retombée dans le «dogmatisme»). Prendre les cadres de cette ontologie (les catégories) au pied de la lettre, ce serait manquer leur signification véritable, en réduisant à la banalité dogmatique d'une analytique de l'objet (O!jekt) l'interrogation critique sur la Gegen-standlichkeit comme telle, sur le« tenir en face» de l'objet. Reste que l'appropriation kantienne du sens de l'objet passe bien encore pat une« tinologie», une doctrine du« quelque chose»2 • L'objet, de son fond propre, apparaît d'abord comme «quelque chose». Avoir un objet, pour une représentation, signifie que «quelque chose» y est donné. Une représentation qui a un objet et en est cons-

1. Cf. la belle formule d'Adickes, Lose Blatter aus Kants NaclùaB, Kant-Studien, 1, 1897, p. 245: l'Analytique se présente co=e «eine transcendentalisierte Ontologie». 2. Sur ce concept, cf. J.-F. Courtine, Suarez et le {)'Stème de la métapkfsique, Paris, PUF, 1990, p. 535-536, qui l'emprunte à Pierre Aubenque. Cf. de ce dernier: Une occasi~:m manquée, la genèse avortée de la distinction entre l'« étant» et le « quelque chose», in Etudes sur le Sophiste, clir. Pierre Aubenque, Naples, Bibliopolis, 1991, p. 365-385. Voir aussi Jacques Brunschwig, La théorie stoïcienne du genre suprême et l'ontologie platonicienne, in Matter and Metaphysics, éd. J. Bames et M. Mignucci, Naples, Bibliopolis, 1988, p. 19-127.

24

LA SYNTHÈSE

dente- donc a un objet en tant qu'objet- est une connaissance. Mais à la connaissance il est essentiel de connaître« quelque chose». Ici se pose le p:roblème de la consistance de l'objet. Comment peut-ily avoir un objet, au sens du Bestehen allemand, comment un objet peut-il être consistant, être un« quelque chose», non pas au sens de ne pas être rien (c'est là que la :ruptu:re avec l'ontologie postsua:rézienne de l' aliquid, l'Etwas, adossé au nihil, s'annonce), mais au sens où il peut« signifie:r », avoi:r une Bedeutung? Dans l'appendice de l'Amphibologie des concepts de la réflexion (A 290/B 346), le rien (nichts) et le quelque chose (etwas) sont :renvoyés dos à dos: enco:re faut-il selon Kant qu'il y ait un objet (Gegenstand), et celui-ci, comme tel, ne peut être fondé su:r le rien, ca:r il n'a pas de signification ontologique: en tant que Gegenstand, il n'a d'autre signification que l'apparaître lui-même. En :retou:r aussi bien, c'est depuis lui que se déte:rmine le statut du« quelque chose» et du «rien». Le statut de ces cad:res ontologiques se trouve modifié pa:r leu:r fondation dans la dimension primordiale de l'objectité comme telle, prise« dans son ca:ractè:re p:ro blématique ». La p:ropriété d'être« quelque chose» en tant qu'on peut l'attribuer à l'objet, et qu'elle est une thèse ontologique -la plus géné:rale qui soit, à la mesu:re d'une « tinologie »su:r lui, ne p:rend son sens que dans un horizon phénoménologique, celui de l'apparition du Gegen-stand comme tel. Dès lo:rs le« quelque chose», l'Etwas, doit être interrogé comme signification, dans son apparition même. En tant que thèse ontologique la plus géné:rale il ne peut néanmoins être la ratio ultima de l'interrogation critique, dans la mesu:re exacte où celle-ci inte:r:roge au-delà de l'ontologie, la met sous :réduction pou:r s'installer su:r le terrain de la signification pu:re, dans l'apparaître même. La question du « quelque chose» devient alo:rs question de la signijication « quelque chose» 1• La question de la signification « quelque chose» cristallise la question de la signification en géné:ral. Un objet, c'est« quelque chose», et comme tel, c'est du sens. Le :renvoi à un objet (le «:rapport à un objet en tant qu'objet») peut s'inte:rp:réte:r en termes de riférentialité de nos

1. Sur la métaphysique du « quelque chose» à laquelle Kant se rattache ici tout en s'en exceptant, cf. Courtine, op. cit., p. 248 sq.

LE QUELQUE CHOSE ET LE EN TANT QUE

25

représentations (Bedeutung) 1• La connaissance est une représentation qui dénote. Mais ceci n'est possible que là où il y a sens, Sinn. Que nous vivions sous le régime de la signification (qu' «il y ait» pour nous, que le monde ne soit pas muet mais toujours déjà signifiant, et c'est le présupposé du Gegen-stand comme tel: qu'il y ait toujours déjà là quelque chose en face) est la condition préalable. Reste alors qu'il y ait des significations, c'est-à-dire des choses signifiées, ce qui passe aussi bien pour nous par la constitution d'unités de sens, de « quelques choses» ayant telle ou telle signification. C'est que le problème de l'objet se donne d'abord à lire comme problème du sens, tel que nous pouvons le voir énoncer par certaines pages de la Critique: «Notre intuition sensible et empirique peut seule procurer [aux catégories] sens et signification (Sinn und Bedeutung) »,c'est-à-dire aussi bien« réalité objective» (B 149). «Ainsi exige-t-on de rendre sensible un concept abstrait, c'est-à-dire de présenter dans l'intuition un objet qui lui corresponde, parce que sans cela ce concept resterait (comme on dit) privé de sens (Sinn), c'est-àdire sans signification» (A 240/B 299) 2• Le sens de la signification «quelque chose», c'est précisément d'« avoir un sens». Pour être quelque chose, en tant que cet être quelque chose est considéré dans l'horizon du «rapport à l'objet», c'est-à-dire de la signification (Bedeutung), il faut avoir un sens (Sinn), et le problème de l'objet est celui de la constitution du sens comme tel. « Comment cela peut-il être quelque chose?» se traduit par « Comment cela peut-il avoir un sens?» Or le problème du sens comme tel s'énonce immédiatement en termes d'unification, dans la mesure où le sens est d'abord unité de sens. Kant réassume la thèse ontologique leibnizienne: «Ce qui n'est pas véritablement un être n'est pas non plus véritablement un être» 3 ,

1. S'il est pennis d'emprunter ici la distinction frégéenne entre «sens» (Sinn) et «dénotation» (Bedeutung), à titre de modèle heuristiq"\.e, pour comprendre la problématique kantienne. Cf. Sens et dénotation dans Frege, Ecrits logiques et philosophiques, trad. Claude Imbert, Paris, Le Seuil, 1971, p. 102-126. 2. Cf. dans le même sens la R 5923: «la réalité objective de tous les concepts, c'est-àdire leur signification (Bedeutung) » (Ak. XVIII385). 3. A Arnauld, le 30 avril1687, Gerhardt II97.

LA SYNTHÈSE

26

mais en lui donnant une signification transcendantale, au nouveau· sens de ce terme qu'il a dégagé: ce qui ne signifie pas unitairement ce qui n'a pas une unité de signification -ne signifie pas du tout. La Bedeutung (le fait de renvoyer à quelque chose pour nous) s'articule nécessairement dans un Sinn (un sens), et le Sinn comme tel est essentiellement un. Rappelons-nous la définition de la connaissance (le rapport à l'objet en tant qu'objet) que donnent les cours de Logique: «savoir quelque chose avec conscience». Mais «savoir», c'est« se représenter quelque chose en la comparant avec d'autres choses aussi bien du point de vue de l'identité que de la dif.férence» 1• Connaître, c'est donc comparer avec conscience. Cela signifie que l'objet comme tel - qui est l'objet de la connaissance- se détache et se constitue dans la comparaison consciente, c'est-à-dire dans l'identité et la différence, comme unité dans l'économie du sens. En renfort la Logique de Vienne définit la connaissance comme le fait de « se représenter quelque chose en le comparant avec d'autres et d'avoir en vue (einsehen) son identité et sa différence d'avec celles-ci»2 • n y a un système des objets, au sens d'un discours, et connaître c'est être toujours déjà installé dans ce système, depuis lequel seulement est possible le rapport à l'objet en tant qu'objet, comme unité de signification. Cette conception sous-jacente à l'analyse kantienne est évidemment solidaire du présupposé du caractère judicatif de la vérité, l'objectivité s'entendant dans l'horizon de la prédicabilité, nous y reviendrons. Signifier, c'est toujours signifier quelque chose de déterminé. C'est en ce sens que l'objet comme tel est essentiellement unitaire. La pensée de Kant part de l'évidence phénoménologique de la conscience d' oljet, comme conscience d'unité. L'unité de l'objet n'est pas le produit inexplicable du rassemblement du divers, mais bien plutôt la nécessité de ce rassemblement est-elle déduite par Kant depuis l'évidence phénoménologique de l'unité de l'objet, comme unité de sens. En d'autres termes, l'unité de l'objet se dit d'abord comme unité par rapport aux autres objets, pour 1. Ak. IX 65/Guillennit, p. 72. 2. Ak. XXIV 845.

LE QUELQUE CHOSE ET LE EN TANT QUE

27

seulement ensuite soulever la question de l'unification qui a pu produire cette unité. n n'y a pas un processus qui depuis la sensation aveugle constituerait des formes unitaires qui se penseraient après coup dans leur rapport mutuel, comme unités les unes par rapport aux autres, mais des objets découverts d'abord comme unités dans leur identité/différence les uns par rapport aux autres qui, comme tels, exigent du divers primordialement donné un processus d'unification. La Logique transcendantale est la logique du rapport à l'objet comme tel (A 55/B 80). Mais s'il est une logique de ce rapport, c'est que l'objet lui-même a déjà une signification logique, il est déjà entendu comme constitué par et dans son rapport aux autres objets, comme l'établira le texte décisif de la seconde analogie de l'expérience, découvrant le fondement de l'objectivité dans la légalité causale (A 189/B 234). C'est à l'intersection des autres objets que l'objet se détache, par le fait que lorsque je vise quelque chose, je vise toujours quelque chose de déterminé, et qu'il n'y a donc d'expérience de quoi que ce soit que dans le tout de l'expérience. Dès lors ce que je vise a toujours un sens. C'est par ce sens, en tant qu'il est un (c'est-à-dire non pas forcément univoque, mais unique par rapport aux autres), qu'il y a objet, et c'est de cette «unicité» que l'objet retire pour nous l'exigence d'unification qui préside à sa constitution. C'est sur ce fond qu'il faut comprendre le début de la Logique transcendantale, comme doctrine du concept, car le concept s'y manifeste comme sens1, et comme tel, sens un. Notre connaissance vient de deux sources fondamentales de l'esprit, dont la première consiste à recevoir les représentations (la réceptivité des impressions), et dont la seconde est le pouvoir de connaître un objet au moyen de ces représentations (la spontanéité des concepts); par la première un objet nous est donné; par la seconde il est pensé en rapport avec cette représentation (à titre de simple détermination de l'esprit) (ASO/B74).

1. Cette idée du concept co=e «sens», repraesentatio discursiva, est ce qui fait de plein droit, pour le meilleur et pour le pire, de la Critique de la raison pure, une phénoménologie. Cf. l'analyse critique de Claude Imbert, Phénoménologies et langues formulaires, Paris, PUF, 1992, p. 139.

28

LA SYNTHÈSE

La sensibilité id, dans l'abstraction de la séparation de deux « sour2es » de la connaissance, apparaît comme le niveau de la représentation pure et simple (blosse Vorstellung)) c'est-à-dire de la donation comme telle - en elle « quelque chose» est donné. La représentation est le lieu du «il y a» kantien. Mais s'«il y a», qu'y a-t-il? «Il y a» signifie toujours «il y a quelque chose», un Etwas. Or, s'il y a un Etwas qui est donné, il est toujours donné comme quelque chose de déterminé. Sinon, «rien» ne me serait donné, au sens où quelque chose me serait donné qui ne serait rien pour moi. Toute chose qui m'est donnée, en tant qu'elle m'est donnée, doit avouer la chose qu'elle est. D'où la solidarité de la pensée et de la sensibilité à mesurer la distance de l'objet. S'il n'y avait pas de pensée, il n'y aurait pas de distance, car il n'y aurait «rien» à distance, au sens où rien ne serait signifié dans la distance. D'un autre côté il n'y a de choses signifiantes pour nous que parce que nous nous tenons toujours déjà dans la distance: l'objet qui signifie est toujours déjà à notre encontre, et le donné qu'il est ne se délivre comme tel que de notre astreinte originelle au régime de la donation (ce que Heidegger à la suite de Kant appelle notre finitude). Mais que serait la donation, sans donné qui fasse sens en elle? La spontanéité de l'entendement produit du sens et c'est de par son activité constituante qu'il y a du donné qui se détache comme tel. Elle n'est donc rien d'autre que la donation ou de supplémentaire à elle: elle est la figure abstraite de ce qu'il est essentiel à la distance dans laquelle nous sommes qu'il y ait du distant en elle, qu'en deçà de ce «sens» donné, elle s'annule, perd tout sens - puisque plus aucun n'advient en elle- et ne se manifeste plus comme telle. Par la sensibilité« un objet nous est donné». Mais comment serait-il donné avant que d'être objet? Or ce qui connaît un objet - c'est-àdire a :rapport avec lui en tant qu'objet- au moyen des représentations que seules nous délivre la sensibilité, c'est l'entendement. Si ce qui est donné par la sensibilité est un objet, cela suppose le concept de l'entendement. Or il ne fait pas de doute qu'il en soit ainsi: par quoi sommes-nous affectés, si ce n'est par un arbre, une route ou un champ, et non par des «sensations»? La «représentation pure»

LE QUELQUE CHOSE ET LE EN TANT QUE

29

n'existe pas, et «toutes mes représentations sont de fait rapportées à quelque objet» (A 250). Ce rapport n'advient précisément à lui-même que dans ce que ces premières lignes de l'Analytique appellent la pensée: par l'entendement, l'objet« est pensé en rapport avec ~a] représentation». Cet objet n'est autre que celui de l'intuition, mais il fallait la pensée pour le faire« objet»: l'entendement est« le pouvoir de penser l'objet (Gegenstand) de l'intuition sensible», et aucun autre objet (A 51/B 75). L'objet comme tel a une signification. C'est ce qui permet de comprendre l'opposition apparente (de l'ordre de la construction, ou, pour employer le terme kantien, de l' ana!Jtique) entre l'« objet» de la sensibilité et celui de la pensée. Que serait un« objet» de la sensibilité pure, dans une fiction méthodologique, une« expérience en pensée» comme les affectionne Kant? «L'intuition pure contient uniquement la forme sous laquelle quelque chose (etwas) est intuitionné» (A 50-51/B 74--75). Ce serait un etwas, un« quelque chose», comme tel indéterminé, c'està-dire pas encore un objet (Gegenstand). Pourquoi si ce n'est parce que ce quelque chose en tant que tel n'aurait pas de signification: en lui ne se donnerait rien d'autre que le fait qu'il y a du donné, à savoir ce que Kant appelle une simple «position». Pour qu'au-delà de la certitude qu'il y a etwas, quelque chose, il y ait pour moi un objet, il faut que cette chose prenne corps, acquière le Bestand, la consistance, du Gegenstand, et à cela la pensée est nécessaire. C'est très exactement la tâche que lui assigne la suite de la phrase: «et le concept pur [contient] uniquement la forme de la pensée d'un objet en général (Gegenstand überhaupt) ». C'est la pensée qui détient le secret de «l'objet en général», qui est l'objet propre de la Critique. D n'y a pas de Gegenstand qui, comme tel, ne soit pensé. Mais encore faut-il remarquer, si l'on se rappelle l'appendice à l'Amphibologie, que cela n'empêche pas «l'objet en général» de précéder le «quelque chose» au rang des principes de la philosophie transcendantale (A 290/B 346). En d'autres termes, pour qu'« être quelque chose» ait un sens, il faut déjà «être un objet en général», tout simplement parce que l'objectivité comme telle est la condition de signification de quoi que ce soit. Ce qui serait sans être un objet

LA SYNTHÈSE

30

n'aurait pas de sens, et donc cela n'aurait pas de sens pour lui d'être.

li n'y a d'être et donc d'être-quelque chose que dans l'horizon d'une objectivité (Gegenstèindlichkeit) qui le précède. L'« etwas » auquel nous renvoie la sensibilité («il y a») n'a donc de sens que par rapport à l'objet (Gegenstand) qu'il annonce. Si l'horizon de l'objectivité n'existait pas pout nous et si nous ne nous y t~nions pas d'entrée de jeu, rien, c'est-à-dire, au-delà de l'opposition (objective) du« quelque chose» et du «rien», pas même un « etwas» ne nous serait donné. Horizon dans lequel le « quelque chose» a un sens (où cela a un sens qu' «il y ait»), l'objet est aussi bien le« quelque chose» accompli au sens du « quelque chose» pourvu de sens. L'intuition donne le «contenu»: elle témoigne qu' «il y a». Mais «des intuitions sans concepts sont aveugles» (A 51jB 75). Car s'il y a, qu'il y a-t-il? La fameuse formule de Kant est particulièrement suggestive, car, si intuitionner, c'est voir, que serait une «intuition aveugle», donc qui ne verrait «rien»? Le concept est de toute évidence contradictoire. li reflète l'absurdité Q.a Sinnlosigkeit) de ce qui n'a pas été pensé. L'intuition ne donne d'« objet» que pout autant qu'elle est soumise à la détermination, qui relève en propre du concept et des rapports établis par celui-ci: Le pouvoir sensible d'intuition n'est proprement qu'une réceptivité, un pouvoir d'être affecté d'une certaine manière par des représentations dont la relation réciproque est une intuition pure de l'espace et du temps (simples formes de notre sensibilité), et qui s'appellent oijets, en tant que dans ce rapport (l'espace et le temps) elles sont liées et déterminables suivant des lois de l'unité de l'expérience (A 494;B 522) .

... c'est-à-dire en tant qu'elles sont rapportées au concept et informées par les lois générales de la pensée! «La pensée est l'acte qui consiste à rapporter à un objet une intuition donnée» (A 247/B 304). Pourquoi donc? C'est que penser, c'est toujours penser quelque chose. On ne peut séparer le cogito des cogitata, c'est le fond de la conviction de Kant, en cela leibnizien1• Du fait que penser, c'est penser un cogitatum, un quelque chose que l'on pense, la 1. Cf. Leibniz à Foucher, 1676 (!), Gerhru:dt I 370.

LE QUELQUE CHOSE ET LE EN TANT QUE

31

pensée, comme pensée de l'objet, donne à l'intuition un objet c'est-àdire le rapport de son fait brut à« quelque chose de pensé». C'est en ce sens que la pensée confère l'unité au «divers» des représentations, que penser c'est «unifier les représentations dans une conscience» 1• Cette unité est celle du visé: l'objet, en d'autres termes celle de ce qui a un sens, qui, comme tel, est toujours aussi un sens. L'objet se définit d'abord comme le «quelque chose de déterminé» («ceci» ou «cela») et c'est en tant que tel qu'il se présente comme une unité. Ainsi l'objet peut-il être défini:« ce dont le concept réunit le divers d'une intuition donnée» (B 137), c'est-à-dire par le concept, et par le concept en tant qu'unificateur parce que de son fond propre unité de sens. Dans la première édition: «Nous disons que nous connaissons l'objet quand nous avons opéré une unité synthétique dans le divers de l'intuition», à cela il faut «un concept où ce divers s'unifie», et alors« cet objet n'est rien de plus que le quelque chose au sujet duquel le concept exprime une telle nécessité de la synthèse» (A 106). Dans le même sens, on trouve dans une réflexion: «Dans la représentation d'un objet, le divers est unifié. Toutes les intuitions ne sont que des représentations; l'objet auquel elles sont rapportées, il réside (liegt) dans l'entendement.»2 L'entendement est la faculté des concepts, et c'est comme tel qu'il donne son sens à l'objet. Penser revient à «se représenter quelque chose par concepts »3, mais en cela aussi bien c'est la condition du« se représenter quelque chose» comme tel, car le «quelque chose» requiert un concept pour être représenté en tant que tel4• «Toute connaissance exige un concept» (A 106). Et le concept n'a d'autre sens 5 que «l'unité de la conscience de représentations liées» • n est défini

1. Prolégomènes, § 22, Ak. IV 304/P II 78. 2. R 5643, Ak. XVIII283. 3. Progrès, Ak. XX325jPIII1272. 4. Cf. la notation très explicite de la Logique de Vienne: «Je pense (ich denke mir) un homme in individuo, c'est-à-dire j'utilise le concept de l'homme pout avoir un ens singulare» (Ak. XXIV 908). S. Conflit des facultés, Ak. VII 113/P III 926.

32

LA SYNTHÈSE

pat Kant comme une «représentation générale ou rifléchie» 1• Qu'est-ce que cette généralité (Allgemeinheit), qui paraît ici être la condition du sens ? Quant à la «réflexion», on y retrouve l'idée de la Logique Busolt: la connaissa~ce est« la représentation réfléchie sut l'objet» 2, en d'autres termes la représentation rapportée à l'objet, constituée dans son rapport à l'objet pat le fait de se savoir telle. Quel lien cette« réflexivité» de la connaissance, fondée ici dans le concept comme savoir de l'objet su comme tel, peut-elle entretenir avec la« généralité» attribuée simultanément au concept? C'est que la «généralité» contient en elle le «en tant que», depuis lequel seulement il est possible à quoi que ce soit d'être déterminé comme ce qu'il est. «L'origine des concepts, quant à leut simple forme, se trouve dans la réflexion et dans l'abstraction de la différence entre les choses désignées pat une certaine représentation. »3 Mais inversement n'y at-il de «choses» que pout des concepts, et sous leut lumière. C'est que cette «abstraction» dont il est ici question est productrice de sens: elle est en elle-même réflexive, au sens où elle décolle la représentation d'avec soi et la fait apparaître à elle-même, dans la nécessité d'avoir un sens, et de devenir «représentation de quelque chose». C'est justement parce que le concept comme tel est une «représentation partielle», qu'il est toujours Teilbegri.ff, et fait partie de la représentation d'une chose sans la recouvrit, comme une abstraction, qu'il peut en même temps être au fondement de la représentation de cette chose comme telle, que cette chose peut être considérée comme tombant sous lui, c'est-à-dite tributaire de lui pout ce qui est de ses conditions d'apparition4• Il y va de la libération de la possibilité pout la représentation de signifier, en dépassant son statut de représentation singulière, ce qui passe par son apparition réflexive à elle-même comme représentation.

1. Logique, Ak. IX 90/Guillermit 99. 2. Ak. XXIV 616. 3. Logique, Ak. IX 94/Guillermit 102. 4. «Tout concept, comme concept partiel, est contenu dans la représentation des choses; comme principe de connaissance (Erkenntnisgrund), c'est-à-elire comme caractère, ces choses sont contenues sous lui» (Logique, Ak. IX 95/Guillem:rit 104-105).

LE QUELQUE CHOSE ET LE EN TANT QUE

33

La représentation, arrachée à elle-même, peut accéder au stade de la généralité, qui, comme tel, est celui de l'objet. n n'y a pas d'objet qu'on ne puisse reconnaître comme objet, et la reconnaissance, en tant qu'en elle se déploie la généralité de l'objet, est en ce sens condition de la connaissance. D'où la détermination de la synthèse à proprement parler objectivante comme «synthèse de la recognition» dans la première édition de la Critique (A 104-105). Ce qui est «reconnu» dans le connu, c'est l'universel, et ceci nous conduit aussi bien à une autre formulation du principe de l'objectivité: l'objet se mesure exactement à la pénétration de l'a posteriori par l'a priori, en tant que celle-ci est pensée commè telle. Effectivement il y a de l'a priori qui n'est pas en soi de l'objectif: ainsiles formes pures de la sensibilité apriori, qui demeurent en tant que telles du subjectif, tant qu'elles n'ont pas été assujetties au concept, qui gouverne leur construction, et, comme telles, fait de ces formes de la sensibilité des intuitions formelles (B 160-161), alors oljets («l'espace représenté comme objet (ais Gegenstand) »). Mais l'a priori pensé comme tel, c'est-à-dire entendu comme nécessaire, ce qui pour nous, hommes, signifie « universel» (B 4), c'est ce qui constitue l'a posteriori, le donné, en «objectif». En reconnaissant le concept dans la représentation, j'universalise celle-ci, en la réinscrivant dans une signification qui dépasse le simple donné et tout à la fois lui assigne sa place dans l'ordre de la signification. Ce que la seconde analogie de l'expérience interprète comme savoir de la« règle» : Ce qui se trouve dans l'appréhension successive est considéré ici comme représentation, mais le phénomène qui m'est donné, quoique n'étant rien de plus qu'un ensemble de ces représentations, est considéré comme l'objet de ces représentations, avec lequel mon concept, que je tire des représentations de l'appréhension, doit s'accorder. On voit tout de suite que, comme l'accord de la connaissance avec son objet constitue la vérité, il ne peut être question ici que des conditions formelles de la vérité empirique, et que le phénomène, par opposition aux représentations de l'appréhension, ne peut être représenté comme l'objet de ces représentations, différent d'elles, qu'à la condition d'être soumis à une règle qui le distingue de toute autre appréhension, et rend nécessaire une sorte de liaison du divers. Ce qui dans le phénomène contient la condition de cette règle nécessaire de l'appréhension est l'objet (A 191/B 236).

34

LA SYNTHÈSE

Le texte de la « synthèse de la recogrut:ton » renchérit: l'objet c'est « ce qui fait face» en ce que «nos connaissances ne sont pas déterminées au hasard ou arbitrairement, mais a priori d'une certaine manière» (A 104). L'« en-face» de l'objet se manifeste dans la part de «nécessité» qu'il y a en lui, celle du concept qui comme tel est universel, en tant que produit d'une :règle à laquelle nos représentations sont astreintes. Heidegger commente: «Le mot "objet" désigne proprement ce qui donne d'avance une :régulation apriorique à toutes les connaissances empiriques. »1 Que signifie cette «:régulation», si ce n'est que le fait de tomber sous un concept donne à une :représentation une signification déterminée, qui la :rend disponible comme telle, et susceptible de «:reconnaissance» dans une :reproductibilité en principe infiniment ouverte? La définition de la «:règle» que nous donnent les Lose Blatter précise bien que cette «:régulation» dont il est ici question ne s'opère que par et dans le concept la :règle n'est que la signification même du concept, en tant qu'opération :réglée de la pensée : «La :règle est le :rapport d'un concept à tout ce qui est compris sous lui (c'est-à-dire ce par quoi il est déterminé). »2 Par là même, la :règle est «l'unité de condition sous laquelle quelque chose en général est posé»3 • Pourquoi la :règle produit-elle ainsi le «quelque chose»? Elle le produit en ce qu'elle le produit comme tel ou tel. Le texte de la seconde analogie est très explicite: la :règle «distingue [une appréhension] de toute autre appréhension». Il s'agit de gagner la «distinction», non pas au sens de plus ou moins de clarté, mais au sens d'une identité4• Ce qui constitue l'objet comme tel, c'est précisément qu'il est «en tant que» tel ou tel... Lorsque je vois un arbre, c'est comme un arbre, en

1. Interprétation phénoménologique de la >, trad. franç. Emmanuel Martineau, Paris, Gallimard, 1982, p. 324. 2. Lose Blatter, F. 3. 3. R 5751, Ak. XVIII343. 4. Cette problématique de la «distinction», d'héritage leibnizien, demanderait à être nuancée et développée suivant l'axe opposant distinction interne et distinction externe en conformité avec les indications de Manfred Frank, Les Réflexions sur l'esthétique, in Sur la troisième Critique, dir. Dominique Janicaud, Combas, L'Éclat, 1994, p. 13 sq.

LE QUELQUE CHOSE ET LE EN TANT QUE

35

tant qu'arbre. Ce qui l'identifie comme tel, avons-nous dit, c'est son concept, en tant qu'il lui attribue une signification univoque. I> Malheureus ement, il tire ensuite (p. 29) les catégories dans un sens « logiciste », comme si elles ne déterminaie nt l'objet tel qu'il nous est donné (donc l'intuition) qu'en déterminan t son concept, c'est-à-dire le simple rôle de celui-ci dans le jugement dans lequel il est énoncé. Ce fonctionnal isme logique des catégories laisse échapper leur véritable signification transcendan tale, et leur nature de concepts de cet objet même qui est celui de notre intuition en tant que tel. Là contre, on renverra à B 128: les catégories sont «les concepts d'un objet en général, par lesquels l'intuition est considérée comme déterminée à l'égard d'une des Jonctions logiques du jugement». C'est bien l'intuition elle-même qui est déterminée , même si elle l'est effectiveme nt dans et par la forme logique, qui toutefois à elle seule n'y suffirait pas, et la catégorie structure donc l'objet lui-même, dans son ob-jectité.

LES CATÉGORIES ET L'OBJET TRANSCENDANTAL

67

connaissance? Du reste il n'y a rien à dire: c'est l'inconnu et l'inconnaissable, qui n'a pas de sens comme tel. Alors reste la simple donnée d'un X, qui est la forme du donné comme tel lorsqu'il est réduit à sa donation: Qu'est-ce donc que l'on entend quand on parle d'un objet correspondant à la connaissance et par conséquent aussi distinct d'elle? li est aisé de voit que cet objet ne doit être pensé que comme quelque chose en général =X, puisqu'en dehors de notre connaissance nous n'avons rien que nous puissions opposer à cette connaissance comme y correspondant

(A 104l

Qu'est-ce alors que l'objet, pris dans son sens pur, comme forme de l'objectivité en général? C'est très exactement le concept de l'unité de la visée en tant que telle, de l'unité de la représentation en tant qu'elle représente quelque chose (dans l'exemple kantien, un triangle, qui est donc visé comme quelque chose). Mais, en tant que« concept» de cette visée, l'objet dont il est question id - celui des catégories comme telles - n'est aucun objet, mais «la représentation de l'objet =X» (A 105). Un peu plus loin, cet objet pur, forme de l'objet en général, qui n'est rien d'autre que l'objet de la représentation en tant que représentation (c'est-à-dire aussi bien doté des structures de la qualification - les catégories - qui l'instituent comme tel, mais non encore qualifié - non tel ou tel objet déterminé conformément aux catégories), est nommé: «Toutes les représentations ont, comme représentations, leur objet» et, si l'on considère cet objet comme objet des phénomènes, c'est-à-dire justement des représentations en tant que représentations, saisies dans leur constitution de représentation (l'ap-

1. Sur l'objet transcendantal comme