Judaïsme et christianisme chez les Pères 9782503565729, 2503565727

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Judaïsme et christianisme chez les Pères
 9782503565729, 2503565727

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JUDAÏSME ET CHRISTIANISME CHEZ LES PÈRES

Ouvrage publié avec le concours de la Maison des sciences de l’homme, Lorraine, USR 3261

Judaïsme ancien et origines du christianisme Collection dirigée par Simon Claude Mimouni (EPHE, Paris) Équipe éditoriale: José Costa (Université de Paris-III) David Hamidovic (Université de Lausanne) Pierluigi Piovanelli (Université d’Ottawa)

JUDAÏSME ET CHRISTIANISME CHEZ LES PÈRES

sous la direction de

Marie-Anne Va n nier

Ouvrage publié avec le concours de la Maison des sciences de l’homme, Lorraine, USR 3261

2015

© 2015, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2015/0095/268 ISBN 978-2-503-56572-9 DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.108550 Printed in the EU on acid-free paper

L ISTE DES ABRÉVIATIONS BHG :

Bibliotheca hagiographica graeca.

CCCM :

Corpus Christianorum Continuatio Medievalis, Brepols, Turn­hout.

CCL :

Corpus Christianorum. Series Latina, Brepols, Turnhout.

CSEL :

Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum, Verlag der österreichischen Akademie der Wissenschaften.

GCS :

Die Griechischen Christlichen Schriftsteller, Berlin

MGH :

Monumenta Germaniæ Historica Scriptores, Munich.

PG :

Patrologia Cursus Completus. Series Graeca.

PL :

Patrologia Cursus Completus. Series Latina.

SC :

Sources chrétiennes.

BA :

Bibliothèque augustinienne.

P RÉSENTATION Tout en présentant les Actes du colloque de synthèse du projet JECP (Judaïsme et christianisme chez les Pères) de la MSH Lorraine, cet ouvrage prend en compte l’acquis des recherches récentes dans le domaine et ouvre de nouvelles perspectives de recherche. Nous remercions Jacques Walter, directeur-adjoint de la MSH Lorraine, qui a encouragé ce projet de recherche, Sandrine d’Alimonte qui en a suivi le développement et Laëtitia le Couédic qui en a mis en forme le texte. Nous remercions également Simon Claude Mimouni qui accueille ce livre dans sa collection, aux Éditions Brepols. Non seulement ses recherches ont apporté un éclairage nouveau sur les rapports entre judaïsme et christianisme aux premiers siècles, mais son article renouvelle également l’étude des frontières entre les deux groupes à cette époque. Au lieu de parler de séparation, Simon Mimouni propose, en effet, comme Marcel Simon, à partir d’une étude sur le Verus Israël, d’envisager « la distinction entre un christianisme et un judaïsme aux diverses ramifications » (p. 37), en considérant « trois entités et non deux : le judaïsme synagogal, le christianisme et le rabbinisme – ce sont eux les “frères triplets” » (p. 21). Steeve Bélanger complète son étude en recherchant à quel moment s’est faite la distinction décisive entre judaïsme et christianisme. José Costa reprend la question, en montrant que, dans les premiers siècles, c’est le judaïsme synagogal qui a été dominant et qu’il avait un certain nombre de points de convergence et de dialogue avec le christianisme naissant, ce qui l’amène à envisager deux entités et non pas trois, en laissant de côté le judaïsme rabbinique, à la différence de Simon Mimouni. En revanche, Emmanuel Friedheim s’attache à l’étude du milieu rabbinique en Palestine entre le Ier et le IVe siècles. Il évoque quelques dérives vers le paganisme et explique que la synagogue de Hammath Tibériade, avec sa mosaïque du Sol invictus, est « une micro-découverte », manifestant que certains « Juifs n’étaient pas soumis à l’autorité des rabbins » (p.), alors que d’autres découvertes, amènent à des conclusions opposées, d’où la complexité de l’étude. Représentant l’Équipe CNRS de la Bible d’Alexandrie, Cécile Dogniez met en évidence l’importance du texte biblique de référence. À partir de la différence entre le texte massorétique de Habacuc 3, 2c et celui de la Septante, qui exprime le même verset en fonction de la prière de louange ou de la présence de Dieu « au milieu de deux vivants », elle fait ressortir

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PRÉSENTATION

les divergences d’interprétation qui en ont résulté jusqu’à en venir dans les textes apocryphes à une évocation qui est devenue courante, celle l’âne et du bœuf de la crèche. De manière différente, mais non moins intéressante, Régis Burnet explique comment la figure de Gamaliel a été reconstruite au cours des siècles, comment le docteur de la Loi a presque été dépeint comme un saint au cours du Haut Moyen Âge. « Au-delà du caractère un peu anecdotique des métamorphoses de cette figure, cette longue histoire nous renseigne sur la complexité du processus que fut le parting of the ways” (p.). Viennent ensuite un certain nombre d’études plus spécifiques sur le rapport entre les Pères et le judaïsme. En ouverture, Alexandre et Cécile Faivre expliquent que le terme de christianisme a été forgé par Ignace d’Antioche, en une relecture Ga 1 et 2, ce qui les amène à préciser les rapports entre judaïsme et christianisme chez Ignace. Puis, en fonction de l’étude de trois textes : le De Noe, le livre X de l’épistolaire et la Lettre 74, Gérard Nauroy montre que l’antijudaïsme d’Ambroise de Milan est d’occasion et qu’il reste de l’ordre d’une opposition d’idées. Puis, Pierluigi Lanfranchi adopte une perspective nouvelle pour envisager la polémique de Jean Chrysostome contre le judaïsme : le registre émotionnel et il en conclut que, sur ce plan, Chrysostome ne convaint pas son public. Partant, cette fois, du Commentaire chrysostomien de Romains 9‒11, Gérard Rémy étudie le statut des Juifs et des païens. Viennent ensuite deux études sur Augustin et le judaïsme : celles d’Alban Massie et d’Isabelle Bochet, qui reprennent deux volets de la polémique d’Augustin contre les Juifs : les Homélies sur l ’Évangile de S. Jean et le Contra Faustum. En un travail de première main, Jacques Elfassi étudie la place du Livre d’Isaïe dans le De fide catholica d’Isidore de Séville, il y souligne l’importance de la source hiéronimienne dans l’interprétation du texte prophétique en termes de préparation évangélique. Finalement, Géraldine Roux envisage la manière dont Eckhart se réfère à Maïmonide, ce qui manifeste à la fois l’importance qu’il lui accorde et la réinterprétation christologique qu’il propose. Marie-Anne Vannier

L E PROJET JECP DANS LES RECHERCHES ACTUELLES SUR LES RAPPORTS ENTRE JUDAÏSME ET CHRISTIANISME DANS LES PREMIERS SIÈCLES Marie-Anne Vannier Université de Lorraine, Institut Universitaire de France Abstract

The research project judaism and christianism in the Church Fathers (MSH Lorraine) aims at giving a better understanding of the contribution of the patristic writings through a research of the borders between judaism and christianism in the first centuries borders, often moving borders, in so far as many exchanges existed between the two groups. Studying three corpus : Genesis’, Psalms’ and prophets’ commentaries, we shall consider how this new paradigm renews patristic studies. Résumé

Le projet judaïsme et christianisme chez les Pères (MSH Lorraine) a pour but de mieux connaître l’apport des écrits patristiques, en recherchant quelles ont été, dans les premiers siècles, les frontières entre judaïsme et christianisme, frontières souvent mouvantes, dans la mesure où de nombreux échanges ont existé entre les deux groupes. À partir de l’étude de trois corpus : les commentaires de la Genèse, des Psaumes et des prophètes, nous verrons comment se dessine ce nouveau paradigme dans les études patristiques.

Le projet Judaïsme et christianisme chez les Pères (JECP), réalisé dans le cadre de l’axe 1 (Frontières, territoires, échanges) de la MSH Lorraine (USR 3261), est issu de l’équipe interdisciplinaire de patristique assez nombreuse dans le Centre Écritures (EA 3943) de l’Université de Lorraine. Ce projet s’inscrit dans les recherches actuelles 1, visant à préciser quelles sont les frontières qui ont existé entre les Pères et le judaïsme : frontières implicites, relevant souvent du non-dit : un auteur comme 1. Cf. G. Dorival , « Grecs, Romains, Juifs, Chrétiens en interaction », dans Recherches de science religieuse 101 (2013), p. 499‒516 et S. C. M imouni, Le judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, 2012. Judaïsme et Christianisme chez les Pères de l’Église, éd. par Marie-Anne Vannier (JAOC 8), Turnhout 2015, p. 11-20. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.110698 ©

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MARIE-ANNE VANNIER

Origène 2 , par exemple, qui recherchait l’hebraica veritas du texte biblique, qui s’est attaché à l’établir dans les Hexaples en particulier, et qui a commenté presque tous les livres de l’Écriture, doit beaucoup à l’exégèse rabbinique, à laquelle il a été formé, mais il ne la mentionne jamais. Préciser ces frontières permet de préciser le contexte dans lequel les Pères de l’Église ont vécu et de définir leur apport spécifique. I. Pa s

l a pol é m iqu e a n t i - j u i v e

Pour ce faire, nous avons choisi de ne pas reprendre, dans ce projet, la polémique anti-juive, exprimée principalement dans le cadre de l’Adversus Judaeos, et travaillée par ailleurs par d’autres chercheurs, en particulier les équipes d’Olivier Munnich et de Bernard Pouderon, qui viennent de publier un livre de synthèse sur la question 3, intitulé : Les dialogues Adversus Iudaeos. Permanences et mutations d’une tradition polémique. Il y aurait d’ailleurs, à cet égard, un parallèle à faire avec la polémique antichrétienne dans les premiers siècles, qui a également été importante, mais nous n’avons pas choisi cette option. Majoritaire, certes, cette perspective n’en déforme pas moins le point de vue de l’adversaire, comme tous les ouvrages du type de l’Adversus. Dans le cadre de cet ouvrage final, elle sera envisagée dans l’une ou l’autre des contributions. II. Pa s

l e j u déo - ch r i s t i a n i sm e

Nous n’avons fait également qu’aborder la question du judéo-christianisme, qui, comme l’expliquait Simon Mimouni, est « une formulation récente désignant les Juifs et leurs sympathisants païens qui ont reconnu la messianité de Jésus, qui ont reconnu ou qui n’ont pas reconnu la divinité du Christ, mais qui tous continuent à observer en totalité ou en partie la Torah 4 », ce qui renvoie à un groupe spécifique, dans lequel les frontières entre judaïsme et christianisme disparaissent. Cependant, comme le soulignait José Costa, lors du premier colloque lié à notre projet de recherche, l’intérêt du judéo-christianisme tient à ce

2.  Cf. N. De L ange , Origen and the Jews : Studies in Jewish-christian relations in Third Century Palestine, Cambridge, 1977. 3. S. Morlet – O. Munnich – B. Pouderon, Les dialogues Adversus Iudaeos. Permanences et mutations d ’une tradition polémique, Paris, 2013. 4.  S. C. M imouni, « Le judaïsme chrétien ancien : quelques réflexions sur un problème débattu et rebattu », dans Judaïsme antique/Ancient Judaism 1 (2013), p. 273.

LE PROJET JUDAÏSME ET CHRISTIANISME CHEZ LES PÈRES

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que « les idées et les textes circulent dans les deux sens 5 ». Or, nous nous intéressons aux transmissions et passages entre les deux communautés dans les premiers siècles et à leurs identités respectives. III. R a pports

e n t r e l e s deu x comm u nau t é s

C’est pourquoi, tout en prenant en compte la diversité des courants dans le judaïsme et le christianisme, nous nous attachons à des identités plus nettement marquées que les judéo-chrétiens, en prenant en compte les recherches récentes 6 et sans essayer, cependant, de déterminer le moment de leur rupture, qui a déjà fait l’objet d’un certain nombre d’études 7, celles de Daniel Boyarin, de Simon Mimouni, de Gilles Dorival 8, de Markus Vinzent 9… En effet, des échanges nombreux existaient entre les communautés juives et chrétiennes dans les premiers siècles. Les dialogues, comme le terme l’indique, ne sont pas une élaboration d’identités marquées par des frontières étanches, mais la mise en application d’une communication avec la possibilité d’un apport et d’un enrichissement mutuels. Nous avons cherché comment ces échanges ont modifié les frontières, tant sur le plan de l’exégèse que de l’histoire, de la philologie, en fonction de l’apport du canon juif par exemple, que sur le plan littéraire avec l’héritage philonien ou sur le plan de la liturgie, comme l’a montré Louis Bouyer dans son livre sur 5. M.-A. Vannier (Ed.), Judaïsme et christianisme dans les commentaires patristiques de la Genèse, Berne, 2014, p. 14. 6. D. Boyarin, La partition entre judaïsme et christianisme, Paris, 2011 ; Le Christ juif. À la recherche des origines, Paris, 2013 ; D. Flüsser – G. Petitdemande – V. L asry, Les sources juives du christianisme : une introduction, Paris, 2003 ; M.  Goodman, Jews and christians in the first centuries, Oxford, 2008 ; D. Jaffé , Le judaïsme et l ’avènement du christianisme. Orthodoxie et hétérodoxie dans la littérature talmudique du Ier-IIe siècles, Paris, 2005 ; Studies in rabbinic Judaim and Early Christianity : Text and context, Leyde, 2010 ; S. C. M imouni, Les chrétiens d ’origine juive dans l ’Antiquité, Paris, 2004 ; « Pour une histoire de la séparation entre les communautés “chrétiennes” et les communautés “pharisiennes” (ca. 70‒135 de notre ère) », dans Henoch 26  (2004), p.  145‒171 ; S.  C. M imouni – B. Pouderon, La croisée des chemins revisitée. Quand l ’Église et la Synagogue se sont-elles distinguées ?, Paris, 2012 ; G. Stroumsa, « The hidden closeness : on the Church Fathers and Judaism », dans Mehkarei Yersushalaim be-Mashevet Ysrael 2  (1982), p.  170‒175. 7.  Cf. S. C. M imouni – B. Pouderon, La croisée des chemins revisitée. Quand l ’Église et la Synagogue se sont-elles distinguées ?, Paris, 2012 ; A. H. Becker – A. Y. R eed, The Ways that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003. 8.  Art. cit., p. 513, où il fait remonter « la partition aux deux dernières décennies du IIe siècle ». 9. M. Vinzent – R. Hübner , Der Paradox Eine. Antignostischer Monarchianismus im zweiten Jahrhundert, Leyde, 2000.

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L’eucharistie 10 . Tout un travail reste encore à faire dans ce domaine ainsi que pour les fêtes. La difficulté du sujet tient à ce que les informations sont peu nombreuses et ne peuvent guère venir que des textes, de manière le plus souvent indirecte. IV. L a S e p ta n t e Une influence nette du judaïsme sur les écrits patristiques est intervenue par l’intermédiaire de la Septante 11, cette traduction grecque de la Bible, réalisée à Alexandrie. Les Pères grecs en ont commenté le texte, même si la version dont ils disposaient était le plus souvent une variante de la première traduction de la Bible hébraïque en grec. Il y a donc sinon une identité, du moins une proximité du texte biblique de référence du Premier Testament entre les commentateurs juifs et chrétiens de langue grecque. Les volumes de la Bible d’Alexandrie 12 sont aujourd’hui une contribution de référence à la recherche sur la question. V. U n

nou v e au pa r a dig m e de compr é h e nsion

Ainsi se dessine un nouveau paradigme pour l’étude de la patristique. Si le rapport entre christianisme et hellénisme 13 reste une référence importante, dans la mesure où le christianisme a pénétré dans le monde grécoromain et a réinterprété ses catégories (par exemple, celles d’hypostase, d’essence… en théologie trinitaire ou encore celle de nature en christologie…) pour transmettre l’essentiel du message chrétien et où, inversement, l’hellénisme a été marqué par l’Écriture, il n’en demeure pas moins que le judaïsme a joué un rôle important, souvent oublié, dans la genèse des écrits patristiques. Un tournant se dessine aujourd’hui 14 et permet de préciser les frontières entre judaïsme et christianisme dans les textes patristiques.

10. L. Bouyer , L’eucharistie, Paris, 1966. 11.  Cf. M. H arl – G. Dorival – O. Munnich, La Bible grecque des Septante. Du judaïsme hellénistique au christianisme ancien, Paris, 1994 ; M. H arl , La langue de Japhet, Paris, 1992 ; G. Dorival – O. Munnich, « Selon les Septante ». Trente études sur la Bible grecque des Septante. En hommage à Marguerite Harl, Paris, 1995. 12.  Paris, 1986 sq. 13.  Cf. E. Von Ivanka, Plato christianus, Paris, 1990. 14.  Il remonte, en fait, à l’ouvrage de Marcel Simon : Verus Israel. Étude sur les relations entre chrétiens et juifs dans l ’Empire romain (135‒425), Paris, 1948.

LE PROJET JUDAÏSME ET CHRISTIANISME CHEZ LES PÈRES

V I. É t u de

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de t roi s cor pus , l i eu x de r e ncon t r e

e n t r e j u da ï sm e et ch r i s t i a n i sm e

Dans cette perspective, nous avons essentiellement choisi de rechercher le dialogue implicite ou explicite que les Pères ont mené avec le judaïsme, ce qui est encore de l’ordre du non-dit, mais n’en est pas moins important, car si les Pères reprennent, par exemple, la théologie du sabbat, sur un plan pratique, ils lui substituent le dimanche. Généralement, on oublie le premier point, qui n’est pas sans conséquences anthropologiques et eschatologiques. Comme les questions sont complexes, nous nous sommes attachés à les sérier à partir de trois corpus majeurs de l’Écriture, qui ont donné lieu ensuite à trois colloques : les commentaires de la Genèse, des Psaumes et des prophètes, qui reprennent, en fait, les trois grands ensembles organisant et regroupant la Bible hébraïque : Torah-Nebiim-Ketoubim : la Loi, les prophètes et les écrits, regroupés sous l’acronyme Ta. Na. kh 15. Ces études ont renouvelé les recherches sur la question, en montrant, par exemple, les convergences et les divergences quant à la compréhension de la création et quant aux méthodes d’exégèse. De là, un certain nombre de questions interviennent à partir des trois corpus que nous avons envisagés, et tout d’abord de celui de la Genèse : la création de l’être humain à l’image de Dieu est apparemment moins commentée par les rabbins que par les Pères qui lui consacrent de longs développements : cela est-il lié, d’une part, à l’interdit de la représentation dans le judaïsme et, d’autre part, à l’articulation entre création et création nouvelle dans le christianisme dans la préparation baptismale, au développement de la christologie et de la théologie trinitaire ? Origène adopte-t-il une voie moyenne, lorsque, dans ses Homélies sur la Genèse, puis sur les Nombres, il compare l’image de Dieu en l’homme à un puits qu’il revient à chacun de creuser pour qu’en jaillisse l’eau vive ? Il le semble, mais toute une étude pourrait être faite ici. Les conséquences anthropologiques sont importantes. C’est peut-être dans les commentaires des Psaumes que les convergences entre judaïsme et christianisme sont les plus nettes. Nous prendrons deux exemples : Grégoire de Nysse et Augustin. En expliquant, de manière 15.  Cela correspond à la distinction que rapportait Origène dans son Commentaire sur le Cantique des Cantiques (Pr. I, 7, SC 375, p. 85) : « C’est des hébreux que nous avons reçu cette pratique, puisqu’il est d’usage chez eux que toutes les Écritures soient enseignées aux enfants par les docteurs et les sages, en même temps qu’on réserve pour la fin ces quatre écrits qu’ils appellent deuteroseis, à savoir le début de la Genèse où l’on décrit la création du monde, les débuts du prophète Ézéchiel où l’on parle des chérubins, et la fin où l’on traite de la construction du Temple, et ce livre du Cantique des cantiques ».

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originale, les titres des Psaumes, Grégoire de Nysse en recherche l’intelligence dans le texte biblique et développe, à partir de là, tout un commentaire du Psautier, où s’entrecroisent apport juif et chrétien. Augustin, lui, donne une place spécifique aux Psaumes d’Asaph. « Augustin reconnaît, précisément dans ces Psaumes ou du moins dans certains d’entre eux, la voix de la synagogue 16. Il ne se contente donc pas, dans ces quelques Enarrationes, de parler du peuple juif : il commente le Psaume en y entendant la voix du peuple juif ou encore comme s’adressant au peuple juif 17. » D’autre part, il y a toute une complexité dans les commentaires rabbiniques qui varient entre interprétation eschatologique, non eschatologique ou ambiguë, apparemment en réaction par rapport à l’interprétation chrétienne des Pères, comme cela apparaît pour le Psaume 2 18. Dans les commentaires patristiques des prophètes, cette fois, une question intervient, en particulier dans le Commentaire d’Origène sur Josué : celle de la Terre promise. On peut voir, de la part des Pères, un prolongement de l’espérance juive, avec un déplacement de la terre d’Israël à la Jérusalem céleste ou à la terre promise intérieure que l’on trouve également chez les sages d’Israël ou encore au Christ, dans son second avènement 19. Comme chez Irénée, il y a, chez les Pères, à la fois prolongement et rupture par rapport au judaïsme. Ainsi Irénée explique-t-il, au livre V de Contre les hérésies 20, que « toutes les prophéties, comme celle d’Isaïe, se rapportent sans conteste à la résurrection des justes ». Et il ajoute : « Ces événements se produiront au temps du Royaume, lorsque la terre aura été renouvelée par le Christ et que Jérusalem aura été rebâtie sur le modèle de la Jérusalem d’en-haut 21. » Plus largement, Irénée explique, au livre IV (20, 10) de Contre les hérésies, que les prophètes avaient une place privilégiée dans la vision de Dieu, car « ils ne voyaient pas la face même de Dieu manifestée à découvert, mais des “économies” et des mystères grâce auxquels l’homme verrait Dieu un jour » et l’évêque de Lyon ajoute quelques lignes plus loin que « son Verbe, de la manière que voulait le Père et pour le profit de ceux

16. Cf. Ennarationes in Psalmos 72, 4, CCL 39, p. 988 : Cuius uox est Psalmus ? Asaph. Quid est : Asaph ? Sicut inuenimus in interpretationibus ex lingua Hebraea in Graecam, et ex Graeca nobis in Latinam translatis, Asaph synagoga interpretatur. Vox est ergo synagogae. 17. I. Bochet, « Augustin et les Psaumes d’Asaph », dans Judaïsme et christianisme dans les Commentaires patristiques des Psaumes et des prophètes, Berne, (sous presse). 18. Cf. J. Costa, « Le Psaume 2 est-il messianique ? La réponse de Midrash Tehillim », dans Judaïsme et christianisme dans les Commentaires patristiques des Psaumes et des prophètes, Berne, (sous presse). 19.  Origène , Homélie VIII, 4. 20.  I rénée de Lyon, Contre les hérésies V, 35, 1, Paris, 1984, p. 673. 21.  I rénée de Lyon, Contre les hérésies V, 35, 2, p. 674.

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qui voyaient, montrait la gloire du Père et révélait les économies 22 », ce qui implique, cette fois, une théophanie trinitaire. On pourrait reprendre également le Commentaire de Jérôme sur Daniel, où Jérôme donne une place importante aux sources juives et voit en Daniel le « prophète des temps derniers 23 », qui annonce le retour du Christ. Parmi les Pères, Jérôme est certainement avec Origène celui qui a été le plus marqué par l’exégèse juive. Dans son Commentaire de Daniel 24, sans doute réalise-t-il une sélection, il n’en demeure pas moins que la dimension messianique du Livre de Daniel est fondamentale et a été reprise récemment dans le livre de Daniel Boyarin, Le Christ juif. Force est de constater plus largement que les Pères sont redevables à l’exégèse juive, tant haggadique que halakhique et en particulier aux règles de Hillel ou encore aux treize ou aux trente-deux middot 25. Sans ce sousbassement, Origène n’aurait pas pu développer sa méthode exégétique qui est devenue célèbre et a servi de référence au Moyen Âge. Il en va de même pour Augustin dans le De doctrina christiana, bien que, cette fois, il bénéficie également de l’apport exégétique du donatiste Tychonius. Les différences entre commentateurs hébreux et chrétiens interviennent lorsqu’une interprétation typologique est donnée, par exemple dans les commentaires des Psaumes ou des prophètes, le Christ est le nouveau Josué. Nous inscrivant dans un domaine de recherche en plein essor aujourd’hui, nous avons rapidement vu que la séparation entre les deux groupes n’est pas aussi claire qu’on aurait pu le penser, ce qui nous a amenés à revisiter des conceptions reçues, à rechercher comment cette partition intervenait ou non chez chacun des Pères, ce qui a donné également un relief nouveau à leur œuvre. Compte tenu de l’ampleur du champ de recherche, nous sommes plutôt au début qu’au terme de notre étude, ce qui implique d’envisager un prolongement à ce projet tant à l’époque patristique que médiévale. Bibliographie A. H. Becker – A. Y. R eed, The Ways that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003. I.  Bochet, « Augustin et les Psaumes d’Asaph », dans Judaïsme et christianisme dans les Commentaires patristiques des Psaumes et des prophètes, Berne, (sous presse). 22.  I rénée de Lyon, Contre les hérésies IV, 20, 11, p. 477. 23. Cf. R. Courtray, Prophète des temps derniers. Jérôme commente Daniel, Paris, 2009. 24. Cf. R. Courtray, Prophète des derniers temps : Jérôme commente Daniel, Paris, 2009 25. H. L. Strack – G. Stemberger , Introduction au Talmud et au Midrash, Paris, 2007, p.  39‒55.

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L.  Bouyer , L’eucharistie, Paris, 1966. D.  Boyarin, La partition du judaïsme et du christianisme, Paris, 2011. D.  Boyarin, Le Christ juif. À la recherche des origines, Paris, 2013. J.  Costa, « Le Psaume 2 est-il messianique ? La réponse de Midrash Tehillim », dans Judaïsme et christianisme dans les Commentaires patristiques des Psaumes et des prophètes, Berne, (sous presse). R.  Courtray, Prophète des temps derniers. Jérôme commente Daniel, Paris, 2009. N.  De L ange , Origen and the Jews : Studies in Jewish-christian relations in Third Century Palestine, Cambridge, 1977. G.  Dorival , «  Grecs, Romains, Juifs, Chrétiens en interaction  », dans Recherches de science religieuse 101  (2013), p.  499‒516. G.  Dorival – O. Munnich, « Selon les Septante ». Trente études sur la Bible grecque des Septante. En hommage à Marguerite Harl, Paris, 1995. D.  Flüsser – G. Petitdemande – V. L asry, Les sources juives du christianisme : une introduction, Paris, 2003. M.  Goodman, Jews and christians in the first centuries, Oxford, 2008. M.  H arl , La langue de Japhet, Paris, 1992. M.  H arl – G. Dorival – O. Munnich, La Bible grecque des Septante. Du judaïsme hellénistique au christianisme ancien, Paris, 1994. D. Jaffé , Le judaïsme et l ’avènement du christianisme. Orthodoxie et hétérodoxie dans la littérature talmudique du Ier-IIe siècles, Paris, 2005. D. Jaffé , Studies in rabbinic Judaim and Early Christianity : Text and context, Leyde, 2010. S. C. M imouni, « Pour une histoire de la séparation entre les communautés “chrétiennes” et les communautés “pharisiennes” (ca. 70‒135 de notre ère) », dans Henoch 26  (2004), p.  145‒171. S. C. M imouni, Le judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, 2012. S. C. M imouni, « Le judaïsme chrétien ancien : quelques réflexions sur un problème débattu et rebattu », dans Judaïsme antique/Ancient Judaism 1  (2013), p.  263‒279. S. C. M imouni, Les chrétiens d’origine juive dans l ’Antiquité, Paris, 2004. S. C. M imouni – B. Pouderon, La croisée des chemins revisitée. Quand l ’Église et la Synagogue se sont-elles distinguées ?, Paris, 2012. S.  Morlet – O. Munnich – B. Pouderon, Les dialogues Adversus Iudaeos. Permanences et mutations d’une tradition polémique, Paris, 2013.

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M.  Simon, Verus Israel. Étude sur les relations entre chrétiens et juifs dans l ’Empire romain (135‒425), Paris, 1948. H. L. Strack – G. Stemberger , Introduction au Talmud et au Midrash, Paris, 2007. G. Stroumsa, « The hidden closeness : on the Church Fathers and Judaism », dans Mehkarei Yersushalaim be-Mashevet Ysrael 2  (1982), p.  170‒175. M.-A.  Vannier (Ed.), Judaïsme et christianisme dans les commentaires patristiques de la Genèse, Berne, 2014. M.  Vinzent – R. Hübner , Der Paradox Eine. Antignostischer Monarchianismus im zweiten Jahrhundert, Leyde, 2000. E.  Von Ivanka, Plato christianus, Paris, 1990.

L ES FRÈRES JUMEAUX (CHRISTIANISME ET

JUDAÏSME) OU LES FRÈRES TRIPLETS (CHRISTIANISME, JUDAÏSME ET RABBINISME) ? NOUVELLES PERSPECTIVES SUR UNE ÉTERNELLE QUESTION 1 Simon C. Mimouni École pratique des Hautes études, Section des sciences religieuses

Abstract The issue of the separation, the split or the distinction between Judaism and Christianity has been much ink to flow without having to have all been resolved. It is of great importance, because if it fails to establish its dimensions from a historical point of view and from a theological point of view, it is certain that it can only remain insoluble and source of conflict and sometimes hatred, as it is up to our days. Résumé La question de la séparation, de la rupture ou de la distinction entre le judaïsme et le christianisme a fait couler beaucoup d’encre sans qu’elle puisse pour autant avoir été résolue. Elle est d’une grande importance, car si on ne parvient pas à en établir ses dimensions d’un point de vue historique et d’un point de vue théologique, il est certain qu’elle ne peut que demeurer insoluble et source de conflit et parfois de haine, comme cela est le cas jusqu’à nos jours.

Il faut reconnaître d’emblée et sans ambigüité aucune que s’il y a eu, il y a un antijudaïsme de la part du christianisme, il y a eu, il y a, aussi, un antichristianisme de la part du judaïsme. Dans l’Antiquité, jusqu’au 1. Cette contribution reprend non sans d’importants changements celle de S. C. M imouni, « Pour une histoire de la séparation entre les communautés “chrétiennes” et les communautés “pharisiennes” (ca. 70‒135 de notre ère) », dans Henoch 26  (2004), p.  145‒171 (= dans T.  L. H ettema – A. van der Kooij (Ed.), Religious Polemics in Context. Papers presented to the Second International Conference of the Leiden Institute for the Study of Religions (LISOR) Held at Leiden, 27‒28 April 2000, Assen, 2004, p.  303‒329). Elle reprend aussi celle de S.  C. M imouni, « Les frères jumeaux ou les frères triplets ? Christianisme, judaïsme et rabbinisme », dans Le Monde de la Bible 202  (2012), p.  18‒23. Judaïsme et Christianisme chez les Pères de l’Église, éd. par Marie-Anne Vannier (JAOC 8), Turnhout 2015, p. 21-40. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.110699 ©

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IVe siècle, la lutte entre ces deux entités religieuses a été dure et sans pitié. Après la victoire du christianisme sur le paganisme et la conquête politique de l’Empire romain qui s’en est suivie, le christianisme a contraint, par tout un arsenal juridique (que l’on retrouve notamment dans le Code théodosien ou dans le Code justinien), le judaïsme à renoncer au prosélytisme et à la diffusion de ses croyances et pratiques 2 . C’est ainsi que le christianisme, durant toute l’époque médiévale et moderne, est parvenu à renvoyer le judaïsme dans une certaine marginalité sociétale, duquel on l’a parfois sorti afin de le persécuter pour toutes sortes de raisons. Où, quand et comment faut-il situer la partition ou la distinction entre judaïsme et christianisme ? Dans ses récentes publications, Daniel Boyarin tente de mettre en évidence la réelle insuffisance des marqueurs identitaires spécifiquement chrétiens, visant à repousser vers l’aval la chronologie de la différentiation entre judaïsme et christianisme, suscitant autant d’intérêt que de débats 3. C’est ainsi que le célèbre spécialiste de la littérature rabbinique ancienne propose une articulation nouvelle entre les études sur le judaïsme ancien et les études sur le christianisme ancien, ainsi que la disparition des anciens paradigmes de recherche qui sont fondés sur le modèle eusébien qui remonte au IVe siècle et que même l’historiographie contemporaine a tendance à reprendre, sans doute par confort intellectuel. Il a été précédé ou suivi par les deux collectifs publiés par Annette Yoshiko Reed et Adam H. Becker en 2003 4 et par Ian H. Henderson et Gerbern S. Oegema en 2006 5 – voir la mise au point d’Adele Reinhartz 6. Il en va de même pour la monographie de Tobias Nicklas 7 ainsi que du collectif dirigé par Hershel Shanks8, tous deux de 2013. 2.  Voir M.-F. Baslez (Ed.), Chrétiens persécuteurs. Destructions, exclusions, violences religieuses au IVe siècle, Paris, 2014. 3. D. Boyarin, Border Lines : The Partition of Judaeo-Christianity, Philadelphie/Pennsylvanie, 2004 (= *La partition du judaïsme et du christianisme, Paris, 2011). Voir aussi D. Boyarin, The Jewish Gospels. The Story of the Jewish Christ, New York, 2012 (= Le Christ juif. À la recherche des origines, Paris, 2013). 4. A. H. Becker – A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003. 5. I. H. H enderson – G. S. Oegema (Ed.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity. Presented to James H. Charlesworth on the Occasion of his 65th birthday, Gütersloh, 2006. 6. A. R einhartz , « A Fork in the Road or a Multi-Lane Highway ? New Perspectives on the “Parting of the Ways” Between Judaism and Christianity », dans I. H. H enderson – G. S. Oegema (Ed.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity. Presented to James H. Charlesworth on the occasion of his 65th birthday, Gütersloh, 2006, p.  278‒293. 7. T. Nicklas , Jews and Christians ? Second-Century Christian Perspectives on the « Parting of the Ways », Tübingen, 2013.

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De manière différente, la plupart des chercheurs, qui s’intéressent à la question, considèrent que le concept du « Parting of the Ways » est inexact et qu’il conduit à une mauvaise approche ne distinguant pas suffisamment les différents groupes, les différents lieux et les différentes circonstances historiques – et remettant ainsi totalement en question l’image des « Jews » dans les écrits chrétiens anciens. Le conflit qui a conduit à la distinction entre le judaïsme et le christianisme, dans l’Antiquité classique et tardive, tant en Orient qu’en Occident, a concerné autant, du côté non chrétien, les Judéens synagogaux que les Judéens rabbiniques, mais sous des aspects relativement différents. C’est la thèse que l’on propose ici : elle est issue des recherches les plus récentes sur le judaïsme antique et de ses implications nouvelles sur nombre de questions afférentes sur lesquelles il convient de dire un mot.  8

Actuellement, les études sur le judaïsme antique d’après 70 remettent en cause les résultats des travaux antérieurs, notamment l’hégémonie du rabbinisme sur le peuple judéen dès la destruction du Temple de Jérusalem. En effet, le judaïsme d’après 70 ayant été tout aussi pluriel que celui d’avant 70, il est apparu nécessaire de reconstruire une histoire tenant compte des différents groupes plus ou moins importants et en considérant, pour être concis, que le temple a été remplacé par les synagogues, lesquelles ont existé bien avant sa destruction tant en Palestine qu’en Diaspora. Ainsi, le seul élément qui change entre l’avant et l’après 70, c’est finalement la disparition du temple, ce n’est ni l’apparition des synagogues ni l’émergence de nouveaux groupes (du moins pour celui des pharisiens et celui des chrétiens). Il apparaît alors possible d’étudier les mouvements religieux des chrétiens et des rabbins comme des groupements interstitiels et non comme des cultes officiels et reconnus dans le monde gréco-romain et par l’État romain, lesquels sont représentés uniquement par les synagogues. En bref et en clair, le judaïsme synagogal d’après 70, comme le judaïsme sacerdotal d’avant 70, a représenté le culte officiel du peuple (ethnos ou natio) judéen 9. Il peut apparaître réducteur de faire de la synagogue le culte officiel et reconnu, alors même que le Temple de Jérusalem existe encore. De fait, quand on parle de culte officiel, il convient de se situer au niveau des cités et non pas à celui de l’État romain. Le Temple de Jérusalem a été le culte officiel et reconnu de Jérusalem et de ses alentours, à la rigueur de la 8.  Voir aussi H. Shanks (Ed.), Parting – How Judaism and Christianity Became Two, Washington/DC, 2013. 9. Voir S. C. M imouni, « Le “judaïsme synagogal” en Palestine et en Arabie entre le IIe et le VIe siècle : un nouveau concept », (à paraître). Voir aussi J. Costa, « Qu’est-ce que le judaïsme synagogal ? », dans Judaïsme ancien/Ancient Judaism 3  (2015), p.  63‒218.

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Palestine, mais pas de l’ensemble du peuple judéen, malgré l’attachement symbolique et spirituel qui lui a été porté par tous les Judéens. Dans une telle configuration, il semble ainsi de plus en plus évident que les rabbins sont, d’une manière ou d’une autre, les héritiers des pharisiens. Il convient encore de souligner en suivant de nombreux critiques – mais pas tous – que les rabbins mettront plusieurs siècles à s’emparer du leadership, ceux originaires de Babylonie n’y parviendront qu’avec l’expansion musulmane et n’étendront leur influence, à partir du VIIe‒VIIIe siècle, que sur les Judéens des territoires conquis par l’islam, à l’exclusion de ceux de l’empire byzantin et des royaumes issus des invasions barbares. On discute aussi beaucoup, surtout chez les collègues anglophones 10, pour savoir comment appeler les tenants du judaïsme : Juif ou Judéen ? Sans entrer dans la discussion, de manière systématique, ainsi qu’on le propose depuis un certain temps, on utilise de préférence le terme « Judéen » au terme « Juif ». Pour l’époque envisagée, le premier, qui vient de l’hébreu, de l’araméen, du grec et du latin, paraît, en effet, plus conforme que le second : il présente notamment l’avantage de ne pas être anachronique. Cette désignation paraît plus adéquate car elle veut simplement signifier que, dans l’Antiquité, l’idée d’une identité liée à l’origine géographique (personne originaire de Judée et aux lois en vigueur dans cette région) a précédé celle d’un statut essentiellement religieux qui n’a été perçu – ou imposé – comme tel que bien plus tard. Le terme « Judéen » est idéologiquement moins chargé que le terme « Juif », ne renvoyant nullement à l’antisémitisme qui lui n’est pas antérieur au XIXe siècle. Certains chercheurs d’origine juive – certains chercheurs d’origine chrétienne également mais pour d’autres raisons – récusent cette terminologie car ils estiment qu’elle établit un hiatus entre les Judéens de l’Antiquité et les Juifs de la Modernité. On le constate, les incidences du changement proposé ne sont pas des moindres. Avant d’aborder quelques cas particuliers documentant la question, il est nécessaire de fournir des éléments de réflexion et des éléments de méthode qui permettent de prendre conscience de ses nombreuses difficultés. I. Q u e lqu e s

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Certains chrétiens, après la destruction du Temple de Jérusalem, auront tendance à se réclamer du pouvoir des prêtres : on peut comprendre cette orientation en considérant que c’est sans doute pour s’opposer aux synagogaux qui eux aussi s’en réclament toujours et espèrent même en l’im10. Voir Jew and Judaean. Have Scholars erased the Jews form Antiquity ? A Marginalia Forum, August 26,  2014, sur http://marginalia.lareviewofbook.org/ jew-judean-form.

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minence de sa restauration, et avec lesquels ils sont entrés en conflit. Le Temple de Jérusalem et son sacerdoce ont souvent été au centre de polémique à différentes époques, des Hasmonéens et des Hérodiens aux esséniens et aux pharisiens. Les chrétiens vont s’inscrire dans cette polémique et la poursuivre après la destruction du sanctuaire en 70. Il n’est donc pas étonnant de voir les chrétiens et les synagogaux adopter nombre des règles sacerdotales en vigueur avant 70, alors qu’elles sont définitivement abandonnées par les rabbins, du moins en théorie, car en pratique ils ont manifesté un très grand respect pour le sanctuaire comme le montre la littérature rabbinique la plus ancienne – par exemple le traité Middot de la Mishnah dont la rédaction pourrait être l’œuvre de prêtres ralliés au mouvement rabbinique et la datation de la fin du Ier siècle ou du début du IIe siècle. Certes, les chrétiens trouvent leur légitimité en Jésus de Nazareth qu’ils comprennent et valorisent selon diverses approches théologiques ou idéologiques (prophétiques ou messianiques), diverses croyances (être plutôt humain ou plutôt divin, avec de nombreuses variantes) et diverses titulatures (« Fils de David » ou « Fils d’Aaron », pour n’en citer que deux, car elles sont bien plus nombreuses). Pourtant, ils renvoient aussi leurs origines à la Torah dont ils maintiennent la validité tout en la relativisant par divers procédés d’interprétation textuelle – notamment celui de l’allégorie grecque. Ce faisant, ils revendiquent, non sans raisons, la même origine que les synagogaux et aussi bien sûr les rabbins. C’est pourquoi, pour assurer leur légitimité, les chrétiens comme d’ailleurs tous les autres Judéens – synagogaux ou rabbiniques – se réclament du Verus Israel, c’est-à-dire du même héritage culturel : celui qui remonte à l’Israël ancien, au Vetus Israel, selon des représentations qui sont d’ailleurs rarement antérieures aux époques perse ou grecque. Ce serait donc une erreur d’appréciation que de penser qu’il y a eu une simple « captation d’héritage », car l’histoire des idées et des faits montre que les chrétiens comme les autres Judéens sortent du même moule, que les uns et les autres sont originaires du peuple judéen vivant en Palestine ou en Diaspora entourés de leurs sympathisants ou de leurs catéchumènes non judéens – ce sont d’ailleurs ces derniers qui forment, de plus en plus, les communautés croyantes en Jésus –, que les uns et les autres partagent les mêmes traditions religieuses et culturelles. Le christianisme, à travers ses théologiens, ceux qu’il va estimer comme « orthodoxes », a voulu se distinguer des autres formes de judaïsme : il n’y est parvenu réellement, mais pas nécessairement complètement et à tous les niveaux, qu’au IVe siècle, même si les prémisses de cette distinction remontent déjà au IIe siècle. Les chrétiens croient au Messie Jésus et observent la Torah : cette dernière n’étant pour eux nullement abrogée, du moins pour ceux qui sont d’origine non judéenne, mais relativisée par divers procédés permettant de

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la rendre acceptable aux Grecs – notamment par l’allégorisation de la circoncision et la simplification des prescriptions alimentaires réduites aux préceptes dits noachides. De plus, ces mêmes chrétiens récupèrent l’héritage sacerdotal qu’ils interprètent différemment, mais sans tellement s’en écarter : quoi qu’il en soit, ils n’ont pu le faire que par le biais des chrétiens d’origine judéenne, ceux de langue et de culture araméennes mais aussi ceux de langue et de culture grecques, car c’est à eux que les chrétiens d’origine grecque doivent cet héritage. Cette perspective, tracée à grands traits et sans doute trop simplifiée pour ne pas dire caricaturée, montre que les chrétiens comme les synagogaux et les rabbiniques sont issus du même monde politico-religieux, à savoir : les croyances et pratiques du peuple judéen, autrement dit ce que l’on appelle pour faire bref le judaïsme. Pour les trois premiers siècles de notre ère, cette perspective indique que les chrétiens et les autres Judéens sont donc issus du même monde politicoreligieux, le judaïsme, et que leurs revendications sont parallèles pour ne pas dire identiques, dans le fond en tout cas si ce n’est dans la forme – sans compter que les synagogaux et les rabbiniques s’opposent sur nombre de croyances et de pratiques et notamment sur une espérance eschatologique active que les premiers, contrairement aux seconds, espèrent vivement. De fait, à cette époque, il est important de le souligner, la concurrence a surtout joué entre les chrétiens et les synagogaux qui proposent, les uns et les autres, des croyances messianiques assez proches, même si celle des premiers est dans l’attente du retour du Messie, tandis que celle des seconds est dans l’espérance de l’arrivée du Messie – les membres du mouvement rabbinique étant encore assez réservés à l’égard de toute manifestation messianique qui est, selon eux, source de malheurs et désordres (comme l’a été, par exemple, l’épisode de Simon bar Kosiba ou bar Kokhbah en 132‒135). Il faut savoir aussi que les chrétiens et les synagogaux partagent certaines croyances et influences, comme, par exemple, le concept de Logos ou de Memrah, de même que certaines figures fondatrices (celle d’Abraham par exemple) qu’ils n’hésitent pas à réinterpréter à la lumière de leurs croyances particulières et des polémiques qu’ils ont engagées. Ces trois formes religieuses qui ressortent encore d’une manière ou d’une autre du judaïsme ont développé tout un arsenal de concepts pour construire leurs confins : notamment celui de l’hérésie et celui du canon, le premier pour exclure les gens et le second les écrits dont les croyances et les pratiques ne sont pas conformes à celles que l’on veut faire accepter. Quant à savoir à quand remonte le processus de la distinction entre les communautés « chrétiennes », composées de disciples d’origine judéenne ainsi que de disciples d’origine grecque, et les autres communautés judéennes, qui relève d’un phénomène de différenciation culturelle plus que religieuse, on peut préciser qu’il commence à se mettre en place à partir des années 70 et qu’il semble plus ou moins achevé dans les années 135‒150 – du moins avec les rabbiniques mais pas nécessairement avec les synagogaux.

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De toute façon, il est correct de dire que la « conversation », d’après l’expression de Daniel Boyarin, entre tous ces groupes a duré de manière différenciée selon les époques et les régions au moins jusqu’au IVe siècle, sans doute plus. D’autant que cela a permis aux chrétiens d’affiner certaines formules dogmatiques afin de définir le caractère ontologique (ou christologique) de Jésus, notamment en entretenant des discussions conflictuelles avec les synagogaux, du moins avec ceux qui sont binitaristes. II. Q u e lqu e s

é l é m e n ts de m ét hode

D’une manière générale, on peut avancer que la polémique entre les Judéens chrétiens et les Judéens non chrétiens porte principalement sur deux points : d’une part, sur les observances de la Torah ; d’autre part, sur les interprétations de la Torah. Le débat autour de la messianité et celui autour du rôle d’Israël dans le « temps du salut » relèvent, l’un et l’autre, de la polémique issue des diverses interprétations divergentes de la Torah. Les conflits autour des observances et des interprétations sont certes extrêmement liés, mais, c’est essentiellement, du moins au IIe siècle, le conflit autour des interprétations qui provoque la différenciation entre ceux qui reconnaissent Jésus comme le Messie et ceux qui ne le reconnaissent pas comme tel : car, à l’époque, c’est à partir de l’interprétation de l’Écriture que l’on peut et que l’on doit reconnaître ou non Jésus comme le Messie. Observons qu’une distinction fondamentale s’impose : il convient, en effet, de ne pas confondre la polémique entre les Judéens chrétiens et les Judéens non chrétiens, qui concerne le conflit des interprétations, et celle entre les chrétiens d’origine judéenne (Jacques et ses partisans plutôt palestiniens) et les chrétiens d’origine grecque (Paul et ses partisans plutôt diasporiques), qui porte sur le conflit des observances. Il y a aussi une position médiane, comme par exemple celle de Barnabé qui est en désaccord avec celle de Jacques et avec celle de Paul. Par conséquent, les communautés des disciples de Jésus se sont trouvées confrontées à une double polémique : une première, externe à leur mouvement ; une seconde, interne à leur ethnicité – sans compter la troisième polémique, également interne, que l’on semble pouvoir retrouver par exemple dans l’Épître de Barnabé, un texte que l’on peut situer dans un milieu de chrétiens palestiniens d’origine judéenne 11.

11.  Voir S. C. M imouni, Le judéo-christianisme ancien. Essais historiques, Paris, 1998, p.  231‒256.

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Ajoutons qu’une dernière polémique, qui est plutôt une controverse, mérite d’être mentionnée. Il faut en effet établir une distinction, toute théorique, entre polémique et controverse : la première est plutôt d’ordre interne alors que la seconde est plutôt d’ordre externe. Il s’agit de celle opposant, à partir des IIIe‒IVe siècles, le christianisme et le judaïsme, en tant qu’entités religieuses distinctes, qui reprend les thèmes antérieurs : autant ceux sur les observances que ceux sur les interprétations, afin sans doute de circonscrire la concurrence, non pas nécessairement celle du « prosélytisme » judéen auprès des Grecs, mais plutôt celle de l’influence judéenne dans le monde gréco-romain et de l’intérêt que les Grecs et les Romains les plus ouverts portent aux croyances et pratiques judéennes de la synagogue. Il ne sera pas question ici de ce que l’on appelle l’antijudaïsme chrétien, qui est issu justement de la controverse entre christianisme et judaïsme. Le terme antijudaïsme est préférable à celui d’antisémitisme, du moins pour l’Antiquité, voire jusqu’au XIXe siècle. Il convient aussi de ne pas confondre l’antijudaïsme chrétien et la judéophobie gréco-romaine, même si le premier phénomène est, en quelque sorte, la continuation ou la reprise du second à partir du moment où la plupart des chrétiens sont d’origine grecque ou romaine. Il ne sera pas non plus question de l’antichristianisme judéen, car, comme on l’a déjà souligné, le phénomène existe : lui aussi est d’ailleurs issu de cette même controverse. Parmi les pièces du dossier de cet antichristianisme, citons par exemple le cas de Polycarpe, évêque de Smyrne, mis à mort en 154, dont le martyre est raconté dans une lettre de la communauté de Smyrne à celle de Philomelium, dans laquelle est rapportée l’attitude de certains Judéens non chrétiens favorables à son exécution (Martyre de Polycarpe XII-XIII). Ces deux dernières controverses, à l’évidence, supposent une distinction ou une séparation plus ou moins consommée selon les lieux et les époques, et une concurrence entre judaïsme et christianisme, ou entre certaines communautés. À ce sujet, il convient de relever que la documentation judéenne relative à l’antichristianisme est assez pauvre, du moins pour les IIe et IIIe siècles. Cette situation peut s’expliquer par le fait que l’on ne dispose, pour l’époque, que de documents rabbiniques originaires de Palestine, à l’exclusion, du moins apparemment, de tout autre document originaire de Diaspora. Par ailleurs, cette indigence peut s’expliquer par le fait que ce sont surtout les chrétiens qui ont voulu se distinguer des Judéens, et non pas l’inverse, les seconds cherchant plutôt à les rejeter qu’à s’en distinguer. D’autant que dans les communautés judéennes non chrétiennes, les synagogales comme les rabbiniques, les modalités de différenciation se fondent sur le système de la mise à l’écart, et sur l’auto-exclusion.

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Ceci étant, les Judéens qui apparaissent dans la documentation chrétienne ne doivent pas être considérés comme des « Juifs de paille », selon l’expression qu’utilisent encore certains critiques comme on peut le constater dans l’ouvrage collectif, par ailleurs excellent, récemment publié sous la direction de Sébastien Morley, Olivier Munnich et Bernard Pouderon 12 . Ils ne sont pas rabbiniques, du moins rarement, raison pour laquelle on ne parvient pas à les identifier en tant que tels : car, de fait, ils sont plutôt synagogaux. On peut le constater : la situation de séparation entre christianisme et judaïsme est la conséquence d’un certain nombre de polémiques successives qui se sont développées dans des contextes différents, sans nécessairement s’ignorer les unes les autres au point qu’elles semblent parfois se télescoper dans le temps. Les chrétiens se sont heurtés aux autres Judéens pour exister dans un monde romain où la singularité religieuse est importante ainsi que le montre un certain nombre de cas, comme celui des auteurs de l’Évangile selon Matthieu et de l’Évangile selon Jean, de même que ceux d’Ignace d’Antioche et de Méliton de Sardes. Avant d’examiner ces textes ou ces auteurs, on va se pencher sur la question épineuse du « Verus Israel ». III. Ve rus I sr a e l La notion d’« Israël véritable » est éminemment chrétienne mais elle se rencontre déjà dans la littérature essénienne retrouvée dans les grottes proches de la Mer Morte à des fins de légitimation face au sacerdoce de Jérusalem considéré comme illégitime par les membres du groupe. Elle est bien antérieure, puisque qu’elle se trouve avec une terminologie différente dans le conflit entre les Judéens qui n’ont pas été déportés par les Babyloniens et ceux qui l’ont été et sont revenus. Pour les chrétiens, elle exprime la conviction que, dans le plan divin, ils sont les successeurs authentiques de l’Israël de l’époque du Second Temple (avant 70 de notre ère). Elle se fonde sur une relecture des croyances et des pratiques anciennes selon des catégories de pensée plus ou moins héritées de Paul de Tarse : lettre et esprit ; provisoire et éternel ; particulier et universel ; matériel et spirituel. Dans cette ligne théologique, il est considéré que l’Alliance avec Abraham, « père de nombreuses nations », annonce la mission du Christ : ainsi dans cette « Alliance nouvelle », destinée dorénavant à l’ensemble de l’humanité, la circoncision, signe majeur de cette alliance, est préfigurée la « circoncision du cœur », c’est-à-dire le baptême 12. S. Morlet – O. Munnich – B. Pouderon (Ed.), Les dialogues Adversus Iudaeos. Permanences et mutations d ’une tradition polémique, Paris, 2013.

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qui seul permet d’accéder au sens « véritable » des Écritures. De plus, la Loi du Sinaï réservée au peuple hébreu, annonce maintenant le Christ, la « Loi nouvelle », et l’« héritage » de la Terre promise représente par avance le rassemblement universel des nations « sur la montagne sainte » : la double descendance des Patriarches symbolisant l’Israël « selon la chair » et l’Israël « selon l’Esprit ». L’ensemble des prescriptions, des événements et des institutions de l’Israël ancien est ainsi interprété dans un sens messianique en Jésus le Christ. C’est chez Justin de Néapolis que le concept d’« Israël véritable » trouve sa plus ancienne formulation explicite. Le rapprochement des expressions montre que « véritable » et « spirituel » y sont ici presque synonymes : « Car la race israélite véritable, spirituelle… c’est nous qui, par ce Christ crucifié, avons été conduits à Dieu » (Dialogue avec Tryphon 11, 5) ; « Nous sommes la véritable race israélite » (Dialogue avec Tryphon 135, 3). Cette question, qui relève de la légitimation, est progressivement devenue le centre du processus de séparation ou de distinction entre christianisme et judaïsme : ainsi elle a déterminé la représentation que le christianisme des origines a de lui-même par rapport aux Judéens et aux Grecs non chrétiens. Toujours chez Justin, elle occupe une place exceptionnelle qui correspond à une période particulière et unique dans l’histoire des relations entre christianisme et judaïsme : antérieurement, la communauté chrétienne n’est pas suffisamment distincte de la communauté judéenne pour qu’une telle problématique puisse être envisagée ; après Justin – et en particulier lorsque le christianisme est devenu religion officielle de l’empire – la situation relative des deux communautés rend cette question caduque. De fait, le premier à utiliser telle quelle l’expression « Verus Israel » est Origène et non pas Justin. Dans son Commentaire aux Romains, en 8, 11, il considère que le « Véritable Israël » est le Christ. Dans ses Homélies sur les Nombres, en 11, 4 et 28, 2, lorsqu’il invoque l’étymologie d’Israël (= esprits qui voient Dieu), il applique la même expression aux anges et à l’Église eschatologique qui voient Dieu, et finalement à l’Église terrestre en raison du lien qui l’unit au ciel. Il convient d’observer que chez Origène l’expression « Verus Israel » sert à mettre en évidence la transcendance des biens éternels avec lesquels l’Église est en communication. Quand il l’applique à l’Église, ce n’est pas dans le but d’éliminer l’autre Israël par antithèse ou de le disqualifier comme un faux Israël, il semble vouloir plutôt attirer l’attention sur un certain type de rapport que l’Église possède avec les biens célestes : rapport intérieur spirituel, alors que l’Israël selon la chair ne possède avec ceux-ci qu’un rapport extérieur, charnel. La volonté chrétienne à être Israël n’est plus affirmée ensuite que de façon ponctuelle : elle ne trouve aucun écho dans la littérature judéenne, pas même dans les écrits de controverse.

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IV. I g nace d ’A n t ioch e  13 Contrairement à ce que l’on pense parfois, Ignace d’Antioche n’est pas le premier auteur chrétien à aborder le problème de la distinction ou de la séparation entre le christianisme et le judaïsme que ce soit à Antioche ou ailleurs en Orient ou à Rome 14 . Les lettres d’Ignace, qui datent du début du IIe siècle, reflètent plutôt le souci de préserver, à l’intérieur des communautés chrétiennes, la croyance des fidèles par rapport à deux tendances qui s’opposent : d’une part, celle des chrétiens d’origine grecque, qui considèrent que la croyance au Messie Jésus dispense de la connaissance de l’Écriture ; d’autre part, celle des chrétiens d’origine judéenne, qui maintiennent l’observance de la Torah à la suite de leur interprétation de l’Écriture. Ignace, quant à lui, se fait le représentant d’une troisième tendance, qu’il appelle « christianisme » : ainsi, la croyance au Messie Jésus se fonde sur l’interprétation de l’Écriture, ce qui, par voie de conséquence, dispense de l’observance de la Torah. À l’époque d’Ignace le conflit des observances et des interprétations est interne au mouvement chrétien. Cependant, Ignace est le premier auteur connu à commencer par vouloir imposer les normes d’une différenciation entre non pas le judaïsme et le christianisme, mais entre les chrétiens d’origine judéenne et les chrétiens d’origine grecque. À l’observance du sabbat, symbole par excellence de ceux qui veulent maintenir les « prescriptions judaïsantes », Ignace, par exemple, oppose le respect du « Jour du Seigneur », c’est-à-dire le dimanche. Les argumentations utilisées dans la polémique entre chrétiens d’origine judéenne et chrétiens d’origine grecque – dont les premières traces apparaissent à l’époque de Paul de Tarse, mais qui ne cessera de s’étendre à partir d’Ignace d’Antioche – vont être reprises ensuite dans la polémique entre christianisme et judaïsme. V. L’É va ngi l e

s e lon

M at t h i eu  15

L’Évangile selon Matthieu témoigne des relations entre la communauté chrétienne d’origine judéenne à laquelle son auteur s’adresse et des Judéens 13.  Pour les références bibliographiques, voir S. C. M imouni, « Pour une histoire de la séparation entre les communautés “chrétiennes” et les communautés “pharisiennes” (ca. 70‒135 de notre ère) », dans Henoch 26  (2004), p.  145‒171. 14.  Voir M. Zetterholm, Synagogue and Separation : A Social-Scientific Approach to the Formation of Christianity in Antioch, Lund, 2001 ; The Formation of Christianity in Antioch : A Social-Scientific Approach to the Separation between Judaism and Christianity, Londres, 2005. Voir aussi T. A. Robinson, Ignatius of Antioch and the Parting of the Ways : Early Jewsih-Christian Relations, Peabody/Massachusetts, 2009. 15.  Pour les références bibliographiques, voir S. C. M imouni, « Pour une histoire de la séparation entre les communautés “chrétiennes” et les communautés “pharisiennes” (ca. 70‒135 de notre ère) », dans Henoch 26  (2004), p.  145‒171.

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non chrétiens. Les critiques sont plus ou moins unanimes à dire que l’auteur de cet écrit est un Judéen d’Antioche, qui a été sans doute assez proche à une certaine époque de sa vie du mouvement des pharisiens ou des rabbins. Il est possible aussi de le considérer plutôt comme un Judéen originaire du judaïsme synagogal d’Antioche ou de la Syrie hellénophone en général. Quoi qu’il en soit, l’Évangile selon Matthieu est un des témoins de la polémique qui semble s’être développée, entre chrétiens et pharisiens/rabbins, à la suite de l’assemblée qui s’est déroulée à Yabneh, une petite bourgade de Palestine, aux alentours des années 80 et 90, au sujet de l’interprétation de l’Écriture concernant le caractère messianique de Jésus de Nazareth. Dans ce cadre conflictuel, son auteur considère que reconnaître en Jésus le Messie d’Israël, c’est affirmer la présence du Dieu d’Israël parmi son peuple (Mt 1, 23) : c’est pourquoi, il soutient que Jésus est dorénavant l’interprète de la Torah, sur laquelle il se donne autorité non pas pour l’abroger mais pour l’accomplir (Mt 5,  17‒20). Autrement dit, à l’autorité de la Torah est opposée l’autorité du Messie – le conflit des interprétations débouchant sur un conflit des autorités : le Messie des chrétiens face à la Torah des pharisiens/rabbins. Dans l’Évangile selon Matthieu, on trouve aussi déjà une certaine perspective universaliste : on assiste ainsi à la naissance de l’idée que ce n’est plus par l’appartenance au peuple de l’élection que l’on peut espérer être sauvé, mais plutôt par la croyance en la messianité de Jésus de Nazareth. De plus, son auteur s’oppose en tout point aux doctrines des pharisiens/ rabbins : ainsi, contre la valeur de la Torah et à la notion d’élection, il avance la figure du Messie qui renouvelle à la fois la valeur de la Torah et la notion d’élection. Comment ne pas rappeler encore que c’est dans l’Évangile selon Matthieu que l’on trouve une phrase qui a donné naissance à la tradition chrétienne « antijuive » la plus virulente. Il s’agit du passage de Mt 27, 25, « son sang est sur nous et sur nos enfants », une formule de droit sacrale – généralement adressée à d’autres à qui l’on impute les effets de leur crime – qu’il convient d’interpréter d’après les expressions bibliques dont elle dérive (Lv 20, 9 ; 2 S 1, 16 ; 1 R 22, 33). En oubliant que cette phrase est à replacer dans le contexte de la polémique interjudéenne de la fin du Ier siècle, on en a fait une malédiction que le peuple judéen s’infligerait à lui-même et dont il accablerait sa descendance – interprétation présente chez certains Pères de l’Église et chez bien d’autres auteurs jusqu’à présent, mais dont la première trace apparaît sous une forme bien plus atténuée en 1 Th 2, 16 et en Rm 1, 18 où il est question de la « colère de Dieu ». Pour bien comprendre l’Évangile selon Matthieu, il convient de distinguer le stade rédactionnel, qui se situe dans la polémique interjudéenne,

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du stade interprétatif qui place l’écrit dans la polémique antijudéenne sur laquelle se construit progressivement la conscience chrétienne. V I. L’É va ngi l e

s e lon

J e a n  16

Dans l’Évangile selon Jean, il est aussi fortement question de la polémique qui oppose les disciples de Jésus aux « Judéens » dont le terme figure pas moins de 71 fois. Les commentateurs, exégètes comme historiens, sont généralement très embarrassés par l’attitude de l’auteur de l’Évangile selon Jean à l’égard des « Judéens », le considérant tour à tour comme ouvertement « antijudéen » ou comme « non antijudéen ». La question fait toujours débat et partage les spécialistes 17 : tous sont d’accord pour dire que les Ioudaioi sont les ennemis des chrétiens, mais rares sont ceux qui se demandent comment ces derniers se désignent. À l’exception notable de Daniel Boyarin qui propose de considérer que les Judéens ( Jews) de l’Évangile selon Jean ne représentent pas les Judéens au sens large mais seulement une opposition avec laquelle l’auteur, qui estime être un Israélite (= chrétien), polémique : autrement dit, pour ce critique c’est un conflit interjudéen entre deux tendances, ceux se désignant comme Judéens et ceux se désignant comme Israélites (= chrétiens) 18. Une majorité de critiques mais pas tous s’accorde à reconnaître que l’auteur de ce texte est un chrétien d’origine judéenne, et qu’il a composé son œuvre pour une communauté composée plutôt de Judéens que de Grecs – dont la présence n’est toutefois pas à exclure. On aurait donc intérêt à voir dans la polémique dont il est question dans l’Évangile selon Jean un caractère interjudéen, et non pas antijudéen. D’autant qu’on trouve dans ce document un écho plus ou moins clair de la mise en place du dispositif liturgique d’exclusion des chrétiens par les pharisiens ou des rabbins. Le même terme, « Judéens », est utilisé pour désigner à la fois les autorités judéennes du temps de Jésus et celles du temps de son auteur, les unes et les autres étant hostiles au mouvement chrétien – ce qui est source de confusion et de difficulté. Certains critiques vont même à penser que cet écrit n’est qu’une réponse à certaines décisions prises lors de l’Assemblée de Yabneh, considérant 16.  Pour les références bibliographiques, voir S. C. M imouni, « Pour une histoire de la séparation entre les communautés “chrétiennes” et les communautés “pharisiennes” (ca. 70‒135 de notre ère) », dans Henoch 26  (2004), p.  145‒171. 17.  Voir R. Sheridan, « Issues in the Translation of οἱ Ἰουδαῖοι in the Fourth Gospel », dans Journal of Biblical Literature 132  (2013), p.  671‒695. 18. D. Boyarin, « The Ioudaioi in John and the Prehistory of “Judaism” », dans J. C. A nderson – P. Sellew – C. Setzer (Ed.), Pauline Conversations in Context. Essays in Honor of Calvin J. Roetzel, Sheffield, 2002, p.  216‒239.

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que son auteur, un chrétien d’origine judéenne, ne s’est que défendu des attaques dont sa communauté a été l’objet de la part des pharisiens/rabbins. Ce serait dans cette difficile situation qu’il a considéré que les chrétiens sont les vrais fils d’Abraham, parce qu’ils font les œuvres d’Abraham et parce qu’entre la croyance à Abraham et la croyance en Jésus, il n’y a aucune contradiction (Jn 8,  31‒59). Quoi qu’il en soit, il est certain que la communauté johannique ne semble plus vouloir se reconnaître dans l’appellation « Judéen », même si ses membres sont d’origine judéenne du point de vue de leur appartenance ethnique. Dans ces conditions, les « Judéens », pour eux, sont ceux qui se prétendent comme les uniques représentants du peuple judéen, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas chrétiens. Par ailleurs, l’auteur de l’Évangile selon Jean, lui aussi, estime que les communautés chrétiennes doivent s’ouvrir à la mission en direction des non Judéens, et en particulier les Samaritains. Ce qui permettrait de mieux comprendre Jn 4, 22, « Car le salut vient des Judéens », dont l’interprétation a gêné bon nombre de commentateurs : une phrase qui, si elle était replacée dans le contexte des rapports entre Judéens et Samaritains au Ier siècle, poserait moins de problèmes, en ce sens que, Jésus, par cette déclaration à cette femme samaritaine, veut confirmer que le peuple judéen demeure toujours dépositaire de la révélation par laquelle le dieu d’Israël se communique au monde – ce texte est un excellent témoin de la tension identitaire qui règne au Ier siècle de notre ère entre Judéens (toutes tendances confondues) et Samaritains. V II. M é l i ton

de

S a r de s  19

Méliton, évêque de la communauté chrétienne de la cité de Sardes, est un auteur dont les écrits datent d’entre 160 et 180. Dans son Homélie sur la Pâque, qui est à destination interne, Méliton de Sardes donne une description dramatique du meurtre de « l’Agneau » à Jérusalem, mettant en accusation le peuple judéen dans son ensemble sans aucune distinction entre les chefs et le peuple, entre les Judéens de Palestine et ceux de Diaspora, entre les Judéens du temps de Jésus et ceux de son temps. Une grande partie de l’Homélie sur la Pâque, les trois quarts (1‒45 et 72‒99), est consacrée implicitement ou explicitement au statut d’Israël et à l’accusation de déicide. D’une manière générale, on doit avancer que les vues de Méliton sur les autres Judéens, sans doute des synagogaux car 19.  Pour les références bibliographiques, voir S. C. M imouni, « Pour une histoire de la séparation entre les communautés “chrétiennes” et les communautés “pharisiennes” (ca. 70‒135 de notre ère) », dans Henoch 26  (2004), p.  145‒171.

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les rabbiniques ne sont pas attestés à son époque en Anatolie, peuvent se réduire à deux éléments essentiels : (1) les symboles chrétiens, ainsi que les festivités et les croyances, ont remplacé et abrogé ceux en usage dans la nation judéenne – la Loi est remplacée par l’Évangile, la terre par le temple spirituel et Israël par l’Église ; (2) les Judéens, en tuant Jésus, ont en réalité assassiné leur Dieu. Méliton est sans doute le premier auteur chrétien à parler de « peuple déicide » : accusation qui, comme on le sait, aura un long et triste cheminement durant près de dix-huit siècles. Le réquisitoire que Méliton porte à l’égard de la nation judéenne est étonnant pour l’époque, surtout à cause de son ton extrêmement agressif. Au point qu’on peut se demander quelles ont pu être les relations, à Sardes, entre la communauté des chrétiens et la communauté des synagogaux, et même se demander si Méliton n’est pas d’origine judéenne – hypothèse actuellement défendue par certains critiques – car il semble connaître fort bien les pratiques et croyances judéennes, notamment dans la première partie de son homélie (1‒45). Le fait que Méliton soit un quartodéciman n’est sans doute pas à négliger pour apprécier son homélie, surtout dans son aspect antijudéen, d’autant que l’on sait que les quartodécimans sont en grande partie des chrétiens d’origine judéenne, continuant à observer la fête de Pâque selon le calendrier officiel du culte judéen. Quoi qu’il en soit de la question de ses origines ethniques, le voyage de Méliton en Palestine pour clarifier le contenu de la Bible hébraïque, tel qu’il est rapporté par Eusèbe de Césarée, suggère que les relations entre lui et la communauté des synagogaux de Sardes, apparemment très puissante et très intégrée à la vie de la cité, ont dû être vives, car il est évident qu’il aurait pu y trouver, parmi ses membres, les renseignements recherchés. L’attitude violemment « antijudéenne » de Méliton semble être aussi le résultat de la concurrence très dure, qui règne à cette époque en Anatolie, entre Judéens de toutes tendances (surtout entre chrétiens et synagogaux), qui rivalisent pour attirer les Grecs sympathisants, c’est-à-dire attirés par les croyances et pratiques judéennes, afin de les intégrer dans leurs communautés respectives : pour la fin du Ier siècle et le début du IIe siècle, voir notamment les témoignages de l’Apocalypse de Jean, chapitre 2, d’Ignace d’Antioche, Lettre aux Philadelphiens 6, 1 et de Justin de Néapolis, Dialogue avec Tryphon 47. L’évêque de Sardes cherche à définir une certaine conscience chrétienne en dépouillant la nation judéenne « officielle » de ses traditions. Il est même possible que le contexte de son homélie soit la persécution qu’auraient subie les chrétiens d’Anatolie à l’époque de Marc Aurèle, sur laquelle on n’est informé que par une Apologie, écrite justement par Méliton entre 169 et 177, dont le texte n’a pas été conservé, si ce n’est par ce qu’en rapporte Eusèbe de Césarée (Histoire ecclésiastique IV, 26 ; Chronique, À l’année 170 et Eclogues, Numéro 2).

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Méliton est par conséquent un maillon essentiel, dans les années 160, pour comprendre comment la conscience chrétienne s’est constituée dans un climat de conflit extrême avec les synagogaux, à propos aussi de la récupération des anciennes traditions d’Israël dont les uns et les autres se prétendent les héritiers exclusifs – l’Épître à Diognète, sensiblement plus tardive, représente l’aboutissement de ce phénomène. De ce point de vue, Méliton de Sardes est le témoin de la mise en place de la distinction ou de la séparation entre chrétiens et synagogaux, tout au moins en Anatolie. Le conflit conduisant à cette distinction ou séparation, dans cette partie de l’Empire romain, a commencé vers la fin du Ier siècle : l’Évangile selon Jean, l’Apocalypse de Jean ainsi que les Épîtres de Jean en sont les premiers témoins ; les Lettres d’Ignace d’Antioche – sauf celle adressée aux Romains – en étant les principaux autres témoins. Elle se poursuit ensuite comme le montrent le Martyre de Polycarpe (vers 160) et le Martyre de Pionius (vers 250). V III. Q u e lqu e s

é l é m e n ts de conclusion

Le christianisme comme les deux autres entités judéennes les plus connues après 70 entretiennent une revendication commune. Toutes trois, en effet, se déclarent être le Verus Israel : c’est qu’il y va de leur légitimité face au pouvoir romain qui, lui, ne reconnaît que l’ethnicité judéenne, le culte judéen, au sens large et entier en essayant de faire le moins possible de distinctions – lesquelles ne l’intéressent nullement –, et en considérant que les synagogues judéennes avant comme après 70 en sont officiellement les représentants, ainsi que le Temple de Jérusalem pour la période antérieure à 70. Cette revendication du Verus Israel est propre à tous les conflits qui ont éclaté entre les diverses tendances idéologiques israélites : on peut aussi le constater, par exemple, chez les esséniens ou chez les samaritains – les chrétiens, les synagogaux et les rabbiniques ne sont donc pas les premiers à revendiquer cette « étiquette » à des fin de légitimité. On a longtemps parlé de « rupture » entre christianisme et judaïsme. Puis on a parlé de « séparation » entre christianisme et judaïsme. On peut se demander s’il ne conviendrait pas plutôt de parler de « distinction » non pas entre christianisme et judaïsme mais entre le christianisme et les autres formes du culte judéen. Quoi qu’il en soit car toute réponse en la matière est forcément réductrice, il convient de ne pas projeter dans l’Antiquité des entités qui ont émergé progressivement dans le temps. Il est à craindre, en effet, qu’il n’y ait jamais eu ni rupture ni séparation entre ce qui deviendra le christianisme et le judaïsme, mais plutôt une distinction de plus en plus radicale avec le temps et surtout avec la montée en puissance et en pouvoir de l’Église à partir du IVe siècle.

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On l’aura compris tout au long de cette contribution, même s’il faut le préciser explicitement, que le conflit entre chrétiens et les autres Judéens a été « interjudéen », du moins jusqu’au IIe siècle, voire le IVe siècle dans certains cas. De toute façon, parler de rupture et de séparation est une question idéologique qui suppose une toute autre question : celle de la distinction entre un christianisme et un judaïsme aux diverses ramifications qui se veulent différents, afin d’empêcher toute confusion dans les esprits : car si l’un et l’autre se confondaient, comment alors pourrait-on les distinguer de manière aussi radicale que l’un et l’autre le voudraient ? Si l’on veut bien comprendre le phénomène de distinction il faut considérer trois entités et non deux : le judaïsme synagogal, le christianisme et le rabbinisme – ce sont eux les « frères triplets ». Bibliographie M.-F.  Baslez (Ed.), Chrétiens persécuteurs. Destructions, exclusions, violences religieuses au IVe siècle, Paris, 2014. A. H. Becker – A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003. D. Boyarin, Border Lines : The Partition of Judaeo-Christianity, Philadelphie/ Pennsylvanie, 2004 (= *La partition du judaïsme et du christianisme, Paris, 2011). D.  Boyarin, The Jewish Gospels. The Story of the Jewish Christ, New York, 2012 (= Le Christ juif. À la recherche des origines, Paris, 2013). J. Costa, « Qu’est-ce que le judaïsme synagogal ? », dans Judaïsme ancien/ Ancient Judaism 3  (2015), p.  63‒218. I. H. H enderson – G. S. Oegema (Ed.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity. Presented to James H. Charlesworth on the Occasion of his 65th birthday, Gütersloh, 2006. Jew and Judaean. Have Scholars erased the Jews form Antiquity ? A Marginalia Forum, August 26, 2014, sur http://marginalia.lareviewofbook.org/jewjudean-form. S. C. M imouni, Le judéo-christianisme ancien. Essais historiques, Paris, 1998. S. C. M imouni, « Pour une histoire de la séparation entre les communautés “chrétiennes” et les communautés “pharisiennes” (ca. 70‒135 de notre ère) », dans Henoch 26  (2004), p.  145‒171 (= dans T. L. H ettema – A.  van der Kooij (Ed.), Religious Polemics in Context. Papers presented to the Second International Conference of the Leiden Institute for the Study of Religions (LISOR) Held at Leiden, 27‒28 April 2000, Assen, 2004, p.  303‒329).

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S. C. M imouni, « Les frères jumeaux ou les frères triplets ? Christianisme, judaïsme et rabbinisme », dans Le Monde de la Bible 202 (2012), p. 18‒23. S. C. M imouni, « Le “judaïsme synagogal” en Palestine et en Arabie entre le IIe et le VIe siècle : un nouveau concept », (à paraître). S.  Morlet – O. Munnich – B. Pouderon (Ed.), Les dialogues Adversus Iudaeos. Permanences et mutations d’une tradition polémique, Paris, 2013. T. Nicklas, Jews and Christians ? Second-Century Christian Perspectives on the « Parting of the Ways » (Annual Deichmann Lectures 2013), Tübingen, 2013. A. R einhartz , « A Fork in the Road or a Multi-Lane Highway ? New Perspectives on the “Parting of the Ways” Between Judaism and Christianity », dans I. H. H enderson – G. S. Oegema (Ed.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity. Presented to James H. Charlesworth on the occasion of his 65th birthday, Gütersloh, 2006, p.  278‒293. H. Shanks (Ed.), Parting – How Judaism and Christianity Became Two, Washington/DC, 2013. Ignace d’Antioche S. C. M imouni, « Pour une histoire de la séparation entre les communautés “chrétiennes” et les communautés “pharisiennes” (ca. 70‒135 de notre ère) », dans Henoch 26  (2004), p.  145‒171. T. A. Robinson, Ignatius of Antioch and the Parting of the Ways : Early JewishChristian Relations, Peabody/Massachusetts, 2009. M. Zetterholm, Synagogue and Separation : A Social-Scientific Approach to the Formation of Christianity in Antioch, Lund, 2001. M. Zetterholm, The Formation of Christianity in Antioch : A Social-Scientific Approach to the Separation between Judaism and Christianity, Londres, 2005. L’Évangile selon Matthieu S. C. M imouni, « Pour une histoire de la séparation entre les communautés “chrétiennes” et les communautés “pharisiennes” (ca. 70‒135 de notre ère) », dans Henoch 26  (2004), p.  145‒171. L’Évangile selon Jean D.  Boyarin, « The Ioudaioi in John and the Prehistory of “Judaism” », dans J. C. A nderson P. Sellew – C. Setzer (Ed.), Pauline Conversations in Context. Essays in Honor of Calvin J. Roetzel, Sheffield, 2002, p. 216‒239.

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S. C. M imouni, « Pour une histoire de la séparation entre les communautés “chrétiennes” et les communautés “pharisiennes” (ca. 70‒135 de notre ère) », dans Henoch 26  (2004), p.  145‒171. R. Sheridan, « Issues in the Translation of οἱ Ἰουδαῖοι in the Fourth Gospel », dans Journal of Biblical Literature 132  (2013), p.  671‒695. Méliton de Sardes S. C. M imouni, « Pour une histoire de la séparation entre les communautés “chrétiennes” et les communautés “pharisiennes” (ca. 70‒135 de notre ère) », dans Henoch 26  (2004), p.  145‒171.

L A « CROISÉE DES CHEMINS » (=  PARTING OF THE WAYS) ENTRE LE

« JUDAÏSME » ET LE « CHRISTIANISME » ANCIENS : UN DÉBAT INSOLUBLE ? Quelques remarques historiographiques, épistémologiques et terminologiques sur la recherche actuelle en histoire du « judaïsme » et du « christianisme » anciens  1 Steeve Bélanger Doctorant, Faculté de théologie et de sciences religieuses, Université Laval (Québec, Canada)/Section des sciences religieuses, École Pratique des Hautes Études (Paris, France) Abstract

The research in history of the “Judaism” and the “Christianity” in Antiquity currently undergone the influence of an important requestionnement of the interpretative paradigms and metaphors which have, since the nineteenth century, used to describe the process of “separation” between the “Judaism” and “Christianity”. This requestionnement also obliged to question in its turn the terminologies and the categories used by the specialists to describe and analyze, in Antiquity, the groups or the movements involved, the realities and phenomena concerned, terminological and categories use which unquestionably influence the glance that specialists carried on the process having led to the distinction and the “separation” between “Judaism” and “Christianity”. One can then wonder whether the debate on Parting of the Ways will as remain an “insoluble” debate so much and a long time as research, polarized between two principal historiographic tendencies, will try to impose a single model rather resting on closed categories, than fluid and plural, which would locate at one exact moment a “separation” who would have occurred in a unilateral “separation” between all “Judaeans” and “Christians” communities.

1. Cette contribution est une version revue et augmentée d’une communication présentée à l’Université catholique de Lyon le 3 septembre 2014 dans le cadre du XXVe congrès de l’Association Catholique Française pour l’Étude de la Bible (A.C.F.E.B.). Nous en profitons pour remercier les organisateurs de ce congrès pour leur invitation et M.-A. Vannier, éditrice du présent volume, d’avoir accepté sa publication. Judaïsme et Christianisme chez les Pères de l’Église, éd. par Marie-Anne Vannier (JAOC 8), Turnhout 2015, p. 41-106. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.110700 ©

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STEEVE BÉLANGER

Résumé La recherche en histoire du « judaïsme » et du « christianisme » anciens subit actuellement l’influence d’une importante remise en question des paradigmes et métaphores interprétatifs qui ont, depuis le XIXe siècle, servi à décrire le processus de « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme » anciens. Cette remise en question a amené à questionner à son tour les terminologies et les catégories utilisées pour désigner et pour analyser, dans l’Antiquité tardive, les groupes ou les mouvements en présence, les réalités et les phénomènes concernés, utilisation terminologique et catégorielle qui a indéniablement orienté le regard que les spécialistes ont porté sur le processus ayant conduit à la distinction puis à la « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme » anciens de même que sur les relations entretenues entre les « Judéens » et les « Chrétiens » tout au long des premiers siècles. On peut alors se demander si le débat sur le Parting of the Ways demeurera un débat « insoluble » tant et aussi longtemps que la recherche, polarisée entre deux principales tendances historiographiques, tentera d’imposer un modèle unique reposant sur des catégories fermées, plutôt que fluides et plurielles, qui situerait à un moment précis une « séparation » qui se serait produite de manière unilatérale pour l’ensemble des communautés « judéennes » et « chrétiennes ».

L’émergence des premières communautés chrétiennes a rapidement posé le problème de leurs relations, mais surtout de leur distinction et de leur différenciation puis de leur « séparation » avec les communautés « juives » ou, pour reprendre un autre vocabulaire, celui de la « séparation » entre le « christianisme » et le « judaïsme ». Ces questions, intimement liées à celles du processus de construction et de définition d’une « identité chrétienne », se sont posées avec acuité dès l’origine des premiers mouvements chrétiens – les écrits néo-testamentaires en offrent divers échos – et n’ont cessé de s’accentuer, parfois de manière très polémique, entre la fin du Ier siècle et le IVe siècle de notre ère. Elles ont accaparé bon nombre de discours chrétiens des IIe et IIIe siècles, notamment les discours apologétiques et les dialogues adversus Ioudaeos, ressurgissant ici et là au cours des IVe et Ve siècles sous la plume d’auteurs tels que Jérome ou Jean Chrysostome de même que dans la législation impériale d’un Empire désormais christianisé 2 . La littérature judéenne, notamment et principalement rabbinique, n’est pas exempte de ce débat, mais semble toutefois lui avoir accordé un intérêt limité, laissant penser, du moins pour un certain nombre de chercheurs, que la polémique entre « Judéens » et « Chrétiens » a d’abord, et 2.  Sur la législation impériale et le « judaïsme », voir C. Nemo -Pekelman, « Le législateur chrétien a-t-il persécuté les juifs ? », dans M.-F. Baslez (Ed.), Chrétiens persécuteurs. Destructions, exclusions, violences religieuses au IVe siècle, Paris, 2014, p.  139‒162.

LA « CROISÉE DES CHEMINS » (= PARTING OF THE WAYS)

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possiblement davantage, concerné le « judaïsme sacerdotal et synagogal 3 » que le « judaïsme rabbinique ». Le phénomène complexe par lequel le « christianisme » s’est finalement constitué comme une entité distincte du « judaïsme » et par lequel les communautés chrétiennes se sont « séparées » des communautés judéennes a également suscité, depuis le XIXe siècle, voire antérieurement, un vif intérêt de la part de la recherche scientifique. Au cours des trois dernières décennies, les articles, les monographies et les collectifs consacrés à la question de la « séparation » entre le « christianisme » et le « judaïsme » sont parus à un rythme soutenu, principalement dans les milieux universitaires anglophones 4 . Notons, la parution récente de deux importants ouvrages, le premier collectif édité par H. Shanks 5, le second publié par T. Nicklas

3. Sur le judaïsme synagogal, on lira à profit la contribution de J. Costa, « Qu’est-ce que le “judaïsme synagogal” ? », dans Judaïsme ancien/Ancient Judaism 3, p.  63‒218 qui revient sur l’hypothèse du « judaïsme  synagogal » d’abord proposée par E. R. Goodenough sous la désignation de « judaïsme hellénisé », hypothèse reprise et reformulée en « judaïsme synagogal » par S. C. Mimouni dans Le judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, 2012. S. C. Mimouni a récemment réévalué sa première hypothèse de « judaïsme synagogal » pour la préciser en qualifiant cette dimension importante du « judaïsme » par la désignation de « judaïsme sacerdotal et synagogal ». Voir S. C. Mimouni, « Le ‘judaïsme sacerdotal et synagogal’ en Palestine et en Diaspora entre le IIe et le VIe siècle : propositions pour un nouveau concept », dans Comptes rendus de l ’Académie des Inscriptions & Belles-Lettres, Paris, 2015, p. 113-147. 4. À l’exception de quelques articles – A. Jakab , « Une rupture consommée. Chrétiens et Juifs sur le chemin de la séparation/différentiation entre la destruction du Temple et la révolte de Bar Kokhba (132‒135 apr.  J.-C.) », dans Classica et Christiana 9  (2014), p.  157‒173 – et d’un collectif de chercheurs francophones – S. C. M imouni – B. Pouderon (Ed.), La croisée des chemins revisitée. Quand l ’Église et la Synagogue se sont-elles distinguées ?, Paris, 2012 –, la production scientifique récente sur cette question est principalement le fait de chercheurs anglophones. Voir notre article S. Bélanger , « Judéens et chrétiens : “rupture”, “séparation”, “distanciation” ? Évolution d’un paradigme interprétatif de la recherche sur la “croisée des chemins” entre le “judaïsme” et le “christianisme” anciens », dans Laval théologique et philologique 70, 3  (2014), p.  425‒448. Pour une historiographie exhaustive, nous renvoyons à A. Y. R eed – A. H. Becker , « Introduction. Traditional Models and New Directions », dans A. H. Becker – A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p.  1‒33 ; A.  R einhartz , « A Fork in the Road or a Multi-Lane Highway ? New Perspectives on the “Parting of the Ways” Between Judaism and Christianity », dans I. H. H enderson – G. S. Oegema (Ed.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity. Presented to James H. Charlesworth on the occasion of his 65th birthday, Gütersloh, 2006, p.  278‒293 ; A. S. Jacobs , « Jews and Christians », dans S. A. H arvey – D. G. Hunter (Ed.), The Oxford Handbook of Early Christian Studies, New York, 2008, p.  169‒185. 5. H. Shanks (Ed.), Parting – How Judaism and Christianity Became Two, Washington/DC, 2013.

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dans lequel il présente une série de leçons données à l’Université Ben Gurion (Beersheva, Israël) 6. Pour aborder la question de la « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme », plusieurs paradigmes et métaphores interprétatifs ont été employés dans la recherche, notamment celui désormais consacré de Parting of the Ways, généralement traduit en français par la croisée des chemins, ou plus rarement par la partition des chemins. Pour tenter de déterminer et de délimiter le moment exact où une telle « séparation » est survenue et les causes principales qui l’auraient entraînée, la recherche s’est appuyée sur une série d’éléments de preuve – composés d’événements, de personnalités, de documents textuels et iconographiques de même que de vestiges archéologiques –, afin de proposer un paradigme au profit d’un autre, mais dont aucun n’est encore parvenu à établir un consensus contribuant à alimenter ainsi le débat historiographique qui a adopté des positions très diversifiées, pour ne pas dire contradictoires. La question du Parting of the Ways pose également celle des terminologies et des catégories utilisées pour désigner et pour analyser, dans l’Antiquité, les groupes ou les mouvements en présence, les réalités et les phénomènes concernés, utilisation terminologique et catégorielle qui n’est pas sans avoir des incidences directes et déterminantes sur la manière dont cette question est abordée. Par ailleurs, il n’est pas vain de rappeler que les différents paradigmes interprétatifs qui ont été avancés sont le reflet, conscient ou inconscient, des idéologies et des mentalités des époques dans lesquelles ils ont été élaborés, et dont nous ne sommes toujours pas nousmêmes exempts : la montée du nationalisme et de l’antisémitisme, l’élaboration des théories raciales, la création de la pensée et du mouvement sioniste, l’Holocauste et le traumatisme qu’il engendra, la volonté d’œcuménisme et de dialogue interreligieux, de rapprochement et de réconciliation interreligieux, notamment entre Juifs et Chrétiens, de (re)valorisation des minorités et des groupes marginaux, de même qu’un intérêt accru pour le multiculturalisme pour ne mentionner que quelques exemples. Finalement, le débat sur le Parting of the Ways est également alimenté par l’apport de nouvelles découvertes – textuelles, épigraphiques, numismatiques et archéologiques – et de nouvelles approches et perspectives méthodologiques et conceptuelles qui ont contribué à renouveler non seulement la recherche sur le « judaïsme » et le « christianisme » anciens, mais plus largement l’ensemble des études consacrées à l’Antiquité 7. 6. T. Nicklas , Jews and Christians ? Second-Century Christian Perspectives on the « Parting of the Ways », Tübingen, 2013. Voir également notre recension de cet ouvrage dans Judaïsme ancien/Ancient Judaism (à paraître). 7.  On se rapportera, entre autres, aux remarques de : J. Giri, Les nouvelles hypothèses sur les origines du christianisme. Enquête sur les recherches récentes, Paris, 20071,  20102 ; M.-Y.  Perrin, « Conclusion. Latet dolus in generalibus ! », dans

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Sans pouvoir reprendre dans le détail et de manière exhaustive l’ensemble de ce dossier, nous nous limiterons dans le cadre de cette contribution à quelques remarques d’ordre historiographique, méthodologique, terminologique et épistémologique qui permettront de comprendre pourquoi le débat sur le Parting of the Ways demeurera indéniablement un débat « insoluble » tant et aussi longtemps qu’on tentera d’imposer un modèle unique reposant sur des catégories fermées, plutôt que fluides et plurielles, et qui situerait à un moment précis une « séparation » qui se serait produite de manière unilatérale entre le « christianisme » et le « judaïsme » anciens. En premier lieu, nous reviendrons sur les principaux paradigmes et métaphores interprétatifs qui ont été employés dans la recherche depuis le XIXe siècle pour aborder la question de la « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme » anciens. En second lieu, nous reprendrons brièvement certains des principaux arguments invoqués par les chercheurs pour situer, à telle ou telle époque, le Parting of the Ways. En dernier lieu, nous aborderons le problème des terminologies et des catégories qui a déterminé la manière et l’angle par lesquels a été abordée la question du Parting of the Ways et qui a récemment fait l’objet de reconsidérations majeures insufflant une complète remise en question de ce même modèle et, plus largement, de l’ensemble de l’histoire du « judaïsme » et du « christianisme » anciens. Bien évidemment, cette contribution mériterait, ici et là, plusieurs nuances pour exprimer l’ensemble des enjeux et la pensée de principaux acteurs impliqués dans ce débat, mais il s’agit, hélas, du lot de toute tentative de synthèse qui oblige parfois à dresser à grands traits ce qui relève souvent de subtiles, mais non moins importantes nuances. S. C. M imouni – B. Pouderon (Ed.), La croisée des chemins revisitée. Quand l ’Église et la Synagogue se sont-elles distinguées ?, Paris, 2012,  371‒385 ; M.-Y.  Perrin, « À propos de l’émergence de la “Grande Église” : quelques notations introductives », dans Recherches de Science Religieuse 101 (2013), p. 489‒497 ; S. C. M imouni, « Le judaïsme à l’époque de la naissance du christianisme. Quelques remarques et réflexions sur les recherches actuelles », dans Studi e Materiali di Storia delle Religioni 76  (2010), p.  231‒254 ; S.  C. M imouni, « Les origines du christianisme : nouveaux paradigmes ou paradigmes paradoxaux ? Bibliographie sélectionnée et raisonnée », dans Revue biblique 115  (2008), p.  360‒382 ; S. C.  M imouni, « Histoire du judaïsme et du christianisme antiques. Quelques remarques épistémologiques et méthodologiques », dans C. Clivaz – S. C. M imouni – B. Pouderon (Ed.), Les judaïsmes dans tous leurs états aux Ier-IIIe siècles. Les Judéens des synagogues, les chrétiens et les rabbins, Turnhout, 2015, p. 13‒32 ; S. C. M imouni, « Le judaïsme chrétien ancien : quelques remarques et réflexions sur un problème débattu et rebattu », dans Judaïsme ancien/Ancient Judaism 1 (2013), p. 263‒279 ; S. C. M imouni,  « Quelques remarques épistémologiques et méthodologiques sur le judaïsme et le christianisme de l’Antiquité classique et tardive », dans Laval théologique et philosophique 70, 3  (2014), p.  413‒423. En dernier lieu, on consultera P.  Bonnechère – C. R aschle (Ed.), Metamorphosis praxeon – Nouvelles approches et thèmes en histoire ancienne. Les Cahiers d ’histoire 31 (2012) pour quelques études récentes sur les nouvelles théories et approches en histoire ancienne.

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I. L e s pa r a dig m e s « sé pa r at ion  » e n t r e

et m éta phor e s i n t e r pr état i fs de l a le

« j u da ï sm e  » et l e « ch r i s t i a n i sm e  » ( x x e ‒x x i e si ècl e)  8

a nci e ns

La recherche portant sur la « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme » peut, en simplifiant grandement, être divisée en cinq paradigmes interprétatifs qui correspondent chacun à des périodes déterminantes de la recherche sur le « judaïsme » et le « christianisme » anciens de même que de la recherche sur le « Jésus historique » qui ne lui est pas totalement étrangère. Les deux premiers paradigmes sont dominés par les chercheurs protestants allemands et la pensée – marquée par la montée des nationalismes, de l’antisémitisme et des théories raciales – de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Les troisième et quatrième paradigmes trouvent leur origine dans la période de l’entredeux-guerre, en opposition à la montée de l’antisémitisme, mais ne se sont imposés qu’au lendemain des événements de la Seconde Guerre mondiale et du traumatisme de l’Holocauste. Le cinquième paradigme s’est imposé au tournant des années 1990 et repose sur de nombreuses remises en question des terminologies et des catégories employées par l’ancienne historiographie pour décrire et analyser les phénomènes et les groupes/ mouvements anciens, sur la remise en cause des processus d’élaboration et d’affirmation des autorités « rabbiniques » et « chrétiennes », et, plus récemment, sur une redéfinition des composantes du « judaïsme » ancien : un « judaïsme rabbinique », un « judaïsme chrétien » et un « judaïsme synagogal et sacerdotal ». A. Les paradigmes d’une « séparation » à l’époque de Jésus ou de Paul de Tarse : une perspective superssessioniste des écoles allemandes (seconde moitié du xix e siècle-début xx e siècle) De la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’au début du XXe siècle, la recherche sur les origines du christianisme a principalement été dominée par des historiens, des théologiens et des exégètes protestants de l’école Tübingen (idéaliste) et de l’école libérale allemande (essentialiste), tels que F. C. Baur (1792‒1860) 9, W. Bousset (1865‒1920)10, R. Bultmann 8.  Cette section reprend essentiellement, non sans quelques modifications importantes, certains éléments historiographiques parus dans S. Bélanger , « Judéens et chrétiens : “rupture”, “séparation”, “distanciation” ? Évolution d’un paradigme interprétatif de la recherche sur la “croisée des chemins” entre le “judaïsme” et le “christianisme” anciens », dans Laval théologique et philologique 70, 3 (2014), p. 425‒448. 9.  F. C. Baur , Paul, the Apostle of Jesus Christ : His Life and Work, His Epistles and His Doctrine, Londres, 1873‒1875.

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(1884‒1976) et, bien évidemment, A.  von  Harnack (1851‒1930) 11, dont les travaux ont eu, et continuent d’avoir – notamment dans les facultés de théologie –, une influence considérable avant d’avoir été remis en question, notamment par les travaux de A.  Schweitzer (1875‒1965) 12 . Se basant sur des présupposés idéologiques et théologiques, sur des mécompréhensions des réalités historiques, sur une lecture supersessioniste de la littérature chrétienne ancienne, notamment des Pères de l’Église, et sur une certaine volonté, en opposition aux travaux de Reimarus, de couper le « Jésus historique » de ses racines « juives » 13, la question de la « séparation » entre 10. W. Bousset, Die Religion des Judentums im neutestamentlichen Zeitalter, Berlin, 1903. 11.  A. von H arnack , Die Mission und Ausbreitung des Christentums in den ersten drei Jahrhunderten, Leipzig, 1906. 12.  S’opposant à la position adoptée par l’école libérale allemande, A. Schweitzer publia une importante synthèse – Von Reimarus zu Wrede : eine Geschichte der Leben-Jesu-Forschung, Tübingen, 1906 – qui vint non seulement clore la « Première » quête du « Jésus historique », mais qui permit surtout de redécouvrir un Jésus « juif » marqué par un arrière-fond apocalyptique, celui qui caractérisait le « judaïsme » de son temps, et dont la prédication ne pouvait se comprendre que dans le sens de l’attente eschatologique « juive ». Comme le souligne V. Fusco, « pour Schweitzer, il était impossible de transférer Jésus de son temps à notre temps : Jésus entrait ainsi à jamais dans son temps, en abandonnant le nôtre ». V. Fusco, « La quête du Jésus historique. Bilan et perspectives », dans D. M arguerat – E. Norelli – J.‑M. Poffet (Ed.), Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d ’une énigme, Genève, 1997, p. 34. 13.  Ces penseurs, auxquels il faut ajouter E. Renan, se sont principalement positionnés dans le sens contraire des travaux de Reimarus en présentant un « Jésus historique » complètement coupé du « judaïsme » de son temps afin de le rendre plus acceptable pour un esprit du XIXe siècle, « sa judaïté [étant] un point faible, un boulet à traîner ». V. Fusco, « La quête du Jésus historique. Bilan et perspectives », dans D. M arguerat – E. Norelli – J.‑M. Poffet (Ed.), Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d ’une énigme, Genève, 1997, p. 28. Selon Reimarus, Jésus n’avait pas voulu fonder une nouvelle « religion », il était plutôt un « Juif » réformateur, dont le message concordait parfaitement avec le « judaïsme » de son temps, qui devint fanatique et politisé et qui se présenta comme un messie politique, soit comme « l’un des nombreux prétendants à la royauté messianique juive ». V.  Fusco, « La quête du Jésus historique. Bilan et perspectives », dans D. M arguerat – E. Norelli – J.‑M. Poffet (Ed.), Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d ’une énigme, Genève, 1997, p. 28. Il désirait rétablir le royaume temporel d’Israël affranchi de la domination romaine, mais son entreprise fut un échec. Si Reimarus réintégrait le « Jésus historique » dans le « judaïsme » de son temps, il le coupait cependant de l’« Église » des premières communautés, car il considérait que la majorité des paroles et des gestes de Jésus rapportée dans les Évangiles n’était pas historique, les premières communautés ayant falsifié et repensé son message, ce dont témoigneraient les discordances des quatre Évangiles. Le « Jésus historique » se trouvait ainsi coupé du kérygme primitif. G. Rochais , « Le recherche sur le Jésus de l’histoire : la “Troisième Quête” (1985‒200) », dans Bulletin de l ’A PHCQ 7 (2000), p. 13.

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le « christianisme » et le « judaïsme » concernait pour ces chercheurs l’opposition entre deux « religions ». Si la seconde, le « christianisme », fut considérée comme triomphante, la première, du moins le « judaïsme » ayant survécu à la destruction du Second Temple de Jérusalem (70 de notre ère), a pour sa part été considérée comme un pâle reflet du passé glorieux d’Israël et présentée comme une « religion » monolithique et ossifiée, en crise, repliée sur elle-même, exempte de valeurs spirituelles et enfermée dans un légalisme et dans un formalisme strict 14 . Pour ces chercheurs, le « judaïsme tardif » (« Spätjudentum 15 »), principalement représenté par le mouvement pharisien qui donna naissance au mouvement rabbinique 16 – seul véritable interlocuteur du « christianisme » –, représentait une « religion » mûre pour être remplacée par un « christianisme » triomphant. Par conséquent, la « religion mère » aurait ainsi donné naissance à une « religion fille » appelée, selon les desseins de Dieu, à lui survivre et qui seule pouvait légitimement poursuivre son legs et se réclamer d’être le Verus Israel en opposition au Vetus Israel 17. 14. G. Jossa, Jews or Christians ? The Followers of Jesus in Search of their own Identity, Tübingen, c2006 (2004), p. 2 ; A. Y. R eed – A. H. Becker , « Introduction. Traditional Models and New Directions », dans A. H. Becker – A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p. 7 ; A. S. Jacobs , « Jews and Christians », dans S. A. H arvey – D. G. Hunter (Ed.), The Oxford Handbook of Early Christian Studies, New York, 2008, p. 171 ; J. M. Lieu, « Parting of The Ways : Theological Construct or Historical Reality ? », dans Journal for the Study of the New Testament 56 (1994), p. 102 ; M.-Y. Perrin, « Conclusion. Latet dolus in generalibus ! », dans S. C. M imouni – B. Pouderon (Ed.), La croisée des chemins revisitée. Quand l ’Église et la Synagogue se sont-elles distinguées ?, Paris, 2012, p.  373‒374. 15. La notion de « judaïsme tardif », qui correspondait à ce « judaïsme » en déclin, fut élaborée par des auteurs tels que W. Bousset, E. Schürer (Geschichte des jüdischen Volkes im Zeitalter Jesu Christi, Leipzig, 1901‒1907) et surtout A. von  Harnack. 16. Comme le souligne G. Jossa, « à la lecture de Flavius Josèphe, [ces chercheurs] ont trouvé la confirmation de la présentation que l’on trouve dans les Évangiles qui identifie le courant principal du judaïsme aux pharisiens. Considérant que ce fut, d’un autre côté, le seul groupe ayant survécu aux événements de 70, qui deviendra plus tard le rabbinisme, ils ont basé leur interprétation des pharisiens sur la littérature rabbinique alors connue. Incapables d’offrir une interprétation de cette littérature qui n’était pas entièrement négative, ils ont offert une évaluation extrêmement critiquable du judaïsme et des pharisiens. À l’époque de Jésus, c’était ce judaïsme normatif, selon leur conception, représenté essentiellement par les pharisiens et interprété à la lumière du rabbinisme ultérieur, qui était interprété dans un sens très négatif. » G. Jossa, Jews or Christians ? The Followers of Jesus in Search of their own Identity, Tübingen, c2006 (2004), p. 2. 17.  « For scholars such as Adolf von Harnack, the “parting of the ways” had Christians taking the only open road, while Spätjudentum (“late Judaism”) ran off the rails into a ditch […]. Furthermore, the listless failure of Judaism meant that Christians must have been focused rather on their more vibrant “pagan”

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Pour expliquer la «  rupture  » entre le «  christianisme  » et le « judaïsme », ces chercheurs ont alors (re)construit un récit linéaire d’une partition unique et unilatérale dont l’explication devait d’abord être cherchée dans le Nouveau Testament, une conception qui demeure malgré tout encore très présente chez certains exégètes et théologiens actuels. Ils ont alors proposé un premier paradigme qui situait la « rupture » soit entre 28 et 30, quand Jésus aurait proclamé sa nouvelle vision d’Israël, ou soit, selon un second paradigme, dans les années 40, mais avant l’« Assemblée de Jérusalem » (vers 48/49), quand, selon eux, les communautés pauliniennes se seraient perçues comme séparées et indépendantes des synagogues de la Diaspora après que la prédication de Paul ait confirmé, voire accéléré, la « rupture » avec le « judaïsme » amorcée par Jésus lui-même 18. Au-delà de cette « rupture », le « judaïsme » et le « christianisme », compris comme deux « systèmes religieux », se seraient développés dans une relative isolation l’un de l’autre, sans aucune influence l’un sur l’autre, le « judaïsme » ne pouvant plus rien apporter au « christianisme ». Par conséquent, « à partir de ce point, la pertinence du judaïsme dans l’auto-définition du christianisme se limitait aux Écritures que l’Église tenta de se réapproprier pour en faire son Ancien Testament et aux “Juifs littéraires” de l’imagination chrétienne construits sur des paradigmes bibliques afin de servir de gages aux débats internes ou intra-chrétiens 19. » Ces deux paradigmes, d’une haute et unique « rupture » entre un « judaïsme » déclinant et un « christianisme » triomphant, situés entre les années 30 et 50 vont progressivement être remis en cause, mais il faudra attendre les événements de

rivals. Any Christian writing about Jews, therefore, were a literary smokescreen : there were nothing to be learned about Jews and Christians from the writings of early church. » A. S. Jacobs , « Jews and Christians », dans S. A. H arvey – D. G. Hunter (Ed.), The Oxford Handbook of Early Christian Studies, New York, 2008, p. 171. 18. A. R einhartz , « A Fork in the Road or a Multi-Lane Highway ? New Perspectives on the “Parting of the Ways” Between Judaism and Christianity », dans I. H. H enderson – G. S. Oegema (Ed.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity. Presented to James H. Charlesworth on the occasion of his 65th birthday, Gütersloh, 2006, p. 282. 19.  A. Y. R eed – A. H. Becker , « Introduction. Traditional Models and New Directions », dans A. H. Becker – A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p. 7 ; A. S. Jacobs , « Jews and Christians », dans S. A. H arvey – D. G. Hunter (Ed.), The Oxford Handbook of Early Christian Studies, New York, 2008, p. 4. Pour S. Goldhill, les dialogues chrétiens dans l’Antiquité sont en fait des monologues visant la recherche d’une unité exclusiviste et uniformisatrice et n’ont de dialogue que la forme, ce qui n’est pas le cas pour la littérature rabbinique davantage basée sur une culture dialogique. S. Goldhill , The End of Dialogue in Antiquity, New YorkCambridge, 2008.

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la Seconde Guerre mondiale et le traumatisme de l’Holocauste pour voir émerger un troisième paradigme interprétatif. B. Les paradigmes d’une «  séparation  » entre la destruction du Temple de Jérusalem (70) et la révolte de Simon bar Kosibah (135) ou entre la révolte de Simon bar Kosibah (135) et la fin du IIe siècle (1934‒1990) Il faut toutefois faire remonter les prémices de cette remise en cause à la période de l’entre-deux-guerres avec les travaux de J. Parkes sur les racines de l’antisémitisme moderne 20. Dans son ouvrage The Conflict of the Church and the Synagogue publié en 1934, J. Parkes a affirmé la continuité des relations entre les « Juifs » et les « Chrétiens » durant la période apostolique remettant ainsi en question le consensus qui avait alors cours, soit que Jésus, que Paul ou que les communautés pauliniennes fondées par ce dernier auraient institué le « christianisme » comme une « religion » indépendante et autonome du « judaïsme » lui-même considéré comme une « religion ». Dans cette perspective, il s’agit toujours pour les chercheurs ayant adhéré à ce troisième paradigme de deux « religions » qui d’abord s’opposent pour finalement se « sépare ». Pour J. Parkes, la « séparation » définitive entre les deux « religions » serait survenue entre la fin du Ier et le début du IIe siècle, soit entre la première et la seconde révolte « juives » contre Rome (70‒135), période qui correspondrait ainsi à l’émergence du « christianisme » en tant que nouvelle « religion ». Audelà de cette période, les relations entre les « Juifs » et les « Chrétiens » auraient été, somme toute, limitées et surtout hostiles. J. Parkes a ainsi été l’un des premiers à populariser le concept de « Parting of the Ways », intitulé du troisième chapitre de son ouvrage qui a été largement repris par la recherche ultérieure, et à parler de ce moment critique comme d’une « séparation » 21. Ainsi, comme le soulignent A. Y. Reed et A. H. Bec20.  Comme le souligne A. S. Jacobs, « les chercheurs ont compris que les assertions de la vacuité de la spiritualité du judaïsme ont été motivées par l’impartialité de la recherche et ont justifié la violence, à la fois théologique et littéraire, contre les Juifs contemporains. Une nouvelle approche dans l’étude des relations entre les Juifs et les Chrétiens a émergé pour rectifier cette faute historiographique et éthique. » A. S. Jacobs , « Jews and Christians », dans S. A. H arvey – D. G. Hunter (Ed.), The Oxford Handbook of Early Christian Studies, New York, 2008, p. 171. 21. J. Parkes , The Conflict of the Church and Synagogue : A Study in the Origins of Anti-Semitism, Londres, 1934, p. 92 cité par A. Y. R eed – A. H. Becker , « Introduction. Traditional Models and New Directions », dans A. H. Becker – A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p. 9‒10. Dans son essai, E. Levine considère que « it was the destruction of the Temple and the sacking of Jerusalem that brought about the vital changer in Israel’s condition and emphasised the distinguishing mark between Jew and Christian ». Il poursuit en soulignant qu’à

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ker, « les résultats de ses travaux sur les relations entre Juifs et Chrétiens anticipèrent, dans presque tous les détails, le modèle de la partition qui domine actuellement la recherche sur ces questions 22 ». On doit cependant à M. Simon une importante enquête sur les relations entre les « Juifs » et les « Chrétiens » dans l’Antiquité. Dans sa célèbre thèse publiée pour la première fois en 1948, Verus Israel. Étude sur les relations entre chrétiens et Juifs dans l ’Empire romain (135‒425), M. Simon  s’oppose, d’une part, au supersessionisme de A. von Harnack en montrant que le « judaïsme » a continué, peutêtre jusqu’à l’époque de Constantin, donc au-delà de ce que prétendait J. Parkes, à concurrencer vigoureusement le « christianisme » : […] l’explication par les catastrophes palestiniennes tourne court. Elle est infirmée par la survivance, après 70 et même après 135, d’un judaïsme hellénistique très ouvert et très accueillant ; elle l’est surtout par ce conflit même dont Harnack conteste la réalité, entre l’Église et la Synagogue : il n’est plus concevable une fois opéré le repli d’Israël 23.

D’autre part, ses travaux ont montré que, contrairement à ce que prétendait A. von Harnack, les œuvres polémiques chrétiennes sur les « Juifs » ne correspondaient pas à un code rhétorique d’un passé révolu, une simple construction discursive face à des « Juifs de paille 24 », mais s’avéraient plutôt le reflet de confrontations réelles et continues entre les « Chrétiens » et les « Juifs » tout au long de l’Antiquité 25. Cette polémique « antijuive » l’époque d’Hadrien, tous les contacts entre le « judaïsme » et le « christianisme » ont cessé et qu’à partir de ce moment, « Synagogue and Church are two distinct bodies, not two hostile wings of the same house ». E. L evine , « The Breach Between Judaism and Christianity », dans F. L. Foakes Jacson (Ed.), The Parting of the Roads. Studies in the Developpement of Judaism and Christianity, Londres, 1912, p. 285 pour la première citation, p. 309 pour la seconde. 22.  A. Y. R eed – A. H. Becker , « Introduction. Traditional Models and New Directions », dans A. H. Becker – A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p. 10. 23. M. Simon, Verus Israël. Études sur les relations entre chrétiens et Juifs dans l ’Empire romain (135‒425), Paris, 1964, p. 433. 24. Une expression reprise par O. Munnich, « Le judaïsme dans le Dialogue avec Tryphon : une fiction littéraire de Justin », dans S. Morlet – O.  Munnich – B.  Pouderon (Ed.), Les dialogues adversus Iudaeos. Permanences et mutations d ’une tradition polémique, Paris, 2013, p.  95‒156. 25.  Contre l’avis d’O. Munnich, P. Andrist et P. Lanfranchi considèrent plutôt que, bien que la dimension rhétorique de ces textes ne puisse être niée, cela ne signifie pas nécessairement que la recherche doit considérer que les dialogues adversus Iudaeos ne correspondent qu’à des « fictions littéraires » et qu’ils ne sont nullement le reflet d’une réalité vécue. Il convient alors peut-être, à la suite de la contribution de P. Andrist, de tenter de mieux saisir la tension qui existe dans ces textes entre « le judaïsme réel et le judaïsme mythique de l’imaginaire chrétien » et d’être, comme

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ou plutôt « antijudaïque » correspondrait alors à une polémique engagée contre la vitalité et l’attraction que le « judaïsme » avait encore sur certains « Chrétiens » et sur certains Gentils ou païens, pour reprendre une terminologie plus courante dans la recherche actuelle. Par conséquent, il ne convenait plus, selon lui, de considérer le « judaïsme » de cette époque comme moribond et replié sur lui-même, tel que l’avait fait l’historiographie antérieure, mais comme une « religion » toujours vigoureuse et attractive. Encore une fois, l’opposition puis la « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme » concernaient deux « religions », mais dont les relations se sont poursuivies au-delà de la seconde moitié du IIe siècle. Finalement, pour M. Simon, c’est la révolte « juive » de 135 de notre ère menée par Simon bar Kosibah (ou bar Kokhbah) qui a marqué une étape importante dans le processus de « séparation » entre les deux « religions » tout en considérant que le « décret apostolique » mentionné en Ac  15 a marqué le début timide d’une « distanciation » entre le « judaïsme » et le « christianisme », du moins d’« une prise de conscience par les Chrétiens et par les Juifs, de la spécificité du christianisme 26. » l’a précisé P. Lanfranchi, plus attentif à la « voix » des « Juifs réels » qui se laisse parfois entendre. P. A ndrist, « Polémique religieuse et dialogue adversus Iudaeos au service de la catéchèse, l’exemple de Cyrille de Jérusalem », dans S. Morlet – O.  Munnich – B.  Pouderon (Ed.), Les dialogues adversus Iudaeos. Permanences et mutations d ’une tradition polémique, Paris, 2013, p.  199‒223 ; P.  L anfranchi, « L’image du judaïsme dans les dialogues adversus Iudaeos », dans S. Morlet – O.  Munnich – B.  Pouderon (Ed.), Les dialogues adversus Iudaeos. Permanences et mutations d ’une tradition polémique, Paris, 2013, p.  225‒236. 26. M. Simon – A. Benoit, Le judaïsme et le christianisme antique. D’Antiochus Épiphane à Constantin, Paris, 1968, p. 325 ; M. Simon, « Le christianisme : naissance d’une catégorie historique », dans M. Simon, Le christianisme antique et son contexte religieux. Scripta varia, vol. 2, Tübingen, 1981, p. 335. Voir également F.  Blanchetière , « De l’importance de l’an 135 dans l’évolution respective de la synagogue et du christianisme », dans B. Pouderon – Y.‑M. Duval (Ed.), L’historiographie de l ’Église des premiers siècles, Paris, 2001, p.  91‒96 ; F.  Blanchetière , « Comment le même est-il devenu l’autre ? ou comment Juifs et Nazaréens se sontils séparés ? », dans Revue des sciences religieuses 71  (1997), p.  9‒32 ; J.  D.  G. Dunn, The Parting of the Ways : Between Christianity and Judaism and their Significance for the Character of Christianity, Londres, 1991. Dans la seconde édition de son ouvrage, J. D. G. Dunn maintient que la « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme » est survenue entre 70 et 135, même si les prémices de cette « séparation » sont antérieures. Récemment, cette position a également été défendue par A. Jakab, « Une rupture consommée. Chrétiens et Juifs sur le chemin de la séparation/différentiation entre la destruction du Temple et la révolte de Bar Kokhba (132‒135 apr.  J.-C.) », dans Classica et Christiana 9  (2014), p.  157‒173, qui, bien que faisant appel aux nouvelles orientations de la recherche actuelle sur la question de la « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme », ne reproduit pas moins les modèles, les terminologies et les catégories de l’ancienne historiographie marquée par des perspectives plus théologiques qu’historiques, ce qui le conduit à considérer que la « rupture » doit être située entre la chute du Second Temple de

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Ces nouvelles approches des relations entre les « Juifs » et les « Chrétiens » ont grandement contribué au renouveau de la recherche sur la « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme », qui s’est grandement accélérée au tournant des années 1990, propulsée par de nouvelles découvertes littéraires et archéologiques, par une relecture des textes anciens – issus tant du « judaïsme » que du « christianisme » – et par les travaux entourant la « Troisième » puis la « Quatrième » quête du « Jésus historique » 27. Néanmoins, les paradigmes historiques d’un récit Jérusalem et la révolte de Bar Kokhba (70‒135). En effet, dans son article, A.  Jakab continue d’employer le terme de « rupture » (dans le titre même de l’article) – tout comme celui de « Juif », qui a été délaissé par une part importante de la recherche au profit de « Judéen », et celui de « religion », également délaissé – bien qu’il conclut en mentionnant que « si le concept de la “différenciation/distinction” est opératoire en ce qui concerne le “pagano”-christianime et le judaïsme rabbinique, la notion de “séparation” devrait néanmoins être maintenue dans le cas du judéochristianisme, car cela reflète sa double marginalisation : à savoir par rapport au christianisme et au rabbinisme naissants » (p. 173). Il souligne également que « le processus qui a conduit à l’émergence de deux religions distinctes (christianisme et judaïsme rabbinique) à partir d’une même matrice (le judaïsme du 1er siècle de notre ère) s’y enracine » (p. 173). Bien qu’il mentionne, entre autres, les travaux de S. C. Mimouni et de D. Boyarin qui défendent pourtant les nouvelles orientations de la recherche actuelle, il ne semble pas les prendre réellement en considération en affirmant encore une relation presque binaire entre le « judaïsme rabbinique », dont ces mêmes auteurs ont souligné l’affirmation tardive de son autorité, et le « christianisme », une perspective binaire rejetée par ces deux auteurs. Voir, en dernier lieu, F.  L aplanche , La crise de l ’origine. La science catholique des Évangiles et l ’histoire au XXe siècle, Paris, 2006, p.  559‒60. 27. Sur les différentes quêtes du Jésus historique, nous renverrons aux principaux bilans historiographiques : P. L assave , « Jacques Giri, Les nouvelles hypothèses sur les origines du christianisme. Enquête sur les recherches récentes », dans Archives de sciences sociales des religions [en ligne] 142 (avril-juin 2008), document 142‒30, mis en ligne le 25 novembre 2008, consulté le 14 avril 2012. URL : http://assr.revues.org/15413 ; D.  M arguerat, « Jésus le Juif selon la troisième quête du Jésus de l’histoire », dans Revista Catalana de Teología 33  (2008), p.  443‒459 ; D.  M arguerat, « La “troisième quête” du Jésus de l’histoire », dans Recherches de Science Religieuse 87  (1999), p.  397‒421 ; J.  Schlosser , « Le débat de Käsemann et de Bultmann à propos du Jésus de l’histoire », dans P. Gibert – C. Theobald (Ed.), Le cas Jésus Christ. Exégètes, historiens et théologiens en confrontation, Paris, 2002, p.  75‒103 (=  Recherches de Science Religieuse 87  (1999), p.  373‒395) ; J.  Schlosser , « La méthodologie de John P. Meier dans sa quête du Jésus historique », dans Recherches de Science Religieuse 96  (2008), p.  201‒218 ; J.  Moingt, « Note à l’issue du colloque RSR “Christologie et histoire de Jésus” », dans Recherches de Science Religieuse 99 (2011), p. 31‒35 ; J.-P. M ichaud, « De quelques présents débats dans la troisième quête », dans Coll , De Jésus à Jésus-Christ. Tome I. Le Jésus de l ’histoire, Paris, 2010, p.  189‒214 ; V.  Fusco, « La quête du Jésus historique. Bilan et perspectives », dans D. M arguerat – E. Norelli – J.‑M. Poffet (Ed.), Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d ’une énigme, Genève, 1997, p.  25‒57 ; S.  C. M imouni, « Jésus de Nazareth : de la tradition à l’histoire ou de la tradition à la réalité », chap. I, « Questions historiographiques relatives à Jésus », dans S. C. M imouni – P. M ara-

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principal d’une haute et absolue « séparation » – qui serait survenue soit (premier et deuxième paradigmes) entre la seconde moitié du Ier siècle et le milieu du IIe siècle 28, soit (troisième paradigme) entre la première et la seconde révolte « juive » (70‒135) 29, ou soit (quatrième paradigme) entre la seconde révolte « juives » et la fin du IIe siècle lorsque furent rédigés les premiers écrits « antijudaïques » par les auteurs « chrétiens » (135‒200) 30 – demeurent très présents dans l’historiographie récente, bien qu’un cinquième paradigme tende, sous l’influence des chercheurs principalement anglophones, pour ne pas dire américains, à s’imposer depuis le début des années 1990, soit celle d’une « partition » plus tardive et plus progressive qui ne se serait achevée qu’au cours du IVe siècle, voire ultérieurement, alors que le « christianisme » s’est institutionnalisé comme « religion » d’État et que s’est affirmée plus largement sur le « judaïsme » l’autorité du mouvement rabbinique. C. Le paradigme d’une « séparation » tardive survenue au IVe siècle lors de l’institutionnalisation du « christianisme » et l’affirmation de l’autorité rabbinique sur le « judaïsme » (1990‒2014) Les partisans de ce cinquième paradigme, qui repousse les frontières de la « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme » au-delà du IIe siècle, prennent appui sur les nouvelles orientations de la recherche val , Le christianisme des origines à Constantin, Paris, 2006, p.  46‒60 ; G.  Rochais , « Le recherche sur le Jésus de l’histoire : la “Troisième Quête” (1985‒200) », dans Bulletin de l ’A PHCQ 7 (2000), p. 13‒19 ; P. Gisel , « La question du Jésus historique chez Ernst Käsemann revisitée à partir de la “troisième quête” », dans Études théologiques et religieuses 79  (2004), p.  451‒463 ; J.-N.  A letti, « “Quelles biographies de Jésus pour aujourd’hui ?” Difficultés et propositions », dans Recherches de Science Religieuse 97  (2009), p.  397‒413. 28. D. M arguerat, « Introduction », dans D. M arguerat (Ed.), Le déchirement. Juifs et chrétiens au premier siècle, Genève, 1996, p.  7‒22 ; D.  M arguerat, « Juifs et chrétiens : la séparation », dans J.‑M. M ayer – L. P ietri – A. L e Boulluec (Ed.), Histoire du christianisme (des origines à nos jours). Tome I. Le nouveau peuple (des origines à 250), Paris, 2000, p.  189‒224. 29.  J. D. G. Dunn, The Parting of the Ways : Between Christianity and Judaism and their Significance for the Character of Christianity, Londres, 1991 ; J. D. G. Dunn (Ed.), Jews and Christians : the parting of the ways, A.D. 70 to 135, Tübingen, 1992. C’est également la position adoptée par B. Pouderon qui souligne que « vers la fin du Ier et le début du IIe, il y a séparation entre l’Église et la synagogue, mais la date a dû varier considérablement selon le lieu et le milieu ». B. Pouderon, Les apologistes grecs du IIe siècle, Paris, 2005, p. 45. 30. M. Simon, « Le christianisme : naissance d’une catégorie historique », dans M.  Simon, Le christianisme antique et son contexte religieux. Scripta varia, vol. 2, Tübingen, 1981, p.  312‒335 ; S.  C. M imouni, « Pour une histoire de la séparation entre les communautés “chrétiennes” et les communautés “pharisiennes” (ca. 70‒135 de notre ère) », dans Henoch 26  (2004), p.  145‒171.

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actuelle en histoire du « judaïsme » et du « christianisme » anciens de même que sur un requestionnement des terminologies et des catégories utilisées pour analyser et décrire les groupes en présence et les phénomènes concernés. Pour ces chercheurs, parmi lesquels mentionnons notamment D. Boyarin 31, A. Y. Reed et A. H. Becker 32 , A. Reinhartz 33, S. C. Mimouni  3 4 et plus récemment T. Nicklas35, « la séparation ne consiste pas au résultat d’une procédure ordonnée et linéaire », comme le proposait les paradigmes précédents, « mais apparaît plutôt de diverses manières, en différents lieux à différents moments » 36 , d’où l’importance de conduire des études locales 31. D. Boyarin, Border Lines : The Partition of Judaeo-Christianity, Philadelphie/Pennsylvanie, 2004 (=  La partition du judaïsme et du christianisme, Paris, 2011). Voir aussi D.  Boyarin, The Jewish Gospels. The Story of the Jewish Christ, New York, 2012 (= Le Christ juif. À la recherche des origines, Paris, 2013). 32.  A. Y. R eed – A. H. Becker , « Introduction. Traditional Models and New Directions », dans A. H. Becker -A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p.  1‒33. 33. A. R einhartz , « A Fork in the Road or a Multi-Lane Highway ? New Perspectives on the “Parting of the Ways” Between Judaism and Christianity », dans I. H. H enderson – G. S. Oegema (Ed.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity. Presented to James H. Charlesworth on the occasion of his 65th birthday, Gütersloh, 2006, p.  278‒293. 34. La position adoptée par S. C. Mimouni a évolué au cours des dernières années et tend de plus en plus à déplacer le moment de cette « séparation » sans nécessairement la repousser au IVe siècle comme le proposent certains chercheurs. Il adopte alors une position prudente mitoyenne entre une haute « séparation » et une « séparation tardive ». Dans un article publié en 2004, il mentionne que : « la séparation relève d’un phénomène de différenciation progressive qui commence à se mettre en place à partir des années 70, et qui semble plus ou moins achevé dans les années  135‒150 ». S.  C. M imouni, « Pour une histoire de la séparation entre les communautés “chrétiennes” et les communautés “pharisiennes” (ca.  70‒135 de notre ère) », dans Henoch 26 (2004), p. 145. Quelques années plus tard, abordant la question du Parting of the Ways dans une perspective identitaire, il situe cette « séparation » entre le milieu du IIe siècle et le IIIe siècle, période qui correspond au moment où les Chrétiens se sont véritablement dotés d’une identité chrétienne : « toute la question étant : à partir de quand, est-on passé d’une conscience chrétienne d’ordre religieux à une identité chrétienne du même ordre ? L’époque entre le milieu du IIe siècle et le IIIe siècle paraît la plus appropriée, car on assiste aussi dans le même temps à une recomposition de l’identité judéenne non chrétienne entreprise par les Sages pharisiens/tannaïtes dans laquelle la circoncision devient un des éléments importants, si ce n’est le plus important. » S. C. M imouni, « Qu’estce qu’un “chrétien” aux Ier et IIe siècles ? Identité ou conscience ? », dans Annali di storia dell ’esegesi 27 (2010), p. 33. Voir également, S. C. M imouni – B.  Pouderon (Ed.), La croisée des chemins revisitée. Quand l ’Église et la Synagogue se sont-elles distinguées ?, Paris, 2012. 35. T. Nicklas , Jews and Christians ? Second-Century Christian Perspectives on the « Parting of the Ways », Tübingen, 2013. 36. A. R einhartz , « A Fork in the Road or a Multi-Lane Highway ? New Perspectives on the “Parting of the Ways” Between Judaism and Christianity », dans

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comme celle de S. Spence qui montre qu’une « séparation » serait survenue très rapidement, soit au cours du premier siècle, entre les communautés « juive » et « chrétienne » de Rome 37, alors que d’autres études locales ont montré qu’elle s’est produite plus tardivement pour d’autres communautés. De même, pour certains tenants de ce paradigme, la « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme » n’a pas opposé dès les origines deux « religions », mais des communautés dont celles qui appartiennent au « judaïsme » relèvent d’abord et avant tout de l’ethnicité alors que celles qui appartiennent au « christianisme » ont d’abord relevé de l’ethnicité avant de se définir progressivement comme une « religion ». Par conséquent, ce nouveau paradigme se « refuse à embrasser le concept d’une séparation globale effectuée en un temps [entre le « judaïsme rabbinique » et le « christianisme »] et qui aurait, [dès le IIe siècle], affecté les interactions entre les chrétiens et les Juifs à travers un large éventail de localités géographiques, d’établissements sociaux, de discours intellectuels et de milieux culturels 38 », car plusieurs études tendent à montrer « de nombreux cas et endroits spécifiques pour lesquels le modèle de partition est plus inapproprié qu’approprié 39. » Dans cette perspective, plusieurs chercheurs, tels que D. Boyarin  4 0, vont alors situer les origines de cette « partition » au IIe siècle, si ce n’est antérieurement, mais considérer le IVe siècle comme « l’ère critique de l’auto-définition » du « judaïsme rabbinique » et du « christianisme » et d’un véritable Parting of the Ways 41, une métaphore interprétative qu’ils n’hésitent pas à remettre également en question.

I. H. H enderson – G. S. Oegema (Ed.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity. Presented to James H. Charlesworth on the occasion of his 65th birthday, Gütersloh, 2006, p. 280. 37. S. Spence , The Parting of the Ways : The Roman Church as a Case Study, Louvain-Dudley/Massachusetts, 2004. 38. A. R einhartz , « A Fork in the Road or a Multi-Lane Highway ? New Perspectives on the “Parting of the Ways” Between Judaism and Christianity », dans I. H. H enderson – G. S. Oegema (Ed.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity. Presented to James H.  Charlesworth on the occasion of his 65th birthday, Gütersloh, 2006, p. 20. 39.  A. Y. R eed – A. H. Becker , « Introduction. Traditional Models and New Directions », dans A. H. Becker – A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p.  20‒21. 40. D. Boyarin, Border Lines : The Partition of Judaeo-Christianity, Philadelphie/Pennsylvanie, 2004, p. 9. 41.  A. Y. R eed – A. H. Becker , « Introduction. Traditional Models and New Directions », dans A. H. Becker – A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p. 17.

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D. Les métaphores interprétatives de la «  séparation  » entre le « ju­daïsme » et le « christianisme » Afin de représenter la manière dont le « judaïsme » et le « christianisme » se sont séparés, plusieurs métaphores interprétatives ont été employées dans la recherche. Cependant, comme le souligne A. Reinhartz, ces différentes métaphores n’indiquent pas le fait de la « séparation », mais évoquent plutôt la nature des relations qui existent avant et après cette « séparation » entre les « Chrétiens » et les « Judéens » 42 . Nous nous attarderons ici plus longuement sur les métaphores familiales et les métaphores des chemins ou des routes qui demeurent les plus présentes dans l’historiographie actuelle 43. 1. Les métaphores familiales : le modèle « mère-fille » et le modèle de « gémellité » ou de « fratrie » a) Le modèle « mère-fille » Comme nous l’avons invoqué précédemment, dans la conception supersessionniste des chercheurs du XIXe siècle et du début du XXe siècle, le « christianisme » était perçu dès les origines comme une « religion » qui a émergé du « judaïsme » tout en étant appelé à se substituer à lui selon un dessein voulu par Dieu. Pour représenter ce modèle, ces penseurs ont alors employé la métaphore de la parenté « mère-fille » où la « mère » a donné naissance à une « fille » qui ne peut, au final, que lui survivre et la remplacer. Cette métaphore, qui repose plutôt sur des considérations d’ordre théologique et christologique qu’historique, demeure encore présente dans l’historiographie actuelle, davantage dans les travaux de certains exégètes et théologiens que dans celui des historiens  4 4 . Ainsi que le souligne W. A. Meeks : 42. A. R einhartz , « A Fork in the Road or a Multi-Lane Highway ? New Perspectives on the “Parting of the Ways” Between Judaism and Christianity », dans I. H. H enderson – G. S. Oegema (Ed.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity. Presented to James H. Charlesworth on the occasion of his 65th birthday, Gütersloh, 2006, p. 279. 43.  On retrouvera un résumé plus explicite de ces différentes métaphores interprétatives dans A. R einhartz , « A Fork in the Road or a Multi-Lane Highway ? New Perspectives on the “Parting of the Ways” Between Judaism and Christianity », dans I. H. H enderson – G. S. Oegema (Ed.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity. Presented to James H. Charlesworth on the occasion of his 65th birthday, Gütersloh, 2006, p.  279‒293 et dans P. S. A lexander , « The “Parting of the Ways” from the Perspective of Rabbinic Judaism », dans J. D. G. Dunn (Ed.), Jews and Christians : The Parting of the Ways, A.D. 70 to 135, Tübingen, 1992, p.  1‒25. 44.  À titre d’exemple, M.-É Boismard et A. Lamouille mentionnent que l’auteur d’« Act II n’oublie pas que, s’il y a rupture, le christianisme est tout de même sortir du judaïsme, comme un enfant sort du sein de sa mère, dans le sang et les larmes ».

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Cette métaphore reconnaît que les racines du christianisme se trouvent dans le judaïsme et, même après avoir développé sa propre identité séparée, il préservait des airs de famille comme un enfant avec sa mère. D’un autre côté, cela implique que le christianisme, comme une fille, survivra à sa mère et poursuivra le legs de sa mère, incluant les croyances et le culte du Dieu d’Israël, et l’inclusion des textes sacrés d’Israël à l’intérieur du canon chrétien. Dans cette théorie, la fille émerge de l’utérus de sa mère peu de temps après la première révolte, bien qu’elle ait été conçue avec Jésus et qu’elle s’est développée dans l’utérus à travers la prédication de Paul aux Gentils 45.

Pour plusieurs spécialistes actuels, du point de vue historique, il est désormais « difficile de considérer le judaïsme du premier siècle comme une “religion mère”, unique et unifiée qui aurait donné naissance à une progéniture  4 6 », le « christianisme », tout comme il s’avère impossible de considérer le « christianisme » comme une « religion fille », unique et unifiée ayant rapidement supplanté et accompli le « judaïsme », notamment en raison de la grande diversité du « judaïsme » – qu’a entre autres révélé la découverte des Manuscrits de Qumrân – et du fait qu’aucun des groupes en présence « ne peut clamer une hégémonie avant au moins une génération après la première révolte juive, voire au-delà 47 », données qu’il convient désormais de prendre en considération pour étudier l’histoire des relations entre les différentes communautés « juives » et « chrétiennes ». b) Le modèle de « gémellité » ou de « fratrie » Pour remplacer cette image désuète de la parenté « mère/fille », plusieurs métaphores et paradigmes ont été proposés afin de reconsidérer de M.‑É.  Boismard – A. L amouille , Les Actes des deux apôtres. Tome I. Introduction – Textes, Paris, 1990, p. 33. 45.  W. A. M eeks , « Breaking Away : Three New Testament Pictures of Christinity’s Separation from the Jewish Communities », dans J. Neusner – E. S. Frerichs (Ed.), « To See Ourselves as Others See Us » : Christians, Jews, « Others » in Late Antiquity, Chico/Californie, 1985, p.  104‒108. Voir également D.  Boyarin, Dying for God. Martyrdom and The Making of Christianity and Judaism, Stanford/ Californie, 1999, p. 1 (= Mourir pour Dieu. L’invention du martyre aux origines du judaïsme et du christianisme, Paris, 2004). 46. A. R einhartz , « A Fork in the Road or a Multi-Lane Highway ? New Perspectives on the “Parting of the Ways” Between Judaism and Christianity », dans I. H. H enderson – G. S. Oegema (Ed.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity. Presented to James H. Charlesworth on the occasion of his 65th birthday, Gütersloh, 2006, p. 281. 47. A. R einhartz , « A Fork in the Road or a Multi-Lane Highway ? New Perspectives on the “Parting of the Ways” Between Judaism and Christianity », dans I. H. H enderson – G. S. Oegema (Ed.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity. Presented to James H. Charlesworth on the occasion of his 65th birthday, Gütersloh, 2006, p.  282‒283.

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manière plus positive les relations entre les « Juifs » et les « Chrétiens » et de considérer que le « judaïsme » et le « christianisme » ont été deux entités religieuses co‑émergentes 48. Ainsi, pour tenter de dépasser la compréhension supersessioniste des relations entre les « Juifs » et les « Chrétiens », plusieurs spécialistes ont proposé de les aborder dans une perspective de « gémellité » ou en termes de « fratrie », conception reposant sur un paradigme interprétatif considérant que le « judaïsme » et le « christianisme » anciens ont indéniablement partagé une parenté commune avant et après leur « séparation », bien qu’on tend désormais à considérer que la revendication de cette parenté ne concernait de fait que le « christianisme » 49. Pour décrire cette parenté, A. Segal, s’inspirant de la réinterprétation du récit biblique des enfants de Rebecca, a privilégié la métaphore de « frères jumeaux » 50, D. Marguerat préféra celle de « frères ennemis 51 » alors que S. C. Mimouni introduisit récemment un troisième élément familial, le 48. Pour un survol des différentes métaphores employées dans la recherche actuelle, voir A. R einhartz , « A Fork in the Road or a Multi-Lane Highway ? New Perspectives on the “Parting of the Ways” Between Judaism and Christianity », dans I. H. H enderson – G. S. Oegema (Ed.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity. Presented to James H. Charlesworth on the occasion of his 65th birthday, Gütersloh, 2006, p. 281. 49. Pour M. L Satlow, qui n’aborde pas le problème de la « séparation », le « judaïsme » est considéré comme une famille : « “Judaism” is best seen as a family of communities that generally share a common sense of identity, a discourse transmitted through a more or less bounded set of authoritative texts and traditional practices. » M. L. Satlow, « Defining Judaism : Accounting for “Religions” in the Study of Religion », dans Journal of the American Academy of Religion 74 (2006), p. 839. 50. A. Segal , Rebecca’s Children : Judaism and Christianity in The Roman World, Cambridge/Massachusetts-Londres, 1986, repris par M. C. Boys qui pose la question : « How did “Jesus’ Renewal Movement”/Christianity come to be regarded as separate from Judaism ? Adressing this question involves revisiting the process by which the “raternal twins” born out of early Judaism became “rivals” after a complex and relatively prolonged process of separation. » M. C. Boys , Has God Only One Blessing ? Judaism as a Source of Christian Self-Understanding, New York, 2000, p. 149. 51. D. M arguerat, « Juifs et chrétiens : la séparation », dans J.‑M. M ayer – L. P ietri – A. L e Boulluec (Ed.), Histoire du christianisme (des origines à nos jours). Tome I. Le nouveau peuple (des origines à 250), Paris, 2000, p.  189‒224 ; D.  M arguerat, « Introduction », dans D. M arguerat (Ed.), Le déchirement. Juifs et Chrétiens au premier siècle, Genève, 1996, p.  7‒22. D.  Marguerat précise qu’« un regard attentif porté sur les écrits néo-testamentaires révèle que le détachement du christianisme de sa religion-mère fut un processus complexe – mais on verra plus tard que plutôt qu’une relation mère-fils, il vaudrait mieux parler, entre christianisme et judaïsme, d’une querelle de frères ennemis. Ce détachement ne s’est déroulé ni d’un coup, ni partout de la même façon, ni surtout comme l’émancipation naturelle et organique d’un rejeton. » D. M arguerat, « Introduction », dans D. M arguerat (Ed.), Le déchirement. Juifs et chrétiens au premier siècle, Genève, 1996, p. 8.

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« judaïsme synagogal », en parlant de « frères triplets 52 », une hypothèse qu’il a récemment reconsidérée et précisée en « judaïsme synagogal et sacerdotal 53 ». Dans ce modèle, qui a pour avantage de réunir deux notions importantes, la parenté et la rivalité, les « jumeaux » ou les « frères » se seraient progressivement « séparés », à partir d’un certain nombre de polémiques et de controverses successives 54 – tant « interjudéennes », « interchrétiennes » qu’entre « Judéens » et « Chrétiens » – portant principalement sur les observances et les interprétations de la Torah de même que sur la reconnaissance de Jésus comme Messie et/ou divinité afin de construire des « identités » distinctes, « tout en continuant de partager un même code génétique qui les rendait semblables à bien des égards 55. » Malgré leur « séparation », le « christianisme » et le « judaïsme » appartiendraient toujours à une même famille dont les membres cohabiteraient ensemble en des lieux « séparés » sans nécessairement se reparler ou en entretenant des relations plus ou moins hostiles et polémiques en mémoire d’un conflit familial qui aurait durablement et difficilement marqué la constitution de leur « identité » réciproque. 2. Les métaphores des « chemins » ou des « routes » C’est cependant la métaphore de la croisée des chemins (Parting of the Ways) qui est actuellement la plus répandue pour expliquer le processus de « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme » comme permet de le constater l’intitulé de la majorité des ouvrages et des articles consacrés à cette question. On doit d’abord cette métaphore à une collection de dix essais réunis en 1912 par F. L. Foakes Jackson 56 qui compare le « judaïsme » et le « christianisme » des origines à deux chemins (roads) qui se sont séparés, une métaphore qui sera reprise quelques années plus 52.  S. C. M imouni, « Les frères jumeaux ou les frères triplets ? Christianisme, judaïsme et rabbinisme », dans Le monde de la Bible 202  (2012), p.  19‒23. Par « judaïsme », S. C. Mimouni entend ici le « judaïsme synagogal » qui se distingue du « judaïsme rabbinique » et du « judaïsme chrétien » comme une troisième entité, une troisième dimension. 53.  Voir note 3. 54.  S. C. M imouni, « Pour une histoire de la séparation entre les communautés “chrétiennes” et les communautés “pharisiennes” (ca.  70‒135 de notre ère) », dans Henoch 26  (2004), p.  145‒171 ; S.  C. M imouni, « Les frères jumeaux (christianisme et judaïsme) ou les frères triplets (christianisme, judaïsme et rabbinisme) ? Nouvelles perspectives sur une éternelle question », dans le présent volume. 55. D. Boyarin, Dying for God. Martyrdom and The Making of Christianity and Judaism, Stanford/Californie, 1999, p. 3. Voir également S. C. M imouni, « Pour une histoire de la séparation entre les communautés “chrétiennes” et les communautés “pharisiennes” (ca.  70‒135 de notre ère) », dans Henoch 26  (2004), p.  147‒148. 56.  F. L. Foakes Jackson (Ed.), The Parting of the Roads. Studies in the Developpement of Judaism and Christianity, Londres, 1912.

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tard par J. Parkes 57 avant de s’imposer durablement dans l’historiographie ultérieure. Selon ce modèle, le « christianisme » et le « judaïsme » ont constitué à l’origine un chemin ou une route unique qui, à un moment décisif de leur histoire réciproque, se serait « séparé(e) » en deux chemins ou routes distinct(e)s, l’un(e) formant le « rabbinisme » et l’autre le « christianisme » – celui de la « Grande Église » –, pour ne plus jamais se recroiser ultérieurement. Ainsi, comme le souligne A. Reinhartz : Cette formulation implique que le judaïsme rabbinique et le christianisme se sont détachés plus ou moins simultanément à partir d’une route juive unique. Mais contrairement à la métaphore de la parenté, ce langage n’implique pas automatiquement une connotation de rivalité ou de hiérarchie. Plutôt, la croisée des chemins implique un fractionnement qui se produit à un point défini, après lequel les deux chemins s’éloignent l’un de l’autre sans jamais se recroiser ou se refusionner 58.

Elle poursuit en soulignant que « cette préférence ne conduit pas automatiquement à de nouvelles idées sur les relations entre le judaïsme et le christianisme, car il est possible de simplement traduire les images de parenté […] en termes de routes ». De plus, comme le rappellent A. Y. Reed et A. H. Becker, selon cette métaphore, « il est généralement admis qu’il y a un point de rupture au premier ou au second siècle après lequel il n’y eut plus de relations entre les Chrétiens et les Juifs, à l’exception de relations hostiles 59 ». Mais pour plusieurs chercheurs, ce modèle et cette métaphore, tout comme celle de la parenté, apparaissent également comme inadéquats pour rendre compte de la diversité des mouvements propres tant au « judaïsme » qu’au « christianisme » tout comme le fait de continuer à considérer une relation binaire entre le « judaïsme rabbinique » et le « christianisme », qui auraient tous deux émergé d’un chemin ou d’une route unique. De plus, cette compréhension minimise la diversité des relations qui ont été entretenues entre les multiples communautés « juives » et « chrétiennes » de l’Empire romain. Ainsi, comme le suggère J. M. Lieu, « nous devons considérer les relations entre le judaïsme et le christianisme non pas comme une partition des chemins, mais plutôt comme un entre57. J. Parkes , The Conflict of the Church and Synagogue : A Study in the Origins of Anti-Semitism, Londres, 1934. 58. A. R einhartz , « A Fork in the Road or a Multi-Lane Highway ? New Perspectives on the “Parting of the Ways” Between Judaism and Christianity », dans I. H. H enderson – G. S. Oegema (Ed.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity. Presented to James H. Charlesworth on the occasion of his 65th birthday, Gütersloh, 2006, p. 284. 59.  A. Y. R eed – A. H. Becker , « Introduction. Traditional Models and New Directions », dans A. H. Becker -A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p. 1.

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croisement des pistes boueuses que seulement le traqueur expert, ou le braconnier, peut déchiffrer 60 ». Dans la même perspective, pour A. Reinhartz : Ce que nous avons, c’est une large autoroute avec plusieurs voies. Les voitures et leurs passagers se déplacent à l’intérieur et entrent ces voies comme la vitesse, la destination, le temps et les travaux routiers l’exigent ; ils voyagent dans la même direction vers différents points qui fusionnent ou divergent, à la sortie ou deux fois avant. Pourtant les voies sont elles-mêmes bien marquées entre elles et les signaux de sortie sont clairement indiqués. Si cette vaste autoroute ne se partage finalement pas en deux avant la fin ou le début du quatrième siècle, ni les uns, ni les autres ne se déplacent sur cette route sans prendre conscience de ces sorties et de ces routes parallèles.

Ainsi, pour un nombre croissant de chercheurs, la métaphore du Part­ing of the Ways apparaît être de moins en moins adéquate pour représenter la manière dont le « christianisme » et le « judaïsme » se sont « séparés », car elle continue principalement de sous-entendre que d’un chemin ou d’une route unique a émergé deux entités religieuses, le « rabbinisme » et le « christianisme », alors que la réalité historique montre que le « judaïsme » de la période du Second Temple, tant avant qu’après la destruction du Temple de Jérusalem, n’a jamais constitué ou été réduit à un chemin ou à une route unique. D’autres métaphores ont été élaborées de manière plus marginale, nous nous contenterons de les résumer brièvement, car elles reposent sur un modèle sensiblement similaire à celui de la parenté ou à celui des chemins. 3. La métaphore des « cercles » P. S. Alexander va, pour sa part, comparer la relation entre les « Juifs » et les « Chrétiens » au diagramme de Venn en représentant le « judaïsme » et le « christianisme » comme deux cercles qui sont, au départ, superposés complètement, mais qui se sont distanciés progressivement pour finalement être complètement séparés l’un de l’autre 61. Ce modèle ne se distingue que fort peu de celui du Parting of the Ways, mais permet de souligner qu’à l’intérieur de ces deux cercles, il existe des diversités qui sont propres tant au « judaïsme » qu’au « christianisme ».

60. J. M. Lieu, « Parting of The Ways : Theological Construct or Historical Reality ? », dans Journal for the Study of the New Testament 56 (1994), p. 119. 61.  P. S. A lexander , « The “Parting of the Ways” from the Perspective of Rabbinic Judaism », dans J. D. G. Dunn (Ed.), Jews and Christians. The Parting of the Ways, A.D. 70 to 135, Tübingen, 1992, p.  1‒25.

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4. La métaphore des « fils de vêtements » Pour décrire le « judaïsme » de la période du Second Temple, J. D. G. Dunn utilise, outre la métaphore du Parting of the Ways, celle d’un vêtement richement tissé dont un fil, qui deviendra le « christianisme », a été tiré indépendamment du brin principal qui allait devenir le « judaïsme rabbinique » 62 , tous deux provenant d’un même vêtement que formait le « judaïsme » de la période du Second Temple de Jérusalem. 5. Les métaphores « maritimes » a) La métaphore des « fleuves » qui se séparent d’une source unique J. D. G. Dunn utilise également la métaphore fluviale qui suggère que, parmi les courants contradictoires du large flot du « judaïsme » de la fin de la période du Second Temple, deux courants forts ont commencé à se frayer un canal divergeant pour eux-mêmes, et n’ont pu rester à l’intérieur du même fleuve. Cependant, pour J. D. G. Dunn, c’est la métaphore du Parting of the Ways qui demeure la plus adéquate comme le montre l’intitulé même de ses deux ouvrages 63, sa métaphore des fleuves ne faisant que reprendre ce modèle en le traduisant par d’autres termes sans en changer la conception première. b) La métaphore des « vagues » qui s’entrechoquent Dans une perspective similaire, D. Boyarin a proposé la métaphore des vagues pour illustrer que le « judaïsme » et le « christianisme » ont, à différents endroits, à divers moments et pour différents groupes et individus, convergé et divergé jusqu’au IVe siècle, voire après, comme des ondulations créées lorsqu’une pierre est lâchée dans l’eau d’un étang immobile  6 4 . Cette métaphore a pour principal intérêt de souligner que les forces et les mouvements en présence ont subi les coups et les contrecoups de vagues qui se sont entrechoquées durant une longue période 65.

62.  J. D. G. Dunn, The Parting of the Ways : Between Christianity and Judaism and their Significance for the Character of Christianity, Londres, 1991, p. 230. 63.  J. D. G. Dunn, The Parting of the Ways : Between Christianity and Judaism and their Significance for the Character of Christianity, Londres, 1991 ; J. D. G. Dunn (Ed.), Jews and Christians. The parting of the ways, A.D. 70 to 135, Tübingen, 1992. 64. D. Boyarin, Dying for God. Martyrdom and The Making of Christianity and Judaism, Stanford/Californie, 1999, p. 9 ; D. Boyarin, « Justin Martyr Invents Judaism », dans Churche History 70 (2001), p. 460. 65. D. Boyarin, Border Lines : The Partition of Judaeo-Christianity, Philadelphie/Pennsylvanie, 2004 (=  La partition du judaïsme et du christianisme, Paris, 2011).

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6. La métaphore de « l ’arbre aux branches multiples » T. Nicklas, après avoir souligné que la métaphore du Parting of the Ways est trompeuse de diverses manières, a récemment proposé la métaphore d’un gros arbre avec un long tronc et deux branches principales qui vont dans deux directions différentes, une imagerie qui n’est pas très loin de celle des métaphores des routes et des chemins. S’inspirant de la métaphore proposée par A. Merkt lors d’une conférence prononcée en 2013 à l’Académie des Sciences de Mayence, il reconnaît d’emblée les limites de son modèle. Dans cette communication, A. Merkt avait proposé la métaphore d’une soirée de danse en groupe où les danseurs sont en mouvement continuel, trouvant de nouveaux partenaires durant les différentes phases de la danse, mais où tous les danseurs ne dansent pas nécessairement avec tout le monde, formant ici et là certains groupes de danseurs ayant plus ou moins de relation les uns avec les autres, mais participant tous à une commune et complexe célébration 66. Revenant sur le modèle qu’il avait proposé, T. Nicklas précise qu’il conviendrait peut-être mieux d’utiliser l’image d’un « very robust bush without just one long trunk, but with a lot of bigger and smaller, stronger and weaker branches, who not only influence each others’ growing in many ways, but partly blocking each other in their mutual ways to catch as musch as possible from the sun 67. » Il poursuit en soulignant que : if we look at it from a certain distance we have the image that this bush is cut into two main parts, but as soon as we look closer we see that there are many more divisions, but there have always been veins connecting the different parts of this plant. Even, however, if some branches seem stronger than the others and even if some of them try to block the other in their way to the sun, all of them drink from the same source, and all of them want to reach the same light 68.

Ce survol des différentes métaphores utilisées par la recherche actuelle montre que, même si la compréhension supersessionniste du XIXe siècle et début du XXe siècle a progressivement et durablement été abandonnée, il n’en demeure pas moins que l’idée d’une « séparation » unique, à partir d’un événement ou d’un conflit précis, survenue à un moment déterminé de l’histoire, et qui aurait contribué, de manière unilatérale, à l’émergence de deux entités religieuses, voire de deux « religions », le « judaïsme rabbinique » et le « christianisme », est encore très présente dans l’historio66. T. Nicklas , Jews and Christians ? Second-Century Christian Perspectives on the « Parting of the Ways », Tübingen, 2013, p. 222. 67. T. Nicklas , Jews and Christians ? Second-Century Christian Perspectives on the « Parting of the Ways », Tübingen, 2013, p. 223. 68. T. Nicklas , Jews and Christians ? Second-Century Christian Perspectives on the « Parting of the Ways », Tübingen, 2013, p.  223‒224.

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graphique actuelle. Pour tenter de déterminer le moment précis où cette « séparation » se serait produite, les spécialistes ont fait appel à divers arguments historiques et textuels que nous proposons de regarder brièvement. II. L e s a rgu m e n ts h i s tor iqu e s et t e x t u e l s de l a « sé pa r at ion  » e n t r e l e « j u da ï sm e  » et l e « ch r i s t i a n i sm e  » a nci e ns  : u n e pol a r i sat ion du dé bat Pour comprendre comment le débat sur la question du Parting of the Ways est actuellement polarisé entre deux principales tendances, celle qui situe la « séparation » avant la fin du IIe siècle et celle qui situe la « séparation » entre le IIIe siècle et la fin du IVe siècle, il est essentiel de revenir succinctement sur les principaux arguments invoqués, de part et d’autre, comme points de tension qui auraient conduit à la « séparation » entre le « christianisme » et le « judaïsme ». Il est bien évidemment impossible de discuter dans le détail l’ensemble de ces arguments que nous ne pouvons qu’évoquer brièvement. Ceux-ci sont parfois invoqués de manière isolée, comme preuve d’une « séparation », parfois de manière cumulée, comme constituant une série d’étapes qui ne pouvaient, au final, que déboucher sur une « séparation » entre le « christianisme » et le « judaïsme » 69. 69.  Comme exemples, mentionnons les étapes présentées par D. Marguerat et par A. Jakab. Pour D. Marguerat, la « séparation » avec le « judaïsme » se divise en quatre étapes correspondant à quatre périodes distinctes : « 1. Première génération (30‒50) : le christianisme se comprend comme un renouveau du judaïsme ; 2. Deuxième génération (50‒70) : conflit “familial” entre christianisme et judaïsme ; 3. Troisième génération (70‒90) : période d’affirmation identitaire du christianisme et du judaïsme ; 4. Quatrième génération (après 90) : séparation d’avec le judaïsme : exclusion rabbinique du christianisme et appropriation de l’histoire du salut par le christianisme. » D. M arguerat, « Juifs et chrétiens : la séparation », dans J.‑M. M ayer – L. P ietri – A.  L e  Boulluec (Ed.), Histoire du christianisme (des origines à nos jours). Tome I. Le nouveau peuple (des origines à 250), Paris, 2000, p. 190. Pour A. Jakab, « les étapes menant de la séparation à la distinction/différenciation sont au nombre de cinq : 1) lynchage de Jacques, le frère du Seigneur, chef de la communauté des croyants en Jésus le Christ de Jérusalem ; 2) destruction du Temple et rédaction de l’évangile de Matthieu ; 3) rédaction de l’évangile de Jean ; 4) la révolte juive sous Trajan ; 5) la révolte juive de Bar Kokhba ». A. Jakab , « Une rupture consommée. Chrétiens et Juifs sur le chemin de la séparation/différentiation entre la destruction du Temple et la révolte de Bar Kokhba (132‒135 apr. J.‑C.) », dans Classica et Christiana 9  (2014), p.  160‒161. Pour sa part, B.  Pouderon considère que la différenciation s’accroît ponctuée d’étapes symboliques. B. Pouderon, Les apologistes grecs du IIe siècle, Paris, 2005, p.  45‒46. Voir également G.  A lberigo, « Le christianisme un et pluriel. L’Église et les Églises : les grandes étapes de l’éloignement et du rapprochement », dans J.‑M. M ayer – L. P ietri – A. L e Boulluec (Ed.), Histoire

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A. Les principaux arguments invoqués par les partisans d’une haute « séparation » survenue entre 70 et la fin du IIe siècle Les partisans d’une haute « séparation », survenue entre la destruction du Second Temple de Jérusalem et le milieu du IIe siècle, vont principalement puiser leurs arguments dans les écrits néo-testamentaires dans lesquels ils décèlent, ici et là, les preuves tangibles d’une « séparation » entre le « christianisme » et le « judaïsme ». À ces arguments de preuve s’ajoutent principalement deux facteurs historiques, soit les deux révoltes « juives » contre Rome (66‒70 et 132‒135) et leurs conséquences tant sur le « christianisme » que sur le « judaïsme », un « judaïsme » qu’ils continuent majoritairement de considérer comme étant représenté par le « judaïsme rabbinique ». Cette position, qui repose notamment sur des a priori et des lieux historiques communs parfois véhiculés depuis le XIXe siècle, est principalement le fait d’exégètes et de théologiens. Ces arguments tournent principalement, mais non exclusivement, autour d’un nombre limité d’éléments parmi lesquels se retrouvent constamment invoqués : la pensée paulinienne et l’ouverture de l’Alliance à gentilité, c’est-à-dire l’intégration des Gentils dans le « christianisme », la première et la seconde révolte « juives » (66‒70/132‒135) et leurs conséquences, la position adoptée par l’auteur des Actes des apôtres ou de l’Évangile selon Matthieu et surtout, celle adoptée par l’auteur de l’Évangile selon Jean. Au-delà de cette période, la « séparation », encore considérée comme étant plus ou moins effective, trouverait sa concrétisation dans les persécutions chrétiennes, dans l’utilisation par Ignace d’Antioche du terme « Χριστιανισμός » (« christianismos »), dans les œuvres apologétiques et leur élaboration du troisième genos (γένος) et dans les dialogues adversus Ioudaeos. 1. Une « séparation » amorcée par la pensée paulienne et l ’ouverture de l ’Alliance à la gentilité Si la « Troisième », mais surtout la « Quatrième » quête du « Jésus historique » ont permis de replacer la pensée et les actions de Jésus à l’intérieur des frontières du « judaïsme » de son temps, et non plus en ses marges, voire à l’extérieur, plusieurs chercheurs vont considérer que c’est surtout la pensée de Paul et son ouverture de l’Alliance à la gentilité, introduisant l’universalisation du « christianisme », qui ont amorcé, si ce n’est provoqué, a plus ou moins long terme, la « séparation » entre le « christianisme » et le « judaïsme », bien que certains n’hésiteront pas à attribuer les prémices de cette « séparation » au discours d’Étienne contre

du christianisme (des origines à nos jours). Tome I. Le nouveau peuple (des origines à 250), Paris, 2000, p.  203‒227.

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le Temple et contre la Loi 70. Dans cette perspective, deux éléments sont à souligner. Le premier élément concerne la « contestation », voire le rejet, de la part d’Étienne et surtout de Paul de ce que J. D. G. Dunn a défini comme les piliers fondamentaux du « judaïsme » : le monothéisme, l’élection, la Torah (Loi), et le Temple 71. Ainsi, pour certains chercheurs tels que A. Reinhartz, à partir du moment où les « Chrétiens » ont cessé d’observer les pratiques « juives », notamment les prescriptions alimentaires et la circoncision, « ils se sont eux-mêmes exclus des plus importantes interactions sociales avec les Juifs telles que le mariage et la communauté de table », ce qui ne pouvait conduire ultimement qu’à la « séparation » entre le « christianisme » et le « judaïsme » 72 . Le second élément, qui n’est pas sans lien avec le précédent, est l’ouverture de l’Alliance à la gen70.  Pour M.-É Boismard et A. Lamouille, « la rupture avec le judaïsme s’effectue, en ce qui concerne la Loi et le Temple, avec le discours d’Étienne ». M.‑É. Boismard – A. L amouille , Les Actes des deux apôtres. Tome I. Introduction – Textes, Paris, 1990, p.  32‒33. 71.  J. D. G. Dunn, The Parting of the Ways : Between Christianity and Judaism and their Significance for the Character of Christianity, Londres, 1991, p. 35. Pour R. Bauckahm, « in general Dunn is right to argue that all four of his “pillars of Judaism” featured in the process that separated Christianity from common Judaism : i. e. (1) the temple (we shall explicate the difference over the temple below) ; (2) the covenant people, in that Christians redefined the covenant people so as to include Gentiles ; (3) the torah, in that Gentile Christians included in the covenant people were not obligated to keep the whole law as Jews were ; (4) monotheism, in that Christians redefined monotheism to include Christology. On all four points, which were basic to Jewish self-identity, Christians interpreted what all Jews had in common in a way that other Jews eventually considered un-Jewish, unrecognizable as common Judaism ». R. Bauckham, « The Parting of the Ways : What Happened and Why », dans Studia Theologica – Nordic Journal of Theol­ ogy 47  (1993), p.  141‒142. On retrouve une position similaire chez M.  Simon qui mentionne que « c’est en proclammant la Loi caduque et en haussant le Christ à la condition divine que Paul rend effective cette rupture ». M. Simon, « Le christianisme : naissance d’une catégorie historique », dans M. Simon, Le christianisme antique et son contexte religieux. Scripta varia, vol. 2, Tübingen, 1981, p. 327. De même, pour S. Légasse, « la révélation et la vocation de Paul à Damas l’entraînaient vers une situation de rupture avec le judaïsme dans lequel la Loi mosaïque édicte l’ordre divin et trace le chemin du salut », S. L égasse , « Paul et l’universalisme chrétien », dans J.‑M. M ayer – L. P ietri – A. L e Boulluec (Ed.), Histoire du christianisme (des origines à nos jours). Tome I. Le nouveau peuple (des origines à 250), Paris, 2000, p. 137. 72. A. R einhartz , Befriending the Beloved Disciple : A Jewish Reading of the Gospel of John, New York, 2001 cité par A. R einhartz , « A Fork in the Road or a Multi-Lane Highway ? New Perspectives on the “Parting of the Ways” Between Judaism and Christianity », dans I. H. H enderson – G. S. Oegema (Ed.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity. Presented to James H. Charlesworth on the occasion of his 65th birthday, Gütersloh, 2006, p. 286.

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tilité qui allait non seulement remettre en question la notion d’élection 73, mais surtout permettre d’introduire dans la nouvelle communauté des Chrétiens issus de la gentilité, donc d’origine non « juive », selon des règles d’entrée qui auraient été fixées lors de la « Réunion de Jérusalem » (vers 48/49) mentionnée en Ac 15. Cette ouverture de l’Alliance aurait conduit à des situations de tensions entre les communautés « judéo-chrétiennes », regroupées autour des figures de Pierre, de Jacques et de leurs héritiers, et les communautés « pagano-chrétiennes », regroupées autour de la figure de Paul et de ses héritiers, qui se seraient progressivement éloignées les unes des autres, une situation qui se serait aggravée après la première et la seconde révolte « juives » et surtout en raison de l’accroissement rapide des communautés « pagano/helléno-chrétiennes » qui finirent par former le courant principal du « christianisme », lui-même opposé au mouvement pharisien/rabbinique qui étendit son autorité sur l’ensemble du « judaïsme » non chrétien, tant en Palestine qu’en Diaspora. 2. Les deux révoltes « juives » et leurs conséquences sur le « judaïsme » et le « christianisme » Si, pour la majorité des partisans d’une haute « séparation », le « christianisme » n’est pas encore nécessairement « séparé » du « judaïsme » à l’époque de Paul, les événements entourant la première et la seconde révolte « juive » ont été des facteurs aggravants, si ce n’est décisifs, dans ce processus de « séparation ». Trois éléments concomitants sont alors principalement invoqués : la fondation de l’école de Yavneh (Jamnia), le recentrement du « judaïsme » sur le mouvement pharisien/rabbinique, le déplacement de la communauté « judéo-chrétienne » de Jérusalem à Pella et sa marginalisation au profit des communautés « pagano-chrétiennes ». D’un côté, les événements de la première révolte « juive » auraient entraîné un important repli identitaire 74 de la part du « judaïsme » qui 73.  « L’inclusion des Gentils dans la communauté d’Israël, un point soumis à une contrainte à plusieurs reprises par Paul, a pu être perçue comme une distorsion du concept juif d’élection. » R. Goldenberg, The Nations That Know Thee Not : Ancient Jewish Attitudes Toward Others Religions, New York, 1998 cité par A.  R einhartz , « A Fork in the Road or a Multi-Lane Highway ? New Perspectives on the “Parting of the Ways” Between Judaism and Christianity », dans I. H. H enderson – G. S. Oegema (Ed.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity. Presented to James H. Charlesworth on the occasion of his 65th birthday, Gütersloh, 2006, p.  285‒286. 74. Ce repli identitaire est invoqué par plusieurs chercheurs comme l’une des causes principales du processus de « séparation » entre le « christianisme » et le « judaïsme ». Pour F. Vouga, le « repli du judaïsme sur lui-même à la suite de la Guerre juive a joué un rôle décisif dans ce processus : face au judaïsme international, c’est-à-dire hellénisé et alexandrin, le judaïsme rabbinique, national et conservateur, a exercé une influence de plus en plus forte sur les synagogues au moment même où le pagano-christianisme et l’hellénisme gagnaient en poids dans les traditions

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se serait alors reconstruit à Yavneh (Jamnia) autour du seul courant ayant survécu à la destruction du Temple de Jérusalem, le mouvement pharisien qui aurait lui-même donné naissance au « rabbinisme ». Réuni vers 90 à Yavneh (Jamnia) autour de Yohanan ben Zakkaï, puis de Yohanan Gamaliel II, le mouvement pharisien aurait alors procédé à la composition et à la rédaction de la Mishnah et mis fin « aux débats sectaires parmi les Juifs, les pharisiens/rabbis [ayant accaparé] le pouvoir à titre de leaders pour l’ensemble de la nation juive et [auraient alors] expulsé [hors des synagogues] les Chrétiens qui sont demeurés près du milieu judaïque par le moyen de la Birkat ha-minim 75 ». Par conséquent, selon cette conception, « la diversité et le fractionnement sectaire de la période du Second Temple ont fait place à une orthodoxie dictée par les canons de la piété pharisienne 76 ». On aurait alors assisté à la montée du « pharisaïsme », base du « rabbinisme » qui lui aurait succédé, aux dépens de la classe sacerdotale qui peret dans la composition sociale des communautés judéo-chrétiennes. Autrement dit : le développement des rapports entre judaïsme et christianisme fut déterminé de façon décisive par les controverses et les évolutions internes du christianisme et du judaïsme ». F.  Vouga, Les premiers pas du christianisme. Les écrits, les acteurs, les débats, Genève, 1997, p.  149. Pour D.  Marguerat, la « première guerre juive (66‒70) et dans une moindre mesure la seconde (132‒135), ont ébranlé durablement l’identité juive et modifié la compréhension que le judaïsme avait de lui-même ». D. M arguerat, « Juifs et chrétiens : la séparation », dans J.‑M. M ayer – L. P ietri – A. L e Boulluec (Ed.), Histoire du christianisme (des origines à nos jours). Tome I. Le nouveau peuple (des origines à 250), Paris, 2000, p. 190. Pour M. Simon, « le facteur qui est déterminant dans cette évolution progressive du judaïsme vers le repliement total, c’est la concurrence chrétienne ». M. Simon, Verus Israël. Études sur les relations entre chrétiens et Juifs dans l ’Empire romain (135‒425), Paris, 1964, p. 434. 75.  A. Y. R eed – A. H. Becker , « Introduction. Traditional Models and New Directions », dans A. H. Becker -A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p.  4‒5. 76. D. M arguerat, « Juifs et chrétiens : la séparation », dans J.‑M. M ayer – L.  P ietri – A. L e Boulluec (Ed.), Histoire du christianisme (des origines à nos jours). Tome I. Le nouveau peuple (des origines à 250), Paris, 2000, p. 206. On retrouve la même idée chez A. Jakab : « quoi qu’on pense de la réalité historique et de l’influence réelle de l’élaboration de l’école de Yabnev/Yavneh/Jamnia près de l’actuelle Tel-Aviv, sous la conduite de Rabban Yohanan ben Zakkaï, une chose est indéniable : l’observance de la Loi (élaborée et codifiée) et la circoncision seront progressivement mises au centre de l’identité juive. C’est la différenciation qui assurera la survie. Être juif signifiera donc une manière de vivre spécifique ; une orthoproaxie facilement contrôlable. Tout naturellement la diversité de l’époque du Temple ne pourra plus être toléré (sic.) ». A.  Jakab , « Une rupture consommée. Chrétiens et Juifs sur le chemin de la séparation/différentiation entre la destruction du Temple et la révolte de Bar Kokhba (132‒135 apr. J.-C.) », dans Classica et Christiana 9  (2014), p.  164‒165. Ce schéma est également repris par B.  Pouderon, Les apologistes grecs du IIe siècle, Paris, 2005, p.  45‒46.

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dit sa raison d’être et son autorité avec la destruction du Temple. Sortant du régime sacrificiel, le « judaïsme rabbinique » se serait alors tourné vers le réseau synagogal, sur lequel il aurait rapidement étendu son autorité, et aurait alors concentré toute son attention sur l’étude et le commentaire de la Torah. La synagogue devint alors l’institution centrale du « judaïsme » en prenant le relais du Temple comme lieu privilégié de lecture et d’explication des Écritures et comme centre de prière dont l’accès aurait été, à travers la Birkat Ha-minim, interdit aux Chrétiens 77. Pour certains chercheurs, notamment M. Simon et F. Blanchetière, cette situation n’aurait trouvé son véritablement aboutissement qu’après les événements de la seconde révolte « juive », vers 135, lorsque les Chrétiens (Nazoréens) auraient refusé de prendre part au conflit 78. Pour d’autres, le Fiscus judaicus aurait joué un rôle non négligeable dans ce processus de « séparation » en favorisant une définition « identitaire » des « Juifs » soumis à cette taxe romaine, non plus sur la naissance (ethnicité), mais sur l’adhésion/ 77.  Voir Jn 9, 12 ; 12, 24 ; 16, 2. M. Sartre , Le Haut-Empire romain. Les provinces de Méditerranée orientale d ’Auguste aux Sévères (31 av. J.-C.-235 apr. J.-C.), Paris, 1997, p. 361‒363. Sur la Birkat Ha-Minim, voir S. C. M imouni, « Une prière pharisienne contre les chrétiens d’origine juive : la “Bénédiction des hérétiques” », dans Religion et Histoire 6  (2006), p.  63‒67 ; S.  C. M imouni, « La “Birkat haminim” : une prière juive contre les judéo-chrétiens », dans Revue des Sciences Religieuses 71  (1997), p.  275‒298 ; J.  M arcus , « Birkat Ha-Minim Revisited », dans New Testament Studies 55  (2009), p.  523‒551 ; S. C.  M imouni, Le judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, 2012, p.  490‒491 ; D.  Boyarin, « Once Again Birkat Hamminim Revisited », dans S. C. M imouni – B. Pouderon (Ed.), La croisée des chemins revisitée. Quand l ’Église et la Synagogue se sont-elles distinguées ?, Paris, 2012, p.  91‒105. Pour F.  Blanchetière, « contrairement à ce qu’on affirme généralement, la birkat ha-minim n’est donc pas la cause, mais la conséquence d’une rupture plus profonde, sa traduction institutionnelle, l’expression d’une rupture idéologique résultant de divergences dans l’interprétation de la Torah de Moïse et la façon de la vivre au quotidien, une rupture entre le judaïsme rabbinique en voie d’élaboration et le courant nazaréen ». F.  Blanchetière , « Le moment de la séparation », dans M.-F. Baslez (Ed.), Les premiers temps de l ’Église de saint Paul à Augustin, Paris, 2004, p. 399. 78.  Pour M. Simon, les événements de 70 n’ont pas entraîné des conséquences immédiates et décisives (cela serait simplifier les perspectives à l’extrême et les fausser). C’est une longue évolution qui s’amorce uniquement. Les résultats viendront après la destruction de la Jérusalem juive et la construction de l’Aelia Capitolina. M.  Simon, Verus Israël. Études sur les relations entre chrétiens et Juifs dans l ’Empire romain (135‒425), Paris, 1964, p. 13. Voir également F. Blanchetière, « De l’importance de l’an 135 dans l’évolution respective de la synagogue et du christianisme », dans B. Pouderon – Y.‑M. Duval (Ed.), L’historiographie de l ’Église des premiers siècles, Paris, 2001, p.  91‒96 ; F.  Blanchetière , « Comment le même est-il devenu l’autre ? ou comment Juifs et Nazaréens se sont-ils séparés ? », dans Revue des sciences religieuses 71  (1997), p.  9‒32 ; F.  Blanchetière , « Le moment de la séparation », dans M.-F.  Baslez (Ed.), Les premiers temps de l ’Église de saint Paul à Augustin, Paris, 2004, p.  392‒400.

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appartenance à une « religion » 79. Pour d’autres encore, la persécution néronienne lors de l’incendie de Rome en 64 de même que celle de Pline le Jeune (111‒112), alors gouverneur de Bithynie-Pont, montrent que pour l’autorité romaine une distinction entre « Juifs » et « Chrétiens » a existé dès une haute époque 80, ce que confirmerait également la persécution de « Chrétiens » par des « Juifs » qui montrerait, avant 200, qu’une « séparation » était alors effective entre les deux groupes 81. D’un autre côté, avec le déplacement de la communauté de Jérusalem à Pella, « le judéo-christianisme aurait perdu son dernier bastion d’autorité, et l’Église aurait alors été dominée par un pagano-christianisme antinomique propulsé par l’apôtre Paul et embrassé par les non-Juifs de l’Empire romain 82 ». Certes, selon ces chercheurs, le « judéo-christianisme » a survécu, mais de manière très minoritaire, voire marginale, hors des synagogues dont il aurait été unilatéralement chassé 83 et uniquement en débat avec 79. Cette thèse, d’abord proposée par M. Goodman, « The Fiscus Judaicus and Jewish Identity », dans The Journal of Roman Studies 79  (1989), p.  40‒44, a été reprise et développée par M. H eemstra, The Fiscus Judaicus and the Part­ ing of the Ways, Tübingen, 2010, puis endossée par la suite par S. J. D. Cohen, « The Ways that Parted : Jews, Christians, and Jews-Christians ca. 100‒150 CE » [en ligne], consulté le 2 juillet 2014. URL : http://nrs.harvard.edu/urn-3:HUL. InstRepos:10861143. Voir également notre note critique sur M. H eemstra, The Fiscus Judaicus and the Parting of the Ways, Tübingen, 2010 à paraître dans Judaïsme ancien/Ancient Judaism. 80.  Pour C. Lepelley, la séparation entre le « christianisme » et le « judaïsme » remonte à l’époque de Paul et des persécutions néroniennes lors de l’incendie de Rome en 64 : « l’autorité romaine de Rome devait posséder un dossier sur le christianisme, de par l’appel fait par Paul auprès de cette dernière, montrant qu’il s’agissait d’une religion nouvelle ne pouvant plus revendiquer les privilèges reconnus par Rome au judaïsme ». Ainsi, pour C. Lepelley, « ce sont les autorités religieuses juives qui en premier attirèrent l’attention des autorités romaines sur la séparation du christianisme et du judaïsme : dès le procès de Paul à Césarée et à Rome ». Il poursuit en mentionnant qu’à partir des persécutions néroniennes, « l’autorité romaine considéra le christianisme, de plus en plus distinct du judaïsme, comme un culte illicite, dont la pratique était condamnable, même en l’absence d’accusation d’incendie ou autre crime de droit commun ». C. L epelley, « Les chrétiens et l’Empire romain », dans J.‑M. M ayer – L. P ietri – A. L e Boulluec (Ed.), Histoire du christianisme (des origines à nos jours). Tome I. Le nouveau peuple (des origines à 250), Paris, 2000, p.  229‒237. 81. P. Fredriksen, « What “Parting of the Ways” ? Jews, Gentiles, and the Ancient Mediterranean City », dans A. H. Becker – A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p. 38. 82.  A. Y. R eed – A. H. Becker , « Introduction. Traditional Models and New Directions », dans A. H. Becker -A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p. 4. 83. D. M arguerat, « Juifs et chrétiens : la séparation », dans J.‑M. M ayer – L.  P ietri – A. L e Boulluec (Ed.), Histoire du christianisme (des origines à nos

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la « Grande Église », majoritairement composée de « pagano-chrétiens », qui se serait alors tournée vers d’autres préoccupations : « le conflit de l’Empire romain et les tensions confessionnelles internes au christianisme 84 ». À partir de ce moment, soit au tournant des années 90, voire quelque peu ultérieurement, le « christianisme » aurait alors véritablement développé un antijudaïsme 85 – qu’il ne convient pas de confondre avec la judéophobie du monde gréco-romain, mais sur lequel il s’est notamment construit – opposant l’« Église pagano-chrétienne » et le « judaïsme rabbinique » et dont on trouverait l’écho le plus marqué dans l’Évangile selon Jean, un écrit qui opposerait ceux qui croient en Jésus et les « Juifs », montrant bien qu’une « séparation » est alors survenue entre ces deux groupes 86. jours). Tome I. Le nouveau peuple (des origines à 250), Paris, 2000, p. 215. Certains, comme F. Vouga, soulignent cependant que les communautés qui se sont développées à l’extérieur des synagogues, tout d’abord, ne s’en sont pas « séparées », mais en ont été exclues, ce qui n’est pas le cas des communautés qui se sont développées dans les synagogues qui, elles, se sont véritablement « séparées ». F. Vouga, Les premiers pas du christianisme. Les écrits, les acteurs, les débats, Genève, 1997, p. 149. 84. D. M arguerat, « Juifs et chrétiens : la séparation », dans J.‑M. M ayer – L.  P ietri – A. L e Boulluec (Ed.), Histoire du christianisme (des origines à nos jours). Tome I. Le nouveau peuple (des origines à 250), Paris, 2000, p. 190. 85. Pour D. Marguerat, comme pour S. C. Mimouni, on ne peut pas parler d’antijudaïsme avant 70. En effet, « faire une déclaration hostile aux « Juifs » d’avant cette époque n’a pas de sens et n’aura de sens que dans la mesure où elle vient d’un membre extérieur à la judaïté ». D. M arguerat, « Juifs et chrétiens : la séparation », dans J.‑M. M ayer – L. P ietri – A. L e Boulluec (Ed.), Histoire du christianisme (des origines à nos jours). Tome I. Le nouveau peuple (des origines à 250), Paris, 2000, p. 204 ; S. C. M imouni, « Les frères jumeaux (christianisme et judaïsme) ou les frères triplets (christianisme, judaïsme et rabbinisme) ? Nouvelles perspectives sur une éternelle question », dans le présent volume. 86.  « La séparation des chemins après 90 est marquée par 3 facteurs : 1. Exclusion par les rabbins des hérétiques hors des communautés juives dont les Chrétiens sont les premiers visés ; 2. La réussite de la mission chez les non-Juifs provoque l’essor de l’helléno-christianisme qui se tourne vers d’autres préoccupations : le conflit de l’Empire romain et les tensions confessionnelles internes au christianisme ; 3. Le judéo-christianisme survit mais en débat avec la Grande Église majoritairement helléno-chrétienne. » D.  M arguerat, « Juifs et chrétiens : la séparation », dans J.‑M.  M ayer – L. P ietri – A. L e Boulluec (Ed.), Histoire du christianisme (des origines à nos jours). Tome I. Le nouveau peuple (des origines à 250), Paris, 2000, p. 215. Pour sa part, A. Reinhartz estime qu’il convient de situer la « séparation » quelques décennies après la première révolte « juive ». Elle considère, à la lecture de l’Évangile de Jean, qu’il existe bel et bien une séparation entre un groupe de personnes qui croient que Jésus est le Messie et un groupe juif qui ne le croit pas. A.  R einhartz , « A Fork in the Road or a Multi-Lane Highway ? New Perspectives on the “Parting of the Ways” Between Judaism and Christianity », dans I. H. H enderson – G. S. Oegema (Ed.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity. Presented to James H. Charlesworth on the occasion of his 65th birthday, Gütersloh, 2006, p. 281.

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Pour certains, cette «  séparation  » trouverait sa finalisation vers 180‒200, « lors des persécutions juives contre les pagano-chrétiens et que va se mettre en place une organisation ecclésiastique effective, combinant les deux pour articuler et finaliser l’inévitable rupture 87 ». Ainsi, cette « séparation » trouverait alors sa confirmation dans l’utilisation du terme « Χριστιανισμός » par Ignace d’Antioche, un terme alors compris comme une « religion », dans la revendication chrétienne d’être le Verus Israel 88, dans les discours apologétiques et leur définition du « christianisme » comme un troisième genos (γένος) de même que dans les adversus Ioudaeos qui opposeraient de manière claire et distincte le « christianisme » au « judaïsme » 89. Pour résumer, selon cette perspective d’une haute «  séparation  », « après la chute du Second Temple et la révolte de Bar Kokhba, les deux religions ont institutionnalisé leur différence 90 ». « En d’autres termes, au moment où la Mishnah a été rédigée et que les Pères de l’Église composent leurs lettres et leurs apologies, le judaïsme et le christianisme sont, enfin, devenus ce que nous connaissons maintenant, différents par essence et par définition 91. » Pour reprendre l’affirmation de A. Y. Reed et A. H. Becker, cette compréhension d’une haute « séparation » a pour conséquence que, « si les spécialistes étudiant les deux premiers siècles de notre ère tendent désormais à décrire une réalité historique beaucoup plus complexe en soulignant que la ou les “frontière(s) identitaire(s)” entre les Juifs et les Chrétiens ont longtemps été fluides et perméables, voire mobiles, et à considérer que ni le judaïsme, ni le christianisme ne sont des entités reli87. P. Fredriksen, « What “Parting of the Ways” ? Jews, Gentiles, and the Ancient Mediterranean City », dans A. H. Becker – A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p. 35, p. 38. 88.  Par exemple, D. Marguerat mentionne que « l’Épître de Barnabé est le premier écrit chrétien où l’Église prend la place d’un Israël répudié par Dieu. Ainsi, le peuple de Dieu cessa de coïncider avec une race ou une nation, pour être composé de ceux qui croient : la judaïcité est distinguée de l’appartenance à l’Israël de Dieu ». D.  M arguerat, « Juifs et chrétiens : la séparation », dans J.‑M. M ayer – L. P ietri – A. L e Boulluec (Ed.), Histoire du christianisme (des origines à nos jours). Tome I. Le nouveau peuple (des origines à 250), Paris, 2000, p. 190. 89.  Voir les remarques de S. C. M imouni, « Les frères jumeaux (christianisme et judaïsme) ou les frères triplets (christianisme, judaïsme et rabbinisme) ? Nouvelles perspectives sur une éternelle question », dans le présent volume. 90.  A. Y. R eed – A. H. Becker , « Introduction. Traditional Models and New Directions », dans A. H. Becker -A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p. 4. 91.  A. Y. R eed – A. H. Becker , « Introduction. Traditional Models and New Directions », dans A. H. Becker -A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p. 17.

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gieuses monolithiques et monophoniques, certains chercheurs qui étudient les périodes ultérieures sont encore convaincus que ces problèmes se sont réglés au cours du second siècle 92 . » B. Les principaux arguments invoqués par les partisans d’une « séparation » tardive survenue au cours du IIIe ou du IVe siècle Les partisans d’une « séparation » tardive, survenue au cours du IIIe ou du IVe siècle, vont pour leur part faire reposer leur position sur une série d’arguments – qui s’appuient sur les nouvelles orientations de la recherche actuelle en histoire du « judaïsme » et du « christianisme » anciens 93 – parmi lesquels nous retiendrons : 1) la diversité des mouvements « chrétiens » et « juifs » avant et après les deux révoltes « juives » parmi lesquels le « judaïsme chrétien » et le « judaïsme rabbinique » n’ont pas nécessairement été majoritaires ; 2) la poursuite des contacts sociaux et des polémiques entre les « Chrétiens » et les « Juifs » tout au long de l’Antiquité, voire au-delà, durant la période médiévale ; 3) l’absence d’autorités suffisamment affirmées, tant pour le « christianisme » que le « judaïsme », avant le IVe siècle, qui auraient permis d’entériner ou d’imposer une « séparation » entre le « christianisme » et le « judaïsme » à un ensemble diversifié de communautés et, finalement, 4) la « déconstruction » de certains « mythes historiques », tels que le concile de Yabhné (Jamnia) et la migration de la communauté de Jérusalem à Pella, et leurs conséquences 92.  A. Y. R eed – A. H. Becker , « Introduction. Traditional Models and New Directions », dans A. H. Becker -A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p. 16. Par exemple, pour l’exégète D. Marguerat « l’identité chrétienne s’est fixée, au premier siècle, dans un débat conflictuel engagé principalement avec la Synagogue ». D. M arguerat, « Introduction », dans D. M arguerat (Ed.), Le déchirement. Juifs et chrétiens au premier siècle, Genève, 1996, p. 7. Dans un article récent, D. Marguerat adopte une position plus nuancée du conflit entre « frères ennemis » en soulignant que, dans la rivalité qui l’opposait au courant pharisien, la communauté matthéenne luttait « pour sa légitimité dans les mêmes catégories de pensée, avec les mêmes moyens rhétoriques et la même conceptualité que les autres sectes du judaïsme du Second Temple. [Elle] affirme son identité, revendique sa légitimité dans l’héritage d’Israël et disqualifie ses concurrents en les reléguant dans la déviance. L’évangile [de Mt] ne se situe aucunement dans un rapport de rupture, mais se positionne au sein d’un débat interne au judaïsme. Mt et le judaïsme rabbinique représentent ainsi deux gestions différentes, conflictuelles, du même héritage. » D. M arguerat, « L’évangile de Matthieu et le judaïsme : un conflit de frères ennemis », dans S. C. M imouni -B. Pouderon (Ed.), La croisée des chemins revisitée. Quand l ’Église et la Synagogue se sont-elles distinguées ?, Paris, 2012, p.  51‒64. 93.  Voir notre article S. Bélanger , « Judéens et chrétiens : “rupture”, “séparation”, “distanciation” ? Évolution d’un paradigme interprétatif de la recherche sur la “croisée des chemins” entre le “judaïsme” et le “christianisme” anciens », dans Laval théologique et philologique 70, 3 (2014), p. 425‒448.

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réciproques. Ainsi, pour ces chercheurs, « le processus de séparation et ses raisons ne se laissent réduire à aucun dénominateur commun 94 » et méri­ tent désormais d’être abordés de manière plus ponctuelle et locale et non plus de manière globale et unilatérale 95. 1. Une diversité des mouvements chrétiens et « juifs », avant et après la destruction du Temple de Jérusalem et les deux révoltes « juives », qui empêchent une haute, unique et unilatérale « séparation » entre le « christianisme » et le « judaïsme » Pour les partisans d’une « séparation » tardive, ni les événements de la première, ni ceux de la seconde révolte « juive » n’ont eu pour conséquence de réduire totalement la diversité du « christianisme » et du « judaïsme » en deux principaux courants qui ont fini par s’opposer à travers de positions polarisées 96. Dans cette perspective, l’élaboration des deux traditions, qui finiront par former le « judaïsme rabbinique » et le « christianisme », s’est concrétisée, bien au-delà du IIe siècle et peut-être même du IVe siècle, par de fréquents échanges réels et discursifs entre « Chrétiens » et « Juifs » de tendances diverses qui partageaient un contexte culturel commun et par un processus complexe et complémentaire d’exclusion et de définition identitaire 97. S. C. Mimouni précise ainsi que : 94. F. Vouga, Les premiers pas du christianisme. Les écrits, les acteurs, les débats, Genève, 1997, p. 149. 95.  J. M. Lieu souligne finalement que le problème avec le modèle classique du Parting of the Ways, c’est qu’il opère essentiellement dans une conception abstraite ou universelle de chaque « religion », alors que ce que nous connaissons relève davantage du spécifique et du local : « the problem with the model of the “parting of the ways” is that, no less than its predecessors on the pages of Harnack or Origen, even while fully acknowledging that variety, it operates essentially with the abstract or universal conception of each religion, Judaism and Christianity, when what we know about is the specific and local. I would suggest that the abstract or universal is, certainly for our period, problematic. What we need is a more nuanced analysis of the local and specific before we seek to develop models which will set them within a more comprehensive overview. » J. M. Lieu, « Parting of The Ways : Theological Construct or Historical Reality ? », dans Journal for the Study of the New Testament 56 (1994), p. 108. 96. S. C. M imouni, « Les frères jumeaux (christianisme et judaïsme) ou les frères triplets (christianisme, judaïsme et rabbinisme) ? Nouvelles perspectives sur une éternelle question », dans le présent volume. 97.  Des études archéologiques et épigraphiques ont montré que, dans certaines régions de l’Empire romain, les « Chrétiens » ont continué jusqu’au IIIe siècle, voire jusqu’au IVe siècle, à partager les lieux de sépulture avec les « Juifs » et les Gentils. A. Destro – M. Pesce , « From Jesus Movement to Christianity : A Model for the Interpretation. Cohabitation and Separation of Jews and Christians », dans S. C. M imouni – B. Pouderon (Ed.), La croisée des chemins revisitée. Quand l ’Église et la Synagogue se sont-elles distinguées ?, Paris, 2012, p.  21‒49. Voir également les remarques de A. Y. R eed -A. H. Becker , « Introduction. Traditional Models and

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[…] les frontières entre rabbinisme et christianisme ont été historiquement construites à partir d’actes de violence discursive et concrète, spécialement par des actes de violence contre les hérétiques des deux bords. Ces hérétiques incarnent l’instabilité de la construction identitaire qui proscrit volontairement et artificiellement l’altérité et prescrit la nécessité des procédés d’exclusion et l’hétérodoxie au profit de l’orthodoxie. […] À partir du IIe siècle, le rabbinisme et le christianisme ont été profondément occupés à définir leurs identités et leurs frontières, à les établir et à sélectionner les procédés pour parvenir à se différencier : concevoir la différence par un travail idéologique des orthodoxies et camoufler, dissimuler, les interstices du front du refus – un travail qui n’est pas achevé avant le IVe siècle, s’il l’a jamais vraiment été 98.

Par conséquent, selon cette perspective, même après le IIe siècle, les « frontières » entre les « identités » « chrétiennes » et « juives » sont demeurées moins claires qu’il n’y paraissait, occasionnant une certaine ambiguïté pour définir à la fois ce qui est « chrétien » et ce qui est « juif ». Certains partisans d’une « séparation » tardive tendent alors à prendre en considération cette diversité, notamment par une troisième composante plus méconnue du « judaïsme » ancien, soit le « judaïsme synagogal », ou, selon une reconsidération de S. C. Mimouni, le « judaïsme synagogal et sacerdotal » – de langue et de culture grecques comme de langue et de culture araméennes –, regroupant la majorité des « Juifs » de l’Antiquité et dont la présence est attestée avant et après la destruction du Temple de Jérusalem non seulement en Diaspora, mais également en Palestine 99. Il New Directions », dans A. H. Becker – A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p.  1‒33 ; A.  S. Jacobs , « Jews and Christians », dans S. A. H arvey – D. G. Hunter (Ed.), The Oxford Handbook of Early Christian Studies, New York, 2008, p.  169‒185. 98.  S. C. M imouni, Le judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, 2012, p.  854‒855. 99. Pour un état de la question, voir S. C. M imouni, Le judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, 2012, p.  553‒566. C’est autour de cette pluralité que ce sont réunis plusieurs spécialistes lors d’un colloque international « Les judaïsmes dans tous leurs états aux Ier-IIIe siècles (Les Judéens des synagogues, les chrétiens et les rabbins) » tenu du 12 au 14 décembre 2012 à l’Institut Roman des Sciences Bibliques de l’Université de qui a conduit à la publication de C. Clivaz – S.C. M imouni –B.  Pouderon (Ed.), Le judaïsme dans tous ses états aux Ier-IIIe siècles (les Judéens des synagogues, les chrétiens et les rabbins). Actes du colloque de Lausanne, 12‒14 décembre 2012, Turnhout, Brepols, 2015, 460 p. Comme nous l’avons souligné, S. C. Mimouni est récemment revenu sur le concept même de « judaïsme synagogal » pour le préciser à la lumière des études nouvelles sur la sacerdotalisation du judaïsme et du christianisme anciens ce qui l’a conduit à le redéfinir comme un « judaïsme » non plus exclusivement « synagogal », mais plutôt comme un « judaïsme sacerdotal et synagogal ». Voir note 3.

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semble toutefois certain que cette troisième forme de « judaïsme » a peu à peu été intégrée, mais pas nécessairement en totalité, dans l’une ou l’autre des deux autres composantes du « judaïsme », soit dans le « judaïsme rabbinique », soit dans le « judaïsme chrétien », et qu’il joua un rôle non négligeable, si ce n’est principal, dans le processus de « séparation » entre le « judaïsme » et le « christianisme », car, malgré l’opinion encore trop commune, c’est d’abord et avant tout avec cette dimension du « judaïsme » que les Pères de l’Église ont interagi 100. 3. La poursuite des relations et des polémiques entre Chrétiens et Judéens tout au long de l ’Antiquité Pour certains spécialistes, tels que A. Y. Reed et A. H. Becker, le fait que les contacts sociaux se sont poursuivis entre les « Juifs » et les « Chrétiens » indique que la « séparation » n’a pas véritablement eu lieu, ou plutôt que le processus de « séparation » n’est pas encore clairement parvenu à son terme au IIe siècle 101. Pour les défenseurs de cette perspective, « la notion de contacts continus dans l’Antiquité est déterminante, il devient alors, selon eux, bien plus difficile de délimiter exactement la période de la séparation », car « il est évident que des contacts sociaux se sont poursuivis au-delà de la période durant laquelle la plupart des chercheurs ont situé la séparation, probablement au-delà même du IVe siècle, après le règne de Constantin, voire de Théodose, des premiers conciles œcuméniques et de la christianisation officielle de l’Empire romain 102 ». Encore faudrait-il considérer comme vraisemblable que ces contacts se soient véritablement 100.  S. C. M imouni, « Histoire du judaïsme et du christianisme antiques. Quelques remarques épistémologiques et méthodologiques », dans C. Clivaz – S. C. M imouni – B. Pouderon (Ed.), Les judaïsmes dans tous leurs états aux IerIIIe siècles. Les Judéens des synagogues, les chrétiens et les rabbins, Turnhout, 2015, p.  13‒32. La thèse d’un judaïsme à trois voix, ou plutôt d’une troisième composante du peuple judéen, est développée dans le plus récent ouvrage de S. C. Mimouni. On renverra particulièrement à sa présentation du « judaïsme synagogal » et à ses « réflexions conclusives », S. C. M imouni, Le judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, 2012, p.  553‒567 et p.  854‒857. Voir également P.  L anfranchi, « Le judaïsme synagogal », dans Religion & Histoire 42  (2012), p.  49‒53, mais surtout J.  Costa, « Qu’est-ce que le “judaïsme synagogal” ? », dans Judaïsme ancien/Ancient Judaism 3, p  63‒218. 101.  A. Y. R eed – A. H. Becker , « Introduction. Traditional Models and New Directions », dans A. H. Becker -A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p.  1‒33. 102. A. R einhartz , « A Fork in the Road or a Multi-Lane Highway ? New Per­ spectives on the “Parting of the Ways” Between Judaism and Christianity », dans I. H. H enderson – G. S. Oegema (Ed.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity. Presented to James H. Charlesworth on the occasion of his 65th birthday, Gütersloh, 2006, p. 287.

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interrompus un jour, ce qui est loin d’être évident, comme l’a souligné P. Lanfranchi dans un article récent 103. Cependant, il convient de ne pas confondre « distanciation » et « relations », car, même si une « distanciation » existe, cela ne signifie pas pour autant l’impossibilité de contacts sociaux parfois conflictuels, voire violents, d’autres fois cordiaux, voire amicaux, entre les « Chrétiens » et les « Juifs » après qu’une « distanciation » ait plus ou moins été officialisée et reconnue 104 . Ainsi, si « une conscience de séparation, même de principe, semble clairement attestée dans les textes de la seconde moitié du IIe siècle (Ignace d’Antioche, Marcion, Justin), clairement également, nous avons de fortes indications d’une persistance d’intimes interactions 105. » Comme le précise A. Y. Reed et A. H. Becker, « il est possible que les auteurs Chrétiens et Juifs aient engagé le débat de la séparation entre le christianisme et le judaïsme tout au long de l’Antiquité tardive et le début du Moyen Âge précisément, car les deux n’étaient pas réellement séparés durant cette période avec un degré aussi précis ou que la finalité fut de rendre chaque tradition inutile à l’auto‑définition de l’Autre, ou même de faire de la participation à une option sans attrait ou inconcevable 106 ». Ainsi, « la différence essentielle entre le christianisme et le judaïsme n’a cessé d’être affirmée, réaffirmée et réaffirmée encore par les leaders de l’Église proto-orthodoxe et orthodoxe et par les lois impériales 107, permettant ainsi de suggé103. P.  L anfranchi, «  L’image du judaïsme dans les dialogues adversus Iudaeos », dans S. Morlet – O.  Munnich – B.  Pouderon (Ed.), Les dialogues adversus Iudaeos. Permanences et mutations d ’une tradition polémique, Paris, 2013, p.  225‒236. 104.  G. N. Stanton a souligné qu’« une séparation des chemins ne signifie pas que les contacts sociaux vont disparaître une fois que les communautés chrétiennes seront séparées du judaïsme ». G. N. Stanton, « Aspect of Early Christian-Jewish Polemic and Apologetic », dans New Testament Studies 31, 3 (1985), p. 377‒392 cité par A. R einhartz , « A Fork in the Road or a Multi-Lane Highway ? New Perspectives on the “Parting of the Ways” Between Judaism and Christianity », dans I. H. H enderson – G. S. Oegema (Ed.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity. Presented to James H. Charlesworth on the occasion of his 65th birthday, Gütersloh, 2006, p. 288. 105. P. Fredriksen, « What “Parting of the Ways” ? Jews, Gentiles, and the Ancient Mediterranean City », dans A. H. Becker – A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p. 61. 106.  A. Y. R eed – A. H. Becker , « Introduction. Traditional Models and New Directions », dans A. H. Becker -A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p. 23. 107.  Comme le souligne P. Fredriksen, « les tendances des lois impériales, les éruptions de violence anti-juives (et anti-païennes, anti-hérétiques), le ton de plus en plus strident et la répétition obsédante de la rhétorique orthodoxe anti-juive, ces expériences tendent à montrer une autre direction : sur le terrain, les routes ne

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rer que l’incompatibilité entre la voie juive et la voie chrétienne est loin d’être aussi claire dans l’esprit des membres de ces deux voies 108. » Entre les discours et les réalités vécues semblent donc exister certaines négations, contradictions, voire distorsions, comme le montre ces « Chrétiens » qui, bien que n’étant pas nécessairement représentatifs de la majorité, continuent d’adopter certaines pratiques « juives » dans les Didascalies, qui continuent de fréquenter les synagogues dans les Homélies d’Origène et de Jean Chrysostome (Homélie adversus Ioudaeos) et même ceux qui se nomment eux-mêmes « Juifs » dans l’œuvre d’Augustin ou de Cyrille de Jérusalem pour ne mentionner que quelques exemples. Comme l’a montré une importante étude de J. M. Lieu 109, il devient alors essentiel de faire la distinction entre : d’une part, une argumentation et une présentation discursive, rhétorique et polémique de la représentation de l’altérité et d’une « séparation » théorique et désirée entre le « judaïsme » et le « christianisme », et, d’autre part, les réalités vécues et une « séparation » effective en prenant en considération la question soulevée par P. Fredriksen : « quelle relation cette rhétorique a-t-elle avec la réalité sociale 110 ? » 3. L’absence d’autorité tant pour les Chrétiens que les Judéens avant le IVe siècle et la « déconstruction » des « mythes historiques » Les partisans d’une « séparation » tardive tendent également à nuancer le modèle de formation de l’autorité rabbinique en soulignant que « la continuité entre les pharisiens et les rabbins est loin d’aller de soi […] et que l’autorité rabbinique semble s’être limitée à leurs disciples à l’intérieur sont pas séparées, du moins certainement pas aussi rapidement et de manière aussi consistante que tendent à vouloir le montrer les auteurs anciens. » P. Fredriksen, « What “Parting of the Ways” ? Jews, Gentiles, and the Ancient Mediterranean City », dans A. H. Becker – A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p. 61. Voir également C. Nemo -Pekelman, « Le législateur chrétien a-t-il persécuté les juifs ? », dans M.-F.  Baslez (Ed.), Chrétiens persécuteurs. Destructions, exclusions, violences religieuses au IVe siècle, Paris, 2014, p.  139‒162. 108.  A. Y. R eed – A. H. Becker , « Introduction. Traditional Models and New Directions », dans A. H. Becker -A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p. 23. Une comparaison peut être faite avec Augustin au IVe siècle qui ne cesse de répéter, dans son Sermon sur les Calendes de janvier (Sermon Dol. 26), que les Chrétiens doivent adopter des comportements et des agissements cohérents avec leur « identité » et leur croyance : on ne peut être à la fois Chrétien et Gentils. 109.  J. M. Lieu, Image and Reality : The Jews in the World of the Christians in the Second Century, Édimbourg, 1996. 110. P. Fredriksen, « What “Parting of the Ways” ? Jews, Gentiles, and the Ancient Mediterranean City », dans A. H. Becker – A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p. 38.

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de leur mouvement […] » 111. Il faudra ainsi, selon eux, bien du temps à l’autorité rabbinique pour s’imposer sur l’ensemble de la société « juive », tant en Palestine qu’en Diaspora, et pour exclure, du moins pour un temps et partiellement, les différents mouvements « juifs » considérés par elle comme marginaux et parmi lesquels se trouvaient certains mouvements « chrétiens », notamment ceux demeurés très près du milieu synagogal et qui n’ont pas été nécessairement expulsés aussi rapidement qu’on le croit. Pour D. Boyarin, il est d’ailleurs loin d’être certain que le « judaïsme rabbinique » soit devenu la forme populaire du « judaïsme » antique 112 . R. Bauckham a également souligné le fait que « we do not know how quickly rabbinic Judaism became the overwhelmingly dominant form of non-Christian Judaism 113 ». Ainsi, pour certains spécialistes, il faudra attendre la fin du IIe ou le début du IIIe siècle pour que les rabbins acquièrent une autorité suffisamment importante pour imposer une certaine uniformisation du « judaïsme » autour de leur mouvement, alors que, pour d’autres, l’affirmation de l’autorité rabbinique ne surviendrait pas avant le IVe siècle, voire le VIIe siècle lors de la conquête arabe 114 . Cette compréhension renouvelée de la diversité historique du « judaïsme » ancien a également obligé à revoir certains présupposés de la recherche, notamment en ce qui concerne le mythique « synode » ou « concile » de Yabneh/Jamnia 115 et l’application de ses décisions à l’ensemble des com111. S. C. M imouni, « Sur la question de la séparation entre “jumeaux” et “ennemi” aux Ier et IIe siècle », dans S. C. M imouni – B. Pouderon (Ed.), La croisée des chemins revisitée. Quand l ’Église et la Synagogue se sont-elles distinguées ?, Paris, 2012, p. 15. 112. D. Boyarin, « “When the Kingdom Turned to Minut” : The Christian Empire and the Rabbinic Refusal of Religion », dans D. Boyarin, Border Lines : The Partition of Judeo-Christianity, Philadelphie/Pennsylvanie, 2004, p.  202‒225. 113. R. Bauckham, « The Parting of the Ways : What Happened and Why », dans Studia Theologica – Nordic Journal of Theology 47 (1993), p. 136. 114.  S. C. M imouni, « Le judaïsme à l’époque de la naissance du christianisme. Quelques remarques et réflexions sur les recherches actuelles », dans Studi e Materiali di Storia delle Religioni 76  (2010), p.  231‒254 ; S. C. M imouni, Le judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, 2012, p.  845‒847. 115.  L’hypothèse d’un « synode » de Jamnia qui aurait clôturé le « canon » des écritures « juives » a été avancée par H. Graetz dans un ouvrage publié en 1871 (Kohélet, oder der Salomnische Prediger, Leipzig, 1871, p.  147‒174). Cette hypothèse fut remise en question par J. P. Lewis lors d’une conférence prononcée à la New Testament section of the Society of Biblical Literature at Union Theological Seminary (28 décembre, 1962), conférence qui ne sera finalement publiée que deux ans plus tard (J. P. L ewis , « What Do We Mean by Jabneh ? », dans Journal of Bible and Religion 32  (1964), p.  125‒132). Plus récemment, A.  Sundberg a reconnu que l’hypothèse d’un « concile » ou « synode » à Jamnia est désormais morte. A. Sundberg, « “The Old Testament of the Early Church” Revisited »,

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munautés « juives », et également en ce qui concerne la Birkat Ha-Minim qui continue de susciter de nombreux débats entre spécialistes 116. Finalement, pour certains de ces chercheurs, « la législation du quatrième siècle et l’institutionnalisation du christianisme “orthodoxe” qui suit Constantin et le Concile de Nicée, […] ont été identifiées comme un point de nonretour sur le chemin de la séparation 117 ». Pour résumer, contrairement aux partisans de la première perspective, ceux de la seconde se refusent d’accepter une « séparation » qui aurait affecté simultanément un ensemble diversifié et éloigné de communautés « chrétiennes » et « juives » au IIe siècle ou antérieurement en considérant que le « christianisme », qui deviendra celui de la « Grande Église », et le « judaïsme rabbinique » ne furent que des tendances minoritaires par comparaison au « judaïsme synagogal », ou au « judaïsme synagogal et sacerdotal » pour reprendre l’expression de S. C. Mimouni, avant que ne s’affirment de manière effective, au cours du IIIe ou IVe siècle, leurs autorités respectives sur une majorité des communautés. De plus, pour ces chercheurs, le fait que les contacts sociaux se soient prolongés entre ces communautés et que les polémiques entre elles n’ont eu cesse d’être réitérées constitue des indices évidents que la situation n’est pas aussi claire et tranchée, malgré ce que tente de nous faire croire certains auteurs anciens qui ont tendance à présenter des positions radicalisées et uniformisantes 118. dans T. J. Sienkewicz – J. E. Betts (Ed.), Festschrift in Honor of Charles Speel, Monmouth, Monmouth College, 1996 [en ligne], consulté le 2 février 2014. URL : http://department.monm.edu/classics/ speel_festschrift/sundbergjr.htm. Sur ce débat, voir les remarques de J. P. L ewis , « Jamnia Revisited », dans L. M. McDonald – J. A. Sanders (Ed.), The Canon Debate, Peabody/Massachusetts, 2002, p.  146‒162. 116. S. C. M imouni, « Une prière pharisienne contre les chrétiens d’origine juive : la “Bénédiction des hérétiques” », dans Religion et Histoire 6 (2006), p. 63‒67 ; S. C. M imouni, « La “Birkat ha-minim” : une prière juive contre les judéo-chrétiens », dans Revue des Sciences Religieuses 71 (1997), p. 275‒298 ; J. M arcus , « Birkat Ha-Minim Revisited », dans New Testament Studies 55  (2009), p.  523‒551 ; S. C.  M imouni, Le judaïsme ancien, p.  490‒491 ; D.  Boyarin, « Once Again Birkat Hamminim Revisited », dans S. C. M imouni – B. Pouderon (Ed.), La croisée des chemins revisitée. Quand l ’Église et la Synagogue se sont-elles distinguées ?, Paris, 2012, p.  91‒105. 117.  A. S. Jacobs , « Jews and Christians », dans S. A. H arvey – D. G. Hunter (Ed.), The Oxford Handbook of Early Christian Studies, New York, 2008, p. 169‒170. 118.  Comme le souligne avec raison T. Nicklas, « it is very important to recognize that Ignatius’ voice is only one of many voices mirroring a new kind of relation between groups of followers of Jesus Christ, who gradually not only became known but started to understand themselves as “Christians”, and the different Jewish groups who tried to re-define their identities after the trauma of the destruction of the Second Temple in the year 70 CE. His voice is only one voice speaking from one perspective – the perspective of a member of the developing hierarchy among the so-called “proto-orthodox” Christian groups in Syria and Asia Minor. Already

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On constate donc que ces deux perspectives présentent des situations radicalement différentes qui orientent indéniablement la compréhension de l’histoire du « christianisme » et du « judaïsme » anciens tant en amont qu’en aval. Mais les différences ne se limitent pas qu’aux questions de datation de la « séparation » entre le « christianisme » et le « judaïsme », elles reposent également sur une divergence importante des terminologies et des catégories utilisées pour désigner et pour analyser, dans l’Antiquité, les groupes ou les mouvements en présence, de même que les réalités et les phénomènes concernés. III. L e

probl è m e de s t e r m i nologi e s et de s cat ég or i e s  : u n e qu e s t ion de pe r spect i v e

En portant notre regard sur le passé, les terminologies et les catégories que nous utilisons ne sont pas neutres et ont des incidences directes et déterminantes sur la manière dont nous abordons les phénomènes, les groupes ou les communautés que nous étudions. C’est pourquoi le problème des terminologies et des catégories suscite de nombreux débats qui sont inlassablement repris encore et encore 119. Si la question du Parting of the Ways s’est polarisée sur la datation de la « séparation » et sur les causes qui l’ont engendrée, elle s’est également polarisée sur le problème des terminologies et des catégories, un débat complexe qui ne pourra qu’être survolé que trop brièvement pour permettre d’en comprendre tous les tenants et les aboutissants, mais qui mérite tout de même qu’on s’y arrête quelques instants en insistant davantage sur la discussion qui repose sur les nouvelles orientations de la recherche actuelle et qui a suscité une production scientifique abondante.

this voice, however, shows us that there must have been different voices, followers of Christ thinking, behaving and living in other ways, people whose own voices are lost to us today, but who are at least mirrored in Ignatius’ polemics. » T. Nicklas , Jews and Christians ? Second-Century Christian Perspectives on the « Parting of the Ways », Tübingen, 2013, p.  9‒10. 119. Ces questions ont fait l’objet d’un important forum réunissant divers spécialistes ayant contribué aux débats terminologiques des dernières décennies, montrant à quel point le consensus est loin d’être établi en la matière. T. M. L aw – C. H alton (Ed.), « Jew and Judean. Have Scholars Erased The Jews from Antiquity ? A Marginalia Forum on Politics and Historiography in the Translation of Ancient Texts », dans Marginalia Ioudaios Forum (August 26, 2014), Marginalia – Los Angeles Review of Book [en ligne], consulté le 28 août 2014. URL : http://marginalia.lareviewofbooks.org/jew-judean-forum/.

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A. Les terminologies et les catégories dominantes dans l’historiographie d’une haute « séparation » Pour se référer aux phénomènes et aux groupes concernés par la question du Parting of the Ways, la majorité des partisans d’une haute « séparation » continue d’employer les terminologies et les catégories qui ont été utilisées depuis le XIXe siècle et qui reposent sur une relecture christianisante du passée. Ainsi, ils utilisent les catégories « christianisme » et « judaïsme » qu’ils comprennent comme deux « religions » ou deux « systèmes religieux » et les termes « Chrétiens » et « Juifs » pour désigner les adeptes de ces deux « religions/systèmes religieux ». Par conséquent, ces chercheurs considèrent que les polémiques qui ont opposé « Juifs » et « Chrétiens » et le problème de la « séparation » entre le « christianisme » et le « judaïsme » ont consisté en une opposition et une « séparation » entre deux « religions/systèmes religieux », le « christianisme » étant alors considéré comme un mouvement « sectaire », sans nécessairement donner à ce terme une connotation péjorative, à l’intérieur du « judaïsme » et qui s’est progressivement, si ce n’est rapidement, érigé en « religion » avant ou avec la « séparation » d’avec le « judaïsme ». Rejetant cependant la notion de « judaïsme tardif » élaborée par les penseurs du XIXe siècle et les stéréotypes qui y sont liés, ils n’en considèrent pas moins qu’après la « séparation », le « christianisme », représenté par le courant « pagano-chrétien », et le « judaïsme », représenté par le courant « rabbinique », constituent deux « religions/systèmes religieux » qui ont certes partagé une origine commune, mais qui appartiennent désormais à des entités totalement différentes et distinctes n’entretenant que des liens polémiques entre eux. Pour tenter d’exprimer la diversité des mouvements « chrétiens » et « juifs », principalement avant la « séparation », soit entre le Ier et la fin du IIe siècle, certains n’hésiteront pas à parler de « christianismes » et de « judaïsmes » au pluriel ou à considérer qu’après la « séparation », les mouvements « marginaux » n’auront qu’une influence limitée et seront progressivement exclus ou intégrés par les deux tendances principales 120.

120.  Voir, par exemple, F. Blanchetière , « Judaïsmes et christianismes. Continuité par-delà les ruptures », dans Ktema 10  (1985), p.  37‒42 ; G.  A lberigo, « Le christianisme un et pluriel. L’Église et les Églises : les grandes étapes de l’éloignement et du rapprochement », dans J.‑M. M ayer – L. P ietri – A. L e Boulluec (Ed.), Histoire du christianisme (des origines à nos jours). Tome I. Le nouveau peuple (des origines à 250), Paris, 2000, p.  203‒227.

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B. Les terminologies et les catégories dominantes dans l’historiographie d’une « séparation » tardive La perspective adoptée par les partisans d’une « séparation » tardive est plus complexe. Si certains continuent à utiliser les terminologies et les catégories mentionnées plus haut, des terminologies et des catégories nouvelles sont adoptées par les principaux acteurs du débat actuel sur la question du Parting of the Ways. Ils adoptent également une approche double et complémentaire : une approche du type « emic » – soit une approche qui tente de saisir de l’intérieur une société donnée en employant les catégories de pensée et les terminologies usuelles pour les acteurs de cette société – et une approche de type « etic » – soit une approche qui tente de saisir de l’extérieur cette même société en ayant recours aux concepts et aux outils interprétatifs développés, entre autres, par les sciences humaines et sociales modernes 121. En tentant de retourner aux terminologies et aux catégories qui étaient celles de l’Antiquité, ces penseurs vont alors faire opposer deux conceptions, celle de « religion » à celle d’« ethnicité », voire de « race » 122 ou de « nation », alléguant que la première est, du moins dans la compréhension que nous en avons actuellement, une notion qui fut élaborée au XVIIIe siècle 123 et que la seconde correspond davantage aux réalités et aux « identités » antiques qui ne s’exprimaient que dans les cadres de l’ethnicité ou de la cité 124 . Il ne faut cependant pas oublier, 121.  Nous paraphrasons et adoptons ici la présentation que C. Macris fait de ces deux approches dans son article « “Sectes” et identité dans le monde antique. Bref tour d’horizon accompagné de quelques ébauches de réflexion », dans N. Belayche – S. C. M imouni (Ed.), Entre lignes de partage et territoires de passage. Les identités religieuses dans les mondes grecs et romains. « Paganismes », « judaïsmes », « christianismes », Paris-Louvain, 2009, p. 27. 122.  Si la notion de « race » est abandonnée par les chercheurs européens, elle est réhabilitée par des chercheurs américains, dont D. K. Buell , mais avec des considérations partisanes. D. K. Buell , « Rethinking the Relevance of Race for Early Christian Self-Definition », dans Harvard Theological Review 94 (2001), p.  449‒476 ; D.  K. Buell , « Race and Universalism in Early Christianity », dans Journal of Early Christian Studies 10  (2002), p.  429‒468 ; D.  K. Buell , Why this New Race ? Ethnic Reasoning in Early Christianity, New York, 2005. 123.  Pour une discussion sur le concept de « religion », voir J. Z. Smith, « Religion, Religions, Religious », dans M. C. Taylor (Ed.), Critical Terms for Religious Studies, Chicago/Illinois, 1998, p.  269‒284. Voir également M.  L. Satlow, « Defining Judaism : Accounting for “Religions” in the Study of Religion », dans Journal of the American Academy of Religion 74  (2006), p.  837‒860. 124. Pour une discussion récente sur ces notions et leur application dans l’Antiquité, voir S. Schwartz , « How Many Judaisms Were There. A Critique of Neusner and Smith on Definition and Mason and Boyarin on Categorization », dans Journal of Ancient Judaism 2  (2001), p.  208‒238 ; M.  Himmelfarb , « Judaism in Antiquity : Ethno-Religion or National Identity », dans Jewish Quarterly Review 99  (2009), p.  65‒73 ; M.  H.  William, « No More Clever Titles : Observations on

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comme l’ont fait remarquer plusieurs chercheurs, que les catégories « religion » et « ethnicité » sont tous deux des concepts modernes qui n’appartiennent ni l’un, ni l’autre véritablement à l’Antiquité, bien que, selon nous, le concept d’« ethnicité » est peut-être celui qui se rapproche le plus des réalités antiques 125. Pour comprendre ce débat, il convient de revenir au problème de traduction et de conception des catégories « Ioudaismos », « Hellenismos » et « Christianismos » de même qu’à celui des groupes en présence en s’arrêtant particulièrement sur la catégorie « Ioudaioi ». 1. Ioudaismos et Hellenismos Sans reprendre dans son ensemble le débat sur le terme « Ioudaismos », un terme rare avant le IIIe siècle de notre ère, qui apparaît pour la première fois en 2 M (2, 21 ; 8, 1 ; 14, 38) en opposition avec le terme « Hellenismos » (2 M 4, 13), mais qui n’est utilisé ni par Flavius Josèphe ni par Philon d’Alexandrie, soulignons que plusieurs chercheurs, tels que S. Mason 126 et S. J. D. Cohen 127, sont convaincus que ce terme ne doit pas être traduit par « judaïsme » et renvoyer à une « religion », celle des Ioudaioi, mais qu’il doit plutôt être compris comme une « nationalité 128 » et/ou comme une « way of life », une manière de vivre, qui inclut les praSome Recent Studies of Jewish-Christian Relations in the Roman World », dans Jewish Quarterly Review 99  (2009), p.  37‒55 ; D.  M. M iller , « The Meaning of Ioudaios and its Relationship to Other Group Labels in Ancient “Judaism” », dans Currents in Biblical Research 9 (2010), p. 98‒126. D. M. M iller , « Ethnicity Comes of Age : An Overview of Twentieth-Century Terms for Ioudaios », dans Currents in Biblical Research 10  (2012), p.  293‒311 ; D.  M. M iller , « Ethnicity, Religion and the Meaning of Ioudaios in Ancient “Judaism” », dans Currents in Biblical Research 12  (2014), p.  216‒265. 125. S. M ason, « Jews, Judaeans, Judaizing, Judaism : Problems of Categorization in Ancient History », dans Journal for the Study of Judaism 38 (2007), p.  457‒512. 126. S. M ason, « Jews, Judaeans, Judaizing, Judaism : Problems of Categorization in Ancient History », dans Journal for the Study of Judaism 38 (2007), p.  457‒512. 127.  S. J. D. Cohen, The Beginnings of Jewishness : Boundaries, Varieties, Uncertainties, Berkeley/Californie, 1999, p.  109‒139 ; S.  J.  D. Cohen, « Ioudaios », dans J. J. Collins – D. C. H arlow (Ed.), The Eerdmans Dictionary of Early Judaism, Grand Rapids/Michigan-Cambridge, 2010, p.  769‒770. 128.  S. J. D. Cohen, « Religion, Ethnicity, And “Hellenism” in the Emergence of Jewish Identity in Macabean Palestine », dans P. Bilde – T. E ngberg – L. H annestad – J. Z ahle (Ed.), Religion and Religious Practice in the Seleucid Kingdom, Aarhus, 1990, p.  204‒223 (= S.  J.  D. Cohen, Beginnings of Jewishness : Boundaries, Varieties, Uncertainties, Berkeley/Californie, 1999, p.  69‒139) ; J.  D.  G  Dunn, « Who Did Paul Think He Was ? A Study of Jewish-Christian Identity », dans New Testament Studies 45 (2000), p. 184. Voir également les remarques de M. Himmelfarb , « Judaism in Antiquity : Ethno-religion or National Identity », dans Jewish Quarterly Review 99  (2009), p.  65‒73, qui critique les positions de S.  J.  D. Cohen et de D. Goodblatt (Elements of Ancient Jewish Nationalism, New York, 2006).

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tiques et les croyances 129, mais plus largement la culture et les coutumes ancestrales d’un peuple, les Ioudaioi, tout comme Hellenismos qui renvoie, du moins à cette époque, à une « Greek way of life », une manière de vivre et de penser à la « grecque » 130. Ainsi, Ioudaismos renverrait non pas à une « religion » comme on l’a généralement prétendu, mais plutôt à des pratiques et des comportements qui relèveraient de l’ethnicité. Le conflit présenté en 2 Maccabées consisterait alors en un affrontement entre deux « ways of life » et non en un conflit entre deux « religions » ou « systèmes religieux » 131. On a alors cherché à comprendre quand et comment le terme « Ioudaimos » est passé d’un sens « ethnique » ou « ethnico-religieux » à un sens strictement « religieux ». Pour S. J. D. Cohen, deux possibilités sont envisagées, la première, situant le changement au moment où des convertis extérieurs sont intégrés au sein du « Ioudaismos » ou des Ioudaioi, la seconde, reposant sur la thèse de M. Heemstra 132 , situant le changement lorsque fut imposée par Nerva (96) la réforme du Fiscus judaicus qui fit du Ioudaismos un système d’adhérence et non plus simplement une « way of life » 133. Pour D. Boyarin et pour S. Mason, cette transformation survient plus tardivement et progressivement, au cours du IIe ou du IIIe siècle de notre ère sous l’influence d’auteurs chrétiens tels que Ignace d’Antioche, mais surtout Justin et Tertullien qui entendent séparer les pratiques cultuelles « juives » des pratiques cultuelles « chrétiennes », une distinction qui ne parviendra finalement à s’imposer que sous Théodose Ier. Ainsi, le « judaïsme » comme « religion » serait une construction sociale de la part de Chrétiens en opposition avec le terme « Christianismos » qu’il convient de regarder brièvement.

129. S. C. M imouni, Le Judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, 2012, p. 25. 130. M. Chantal , « Traditions judéennes anciennes et catégories modernes : quand la recherche se moque de la réalité antique », dans Laval théologique et philosophique 70, 3  (2014), p.  449‒458 ; voir également notre article S.  Bélanger , « L’étude des identités dans l’Antiquité est-elle utopique ? Quelques réflexions épistémologiques et méthodologiques sur l’approche des phénomènes identitaires dans l’Antiquité », dans Les Cahiers d ’histoire, 31  (2012), p.  87‒111. 131. M. Chantal , « Traditions judéennes anciennes et catégories modernes : quand la recherche se moque de la réalité antique », dans Laval théologique et philosophique 70, 3  (2014), p.  449‒458. 132. M. H eemstra, The Fiscus Judaicus and the Parting of the Ways, Tübingen, 2010. 133.  S. J. D. Cohen, The Beginnings of Jewishness : Boundaries, Varieties, Uncertainties, Berkeley/Californie, 1999, p.  109‒139 ; S.  J.  D. Cohen, « The Ways that Parted : Jews, Christians, and Jews-Christians ca. 100‒150 CE », consulté le 2 juillet 2014. URL : [en ligne], http://nrs.harvard.edu/urn-3 :HUL.InstRepos :10861143.

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2. Ioudaismos et Christianismos Dans ses lettres, Ignace d’Antioche est le premier auteur chrétien à utiliser le terme « Christianismos » (Lettre aux Magnésiens 10, 3 ; Lettre aux Philadelphiens 6, 1 ; Lettre aux Romains 10, 3). Si pour plusieurs chercheurs l’utilisation de ce terme montre qu’une « séparation » entre le « christianisme » et le « judaïsme » est alors effective, ils considèrent également que le terme renvoie au concept de « religion ». Cependant, pour d’autres chercheurs, le terme « Christianismos » ne renvoie pas à une « religion », mais à une « Christian way of life » en opposition non pas à des Ioudaioi, mais plutôt à des « Chrétiens judaïsants », c’est-à-dire à des Chrétiens qui continuent de pratiquer la « Ioudaios way of life » 134 . L’opposition serait alors similaire à celle qui opposait « Ioudaismos » et « Hellenismos » en 2 Maccabées 135. Ce n’est que progressivement que les Chrétiens ont fini par adopter, parmi les multiples potentialités discursives de définition d’une « identité » chrétienne, une définition strictement religieuse du terme « Christianismos » 136, qui est d’abord passé par une définition comme « type » ou « forme » de culte – le terme « genos » (γένος) employé par les auteurs chrétiens ne prenant pas dans ce contexte un sens ethnique, mais sert plutôt à définir et à catégoriser les différents « types » de culte 137 –, avant de se fixer en termes de « religion » ou de « système religieux ». Pour ces auteurs, au-delà du IIIe ou du IVe siècle, les termes « Christianismos » et « Ioudaimos » renvoient, du moins dans la conception chrétienne, à des « religions » proprement dites et non plus à un caractère « ethnique » lié à une « way of life » qu’il aurait alors perdue 138. Toutefois, soulignons qu’une rapide enquête dans la littérature 134. T. Nicklas , Jews and Christians ? Second-Century Christian Perspectives on the « Parting of the Ways », Tübingen, 2013, p.  1‒10. 135. Y. A mir , « The Term Ioudaismos : A Study in Jewish-Hellenistic Self-Identification », dans Immanuel 14,  1982, p.  34‒41. 136. D. Boyarin, « Rethinking Jewish Christianity : An Argument for Dismantling a Dubious Category (to which is Appended a Correction of my Border Lines) », dans Jewish Quarterly Review 99  (2009), p.  7‒36 ; D.  Boyarin, « The Christian Invention of Judaism : The Theodosian Empire and the Rabbinic Refusal of Religion », dans Representations 85  (2004), p.  21‒57 ; D.  Boyarin, « Justin Martyr Invents Judaism », dans Church History 70 (2001), p. 427‒461 ; D. Boyarin, « Semantic Differences : or, “Judaism”/“Christianity” », dans A. H. Becker -A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p.  65‒85 ; S.  M ason, « Jews, Judaeans, Judaizing, Judaism : Problems of Categorization in Ancient History », dans Journal for the Study of Judaism 38 (2007), p. 471. 137.  Voir notre article, S. Bélanger , « “Entre deux mondes” : enjeu d’une terminologie identitaire dans le discours apologétique des chrétiens au IIe siècle (Aristide d’Athènes) », dans Judaïsme ancien/Ancient Judaism 2  (2014), p.  1‒42. 138.  J. Pasto est aussi d’avis que ce n’est que dans la littérature chrétienne que Ioudaismos en vient à désigner un mode de vie à la « juive », avis que rejoint éga-

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médiévale rédigée en ancien et moyen français montre que cette distinction n’est pas aussi claire qu’il n’y paraît, car le terme « judaesme » renvoie soit à la « religion des Juifs », soit plus largement au « peuple juif » et parfois même à la « terre des Juifs », ce qui montre que les caractères « ethnique » et « religieux » se sont longtemps côtoyés, voire superposés. De même, comme le rappel R. Burnet, « les premiers rabbins n’investirent jamais le concept de judaïsme que leur tendaient pourtant les premiers apologètes et il fallut attendre le Moyen Âge pour que ce terme soit très lentement utilisé 139 ». Finalement, une récente enquête du PEW (2013) sur le judaïsme américain contemporain montre que les deux formes de définition (ethnique et religieuse) continuent de cohabiter parmi la population qui se définit elle-même comme juive 140, bien qu’un changement semble s’être produit entre les générations antérieures et postérieures aux années 1950, un changement de perspective qui n’est pas étranger à la montée du mouvement sioniste, ce qui a favorisé le glissement d’une définition religieuse à une définition ethnique des Juifs, définition qui permettait la revendication d’une terre pour le peuple juif. De même, la « Loi du retour » votée par le parlement israélien en 1950 définit un « Juif » selon cette double définition ethnique et religieuse : « un Juif est une personne née d’une mère juive, ou qui est convertie au judaïsme et qui n’appartient pas à une autre religion 141 ». 3. Juifs ou Judéens ? Entre définition ethnique et religieuse Le même problème terminologique et catégoriel s’est également posé en ce qui concerne les Ioudaioi que certains vont traduire par « Juifs », et d’autres par « Judéens », le premier terme souvent considéré comme renvoyant à une définition d’un groupe religieux, le second à une définition d’un groupe ethnique. Pour comprendre pourquoi cette terminologie a été lement T.  Nicklas. J. Pasto, « The Origin, Expansion and Impact of the Hasmoneans in Light of Comparative Ethnographic Studies (and Outside of its Nineteenth-Century Context) », dans P. R. Davies – J. M. H alligan (Ed.), Second Temple Studies III. Studies in Politics, Class and Material Culture, Sheffield, 2002, p. 175 ; T. Nicklas , Jews and Christians ? Second-Century Christian Perspectives on the « Parting of the Ways », Tübingen, 2013, p.  7‒9. 139.  R.  Burnet, « Le christianisme est-il un judaïsme syncrétique ? Judaïsme, christianisme et paganisme dans les deux premiers siècles », dans Syncrétisme : échec ou promesse d ’inculturation ? Actes du colloque Omnes Gentes de Louvain-la-Neuve (octobre 2012), p. 3 (à paraître) [en ligne], consulté le 1er août 2014. URL : https:// www.academia.edu/3171256/Le_christianisme_est-il_un_judaïsme_syncrétique. 140.  Pew R esearch, R eligion & P ublic Life P roject, « A Portrait of Jewish Americans » [en ligne], consulté le 1er août 2014. URL : http://www.pewforum. org/2013/10/01/jewish-american-beliefs-attitudes-culture-survey/. 141.  Consulat général d’I sraël à Montréal , Service consulaire [en ligne], consulté le 1er août 2014. URL : http://embassies.gov.il/montreal-fr/ConsularServices/Pages/Visas.aspx.

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privilégiée aux dépens d’Israélites (Ἰσραηλίτης) ou d’Hébreux (Ἑβραῖοι), mais surtout pourquoi plusieurs chercheurs optent désormais pour celle de « Judéens » aux dépens de « Juifs », il est essentiel de saisir la perspective qui a été adoptée pour aborder ce problème de traduction et de catégories, soit celle d’une comparaison des dénominations utilisées par les insiders et les outsiders 142 . En d’autres termes, les spécialistes ont tenté de comprendre comment les « Juifs » s’auto-désignaient et étaient désignés par l’Autre dans l’Antiquité, à partir de quels critères ces désignations étaient établies et dans quels contextes d’énonciation ils étaient formulés. Pour résumer un dossier tout aussi complexe qui a fait couler beaucoup d’encre au cours des dernières décennies, la dénomination « Israélites » a été utilisée dans l’Antiquité par les « Juifs » comme une auto-désignation qui renvoyait à l’entité politique et territoriale nommée « Israël » et donc à l’ethnicité, celle des douze tribus qui habitaient ce territoire. Le nom « Israël » a aussi désigné le territoire du Nord par rapport au territoire du Sud, celui de Juda. L’appellation « Israël » semble avoir pris par la suite une connotation symbolique ou religieuse et politique, notamment dans la littérature chrétienne, renvoyant à l’antique Israël biblique, et donc au « vrai peuple de Dieu », comme on le constate lors des deux révoltes « juives » lorsque les insurgés utilisèrent, pour frapper leur monnaie, le terme « Israël » pour désigner l’entité politique recrée, délaissant les termes « Ioudiaoi »/« Ioudaia » qui avaient été adoptés par les Hasmonéen 143. De même, le mouvement « juif » de Qumrân n’utilisa jamais les termes « Ioudiaoi »/« Ioudaia » pour s’auto-désigner, mais leur préféra ceux d’« Ἰσραηλίτης »/« Ἰσραήλ », se considérant eux-mêmes comme « l’avant-garde de la restauration eschatologique des douze tribus » de l’Israël biblique, ce que ne pouvaient prétendre l’État judéen et la désignation

142.  Les meilleures présentations de cette approche sont, à notre avis, celle de J. H. Elliott, « Jesus the Israelite Was Neither A “Jew” Nor A “Christian” : On Correcting Misleading Nomenclature », dans Journal fot the Study of the Historical Jesus 5  (2007), p.  119‒154, et celle de P. F. E sler , « Identity Matter : Judean Ethnic Identity In The First Century CE » [en ligne], consulté le 1er août 2014. URL : http://www.bibleinterp.com/opeds/esl368002.shtml. Sur les différentes désignations ethnonymiques, G. H arvey, The True Israel : Uses of the Names Jew, Hebrew and Israel in Ancient Jewish and Early Christian Literature, Leyde-Boston, 1996 ; A. A razy, The appellations of the Jews (Ioudaios, Hebraios, Israel) in the literature from Alexander to Justinian. [Thèse], Graduate School of Arts and Science, New York University, 1977, 2 vol. 143. P.J Tomson, « The Names Israel and Jews in Ancient Judaism and in the New Testament », dans Bijdragen Tijdsschrift voor Filosfie en Theologie 47 (1986), p.  120‒140. Voir également D.  Goodblatt, « From Judeans to Israel : Names of Jewish States in Antiquity », dans Journal for the Study of Judaism 29 (1998), p.  1‒36 ; J.  S. Bergsma, « Qumran Self-Identity : “Israel” or “Judah” ? », dans Dead Sea Discoveries 15  (2008), p.  172‒189.

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Ioudiaoi 144 . En ce qui concerne la dénomination « Hébreux », elle apparaît souvent comme une auto-désignation servant de référent pour désigner une collectivité d’une haute antiquité remontant à Abraham, mais également pour signaler une communauté ancienne, traditionaliste ou conservatrice. Cette appellation semble cependant avoir été utilisée comme auto-désignation par la communauté dans laquelle ont été composées les PseudoClémentines. Dans les textes patristiques, le terme renvoie généralement aux « Juifs » de la période biblique, mais parfois aussi à des « Juifs » de l’époque qui sont distingués des « Hébreux ». Reste alors le terme « Ioudaioi » qui est celui que l’on retrouve le plus souvent employé dans la littérature « juive » et « non-juive » à la fois comme désignation et comme auto-désignation et qui renvoie, dans un contexte culturel et linguistique grecs, à l’ethnicité et à l’entité politique de Judée (Ioudaia). Les sources montrent bien que le terme « Ioudaioi » renvoyait à un ἔθνος, une « ethnicité » ou un « peuple », comparable aux autres ἔθνη et qui ne s’en distinguait que par certains particularismes religieux 145. En aucun cas, cependant, il ne désigne une communauté définie strictement sur la base religieuse comme on tend à le faire de nos jours. Pour tenter de souligner la prépondérance de ces particularismes religieux, certains chercheurs parlent des Ioudaioi comme d’une communauté « ethnico-religieuse 146 », ce qui ne fait aucun sens pour l’Antiquité, car les « religions », ou plutôt les « cultes » pour respecter la terminologie ancienne, n’existent pas comme une entité indépendante et ne trouvent leur expression que dans le cadre de l’ethnicité ou de la cité 147 d’où elles tirent leur origine et dans laquelle elles se pratiquent 148. Toutefois, le terme « Ioudaioi » ne se limite pas aux habitants de la Judée, mais s’étend également à l’ensemble des Ioudaioi qui vivent en Diaspora 149. De même, le terme finit 144. J.S. Bergsma, « Qumran Self-Identity : “Israel” or “Judah” », dans Dead Sea Discoveries 15  (2008), p.  172‒189. 145. M.  L owe , «  Who were the Ioudaioi  ?  », dans Novum Testamentum 18  (1976), p.  101‒130 ; M.  H.  Williams , « The Meaning and Function of Ioudaios in Graeco-Roman Inscriptions », dans Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 116  (1997), p.  249‒262 ; S.  M ason, « Jews, Judaeans, Judaizing, Judaism : Problems of Categorization in Ancient History », dans Journal for the Study of Judaism 38  (2007), p.  457‒512. 146. S. M ason, « Jews, Judaeans, Judaizing, Judaism : Problems of Categorization in Ancient History », dans Journal for the Study of Judaism 38 (2007), p.  457‒512. 147.  Pour une réflexion sur la religion dans la cité, voir J. Scheid, Les dieux, l ’État et l ’individu. Réflexions sur la religion civique à Rome, Paris, 2013. 148.  Par exemple, pour exprimer les différents « types » de culte, les apologètes les associent toujours avec une « ethnicité ». 149.  « Le pays s’appelle aussi Judée et les habitants s’appellent Ἰουδαῖοι. D’où leur vient ce nom ? Je l’ignore ; mais il s’applique aussi à tous ceux qui, parmi les autres hommes, bien que de race différente (ἀλλοεθνεῖς), observent avec zèle leurs

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par recouvrir l’ensemble des individus, qu’ils soient ou non des Ioudaioi d’origine, qui se sont convertis, en d’autres termes ceux qui acceptent et adoptent, en tout ou en partie, la « Ioudaios way of life » 150. Mais cette compréhension n’est pas différente de celle que l’on retrouve dans d’autres contextes, comme ceux qui adoptent la « way of life » grecque, romaine, égyptienne ou barbare. Ainsi, il ne convient pas de considérer, comme le fait S. J. D. Cohen, que le terme « Ioudaioi » est passé d’un sens ethnique à un sens religieux au moment où les conversions se firent plus importantes, car, comme le souligne J. Pasto, cette double traduction est incohérente avec la situation des autres peuples de l’Antiquité pour lesquels il n’existe qu’une traduction possible 151. Mais comment traduire le terme « Ioudaioi » : « Juifs » ou « Judéens » ? Pour une majorité de chercheurs s’inscrivant dans la nouvelle historiographie, il convient de traduire le terme « Ioudaioi » par « Judéens » plutôt que par « Juifs », le premier renvoyant d’abord au sens ethnique et géographique, alors que le second renvoie plutôt au sens religieux 152 . De plus, selon cette même conception, « le terme “Judéen” est idéologiquement moins chargé que le terme “Juif ”, ne renvoyant nullement à l’antisémilois (τὰ νόμιμα αὐτ ῶν) » Dion Cassius, Histoire Romaine, 37,16‒17 (traduction de M.  Simon, 1964, p.  327‒328) cité par M.  Chantal , « Traditions judéennes anciennes et catégories modernes : quand la recherche se moque de la réalité antique », dans Laval théologique et philosophique 70, 3  (2014), p.  449‒458. 150. J. Pasto, « The Origin, Expansion and Impact of the Hasmoneans in Light of Comparative Ethnographic Studies (and Outside of its Nineteenth-Century Context) », dans P. R. Davies – J. M. H alligan (Ed.), Second Temple Studies III. Studies in Politics, Class and Material Culture, Sheffield, 2002, p. 173. 151. J. Pasto, « The Origin, Expansion and Impact of the Hasmoneans in Light of Comparative Ethnographic Studies (and Outside of its Nineteenth-Century Context) », dans P. R. Davies – J. M. H alligan (Ed.), Second Temple Studies. III. Studies in Politics, Class and Material Culture, Sheffield, 2002, p. 177 ; M.  Chantal , « Traditions judéennes anciennes et catégories modernes : quand la recherche se moque de la réalité antique », dans Laval théologique et philosophique 70, 3  (2014), p.  449‒458. 152.  Certains chercheurs tentent de dépasser l’impasse en adoptant une double écriture, avec une majuscule pour désigner les Juifs/Judéens en tant que groupe ethnique et avec une minuscule pour désigner les juifs/judéens en tant que groupe religieux, mais ce procédé n’apparaît guère satisfaisant, car, comme le souligne B. Pouderon, « ces deux aspects sont indissolublement mêlés » et leur « distinction étant la plupart du temps quasiment impossible ». B. Pouderon, « Les “bornes éternelles des Pères” (Pr 22, 28). Réflexions sur le processus d’autodéfinition du christianisme », dans P.-G. Delage (Ed.), Les Pères de l ’Église et les dissidents : dissidence, exclusion et réintégration dans les communautés chrétiennes des six premiers siècles, Royan, 2010, p.  29‒46. Voir également B.  Pouderon, « Le judaïsme tel que perçu dans la littérature patristique, de l’Athénien Aristide à Clément d’Alexandrie », dans C. Clivaz – S. C. M imouni – B. Pouderon (Ed.), Les judaïsmes dans tous leurs états aux IerIIIe siècles. Les Judéens des synagogues, les chrétiens et les rabbins, Turnhout, 2015, p.  297‒324.

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tisme qui lui n’est pas antérieur au XIXe siècle » et apparaît donc comme moins anachronique 153. Cependant, la même enquête rapide réalisée dans la littérature médiévale rédigée en ancien et moyen français montre que cette distinction n’est pas aussi tranchée, car le terme « Juifs » renvoie soit au peuple, soit aux adeptes de la « religion juive », illustrant encore une fois que la distinction entre ethnicité et religion fut longue à s’imposer, si elle ne l’a jamais véritablement été. Toutefois, une chose est certaine, il ne convient pas de considérer que le terme « Ioudaioi » renvoie strictement à une communauté religieuse, faussant ainsi le regard que l’on porte sur le passé, mais d’abord et avant tout à une communauté ethnique qui, comme les autres ethnicités anciennes, possède ses cultes et ses pratiques religieuses et sociales particulières. De plus, il faut faire attention à l’usage du terme « Ioudaioi » dans les textes anciens, car il peut renvoyer, parfois à l’intérieur d’une même œuvre comme c’est le cas chez Flavius Josèphe, à des sens multiples : parfois à l’ethnicité « judéenne » dans son ensemble, parfois aux habitants de la Judée, parfois aux habitants du royaume de Juda par opposition au royaume d’Israël et d’autres fois aux descendants de Juda ou aux membres de cette tribu 154 . Ainsi, traduire unilatéralement Ioudaioi par « Judéens » contribue à faire perdre ces subtilités de langage qui méritent une attention plus minutieuse. C’est en portant attention à ces subtilités de langage que D. Boyarin en arrive d’ailleurs à la conclusion que dans l’Évangile de Jean, le terme « Ioudaioi » est employé dans un conflit interne au « judaïsme », et non un conflit antijudaïque, entre deux catégories de « Juifs » : ceux qui croient que Jésus est le Messie et qui se désignent comme « Israélites » et ceux qui ne croient pas que Jésus est le Messie et qui se désignent comme « Judéens », une distinction entre les deux termes qui s’est polarisée, selon lui, au retour de l’Exil, entre ceux qui furent exilés et ceux qui sont demeurés en terre d’Israël 155. Dans une conversation privée que nous avons eue avec D. Boyarin, ce dernier nous 153. S. C. M imouni, « Les frères jumeaux (christianisme et judaïsme) ou les frères triplets (christianisme, judaïsme et rabbinisme)  ? Nouvelles perspectives sur une éternelle question », dans le présent volume. Voir également, S. Morlet, « L’antijudaïsme chrétien au IVe siècle. À propos de quelques idées reçues », dans M.‑F.  Baslez (Ed.), Chrétiens persécuteurs. Destructions, exclusions, violences religieuses au IVe siècle, Paris, 2014, p.  163‒188. 154.  S. U. Lim a montré, dans un article récent, comment Flavius Josèphe avait construit l’identité samaritaine et juive/judéenne à travers un discours dynamique d’inclusion et d’exclusion en prenant appui sur diverses dimensions (ethnique, géographique, politique, religieuse, etc.). S. U. Lim, « Josephus Constructs the Samari(t) ans : A Strategic Construction of Judean/Jewish Identity Through the Rhetoric of Inclusion and Exclusion », dans Journal of The Theological Studies 64 (2013), p.  404‒431. 155. D. Boyarin, « The Ioudaioi in John and the Prehistory of “Judaism” », dans J. C. A nderson – P. Sellew – C. Setzer (Ed.), Pauline Conversations in Context. Essays in Honor of Calvin J. Roetzel, Sheffield, 2002, p.  216‒239.

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confia que la meilleure manière de traduire le terme « Ioudaioi » était peut-être tout simplement de ne pas le traduire, mais, selon nous, le problème ne se réduit pas à une simple question de traduction, comme on le rappelle trop souvent, mais concerne plus la conception que nous avons de ce terme et plus largement des groupes et communautés dans l’Antiquité. IV. L a

qu e s t ion du

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Ways  :

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Ce rapide survol historiographique sur la question du Parting of the Ways, qui aurait mérité bien des nuances pour permettre de comprendre l’étendu et la complexité du débat, montre cependant que les débats sont actuellement polarisés en deux positions irréconciliables qui adoptent non seulement des paradigmes et des métaphores différents pour exprimer la « séparation » entre le « christianisme » et le « judaïsme », mais également des arguments de preuve, des terminologies et des catégories divergentes qui les orientent vers des perceptions du passé totalement opposées l’une de l’autre. Ainsi, comme le mentionne A. Reinhart, « ce n’est ni en se focalisant uniquement sur des systèmes religieux, ni en mettant l’emphase uniquement sur des contacts sociaux que cela nous aidera lorsque viendra le temps d’interpréter des textes spécifiques et de tenter de déterminer cette réalité historique qui doit les souligner 156. » De même, soulignent A. Y. Reed et A. H. Becker, « il est peut-être moins profitable de débattre du moment exact de la partition que de la question de notre adhérence à un modèle qui promeut de rechercher un seul “tournant” qui aurait conduit à un changement global pour toutes les variétés de judaïsme et de christianisme, dans toutes les communautés et tous les lieux 157 ». Le travail de l’historien n’est d’ailleurs pas d’adhérer à un système, quel qu’il soit, mais de constamment le remettre en question. Ainsi, comme le rappelle F. Vouga, « toute présentation d’ensemble de l’histoire des rapports entre le christianisme primitif et la Synagogue et sur leur séparation suppose une généralisation illégitime des informations extrêmement maigres

156. A. R einhartz , « A Fork in the Road or a Multi-Lane Highway ? New Perspectives on the “Parting of the Ways” Between Judaism and Christianity », dans I. H. H enderson – G. S. Oegema (Ed.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity. Presented to James H. Charlesworth on the occasion of his 65th birthday, Gütersloh, 2006, p. 291. 157.  A. Y. R eed – A. H. Becker , « Introduction. Traditional Models and New Directions », dans A. H. Becker -A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p.  65‒85 ; S.  M ason, « Jews, Judaeans, Judaizing, Judaism : Problems of Categorization in Ancient History », dans Journal for the Study of Judaism 38 (2007), p. 23.

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dont nous disposons 158 ». Ce qui montre bien, comme le disait P. Veyne, que « la connaissance historique est taillée sur le patron de documents mutilés 159 ». Poser la question de la « croisée des chemins » dépend alors des évidences que les historiens prennent ou non en considération 160, mais également des terminologies et des catégories utilisées pour aborder ce phénomène historiquement complexe. Cependant, il convient malgré tout de replacer le débat dans la réalité antique où les « identités » étaient définies par l’appartenance soit à une cité, soit à une ethnicité, et que c’est à ces niveaux que les « religions » trouvaient leurs expressions et se pratiquaient. Par conséquent, poser la question du Parting of the Ways n’est pas se poser la question de comment deux « religions » se sont distinguées puis séparées, mais plutôt celle du processus par lequel un mouvement qui prit naissance à l’intérieur d’une ethnicité retirer et vint à se distinguer et à se différencier de son milieu d’origine pour s’élever au rang de « religion », une catégorie nouvelle qui n’existait pas en soit, c’est-à-dire de manière distincte, dans l’Antiquité avant que les Chrétiens ne l’élaborent, puis ne l’imposent comme nouvelle forme d’adhérence et d’appartenance. Par ailleurs, il n’est pas essentiel de regarder le problème du Parting of the Ways de manière équivalente pour les deux groupes ou communautés concernés par ce conflit. En effet, si les « Chrétiens » et le « christianisme » se cherchent une « identité » qu’ils tentent d’établir de manière à se distinguer et à se différencier du « judaïsme », les « Juifs/Judéens » et le « judaïsme » ont, pour leur part, déjà leur « identité » qu’ils n’ont eu que partiellement besoin de redéfinir. Finalement, il convient peut-être de cesser d’aborder les phénomènes humains, qui sont éminemment complexes, par des catégories trop fermées, voire dogmatisantes, pour le faire à partir de catégories plus ouvertes et plus fluides. Une telle tentative a été avancée, d’abord par J. Z. Smith 161, puis par M. L. Satlow 162 . Ceux-ci ont tenté, en s’opposant aux conceptions 158. F. Vouga, Les premiers pas du christianisme. Les écrits, les acteurs, les débats, Genève, 1997, p. 149. 159. P. Veyne , Comment on écrit l ’histoire : suivi de Foucault révolutionne l ’histoire, Paris, 1979, p. 26. 160. P. Fredriksen, « What “Parting of the Ways” ? Jews, Gentiles, and the Ancient Mediterranean City », dans A. H. Becker – A. Y. R eed (Ed.), The Way that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p. 61. 161.  J. Z. Smith, « Religion, Religions, Religious », dans M. C. Taylor (Ed.), Critical Terms for Religious Studies, Chicago/Illinois, 1998, p.  269‒284. Voir également M. L. Satlow, « Defining Judaism : Accounting for “Religions” in the Study of Religion », dans Journal of the American Academy of Religion 74 (2006), p.  837‒860. 162. M. L. Satlow, « Defining Judaism : Accounting for “Religions” in the Study of Religion », dans Journal of the American Academy of Religion 74 (2006), p.  837‒860.

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essentialistes et aux définitions monothetic des religions, d’aborder les phénomènes religieux à partir d’une conception polythetic, c’est-à-dire un modèle de catégories plus ouvertes qui permettrait de prendre en considération, non pas l’essence ou une définition trop rigide d’une religion afin de classifier de manière claire les mouvements à l’intérieur de l’une ou l’autre religion, mais plutôt une définition qui prendrait en considération la diversité des mouvements à l’intérieur d’une religion à partir d’une « carte » de caractéristiques qui sont partagées, partiellement ou en totalité, par les membres d’un groupe 163. Pour M. L. Satlow, l’approche polythetic de J. Z. Smith « is an analytical model that helps to account for a diverse group of religious communities that each sees itself as constituting a single Israel 164 . » Cependant, il convient d’abord et avant tout de s’intéresser à la manière dont les différentes communautés s’auto-définissent et définissent l’Autre, se perçoivent et se représentent, de même qu’à la manière dont elles interagissent entre elles, car c’est à partir de leurs définitions et de leurs interactions, qui résistent plus souvent qu’à leur tour à nos définitions et à nos critères modernes, que l’on doit véritablement travailler. En terminant, mentionnons, à titre d’exemple, les Juifs messianiques contemporains qui résistent à toute forme de classification trop rigide : Généralement baptisés, ils ne se considèrent pas comme “chrétiens” et refusent les connotations identitaires et historiques de ce terme, à savoir un lien institutionnel avec des Églises longtemps judéophobes. Ils ne veulent pas non plus être appelés “convertis”, notion impliquant une sorte d’apostasie du judaïsme. Se disant “tout à fait juifs”, ils affirment au contraire leur appartenance et leur fidélité au peuple d’Israël. “Croyants en Yeshoua Maschia ben David” comme ils se définissent eux-mêmes, ils se disent donc “messianiques” 165.

Comment devons-nous alors classer les membres de cette communauté qui appartiennent à la fois au christianisme dans ses croyances et : dans ses croyances et au judaïsme dans son appartenance ? L’enquête du PEW (2013) montre que 60 % des Juifs américains considèrent qu’on ne peut être Juif si l’on croit en Jésus, alors que 34 % considèrent qu’il est pos163.  « This “polythetic” model accounts for a wide diversity of actual religious manifestations while at the same time requiring the development of the basic map of characteristics that underlie a single “religion”. “We need to map the variety of Judaisms, each of which appears as a shifting cluster of characteristics which vary over time” (Smith 1982 : 18). » M. L. Satlow, « Defining Judaism : Accounting for “Religions” in the Study of Religion », dans Journal of the American Academy of Religion 74 (2006), p. 845. 164. M. L. Satlow, « Defining Judaism : Accounting for “Religions” in the Study of Religion », dans Journal of the American Academy of Religion 74 (2006), p. 846. 165. R. Collu, « Ces Juifs qui prient le Christ », dans Le monde des religions 22 (2014), p. 17.

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sible d’être à la fois Juif et de croire en Jésus. Cette compréhension devait également être celle de nombreuses communautés « juives » et « chrétiennes » dans l’Antiquité. Par conséquent, aborder la question du Parting of the Ways de manière unilatérale et globale facilite certes le travail de l’historien, mais ne correspond en rien aux réalités que nous tentons d’étudier et qui surtout ne fonctionnent pas sur un modèle binaire permettant de catégoriser aussi facilement, à partir d’un nombre restreint d’éléments, les communautés dans un groupe ou dans un autre. N’oublions pas, finalement, que « quand des systèmes religieux se rompent, ce ne sont pas seulement, ou même primairement, les idées et les croyances qui sont déchirées en morceaux, mais, plus directement, les gens et les communautés 166 ». Bibliographie G.  A lberigo, « Le christianisme un et pluriel. L’Église et les Églises : les grandes étapes de l’éloignement et du rapprochement », dans J.‑M. M ayer – L. Pietri – A. Le Boulluec (Ed.), Histoire du christianisme (des origines à nos jours). Tome I. Le nouveau peuple (des origines à 250), Paris, 2000, p.  203‒227. J.-N.  A letti, « “Quelles biographies de Jésus pour aujourd’hui ?” Difficultés et propositions », dans Recherches de Science Religieuse 97 (2009), p.  397‒413. P. S. A lexander , « “The Parting of the Ways” from the Perspective of Rabbinic Judaism », dans J. D. G. Dunn (Ed.), Jews and Christians. The Parting of the Ways, A.D. 70 to 135, Tübingen, 1992, p.  1‒25. Y. A mir , « The Term Ioudaismos : A Study in Jewish-Hellenistic Self-Identification », dans Immanuel 14  (1982), p.  34‒41. P.  A ndrist, « Polémique religieuse et dialogue adversus Iudaeos au service de la catéchèse, l’exemple de Cyrille de Jérusalem », dans S. Morlet – O.  Munnich – B.  Pouderon (Ed.), Les dialogues adversus Iudaeos. Permanences et mutations d’une tradition polémique, Paris, 2013, p. 199‒223. A. A razy, The appellations of the Jews (Ioudaios, Hebraios, Israel) in the literature from Alexander to Justinian. [Thèse], Graduate School of Arts and Science, New York University, 1977, 2 vol. R. Bauckham, « The Parting of the Ways : What Happened and Why », dans Studia Theologica – Nordic Journal of Theology 47  (1993), p.  141‒142.

166. A. R einhartz , « A Fork in the Road or a Multi-Lane Highway ? New Perspectives on the “Parting of the Ways” Between Judaism and Christianity », dans I. H. H enderson – G. S. Oegema (Ed.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other Greco-Roman Religions in Antiquity. Presented to James H. Charlesworth on the occasion of his 65th birthday, Gütersloh, 2006, p. 286.

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JUDAÏSME SYNAGOGAL ET CHRISTIANISME José Costa Université de Paris 3

Abstract In a book published in 2012, S. C. Mimouni suggested a new model on Judaism after 70 c.e ., defining two movements, the rabbinic and the Christian and a third component, which this scholar chose to call synagogal Judaism. The present article deals with the relationship between Christianity and synagogal Judaism. Concerning some beliefs, Christianity is closer to synagogal Judaism than rabbinic Judaism. This proximity explains why several rabbinic texts, usually read in connection with Christianity, may be also and sometimes preferably related to synagogal Judaism. Throughout all the periods of its ancient history (New Testament -Church Fathers – The Christian Roman empire), Christianity is confronted with synagogal Judaism and not only with the Pharisees-rabbis of the traditional historiographic narrative. With this new parameter, this history become fully understandable. Résumé Dans un livre publié en 2012, S. C. Mimouni a proposé un nouveau modèle sur le judaïsme d’après 70, qui prend en compte deux mouvements, celui des rabbins et celui des chrétiens et une troisième composante que ce chercheur a choisi d’appeler « judaïsme synagogal ». Le présent article est consacré aux rapports entre le christianisme et le judaïsme synagogal. Sur certaines croyances, le christianisme est plus proche du judaïsme synagogal que du judaïsme rabbinique. Cette proximité suggère que certains textes rabbiniques, lus habituellement en lien avec le christianisme, concernent peut-être aussi et parfois préférentiellement le judaïsme synagogal. À toutes les époques de son histoire ancienne, celles du Nouveau Testament, des Pères de l’Église et de l’empire romain devenu chrétien, le christianisme est confronté au judaïsme synagogal et pas uniquement aux pharisiens-rabbins du scénario historiographique traditionnel. Avec ce nouveau paramètre, cette histoire devient pleinement intelligible.

Un ouvrage récent de Simon Claude Mimouni propose un nouveau modèle sur le judaïsme d’après 70, qui prend en compte deux mouvements, celui des rabbins et celui des chrétiens et une troisième composante Judaïsme et Christianisme chez les Pères de l’Église, éd. par Marie-Anne Vannier (JAOC 8), Turnhout 2015, p. 107-145. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.110701 ©

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que l’auteur a choisi d’appeler « judaïsme synagogal » 1. Ce dernier est caractérisé d’une double manière : négative, puisqu’il n’est ni rabbinique, ni chrétien et positive, puisqu’il est formé par l’immense majorité des Juifs de Palestine. Ce judaïsme trouve sa base matérielle et son terrain d’expression dans les synagogues, car à l’époque considérée, la synagogue n’est pas dirigée ou contrôlée par les rabbins : « Aucune synagogue palestinienne de l’Antiquité tardive n’est construite selon les normes rabbiniques et même l’interdiction des images n’a jamais été respectée 2 ». Contrairement au judaïsme rabbinique, plutôt fermé au monde gréco-romain, le judaïsme synagogal semble bien intégré en son sein, comme en témoignent les exemples de Juifs (S. C. Mimouni préfère parler de « Judéens ») qui exercent les fonctions d’agoranomoi et de bouleutes. Les prêtres y occupent une place dominante. Les Juifs synagogaux peuvent être de langue grecque ou de langue araméenne. Certains écrits apocalyptiques proviendraient du judaïsme synagogal, qui est à la fois mystique et messianique. Longtemps dominant, le judaïsme synagogal, qui à bien des égards était le judaïsme institutionnel de l’époque, c’est-à-dire le culte reconnu par les Romains, a été progressivement affaibli par les mouvements rabbinique et chrétien qui ont fini par le supplanter tout en le récupérant en partie 3. L’historiographie traditionnelle est centrée sur les relations entre le rabbinisme et le christianisme. Même l’ouvrage de D. Boyarin, La partition du judaïsme et du christianisme, n’échappe pas complètement à la primauté de ce couple. S. C. Mimouni veut mettre au contraire le projecteur sur le troisième protagoniste, souvent négligé voire oublié, qu’est le judaïsme synagogal, ce qui suppose notamment de s’interroger sur les relations qu’il entretient avec le rabbinisme et le christianisme. Nous avons déjà abordé les rapports entre le judaïsme synagogal et le rabbinisme dans plusieurs de nos travaux 4 . Nous souhaitons consacrer la présente étude à l’autre volet de la question, celui des rapports entre le judaïsme synagogal et le christianisme. 1.  S. C. M imouni, Le judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, 2012, p.  475‒505 (chapitre  X) et p.  529‒566 (chapitre  XII). Nous remercions l’auteur de nous avoir communiqué la version remaniée de ces chapitres prévus pour la seconde édition de l’ouvrage. S. C. Mimouni préfère actuellement employer l’expression « judaïsme sacerdotal et synagogal ». 2.  S. C. M imouni, Le judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, 2012, p. 557. 3.  S. C. M imouni, Le judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, 2012, p.  476‒479,  500‒501 et 553‒563. « Le judaïsme synagogal […] est le culte officiel reconnu et protégé par les autorités romaines » (p.  554‒555 remaniées). 4.  Voir notre article le plus complet sur la question : J. Costa, « Qu’est-ce que le “judaïsme synagogal” ? », dans Judaïsme ancien/Ancient Judaism 3 (2015), p. 63‒218.

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Il va de soi que pour traiter cette question, les sources chrétiennes sont primordiales. Elles consistent principalement dans le Nouveau Testament et la littérature patristique. On peut y inclure aussi la législation des empereurs chrétiens. Les sources rabbiniques ne doivent pas être négligées pour autant. Même si elles parlent surtout des rabbins et de leurs préoccupations, elles peuvent également évoquer les Juifs synagogaux et les (Juifs) chrétiens, qu’elles ne distinguent pas toujours clairement. Certaines sources sont enfin susceptibles de provenir directement du judaïsme synagogal postérieur à 70 : une part importante des inscriptions juives, des apocalypses transmises par les chrétiens (comme IV Esdras et II Baruch), les Targumim et la littérature des Hekhalot transmis par les rabbins. Des traditions isolées ou des blocs de traditions, présents dans les corpus rabbinique et chrétien, peuvent également relever de ce judaïsme 5. L’un des premiers chercheurs à avoir proposé l’hypothèse d’un judaïsme synagogal est E. Goodenough, même s’il n’employait pas l’expression « judaïsme synagogal » mais celle de « judaïsme hellénisé ». Avec cette hypothèse, E. Goodenough cherchait surtout à expliquer l’expansion rapide du christianisme 6. S. C. Mimouni a des motivations semblables : Quand le mouvement, formé autour de la mémoire de Jésus, s’est étendu des communautés judéennes de Palestine aux communautés judéennes de Diaspora, ce sont précisément ces Grecs d’origine gravitant autour des synagogues (sympathisants et prosélytes), qui ont été les plus intéressés par la prédication de ses missionnaires. De ce fait, les premières communautés chrétiennes se sont développées dans le cadre du judaïsme et de son institution synagogale… Il est possible que tous les courants de pensée du monde judéen n’aient pas été prosélytes, mais il est certain que le judaïsme synagogal l’a été, de même évidemment que le mouvement chrétien. La question du prosélytisme judéen dans l’Antiquité […] préoccupe, on le constate, les chercheurs. La raison principale en est le désir d’expliquer l’explosion de l’activité missionnaire chrétienne 7.

L’hypothèse du judaïsme synagogal et la question des origines du christianisme sont donc étroitement liées. Contrairement à E. Goodenough, S. C. Mimouni ne réduit pas le judaïsme synagogal à sa composante helléniste, il prend aussi en compte une deuxième composante, de langue ara5.  S. C. M imouni, Le judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, 2012, chapitre XII, I, C. Les sources du judaïsme synagogal (version remaniée) et J. Costa, « Qu’est-ce que le “judaïsme synagogal” ? », dans Judaïsme ancien/Ancient Judaism 3  (2015), p.  147‒153. 6.  E. R. Goodenough, Jewish Symbols in the Greco-Roman Period, edited and abridged by J. Neusner , Princeton/New Jersey, 1992, p.  3‒5. 7.  S. C. M imouni, Le judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, 2012, p. 615 et 632.

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méenne. Il est probable qu’il s’est inspiré du couple des Hellénistes et des Hébreux dans le chapitre 6 des Actes des apôtres. Concernant ce point, le judaïsme synagogal aurait été conçu sur le modèle de la communauté chrétienne de Jérusalem. Dans la suite de notre exposé, nous souhaitons reprendre deux questions plus ou moins classiques sous un nouvel éclairage. La première question est celle du rapport entre le judaïsme et le christianisme, qui ne se réduit pas à celle du rapport entre les rabbins et les chrétiens. La catégorie « judaïsme » doit aussi intégrer les Juifs synagogaux. La deuxième question est celle des rapports entre les chrétiens et la synagogue, en partant du principe que les synagogues ne se confondent pas avec le judaïsme rabbinique. I. A spects

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A. Ressemblances sur le plan des croyances Quand on s’intéresse aux croyances, le binitarisme est un premier point commun entre le christianisme et le judaïsme synagogal. Par binitarisme, il faut comprendre la croyance en deux principes divins complémentaires. Le couple formé par Dieu et le logos dans le Prologue johannique du Verbe en est un bon exemple. Selon L. Hurtado, le premier christianisme, qui voue un culte à Jésus, est clairement binitaire 8. D. Boyarin a montré combien le binitarisme est répandu chez les Juifs, avant comme après 70, sous une forme messianique ou non-messianique 9. Il établit un lien étroit entre le binitarisme et un judaïsme non rabbinique ou pararabbinique, qui pourrait être qualifié de « judaïsme synagogal ». La théologie du logos, propre au binitarisme, est essentielle dans le judaïsme « pré et pararabbinique » 10. Le logos de Philon et le memra du Targum sont deux modalités semblables du Verbe dans le « judaïsme non-rabbinique » 11. Or, le Targum provient des synagogues et non de la maison d’étude et les synagogues ne sont pas sous le contrôle des rabbins. Ces traductions synagogales sont pararabbiniques, c’est-à-dire « parallèles en temps et en lieu aux pratiques des

8.  L. W. Hurtado, One God, One Lord, Early Christian Devotion and Ancient Jewish Monotheism, Edimbourg, 1998. 9. D.  Boyarin, La partition du judaïsme et du christianisme, Paris, 2011, p.  171‒272 et Le Christ juif. À la recherche des origines, Paris, 2013, p.  37‒122. 10. D. Boyarin, La partition du judaïsme et du christianisme, Paris, 2011, p.  211‒237. 11. D. Boyarin, La partition du judaïsme et du christianisme, Paris, 2011, p.  212‒225.

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rabbins » 12 . La Mishna stigmatise implicitement des formules de prière binitaires. Les deux Talmudim sont plus clairs dans leur commentaire : ces formules relèvent de la croyance en deux pouvoirs dans les cieux. Ces pratiques liturgiques sont celles des « synagogues au sein desquelles les targums palestiniens, avec leur théologie du memra, étaient répandus » 13. Les prières binitaires auraient donc été courantes dans les synagogues. Le binitarisme peut identifier la deuxième divinité à un ange, par exemple l’ange Métatron : or, certains chercheurs ont proposé d’identifier le dieu Hélios représenté sur des mosaïques synagogales avec Métatron 14 . Des sources de provenance diverse permettent même d’élargir la perspective et de parler d’un culte juif des anges, peut-être à l’arrière-plan de l’affirmation talmudique : « Les anges ne comprennent pas l’araméen 15. » Même si des conceptions binitaires sont présentes dans le corpus rabbinique et attribuées à des figures marquantes du mouvement rabbinique, comme Rabbi ‘Aqiba, elles ont été l’objet d’un processus de marginalisation et d’exclusion, nécessaire à la constitution de l’identité juive telle que la concevaient les rabbins. Ce processus n’a jamais été pleinement couronné de succès 16. Les matériaux binitaires du Talmud Babli (Talmud de Babylone), notamment ceux relatifs à Métatron, ont fait l’objet d’appréciations divergentes de la part de P. Schäfer et D. Boyarin. Le premier insiste sur leur nouveauté par rapport aux sources palestiniennes antérieures et les interprète en lien avec l’arrière-plan chrétien 17. Le deuxième les comprend dans la continuité d’un phénomène de longue durée, déjà attesté dans la

12. D. Boyarin, La partition du judaïsme et du christianisme, Paris, 2011, p.  218‒220 et la longue note 2. 13. M Megilla 4, 9 et D. Boyarin, La partition du judaïsme et du christianisme, Paris, 2011, p.  230‒232. D.  Boyarin renvoie également à TB  Sanhedrin 38b, où un min « soutient fortement le culte de l’ange Métatron » (La partition du judaïsme et du christianisme, Paris, 2011, p. 229). 14. Voir J. Magness , « Heaven on Earth : Helios and the Zodiac Cycle in Ancient Palestinian Synagogues », dans Dumbarton Oaks Papers 59 (2005), p. 8 et 30 et (pour les prolongements médiévaux) M. Idel , Ben : Sonship and Jewish Mysticism, Londres-New York, 2007, p.  645‒670. 15. Voir P. Crone , « The Religion of the Qur’ānic Pagans : God and the Lesser Deities », dans Arabica 57  (2010), p.  192‒200 et J.  Yahalom, « Angels Do Not Understand Aramaic : On the Literary Use of Jewish Palestinian Aramaic in Late Antiquity », dans Journal of Jewish Studies 57  (1996), p.  33‒44. Selon D. Hamidović, ce culte remonterait à l’époque du Second Temple : « Du culte des anges aux développements liturgiques du Shema (ital.) dans le judaïsme ancien », dans Judaïsme ancien/Ancient Judaism 2 (2014), p. 135‒156. 16.  D. Boyarin, « Is Metatron a Converted Christian ? », dans Judaïsme ancien/ Ancient Judaism 1 (2013), p. 14, n. 1. 17.  P. Schäfer , The Jewish Jesus. How Judaism and Christianity Shaped Each Other, Princeton/New Jersey, 2012, p. 103-149.

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littérature apocalyptique juive et dans celle des tanna’im, que l’on pourrait appeler le binitarisme du trône, associé au verset de Dn 7, 13 18. Un motif particulier relève selon nous de la problématique du binitarisme, celui de Dieu qui ordonne aux anges de se prosterner devant Adam. Ce motif est attesté dans la version latine et slave de la Vie d’Adam et Eve ainsi que dans d’autres sources (le Ginza mandéen, la Caverne des trésors et le Coran) 19. La littérature rabbinique ancienne ignore totalement le motif et soutient même l’inverse : Adam aurait refusé d’être adoré comme une divinité 20. Le premier écrit rabbinique à parler de la prosternation des anges devant Adam est un Midrash très tardif, datant du Moyen Âge, Bereshit Rabbati 21. Selon J.-D. Kaestli, le motif de la prosternation des anges est d’origine chrétienne et le Midrash ne l’a adopté qu’à une date tardive à partir des sources chrétiennes 22 . Même s’il ne manque pas d’arguments, ce scénario n’est pas pleinement convaincant et une autre interprétation est possible. Si l’ordre divin de se prosterner devant Adam n’est guère attesté dans la littérature rabbinique ancienne, il n’est pas non plus très fréquent dans la littérature chrétienne. La Caverne des trésors est certes un recueil chrétien, mais issu d’un christianisme syriaque fortement nourri de traditions juives. Quant à la Vie d’Adam et Eve, sa provenance chrétienne ne va pas nécessairement de soi. Le milieu d’origine et la datation de la Vie grecque d’Adam et Eve ont fait l’objet de nombreuses discussions que M. Díaz Araujo a regroupées en trois thèses : celle d’une origine juive de l’ouvrage, celle d’une origine chrétienne et une position « prudente » qui ne tranche pas entre ces deux options 23. Il est manifestement difficile de classer la Vie grecque d’Adam et 18.  D. Boyarin, « Is Metatron a Converted Christian ? », dans Judaïsme ancien/ Ancient Judaism 1  (2013), p.  13‒62. 19.  Vie latine d ’Adam et Eve, 12,  1‒16,  4 ; Vie slave d ’Adam, éd. Jagić , p. 47 ; Ginza Rabba, trad. Lidzbarski, partie droite, p. 16 ; Caverne des trésors, éd. B ezold, p. 16 ; Coran, 2, 34. L’absence du motif dans la Vie grecque d ’Adam et Eve n’est que pas totale, car un passage de cet ouvrage (16, 3) y fait allusion. Le motif luimême suscitait la méfiance voire le rejet dans l’Église byzantine, ce qui explique­ rait sa disparition presque complète de la version grecque de la Vie d ’Adam et Eve. (voir P. Pettorelli, « Essai sur la structure primitive de la Vie d’Adam et Eve », dans Apocrypha 14 [2003], p.  237‒256). Nous remercions vivement Magdalena Díaz Araujo pour les indications qu’elle nous a fournies à ce sujet. 20.  Bereshit Rabba 8, 10 ; Pirqe de-rabbi Eli‘ezer 11 ; Qohelet Rabba 6, 10 ; Midrash Tanḥuma Pequde, 3 ; Otiyyot de-rabbi ‘Aqiba, recension B, éd. Wertheimer , p. 116. 21.  Bereshit Rabbati, éd. A lbeck , p. 24. 22. J.-D. K aestli, « Le mythe de la chute de Satan et la question du milieu d’origine de la Vie d ’Adam et Eve », dans D. H. Warren – A. Graham Brock – D. W. Pao (Ed.), Early Christian Voices in Texts, Traditions and Symbols. Essays in Honour of François Bovon, Boston-Leyde, 2003, p.  341‒354. 23.  M. Díaz A raujo, La représentation de la femme et l ’invention de la notion du « péché de la chair » d ’après la Vie grecque d ’Adam et Eve (doctorat de l’université de Paris 4, 2012), p.  21‒116.

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Eve, si l’on dispose uniquement d’une catégorisation binaire : soit judaïsme, soit christianisme, comme l’ont bien compris les chercheurs du courant « prudent ». Cette difficulté peut relever de la porosité qui a longtemps caractérisé les frontières entre judaïsme et christianisme, comme l’a montré D. Boyarin 24 : le livre proviendrait du judaïsme chrétien ou d’un christianisme judaïsant. Elle suggère peut-être aussi qu’il existe un troisième protagoniste, qui n’est ni rabbinique, ni chrétien et dont proviendrait la Vie grecque d’Adam et Eve. Ce judaïsme, proche par ses préoccupations du christianisme, aurait été récupéré aisément par ce dernier dans un deuxième temps. On peut raisonner de même pour le motif de la prosternation des anges devant Adam : il ne proviendrait ni des rabbins ni des chrétiens mais d’un judaïsme binitaire non-chrétien, qui pourrait être le judaïsme synagogal. En effet, si Dieu demande aux anges de se prosterner devant Adam, c’est qu’il le considère comme un deuxième dieu. Ce motif juif synagogal se retrouve aussi dans des sources gnostiques ou chrétiennes perméables aux influences juives (le Ginza mandéen, la Caverne des trésors). Les rabbins de l’Antiquité connaissent ce motif et, conformément à leur attitude la plus fréquente à l’égard du binitarisme, ils le rejettent vigoureusement. Le Coran aurait eu connaissance du motif par le christianisme syriaque ou directement par un judaïsme arabique, ni rabbinique, ni chrétien. L’introduction du motif dans le Midrash tardif s’inscrit dans un cadre plus général : celui du retour de traditions juives apocalyptiques ou pseudépigraphiques à l’intérieur du corpus rabbinique. Les mécanismes exacts de ce retour restent discutés : les rabbins ont-ils utilisé des sources chrétiennes ou des sources juives non rabbiniques qui avaient continué à circuler de manière souterraine dans le monde rabbinique 25 ? Il est probable que ces traditions ont été véhiculées pendant longtemps par les Juifs synagogaux et qu’elles sont pour une bonne part d’origine synagogale. Selon E. Goodenough, le judaïsme hellénisé valorisait une interprétation mystique de la lumière. Il développe notamment cette thèse dans son livre consacré à Philon, By Light Light 26. Toujours selon Goodenough, on retrouve des préoccupations semblables dans le christianisme johannique 27. Un article de W. Smelik est venu compléter les travaux de Goodenough 24.  D. Boyarin, Dying for God. Martyrdom and the Making of Christianity and Judaism, Stanford/Californie, 1999 et La partition du judaïsme et du christianisme, Paris, 2011. 25. Voir P. S. A lexander , « The King Messiah in Rabbinic Judaism », dans J. Day (Ed.), King and Messiah in Israel and the Ancient Near East. Proceedings of the Oxford Old Testament Seminar, Sheffield, 1998, p.  461‒465. 26.  E. R. Goodenough, By Light, Light. The Mystic Gospel of Hellenistic Judaism, New Haven/Connecticut, 1935. 27.  E. R. Goodenough, Jewish Symbols in the Greco-Roman Period, edited and abridged by J. Neusner , Princeton/New Jersey, 1992, p.  160‒161.

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sur un point précis : la transformation eschatologique du juste en lumière 28. Cette transformation, bien attestée dans les sources juives de l’époque du Second Temple et dans le Targum, fait l’objet de vives réserves dans les sources rabbiniques. L’Adam lumineux n’a pas chez les rabbins la place qu’il occupe chez les gnostiques et les Mandéens 29. Même la Shekhina rabbinique est loin d’être conçue systématiquement comme une entité lumineuse 30. L’idée que la faute d’Adam a entraîné une double corruption pour ses descendants, celle de la mortalité et de la tendance au péché, est attestée dans le judaïsme avant de devenir centrale dans la théologie chrétienne sous le nom de « péché originel ». On la trouve au Ier siècle chez Paul mais aussi dans certaines apocalypses 31. Les rabbins la rejettent avec vigueur, à l’exception de quelques traditions. L’une d’entre elles, formulée en hébreu, emploie cependant un terme araméen, zohama, dont les amora’im semblent ne pas connaître le sens précis et qui exprimerait la corruption consécutive à la faute. Il en est de même dans l’expression « conseil du serpent » (‘eṭyo shel naḥash), où le terme araméen ‘eṭya reçoit une flexion et un complément du nom hébraïques 32 . Selon I. Lévi, il s’agit à chaque fois d’un terme technique, préservé dans sa langue d’origine parce que « consacré par l’usage et réservé spécialement au péché originel ». Sa conclusion est essentielle pour notre enquête : « Ces épaves d’une théologie disparue sont peut-être les derniers vestiges d’une époque ou d’un cercle où l’araméen – et non l’hébreu – était la langue scolastique 33. » Tout porte à croire que la croyance dans le péché originel n’était pas étrangère au judaïsme synagogal, celui de langue grecque (comme le suggère son usage chez Paul) et celui de langue araméenne (comme le montrent les apocalypses citées et surtout les fragments rabbiniques commentés par I. Lévi). Chez les rabbins, la résurrection est majoritairement conçue comme un retour du corps à l’identique, y compris avec ses infirmités. Tous les rab28.  W. F. Smelik , « On Mystical Transformation of the Righteous into Light in Judaism », dans Journal for the Study of Judaism 26  (1995), p.  122‒144. 29. Voir N. Deutsch, The Gnostic Imagination. Gnosticism, Mandaeism and Merkabah Mysticism, Leyde, 1995, p.  79,  86,  94‒97 et A.  Goshen Gottstein, « The Body as Image of God in Rabbinic Literature », dans Harvard Theological Review 87  (1994), p.  178‒183. 30. Voir notre article « La Shekhina et le motif de la lumière : une mystique juive non rabbinique ? », dans S. C. Mimouni – M. Scopello (Ed.), La mystique théorétique et théurgique dans l ’antiquité gréco-romaine. Judaïsmes et christianismes, Turnhout, 2016 (sous presse). 31.  Voir Rm 4, 12 ; IV Esdras 3, 7 et 21 ; II Baruch 48,  42‒43 et 54,  15. 32.  Voir TB ‘Aboda Zara 22b et ses parallèles ; TB Baba Batra 17a. 33. I. L évi, « Le péché originel dans les anciennes sources juives », dans Le Ravissement du Messie à sa naissance et autres essais, édités par E. Patlagean, ParisLouvain, 1994, p. 126.

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bins s’accordent par ailleurs pour affirmer que le mort revient habillé  3 4 . Sur ces deux points, les chrétiens penchent vers d’autres directions. Paul, dans l’Epître aux Corinthiens (1 Co 15), conçoit plutôt la résurrection en termes de transformation, avec la notion de corps spirituel qui est aussi un corps lumineux. Dans son interprétation du baptême mais aussi dans ses premières manifestations artistiques, le christianisme insiste sur un corps ressuscité nu ou revêtu d’un vêtement de lumière 35. Il est probable que sur ces questions, le judaïsme synagogal est plus proche du christianisme que des rabbins. Les ressuscités d’Ézéchiel, à Dura, sont représentés nus, puis pourvus d’une robe colorée que l’on peut identifier à un vêtement de lumière 36. Rabbi Yehuda ha-nasi, qui appartient à la famille très hellénisée des patriarches, est l’une des rares autorités rabbiniques à ne pas comprendre la résurrection comme un retour à l’identique 37. B. Textes rabbiniques en lien avec le christianisme et le judaïsme synagogal Dans cette section, nous abordons des textes souvent mis en relation avec le christianisme, mais qui peuvent également faire référence au judaïsme synagogal, notamment à sa composante helléniste. La birkat ha-minim en constitue un premier exemple. Une étude d’U. Ehrlich et R. Langer donne un aperçu très complet des manuscrits les plus anciens de cette « bénédiction » 38. Sur les 86 manuscrits considérés, 48 présentent une dualité très nette dans les groupes stigmatisés. Ces 48 manuscrits distinguent 1. Les meshummadim et le royaume de l’arrogance (malkhut zadon), puis 2. Les noṣrim et les minim. Ces derniers sont aisés à identifier grâce à une lettre de Jérôme adressée à Augustin : les deux termes désignent des groupes judéo-chrétiens 39. Pour les meshummadim, c’est moins évident, mais la juxtaposition avec le « royaume d’arrogance » est assez significative. Si ce royaume est bien l’empire romain, les meshummadim sont des Juifs 34.  Voir notre ouvrage L’au-delà et la résurrection dans la littérature rabbinique ancienne, Paris-Louvain, 2004, p.  216‒233. Les traditions qui insistent sur la résurrection du mort avec ses infirmités admettent cependant que ces gens seront guéris dans un deuxième temps. 35.  Voir J. Z. Smith, « Garments of Shame », dans History of Religions 5 (1966), p.  217‒238. 36.  Voir E. Garte , « The Theme of Resurrection in the Dura-Europos Synagogue Paintings », dans Jewish Quarterly Review 64  (1973), p.  4‒6. 37.  Voir TJ Kilaïm 9, 4 : « Certains disent que Rabbi a été enterré avec un [seul] drap, car Rabbi disait : L’homme [ressuscité] ne revient pas comme il est parti. Les Sages disaient [au contraire] : L’homme revient comme il est parti. » 38.  U. E hrlich – R. L anger , « The Earliest Texts of the Birkat Haminim », dans Hebrew Union College Annual 76  (2005), p.  63‒112. 39. Jérôme, Lettre, 112 à Augustin.

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proches de l’empire romain, c’est-à-dire des Juifs hellénisés. Le judaïsme rabbinique viserait donc dans cette version de la birkat ha-minim ses deux adversaires principaux : le judaïsme synagogal helléniste, trop intégré à la vie de l’empire romain et le judaïsme chrétien. Les rabbins reprochent aussi aux minim de ne pas croire en la résurrection des morts. Certains ont proposé d’identifier ces minim aux sadducéens, d’autres aux judéo-chrétiens, mais aucune de ces identifications n’est pleinement satisfaisante. Le min de ces textes ne désignerait-il pas tout simplement un Juif helléniste, qui admet la survie de l’âme après la mort du corps mais qui rejette comme absurde, à la manière du Grec ou du Romain, la croyance dans la résurrection de la chair  4 0 ? Les textes rabbiniques sur le canon et sur la traduction de la Bible en grec ont souvent été interprétés en lien avec le christianisme 41. Le canon biblique aurait été définitivement fixé par les rabbins à Yavné de manière à exclure un certain nombre d’ouvrages, parmi lesquels les écrits chrétiens 42 . Les rabbins auraient par ailleurs rejeté la Septante, à cause de la place éminente qu’elle occupait chez les chrétiens et favorisé l’élaboration d’autres traductions grecques, au premier rang desquelles la traduction d’Aquila 43. L’idée d’un canon fixé par les rabbins à Yavné a fait l’objet de nombreuses critiques  4 4 . Même si les traditions rabbiniques sur le canon évoquent les 40.  Voir notre article « Judaïsme helléniste et judéo-paganisme en terre d’Israël : l’exemple des minim », dans Henoch 34  (2012), p.  102‒107. 41.  Concernant les textes rabbiniques sur le canon, voir S. Z. L eiman, The Canonization of Hebrew Scripture : The Talmudic and Midrashic Evidence, Hamden/ Connecticut, 1976. 42.  Voir par exemple H. Gese , « Erwägungen zur Einheit der biblischen Theologie », dans Zeitschrift für Theologie und Kirche 67 (1970), p. 417‒436 et D. Barthélemy, « L’état de la Bible juive depuis le début de notre ère jusqu’à la deuxième révolte contre Rome (131‒135) », dans J.-D.  K aestli – O. Wermelinger (Ed.), Le canon de l ’Ancien Testament, Genève, 1984, p. 34. 43.  Voir la présentation (critique) de cette opinion traditionnelle dans T. R ajak , Translation and Survival. The Greek Bible of the Jewish Diaspora, Oxford, 2009, p.  281,  289‒290 et 297. 44.  Certains auteurs ont conservé l’idée que les rabbins de Yavné ont joué un rôle dans la fixation du canon, mais en limitant la portée de leurs décisions (par exemple : P. S. A lexander , « The Formation of the Biblical Canon in the Rabbinic Judaism », dans P. S. A lexander – J.-D. K aestli (Ed.), The Canon of Scripture in Jewish and Christian Tradition/Le canon des Écritures dans les traditions juives et chrétiennes, Lausanne, 2007, p.  57‒80 et S.  C. M imouni, Le judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, 2012, p.  96‒98). D’autres auteurs ont rejeté cette idée, soit en attribuant une autre signification à « l’assemblée de Yavné » (S. J. D. Cohen, « The Significance of Yavneh : Pharisees, Rabbis, and the End of Jewish Sectarianism », dans The Significance of Yavneh and Other Essays in Jewish Hellenism, Tübingen, 2010, p.  44‒70), soit en niant tout simplement le caractère historique de cette assemblée (D. Boyarin, La partition du judaïsme et du christianisme, Paris, 2011, p.  275‒351).

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« livres des minim » et les Évangiles, il est difficile de les lire toutes en relation avec le christianisme 45. Certains chercheurs contestent même que les textes rabbiniques habituellement interprétés en lien avec la fixation du canon relèvent de cette question  4 6. Quant au rejet de la Septante, il n’est guère documenté dans les sources talmudiques, à l’exception de quelques traditions tardives 47. De toute manière, les traductions grecques de la Bible concernent plutôt les milieux juifs hellénophones que les Juifs de tendance rabbinique. La thèse selon laquelle les nouvelles traductions ont été sollicitées et promues par les rabbins, partiellement dérivée de la littérature patristique, n’a aucun appui sérieux dans le corpus rabbinique 48. Les manuscrits grecs retrouvés à Qumran montrent même que ce type de traduction est antérieur à l’émergence du christianisme 49. Il nous semble que ces critiques sont peut-être allées trop loin. On ne peut nier complètement que les traditions rabbiniques sur le canon ou sur les traductions grecques de la Bible reflètent le rapport des rabbins à d’autres groupes, mais les chrétiens ne sont pas les seuls à être pris en considération. Nous proposons de relire ces traditions en lien avec le judaïsme synagogal de langue grecque. Les textes sur le canon (ou sur le statut rituel de certains livres) accordent une place importante au livre de Ben Sira. Il s’agit du seul livre à être présent dans les trois catégories d’ouvrages problématiques : les livres qui ne rendent pas les mains impures, les livres qui font l’objet d’un retrait ou d’une tentative de retrait et les « livres extérieurs » 50. Or, même s’il a été d’abord rédigé en hébreu, le livre de Ben Sira a aussi circulé dans sa version grecque au sein des milieux juifs. Un texte de la Tosefta présente une dualité, celle constituée par le couple « livres des minim »  / « Évangiles » et par le livre de Ben Sira. Tous ces livres ne rendent pas les mains impures, mais les livres des minim et les Évangiles sont trai45.  Voir T Shabbat 13, 5 ; T Yadaïm 2, 13 : P. Schäfer , « Die sogenannte Synode von Jabne. Zur Trennung von Juden und Christen im 1./2. Jh. n. Chr », dans Studien zur Geschichte und Theologie des Rabbinischen Judentums, Leyde, 1978, p.  56‒64. 46.  Voir par exemple G. Stemberger , « Entstehung und Auffassung des Kanons im rabbinischen Denken », dans Judaica Minora. Teil I : Biblische Traditionen im rabbinischen Judentum, Tübingen, 2010, p.  74‒75,  77‒78 et 80‒81. 47. Voir par exemple Massekhet Soferim 1,  7‒8. L’hostilité ouverte n’apparaît qu’à un moment où les rabbins acquièrent une position dominante. 48. La très grande littéralité de la traduction d’Aquila suppose cependant un primat de l’original hébraïque, qui la rapproche des rabbins : voir P. S. A lexander , « How Did the Rabbis Learn Hebrew », dans W. Horbury (Ed.), Hebrew Study from Ezra to Ben-Yehuda, Edimbourg, 1999, p.  71‒89. 49.  Voir N. Fernández Marcos , The Septuagint in Context. Introduction to the Greek Version of the Bible, Leyde, 2000, p.  70‒76 et 142‒145. 50.  Voir T Yadaïm 2, 13 ; TJ Sanhedrin 10, 1 ; TB Sanhedrin 100b ; Qohelet Rabba, 12, 12.

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tés dans une première phrase, Ben Sira étant abordé séparément dans la phrase suivante 51. Cette dualité rappelle celle que nous avons déjà pointée dans la birkat ha-minim et recouvre la distinction qui existe entre judaïsme chrétien (livres des minim, Évangiles) et judaïsme helléniste (Ben Sira). La dimension grecque est également présente, quand les sadducéens se réfèrent à Homère dans leur débat avec Rabban Yoḥanan ben Zakkay sur l’impureté communiquée par les livres sacrés 52 . Au sein des ouvrages bibliques problématiques, on trouve notamment le corpus salomonien (Proverbes, Qohelet, Cantique des Cantiques). Or, deux textes, présents dans la Septante et absents de la Bible massorétique, sont également attribués à Salomon : les Psaumes de Salomon, traduits à partir de l’hébreu et la Sagesse de Salomon, composée directement en grec. Le chapitre 8 des Proverbes contient la fameuse description de la Sagesse, qui est à la base de certaines représentations binitaires. Les écrits salomoniens n’étaient-ils pas aussi utilisés par le judaïsme synagogal pour sa liturgie 53 ? Cela pourrait justifier le désir de certains rabbins de jouer sur deux tableaux, en jetant un doute à la fois sur la canonicité de ces livres et sur leur statut rituel. Ce n’est qu’au moment où le judaïsme rabbinique aurait vaincu le judaïsme synagogal et absorbé une partie de ses traditions qu’il aurait donné à son tour à ces livres une dimension liturgique 54 . Les traditions rabbiniques sur la Septante présentent cette entreprise comme une modification de la Tora pour le roi Ptolémée 55. Il s’agit donc 51. T Yadaïm 2, 13. 52.  Voir M Yadaïm 4, 6. 53.  On peut raisonner par analogie avec l’autre composante du judaïsme synagogal, celle de langue araméenne et le cas du livre des Lamentations. La Peshiṭṭa des Lamentations provient vraisemblablement d’un milieu juif non-rabbinique, qui utilisait le texte dans sa liturgie pour commémorer la destruction du Temple : voir P. S. A lexander , « The Cultural History of the Ancient Bible Versions : The Case of Lamentations », dans N. De  Lange – J. G. K rivoruchko – C. Boyd -Taylor (Ed.), Jewish Reception of Greek Bible Versions, Tübingen, 2009, p.  91‒92. 54. G. Dorival signale, à juste titre, que la Megillat Antiokhos, dont le contenu recoupe en partie celui de 1 Maccabées, est lue à la synagogue à l’occasion de Ḥanukka (à partir de l’époque geonique où les synagogues deviennent rabbiniques) et que les additions de la version grecque d’Esther étaient connues des Targumim, dont le lien à la synagogue (antique cette fois) n’est pas à démontrer : « La Bible, un canon partagé ou des canons séparés ? », dans S. C. M imouni – B. Pouderon (Ed.), La croisée des chemins revisitée. Quand l ’Église et la Synagogue se sont-elles distinguées ?, Paris, 2012, p.  208‒209. 55. Voir Mekhilta Pisḥa 14 ; TJ Megilla 1, 8 ; TB Megilla 9a ; Massekhet Soferim 1, 7‒8 ; V. Aptowitzer , « Die rabbinischen Berichte über die Entstehung der Septuaginta », dans Ha-kedem 2 (1908), p. 11‒27, 102‒122 et Ha-kedem 3 (1909), p. 4‒17 ; E. Tov, « The Rabbinic Tradition Concerning the “Alterations” Inserted into the Greek Pentateuch and their Relation to the Original Text of the LXX », dans Journal for the Study of Judaism 15  (1984), p.  65‒89 et « The Evaluation of the Greek Scripture Translations in Rabbinic Sources », dans F. García Martínez – M. Ver-

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d’une Septante idéale, issue de la main des rabbins, ce qui suppose que la Septante réelle est insatisfaisante. À travers la liste des modifications, les rabbins évoquent des motifs qui peuvent refléter des tensions voire un conflit avec la culture grecque (la création, la formation des orifices, l’épisode de Sichem qui renvoie indirectement au motif de la circoncision, le rapport de Moïse et de l’âne), ou au contraire une certaine convergence (l’androgynie originelle de l’homme, la chronologie de l’Exode, les « jeunes » qui offrent les sacrifices et accèdent à la vision de Dieu). Ils définissent aussi leur position par rapport aux Juifs hellénistes sur tous les thèmes déjà indiqués (les Juifs hellénistes sont dans le fond considérés comme des Grecs), mais aussi sur des motifs plus circonscrits (judéo-paganisme, binitarisme, astrolâtrie) 56. L’identité religieuse d’Aquila n’est pas facile à cerner. Selon Épiphane de Salamine, il s’agit d’un païen converti au christianisme puis au judaïsme 57. La littérature talmudique le présente comme un prosélyte, mais il semble quelque peu marginal dans les milieux rabbiniques 58. Le fait que sa traduction n’a subsisté qu’à l’état de fragments (peu nombreux) chez les rabbins comme chez les chrétiens suggère que le traducteur ne relevait d’aucun de ces deux mouvements 59. Les traductions d’Aquila citées par les rabbins présentent les mêmes caractéristiques que les traditions rabbiniques sur la Septante. Elles reflètent à chaque fois une notion importante de la culture grecque ou un élément que les rabbins associent habituellement à cette culture 60. Trois traductions concernent le cédrat, l’immortalité et le candélabre, qui sont tous trois des motifs importants dans le judaïsme mys(Ed.), Interpreting Translation. Studies on the LXX and Ezekiel in Honour of Johan Lust, Louvain, 2006, p. 385‒399 ; G. Veltri, Eine Tora für den König Talmai. Untersuchungen zum Ubersetzungsverständnis in der jüdisch-hellenistischen und rabbinistischen Literatur, Tübingen, 1994 et Libraries, Translations and « Canonic » Texts. The Septuagint, Aquila and Ben Sira in the Jewish and Christian Traditions, Leyde, 2006. 56. Voir notre article « Canon et traduction (Septante, Aquila) : des traditions rabbiniques en rapport avec le judaïsme synagogal ? », dans C. Clivaz – S. C. M imouni – B. Pouderon (Ed.), Les judaïsmes dans tous leurs états aux IerIIIe siècles (les Judéens des synagogues, les chrétiens et les rabbins), Actes du colloque de Lausanne, 12‒14  décembre 2012, Turnhout, 2015, p.  377‒391. 57.  Épiphane de Salamine , Des poids et mesures 14‒16. 58.  Voir J. L abendz , « Aquila’s Bible Translation in Late Antiquity : Jewish and Christian Perspectives », dans Harvard Theological Review 102  (2009), p.  355‒370. 59. Sur la traduction d’Aquila dans les textes rabbiniques, voir G. Veltri, Libraries, Translations and « Canonic » Texts. The Septuagint, Aquila and Ben Sira in the Jewish and Christian Traditions, Leyde, 2006, p.  147‒189. 60. Voir notre article « Canon et traduction (Septante, Aquila) : des traditions rabbiniques en rapport avec le judaïsme synagogal ? », dans C. Clivaz – S. C. M imouni – B. Pouderon (Ed.), Les judaïsmes dans tous leurs états aux IerIIIe siècles (les Judéens des synagogues, les chrétiens et les rabbins), Actes du colloque de Lausanne, 12‒14  décembre 2012, Turnhout, 2015, p.  394‒398. venne

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tique de Goodenough 61. Aquila n’était-il pas un Juif synagogal de langue grecque, auteur d’une traduction de la Bible et converti par la suite au judaïsme rabbinique ? Il est probable que certaines traditions messianiques, citées dans les recueils rabbiniques, notamment les Midrashim aggadiques, proviennent d’autres milieux, comme celui du judaïsme synagogal, surtout si elles présentent des parentés avec la littérature apocalyptique. C’est vraisemblablement le cas des chapitres 34‒37 de la Pesiqta Rabbati. Partie intégrante d’un Midrash homilétique, ils se singularisent par l’importance qu’ils donnent à la figure du Messie, par leur insistance sur les dimensions souffrante et transcendante du messianisme et par leur identification du Messie avec la lumière originelle. L’hymne final au Messie constitue une véritable liturgie messianique. Tous ces éléments ne doivent pas nécessairement être compris comme le résultat d’une influence chrétienne, mais pourraient révéler une culture messianique partagée entre le christianisme et le judaïsme synagogal. Les « endeuillés de Sion », protagonistes principaux du chapitre 34, sont clairement distingués des justes ordinaires, c’està-dire des rabbins : ces derniers ne s’occupent que de la Tora, alors que les premiers se soucient principalement de la royauté divine. Ils mettent l’attente du Messie au centre de leur judaïsme. Il ne faut pas s’empresser de considérer les endeuillés de Sion comme un groupe sectaire, en marge du judaïsme majoritaire : ils relèvent d’un judaïsme sacerdotal, qui a exercé son influence sur le rituel synagogal 62 . Le problème des Juifs incirconcis est souvent minoré par la plupart des chercheurs qui se sont intéressés à la circoncision dans le judaïsme rabbinique, à quelques exceptions près dont celle de S. C. Mimouni 63. Or de nombreux textes amènent pourtant à penser que l’enjeu est crucial à l’époque tannaïtique et même amoraïque et que l’incirconcision a progressé pendant cette période  6 4 .

61.  Voir TJ Sukka 3, 5 (Lv 23, 40) ; TJ Megilla 2, 3 (Ps 48, 15) ; TJ Yoma 3, 10 (Dn 5, 5). Pour le texte de TJ Yoma, il ne s’agit cependant pas du candélabre du Temple. 62. Voir P. S. A lexander , « What Happened to the Jewish Priesthood after 70 ? », dans Z. Rodgers – M. Daly-Denton – A. Fitzpatrick McK inley (Ed.), A  Wandering Galilean. Essays in Honour of Seán Freyne, Leyde-Boston, 2009, p.  21‒25. 63.  S. C. M imouni, La circoncision dans le monde judéen aux époques grecque et romaine. Histoire d ’un conflit interne au judaïsme, Paris-Louvain, 2007. 64.  Voir notre article « Le marqueur identitaire de la circoncision chez les rabbins de l’Antiquité », dans S. C. M imouni – B. Pouderon (Ed.), La croisée des chemins revisitée. Quand l ’Église et la Synagogue se sont-elles distinguées ?, Paris, 2012, p.  161‒194.

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Les textes faisant l’apologie de la circoncision sont nombreux dans le corpus aggadique 65. Plus surprenants, à première vue, sont deux textes de Bereshit Rabba qui n’hésitent pas à questionner la valeur même de la circoncision : comment un commandement aussi précieux n’a-t-il pas été donné à Adam ? Dans l’un des textes, la question est placée dans la bouche d’un philosophe (un Juif helléniste ?), mais dans l’autre dans celle d’Abraham lui-même 66. M. Niehoff commente ainsi ce questionnement : Le rite (de la circoncision) ne semble plus être considéré comme une chose acquise, comme cela était le cas à l’époque du Second Temple. Cela indique qu’un changement considérable s’est produit dans le judaïsme, pendant l’intervalle de temps qui sépare Philon ou le livre des Jubilés et la composition de Genèse Rabbah 67. Toujours selon M. Niehoff, les rabbins répondraient en fait à un questionnement de type chrétien. Comme le pensait J. Neusner, sans l’avoir vraiment démontré, la christianisation de l’empire a eu des effets importants sur le contenu de Bereshit Rabba 68 . On peut cependant émettre une autre hypothèse : le changement considérable, dont parle M. Niehoff, ne serait-il pas surtout dû à la montée de l’incirconcision au sein des Juifs synagogaux ? Le phénomène de l’incirconcision, en progression lors de la période tannaïtique et amoraïque, est un bon indice de l’hellénisation voire de la paganisation des Juifs en Palestine pendant cette même période. Il a probablement affecté une partie des Juifs d’appartenance synagogale, plutôt ceux de langue grecque que ceux de langue araméenne. Si le soulèvement de Bar Kokhba est bien issu du judaïsme synagogal de langue araméenne et qu’il est lié au moins en partie à l’enjeu de la circoncision, on peut même se demander s’il n’a pas opposé des Juifs synagogaux de langue araméenne partisans de la circoncision à des Juifs synagogaux de langue grecque qui lui étaient hostiles. C. La qedusha : une prière du judaïsme synagogal et ses rapports avec le christianisme La qedusha est une prière juive dont le noyau fondamental est constitué par les versets d’Is 6, 3 et Ez 3, 12 69. Elle est très peu présente dans 65.  Voir notamment M Nedarim 3, 11 ; T Nedarim 2, 5‒7 ; Abot de-rabbi Natan, B, 38 ; TJ Nedarim 3, 9 ; TB Nedarim 31b-32a ; Pesiqta Rabbati 8 et 47 ; Pirqe derabbi Eli‘ezer 5, Hosafot ; Midrash Tanḥuma Lekh lekha 20 et Wa-yera 6 ; Shemot Rabba 5, 8 et 38, 8. 66.  Bereshit Rabba 11, 6 et 46, 3. Une troisième version met en scène Rabbi ‘Aqiba et Turnus Rufus (Midrash Tanḥuma Tazri‘a, 5). 67.  M. R. Niehoff, « Circumcision as a Marker of Identity : Philo, Origen and the Rabbis on Gen 17 :  1‒14 », dans Jewish Studies Quarterly 10 (2003), p. 91. 68.  M. R. Niehoff, « Circumcision as a Marker of Identity : Philo, Origen and the Rabbis on Gen 17 : 1‒14 », dans Jewish Studies Quarterly 10 (2003), p. 114‒123. 69. Voir par exemple Seder ‘Abodat Yisra’el, éd. S. Baer , Roedelheim, 1868, p.  77‒79,  89 et 127.

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le corpus halakhique et aggadique des rabbins, même si elle occupe une place centrale dans la littérature des piyyuṭim 70. Il est probable qu’E. Fleischer avait raison sur le fond quand il voyait dans la qedusha une « institution […] qui n’a pas été initiée ou promue par les Sages ». Son adoption s’est faite sous la pression des ḥazzanim et des fidèles, contre la volonté de la majorité des rabbins 71. Dans notre vocabulaire, elle est un pur produit du judaïsme synagogal, dont elle reflète les tendances mystiques, en insistant soit sur le parallèle entre la liturgie céleste et terrestre, soit sur leur identité 72 . Or, si le rapport de la qedusha avec le judaïsme rabbinique est faible, il semble beaucoup plus fort avec le christianisme. La plus ancienne attestation de la qedusha se trouve dans une compilation chrétienne, les Constitutions apostoliques, composée vers 380 à Antioche 73. Dans leur commentaire d’Is 6, 3, les Pères accordent une grande importance à la communauté liturgique entre le ciel et la terre, qui est justement au cœur de la qedusha. On ne peut en dire autant des rabbins 74 . Le sanctus enfin est un équivalent chrétien de la qedusha. Or, il commence à être attesté à peu près à la même époque que cette dernière, c’est-à-dire au IVe siècle 75. La qedusha serait donc apparue aux IVe‒Ve siècle, dans une Palestine chrétienne, au sein du judaïsme synagogal et dans une relation étroite avec le christianisme, même si la nature exacte de ce rapport reste à préciser plus avant. 70. Mentions halakhiques : T Berakhot 1, 9 ; TJ Berakhot 5, 3 ; TB Berakhot 21b ; TB  Soṭa 49a ; mentions aggadiques : Eliyyahu Rabba 13 ; Debarim Rabba 2,  33 ; Midrash Tanhuma, éd. Buber , Mabo, p. 63b-64a ; Targum sheni le-ester 5, 1 (voir aussi Pirqe de-rabbi Eli‘ezer 4, qui cite vraisemblablement la version pa­les­tinienne de la qedusha et Debarim Rabba 11, 10, où Moïse se sanctifie comme les séraphins) ; piyyuṭim : voir E. Fleischer , « Qedushat ha-‘amida (u-she’ar haqedushot) : hebbeṭim hisṭoriyyim, liṭurgiyyim we-ide’ologiyyim », dans Tarbiz 67  (1998), p.  304‒305. 71. E.  Fleischer , « Qedushat ha-‘amida (u-she’ar ha-qedushot) : hebbeṭim hisṭoriyyim, liṭurgiyyim we-ide’ologiyyim », dans Tarbiz 67 (1998), p. 344 et résumé anglais (pour la citation). 72.  Version palestinienne de la qedusha de la ‘amida (où l’on trouve un parallèle des louanges céleste et terrestre) : voir E. Fleischer , « Qedushat ha-‘amida (u-she’ar ha-qedushot) : hebbeṭim hisṭoriyyim, liṭurgiyyim we-ide’ologiyyim », dans Tarbiz 67 (1998), p. 337. Version babylonienne de la qedusha de la ‘amida (où les louanges sont identiques) : Siddur Rab ‘Amram Ga’on, éd. D. Goldschmidt, Jérusalem, 2004, p.  32 ; Siddur Rab Sa‘adya Ga’on, éd. I. Davidson, S. A ssaf, B. I. Joel , Jérusalem, 1963, p.  36‒38. 73.  Constitutions apostoliques 7,  35,  3‒4 et 8,  12,  27  ; D.  A. Fiensy, Prayers Alleged to Be Jewish. An Examination of the Constitutiones Apostolorum, Chico/ Californie, 1985, p.  66‒69 et 152‒153. 74. Voir notre article (en collaboration avec A. Bastit-K alinowska) « L’interprétation d’Isaïe 6, 3 et son usage liturgique dans le judaïsme et le christianisme anciens », dans Revue d ’histoire ecclésiastique 105  (2010), p.  607‒609. 75. Voir notre article (en collaboration avec A. Bastit-K alinowska) « L’interprétation d’Isaïe 6, 3 et son usage liturgique dans le judaïsme et le christianisme anciens », dans Revue d ’histoire ecclésiastique 105  (2010), p.  599‒604.

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D. La distinction/séparation entre judaïsme et christianisme La question de la séparation entre judaïsme et christianisme est l’objet de discussions nourries dans la recherche récente 76. Peut-être est-il judicieux d’ailleurs, dans ce cas de figure, de parler de « distinction » plutôt que de séparation. La réflexion sur la distinction entre judaïsme et christianisme reste parfois peu claire, parce qu’elle ne prend pas assez en compte le caractère dissymétrique de cette distinction (elle est plus désirée par le christianisme que par le judaïsme) ainsi que la pluralité des judaïsmes et des christianismes concernés. Si l’on part du principe que le judaïsme rabbinique ne se confond pas avec le judaïsme synagogal, il n’est pas du tout évident que la distinction, vraisemblablement progressive, de ces deux judaïsmes avec le christianisme ait eu lieu à la même époque. D. Boyarin est arrivé à une conclusion assez semblable dans son ouvrage Border Lines. Certains ont compris que Boyarin conçoit le christianisme comme le père du judaïsme 77. Ce constat est certainement exact pour certains de ses articles 78, mais il ne reflète pas l’approche défendue dans Border Lines, où trois protagonistes (et non deux) jouent un rôle essentiel : le christianisme, le judaïsme rabbinique et un judaïsme pararabbinique ou non-rabbinique, associé à la théologie du logos 79. Selon S. C. Mimouni, la rupture du christianisme avec les rabbins a été plus précoce qu’avec les Juifs synagogaux. L’Évangile de Jean montre que l’exclusion des chrétiens par les pharisiens est déjà bien en place à cette époque. Le processus de distinction avec les rabbiniques est achevé en 135‒150. Les liens des chrétiens avec les synagogaux perdurent bien au-delà de cette date, prenant souvent un caractère conflictuel ou concurrentiel. Il est probable que des controverses sur les observances et les interprétations ont opposé les deux groupes. La christologie a également affiné ses concepts dans des discussions avec les synagogaux. Les relations de concurrence sont surtout perceptibles dans le domaine des croyances messianiques (essen76.  Voir la contribution de S. C. Mimouni dans ce volume, « Les frères jumeaux (christianisme et judaïsme) ou les frères triplets (christianisme, judaïsme et rabbinisme) ? Nouvelles perspectives sur une éternelle question », qui fait un point précieux sur l’état des recherches. Nous reprenons par ailleurs dans la suite de notre développement les principales thèses de cette contribution. 77. Voir S. S. M iller , « Review Essai. Roman Imperialism, Jewish Self-Definition, and Rabbinic Society : Belayche’s Judaea-Palaestina, Schwartz’s Imperialism and Jewish Society, and Boyarin’s Border Lines Reconsidered », dans Association for Jewish Studies Review 31  (2007), p.  355‒356. 78. D.  Boyarin, « Justin Martyr Invents Judaism », dans Church History 70  (2001), p.  427‒461 et « Semantic Differences : or, “Judaism”/“Christianity” », dans A. H. Becker – A. Y. Reed (Ed.), The Ways that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, 2003, p. 65. 79.  Voir J. Costa, « Qu’est-ce que le “judaïsme synagogal” ? », dans Judaïsme ancien/Ancient Judaism 3  (2015), p.  74‒75 et 79‒80.

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tielles chez les chrétiens comme chez les synagogaux) et dans une volonté commune d’ouverture à l’égard des prosélytes et des sympathisants grecs. S. C. Mimouni reste cependant nuancé dans son propos, puisqu’il n’hésite pas à voir dans Méliton de Sardes (160‒180), le témoin de la mise en place d’une distinction précoce entre chrétiens et synagogaux en Anatolie. La birkat ha-minim a souvent été considérée comme un élément important dans le processus qui a mené à la séparation du judaïsme et du christianisme 80. Si l’on admet l’existence d’un judaïsme synagogal majoritai­ rement non-rabbinique, il devient cependant difficile de faire de la birkat ha-minim l’outil avec lequel les rabbins ont exclu les judéo-chrétiens des synagogues 81. Cette bénédiction fait par ailleurs partie de la ‘amida. Or, cette prière, si elle est bien d’origine rabbinique, ne s’est peut-être pas répandue dans les synagogues (notamment diasporiques) avant une date tardive 82 . La birkat ha-minim n’aurait concerné dans un premier temps que les synagogues rabbiniques. Les chrétiens d’Antioche, contemporains de Jean Chrysostome, fréquentent la synagogue, ce qui serait peu concevable si la birkat ha-minim y est récitée régulièrement (et il faudrait qu’elle le soit en langue grecque). Jean Chrysostome semble ignorer totalement son existence. Les quatre Pères qui évoquent une malédiction des Juifs envers les chrétiens ou le Christ (Justin, Origène, Épiphane, Jérôme) ont tous un lien avec la terre d’Israël 83. Il est possible aussi que la birkat haminim soit le résultat d’une évolution plus complexe que D. Boyarin a

80.  Voir Y. Y. Teppler , Birkat Ha Minim : Jews and Christians in Conflict in the Ancient World, Tübingen, 2007. 81.  Voir notre mémoire de synthèse d’habilitation Le judaïsme helléniste après 70 en Palestine : mythe ou réalité ? Réflexions autour de l ’œuvre d ’E. Goodenough et de son rapport à la littérature rabbinique (soutenu à l’École pratique des hautes études, section des sciences religieuses, Paris, 2011), p. 102. 82. Voir R. L anger , « Early Rabbinic Liturgy in its Palestinian Milieu : Did Non-Rabbis Know the ‘Amidah ? », dans A. J. Avery-Peck – D. Harrington – J. Neusner (Ed.), When Judaism and Christianity Began. Volume 2 : Judaism and Christianity in the Beginning, Leyde, 2004, p.  423‒439. S.  C. Mimouni penche vers cette hypothèse : « Quoi qu’il en soit, les recherches les plus récentes sur la Birkat ha-Minim montrent que cette prière a d’abord été introduite dans le rituel du mouvement pharisien ou rabbinique avant de passer au rituel du judaïsme synagogal à une époque où le mouvement a étendu ses règles à la plupart des Judéens » (« Réponses à Daniel Boyarin et à F. Stanley Jones à propos du livre de Simon Claude Mimouni, Early Judaeo-Christianity. Historical Essays, Louvain, 2012 », dans Annali di storia dell ’ Esegesi 30 (2013), p. 118). Cette hypothèse suppose que des Juifs chrétiens ou synagogaux fréquentaient les synagogues rabbiniques, si le but de la Birkat ha-minim est bien de chasser les minim de l’espace synagogal. 83.  Sur tous ces points, voir S. J. D. Cohen, « Pagan and Christian Evidence on the Ancient Synagogue », dans The Significance of Yavneh and Other Essays in Jewish Hellenism, Tübingen, 2010, p.  253‒254.

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esquissée, en tenant compte de l’ensemble des sources disponibles 84 . Tout aurait commencé par des formules de malédiction, non liturgiques mais liées à la synagogue, là où les Juifs sont exposés aux pagano-chrétiens, c’està-dire en Asie mineure. Ces pratiques, qui auraient pris progressivement un caractère liturgique, ne seraient devenues partie intégrante du judaïsme rabbinique que bien plus tard. Il est donc difficile de trancher entre deux hypothèses presque diamétralement opposées : soit la birkat ha-minim provient des rabbins, mais a mis un certain temps à devenir synagogale, soit elle provient des synagogues et elle n’est devenue rabbinique qu’à une étape ultérieure de son histoire. II. A spects

ch ronologiqu e s

Nous distinguerons trois périodes, même s’il n’est pas possible d’établir des limites tranchées entre elles : celle du Nouveau Testament, celle des rabbins et des Pères et celle du christianisme dominant. A. L’époque du Nouveau Testament La synagogue est un cadre fréquent des activités de Jésus, tout particulièrement le jour du shabbat : la prédication, l’enseignement ou encore les guérisons miraculeuses. Les Évangiles mentionnent essentiellement deux synagogues galiléennes en lien avec Jésus : Nazareth et Capharnaüm 85. La synagogue joue également un rôle important dans la diffusion du message chrétien originel. Les Actes des apôtres renvoient aux synagogues de Jérusalem, d’Asie mineure et de Grèce. Les synagogues de Jérusalem apparaissent en lien avec l’arrestation d’Étienne 86. Les autres synagogues sont généralement associées à l’activité de Paul. Quand Paul arrive dans une localité, il commence par s’adresser aux Juifs à la synagogue. Les voyages missionnaires de Paul sont véritablement des déplacements de synagogue en synagogue. Les Actes des apôtres donnent la nette impression que l’est de la Méditerranée est couvert par un maillage synagogal très dense 87. D. Marguerat, un des meilleurs spécialistes des Actes des apôtres, a d’ailleurs pro84. D. Boyarin, La partition du judaïsme et du christianisme, Paris, 2011, p.  130‒144. 85.  Voir L. I. L evine , The Ancient Synagogue. The First Thousand Years, New Haven-Londres, 2005, p.  46‒47. 86. Il n’est pas sans intérêt que le même chapitre des Actes commence par l’évocation d’un conflit entre les Hellénistes et les Hébreux au sein de la communauté chrétienne de Jérusalem (Ac 6,  1 et 8‒12). 87.  Voir L. I. L evine , The Ancient Synagogue. The First Thousand Years, New Haven-Londres, 2005, p.  115‒116.

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posé de relire cet ouvrage sous l’éclairage du « judaïsme synagogal » de S. C. Mimouni 88. Le Nouveau Testament fournit des informations précieuses sur les synagogues en Palestine et en diaspora. Pour la Palestine, il décrit la lecture des Prophètes qui se déroule le jour du shabbat, suivie d’une homélie et mentionne la fonction d’archisunagogos. Il nous apprend aussi qu’il y avait des synagogues de Juifs diasporiques et d’affranchis à Jérusalem et qu’un centurion romain a construit une synagogue 89. On retrouve en diaspora la fonction d’archisunagogos et la lecture shabbatique des Écritures (en l’occurrence la succession Tora/Prophètes/Prédication). L’archisunagogos jouit manifestement d’une autorité non-négligeable sur sa communauté. Les synagogues sont fréquentées par des femmes et des non-juifs. Des voyageurs sont souvent invités à y prononcer des discours le jour du shabbat 90. S. J. D. Cohen a montré, enfin, qu’aucun texte du Nouveau Testament ne présente explicitement les pharisiens comme les dirigeants du culte synagogal 91. La réception du discours de Jésus et de ses partisans suscite des réactions ambivalentes au sein du milieu synagogal. À Nazareth, les auditeurs de Jésus éprouvent de l’étonnement puis de la colère 92 . À Capharnaüm, l’étonnement domine, car Jésus enseigne avec autorité, d’une manière différente que les scribes et il guérit un homme possédé par un esprit impur 93. Une autre guérison, qu’il opère vraisemblablement dans la synagogue de Capharnaüm, le jour du shabbat, suscite des critiques 94 . Selon l’Évangile de Jean, les disciples de Jésus se font renvoyer de la synagogue à cause de lui 95. Certaines autorités synagogales ont peur de prendre parti pour Jésus à cause des pharisiens (Jn 12, 42). Ce sont des gens appartenant à des 88.  D. Marguerat, « Le judaïsme synagogal dans les Actes des apôtres », dans C. Clivaz , S. C. M imouni, B. Pouderon (Ed.), Les judaïsmes dans tous leurs états aux Ier-IIIe siècles. Les Judéens des synagogues, les chrétiens et les rabbins, Turnhout, 2015, p.  177‒200. 89.  Voir Mc 5,  22 (Lc 8,  49) ; Lc 7,  1‒5 et 13,  14 ; Ac 6,  9 ; L.  I. L evine , The Ancient Synagogue. The First Thousand Years, New Haven-Londres, 2005, p. 48‒52. 90.  Voir Ac 13, 15 ; 18, 8 ; L. I. L evine , The Ancient Synagogue. The First Thousand Years, New Haven-Londres, 2005, p.  116‒119. 91. S. J. D. Cohen, « Were Pharisees and Rabbis the Leaders of Communal Prayer and Torah Study in Antiquity ? The Evidence of the New Testament, Josephus, and the Early Church Fathers », dans The Significance of Yavneh and Other Essays in Jewish Hellenism, Tübingen, 2010, p.  266‒281. 92.  Voir Mt 13,  53‒58 ; Mc 6,  1‒6 ; Lc 4,  16‒24. 93.  Voir Mc 1,  21‒28 ; Lc 4,  31‒37. 94.  L’identité de ceux qui critiquent Jésus varie selon les versions : les pharisiens dans Mt  12,  9‒14 ; les pharisiens et les hérodiens dans Mc 3,  1‒6 ; les pharisiens et les scribes dans Lc 6, 6‒11. Une autre guérison de Jésus, effectuée le jour du shabbat dans une synagogue, suscite l’opposition d’un archisunagogos (Lc 13,  10‒14). 95.  Jn 9, 22 ; 12, 42 ; 16, 2 (cf. Lc 6, 22).

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synagogues diasporiques de Jérusalem qui discutent avec l’apôtre Étienne et sont cause de son arrestation (Ac 6). C’est dans les synagogues que Paul allait traquer les adeptes du christianisme (Ac 22, 18 ; 26, 11). À la synagogue d’Éphèse, un Juif d’Alexandrie parle avec ferveur de Jésus (Ac 18, 24). Après avoir écouté Paul, un archisunagogos de Corinthe devient chrétien et entraîne nombre de gens de sa communauté à sa suite (Ac 18, 8). La prédication de l’apôtre dans les synagogues divise généralement les communautés 96. Le judaïsme chrétien est donc né et s’est développé dans le cadre du milieu synagogal de Palestine et de diaspora, tout particulièrement pour cette dernière en Asie mineure et en Grèce. Il y a trouvé ses premiers partisans, parmi lesquels des païens, sympathisants du judaïsme. Il s’y est aussi heurté à ses premiers opposants. Même si les pharisiens exercent une certaine influence sur la synagogue, ils ne la dominent pas. Si l’on part du principe qu’un « judaïsme synagogal », au sens de S. C. Mimouni, existait déjà à cette époque, il est probable qu’il a joué un rôle essentiel dans l’émergence du christianisme. À juste titre, R. Langer pose la question suivante : « Si les rabbins n’étaient pas dominants (influential) à la fin du Ier siècle ou dans la synagogue de cette époque, comment comprendre alors les communautés et les institutions juives avec lesquelles étaient en relation (interacted) les auteurs du Nouveau Testament et leurs héritiers patristiques » et ajoute : « Les implications de ses questions sont vastes 97. » Il est tentant de répondre avec S. C. Mimouni, que ces communautés et institutions n’étaient pas « rabbiniques » mais « synagogales » et que cette situation pourrait être représentative de la fin du Ier siècle, mais aussi de périodes plus anciennes, comme celle de Paul voire celle de Jésus lui-même. B. L’époque des rabbins et des Pères La comparaison du corpus des rabbins de l’Antiquité et de celui des Pères ne date pas d’aujourd’hui. Elle a été initiée par les savants de la « Science du judaïsme » (Wissenschaft des Judentums). L’une des œuvres les plus marquantes, réalisée dans le cadre de cette mouvance intellectuelle, est celle de Louis Ginzberg, Die Haggada bei den Kirchenvätern 98. 96.  Voir Ac 9,  19‒21 (Damas) ; 13,  5 (Salamine) et 14‒50 (Antioche de Pisidie) ; 14, 1‒2 et 4‒5 (Iconium) ; 17, 1‒5 (Thessalonique), 10‒13 (Bérée) et 16‒17 (Athènes) ; 18,  1‒2 (Corinthe) et 19‒21 (Éphèse) ; 19,  8‒10 (Éphèse). 97. R.  L anger , «  Early Rabbinic Liturgy in its Palestinian Milieu  : Did Non-Rabbis Know the ‘Amidah ? », dans A. J. Avery-Peck – D. Harrington – J. Neusner (Ed.), When Judaism and Christianity Began. Volume 2 : Judaism and Christianity in the Beginning, Leyde, 2004, p. 439. 98.  L. Ginzberg, Die Haggada bei den Kirchenvätern, 2 vol., Amsterdam-Berlin, 1899‒1900.

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Les raisons qui ont stimulé cette entreprise de comparaison sont évidentes. Les Pères et les rabbins ont vécu et enseigné à la même époque et souvent dans les mêmes lieux : des contacts entre les uns et les autres sont historiquement attestés. Les Juifs étaient un centre d’intérêt explicite des Pères, même si c’est souvent sous un angle polémique. Leur exégèse a exercé une influence notable sur celle des Pères, comme en témoignent les écrits de Clément d’Alexandrie, d’Origène ou encore de Jérôme 99. La recherche actuelle continue à s’intéresser aux rapports entre les rabbins et les Pères, même si elle est plus exigeante que les savants de la « Science du judaïsme » dans le choix des critères qui permettent dans tel cas concret de parler d’influence des rabbins ou des Juifs sur les Pères et vice-versa 100. Elle se fait aussi dans le cadre de nouveaux paradigmes. La séparation entre judaïsme et christianisme est de plus en plus considérée comme tardive : elle aurait eu lieu au IVe voire au Ve siècle et non en 135 de notre ère, comme le soutenait l’historiographie traditionnelle. Dans le cadre de cette hypothèse, la littérature des rabbins et celle des Pères sont encore partie prenante d’un même ensemble culturel, que D. Boyarin appelle « judéo-christianisme » et où les idées et les textes circulent dans les deux sens 101. J. Neusner estime pour sa part que la rédaction des Midrashim aggadiques les plus anciens doit être comprise dans le cadre de la montée et de l’institutionnalisation du christianisme. Elle est une réponse aux prétentions du christianisme, exprimées dans la théologie des Pères 102 . La comparaison entre les écrits des rabbins et des Pères ne doit cependant pas faire oublier la pluralité du judaïsme de l’époque, comme le signale la remarque suivante : Des pères de l’Église comme Justin, Origène et Jérôme, qui semblent être ou même reconnaissent être « en dialogue » avec des personnes et des traditions juives ont été l’objet d’une attention scientifique et d’un examen particuliers, [notamment] en ce qui concerne leurs contacts réels avec des

99. Voir E. Grypeou – H. Spurling, The Book of Genesis in Late Antiquity. Encounters between Jewish and Christian Exegesis, Leyde-Boston, 2013, p.  2‒11. 100.  Voir sur ce point G. Stemberger , « Exegetical Contacts between Christians and Jews in the Roman Empire », dans Judaica Minora. Teil I : Biblische Traditio­ nen im rabbinischen Judentum, Tübingen, 2010, p.  434‒435. 101.  D. Boyarin, La partition du judaïsme et du christianisme, Paris, 2011. Par la suite, D. Boyarin a pris ses distances par rapport à la notion de judéo-christia­ nisme. 102.  J. Neusner , Comparative Midrash. The Plan and Program of Genesis Rabbah and Leviticus Rabbah, Atlanta/Géorgie, 1986 ; Judaism and Christianity in the Age of Constantine, Chicago/Illinois, 1987 ; Questions and Answers, Intellectual Foundations of Judaism, Peabody/Massachusetts, 2005, p.  80‒82 et 220‒224.

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rabbins ou d’autres enseignants juifs [nous soulignons] et la fiabilité de l’information qu’ils fournissent à ce sujet 103.

Quand les Pères parlent des Juifs, ces derniers ne sont pas nécessairement des rabbins ou des membres du mouvement rabbinique. Un fait est particulièrement significatif : les informateurs juifs des Pères ne sont pas appelés « rabbins », alors que le titre Rabbi/Rab apparaît dans des inscriptions en langue grecque ou latine 104 . On peut aussi évoquer le cas particulier des traditions patristiques sur les Juifs qui n’ont pas de parallèle dans la littérature rabbinique. Cette discordance entre les deux corpus peut s’expliquer par le caractère idéologique des déclarations des Pères, qui ne parleraient pas du judaïsme réel mais utiliseraient une image essentiellement rhétorique et fictive du Juif. On peut y voir aussi le signe que les Pères ont été en contact avec des Juifs ou des matériaux Juifs qui ne sont pas de provenance rabbinique 105. Les Juifs synagogaux de langue et de culture grecque seraient même les interlocuteurs les plus naturels des Pères grecs. Comment faut-il par exemple comprendre la figure de Tryphon dans le Dialogue avec Tryphon de Justin de Néapolis ? Comme le Juif Tryphon parle peu et qu’il se montre souvent accommodant avec l’argumentation de Justin, on est tenté de le considérer comme une simple figure littéraire 106. Cette interprétation est confortée par le fait que certaines conceptions juives mentionnées dans l’ouvrage ne sont pas attestées ailleurs et que les traditions rabbiniques ne semblent guère familières à son auteur 107. 103.  Voir E. Grypeou – H. Spurling, The Book of Genesis in Late Antiquity. Encounters between Jewish and Christian Exegesis, Leyde-Boston, 2013, p. 7. 104. Le titre apparaît 13 fois dans des inscriptions en grec, 6 fois dans des inscriptions bilingues (grec-hébreu) et 3 fois dans des inscriptions latines. Il s’agit cependant d’inscriptions juives. Voir H. L apin, « Epigraphical Rabbis : a Reconsideration », dans The Jewish Quarterly Review 101  (2011), p.  333‒343. 105.  Voir A. Y. Reed, « Rabbis, “Jewish Christians”, and Other Late Antique Jews : Reflection on the Fate of Judaism(s) after 70 C.E. », dans I. H. Henderson – G. S. Oegema (Ed.), The Changing Face of Judaism, Christianity and Other GrecoRoman Religions in Antiquity. Presented to James H. Charlesworth on the Occasion of his 65th Birthday, Gütersloh, 2006, p.  338‒346. 106.  Voir O. Munnich, « Le judaïsme dans le Dialogue avec Tryphon : une fiction littéraire de Justin », dans S. Morlet – O. Munnich – B. Pouderon (Ed.), Les dialogues adversus Iudaeos. Permanences et mutations d ’une tradition polémique, Paris, 2013, p.  95‒156. 107. Voir Justin Martyr, Dialogue avec Tryphon, éd. P. Bobichon, t. I, Fribourg, 2003, p. 73 et 86 ; O. Munnich, « Le judaïsme dans le Dialogue avec Tryphon : une fiction littéraire de Justin », dans S. Morlet – O. Munnich – B. Pouderon (Ed.), Les dialogues adversus Iudaeos. Permanences et mutations d ’une tradition polémique, Paris, 2013, p. 114‒126. O. Munnich est cependant conscient que la méconnaissance des traditions rabbiniques ne se confond pas forcément avec la méconnaissance du judaïsme : « Certes, des travaux récents ont avancé l’idée qu’il aurait existé des judaïsmes (ceux de Palestine et ceux de la diaspora) et qu’en Palestine, au IIe siècle, le mouvement rabbinique n’était pas hégémonique. On pense surtout ici aux études de

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D’autres commentateurs ont considéré Tryphon comme une synthèse artificielle de tous les judaïsmes de son temps, ce qui revient encore à nier son caractère historique 108. Justin a pu aussi identifier par moments le « judaïsme » dont il parle avec le judéo-christianisme 109. Or, aucune de ces trois lectures ne s’impose nécessairement. Le portrait que le Dialogue fait de Tryphon semble assez réaliste. Il est originaire de Palestine, mais vit en diaspora. Il ignore probablement l’hébreu et se réfère au texte grec de la Bible. Il est curieux de la culture grecque, connaît la mythologie et a un goût pour la philosophie. Il fréquente les chrétiens, malgré les avertissements des « didascales » juifs 110. Sa relation au judaïsme rabbinique est loin d’être claire 111. Tous ces éléments penchent plutôt vers un Tryphon Juif synagogal. Cette impression générale est confirmée par l’attitude balancée que manifeste Tryphon sur plusieurs sujets. Pour lui, le Messie n’est pas divin, mais il a le titre de « Dieu », de « seigneur » et d’« adorable » 112 . Tryphon refuse dans un premier temps que le Messie partage la gloire divine, avant d’accepter cette idée 113. Il admet un Messie souffrant, mais pas sa mort sur la croix 114 . Sur les deux premiers sujets, le Dialogue confronte manifestement le binitarisme flou et minimal de Tryphon (synagogal ?) avec le binitarisme plus net et plus radical de Justin (chrétien). Sur le troisième, la déclaration de Tryphon constitue la plus ancienne attestation d’un messianisme juif souffrant à l’extérieur du Nouveau Testament, ce motif n’apparaissant chez les rabbins qu’à une date plus tardive 115. Si S. C. Mimouni. » Il écarte cependant cette hypothèse en soulignant le fait que les erreurs de Justin portent « sur le texte biblique lui-même et sur des aspects élémentaires de la langue hébraïque » (p. 114). 108. Voir Justin Martyr, Dialogue avec Tryphon, éd. P. Bobichon, t. I, Fribourg, 2003, p. 97. 109. Voir Justin Martyr, Dialogue avec Tryphon, éd. P. Bobichon, t. I, Fribourg, 2003, p. 87. 110. Voir Justin Martyr, Dialogue avec Tryphon, éd. P. Bobichon, t. I, Fribourg, 2003, p.  94‒97. 111. Voir Justin Martyr, Dialogue avec Tryphon, éd. P. Bobichon, t. I, Fribourg, 2003, p.  92‒94. 112.  Justin , Dialogue avec Tryphon 38, 1 ; 48, 1 (le Messie n’est pas divin) ; 64, 1 ; 68, 4 et 9 (il a les titres de Dieu, de seigneur et d’adorable). 113.  Justin , Dialogue avec Tryphon 65, 1 (rejet de l’idée que le Messie partage la gloire divine) ; 65, 7 (acceptation de cette même idée). 114.  Justin , Dialogue avec Tryphon 36, 1 ; 39, 7 ; 68, 9 ; 89, 2 ; 90, 1 (acceptation du Messie souffrant) ; 10, 3 ; 38, 1 ; 89, 2 ; 90, 1 (rejet de la mort sur la croix). Voir également sur tous les points abordés dans nos notes 112‒114 Justin Martyr, Dialogue avec Tryphon, éd. P. Bobichon, t. I, Fribourg, 2003, p. 84. 115.  Voir M. Pickup, « The Emergence of the Suffering Messiah in Rabbinic Literature », dans J. Neusner (Ed.), Approaches to Ancient Judaism, vol. 11, Philadelphie/Pennsylvanie, 1997, p.  143‒162. La these d’I.  K nohl , qui soutient l’existence d’un Messie souffrant à Qumran, est insuffisamment étayée : The Messiah before Jesus : The Suffering Servant of the Dead See Scrolls, Berkeley/Californie, 2000.

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le Dialogue fait ressortir des différences entre ses deux protagonistes, c’est souvent au sein d’une matrice commune : Tryphon relève d’une forme de judaïsme qui est très proche du christianisme. L’un des Pères dont la relation au judaïsme a été la plus étudiée est certainement Origène. Les commentateurs ont d’abord privilégié les influences en provenance du judaïsme alexandrin, c’est-à-dire principalement Philon. Ils se sont tournés ensuite vers le judaïsme palestinien rabbinique, contemporain d’Origène, qui a séjourné pendant de nombreuses années à Césarée 116. Il n’est pas sûr que tous les matériaux juifs d’Origène relèvent d’une logique binaire : soit issus du passé philonien, soit issus des rabbins contemporains. C’est le cas par exemple d’une opinion qu’Origène attribue à son maître juif (ho hebraios) et qui identifie les deux séraphins d’Is 6, 2‒3 au « fils unique de Dieu » et à « l’esprit saint » 117. On imagine mal un rabbin soutenir une telle opinion. Ce maître juif serait-il un judéochrétien ou un Juif synagogal qui croit en deux hypostases angéliques de la divinité et dont la croyance est reformulée par Origène en termes plus chrétiens 118 ? Jérôme est réputé pour sa connaissance du judaïsme rabbinique. Les correspondances entre ses matériaux exégétiques juifs et ceux des rabbins sont nombreuses et précises 119. Il identifie les pharisiens du passé avec les rabbins de son temps et il mentionne explicitement la birkat ha-minim 120. Dans l’une de ses lettres, Jérôme parle de deuterotai et de sofoi qui ont une position dominante dans la synagogue contemporaine 121. Il serait tentant d’identifier ces deux catégories de savants aux rabbins. S. Schwartz a proposé de voir dans cette lettre de Jérôme une des attestations qui prouvent la progression de l’influence des rabbins dans la Palestine de l’époque 122 . Mais, comme le note S. Schwartz lui-même, le cas de Jérôme, pourtant plus clair que celui de Justin et d’Origène, n’est pas entièrement univoque. Pourquoi Jérôme, qui ne manque pas de souligner ses connaissances en 116. Voir A. Tzvetkova-Glaser , Pentateuchauslegung bei Origenes und den frühen Rabbinen, Francfort-sur-le-Main, 2010, p.  17‒31. 117.  Origène , De principiis (Peri Archôn) 1. 3. 4. 118.  Voir G. Stroumsa, « Le couple de l’ange et de l’esprit : traditions juives et chrétiennes », dans Savoir et salut, Paris, 1992, p.  23‒41. 119.  Voir par exemple, dans le cadre limité du livre de la Genèse, E. Grypeou, H. Spurling, The Book of Genesis in Late Antiquity. Encounters between Jewish and Christian Exegesis, Leyde-Boston, 2013, p.  95,  234‒235,  320,  353,  356‒359 et 433. 120.  Voir S. J. D. Cohen, « Were Pharisees and Rabbis the Leaders of Communal Prayer and Torah Study in Antiquity ? The Evidence of the New Testament, Josephus, and the Early Church Fathers », dans The Significance of Yavneh and Other Essays in Jewish Hellenism, Tübingen, 2010, p. 280. 121.  Jérôme , Lettre  121 à Algasia. 122. S. Schwartz , « Rabbinization in the Sixth Century », dans P. Schäfer (Ed.), The Talmud Yerushalmi and Graeco-Roman Culture, III, Tübingen, 2002, p.  63‒64.

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hébreu, évoque-t-il ces deuterotai en langue grecque, alors que les langues dominantes des rabbins sont l’hébreu et l’araméen ? Il est possible que nous ayons affaire à des « experts » juifs qui parlent le grec et qui sont proches des milieux rabbiniques, sans être de véritables membres du mouvement rabbinique 123. Un des sujets juifs qui préoccupe les Pères et sur lesquels ils apportent des éclairages importants est la figure du patriarche. De manière plus générale, le patriarche est le personnage juif qui occupe la place la plus grande dans les sources non-juives, à l’inverse des rabbins dont la présence dans ces sources est très négligeable 124 . Dans un article récent, nous avons essayé de montrer que le patriarche, au cours des IIIe‒IVe siècles, s’est éloigné des cercles des rabbins pour se rapprocher du judaïsme synagogal 125. Les déclarations des Pères sur le patriarche documentent en partie cette évolution. Les sources patristiques permettent de brosser un portrait du patriarche et du patriarcat. Gamaliel est le premier des patriarches 126. Ce dernier est un quasi-roi qui applique la peine de mort, sans l’accord de l’empereur 127. Il envoie des émissaires en diaspora, qui prélèvent les dîmes et les prémices et déposent les fonctionnaires synagogaux 128. Le patriarche est riche, corrompu, débauché et exerce un pouvoir oppresseur sur les Juifs 129. Il est traité de nain ou de jeune garçon efféminé 130. L’approche synchronique des sources patristiques, que nous venons de privilégier, doit être cependant nuancée. Le patriarche de l’époque d’Origène (185‒253) est certes décrit comme un souverain, mais il ne semble pas avoir de pouvoir sur les synagogues ou sur la diaspora. Eusèbe de Césarée (265‒339) mentionne les émissaires juifs, mais sans les associer au patriarche et sans leur attribuer un pouvoir sur les synagogues. Il faut attendre Épiphane de Salamine 123. S. Schwartz , « Rabbinization in the Sixth Century », dans P. Schäfer (Ed.), The Talmud Yerushalmi and Graeco-Roman Culture, III, Tübingen, 2002, p.  64‒65. Selon S.  Schwartz, les sophoi seraient en revanche identiques aux rabbins ou incluent ces derniers. Il note aussi que le vocabulaire de Jérôme reflète bel et bien la terminologie des rabbins : même si les deuterotai ne sont pas des rabbins, cet emploi du vocabulaire rabbinique atteste leur progression dans la Palestine de l’époque. 124.  Voir L. I. L evine , « The Status of the Patriarch in the Third and Fourth Centuries », dans Journal of Jewish Studies 47 (1996), p. 1. 125. Voir notre article « Entre judaïsme rabbinique et judaïsme synagogal : la figure du patriarche », dans Judaïsme ancien/Ancient Judaism 1  (2013), p.  65‒130. 126. Voir Épiphane de Salamine , Panarion 30, 4, 3. Gamaliel est présenté comme l’ancêtre du patriarche Ellêl, qui est au cœur du récit d’Épiphane. 127. Voir Origène , Epistula ad Africanum 20. Voir aussi Jérôme , Epistulae 57, 3. 128. Voir Épiphane de Salamine , Panarion 30, 11, 1 et 4. 129. Voir Épiphane de Salamine , Panarion 30, 7, 5 ; Jean Chrysostome , Contra judaeos et gentiles 16 ; Palladius , Vita S. Joannis Chrysostomi 15. 130. Voir Eusèbe de Césarée , Commentarius in Isaiam 29 ; Jérôme , Commentarius in Isaiam 3, 4.

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(310‒403) pour avoir des émissaires au service du patriarche, envoyés en diaspora et avec autorité sur les fonctionnaires synagogaux 131. Le patriarcat est enfin un enjeu important pour les Pères, parce qu’il pourrait constituer un rival de Jésus : le vrai descendant de David est-il le Messie Jésus ou le patriarche 132 ? Certains rabbins sont également critiques à l’égard des prétentions dynastiques des patriarches, mais les Pères ne citent pas ces traditions critiques, soit de manière volontaire, soit plus vraisemblablement par ignorance 133. Ils mentionnent en revanche une exégèse juive de Ps 89, 5, qui justifie l’ascendance davidique du patriarcat et qui est absente des sources rabbiniques. D. Goodblatt estime que cette tradition favorable aux patriarches provient de milieux juifs non rabbiniques, suffisamment proches des Pères pour que leur interprétation soit préservée par eux 134 . En lien avec la question du patriarche, le récit qu’Épiphane de Salamine consacre à la figure du comes Joseph a aussi son intérêt propre. Joseph était l’un des proches conseillers de deux patriarches : Hillel et Juda 135. Sur le premier d’entre eux, il est témoin d’un événement étonnant : le patriarche mourant demande à recevoir le baptême en secret 136. Un peu plus tard, Joseph découvre qu’il possédait des écrits chrétiens, notamment un Évangile de Matthieu en hébreu 137. Le deuxième patriarche, successeur de Hillel, fait de lui son envoyé dans les synagogues de diaspora, auprès desquelles il exerce son autorité 138. Joseph décrit la jeunesse de Juda, sa corruption morale et son emploi de la magie pour séduire des femmes chrétiennes 139. Bien que son cœur se soit endurci à de nombreuses reprises, Joseph finit par étudier les Évangiles. Découvert, il est amené dans une synagogue, flagellé et jeté dans un fleuve. Ayant échappé à la mort, il se convertit 140. Il

131.  Origène , Epistula ad Africanum 20 ; Eusèbe de Césarée , Commentarius in Isaiam 18, 1 ; Épiphane de Salamine , Panarion 30, 11, 1 et 4 ; S. J. D. Cohen, « Pagan and Christian Evidence on the Ancient Synagogue », dans The Significance of Yavneh and Other Essays in Jewish Hellenism, Tübingen, 2010, p.  257‒258. 132. Voir Origène , De principiis 4, 1, 3 ; Jérôme , Tractatus de Psalmo 88 ; Cyrille de Jérusalem, De Christo incarnato, Catechesis, 12, 17 ; Théodoret de Cyr , Eranistes 1. 133.  Voir M. Jacobs , Die Institution des jüdischen Patriarchen, Tübingen, 1991, p. 341. Voir également D. Goodblatt, The Monarchic Principle. Studies in Jewish Self-Government in Antiquity, Tübingen, 1994, p. 172. 134. D. Goodblatt, The Monarchic Principle. Studies in Jewish Self-Government in Antiquity, Tübingen, 1994, p. 147 et 171. 135.  Épiphane de Salamine , Panarion 30, 4, 3 et 7, 2. 136.  Épiphane de Salamine , Panarion 30,  4, 5‒7 et 6,  1‒5. 137.  Épiphane de Salamine , Panarion 30, 6, 9. 138.  Épiphane de Salamine , Panarion 30,  11,  2‒4. 139.  Épiphane de Salamine , Panarion 30,  7, 1‒8,  10. 140.  Épiphane de Salamine , Panarion 30,  10,  9 et 11,  4‒7.

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est ensuite envoyé en Galilée par Constantin pour y construire des Églises, où il se heurte à l’opposition (magique) des Juifs 141. Il est difficile d’évaluer la valeur historique de ce récit, qui fait la part belle au surnaturel et qui comporte également une dimension idéologique et typologique 142 . Il présente néanmoins un judaïsme bien réel, celui des patriarches et des synagogues et non celui des rabbins, qui sont complètement absents de l’histoire racontée. La proximité de ce judaïsme avec les milieux chrétiens est forte, même si le texte fait la part belle à la rivalité voire au conflit entre les deux religions. Ce dernier se traduit notamment sur le plan de la magie (magie juive contre magie chrétienne, usage du Tétragramme contre celui du nom de Jésus) et par la punition de Joseph dans le cadre de la synagogue. L’antagonisme se déploie donc autour des symboles et des lieux de culte. La conversion d’un patriarche au christianisme reste difficile à admettre. Elle s’inspire certainement de l’épisode des Actes des apôtres où Rabban Gamaliel manifeste une certaine compréhension à l’égard du christianisme naissant (Ac 5,  34‒39). Elle exprime aussi la victoire du vrai descendant de David (Jésus) sur le faux (le patriarche). La conversion de Joseph est plus difficile à contester. À partir du IVe siècle, les auteurs chrétiens s’expriment également sur la synagogue. Ils la comparent au Temple et soulignent sa sacralité. Ils mentionnent en son sein la présence des prêtres et des rouleaux. Elle est un lieu de spectacle pendant les fêtes, avec des manifestations théâtrales, des acteurs et des danseurs. Elle est aussi un lieu de guérison et de magie 143. Le témoignage de Jean Chrysostome sur les chrétiens d’Antioche est particulièrement éclairant. Certains de ses fidèles assistent au service synagogal, qui devait se faire en grec et qui attire notamment par son caractère théâtral 144 . Ils sont convaincus que la synagogue est un lieu sacré à cause de la présence des rouleaux 145. Un serment prononcé à la synagogue revêt pour eux plus de valeur 146. Ils se rendent aussi à la synagogue pour être guéris 141.  Épiphane de Salamine , Panarion 30,  11,  8‒12,  9. 142.  Pour l’aspect historique, voir G. Stemberger , Juden und Christen im Heiligen Land. Palästina unter Konstantin und Theodosius, Munich, 1987, p.  66‒73. Pour l’aspect idéologique et typologique, voir E. Reiner , « Ḥotmo shel kristos u-mirqaḥat ha-sam she-kashela : Yosef ha-qomes ish ṭeberya we-ha-siaḥ ha-yehudinoṣri be-galil ba-me’a ha-rebi‘it », dans L.  I. L evine (Ed.), Reṣef u-temura. Yehudim we-yahadut be-ereṣ yisra’el ha-bizanṭit-noṣrit, Jérusalem, 2004, p.  355‒386. 143.  Voir S. J. D. Cohen, « Pagan and Christian Evidence on the Ancient Synagogue », dans The Significance of Yavneh and Other Essays in Jewish Hellenism, Tübingen, 2010, p.  244‒265. 144.  Voir S. J. D. Cohen, « Pagan and Christian Evidence on the Ancient Synagogue », dans The Significance of Yavneh and Other Essays in Jewish Hellenism, Tübingen, 2010, p.  253‒254. 145.  Jean Chrysostome , Adversus Judaeos 1, 3, 3 ; 1, 5, 2 ; 6, 6, 8 ; 6, 7, 2. 146.  Voir R. L. Wilken, John Chrysostom and the Jews : Rhetoric and Reality in the Late 4 th Century, Berkeley/Californie, 1983, p.  79‒83.

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grâce aux incantations et aux amulettes juives 147. Il est peu probable que ce témoignage concerne des synagogues d’obédience rabbinique. C. L’époque du christianisme dominant Le droit romain postclassique et tout particulièrement les textes du Code théodosien (438) sur les Juifs ont fait l’objet d’une étude approfondie de C. Nemo-Pekelman 148. Ils nous font connaître un judaïsme plus conforme à la définition du judaïsme synagogal qu’à celle du judaïsme rabbinique. Les rabbins ne sont pas mentionnés explicitement dans ce corpus. Le patriarche (jusqu’à sa disparition en 425) et les synagogues y occupent au contraire une place importante 149. Au sein des communautés juives, le corpus juridique romain met en évidence l’existence de deux élites, parfois en tension l’une avec l’autre, celle des Pères des synagogues et celle des Juifs bien introduits dans les cercles du pouvoir, au niveau impérial comme au niveau local (Juifs curiales, fonctionnaires et clarissimes) 150. En traitant séparément les problèmes de la conversion et de la circoncision, il envisage la possibilité d’une conversion sans circoncision, ce qui n’est pas conforme à la halakha rabbinique 151. Il suggère aussi qu’une partie de l’élite juive pratiquait le mariage à la romaine 152 . 147.  Jean Chrysostome , Adversus Judaeos 8,  5, 6 ; 8,  8, 7‒9. Sur la synagogue comme lieu de pratiques magiques, voir G. Bohak , Ancient Jewish Magic. A History, Cambridge, 2008, p.  314‒322. 148.  C. Nemo -Pekelman, Rome et ses citoyens juifs (IVe‒Ve siècles), Paris, 2010. Voir également du même auteur « Le législateur chrétien a-t-il persécuté les juifs ? », dans M.-F. Baslez (Ed.), Chrétiens persécuteurs. Destructions, exclusions, violences religieuses au IVe siècle, Paris, 2014, p. 139‒162. Nous remercions vivement Capucine Nemo-Pekelman de nous avoir fait part de ses réflexions sur le judaïsme synagogal dans le Code théodosien (courrier électronique du 18/07/2013), que nous reprenons ici. 149. Voir notamment les passages qui mettent en relation le patriarche et la synagogue : Code théodosien 16, 8, 2. 13. 22. 29. 150.  Concernant la deuxième élite, voir C. Nemo -Pekelman, Rome et ses citoyens juifs (IVe‒Ve siècles), Paris, 2010, p.  168‒178 (« Les citoyens juifs au service de l’empire »). 151. Voir Code théodosien 16, 8, 1. 4 ; C. Nemo -Pekelman, Rome et ses citoyens juifs (IVe‒Ve siècles), Paris, 2010, p.  163‒164 et « Le législateur chrétien a-t-il persécuté les juifs ? », dans M.-F. Baslez (Ed.), Chrétiens persécuteurs. Destructions, exclusions, violences religieuses au IVe siècle, Paris, 2014, p.  144‒146. 152.  Voir par exemple Code justinien 1, 9, 7 qui interdit aux citoyens romains juifs de se marier selon le droit juif. Cette constitution, qui date de 393, répond vraisemblablement à la demande des milieux juifs romanisés et rend possible des mariages avec des non-juifs. De manière plus générale, le petit nombre de domaines où l’on note un conflit entre loi juive et loi romaine suggère que les Juifs synagogaux devaient être acculturés au droit environnant (grec ou romain) pour le droit de la personne, des obligations, des biens…

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L’époque byzantine est marquée, à première vue, par un durcissement des relations entre les Juifs et les chrétiens. La législation impériale est de moins en moins favorable aux Juifs, au point qu’on peut légitimement se demander si elle ne relève pas d’une démarche de persécution 153. Ces lois touchent notamment les élites juives au service de l’Empire 154 . Elles ne laissent pas les Juifs sans réaction : ils font jouer leurs réseaux et manifestent leur mécontentement (par exemple contre les effets pervers de la législation nouvelle) dans le cadre du système juridique romain 155. Les relations entre les Juifs et les chrétiens peuvent prendre un caractère violent, même si des cas de coexistence pacifique sont également attestés 156. Les agressions chrétiennes sont les mieux documentées. Elles se traduisent notamment par des destructions de synagogues. Ces dernières sont attestées en diaspora par trois groupes de sources : les lois romaines, la documentation archéologique et la littérature chrétienne. Ces trois groupes ne se recoupent cependant jamais. Les destructions sont la plupart du temps des initiatives locales, prises sous l’impulsion de l’évêque 157. Du côté juif, on lapide parfois celui qui apostasie vers le christianisme : une constitution de Constantin (18 octobre 329) condamne au bûcher les auteurs d’une telle lapidation 158. On peut mentionner aussi l’affaire qui s’est déroulée à Alexandrie en 414 : les Juifs dénoncent un maître d’école chrétien Hiérax, que le préfet arrête et fait torturer publiquement. Après les menaces de l’évêque Cyrille, ils massacrent des chrétiens aux environs d’une église 153. Voir C. Nemo -Pekelman, « Le législateur chrétien a-t-il persécuté les juifs ? », dans M.-F. Baslez (Ed.), Chrétiens persécuteurs. Destructions, exclusions, violences religieuses au IVe siècle, Paris, 2014, p.  139‒162. 154. Voir C. Nemo -Pekelman, « Le législateur chrétien a-t-il persécuté les juifs ? », dans M.-F. Baslez (Ed.), Chrétiens persécuteurs. Destructions, exclusions, violences religieuses au IVe  siècle, Paris, 2014, p.  158‒160. 155. Voir C. Nemo -Pekelman, « Le législateur chrétien a-t-il persécuté les juifs ? », dans M.-F. Baslez (Ed.), Chrétiens persécuteurs. Destructions, exclusions, violences religieuses au IVe siècle, Paris, 2014, p. 150, 156 et 162. Selon le même auteur, ce sont principalement les réactions juives qui expliquent la moderation relative du législateur romain. 156.  Voir sur la région du Golan l’ouvrage de R. C. Gregg – D. Urman, Jews, Pagans, and Christians in the Golan Heights. Greek and Other Inscriptions of the Roman and Byzantine Eras, Atlanta/Géorgie, 1996. Certains chercheurs ont une approche plus globale et perçoivent les relations entre Juifs et chrétiens comme essentiellement amicales, voire estiment, toujours dans la perspective précédente, que judaïsme et christianisme ne sont même pas véritablement différenciés avant la fin de l’Antiquité : voir S. Schwartz , The Ancient Jews from Alexander to Muhammad, Cambridge, 2014, p. 162. 157. Sur tous ces points, voir P. L anfranchi, « Des paroles aux actes. La destruction des synagogues et leur transformation en églises », dans M.-F. Baslez (Ed.), Chrétiens persécuteurs. Destructions, exclusions, violences religieuses au IVe siècle, Paris, 2014, p.  311‒335. 158. Voir Code théodosien 16, 8, 1.

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portant le nom d’Alexandre 159. La persécution des chrétiens de Najrān, en Arabie, par le roi du Ḥimyar Joseph (522‒523), se fait avec la participation voire sous l’influence directe de prêtres en provenance de Tibériade 160. Dans tous ces conflits, les rabbins ne sont guère présents. Paradoxalement, l’époque byzantine voit également le judaïsme palestinien (mais aussi en partie diasporique) prospérer et connaître des évolutions significatives 161. La plupart de ces mutations tournent autour de la synagogue et de la communauté juive locale et elles ne sont pas sans rapport avec le christianisme, comme l’ont souligné plusieurs auteurs 162 . La période des IVe‒VIIe siècles est marquée par l’édification de nombreuses synagogues monumentales en Palestine. La synagogue connaît un rôle religieux et une sacralité croissants. Elle a souvent un plan basilical et des décorations variées. Elle est construite et entretenue par les villageois. Toujours en lien avec la synagogue, on peut noter l’importance croissante des symboles, comme la menora et l’apparition d’une nouvelle poésie liturgique, le piyyuṭ. La période byzantine en Palestine voit aussi le développement ou la renaissance de certains genres littéraires comme les Midrashim aggadiques et les apocalypses. Sur tous ces points, les parallèles avec le christianisme sont frappants 163. Les commentateurs hésitent à les interpréter comme une preuve de l’influence directe du christianisme sur les Juifs ou comme l’effet indirect d’un contexte économique et culturel commun aux deux religions 164 . La période est en tout cas marquée clairement par un 159. Voir Socrate , Histoire ecclésiastique 7,  13,  4 et 13‒15. 160.  Voir C. J. Robin, « Quel judaïsme en Arabie ? », dans C. J. Robin (Ed.), Le judaïsme de l ’Arabie antique, Turnhout, 2014, p.  116‒119. 161.  Sur la prospérité des Juifs à l’époque byzantine, mais aussi sur le caractère ambivalent de cette période, voir L. I. L evine , Visual Judaism in Late Antiquity. Historical Contexts of Jewish Art, New Haven-Londres, 2012, p.  179‒205. 162. Voir S. Schwartz , Imperialism and Jewish Society, 200 B.C.E. to 640 C.E., Princeton/New Jersey-Oxford, 2001, p.  177‒289 ; L.  I. L evine , « Ben Roma le-bizanṭiyyon be-toledot ‘am yisra’el : ti‘ud meṣi’ut u-feriyyodizaṣiyya », dans L. I. L evine (Ed.), Reṣef u-temura. Yehudim we-yahadut be-ereṣ yisra’el ha-bizanṭitnoṣrit, Jérusalem, 2004, p.  7‒48 ; O.  I rshai, « “‘Ateret rosho ke-hod ha-melukha ṣanuf ṣefirat shesh le-khabod u-le-tif ’eret” : li-meqomah shel ha-kehunna ba-ḥ. ebra ha-yehudit shel shilhe ha-‘et ha-‘atiqa », dans L. I. L evine (Ed.), Reṣef u-temura. Yehudim we-yahadut be-ereṣ yisra’el ha-bizanṭit-noṣrit, Jérusalem, 2004, p.  82‒106 ; J. Magness , « Heaven on Earth : Helios and the Zodiac Cycle in Ancient Palestinian Synagogues », dans Dumbarton Oaks Papers 59  (2005), p.  7‒8 et 13‒21. 163.  Voir L. I. L evine , « Ben Roma le-bizanṭiyyon  be-toledot ‘am yisra’el :  ti‘ud meṣi’ut u-feriyyodizaṣiyya », dans L.  I. L evine (Ed.), Reṣef u-temura. Yehudim weyahadut be-ereṣ yisra’el ha-bizanṭit-noṣrit, Jérusalem, 2004, p.  35‒47. 164. Sur cette hésitation, voir L. I. L evine , « Ben Roma le-bizanṭiyyon  betoledot ‘am yisra’el :  ti‘ud meṣi’ut u-feriyyodizaṣiyya », dans L.  I. L evine (Ed.), Reṣef u-temura. Yehudim we-yahadut be-ereṣ yisra’el ha-bizanṭit-noṣrit, Jérusalem, 2004, p.  34‒35. Le choix de l’explication (entre influence directe et effet indirect) peut également varier selon le sujet considéré. S. Schwartz est un partisan clair

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judaïsme centré sur la synagogue et qui doit beaucoup d’une manière ou d’une autre au christianisme. La part des rabbins dans ces évolutions est généralement considérée comme mineure 165. Plusieurs sources chrétiennes qui évoquent l’époque byzantine ne font pas des rabbins les dirigeants des Juifs mais les prêtres 166. En conclusion, nous souhaitons revenir sur l’hypothèse d’un judaïsme synagogal, proposée par S. C. Mimouni, qui doit être comprise dans un certain contexte, celui des modèles historiographiques qui admettent un judaïsme divers après 70, dont les rabbins ne sont que l’une des composantes et pas nécessairement la plus importante. Elle constitue aussi l’aboutissement d’une certaine manière de concevoir la synagogue antique, comme une institution qui n’est pas contrôlée par les rabbins et qui exprime les valeurs d’un autre judaïsme à caractère mystique. Cette conception, issue des travaux d’E. Goodenough, a été à la fois confortée, approfondie, remaniée et critiquée par ses disciples. L’hypothèse synagogale restaure la thèse de Goodenough dans sa plénitude, tout en tenant compte de l’apport des disciples et de celui des études rabbiniques depuis la mort du maître ainsi que de la révision de la chronologie des synagogues archéologiques 167. Elle soutient donc qu’on ne peut comprendre le judaïsme non-rabbinique palestinien, si on ne met pas la synagogue au centre de ce judaïsme et qu’on ne peut comprendre non plus la synagogue palestinienne, sans tenir compte du fait qu’elle est largement indépendante du judaïsme des rabde l’influence directe, en soutenant que la culture juive de l’époque est un « christianisme recyclé » (repackaged Christianity) : Imperialism and Jewish Society, 200 B.C.E. to 640 C.E., Princeton/New Jersey-Oxford, 2001, p. 179. 165. De manière générale, les rabbins ne sont plus directement attestés en Palestine après l’époque amoraïque. La rédaction du Talmud Yerushalmi et des Midrashim aggadiques les plus anciens montre cependant que des cercles rabbi­ niques existent toujours dans la région (on peut aussi mentionner l’influence des rabbins sur les corpus du Targum et du piyyuṭ) : voir L. I. L evine , « Ben Roma le-bizanṭiyyon  be-toledot ‘am yisra’el :  ti‘ud meṣi’ut u-feriyyodizaṣiyya », dans L.  I. L evine (Ed.), Reṣef u-temura. Yehudim we-yahadut be-ereṣ yisra’el ha-bizanṭit-noṣrit, Jérusalem, 2004, p. 27 (notamment la note 69) et Visual Judaism in Late Antiquity. Historical Contexts of Jewish Art, New Haven-Londres, 2012, p.  208‒209,  219‒220 et 404‒405. Si l’on excepte le cas de la Babylonie, les rabbins semblent également peu présents en diaspora, comme en témoignent le petit nombre d’inscriptions diasporiques mentionnant le nom Rabbi ou Rab (onze occurrences uniquement), dont il n’est même pas sûr qu’elles renvoient à des rabbins du mouvement rabbinique : voir notre article « Qu’est-ce que le “judaïsme synagogal” ? », dans Judaïsme ancien/ Ancient Judaism 3  (2015), p.  101‒107. 166.  Voir O. Irshai, « “‘Ateret rosho ke-hod ha-melukha ṣanuf ṣefirat shesh lekhabod u-le-tif ’eret” : li-meqomah shel ha-kehunna ba-ḥ. ebra ha-yehudit shel shilhe ha-‘et ha-‘atiqa », dans L. I. L evine (Ed.), Reṣef u-temura. Yehudim we-yahadut be-ereṣ yisra’el ha-bizanṭit-noṣrit, Jérusalem, 2004, p.  71‒75. 167. Sur ce dernier point, voir S. Schwartz , Imperialism and Jewish Society, 200 B.C.E. to 640 C.E., Princeton/New Jersey-Oxford, 2001, p.  134‒136.

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bins. Elle amène à revisiter la question classique des relations entre les Juifs et les chrétiens dans l’Antiquité tardive, en tenant compte des deux faits suivants : les Juifs ne se réduisent pas aux rabbins et à leurs fidèles, les synagogues ne sont pas nécessairement des lieux de culte rabbiniques. Sur certaines croyances, comme le binitarisme, la conception mystique de la lumière, le péché originel ou la résurrection conçue comme une transformation en profondeur, le christianisme est plus proche du judaïsme synagogal que du judaïsme rabbinique. Cette proximité a une autre conséquence : certains textes rabbiniques lus habituellement en lien avec le christianisme concernent peut-être aussi et surtout le judaïsme synagogal. Ces textes abordent des sujets aussi divers que les minim (et la birkat haminim), le canon et la traduction de la Bible en grec, le Messie ou encore la circoncision. Une prière comme la qedusha, vraisemblablement issue du judaïsme synagogal, entretient des liens plus étroits avec le christianisme qu’avec le judaïsme rabbinique contemporain. À toutes les époques de son histoire ancienne (l’époque du Nouveau Testament, l’époque des Pères, l’époque byzantine), le christianisme est confronté aux Juifs synagogaux et pas uniquement aux pharisiens-rabbins du scénario historiographique traditionnel. Ce n’est même qu’en tenant compte de ce nouveau paramètre que cette histoire devient pleinement intelligible. Là aussi, Goodenough avait ouvert la réflexion en parlant d’un judaïsme prosélyte de la Diaspora, éloigné des normes rabbiniques, qui a favorisé la diffusion du christianisme, tout en s’opposant à lui sur la question de l’annulation de la loi et du Messie crucifié 168. Bibliographie P. S. A lexander , « The King Messiah in Rabbinic Judaism », dans J. Day (Ed.), King and Messiah in Israel and the Ancient Near East. Proceedings of the Oxford Old Testament Seminar, Sheffield, 1998, p.  456‒473. P. S. A lexander , « How Did the Rabbis Learn Hebrew », dans W. Horbury (Ed.), Hebrew Study from Ezra to Ben-Yehuda, Édimbourg, 1999, p.  71‒89. P. S. A lexander , « The Formation of the Biblical Canon in the Rabbinic Judaism », dans P. S. A lexander – J.-D. K aestli (Ed.), The Canon of Scripture in Jewish and Christian Tradition/Le canon des Écritures dans les traditions juives et chrétiennes, Lausanne, 2007, p.  57‒80. P. S. A lexander , « The Cultural History of the Ancient Bible Versions : The Case of Lamentations », dans N. De Lange – J. G. K rivoruchko

168.  E. R. Goodenough, Jewish Symbols in the Greco-Roman Period, I, Prince­ ton/New Jersey, 1953, p.  43‒44.

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L E MILIEU RABBINIQUE FACE AUX

DIVERSITÉS SOCIALES ET RELIGIEUSES EN PALESTINE ROMAINE DU I er AU IVe SIÈCLE DE NOTRE ÈRE Emmanuel Friedheim Département d ’histoire juive et du judaïsme contemporain au nom d ’Israël et de Golda Koschitzky, Université Bar Ilan

Abstract One of the fascinating questions in the study of Jewish society in Roman Palestine after the Great revolt against Rome concerns the standing of the rabbis in the Jewish people. To what extent was the community subject to the authority of the Sages of the Mishnah and Talmud and their literature ? Jewish society was never uniform, and although we do not possess orderly documents relating to those sectors that did not consider themselves subservient to the rabbis, these were undoubtedly important, as we learn from the trenchant theological and halakhic debates about them conducted by the Sages of the Mishnah and Talmud and archaeological finds as for instance the appearance of Sol Invictus on the mosaics of Galilean synagogues. On the other hand, the archeological discoveries, like the discovery of many ritual baths which correspond to the halakhic outlook of the rabbis concerning the purity laws, could just easily have convinced us to reach the opposite conclusions. The overall picture, therefore, seems to be ambivalent, and we must make every effort to avoid rash and sweeping conclusions concerning the relationship between the rabbis and their literature and the general Jewish society in late Roman Palestine Résumé Parmi les questions importantes préoccupant l’historien des Judéens après la destruction du Second Temple de Jérusalem en l’an 70, se pose celle de la place des rabbins au sein du peuple juif. Jusqu’à quel point la communauté juive fut-elle réellement à l’écoute des Sages de la Mishnah et du Talmud et de leur littérature ? La société juive ne fut jamais uniforme, et malgré le fait que nous ne possédons pas une littérature indépendante concernant ces groupes sociaux extra-rabbiniques, il est toutefois évident qu’ils furent importants, ainsi qu’il découle des débats rabbiniques tranchés, tant théologiques que juridiques, les concernant. Les trouvailles archéologiques, comme par exemple l’apparition de Sol Invictus, sur le sol des mosaïques des synagogues galiléennes, vont aussi Judaïsme et Christianisme chez les Pères de l’Église, éd. par Marie-Anne Vannier (JAOC 8), Turnhout 2015, p. 147-164. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.110702 ©

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dans ce sens. Ceci dit, d’autres vestiges archéologiques, notamment les découvertes de nombreux bains rituels en conformité aux lois rabbiniques, nous incitent à adopter des conclusions contraires. La réalité sociale et religieuse de la société juive des premiers siècles semble donc avoir été plurielle et complexe. Aussi, devons-nous nous méfier de tirer des conclusions parfois trop hâtives concernant les relations entre la classe rabbinique et l’ensemble de la société juive en Palestine romaine.

Où et comment devons-nous situer la classe rabbinique au sein de la société juive en terre d’Israël aux premiers siècles de l’ère commune ? Voilà une interrogation surprenante de prime abord, car si la période étudiée est habituellement perçue par l’historiographie juive en tant que « période de la Mishnah et du Talmud », on devrait donc placer nécessairement le milieu rabbinique, ainsi que son corpus littéraire, à la tête de la société juive. Étant admis qu’aucun autre ensemble littéraire juif d’envergure similaire, ne nous soit parvenu de cette époque, il découle donc manifestement que ses auteurs représentaient le courant social et religieux dominant de la société juive après la destruction du Second Temple (70) en Judée. Cette déduction, si cohérente en apparence, n’en est pas pour autant dépourvue de difficultés méthodologiques. Ne serions-nous pas victimes, en réalité, d’une illusion d’optique, imputable au fait que la seule littérature juive nous étant parvenue de l’époque de la Mishnah et du Talmud est précisément celle des Rabbins, infléchissant, peut-être à tort, notre regard sur la société de l’époque ? En effet, le fait que seule la littérature talmudique nous soit parvenue n’implique pas obligatoirement qu’il n’y ait eu d’autres littératures juives, signifiant l’existence de groupes sociaux différents, relevant sans doute d’une « élite » divergente, de celle des Sages, nécessitant peut-être un positionnement révisé de la classe rabbinique au sein de la société juive de l’époque. Comparativement, le regard des historiens sur la société juive de l’époque du Second Temple a considérablement évolué, après la révélation d’une « nouvelle » littérature inconnue jusqu’alors : les manuscrits de la mer Morte découverts en 1947. Il est communément admis par la recherche historique, que le milieu rabbinique vit son essor essentiellement à la suite de la dévastation du sanctuaire juif lors de la grande révolte des Juifs contre Rome (66‒73). Le pluralisme religieux caractérisant la société juive de la fin de la période du Second Temple parvint subitement à son terme avec la chute du Temple. Les Zélotes et les Sicaires qui portaient le flambeau de la révolte furent décimés. Les Esséniens furent également éradiqués par le pouvoir romain selon les écrits de Flavius Josèphe 1 et l’archéologie qumranienne si l’on 1.  Jean l’essénien était responsable des opérations militaires des insurgés dans le sud de la Judée. Il fut envoyé par le haut commandement de Jérusalem à Timna,

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accepte l’équation communément admise entre Essénisme et Qumranisme 2 . Les Sadducéens étaient modérés, opposés de longue date au courant pharisien 3, et ne combattirent pas le pouvoir romain, toutefois, il est juste d’envisager que tant leur dépendance que leur soumission totale visà-vis du sanctuaire les vouèrent à la perdition, une fois le Temple dévasté 4 . En bref, les Pharisiens, courant composé par les maisons d’Hillel et de Shammaï, survécurent au désastre et sous l’égide de Rabban Yohanan ben Zakkaï (70‒96) semblent avoir amorcé au concile de Yabné, la reconstitution d’une entité juive sous la coupole quasiment uniforme des anciens pharisiens 5. Rabban Gamaliel (96‒115) poursuivit l’œuvre de son prédécesLod, Jaffa et Emmaus (Flavius Josèphe , Guerre des Juifs II, 20, 4). Il combattit aussi à Ascalon où il trouva la mort (Flavius Josèphe , Guerre des Juifs III, 2,  1‒2). Josèphe stipule que les esséniens périrent sous la torture des Romains (Flavius Josèphe , Guerre des Juifs II, 8, 1). Après la grande révolte, nous n’entendons plus parler de la secte essénienne, aussi est-il permis de supposer qu’elle fut, en effet décimée par les Romains. Cela ne veut pas pour autant dire que la doctrine des esséniens ne survécut pas à la tourmente, cf. D. Goodblatt, « The Title “Nasi” and the Ideological Background of the Second Revolt », dans A. Oppenheimer – U.  R appaport (Ed.), The Bar Kokhba Revolt – A New Approach, Jérusalem 1984, p. 121, n. 37 ; 122 (héb.) ; Id., « Priestly Ideologies of the Judean Resistance », dans Jewish Studies Quarterly 3  (1996), p.  225‒249. 2. A. Dupont-Sommer , Les écrits esséniens découverts près de la mer Morte, Paris, 19905, p.  51‒81 ; P.  R. Davies , Behind the Essenes : History and Ideology in the Dead Sea Scrolls, Atlanta/Géorgie, 1987 ; D. R. Schwartz , « Qumran between Priestliness and Christianity », dans M. Broshi – S. Japhet – D. Schwartz – S. Talmon (Ed.), The Scrolls of the Judaean Desert – Forty Years of Research, Jérusalem, 1992, p. 178 (héb.) ; D. R. Schwartz , « The Dead Sea Sect and the Essenes », dans M. K ister (Ed.), The Qumran Scrolls and their World, II, Jérusalem, 2009, p.  601‒612 (héb.) ; M.  Broshi, « Daily Life at Qumran », dans M. K ister (Ed.), The Qumran Scrolls and their World, I, Jérusalem, 2009, p. 25 (héb.). 3. On se contentera ici de rapporter des sources rabbiniques faisant état de controverses entre pharisiens et sadducéens en date de la fin de la période du Second Temple, cf. par exemple : M Makkot 1, 6 ; M Menahot 10, 3 ; M Parah 3, 3 ; M Yadaïm 3, 6 ; 4, 7 ; M Niddah 4, 2 ; T Hagigah 3, 35 (éd. S. Lieberman, p. 394) ; T Sanhedrin 6, 6 (éd. M. S. Zuckermandel, p. 424) ; T Menahot 10, 23 (éd. M. S. Zuckermandel, p. 528) ; T Parah 3, 7 (éd. M. S. Zuckermandel, p. 632). Il n’est d’ailleurs pas exclu de considérer la Halakha des esséniens de Qumran comme sadducéenne, cf. Y. Sussman, « The History of Halakha and the Dead Sea Scrolls », dans M. Broshi – S. Japhet – D. Schwartz – S. Talmon (Ed.), The Scrolls of the Judaean Desert – Forty Years of Research, Jérusalem, 1992, p.  99‒127 (héb.) ; A. I. Baumgarten, « Who Were the Sadducees ? The Sadducees of Jerusalem and Qumran », dans I. M. Gafni – A. Oppenheimer – D. R. Schwartz (Ed.), The Jews in the Hellenistic-Roman World – Studies in Memory of M. Stern, Jérusalem, 1996, p.  393‒412 (héb.). 4. E. M ain, « Les Sadducéens vus par Flavius Josèphe », dans Revue biblique 97  (1990), p.  204‒205 ; E.  R egev, Sadducees and Their Halakhah : Religion and Society in the Second Temple Period, Jérusalem, 2004, p. 380ff. (héb.). 5. T Eduyot I, 1 (éd. Zuckermandel, p. 454) ; TB Shabbat 138b ; Yalkout Shimoni sur Amos, 547.

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seur, en contractant davantage le milieu rabbinique, puisqu’il relégua la maison de Shammaï au seuil de la normativité pharisienne, en entamant un processus de légifération du courant hillélite, devenu normatif par rapport à celui de Shammaï, devenu marginal 6. Le Talmud de spécifier alors que l’archétype des textes tannaïtiques repose sur l’enseignement de Rabbi Akiva, figure de proue du milieu rabbinique de Yabné 7. Est-ce à dire toutefois que ces éléments exclus par les Sages ne firent plus partie du peuple juif ? Ou bien, devrions-nous loin s’en faut, nuancer notre propos, en affirmant que ces Juifs issus, ou simples sympathisants, d’anciennes mouvances d’obédiance zélotes, sicaires, sadducéennes, esséniennes voire shammaïtes, furent exclus du mouvement rabbinique, mais continuèrent à évoluer au sein du peuple juif, véhiculant manifestement « l’authentique » message juif aux yeux de leur auditoire respectif. Les textes talmudiques font eux-mêmes état de relations acrimonieuses entre le milieu rabbinique du temps de la Mishnah et le mouvement des Amei ha-haretz 8, ainsi le texte éloquent rapporté en TB Pesahim 49a-b, stipulant 6.  Pour les sources primaires, cf. TJ Berakhot I, 7, 3b. Cette source talmudique affirme que quiconque transgresse les lois du courant hillélite est désormais passible de la peine capitale ! Décret hypothétique à cette époque, puisque bien avant la destruction du temple fut annulée la peine de mort en Israël (TB Shabbat 15a ; TB  Abodah Zarah 8b). Rabbi Tarfon sera fortement critiqué pour s’être conduit selon l’enseignement de l’école de Shammaï (M Berakhot I, 3 ; TJ Sheviit IV, 2, 35b) R. Eliézer ben Hyrcanos surnommé le « Shammaïte » sera excommunié pour avoir adopté une position halakhique marginalisée par Rabban Gamaliel (TB Baba Metsia 59b). Selon S. Safrai, il semblerait juste d’affirmer que le processus d’évincement de la Halakha shammaïte au profit de celle d’Hillel qui fut engagé à Yavné, n’aboutit en réalité définitivement qu’au temps de Ousha (150‒180), [cf.  S.  Safrai, In Times of Temple and Mishnah – Studies in Jewish History, II, Jérusalem, 1994, p. 382‒405 (héb.)] car en terme d’évolution des mentalités religieuses, conservatrices par définition, il faut manifestement du temps avant de récolter les fruits d’un tel processus, ainsi que le démontrent certaines sources talmudiques prouvant que des conceptions shammaïtes étaient même partagées par Rabban Gamaliel II en personne (M Betsa 2, 6 ; T Yom Tov 2,  12 [éd. Lieberman, p.  289‒290] ; M  Eduyot 3, 10 ; TB Yevamot 15a), par R. Akiva, son disciple, qui hésita parfois également à trancher la loi entre Hillel et Shammaï [T Sheviit 4, 21 (éd. Lieberman, p. 185) ; TB  Rosh ha-Shanah 14a-b], ou encore par R. Josué ben Hanania, d’ordinaire un hillélite convaincu (TB Yevamot 15b) et bien d’autres. Pour les raisons historiques à l’origine de ce processus d’éviction, cf. notre article, « Quelques facettes esséniennes chez Flavius Josèphe et la mystérieuse absence de l’historien de la littérature rabbinique », dans Sciences religieuses 28 (1999), p. 478, n. 11. 7. TB Sanhedrin 86a. 8. A. Oppenheimer , The Am ha-Aretz : A Study in the Social History of the Jewish People in the Hellenistic-Roman Period, Leyde, 1977 ; D. Jaffé , « Les “amei-ha-ares” durant le IIe et le IIIe siècle : état des sources et des recherches », dans Revue des études juives 161  (2002), p.  1‒40 ; D.  Jaffé , « Les synagogues des “amei ha-aretz” : hypothèses pour l’histoire et l’archéologie », dans Sciences religieuses 32 (2003),

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entre autres propos vindicatifs comme suit : « Si nous [= le milieu des rabbins] ne leur étions nécessaires pour leur commerce, ils nous tueraient. » Les sources rabbiniques font preuve de l’existence d’une élite galiléenne combattue vigoureusement par les sages du Talmud au IIIe siècle de l’ère chrétienne 9, affirmant notamment la présence à Tibériade de Juges ayant monnayé l’acquisition de postes octroyant pouvoir et responsabilités politiques 10. On évoquera également l’existence de rapports conflictuels avec les Judéo-Chrétiens exclus de la synagogue 11, ainsi les paroles incisives de Rabbi Tarfon, au Ier-IIe siècles en TB Shabbat 116a selon lequel, pour se sauver d’un danger de mort imminente, il serait disposé à trouver même p.  59‒82 ; D.  Rokeah, « Am-Haaretz, the Early Pietists (Hasidim), Jesus and the Christians », dans Y. Sussmann – D. Rosenthal (Ed.), Mehqerei Talmud : Talmudic Studies Dedicated to the Memory of Professor Ephraim E. Urbach, vol. III/2, Jérusalem, 2005, p.  876‒903 (héb.). 9. G. A lon, « Those Appointed for Money : The History of the Various Juridical Authorities in Eretz-Israel in the Talmudic Period », dans G. A lon, Jews, Judaism, and the Classical World : Studies in Jewish History in the Times of the Second Temple and Talmud, Jérusalem, 1977, p.  374‒435. 10. TJ Bikkourim III, 3 (65d) ; Midrash Shmouel 7, 7 (éd. S. Buber, p. 34b), Ce texte relève du IIIe siècle, toutefois la critique acerbe des Rabbins vis-à-vis de dirigeants qui pressurent la collectivité est déjà décriée au IIe siècle, notamment par R. Akiva affirmant que quiconque se place au-dessus de la communauté au nom de la Torah est comparable à une charogne placée sur le bas-côté du chemin, quiconque passe devant elle se bouche le nez (en raison de son odeur nauséabonde) et s’en éloigne, cf. Abot de-Rabbi Nathan, 11 (Version A, éd. S. Schechter, p. 46). En TB  Hagigah 5b, le texte stipule que Dieu pleure chaque jour face à la présence d’un homme public méprisant la collectivité. Selon les Sages du IIIe siècle, nommer un juge (dayan) malhonnête en revient à planter un arbre destiné à l’idolâtrie (Ashéra), cf. TB Sanhedrin 7b ; TB Abodah Zarah 52a. Selon R. Jonathan (IIIe siècle), tout juge dépourvu d’intégrité provoque le départ de la présence divine au sein du peuple juif. (TB Sanhedrin 7a) Selon R. Shimon b. Laquish (IIIe siècle) les juristes juifs de tout genre (juges et avocats) sont corrompus et Dieu ne pourra siéger parmi le peuple juif qu’une fois les juges iniques et les policiers corrompus disparus, cf. TB Shabbat 139a. R. Nathan, au IIe siècle, affirmait déjà que tout juge soudoyé ne mourra qu’après avoir été frappé préalablement de cécité, cf. Mekhilta de-Rabbi Ishmaël, Massekhta de-Khaspa Michpatim 20 (éd. Horovitz-Rabin, p. 328). Quant à R. Yossi b. Elisha (œuvrant probablement dans la seconde moitié du IIe siècle), il devait affirmer comme suit : « Si tu vois une génération affligée de malheurs, inspecte [= l’intégrité] les juges d’Israël, car tout malheur arrivant dans ce monde est causé [dû] par les juges d’Israël » (TB Shabbat 139a). Tous ces textes, et bien d’autres encore, font état de la complexité d’une réalité diamétralement opposée à l’idéal des rabbins, mettant en exergue la présence d’une classe dirigeante en marge du milieu rabbinique, étant susceptible, le cas échéant, de lui être préjudiciable, cf. à ce propos notre étude, « Politique et rabbinisme en Palestine romaine : opposition, approbation et réalités historiques », dans Theologische Zeitschrift 59  (2003), p.  97‒112. 11. D. Jaffé , Le judaïsme et l ’avènement du christianisme. Orthodoxie et hétérodoxie dans la littérature talmudique Ier-IIe siècle, Paris, 2005 ; D. Jaffé , Le Talmud et les origines juives du christianisme : Jésus, Paul et les judéo-chrétiens dans la littérature talmudique, Paris, 2007.

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refuge dans un temple païen, mais en aucun cas ne s’autoriserait à franchir le seuil d’un lieu de culte judéo-chrétien. De nombreux passages tannaïtiques et midrashiques de l’époque du Talmud, dévoilent également la présence de Judéo-païens devenus idolâtres notamment après la défaite de l’insurrection juive de Bar Kokhba (après l’an 135 de l’ère commune), un phénomène du reste confirmé par des sources épigraphiques 12 . Les textes talmudiques attestent l’existence de Juifs devenus apostats 13, de Juifs maudissant et insultant le dieu unique 14 . La présence grandissante de meurtriers Juifs, notamment au Ier siècle de l’ère commune est évoquée par les textes talmudiques 15. D’autres Juifs, devinrent volontairement gladiateurs par impécuniosité en la seconde moitié du IIIe siècle 16, une période connue dans l’histoire de l’empire romain comme un large moment de crise à caractère politique, militaire et économique. On notera par ailleurs que certains Juifs aimaient sans doute passer du bon temps en assistant à ces combats de gladiateurs vivement décriés par les Sages 17. La société juive de 12. E. Friedheim, « Jewish Idolaters in Eretz-Israel during the Mishnah and Talmud Periods », dans R. M argolin (Ed.), Proceedings of the Twelfth World Congress of Jewish Studies, Division B : History of the Jewish People, Jérusalem, 2000, p. 21‒44 (héb.) ; E. Friedheim, Rabbinisme et paganisme en Palestine romaine. Étude historique des Realia talmudiques (Ier-IVe siècles), Leyde-Boston, 2006, p.  25‒67. 13. T Demaï 2, 4 (éd. Lieberman, p. 69) ; T Houllin 1, 1 (ed. Zuckermandel, p. 500) ; TJ Sanhedrin 10, 7, 29d ; TB Erubin 69a ; TB Qiddushin 18a ; TB Abodah Zarah 54a. 14.  Cantiques Rabba 1, 39 (6) (éd. Dunsky, p. 32). 15. M Sotah 9, 9. 16. TJ Gittin 4, 9, 46a-b ; TB Gittin 46b-47a. 17. T Abodah Zarah 2 :5‒7 (éd. Zuckermandel, p.  462) ; 7 : « Quiconque siège dans le stade [= cirque/amphithéâtre romain où se produisent les combats de gladiateurs] est un assassin » ; TJ Abodah Zarah 1, 7, 40a ; TB Abodah Zarah 18b. Ces lois prouvent que des Juifs assistaient aux jeux du cirque car sinon elles n’auraient pas lieu d’être, et que les rabbins voulurent endiguer cette réalité. La présence de spectateurs juifs est d’ailleurs historiquement attestée, ainsi l’exemple de Juifs qui prirent activement part aux activités de l’arène, cf. Z. Weiss , « The Jews of Ancient Palestine and the Roman Games : Rabbinic Dicta vs. Communal Practice », dans Zion – A Quarterly for Research in Jewish History 66  (2001), p.  439‒443 (héb.). Rappelons à ce propos le cas d’un Juif, dénommé ou surnommé παντόκακος, qui travaillait dans le théâtre de Césarée-Maritime, cf. TJ Taanit 1, 4 (64a) ; Lévitique Rabba 34, 14 ; S. Lieberman, Greek in Jewish Palestine, New York, 1950, p.  32‒33 : « We have here an excellent picture of a man who was of the dregs of Jewish society in Caesarea. The one man adorns the theatre, engages the hetaerae, takes care of their clothes and teaches them to dance and to play. We probably have before us a mime or a pantomimist of a small theatre in Caesarea. » Cf. plus récemment, Z.  Weiss , « The Jews and the Games in Roman Caesarea », dans A. R aban – G.  Holum (Ed.), Caesarea Maritima – A Retrospective after two Millenia, Leyde, 1996, p. 447 ; Z. Weiss , Public Spectacles in Roman and Late Antique Palestine, Cambridge/Massachusetts-Londres, 2014, p.  133‒134 ; 208‒209. Signalons enfin un Bestiarius juif à Carthage, cf. J. M. Carrié – A. Rousselle , L’empire romain en mutation des Sévères à Constantin (192‒337), Paris, 1999, p. 312, ainsi que le cas des

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cette période compte également parmi les siens la présence d’homosexuels/ lles 18. Les textes rabbiniques s’attaquent, par ailleurs, au phénomène de dénonciation en vogue en ce temps, en fustigeant notamment les délateurs Juifs de Milet qui avaient des sièges réservés au théâtre ainsi que ceux d’Aphrodisias qui possédaient leurs places à l’Odéon, cf. J. M. Carrié – A. Rousselle , L’empire romain en mutation des Sévères à Constantin (192‒337), Paris, 1999, p. 394. En ce qui concerne la question de l’implication de Juifs de la Diaspora hellénistique, notamment égyptienne, dans le système des jeux romains, cf. Philon d’A lexandrie , De ebrietate 43 ; 177 : « souvent, déjà, me trouvant par hasard au théâtre, j’ai vu, … certains spectateurs emportés par l’émotion au point de se lever malgré eux et de crier debout… » ; Philon d’A lexandrie , Quod omnis probus liber sit 26 : « Il m’est déjà arrivé de voir, dans un combat de pancrace, l’un des adversaires qui frappait à coups de poing… » ; 141 ; Philon d’A lexandrie , De providentia 2, 103. Voir aussi la présence de Juifs en compagnie de païens dans l’arène, à Smyrne lors du martyre de Polycarpe, cf. Eusèbe de Césarée , Histoire ecclésiastique, [Londres, 1965, p. 168], ou encore les affirmations d’Hippolyte de Rome au commencement de son commentaire du livre de Daniel (éd. Bonwetsch, p. 25) selon lequel, les Juifs fréquentent les théâtres. Pour d’autres sources attestant la participation de Juifs à la vie du théâtre et de l’hippodrome romains à travers l’empire, cf. M. H. Williams , The Jews among the Greek and the Romans – A Diasporan Sourcebook, Londres, 1998, p.  114‒116 ; 148. 18. A. Sharbat, Homosexuality in Talmudic Literature, Master Thesis, Bar-Ilan University, 2001 (héb.). Ce phénomène apparaît notamment en TJ Sanhedrin 6, 3 (23c) : ‫«רבי יודה בן פזי סלק לעיליתא דבי מדרשא וראה שני בני אדם נזקקין זה לזה‬ »‫אמרו ליה רבי הב דעתך דאת חד ואנן תרי‬. [= R. Juda fils de Pazi monta sur le toit de la maison d’études et aperçut deux hommes qui avaient un rapport sexuel. Ils lui dirent : Prends conscience, Rabbi, que tu es seul, alors que nous sommes deux (autrement dit : ton témoignage sera nul et non avenu, suivant le verset en Dt 19, 15 : « Un seul témoignage ne sera pas valable contre un homme quelle que soit la faute ou l’infraction, quel que soit le délit qu’il ait pu commettre ; c’est par la bouche de deux témoins ou de trois qu’un fait sera établi. »)] Pour des homosexuelles juives, cf. TB Shabbat 65a ; TB Yevamot 76a. Concernant la vie dépravée, avec mariages mixtes judéo-païens, des habitants de la cité galiléenne à forte densité juive, de Sepphoris, cf. TJ Taanit 3, 4 (66c). Du temps de la Mishnah (Ier-IIe siècles) il semblerait que l’on ne redoutait pas l’homosexualité masculine parmi les Judéens (cf. M Qiddushin 4, 14 : « R. Juda dit : … qu’il est interdit pour deux hommes célibataires de dormir sous le même drap, tandis que les Sages permettent » et la T Qiddushin 5, 10 (éd. Lieberman, p. 297) d’expliquer l’autorisation des Sages en affirmant que les Juifs d’alors n’étaient pas suspectés de tels comportements [dans le texte : »‫ לא נחשדו ישראל על כך‬: ‫ ; ]«וחכמים אומרים‬TB Qiddushin 82a). Ceci-dit, les textes rapportés en début de note prouvent, per se, que des agissements homosexuels furent bien attestés au sein de la société juive au temps du Talmud (IIIe‒IVe siècles), et que des propos de cette période affirmant le contraire relèvent principalement de l’apologie, renforçant de fait une réalité diamétralement opposée. Ces comportements sont vraisemblablement à mettre en parallèle à la place occupée par l’homosexualité dans le monde romain ainsi qu’à la romanisation grandissante des Judéens durant la période talmudique, cf. P. Veyne , « L’homosexualité à Rome », dans Communications (Sexualités occidentales : Contribution à l ’histoire et à la sociologie de la sexualité) 35 (1982), p. 26‒33.

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juifs dénonçant leurs coreligionnaires au pouvoir romain 19. Nous avons là, de nombreux éléments sociaux caractérisant toute société, à toute époque et en tout lieu. Cette réalité amena certains chercheurs, notamment aux États-Unis, à minimiser au maximum l’autorité des Rabbins sur les multitudes, pour n’y voir qu’un groupe insulaire enfermé dans une tour d’ivoire, ne représentant nullement les dirigeants de la synagogue, loin d’influencer la collectivité 20. 19. TJ Peah 1, 1, 16a ; Midrash Tehillim 58b (éd. Buber, p. 300) ; TB Shabbat 33b ; TB  Gittin 56a ; Seder Olam Rabba 3 (éd. Ratner, p. 17) ; Otzar ha-Midrashim (éd. Eisenstein, p. 162). Voir notamment l’inscription sur la mosaïque de la synagogue d’Ein Gédi (VIe siècle) menaçant les éventuels délateurs concernant un secret probablement d’ordre industriel ayant trait à la fabrication locale d’encens, d’être littéralement « arraché » de ce monde par la main de Dieu, cf. S. Ben-Yehoshua – B. Rozen, « The Secret of Ein-Gedi », dans Cathedra Quarterly 132 (2009), p.  77‒100 (héb.) ; E. Friedheim, « Les odeurs, les bruits ou quelques remarques sur une vision judéenne des désagréments écologiques aux premiers siècles de notre ère », dans Tsafon – Revue d ’études juives du Nord, 71 (2016), (sous presse). 20. E.  R. Goodenough, Jewish Symbols in the Greco-Roman Period, XII, New York, 1967, p.  184‒198 ; S.  J.  D. Cohen, « The Rabbi in Second Century Society », dans W. Horbury, The Cambridge History of Judaism, III, The Early Roman Period, Cambridge, 1999, p. 975 : « The rabbis were but a small part of Jewish society, an insular group which produced an insular literature. They were not synagogue leaders. » ; 977 : « In their own universe the rabbis were kings but their universe was still small and their kingship still limited » ; S. Schwartz , Imperialism and Jewish Society, 200 B.C.E. to 640 C.E., Princeton/New Jersey-Oxford, 2001, p.  6‒7,  103‒176 ; 199. Pour M.  Goodman la tentative des Sages de diriger la vie religieuse des Galiléens se solda par un échec, cf. M. Goodman, State and Society in Roman Galilee, A.D. 132‒212, Totowa/New Jersey, 1983, p.  93‒111. Selon Catherine Hezser, le milieu rabbinique ne fut jamais institutionnalisé ni centralisé, mais comptait en son sein de petits groupes minoritaires de Sages qui, le cas échéant, pouvaient avoir le monopole de la loi juive, les plaçant dans une position de force uniquement pour leurs fidèles, cf. C. H ezser , « Social Fragmentation, Plurality of Opinion, and Nonobservance of Halakhah : Rabbis and Community in Late Roman Palestine », dans Jewish Studies Quarterly 1 (1993‒1994), p.  234‒251 ; The Social Structure of the Rabbinic Movement in Roman Palestine, Tübingen, 1997, p.  185‒327 ; 353‒404. Pour S.  S. Miller, les Sages constituent le noyau de la Loi, leur cercle ayant été préposé à la perpétuation du message rabbinique. Selon lui, les autres mouvances du judaïsme avaient quelques affinités avec le mouvement rabbinique sans pour autant s’y identifier, étant ainsi à l’origine d’un développement identitaire complexe, cf. S. S. M iller , Sages and Commoners in Late Antique Erez Israel : A Philological Inquiry into Local Traditions in Talmud Yerushalmi, Tübingen, 2006, p.  446‒466. D’autres sont d’avis que les Sages supposaient que les Judéens étaient grosso modo orientés vers le message rabbinique, cf. A. Schremer , « The Religious Orientation of Non-Rabbis in Second-Century Palestine : A Rabbinic Perspective », dans Z. Weiss et al. (Ed.), Follow the Wise – Studies in Jewish History and Culture in Honor of Lee I. Levine, Winona Lake/Indiana, 2010, p.  319‒341. Enfin, il est important de prendre en considération l’ampleur de ce Judaïsme extra-rabbinique ou « Judaïsme synagogal », ainsi que le montre notamment S. C. M imouni, Le judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle

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Il convient ici de rappeler les découvertes archéologiques de synagogues galiléennes antiques, en date du IIIe siècle et ce jusqu’au VIe siècle de l’ère vulgaire, qui confortèrent considérablement la perplexité des chercheurs concernant la place des docteurs de la Loi, au sein de la société juive contemporaine. On ne pouvait, en effet, se soustraire à la question épineuse de l’apparition de la divinité grecque et romaine du soleil, Hélios/ Sol Invictus, sur de nombreuses mosaïques agençant les sols d’anciennes synagogues de Palestine. À Hammat-Tibériade on y trouve la divinité héliaque sur une mosaïque datée de la fin du IIIe siècle ou du début du IVe siècle 21, autrement dit, en date de l’époque talmudique. Dans la synagogue de Na’aran on découvrit l’effigie d’Hélios sur une mosaïque datée du VIe siècle 22 . À Beth-Alpha Hélios apparaît également sur une mosaïque du VIe siècle 23. Dans la synagogue qui fut découverte il y a quelques années seulement à Sepphoris, on y distingue le char d’Hélios au centre de la mosaïque datée une fois encore du VIe siècle, mais cette fois le dieu du Soleil est absent. À sa place on distingue le Soleil accompagné de la Lune et d’une étoile 24 . La révélation de la présence de Sol Invictus sur le sol des synagogues antiques souleva de grands débats entre les chercheurs et particulièrement lors de la découverte de l’ancienne synagogue de Hammat Tibériade dans les années soixante du XXe siècle, par M. Dothan, puisqu’il semblait que nous avions là, la plus ancienne évocation de Sol Invictus, dans une des plus importantes cités juives de Palestine aux IIIe et IVe siècles, à savoir, Tibériade, précisément où Rabbi Yohanan (décédé en l’an 279 de l’ère commune) rédigea presque intégralement le Talmud de Jérusalem. E. R. Goodenough et d’autres critiques dans son prolongement, prétendirent que des Juifs « libéraux », qui n’étaient pas singulièrement proches du monde rabbinique, fréquentaient ces synagogues et que la représentation imagée d’Hélios à même le sol n’aurait pas été dénuée de toute signification païenne, en véhiculant toujours un message religieux et mystique 25. de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, 2012, p. 49 ; 493, et surtout J. Costa, « Qu’est-ce que le “Judaïsme synagogal” ? », dans Judaïsme ancien – Revue internationale d ’ histoire et de philologie, 3  (2015), p.   63‒218. 21. M. Dothan, Hammath Tiberias – Early Synagogues and the Hellenistic and Roman Remains, Jérusalem, 1983, p.  39‒45. 22.  L. H. Vincent, « Un sanctuaire de la région de Jéricho – La synagogue de Na’aran », dans Revue biblique 68  (1961), p.  163‒173, pl.  XXI. 23.  E. L. Sukenik , The Ancient Synagogue of Beth-Alpha, Jérusalem, 1932, pl. X. 24. Z.  Weiss , The Sepphoris Synagogue – Deciphering an Ancient Message through its Archaeological and Socio-Historical Contexts, Jérusalem, 2005, p. 107 : « at Sepphoris, it is the sun that appears in the chariot in all its glory ». 25. E. R. Goodenough, Jewish Symbols in the Graeco-Roman Period, VIII, New York, 1958, p.  278‒279 : « If it is inconceivable, as it is to me, that the rabbis of whom we know would not just have tolerated, but have led such a movement, we must ask who then did lead it, and why ?… the movement was presu-

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À l’inverse, E. E. Urbach et bien d’autres à sa suite, avancèrent l’idée que les fidèles de ces synagogues étaient très attachés au milieu rabbinique en dépit de leur singularité artistique 26. Selon Urbach, non seulement le paganisme est en régression à l’époque du Talmud, mais en outre les sources talmudiques nous enseignent qu’à l’époque de R. Yohanan, on commença à dessiner sur les murs et que les Rabbins n’entravèrent pas cette démarche 27. On pourrait donc inférer de ce passage, que les images païennes furent de plus en plus désacralisées dans l’esprit des contemporains, d’où l’indulgence rabbinique dans ce domaine. On ne peut, cependant, accepter cette déduction ipso facto. Lorsque le système législatif autorise une action, jusqu’alors prohibée, on a généralement tendance à expliquer cette volte-face, en prétendant que le phénomène répréhensible combattu par la loi, disparût, d’où le besoin pressant d’abroger la loi en question. Toutefois, l’inférence est parfois radicalement aux antipodes. L’abrogation d’une loi peut être précisément la résultante directe d’une aggravation du phénomène à tel point délictueux, que seule une autorisation peut au mieux gérer la nouvelle conjoncture 28. Différemment dit, mably a generally popular one, somewhat analogous to the development of Reform Judaism, which had in Moses Mendelssohn rather a spokesman and organizer than an originator. The forms which Jews borrowed from pagans in antiquity suggest a movement little resembling modern Reform… » ; E. R. Goodenough, « The Rabbis and Jewish Art in the Greco-Roman Period », dans Hebrew Union College Annual 32  (1961), p.  269‒279 ; Parmi les critiques qui soutinrent cette théorie, cf. J. Neusner , « Jewish Use of Pagan Symbols after 70 C.E. », dans The Journal of Religion 43 (1963), p. 293 ; J. Neusner , « Judaism in Late Antiquity », dans Judaism 15  (1966), p.  230‒234. 26.  E. E. Urbach, « The Rabbinical Laws of Idolatry in the Second and Third Centuries in the Light of Archaeological and Historical Facts », dans Israel Exploration Journal 9  (1959), p.  229‒245 ; E.  J. Bickerman, « Symbolism at Dura Europos », dans Harvard Theological Review 58  (1965), p.  127‒151 ; E.  J. Bickerman, « Sur la théologie de l’art figuratif. À propos de l’ouvrage de E. R. Goodenough », dans Syria 44  (1967), p.  131‒161 ; M.  Freidman, « Pagan Images in Jewish Art », dans Jewish Art 19 (1993), p. 124 ; M. Dothan, (voir n. 21), p. 87, n. 528 ; Voir aussi d’une certaine manière, S. Stern, « The Art of Representation in Halakha in the Period of the Mishnah and the Talmud », dans Zion 61 (1996), p. 413 (héb.) ; L. A. Roussin, « Helios in the Synagogue : Did some Ancient Jews Worship the Sun God ? », dans Biblical Archaeological Review 27  (2001), p.  52‒56. 27. TJ Abodah Zarah 3, 3 (42d). Voir également les dires de R. Abin/Aboun (IVe siècle) stipulant qu’à son époque on commença à faire des images sur mosaïques et que l’on n’empêcha pas cette évolution, cf. TJ Abodah Zarah 3, 2, selon la version des manuscrits de la Guéniza du Caire publiée par I. N. Epstein, « The Remainings of the Jerushalmi », dans Tarbiz – A Quarterly Review of the Humanities 3 (1932), p. 20 (héb.). 28.  Voir par exemple : M Sotah 9, 9 ; T Sotah 14, 1‒2 (éd. Lieberman, p. 235‒236) ; TJ  Moed Qatan III, 7 (83b) ; On considérera également les positions halakhiques condescendantes de nombreux rabbins en dépit d’une situation socio-culturelle pour le moins préoccupante, cf. par exemple : TJ Demaï IV, 4 (24a) ; TJ Gittin V, 8 (47c) ;

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jusqu’au IIe siècle, les Rabbins condamnèrent sans appel toutes formes d’images, puis à l’époque de R. Yohanan, les Sages devinrent plus indulgents dans ce domaine. Ce changement d’attitude ne prouve pas obligatoirement la décadence du paganisme et la disparition de l’aspect cultuel attribuée aux images divines. Voilà que c’est justement au IIIe siècle, où nous assistons à un regain de vitalité des cultes païens, que les Rabbins décidèrent d’adoucir la rigidité de leurs positons juridiques dans ce domaine ! Comment faut-il interpréter ce choix ? La raison de ce revirement paradoxal est due, selon nous, au fait que depuis longtemps l’interdiction de produire des images ne fut plus observée par les Juifs après la destruction du Second Temple, c’est pourquoi, l’autorisation mitigée des Rabbins, est en réalité une nouvelle forme légale pour traiter différemment ce phénomène, que le monde rabbinique voulut toujours juguler 29. Parfois l’aggravation de la situation peut conduire les autorités rabbiniques à interdire plus sévèrement, autrement dit, l’interdiction et l’autorisation sont l’avers et le revers d’une même monnaie, la réalité historique et sa complexité sociale et religieuse. On a montré ailleurs que, c’est précisément, au IIIe siècle, que le culte d’Hélios connu une recrudescence de vivacité religieuse sans précédent, notamment en Galilée, que des Juifs vénéraient le Soleil invincible 30, et que les Rabbins s’opposèrent particulièrement à ce genre de représentation figurée ainsi qu’au message cosmique véhiculé par le culte héliaque, au regard de leur conception halakhique intransigeante. Il nous semble, donc, que les Rabbins ne pouvaient, en l’occurrence, fréquenter la synagogue de Hammath Tibériade en date de l’époque du Talmud 31. Ainsi que nous l’avons suggéré précédemment, la composition de la société juive de l’époque de la Mishnah et du Talmud ne diffère en rien TJ  Abodah Zarah I, 3 (39c) ; TJ Abodah Zarah II, 6 (42a) ; TJ Sotah VII, 1 (21b) ; M  Abodah Zarah 1, 8 ; M Abodah Zarah 2, 6 ; M Abodah Zarah 3, 4 ; T Abodah Zarah 4 (5) 11 (éd. Zuckermandel, p. 467) ; TJ Abodah Zarah II, 6 (41d) ; TB Abodah Zarah 37a ; TB Baba Kamma 79b ; TB Baba Batra 60b ; T Houllin 2, 13 (éd. Zuckermandel, p. 502) ; TB Houllin 39b ; TJ Gittin IV, 9 (46a-b) ; TJ Gittin VI, 6 (48b) ; TB  Gittin 46b-47a ; TJ Erubin I, 1 (18c) ; Shemot Rabba 43, 1 ; TB Shabbat 148b. 29. Voir à ce propos : E. Friedheim, « Jewish Society and the Challenge of Music in the Roman Period », dans Review of Rabbinic Judaism 15 (2012), p. 61‒88 ; E. Friedheim, « Le contexte historique éclairant le texte halakhique ou les positions des Sages vis-à-vis de la culture gréco-romaine du IIe au IVe siècle », dans Judaïsme ancien – Revue internationale d ’histoire et de philologie 2  (2014), p.  43‒78. 30. M. M argalioth, Sefer HaRazim – A Newly Recovered Book of Magic from the Talmudic Period, Jérusalem, 1966, IV, 9 (héb.) ; D. Sperber , Magic and Folklore in Rabbinic Literature, Ramat Gan, 1994, p. 93. 31. E. Friedheim, « Sol Invictus in the Severus Synagogue at Hammath Tiberias, the Rabbis and Jewish Society – A Different Approach », dans Review of Rabbinic Judaism 12  (2009), p.  89‒128.

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des autres sociétés humaines lui étant contemporaines voire ultérieures. Il semble aujourd’hui indiscutable que nombreux furent les Juifs qui n’étaient pas soumis à l’autorité des Rabbins, y compris probablement les fidèles de la synagogue de Hammath Tibériade, ainsi que la littérature talmudique l’évoque elle-même à maintes reprises comme nous l’avons vu antérieurement. Toutefois et en dépit de l’aspect retentissant de la découverte de la mosaïque de Hammath Tibériade, il n’en demeure pas moins qu’il ne s’agit là, que d’une micro-découverte à cent lieues de pouvoir attester d’une telle attitude pour l’ensemble de la société juive. Aussi méfions-nous et gardonsnous bien de tirer des conclusions trop hâtives. C’est précisément l’archéologie qui tend à prouver, a contrario, la centralité de la halakha rabbinique parmi les Juifs de Palestine romaine. La multitude de bains rituels (mikvaoth) en date de l’époque du Second Temple jusqu’à celle du Talmud, excavés en terre d’Israël démontre la très large propagation des lois de pureté de par le pays d’Israël, en conformité avec les conceptions halakhiques des Rabbins 32 . Les fouilles archéologiques entreprises dans le désert de Judée prouvent incontestablement que les combattants de Bar-Kokhba adoptaient une conception halakhique rigoureuse conformément aux lois rabbiniques ayant trait aux représentations figurées, aux lois de la fête de Souccoth, ainsi qu’à la prescription interdisant de revêtir des vêtements conçus de laine et de lin 33. L’inscription halakhique issu du village de Rehov, situé à quelques kilomètres au sud de la cité de Scythopolis/Beth-Shean, prouve qu’au VIe siècle (et peut-être déjà au IVe siècle, donc au temps du Talmud), les lois rabbiniques ayant trait à l’année sabbatique étaient fort bien connues de la population juive locale, à tel point que les membres de cette communauté furent disposés à investir temps et argent pour élaborer cette longue inscription au centre de la mosaïque de la synagogue locale  3 4 . Enfin, bien que les tensions entre 32. S. Hoss , « Die Mikwen der späthellenistischen bis byzantinischen Zeit in Palästina », dans Zeitschrift des deutschen Palästina Vereins 123  (2007), p.  49‒79 ; E.  Baruch, The Dwelling-House in the Land of Israel during the Roman Period : Material Culture and Social Structure, Ph. D. Diss., Ramat Gan, 2008, p.  244‒264 (héb.) ; Y.  A dler , « Ritual Baths Adjacent to Tombs : An Analysis of the Archaeological Evidence in Light of the Halakhic Sources », dans Journal for the Study of Judaism in the Persian, Hellenistic and Roman Period 40  (2009), p.  55‒73. 33. A. Oppenheimer , « Bar-Kokhva and the Practice of Jewish Law », dans A.  Oppenheimer – U. R appaport (Ed.), The Bar-Kokhva Revolt : A New Approach, Jérusalem, 1984, p.  140‒146 (héb.), p.  X (résumé en anglais) : « Talmudic literature presents Bar-Kokhva as though he challenged Heaven with the words : “Lord of the Universe, neither help us nor shame us”. However, the Bar-Kokhva epistles reflect a meticulous observance of Jewish Law under the inspiration of Bar-Kokhva himself… We cannot suppose that he would have won the support of the sages, led by R. Aqiba, had he been thought a sinner. » 34. Y. Sussmann, « A Halakhic Inscription from the Beth-Shean Valley », dans Tarbiz – A Quarterly for Jewish Studies 43  (1974), p.  158‒188 (héb.) ; Y.  Suss-

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le milieu rabbinique et le patriarche (Nassi) sont attestées par la littérature talmudique dans le dernier quart du IIIe siècle et au début du IVe siècle 35, et que certains y voient même deux mondes séparés 36 , il est difficilement contestable d’y voir deux entités antinomiques, car si tel fut le cas, la littérature talmudique aurait contenu davantage de critiques acerbes envers les patriarches que ce que nous y trouvons réellement. Considérant donc habituellement comme intimes, les rapports entre le milieu rabbinique et le patriarcat, il convient de rappeler ici la centralité de cette dernière institution, au regard du droit romain lequel considérait le patriarche comme le leader des Juifs 37, positionnant de la sorte le milieu rabbinique au devant de la normativité du peuple juif à l’époque de la Mishnah et du Talmud. Tout ceci étant bien évidemment valable, jusqu’à ce que des preuves irréfutables, d’ordre archéologique, épigraphique ou autre, ne démontrent le contraire. Bibliographie Y. A dler , « Ritual Baths Adjacent to Tombs : An Analysis of the Archaeological Evidence in Light of the Halakhic Sources », dans Journal for the Study of Judaism in the Persian, Hellenistic and Roman Period 40 (2009), p.  55‒73. G.  A lon, « Those Appointed for Money : The History of the Various Juridical Authorities in Eretz-Israel in the Talmudic Period », dans G. A lon, Jews, Judaism, and the Classical World : Studies in Jewish History in the Times of the Second Temple and Talmud, Jérusalem, 1977, p.  374‒435. M.  Avi-Yonah, The Jews under Roman and Byzantine Rule : A Political History of Palestine from the Bar Kokhba War to the Arab Conquest, Jérusalem, 1984 (héb.). E.  Baruch, The Dwelling-House in the Land of Israel during the Roman Period : Material Culture and Social Structure, Ph. D. Diss., Ramat Gan, 2008 (héb.). mann, « The Inscription in the Synagogue of Rehob », dans Qadmoniot 8 (1976), p.  123‒128 (héb.) ; H.  M isgav, « Synagogue Inscriptions from the Mishnah and Talmud Period », dans Y. E shel (Ed.), And Let Them Make Me a Sanctuary : Synagogues from Ancient Times to the Present Day, Ariel, 2004, p.  49‒56 (héb.). 35. M. Avi-Yonah, The Jews under Roman and Byzantine Rule : A Political History of Palestine from the Bar Kokhba War to the Arab Conquest, Jérusalem, 1984, p.  116‒121 (héb.). 36. Voir dernièrement  : L. I. L evine , «  Beth She’arim in its Patriarchal Context », dans L. Di-Segni – Y. Hirschfeld – J. Patrich – R. Talgam (Ed.), Man near a Roman Arch – Studies Presented to Prof. Yoram Tsafrir, Jérusalem, 2009, p.  115‒129 (héb.). 37.  Voir par exemple : A. M. R abello, The Legal Condition of the Jews in the Roman Empire Based on Jean Juster’s Les Juifs dans l’empire romain, Jérusalem, 1987, p.  53‒55, et surtout p.  54, n.  217 (héb.).

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« AU MILIEU DE DEUX VIVANTS, TU SERAS CONNU » : LECTURES JUIVE ET CHRÉTIENNE D’H ABACUC 3, 2c* Cécile Dogniez CNRS/Paris Sorbonne, UMR 8167 Orient & Méditerranée

Abstract The Masoretic Text and the Septuagint exhibit a clear divergence in Hab 3, 2c. In Hebrew the prophet calls for the revival of divine works in the course of years, while in Greek the prophet announces that the Lord will be known « in the midst of two living beings ». The present article attempts to show the importance of this detail of the Septuagint version for Christian exegesis, independently from the fact whether or not it was the intention of the Greek translator to depart from the Hebrew. The great diversity, or even the extreme liberty, of the interpretation of the « two living beings » lead all the way to the depictions of the nativity scene where Jesus is represented between an ox and an ass, as attested in the Gospel pseudo-Matthew and in the Early Christian art. Résumé Le texte massorétique et la Septante présentent une divergence manifeste en Hab 3, 2c. En hébreu, le prophète implore la réactualisation des œuvres divines au fil des ans, tandis qu’en grec le prophète déclare haut et fort que le Seigneur sera connu « au milieu de deux êtres vivants ». Le présent article essaie de montrer toute l’importance qu’a pris dans l’exégèse chrétienne un détail de la version juive de la Septante – qu’il ait été ou non ici dans l’intention du traducteur grec de se démarquer de l’hébreu. La grande diversité, voire l’extrême liberté, de l’histoire de l’interprétation des « deux vivants » est même allée jusqu’à l’évocation de la scène de la nativité de Jésus entre le bœuf et l’âne, attestée plus tard dans l’Évangile du pseudo-Matthieu ainsi que dans l’art paléochrétien.

Le verset que je me propose d’examiner ici constitue le début de la prière du prophète Habacuc qui clôt le huitième livret du corpus des Douze Prophètes. Considéré parfois comme une addition dans la tradition *  Je remercie vivement Philippe Le Moigne pour sa relecture attentive et son aide toujours aussi précieuse. Judaïsme et Christianisme chez les Pères de l’Église, éd. par Marie-Anne Vannier (JAOC 8), Turnhout 2015, p. 165-185. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.110703 ©

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hébraïque, le chapitre 3 d’Habacuc contraste avec les deux autres chapitres du livre par son caractère fortement poétique : il s’agit d’un psaume de 19 versets qui annonce la manifestation triomphante de Dieu – châtiment pour les nations et salut pour son peuple – suivie de la joie du prophète et du chant de victoire de Dieu. Le verset 2 qui ouvre la prière du prophète Habacuc est une invocation à Dieu qui ne se présente pas de la même façon en hébreu et dans la Bible grecque. Alors que, dans le texte hébreu, le début de la prière est véritablement une supplication 1 – le prophète implore Dieu de faire à nouveau revivre et connaître ses actions salvifiques –, en grec le verset 2 appartient davantage au genre littéraire de la profession de foi ou de la louange : les stiques c, d, e du verset 2 martèlent les trois degrés de la révélation divine « au milieu de deux vivants ». Dans le présent exposé, je m’intéresserai seulement au stique 2c. J’examinerai tout d’abord de près la forme sous laquelle celui-ci se présente dans la version juive des Septante, en le comparant aux autres textes anciens dont nous disposons, et j’envisagerai dans un second temps les prolongements que ce verset, ou plus exactement un détail de ce verset, a pu recevoir dans la tradition chrétienne ancienne. I. L e

t e x t e gr ec compa r é au t e x t e h é br eu

Je commencerai par une comparaison rapide entre le texte hébreu tel que nous le connaissons sous sa forme massorétique 2 et le texte grec du verset 3, 2 d’Habacuc tel que l’ont édité les éditeurs de la Septante 3. On constate d’emblée de grandes divergences : outre un nombre de stiques différents – six dans la LXX au lieu de cinq dans le TM –, un autre découpage des mots au sein du stique, la présence de verbes supplémentaires et une double traduction, le texte de la LXX offre de fait une très grande originalité par rapport au TM, à la fois d’ordre littéraire et théologique. Le TM se présente ainsi : a) YHWH, j’ai entendu ta renommée, b) J’ai craint, YHWH, ton œuvre, c) Au milieu des années, fais-la vivre, d) Au milieu des années, fais-la connaître, e) Dans le tremblement, le souvenir tu rappelleras. 1. Le mot hébreu ‫ תפלה‬désigne généralement une complainte individuelle ou collective et renvoie aux prières de supplication. 2. K. Elliger – W. Rudolph (Ed.), Biblia Hebraica Stuttgartensia. Editio quinta emendata opera, Stuttgart, 1997. 3. A. R ahlfs , Septuaginta, id est Vetus Testamentum Graece iuxta LXX interpretes, vol. II, Stuttgart, 1935. J. Ziegler (Ed.), Septuaginta, Vetus Testamentum Graecum Auctoritate Societatis Literarum Gottingensis editum, Duodecim Prophetae, vol. XIII, Göttingen, 1943, 1984 3.

« AU MILIEU DE DEUX VIVANTS, TU SER AS CONNU »

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La LXX donne ceci : Κύριε, εἰσακήκοα τὴν ἀκοήν σου καὶ ἐφοβήθην, κατενόησα τὰ ἔργα σου καὶ ἐξέστην. ἐν μέσῳ δύο ζῴων γνωσθήσῃ, ἐν τῷ ἐγγίζειν τὰ ἔτη ἐπιγνωσθήσῃ, ἐν τῷ παρεῖναι τὸν καιρὸν ἀναδειχθήσῃ, ἐν τῷ ταραχθῆναι τὴν ψυχήν μου ἐν ὀργῇ ἐλέους μνησθήσῃ.                  

Seigneur, j’ai entendu ce qu’on entend de toi et j’ai pris peur, J’ai considéré tes œuvres et j’ai été saisi de stupeur. Au milieu de deux vivants, tu seras connu, Quand les ans approcheront, tu seras reconnu, Quand viendra le moment, tu seras proclamé, Quand mon âme se troublera, dans ta colère, de ta miséricorde tu te     [souviendras.

On ne peut manquer de relever dans l’ensemble du verset quelques effets poétiques propres au grec qui ne sont pas sans conséquences sur le sens du poème : les parallélismes verbaux εἰσακήκοα et κατενόησα, d’une part, et ἐφοβήθην et ἐξέστην, d’autre part, accentuent l’expression du sentiment religieux du prophète, son attention et sa peur au souvenir des actes divins ; le triple parallélisme verbal aux finales identiques en – θηση – γνωσθήσῃ, ἐπιγνωσθήσῃ et ἀναδειχθήσῃ – proclame avec force, mais de façon graduée, non pas la manifestation des œuvres divines comme en hébreu, mais la propre révélation du Seigneur. Et, enfin, le thème psalmique de l’âme de l’homme tourmenté qui supplie Dieu de l’épargner est clairement explicité dans le texte grec 4 . Mais le stique c sur lequel nous allons tout particulièrement porter notre attention offre dans la version grecque une divergence encore plus manifeste par rapport à ce que l’on peut lire dans le TM : en hébreu le prophète Habacuc implore la manifestation, ou la réactualisation, des œuvres divines au fil des ans (le sens du verbe hébreu ‫חיה‬, ici, est incertain ; on peut comprendre soit « manifeste », soit « fais revivre ») 5 ; en grec le prophète déclare haut et fort que le Seigneur sera connu au milieu de deux êtres vivants, ἐν μέσῳ δύο ζῴων, et que, au fil des ans, il sera même reconnu. On soulignera ainsi l’accentuation, en grec, du thème de la connaissance exprimé comme une sorte de profession de foi grâce au verbe simple γινώσκω et au composé ἐπιγινώσκω, deux verbes qui n’ont pas le sens banal de « être expert » mais un sens religieux, celui de la véritable 4.  On peut sans doute noter ici en grec une double traduction de l’hébreu ‫ברגז‬, « dans le tremblement », ainsi qu’une explicitation du sujet « mon âme » : voir M.  H arl et al., Les Douze Prophètes Joël, Abdiou, Jonas, Naoum, Ambakoum, Sophonie, La Bible d ’Alexandrie 23,  4‒9, Paris, 1999, p. 286. 5.  On lit ce même appel à renouveler les actions du passé en Isaïe 51, 9.

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connaissance de Dieu, que l’on retrouve affirmée ailleurs dans la Bible, en particulier dans le livre d’Osée 6. En outre, à l’indication temporelle insolite et pour le moins ambiguë « au milieu des années » du TM 7, le grec substitue, peut-être par souci de clarté, une représentation visuelle grandiose de Dieu flanqué de deux êtres vivants. Dans la mesure où le traducteur grec des Douze Petits Prophètes traduit avec une assez gande fidélité son modèle hébraïque – on observe, d’une manière générale, une identité presque parfaite entre la forme massorétique et le texte grec des Douze Prophètes, par exemple en ce qui concerne l’ordre des mots ou le nombre de mots dans un verset donné –, il est peu probable que la Vorlage hébraïque de la LXX ait été, ici, différente du TM. Nous ne possédons du reste aucun document ancien qui puisse nous éclairer sur ce point. La traduction des trois autres traducteurs juifs, Théodotion, Aquila et Symmaque, est plutôt conforme au texte du TM 8. Les fragments pour ce verset dans le rouleau grec de Naḥal Ḥever sont manquants 9 et le commentaire juif de ce chapitre 3 est absent du Pesher d’Habacuc trouvé dans la grotte 1 de Qumran 10. Quant au Targum, comme à son habitude, il donne ici une longue paraphrase dans laquelle « on reconnaît tous les éléments caractéristiques du TM » 11 mais il n’est nullement 6.  Cf. Os 2, 20 (22) « je te fiancerai à moi dans la fidélité, tu reconnaîtras le Seigneur (ἐπιγνώσῃ) » ; Os 4,  1 « Écoutez la parole du Seigneur… car il n’y a pas de connaissance de Dieu dans ce pays (ἐπίγνωσις θεοῦ) » ; Os 4,  6 « mon peuple a été assimilé à quelqu’un qui n’a pas de connaissance (γνῶσιν) ; car toi tu as rejeté la connaissance (ἐπίγνωσιν) » et Os 5,  4 « Ils n’ont pas reconnu (οὐκ ἐπέγνωσαν) le Seigneur » ; voir aussi Proverbes 2, 5 « tu trouveras la connaissance de Dieu (ἐπίγνωσιν θεοῦ) ». Mais ce thème est encore plus fréquent dans le Nouveau Testament, en Rm 1, 28 « ils n’ont pas jugé bon de garder la vraie connaissance de Dieu » ; Ep 1, 17 ; Col 1, 10 ; 2 P 1, 2. 7.  Sur les diverses lectures du texte massorétique d’Hab 3, 2 qui a posé un problème à des « générations d’exégètes », voir par exemple A. Pinker , « “Captors” for “Years” in Habakkuk 3 :2 », dans Revue Biblique 112 (2005), p. 20‒26, citant entre autres les interprétations de Kimchi (« pendant les années d’exil ») et de Tanhum (« les années passées »). Pinker lui-même propose de lire autrement le texte consonantique – ‫ שבים‬au lieu de ‫ – שנים‬et comprend « au milieu des oppresseurs ». Voir aussi P. Copeland, « The Midst of the Years », dans R. P. Caroll (Ed), Text as Pretext : Essays in Honour of Robert Davidson, Sheffield, 1992, p. 91‒105. 8.  Cf. J. Ziegler (Ed.), Septuaginta : Théodotion εν μεσω ετων ζωωσον αυτον ; Aquila εν τω εγγιζειν τα ετη ζωωσον αυτο ; Symmaque εντος των ενιαυτων αναζωωσον. 9. E. Tov – R. A. K raft – P. J. Parsons , The Greek Minor Prophets Scroll from Naḥal Ḥever (8ḤevXIIgr), Oxford, 1990. Pourtant la révision du groupe Kaigé conserve des parties importantes d’Habacuc dont sept versets du chapitre 3 (v. 9. 10. 13. 14 et 15). 10.  Cf. par exemple, A. Dupont-Sommer – M. Philonenko et al. (Ed.), Commentaire d ’Habacuc, La Bible. Écrits intertestamentaires, Paris, 1987, p.  335‒352. 11. D. Barthélemy (Critique textuelle de l ’Ancien Testament. 3. Ézéchiel, Daniel et les Douze Prophètes, Fribourg-Göttingen, 1992, p. 861) en donne la traduc-

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question des « deux vivants » présents dans la LXX. Ce verset d’Habacuc 3, 2 est également absent du Nouveau Testament qui ne cite le prophète Habacuc que deux fois 12 . On peut, cependant, signaler un autre témoin ancien de ce cantique. Il existe en effet une autre version grecque du chapitre 3 d’Habacuc et uniquement du chapitre 3, traditionnellement nommée « version Barberini », du nom de l’un des six manuscrits datés entre le VIIIe et le XIIIe siècles qui l’ont conservée. N. Fernández Marcos 13 a montré que cette version n’était pas une simple révision mais une traduction distincte de la LXX, que ce n’était pas non plus une traduction grecque d’un Targum araméen, mais un texte appartenant probablement à la même école de traduction que celle de Symmaque. Bien que le lieu d’origine de cette version soit difficile à préciser, il semblerait que ce ne soit pas l’Égypte 14 mais plutôt l’Asie Mineure, étant donné les multiples convergences avec la recension lucianique. Quant à la date de cette version Barberini, sans doute traduite en vue d’un usage liturgique, la fourchette se situerait plutôt entre la fin du IIe siècle avant notre ère et la fin du Ier siècle de notre ère. Le texte de la version Barberini pour notre verset se présente comme suit : Κύριε, εἰσακήκοα τὴν ἀκοήν σου καὶ εὐλαβήθην, Κύριε, κατενόησα τὰ ἔργα σου καὶ ἐξέστην. ἐν μέσῳ δύο ζῴων γνωσθήσῃ, ἐν τῷ ἐγγίζειν τὰ ἔτη ἐπιγνωσθήσῃ, ἐν τῷ παρεῖναι τὸν καιρὸν ἀναδειχθήσῃ, ἐν τῷ ταραχθῆναι τὴν ψυχήν μου ἐν ὀργῇ ἐλέους μνησθήσῃ. tion française suivante : « Seigneur, j’ai entendu la renommée de ta puissance. J’ai craint, Seigneur, tes œuvres grandioses ; car c’est toi qui donnes un délai aux impies pour qu’ils se convertissent à ta Torah ; mais s’ils ne se convertissent pas et s’ils provoquent à la colère en ta présence au milieu des années que tu leur as données à vivre ; alors, tu vas faire connaître ta puissance au milieu des années dans lesquelles tu as dit que tu renouvellerais le monde. » Cf. K. J. Cathcart – R. P. Gordon, The Targum of the Minor Prophets, Édimbourg, 1989. 12.  Habacuc 2,  3‒4 est cité en He 10,  38 et Habacuc 1,  5 en Ac 13,  40‒41, à l’adresse des Juifs incrédules. 13. N. Fernández M arcos , « El texto Barberini de Habacuc III Reconsiderato », dans Sefarad 36 (1976), p. 3‒36. Traduction allemande : « Der Barberini-text von Hab 3 – eine neue Untersuchung », dans H. J. Fabry – D. Böhler (Ed.), Im Brennpunkt : Die Septuaginta 3 : Studien zur Theologie, Anthropologie, Ekklesiologie, Eschatologie und Liturgie der Griechischen Bibel, Stuttgart, 2007, p.  151‒180. Voir aussi H. J. Fabry, « “Der Herr macht meine Schritte sicher’’ (Hab 3, 19 Barb.) Die Versio Barberini, eine liturgische Sondertradition von Hab 3 ? », dans W. K raus – M.  K arrer (Ed.), Die Septuaginta – Texte, Theologien, Einflüsse, Tübingen, 2010, p.  223‒237. 14.  Cf. St. J. Thackeray, « Primitive Lectionary Notes in the Psalm of Habakkuk », dans The Journal of Theological Studies (1911), p.  191‒213. Voir aussi E.  M. Good, « The Barberini Greek Version of Habakkuk III », dans Vetus Testamentum 9  (1959), p.  11‒30, sp. p.  28.

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   Seigneur, j’ai entendu ce qu’on entend de toi et j’ai été plein de révé   [rence,    Seigneur, j’ai considéré tes œuvres, et j’ai été saisi de stupeur.    Au milieu de deux vivants, tu seras connu,    Quand les ans approcheront, tu seras reconnu,    Quand viendra le moment, tu seras proclamé,    Quand mon âme se troublera, dans ta colère, de ta miséricorde tu te     [souviendras.

À l’exception de la reprise en anaphore de Κύριε correspondant au tétragramme de l’hébreu et de l’emploi du verbe εὐλαβήθην au lieu de ἐφοβήθην dans la LXX, Habacuc 3,  2 dans la version Barberini est en tout point identique au texte de la LXX 15, et professe donc également la théophanie du Seigneur entre deux vivants. On admet en réalité que, pour ce verset 2 en tout cas, il y aurait eu une contamination entre les manuscrits grecs, ceux de la LXX et ceux de la Barberini 16. Si contamination de manuscrits il y a ici, cette autre version grecque qui ne connaissait pas la LXX nous éclaire donc peu sur l’originalité de cette lecture septantique du verset 2c 17. Et il y a de fortes chances pour que cette contamination avec la LXX soit l’œuvre de copistes chrétiens auxquels nous devons les six manuscrits de la version Barberini 18. On sait par ailleurs que la prière d’Habacuc, en hébreu, à date ancienne – sans doute avant 70 de notre ère mais sûrement pas au IIIe et IIe siècles avant notre ère – a été choisie comme haphtarah, c’est-à-dire comme lecture liturgique, pour fêter le deuxième jour de la fête des semaines, la fête de la Pentecôte, Shavuot, après la lecture de Dt 16, 9 sur le décompte des « sept semaines » après Pâques et celle d’Ex 19, 1 sur l’Alliance au Sinaï 19. 15.  C’est le cas également des versets 8a, 16b et 18a mais, pour le reste, les divergences entre les deux versions sont nombreuses au point qu’il est difficile de parler pour la Barberini d’une révision sur la LXX. 16.  Cf. E. M. Good, « The Barberini Greek Version of Habakkuk III », dans Vetus Testamentum 9  (1959), p.  11‒30, sp. p.  20. 17.  Un autre témoin ancien, telle la Peshitta, pourrait être convoqué ; en réalité cette traduction en syriaque a été faite sur l’hébreu mais a subi, ultérieurement, l’influence de la LXX ; pour le stique c d’Hab 3, 2, elle comprend « années de vie ». Cf. A. Gelston, The Peshitta of the Twelve Prophets, Oxford, 1987. 18. Voir B. G. Bucur – E. N. Mueller , « Gregory Nazianzen’s Reading of Habbakuk 3 :2 and its Reception : a Lesson from Byzantine Scripture Exegesis », dans Pro Ecclesia 20 (2011), p. 87‒103, p. 92, note 14. Nous remercions B. G. Bucur qui nous a aimablement communiqué son article. 19.  Sur la théophanie d’Habacuc comme lecture appropriée pour la fête de la Pentecôte qui celèbre le don de la Torah au Sinaï, voir TB Megillah 31a : « On Pentecost, we read Seven weeks, and for haftarah a chapter from Habakuk. According to others, we read In the third month, and for haftarah the account of the Divine Chariot ». Sur la présence d’Habacuc dans les lectures festales du culte synagogal, voir par exemple, C. Perrot, « The Reading of the Bible in the Ancient Syna-

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On a là une autre preuve de l’importance que prendra cette prière d’Habacuc dans le culte synagogal. La question reste donc entière de savoir si l’intrusion de ces « deux vivants » dans la Bible grecque est volontaire ou non : s’agit-il d’une incompréhension, d’une erreur de lecture de l’hébreu de la part du traducteur grec ? L’hébreu lu ‫שנים‬, « années », aurait été lu en grec, par suite d’une autre vocalisation, shenayim qui signifie « deux », d’où la présence du mot grec δύο 20, et les consonnes de la forme ‫ חייהו‬du verbe ‫ חיה‬au piel, à l’impératif, auraient été lues comme s’il s’agissait du substantif ‫היח‬, « vie », « vivant », traduit de façon appropriée par ζῴων. Faut-il alors supposer que le traducteur avait sous les yeux le mot ‫ ? םייח‬Ou bien avons-nous là un choix intentionnel de la part du traducteur afin de rendre plus clair un hébreu obscur ? Il est très difficile de trancher entre ces diverses hypothèses 21. Le lecteur de la Septante, ancien ou moderne, s’il est bon connaisseur de la Bible, ne peut certes manquer de rapprocher ces « deux vivants » présents dans le grec d’Habacuc 3, 2c non seulement des chérubins – les deux anges de l’arche d’alliance – dont il est question en Ex 25,  18‒20 et en Nb 7, 89, mais encore des deux créatures ailées appelées séraphins dans la vision d’Is 6,  1‒13, ou même des quatre « êtres vivants » – avec un lexique identique, τὰ ζῷα –, au milieu desquels se manifeste la gloire de Dieu dans la vision d’Ez 1,  4‒28 22 . Une telle association entre Habacuc 3, 2 et Ézéchiel 1 existe d’ailleurs dans le Talmud de Babylone puisque ces deux passages figurent également comme haphtarot pour la fête de la Pentecôte 23. gogue », dans M. J. Mulder (Ed.), Mikra. Text, Translation, Reading and Interpretation of the Hebrew Bible in Ancient Judaism and Early Christianity, Philadelphie/ Pennsylvanie, 1988, p.  137‒159, sp.  147. 20. Le Talmud (TB Sotah 49a) propose du reste cette lecture avec une autre vocalisation du texte : « read not’in the midst of the years [bekereb shanim]’ but in the drawing together of two [bekerub shenayim] » qui renvoit au même vêtement porté par les deux disciples des Sages. Dans la littérature rabbinique, Habacuc 3, 2 est rarement cité ; on le trouve une autre fois dans le Midrash Rabbah du Cantique des cantiques, à propos du mot ‫( עלמות‬en Cantique des cantiques 1, 3 : de façon très étrange et difficile à saisir, Habacuc 3, 2 viendrait confirmer le sens de « prosélytes » pour ‫)עלמות‬. 21.  On remarque, toutefois, que le traducteur grec, la seconde fois dans ce verset, lit l’hébreu différemment et comprend « à l’approche des ans ». 22.  Cf.  également les « quatre vivants » d’Ap 4,  6‒8. 23.  Voir TB Megillah 31a., note 19 ci-dessus. Faut-il pour autant faire l’hypothèse que l’expression de la LXX « Au milieu de deux vivants, tu seras connu » ait été influencée par cette lecture liturgique lors de la fête de la Pentecôte comme le suggère P. Copeland, « The Midst of the Years », dans R. P. Caroll (Ed.), Text as Pretext : Essays in Honour of Robert Davidson, Sheffield, 1992, p. 104 ? Comment la Septante d’Habacuc 3, 2 pourrait-elle préserver une ancienne haphtarah de Pen-

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Toutefois, rien ne nous assure que la représentation que se fait le traducteur du Seigneur, en ce livre d’Habacuc, ait inévitablement été influencée 24 par l’imagerie de ces autres passages bibliques et qu’il s’agirait donc là d’un emprunt littéraire ou théologique délibéré. Nous ne pouvons pas non plus affirmer qu’une telle intertextualité, qui prendrait appui sur le texte hébreu ou sur le texte grec du Pentateuque ou des livres prophétiques d’Isaïe et d’Ézéchiel, ait été consciemment voulue par le traducteur ; une telle lecture peut tout aussi bien résulter d’une très vague réminiscence de ces autres théophanies ou d’une traduction spontanée. Aussi n’est-il pas certain que cette divergence procède immanquablement d’un choix théologique volontaire du traducteur grec. Comme le rappelle J. Joosten, ce n’est pas parce qu’une divergence a des conséquences d’ordre théologique que celle-ci provient de la théologie des traducteurs 25. Nous savons qu’en règle générale le traducteur grec prend très peu d’initiatives par rapport à l’original qu’il traduit et pour lequel il a beaucoup de respect. Le traducteur n’a pas une théologie ou une idéologie qui lui serait propre et qu’il chercherait à exprimer dans sa traduction. Ce qui ne signifie pas qu’il n’existe pas des choix interprétatifs spécifiques à la LXX : les traducteurs sont bien sûr tributaires de l’interprétation juive de leur époque et de leur milieu, mais encore faut-il pouvoir le démontrer. Or, ici, dans notre cas, nous n’avons aucun indice probant, que ce soit à partir d’une critique interne ou externe, qui nous permette de mettre en évidence l’intention, littéraire ou idéologique, du traducteur à l’origine de cet écart par rapport à l’hébreu. Quoi qu’il en soit, même si nous n’avons pas accès à la pensée proprement dite du traducteur grec – et que cette leçon propre au grec soit accidentelle ou bien délibérée –, le texte n’en est pas moins significatif, puisqu’il offre d’emblée au lecteur une vision magnifiée de la venue du Seigneur entre deux créatures, vision que ne manqueront pas, du reste, d’exploiter les exégètes de l’Église ancienne.

tecôte si une telle pratique liturgique n’existait pas au IIIe et IIe siècles avant notre ère ? Il faudrait alors imaginer une correction ultérieure. 24.  Comme l’affirment B. G. Bucur – E. N. Mueller , « Gregory Nazianzen’s Reading of Habbakuk 3 :2 », p. 93. D. Barthélemy (Critique textuelle de l ’Ancien Testament. 3. Ézéchiel, Daniel et les Douze Prophètes, Fribourg-Göttingen, 1992, p. 863) justifie également ainsi la leçon de grec : « le traducteur grec devait penser aux deux chérubins entourant l’arche d’alliance ». Peut-on voir aussi dans ces « deux vivants » les deux anges vengeurs qui encadrent YHWH en Habacuc 3, 5 sous les noms hébreux de Déver et de Resheph ? C’est peu probable puisque ces deux démons sont absents du texte grec. 25. J. Joosten, « Divine Omniscience and the Theology of the Septuagint », dans Collected Studies on the Septuagint, Tübingen, 2012, p. 171.

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II. L’ i n t e r pr état ion

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da ns l’É gl i se a nci e n n e

Et, de fait, cette expression grecque propre à la LXX et qui ne se lit nulle part ailleurs dans le texte hébreu sera à l’origine de bon nombre de développements dans la tradition patristique 26. Parmi les diverses interprétations que les Pères de l’Église feront de cette expression « entre deux vivants », je commencerai par signaler celle que l’on trouve par exemple dans deux commentaires continus des Douze Prophètes du Ve siècle et qui offre une lecture littérale de la prière d’Habacuc, selon une perspective historique. Ainsi, pour Théodore de Mopsueste 27, les deux vivants entre lesquels se manifestera le Seigneur, c’est le peuple qui vit à l’époque du prophète dans l’infidélité, les Judéens, puis, après eux, les Babyloniens (ἐν μέσῳ δύο ζώων γνωσθήσῃ. ἰδοὺ γὰρ καὶ νῦν ὥσπερ ἐν δύο ζώοις τοῖς τε ἐν τῷ λαῷ πλημμελοῦσι καὶ τοῖς Βαβυλωνίοις μετ’ ἐκείνους ἐξ ὧν περὶ ἑκατέρους πεποίηκας τήν τε δύναμιν καὶ τὴν σοφίαν καὶ τὴν περὶ τὸ δίκαιον ἐπιμέλειαν ἐγνώρισας σαυτοῦ 28. L’image est donc expliquée en fonction de l’histoire d’Israël. Théodoret de Cyr, dans son commentaire du livre d’Habacuc 29, précise que cette expression peut être comprise de plusieurs façons et il mentionne, entre autres, cette même explication historique des Judéens et des Babyloniens. Mais, selon lui, il ne s’agit pas de deux créatures vivantes (ζῶα) mais plutôt des deux vies (ζωὰς), la vie présente et la vie future, entre lesquelles Dieu se manifeste en sa qualité de juge (« Ἐν μέσῳ δύο ζώων γνωσθήσῃ. » Τοῦτο ὑπό τινων διαφόρως νενόηται. Οἱ μὲν δύο ζῶα νενοήκασιν ἀγγέλους καὶ ἀνθρώπους· οἱ δὲ τῶν ἀσωμάτων δυνάμεων τὰ τῇ θείᾳ δόξῃ πελάζοντα, τὰ Χερουβὶμ καὶ τὰ Σεραφίμ· ἄλλοι δὲ Ἰουδαίους καὶ Βαβυλωνίους. Ἐμοὶ δὲ δοκεῖ μὴ ζῶα, ἀλλὰ ζωὰς εἰρηκέναι 26. Pour l’histoire de l’interprétation patristique, voir l’excellent article de J.  Ziegler , « Ochs und Esel an der Krippe. Biblisch-patristische Erwägungen zu Is 1, 3 und Hab 3, 2 (LXX) », dans Munchener Theologische Zeitschrift 3 (1952), p.  385‒402, que Pierluigi Lanfranchi a bien voulu nous procurer. Voir sur ce même sujet, M. H arl et al., Les Douze Prophètes. Joël, Abdiou, Jonas, Naoum, Ambakoum, Sophonie, La Bible d ’Alexandrie 23, 4‒9, Paris, 1999, p. 250‒251. B. G. Bucur – E. N. Mueller , « Gregory Nazianzen’s Reading of Habbakuk 3 :2 and its Reception : a Lesson from Byzantine Scripture Exegesis », dans Pro Ecclesia 20 (2011), p.  87‒103. 27.  H. N. Sprenger (Ed.), Theodori Mopsuesteni. Commentarius in XII Prophetas, Wiesbaden, 1977, ad loc. 28.  « Car voici, maintenant encore, comme parmi deux vivants, ceux qui commettent des faux-pas dans le peuple et les Babyloniens après eux, à partir desquels, pour les uns et pour les autres, tu as mis en œuvre ta puissance et ta sagesse et tu as fait connaître le soin que tu prends pour ce qui est juste. » 29.  PG 81, ad loc.

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τὸν προφήτην, τήν τε παροῦσαν, καὶ τὴν μέλλουσαν, ὧν μέσος ὁ δίκαιος Κριτὴς ἀναφαίνεται 30). L’exégèse littérale, historique de Théodoret, sans doute reprise à son aîné Théodore de Mopsueste, est mentionnée mais c’est l’interprétation théologique qui a la préférence. Mais, de façon majoritaire, cette expression d’Hab 3, 2 recevra une exégèse plus symbolique, directement liée à la foi chrétienne. Ainsi, dès le IIIe siècle, Origène donne une interprétation christologique des deux vivants d’Habacuc 3, 2 à deux reprises dans son œuvre. Nous ne possédons plus son Commentaire des XII Prophètes en 25 volumes rédigé vers 245‒246 – ce dernier, à quelques fragments près, a entièrement disparu. Il s’agit donc de deux autres écrits. Dans le Traité des Principes 1, 3, 4, l’Alexandrin opère un rapprochement entre les deux vivants d’Habacuc 3, 2 et les deux séraphins d’Is 6, 3 en disant que si, selon un maître hébreu, les deux séraphins représentent le Fils unique de Dieu et l’Esprit Saint, de même l’expression qui se trouve en Habacuc doit être comprise, selon lui, également du Christ et de l’Esprit Saint. Le texte d’Origène dit précisément ceci : « Notre maître hébreu disait que les deux séraphins décrits par le Livre d’Isaïe, avec leurs six ailes, en train de crier l’un à l’autre et de dire : Saint, Saint, Saint, le Seigneur Sabaoth (Is 3, 2), devaient être interprétés du Fils unique de Dieu et de l’Esprit Saint. De notre côté, nous pensons aussi que la parole prononcée dans le Cantique d’Habacuq « au milieu de deux vivants (in medio duorum animalium) (ou au milieu de deux vies) (vel duarum vitarum) tu seras connu (Hab 3, 2) », doit être comprise du Christ et de l’Esprit Saint ; car toute la science sur le Père est connue par la révélation du Fils dans l’Esprit Saint » 31. Origène transpose donc ici aux deux créatures d’Habacuc une interprétation juive – ou de type judéo-chrétien 32 – appliquée aux deux séraphins d’Isaïe. On a là clairement une lecture trinitaire de l’expression de la LXX. Mais une telle opinion qui pouvait suggérer un rabaissement des deux per30. « Cela est compris différemment selon les auteurs. Les uns comprennent que les deux vivants sont des anges et des hommes ; les autres, ceux qui, parmi les puissances dénuées de corps, s’approchent de la gloire divine, les chérubins et les séraphins ; d’autres encore, les Judéens et les Babyloniens. De mon côté, je pense que le prophète a voulu parler non de vivants, mais de vies, celle du présent et celle qui doit venir, au milieu desquelles apparaît le Juge juste. » 31. Trad. française de M. H arl – G. Dorival – A. L e Boulluec , Origène. Traité des Principes (Peri Archôn), Paris, 1976, p. 50. 32.  Voir J. Daniélou, Théologie du Judéo-Christianisme. Histoire des doctrines chrétiennes avant Nicée, vol. I, Paris, 1957, p. 186. Sur le maître hébreu d’Origène, voir l’étude récente de G. Dorival – R. Naiweld, « Les interlocuteurs hébreux et juifs d’Origène à Alexandrie et à Césarée », dans O. A ndrei (Ed.), Caesarea Maritima e la Scuola Origeniana. Multiculturalità, forme di competizione culturale e identità cristiana. Atti dell ’ XI Convegno del Gruppo di Ricerca su Origene e la Tradition Alessandrina (22‒23 settembre 2011), Brescia, 2013, p.  121‒138.

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sonnes divines au rang des anges sera rejetée par bon nombre de Pères, qui trouveront là un argument pour incriminer la doctrine origénienne sur la Trinité 33. Dans son Commentaire sur Romains III, 5-V. 7  3 4 , Origène fait une lecture christologique analogue de ce passage. Mais il associe cette fois l’image des deux créatures d’Habacuc 3, 2 et l’affirmation d’Ex 25, 22 selon laquelle Dieu se « fera connaître » « au milieu des deux chérubins » au-dessus du propitiatoire. Le texte grec d’Ex 25, 22 dit en effet ceci : « C’est de là que je me ferai connaître de toi ; je te parlerai au-dessus du propitiatoire, au milieu de deux chérubins placés sur le coffre du témoignage » (καὶ γνωσθήσομαί σοι ἐκεῖθεν καὶ λαλήσω σοι ἄνωθεν τοῦ ἱλαστηρίου ἀνὰ μέσον τῶν δύο χερουβιμ τῶν ὄντων ἐπὶ τῆς κιβωτοῦ τοῦ μαρτυρίου). En réalité, c’est l’emploi du mot grec ἱλαστήριον qui justifie le rapprochement avec Romains 3, 25 où il est dit que « Dieu a exposé le Christ, instrument de propitiation (ὃν προέθετο ὁ θεὸς ἱλαστήριον) ». Origène commente donc ainsi : « Quant au fait que celui qui parle se fait connaître au milieu des deux chérubins, on invoquera donc le texte d’Habacuc ainsi conçu » et suit la citation d’Hab 3,  2 (Πρὸς δὲ τὸ ἀνὰ μέσον τῶν δύο Χερουβεὶν γινώσκεσθαι τὸν χρηματίζοντα παραλήμψει ῥητὸν ἀπὸ τοῦ Ἀμβακοὺν οὕτως ἔχον·Κύριε, εἰσακήκοα τὴν ἀκοήν σου καὶ ἐφοβήθην· Κύριε, κατενόησα τὰ ἔργα σου καὶ ἐξέστην· ἐν μέσῳ δύο ζῴων γνωσθήσῃ, ἐν τῷ παρεῖναι τὸν καιρὸν ἀναδειχθήσῃ. Ici, Origène pourrait dépendre de Philon chez qui les chérubins, mais non les séraphins, constituent un thème fréquent 35. Eusèbe de Césarée (IVe siècle), qui considère également que la signification christologique de la Bible est la seule authentique, offre dans sa Démonstration évangélique 6, 15 36 , une exégèse particulièrement intéressante de cette vision, qui repose sur une lecture de ζωων accentué différemment. Pour l’exégète qui précise qu’il n’a pas compris ce texte de la même manière que ces prédécesseurs, la manifestation « entre deux vies » correspond à la venue du Christ selon sa « vie humaine » et selon sa « vie divine » : ὁ σωτὴρ δὲ καὶ κύριος ἡμῶν, αὐτὸς οὗτος ὁ τοῦ θεοῦ λόγος, « ἐν μέσῳ δύο ζωῶν ἐγνώσθη », πληθυντικῶς ἐνταῦθα καὶ περισπωμένως « τῶν ζωῶν » ἀπὸ ἑνικοῦ τοῦ « τῆς ζωῆς » ὀνόματος ἐξακουομένων. οὐ γὰρ παροξυτόνως « τῶν ζώων » ἢ ἀπὸ οὐδετέρου τοῦ 33.  Voir, par exemple, sur ce point J. Daniélou, Théologie du Judéo-Christia­ nisme. Histoire des doctrines chrétiennes avant Nicée, vol. I, Paris, 1957, p.  185‒186. 34. J. Scherer , Le Commentaire d ’Origène sur Rom. III.5-V.7, d ’après les extraits du papyrus no  88748 du Musée du Caire et les fragments de la Philocalie et du Vaticanus Gr. 762, Le Caire, 1957, p.  160‒161. 35.  Voir J. Daniélou, Théologie du Judéo-Christianisme. Histoire des doctrines chrétiennes avant Nicée, vol. I, Paris, 1957, p.  188‒189. 36.  PG 22, col. 444. I. A. H eikel , Eusebius Werke VI : Die Demonstratio Evangelica, Leipzig, 1913.

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ζώου λέγεται, ἀλλὰ « ζωῶν » περισπωμένως ἀπὸ πληθυντικῆς εὐθείας τῆς « αἱ ζωαί ». « δύο οὖν », φησίν, « ζωῶν μέσον γνωσθήσῃ ». μιᾶς γὰρ οὔσης τῆς κατὰ θεὸν ζωῆς καὶ θατέρας τῆς κατὰ ἄνθρωπον, καὶ τῆς μὲν θνητῆς τῆς δὲ ἀϊδίου, ἀμφοτέρων εἰκότως ὁ κύριος διὰ πείρας ἐλθών, « ἐν μέσῳ δύο ζωῶν γνωσθῆναι » 37. Eusèbe, de façon originale, lit donc le texte d’Habacuc 3, 2c comme un testimonium sur la venue du Christ, entre la vie humaine et la vie divine et se démarque d’Origène qui applique ce texte à Dieu. Pour Eusèbe, en effet, seul le Fils peut se montrer dans les théophanies 38. Cyrille de Jérusalem (IVe siècle) commente l’expression d’Habacuc 3, 2 dans la catéchèse baptismale. Il la comprend également au sens de « entre les deux vies » et l’applique aux deux vies du Christ, mais il s’agit cette fois de la vie terrestre et de la vie du Christ après la résurrection. On lit ainsi dans les Catéchèses, en 12, 20 39 : « devenu chair, tu vis puis tu meurs, et, une fois ressucité des morts, tu vis à nouveau », καὶ τί τὸ σημεῖόν ἐστιν ὦ προφῆτα τοῦ ἐρχομένου κυρίου ; ὁ δέ φησιν ἑξῆς· ἐν μέσῳ δύο ζωῶν γνωσθήσῃ. τοῦτο πρὸς τὸν κύριον λέγων σαφῶς, ὅτι παραγενόμενος ἔνσαρκος ζῇς καὶ τελευτᾷς καὶ ἀναστὰς ἐκ νεκρῶν ζῇς πάλιν. Dans son commentaire continu des Douze Prophètes  4 0, Cyrille d’Alexandrie, au Ve siècle, rappelle que cette expression de la Septante d’Habacuc a été interprétée de diverses façons. Il évoque longuement l’interprétation du Saint Esprit et du Fils qu’il conteste du reste et juge sotte et naïve (Κατὰ διαφόρους τρόπους ἡρμήνευται τοῦτό τισι. καὶ ὁ μὲν ἔφη, δύο κεκλῆσθαι ζῷα τὸ Πνεῦμα καὶ τὸν Υἱὸν, ὧν καὶ ἐν μέσῳ γινώσκεσθαι τὸν Θεὸν καὶ Πατέρα. ἀμαθὲς δὲ οἶμαι τὸ τῇδε νοεῖν, καὶ πολὺ τὸ εὔηθες ἔχον 41). Mais il fait part, également, d’un autre type d’interprétation selon laquelle, pour d’autres, précise-t-il, « les deux vies » 37. « Le Sauveur et notre Seigneur, celui-là même qui est la Parole de Dieu, “s’est fait connaître au milieu de deux vivants”, si on l’entend comme le pluriel – accentué périspomène τῶν ζωῶν – du nom singulier τῆς ζωῆς. Il ne s’agit en effet pas du paroxyton τῶν ζώων ni de l’un ou de l’autre des vivants ; il faut comprendre ζωῶν périspomène, qui vient du nominatif pluriel αἱ ζωαί. “Au milieu des deux vies, dit-il donc, tu te feras connaître”, car l’une étant la vie selon Dieu et l’autre selon l’homme, l’une étant mortelle et l’autre infinie, le Seigneur est venu et a fait, comme on le sait, l’expérience de l’une et de l’autre, “pour se faire connaître au milieu des deux vies”. » 38.  Sur cette originalité d’Eusèbe, voir par exemple S. Morlet, La « Démonstration évangélique » d ’Eusèbe de Césarée. Étude sur l ’apologétique chrétienne à l ’époque de Constantin, Paris, 2009, p.  383,  409,  617‒619. 39.  PG 63, col. 752. 40.  P. E. P usey (Ed.), Sancti Patris Nostri Cyrilli Archiepiscopi Alexandrini in XII Prophetas, vol. II, Bruxelles, 1965, p.  119‒122. 41. « Certains entendent cela de manières différentes. L’un dit que les deux vivants sont appelés l’Esprit et le Fils, au milieu desquels le Dieu et Père se fait connaître. Mais je crois que comprendre ainsi est sottise et grande naïveté. »

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seraient une figure des deux testaments, l’Ancien et le Nouveau, entre lesquels le Christ sera connu (Ἕτεροι δὲ αὖ δύο ζῷα εἰρήκασι, τήν τε νέαν καὶ τὴν παλαιὰν διαθήκην ὧν ἐν μέσῳ γινώσκεται ὁ Χριστός). Et, enfin, il indique lui aussi le rapprochement avec les chérubins du propitiatoire (ἕστηκας γὰρ ἐν μέσῳ δύο ζῴων, τουτέστι, τῶν Χερουβὶμ, καὶ ὄνομά σοι, τὸ ἱλαστήριον) 42 . Il importe de rappeler que la réception du texte grec d’Habacuc 3, 2, chez les chrétiens, doit sans doute beaucoup à l’usage qui sera fait du cantique d’Habacuc dans la liturgie chrétienne. On sait en effet que cette prière fait partie des Odes ajoutées au Psautier et regroupées dans les manuscrits chrétiens à partir de la fin du IVe siècle 43. Et tous ces hymnes ont en effet été lus dans les offices dans toute la chrétienté orientale et occidentale  4 4 . Ainsi, au même titre que bon nombre d’autres passages poétiques de la Bible, comme les odes de Moïse dans l’Exode et dans le Deutéronome, la prière d’Anna, d’Isaïe ou de Jonas, le chapitre 3 d’Habacuc qui annonce la manifestation divine accompagnée de terribles bouleversements pour la terre entière et pour les nations, mais aussi la sortie salvatrice du Seigneur pour son peuple, est bel et bien une prière, « avec chant », μετὰ ᾠδῆς, comme le précise le texte grec. Et c’est d’ailleurs dans un commentaire chrétien de ces mêmes odes ajoutées au Psautier que l’on trouve un quatrième type de lecture christologique de cette image de Dieu entre deux créatures vivantes. Ainsi, après l’interprétation du Fils et du Saint Esprit, celle des chérubins et des séraphins, puis celle des deux Testaments que nous venons de relever dans la tradition patristique, Hésychius de Jérusalem, un prêtre du Ve siècle, qui interprète l’ensemble du cantique comme une prophétie du Christ, de sa naissance, de sa vie et de sa mort, évoque encore une autre signification : il voit ici, dans le texte grec de l’ode d’Habacuc, une référence à la mort du Christ « entre les deux larrons crucifiés avec lui » : ἐν μέσῳ Λέγει τοὺς δύο λῃστάς, τοὺς σταυρωθέντας σὺν αὐτῷ 45. 42.  Sur les points de contact entre Jérôme et Cyrille sur ce passage, voir F. M. A bel , « Parallélismes exégétiques entre S. Jérôme et S. Cyrille d’Alexandrie », dans Vivre et penser 1  (1941), p.  212‒230, sp. 222. 43. Sur ce sujet, voir l’ouvrage récent de M. H arl , avec la collaboration de B.  M eynadier et A. P ietrobelli, Voix de louange. Les cantiques bibliques dans la liturgie chrétienne, Paris, 2014, avec la bibliographie p. 341. 44.  Jusqu’en 1969, Habacuc 3,  2‒3 faisait encore partie des lectures liturgiques dans le missel romain. Pour plus d’informations sur l’usage de ce passage dans les lectionnaires chrétiens, voir R. Grove , « The Interpretation of Scripture in Christian Liturgical Texts. A Case Study of Habakkuk3/2‒3 », dans Theologia 54 (1983), p.  319‒346. 45.  Nous devons la référence d’Hésychius, Scholie sur l’ode 3 dans Commentari in Odas (V. Jagic , Supplementum Psalterii Bononiensis : Incerti auctoris explanatio Graeca, Vienne, 1917, p.  301‒320), à B.  G. Bucur – E. N. Mueller , « Gregory Nazianzen’s Reading of Habbakuk 3 :2 and its Reception : a Lesson from Byzantine

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Au sein de la tradition latine, dans son Commentaire des XII Prophètes, Jérôme commente lui aussi cette manifestation entre les deux vivants. Il explique, selon sa méthode usuelle, après le texte latin de la Vulgate, in medio annorum uiuifica illud, le texte grec de la version alexandrine, in medio duorum animalium cognosceris. Et l’on constate qu’il est très bien informé des diverses opinions émises par les uns et les autres sur le symbolisme des deux « animaux » puisqu’il en donne un catalogue : 1) le Père connu par le Fils et le Saint Esprit, 2) la venue entre les chérubins et les séraphins, 3) la crucifixion, dont nous venons de parler, entre les deux larrons (inter duos latrones crucifixus agnitus sit), 4) le Sauveur reconnu par les circoncis et par les Gentils et 5) le Seigneur connu au milieu des deux Testaments  4 6. En réalité, c’est la quatrième interprétation qui a, de loin, sa faveur. Scripture Exegesis », dans Pro Ecclesia 20 (2011), p. 94, note 23 et à B. G. Bucur , « Sinai, Zion, and Tabor : An Entry into the Christian Bible », dans Journal of Theological Interpretation 4  (2010), p.  33‒52, sp. p.  45, note 43. Sur ces gloses d’Hésychius, voir aussi les notes 22 et 23 de M. H arl avec la collaboration de B.  M eynadier et A. P ietrobelli, Voix de louange. Les cantiques bibliques dans la liturgie chrétienne, Paris, 2014, p. 171. 46.  Jérôme , Commentarii in Prophetas Minores, éd. M. Adriaen, Turnhout, 1970, p.  620‒621 : In medio duorum animalium cognosceris. Quod multi putant de Filio intellegi, et Spiritu sancto, eo quod Pater per Filium intellegatur et Spiritum. Quae quidem et duo Seraphim in Esai, et duo Cherubim, scribi interpretantur in Exodo, quae contra se respiciunt, et in medio habent oraculum : et in Esaia uelantia caput et pedes Domini, in praesenti tantum saeculo uolent, et alter ad alterum mysterium inclament Trinitatis, et mittatur unus de Seraphim, quod interpretantur ardens, et ueniat in terram et mundet prophetae labia, et dicat : Ignem ueni mittere super terram, et quam uolo ut ardeat. Hoc aestimant alii, et ad hanc interpretatione multis scripturarum utuntur testimoniis. Porro simplex interpretatio, et opinio uulgi de Saluatore intellegit, quod inter duos latrones crucifixus agnitus sit. Qui autem melius, hoc dicunt, quod in prima Ecclesia quae de circumcisione fuit, et de praeputio congregata, duobus populis se hinc inde cingentibus, intellectus sit Salvator et creditus. Sunt qui duo animalia, duo intellegant testamenta, nouum et uetus, quae uere animantia sint, quae uitalia, quae spirent et in quorum medio Dominus cognoscatur (Au milieu des deux vivants tu te feras connaître. Beaucoup l’entendent qu’on le comprend du Fils et de l’Esprit Saint, parce que le Père est compris par le moyen du Fils et de l’Esprit. Ils sont interprétés aussi comme les deux séraphins d’Isaïe et les deux chérubins décrits dans l’Exode, qui se regardent l’un face à l’autre, et ont l’oracle au milieu ; et, dans Isaïe, voilant la tête et les pieds du Seigneur, ils volent seulement dans le siècle présent, et proclament l’un à l’autre le mystère de la Trinité ; et l’un des séraphins, qui signifient « ardents », est envoyé, vient sur terre et purifie les lèvres du prophète, et dit : « je suis venu envoyer le feu sur la terre, et pour que brûle celle que je veux ». Voilà l’opinion d’autres, et ils utilisent dans ce sens, pour leur interprétation, le témoignage de beaucoup de témoignages scripturaires. En outre, il y a une interprétation simple, et l’opinion de la foule la comprend du Sauveur, parce qu’il a été reconnu quand il était crucifié entre les deux larrons. Mais certains disent ceci, et c’est mieux, que, dans la première Église, celle qui était de la circoncision et celle qui était formée de l’incirconcision, deux peuples

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À cet inventaire, il nous faut encore ajouter deux autres lectures d’Habacuc 3, 2. L’une voyant dans la manifestation de Dieu entre deux vivants la transfiguration du Christ entre Moïse et Élie, telle qu’elle est racontée dans les Évangiles 47. Tertullien, dès le IIe siècle, atteste de fait cette lecture christologique dans le Contre Marcion 48 lorsqu’il écrit : « Mais toute la structure de cette vision, nous l’avons même chez Habacuc où l’esprit, s’exprimant quelque fois par la bouche des apôtres, dit : “Seigneur, j’ai entendu ta parole et je me suis épouvanté”. Quelle parole plus que celle de cette voix céleste : “Celui-ci est mon fils bien-aimé, écoutez-le” ? “J’ai contemplé ton œuvre et mon esprit est sorti de moi”. À quel moment plus qu’en celui-ci où, à la vue de sa gloire, Pierre n’a pas su ce qu’il disait ? “Au milieu des deux vivants tu te feras connaître” : au milieu de Moïse et d’Élie dont Zacharie aussi a vu la préfiguration en deux oliviers et en deux rameaux d’olivier. Car c’est d’eux qu’il lui a été dit : “Deux fils d’abondance se tiennent devant le Seigneur de toute la terre”. Et à nouveau le même Habacuc : “Sa puissance a recouvert les cieux – bien sûr de cette nuée – et son éclat sera comme la lumière” – bien sûr celle dont ont même rayonné ses vêtements ». Le texte en usage courant à l’époque de Tertullien est bien sûr la vieille latine qui suit la Septante et donne en Habacuc 3, 2 : in medio duorum animalium innotesceri. Restée longtemps populaire, la Vieille latine sera également le texte de référence pour Augustin (IVe‒Ve siècles) qui commente brièvement au livre XVIII, 32 de La Cité de Dieu 49 les différents prophètes. Considérant que le prophète Habacuc ne parle de nul autre avènement que de celui du Christ, l’évêque d’Hippone s’interroge ainsi sur Habacuc 3, 2 et témoigne, comme Tertullien, de cette interpréation de Moïse et d’Élie, mais parmi d’autres lectures : « “Tu seras reconnu au milieu de deux animaux” : qu’estce, sinon au milieu des deux testaments, ou au milieu des deux larrons, ou au milieu de Moïse et d’Élie, conversant avec lui sur la montagne ? » Mais Augustin ne tranche pas entre ces trois interprétations très différentes de l’image septantique, les testaments, les larrons ou Moïse et Élie. Une telle lecture christologique qui met en relation la vision d’Habacuc et la Transfiguration du Christ, entre Moïse et Élie, se retrouvera également chez des auteurs plus tardifs : en Occident, par exemple chez le moine se tenant côte à côte, chacun de leur côté, on comprend le Sauveur, et on le croit. Il y en a qui comprennent, dans les deux vivants, les deux testaments, le Nouveau et l’Ancien, qui, il est vrai, sont animés, qui sont vivifiants, qui respirent et au milieu desquels le Seigneur se fait connaître). 47.  Mt 17,  1‒9 ; Mc 9,  2, 29 ; Lc 9,  28‒36. 48.  Tertullien, Contre Marcion IV, 22,  12‒13, C.  Moreschini – R. Braun (Ed.), Paris, 2001, p.  287‒289. 49.  Augustin, La Cité de Dieu, Volume 3. Livres XVIII à XXII, Paris, 1994, p.  48‒49.

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lettré anglo-saxon Bède le Vénérable 50, au VIIIe siècle, ou, en Orient, par exemple chez le théologien byzantin Anastase le Sinaïte, au VIIe siècle, dans son homélie sur la Transfiguation 51. On voit là la réception, longue et très diversifiée, du texte d’Habacuc selon la Septante. III. U n e

l ect u r e a pocry ph e

Enfin, il est une autre lecture chrétienne de la LXX d’Habacuc 3, 2 – elle aussi tardive mais non patristique – qui a sans doute pu contribuer à la pieuse légende autour de la nativité de Jésus qui garnit la crèche de deux animaux, le bœuf et l’âne. Ainsi, l’Évangile de l ’enfance du pseudoMatthieu 52 , un écrit apocryphe que l’on situe dans les dernières décennies du VIe siècle ou dans les premières du VIIe siècle, transmet la première attestation textuelle de la tradition concernant l’âne et le bœuf, associée aux deux créatures vivantes de la prophétie d’Habacuc. Absents des évangiles canoniques, le bœuf et l’âne sont ainsi introduits dans le récit du pseudo-Matthieu au chapitre 14, « fléchissant les genoux, adorant » l’enfant, en référence certes à la prophétie d’Is 1, 3 mais aussi à celle d’Habacuc. Le texte dit ceci : « Alors furent accomplies les paroles du prophète Isaïe disant : “Le bœuf a connu son propriétaire, et l’âne, la crèche de son maître”, et ces animaux, tout en l’entourant, l’adoraient sans cesse. Alors furent accomplies les paroles du prophète Habaquq disant : “Tu te manifesteras au milieu de deux animaux”. » En réalité, il existait une tradition exégétique plus ancienne qui représentait Jésus couché dans la crèche avec l’âne et le bœuf, mais dans la dépendance uniquement du texte d’Isaïe, et inaugurée, semble-t-il, par 50.  Bède le Vénérable (Opera exegetica. In Tobiam ; In Proverbia. In Cantica canticorum. In Habacuc, D. Hurst – J. E. Hudson (Ed.), Turnhout, 1983, p. 383) évoque à la fois le lien de la prophétie d’Habacuc avec Moïse et Élie et avec les deux larrons ; voir aussi S. Connolly, Bede on Tobit and on the Canticle of Habakkuk, Dublin, 1977, p. 68. 51.  Anastase le Sinaïte met également en correlation la vision d’Habacuc et la scène de la Transfiguration ainsi que celle sur le mont Golgotha du Christ crucifié entre les deux larrons ; voir A. Guillou (Ed.) « Le monastère de la Théotokos au Sinaï ; épiclèse, mosaïque de la Transfiguration ; Homélie inédite d’Anastase le Sinaïte », dans Mélanges d ’archéologie et d ’histoire 67  (1955), p.  216‒258 ainsi que l’article de B. G. Bucur , « Exegesis and Intertextuality in Anastasius the Sinaite’s Homily On the Transfiguration », dans Studia Patristica 68  (2013), p.  249‒260. 52.  Écrits apocryphes chrétiens, F. Bovon – P. Geoltrain (Ed.), Paris, 1997, p. 134. Voir également une version médiévale de cet évangile éditée par C. DimierPaupert, Livre de l ’Enfance du Sauveur. Une version médiévale de l ’Évangile de l ’Enfance du Pseudo-Matthieu (XIIIe siècle), Paris, 2006, p. 73.

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Origène dans ses Homélies sur Luc XIII, 7 53 où il dit : « C’était cette crèche que le prophète avait annoncée en disant : “Le bœuf a connu son propriétaire et l’âne la crèche de son maître” (Is 1, 3). » Mais la mise en relation de l’image grecque des deux « animaux » d’Habacuc 3, 2 avec la scène de la nativité de Jésus entre le bœuf et l’âne figure bien pour la première fois dans le texte du pseudo-Matthieu. IV. L a S e pta n t e d ’H a bacuc 3,  2

et l’ iconogr a ph i e

Voilà, rapidement exposés, les multiples développements chrétiens auxquels donna lieu le texte juif de la Septante d’Habacuc 3, 2. Mais notre étude serait incomplète si nous ne nous arrêtions pas, in fine, sur quelques représentations iconographiques dans l’art chrétien qui ont sans doute en partie aussi un lien avec cette lecture d’Habacuc 3, 2 selon le texte grec de la Septante, si différent du texte hébreu. Même si elles ne sont pas très nombreuses, les plus anciennes images de la nativité sur lesquelles l’âne et le bœuf sont présents remontent tout de même au IVe siècle. On songe ainsi, pour l’Occident, au fragment d’un couvercle de sarcophage perdu provenant du cimetière romain de Saint-Pierre-et-Saint-Marcellin daté très précisément de l’an 343, du nom des deux consuls inscrits sur le fragment 54 . On y voit la tête des deux animaux, le bœuf et l’âne, entre les deux bergers, près de la crèche. On peut encore mentionner, pour la Gaule, cette même scène de la nativité représentant les têtes des deux animaux près de l’enfant Jésus sur le couvercle d’un sarcophage provenant de la crypte de Saint-Maximin, dans le Var, que l’on date de la fin du IVe siècle ou du début du Ve siècle 55. Ou encore le sarcophage dit de « Stilicon » de la basilique Saint-Ambroise à Milan qui présente sur son couvercle une image chrétienne très simplifiée de la nativité où figure la crèche flanquée de l’âne et du bœuf  56, et que l’on date des années 385‒390 57. Et 53.  Origène , Homélies sur Luc, eds. H. Crouzel et al., Paris, 1962, p.  214‒215. On retrouvera la nativité du Seigneur associée à la prophétie d’Isaïe chez Augustin, Ennarationes in Psalmos CXXVI, PL 37, col. 1675. 54.  Voir D. M ilinovic , « L’origine de la scène de la nativité dans l’art paléochrétien (d’après les sarcophages d’Occident). Catalogue et interprétation », dans Antiquité Tardive 7 (1999), p. 299‒329, sp. p. 303‒305 avec les illustrations. Le catalogue regroupe 24 scènes de la Nativité datant du IVe siècle. 55.  Voir D. M ilinovic , « L’origine de la scène de la nativité », p. 315, avec les illustrations. 56.  Voir D. M ilinovic , « L’origine de la scène de la nativité », p.  316‒317, avec les illustrations. 57.  Voir J. Guyon, « La naissance de Jésus dans le premier art chrétien », dans G.  Dorival – J. P. Boyer (Ed.), La Nativité et le temps de Noël. Antiquité et Moyen Âge, Aix-en-Provence, 2003, p.  81‒94, sp.  89.

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pour finir, à titre d’exemple, citons encore le fragment sculpté en marbre, de Naxos, daté de 400 et se trouvant au musée byzantin d’Athènes, sur lequel la Nativité est pour ainsi dire réduite aux deux animaux, car ni Marie, ni les bergers n’y figurent 58. Le motif iconographique de l’âne et du bœuf est certes apocryphe puisqu’il ne vient pas des écrits canoniques, mais on peut supposer que l’emploi du mot grec φάτνη au sens de « mangeoire » présent en Lc 2, 7 59 a favorisé cette réprésentation, sans oublier bien sûr de mentionner comme autre origine probable de ce motif l’application à la naissance du Christ de la parole d’Isaïe 1, 3. Mais on ne peut assurément passer sous silence la lecture chrétienne d’Habacuc 3, 2 avec l’âne et le bœuf telle qu’on la trouvera explicitée, plus tard, chez le pseudo-Matthieu 60. On voit ainsi non seulement comment ces deux animaux ont pu se glisser dans l’art paléochrétien mais on constate aussi que l’existence légendaire des deux animaux est bien antérieure au seul évangile apocryphe qui en fait état. Et de fait la valeur exégétique de ce motif apocryphe ne pouvait venir que des textes de l’Ancien Testament lus, en l’occurrence ici, dans la version des Septante ou dans l’une de ses versions filles. On peut par conséquent dire que la lecture juive d’Habacuc 3, 2 selon la Septante est probablement, en partie, à l’origine de la tradition populaire la plus répandue dans le monde chrétien, celle de Noël, représentée par Jésus « entre les deux animaux » que sont le bœuf et l’âne 61.

58.  Voir D. M ilinovic , « L’origine de la scène de la nativité », p. 318. 59.  « Elle enfanta son fils premier-né, l’enveloppa de langes et le coucha dans une crèche. » 60.  Nous reprenons ici la thèse défendue par F. Camprubi, « El lou i l’ase en el pessebre », dans Revista Catalana de Teologia 14  (1989), p.  441‒451. Dans cet article, l’auteur reproduit et commente les onze représentations les plus anciennes (du IVe au XVe siècle) sur lesquelles l’âne et le bœuf sont présents à la naissance du Christ. 61.  Il faudrait également parler de la réception d’Habacuc 3, 2 LXX dans l’iconographie byzantine telle qu’on la trouve dans les illustrations des manuscrits de Grégoire de Nazianze. Dans ce que l’on appelle à tort la « vision d’Habacuc », selon B.  M iljkovic (« L’illustration de la Deuxième homélie pascale de Grégoire le théologien », dans Recueil des travaux de l ’Institut d ’Études byzantines 41 (2004), note 10, p. 107), on voit en effet la figure du saint et du prophète avec une image du Christ escorté de deux ou quatre anges, à mettre en relation avec la vision d’Habacuc 3, 2 LXX ou d’Ez 1. Sur ce même sujet, voir G. Galavaris , The Illustrations of the Liturgical Homilies of Gregory Nazianzenus, Princeton/New Jersey, 1969. C.  Walter , « The Iconography of the Prophet Habakkuk », dans Revue des Études Byzantines 47  (1989), p.  251‒260 sp. p.  257‒258. B.  G. Bucur – E. N. Mueller , « Gregory Nazianzen’s Reading of Habbakuk 3 :2 and its Reception : a Lesson from Byzantine Scripture Exegesis », dans Pro Ecclesia 20  (2011), p.  87‒103.

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V. C onclusion Dans cette modeste contribution, j’ai essayé de montrer toute l’importance qu’un détail de la version juive de la Septante a pris dans l’exégèse chrétienne. Par sa christologisation presque unanime, l’image du Seigneur connu « entre deux vivants » – qu’il ait été ou non dans l’intention du traducteur grec de se démarquer de l’hébreu –, a été chargée d’une signification éloignée de son contexte, puisqu’il s’agit pour nombre de chrétiens d’une annonce en figure du Christ, au contenu théologique d’une grande diversité, puisqu’elle va d’une lecture des « deux vivants » comme symbole du Fils et de l’Esprit saint, d’une représentation des différentes sortes de vies du Christ – présente et future, humaine et divine, avant et après la résurrection – ou de l’évocation de Moïse et d’Élie, ou de la figure des deux larrons, des deux testaments jusqu’à, plus trivialement, la figuration de l’âne et du bœuf, entre lesquels se manifeste le Seigneur. Si l’utilisation d’un détail d’Habacuc 3, 2 par les chrétiens peut être contestée dans son application au Christ, on ne peut à tout le moins pas nier la grande diversité, voire l’extrême liberté (c’est le moins que l’on puisse dire), de l’histoire de son interprétation. Certes, le traducteur juif d’Habacuc n’avait certainement pas en tête le bœuf et l’âne d’une crèche ! Bibliographie F. M. A bel , « Parallélismes exégétiques entre S. Jérôme et S. Cyrille d’Alexandrie », dans Vivre et penser 1  (1941), p.  212‒230. D.  Barthélemy, Critique textuelle de l ’Ancien Testament. 3. Ézéchiel, Daniel et les Douze Prophètes, Fribourg-Göttingen, 1992. F. Bovon – P. Geoltrain (Ed.), Écrits apocryphes chrétiens, Paris, 1997. B. G. Bucur , « Sinai, Zion, and Tabor : An Entry into the Christian Bible », dans Journal of Theological Interpretation 4  (2010), p.  33‒52. B. G. Bucur , « Exegesis and Intertextuality in Anastasius the Sinaite’s Homily On the Transfiguration », dans Studia Patristica 68  (2013), p.  249‒260. B. G. Bucur – E. N. Mueller , « Gregory Nazianzen’s Reading of Habbakuk 3 :2 and its Reception : a Lesson from Byzantine Scripture Exegesis », dans Pro Ecclesia 20  (2011), p.  87‒103. F. Camprubi, « El lou i l’ase en el pessebre », dans Revista Catalana de Teologia 14  (1989), p.  441‒451. K. J. Cathcart – R. P. Gordon, The Targum of the Minor Prophets, Édimbourg, 1989. S.  Connolly, Bede on Tobit and on the Canticle of Habakkuk, Dublin, 1977. P.  Copeland, « The Midst of the Years », dans R. P. Caroll (Ed), Text as Pretext : Essays in Honour of Robert Davidson, Sheffield, 1992, p.  91‒105.

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GAMALIEL, UN DOCTEUR DE LA LOI AU SECOURS DES APÔTRES Régis Burnet Université de Louvain la Neuve

Abstract In order to study the separation between Judaism and Christianity, many methods have been used. This paper would like to suggest a new path : the study of the reception of the texts. It takes the example of Gamaliel, claimed by both rabbis and Christians. It shows that the process of “Christianization” of this peculiar character took a lot of time. It thus demonstrates the complexity of the “parting of the Ways” process. From the first centuries Syria to the Visigoth Spain, from Jerome’s Bethlehem to Bede’s England, looks and interpretations diverges and follow one another, but one can not neither speak of a unilateral separation, nor consider a kind of communion between the two heirs of Second Temple Judaism. Résumé Pour étudier la séparation entre judaïsme et christianisme de nombreuses méthodes ont été utilisées. Cet article souhaiterait proposer une voie nouvelle, celle de l’étude de la réception des textes. Il prend ainsi l’exemple de Gamaliel, revendiquée aussi bien par les rabbins que par les Chrétiens et montre que la « christianisation » du personnage a pris du temps. Il démontre ainsi la complexité du processus que fut le parting of the ways. De la Syrie des premiers temps à l’Espagne wisigothique, de la Bethléem hiéronymienne à l’Angleterre de Bède, les regards divergent et les interprétations se succèdent, au point qu’on ne puisse ni parler simplement d’une séparation unilatérale et ponctuelle, ni envisager une sorte de communion irénique entre les religions héritières du judaïsme du Second Temple.

Autrefois, tout était simple. Avec la chute du Temple en 70, judaïsme et christianisme se séparaient définitivement et en tous lieux. Aujourd’hui la situation s’est singulièrement compliquée : non seulement on a découvert qu’on pouvait faire reculer la date de plus en plus tard, mais aussi que ce lent processus a pris des formes diverses selon les régions, les contextes culturels, les époques. Pour le démontrer, les études talmudiques, la patristique, l’archéologie, l’étude des textes historiques ont été convoquées. Cette contribution voudrait proposer ici une nouvelle voie : l’histoire de la Judaïsme et Christianisme chez les Pères de l’Église, éd. par Marie-Anne Vannier (JAOC 8), Turnhout 2015, p. 187-203. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.110704 ©

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lecture des textes biblique, et plus précisément, l’histoire de la réception de certaines figures néotestamentaires. Pour ce faire, elle étudie le cas de Gamaliel. Cette figure éminente du pharisaïsme a été pour ainsi dire récupérée par le christianisme, qui en fait le maître de Paul de Tarse et celui qui prend la défense des apôtres lors d’une confrontation devant le Sanhedrin. Gamaliel est-il la quintessence du pharisaïsme ou bien un cryptochrétien ? La manière de simplifier la complexité de cette figure d’entredeux sera comme un miroir de la conception que se faisaient les auteurs des rapports entre Judéens et Chrétiens. I. G a m a l i e l ,

u n ph a r i si e n con n u

Avant de voir comment la figure de Gamaliel est reçue, tâchons de voir comment elle est construite. Deux corpus nous y aideront, les Actes des Apôtres chrétiens et les informations que nous transmet le corpus talmudique. A. La réception rabbinique d’un pharisien d’avant 70 La réception de Gamaliel dans les sources judéennes est tardive, puisqu’elles remontent à la Mishnah. Son nom apparaît en effet dans trois passages de Flavius Josèphe, mais c’est pour parler de l’un de ses fils, Simon, qui s’oppose à Josèphe lors du commandement de ce dernier en Galilée 1 : son existence historique s’en trouve avérée, mais on ne saurait en conclure davantage. Dans les textes talmudiques, on conserve son souvenir, avec la difficulté qu’on peut aisément le confondre avec son petit-fils Gamaliel (II) de Yavné 2 . En suivant les travaux de Neusner sur les traditions rabbiniques concernant les pharisiens 3, on retiendra qu’il était considéré comme le petit-fils de Hillel l’Ancien, même si son nom n’apparaît jamais dans les conflits qui

1.  Flavius Josèphe , Guerre des Juifs 9, 158 ; Vita 38, 189 ; Vita 60, 309. Sur le peu qu’on sait de Gamaliel, voir les conclusions de Neusner : J. Neusner , The Rabbinic Traditions about the Pharisees before 70 I. The Masters, Leyde, 1971, p.  386‒388. 2. J. Neusner , The Rabbinic Traditions about the Pharisees before 70 I. The Masters, Leyde, 1971, p. 341. Le même fait est déploré par Bruce et Barrett : F. F. Bruce , The Acts of the Apostles, Londres, 1990, p. 175 ; C. K. Barrett, Acts of the Apostles, Édimbourg, 1994, p. 292. 3. J. Neusner , The Rabbinic Traditions about the Pharisees before 70 I. The Masters, Leyde, 1971, p.  341‒376. Voir également B.  Chilton – J. Neusner , « Paul and Gamaliel », dans Review of Rabbinic Judaism 8  (2005), p.  113‒162.

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opposent la Beth-Hillel à la Beth-Shammaï 4 , peut-être parce qu’il a créé sa propre école 5. Quelques anecdotes nous sont rappelées comme le fait qu’il ait interdit la lecture du targum de Job (T Shabbat 13, 2 ; TJ Shabbat 16, 1 ; TB Shabbat 115a), qu’il ait marié sa fille à Simon ben Netanel (T Abodah Zarah 3, 10) et que son fils ait été guéri par le fameux Hanina ben Dosa (TB Berakhot 34b). Les prescriptions qui nous sont conservées 6 concernent les témoins de la nouvelle lune de Rosh ha-Shanah (M Rosh ha-Shanah 2, 5) et le divorce (M Gittin 4,  2‒3). Ses opinions légales sont que les femmes d’un mari disparu sont autorisées à se remarier sur la foi d’un seul témoin de la mort de leur premier époux (M Yebamoth 16, 7) et concernent les fiançailles (M Ketubot 13,  3‒5). Ce sont des prescriptions qui n’ont pas pour visée d’accroître le caractère séparé des pharisiens et semblent compatibles avec un statut officiel 7. Ce ne sont là que quelques aperçus, et il faudrait faire une réception plus précise des différentes occurrences du nom de Gamaliel, en tentant d’affiner la datation possible des différents propos – ce qui est une entreprise extrêmement risquée et qui dépasse très largement notre compétence. Pour notre propos, il nous suffit de rappeler que Gamaliel l’Ancien est considéré par le judaïsme rabbinique comme une figure d’autorité, « pleinement juive » pour aller vite, ce que prouvent trois remarques. Premièrement le fait qu’on le nomme régulièrement Rabban ce qui l’inscrit dans la lignée des maîtres – Hershel Shanks estimait même qu’il fut le premier à recevoir ce titre de rabbi 8 , ce que contestait Salomon Zeitlin 9. Deuxièmement le fait que dans les discussions il intervienne souvent en dernier et que sa parole n’est jamais remise en discussion, ce qui le pose en source incontes-

4. J. Neusner , The Rabbinic Traditions about the Pharisees before 70 I. The Masters, Leyde, 1971, p.  344‒376. 5. J. Neusner , The Rabbinic Traditions about the Pharisees before 70 I. The Masters, Leyde, 1971, p.  375‒376. 6. B. Chilton – J. Neusner , « Paul and Gamaliel », dans Review of Rabbinic Judaism 8 (2005), p. 123‒143 ; J. Neusner , The Rabbinic Traditions about the Pharisees before 70 I. The Masters, Leyde, 1971, p. 375. Voir également H. L. Strack – P. Billerbeck , Kommentar zum Neuen Testament aus Talmud und Midrasch, vol. 2, Munich, 1922, p. 636‒639 ; L. M. A brami, « Were all the Pharisees “Hypocrites” ? », dans Journal of Ecumenical Studies 47  (2012), p.  427‒435. 7. J. Neusner , The Rabbinic Traditions about the Pharisees before 70 I. The Masters, Leyde, 1971,p. 376. 8. H. Shanks , « Origins of the Title “Rabbi” », dans The Jewish Quarterly Review 59  (1968), p.  152‒157  (155). 9. S. Zeitlin, « The Title Rabbi in the Gospels Is Anachronistic », dans The Jewish Quarterly Review 59  (1968), p.  158‒160. De Zeitlin, voir également S.  Zeitlin, « Is the Title “Rabbi” Anachronistic in the Gospels ?: A Reply », dans The Jewish Quarterly Review 53  (1963), p.  345‒349.

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table d’interprétation, en Halakhic model comme le disait Neusner 10. Troisièmement la fameuse déclaration de M Sotah 9, 15 : « depuis que Rabban Gamaliel l’Ancien est mort, il n’y a plus de respect de la Loi, et la pureté et la piété moururent en même temps que lui ». B. La première réception chrétienne d’un pharisien La deuxième réception de Gamaliel est celle que font les Actes des Apôtres à deux reprises : Ac 5,  34‒42 et Ac 22,  3. 1. Celui qui intervient en faveur des chrétiens La première occurrence intervient dans les débuts des Actes des Apôtres, au moment où Luc nous peint une communauté encore en enfance. Ceux qu’il nous présente comme ses principaux leaders, Pierre et Jean, sont convoqués devant le Sanhedrin et risquent la mort. Intervient alors Gamaliel dans un discours où il se pose en chef puisqu’il ordonne qu’on fasse sortir les apôtres et parle avec autorité. « 35bGens d’Israël, prenez garde à ce que vous allez faire à ces hommes.  36Il n’y a pas longtemps est apparu Theudas, qui prétendait être un personnage important ; environ quatre cents hommes se sont joints à lui. Mais il fut tué, tous ceux qui l’avaient suivi se dispersèrent et il ne resta rien du mouvement. 37Après lui, à l’époque du recensement, est apparu Judas le Galiléen ; il entraîna une foule de gens à sa suite. Mais il fut tué, lui aussi, et tous ceux qui l’avaient suivi furent dispersés. 38Maintenant donc, je vous le dis : ne vous occupez plus de ceux-ci et laissez-les aller. Car si leurs intentions et leur activité viennent des hommes, elles disparaîtront.  39Mais si elles viennent vraiment de Dieu, vous ne pourrez pas les détruire. Ne prenez pas le risque de combattre Dieu ! » Ac 5, 35b-39. Laissons de côté le fait de savoir si ce discours est historique – aucun discours de l’Antiquité ne nous a été conservé tel qu’il a été prononcé –, ne cherchons pas non plus à élucider les différences entre ce que Gamaliel nous dit de Theudas et de Judas et ce que nous en dit Flavius Josèphe, ne cherchons pas non plus à savoir si Luc commet the most egregious anachronism in Acts, selon l’expression de Pervo 11, s’il y a deux Theudas 12 , ni même à savoir si tout cela a jamais existé 13 : ces questions ne nous serviront de rien dans l’histoire de la réception. 10. B. Chilton – J. Neusner , « Paul and Gamaliel », dans Review of Rabbinic Judaism 8 (2005), p. 128. Voir également S. E. Morton, « Paul and Gamaliel », dans The Journal of Religion 7  (1927), p.  360‒375. 11.  R. I. Pervo, Acts, Minneapolis/Minnesota, 2009, p. 147. 12.  F. F. Bruce , The Acts of the Apostles, Londres, 1990, p. 176. 13. É. Trocmé , Le Livre des Actes et l ’histoire, Paris, 1957, p.  193‒194. Cf., par exemple Bauernfeind : O. Bauernfeind, Die Apostelgeschichte, Leipzig, 1939, p.  94‒96.

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Concentrons-nous sur le contenu de ce discours. C’est manifestement un discours délibératif assorti de deux exempla 14 qui reprend un vieil argument grec qu’on trouve dans les Bacchantes d’Euripide 15 : il est dangereux de se faire θεομάχοι, de combattre un dieu. C’est également un principe qu’on peut retrouver dans le traité Pirqé Abot 4, 11 : « toute assemblée réunie au nom du ciel finira par durer et celle qui n’est pas au nom du ciel finira par ne pas durer 16 ». En soi, l’argument n’est pas très responsable, puisqu’il demande au Sanhedrin de se reconnaître incompétent sur ce pour quoi il a été élu. Il faut donc le considérer au sein de l’économie même des Actes : Gamaliel pose un principe herméneutique qui rejoint celui de Luc : la volonté divine peut se discerner dans les réussites des témoins 17. Le but de la manœuvre est clair : cautionner le christianisme et délégitimer ceux qui s’y opposent 18. Comme le disait avec le soupçon d’ironie qui lui est coutumière Loisy, il s’agit de « délivrer à la propagande chrétienne un laissez-passer qui se recommande à tous les hommes sensés 19 ». Et ailleurs : « pour un peu, on en ferait le grand-père du christianisme 20 ». L’ambiguïté de la position que construit Luc est perceptible dans les apories des commentateurs. Gamaliel est-il en train d’ironiser comme le montrait John Darr 21 ou bien est-il un crypto-chrétien comme le pensait Conzelmann 22 ? 2. Le maître de Paul Venons-en à la seconde occurrence dans le livre des Actes. Lors de l’arrestation de Paul, celui-ci calme la foule par un discours qu’il conduit 14.  R. I. Pervo, Acts, Minneapolis/Minnesota, 2009, p. 146. 15.  Mise au point sur les rapports avec Euripide dans M. Dibelius , Aufsätze zur Apostelgeschichte, Göttingen, 1953, p.  160‒162 ; J.  B. Weaver , Plots of Epiphany : Prison-Escape in Acts of the Apostles, Berlin-New York, 2004, p.  132‒148. 16. Cité d’après D. M arguerat, Les Actes des Apôtres 1‒12, Genève, 2007, p. 200. 17. D. M arguerat, Les Actes des Apôtres 1‒12, Genève, 2007 ; D. M arguerat, La Première Histoire du christianisme, Paris, 2003, p. 130‒131 ; J.-N. A letti, Quand Luc raconte : le récit comme théologie, Paris, 1998, p.  58‒59. 18.  R. L. Brawley, Luke-Acts and the Jews : Conflict, Apology and Conciliation, Atlanta/Géorgie, 1987, p.  97‒98 ; 116‒117. 19. A. L oisy, Les Actes des Apôtres, Paris, 1920, p. 286. 20. A. L oisy, Les Actes des Apôtres, Paris, 1920, p. 284. 21. J. Darr , « Irenic or Ironic ? Another Look at Gamaliel Before the Sanhedrin (Acts 5 :33‒42) », dans R. P. Thompson – T. E. Phillips (Ed.), Literary Studies in Luke-Acts. Essays in Honor of Joseph B. Tyson, Macon/Géorgie, 1998, p.  101‒119. Voir également L. T. Johnson, The Acts of the Apostles, Collegeville/Minnesota, 1992, p.  102‒103 ; W.  J. Lyons , « The Words of Gamaliel (Acts 5.38‒39) and the Irony of Indeterminacy », dans Journal for the Study of the New Testament 20  (1998), p.  23‒49. 22. H. Conzelmann, Acts of the Apostles, Philadelphie/Pennsylvanie, 1987, p. 43.

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en langue hébraïque dans lequel il affirme : « je suis Judéen, né à Tarse en Cilicie ; mais j’ai été élevé dans cette ville-ci, et instruit aux pieds de Gamaliel dans la connaissance exacte de la loi de nos pères, étant plein de zèle pour Dieu, comme vous l’êtes tous aujourd’hui. » Cette première phrase est en quelque sorte un « brevet de judaïsme ». Paul n’indique pas seulement qu’il est Ἰουδαῖος 23, c’est-à-dire d’ascendance judéenne, mais qu’il est originaire de Diaspora, qu’il a fait son éducation à Jérusalem, qu’il est plein de ce zèle pour la Torah qui semble avoir caractérisé une attitude religieuse engagée. Et ce qui prouve l’excellence de cette formation est d’avoir été éduqué παρὰ τοὺς πόδας Γαμαλιήλ, aux pieds de Gamaliel, comme le bon étudiant assis par terre tandis que son maître se trouve sur un siège 24 . Cette affirmation a-t-elle une quelconque validité historique ? Haenchen et Bultmann en doutaient, en remarquant que Ga 1, 22 semble contredire l’idée d’un long séjour de Paul à Jérusalem 25. Jeremias l’admettait, au nom du caractère « hillélite » de la pensée de Paul 26, tandis que Hübner la rejetait en pensant qu’il était plutôt shammaïte 27. Schmithals la rejetait à son tour, en doutant que Paul ait eu une quelconque connaissance de l’hébreu 28. Aujourd’hui, de telles assertions semblent dépassées, tant on se méfie des rétroprojections de données issues du Talmud sur le Ier siècle. On doit donc simplement se borner à constater que cette éducation chez Gamaliel est possible. Quant à savoir si c’est cette éducation qui a conditionné la scène au Sanhedrin, si c’est la scène au Sanhedrin qui a donné à Luc l’idée de mentionner de nouveau Gamaliel ou si ni l’un ni l’autre n’ont existé, la réponse est impossible. Contentons-nous de constater dans quelle position complexe la construction de Luc place Gamaliel. Ce « docteur de la Loi, respecté par tout le peuple » (νομοδιδάσκαλος τίμιος παντὶ τῷ λαῷ, Ac 5,  34) est tout à la fois le défenseur des chrétiens et le maître de Paul dans le judaïsme qu’il renie au profit du christianisme. Comment résoudre cette tension ? Faut-il annexer Gamaliel au christianisme et en faire un chrétien 23. J. Roloff, Die Apostelgeschichte, Göttingen, 1988, p. 322. 24. Voir Pirqé Abot 1, 4. H. L. Strack – P. Billerbeck , Kommentar zum Neuen Testament aus Talmud und Midrasch, vol. 2, Munich, 1922, p. 763. 25. R. Bultmann, « Paulus », dans H. Gunkel – L. Z scharnack (Ed.), Die Religion in Geschichte und Gegenwart : Handwörterbuch für Theologie und Religionswissenschaft IV, Tübingen, 1930, p.  1019‒1045  (1020) ; E.  H aenchen, Die Apostelgeschichte, Göttingen, 1968, p. 554. 26. J. Jeremias , « Paulus als Hillelit », dans E. E. Ellis – M. Wilcox (Ed.), Neotestamentica et Semitica. Studies in Honour of Matthew Black, Édimbourg, 1969, p.  88‒94. Jeremias fut immédiatement contré par Haacker : K.  H aacker , « War Paulus Hillelit ? », dans Institutum Iudaicum Veröffentlichungen (1971), p. 106‒120. 27. H. Hübner , « Gal 3, 10 und die Herkunft des Paulus », dans Kerygma und Dogma 19  (1973), p.  215‒231. 28. W. Schmithals , Die Apostelgeschichte des Lukas, Zurich, 1982, p. 202.

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caché ? Faut-il au contraire, en exaltant la figure de Paul, rejeter la figure de son maître ? Quoique différentes dans leurs résultats pour la figure de Gamaliel, ces deux solutions vont dans le même sens : disqualifier l’ancrage judéen de Gamaliel. Or, de manière assez surprenante, aucune des deux n’est employée par les premiers siècles, preuve que ce rejet n’était pas forcément à l’ordre du jour. II; J usqu ’à

qua n d l e s ch r ét i e ns peu v e n t- i l s pa r l e r favor a bl e m e n t d ’ u n

J u i f  ?

A. Une bonne image de départ Non seulement l’image de Gamaliel n’est pas contestée, mais son argumentation est souvent reprise en la louant. C’est le cas dans le Contre Celse dans lequel Origène entend réfuter une critique du Juif qui trouve que Jésus est bien téméraire de s’appliquer à lui ce qui peut s’appliquer à beaucoup 29. Il répond en citant les cas de Judas le Galiléen, de Theudas, il y ajoute celui de Dosithée de Samarie et en argumentant que pour tous ces cas, il convient d’appliquer la « sage maxime de Gamaliel » (τὸ εἰρημένον πάνυ σοφῶς). Le cas est très intéressant puisqu’Origène contre le Juif de Celse avec le Juif Gamaliel en le louant pour sa sagesse. Épiphane de Salamine, de même, alors qu’il présente Flavius Josèphe, le rapproche de Hillel et en vient à parler de Gamaliel qu’il présente ainsi « le contemporain du Sauveur, qui donna le conseil venu de Dieu de se garder d’insulter les apôtres 30 ». On va ici même plus loin : Gamaliel, dans son conseil de modération, est présenté comme un homme inspiré. B. Au Ve siècle, une manière encore favorable d’en parler Cette considération va jusqu’au Ve siècle, puisque Jérôme, Augustin et Jean Chrysostome, ne remettent pas véritablement en cause cette figure d’autorité qu’est Gamaliel. 1. Jérôme Jérôme est lui aussi très impressionné par l’éducation de Paul et il la rappelle plusieurs fois avec respect. Ainsi dans sa longue lettre à Hédibia, il attribue la très grande science de l’apôtre au maître juif : « j’ai déjà dit 29.  Τινὲς δὲ καὶ ἐλέγξουσιν, ὥς φησιν ὁ παρὰ Κέλσῳ Ἰουδαῖος, μυρίοι τὸν Ἰησοῦν φάσκοντες περὶ ἑαυτῶν ταῦτα εἰρῆσθαι, ἅπερ περὶ ἐκείνου ἐπροφητεύετο. Origène , Contre Celse I, 57. 30.  Τοῦ ἐπὶ τοῦ σωτῆρος, τοῦ κατὰ θεὸν συμβουλεύσαντος ἀποσχέσθαι τῆς κατὰ τῶν ἀποστόλων ἐπηρείας. Épiphane de Salamine , Panarion II, 4, 2.

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quelquefois que l’apôtre Saint Paul était très savant, puisqu’il a été instruit aux pieds de Gamaliel 31 ». De même, lorsque Paulin de Nole lui demande de le former, il fait, comme à son habitude, une réponse qui montre qu’il ne s’en sent pas digne, mais qu’il est flatté. Gamaliel intervient alors sous sa plume : Quand je parle de la sorte, ce n’est pas qu’il y ait en moi quelque chose que tu puisses ou que tu veuilles apprendre ; mais c’est qu’il faut approuver ton ardeur et ton goût pour l’étude, indépendamment de nous. Car un esprit docile qui n’a point de maître [pour le former] est toujours digne de louanges. Nous ne prenons pas en considération ce que tu as trouvé, mais ce que tu demandes. Une cire molle, facile à former, même si la main de l’artisan lui donne forme, est cependant toute δυνάμις, quoi qu’elle puisse être. L’apôtre Saint Paul se fait gloire d’avoir appris la loi de Moïse et les prophètes aux pieds de Gamaliel 32 . Au cours d’une polémique avec Rufin d’Aquilée, qui portait justement sur la culture et le savoir, le nom de Gamaliel revient, ici encore pour le louer. Parlant de Paul, il affirme qu’il était « grand connaisseur de la littérature hébraïque et élevé aux pieds de Gamaliel qu’il ne rougit pas d’appeler son maître alors qu’il possède la dignité d’apôtre, il condamnait la faconde grecque et dissimulait par humilité ce qu’il connaissait parfaitement, afin que sa prédication ne consiste pas dans la persuasion des mots, mais dans la vertu des miracles 33 ». Ailleurs, à plusieurs reprises dans ses commentaires sur les livres bibliques, il fait référence à l’éducation de Paul par Gamaliel pour expliquer l’érudition de ce dernier  3 4 . 2. Augustin La réaction d’Augustin est encore plus intéressante. Dans le commentaire des psaumes, il en vient à évoquer la figure de l’Apôtre des Nations. Et il dit : 31.  Aliquotiens diximus apostolum paulum uirum fuisse doctissimum et eruditum ad pedes gamalihel. Jérôme , Epistula 120 ad Hedibiam, 11, éd. I. Hilberg (CSEL  55, 1912), p. 507. 32.  Nec hoc dico, quod sit aliquid in me tale, quod uel possis uel uelis discere, sed quod ardor tuus et discendi studium absque nobis per se probari debeat ; ingenium docibile et sine doctore laudabile est. non, quid inuenias, sed, quid quæras, consideramus. mollis cera et ad formandum facilis, etiamsi artificis et plastæ cesset manus, tamen δυνάμει totum est, quidquid esse potest. paulus apostolus ad pedes gamalihel legem et prophetas didicisse se gloriatur. Jérôme , Epistula 53 ad Paulinum, 3, éd. I.  Hilberg (CSEL  54, 1911), p. 446. 33.  Ille hebræis litteris eruditus et ad pedes doctus gamaliel, quem non erubescit, iam apostolicæ dignitatis, magistrum dicere, græcam facundiam contemnebat, uel certe quod nouerat humilitate dissimulabat, ut prædicatio eius non in persuasione uerborum, sed in signorum uirtute consisteret. Jérôme , Adversus libros Rufini I, 17, éd. P. L ardet, (CCL  79, 1982). 34.  Jérôme , Commentarii in Isaiam XVI, Præf. ; Commentarii in Abacuc I, 2 ; Commentarii epistulæ ad Galatas  II ; Commentarii epistulæ ad Titum.

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« L’apôtre Paul était donc un cristal, dur, rebelle à la vérité, déclamant contre l’Évangile, comme pour s’endurcir contre le soleil. Il était dur celui qui progressait dans la loi, enseigné aux pieds du docteur de la loi Gamaliel. Il n’écoutait ni Moïse, ni les Prophètes, qui annonçaient le Christ. Quelle dureté 35 ! »

À quoi résiste donc Paul ? À l’enseignement purement légal de Gamaliel ou plutôt à ce que Gamaliel est censé lui enseigner, c’est-à-dire l’exégèse typologique qui lit l’annonce du Christ dans la Loi et les Prophètes ? Assez curieusement, l’évêque d’Hippone n’oppose pas la lecture de Gamaliel avec la lecture chrétienne, ce qui laisse penser qu’il range ce dernier parmi les précurseurs d’une telle lecture. 3. Jean Chrysostome Jean Chrysostome, dont on n’ignore pas l’ampleur de la polémique qu’il menait contre les Juifs est pourtant très mesuré contre Gamaliel. Il emploie ainsi plusieurs fois la fameuse maxime de Gamaliel ce qui montre qu’il la fait sienne, sans répugner de l’attribuer au docteur juif. Ainsi, dans un sermon sur la fête de Noël, il dit que cette fête s’est imposée, car elle fait partie de ces choses qui viennent de Dieu et non des hommes 36. Dans une homélie, il parle de la même façon de la « vérité proclamée par Gamaliel 37 ». Même dans son Discours contre les Juifs, la figure de Gamaliel est positive. Alors que ceux-ci sont « furieux contre les disciples et altérés de leur sang » (μαινομένους, καὶ ἐπιθυμοῦντας τὸ αἷμα τῶν μαθητῶν), il leur « ferme la bouche » (ἐπεστόμισεν) 38. Dans une homélie sur l’épître à Timothée, il lui donne même une vertu quasiment chrétienne : « c’était un homme qui ne faisait rien par amour de la domination 39 ». Cette admiration est d’ailleurs ambiguë puisqu’elle peut se retourner contre les Juifs. Commentant la circoncision, Jean Chrysostome montre qu’aucun Juif ne saurait la cautionner pour la justification, puisque c’est un Juif lui-même qui l’a révoquée en doute : « Qu’un Juif n’ose pas nous dire : n’est-ce point la circoncision qui l’a justifié ? Le même bienheureux, élevé par Gamaliel et, connaissant si profondément la loi, lui dira : Ne croyez pas, Juifs impudents, que la circoncision 35.  Ecce crystallum erat apostolus paulus, durus, obnitens ueritati, clamans aduersus euangelium, tamquam indurans aduersus solem. iste quam durus fuit, crescens in lege, eruditus ad pedes gamalielis legis doctoris ! non audiebat moysen et prophetas christum prædicantes ? magna duritia ! Augustin, Ennarationes in Psalmos CXLVII, 25, éd. E. Dekkers – J. Fraipont (CCL  40, 1956). 36.  Jean Chrysostome , In diem natalem, PG 49, 352. 37.  Jean Chrysostome , In Acta apostolorum XVI, 1, PG 60, 128. 38.  Jean Chrysostome , Adversus Iudæos, PG 48, 887. 39.  Ὁ δὲ Γαμαλιὴλ ἀνήρ τις ἦν οὐ φιλαρχίας ἕνεκέν τι ποιῶν. Jean Chryso stome , In Epistulam I ad Timotheum III, 2, PG 62, 517.

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fasse quelque chose pour justifier, car, avant ce temps, Abraham crut à Dieu et sa foi lui fut réputée à justice  4 0 . »

Ailleurs Jean Chrysostome, se demande même comment il a fait pour ne point être chrétien : « Ce Gamaliel était le maître de Paul. Il est surprenant qu’étant judicieux et instruit dans la loi, il ne crût pas encore. Il n’était absolument pas possible qu’il restât incrédule ; ses paroles, son conseil le prouvent : “Il ordonna de les faire sortir un instant”. Voyez la prudence de l’orateur et comme il frappe d’abord d’épouvante ses auditeurs. Mais, pour ne pas être soupçonné de penser comme les apôtres, il s’adresse aux membres du conseil, comme s’ils étaient de son avis ; son langage n’est pas violent, il semble traiter avec des hommes ivres de fureur 41. »

C. Le basculement Le véritable basculement de regard sur la figure semble donc plus tardif. On ne le trouve clairement exprimé que dans le contexte très particulier de l’Espagne wisigothique, qui, à partir de la conversion du roi Récarède au catholicisme (587), connut un très grand changement d’attitude envers les Juifs. De nombreuses lois furent édictées pour restreindre leur influence et les persécutions commencèrent au début du VIIe siècle, sous le roi Sisebuto 42 . Julien, archevêque de Tolède (642‒690), qui était probablement luimême d’origine juive 43, fut l’un des grands artisans de cette controverse, en particulier dans son ouvrage De comprobatione sextæ ætatis rédigé en polémique contre le Talmud. C’est dans cet ouvrage qu’on peut lire : « Venons-en maintenant à l’apôtre Paul lui-même, ce vase d’élection, qui fut tout d’abord nourri dans la loi et élevé aux pieds de Gamaliel, et

40.  Ἵνα γὰρ μὴ ἀναισχυντῇ ὁ Ἰουδαῖος καὶ λέγῃ, ὅτι Οὐχὶ ἡ περιτομὴ τὴν δικαιοσύνην αὐτῷ προεξένησε; διὰ τοῦτο ὁ μακάριος οὗτος ὁ παρὰ τοὺς πόδας Γαμαλιὴλ μαθητευθεὶς, ὁ κατὰ ἀκρίβειαν τὸν νόμον παιδευθείς φησι· Μὴ νομίσητε, ὦ ἀναίσχυντοι Ἰουδαῖοι, ὅτι ἡ περιτομή τι εἰς δικαιοσύνην αὐτῷ συνετέλεσε· καὶ γὰρ ἐν τῷ καιρῷ τῆς ἀκροβυστίας τὴν πίστιν ἐπιδειξάμενος, ἤκουσεν· Ἐπίστευσε δὲ Ἀβραὰμ τῷ Θεῷ, καὶ ἐλογίσθη αὐτῷ εἰς δικαιοσύνην. Jean Chrysostome , In Genesim XXXIX, PG 53, 367. 41.  Οὗτος ὁ Γαμαλιὴλ, Παύλου διδάσκαλος ἦν. Καὶ θαυμάσαι ἄξιον, πῶς καὶ τὰς κατὰ νοῦν κρίσεις ἔχων καὶ νομομαθὴς ὢν, οὐδέπω ἐπίστευσεν. Οὐκ ἔστι δὲ αὐτὸν μεῖναι μὴ πιστεύσαντα δι’ ὅλου. Καὶ δῆλον ἐκ τῶν ῥημάτων αὐτοῦ, δι’ ὧν συμβουλεύει. Jean Chrysostome , In Acta apostolorum XIV, 1, PG 60, 112. 42.  S. T. Stancati, Prognosticum futuri sæculi, Foreknowledge of the World to Come, New York, 2010, p. 15. 43.  S. T. Stancati, Prognosticum futuri sæculi, Foreknowledge of the World to Come, New York, 2010, p.  39‒40.

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posséda ainsi une connaissance de tout l’ancien instrument, afin qu’il soit impie pour lui de croire que quelque chose se cache dans ces textes  4 4 . » Julien a ici renversé la perspective d’Augustin. Gamaliel n’est plus ce sage docteur de la Loi qui aurait pu enseigner l’exégèse typologique à Paul, il est bien plutôt l’agent de la Loi à l’enseignement providentiel. Il aurait tellement bien instruit le Tarsiote dans les subtilités de la Loi que ce dernier ne peut qu’en constater la vacuité. Il n’a pas véritablement le mauvais rôle, puisqu’il est en quelque sorte l’instrument d’une Providence nettement antijuive, mais il est ipso facto rangé du côté des ennemis. III. U n e

l e n t e opé r at ion de r écu pé r at ion

Si l’antijudaïsme de Julien de Tolède va même jusqu’à contester la haute figure de Gamaliel, la majorité des réactions antijuives s’engagent plutôt dans une autre voie que Jean Chrysostome esquissait : celle de la récupération chrétienne du docteur de la Loi. Gamaliel semble tellement du côté des Chrétiens qu’il ne saurait être que juif. A. Une première vague dans le IVe siècle syrien Ce mouvement de récupération avait commencé à une période très précoce, puisqu’on peut le dater des alentours du IVe siècle syrien. Plusieurs textes originaires de cette région et s’étalant du IIIe au Ve siècle nous confirment qu’on avait commencé à considérer que Gamaliel n’avait pu intervenir ainsi en faveur des apôtres sans s’être converti au message de Jésus. Les Reconnaissances pseudo-clémentines, que l’on connaît par des attestations remontant à 379, mais qui pourraient dépendre d’un « écrit de base » remontant au début du IIIe siècle, sont les premières à proposer cette lecture. Le fait est rappelé à deux reprises lors d’un discours que tient Gamaliel. La première occurrence présente le fait : « Gamaliel, un chef du peuple, qui secrètement était notre frère dans la foi, mais qui, sur notre conseil, demeurait parmi eux 45 ». La seconde occurrence est plus précise, puisqu’elle explicite pourquoi Gamaliel ne s’est pas ouvertement déclaré :

44.  Transeamus deinde ad paulum ipsum uas electionis apostolum, qui et ipse adprime in lege nutritus et ad pedes gamalielis edoctus, ita fuit totius veteris instrumenti notione præcognitus, ut nefas sit credere eum aliquid in illis litteris latuisse. Julien de Tolède , De comprobatione sextæ ætatis libri tres II, 10, éd. J. N. Hillgarth (CCL  115, 1976). 45.  Gamaliel princeps populi (qui latenter frater noster erat in fide, sed consilio nostro inter eos erat). Pseudo -Clément de Rome , Recognitiones I, 65, 2, éd.

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« Gamaliel, qui, nous l’avons dit, appartenait à notre foi, mais, selon notre arrangement, demeurait parmi eux, afin que, si jamais ils préparaient contre nous une manœuvre hostile ou impie, il pût soit les arrêter par un conseil habilement formulé, soit nous en avertir, pour que nous pussions y remédier ou l’esquiver  4 6. »

Un autre témoinage de cette conversion de Gamaliel est fourni par la Doctrine d’Addaï datée du Ve siècle édessénien, mais dont les éléments légendaires remontent probablement au IIIe siècle. On connaît l’histoire. Le roi Abgar, entendant parler de Jésus et convaincu de sa nature divine, souhaite le faire venir à Édesse pour qu’il guérisse sa lèpre. Pour ce faire, il envoie l’archiviste Hannan porter une lettre lui faisant sa demande. Or le texte précise : « Celui-ci quitta Édesse le 14 mars et entra à Jérusalem le mercredi 12 avril. Il trouva le Christ chez Gamaliel, chef des Juifs, et on lut devant lui la lettre 47. » Que vient faire Jésus juste avant son arrestation chez Gamaliel, si celui-ci n’est pas un sympathisant ? La vogue du Gamaliel chrétien ne s’arrête pas là et se poursuit dans des textes plus tardifs qui ressortissent à un cycle nommé Homilia de lamentis Mariæ ou simplement Euangelium Gamalielis. Ce texte est connu par quelques fragments coptes publiés aux débuts du XXe siècle par Pierre Lacau 48, une recension arabe en garchouni 49 et une recension éthiopienne 50. Reprenant certains traits des Acta Pilati, ce texte met en scène la déploration de Marie sur son fils mort. Gamaliel se présente comme le spectateur muet de la scène, et qui raconte. On le voit plusieurs fois intervenir par la même phrase « moi Gamaliel, je suivais la foule ». Le texte semble complété par une mise à mort de Pilate, parfois nommée Martyrium Pilati (conservé en arabe garchouni) dans lequel le même rôle de spectateur est dévolu à Gamaliel, qui cette fois-ci assiste à la mise à B.  R ehme – F. Paschke (GCS 51, 1965), p. 45. Traduction dans P. Geoltrain – J.-D.  K aestli, Écrits apocryphes chrétiens, vol. 2, Paris, 2005, p. 1676. 46.  Gamaliel, qui, ut supra diximus, nostræ fidei erat, dispensatione vero manebat inter ipsos, ut si quando iniquum aliquid adversum nos aut impium molirentur, vel ipsos consilio reprimeret prudenter aptato, vel nos commoneret ut aut curare aut declinare possemus. Pseudo -Clément de Rome , Recognitiones I, 66, 4, éd. B. R ehme – F. Paschke (GCS 51, 1965), p. 45. Traduction dans Pseudo -Clément de Rome , Recognitiones I, 66, 4, éd. B. R ehme – F. Paschke (GCS 51, 1965), p. 1677. 47.  Doctrine de l ’apôtre Addaï 4, trad. A. Desreumaux dans F. Bovon – P. Geoltrain, Écrits apocryphes chrétiens, vol. 1, Paris, 1997, p. 1487. 48. P. L acau, Fragments d ’apocryphes coptes (Mémoires publiés par les membres de l’Institut français d’archéologie orientale du Caire 9), Le Caire, 1904, p.  15‒18 ; E.  R evillout, Les Apocryphes coptes II, Paris, 1905, p.  170‒174. 49. A. M ingana, Woodbrooke Studies : Christian documents in Syriac, Arabic, and Garshūni, vol.  2, Cambridge, 1928, p.  163‒240 (trad.) et 241‒332 (texte). 50. M.-A. Van den Oudenrijn, Gamaliel. Äthiopische Texte zur Pilatusliteratur, Freiburg, 1959.

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mort de Pilate, décapité par ses propres soldats 51. Le caractère chrétien de Gamaliel est ici beaucoup plus affirmé puisque Gamaliel affirme être le disciple de Nicodème et de Josèphe d’Arimathie 52 . B. La construction d’un saint chrétien dans le monde grec du Ve siècle Si le monde syriaque faisait de Gamaliel un véritable chrétien, le monde grec n’hésite pas à en faire un saint par le biais d’une invention de reliques. En 415, Lucien, prêtre à Caphargamla, une localité qui semble être Beit Gimal près de Ramallah 53, reçoit une révélation que le prêtre Avitus de Braga lui enjoint de mettre par écrit (en grec) et dont nous est conservée la traduction faite par Avitus lui-même 54 . Elle raconte comment Lucien reçoit en rêve la visite d’un personnage fabuleux : « Je vis un vieillard à la taille élevée, prêtre plein de dignité, aux cheveux blancs, à la barbe longue, revêtu d’une étole blanche, ornée de glands d’or, avec une croix au milieu. Il tenait une crosse d’or à la main 55. » Il s’agit bien entendu de Gamaliel qui lui raconte comment il a hébergé Nicodème chez lui à la campagne, et a caché le corps d’Étienne qui lui avait été confié. Après quelques péripéties narratives et deux autres apparitions (Lucien refusant de le croire), il révèle le lieu de la sépulture chez lui. Finalement, il révèle le lieu où il a inhumé ses précieuses reliques, puis a enterré Nicodème, son propre fils Habib et où finalement il repose. On finit donc par trouver tous ces cercueils qu’on transfère dans un sanctuaire sur le mont Sion, avant de disperser une partie des reliques. C. La réappropriation du saint chrétien par Bède le Vénérable Du monde syriaque au monde grec, Gamaliel connaît donc des appropriations différentes, et c’est finalement le monde latin qui fait le lien entre toutes ces traditions. Bède le Vénérable (mort en 735) au VIIIe siècle recueille toutes les traditions. 51. A. M ingana, Woodbrooke Studies, p.  241‒282 (trad.) et 283‒333 (texte) ; R.  Beylot, Martyre de Pilate, Turnhout, 1993. 52. A. M ingana, Woodbrooke Studies, p. 265. 53. É. P uech, « Un mausolée de Saint Étienne à Khirbet Jiljil-Beit Gimal », dans Revue biblique 113  (2006), p.  100‒126. Le  P. Lagrange l’identifiait auparavant avec Jemala, au nord-ouest de Jérusalem : M.-J. L agrange , Saint Étienne et son sanctuaire à Jérusalem, Paris, 1894, p. 53. 54.  Le texte a été édité par S. Vanderlinden, « Revelatio Sancti Stephani (BHG 7850‒6) », dans Revue des études byzantines (1946), p.  178‒217. On en trouve la traduction dans M.-J. L agrange , Saint Étienne, p.  43‒53 ; H.  L eclercq, « Étienne (Martyre et sépulture de Saint) », dans F. Cabrol – H. L eclercq (Ed.), Dictionnaire d ’archéologie chrétienne et de liturgie, vol. 5, Paris, 1922, p. 624‒671 (641‒646). 55. M.-J. L agrange , Saint Étienne, p. 42.

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Dans son Commentaire sur les Actes des Apôtres, au moment où il rencontre Gamaliel au chapitre 5, il recueille en effet l’hypothèse de Clément que Nicodème était disciple en secret et enchaîne avec l’histoire de l’invention des reliques. Il apparut en effet dans une vision au saint serviteur de Dieu et prêtre Lucien – si bien que le même Lucien écrivit à toute l’Église –, et il lui enseigna dans sa très douce apparition où se trouvait le tombeau d’Étienne et celui de Nicodème, qui avait enseveli le Seigneur avec Joseph, ainsi que celui de lui-même, Gamaliel et de son fils Habib 56. Peu après, au sujet d’Étienne, il cite une partie de la relation de Lucien 57 et il reprend toute l’histoire dans sa chronologie du monde, le De temporum ratione liber 58. À partir de Bède, Gamaliel est rangé au rang des quasi-saints puisqu’il entre au martyrologe à la date du 3 août (on le trouve dès le IXe siècle chez Raban Maur), fait partie des offices à saint Étienne (comme celui d’Étienne de Liège au Xe siècle 59) et se trouve dans les chroniques universelles (comme celles de Fréculphe de Lisieux au VIIIe siècle ou de Sigebert de Gembloux 60). Toute l’histoire est finalement reprise par Jacques de Voragine dans sa Légende dorée 61. Il semble que ce soit le même Bède qui soit aussi à l’origine d’une légende tenace, propre au monde latin : c’est Gamaliel qui serait le maître du repas des noces de Cana. En effet, au sens mystique, le miracle est lu comme le passage de l’Ancienne Loi à la Nouvelle Loi. Et c’est l’architriclinus qui peut le constater : « L’intendant du festin représente celui qui est expert dans la Loi de cette époque, peut-être Nicodème, Gamaliel ou Paul ; lorsque la parole évangélique, qui était cachée sous la lettre de la Loi et des prophètes, est crue par de tels hommes, c’est comme le vin fait avec l’eau qui est approuvé par le maître du repas 62 . » 56.  Apparuit namque in uisione sancto dei famulo et presbytero Luciano, ut idem Lucianus postmodum omnibus ecclesiis scripsit, et, ubi sanctus Stephanus esset tumulatus, simul et Nicodemus, qui dominum cum Ioseph sepeliuit, necnon et ipse Gamalihel cum filio suo Abiba suauissima ostensione perdocuit. Bède le Vénérable , Retractatio in Actus Apostolorum V, éd. M. L. W. L aistner (CCL  121, 1983). 57.  Bède le Vénérable , Retractatio in Actus Apostolorum VIII. 58.  Bède le Vénérable , De temporum ratione liber LXVI. 59.  Étienne de Liège , Officium sancti Stephani protomartyris, éd. dans R. Jons­ son, Historia. Études sur la genèse des offices versifiés, Stockholm, 1968, p. 215. 60.  Fréculf de Lisieux, Historiarum II, I, 17, éd. M. A llen (CCCM 169A, 2002), p. 470. Sigebert de Gembloux, Cronica, éd. L. Bethmann (MGH 6, 1844), p. 306. 61.  Jacques de Voragine , La légende dorée éd. publ. sous la dir. d ’Alain Boureau, avec Monique Goullet, Paris, 2004, p.  577‒582. 62.  Architriclinus aliquis legis peritus illius temporis est, fortasse nichodimus uel gamalihel uel discipulus tunc eius saulus nunc autem magister totius ecclesiæ paulus apostolus. Et dum talibus uerbum euangelii creditur quod in littera legis et prophetiæ

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Seul donc un expert dans la Loi, comme le pouvait être Nicodème, Gamaliel ou Saül pouvait constater le changement de Loi : voici Gamaliel qui ratifie donc le passage de l’Ancienne à la Nouvelle Alliance. Alcuin reprend textuellement l’opinion de Bède 63 et on la retrouve tout aussi textuellement chez Thomas d’Aquin  6 4 , ce qui marque l’achèvement du processus d’assimilation de Gamaliel au monde chrétien. C’est donc au VIIIe siècle que s’achève un processus qui avait débuté dès le IIIe siècle pour Gamaliel : le moins qu’on puisse dire, c’est que l’évolution d’un personnage aussi représentatif que pouvait l’être Gamaliel a pris du temps. Au-delà du caractère un peu anecdotique des métamorphoses de cette figure, cette longue histoire nous renseigne sur la complexité du processus que fut le parting of the ways. De la Syrie des premiers temps à l’Espagne wisigothique, de la Bethléem hiéronymienne à l’Angleterre de Bède, les regards divergent et les interprétations se succèdent, au point qu’on ne puisse ni parler simplement d’une séparation unilatérale et ponctuelle, ni envisager une sorte de communion irénique entre les religions héritières du judaïsme du Second Temple. Bibliographie L. M. A brami, « Were all the Pharisees “Hypocrites” ? », dans Journal of Ecumenical Studies 47  (2012), p.  427‒435. J.-N. A letti, Quand Luc raconte : le récit comme théologie, Paris, 1998. C. K. Barrett, A  Critical and Exegetical Commentary on the Acts of the Apostles, Édimbourg, 1994. O.  Bauernfeind, Die Apostelgeschichte, Leipzig, 1939. R.  Beylot, Martyre de Pilate, Turnhout, 1993. F.  Bovon – P. Geoltrain, Écrits apocryphes chrétiens, vol. 1, Paris, 1997. R. L. Brawley, Luke-Acts and the Jews : Conflict, Apology and Conciliation, Atlanta/Géorgie, 1987. F.  F. Bruce , The Acts of the Apostles, Londres, 1990. R.  Bultmann, « Paulus », dans H. Gunkel – L. Z scharnack (Ed.), Die Religion in Geschichte und Gegenwart : Handwörterbuch für Theologie und Religionswissenschaft IV, Tübingen, 1930, p.  1019‒1045.

latebat occultum uinum utique architriclino de aqua factum propinatur. Bède le Vénérable , Homeliarum evangelii II, 14, éd. D. Hurst (CCL  122, 1955). 63.  A lcuin, Commentaria in sancri Iohannis Evangelium PL 100, 771. 64.  Thomas d’Aquin, Super Euangelium Iohannis reportatio II, 1, 361, éd. M ariet t­ i, 1952, p. 71.

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NOTE SUR JUDAÏSME ET CHRISTIANISME DANS LE CORPUS IGNACIEN Alexandre et Cécile Faivre Université de Strasbourg Abstract Influenced by Galatians 1 and 2, the Ignatian Letters defined the term christianism on the pattern of this of judaism. It clearly appears in the Philadelphian Letter, where we have both, as in Galatians, the word judaism and the reference to a Gospel out of human scale. Christianism is both a doctrine and a practice (christomathia), and judaism is considered without its ethnical component, what implies that it is considered as christianism as a religion. The author of the Letter to the Magnesians stresses the universal character of christianism and he stigmatizes the shabbat practice to underline the importance of the unique congregation, gathered on Lord’s day to celebrate what summarizes the Gospel : Jesus’ Passion and Resurrection. The author’s aim is theological : “it is meaningless to speak of Jesus-Christ and to judaize”. The Romans’ Letter introduces, not only the Pauline influence, but also the Johannine : christianism is no longer opposed to judaism, it is “hated by the world”.

Résumé C’est sous l’influence des chapitres 1 et 2 de l’épître aux Galates que le corpus Ignacien a forgé le terme christianisme sur le modèle du terme judaïsme. Ceci est particulièrement patent dans l’épître aux Philadelphiens, où l’on retrouve à la fois, comme en Galates, le terme judaïsme et l’allusion à un Évangile qui n’est pas à mesure humaine. Le christianisme y est à la fois un enseignement et une pratique (christomathia), et le judaïsme y est déconnecté de son caractère ethnique, ce qui semble indiquer qu’il est alors considéré de la même manière que le christianisme sous l’angle d’une religion. L’auteur de l’épître aux Magnésiens insiste sur le caractère universel du christianisme et stigmatise l’observance du sabbat, pour mieux pointer l’importance de l’assemblée unique réunie le Jour du Seigneur pour célébrer ce qui résume l’Évangile : la passion-résurrection salvifique de Jésus. La visée de l’auteur est théologique : « il est absurde de parler de Jésus-Christ et de judaïser ». L’épître aux Romains introduit, en plus de l’influence paulinienne, une touche johannique : le christianisme n’y est plus opposé au judaïsme, il est « haï par le monde ». Judaïsme et Christianisme chez les Pères de l’Église, éd. par Marie-Anne Vannier (JAOC 8), Turnhout 2015, p. 205-217. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.110705 ©

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Ignace d’Antioche 1 est, apparemment, le premier auteur à utiliser le terme « christianisme ». On trouve quatre emplois du terme « christia­ nismos », répartis dans trois lettres : aux Magnésiens, aux Philadelphiens, et aux Romains. Trois fois sur quatre, le terme christianisme est employé dans un contexte qui l’associe – ou plutôt l’oppose – au terme judaïsme. Cette opposition est bien connue 2 . Nous parlons bien du terme christianisme. Car l’appellation de « Chrétien » quant à elle, est apparue, selon le témoignage des Actes, dès les années 40 à Antioche. Ce témoignage semble être confirmé par celui qui signale l’expulsion des Juifs par l’empereur Claude, au motif que ceux-ci auraient provoqué des troubles constants sous l’impulsion d’un certain Chrestos. Nous avons retracé cette histoire dans plusieurs de nos publications 3. Mais si le terme chrétien est parfaitement attesté à partir de cette époque, tant dans les sources chrétiennes que dans les témoignages externes, on ne trouve nulle trace du mot christianisme. Les Chrétiens sont des individus qui s’engagent à la suite de…, mais le christianisme est un mode de vie que l’on ne pourra définir et théoriser globalement qu’avec un certain effet de recul. Nous ignorons si d’autres auteurs l’ont employé avant Ignace, en tout cas l’histoire n’a laissé subsister aucun autre témoignage… Et il ne nous semble pas absurde de penser qu’un certain processus de maturation a été nécessaire avant que les disciples du Christ puissent affirmer une identité collective. Peut-être même, pour que cette identité soit affirmée, a-t-il fallu un élément déclencheur : une identité ne s’affirme et ne devient mature qu’en opposition à une autre identité. Nous avons souligné que, dès ses premières apparitions dans le corpus ignacien, le terme christianisme a été immédiatement opposé à celui de judaïsme. Evacuons tout de suite une vaine querelle. Loin de nous l’idée de dire que les signes de la partition judaïsme/christianisme n’apparaissent pas avant Ignace. Il serait d’ailleurs facile de produire des témoignages de 1. On trouvera un état des problèmes que pose le corpus ignacien dans Ch.  Munier , « Où en est la question d’Ignace d’Antioche. Bilan d’un siècle de recherche. 1870‒1988 », dans W.  H aase , Aufstieg und Niedergang der Romischen Welt II, 27‒1, Berlin-New York, 1993, p.  359‒484. Ce bon état des questions n’a pas clos les discussions et les publications ont continué. Nous en avons signalé un certain nombre en 2006 dans A. et C. Faivre , « Le voyage d’Ignace de Troas à Néapolis. Décryptage d’un départ précipité à la lumière de la gnomè de Dieu », dans B. Caseau – J.-C. Cheynet – V. Déroche (Ed.), Mélanges offerts à Pierre Maraval, Paris, 2006, p. 179‒192. Voir également A. Faivre , Chrétiens et églises, des identités en construction, acteurs, structures, frontières du champ religieux chrétien, Paris, 2011, p.  445‒488. 2.  Cf, par exemple, E. Norelli, « Le christianisme, antithèse du judaïsme, selon Ignace d’Antioche », dans Religion et histoire 6  (2006), p.  44‒47. 3. A. Faivre , Chrétiens et églises, des identités en construction, acteurs, structures, frontières du champ religieux chrétien, Paris, 2011, chapitre II « chrestianoi/christianoi ce que “chrétien” en ses débuts voulait dire », p.  79‒113.

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l’anti pharisaïsme déjà présent dans les Évangiles, de mettre en avant les discussions sur la loi dans l’Évangile de Matthieu, voire, plus tardivement les traces de polémique avec la synagogue dans l’Apocalypse 4 . Tout ceci constitue déjà des signes évidents de tentatives de distinction des disciples de Jésus au sein des courants diversifiés qui traversent le judaïsme. Mais nous pourrions également produire les prises de position de Clément de Rome lorsqu’il opère, dans les dernières décennies du premier siècle, une distinction entre les temps déterminés, entre le temps de l’ignorance et celui de la connaissance, qui lui permet de « disqualifier » les commandements laïques, c’est-à-dire les préceptes de ce peuple, le peuple d’Israël. En effet, nous avons montré que selon Clément de Rome, « ces commandements laïques, réservés aux temps marqués, ne sont pas bons en eux-mêmes, mais constituent une mesure provisoire donnée par Dieu. Ils sont dépassés pour ceux qui atteignent une connaissance plus haute. Ces commandements laïques sont le lot de ceux qui ont continué à se conduire selon les règles de leur père et à observer les mêmes coutumes. L’observance de ces commandements est désormais la pierre de touche de la discrimination entre les Juifs et le nous des chrétiens 5. »

Dans notre article intitulé : « L’église en question dans la lettre de Clément de Rome : une ecclésiologie de conflit et d’intégration », nous avons aussi démontré comment ce même Clément de Rome parvenait à confisquer au profit du « nous » représenté par les Chrétiens la notion de peuple choisi de Dieu – ceci bien avant que Justin n’ affirme la race des Chrétiens comme la véritable race israélite –. Après Clément de Rome, on pourrait également verser au dossier de la singularisation du courant chrétien l’interprétation symbolique de la liturgie juive auquel se livre l’épître du pseudo Barnabé au profit de la foi chrétienne. Nul besoin donc, de voir dans Ignace d’Antioche l’initiateur d’une distinction entre judaïsme et christianisme. Il est néanmoins, apparemment, l’inventeur de la distinction de vocabulaire. Certes, ce n’est pas lui qui a inventé l’expression judaïsme, que l’on découvre déjà dans le Deuxième livre des Macchabées et dans le livre 4. Il s’agit de la fameuse « synagogue de Satan » qui représente un parti juif hostile aux chrétiens dont il est question dans l’église de Smyrne (Ap 2, 9) et dans celle de Philadelphie (Ap 3, 9). On a été tenté de mettre en rapport le conflit dont témoigne l’Apocalypse dans l’église de Philadelphie, avec la querelle à laquelle la Lettre aux Philadelphiens d’Ignace d’Antioche fait allusion. Toutefois, selon opinion de P. J. Donathan, à laquelle se rallie Charles Munier, les positions d’ Ignace à l’encontre du judaïsme refléteraient la problématique d’Antioche plutôt que celle des églises auxquelles les lettres sont destinées. Il s’appuie notamment sur le fait que, après la polémique de Ga 2, 11, Paul n’est revenu qu’une seule fois à Antioche. L’église Paulinienne doit y être en minorité face aux judaïsants. 5. A. Faivre , Chrétiens et Églises. Des identités en construction : acteurs, structures, frontières du champ religieux chrétien, Paris, 2011, p. 399.

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d’Esther. Mais il est très probablement le créateur du terme christianisme et ceci même si l’on récuse la datation haute traditionnelle et si on admet pour la rédaction de la recension moyenne du corpus ignacien une fourchette allant de 110 à 165 : dans tout les cas son témoignage reste sans concurrence 6. Jacques Liebaert 7 note pertinement : « Ignace forge des mots, les Chrétiens sont “christophores”, leur doctrine est la “chrestomathie” (enseignement du Christ), leur vie est le “christianisme”… » Nous avons déjà eu l’occasion de souligner « que les lettres d’Ignace d’Antioche témoignent, en dehors même de l’apparition d’une triade ministérielle ordonnée et d’un épiscopat monarchique, d’un certain nombre de nouveautés linguistiques et notionnelles 8… » Mais la question qu’il faut se poser est : pourquoi ces termes apparaissent-ils à cet endroit et pour quel usage ? I. L e

j u da ï sm e  : de l a r évolt e de s à l’E pî t r e au x

M acch a bé e s G a l at e s

Il paraît naturel de penser que le terme christianisme a été formulé par analogie avec celui de judaïsme. Mais que représente le judaïsme dans le contexte précis des lettres d’Ignace ? Le premier emploi du terme judaïsme se trouve dans la préface de l’auteur du livre des Macchabées 9. Les compagnons recrutés par Judas Macchabées et ses frères lors de la guerre contre Antiochus Épiphane sont présentés comme « des braves qui luttèrent généreusement pour le judaïsme ». Lorsque le terme réapparaît en 2 M 8, 1, il se réfère encore aux compagnons recrutés par Judas Macchabées lors de sa révolte contre les Séleucides : « Or Judas, appelé aussi Macchabées et ses compagnons s’introduisaient dans les villages, appelaient leurs frères de race, et, s’adjoignant ceux qui demeuraient fermes dans le judaïsme, ils en rassemblèrent jusqu’à 6 000. » 6. C’est le caractère de composition construite du corpus Ignacien qui nous conduit à nous positionner en retrait par rapport à la tendance actuelle qui veut à nouveau situer ses écrits dans la fourchette 110‒117. La recension moyenne des lettres d’Ignace a trop le caractère d’une composition pour avoir été écrite d’un seul trait. Plutôt qu’aux problèmes insolubles de la datation, nous préférons nous attacher à cette caractéristique des lettres d’Ignace. 7. J. Liebaert, Les Pères de l ’église : I-IVe siècle, Paris, 1986, p. 21 (2012). 8. A. Faivre , Chrétiens et Églises. Des identités en construction : acteurs, structures, frontières du champ religieux chrétien, Paris, 2011, p. 464 ; B. Dehandschutter , a repéré l’apparition, pour la première fois, d’un certain nombre de vocables, cf. «  L’authenticité des épîtres d’Ignace d’Antioche  », dans Studia Patristica 18 (1993), p. 106. 9. F.  Blanchetière , Enquête sur les racines juives du mouvement chrétien (30‒135), Paris, 2001, p. 31.

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Le terme a ici, de toute évidence, un sens politique autant et même beaucoup plus que religieux. Cependant cette révolte contre l’hellénisme n’est pas dépourvue de connotations religieuses, comme en témoigne un peu plus loin ce même chapitre 8 de 2 Macchabées lorsqu’il relate les méfaits de Jason. Ce Jason, qui avait obtenu avec l’accord d’Antiochus Épiphane et contre paiement, la prêtrise – évinçant ainsi son frère le grand prêtre Onias –, avait entrepris l’édification d’un gymnase et l’introduction d’une éducation et de mœurs grecques. C’est à cette occasion que 2 Macchabées utilise pour la première fois le terme « hellénisme ». « L’hellénisme, déplore l’auteur des Macchabées, grandit encore à un tel point, et l’on vit un tel entraînement vers les coutumes étrangères, par suite de l’excessive perversité de Jason, homme impie et nullement grand prêtre 10… »

C’est que, non content d’instaurer des mœurs grecques, Jason avait supprimé les franchises que les rois avaient accordées aux Juifs. La conséquence de cet envahissement des mœurs grecques est, nous dit la suite du chapitre, l’abandon par les prêtres juifs de leurs devoirs : ils méprisent le temple et négligent les sacrifices pour se consacrer à la palestre. Tout ceci sera le prélude à la profanation du temple quelques années plus tard par Antiochus Épiphane : « le roi envoya un vieillard d’Athènes pour forcer les Juifs à abandonner les lois de leur père et à ne plus régler leur vie sur les lois de Dieu, et pour profaner le temple de Jérusalem et le dédier à Jupiter olympien… » Le terme judaïsme est encore utilisé par le livre des Macchabées à propos d’un certain Razi dont on nous dit qu’il avait été « inculpé de judaïsme dans les premiers temps de la révolte » et qu’il « avait exposé avec toute la constance possible son corps et sa vie pour le judaïsme » (2 M 14, 38). Razi est ainsi présenté comme un martyr avant la lettre 11. Le judaïsme désigne donc à l’origine un mouvement politique et révolutionnaire opposé à l’hellénisme. Le livre des Macchabées utilise encore l’adjectif ioudaikos pour désigner soit les esclaves juifs qu’espéraient monnayer les ennemis de la révolte (2 M 8, 11) soit les guerriers du parti de Judas Macchabées (2 M 13, 21). Dans le livre d’Esther (8, 17), ce même adjectif est employé après l’édit du roi Assuérus ordonnant de laisser les Juifs suivre ouvertement les lois qui leur sont propres et les autorisant à tirer vengeance de ceux qui leur sont hostiles, pour désigner la « crainte judaïque » de ceux qui s’empressent de se convertir. Flavius Josèphe, dans la Guerre des Juifs (17, 10…) reprend également cette épithète. 10.  2 M 4,  12‒13. 11. M.-F. Baslez , Les persécutions dans l ’Antiquité. Victimes, héros, martyrs, Paris, 2007, p. 128.

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Paul lui-même, dans l’épître aux Galates reprend les termes judaïkos et judaïsmos. On connaît ces deux célèbres textes de l’épître aux Galates. Le premier, après avoir insisté sur l’Évangile que Paul a reçu par révélation, met en avant sa conduite passée dans le judaïsme : « Sachez-le, en effet, mes frères, l’Évangile que j’ai annoncé n’est pas à mesure humaine : ce n’est pas non plus d’un homme que je l’ai reçu ou appris, mais par une révélation de Jésus-Christ. Vous avez certes entendu parler de ma conduite jadis dans le judaïsme, de la persécution effrénée que je menais contre l ’ekklèsia de Dieu et des ravages que je lui causais, et de mes progrès dans le judaïsme, où je surpassai bien des compatriotes de mon âge, en partisan acharné et traditions de mes pères. » (Ga 1,  11‒14) Le judaïsme est ici opposé à l ’ekklèsia de Dieu qui, à l’époque où Paul la persécutait, n’était qu’un mouvement de la religion juive, même si, quelques années plus tard, à l’époque où Paul écrit aux Galates, l’apôtre a déjà donné un statut plus important à cette ekklèsia de Dieu. Le deuxième passage de l’épître aux Galates est sans doute le plus connu, il relate l’incident d’Antioche, c’est-à-dire le conflit qui opposa Paul à Képhas. L’objet du conflit est l’observance des prescriptions alimentaires juives qui, théoriquement interdisent aux Juifs de prendre leur repas avec les païens. L’observance des interdits alimentaires était déjà considérée comme la pierre de touche de l’appartenance au judaïsme dans le cadre des persécutions des martyrs macchabées du livre II 12 . Képhas, après l’arrivée des émissaires de Jacques, n’ose plus comme auparavant prendre ses repas avec les païens « par peur des circoncis ». Il entraîne dans sa dissimulation d’autres Juifs et même Barnabé. Mais Paul n’allait pas laisser faire : « Quand je vis qu’il ne marchait pas droit selon la vérité de l’Évangile, je dis à Képhas devant tout le monde : “si toi qui est juif tu vis comme les païens et non à la juive (Ioudaios uparchon ethnikos kai ouk ioudaikos zès), comment peux-tu contraindre les païens (ethnè) à judaïser (ioudaizen)” 13 ? »

La suite du texte oppose les Juifs de naissance aux pêcheurs de païens. La distinction du judaïsme a donc un caractère ethnique et culturel, mais ce caractère est indissociable d’une connotation religieuse puisque Paul se sent obligé de mettre en avant son judaïsme lorsqu’il persécute une fraction de celui-ci : l ’ekklèsia de Dieu.

12. Cette observance prendra par la suite une ampleur encore plus grande et s’associera à des discours moralistes et stoïciens sur la maîtrise des passions dans la relecture du martyre des 7 frères qui sera opéré dans le quatrième livre des Macchabées. 13.  Ga 2, 14.

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II. C h r i s t i a n i sm e

et j u da ï sm e se lon

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I g nace d ’A n t ioch e

La grande nouveauté d’Ignace d’Antioche est qu’il transpose nettement la notion de judaïsme dans le domaine religieux en l’opposant au christianisme. Les chapitres 10 et 11 de l’épître aux Magnésiens sont consacrés à la distinction judaïsme/christianisme. Mais pour bien comprendre la pensée d’Ignace d’Antioche et remettre le développement dans son contexte il convient de commencer au chapitre 8. Le début de ces chapitres à des accents très pauliniens : « ne vous laissez pas de séduire par les doctrines étrangères (hetérodoxiais) ni par de vieilles fables qui sont sans utilité (mutheumasin tois palaiois). Car si maintenant encore nous vivons selon la loi, nous savons que nous n’avons pas reçu la grâce. » Non seulement l’opposition entre la loi et la grâce nous rappelle Paul, mais l’allusion aux vieilles fables pourrait nous renvoyer aux conseils que Paul prodiguait à Tite 14 . Le texte poursuit en affirmant que les prophètes, qui ont vécu selon Jésus-Christ, étaient inspirés par sa grâce pour que les incrédules fussent pleinement convaincus qu’il n’y a qu’un seul Dieu. Au chapitre 10 Ignace exhorte les destinataires de sa lettre : « Faisonsnous ses disciples et apprenons à vivre selon le christianisme (mathomen kata christianismon) ». Que peut signifier être les disciples de Jésus-Christ et vivre selon le christianisme ? Ignace a esquissé une explication au chapitre précédent : c’est accéder à une nouvelle espérance, et célébrer, au lieu du Sabbat, le Jour du Seigneur « où notre vie s’est levée par lui et par sa mort ». Le mystère de la rédemption par la mort du seigneur et sa célébration liturgique sont donc au centre de la foi des disciples qui vivent selon le christianisme. On remarquera que l’observance du Sabbat est la seule pratique pointée par Ignace comme caractéristique du judaïsme. Des prescriptions alimentaires il n’est pas question. Elles semblent être ici hors du champ des préoccupations d’Ignace. On pourrait tirer argument du fait que les chapitres précédents de l’épître aux Magnésiens constituant un appel à l’unité de la communauté autour de l’évêque, l’éventualité de deux célébrations à deux jours différents, briserait évidemment cette unité. Mais la visée d’Ignace est surtout théologique. Le Sabbat représente l’ancien ordre des choses tandis que le Jour du Seigneur représente la nouvelle espérance « où notre vie s’est levée par lui et par sa mort ». Cette formulation représente pour Ignace l’essentiel du mystère de la foi. En définitive, Ignace, qui est pourtant d’habitude plus sensible à l’ordre symbolique des choses qu’à leur aspect historique, rejoint ici sans le dire 14.  Ti 1, 15 « reprend les vertement, pour qu’ils conservent une foi saine, sans prêter attention à des fables juives et aux prescriptions de gens qui tournent le dos à la vérité ».

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la position de Clément de Rome : l’ancien ordre des choses est désormais caduc. Pour faire bonne mesure Ignace se réfère implicitement à Ac 4, 12 (car il n’y a pas sous le ciel d’autre nom donné aux hommes par lequel il nous faille être sauvé) et, retrouvant son attirance pour le symbole, il emprunte à 1 Co 5, 7 l’exhortation à se purifier du vieux levain. La conclusion générale est sans appel : « Il est absurde de parler de Jésus-Christ et de judaïser. Car ce n’est pas le christianisme qui a cru au judaïsme mais le judaïsme au christianisme, en qui s’est réunie toute langue qui croit en Dieu. » Le dernier membre de phrase précise la dimension universelle du christianisme qui dépasse toute langue et donc toute nation, tout clivage ethnique. Et de fait… La Lettre aux Philadelphiens précise qu’il n’y a pas forcément adéquation entre la circoncision, qui marque l’origine juive, et le judaïsme : « si quelqu’un vous prêche le judaïsme, ne l’écoutez pas. Car il est meilleur d’entendre le christianisme de la part d’un homme circoncis, que le judaïsme de la part d’un incirconcis 15. » Le judaïsme d’Ignace n’est donc pas ethnique mais théologique. Ignace forme même un néologisme pour désigner les grandes lignes de l’enseignement du christianisme : « christomathia ». III. L a   ch r i s tom at h i e ,

l e s a rch i v e s et l’ éva ngi l e

Cette christomathia est très proche d’un concept courant en grec, celui de « chrestomatheia » (terme qui d’ailleurs, se prononce exactement de la même façon que celui qu’Ignace vient de forger) qui désigne l’étude des choses utiles, la bonne instruction, voire un recueil des meilleurs ou des plus utiles morceaux d’auteurs. Il est possible qu’Ignace ait joué sur ce rapprochement de sens. Toujours est-il qu’immédiatement après avoir exhorté les destinataires de la lettre « à ne rien faire par esprit de querelle, mais selon la christomathia », il poursuit : « J’en ai entendu qui disaient : “si je ne le trouve pas dans les archives, je ne le crois pas dans l’Évangile.” Et quand je leur disais : “c’est écrit”, ils me répondirent : “C’est là la question.” Et Ignace de conclure : “pour moi, mes archives, c’est Jésus-Christ ; mes archives inviolables, c’est sa croix, et sa mort, et sa résurrection, et la foi qui vient de lui ; c’est en cela que je désire par vos prières être justifié”. » (Lettre aux Philadelphiens 8, 2)

Pour l’interprétation de la conception des archives et de l’Évangile dans ce passage nous renvoyons à l’article que nous avons publié dans le Supplément au Cahier Évangile 77, À  la naissance de la parole chrétienne, Tradition et Écritures au IIe siècle, I.  Le recours aux Écritures, p.  33‒35. Nous 15.  Lettre aux Philadelphiens 6, 1.

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concluions alors : « il nous semble donc impossible, à partir des textes d’Ignace, de savoir s’il connaît ou non un Évangile écrit. » Nous ajouterions aujourd’hui à cette conclusion une interrogation et une hypothèse. L’interrogation concerne la christomathia dont parle Ignace juste avant d’aborder la question de l’Évangile. Représente-t-elle seulement les traits marquants et capitaux d’un enseignement, d’une doctrine, concernant essentiellement l’attente du Christ par les prophètes et la valeur salvifique de la mort de Jésus ? Ou représente-t-elle déjà une compilation de sources concernant Jésus, compilation d’auteurs de témoignage évangélique, de logia ou de lettres de Paul ? L’hypothèse concerne la façon particulière dont Ignace présente son Évangile, ses archives. L’historien, qui connaît le développement du canon des écritures et les Évangiles écrits, a parfois l’impression qu’Ignace veut opposer un Évangile vivant, une tradition orale, à un Évangile écrit. Cette hypothèse est confortée par certains éléments bien répertoriés par Charles Thomas Brown 16. Celui-ci constate que les éventuelles citations du nouveau testament ne sont pas introduites par « gegraptai… » et que cette formule d’introduction est réservée à ce que nous appellerions l’Ancien Testament. Il souligne que, par contre, Ignace utilise abondamment le verbe « lalo », « dire », pour « dire le Christ ». Cette hypothèse s’associe tout naturellement à la datation haute traditionnelle des lettres d’Ignace. Malgré le caractère plausible de cette démonstration, Brown fait peut-être fausse route, car dans l’épître aux Philadelphiens, Ignace ne fait peut-être que reproduire le modèle paulinien inscrit dans l’épître aux Galates. En effet, nous avons vu que l’épître aux Galates fait précéder immédiatement la première mention du judaïsme (Ga 1, 13) de cette mise en garde : « Sachez-le, en effet, mes frères, l’Évangile que j’ai annoncé n’est pas à mesure humaine : ce n’est pas non plus d’un homme que je l’ai reçu ou appris mais par une révélation de Jésus-Christ 17. » Pour Paul, il s’agissait d’asseoir son Évangile, à lui qui n’avait pas été témoin de la vie du Christ comme tous les autres apôtres, mais qui « s’autorisait » et prenait autorité d’une révélation qui lui avait été accordée. C’est dans ce sens que son Évangile dépasse la mesure humaine et les arguments humains que l’on peut lui opposer. Pour Ignace, il s’agit aussi de dépasser les arguments humains que l’on peut lui opposer, non plus à partir de témoins directs encore vivants comme ceux que l’on pouvait opposer à Paul, mais à partir des « archives ». Quelles que soient ces « archives », Ignace, lorsqu’il parle de son Évangile (qu’il résume ainsi « … Jésus-Christ… Sa croix et sa mort et sa résurrection et la foi qui vient de lui »), essaie de faire allusion à une foi qui lui a été révélée. Révélation qui tirerait son autorité du martyre annoncé auquel il 16. C.Th. Brown, The Gospel and Ignatius of Antioch, New York, 2001. 17.  Ga 1,  11‒12.

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aspire. Tel est le sens que l’on peut donner à la fin de la phrase : « C’est en cela que je désire, par vos prières, être justifié 18. » De toute évidence, cette dernière phrase doit être lue à la lumière du chapitre précédent où Ignace ne manque pas de faire allusion à ses chaînes et à sa condition de prisonnier (comme Paul le fait à de nombreuses reprises) et où il affirme que ce qu’il a proclamé il ne le savait pas d’une chair d’homme. Cette opposition entre la chair et l’esprit est, elle aussi, éminemment paulinienne. Les lettres d’Ignace sont « modélisées » suivant l’exemple de Paul. Cette modélisation suffirait, à notre avis, à justifier l’apparente opposition entre l’Évangile et les archives, d’autant plus qu’Ignace semble n’avoir recours à cette opposition qu’après avoir essayé – en vain – d’argumenter par les Écritures 19. IV. « L e

ch r i s t i a n i sm e n ’ e s t pa s œu v r e de pe r sua sion m a i s de pu i s sa nce  »

D’une manière générale, les lettres d’Ignace insistent sur cette inspiration qui n’est point « selon la chair » ; « Ce n’est pas selon la chair que je vous écris, affirme-t-il dans la Lettre aux Romains 8, 3, mais selon la pensée de Dieu ». Nous sommes proches ici du développement de 1 Co 1,  17‒31 qui place en antithèse la sagesse humaine et la sagesse de Dieu. Proche aussi de 1 Co 2, 4 où Paul affirme que sa parole et son message « n’avaient rien des discours persuasifs de la sagesse ; c’étaient une démonstration d’esprit et de puissance » afin que la foi repose non point sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu. Cette Puissance culmine dans la grandeur (megetos) de la force que Dieu déploie en la personne du Christ en le ressuscitant d’entre les morts (Ep 1, 19). Cette opposition entre les efforts de persuasion du langage et la grandeur de Dieu, Ignace la reprend en une formule lapidaire : « Rien de ce qui est visible n’est bon. Car notre Dieu, Jésus-Christ, étant en son Père, se fait voir davantage. Car ce n’est pas une œuvre de persuasion que le christianisme, mais une œuvre de puissance (megetos), quand il est haï par le monde. » (Lettre aux Romains 3, 3)

« Quand il est haï par le monde »… Le contexte est clairement celui de la montée au martyre et de la persécution, ou du moins ce qui est ressenti comme tel. C’est dans ce contexte que le christianisme, associé à la passion résurrection de Jésus, est œuvre de puissance, ou plutôt de grandeur (megetos). C’est dans ce contexte menaçant que s’affirme l’identité du christia18.  Lettre aux Philadelphiens 8, 2. 19.  Lettre aux Philadelphiens 8, 2 : « et quand je leurs disais : “c’est écrit”, ils me répondirent : “c’est là la question” ».

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nisme, tout comme l’identité première du judaïsme s’est affirmée dans le contexte menaçant d’un hellénisme persécuteur. Par un sursaut, l’identité s’affirme et s’exprime. Elle s’affirme par le rejet de la loi et de la norme traditionnelle constituée par les interprétations reçues à partir des archives ou des Écritures. Elle s’exprime au travers d’une espérance nouvelle, fondée sur le salut apporté par la venue, la mort et la résurrection du Christ, espérance qui se joue et s’incarne pour Ignace au travers de la réunion, le Jour du Seigneur, d’une communauté unie dans cette foi (réunions auxquelles bien sûr ne participent pas ceux qui brisent l’unité de cette foi en se réunissant le jour du Sabbat). Elle s’exprime enfin par le mimétisme du martyre, mimétisme de cette passion résurrection source du salut, témoignage et accomplissement de la foi qui fera d’Ignace un véritable disciple du Christ. Par le martyre est dépassé le travail de persuasion et est accomplie l’œuvre de grandeur, tel est, ici, le point de vue d’Ignace. Car cet imitateur qu’est Ignace a deux modèles : Paul et le Christ. Le modèle de Paul est implicite, celui du Christ est explicite. C’est ce dernier modèle que l’auteur des lettres d’Ignace met clairement en avant dans la Lettre aux Romains 6, 3 (« Permettez-moi d’être un imitateur de la passion de mon Dieu »). Mais il se sert fréquemment et de façon subtile des lettres de Paul pour modéliser son discours et asseoir celui-ci. Même si, la plupart du temps, il n’a pas recours à la citation explicite, il connaît visiblement très bien le corpus Paulinien et en maîtrise parfaitement les thèmes et l’interprétation théologique qu’il adapte à sa situation. L’absence de citation explicite ne suppose nullement l’absence d’un corpus écrit. Il serait d’ailleurs bien étonnant que quelqu’un qui prend soin de mettre en forme une correspondance et qui se préoccupe, dans la finale de sa lettre à Polycarpe, de la transmission et de la duplication de son message à toute les églises d’Orient – suivant une démarche qui n’est pas sans analogie avec celle que Paul avait assignée à Tychique et Onésime dans l’épître aux Colossiens (4, 7‒9 et 4, 15) – n’ait pas possédé une collection des épîtres de Paul. Simplement l’utilisation que désire faire Ignace de ce corpus est une transposition, à son bénéfice personnel, de ce qui est constitutif de l’autorité de Paul. Il s’agit d’une modélisation qu’on pourrait comparer à celle qu’opère l’auteur des Actes sur les figures de Paul et de Pierre, à cette différence près que les Actes sont censés présenter des récits, et que les lettres d’Ignace sont des exhortations. Le fait que cette modélisation d’après les épîtres de Paul reste la plupart du temps implicite, n’empêche pas qu’elle soit très construite : cette composition ne doit rien à l’inconscient, elle est intentionnelle. C’est sous l’influence des chapitres 1 et 3 de l’épître aux Galates que le corpus Ignacien a créé le terme christianisme sur le modèle du terme judaïsme. Ceci est particulièrement patent dans l’épître aux Philadelphiens où l’on retrouve à la fois les termes judaïsme et christianisme et l’insis-

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tance sur un Évangile qui dépasse toutes les archives et toutes les écritures quelles qu’elles soient parce qu’il a été révélé à celui qui est enchaîné. Cet Évangile révélé se résume dans la passion résurrection du Seigneur et dans la foi qu’elle engendre. Dans le contexte de Philadelphiens le christianisme s’apparente à la fois à une doctrine, un ensemble d’enseignements, et à une manière de vivre : la christomathia. Le christianisme est à la fois un enseignement et une pratique, et le judaïsme auquel il est opposé n’est plus défini par son caractère ethnique puisqu’Ignace veut compter pour rien la circoncision ou l’incirconcision. Ceci semble indiquer que le judaïsme est désormais considéré de la même manière que le christianisme comme un ensemble de doctrines et de pratiques, une religion. Dans l’épître aux Magnésiens, la loi semble rendue caduque par le règne de la grâce, et les doctrines du judaïsme relégué au rang de vieilles fables inutiles. En ce qui concerne les pratiques du judaïsme, l’auteur ne s’attarde plus sur les pratiques alimentaires, mais il stigmatise l’observance du Sabbat : c’est que son propos est d’abord théologique… Il veut montrer la valeur d’une assemblée unique le Jour du Seigneur, assemblée où est célébrée le centre de l’Évangile et de la doctrine chrétienne : la résurrection du Seigneur. L’auteur de l’épître aux Magnésiens insiste en outre sur le caractère universel, supra ethnique, du christianisme. Dans l’épître aux Romains, le christianisme est affronté non plus au judaïsme mais au monde dans un contexte qui, s’inspirant à la fois de la première aux corinthiens et de l’épître aux Éphésiens, oppose sagesse humaine et grandeur de Dieu. Bilbiographie M. F. Baslez , Les persécutions dans l ’Antiquité, Victimes, héros, martyrs, Paris, 2007. F.  Blanchetière , Enquête sur les racines juives du mouvement chrétien (30‒135), Paris, 2001. A.  Brent, Ignatius of Antioch, Londres, 2007. C. Th. Brown, The Gospel and Ignatius of Antioch, New York, 2001. E.  Decrept, « L’arrière-plan liturgique et ecclésial des Actes d’Ignace », dans Revue des Études Augustiniennes 49  (2003), p.  131‒166. B. Dehandschutter , « L’authenticité des épîtres d’Ignace d’Antioche », dans Studia Patristica 18 (1993), p. 106. A.  Faivre , Chrétiens et églises, des identités en construction, acteurs, structures, frontières du champ religieux chrétien, Paris, 2011. A. et C. Faivre , La naissance de la Parole chrétienne. Tradition et Écriture au deuxième siècle (supplément au Cahier Évangile 77), Paris, 1991. A. et C. Faivre , « Le voyage d’Ignace de Troas à Néapolis. Décryptage d’un départ précipité à la lumière de la gnomè de Dieu », dans B. Caseau –

NOTE SUR JUDAÏSME ET CHRISTIANISME

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A MBROISE DE M ILAN FACE AU JUDAÏSME, ENTRE HÉRITAGE ET POLÉMIQUE Gérard Nauroy Université de Lorraine

Abstract From scriptural exegesis to political commitment without forgetting ideological (or theological) dispute : that is the threefold attitude of Ambrose of Milan towards judaism, illustrated by selected pieces : passages of De Noe show it at the beginning of his work, following but also criticizing Philo of Alexandria, relying on jewish thought to stigmatize the blindness of the elected people. The ninth Book of his Letters (Epistulae 63 to 69) is, according to Romans and Galatians Letters, a challenging of Moses’s Law, showing in the New Testament the climax of what was only outlined and announced in the Old Testament. Finally, Letter 74 to Theodosian, because of Callinicon’s case, where Christians who burnt a Synagogue were obliged by the Empire to build it again by their own means, shows an authoritarian pastor serving what he thinks to be ’orthodoxy’, opposing God’s rights and service to those of the Empire. So, these three examples give a contrasted idea of the antijudaism of the Milanese pastor, radical in its expression, though he learnt his exegetical method by the rabbis. Résumé De l’exégèse scripturaire à l’engagement politique en passant par la contestation idéologique (ou théologique) : tels sont les trois aspects de l’attitude d’Ambroise de Milan à l’égard du judaïsme illustrés par les fragments choisis : des passages du De Noe le montrent, au début de sa carrière, à l’école, mais en disciple critique, de l’exégèse de Philon d’Alexandrie, s’appuyant sur la pensée juive pour stigmatiser l’aveuglement du peuple élu ; le Livre IX de son épistolaire (Epistulae 63 à 69) constitue, dans la filiation des épîtres aux Romains et aux Galates, une remise en question de la loi de Moïse, montrant dans le Nouveau Testament l’accomplissement de ce qui n’était qu’esquisse et annonce dans l’Ancien ; enfin la lettre 74 à Théodose, à l’occasion de l’affaire de Callinicon, où des chrétiens incendiaires d’une synagogue étaient sommés par le pouvoir politique de reconstruire cet édifice à leurs frais, révèle un pasteur autoritaire au service de ce qu’il considère comme la « droite doctrine », opposant les droits et le service de Dieu à ceux de l’Empire. Ainsi ces trois exemples, qui ne prétendent pas à l’exhaustivité, présentent-ils une image contrastée de l’antijudaïsme du pasteur milanais, radical certes dans l’expresJudaïsme et Christianisme chez les Pères de l’Église, éd. par Marie-Anne Vannier (JAOC 8), Turnhout 2015, p. 219-236. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.110706 ©

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GÉR ARD NAUROY

sion, quand bien même c’est à l’école des rabbins, semble-t-il, qu’il a acquis une part de son savoir-faire d’exégète.

À la fin de sa vie, quand il réunit une partie de sa correspondance dans un recueil divisé en dix livres 1, Ambroise consacre le dernier de ceux-ci à des lettres qui évoquent son activité politico-religieuse. Il s’agit des combats publics qu’il a menés, au sein de l’Église pour apaiser divers conflits, mais surtout contre ses adversaires extérieurs : entre les païens et les ariens, la « question juive » occupe en quelque sorte la place centrale du livre dix, illustrée par l’épisode de la synagogue de Callinicon incendiée par des chrétiens fanatiques en 388 2 . Mais en vérité, c’est tout au long de son épiscopat que l’évêque de Milan a ferraillé contre le judaïsme, dans des formes et selon des perspectives qui ont varié. Je me contenterai, dans cette brève étude, d’illustrer trois aspects de cette controverse antijuive. Le premier est tiré d’une exégèse de la vie de Noé écrite dans les premières années de l’épiscopat d’Ambroise, d’après des sermons qu’il a sans doute prononcés durant le carême de 378 devant des catéchumènes qui se préparaient au baptême ; le second appartient au livre 9 de l’épistolaire : c’est un petit dossier de cinq lettres dont l’unité a été récemment plaidée par Hervé Savon, les lettres 64 à 68 ; le noyau dur en est un commentaire de la parole de l’Apôtre dans l’épître aux Galates : « la Loi a été notre pédagogue dans le Christ, afin que nous soyons justifiés par la foi » (Ga 3, 24) ; le dernier exemple, enfin, est celui que nous avons évoqué en commençant : il s’agit de la Lettre 74 (40 M), qui, sans abandonner le plan doctrinal, transfère le débat sur le plan politique, puisque Ambroise s’y oppose à la décision prise par Théodose de contraindre les chrétiens à reconstruire à leurs frais la synagogue qu’ils avaient détruite dans cet oppidum de Syrie sur l’Euphrate (aujourd’hui la ville martyre de Rakka). I. À l’ écol e

de l’ e x égè se j u i v e  : da ns l e

A mbroi se D e N oe

face à

P h i lon

Le De Noe a reçu sa forme écrite définitive au lendemain de la défaite d’Andrinople (9 août 378), évoquée, semble-t-il, dans le préambule 3. Le pasteur milanais y explique, pas à pas, selon une exégèse lemmatique, 1. Voir A.  Canellis (Ed.), La correspondance d ’Ambroise de Milan, SaintÉtienne, 2012, en particulier G. Nauroy, « Édition et organisation du recueil des lettres d’Ambroise de Milan : une architecture cachée ou altérée ? », p.  19‒61. 2.  Sur l’organisation des lettres au sein du Livre 10 de l’épistolaire ambrosien, voir G. Nauroy, « Qui a organisé le Livre X de la Correspondance d’Ambroise de Milan », dans Revue des études tardo-antiques 4, Supplément 2  (2014), p.  15‒30 (en ligne). 3. Sur cette datation, voir G. Visonà, Cronologia ambrosiana. Bibliografia ambrosiana, Milan-Rome, 2004, p.  125‒126.

AMBROISE DE MILAN FACE AU JUDAÏSME

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l’histoire du patriarche : la construction de l’arche, le déluge, la colombe envoyée en messagère, l’alliance passée par Dieu avec Noé, bref le récit conté dans les chapitres 6 à 9 du livre de la Genèse. Cet ouvrage passe à tort pour un exercice de débutant 4 qui suivrait docilement, servilement ont parfois prétendu certains, l’exégèse de son modèle juif, Philon d’Alexandrie, dans ses Quaestiones et solutiones in Genesim. En trois passages que nous allons examiner, Ambroise s’en prend au peuple juif et, en chaque occurrence, il s’écarte radicalement, on s’en doute, de l’explication que lui proposait l’exégète juif. Aux paragraphes 24 à 26, Ambroise commente cette prescription de Dieu à Noé concernant la construction de l’arche : « Tu feras une porte sur le côté » (Gn 6, 16), qu’il commente d’abord dans le droit fil de l’allégorisme anthropologique de Philon (Quaestiones et solutiones in Genesim II, 6), pour qui l’arche représente le corps humain et cette porte latérale la partie qui rejette au dehors les excréments, c’est-à-dire l’anus. Moïse a employé cette expression détournée, note l’exégète latin à la suite de son modèle, pour inviter à entourer de plus de respect cette partie du corps considérée comme la plus honteuse, une expression plus délicate que celle qu’avait employée Socrate dans un livre de Platon 5. Ensuite le Milanais développe une explication qui ne doit plus rien à la brève notice de l’Alexandrin. Un rapprochement avec 1  Co 12,  22‒23, où l’Apôtre souligne la solidarité de tous les membres du corps humain et l’utilité de ceux qui apparaissent comme les plus faibles ou les moins honorables, invite à une explication morale : les parties honteuses ou faibles du corps, ce sont la luxure et la débauche auxquelles le futur baptisé doit renoncer, car il est devenu, malgré sa faiblesse, un membre du corps du Christ. Puis Ambroise, qui abandonne aussitôt le parallèle paulinien avec l’Église, corps du Christ dont tous les membres ont une égale dignité, expose le sensus altior selon une voie exégétique différente : les membres faibles et honteux du corps humain sont une figure des deux peuples qu’il importe de distinguer : le 4.  Voir H. Savon, Saint Ambroise devant l ’exégèse de Philon le Juif, Paris, 1977, t. 1, p. 97 : « Cette exégèse allégorique, si elle lui a été très certainement révélée par l’usage de l’Église, Ambroise en a appris le maniement à l’école de Philon. C’est ce que nous montrent particulièrement bien le De Cain et le De Noe, qui évoquent parfois le cahier d’exercices. » 5.  Quod multo gratius Scriptura expressit quam Socrates in libro Platonis dixisse legitur (De Noe 8, 24, CSEL  32, 1, p. 428, 13). Ambroise commet une bévue, car c’est en réalité dans X énophon, Mémorables I, 46, éd. Hude, p. 32, qu’on lit cette parole (« parce que les déjections inspirent le dégoût, les canaux par où elles passent, sont détournés et écartés le plus loin possible des organes des sens »), voir P. Courcelle , Recherches sur les « Confessions » de saint Augustin, Paris, 19682 , Appendice IV : « Aspects variés du platonisme ambrosien », p.  333‒335, qui explique l’erreur d’Ambroise par la médiation du De Platone d’Apulée où le pasteur milanais trouvait une description finaliste du corps humain, en particulier un paragraphe sur l’intestin tiré du Timée. On lit la même exégèse de Gn 6, 16 dans Exameron VI, 9, 72.

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peuple des païens, « faible et boiteux des deux pieds parce qu’il n’avait cru ni à la Loi ni à l’Évangile, a cependant, une fois appelé, embrassé la foi et, baptisé, reçu la grâce 6 » ; le peuple juif, en revanche, n’a boité, lui, que d’un seul pied, « quoique, même dans la Loi, il ait été boiteux » puisqu’ils n’a pas su ou pas voulu en interpréter le sens mystique, c’est-àdire y reconnaître l’annonce du Christ comme avait su le faire Paul, persécuteur tant qu’il était juif, mais apôtre après avoir répondu à l’appel de la grâce. Ambroise expose ainsi un motif polémique qu’il reprendra maintes fois. Évidemment nous sommes très loin désormais de l’interprétation purement physiologique que Philon donnait de la porte latérale de l’arche de Noé. Un peu plus loin (paragraphe 13, 45), la polémique antijuive devient plus radicale. Il s’agit d’expliquer la parole de Dieu qui, après avoir annoncé qu’il ferait pleuvoir sur la terre pendant quarante jours et quarante nuits, déclare : « J’effacerai de la surface de la terre toute résurrection de la chair » (Gn 7, 4). Ambroise reprend d’abord docilement la subtile, trop subtile, distinction de Philon, qui vise à atténuer la sévérité de Dieu (Quaestiones et solutiones in Genesim II, 15) : Dieu n’a pas dit qu’il effacerait toute chair, entendons : toute vie, de la terre, mais seulement de la surface de la terre : « il fait tomber la fleur, mais préserve les racines », il efface les caractères mais conserve les tablettes sur lesquelles ils sont gravés, explique Ambroise à la suite de Philon. Jusque-là l’exégète latin n’a rien fait d’autre que traduire fidèlement le texte grec. Mais ensuite, négligeant le sens allégorique que proposait le juif alexandrin, il trouve dans l’image des tablettes sur lesquelles on écrit l’occasion d’une longue digression, délibérée puisqu’il la referme explicitement lorsqu’il fait retour au sujet principal 7 : or cet excursus est fermement dirigé contre le judaïsme. Ambroise interpelle Moïse qui, indigné de l’infidélité de son peuple adorateur du veau d’or, a brisé les tables de la Loi qu’il avait reçues de Dieu sur le mont Sinaï (Ex 32, 19), avant que dans sa miséricorde Dieu lui dicte sur deux autres tables les dix paroles de l’Alliance (Ex 34) : « Viens, Moïse, prépare ton sein, reçois la Loi, reçois des caractères que désormais la miséricorde divine ne détruira pas. Reçois des tables que le Seigneur fixe pour l’éternité. Puisses-tu ne pas les briser toi-même. […] Je pense que tu les as brisées non pas pour moi, mais pour les Juifs. Tu les as brisées pour les Juifs, car c’est pour moi que tu les as reçues. Les pre6.  De Noe 8, 26, CSEL  32, 1, p. 429, 21 : Et ut maiora aperiamus mysteria, quid tam ignobile quam gentilis populus ? Pauper, utpote qui nulla haberet eloquia dei, debilis et utroque pede claudus, qui nec in legem nec in euangelium credidisset, uocatus tamen credidit et baptizatus accepit gratiam. 7.  De Noe 13, 46, CSEL  32, 1, p. 444, l : Ergo, ut ad superiora redeamus, delet deus resurrectionem carnis tamquam apicum scriptionem.

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mières ont été brisées pour que demeurent les secondes. Tu les as brisées dans le cœur des Juifs, car à quoi aurait servi de conserver des tables dont ils n’auraient pu respecter les prescriptions. Les voici qui disent posséder les secondes, mais ils ne les possèdent pas. Ils disent lire les cractères divins, mais ils ne les lisent pas. Moïse dit que ces tables ont été écrites par le doigt de Dieu (Ex 31, 18), mais eux ne lisent pas le doigt de Dieu, ils ne lisent que le fer du stylet. Ils voient l’encre, ils ne voient pas l’esprit de Dieu, mais l’Église, elle, ignore l’encre et reconnaît l’esprit. C’est pourquoi Paul sait écrire non pas avec de l’encre, mais avec l’esprit du Dieu vivant (2 Co 3, 3). Ô peuple des Juifs, sacrilège et stupide ! (O sacrilegum ineptum populum Iudaeorum !) Un homme écrit avec l’esprit de Dieu, un homme nourri sous la Loi, et eux veulent que Dieu ait écrit avec de l’encre et non pas avec l’esprit ! » (cf.  Ga 1,  14 ; Ph 3,  5‒6).

On comprend que, par le biais de Paul, les secondes tables figurent aux yeux de l’exégète milanais le Nouveau Testament, la véritable alliance après qu’a été détruite la première. Nous avons affaire ici à une opposition entre l’extérieur et l’intérieur 8, entre l’apparence superficielle et la marque profonde, entre les caractères tracés avec l’encre du stylet et ceux où l’on reconnaît le doigt de Dieu, l’esprit du Dieu vivant : c’est l’opposition paulinienne entre la lettre et l’esprit, la Synagogue s’étant enfermée dans la première, l’Église du Christ ouverte au second. Critiquant implicitement la lecture du juif Philon, Ambroise suggère qu’il y a deux manières de lire l’Écriture, l’une littérale, sans avenir, destinée à être effacée comme les caractères qu’on peut gratter sur la tablette, l’autre spirituelle et typologique, ineffaçable, qui reconnaît dans les figures de l’Ancien Testament l’annonce de leur accomplissement dans la plénitude du Nouveau. Et donc l’Ancien Testament lui-même n’appartient pas vraiment aux Juifs puisqu’ils n’y voient que l’encre et la marque du stylet sans en saisir l’esprit, c’est-àdire le sens véritable, réservé à celui qui, comme Paul, « sait écrire non pas avec de l’encre mais avec l’esprit du Dieu vivant ». Ainsi le déluge symbolise-t-il moins la destruction de l’humanité passée que l’annonce d’une humanité nouvelle, et ce qu’il engloutit dans ses eaux c’est le peuple juif, effacé comme des caractères d’écriture sur une tablette, tandis que la régénération qu’il promet c’est le peuple chrétien, solidement enraciné et appelé à renaître après avoir été lavé du péché. Signe sans doute d’une maladresse de débutant, cet exposé chrétien est comme plaqué arbitrairement sur l’exégèse philonienne, à laquelle revient ensuite notre exégète : « Donc, pour en revenir à ce que nous disions plus haut, Dieu efface la résurrection de la chair comme on efface les lettres d’un texte 9. »

8.  Voir H. Savon, Saint Ambroise devant l ’exégèse de Philon le Juif, Paris, 1977, t. 1, p. 104. 9.  De Noe 13, 46, CSEL  32, 1, p. 444, 1, texte latin cité n. 7.

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Quelques chapitres plus bas (De Noe 19, 70), Ambroise en arrive à l’épisode de la colombe envoyée une troisième fois par Noé et qui cette fois, contrairement à ce qui s’était passé les deux fois précédentes, n’est pas revenue parce qu’elle a pu se poser sur la terre sèche, signe que les eaux du déluge s’étaient retirées (Gn 8, 12). Ici aussi Ambroise met ses pas dans ceux de Philon (Quaestiones et solutiones in Genesim II, 44) : pour l’un comme pour l’autre la colombe est l’image de la vertu, et qu’elle ne revienne pas vers Noé apparaît d’abord comme un paradoxe troublant : serait-ce à dire que la vertu a quitté le juste ? Philon explique que la colombe, c’està-dire la vertu, a d’abord été envoyée à la façon d’un rayon pour examiner la nature des autres êtres et que n’ayant trouvé personne pour entendre la parole qui corrige et exhorte au bien, elle est retournée vers le juste, le seul juste, Noé ; mais à présent, envoyée pour la troisième fois, elle ne revient pas, car elle a rencontré des êtres « assoiffés de science » et de justice : dès lors, elle n’est plus la propriété d’un seul, mais le bien commun de tous ceux qui ont accueilli « les jaillissements de la sagesse » 10. Ambroise reprend cela et l’amplifie : pour lui aussi, la colombe est la figure de la vertu du juste qui, comme un rayonnement, illumine ceux qui l’accueillent sans que le juste en soit dépouillé. Mais l’exégète milanais se sépare rapidement de son modèle pour dénoncer l’incrédulité des Juifs ; il développe une image à peine esquissée chez Philon, celle de la coupe de la sagesse, source d’eau vive, vidée par ceux qui avaient soif, mais refusée par les Juifs : « Lorsque le déluge des passions a cessé de bouillonner et que beaucoup ont mis leur zèle à être cohéritiers de la parole qu’ils ont entendue et de la doctrine dont ils ont eu connaissance, l’apprentissage de la vertu cesse d’être le patrimoine d’un seul, pour devenir un bien commun, et, pour ainsi dire, la coupe de la sagesse est vidée par beaucoup qui jusque-là, alors qu’ils étaient assoiffés, n’avaient pas voulu boire (il s’agit des païens qui se sont convertis). C’est ainsi que maintenant encore bouillonnent les eaux du déluge dans le cœur des Juifs et, alors que l’eau de la doctrine déborde, que la boisson surabonde, ils ne pensent pas qu’il faut en boire. On lit l’Évangile, une force sort de la parole céleste, l’évêque commente dans l’église. Mais, craignant que, s’il reste seul dans l’arche, il ne puisse se faire entendre (l ’arche de Noé est ainsi clairement identifiée à l ’église du pasteur chrétien), il lui arrive de sortir de l’église à la rencontre du Juif pour l’exhorter et lui donner l’exemple des Écritures célestes : ils ferment leurs oreilles de peur que la fontaine ne les lave malgré eux et que l’onde de la parole du Seigneur ne les asperge. Mais si certains ont cru, ils courent à la fontaine, ils réclament d’être instruits, ils désirent que l’Évangile s’insinue en eux et leur soif n’est jamais étanchée 11. » 10.  Philon d’A lexandrie , Quaestiones et solutiones in Genesim II, 44, éd. Ch. M ercier , « Les Œuvres de Philon d’Alexandrie » 34 A, Paris, 1979, p. 262‒263. 11.  De Noe 19, 70, CSEL  32,  1, p.  464,  14‒465,  1.

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Dans un raccourci un peu abrupt, ce fragment oppose aux eaux du déluge, c’est-à-dire aux passions mauvaises qui « bouillonnent dans le cœur des Juifs », l’eau de la pure et droite doctrine, celle de l’Évangile, dont ils n’ont pas voulu boire. Comme Noé sortant de l’arche pour aller vers ceux qui ont soif de justice, le pasteur milanais sort de son église pour aller vers les Juifs, mais ils restent sourds, ils ne veulent pas entendre la parole du Seigneur qui les laverait de leurs péchés et étancherait leur soif. Comme le note Hervé Savon qui a finement analysé cette page, on passe ainsi d’un moralisme un peu abstrait : accueillir ou ne pas accueillir la disciplina uirtutis, l’enseignement de la vertu, au personnalisme évangélique : croire ou ne pas croire au Seigneur Jésus, et dès lors il s’agit moins pour Ambroise de combattre que de convertir 12 . Ainsi Philon est-il utilisé comme un médiateur caché, qui permet de passer d’une lecture du texte biblique, l’allégorisme moral du judaïsme, vers une autre, plus profonde, la typologie christique, qui voit en Noé une figure annonciatrice de l’Évangile. On le voit, dans cet essai de ses débuts le pasteur milanais, s’il se met à l’école du juif Philon, le fait en élève attentif mais libre et critique, toujours soucieux de dépasser le littéralisme de son modèle. Ce n’est pas parce que souvent il reproduit presque à la lettre les explications philoniennes qu’il se borne à cet exercice de traduction : presque chaque fois l’exposé imité de Philon est prolongé par une analyse personnelle et chrétienne, qu’Ambroise tire de son propre fonds ou qu’il emprunte à des exégètes chrétiens antérieurs, et cette analyse constitue une critique ou un dépassement, en général implicite, de l’exposé philonien. Ce faisant, Ambroise s’inscrit dans la tradition littéraire classique qu’on peut résumer dans l’aphorisme virgilien : alter ab illo, car pour lui face à Philon, comme pour Virgile face aux poètes grecs, c’est dans la confrontation avec un grand modèle qu’on exprime le mieux son propre génie, et ici sa radicale opposition idéologique. Ambroise, tout comme Virgile, ne nomme pas celui qu’il choisit comme guide : le lecteur du De Noe peut ignorer la dette du pasteur chrétien à l’égard de l’exégète juif ; une seule fois, dans son traité Sur le paradis, Ambroise révèle sa source, mais c’est pour reprocher à Philon son affectus iudaicus 13 , qui aurait enfermé son exégèse dans le littéralisme moral en lui interdisant l’accès au sens spirituel : c’est exactement ce que suggère, sans le dire ouvertement, le commentaire qu’Ambroise greffe ici sur le socle exégétique qu’il trouvait dans Philon. 12.  Voir H. Savon, Saint Ambroise devant l ’exégèse de Philon le Juif, Paris, 1977, p.  98‒99. 13.  Sur le paradis 4, 25, CSEL 32, 1, p. 281, 21 : Philo autem, quoniam spiritalia iudaico non capiebat affectu, intra moralia se tenuit, le Milanais résumant ici l’explication que le docteur juif donne de Gn 2, 15 : Posuit eum (hominem) in paradiso operari et custodire.

226 II. A n t i j u da ï sm e

GÉR ARD NAUROY doct r i na l da ns l e l i v r e

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de l’ é pi s tol a i r e

Bien plus tard sans doute, peut-être dans ses dernières années, au moment de constituer le recueil de ses lettres en dix livres, Ambroise retrouve de manière méthodique, en s’appuyant cette fois sur saint Paul relu par Origène 14 , le problème du judaïsme à propos de la loi de Moïse. Un ensemble de lettres (lettres 63 à 69) développent, dans le livre 9 de l’épistolaire ambrosien, une réflexion sur l’utilité de la Loi maintenant qu’elle a été dépassée et périmée par l’enseignement de Jésus dans l’Évangile. Ce motif familier du pasteur milanais, qui en a fait une sorte de topos dans le sillage de l’épître aux Romains, est abordé tout particulièrement dans la Lettre 63 (73 M). Elle explique que, si la Loi a représenté un mal dans un premier temps en révélant à l’homme le péché que jusqu’alors il ignorait 15, elle a aussi, et plus fondamentalement, représenté un bien, car, explique Ambroise après Paul, la grâce ne pouvait surabonder que là où avait surabondé le péché (Rm 5, 20) 16. Une autre question se greffe sur cette dernière : pourquoi donc, si Dieu est l’auteur de la Loi, en a-t-il aboli les prescriptions pour les remplacer par celles de l’Évangile ? Dieu a-t-il pu faire une œuvre imparfaite et éphémère ? Était-elle même utile, alors que l’homme disposait déjà de la loi naturelle ? Ambroise montre alors qu’il y a eu une progression pédagogique dans les instructions divines, de la loi naturelle à l’évangile en passant par la loi de Moïse. Dans cette perspective, 14.  S’il ne cite pas Philon comme son modèle dans le De Noe, il mentionne Origène dans l’une des lettres du dossier que nous considérons ici, Lettre  65 (75 M), 1, CSEL 82, 2, p. 156, 3 : Etsi sciam quod nihil difficilius sit quam de apostoli lectione disserere, cum ipse Origenes longe minor sit in nouo quam in ueteri testamento […], mais, comme l’a observé H. Savon, « Un dossier sur la loi de Moïse dans le recueil des lettres d’Ambroise », dans A. Canellis (Ed.), La correspondance d ’Ambroise de Milan, Saint-Étienne, 2012, p. 80, cette mention est plutôt critique et semble indiquer qu’Ambroise, jugeant Origène inférieur dans ses explications du Nouveau Testament et de Paul en particulier, entend suivre une ligne d’interprétation personnelle, en réalité revenir à la parole pure de l’Apôtre, débarrassée des ornements allégoriques ajoutés par l’exégèse origénienne ; voir ce qu’il écrit sur la manière d’expliquer les épîtres pauliniennes dans la Lettre  7 (37 M), 1, CSEL  82, 1, p. 43, 6 : […] delectari te insinuasti mihi, cum aliquid de Pauli apostoli scriptis coram populo ad disputandum adsumerem, quod eius profundum in consiliis uix conpraehendatur, sublime in sententiis audientem erigat, disputantem accendat, tum quia in plerisque ita se ipse suis exponat sermonibus, ut is qui tractat nihil inueniat quod adiciat suum, ac si uelit aliquid dicere, grammatici magis quam disputatoris fungatur munere. 15.  Rm 4, 15 : lex enim iram operatur ; ubi autem non est lex, nec praeuaricatio, cité par Lettre  63 (73 M), 1, CSEL  82, 2, p. 142, 4. 16. Le même thème est développé dans Iacob 1,  3, 12‒6,  20 et ailleurs, voir G.  Nauroy, « L’épître aux Romains dans le De Iacob et uita beata d’Ambroise de Milan : entre judaïsme hellénisé et néoplatonisme », dans A. Noblesse-Rocher – Chr. K rieger (Eds), « Justice et grâce » dans les commentaires sur l ’épître aux Romains, Strasbourg, 2008, p.  45‒74.

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cette dernière était nécessaire, mais comme une étape passagère. Le pasteur milanais reprend l’image paulinienne du pédagogue soucieux de graduer la difficulté de son enseignement, qui s’abstient d’imposer à de jeunes enfants – c’est le peuple juif – des préceptes qu’ils ne sauraient mettre en pratique : à un peuple faible, sourd et aveugle, encore dans l’enfance et « à la nuque dure », il fallait proposer des préceptes imparfaits certes, mais en accord avec ce qu’il pouvait observer, des actes physiques comme la circoncision du corps puisque, prisonnier de la lettre, il ne pouvait accéder à la vision du mystère, à la sagesse spirituelle : «  savait que le peuple juif avait la tête dure (cf. Ex 34, 9), qu’il était enclin aux chutes du péché, plus prompt qu’un autre à l’infidélité, qu’il avait des oreilles pour entendre et n’entendait pas, des yeux pour voir et ne voyait pas, qu’avec l’instabilité d’un enfant il était léger et oublieux des préceptes. Et c’est pourquoi Dieu s’est servi de la Loi comme d’un pédagogue, vu le caractère inconstant de ce peuple et la faiblesse de son esprit, et, tempérant pour lui les préceptes mêmes de la Loi, il a voulu qu’il lût une chose et en comprît une autre, afin que l’insensé gardât du moins ce qu’il lisait et ne s’écartât point de la prescription de la lettre, mais que le sage comprît le sens de la pensée divine que la lettre n’exprimait pas, afin que l’ignorant respecte le commandement de la Loi et que l’homme instruit en pénètre le mystère. C’est pourquoi la Loi a la rigueur du glaive, comme le pédagogue a la férule, pour retenir, du moins par la menace du châtiment, la faiblesse d’un peuple imparfait, mais l’Évangile, lui, a en partage la miséricorde, par quoi les péchés sont remis. C’est donc à bon droit que Paul dit que la lettre tue, mais que l ’esprit vivifie (2 Co 3, 6). La lettre donc circoncit une petite partie du corps, l’esprit capable d’intelligence conserve la circoncision de toute l’âme et de tout le corps 17. »

Reprenant une distinction en usage dans l’école à Rome, Ambroise distingue le paedagogus, l’esclave accompagnateur qui se bornait à conduire son jeune élève chez le maître, du magister, l’instituteur qui assurait le programme de l’école primaire avant que les meilleurs élèves reçoivent les 17.  Lettre  64 (74 M), 3‒4, CSEL  82,  2, p.  150,  33‒151,  50 : Sciebat durae ceruicis populum Iudaeorum, lapsu mobilem, perfidiae promptiorem, qui aure audiret et non audiret, oculis uideret et non uideret, lubrico quodam infantiae leuem et immemorem praeceptorum. Et ideo legem tamquam paedagogum mobili plebis ingenio et menti adhibuit infirmae ipsaque legis praecepta moderatus aliud legi uoluit, aliud intellegi, ut insipiens saltem quod legeret custodiret et a praescripto litterae non recederet, sapiens intellegeret diuinae mentis sententiam, quam littera non resonaret, imprudens seruaret legis imperium, prudens mysterium. Ideo lex seueritatem gladii habet tamquam paedagogus baculum, ut imperfectae plebis infirmitatem poenae saltem denuntiatione deterreat, euangelium autem indulgentiam habet, quo peccata donantur. 4. Iure ergo ait Paulus quia littera occidit, spiritus autem uiuificat (2 Co 3, 6). Littera igitur circumcidit exiguam corporis portionem, spiritus intellegens circumcisionem totius animae corporisque custodit […].

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leçons du grammaticus, puis du rhetor 18. Le peuple juif dans la Loi « lisait une chose et en comprenait une autre », écrit Ambroise dans cette lettre à Irénée, comme les enfants qui déchiffrent les mots d’un texte sans en comprendre le sens véritable ; il restait attaché à la lettre du texte, parce qu’il était incapable d’en saisir l’esprit. De ce fait, le Juif est esclave sous la Loi, il n’a pas la liberté de l’intelligence, il est, comme un enfant mineur, placé sous l’autorité de tuteurs et de régisseurs qui gèrent son héritage, comme le dit l’Apôtre dans Ga 4,  1‒3 19. Cet esclavage, cette irresponsabilité juridique de l’enfant, seul le Christ peut en libérer ceux qui adhèrent à lui, les Juifs d’abord mais aussi l’humanité entière : ce moment de l’avènement du Christ est comme l’accession à la majorité pour le jeune adulte 20. Et la circoncision prescrite par la Loi n’est plus dès lors qu’une esquisse imparfaite de la circoncision plénière, qui est spirituelle, comme l’expliquent les Lettres 66 (78 M) et 69 (72 M) : celle-ci passe par le renoncement aux « éléments du monde », aux passions et vices du corps, plus que par l’amputation du prépuce, qui ne saurait être au mieux qu’une figure de la circoncision véritable 21. Que le Juif accède à la lumière, que le baptême lui dessille les yeux comme à cet aveugle-né qui a retrouvé la vue à la fontaine de Siloé 22 , qu’il aille vers Celui qui a rendu la vie à Lazare ressuscité de son tombeau 23 ! « La Synagogue observe un jour (comprenons : le jour du sabbat), mais l’Église l’éternité, la Loi ne renferme qu’une portion, c’est dans l’Évangile que réside la perfection 24 », s’écrie le pasteur milanais dans la Lettre 64 (74 M) adressée, elle aussi, à Irénée qui s’était ému que Dieu, pourtant fondateur des deux Testaments, ait annulé dans l’Évangile ce qu’il avait prescrit dans la Loi comme s’il avait dicté à Moïse un texte imparfait 25. En somme, le discours d’Ambroise ne vise pas tant à récuser 18.  Lettre 65 (75 M), 5, CSEL 82, 2, p. 158, 43 : Sicut ergo paruuli, ita et Iudaei sub paedagogo sunt. Lex paedagogus est, paedagogus ad magistrum ducit, magister noster solus est Christus. […] Paedagogus timetur, magister uiam salutis ostendit. Sur l’école dans le monde romain, voir l’ouvrage classique de H.-I. M arrou, Histoire de l ’éducation dans l ’Antiquité, Paris, 19605, p.  361‒370. 19.  Lettre  65 (75 M), 7, p. 159, 70 : Ergo Iudaeus heres in littera, non spiritu, tamquam paruulus est sub curatoribus et actoribus (Ga 4,  1‒2). 20.  Voir H. Savon, « Un dossier sur la loi de Moïse dans le recueil des lettres d’Ambroise », dans A. Canellis (Ed.), La correspondance d ’Ambroise de Milan, Saint-Étienne, 2012, p. 81. 21.  Lettre  64 (74 M), 4, p.  151,  50‒55. 22.  Lettre  67 (80 M), 4, p. 166, 30 sqq. 23.  Lettre  67 (80 M), 4, p.  166,  26‒27. 24.  Lettre  64 (74 M), 5, p. 152, 73 : Synagoga diem obseruat, ecclesia immortalitatem. In lege igitur portio, in euangelio perfectio est. 25.  Lettre  64 (74 M), 1, p. 149, 6 : Sunt enim qui dicant : Cum legem deus Moysi dederit, quid causae est ut pleraque in lege sint, quae per euangelium iam uacuata uideantur ? Et quomodo unus utriusque conditor testamenti, cum quod licebat in lege, per euangelium coeperit non licere, ut est circumcisio corporalis […].

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l’Ancien Testament ou la loi de Moïse qu’à les subordonner, à en faire une étape, nécessaire mais limitée dans le temps, de l’histoire du salut. Ce qui discrédite le judaïsme c’est son immobilisme, son refus du progrès, son attachement à des traditions périmées, son incapacité à avancer dans le mouvement de l’histoire. Cet antijudaïsme doctrinal, historique et philosophique, s’affirme parfois contre le vrai sens du texte biblique. En voici un exemple caractéristique : Ambroise, abandonnant Paul qui l’avait guidé dans les Lettres 63 à 66, commente dans les lettres suivantes (Lettre 67 et 68) deux péricopes évangéliques tirées du récit de Jean, présentées d’ailleurs dans un ordre inverse : d’abord l’épisode de la guérison de l’aveugle-né (Jn 9,  1‒7), puis celui de la femme adultère, pardonnée contrairement à la prescription de la Loi qui ordonnait de la lapider (Jn 8, 1‒11). La violence de l’attaque contre les Juifs, dénoncés d’abord pour leur stupidité (Quam stolidi Iudaei !, Lettre 67, 3), puis pour leur démence (Grandis amentia !, Lettre 67, 8), s’accompagne d’une altération du récit biblique : pour Ambroise ce sont les Juifs qui posent à Jésus, pour le piéger (un peu plus loin, il dénoncera leur tergiuersatio 26 , leurs détours retors), une question qu’il juge stupide quand ils demandent à Jésus, à propos de l’aveugle de naissance, si son infirmité est la punition d’une faute commise par l’aveugle lui-même ou par ses parents (Jn 9, 2 : « Rabbi, qui a péché pour qu’il soit né aveugle, lui ou ses parents ? ») ; or, selon le texte de Jean, ce sont les disciples de Jésus qui posent cette question, et non pas les scribes ou les pharisiens comme on pourrait le croire en lisant Ambroise (« Et interrogauerunt eum discipuli sui », dit le texte latin fidèle au grec : οἱ μαθηταὶ αύτοῦ), et la scène se déroule dans l’atmosphère paisible d’une conversation entre un maître et des disciples désireux de s’instruire auprès de lui, et nullement dans un climat d’affrontement polémique comme le suggère la présentation d’Ambroise. Du reste, pas une seule fois le terme « juifs » n’apparaît dans le passage de Jean, alors qu’il revient sans cesse dans le commentaire de l’exégète milanais, qui critique chez eux un attachement formel et rigide aux prescriptions de l’ancienne Loi, idée fort étrangère au quatrième évangéliste. L’a ffa i r e

de

C a l l i n icon (388) :

a n t i j u da ï sm e pol i t iqu e

et h i s tor iqu e da ns l a

L et t r e 74

En une occasion, Ambroise est passé de la critique idéologique au conflit direct et réel dans l’actualité vécue de son temps : il s’agit de l’affrontement avec Théodose à propos des mesures prises contre les chrétiens de Calli26.  Lettre  68 (26 M), 1, p. 169, 9.

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nicon 27. Ceux-ci, poussés par leur évêque, avaient incendié la synagogue locale. Cet incident serait sans doute passé inaperçu, s’il n’était devenu emblématique par l’intervention d’Ambroise dans la lettre qu’il adresse, à l’automne 388, pour demander à l’empereur d’annuler la sanction, c’est-àdire l’obligation faite à l’évêque du lieu de reconstruire à ses frais la synagogue détruite. Si l’on s’attache à dégager de cette lettre du livre 10 les griefs précis que l’évêque de Milan formule contre les Juifs, force est de constater qu’ils sont puisés dans le répertoire classique des traités Aduersus Iudaeos : les Juifs sont des négateurs du Christ 28, leur synagogue est « un lieu d’infidélité, une maison d’impiété, un réceptacle de folie » 29 ; ce sont de mauvais citoyens 30, des calomniateurs roués et de mauvaise foi 31, auteurs d’actions violentes contre les églises chrétiennes 32 .

27.  Nous reprenons ici quelques éléments d’une étude antérieure, voir G. Nau« Ambroise et la question juive à Milan à la fin du IVe siècle. Une nouvelle lecture de l’Epistula 74 (Maur. 40) à Théodose », dans J.-M. Poinsotte , Les chrétiens face à leurs adversaires dans l ’Occident latin au IVe siècle, Rouen, 2001, p.  37‒59, repris dans G. Nauroy, Ambroise de Milan. Écriture et esthétique d ’une exégèse pastorale. Quatorze études, Berne, 2003, p.  217‒244. On se reportera aussi au chapitre consacré à cet événement dans H. Savon, Ambroise de Milan (340‒397), Paris, 1997, p.  251‒264. Nous avons pris connaissance trop tard pour en tirer profit de l’étude de M. Cutino, « Strategie argomentative nell’omelia di Ambrogio di Milano sull’affare Callinico fra polemica antiguidaica e teologia politica », dans Auctores Nostri 14  (2014), p.  47‒67. 28. Ainsi Lettre 74 (40 M), 8, CSEL  82, 3, p. 59, 105 : […] ne esset locus in quo Christus negaretur ; Lettre  74, 9, CSEL  82, 3, p. 60, 120 : […] synagogam  […] quae Christum nesciat. 29.  Lettre  74 (40 M), 14, CSEL  82, 3, p. 62, 160 : […] synagoga incensa est, perfidiae locus, impietatis domus, amentiae receptaculum ; Lettre  74, 10, CSEL  82, 3, p. 60, 123 : Erit igitur locus Iudaeorum perfidiae factus de exuuiis ecclesiae et patrimonium quod fauore Christi acquisitum est Christianis hoc transferetur ad donaria perfidorum (donaria  = « offrande sainte, donation à une église », avec une valeur religieuse qui souligne ce que la chose a d’insupportable) ; Lettre 74, 10, CSEL 82, 3, p. 61, 128 : Templum impietatis factum de manubiis Christianorum. 30.  Lettre  74 (40 M, 9, CSEL  82, 3, p. 60, 121 : Iube labarum (= l’étendard des armées romaines, où Constantin avait fait graver la croix ou le monogramme du Christ) synagogae inferri, uideamus si non resistunt ; Lettre  74, 21, CSEL  82, 3, p. 67, 231 : Et cum ipsi Romanis legibus teneri se negent ita ut crimina leges putent. 31.  Lettre  74 (40 M), 18, CSEL  82,  3, p.  65,  204‒206 : Quid deinde incendio potuit rapi Iudaeis insidiantibus ? Artes istae sunt Iudaeorum uolentium calumniari ; Lettre  74, 28, CSEL  82, 3, p. 71, 313 (la crainte d’ennemis qui tendent des pièges et espionnent l’Église tourne presque à l’obsession paranoïaque) : Consideret cle­ mentia tua quantos insidia­tores habeat ecclesia, quantos exploratores ; leuem rimam si offenderint figent aculeum (= « s’ils trouvent la moindre fissure, ils y planteront leur aiguillon »). 32.  Lettre  74 (40 M), 18, CSEL  82, 3, p. 65, 200 : Vt omittam alia, incensae sunt a Iudaeis ecclesiarum basilicae ; Lettre  74, 21, CSEL  82, 3, p. 67, 233 : […] cum roy,

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Rappelons, pour apprécier l’attitude et les prétentions d’Ambroise, que la religion juive était reconnue par les lois de l’Empire comme religio licita 33 et que, par conséquent, l’empereur, fût-il chrétien comme Théodose et moins disposé que ses prédécesseurs à protéger les Juifs, avait cependant le devoir de punir ceux qui, au mépris des lois, les attaquaient. Comment, dans ces conditions, un ancien haut fonctionnaire romain comme Ambroise, pondéré et imprégné des idées de justice et d’humanité héritées tant de la tradition des philosophes païens que de la doctrine chrétienne  3 4 , peut-il développer dans cette lettre-plaidoyer une argumen­tation que nous jugeons aujourd’hui non seulement spécieuse mais intel­lectuellement peu justifiable ? Ou bien le problème juif se pose à Milan avec une acuité qui n’est pas seulement idéologique mais menace le leadership catholique, ce qui n’était pas le cas, ou bien l’évêque de Milan se fait le champion d’une victoire totale du christianisme sur ses différents adversaires (païens, Juifs, héré­tiques), une victoire qu’il pouvait considérer comme la condition néces­saire d’une consolidation de l’unité politique de l’Empire, ce qu’illustre le choix de lettres qu’on lit, dans un ordre concerté, au sein du livre 10 de son épistolaire 35. Ambroise a pu se considérer auprès des empereurs chrétiens comme leur ministre des affaires ecclésias­tiques, un rôle que confirme a contrario la décision que prend Théodose, au lendemain de la crise de Callinicon, de l’écarter, pour un temps de dis­g râce, des délibérations du consistoire. Ce que l’évêque de Milan défend à ce titre, c’est l’honneur de Dieu, quand il exprime le souci qu’aucun sacrilège ne soit commis ni par l’empereur ni par lui-même : « Je suis tourmenté de soucis presque continuels, écrit-il au début de sa lettre, mais je n’ai jamais été bouleversé comme aujourd’hui : je vois en effet qu’il me faut veiller à ce qu’on ne m’impute rien qui me mette en danger de commettre un sacrilège 36 », dans la droite ligne de la conduite qu’il avait déjà suivie, quelques années plus tôt, lors de l’affaire de l’autel de la Vic­toire. « Favoriser le judaïsme, qui méconnaît le Christ, est aussi grave à ses yeux, aussi sacrilège que d’accorder des subsides aux prêtres païens 37 », d’où le terme très incenderent ipsi sacratarum basilicarum culmina (apparemment au temps de Julien, d’après ce qui suit). 33. Voir Code théodosien XVI, 8, 9, 13. 34. De ce double courant de pensée qui converge dans l’idéal moral d’Ambroise, le De officiis, qui christianise les vertus cardinales de la philosophie antique, témoigne le plus clairement. 35.  Voir G. Nauroy, « Qui a organisé le Livre X de la Correspondance d’Ambroise de Milan », dans Revue des Études Tardo-antiques 4, p.  15‒30 (en ligne). 36.  Lettre  74 (40 M), 1, CSEL  82,  3, p.  54,  4‒7 : Exercitus semper iugibus fere curis sum, imperator beatissime, sed numquam tanto in aestu fui quanto nunc, cum uideo cauendum ne quid sit quod ascribatur mihi etiam de sacrilegii periculo. 37. F. H eim, La théologie de la victoire, de Constantin à Théodose, Paris, 1992, p. 144.

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connoté de praeua­ricator, « traître à Dieu et à sa foi », employé à propos du comte d’Orient chargé de mettre à exécution les ordres de Théodose, puis à propos de Julien, protecteur des païens et des Juifs et persécuteur des chrétiens 38 : « Tu donneras aux Juifs ce triomphe sur l’Église de Dieu, s’écrie-t-il indigné, ce trophée sur le peuple du Christ, cette joie à des perfides 39 ? » Ainsi le rhéteur excelle dans l’art d’inverser les rôles, de faire des persécuteurs les victimes  4 0. La volonté d’assurer la victoire totale du vrai Dieu prime sur toute autre considération, fût-elle morale, comme le souci d’une élémentaire équité et du respect de l’ordre public. L’Empire ne saurait rester neutre en matière religieuse, et Ambroise déplore que, loin de favoriser les fidèles du vrai Dieu, Théodose paraisse les frapper plus durement qu’il n’avait sévi contre leurs adversaires en d’autres circonstances sem­bla­ bles, quand des Juifs avaient incendié des basiliques chrétiennes sans qu’on leur inflige aucune sanction 41. S’étonnant de ce revirement, l’évêque ne se dit pas que la tolérance a des limites et que les troubles de l’ordre public, auxquels les affrontements religieux donnaient souvent lieu, avaient fini par exaspérer l’empereur, par lasser sa patience et l’avaient conduit, par les sanctions présentes, à donner un coup d’arrêt à des débordements trop fréquents. Il tente, au contraire, de persuader Théodose que cette mesure de rigueur risque de ternir l’image de prince pieux et clément qu’il s’est acquise 42 , car nous ne sommes plus, comme l’indique la lettre, sur le plan de la disciplinae ratio, c’est-à-dire d’une décision d’ordre public, mais sur celui de la causa religionis 43. De sorte que, quand l’évêque s’écrie : « Je déclare que c’est moi qui ai incendié la synago­gue  4 4 », il faut prendre l’expression au pied de la lettre : il incendie en effet une synagogue ou la Synagogue – avec une minuscule celle de Callini­con, mais surtout ce que désigne le mot écrit avec une majuscule –, chaque fois qu’il lutte contre ces ennemis de Dieu qui nient la divinité du Christ, chaque fois qu’il remplit ce qu’il croit être son devoir de « défenseur des droits de Dieu », investi auprès des empereurs d’un rôle de « chancelier ecclésiastique 45 » ou, plus 38.  Lettre  74 (40 M), 9, CSEL  82, 3, p. 60, 118 ; 21, p. 67, 235. 39.  Lettre  74 (40 M), 20, CSEL  82,  3, p.  66,  222‒224. 40.  Voir aussi Lettre  74 (40 M), 28, CSEL  82, 3, p. 71, 313, cité n. 31. 41.  Lettre  74 (40 M), 18, CSEL  82,  3, p.  65,  200‒202. 42.  Voir, en particulier, la fin de la lettre, Lettre  74, 30 et 32. 43.  Lettre  74 (40 M), 11, CSEL  82, 3, p. 61, 130 : Sed disciplinae te ratio, imperator, mouet. Quid igitur est amplius, disciplinae species an causa religionis ? 44.  Lettre  74, 8, CSEL  82,  3, p.  59,  103‒104 : Proclamo quod ego synagogam incenderim. 45.  Selon l’expression de H. von Campenhausen, Les Pères latins, éd. fr., Paris, 1967, p. 117, cité par F. H eim, La théologie de la victoire, op. cit., p. 143 et n. 44. Voir, par exemple, Lettre  74 (40 M), 3, CSEL  82, 3, p. 56, 36 : […] mandatis dei nostri oboedio.

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justement, de médiateur, interprète de Dieu auprès des empereurs et des empereurs auprès de Dieu. Mais le polémiste franchit une étape supplémentaire quand il prétend, dans un argument paradoxal, que c’est le Dieu des Juifs lui-même et ses prophètes qui ont con­damné la Synagogue. C’est au milieu de la lettre qu’on trouve cette attaque frontale, quand le tricôlon accusateur, qui définit la synagogue comme « lieu d’infidélité, demeure d’impiété, ré­ceptacle de folie  4 6 », est justifié par la parole de Jr 7,  14‒17 : première occurrence dans cette lettre d’un témoignage scripturaire, qui permet de passer de l’édifice brûlé à Callinicon à la Synagogue, symbole du peuple juif rejeté par Dieu (« Je vous rejetterai loin de ma face », selon Jr 14, 15) ; c’est donc le Dieu des Juifs qui, comme l’annonçait le prophète, a armé le bras des incendiaires, c’est le Dieu des Juifs qui a voulu la destruction de la « mai­son sur laquelle son nom avait été proclamé » (Jr 7, 10 ; 11 ; 14). On notera la pertinence factuelle du recours à cette péricope biblique, où sont asso­ciées deux notions qui concernent l’actualité : d’une part la décision prise par Dieu lui-même de détruire la maison qui lui était consacrée pour punir un peuple infidèle, et de l’autre l’inter­diction faite d’intercéder en faveur de ce peuple (« Et toi, n’inter­cède pas en faveur de ce peuple », Jr 7, 16) 47, et à plus forte raison de préten­dre le venger comme l’empereur voulait le faire. L’idéal de tolérance religieuse, de liberté de croyance et de culte, qu’incarne un Pline le Jeune dans sa Lettre sur les chrétiens 48, s’est estompé au profit d’une autre notion, plus efficace et qui l’emportera : dans un Empire devenu chrétien après des siècles d’« errance » païenne, les ennemis de Dieu, Juifs mais aussi hérétiques ou païens, sont, de ce fait, également les ennemis de l’Empire, à combattre au même titre que les Barbares qui en menacent l’intégrité territoriale. Dieu protège l’Empire, mais à la condition expresse que l’empereur chrétien ne mette pas en péril la vraie foi pour dé­fendre la cause de Juifs abandonnés par leur propre Dieu 49 : s’exprime ici l’ancienne idée romaine de pacte sacré, de lien direct conçu en terme d’échanges équilibrés entre Dieu et l’empereur, qui place la notion de fides avant celle de iustitia. On veillera à bien circonscrire les limites chez Ambroise de la polémique antijuive. Elle n’a rien de systématique chez ce pasteur qui n’a jamais écrit un traité Contra Iudaeos, et elle s’inscrit plus dans la perspective théo46.  Lettre  74, 14, CSEL  82, 3, p. 62, 160 : […] perfidiae locus, impietatis domus, amentiae receptaculum. 47.  Lettre  74, 14, CSEL  82, 3, p. 63, 166 : Et tu noli orare pro populo isto. 48.  Pline le Jeune , Lettre  X, 96. 49.  Lettre  74, 26, CSEL  82, 3, p. 70, 298 : Grave est fidem tuam pro Iudaeis periclitari.

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logique de l’histoire du salut, qui se confond avec le destin de l’Empire romain, qu’elle ne se fonde sur un antisémitisme ethnique, économique ou social, com­parable à celui d’époques plus récentes ; elle n’est, en somme, qu’un cas particulier de la lutte pour la droite doctrine me­née par l’évêque de Milan sur d’autres fronts. En effet, sans qu’il mésestime le statut historique privilégié des Juifs comme peuple de l’ancienne Loi, Ambroise considère hétérodoxie, paganisme et judaïsme comme trois formes d’un même adversaire à combattre 50. À la diffé­rence du pouvoir impérial, souvent soucieux de neutralité tolérante et de concorde religieuse pour cimenter la bigarrure des groupes eth­niques et religieux qui formaient la population de l’Empire, et qui répugnait par conséquent à s’engager dans des arbitrages, Ambroise veut réduire, dans le sens où l’on réduit une fracture, ce qu’on a appelé, pertinemment de ce point de vue, les « oppositions anticatholiques 51 » de son temps. Le pasteur milanais reprend, à l’occasion, les griefs traditionnels de la polémique antijuive des premiers siècles chrétiens, quand il dénonce l’insipientia et la perfidia des Juifs, leur tergiuersatio 52 , l’acharnement et la cruauté de leur haine envers Jésus, leur aveuglement, leur « exécrable iniquité 53 ». Mais sa pensée s’exprime peut-être le mieux dans un passage de son Commentaire sur l ’Évangile de Luc, où il reproche aux Juifs leur rôle dans la mort du Christ et constate que seuls dans tout l’univers ils sont restés insensibles au drame du Calvaire : « Ô cœurs des Juifs plus durs que les rochers ! Les pierres se fendent, mais leurs cœurs s’endurcissent. Le juge (Pilate) accuse, l’exécuteur (le centurion) croit, le traître (Judas) condamne son crime à la mort, les éléments se 50. Cette sorte d’hydre à trois têtes que combat Ambroise, un traité comme l’Apologia Dauid altera en manifeste l’unité avec une clarté toute pédagogique : Ambroise s’y adresse en effet successivement aux païens, aux juifs et aux hérétiques (mani­chéens, valentiniens, photiniens, sabelliens, ariens, précisant à propos de ces der­niers  : non multum a Iudaeis differunt ; voir, sur les Juifs, Apologia Dauid altera 2,  21‒25. Sur l’authenticité de ce texte, généralement admise (R.  H. Connolly, F. Claus, M. Roques, G. Visonà), voir les réserves de H. Savon, « Doit-on attribuer à saint Ambroise l’Apologia Dauid altera ? », dans Latomus 63  (2004), p.  930‒962. Sur l’unité du combat d’Ambroise contre Juifs et ariens, voir C. Pasini, Ambrogio di Milano. Azione e pensiero di un vescovo, Cinisello Balsamo, 1996, p. 147, n. 4. 51.  Voir L. Cracco Ruggini, « Ambrogio e le opposizioni anticattoliche fra il 383 e il 390 », dans Augustinianum 14  (1974), p.  409‒449. 52.  Lettre  68 (26 M), 2 : Id enim Iudaeorum commenta est tergiuersatio, ut si contra legem absolueretur, contra legem prolata domini Iesu sententia teneretur, si autem damnata esset ex lege, uacare Christi uideretur gratia  = « Tel est en effet le détour imaginé par les juifs, en sorte que si (la femme adultère) avait été absoute contre la Loi, la sentence prononcée par le Seigneur Jésus aurait été contraire à la Loi, mais si elle avait été condamnée selon la Loi, la grâce du Christ apparaîtrait absente. » 53.  In Luc. 10, 123, SC 52, p. 196.

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dérobent, la terre est ébranlée, les tombeaux s’ouvrent ; cependant la dureté des Juifs demeure immuable parmi les secousses de l’univers 54 . »

Cette solitude cosmique du peuple juif au moment de la mort du Christ n’entraîne pas une condamnation définitive. Il y a une perspective mystique qui corrige l’interprétation littérale ou historique. Car les Juifs à travers les rebonds de leur histoire ont été l’instrument du dessein de Dieu. Il convient donc de dépasser l’apparence des faits de l’histoire, seule la lecture « mystérique » montre le sens véritable des actions de l’Ancien Testament, c’est-à-dire la réalisation des oracles prophétiques, l’annonce du mystère de l’Église naissante, la transmission à la gentilité des promesses de l’Alliance et enfin le salut conjoint des deux peuples pécheurs, païen et juif, incarnés par les deux larrons, mais avec priorité au peuple qui représente le bon larron, plus spontanément enclin à croire 55. Aujourd’hui une telle exégèse heurte notre sensibilité et nos valeurs ; nous avons appris le respect de l’autre dans sa différence, après une longue histoire de pogroms et de persécutions, qui a fait du peuple juif un peuple martyr. L’attitude d’Ambroise à l’égard du judaïsme est condamnée par l’idée moderne et laïque de la coexistence de cultes également légitimes, et, s’agissant de la filiation entre Juifs et chrétiens, sa lecture typologique de l’Ancien Testament s’expose au grief de captation d’héritage. Mais Ambroise était inscrit dans un temps de l’histoire où la vérité de la « droite doctrine » devait être défendue bec et ongles au nom de l’universalisme chrétien, de la catholicité. On peut lui reprocher son idéologie antijuive, mais c’est toujours sur le seul plan des idées, d’une conception évidemment contestable du rapport entre les deux Testaments, qu’il rompt des lances avec le judaïsme. On peut lui rendre cette justice qu’il n’a jamais songé à recourir contre les Juifs à aucune violence physique et que, quand il a entrepris de les combattre dans un épisode de l’actualité comme l’affaire de Callinicon, il l’a fait dans le respect des lois et de l’autorité impériale, même si ce fut en tentant, par une pression excessive, de contraindre l’empereur à agir dans le sens qu’il souhaitait. Bibliographie H.  von Campenhausen, Les Pères latins, Paris, 1967. A. Canellis (Ed.), La correspondance d’Ambroise de Milan, Saint-Étienne, 2012. P. Courcelle , Recherches sur les « Confessions » de saint Augustin, Paris, 1968.

54.  In Luc. 10, 128, SC 52, p. 199 (trad. G. Tissot). 55. Voir In Luc. 10, 123, SC 52.

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L. Cracco Ruggini, « Ambrogio e le opposizioni anticattoliche fra il 383 e il 390 », dans Augustinianum 14  (1974), p.  409‒449. M.  Cutino, « Strategie argomentative nell’omelia di Ambrogio di Milano sull’affare Callinico fra polemica antiguidaica e teologia politica », dans Auctores Nostri 14  (2014), p.  47‒67. F. H eim, La théologie de la victoire, de Constantin à Théodose, Paris, 1992. H.-I.  M arrou, Histoire de l ’éducation dans l ’Antiquité, Paris, 1960. G.  Nauroy, « Ambroise et la question juive à Milan à la fin du IVe siècle. Une nouvelle lecture de l’Epistula 74 (Maur. 40) à Théodose », dans J.-M. Poinsotte , Les chrétiens face à leurs adversaires dans l ’Occident latin au IVe siècle, Rouen, 2001, p.  37‒59, repris dans G.  Nauroy, Ambroise de Milan. Écriture et esthétique d’une exégèse pastorale. Quatorze études, Berne, 2003. G. Nauroy, « L’épître aux Romains dans le De Iacob et uita beata d’Ambroise de Milan : entre judaïsme hellénisé et néoplatonisme », dans A. NoblesseRocher – Chr. K rieger , « Justice et grâce » dans les commentaires sur l ’épître aux Romains, Strasbourg, 2008, p.  45‒74. G.  Nauroy, « Édition et organisation du recueil des lettres d’Ambroise de Milan : une architecture cachée ou altérée ? », dans A. Canellis (Ed.), La correspondance d’Ambroise de Milan, Saint-Étienne, 2012, p.  19‒61. G.  Nauroy, « Qui a organisé le Livre X de la Correspondance d’Ambroise de Milan », dans Revue des études tardo-antiques 4, Supplément 2 (2014), p.  15‒30 (en ligne). C.  Pasini, Ambrogio di Milano. Azione e pensiero di un vescovo, Cinisello Balsamo, 1996. H.  Savon, Saint Ambroise devant l ’exégèse de Philon le Juif, Paris, 1977. H.  Savon, « Doit-on attribuer à saint Ambroise l’Apologia Dauid altera ? », dans Latomus 63  (2004), p.  930‒962. G.  Visonà, Cronologia ambrosiana. Bibliografia ambrosiana, Milan-Rome, 2004.

L’USAGE DES ÉMOTIONS DANS LA POLÉMIQUE ANTI-JUIVE. L’EXEMPLE DES DISCOURS CONTRE LES JUIFS DE JEAN CHRYSOSTOME Pierluigi L anfranchi Université d ’Aix-Marseille, CNRS, TDMAM UMR 7297 Abstract

In this paper I explore the way John Chrysostom uses emotions in his antiJewish polemics. This approach allows us to grasp the mechanisms – rhetorical and psychological – which John exploits in order to convey his message. As all religious groups, Christian communities were also “emotional communities”, that is groups that share the same rules of emotional expression and attach (or do not attach) importance to the same feelings. By studying these sermons I try to answer the following questions : what kind of emotions did Chrysostom mobilize against the Jews ? What did he mean while speak­ ing of zēlos, orgē, thumos, misos ? How did Chrysostom’s public react to his discourses ? My hypothesis is that his sermons witness an emotional divide between John and his public, as well as a certain resistance by the audience to accept Chrysostom’s instructions. The emotional regime he wants his public to abide to, does not coincide with the emotions the public actually feels. In other words, the emotional community imagined by Chrysostom diverges from the emotional community he addresses. Résumé

Dans cette contribution j’explore la façon dont Jean Chrysostome utilise les émotions dans sa polémique anti-juive. Cette approche nous permet de saisir les mécanismes – rhétoriques et psychologiques – que Jean exploite pour véhiculer son message. De même que les autres groupes religieux, les communautés chrétiennes étaient aussi des « communautés émotionnelles », c’est-àdire des groupes qui partageaient les mêmes règles d’expression émotionnelle et donnaient (ou ne donnaient pas) de l’importance aux mêmes sentiments. En étudiant ces discours, j’essaie de répondre aux questions suivantes : quel type d’émotions Chrysostome mobilisait-il contre les Juifs ? Qu’entendait-il par zēlos, orgē, thumos, misos ? Comment son public réagissait-il à ses discours ? Mon hypothèse est que ces sermons témoignent d’un clivage émotionnel entre Jean et son auditoire ainsi qu’une certaine résistance de la part du public à accepter les injonctions de Chrysostome. Le régime émotionnel auquel il veut que son public adhère ne coïncide pas avec les émotions que le public ressent. En d’autres termes, la communauté émotionnelle imaginée par Chrysostome est différente de la communauté émotionnelle à laquelle il s’adresse. Judaïsme et Christianisme chez les Pères de l’Église, éd. par Marie-Anne Vannier (JAOC 8), Turnhout 2015, p. 237-252. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.110707 ©

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PIERLUIGI LANFR ANCHI

I. P ol é m iqu e

a n t i - j u i v e et h i s toi r e de s é mot ions

Dans l’introduction à son livre : Antioche païenne et chrétienne, André Jean Festugière écrit que les rapports, les influences et les conflits entre traditions païennes et christianisme dans la ville ancienne sont un passionnant problème « pour l’historien qui ne se borne pas aux faits, mais cherche à pénétrer les âmes derrière les faits 1 ». Je partage avec ce grand historien l’intérêt pour les hommes du passé et leur vie intérieure et je suis persuadé que les situations de conflit sont des moments privilégiés pour saisir les « âmes derrière les faits ». Mais dans le titre du livre de Festugière il y a un grand absent : Antioche n’était pas seulement une ville « païenne » et « chrétienne ». Elle était aussi – comme toutes les métropoles méditerranéennes pendant l’antiquité tardive – une ville juive. Les historiens des générations postérieures à celle de Festugière ont davantage insisté sur la complexité du paysage religieux des villes de l’Empire romain à cette époque, dans lequel le judaïsme occupait une place essentielle. Dans les cinquante dernières années, les relations entre chrétiens et Juifs pendant l’antiquité tardive ont été étudiées sous des angles différents et en mettant à chaque fois l’accent sur des dimensions et des aspects divers. On a analysé les questions théologiques ou exégétiques qui faisaient l’objet de débat entre les deux groupes religieux. On a également étudié comment dans le cadre de la polémique, les communautés chrétiennes et, dans une moindre mesure, le judaïsme rabbinique, ont élaboré leurs discours et forgé leurs identités. Les savants se sont intéressés aussi à la dimension sociale de l’interaction entre chrétiens et Juifs, en étudiant notamment les conséquences de la christianisation de l’Empire romain pour les communautés juives, pour leur statut juridique et leur rôle dans la vie civique. Ce dont je voudrais traiter ici concerne un autre aspect des relations entre chrétiens et Juifs, à savoir leur dimension émotionnelle. Plus précisément, je me propose d’étudier l’usage que les auteurs chrétiens ont fait des émotions dans leur polémique anti-juive. L’intérêt de cette approche, qui se situe dans la perspective de l’histoire culturelle, est de permettre de saisir les mécanismes profonds que les polémistes ont exploités pour véhiculer leur message et, peut-être, de considérer d’une façon différente le rapport entre les textes et leur contexte, entre leur dimension rhétorique et la réalité dans laquelle ces textes étaient lus et entendus. Il n’est pas nécessaire, je crois, de souligner l’importance des émotions non seulement dans l’expérience individuelle, mais aussi dans la vie collec-

1.  A. J. Festugière , Antioche païenne et chrétienne. Libanius, Chrysostome et les moins de Syrie, Paris, 1959, p. 9.

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tive des sociétés humaines de toute époque. Depuis les travaux de Johan Huizinga et de Norbert Elias, les historiens n’ignorent pas que les émotions jouent un rôle essentiel dans la construction, la définition et la cohésion des groupes, dans l’organisation de leurs pratiques et la dynamique de leurs relations internes et externes. Elles l’ont joué aussi dans la formation des groupes religieux se côtoyant dans les villes de l’Empire romain pendant les premiers siècles de notre ère. Les communautés chrétiennes qui se rassemblaient autour de leurs guides, participaient à la liturgie de l’Église, partageaient les mêmes Écritures sacrées et une même mémoire du passé, écoutaient les sermons, se reconnaissaient dans les mêmes symboles, faisaient l’aumône… ne formaient pas seulement des réseaux sociaux fondés sur des liens de solidarité et sur des marqueurs externes d’identité. Elles étaient aussi des « communautés émotionnelles », à savoir des groupes dans lesquels les individus adhèrent aux mêmes normes d’expression émotionnelle et accordent de l’importance (ou n’accordent pas d’importance) aux mêmes sentiments 2 . La question à laquelle je voudrais essayer de répondre est donc de savoir quelles émotions ont été mobilisées dans la polémique chrétienne contre les Juifs. L’historien peut-il vraiment « pénétrer les âmes » des hommes et des femmes du passé, pour reprendre l’expression de Festugière ? Certains psychologues sociaux et certains anthropologues sont sceptiques quant à la possibilité de savoir ce que nos contemporains ressentent réellement, l’expression gestuelle ou verbale de l’émotion n’étant pas l’émotion ellemême. L’historien et anthropologue William Reddy a proposé d’appeler « emotives » les affirmations émotionnelles dans lesquelles le référent d’une affirmation subit un changement en vertu de celle-ci. Il veut souligner par là le fait que les actions et les actes verbaux ne sont pas la simple description de l’émotion « intérieure » ni sa « performance ». Les « emotives » sont à la fois influencés par les émotions et capables de changer, construire, occulter, intensifier les émotions 3. L’historien, à la différence de l’anthropologue ou du psychologue, a affaire avec des « emotives », pour ainsi dire, de deuxième degré. Nous ne pouvons pas voir les visages des fidèles qui écoutaient un sermon contre les Juifs dans une église au IVe siècle, nous ne pouvons pas entendre leurs commentaires. Cela signifie que l’accès direct aux expressions émotionnelles du public auquel la polémique anti-juive était adressée, nous est malheureusement inaccessible. Ce dont nous disposons, c’est seulement l’écho textuel de l’expression émo-

2.  J’emprunte l’expression et la définition d’emotional communities à B. RosenEmotional Communities in the Early Middle Ages, Ithaca/New York-Londres, 2006. 3.  W. M. R eddy, « Against Constructionism : The Historical Ethnography of Emotions », dans Current Anthropology 38  (1997), p.  327‒351. wein,

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tionnelle. Ce langage des émotions imbriquées dans les textes demande à être décodé. Le genre littéraire qui se prête le mieux à l’analyse de l’usage des émotions est celui de l’homilétique. Les sermons, à la différence des traités et d’autres genres littéraires pratiqués par les auteurs chrétiens, ne s’adressaient pas seulement au public des lecteurs cultivés, des intellectuels, clercs ou laïques, intéressés aux problèmes religieux, mais à l’auditoire plus large des fidèles qui fréquentaient les églises, qui ne possédaient pas nécessairement une connaissance solide et profonde de la religion chrétienne 4 . Jean Chrysostome, par exemple, se plaint de l’ignorance des fidèles, qui achètent les livres seulement comme status symbol, mais ne les lisent pas et qui ignorent même combien il y a de livres dans la Bible (In Joannem 32, 3  = PG 59, 186, 40 – 188, 20) 5. Les arguments et les stratégies communicatives déployés dans une prédication sont nécessairement différents de ceux qu’un auteur emploie dans une lettre, un poème, un commentaire ou un traité conçus pour la lecture. Un autre avantage du genre homilétique c’est qu’il permet de voir, de moins en partie, comment l’auditoire réagissait au discours du prédicateur. Les sermons contiennent de nombreuses références de la part de l’auteur aux comportements du public à l’église, à ses réactions d’approbation ou de mécontentement à l’égard de ce qu’il vient d’entendre 6. On a pu affirmer que pendant le IVe siècle la prédication devint le mass medium par excellence qui contribua à former l’opinion publique 7. Il contribua certainement à former aussi les émotions collectives.

4.  Sur la composition sociale du public qui fréquentait les églises, cf. R. M acMullen, « The Preacher’s Audience (350‒400) », dans Journal of Theological Studies 40  (1989), p.  503‒511. 5. Dans ce passage Jean Chrysostome ne perd pas l’occasion de glisser une attaque anti-juive en disant que cette possession des livres est propre de l’ostentation juive ainsi que le fait de mettre seulement par écrit les commandements, tandis que la Loi a été d’abord gravée dans le cœur : Ὡς αὕτη γε ἡ κτῆσις Ἰουδαϊκῆς ἐστι φιλοτιμίας, τὸ ἐν τοῖς γράμμασι κατατίθεσθαι μόνον τὰς ἐντολάς· ἡμῖν δὲ οὐδὲ τὴν ἀρχὴν οὕτως ὁ νόμος ἐδόθη, ἀλλ’ ἐν πλαξὶ καρδίας σαρκίναις. 6.  Sur l’impact des sermons et les réactions des communautés qui les écoutaient, cf. W. K inzig, « The Greek Christian Writers », dans S. E. Porter (Ed.), Handbook of Classical Rhetoric in the Hellenistic Period 330 B.C.-A.D. 400, Leyde, 1997, p.  652‒655 ; M.  B. Cunningham – P. A llen, « Introduction », dans M. B. Cunningham – P. A llen (Ed.), Preacher and Audience : Studies in Early Christian and Byzantine Homiletics, Leyde, 1998, p.  18‒19. 7. W. K inzig, « The Greek Christian Writers », dans S. E. Porter (Ed.), Handbook of Classical Rhetoric in the Hellenistic Period 330 B.C.-A.D. 400, Leyde, 1997, p. 655.

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II. L’ usage

de s é mot ions da ns l e s se r mons a dv e r sus de

J e a n C h rysos tom e

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J u da eos

Je prendrai comme exemple les sermons bien connus contre les Juifs que Jean Chrysostome prononça à la fin de l’été de l’année 386 (Sermon 1), au mois de janvier (Sermon 3) et à la fin de l’été et au début de l’automne de l’année suivante (Sermons 2 et 4‒8) 8. Les huit discours ne sont présentés comme une série qu’à partir de l’édition de Montfaucon (1718‒1738) reprise par Migne 9. Dans les manuscrits seulement les Sermons 4 à 8 forment une série. Le troisième discours n’appartient pas à cet ensemble et n’a pas été prononcé à l’occasion des fêtes juives. L’homélie 2 présentait une lacune, qui a été comblée en 2001 par la découverte de la section perdue par l’équipe qui prépare l’édition de ces homélies pour les Sources chrétiennes 10. Lorsque Chrysostome prononce la première homélie contre les Juifs, il doit avoir entre 36 et 41 ans. Il vient d’être ordonné prêtre par l’évêque Flavien, mais il est déjà bien connu par la communauté chrétienne dominante à Antioche, à savoir la faction nicéenne de l’évêque Mélèce, dont il avait été lecteur et diacre. La bibliographie sur ces discours est très riche, mais à ma connaissance on n’a pas encore consacré une étude au langage émotionnel que Chrysostome utilise dans sa polémique anti-juive 11. En effet, ces huit sermons foisonnent en émotions. On peut distinguer entre les émotions que Chrysostome affirme éprouver lui-même, celles qu’il attribue aux Juifs, celles de son auditoire, celles de Dieu et finalement celles que selon l’auteur les chrétiens doivent éprouver à l’égard des Juifs. Il y a donc à la fois une 8. Sur la date des sermons contre les Juifs cf. W. P radels – R. Brändle – M.  H eimgartner , « The Sequence and Dating of John Chrysostom Eight Discourses Adversus Judaeos », dans Zeitschrift für Antikes Christentum 6 (2002), p.  90‒116. Depuis la monographie de R.  L. Wilken, John Chrysostom and the Jews : Rhetoric and Reality in the Late 4th Century, Berkeley/Californie, 1983, les études sur ces sermons se sont multipliées. Je renvoie à la bibliographie chrysostomienne du Centre for Early Christian Studies de Brisbane : http://www.cecs.acu.edu.au/ chrysostombibliography.html. 9. Sur le rapport entre l’édition de Montfaucon et la Patrologia graeca, cf. G. Bady, « L’editio parisina altera des œuvres de Jean Chrysostome et la Patrologie grecque de Migne », dans Eruditio Antiqua 4  (2012), p.  1‒17. 10. W. P radels – R. Brändle – M. H eimgartne , « Das bisher vermisste Textstück in Johannes Chrysostomus, Adversus Judaeos Oratio 2 », dans Zeitschrift für Antikes Christentum 5  (2001), p.  23‒49. 11.  Pour une étude sur la colère chez Chrysostome en relation avec l’affaire des statues, cf. S. Sitzler , « Angst and identity in Antioch following the riot of the statues », dans B. Sidwell – D. Dzino (Ed.), Studies in Emotions and Power in the Late Roman World : Papers in Honour of Ron Newbold, Piscataway/New Jersey, 2010, p.  111‒126.

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dimension descriptive et une dimension prescriptive dans la façon dont Chrysostome utilise le langage émotif. iii.

Ζ ῆ λος ,

ὀργ ή , θυ μός

Dans le premier discours, Chrysostome raconte un épisode dont il a été témoin et qui s’est passé trois jours auparavant. Jean voit un homme, qu’il qualifie d’impur et d’insensible (μιαροῦ καὶ ἀναισθήτου) 12 , obligeant une femme « digne et de condition libre, respectable et chrétienne » (εὐσχήμονα καὶ ἐλευθέραν, κοσμίαν καὶ πιστήν) à rentrer avec lui dans les συνέδρια 13 des Hébreux pour qu’elle y prête serment au sujet d’une affaire sur laquelle les deux ont un conflit. La femme se refuse en disant qu’étant baptisée, elle ne peut pas rentrer dans un tel lieu et appelle Jean au secours. « Enflammé donc par l’indignation – raconte Jean –, plein d’ardeur, me levant je ne permis pas que cette femme fut entraînée davantage dans cette injustice et je l’arrachai à cet enlèvement criminel 14 . » Face à ce qu’il considère un acte de prévarication, Jean est pris par le ζῆλος, qui est décrit en tant que passion qui l’embrase comme un feu, le fait lever et le pousse à l’action. Dans le grec post-classique, ζῆλος indique l’explosion d’une émotion violente 15. Plus spécifiquement, dans la Septante, ζῆλος est la juste indignation qu’on éprouve contre les pécheurs. Il suffit de penser à l’épisode de Phinées qui, plein de ζῆλος, se lève au milieu de l’assemblée (ἐξανέστη ἐκ μέσου τῆς συναγωγῆς) et tue Zimri et la femme madianite pour apaiser la colère de Dieu (Nb 25, 11‒13). Dans les sermons contre les Juifs, Jean cite à deux reprises cet épisode des Nombres : dans le quatrième discours, le geste de Phinées est cité pour montrer que même un meurtre peut être un acte conforme à la volonté de Dieu (PG 48, 874, 33) ; dans le sixième discours, Jean oppose le sort de Phinées – qui a mérité le sacerdoce pour avoir tué un homme qui avait violé la Loi – à celui des Juifs qui ont été punis pour avoir tué Jésus (PG 48,  907,  20‒42 ; cf.  aussi Expositiones in Psalmos 8, 3  = PG 55,  110,  28‒40). Il n’est pas exclu que 12.  Jean ne sait pas encore si ce personnage est un chrétien et le qualifie d’impur, comme souvent il le fait avec les Juifs. Les Juifs sont qualifiés de μιαροί en PG 48, 878, 45 ; 900, 55 ; 912, 36 ; 913, 24 ; 938, 10 ; 941, 14. 13.  συνέδρια peut se référer à la cours qui se réunissait dans la synagogue. Sur la synagogue comme lieu utilisé pour l’administration de la justice, cf. L. I. L evine , The Ancient Synagogue, Yale/Connecticut, 2000, p. 371, qui cite le témoignage d’Épiphane , Panarion 30, 11 et M Makkot 3, 12. 14.  PG 48,  847,  51‒54 : ἐμπρησθεὶς οὖν ὑπὸ ζήλου, καὶ πυρωθεὶς, καὶ διαναστὰς, ταύτην μὲν οὐκ εἴασα λοιπὸν ἐπὶ τὴν παρανομίαν ἑλκυσθῆναι ἐκείνην, ἐξήρπασα δὲ τῆς ἀδίκου ταύτης ἀπαγωγῆς. 15. J. Chadwick , Lexicographica Graeca. Contributions to the Lexicography of Ancient Greek, Oxford, 1996, p. 122.

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dans le premier discours, en évoquant son ζῆλος, Jean ait voulu implicitement établir un lien entre Phinées et lui-même, qui détourne la colère de Dieu de sa communauté en fustigeant la παρανομία des chrétiens judaïsants. Si, comme le suggère Charlotte Fonrobert 16, la façon dont Chrysostome décrit la scène laisse penser à une tentative de viol que Jean a heureusement empêchée, l’analogie avec Phinées serait encore plus probable. L’image du ζῆλος qui brûle comme un feu est également biblique 17. Sa nature ignée le rapproche de la colère, qui va exploser plus tard. En effet, dans la suite du récit, Jean est pris par une nouvelle série d’émotions. Lorsqu’il demande à l’homme pourquoi il a obligé la femme à rentrer dans le bâtiment des Juifs, celui-ci répond avoir entendu que les serments qu’on y prononce seraient plus redoutables. « À ces mots, poursuit Jean, je gémis, et je fus enflammé par la colère, ensuite je riais 18. » On assiste donc à une nouvelle explosion d’émotions fortes toujours caractérisées par la métaphore du feu. Jean explique ensuite la raison de sa réaction : « Car voyant la méchanceté du diable, je gémis sur toutes les erreurs dont il était capable de persuader les hommes, en réfléchissant à la passivité de ceux qui se trompent, j’étais enflammé de colère ; mais en considérant combien était extraordinairement grande la folie de ceux qui ont été trompés, je riais 19. » La première réaction, la plus immédiate, suscitée par la vue (ὁρῶν) de la méchanceté du diable est de souffrance, qui s’exprime par un gémissement. Pour Bauer στενάζω signifie : « seufzen, stöhnen über einen unerwünschten Zustand 20 ». La colère survient après un raisonnement (λογιζόμενος) autour de la passivité de ceux que le diable trompe de même que le rire est le résultat de l’examen (σκοπῶν) de leur folie. L’épisode raconté par Chrysostome au début de son premier sermon est important non seulement parce qu’il donne un exemple concret de ce qui signifie judaïser, mais également parce qu’il propose au public une réaction 16. C.  E. Fonrobert, «  Jewish Christians, Judaizers, and Christian antiJudaism », dans V. Burrus (Ed.), A  People’s History of Christianity. Vol. 2 : Late Ancient Christianity, Minneapolis/Minnesota, 2005, p. 238. 17.  Cf. Ps 78, 5 : ἕως πότε, κύριε, ὀργισθήσῃ εἰς τέλος, ἐκκαυθήσεται ὡς πῦρ ὁ ζῆλός σου ; Sophonie 1, 18 : καὶ ἐν πυρὶ ζήλους αὐτοῦ καταναλωθήσεται πᾶσα ἡ γῆ. Cf.  aussi Phil. Spec. Leg. 3,  126 : ζήλῳ πυρωθεῖσα. 18.  PG 48,  848,  8‒9 : Ἐπὶ τούτοις ἐστέναξα, καὶ ἐνεπρήσθην ὑπὸ θυμοῦ, καὶ μετὰ ταῦτα ἐγέλων πάλιν. 19.  PG 48,  848,  9‒14 : Τὴν μὲν γὰρ τοῦ διαβόλου κακουργίαν, ἐστέναζον, οἷα τοὺς ἀνθρώπους ἀναπείθειν ἴσχυσε· τὴν δὲ ῥᾳθυμίαν τῶν ἀπατωμένων λογιζόμενος, ἐνεπιμπράμην ὑπὸ τοῦ θυμοῦ· καὶ τὴν ἄνοιαν πάλιν τῶν ἀπατηθέντων ὅση καὶ ἡλίκη τις ἦν σκοπῶν, ἐγέλων. 20. W. Bauer , Wörterbuch zum Neuen Testament, Berlin, 19715, s.v. στενάζω. Il y a d’autres situations qui ont provoqué les gémissements de souffrance de Jean. Par exemple dans un sermon contre les Anoméens, Jean dit avoir gémi en voyant que les fidèles avaient quitté l’église après le sermon et n’avaient pas assisté à l’eucha­ristie (Contra Anomoeos 3, 362).

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exemplaire à ce type de pratiques. Le ζῆλος est une émotion qui suscite l’imitation des autres, pouvant aussi signifier « émulation ». Dans le premier discours, Jean affirme : « Celui qui tombe non seulement est puni pour sa propre chute, mais il est châtié aussi parce qu’il fait tomber les autres. De même, celui qui reste debout non seulement est couronné pour sa propre vertu, mais il suscite l’admiration parce qu’il mène les autres à cette même indignation 21. » Cette idée revient dans le huitième sermon, lorsque Jean fait l’éloge de ceux qui préfèrent mourir plutôt qu’être soignés par un médecin juif, en les considérant comme des martyrs. « Tous feront ton éloge et te féliciteront et te couronneront, et seront eux-mêmes meilleurs, et t’exhorteront à leur tour et imiteront ton courage, et si quelqu’un fera la même chose, tu en auras une récompense, toi qui est à l’origine de son indignation 22 . » Jean présente donc sa propre réaction émotionnelle en tant que paradigme pour son public. Ainsi στενάζω est utilisé par Chrysostome lorsqu’il décrit la réaction que les chrétiens devraient avoir à l’égard des Juifs. Dans la quatrième homélie, s’adressant à ceux qui fréquentent les synagogues Jean dit : « Qu’est-ce que tu cours voir dans la synagogue des Juifs qui luttent contre Dieu, dis-le moi. Des hommes qui jouent de la trompette ? Il faut que tu restes assis chez toi à gémir sur ceux-ci et à pleurer car ils luttent contre le commandement de Dieu, car ils ont le diable qui danse avec eux 23. » Ce n’est pas tellement le sort des Juifs qui doit susciter les gémissements et les larmes des chrétiens, mais plutôt le fait qu’ils sont l’instrument de l’action du diable, de même que la méchanceté du diable se manifestait dans l’action de l’homme qui voulait faire prêter serment à la femme dans la synagogue. La diabolisation des Juifs est un trait typique de la polémique chrysostomienne. Les passages dans lesquels Jean qualifie les Juifs de serviteurs des démons et la synagogue comme demeure des démons sont nombreux (PG 48, 847, 24 ; 852, 1 et 16 ; 854, 25 ; 861, 9 ; 886, 60 ; 904, 25 ; 915, 12 ; passim). 21.  PG 48,  851,  34‒38 : Ὁ πίπτων οὐχὶ τοῦ ἰδίου πτώματος δίδωσι μόνον δίκην, ἀλλ’ ὅτι καὶ ἄλλους ὑποσκελίζει κολάζεται· ὥσπερ καὶ ὁ ἑστὼς οὐχ ὑπὲρ τῆς οἰκείας ἀρετῆς στεφανοῦται μόνον, ἀλλ’ ὅτι καὶ ἄλλους εἰς τὸν αὐτὸν ἄγει ζῆλον θαυμάζεται. 22.  PG, 48,  938,  45‒50 : Ἅπαντες ἐπαινέσονται καὶ μακαριοῦσι καὶ στεφανώσουσι, καὶ αὐτοὶ βελτίους ἔσονται, καὶ ζηλώσουσι πάλιν καὶ μιμήσονταί σου τὴν ἀνδρείαν, κἂν ἕτερος ἐργάσηταί τι τοιοῦτον, σὺ τὸν μισθὸν ἕξεις, ὁ τὴν ἀρχὴν παρασχὼν τῷ ζήλῳ. 23.  PG 48,  881,  36‒41 : Τί τρέχεις ἰδεῖν ἐν τῇ συναγωγῇ τῶν θεομάχων Ἰουδαίων, εἰπέ μοι, σαλπίζοντας ἀνθρώπους ; δέον σε οἴκοι καθήμενον στενάζειν ὑπὲρ ἐκείνων καὶ δακρύειν, ὅτι τῷ προστάγματι τοῦ Θεοῦ μάχονται, ὅτι τὸν διάβολον ἔχουσι μεθ’ ἑαυτῶν χορεύοντα ; cf.  861,  10. On trouve plusieurs références aux Juifs dansants pieds nus sur la place publique (PG 48, 846, 60 ; 849, 42) et à la présence des danseurs dans la synagogue (PG 48, 846, 66 ; 861, 2).

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Revenons aux sentiments de Jean dans l’épisode auquel il a assisté. Il dit avoir éprouvé du θυμός, de la colère. Le θυμός est une émotion ambivalente. En tant que vertu guerrière, il constitue un idéal masculin, mais il était perçu aussi comme une force socialement dangereuse, assimilable à l’ὀργή, qu’il faut limiter et contrôler 24 . Chrysostome est conscient de l’ambivalence du θυμός et de la difficulté de le concilier avec l’idéal chrétien de la ἐπιείκεια et de la πρᾳότης. Sa solution à ce problème, consiste à légitimer la colère lorsqu’elle est bien orientée. Un passage d’une homélie sur les Actes est emblématique à ce sujet ; Chrysostome y compare la colère au feu qu’on garde toujours allumé dans les maisons, en faisant attention qu’un incendie n’éclate pas : « Qu’elle (scil. l’étincelle de la colère) nous serve donc seulement à produire de la lumière. En effet, la colère produit de la lumière, quand celle-ci intervient à propos. Portons des torches allumées contre ceux qui cherchent à nuire aux autres, contre le diable. Que l’étincelle ne se trouve pas un peu partout, qu’elle ne soit pas jetée ; mais conservons-la sous la cendre ; faisons-la dormir dans d’humbles pensées. Nous n’en avons pas toujours besoin, mais seulement quand il nous faut vaincre quelque difficulté, aplanir quelque obstacle, quand il nous faut assouplir un endurcissement, ou accuser l’âme (de quelqu’un) 25. »

La colère est juste lorsqu’elle est dirigée contre les ennemis de Dieu. Et les Juifs rentrent sans doute pour lui dans ce cas de figure car Dieu lui-même est en colère contre eux (PG 48, 895, 7 ; 907, 27et 29 ; 908, 15 et 53 ; 909, 49 ; 937, 41). Cette colère juste, légitimée par la colère de Dieu à l’égard de ses ennemis, est très différente de la colère aveugle dont Chrysostome donne une description très vive dans le huitième discours : « Celui qui est possédé par la colère est à son tour ivre : ainsi son visage s’enfle, la voix devient âpre, les yeux sont injectés de sang, son intellect s’obscurcit, la raison sombre, la langue tremble, les yeux sont déformés, les oreilles entendent des choses pour des autres, la colère plus violente que 24.  Chrysostome mentionne le θυμός au début du sixième sermon, dans un passage dans lequel il se compare à un soldat (PG 48, 903, 58 et 904, 42). Sur l’ambivalence du θυμός dans la culture gréco-romaine, cf.  C.  A. Faraone , « Thumos as Masculine Ideal and Social Pathology in Ancient Greek Magical Spells », dans S.  Braund – G. W. Most (Ed.), Ancient Anger : Perspectives from Homer to Galen, Cambridge, 2003, p.  144‒162. 25.  Jean Chrysostome , In Acta apostolorum 50, 3 =  PG 60,  349, Ἔστω οὖν ἡμῖν ὥστε φῶς ἀνάπτειν μόνον· ἀνάπτει γὰρ φῶς ὁ θυμὸς, ὅταν προσηκόντως γένηται· καὶ λαμπάδας ἔχωμεν κατὰ τῶν ἀδικούντων ἑτέρους, κατὰ τοῦ διαβόλου. Μὴ πανταχοῦ κείσθω, μηδὲ ἐῤῥίφθω σπινθὴρ, ἀλλ’ ἐν τέφρᾳ φυλάττωμεν· ἐν τοῖς λογισμοῖς τοῖς ταπεινοῖς κοιμίζωμεν αὐτόν. Οὐ πάντοτε αὐτοῦ δεόμεθα, ἀλλ’ ὅταν κατεργάσασθαί τι δέῃ, καὶ ποιῆσαι ἁπαλόν· ὅταν πώρωσιν μαλάξαι δέῃ, ὅταν τῆς ψυχῆς καταγνῶναι.

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n’importe quel vin ayant rempli la membrane de ses oreilles, soulevé un orage et produit une tempête inexorable 26. »

Ce type de colère, dont les manifestations sont semblables à celle de l’ivresse et de la démence est, selon Chrysostome, la passion dont les Juifs font preuve lorsqu’ils observent le jeûne qui est contraire à la volonté de Dieu : « Si, quand tu frappais tes compagnons d’esclavage, ton jeûne était dégoûtant, maintenant que tu as assassiné ton Seigneur, ton jeûne est-il acceptable ? Et comment cela serait-il raisonnable ? Il faut que celui qui jeûne soit calme, affligé, humilié, il ne faut pas qu’il soit ivre de colère 27. » Dieu avait refusé le jeûne des Juifs avant la mort du Christ, à plus forte raison leur jeûne lui est insupportable maintenant qu’ils ont tué le fils de Dieu. Chrysostome martèle les oreilles de ses auditeurs sur ce point. Le jeûne des Juifs est dégoûtant, impur et démoniaque. J’ai déjà insisté sur la diabolisation des Juifs opérée par Jean. Dans la première homélie, il arrive à affirmer non seulement que la synagogue est la demeure des démons, mais aussi que le malin habite les âmes mêmes des Juifs 28. Au chœur des démons qui peuplent la synagogue, Jean oppose au début du premier discours le chœur des anges chantant la gloire de Dieu (PG 48,  843,  28‒29 : « je suis monté dans le ciel et je vous ai montré le chœur des anges », ἀνέβην εἰς τὸν οὐρανὸν, ἔδειξα ὑμῖν τὸν χορὸν τῶν ἀγγέλων) 29. Suivant la rhétorique de l’opposition et de la polarisation qui caractérise tous les discours contre les Juifs, Chrysostome fait de l’église un lieu presque céleste, où on peut voir les anges 30. Lorsqu’il décrit la réac26.  PG 48,  927,  47‒55 : Καὶ ὁ ὀργῇ κατεχόμενος μεθύει πάλιν· οὕτω γοῦν αὐτοῦ καὶ ἡ ὄψις οἰδεῖ, καὶ ἡ φωνὴ τραχύνεται, καὶ οἱ ὀφθαλμοὶ γίνονται ὕφαιμοι, καὶ ὁ νοῦς σκοτοῦται, καὶ ἡ διάνοια καταποντίζεται, καὶ ἡ γλῶσσα τρέμει, καὶ οἱ ὀφθαλμοὶ παραφέρονται, καὶ αἱ ἀκοαὶ ἕτερα ἀνθ’ ἑτέρων ἀκούουσιν, ἀκράτου παντὸς χαλεπώτερον τῆς ὀργῆςαὐτοῦ πληττούσης τὴν μήνιγγα, καὶ χειμῶνα ἐργαζομένης, καὶ ζάλην ποιούσης ἀπαραμύθητον. L’assimilation entre colère et ivresse ne doit pas nous étonner, si on pense que dans l’antiquité l’ivresse et la gourmandise étaient considérées comme des passions. « En effet il est possible d’être ivre de colère, de désir déplacé, d’avarice, d’orgueil, et d’autres innombrables passions », PG 48,  927,  24‒25 : Ἔστι γὰρ, ἔστι καὶ ὀργῇ μεθύειν, καὶ ἐπιθυμίᾳ ἀτόπῳ, καὶ φιλαργυρίᾳ, καὶ κενοδοξίᾳ, καὶ μυρίοις ἑτέροις πάθεσι. 27.  PG 48,  846,  58 : Εἰ δὲ, ὅτε τοὺς συνδούλους ἔτυπτες, βδελυκτή σου ἦν ἡ νηστεία, ὅτε τὸν Δεσπότην κατέσφαξας, τότε σου προσδεκτὴ ἡ νηστεία γίνεται ; Καὶ πῶς ἂν ἔχοι λόγον ; Τὸν νηστεύοντα κατεσταλμένον εἶναι χρὴ, συντετριμμένον, τεταπεινωμένον, οὐχὶ μεθύειν ὑπὸ τῆς ὀργῆς· 28.  PG 48,  852,  34‒36 : Ἀλλὰ γὰρ ὥρα λοιπὸν δεῖξαι, ὅτι καὶ δαίμονες ἐκεῖ κατοικοῦσιν, οὐχὶ ἐν αὐτῷ τῷ τόπῳ μόνον, ἀλλὰ καὶ ἐν αὐταῖς ταῖς ψυχαῖς τῶν Ἰουδαίων ; cf.  aussi 852,  47. 29.  Il s’agit d’une référence à ce qu’il avait dit dans l’Homélie contre les Anoméens 1, 302‒320. 30.  Dans la deuxième Homélie sur Matthieu, Chrysostome affirme que pendant l’eucharistie il y a une présence réelle du Christ avec les anges et les saints. L’église devient alors une véritable assemblée céleste (Homélie sur Matthieu 2, 1).

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tion émotive du public au prêche écouté la semaine précédente qui avait eu son acmé dans l’évocation du chœur des anges, Chrysostome utilise encore une fois la métaphore du feu : « Par conséquent la démonstration était irréfutable et il y a eu un grand applaudissement, et les spectateurs se réchauffaient et l’assemblée s’embrasait 31. Plus loin l’image du feu revient toujours pour caractériser les membres de la congrégation, qui sont comme des serviteurs affectueux (καθάπερ οἰκέται φιλόστοργοι) qui s’enflamment de passion (ἐκκαίονται τῷ πόθῳ) lorsqu’ils entendent louer leur maître. IV. Μ ι σ ε ῖ ν À l’amour qui règne dans l’église parmi les membres de la communauté des fidèles, Jean oppose la haine qu’il faut diriger à l’extérieur, à l’égard des Juifs, de leurs lieux de culte et de leurs pratiques religieuses. Le verbe μισεῖν figure vingt et une fois dans les discours contre les Juifs. À  trois reprises, Jean affirme haïr la synagogue et les Juifs 32 . Dans d’autres cas, Chrysostome dit qu’il ne hait pas les individus, car ils sont des créatures de Dieu, mais leur erreur. Ainsi il ne hait pas les hérétiques, mais l’hérésie (In sancto hieromartyre Phoca 2). La même idée se trouve aussi dans l’Homélie 33 sur la première épître aux Corinthiens, où Jean semble contredire ce qu’il a affirmé dans les discours Adversus Judaeos, lorqu’il dit qu’il ne faut pas haïr les hérétiques, les païens et les Juifs (PG 61,  282,  4‒15). Mais sur la question de la haine, Jean n’est pas toujours conséquent. Dans l’interprétation du Psaume 139  (138), 21‒22 (« Seigneur, comment ne pas haïr ceux qui te haïssent, ne pas être écœuré par ceux qui te combattent ? Je les hais d’une haine parfaite, ils sont devenus mes propres ennemis) qu’il donne dans les Expositiones in Psalmos, Jean justifie la haine à l’égard des ennemis de Dieu (PG 55, 418) 33 »). 31.  PG 48,  844,  8‒10 : Ἀναμφισβήτητος λοιπὸν ἡ ἀπόδειξις, καὶ πολὺς ὁ κρότος ἐγίνετο, καὶ διεθερμαίνετο τὸ θέατρον, καὶ ἐπυροῦτο ὁ σύλλογος. 32.  PG 48,  850,  36‒40 : Ἐγὼ δὲ διὰ τοῦτο μάλιστα μισῶ τὴν συναγωγὴν καὶ ἀποστρέφομαι, ὅτι τοὺς προφήτας ἔχοντες ἀπιστοῦσι τοῖς προφήταις, ὅτι ἀναγινώσκοντες τὰ γράμματα οὐ δέχονται τὰς μαρτυρίας, ὅπερ ὑβριζόντων ἐστὶ μειζόνως ; 913,  50‒53 : Διὰ τοῦτο μάλιστα μὲν μισῶ τὴν συναγωγὴν, ἐπειδὴ τὸν νόμον ἔχει καὶ τοὺς προφήτας, καὶ πλέον αὐτὴν μισῶ νῦν, ἢ εἰ μηδὲν εἶχε τούτων ; 914,  9‒11 : Διὰ τοῦτο κἀγὼ μισῶ Ἰουδαίους, ἐπειδὴ νόμον ἔχουσι, νόμον ὑβρίζοντες, καὶ ταύτῃ τοὺς ἀφελεστέρους δελεάζειν ἐπιχειροῦντες. 33. Pour les interprétations patristiques de ces versets du Psaume 139 (138), cf. F. Bouet, « Inquiry into the Patristic Interpretation and usages of Psaume 139  (138) : 21‒22 », dans K.  Berthelot – M. Morgenstein (Ed.), In Quest of a Common Humanity : Human Dignity and Otherness in the Religious Tradition of the Monotheisms, Leyde, 2011, p.  139‒157.

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Dans les discours anti-juifs, Jean manifeste de la haine contre les Juifs en tant qu’ennemis de Dieu (PG 48, 935, 26). Il les hait car eux ils haïssent Dieu et son fils (PG, 48, 915, 37 ; 936, 59 ; 937, 3). Le modèle de cette haine juste et légitime est Dieu lui-même. En s’appuyant sur des passages prophétiques maintes fois exploités par la polémique anti-juive, Jean affirme que Dieu hait les Juifs et leurs pratiques  3 4 . À la différence des hérétiques, dont la maladie est soignable, l’erreur des Juifs ne peut pas être excusée. Dieu lui-même a jugé le peuple juif indigne de toute indulgence (PG 48,  937,  35‒41) 35. Si Dieu déteste les Juifs et leurs fêtes, comment peut-on, se demande Jean, s’associer à eux (PG 48,  853,  25 : Ὁ Θεὸς μισεῖ, καὶ σὺ κοινωνεῖς) ? Et inversement, si on aime le Christ comment peut-on avoir du respect pour ceux qui l’ont tué (PG 48, 854, 18) ? Pour Chrysostome il faut imiter l’exemple des martyrs qui haïssent les Juifs, car ils aiment celui que les Juifs ont crucifié 36. Comme les démons font l’objet de haine et de répulsion (PG 48, 913, 48), ainsi ces mêmes sentiments doivent caractériser l’attitude des fidèles à l’égard des Juifs. Jean ne se lasse pas de répéter qu’il faut haïr les Juifs 37. Donc, pour la haine, le schéma est le même qu’on à vu pour la colère et le zèle : Jean propose ses sentiments – qui sont légitimés par l’exemple de Dieu – comme un paradigme auquel son auditoire doit se conformer. On a souvent parlé, au sujet de la haine anti-juive des sermons de Chrysostome, 34.  PG 48, 909, 40‒41 : οὐκ εὔδηλον, ὅτι μισήσας ὑμᾶς καὶ ἀποστραφεὶς καθάπαξ ; PG, 48,  853 : Ἀλλ’ αἱ ἑορταὶ αὐτῶν σεμνὸν ἔχουσί τι καὶ μέγα ; Καὶ αὐτὰς μὲν οὖν ταύτας ἀκαθάρτους ἀπέδειξαν. Ἄκουσον γοῦν τῶν προφητῶν, μᾶλλον δὲ ἄκουσον τοῦ Θεοῦ, μεθ’ ὅσης αὐτὰς ἀποστρέφεται τῆς ὑπερβολῆς· Μεμίσηκα, ἀπῶσμαι τὰς ἑορτὰς ὑμῶν. Ὁ Θεὸς μισεῖ, καὶ σὺ κοινωνεῖς ; Καὶ οὐκ εἶπε, τήνδε ἢ τήνδε τὴν ἑορτὴν, ἀλλὰ πάσας ὁμοῦ. Βούλει ἰδεῖν, ὅτι καὶ τὴν διὰ τυμπάνων καὶ τῆς κιθάρας καὶ τῶν ψαλτηρίων καὶ τῶν ἄλλων ὀργάνων λατρείαν μισεῖ. 35. Dans ses Expositiones in Psalmos 8, Chrysostome affirme que le judaïsme est une maladie et une blessure qui ne peut pas être soignée (PG 55,  109,  45 : ἀδιόρθωτα γὰρ ἐνόσουν ; 111,  19‒20 : ἐπειδὴ δὲ εἰς τὸν Δεσπότην τὰς χεῖρας ἐξετείνατε, ἀνίατον γέγονεν ὑμῖν τὸ ἕλκος λοιπόν). 36.  PG 48,  905,  14‒15 : Ἰουδαίους γὰρ μάλιστα μισοῦσιν οἱ μάρτυρες, ἐπειδὴ τὸν ὑπ’ ἐκείνων σταυρωθέντα σφόδρα ἐφίλησαν. 37.  PG 48,  850,  47 : Οὐκ ἔγωγε οἶμαι, ἀλλὰ διὰ τοῦτο αὐτὸ μάλιστα ἂν ἐμίσησας καὶ ἀπεστράφης ; 850,  57 : Ὥστε διὰ τοῦτο μᾶλλον μισεῖν καὶ αὐτοὺς καὶ τὴν συναγωγὴν χρὴ, ὅτι ἐμπαροινοῦσιν εἰς τοὺς ἁγίους ἐκείνους ; 851,  41 : Φεύγετε τοίνυν καὶ τοὺς συλλόγους, καὶ τοὺς τόπους αὐτῶν, καὶ μηδεὶς αἰδείσθω τὴν συναγωγὴν διὰ τὰ βιβλία, ἀλλὰ διὰ ταῦτα αὐτὴν μισείτω καὶ ἀποστρεφέσθω, ὅτι ἐφ’ ὕβρει κατέχουσι τοὺς ἁγίους, ὅτι ἀπιστοῦσι τοῖς ἐκείνων ῥήμασιν, ὅτι τὴν ἐσχάτην αὐτῶν κατηγοροῦσιν ἀσέβειαν ; 855,  9‒13 : εἴ τις βασιλείαν ἐπαγγέλλοιτο, ὥστε ἀποστῆναι ἀπὸ τοῦ μονογενοῦς Υἱοῦ τοῦ Θεοῦ, ἀποστράφηθι καὶ μίσησον, καὶ γενοῦ Παύλου μαθητὴς, καὶ ζήλωσον τὰς φωνὰς ἐκείνας, ἃς ἡ μακαρία καὶ γενναία ἀνεβόησε ψυχή ; 874,  61‒64 : ἂν δὲ ἴδῃς παρὰ γνώμην τοῦ Θεοῦ τοῦτο ποιοῦντας, τῶν μεθυόντων καὶ παραινούντων καὶ κωμαζόντων μᾶλλον ἀποστρέφου καὶ μίσει.

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de haine théologique, mais je ne vois pas très bien à quoi cette catégorie correspond. Pour caractériser la haine que Jean dit éprouver et qu’il propose comme modèle pour ses fidèles, il me semble qu’on peut très utilement rappeler la définition qu’Aristote donne de μισεῖν dans le livre 2 de la Rhétorique : « Pour la haine et son procès, il est évident qu’on en peut tirer la théorie des contraires de l’amitié. Les facteurs de la haine sont la colère, la vexation, la calomnie. Nous avons vu que la colère résulte d’offenses intéressant notre personne ; mais la haine peut être ressentie même sans aucune raison personnelle ; si nous supposons qu’une personne a tel ou tel caractère, c’est assez pour que nous la haïssons. De plus, la colère s’adresse toujours à un individu, par exemple Callias ou Socrate ; mais la haine peut être ressentie contre les classes ; car tout homme hait le voleur et le sycophante. Le temps peut guérir la colère ; la haine est incurable. La colère est un désir de faire de la peine ; la haine un désir de faire du mal ; celui qui est en colère veut être témoin de cette peine ; cela n’importe aucunement à la haine. Les choses qui font de la peine sont toutes perceptibles : l’injustice et la déraison ; car la présence du vice ne nous cause aucune peine. La colère s’accompagne de la peine ; la haine, point ; car celui qui est en colère ressent de la peine ; celui qui hait n’en ressent aucune. En maintes circonstances, l’homme en colère peut éprouver de la pitié ; l’autre jamais ; le premier souhaite que celui qui excite sa colère éprouve en retour de la peine ; l’autre qu’il cesse d’exister. » (Rhétorique 1382a, trad. M. Dufour)

C’est bien ça que Jean voudrait, que les Juifs cessent d’exister. Dans la première homélie, après avoir cité les passages d’Osée et de Jérémie dans lequel le peuple est comparé à une génisse frappée d’aiguillon et à un taureau indocile au joug, Jean ajoute : « De tels animaux, n’étant pas adaptés au travail, sont adaptés pour être égorgés. C’est ce qui leur (les Juifs) est arrivé, s’étant rendus eux-mêmes inutiles, ils sont devenus adaptés pour être égorgés. C’est pour cela que le Christ dit aussi : Mes ennemis, ceux qui n’ont pas voulu que je règne sur eux, conduisez-les ici et égorgez-les (Lc 19, 27) 38 ». Dans l’homélie sur le Psaume 8, dans laquelle il reprend de nombreux arguments développés dans les sermons Adversus Judaeos, Jean répète cette idée, notamment lorsqu’il mentionne les différentes façons de traduire le verset 3 : « À cause de tes ennemis pour détruire ennemi et vengeur (ἕνεκα τῶν ἐχθρῶν σου τοῦ καταλῦσαι ἐχθρὸν καὶ ἐκδικητήν) ». Jean écrit : « Un autre traduit : “de sorte que l’ennemi et celui qui se venge périssent” en entendant par là le peuple juif. En effet, ils persécutaient le 38.  PG 48,  846,  39‒45 : Τὰ δὲ τοιαῦτα ἄλογα, πρὸς ἐργασίαν οὐκ ὄντα ἐπιτήδεια, πρὸς σφαγὴν ἐπιτήδεια γίνεται. Ὅπερ οὖν καὶ οὗτοι πεπόνθασι, καὶ πρὸς ἐργασίαν ἀχρήστους ἑαυτοὺς καταστήσαντες, πρὸς σφαγὴν ἐπιτήδειοι γεγόνασι. Διὰ τοῦτο καὶ ὁ Χριστὸς ἔλεγεν· Τοὺς ἐχθρούς μου, τοὺς μὴ θελήσαντάς με βασιλεῦσαι ἐπ’ αὐτῶν, ἀγάγετε ὧδε, καὶ κατασφάξατε αὐτούς.

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Christ comme un ennemi et ils faisaient semblant de faire cela pour venger le Père. À cause de cela pour les priver de cette excuse, il disait : “celui qui me hait, hait aussi mon Père”. Et encore : “Celui qui croit en moi, croit en celui qui m’a envoyé”. En associant dans les cieux et sur terre son Père à l’honneur et à l’outrage à son égard. Remarque l’exactitude du prophète. Il ne dit pas pour les punir, mais “pour les détruire”, ce qu’un autre rend d’une façon plus claire en disant “pour les faire périr” c’est-à-dire pour détruire leur impudence, non pour les instruire, car ils sont irrémédiablement malades 39. » Nous avons vu que le verbe μισεῖν est très fréquemment associé au verbe ἀποστρέφεσθαι qui signifie « se détourner de ». Chrysostome essaye de détourner ses fidèles des Juifs et de leur pratique religieuse non seulement par des arguments théologiques et les témoignages des Écritures, mais en exploitant des émotions, notamment celle du dégoût. Il utilise le langage de l’impureté, de la maladie, de la débauche. Il insulte les Juifs en les qualifiant de pédés (μαλακοί). Il les traite de chiens et d’autres sortes d’animaux. Le but est de générer un sentiment de dégoût dans le public. Le terme βδέλυγμα, qui exprime en grec la notion de dégoût est utilisé 14 fois dans les discours anti-juifs, l’adjectif βδελυκτός 3 fois et le verbe βδελύττεσθαι 1 fois. V. R égi m e s

é mot ion n e l s et comm u nau t é s é mot ion n e l l e s

Comment le public de Chrysostome a-t-il réagit à ces mots ? Dans ses homélies, Jean reprend certaines réactions de ses auditeurs. Par exemple, il les invite à ne pas s’étonner s’il a appelés les Juifs des malheureux  4 0, s’il a qualifié leur jeûne d’impur 41, et s’il parle déjà du jeûne des Juifs lorsqu’il manque encore dix jours à Yom Kippour 42 . On doit supposer que Jean a vu des expressions d’étonnement sur les visages de ses auditeurs. Il ne faut pas oublier que dans les églises anciennes, de moins en Syrie, le prédica39.  PG 55,  109,  32‒45 : Ἄλλος· Ὥστε παῦσαι ἐχθρὸν, καὶ τιμωροῦντα ἑαυτῷ, τὸν λαὸν τὸν Ἰουδαϊκὸν ἐνταῦθα λέγων. Ἤλαυνον μὲν γὰρ ὡς ἐχθρὸν τὸν Χριστὸν, προσεποιοῦντο δὲ τὸν πατέρα ἐκδικοῦντες τοῦτο ποιεῖν. Διὰ τοῦτο ταύτης αὐτοὺς ἀποστερῶν τῆς ἀπολογίας, ἔλεγεν· Ὁ ἐμὲ μισῶν, καὶ τὸν Πατέρα μου μισεῖ· καὶ πάλιν· Ὁ πιστεύων εἰς ἐμὲ, πιστεύει εἰς τὸν πέμψαντά με· ἄνω καὶ κάτω συνάπτων τῇ πρὸς ἑαυτὸν τιμῇ καὶ ὕβρει τὸν Πατέρα. Καὶ ὅρα τὴν ἀκρίβειαν τοῦ Προφήτου. Οὐκ εἶπε, Τοῦ κολάσαι, ἀλλὰ, Τοῦ καταλῦσαι· ὅπερ ὁ ἕτερος σαφέστερον δηλοῖ, λέγων, Τοῦ παῦσαι, τουτέστι, τὴν ἀναισχυντίαν αὐτῶν ἀνελεῖν, οὐ τοῦ διδάξαι· ἀδιόρθωτα γὰρ ἐνόσουν. 40.  PG 48,  845,  23 : Μηδὲ θαυμάσητε, εἰ ἀθλίους ἐκάλεσα τοὺς Ἰουδαίους. 41.  PG 48, 857, 4‒5 : Μὴ θαυμάσητε δὲ εἰ ἀκάθαρτον αὐτὴν ἐκάλεσα νηστείαν. 42.  PG 48, 871, 50‒52 : Καὶ μὴ θαυμάσητε, εἰ μετὰ δέκα καὶ πλείους ἡμέρας, τῆς νηστείας ἐκείνης ἀπαντᾷν μελλούσης, ἡμεῖς ἐντεῦθεν ἤδη καθοπλιζόμεθα.

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teur prononce l’homélie au centre de l’église parmi les fidèles. Nous savons qu’à Constantinople, Chrysostome utilisait l’ambon pour mieux se faire entende par la foule, mais nous n’avons pas de témoignage pour sa période antiochienne. En tout cas, le prêtre pouvait percevoir très clairement les réactions émotives de son public. Dans d’autres passages, Jean se montre conscient du fait que ses propos très durs et violents contre les Juifs peuvent choquer. Dans le premier discours, il dit : « Je sais que certains accusent l’audace de mon discours, parce que j’ai dit que le théâtre et la synagogue ne diffèrent en rien 43 ». Il sait que les chrétiens d’Antioche ont du respect non seulement pour les synagogues, mais aussi pour les Juifs eux-mêmes et pour leur religion  4 4 . Ces passages témoignent d’une divergence émotionnelle entre Jean et son public et d’une certaine résistance, de la part de ce dernier, à accepter les injonctions de Chrysostome. Le régime émotionnel auquel il vaudrait que son public se conforme, ne coïncide pas avec les sentiments que le public effectivement éprouve. En d’autres termes, la communauté émotionnelle imaginée par Chrysostome diffère de la communauté émotionnelle à laquelle il s’adresse. Et lorsqu’il dit qu’il vaut mieux mourir que se faire soigner par un médecin juif, nous pouvons supposer que sur ce point il n’était pas suivi par tout le monde. Bibliographie G.  Bady, « L’editio parisina altera des œuvres de Jean Chrysostome et la Patrologie grecque de Migne », dans Eruditio Antiqua 4  (2012), p.  1‒17. W. Bauer , Wörterbuch zum Neuen Testament, Berlin, 19715. F.  Bouet, « Inquiry into the Patristic Interpretation and usages of Psaume 139  (138) : 21‒22 », dans K.  Berthelot – M. Morgenstein (Ed.), In Quest of a Common Humanity : Human Dignity and Otherness in the Religious Tradition of the Monotheisms, Leyde, 2011, p.  139‒157. J.  Chadwick, Lexicographica Graeca. Contributions to the Lexicography of Ancient Greek, Oxford, 1996. M. B. Cunningham – P. A llen, « Introduction », dans M. B. Cunningham – P. A llen (Ed.), Preacher and Audience : Studies in Early Christian and Byzantine Homiletics, Leyde, 1998, p.  18‒19. C. A. Faraone , « Thumos as Masculine Ideal and Social Pathology in Ancient Greek Magical Spells », dans S. Braund – G. W. Most (Ed.), Ancient Anger : Perspectives from Homer to Galen, Cambridge, 2003, p.  144‒162. 43.  PG 48,  847, : Καὶ οἶδα μὲν ὅτι τινὲς τόλμαν καταγινώσκουσι τοῦ λόγου, ὅτι εἶπον, Θεάτρου καὶ συναγωγῆς οὐδὲν τὸ μέσον· 44.  PG 48,  847,  9‒10 : Οἶδα ὅτι πολλοὶ αἰδοῦνται Ἰουδαίους, καὶ σεμνὴν νομίζουσιν εἶναι τὴν ἐκείνων πολιτείαν νῦν.

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JEAN CHRYSOSTOME, INTERPRÈTE DE ROMAINS 9-11. UN REGARD CHRÉTIEN SUR LES JUIFS ET LES GENTILS Gérard R émy Université de Lorraine

Abstract This commentary of Rm 9‒11 has three parts. At first, God’s choice is all the more mysterious as the withdrawal of the Promise’s children seems to be a challenge at God’s Word. But the true Israel is defined by its faith and faithfulness more than by its ethnic membership. Then the preacher shows that justice by faith, grace’s gift is superior to that of the Law. It is stressed by a reversal of place between the Jews who lost all in searching justice, whereas pagans found without search. Finally, what is the consequence of this reversal between Jews and pagans ? It implies an emulation aiming at their salvation, in so far as the one do not glorify of their faith and the others do not lose heart. Résumé Ce commentaire de Rm 9‒11 s’oriente dans trois directions. D’abord le choix divin se révèle d’autant plus mystérieux que le retrait des enfants de la Promesse semble faire échec à la Parole de Dieu. Mais l’Israël véritable se définit par sa foi et sa fidélité plutôt que par son appartenance ethnique. Le prédicateur accorde ensuite la supériorité à la justice par la foi, don de la grâce, sur celle de la Loi. Elle se concrétise par une inversion de rang entre les Juifs qui ont tout perdu en cherchant la justice, alors que les païens l’ont trouvée sans la chercher. Enfin, quel est l’effet de cette inversion entre Juifs et Gentils ? Elle suscite entre eux une émulation en vue de leur salut respectif, à condition que ceux-ci ne tirent pas orgueil de leur foi et que ceux-là ne perdent pas courage.

S’il est utile de motiver le choix de ce thème de genre tant homilétique qu’exégétique, la raison est à saisir dans un examen antérieur portant sur l’utilisation de l’argument prophétique par Jean Chrysostome à des fins polémiques contre le culte juif dont il ne supportait pas que certains chrétiens d’Antioche subissent l’attrait 1. À défaut d’une analyse comparée de 1.  Voir G. R émy « L’argument prophétique dans la polémique de Jean Chrysostome contre les juifs », dans M.-A. Vannier (Ed.), Judaïsme et christianisme dans les commentaires patristiques des prophètes, Connaissance des Pères de l’Église 133 Judaïsme et Christianisme chez les Pères de l’Église, éd. par Marie-Anne Vannier (JAOC 8), Turnhout 2015, p. 253-273. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.110708 ©

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GÉR ARD RÉMY

deux documents trop vastes et dissemblants par leur contenu et leur objectif, une confrontation globale se justifie néanmoins entre deux types de regard portés sur le destin du monde juif dans le cadre d’un genre homi­ létique diversifié. La liberté que s’octroyaient les discours contre les Juifs dans le recours aux oracles prophétiques cède ici la place à la docilité du commentateur envers sa source. Cette différence de traitement laisse présager un adoucissement sinon une élimination d’une passion combattive sous l’effet de la position certes critique de Paul mais fidèle à ses origines et solidaire de ses frères de race. Après le constat d’un usage immodéré des griefs disponibles dans la littérature prophétique contre le rituel des fêtes juives et inversement, non sans une note triomphaliste, en faveur de l’expansion universelle du christianisme, il semblait que pour porter une appréciation équilibrée de la position du prêtre d’Antioche, ces deux sources méritaient d’être comparées dans leur visée, précisément en raison de leur diversité encore à vérifier. La retraduction que donne le prédicateur des fameux chapitres 9‒11 de l’épître aux Romains sur le destin religieux d’Israël dilue la polémique dans l’économie du salut. Cette séquence laisse filtrer l’embarras de Paul, dont les racines religieuses, forgées par son éducation pharisienne, ont porté des fruits inattendus, mûris par son expérience soudaine du chemin de Damas, un embarras qui se résout dans un cri d’espérance et de confiance dans la miséricorde divine. Cette réorientation présente une double face : celle de sa conversion de la Loi à la foi qu’il persécutait et celle de ses missions en terre païenne. Il s’impose ainsi à Chrysostome comme le prototype d’une destinée singulière. Tels sont les présupposés de la réflexion synthétique, voire dialectique, que nous livre cette section de l’épître aux Romains, traitée en quatre homélies, 16 à 19, extraites d’un commentaire global qui en compte trente-deux 2 . Comment Chrysostome comprendra-t-il les perspectives que lui fait découvrir son maître ? À quelle lecture interprétative faut-il s’attendre ? Telles sont les questions centrales à se poser. Ces homélies sur l’épître aux Romains ont mérité à leur auteur la primeur parmi les commentaires patristiques. La valeur de leur interprétation aussi bien que leurs qualités formelles furent jadis soulignées par Isidore de Péluse, un moine égyptien du Ve siècle 3. Le type de moisson à en attendre sera nécessairement conditionné par le genre littéraire adopté, qui a fait (2014), p.  14‒26. C’est une revue, on n’indique donc pas le lieu d’édition. Même présentation que p. 311, n. 1. 2.  Si les Homélies contre les Juifs (MG 48, col.  843‒942) se prêtent à une datation précise, 386‒387, il n’en va pas de même avec les Homélies sur l ’épître aux Romains (MG 59, col.  13‒384) qu’il faut se contenter de situer durant la période antiochienne : 381‒398. Une comparaison entre ces deux documents devra donc s’abstenir de tout rapport chronologique. Cf. J. Quasten, Initiation aux Pères de l ’Église, t. III, Paris, 1962, p. 620 et 634. 3.  Voir J. Quasten, Initiation aux Pères de l ’Église, t. III, Paris, 1962, p. 619.

JEAN CHRYSOSTOME, INTERPRÈTE DE ROMAINS 9-11

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le prestige de notre prédicateur et qui couvre l’ensemble de ses commentaires de l’Écriture, mis à part la lettre aux Galates. Nous suivrons les trois étapes que Chrysostome dégage de la section retenue de la lettre aux Romains, susceptible de nous révéler un autre regard sur la réalité juive comprise à la lumière du dessein de Dieu, selon la foi de Paul. I. L e

m ys t è r e du choi x di v i n

Ce mystère se révèle assez déconcertant pour soulever un débat qui scande l’homélie 16 par une succession d’objections à réfuter ou de difficultés à résoudre. La première découle du drame intérieur qu’éprouve Paul face à la répugnance de ses frères de race à le suivre sur le chemin où il est résolument engagé. Quelle leçon son commentateur tirera-t-il de cette souffrance ? A. L’anathème : paravent de l’amour Soucieux d’innocenter Paul, rêvant d’être anathème, un phantasme dont le sens semblait controversé 4 , Chrysostome évalue cette outrance délirante à l’aune de l’intention qu’il estime sous-jacente. À cet effet, il n’hésite pas à s’engager dans une démonstration prolixe non seulement pour prévenir toute compréhension désobligeante envers Paul mais encore pour y lire une accentuation de son attachement au Christ. Romprait-il brutalement avec l’amour pour lui, dont il venait de protester dans l’homélie précédente 5 ? Quel est le sens d’un anathème ? Éclairé par son emploi en 1 Co 16, 22, il s’applique à un objet, à une réalité sacrée, dont on s’écarte par respect ou que l’on fuit par horreur. Rapporté à son intention ou à son motif, un vœu aussi paradoxal vise, en fait, la gloire du Christ, un surcroît d’amour pour lui mais que, par humilité, Paul voile derrière le paravent de « ses frères et congénères », un choix de titres affectueux, exclusif de tout sentiment d’hostilité 6. Son souci est la crédibilité du Dieu de la promesse qui risque de passer pour trompeuse. Le salut compromis de ses compatriotes engage la véracité de la Parole divine qu’il importe de sauvegarder. L’orateur se défend de l’arbitraire de sa lecture en la fondant sur les titres d’honneur propres aux Israélites qu’énumère Paul (Rm 9,  4‒5) et qui étaient destinés à leur salut mais dont ils ont été rejetés, dans leur ingratitude. En conclusion, Dieu voulait les sauver mais eux se sont dérobés. 4. Cf. Homélies sur l ’épître aux Romains 16, 3. 5.  Homélies sur l ’épître aux Romains 15, 5. 6.  Homélies sur l ’épître aux Romains 16, 3. Cette idée réapparaîtra, Chrysostome cherchant à purifier les sentiments de Paul aux yeux des Juifs.

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Cette lecture d’une hyperbole paulinienne portée par une rhétorique qu’analyse en détail celle de son commentateur sert d’ébauche à un développement commandé par la confrontation entre Juifs et Gentils, conviés à une émulation réciproque dans l’adhésion au salut qui leur est proposé. B. Un enchaînement de questions Malgré les faits qui pourraient démentir cette thèse, aux yeux de Paul, « la parole de Dieu n’a pas échoué ». Chrysostome doit se rallier à cette conviction, en dépit des apparences qui exciteraient de réels ou virtuels contradicteurs de Paul. En effet, comment expliquer l’inversion qui vaut aux Gentils, étrangers aux alliances 7, la priorité sur le peuple de la promesse au risque de mettre en cause sa fiabilité ? 1. Une question d’identification Ce désaveu apparent de l’engagement de Dieu est la difficulté originelle qui ouvre un débat à rebondissement, fait d’objections qui se provoquent et jalonnent le discours selon un rythme variable. La clarification de cet état déroutant requiert l’identification des bénéficiaires de la promesse. Selon l’Écriture, il s’agit de la race d’Abraham : « En ta race seront bénies toutes les nations » (Gn 12, 3). Mais quelle est cette race, si « tous ceux qui appartiennent à Abraham ne sont pas tous ses enfants » (Rm 9, 7). Fidèle à l’argumentation de Paul, Chrysostome trouve la réponse dans le premier Testament : « En Isaac sera sa postérité » (Gn 21, 12). Il relève un état de tension entre deux critères d’appartenance dont l’un s’imposera comme décisif : la race et la promesse. Selon sa méthode prudente, dans un climat de débat interreligieux, il s’en remet à l’autorité de ce Testament et plus précisément à la figure d’Isaac, par excellence enfant de la promesse. À ce titre, il bénéficie d’une double filiation mais où prédomine celle de la promesse qui fait de lui le prototype et le modèle de la postérité d’Abraham, composée d’enfants engendrés non plus selon « la loi de la nature… mais en vertu de la promesse 8 ». Cette prédominance se confirme avec ses deux jumeaux, dont le destin séparateur porte un coup fatal à une conception charnelle de la descendance 9. L’identification d’une telle postérité change donc radicalement de registre : l’appartenance physique s’efface derrière le critère de la promesse promue au rang de vraie matrice des enfants de Dieu. Que la promesse opère un tri dans une commune descendance est un fait dont les Juifs sont bien obligés de convenir, car les Iduméens et toute 7. Voir Homélies sur Éphésiens 5, 1. 8.  Homélies sur l ’épître aux Romains 16, 4. 9.  Homélies sur l ’épître aux Romains 16, 5.

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la postérité d’Ésaü ont suivi une voie différente de celle de Jacob. Cette scission qui est à la racine de celle entre Israël et les nations, est aussi à l’origine d’une donnée nouvelle, définissant un autre mode d’enfantement que Chrysostome, franchissant la balise de sa source paulinienne, conduira à son point de réalisation, jusqu’alors seulement préfiguré, à savoir le baptême, nouveau sein maternel, dont la fécondité contraste avec la stérilité de l’âge (chez Sara) et fait de nous les enfants d’Abraham et de Dieu. La clé pour résoudre l’énigme initiale est donc intérieure à l’Écriture et s’identifie à un principe de sélection d’une gratuité absolue. Le principe de la promesse étant posé, quel accueil ses destinataires allaient-ils lui réserver ? La question prend un caractère aigu si ces derniers se sont montrés indignes : pourquoi Dieu dans sa prescience les leur a-t-il faites ? Si la promesse est érigée en critère de discrimination, qui ranger sous l’appellation d’Israël ? Chrysostome s’en remet à la solution de Paul qui définit l’Israël véritable par sa fidélité aux promesses, de manière à harmoniser leur réalisation avec leurs bénéficiaires. Il en résulte une discrimination à l’intérieur d’Israël, selon Paul (Rm 9,  6‒7). Vérifié en cette nation, ce principe prend une valeur universelle. Se situant de plain pied avec ses interlocuteurs face à l’autorité des Écritures, Chrysostome en dégage la constante du libre choix divin qui remonte à l’élection d’Isaac 10, s’applique à celle de Jacob, se poursuit avec le Reste des sauvés et s’applique à la vocation des Gentils 11. En effet, si tous ont péché, tous sont appelés par Dieu, mais ne sont sauvés que ceux qui répondent à cet appel. L’exemplarité de ces cas leur confère une portée normative. Ils révèlent le principe de l’élection comme consubstantiel à la révélation scripturaire qu’aucune conscience croyante juive ou chrétienne ne saurait éluder en dépit de son caractère déroutant. Renchérissant encore sur ce principe, le prédicateur se donne du recul en remontant le cours de l’épître et surtout en ressaisissant l’histoire à partir de ses deux origines adamiques, selon Paul (Rm 5,  12‒21). Il se donne comme appui le rapport antinomique entre la singularité d’Adam pécheur contaminant l’universalité humaine et l’action du Nouvel Adam sur la totalité des justifiés. Contrairement à Augustin, l’auteur ne cache pas son trouble face au premier rapport en raison de l’inconvenance et de l’obscurité d’une sanction collective pour une faute individuelle, mais qui finalement a pour effet de donner plus de relief à la haute convenance d’une justification universelle « par les mérites d’un seul » aux yeux de Dieu 12 . 10.  Homélies sur l ’épître aux Romains 16, 5. 11.  Homélies sur l ’épître aux Romains 16, 6. 12.  Homélies sur l ’épître aux Romains 16, 5. L’Homélie 10 sur les deux Adam a déjà signalé, au moins sommairement, cette difficulté d’une punition pour la faute d’un autre. « En effet, que l’on soit puni pour un autre, cela ne semble pas juste ; mais que l’on soit sauvé par un autre, c’est bien plus convenable et bien plus raison-

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Sans céder aux réitérations de l’orateur, relevons que le thème de l’universalité est encore illustré par les adorateurs du veau d’or, nouveau motif d’une scission entre les bénéficiaires de la miséricorde divine et les laissés pour compte (Rm 9,  15  = Ex 33, 19). 2. Élection et prescience divine Quel est le but de ces longs préliminaires ? Ils servent à déblayer le terrain pour justifier la vocation des Gentils, qui paraît contestée par les partenaires juifs 13. Si le processus de l’élection trouve ici un nouveau champ d’application, il répond à des critères de discrimination précis et différenciés : la foi et les œuvres de la loi, matrices de deux catégories d’enfants. Ces critères, qui offrent une face humaine, demeurent cachés à l’ombre du jugement de Dieu qui « seul connaît ceux qui sont dignes 14 » et dont le verdict peut démentir celui, fragile, des hommes. L’esprit du polémiste reste en veilleuse, prétendant renvoyer ses interlocuteurs juifs à leurs questions embarrassantes, auxquelles il entend soustraire la vocation des Gentils, nés de la foi et non des œuvres de la Loi, en se soumettant à la justice de Dieu et non à la leur propre 15. Et l’orateur de s’adosser une fois encore au cas devenu classique des fils de Rebecca 16 mais en introduisant un élément théologique nouveau : la prescience divine. Cette idée directrice affranchit le choix divin de toute considération raciale, le cas exemplaire et normatif demeurant inlassablement celui des deux fils d’Isaac et de Rebecca, qui échappe à l’arbitraire, car il est dicté par anticipation sur leurs mérites futurs. À la suite de Paul, Chrysostome souligne, en effet, l’antériorité du choix divin à la naissance de ces jumeaux et donc son indépendance par rapport à quelque mérite non encore acquis. En effet, Dès le premier jour Dieu a su et déclaré que l’un serait bon et que l’autre ne le serait pas 17.

Le principe de la prescience n’est-il toutefois pas aussi risqué qu’éclairant, l’élection perdant sa totale gratuité dans la mesure où elle est conditionnée par des mérites dont Dieu eut de toute éternité, l’exacte prévinable. Or si l’un a eu lieu, à plus forte raison l’autre. » (10, 1) La solution réside dans la surpuissance de la grâce sur le péché. 13.  Homélies sur l ’épître aux Romains 16, 6. 14.  Homélies sur l ’épître aux Romains 16, 6. 15.  Homélies sur l ’épître aux Romains 16, 6. 16.  Mentionnons simplement un excursus que fait l’auteur dans le cas des martyrs évoqué en appoint, pour illustrer une possible inversion de condition, conformément à l’annonce de l’exaltation des humbles et de la déchéance de personnes illustres. Ce genre de surprise a ses secrets en Dieu qui juge les reins et les cœurs et discerne la qualité de nos intentions. 17.  Homélies sur l ’épître aux Romains 16, 6.

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sion 18 ? Dans un domaine aussi subtil et impénétrable, l’orateur n’useraitil pas d’une procédure marquée au coin de l’habileté et du compromis, quitte à se piéger lui-même en renvoyant finalement les préférences de Dieu aux mérites et démérites à venir mais déjà connus de lui, honorant ainsi le principe de juste rétribution, alors qu’Augustin se fera l’avocat de la prédestination ? Sur ce point l’écart ne risque-t-il pas de se creuser avec Paul qui ne manque pas de subordonner les mérites à la grâce au lieu d’en faire simplement l’objet de la prevision divine. Chrysostome a-t-il évité cette embûche ? C. L’inscrutable dessein de Dieu Le terrain qui attire le débat est tissé de plusieurs fils qu’il est d’autant plus difficile de démêler qu’ils s’exposent à l’incompatibilité au regard de la raison humaine. En cherchant à écarter l’arbitraire du choix divin au titre de la prescience, Chrysostome se ménage une autre pierre d’achoppement, celle de l’initiative de Dieu sur nos choix. Il tentera une correction ou un rééquilibrage en faisant référence à la grâce, à la généreuse volonté et à la sagesse infaillible de Dieu 19. S’il maintient dans son argumentation la notion de prescience, il se voit obligé de lui adjoindre le principe actif de la grâce qui féconde la contribution de l’homme par un panachage de citations pauliniennes qui font de Dieu la référence ultime (Rm 9, 23), de la grâce une nécessité (1 Co 15, 10), de l’indépendance de la miséricorde un préalable par rapport à celui qui veut ou qui court (Rm 9, 16) et aussi de la volonté humaine une indispensable condition (Rm 9, 16) 20. Le rôle primordial de Dieu et celui, second, de l’homme sont ainsi honorés 21. Cette précision étant posée, la question cruciale n’en est que plus aiguë : Dieu cèderait-il à l’injustice ? La difficulté se trouve accrue si l’hypothèse 18. Cette connaissance anticipative, propre à Dieu, est répétée  ! «  Dieu connaît » ; « n’attendant point le résultat des œuvres » no 6 ; « il agissait en toute justice… avant le résultat » no 7. 19.  Homélies sur l ’épître aux Romains 16, 6. 20.  Homélies sur l ’épître aux Romains 16, 9. Le recours à la notion de prescience trouve son appui chez Paul qui l’évoque à deux reprises au moyen du verbe « προέγνω » (8,  29 ; 11,  2), le première occurrence se précisant par le verbe « προωρισεν » : prédestiné. Le commentateur a senti le danger que la simple prescience faisait courir à la grâce en renvoyant à l’homme l’entière responsabilité de l’orientation de sa vie. L’écart est manifeste entre la recherche d’équilibre et d’harmonisation entre le rôle de l’homme et celui de Dieu chez Jean et la position ferme d’Augustin dénonçant la thèse d’une simple prescience, de saveur pélagienne, pour défendre celle de la prédestination des appelés pris dans une masse pécheresse. 21.  Cette dualité d’agents sera reprise dans l’Homélies sur l ’épître aux Romains 19, 1 sous la forme de la corrélation entre le pôle divin de la grâce et humain du zèle.

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de départ n’est plus une discrimination originelle comme celle des deux jumeaux mais une situation collectivement pécheresse réalisée avec les adorateurs du veau d’or. Pourquoi une sanction frapperait-elle les uns et épargnerait-elle les autres ? Dans sa réponse à Moïse : « Je ferai miséricorde à qui je veux faire miséricorde 22 », Dieu s’en réserve la décision, rendant vains la volonté et les efforts de l’homme pour en rendre compte. La métaphore paulinienne des vases réussirait-elle au plan de l’image une synthèse qui résiste à la raison ? L’orateur convient de l’ambiguïté des images toujours trompeuses par quelque côté. Si la confection des vases de colère et celle des vases de miséricorde est entre les mains du potier, le bien et le mal auraient-ils une même origine divine, innocentant la volonté de l’homme réduit au rôle d’exécutant ? Sa responsabilité lui est restituée dans l’usage qu’il en fait, imputable à sa volonté, ces deux actes de la confection et de l’usage se résorbant dans « l’incompréhensible sagesse » de Dieu 23. Cette métaphore réussit une synthèse des éléments à conjoindre, quand bien même leur point de jonction nous échapperait. La leçon qu’en tire l’orateur est de s’en remettre à la sagesse et à la volonté divines. L’attitude de Dieu envers les vases de colère, supportés avec patience, et les vases de miséricorde préparés pour sa gloire révèle une logique complexe que le prédicateur cherche à clarifier par des exemples simples. Le premier cas s’illustre par la figure de Pharaon, que Paul aurait préférée à une personnalité juive pour ménager ses compatriotes (Rm 9, 17) 24 , vouée à la destruction par sa faute et pourtant ménagée par la patience de Dieu et destinée à servir de signe avertisseur pour les autres, les repentis, préparés mais non infailliblement prédestinés pour sa gloire, quelle que soit leur origine. La preuve tirée de ces faits est confirmée par la déclaration des prophètes : Osée, Isaïe sur la vocation des Gentils à devenir peuple de Dieu, tandis qu’Isaïe limite le nombre des sauvés à un « reste » qui s’en est rendu digne en empruntant non la voie tortueuse des travaux et des fatigues, entendons la Loi, mais un raccourci : la foi. En conclusion, Chrysostome est l’héritier de la thèse ferme chez Paul de la justification et du salut par la foi ; Gentils et Juifs se différencient par un rapport inverse et paradoxal : Les Gentils ont embrassé la justice et ils l’ont embrassée sans l’avoir cherchée… en ce qui concerne les Juifs… Israël n’est point parvenu à la loi de justice… bien qu’il la cherchât 25. 22.  Homélies sur l ’épître aux Romains 16, 7. 23.  Homélies sur l ’épître aux Romains 16, 8. 24.  Homélies sur l ’épître aux Romains 16, 9. Ce ménagement envers le monde juif sera réitéré dans l’Homélies sur l ’épître aux Romains 16, 1 et par des paroles de consolation dans l’Homélies sur l ’épître aux Romains 19, 2. 25.  Homélies sur l ’épître aux Romains 16, 10.

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Le motif profond de cet échec, selon Paul, est la quête de la justice par les œuvres et non par la foi, une règle d’application universelle, qui que l’on soit. Emprunter un autre chemin reviendrait à se heurter à une pierre d’achoppement. Telle est la thèse ferme à laquelle Paul parvient, reconnaît Chrysostome, au terme d’un travail laborieux, censé non la rendre plus intelligible mais doctrinalement justifiée. II. L e

m ys t è r e de l a j us t ice et l’a n nonce de l a foi

Abordant Rm 10, l’homélie 17 est affrontée à la question de la justice par la foi qui n’est pas envisagée dans l’abstrait mais dans le contexte tendu de Paul face à ses compatriotes, dont il souhaite ardemment le salut, qu’il blâme mais avec précaution et sans hostilité. Cette bienveillance déteint sur son commentateur qui se laisse à son tour gagner par la pitié et l’indulgence 26. Ces sentiments sont liés à un enjeu doctrinal centré sur la justice, une notion équivoque. A. Qu’entendre par justice ? Cette notion est centrale dans un débat dont Chrysostome relève la sérénité chez Paul, réfractaire à tout sentiment d’aversion puisqu’il veut le salut de gens plus dignes d’excuses que de reproches en raison de leur zèle pour Dieu 27. C’est précisément ce zèle qui marque de son empreinte leur conception de la justice qui, pour les Juifs aussi bien que pour Paul, dépasse l’ordre notionnel pour prendre une valeur existentielle mais dont le sens et l’efficacité dépendent du principe qui lui assure sa qualification intrinsèque, de sorte qu’elle se trouve exposée à une estimation inversée. En employant la formule « cherchant à établir » leur justice, Paul use de mesure et de ménagement envers les Juifs mais n’en regrette pas moins qu’ils soient perdants en l’attendant de la Loi. À cette justice s’oppose celle qui s’origine dans la foi et dont la cause efficiente est la grâce de Dieu et non l’effort de l’homme, comme l’enseignait déjà l’homélie précédente. Faisant vraisemblablement allusion au courant judaïsant qu’il combat pour son cumul de ces deux justices sous le signe de la complémentarité de la circoncision et du baptême 28, le prédicateur s’en remet à la thèse de Paul qui ne reconnaît qu’une justice, car « celle de la foi accomplit aussi celle de la Loi 29 ». 26.  Homélies sur l ’épître aux Romains 17, 1. 27.  Homélies sur l ’épître aux Romains 17, 1. 28.  Cf. Ga 2 et Ac 15. 29.  Homélies sur l ’épître aux Romains 17, 1.

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Sans outrepasser la position paulinienne sur le fond, Chrysostome en systématise et en radicalise les conséquences quant à la forme. Si la justice par la foi et celle de la Loi entrent en conflit, l’issue est garantie dans le Christ qui est la fin (τἐλος) de la Loi.  Dès lors que ce sommet est atteint par la foi en lui, tout est acquis. Une comparaison aidant, l’essentiel n’est pas d’être médecin par profession mais de savoir rendre la santé. Ainsi la foi met en possession du but de la Loi, à savoir le Christ (Rm 10, 4) ; le défaut de foi prive même de la Loi, dont la foi ne fait pas de nous les transgresseurs, bien au contraire. En résumé, le but auquel tend la Loi, la foi l’atteint et le dépasse même dans ses exigences. Ainsi Chrysostome explicite avec maîtrise la pensée ferme de Paul. L’Apôtre aurait-il dressé deux thèses l’une contre l’autre ? Sa pensée, telle que la saisit Chrysostome, se veut plus fine pour se rendre plus persuasive. Ce dernier l’interpelle sur la justice qui vient de la grâce : « Quelle est-elle et en quoi consiste-t-elle ? » Il se montre sensible à l’origine des arguments que Paul emprunte au Dt 9, 4 et 30, 14, opposant un mouvement ascendant à un autre descendant, qui se résolvent dans l’intimité d’un cœur croyant, dont Abraham, espérant contre toute espérance, demeure le modèle. Ce recours à l’Ancien Testament chez Paul a pour but de prévenir tout soupçon d’innovation ou d’hostilité envers la Loi qu’il est inutile de rechercher en des espaces célestes ou infernaux inaccessibles, alors que sa présence nous est immédiate : « ton salut est dans ton esprit et sur ta langue » ; « le principe du salut est dans votre bouche et dans votre cœur 30 ». Finalement, la thèse de la souveraineté de la grâce sur la loi, dont elle s’assimile les effets, prive d’excuse une inversion de cette hiérarchie, car « Quiconque croit en lui ne sera pas confondu », selon Is 28, 16. Ce pronom indéfini lève toute frontière ethnique et élimine toute distinction entre Juifs et Grecs, qu’une même foi et une même invocation réunissent dans le partage de la même richesse que représente le salut, une richesse que n’épuise pas sa diffusion. Ici s’arrête, au verset 13, le commentaire. Chrysostome reprend sa liberté en retrouvant sa ferveur de moraliste dans un réquisitoire enflammé contre les esprits passionnés de vaine gloire humaine, de célébrité, d’ambition et de luxe, au mépris des pauvres, jusque dans leurs tombeaux « pour fournir après leur mort une curée abondante aux vers du sépulcre 31 ». B. L’annonce et l’accueil de la foi Poursuivant son commentaire à partir de Rm 10, 14 dans l’homélie 18, Chrysostome, controversiste, retrouve le terrain favori de l’argument pro30.  Homélies sur l ’épître aux Romains 17, 2. 31.  Homélies sur l ’épître aux Romains 17, 3.

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phétique que Paul lui ménage. Cédant à son penchant pour l’antithèse, Paul verse au crédit des Juifs leur zèle (Rm 10, 2) mais corrige ce compliment par le reproche d’une méconnaissance de la justice qui vient de Dieu, une ignorance qui mérite une sanction. Dans le retour des effets à leur cause qu’il effectue, porté par un élan rhétorique qui remonte de l’invocation du Seigneur à l’envoi en mission, sur la base d’opportunes références aux prophètes, Chrysostome trouve l’ébauche d’un débat fictif, fait d’une cascade d’objections et de solutions, avec son adversaire. L’avantage que lui réserve cette rhétorique paulinienne est de prendre appui sur des raisons insoupçonnables d’innovation mais cautionnées par leur origine prophétique, qu’il s’agisse de l’invocation du nom du Seigneur (Rm 10,  13  = Jl 3,  5 gr), de l’envoi des messagers (Rm 10,  15  = Es 52,  7) ou de l’obéissance à l’Évangile (Rm 10, 16 = Es 53, 1). L’action des apôtres se coule dans le modèle forgé par les prophètes qui ont fixé la source de la foi dans l’audition de la Parole de Dieu, désavouant le besoin de miracles 32 qui sont l’effet de cette Parole, créatrice de l’univers. L’accueil divers réservé à la foi est figuré par des citations empruntées par Paul au premier Testament, qui prédisent une inversion de dignité entre Israël et, selon une qualification assez dédaigneuse, « ce qui n’est pas une nation » (Dt 32, 21). L’orateur reprend à son compte ce centon de citations sur lesquels s’achève Rm 10 et qui ouvre le chapitre suivant, se contentant de les gloser, tout en soulignant avec force la promotion des nations qui ont adhéré à une sagesse sans y être nullement préparées, vu leur infériorité par rapport à la tradition religieuse juive rivale. L’avertissement de Moïse à Israël est confirmé par Isaïe dans une prédiction des plus claires, contrastant avec le langage réputé obscur des prophètes 33. Son objet est net : « Votre déchéance et l’initiation des Gentils ». La raison n’en est pas moins claire et se donne un accent de grave reproche : « (les Gentils) qui ne cherchent pas ont trouvé, tandis que (les Juifs) se sont perdus en cherchant  3 4 ». Quel était l’objet de cette recherche ? Il s’identifie au concept théologique essentiel de justice dans le langage paulinien mais qui ne manque pas de faire rebondir un débat à la mesure de l’accusation dont il est aussi porteur. Rejeter l’appel de Dieu est un motif grave de culpabilité. L’accueillir est un acte à deux faces, la grâce et le mérite, inséparables en dépit de leur apparente exclusion mutuelle. L’orateur bute une nouvelle fois sur cette difficulté, liée au concept de justice. Si la justice est l’effet de la grâce divine, les Gentils seront-ils dépouillés de mérites ? Ignorer le rôle de la grâce reviendrait à favoriser l’orgueil. Les prévenances divines ne font acception 32.  Cf. Mt 16, 4 ; 1 Co 1, 22. 33. On se réfèrera aux Homélies « sur l’obscurité des prophéties » ; MG 56, col.  163‒192. 34.  Homélies sur l ’épître aux Romains 18, 2.

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ni des Juifs ni des Gentils qui, les uns et les autres en ont été gratifiés. Mais ceux-ci ont su « reconnaître ce qui s’est montré » ; à ceux-là Dieu rétorque : « je me suis montré, j’ai attendu, les mains tendues… déployant la sollicitude d’un père aimant », allant jusqu’à éveiller une jalousie 35, efficace chez un enfant mais, en l’occurrence, neutralisée par une volonté obstinée, coupable d’une faute impardonnable 36. C. Le reste des sauvés En franchissant le seuil du chapitre 11 de la lettre aux Romains, Chrysostome rencontre une question radicale : Dieu aurai-t-il rejeté son peuple 37 ? Cette question engage, en effet, la crédibilité d’une promesse que l’exemplarité du petit nombre, le Reste, chez des prophètes, suffit à vérifier. En ayant l’audace de se poser personnellement en signe de la fidélité de Dieu, puisqu’il est son élu, lui un descendant d’Abraham (Rm 11, 1), Paul entend s’en porter garant, sinon, ajoute Chrysostome, Dieu aurait choisi ailleurs son messager. Cette preuve que l’orateur souligne est à lire dans la continuité de la pédagogie élective de Dieu, dont une marque, bien antérieure, retenue par Paul, remonte au prophète Élie signalant que sept mille hommes seulement n’ont pas fléchi le genou devant Baal (Rm 11, 4 = 1 R 19, 18). Cette référence sera mentionnée jusqu’à six fois 38. Une prise de distance s’impose donc avec la considération de l’origine ethnique au profit du critère de la dignité, figuré par ces sept mille, dans la droite ligne d’Is 10, 22 isolant le « reste » des sauvés, prélevé sur une quantité comparable au sable de la mer. Si tout le peuple est le destinataire de la promesse, le salut se limite à ceux qui en sont dignes. Cette sélection que Dieu connaissait dans sa « prescience » – un concept déjà rencontré – ne représente qu’un nombre négligeable prélevé, selon une image équivalente, dans une race appelée à rivaliser avec les astres du ciel 39. Comment tolérer une telle disproportion ? Provoquerait-elle une réaction d’orgueil ? Mais Élie se plaignait à Dieu : « Ils ont tué vos prophètes et démoli vos autels » (Rm 11,  3  = 1 R 19,  10. 14). Cette plainte est recueillie dans la bouche d’un homme admiré, le chef des prophètes, s’exposant au risque de représailles  4 0. Voilà une accusation accablante qui s’actualise dans la plainte de Paul en 1 Th 2,  14‒15. 35.  La référence à ce sentiment n’est pas fortuite, elle anticipe l’emprunt direct qu’en fera l’homélie 19 à Rm 11, 14. 36.  Homélies sur l ’épître aux Romains 18, 3. 37.  Homélies sur l ’épître aux Romains 18, 3. Cf. Hom sur Ep. 5 : (MG 62, 9‒176) « il y avait des Israélites en dehors de la société d’Israël. » 38.  Homélies sur l ’épître aux Romains 18,  4‒5. 39.  Homélies sur l ’épître aux Romains 18, 4. Cf. Ex 32, 13 ; Dt 28, 62. 40.  Homélies sur l ’épître aux Romains 18, 4. Cf. n. 19. C’est la crainte de représailles qui explique le langage brouillé des prophètes.

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Cette mosaïque de citations scripturaires que Paul incorpore à sa doctrine oblige Chrysostome à coordonner des éléments qui mettent la raison dans l’embarras. En effet, l’élection supposerait le mérite, au titre de la préscience, alors que la grâce est don de Dieu, indépendamment des œuvres. Le but de Paul est de dégager l’intention salvifique de Dieu à qui revient l’initiative du salut, qu’il souhaite ardemment, neutralisant toute objection en particulier celle de la pénibilité, puisque la grâce est offerte 41. Soulevant, une fois encore, la question : pourquoi ne sommes-nous pas tous sauvés 42 ?, la réponse est simple : « la grâce, toute grâce qu’elle est, sauve ceux qui veulent être sauvés, non… ceux qui la repoussent 43 ». Autrement dit, sans la grâce les œuvres demeurent stériles, mais la grâce ne contraint pas une liberté capable de refus. Être sauvé est une invitation à l’action de grâce. Ce commentaire de Paul se laisse finalement dominer par le genre homilétique à visée pastorale et à but parénétique. Après la louange de cet apôtre, « vase d’élection » (Ac 9, 15), le prédicateur se laisse gagner par l’un de ses thèmes favoris, centré sur la métaphore du testament. Qui devra figurer parmi nos héritiers ? Le Christ  4 4 . Ce légataire s’identifie à la lumière du jugement dernier en Mt 25,  31‒46. Ce développement qui sort de notre propos confirme l’idée que jamais Chrysostome ne disjoint la gratuité du salut de la part active que le chrétien doit y prendre et dont l’exigence peut se concentrer sur ces deux recommandations : « Travaillons avec ardeur à notre salut. » À cette fin, « affranchissez le Christ de la faim, du besoin, de la prison, de la nudité 45 ». III. J u i fs

et pa ï e ns

L’homélie 19 poursuit l’examen de Rm 11 et en aborde le développement sophistiqué sur l’émulation que l’objectif du salut est censé susciter entre Gentils et Juifs. A. La fidélité de Dieu envers son peuple Aux prises avec la dialectique paulinienne entre élus qui ont trouvé ce qu’ils cherchaient et les endurcis qui refusent ce qu’ils cherchent au point que leur intériorisation imaginaire dans une même personne juive, érigée en type, en ferait un être de contradiction, le commentateur peine, de sur41.  Homélies sur l ’épître aux Romains 18, 5. 42.  Homélies sur l ’épître aux Romains 18, 5. 43.  Homélies sur l ’épître aux Romains 18, 5 44.  Homélies sur l ’épître aux Romains 18, 6-7. 45.  Homélies sur l ’épître aux Romains 18, 7.

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croît, à concilier la fidélité de Dieu avec l’esprit de torpeur, c’est-à-dire de « disposition pour le mal » qu’il aurait infusé à son peuple (Rm 11,  8  = Dt 29, 3). L’absorption de la cause seconde dans la cause principale, selon l’usage courant du premier Testament, oblige à son rétablissement au moyen d’une retouche du verbe « donner » (ἐδωκεν) par celui de « permettre  4 6 », conciliable avec une « volonté incorrigible ». Cette ébauche plutôt hésitante engage le discours sur le terrain plus ferme de la réprobation du peuple juif par le premier Testament. Se couvrant de son autorité, Paul menace l’incrédulité « du dernier supplice 47 ». Mis sur la voie des malheurs d’Israël pour ses fautes et stimulé par l’image, empruntée par Paul au Ps 69, 24, de la courbature du dos, Chrysostome s’abandonne à son thème favori des captivités d’Israël depuis l’Égypte, Babylone, l’hellénisation sous Antiochus Épiphane, combattue par les Macchabées jusqu’à l’irrémissible sanction présente, thèse qui s’inscrit au centre du 5e discours contre les Juifs 48. Comment expliquer la sanction présente dont souffre désespérément le monde juif 49 pourtant affranchi de ses fautes de jadis, particulièrement de sa tentation idolâtrique ? Chrysostome la rattache à une mutation de son statut religieux, dû à la métamorphose de la figure en vérité, de la loi en grâce, c’est-à-dire à l’événement chrétien, entraînant une inversion de rang entre l’exaltation des Gentils devenus croyants et l’abaissement des Juifs, réfractaires à la foi chrétienne. Ce verdict serait-il impitoyable ? Le commentateur concède que Paul mêle quelque baume à sa sévérité. Ses propos oscillent entre la rigueur et son atténuation sous forme de consolation 50 qui atteindra son zénith avec la consommation des temps ouvrant le salut à tout Israël. L’intention reconnue de Paul est d’aboutir à la jonction entre Gentils et Juifs, déjà par mode de correction mutuelle d’un penchant qui les guette : l’orgueil pour les premiers et le désespoir pour les seconds, leur faute n’étant pas irréparable. B. Une inversion de priorité Au cœur du débat figure une question de priorité, qu’on peut qualifier de droit et de fait. En droit, les premiers appelés sont les Juifs, ainsi que 46.  Homélies sur l ’épître aux Romains 19, 1. 47.  Homélies sur l ’épître aux Romains 19, 1. 48. Voir G.  R émy, «  L’argument prophétique dans la polémique de Jean Chrysostome contre les juifs », dans M.-A. Vannier (Ed.), Judaïsme et christianisme dans les commentaires patristiques des prophètes, Connaissance des Pères de l’Église 133 (2014), p.  20‒22. 49.  La discrétion de cette homélie sur la nature de cette sanction se laisse aisément lever si l’on se rapporte aux homélies contre les Juifs qui visent la ruine irréparable du Temple avec ses conséquences pour le culte. 50.  Homélies sur l ’épître aux Romains 19, 2.

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le prouvent les limites territoriales que le Christ fixe à sa mission. Mais, dans les faits, cet ordre s’est inversé au profit des Gentils, dont le salut est subordonné à la foi, comme la perte des Juifs est consécutive à leur incrédulité. Cette divergence de destin ne concerne cependant qu’un moment d’une spirale qu’active leur influence réciproque, en vue de leur réunion dans une même communauté de sauvés. Une réciprocité diversifiée se dessine entre ces deux groupes : l’incrédulité des Juifs laissant place vacante aux Gentils, convertis à la foi, qui, par effet de retour, exerceront sur eux une influence exemplaire 51. Dans cette vision futuriste, n’est-ce pas finalement Paul qui se réconcilierait avec lui-même, Juif par ses origines et gentil par sa vocation apostolique ? Chrysostome a bien senti l’inconfort de Paul obligé d’étouffer toute enflure chez les Gentils en leur apprenant l’humilité, tandis qu’il ne blesse que « légèrement » les Juifs tout en cherchant à les consoler et à en sauver quelques uns (Rm 11, 14). En conclusion : « C’est par leur incrédulité que les Juifs procurent des avantages aux Gentils et c’est par leur foi que les Gentils deviennent utiles aux Juifs, d’où il ressort que la condition des Gentils est égale et même supérieure 52 . » Qu’on ne réduise surtout pas cette inversion à une sorte de chassé-croisé aléatoire. Elle est déterminée par la foi 53. Autrement dit, le rapport entre la défaillance des uns et l’élection des autres ne relève pas d’une causalité passive, d’un côté, et active, de l’autre, mais interne : une folie préjudiciable et la foi salvifique 54 . L’appartenance raciale ne préjuge nullement du salut ou de la perdition. La subtile dialectique de Paul n’a pas échappé à son commentateur qui en suit méticuleusement les fils qui s’entrelacent pour en dégager les principes de cohérence, au risque de couler sa pensée dans des méandres. Leur classification à partir de leur relevé dans l’homélie permettrait une clarification. Paul porte un double regard sur les réalités en cause. En tant que théologien de l’économie du salut, il discerne : une différence d’appartenance ethnique : Juifs et Gentils ; une différence de comportement religieux qui opère un partage propre à l’intérieur de ces deux groupes aboutissant au Reste des sauvés dans la descendance d’Abraham, sur lequel se greffent des branche de l’olivier sau51.  Il faudrait compléter ces considérations par la leçon de Homélies sur Éphésiens 5,  2‒3 évoquant la destruction du mur de la haine pour que Juifs et Gentils forment un seul corps non par intégration mais par dépassement de leur condition selon la belle métaphore des statues d’argent et de plomb de la fonte desquelles sortent deux statues d’or, « un nouveau métal miraculeux ». 52.  Homélies sur l ’épître aux Romains 19, 3. La foi est le critère décisif ; elle est cause de chute et de relèvement et non la chute des uns « fussent-ils tombés dix mille fois » cause du salut des autres ; ne confondons pas cause et occasion. 53.  Homélies sur l ’épître aux Romains 19, 4. 54.  Homélies sur l ’épître aux Romains 19, 4.

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vage pour ne faire plus qu’un dans une même foi. Ce n’est donc pas au péché d’Israël qu’il faut attribuer le salut des Gentils. Le second regard est celui du pasteur affectivement proche et responsable des deux groupes ethniques interpellés par la proposition du salut. En bon moraliste, Chrysostome sera sensible aux dispositions contrariées de Paul où se mêlent sévérité et réconfort envers ses compatriotes qu’il prend soin de se concilier ; il met les Gentils qui ont le bonheur de croire en garde contre l’orgueil qu’ils seraient tentés d’en tirer, un risque qui prend l’allure d’une obsession chez le commentateur. Fût-elle vulgaire, l’image de la carotte et du bâton illustre fort bien la tactique qu’il se plait à dégager du rapport complexe de Paul avec Juifs et Gentils, les renvoyant dos à dos : « Il épouvante les Gentils par l’exemple des Juifs, afin qu’ils ne se glorifient pas aux dépens de ceux-ci et il encourage les Juifs par l’exemple des faveurs faites aux Gentils 55. » Le retrait des Juifs n’est donc pas motif de désespoir, car le dernier mot n’est pas dit. Se modelant sur le mouvement alterné de Paul, le commentateur relève que, s’il gourmande les uns, il pique les autres et que, si l’éloge des Gentils appelle l’accusation des Juifs, il a pour contrepartie la répression de leur orgueil. Ainsi, alternativement, le balancier penche du côté de la mise en garde des Gentils mais s’élève en faveur des Juifs par des paroles d’encouragement ou bien il penche dans des propos accusateurs contre les Juifs et s’élève en éloges envers les Gentils. Chrysostome se complait dans cet exercice d’alternance et d’équilibrage entre éloge et réprimande, mise en garde et encouragement dont l’objectif attendu est la bonté et la grâce de Dieu assez fortes pour enter à nouveau sur l’olivier les branches qui s’en étaient détachées. C. Une miséricorde sans bornes Ce mouvement alterné de la pédagogie divine ne livre son sens qu’en dépassant l’appartenance ethnique, en elle-même indifférente à l’orientation religieuse, la foi étant d’un autre ordre. Cette différence rend possible leur disjonction aussi bien que leur jonction, ainsi que l’illustre l’allégorie paulinienne de l’olivier et de la greffe. Si des rameaux de l’olivier sauvage ont rejoint contre nature mais par grâce l’olivier franc, à plus forte raison, des branches qui s’étaient retranchées de lui seront-elles les bienvenues dans leur famille propre. En résumé : « Chez le Gentil le mal est naturel, car il est de sa nature, olivier sauvage ; le bien est contre nature, puisque c’est contre sa nature qu’il a été enté sur Abraham. Chez toi au contraire, le bien est naturel et, si tu veux revenir,

55.  Homélies sur l ’épître aux Romains 19, 5.

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tu ne seras pas, comme le Gentil, enté sur une racine étrangère mais sur ta racine propre 56. »

Chrysostome comprend le terme paulinien de « nature » (φύσις) (Rm 11, 24) dans le sens atténué de ce qui convient, tandis que le bien et le mal sont les produits de la liberté. Voilà pourquoi foi et incrédulité excèdent l’ordre de la race et sont source d’une différenciation intra-ethnique entre croyants et incrédules. L’élection demeure un acquis ferme ; elle est le sceau de l’amour de Dieu et la garantie de son appel irrévocable et qui – Chrysostome ne craint pas la redite – doit avoir valeur de consolation et d’attrait. Finalement, le destin des Juifs et des Gentils est perçu en interaction permanente, aiguisée par la jalousie : « Plus le gentil était méprisable, plus le Juif souffrait de le voir jouir de son bonheur et le gentil, à son tour est moins humilié de sa bassesse qu’honoré du changement qui s’est opéré en lui 57 ». Quelle sera l’interprétation de la conclusion de Paul, à savoir que Dieu « a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde » ? Juifs et Gentils se trouvent en quelque sorte rivaux face à une miséricorde qui les comble tour à tour à parité : « Voyez combien il accorde aux Gentils ! Autant qu’il accordait en premier lieu aux Juifs 58. » La substitution des uns aux autres dans l’adhésion de foi s’inscrit dans le cadre du temps mais pour trouver sa vraie signification dans l’émulation des uns pour les autres, devenant ainsi réciproquement les agents de leur salut respectif. Chrysostome se projette, à la suite de Paul, dans la vision hardie de la réintégration d’Israël qui coïncidera avec la résurrection, laquelle en est pourtant aussi indépendante qu’Israël l’est de notre salut. Toute l’argumentation dégagée par son commentateur repose sur un jeu d’antithèses rivales : non seulement la primeur change de sujet, mais l’accusation se mue en paroles de consolation rendues indépassables par l’événement de la consommation 59. Si Chrysostome ne peut que souscrire à l’espérance de Paul : « Tout Israël sera sauvé » (Rm 11, 26) 60, quel sens reconnaît-il à cette déclaration ? Il la soumet à une réconciliation préalable dans le temps, illustrée par le retour des rameaux tombés à leur tronc originel. Cette métaphore de l’olivier retient longuement son attention, surtout celle du moraliste, renvoyant dos à dos Juifs et Gentils, appelés à s’éduquer mutuellement. Alors le commentateur peut partager l’étonnement de Paul dans sa doxologie : « O profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! » (Rm 11, 33). Cette profondeur s’identifie à celle des voies impé56.  Homélies sur l ’épître aux Romains 19, 6. 57.  Homélies sur l ’épître aux Romains 19, 4. 58.  Homélies sur l ’épître aux Romains 19, 7. 59.  Homélies sur l ’épître aux Romains 19, 2. 60.  Homélies sur l ’épître aux Romains 19, 2.

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nétrables de Dieu, dont le secret est, selon cette heureuse formule, de « tramer les contraires par les contraires 61 ». Comme Dieu, elle est certaine mais sa nature est insaisissable. Ses voies relèvent d’une sagesse qui lui est propre (Rm 11, 33 = Jb 41, 3) et d’une richesse, source de sa générosité, deux attributs respectivement appliqués aux deux ethnies qui forment comme les deux pôles d’une pensée tout à l’aise dans cette vision duelle et contrastée : « Il faut être bien riche pour procurer aux Gentils une telle abondance de biens et il faut être bien sage pour donner aux Juifs, comme maîtres, les Gentils qui leur sont si inférieurs 62 . » De l’argumentation de Paul, le prédicateur étoffe sa péroraison de quelques consignes pratiques à l’adresse de son auditoire. Notre destinée ne dépend pas des vertus de nos ancêtres, car un chrétien n’a d’autres liens de parenté que ceux de l’Esprit, capables d’affilier le scythe (Col 3, 11) à Abraham duquel peuvent, en revanche, s’aliéner ses propres fils. La parenté est en définitive affaire de choix spirituels. Par delà Abraham, nous descendons tous d’Adam, tandis que la terre est notre mère commune. C’est la bonté, la douceur, la générosité qui départagent les enfants de Dieu des étrangers. IV. B i l a n Les remarques finales que suggère cette analyse tenteront un bilan en deux étapes. La première portera sur les dispositions de Chrysostome envers le monde juif que lui inspire la lecture de Paul. La seconde tentera de signaler, à partir d’un jugement critique ciblé sur son exégèse, des perspectives susceptibles de faire débat. La conclusion de notre enquête sur l’utilisation de l’argument prophétique dans la polémique anti-juive de notre auteur laissait entrevoir une retenue dans son traitement de la vocation d’Israël selon la lettre aux Romains 63. Au terme de notre analyse cette perspective se trouve-t-elle confirmée ? La confrontation entre ces deux séries d’homélies, les unes polémiques et les autres exégétiques, révèlerait-elle une personnalité à double face ? Ce serait caricatural. Permettrait-elle de déceler une évolution chez Chrysostome, soit dans le sens de l’apaisement ou de l’excitation ? Le défaut de repère chronologique précis prive ce genre d’hypothèse d’une base indis61.  Homélies sur l ’épître aux Romains 19, 7. 62.  Homélies sur l ’épître aux Romains 19, 7. 63.  Cf. G. R émy « L’argument prophétique dans la polémique de Jean Chrysostome contre les juifs », dans M.-A. Vannier (Ed.), Judaïsme et christianisme dans les commentaires patristiques des prophètes, Connaissance des Pères de l’Église 133 (2014), p. 26.

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pensable. Il est plus réaliste de penser que sa réaction violente est tributaire de l’opportunité, en dehors de laquelle a librement joué l’influence sereine de Paul. L’urgence pastorale justifiait, dans l’esprit du prêtre d’Antioche, une outrance qui, en prenant le culte synagogal pour cible, voulait user d’un moyen tactique d’autant plus efficace que fort, afin d’en détourner certains chrétiens et de les retenir au bercail. Une fois libre de ce genre de préoccupation, il se comporte en didascale qui initie, en toute tranquillité, ses fidèles à la vision de Paul, dût-elle se montrer ardue. Ainsi Chrysostome se révèle comme un prédicateur au style variable, doué d’assez de souplesse pour tenir un langage contrasté. La différence de registre, propre à ces deux séries d’homélies, autoriserait-elle à déduire une sorte de moyenne, un équilibre entre la polémique et l’exégèse qui aurait pour vertu d’apaiser un élan passionnel s’alimentant à la table bouillante des prophètes, en lui substituant le menu austère d’une vision théologique de l’histoire, affrontée au paradoxe d’une réception du message inversant la priorité entre ses destinataires ? Le retrait du monde juif aurait pu réveiller la passion accusatrice de l’orateur. Or, il n’en est rien. On repère au plus l’une ou l’autre passerelle entre ces deux séries d’homélies. Ainsi le Discours 18 laisse resurgir sporadiquement une veine agressive envers les Juifs, cités devant le tribunal d’Élie pour motif de crimes envers les prophètes aussi bien qu’envers les autels, justifiant la réduction des sauvés à un Reste. De même, le thème complaisamment développé des captivités d’Israël émerge sommairement de l’homélie 19, 1. Cette vivacité occasionnelle se fond dans un langage que maîtrise et oriente le regard de Paul sur le mystère d’Israël, dont les profondeurs plongent dans la sagesse inscrutable de Dieu. Paul a tracé le chemin que suit son disciple commentant les leçons du maître. La dialectique paulinienne appelle une explicitation sereine, étrangère à l’urgence pastorale qui échauffait le prêtre d’Antioche. Alors que celui-ci brandissait l’accusation sans scrupule, il ne renonce pas ici au débat qu’il s’efforce d’argumenter avec des raisons théologiques en évitant la dérive polémique. Il a su se montrer sensible à un autre style, fait de ménagement envers un peuple que Paul, reconnaît-il, se gardait personnellement d’indisposer par ses griefs en s’abritant derrière l’autorité des prophètes, une méthode que lui-même pratique mais sur un autre ton. En définitive, ce n’est pas tant la tactique prêtée à Paul qu’il importe de relever que la sensibilité de son commentateur à une retenue intentionnelle chez lui. La méthode de Paul favorise un balancement entre les deux catégories récurrentes d’Israël et des Gentils qui, référés à l’événement du Christ, se situent historiquement dans un « avant » et un « après » mais spirituellement par l’option prise à son égard, celle du refus ou du ralliement. Ce choix n’est pas irrévocablement fixé dans le temps mais toujours révisable sous l’effet d’une émulation salutaire. Juifs et Gentils sont également coupables devant Dieu mais ressaisis dans un dessein de salut comme parties

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rivales, avec le risque d’orgueil pour les uns, de découragement pour les autres, mais avec l’espérance de les voir réunis, entés sur le même olivier, celui du peuple de la promesse ou rejoint ou trouvé. Cette note morale s’accorde avec le tempérament du prédicateur, hanté par la conduite de ses ouailles, qu’il ne cesse de stimuler. Fidèle disciple de Paul, Chrysostome a pris soin de situer le salut dans son ordre propre, indépendant des racines charnelles mais déterminé par les dispositions de l’esprit : il est spirituel dans sa nature, sa source divine : la grâce, et dans sa causalité humaine : la volonté libre. N’attendons pas de lui un essai de théologie de l’histoire, dont Paul aurait posé les jalons. Sa vision se veut plus pratique que spéculative. Enfin, dans quelle mesure le commentateur a-t-il réussi à rendre compte de la pensée de Paul sur le destin d’Israël ? Quelles insuffisances un regard critique est-il en état de relever dans la traduction qui en est fournie ? Chrysostome dut affronter un triptyque dont la difficulté d’interprétation est indéniable en raison du mouvement d’une pensée défiant le besoin d’équilibre et de cohérence nécessaire à une recherche d’intelligibilité mise ainsi à la peine. L’interprète a-t-il réussi à conjurer ce défi ? Risquons une première remarque, motivée par la nomenclature adoptée. Le lecteur observe, en effet, une inversion de la fréquence entre les titres d’Israël et de Juifs chez nos deux auteurs. Alors que Rm 9‒11 emploie une douzaine de fois le nom d’Israël et seulement deux fois celui de Juif, par opposition au Grec en 10, 12, on dénombre dans les quatre discours quelque vingt-deux occurrences d’Israël, plusieurs fois dans des citations, contre environ cent-dix du nom de Juif. Cette statistique n’aurait d’autre intérêt que formel, si ces deux titres, tout en se recouvrant, ne se différenciaient pas par leur valeur propre. Israël est un singulier collectif, qui se charge d’un sens messianique et eschatologique par la place qu’il occupe dans le dessein de Dieu ; c’est pourquoi il méritait la préférence de Paul. Le terme Juif, utilisable au singulier comme au pluriel, est chargé d’un sens ethnico-religieux, plus accordé à la responsabilité morale dans l’accueil ou le refus du salut ; l’alternance dans laquelle Chrysostome l’introduit avec son correspondant : les Gentils, s’exécute dans le déroulement du temps présent, engage la responsabilité de sujets personnels, s’ajuste à l’intention moralisatrice du prédicateur et demeure encore distant de son aboutissement eschatologique. L’emploi inévitable de ces catégories par Paul est l’une des causes de la complexité de sa dialectique dont Chrysostome est l’héritier, qu’il exploite à fond, tout en flairant le piège d’une généralisation qui se ferait au détriment d’un choix spirituel, celui de la foi, qui est affaire personnelle. Aussi fut-il occasionnellement amené à relativiser la totalité comprise dans ces catégories en lui opposant le critère de la dignité et de l’élection au salut. Sur le fond, négativement, Chrysostome s’est gardé d’une lecture prophétique, portée à voir dans la conversion d’Israël l’événement annonciateur de la fin des temps. La lecture de Rm 11, 26 : « tout Israël sera

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sauvé » ou de 11, 32 : « Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde » demeure à cet égard plutôt évasive. Étant entendu qu’il n’est d’autre voie de salut que le Christ, Chrysostome ne quitte pas sa clef de lecture, au risque d’en faire un passe-partout, faisant jouer une fois encore l’alternance : au refus des Juifs succède l’élection des Gentils, en même temps qu’il tente astucieusement d’édulcorer leur incrédulité en la réduisant à une apparence destinée à provoquer l’émulation – un maître-mot – des partenaires en vue du salut. Leur interaction est comprise dans un cadre pratique et moral qui rappelle, sans se lasser, les Gentils à la modestie sans négliger Israël en ranimant son courage devant l’option qui lui est proposée. C’est le signe d’un autre regard de Chrysostome sur le peuple de la promesse. Quant à l’optimisme final de la grande fresque de Paul qui s’élargit à une dimension d’universalité pour embrasser non seulement Israël mais encore l’humanité, la miséricorde triomphant de la désobéissance, le prédicateur, redoutant peut-être une conclusion laxiste, n’a pas osé reprendre cette vision à son compte ou s’en expliquer  6 4 . Il lit Paul dans la culture et avec les préoccupations pastorales de son temps, sans disposer des méthodes d’analyse au service de l’exégèse contemporaine attentive au contexte socioreligieux du monde romain. Laissons-lui le dernier mot dont la teneur doxologique n’est pas dépourvue d’accointance avec celle de la finale de Rm 11 : « Il est donc temps de conclure et de rendre gloire à Dieu, le maître de tout. Rendons-la lui, moi en finissant de parler, vous en cessant d’écouter, parce que l’empire, la force et la gloire sont à lui, dans les siècles. Amen 65. » Bibliographie G.  Fessard, De l ’actualité historique. I À la recherche d’une méthode, BrugesParis, 1959. J.  Quasten, Initiation aux Pères de l ’Église, t. III, Paris, 1962. G.  R émy, « L’argument prophétique dans la polémique de Jean Chrysostome contre les juifs », dans M.-A. Vannier (Ed.), Judaïsme et christianisme dans les commentaires patristiques des prophètes, Connaissance des Pères de l’Église 133 (2014), p.  14‒26. 64.  Bien que cette question ne soit pas posée par Chrysostome, signalons qu’un débat contemporain motivé par la thèse de Rm 11, 26 : « Tout Israël sera sauvé » opposait les adeptes de l’interprétation, traditionnelle, renvoyant sa conversion à la fin des temps, à ceux d’une interprétation, récente, de sens historique. Voir G. Fessard, De l ’actualité historique. I À la recherche d ’une méthode, Bruges-Paris, 1959, p. 95‒119. Les défenseurs de la thèse récente sont M. Journet, P. Féret, thèse contestée par G. Fessard, se ralliant à celle de S. Thomas. 65.  Homélies sur l ’épître aux Romains 16, 10.

LES JUIFS DANS L’ÉVANGILE DE JEAN SELON SAINT AUGUSTIN. LE RÔLE DE LA LOI ET CELUI DE LA GRÂCE Alban M assie Institut d ’études théologiques, Bruxelles

Abstract Augustine’s Commentary on the fourth Gospel contains his most virulent invectives towards the Jews, with the usual christian polemical material. Analysing some qualifications by wich the Jews are condemned in the 124 Tractatus in Iohannem, the article examines how the Bishop of Hippo understood the “economical” verse of John’s Prologue : The law came by Moses, grace and truth in Jesus Christ (John 1:17). This verse provides him the principle of interpretation of the history of salvation centered on the role of law as pedagogue and Christ as a physician, as presented in the Tractatus 3 in Iohannem. Résumé C’est dans son commentaire suivi du quatrième évangile qu’Augustin est le plus virulent envers les Juifs, reprenant les invectives habituelles du discours polémique chrétien. Après avoir analysé quelques qualificatifs par lesquels les Juifs sont régulièrement condamnés dans les 124 Tractatus in Iohannem, l’article examine la manière dont l’évêque d’Hippone a compris le verset « économique » du Prologue johannique : La loi est venue par Moïse, la grâce et la vérité en Jésus-Christ (Jn 1, 17). Ce verset lui fournit un principe d’interprétation de l’histoire du salut centrée sur le rôle de la loi pédagogue et du Christ médecin, tel qu’il est présenté dans le Tractatus 3 in Iohannem.

Dans son étude intitulée Les Juifs dans l ’évangile selon Jean, l’exégète Pierre Grelot estime qu’« aucun livre du Nouveau Testament n’est plus profondément juif que l’évangile de Jean. Il l’est, parce que Jésus lui-même l’était et le reste 1 ». Le langage du Quatrième évangile sur les Juifs vise à cerner la manière inattendue dont les Écritures s’accomplissent : ils ne pouvaient pas croire, écrit Jean à leur propos (Jn 12, 39). Pierre Grelot commente ce verset : « Au cœur du drame, il y a l’affrontement entre les

1. P. Grelot, Les Juifs dans l ’évangile selon Jean. Enquête historique et réflexion théologique, Paris, 1995, p. 187. Judaïsme et Christianisme chez les Pères de l’Église, éd. par Marie-Anne Vannier (JAOC 8), Turnhout 2015, p. 275-291. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.110709 ©

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hommes et la Vérité de Dieu, lorsqu’elle se dévoile dans sa profondeur vertigineuse 2 . » Dans les 124 traités de son commentaire suivi de l’évangile de Jean, prêchés ou dictés entre 406 et 420, Augustin relève selon son habitude que le Christ est issu du peuple juif selon la chair 3, mais que dans ce peuple le Verbe de Dieu y était « caché 4 ». Pour lui, la manifestation du Verbe fait passer de la chair à l’esprit, de l’ombre à la lumière, de la figure à la vérité. Les premiers mots du Prologue johannique résument l’intention de l’évangéliste et son caractère propre, comme il l’écrit en 404 dans le De consensu euangelistarum : « Saint Jean a surtout considéré dans notre Seigneur la divinité qui le rend semblable au Père. […] Jean, par un vol hardi, s’élève comme un aigle audessus des nuages de la faiblesse humaine, et contemple d’un regard très ferme et très perçant la lumière de l’immuable vérité 5. »

Jean a fait voir la vérité, le Christ. Les Juifs n’ont pas vu cette vérité. Les disciples de Jésus, les chrétiens, doivent avoir ce regard de l’esprit : « ne cherchez pas avec les yeux ce qui n’est aperçu qu’avec l’esprit 6 ». C’est pourquoi le reproche le plus courant que lance Augustin aux Juifs dans les Tractatus in Iohannem est l’aveuglement, source de l’ignorance, l’inintelligence qui n’est autre que l’incrédulité. Les controverses entre Jésus et les Juifs qui rythment le Quatrième évangile se retrouvent bien entendu dans les commentaires d’Augustin. Depuis le dialogue de Jean-Baptiste avec les pharisiens jusqu’au procès de Jésus, en passant par les polémiques au sujet des miracles (multiplication des pains, guérison de l’aveugle-né…). Ce qui est en jeu c’est la reconnaissance de l’identité divine de Jésus. Ce dernier aspect de la polémique l’emporte sur les autres, en particulier quand il s’agit de la relation avec la Loi, telle que Jean en parle. Pour les Juifs, Jésus n’apparaît-il pas comme le transgresseur du Sabbat ? En appelant Dieu son Père, ne viole-t-il pas la première Parole du Décalogue ? N’est-il pas un « malfaiteur », selon l’accusation portée envers lui en Jn 18, 30 ? Le Tractatus 114 commente ce verset. 2. P. Grelot, Les Juifs dans l ’évangile selon Jean. Enquête historique et réflexion théologique, Paris, 1995, p. 189. 3.  Augustin, Tractatus in Iohannem 9,  15, BA  71, p.  538‒539 :  […] de regno iudaeorum, unde dominus noster Iesus Christus secundum carnem natus est. 4.  Tractatus in Iohannem  9,  9, BA  71, p.  526‒527 : Christus in eo occultus erat. Cf.  Tractatus in Iohannem 13, 3. 5.  De cons. euang. 1, 4, 7 ; 6, 9, CSEL  43, p. 7 ; 10 : Et si qua alia sunt, quae Christi diuinitatem, in qua aequalis est patri, recte intellegentibus intiment, paene solus Iohannes in euangelio suo posuit […]. At uero Iohannes supra nubila infirmitatis humanae uelut aquila uolat et lucem incommutabilis ueritatis acutissimis adque firmissimis oculis cordis intuetur. 6.  Tractatus in Iohannem  13,  3, BA  71, p.  676‒677 : Nolite oculis quaerere quod mente conspicitur.

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Augustin répond à cette accusation en récapitulant le récit johannique : tel un avocat, il appelle à faire témoigner les personnages de l’évangile qui ont bénéficié des miracles de Jésus. Ces actions ne sont pas celles d’un malfaiteur, remarque-t-il ; il conclut alors sur la dementia des Juifs qui ont crucifié le Christ 7, ce qui chez lui veut signifier l’opposition coupable à la manifestation de la Sagesse divine, selon la polarité vérité/mensonge, lumière/ombre, qui suit le langage même de l’évangéliste. Nous ne traiterons pas du regard porté sur les Juifs dans la totalité des traités d’Augustin sur saint Jean. Après avoir évoqué quelques qualificatifs par lesquels les Juifs sont condamnés, nous voudrions examiner la manière dont l’évêque d’Hippone a compris le verset « économique » du Prologue johannique où il est écrit : La loi est venue par Moïse, la grâce et la vérité en Jésus-Christ (Jn 1, 17). L’exégèse augustinienne de ce verset permet-elle de comprendre le discours d’Augustin sur le peuple juif ? Nous regarderons dans quel contexte naît cette interprétation et examinerons le commentaire suivi du quatrième évangile sur ce verset. I. L a

v iol e nce du di scou r s d ’A ugus t i n con t r e l e s

J u i fs

David P. Efroymson, dans une étude précise et percutante, a noté que 60 des 124 prédications augustiniennes sur l’évangile de Jean contiennent « un matériau anti-juif notable et entre 15 et 17 sont largement ou totalement concernées par cette problématique 8 ». De tels chiffres ne doivent pas tromper : Augustin suit simplement le mouvement de l’évangile johannique. Efroymson, qui ne nie pas cet aspect, fait cependant remarquer l’accent mis sur la puissance de Dieu dans l’histoire : l’opposition entre Jésus et les Juifs est exposée par Augustin sous le signe de cette Providence. Par ailleurs, dans son ouvrage sur la violence religieuse au temps d’Augustin, Brent D. Shaw estime que la polémique avec les Juifs se situe dans une double perspective : « À une extrémité du spectre, il y a un dialogue sur des idées et des concepts qui est conduit à un niveau théorique élevé. À l’autre extrémité, il y a le langage plus simple et souvent plus rude, parsemé d’images et de caricatures grossières, qui est dirigé vers les partisans, au ras du sol 9. » 7. Cf. Tractatus in Iohannem 114, 5. 8. D. P. Efroymson, « Whose Jews ? Augustine’s Tractates on John », dans B. G. Wright (Ed.), A  multiforme Heritage, Atlanta/Géorgie, 1999, p. 198. 9.  B. D. Shaw, Sacred violence. African Christians and sectarian hatred in the age of Augustine, Cambridge, 2011, p. 269 : « At one end of the spectrum is a dialogue about ideas and concepts that is conducted at an elevated theoretical level. At the other is the plainer and often cruder language, studded with rough images and caricatures, that is directed towards partisans at ground level. »

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C’est sur le deuxième point que son livre s’attarde en repérant la violence verbale des traités sur Jean. Il en vient cependant à ce qui nous semble un contresens quand il résume le reproche augustinien vis-à-vis des Juifs par cette formule : « They killed the deity 10 ». Nous n’avons pas trouvé une telle idée chez Augustin, qui ne fait pas sien le concept de déicide et ne prononce le mot lui-même deicida qu’une seule fois dans son œuvre, pour ne pas l’employer, précisément, à propos des Juifs. C’est un homme que les Juifs ont tué, non pas Dieu, selon son interprétation de 1 Co 2, 8 : s’ils l ’avaient connu, ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de gloire 11. Sur le dialogue théologique lui-même, Shaw remarque aussi : « Le fait est que l’expression “les Juifs” constitue une image très utile qui sera déployée spécifiquement dans les discours les plus activement concernés par les luttes sectaires avec d’autres, précisément en termes de construction d’une attitude hostile à l’égard d’un “eux” (les autres), dans la mesure où ces “eux” sont les païens, les donatistes ou les hérétiques 12 . »

Il nous semble que, justement, on ne peut comprendre la violence des attaques antijuives lancées par Augustin sans prendre en compte les enjeux doctrinaux – nous avons déjà évoqué la question centrale de l’identité divine de Jésus – et les thèmes des polémiques qui relèvent essentiellement de l’interprétation des Écritures saintes et de l’accomplissement de la loi de Moïse en Jésus. Sur le plan herméneutique, on peut remarquer, comme le fait Shaw, qu’Augustin répète sans cesse que les Juifs ont « la nuque raide », selon l’accusation portée par Étienne en Ac 7, 51. Mais ce refrain n’aurait aucune utilité si Augustin n’avait la certitude que les paroles d’Étienne étaient d’ordre prophétique : dura ceruice provient de Ba 2, 30, reprise sapientielle d’Ex 32, 9 ; 33, 3 ; 33, 5 ; 34, 9 ; Dt 9, 6 13… L’invective doit être située dans son contexte qui est biblique et qui affirme la pédagogie de Dieu dans l’histoire pour faire progresser son peuple dans l’accueil 10.  B. D. Shaw, Sacred violence. African Christians and sectarian hatred in the age of Augustine, Cambridge, 2011, p. 292. 11. En. Ps 65, 5, CCL 39, p. 843 : Fusus Domini sanguis donatus est homicidis, ut non dicam deicidis ; quia si cognouissent, numquam Dominum gloriae crucifixissent (1 Co 2, 8). Cf. A. M assie , Peuple prophétique et nation témoin. Le peuple juif dans le Contra Faustum manichaeum de saint Augustin, Paris, 2011, p. 343 ; P.  Fredriksen, Augustine and the Jews. A Christian Defense of Jews and Judaism, Yale/Connecticut, 2010, p.  265‒270. 12.  B. D. Shaw, Sacred violence. African Christians and sectarian hatred in the age of Augustine, Cambridge, 2011, p. 271 : « The point is that “the Jews” were a very useful image deployed specifically in discourses that were most actively involved in the sectarian struggles with others precisely in terms of constructing a hostile attitude towards a “them”, whether “they” were pagans, Donatists, or heretics. » 13. Cf. par exemple Tractatus in Iohannem 6, 3 ; B. Shaw, Sacred violence. African Christians and sectarian hatred in the age of Augustine, Cambridge, 2011, p. 292.

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de la vérité, en vue de sa conversion, thème prophétique s’il en est. Augustin ne le rappelle pas toujours à ses auditeurs explicitement, il est vrai. Mais lancer aux Juifs cette « injure » devant des auditeurs chrétiens, ce n’est pas simplement accomplir un anathème. L’évêque renvoie ses fidèles à leur propre attitude devant Dieu et devant l’Église en convoquant les Écritures où la situation des Juifs de son temps était préfigurée dans les personnages « maudits », comme Caïn et Cham, par exemple. L’invective vise aussi chaque chrétien : commentant Jn 5, 24, celui qui entend mes paroles et croit à celui qui m’a envoyé passe de la mort à la vie, il invite son auditeur à faire ce passage, en écoutant la voix du Sauveur qui a fait sortir Lazare de son tombeau fermé par la pierre : « la voix du Sauveur est venue briser la dureté de la pierre, et ton cœur à toi est si dur que cette voix divine ne te brise pas encore. Lève-toi dans ton cœur, sors de ton sépulcre 14 ». Point d’invective contre les Juifs ici : le cœur sclérosé est celui du chrétien ! De même, expliquant le pardon accordé à la femme adultère (Jn 8, 26), il compare les pharisiens de l’épisode, non aux Juifs, mais aux chrétiens qui doivent faire attention à l’avertissement de l’apôtre Paul en Rm 2,  4‒6 : Par ton endurcissement et l ’impénitence de ton coeur, tu amasses contre toi un trésor de colère 15. Certes, Augustin emploie des images à tout le moins désagréables pour qualifier les Juifs. Dans son ouvrage déjà cité, B. Shaw se concentre sur l’une d’entre elles, qui est plutôt déplaisante : les Juifs sont comparés aux corbeaux qui se nourrisent de cadavres. Insulte, certainement, quand on sait que Lv 11, 15 classe le corbeau parmi les animaux impurs. Or, l’image apparaît dans un seul Tractatus sur Jean, le Tractatus 6, qui explique pourquoi l’Esprit-Saint est montré sous la forme de la colombe selon le témoignage du Baptiste, en Jn 1, 32. Augustin se souvient de l’arche de Noé (Gn 8, 8). Invoquant le témoignage d’Étienne s’opposant aux Juifs, il passe des qualités de la colombe, figure de l’Église, aux vices du corbeau qui croasse avec orgueil et arrogance, est voleur, erre sans avoir de paix et se nourrit de charognes. Dès lors, dans le Tractatus 6, le corbeau est associé à un autre groupe d’adversaires : les donatistes. Augustin l’avait interprété des manichéens et des hérétiques qui ont quitté l’Église. Les donatistes sont comme les corbeaux car ils se nourrissent de ce qui est mort, la nécrophagie signifiant leur attitude en face des pécheurs qu’ils ne veulent pas faire revivre dans les sacrements. Certes, ce caractère peut aussi renvoyer à l’exégèse : les Juifs se nourrissent d’une Écriture qui est lettre morte,

14.  Tractatus in Iohannem 22, 7, BA 72, p. 332‒333 : uox saluatoris irrupit duritiam lapidis, et cor tuum ita durum est, ut nondum illa uox diuina te rumpat. Surge in corde tuo, procede de sepulcro tuo. 15. Cf. Tractatus in Iohannem 33, 7.

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puisque lue sans l’Esprit 16. On remarquera que le contexte herméneutique de l’Arche/Église disparaît dans le Fortleben de cette image : seul le dégoût qu’inspire celui qu’on voit comme un rapace nécrophage conduit à qualifier de la sorte les Juifs au Moyen Âge 17. II. L e

l a ng age de l’É cr i t u r e

En réalité, des images aussi violentes ne sont pas si fréquentes chez Augustin. Il préfère employer des qualificatifs bibliques pour considérer les Juifs de manière à leur donner un sens précisément théologique, relié à la foi, à la reconnaissance de la divinité de Jésus : carnales, impii, excaecati, superbi. C’est pourquoi, selon lui, le mot lui-même de Iudaeus est ambivalent. Dans le Tractatus 15, sur la samaritaine, grâce à l’image des deux murs réunis par le Christ, pierre rejetée par les bâtisseurs (Ep  2,  14‒22), il précise qui sont les Juifs dont Jésus parle en Jn 4, 22 : Nous adorons ce que nous connaissons, vous adorez ce que vous ne connaissez pas : car le salut vient des Juifs. « Cette parole accorde beaucoup aux Juifs, mais n’entend pas ceux qui sont rejetés (reprobi). Considère les comme étant ce mur auquel un autre mur a été joint […]. L’un de ces murs est en effet constitué par les Juifs […] tels que furent les apôtres, les prophètes et tous ces saints qui vendirent leurs biens et en déposèrent le prix aux pieds des apôtres. Car Dieu n’a pas rejeté son peuple, qu’il avait connu dans sa prescience (Rm 11, 2) 18. »

Reprobi iudaei. Cette disqualification n’apparaît pas souvent dans les traités sur Jean 19, qui évoquent plutôt, avec 1 Co 9, 27, le risque encouru 16. Cf. Tractatus in Iohannem  6,  4‒19. Sur la figure du corbeau, cf.  D.  L au, « Corvus », dans C.  M ayer , Augustinus-Lexikon, 2, Basel, 2002, c.  53‒56. Ajouter à la bibliographie germanophone présentée : S. Poque , Le langage symbolique dans la prédication de saint Augustin d ’Hippone. Images héroïques, t. 1, Paris, 1984, p.  19‒20.  17. Par exemple, chez Avit de Vienne, c’est parce que le corbeau est nécrophage qu’on peut le montrer comme une figure du peuple juif, qu’il accuse ainsi : « tu aimes la chair » (N. H ecquet-Noti (Ed.), Histoire spirituelle, Paris, 2005, p. 104‒105). On n’est pas loin des accusations malveillantes du Moyen Âge contre les Juifs auteurs de meurtres rituels et blasphémateurs de l’eucharistie. Cf. I. J. Yuval , « Deux peuples en ton sein ». Juifs et Chrétiens au Moyen Âge, trad. N. Weill, Paris, 2012. 18.  Tractatus in Iohannem  15,  26, BA  71, p.  800‒801 : Nos adoramus quod scimus. Ex persona quidem Iudaeorum dictum est, sed non omnium Iudaeorum, non reproborum Iudaeorum, sed de qualibus fuerunt apostoli, quales fuerunt prophetae, quales fuerunt illi omnes sancti, qui omnia sua uendiderunt, et pretia rerum suarum ad pedes apostolorum posuerunt. Non enim repulit Deus plebem suam quam praesciuit. 19. Cf. Tractatus in Iohannem 11, 10 ; 51, 5 ; 51, 12 (Judas) ; 93, 4 ; 122, 9.

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par les serviteurs de l’évangile, dans le contexte du discours de Jésus après la Cène 20. Les véritables Juifs sont les fidèles du Christ, qu’il ne peut rejeter. La citation de Rm 11, 2 ci-dessus met ainsi les Juifs en relation avec la prescience de Dieu, thème bien connu chez Augustin. Ailleurs, dans les traités sur Jean, les Juifs peuvent bien être qualifiés d’ennemis de Dieu, de la vérité, du Christ 21. Là encore, Augustin s’appuie sur Paul, précisément la fin du chapitre 11 de Rm : Au regard de l ’évangile, ils sont ennemis, à cause de vous ; au regard de l ’élection, ils sont aimés, à cause des Pères (Rm 11, 28). Notons que la dernière partie de ce verset, qui balance la critique paulinienne, est peu citée par Augustin, deux fois dans toute son œuvre selon notre recherche 22 , car il s’agit de l’élection dans le contexte de la prescience divine sur laquelle Augustin reste timide dans ses commentaires. Les Juifs sont reprobi, reprobati, parce qu’ils sont inpii, ou infideles. Impiété en raison de leur méconnaissance de l’identité du Christ : ils affirment que quand le Christ viendra, personne ne connaîtra d’où il viendra. Augustin associe Jn 7, 27 à Is 53, 8 : Et sa génération, qui la dira ? De même, à propos de la question des Juifs en Jn 12, 34 sur la parole de Jésus : le Fils de l ’homme doit être élevé, Augustin commente : pour comprendre ces mots, il faut recevoir une petite lumière, mais les Juifs étaient dans les ténèbres, « parce que leur incrédulité a méprisé un mort, s’est moquée d’un crucifié 23 ». En d’autres mots, ils ont refusé l’humilité dans laquelle la Vérité éternelle a été révélée. Les Juifs sont carnales. Cette condamnation biblique, paulinienne, relève à tout le moins de l’herméneutique : l’interprétation juive des Écritures est terrestre, non spirituelle. Augustin trouve un appui à cette condamnation dans les mots de Jésus en Jn 8, 23 : vous êtes d’en bas, je suis d’en haut. Vous êtes de ce monde, je ne suis pas de ce monde. Augustin continue dans l’emphase : les Juifs « étaient pécheurs, ils étaient injustes, ils étaient incroyants, ils s’attachaient à la terre 24 ». Ce dernier trait est à comprendre de l’interprétation littérale de la loi et de ses promesses, thème important du jugement porté par Augustin sur les Juifs dans le Contra Faustum, à partir de la figure de Caïn soumis à la terre 25.

20. Cf. Tractatus in Iohannem 41, 10 ; 57, 2 ; 60, 5. 21.  Par exemple Tractatus in Iohannem 5, 15 ; 30, 1 ; 35, 4 et 7 ; 41, 1 ; 62, 1 (Judas est le type de l’ennemi, et par là figure des Juifs ; cf. En. Ps 108, 1) ; 94, 2. 22. Cf. Lettre  149,  2 ; De praedestinatione sanctorum 33. 23.  Tractatus in Iohannem  52,  13, BA  73B, p.  342‒343 : quia eorum impietas contemsit mortuum, risit occisum. 24.  Tractatus in Iohannem 38, 5, BA 73A, p. 250‒251 : Ideo quippe dixit : uos de hoc mundo estis, quia peccatores erant, quia iniqui erant, quia infideles erant, quia terrena sapiebant. 25. Cf. Contra Faustum  12,  9‒10.

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Ceci conduit Augustin à condamner l’aveuglement 26 des Juifs. Mais cet aveuglement a une caractéristique spécifique par rapport à celui des autres adversaires de la foi catholique. Certes, leur connaissance des Écritures leur fait comprendre la relation de Jésus à Dieu d’une autre manière que les catholiques qui appellent Dieu « notre Père ». Cependant, ils comprennent que Jésus se fait l’égal de Dieu quand il l’appelle Père. Ainsi, peut dire Augustin, « les Juifs comprennent ce que les Ariens ne comprennent pas 27 ». Mais leur aveuglement est d’autant plus scandaleux : o exsecrabilis caecitas 28 ! La cause de cette cécité vient de leur orgueil car ils s’enorgueillissent du nom d’Abraham, « de leur race charnelle, non du fruit qu’ils auraient pu tirer dans l’imitation d’Abraham 29 ». Augustin peut alors se focaliser sur la nécessité de l’humilité et inviter les chrétiens à suivre le chemin ouvert par le Verbe fait chair 30. Ainsi, à propos de la femme adultère. Oui, dit Augustin, il faut écouter le silence de Jésus devant les accusateurs de cette femme. Ce silence est une invitation à ce que chaque auditeur examine sa propre conscience. Les pharisiens ont voulu dresser un piège contre Jésus, pour en faire un prévaricateur de la loi à cause de sa bonté. Mais, dit Augustin, les pharisiens sont « eux-mêmes transgresseurs de la loi, car ils désiraient que la Loi soit observée, mais par le moyen de leur accusation, et non en condamnant les adultères par leur chasteté, comme l’exigeait la vérité 31 ». Chacun se découvre pécheur, en effet, et quitte la scène, lieu de la rencontre entre l’humanité et son Sauveur : « il ne reste que la misérable et la miséricorde 32 ». Ces quelques observations sur le ton et la manière avec lesquels Augustin qualifie les Juifs dans son commentaire de l’évangile johannique ont mis l’accent sur le rapport entre les Juifs et la loi et la compréhension augustinienne de l’opposition des Juifs à Jésus. Il me semble que cette attitude peut trouver un éclairage important dans l’examen du traitement augustinien du verset « économique » du Prologue de saint Jean : la loi est venue par Moïse, la grâce et la vérité sont venus par Jésus-Christ (Jn 1, 17).

26. Cf. Tractatus in Iohannem 4, 4 ; 35, 4 ; 39, 1 ; 44, 11 ; 45, 1 ; 52, 13 ; 53, 10 ; 54, 10 ; 93, 4. 27.  Tractatus in Iohannem  17,  16, BA  72, p.  110‒111 : Ecce intellegunt Iudaei quod non intellegunt Ariani. 28.  Tractatus in Iohannem 93, 4, BA 74B, p. 238. 29.  Tractatus in Iohannem  9,  16, BA  71, p.  538‒540 : Vnde autem erant superbi ? De genere carnis, non de fructu imitationis patris Abraham. 30. Cf. Tractatus in Iohannem 12, 6. 31.  Tractatus in Iohannem  33,  5, BA  72, p.  702‒703 : Praeuaricatores legis legem impleri cupiebant, et hoc calumniando ; non uere, tamquam adulteria castitate damnando. 32.  Tractatus in Iohannem  33,  5, BA  72, p.  704‒705 : Relicti sunt duo, misera et misericordia.

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III. L’ i n t e r pr état ion de J n   1,  17 da ns C on t r a Faust u m m a n ich a eu m

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le

Ce verset est cité uniquement dans le commentaire suivi du Prologue, dans le troisième Tractatus. Il apparaît dans les écrits d’Augustin bien avant ce commentaire, dans le contexte de la polémique antimanichéenne. Juste après sa conversion, en 388, dans le De moribus ecclesiae catholicae et de moribus manichaeorum, il cite la première partie de ce verset pour défendre la congruentia, l’harmonie des deux Testaments 33. Dans les Réponses à Simplicianus, en 396, il est plus précis et affirme que la même loi de Moïse est devenue grâce et vérité par Jésus-Christ parce que celui-ci l’a accomplie  3 4 . Il résume : « Le même commandement est une loi pour ceux qui craignent, et une grâce pour ceux qui aiment 35. » Il peut ainsi faire une contre-exégèse de l’utilisation manichéenne de ce verset pour opposer les deux Testaments : la loi n’est pas opposée à la grâce. C’est dans son grand opus contre le manichéen Fauste qu’Augustin développe son intelligence de ce verset, quelques années avant le début des Tractatus sur Jean. Jn 1, 17 est la preuve de l’authenticité de Mt 5, 17, récusé par les manichéens : je ne suis pas venu abolir la loi et les prophètes, mais les accomplir. Quel est cet accomplissement ? Celui que donne le mouvement même du verset de Jn 1, 17 : la loi est accomplie dans la vérité et dans la grâce. En effet, la loi peut être divisée en deux : la partie morale, le décalogue et ses composantes régissant la vie sociale, et la partie « sacramentelle », avec les préceptes cultuels. Ainsi, les commandements moraux de la loi sont accomplis par la grâce apportée par le Christ ; les préceptes rituels sont accomplis dans le dévoilement de leur vérité par le Christ qui est la vérité. « Ici ce sont les préceptes des mœurs, et là les mystères des biens promis ; les uns sont accomplis avec l’aide de la grâce, les autres par la manifestation de la vérité : mais les uns et les autres par le Christ, qui donne toujours cette grâce et la révèle maintenant, qui promettait alors cette vérité et maintenant la fait connaître, puisque la loi a été donnée par Moïse, mais la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ (Jn 1, 17). Enfin, les premiers, conservés par une conscience droite (cf. 1 Tm 1, 5), sont accomplis par la foi qui opère par la charité (Ga 5, 6) mais les seconds, qui consistent dans des signes qui sont des promesses, ont passé, une fois que les faits promis ont eu lieu 36. » 33. Cf. De moribus ecclesiae catholicae et de moribus manichaeorum 1, 9, 14. 34. Cf. Ad Simplicianum 1, 1, 17. 35.  Ad Simplicianum 1, 1, 17, CCL 44, p. 23 : Itaque idem praeceptum timentibus lex est, amantibus gratia est. 36.  Contra Faustum 19, 38, CSEL  25/1, p. 518 : Haec praecepta sunt morum, illa sacramenta sunt promissorum ; haec inplentur per adiuuantem gratiam, illa per

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Augustin respecte ici le balancement du texte évangélique, avec la particule autem. Mais il cite indifférement ce verset sans autem. La distinction de la loi avec la grâce et la vérité n’est pas une opposition pure et simple qui indiquerait une différence de nature entre la loi et le don du Christ : autem indique la transition, le mouvement temporel souligné par l’utilisation des adverbes tunc et nunc ayant pour fonction d’indiquer le but, le maintenant auquel conduisait ce qui se passait alors. « La doctrine est la même, dit Augustin dans le même traité, les temps étaient différents 37. » Une seule fois, dans le Contra Faustum, l’opposition entre la loi et la grâce est franchement marquée, avec la conjonction sed pour marquer la différence entre Moïse, serviteur de la Loi, et Jésus, préfiguré dans le successeur de Moïse, Josué 38. Moïse n’est pas une figure du Christ car il n’a pas introduit son peuple dans la terre promise, il ne lui a pas donné le salut, afin que l’on ne croie pas que la loi puisse sauver. La présence de Jn 1, 17 dans le Contra Faustum manifeste l’accord de l’évangéliste avec la doctrine paulinienne de la loi et de la grâce. Comme Martine Dulaey le résume, pour Augustin ce verset « évoque la continuité dans la différence 39 ». Augustin écrit encore dans le Contra Faustum : « La grâce appartient à la plénitude de l’amour, la vérité à l’accomplissement des prophéties  4 0 ». Pour les comprendre, il faut passer de la lettre à l’esprit, car la loi sans la grâce c’est la lettre sans l’esprit, selon 2 Co 3, 6 : la lettre tue, l ’esprit vivifie. Augustin le souligne expressément : « Ce que n’accomplissait pas la lettre (de la loi) qui commandait a été accompli par la grâce qui libère. De même, dans cette loi, toute prophétie qui promettait la venue du Sauveur, non seulement en paroles, mais aussi en actions figuratives, est devenue la vérité par Jésus-Christ 41. »

redditam ueritatem : utraque per Christum et illam gratiam semper donantem, nunc etiam reuelantem, et hanc ueritatem tunc promittentem, nunc exhibentem, quia lex per Moysen data est, gratia autem et ueritas per Iesum Christum facta est. Denique ista, quae in recte uiuente conscientia conseruantur, fide per dilectionem operante conplentur ; illa uero, quae in promittente significatione uersata sunt, rebus redditis transierunt. 37.  Contra Faustum 16, 28, CSEL  25/1, p. 474 : Non ergo diuersa doctrina est, sed diuersum tempus. 38. Cf. Contra Faustum 16, 19. 39. M. Dulaey, « Jean 1,  16‒17 dans l’interprétation patristique », dans Graphè 10 (2001), p. 123. 40. Cf. Contra Faustum 17, 6, CSEL  25/1, p. 490 : Gratia pertinet ad caritatis plenitudinem, ueritas ad prophetiarum inpletionem. 41.  Contra Faustum 19, 8, CSEL  25/1, p. 507 : […] ac per hoc inpleta est per gratiam liberantem, quae non inplebatur per litteram iubentem. item in ipsa lege uniuersa prophetia, quae non tantum uerbis, sed etiam quarundam actionum figuris saluatoris promittebat aduentum.

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Jn 1, 17 est donc une manière d’expliquer le sens des lois rituelles judaïques mais aussi un principe d’interprétation de toute l’histoire du salut. Il permet à Augustin d’interpréter le refus des Juifs qui résistent à la vérité et ne distinguent pas le temps de l’Ancien Testament du temps de la grâce. Le verset johannique indique la bonté du don qui s’épanouit dans la grâce et la vérité. La division de la loi en deux catégories explique aussi pourquoi les chrétiens rejettent l’observance littérale des sacramenta une fois que les réalités dont ils étaient les signes ont été manifestées dans la vérité du Christ. Jn 1, 17 souligne enfin les conditions sous lesquelles le chrétien accomplit les préceptes moraux. Ce verset permet à Augustin de mieux comprendre la destinée du peuple juif, bénéficiaire de la loi, refusant d’accueillir la grâce, aveugle devant la vérité. Nous avons noté le refrain d’Augustin sur la dureté des Juifs, leur cœur de pierre et leur nuque raide. Dans le Contra Faustum, il dit que les nombreux préceptes mosaïques étaient appropriés à leur condition. Ainsi au sujet des sacrifices : « ils étaient imposés conformément à ce peuple perverti plutôt qu’offerts à la demande de Dieu 42 ». Augustin, qui vise ici les préceptes cultuels et non le décalogue, se fait l’héritier de la tradition patristique relative au don de la loi causée par l’idôlatrie des Juifs et l’oubli de Dieu 43, lors de l’épisode du veau d’or (cf. Ex 32). C’est aussi un thème du judaïsme : le cœur dur peut être compris à la lumière du midrash de Dt 10, 16 sur les tables de pierre et la circoncision du cœur repris en Ez 11, 19 – j’ôterai de votre chair le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair – que Paul rapporte en 2 Co 3, 3. C’est en tout cas l’interprétation d’Augustin  4 4 . Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un jugement moral sur le peuple juif, qui serait porté de l’extérieur. Augustin ne fait que reprendre Ez 20, 25 – Et j’allai jusqu’ à leur donner des lois qui n’étaient pas bonnes 45 –, qu’il explique par l’annonce de l’alliance nouvelle, non pas comme l ’alliance conclue avec leurs pères (Jr 31, 32). Les Juifs ont reçu ces préceptes à cause de leur infirmité ; ils auraient été incapables d’entendre les conseils énoncés par le Christ de tout laisser et de le suivre (Mt 19, 21) 42.  Contra Faustum 18, 6, CSEL  25/1, p. 495 : De sacrificiis autem animalium quis nostrum nesciat magis ea peruerso populo congruenter inposita quam Deo desideranti oblata ? 43. La recherche de l’origine et de la raison des lois mosaïques est un thème dominant du Dialogue avec Tryphon. La réponse est sans appel : les lois ont été prescrites au peuple juif à cause de ses péchés (cf. Justin, Dialogue avec Tryphon 22,  1 ; cf. 18, 2 ; 27, 2 ; 43, 1 ; 44, 2 ; 114, 4 ; 123, 4 ; 137, 1). Irénée, Tertullien affirment la même chose (cf. I rénée de Lyon, Contre les hérésies IV, 14,  2‒15,  1 ; Tertullien, Contre Marcion II, 18). Cf. M. Simon, Verus Israel, Paris, 1948, p.  196‒203. 44. Cf. Contra Faustum 15, 4 ; 18, 4. 45. Les éditions du Contra Faustum consultées omettent ce verset dans leurs index bibliques. D. Marafioti et P. Fredriksen ne le prennnent pas en compte non plus dans leurs analyses.

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en portant la croix (cf. Mt 10, 38), commandements adressés aux plus parfaits  4 6. Augustin suit la leçon de son maître Ambroise : l’évêque de Milan explique aussi que le non bona de Ez 20, 25 est équivalent à non perfecta 47. S’expliquant avec Jérôme sur la querelle d’Antioche, en 405, Augustin reprendra l’argumentation du Contra Faustum relative aux préceptes figuratifs en s’appuyant explicitement sur Ez 20, 25 48 : « Pourquoi donc ne dirai-je pas que ces préceptes relatifs aux anciens mystères ne sont pas bons ? En effet, les hommes ne sont pas justifiés par eux ; ce sont des ombres qui annoncent la grâce par laquelle nous sommes justifiés ; et cependant ils ne sont pas mauvais, puisque ce sont des prescriptions divinement adaptées à un temps et à des personnes. Je m’appuie aussi sur la parole du prophète, par laquelle Dieu déclare qu’il a donné à son peuple des préceptes qui ne sont pas bons (Ez 20, 25). C’est sans doute pour cela qu’il ne les appelle pas des préceptes mauvais, mais seulement des préceptes qui ne sont pas bons, c’est-à-dire qui ne sont pas tels que les hommes puissent devenir bons par eux, ou ne puissent pas devenir bons sans eux 49. » Si l’évêque d’Hippone juge ainsi les lois rituelles du peuple juif, c’est donc in fine en raison de leur statut transitoire. À la différence de ses prédécesseurs qui, dans la controverse antijuive, se préoccupaient « de démontrer la caducité de la loi sans même faire intervenir le fait chrétien, par des considérations tirées uniquement de la situation présente du judaïsme 50 », Augustin réfère le don de la loi et le caractère transitoire des préceptes rituels à la vérité révélée dans le Christ. Cette position est originale et permet de ne pas dissocier l’approche morale de la loi et sa fonction herméneutique.

46.  Ambroise relève que les paroles divines transmises par les deux prophètes signalent que les préceptes de la première alliance avaient une valeur symbolique (cf. A mbroise , Expositiones in psalmos 118, 16, 18). 47. Cf. A mbroise , Lettre 64, 2, CSEL 82/1, p. 150 : Denique per prophetam deus legis ait : Dabo vobis praecepta non bona, hoc est non perfecta ; quod enim bonum, utique perfectum. 48.  Son correspondant utilisait lui-même Ez 20, 25 dans son propre commentaire de l’Épître aux Galates, écrit vers 387/388 (cf. Jérôme , Commentarii epistulæ ad Galatas 1,  2, 19 ; 2,  3, 12 ; 2,  4, 8‒9) et dans la Lettre 25 à laquelle l’évêque d’Hippone répond (cf. Jérôme , Lettre  25, 2, 14). 49.  Augustin, Lettre  82, 14, CSEL  34/2, p.  363‒364 : Cur autem non dicam praecepta illa ueterum sacramentorum nec bona esse, quia non eis homines iustificantur, umbrae sunt enim praenuntiantes gratiam, qua iustificamur, nec tamen mala, quia diuinitus praecepta sunt tempori personisque congruentia, cum me adiuuet etiam prophetica sententia, qua dicit Deus se illi populo dedisse praecepta non bona ? Forte enim propterea non dixit mala sed tantum non bona, id est non talia, ut illis homines boni fiant aut sine illis boni non fiant. 50. M. Simon, Verus Israel, Paris, 1948, p. 200.

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La soumission sub lege du peuple juif a donc une double dimension : heuristique, en rapport avec la manifestation de la vérité, pour annoncer le Christ ; pragmatique, pour porter le désir de la grâce sans laquelle la loi ne peut être accomplie. Par cette double approche fondée sur la bipartition des préceptes et l’interprétation de Jn 1, 17, Augustin veut démontrer le continuum entre l’Ancien Testament et le Nouveau Testament, tout en respectant la différence des deux et respecter la nouveauté du Christ.

IV. J n   1,  17

da ns l e

Tr actat us   3

in

I oh a n n e m

Paula Fredriksen, dans son ouvrage Augustine and the Jews – dont le sous-titre est éloquent : « A christian defense of Jews and Judaism » –, écrit que les « Juifs johanniques d’Augustin semblent être d’une tribu différente de celle qu’on rencontre dans le Contra Faustum 51 ». Pourtant, les jugements portés dans les Tractatus trouvent leur source dans l’analyse augustinienne de la relation entre loi, grâce et vérité. Les seize premiers traités sur Jn  1‒4 ont été prêchés pendant l’hiver 406/407, avant la polémique avec Pélage et ses disciples, mais au cœur du combat contre les donatistes, avec l’arrière-fond du combat contre les Manichéens. En terminant le commentaire de la première partie du prologue johannique (Jn 1,  1‒14), dans le Tractatus 2, Augustin avait promis qu’il parlerait plus longuement de la grâce et de la vérité 52 . Prêchant au même moment sur le Ps 123, un cantique des montées qui chante la délivrance d’Israël, il avertit ses auditeurs qu’il parlera le lendemain de Jn 1, 17 et précise le thème qu’il abordera : « Les hérétiques, et surtout les Manichéens, jettent le blâme sur la loi, et nous disent que Dieu ne l’a point donnée. Il nous faut donc expliquer ce passage, afin que l’on sache bien que Dieu a donné la loi, et que cette loi a été promulguée par Moïse, mais non pour sauver, et cela pour des raisons particulières. La loi ne sauvait point, afin que l’on désirât le législateur, le chef, qui pardonnât aux pécheurs ; et qu’ainsi la loi fût donnée par Moïse, la grâce et la vérité par Jésus-Christ. Voilà le sujet que je propose à votre attention. Dieu me soutiendra de sa grâce, non point à cause de mes mérites, mais par le mérite de vos désirs ; non point que je le puisse de moimême, tout viendra de l’abondance de ses dons. Ce point de doctrine, fort nécessaire aux hommes qui vivent dans le Nouveau Testament, sera exposé

51. P. Fredriksen, Augustine and the Jews. A Christian Defense of Jews and Judaism, Yale/Connecticut, 2010, p. 305. 52. Cf. Augustin, Tractatus in Iohannem 2, 16.

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de manière à déloger l’ennemi de toutes ces obscurités où il se cache pour tromper les fidèles 53. »

Le thème du Tractatus 3 est ainsi annoncé : la loi de l’Ancien Testament ne sauve pas et la grâce et la vérité appartiennent au Nouveau Testament. La polémique avec les Juifs ne transparaît pas ici. Le Tractatus 3 va cependant les mettre en cause dans le débat sur la différence des deux Testaments. Au point de départ de cette prédication, Augustin présente la caractéristique extérieure des Chrétiens : leur appartenance au Christ est visualisée par le signe de la croix, signe de l’humilité. Il précise : ce n’est pas le signe d’une étoile, céleste et lumineux. Vise-t-il alors les Juifs ? Il évoque plutôt l’étoile des mages qui sont allés vers le Seigneur guidés par ce signe. La croix est le signe de l’humilité, de l’incarnation, jusqu’à l’humiliation de la passion, mais, précise Augustin, ce signe est devenu un signe de glorification. Il explique alors que la liberté chrétienne a été apportée par le Christ comme une grâce et qu’elle affirme la vérité, opposée à la soumission sous la loi. Paul est l’autorité qui explique le mouvement présente en Jn 1, 17 : nous ne sommes pas sous la Loi, mais sous la grâce (Rm 6, 14). Dieu a envoyé son Fils… pour racheter ceux qui étaient sous la Loi (Ga  4,  4‒5). Dans cette prédication, Augustin n’oppose pas Loi et grâce : les deux ont été données par Dieu, mais la Loi, déjà miséricorde de Dieu, est passée par la médiation d’un serviteur, Moïse, alors que le Seigneur est venu luimême avec sa grâce. Être soumis à la loi, en effet, se comprend comme ne pas l’accomplir, car « celui qui l’accomplit n’est pas sous la loi mais avec la loi 54 ». « Avec la loi » est synonyme de l’état « sous la grâce », selon la répartition des âges du salut : avant la loi, sous la loi, sous la grâce, dans la paix. Le peuple juif reste à la deuxième étape, les Chrétiens sont dans la troisième. Notons, que dans cette description où il montre le chemin pour passer d’une étape à l’autre, Augustin ne parle pas des Juifs mais de l’humanité dans son ensemble. Il introduit alors un nouveau thème, celui du Christ médecin : « En s’efforçant d’accomplir par leurs propres forces les préceptes de la Loi, les hommes sont tombés, victimes précisément de cette téméraire et folle présomption. […] La transgression de la Loi a rendu les orgueilleux malades ; la maladie des orgueilleux est devenue la confession des humbles ; 53.  En.  Ps  123,  14, CCL 40, p.  1837‒1838 : Solent enim homines haeretici, maxime Manichaei, reprehendere legem, et dicere quia Deus illam non dedit. exponendus est enim locus iste, ut cognoscatur quia et legem Deus dedit, et lex per Moysen data est ; ut non saluaret, propter certam causam. Non saluauit lex, ut lator legis ipse imperator desideraretur, qui indulgentiam daret peccantibus ; et data quidem lex esset per Moysen, gratia autem et ueritas per Iesum Christum fieret. 54.  Tractatus in Iohannem  3,  2, BA  71, p.  212‒213 : Et unde facti erant homines sub lege ? Non implendo legem. Qui enim legem implet, non est sub lege, sed cum lege.

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les malades confessent maintenant qu’ils sont malades : vienne le Médecin et qu’il guérisse les malades 55. »

Le Christ médecin soigne en étant lui-même notre médecine, ajoute Augustin, en sa mort sur la croix il guérit nos blessures 56. Arrivent alors immanquablement les Juifs, qui ont vu le médecin sur la croix : « c’est bien lui-même, mais ce n’est pas lui totalement que les Juifs ont vu, ce n’est pas le Christ total 57 », allusion à leur aveuglement devant la divinité du Christ, Verbe de Dieu, et à sa conséquence, leur exclusion du corps du Christ qu’est l’Église. Augustin peut alors expliquer que grâce pour grâce de Jn 1, 16 signifie : « Il est venu pour donner ce qu’il avait promis, il n’a pas seulement donné la grâce, mais aussi la vérité 58. » À la fin de sa prédication, Augustin revient encore sur la distinction entre la loi et la grâce, dans les mêmes termes : la loi a préparé la voie, comme l’infirmier prépare la venue du médecin 59. Il conclut en observant que les commandements imposés aux Juifs sont les mêmes commandements que ceux imposés aux chrétiens. Il détaille les dix commandements, mais pour le précepte figuratif du sabbat, il s’étend : « Ce commandement nous oblige plus encore, puisque c’est son observation spirituelle qui nous est prescrite. Car les Juifs observent le sabbat servilement, en l’employant à la débauche et à l’ivrognerie. Leurs femmes feraient bien mieux ce jour-là de travailler la laine que de danser sur la terrasse de leurs maisons. Non, ne disons pas mes frères, qu’ils observent le sabbat. Le chrétien, lui, observe le sabbat spirituellement, en s’abstenant des œuvres serviles 60. » 55.  Tractatus in Iohannem  3,  2, BA  71, p.  212‒213 : Omnes itaque homines sub lege constitutos reos facit lex ; […] Conantes homines implere uiribus suis quod a lege praeceptum est, ipsa sua temeraria et praecipiti praesumptione ceciderunt ; et non sunt cum lege, sed sub lege facti sunt rei ; et quoniam suis uiribus implere non poterant legem, facti rei sub lege, implorauerunt liberatoris auxilium ; et reatus legis fecit aegritudinem superbis. aegritudo superborum facta est confessio humilium ; iam confitentur aegroti quia aegrotant ; ueniat medicus, et sanet aegrotos. 56.  Tractatus in Iohannem  3,  3, BA  71, p.  214‒215 : ibi uulnera tua curauit, ubi sua diu pertulit. 57.  Tractatus in Iohannem 3, 4, BA 71, p. 216‒217 : Ipse est quidem, sed non totus illud quod uiderunt Iudaei ; non hoc est totus Christus. 58.  Tractatus in Iohannem  3,  8, BA  71, p.  226‒227 : non solum gratiam dedit, sed et ueritatem. 59.  Tractatus in Iohannem  3,  14, BA  71, p.  236‒237 : iubebat, non sanabat ; languorem ostendebat, non auferebat ; sed illi praeparabat medico uenturo cum gratia et ueritate. 60.  Tractatus in Iohannem  3,  19, BA  71, p.  244‒245 : Obserua diem sabbati, magis nobis praecipitur : quia spiritaliter obseruandum praecipitur. Iudaei enim ser­ uiliter obseruant diem sabbati, ad luxuriam, ad ebrietatem. quanto melius feminae eorum lanam facerent, quam illo die in maenianis saltarent ? Absit, fratres, ut illos dicamus obseruare sabbatum. Spiritaliter obseruat sabbatum christianus, abstinens se

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Ces œuvres serviles sont celles du péché, puisque selon Jn 8, 34, quiconque commet le péché est esclave du péché. Ce passage est souvent cité pour dénoncer l’antisémitisme d’Augustin (sans compter sa misogynie) : il méprise les Juifs (et les femmes). Il me semble qu’il faut nuancer ce point de vue. Augustin ne condamne pas l’observance du sabbat ad litteram, ni la danse, mais en tant que cette observance devient l’occasion de péché. L’imitation du repos de Dieu ne devrait pas conduire au péché. L’obervance rituelle du sabbat par les Juifs pourrait devenir un sacramentum de la véritable observance qui est l’abstention du péché. Augustin est-il si éloigné des préoccupations des rabbins sur le sabbat ? Cependant, devant un public de fidèles peut-être peu fidèles, il lui faut préciser aussi la différence entre les deux régimes, sous la loi, sous la grâce. Il le fait en exposant les récompenses : ici les biens éternels, là les biens terrestres. La vie chrétienne sous la grâce est alors une vie d’action de grâces : « Si donc Dieu t’a fait don de la grâce, parce qu’il te l’a donnée gratuitement, aime gratuitement. N’aime pas Dieu en vue d’une récompense ; qu’il soit lui-même ta récompense 61. » Jn 1, 17 : opposition entre les deux Testaments ou mouvement dans l’histoire du salut ? L’interprétation de Jn 1, 17 dans le Tractatus 3 in Iohannem se veut plus concrète que dans le Contra Faustum car elle a un objectif directement pastoral qu’indiquent les images du Christ médecin et de Moïse l’infirmier. Les Juifs n’ont pas vu le Christ total. Si Augustin est sévère envers les Juifs, c’est en raison de la situation particulière, singulière, dans laquelle ils ont été placés dans l’histoire du salut. Leur aveuglement reste un mystère connu dans la prescience de Dieu seul. On ne peut accéder à la vérité sans la grâce. Quinze ans après le Tractatus 3, dans le contexte de la bataille contre Pélage, Augustin reconnaîtra le même lien entre la grâce et la vérité. Commentant dans le Tractatus 115 la parole du Christ en Jn 18, 37 : Quiconque est de la vérité entend ma voix, il donnera simplement ce bref commentaire : « Qu’est-ce que cela signifie d’autre, sinon que c’est par la grâce du Christ que l’on croit dans le Christ 62 ? »

ab opere seruili. Quid est enim ab opere seruili ? A peccato. Et unde probamus ? Dominum interroga : omnis qui facit peccatum, seruus est peccati. Ergo et nobis praecipitur spiritaliter obseruatio sabbati. 61.  Tractatus in Iohannem  3,  21, BA  71, p.  252‒253 : Si gratiam ideo tibi dedit Deus, quia gratis dedit, gratis ama. Noli ad praemium diligere Deum ; ipse sit praemium tuum. 62.  Tractatus in Iohannem  115,  4, BA  75, p.  264‒265 : Quod quid est aliud, quam donante Christo credit in Christum ?

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Bibliographie D. P. Efroymson, « Whose Jews ? Augustine’s Tractates on John », dans B. G. Wright (Ed.), A  multiforme Heritage, Atlanta/Géorgie, 1999, p.  197‒211. P.  Fredriksen, Augustine and the Jews. A Christian Defense of Jews and Judaism, Yale/Connecticut, 2010². P. Grelot, Les Juifs dans l ’évangile selon Jean. Enquête historique et réflexion théologique, Paris, 1995. N.  H ecquet-Noti (Ed.), Histoire spirituelle, Paris, 2005. A.  M assie , Peuple prophétique et nation témoin. Le peuple juif dans le Contra Faustum manichaeum de saint Augustin, Paris, 2011. S.  Poque , Le langage symbolique dans la prédication de saint Augustin d’Hippone. Images héroïques, t. 1, Paris, 1984. B. D. Shaw, Sacred violence. African Christians and sectarian hatred in the age of Augustine, Cambridge, 2011. M.  Simon, Verus Israel. Étude sur les relations entre chrétiens et juifs dans l ’Empire romain (135‒425), Paris, 1948. I. J. Yuval , « Deux peuples en ton sein ». Juifs et Chrétiens au Moyen Âge, trad. N. Weill, Paris, 2012.

JUDAÏSME ET CHRISTIANISME SELON FAUSTE DANS LES LIVRES 17 À 19 DU CONTRA FAUSTUM MANICHAEUM D’AUGUSTIN Isabelle Bochet Paris, CNRS (Institut d ’études augustiniennes)

Abstract According to Faustus, Manichaeism is the only genuine Christianism, because it rejects any compromise with Judaism. It is demonstrated in his commentary of Mt 5, 17: “I have not come to set aside the Law and the prophets, but to fulfill them”, transmitted by Augustine in books 17‒19 of Contra Faustum manichaeum. Faustus radically sets the Jewish Law against the Gospel, like his teacher Adimantus ; he understands the fulfilment mentioned by Jesus as the addition of a complement. Therefore if Jesus here talked about the Jewish law, one would have to be a Jew before becoming a Christian ; Faustus explains that he was tempted to become a Jew, but that he was dissuaded from doing so by Adimantus ; he thus presents his personal itinerary in the same way as Mani’s according to the Cologne Mani Codex. Résumé Selon Fauste, le manichéisme est le seul christianisme authentique, car il rejette tout compromis avec le judaïsme. C’est ce que montre son commentaire de Mt 5, 17 : « Je ne suis pas venu abolir, mais accomplir la loi et les prophètes », qui nous est transmis par Augustin dans les livres 17 à 19 du Contra Faustum manichaeum. Fauste oppose radicalement la Loi juive et l’Évangile, comme son maître Adimante ; il comprend l’accomplissement dont parle Jésus comme l’addition d’un complément. Si donc Jésus parlait ici de la Loi juive, il faudrait être d’abord juif pour devenir chrétien ; Fauste explique qu’il a été tenté de devenir Juif, mais qu’Adimante l’en a dissuadé ; il présente ainsi son itinéraire à la manière de celui de Mani selon le récit du Codex Manichéen de Cologne.

Pour étudier la relation entre christianisme et judaïsme, le traité d’Augustin à privilégier est sans aucun doute le Contra Faustum manichaeum. Cet « ouvrage considérable » (grande opus) se présente en effet comme une disputatio, dans laquelle Augustin répond aux Capitula 1 de Fauste qui 1.  Je conserve la dénomination traditionnelle, qui me paraît justifiée malgré les réserves émises par J.  van Oort : à son avis, il serait préférable d’intituler l’ouvrage de Fauste Disputationes comme celui d’Adimante, car le terme capitula n’est cité Judaïsme et Christianisme chez les Pères de l’Église, éd. par Marie-Anne Vannier (JAOC 8), Turnhout 2015, p. 293-310. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.110710 ©

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« attaque, de façon blasphématoire, la Loi et les prophètes, ainsi que leur Dieu et l’Incarnation du Christ, et qui prétend falsifiées les Écritures du Nouveau Testament par lesquelles on les réfute 2 ». Selon Fauste, le manichéisme est le seul christianisme authentique, car il rejette tout compromis avec le judaïsme ; les catholiques, au contraire, « font de la foi chrétienne un hippocentaure qui n’est ni homme ni cheval achevé 3 », puisqu’ils acceptent l’Ancien Testament et son auteur, c’est-à-dire « le Dieu des Hébreux 4 ». À une telle attaque, Augustin répond par « une défense chrétienne des Juifs et du judaïsme 5 ». Il met en lumière la relation essentielle et spécifique qui lie le Nouveau Testament à l’Ancien. L’interprétation de Mt 5, 17 : « Je ne suis pas venu abolir, mais accomplir la Loi et les prophètes » est cruciale pour penser le rapport des deux Testaments : elle fait l’objet de la disputatio des livres 17 à 19, que je privilégierai ici. La notion d’accomplissement est au cœur du débat : Fauste et Augustin comprennent le terme de façon distincte. Selon Fauste, accomplir la Loi et les prophètes revient à les « compléter », à y « ajouter » quelque chose, tout comme on remplit un récipient à moitié plein ; si l’élément ajouté n’est pas de même nature que l’élément initial, il ne peut que le « gâter », loin de le compléter ; or c’est bien ce qui se passe lorsqu’on ajoute le Nouveau Testament à l’Ancien 6. Selon Augustin, au contraire, l’accomplissement de la Loi correspond certes à sa transformation, mais il ne la dénature pas, car il n’y a pas d’opposition entre les deux Testaments, mais continuité dans qu’une seule fois en Contra Faustum 33, 9 et lui paraît être un terme technique qui désigne d’abord des passages scripturaires ; on trouve le terme disputationes appliqué à l’ouvrage de Fauste en Contra Faustum 21, 2 (« Manichaean Christians in Augustine’s Life and Work », dans Church History and Religious Culture 90 (2010), p.  505‒546 ; voir ici  p.  529‒532, avec les n.  130 et 131). 2.  Retractationes 2,  7, 1, BA  12, p.  462‒463 : Contra Faustum Manicheum blasphemantem legem et prophetas et eorum Deum et incarnationem Christi, scripturas autem noui testamenti, quibus conuincitur, falsatas esse dicentem scripsi grande opus, uerbis eius propositis reddens responsiones meas. 3.  Contra Faustum 15, 1, CSEL 25/1, p. 417 : … christianam denique fidem Hippocentaurum facite, nec equum perfectum nec hominem : nobis soli Christo seruire permittite, eius tantum inmortali dote contentis… Sur ce thème, voir M. Tardieu, « La foi hippocentaure », dans P. R anson (Ed.), Saint Augustin, Paris, 1988, p.  52‒60. 4. Cf. Contra Faustum 15, 1, CSEL  25/1, p. 416 : Amator denique ille uester et pudoris corruptor Hebraeorum Deus diptychio lapideo suo aurum uobis promittit et argentum, uentris saturitatem et terram Chananaeorum. 5.  J’emprunte cette expression au titre de l’ouvrage de P. Fredriksen, Augustine and the Jews. A Christian Defense of Jews and Judaism, New York, 2008. 6. Cf. Contra Faustum 15, 1, CSEL  25/1, p.  415‒416 : Vos ideo utrumque accipitis, quia in neutro estis pleni, sed semi alterumque ex altero in uobis non tam repletur quam corrumpitur, quia et sema uasa numquam de dissimili inplentur materia, sed de eadem ac sibi simili, ut uini uino et mellis melle et aceti aceto : quibus dissimilia et non sui generis superfundas, ut melli fel et aquam uino et aceto garos, non repletio uocabitur haec, sed adulterium.

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la différence. Augustin comprend Mt 5, 17 à la lumière de Jn 1, 17 qu’il cite et commente ainsi : « “La Loi a été donnée par Moïse ; elle est devenue ( facta est) grâce et vérité par Jésus-Christ”. La Loi elle-même, une fois accomplie, est devenue grâce et vérité 7. » Loin d’opposer la Loi à l’Évangile, il souligne qu’il s’agit de la même Loi (eadem lex 8). Dans les limites de cet exposé, je me limiterai à l’analyse de la position de Fauste. I. L e s C a pi t u l a

de

Faus t e

A. Titre et structure de l’ouvrage La transmission des Capitula de Fauste est indirecte : nous connaissons l’ouvrage de Fauste par le Contra Faustum, dans lequel Augustin donne ses réponse aux paroles de Fauste qu’il cite (uerbis eius propositis reddens responsiones meas 9). Augustin précise, au début de son traité, qu’il a entre les mains le volume (uolumen) de Fauste et qu’il a été conduit à y répondre à la demande de ses frères 10. On ne peut guère admettre, de ce fait, l’hypothèse de Monceaux qui suppose que les Capitula de Fauste lui ont été transmis en désordre par des fidèles qui les auraient recopiés pièce à pièce 11, comme le remarque Gregor Wurst 12 . Le terme capitula est la traduction latine du mot grec κεφάλαια : les Capitula de Fauste sont donc à rattacher à la littérature manichéenne des 7.  Contra Faustum 17, 6, CSEL  25/1, p. 489 : “Lex enim per Moysen data est, gratia autem et ueritas per Iesum Christum facta est”. Ipsa lex cum inpleta est, gratia et ueritas facta est. Sur ce verset, voir M. Dulaey, « Jn 1, 16‒17 dans l’interprétation patristique », dans Graphè 10  (2001), p.  103‒123 ; voir ici  p.  118. 8. Cf. Contra Faustum 15, 8, CSEL  25/1, p. 434 : Eadem quippe lex, quae per Moysen data est, gratia et ueritas per Iesum Christum facta est. 9.  Retractationes 2,  7, 1, BA  12, p.  462‒463, cité n.  2. 10. Cf. Contra Faustum 1, 1, CSEL  25/1, p. 251 : Hic quoddam uolumen edidit aduersus rectam christianam fidem et catholicam ueritatem. Quod cum uenisset in manus nostras lectumque esset a fratribus, desiderauerunt et iure caritatis, per quam eis seruimus, flagitauerunt, ut ei responderemus. 11. Cf. P. Monceaux, « Le manichéen Faustus de Milev. Restitution de ses capitula », dans Mémoires de l ’Académie des inscriptions et belles lettres, 43/1, Paris, 1924, p.  1‒111 ; voir ici p.  37‒38. 12.  Cf. G. Wurst, « Bemerkungen zu Struktur und genus litterarium der Capitula des Faustus von Mileve », dans J. van Oort – O. Wermelinger – G. Wurst (Ed.), Augustine and Manichaeism in the Latin West, Proceedings of the FribourgUtrecht Symposium of the International Association of Manichaean Studies (IAMS), Leyde-Boston-Cologne, 2001, p.  307‒324 ; voir ici  p.  313‒318. Comme le remarque encore G. Wurst (p. 307, n. 1), la comparaison de la transmission des Écritures avec la transmission des Capitula de Fauste, qu’Augustin développe en Contra Faustum  33, 6 (CSEL  25/1, p. 792) est un argument fort pour défendre l’exactitude des citations qui lui sont attribuées dans le Contra Faustum.

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Kephalaia 13. Comme l’a indiqué Gregor Wurst 14 , on constate en outre un parallélisme de structure entre les deux ouvrages : dans l’un et l’autre cas, on a un même jeu de question/réponse ; chaque capitulum constitue une unité textuelle close, dans laquelle la question, souvent brève, donne lieu à une réponse plus développée qui expose un point de l’enseignement manichéen. Même si l’on constate certaines différences entre les Kephalaia et les Capitula de Fauste, les deux ouvrages se rattachent, l’un comme l’autre, au genre littéraire des Quaestiones et responsiones, mais ils ont une visée spécifique : l’enseignement. Selon Michel Tardieu, le traité de Fauste « était un manuel pratique, destiné aux fidèles de l’Église manichéenne dans leurs discussions privées ou publiques avec les catholiques 15 ». L’analyse attentive des questions sur lesquelles s’ouvre chaque capitulum a conduit Gregor Wurst 16 à mettre en évidence deux grands groupes de Capitula : dans la première série (2, 1 – 11, 1), la question posée est à la seconde personne du singulier (accipis… ? ou : quare non accipis… ?, avec une variante : quare non credis… ?) ; dans la seconde (12, 1 – 17, 1), au contraire, la question posée est à la seconde personne du pluriel (avec l’emploi récurrent du verbe accipitis, sauf en 13, 1, où l’on trouve le terme colitis). Dans les capitula  20 à 33, les formulations varient. Une telle structure formelle ne peut être l’effet du hasard. On constate en outre une certaine unité thématique des séries ainsi distinguées : la reconnaissance de l’Ancien Testament et la question de la naissance humaine du Christ font l’objet de la première série ; la valeur des prophéties de l’Ancien Testament relatives au Christ est la question majeure de la seconde série.

13.  Cf. I. Gardner (Ed.), The Kephalaia of the Teacher. The edited Coptic Manichaean Texts in translation with Commentary, Leyde-New York-Cologne, 1995. J.  van Oort estime pour sa part que, s’il y a des similarités de forme entre les deux ouvrages, leur contenu est très différent, tout comme leur structure littéraire et leur genre (« Manichaean Christians in Augustine’s Life and Work », dans Church History and Religious Culture 90 (2010), p. 530, n. 134). 14.  Cf. G. Wurst, « Bemerkungen zu Struktur und genus litterarium der Capitula des Faustus von Mileve », dans J. van Oort – O. Wermelinger – G. Wurst (Ed.), Augustine and Manichaeism in the Latin West, Proceedings of the FribourgUtrecht Symposium of the International Association of Manichaean Studies (IAMS), Leyde-Boston-Cologne, 2001, p.  308‒313. 15. « La foi hippocentaure », dans P. R anson (Ed.), Saint Augustin, Paris, 1988, p. 57, avec référence à l’avant-propos de Fauste dans Contra Faustum 1, 2, CSEL  25/1, p. 252. 16.  Cf. G. Wurst, « Bemerkungen zu Struktur und genus litterarium der Capitula des Faustus von Mileve », dans J. van Oort – O. Wermelinger – G. Wurst (Ed.), Augustine and Manichaeism in the Latin West, Proceedings of the FribourgUtrecht Symposium of the International Association of Manichaean Studies (IAMS), Leyde-Boston-Cologne, 2001, p.  318‒322.

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B. L’unité des Capitula  17 à 19 Qu’en est-il maintenant des Capitula  17 à 19 ? Un premier constat s’impose : seul, le Capitulum  17 s’ouvre sur une question de l’interlocuteur catholique fictif, similaire à celles que l’on trouve dans les Capitula  12 à 16 : « Pourquoi n’acceptez-vous pas la Loi et les prophètes, puisque le Christ a dit qu’il n’était pas venu pour les abolir, mais pour les accomplir 17 ? » Les Capitula  18 et 19 s’ouvrent seulement sur un rappel de la citation de Mt 5, 17, alors que les capitula suivants commencent à nouveau par une question de l’interlocuteur fictif. On peut alors supposer que les Capitula 17 à 19 formaient initialement un tout 18. Augustin a très probablement morcelé un unique capitulum de Fauste. L’examen de la cohérence interne de l’argumentation des Capitula 17 à 19 vient confirmer le bienfondé de l’hypothèse. Dans un premier temps, Fauste commence par établir le caractère interpolé du verset, en examinant le témoin qui atteste cette parole – ce ne peut être Matthieu lui-même – et la cohérence interne des textes scripturaires – les actes de Jésus rapportés par l’Évangile contredisent cette affirmation ; la Loi et les prophètes sont complets par eux-mêmes et excluent toute addition ou suppression (Capitulum  17). Dans un second temps, il montre que catholiques et manichéens s’entendent pour refuser pratiquement l’enseignement de Mt 5, 17, puisque les catholiques eux-mêmes n’observent pas les préceptes cultuels de la Loi. Deux hypothèses sont alors à envisager : ou Jésus n’a pas dit cette parole, ou celle-ci a un autre sens. La première hypothèse est celle que retiennent les manichéens, mais non les catholiques (Capitulum  18). La seconde hypothèse est alors envisagée, à titre de concession 19, dans le Capitulum  19 : Fauste suppose que Jésus a dit ces paroles pour calmer la fureur des Juifs, mais sans mentir pour autant, car il a parlé de la Loi en termes vagues ; la Loi qu’il accomplit n’est pas celle des Juifs, mais celle des Gentils. Au terme de l’argumentation, les catholiques sont acculés par Fauste au dilemme suivant : puisqu’ils n’observent pas les préceptes cultuels

17.  Contra Faustum 17, 1, CSEL  25/1, p. 483 : Faustus dixit : “Cur legem non accipitis et prophetas, cum Christus eos non se uenisse soluere dixerit, sed adinplere” ? 18. La disposition adoptée par G. Wurst suppose un tel regroupement (cf. G. Wurst, « Bemerkungen zu Struktur und genus litterarium der Capitula des Faustus von Mileve », dans J. van Oort – O. Wermelinger – G. Wurst (Ed.), Augustine and Manichaeism in the Latin West, Proceedings of the Fribourg-Utrecht Symposium of the International Association of Manichaean Studies (IAMS), LeydeBoston-Cologne, 2001, p. 319). 19. Cf. Contra Faustum 19, 1, CSEL  25/1, p. 496 : Ecce iam consentio dictum.

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de la Loi juive, soit ils doivent renier leur titre de chrétiens, soit il leur faut rejeter Mt 5, 17 ou l’interpréter tout autrement que ce qu’ils pensent 20. Le leitmotiv qui scande ces trois capitula : ou cette parole est fausse, ou elle a un autre sens 21, confirme l’unité logique très ferme de l’argumentation de Fauste. On peut supposer qu’Augustin a choisi de découper le capitulum de Fauste, par souci de clarification, afin de distinguer les questions suscitées par le texte : il réserve l’examen du problème textuel au livre 17 ; il examine l’attitude des catholiques incriminée par Fauste dans le livre 18 ; il explique, dans le livre 19, comment le Christ accomplit la Loi et les prophètes. Je ne reviendrai pas sur les remarques de critique textuelle introduites par Fauste : Michel Tardieu a bien mis en lumière les « Principes de l’exégèse manichéenne du Nouveau Testament 22 » et il en a souligné l’intérêt et la nouveauté. Je chercherai plutôt à préciser la position exacte de Fauste à l’égard du judaïsme : d’abord, en analysant la manière dont il oppose la Loi et les prophètes à l’Évangile et dont il conçoit la notion d’accomplissement ; puis, en revenant sur les indications qu’il présente comme autobiographiques : la tentation de devenir Juif et la manière dont son maître manichéen l’en a détourné. Dans l’un et l’autre cas, je montrerai comment ses positions s’apparentent à celles de ses maîtres manichéens. II. L’opposi t ion

de l’É va ngi l e à l a loi j u i v e se lon

Faus t e

A. La praeceptio contrariorum de Fauste et les Disputationes d’Adimante Selon Fauste, loin d’accomplir la Loi, Jésus l’abolit par ses actes, tout autant que par ses paroles. Cela vaut en premier lieu des préceptes cultuels : la formulation même de Mt 5, 17 – « Ne pensez pas que je suis venu abolir la Loi… » – laisse entendre que son comportement faisait soupçonner aux Juifs que Jésus abolissait la Loi, en raillant la circoncision, 20. Cf. Contra Faustum 19, 6, CSEL  25/1, p. 503 : Quare non inmerito dixerim, quia, si uultis, ut ratio uobis contemptus istius constet, oportet aut uos negare Christi esse discipulos aut tandem fateri ipsum omnia haec destruxisse priorem. Quod cum fueritis confessi, tunc et illud, quod sequitur, ut aut falso fateamini scriptum esse, tamquam idem dixerit non se uenisse soluere legem, sed adinplere, aut nescio quid hoc longe aliud quam uos putatis significasse. 21.  Contra Faustum 17, 2, CSEL  25/1, p. 484 : … idcircoque aut aliud aliquid significat istud aut falsum est ; 18, 2, p. 491 : Quod si dixit, aut aliud significans dixit aut, quod absit, mentiens dixit aut omnino nec dixit. Sed Iesum quidem mentitum esse nullus dicat dumtaxat christianus ; ac per hoc aut aliter dictum est aut omnino nec dictum ; 19, 6, p. 503, cité n. 20. 22.  Dans M. Tardieu (Ed.), Les règles de l ’interprétation, Paris, 1987, p. 123‒146.

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en violant le sabbat, en rejetant les sacrifices et en refusant de distinguer entre les aliments 23. De fait, l’Évangile rapporte que le Christ a déclaré que « celui-là est doublement fils de la géhenne qui aura été circoncis 24 » (cf. Mt 23, 15), « qu’il n’est rien de ce qui pénètre dans la bouche qui souille l’homme, mais que c’est plutôt ce qui sort de la bouche qui le salit » (cf. Mt 15, 11) ou encore « que Dieu veut la miséricorde et non le sacrifice » 25 (cf. Mt 9, 13 et 12, 7) ; enfin l’Évangile ne montre jamais le Christ observant la Loi ou ordonnant de l’observer 26. Examinant en un second temps les préceptes moraux du sermon sur la montagne, Fauste explique que Jésus établit une distinction : autres sont « les commandements plus anciens (antiquiora praecepta) – “Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d’adultère, tu ne te parjureras pas” – qui étaient de toute antiquité connus des nations […] car ils ont été promulgués par Énoch, Seth et les autres justes, leurs semblables, à qui des anges lumineux les avaient transmis pour adoucir l’humeur sauvage des hommes 27 » ; autres sont les préceptes particuliers aux Juifs, comme la loi du talion, le précepte d’aimer son ami et de haïr son ennemi, ou encore le droit de renvoyer sa femme en lui donnant un acte de répudiation 28. Si les commandements des anciens justes ont été « accomplis » par le Christ, les commandements de Moïse, en revanche, 23. Cf. Contra Faustum 17, 2, CSEL  25/1, p. 484 : Quid ? Quod etiam ex ipso sermone, quo praecepit non putare, quia uenerit legem soluere, magis intellegi detur, quia soluerit. Neque enim nihil eo tale faciente Iudaei suspicari hoc possent. Sed, “nolite”, inquit, “putare, quia ueni soluere legem” [Mt 5, 17]. Agedum ergo, si ei et Iudaei dixissent, quid porro autem tu tale agis, unde hoc suspicari possimus ? an quia circumcisionem derides, sabbatum uiolas, sacrificia respuis, confundis cibos ? Hoc est ergo : “nolite putare” [Mt 5, 17] ? Et quid hoc amplius quidue manifestius fieri potuit in destructionem legis ac prophetarum ? 24. Cf. Contra Faustum 18, 2, CSEL  25/1, p. 491 : … quoniam quidem Christum dicentem audias dupliciter filium gehennae fieri eum, qui fuerit circumcisus. 25.  Ibid. : De cibis item ipsum adseuerantem audias nullo eorum inquinari hominem, quae in os ingrediuntur, sed ea potius, quae de ore procedunt, polluere. De sacrificiis item frequentem ipsius esse sermonem deum misericordiam uelle, non sacrificium. 26.  Ibid. : Sabbatum uero nec ipsum seruasse uideas nec usquam mandasse seruandum. 27.  Contra Faustum 19, 3, CSEL  25/1, p. 498 : … sola uero recenset antiquiora praecepta, id est : “non occides” [Mt 5, 21], “non moechaberis” [Mt 5, 27], “non peierabis” [Mt 5, 33] – haec autem erant antiquitus in nationibus, […] olim promulgata per Enoch et Seth et ceteros eorum similes iustos. Quibus eadem inlustres tradiderint angeli temperandae in hominibus gratia feritatis… J. K. Coyle (Augustine’s « De moribus ecclesiae catholicae ». A Study of the Work, its Composition and its Sources, Fribourg, 1978, p. 149, n. 612) suggère ici une utilisation des Testaments des douze patriarches ou du Livre d’Hénoch. Sur l’intervention des anges pour adoucir l’humeur sauvage des hommes, voir par exemple 1  Hén 9,  1‒11,  2. 28. Cf. Contra Faustum 19, 3, CSEL 25/1, p. 498, avec citations de Mt 5, 38‒39 (avec référence à Ex  21,  24), Mt  5,  44 (avec allusions à Lv  19,  18 et Si  12,  4‒7), Mt  5,  31‒32 (avec référence à Dt  24,  1).

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sont « détruits 29 » par lui : « il a voulu les extirper jusqu’à la racine en prescrivant le contraire (praeceptione contrariorum 30) ». L’opposition ainsi établie entre la Loi et l’Évangile est conforme à l’enseignement d’Adimante, que Fauste nomme dès la première phrase du prologue des Capitula : « Les erreurs de la superstition juive et des demichrétiens ont été assez, et plus qu’assez, mises en lumière, et leur tromperie dévoilée : je pense à l’œuvre du très savant Adimante, le seul, après notre bienheureux père Mani, auquel doit s’attacher notre zèle 31 ». Dans le livre 19, c’est lui que Fauste désigne, lorqu’il parle de « son précepteur 32 ». La mention de la praeceptio contrariorum dans le même livre est à mettre en relation avec les Disputationes d’Adimante, auxquelles Augustin renvoie son lecteur à deux reprises au sujet de ce qui souille l’homme ou ne le souille pas 33. Toutefois, comme l’a remarqué J. A. van den Berg  3 4 , Fauste ne se réfère jamais, de façon explicite, à Adimante comme à sa source sur un sujet particulier : ce qui fait difficulté si l’on veut reconstruire le traité d’Adimante à partir des Capitula de Fauste. J. A. van den Berg 35 estime néanmoins que les quatre antithèses présentées dans le Capitulum  18 proviennent très probablement des Disputationes : la première a trait au précepte de la circoncision donné par la Loi (cf.  Gn  17,  9‒14) et critiqué par le Christ (Mt 23, 15) ; la seconde porte sur le repos du sabbat prescrit par la Loi (cf. Nb 15, 35) que le Christ lui-même n’a pas observé (cf.  Mt  12,  10‒13) ; la troisième concerne les sacrifices d’animaux prescrits par la Loi (cf.  Lv  1‒7) auxquels Dieu préfère la miséricorde selon le Christ 29. Cf. Contra Faustum 19, 3, CSEL 25/1, p. 498 : Haec igitur sunt de manifesto Moyseos praecepta idcircoque destructa, illa ueterum iustorum et ob hoc adinpleta. 30.  Contra Faustum 19, 3, CSEL  25/1, p. 498 : Vbi uero Iudaeorum quaedam uisus est nominasse, illa quidem nec adinpleuit, sed etiam penitus eradicauit praeceptione contrariorum. 31.  Contra Faustum 1, 2, CSEL  25/1, p. 252 : Satis superque in lucem iam traductis erroribus ac Iudaicae superstitionis simul et semichristianorum abunde detecta fallacia a doctissimo scilicet et solo nobis post beatum patrem nostrum Manichaeum studendo Adimanto non ab re uisum est… 32. Cf. Contra Faustum 19, 5, CSEL  25/1, p. 501 : Quare indeficientes ego praeceptori meo refero gratias, qui me similiter labantem retinuit, ut essem hodie christianus. 33. Cf. Contra Faustum 6, 6, CSEL  25/1, p.  292‒293 (après une citation de Mt 15, 11) : Quod non ad solas turbas Dominus dixit, sicut uester Adimantus, quem post Manichaeum Faustus praecipue laudat, cum ueteri testamento calumniaretur, uoluit intellegi, sed etiam remotus a turbis hoc idem discipulis suis euidentius et expressius elocutus est. Cum enim hanc Domini sententiam testamento ueteri obposuisset Adimantus, quia in illo scripta sunt quaedam inmunda carnium, a quibus ille populus iussus est abstinere, timuit ; 16,  30‒31, p.  477‒478. 34.  Cf. J. A. Van den Berg, Biblical Argument in Manichaean Missionary Practice : The Case of Adimantus and Augustine, Leyde-Boston, 2010, p. 98. 35.  J. A. Van den Berg, Biblical Argument in Manichaean Missionary Practice : The Case of Adimantus and Augustine, Leyde-Boston, 2010, p.  99‒101.

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(Mt 9, 13 ; 12, 7) ; la quatrième enfin oppose l’enseignement de la Loi sur les viandes impures (cf. Lv 20, 25 ; Dt 14, 8) à la parole du Christ qui déclare que rien de ce qui pénètre dans la bouche ne souille l’homme (Mt 15, 11). Comme le remarque encore J. A. van den Berg 36 , trois de ces antithèses sont mentionnées dans le Contra Adimantum : sur la circoncision, sur le sabbat et sur la distinction du pur et de l’impur 37. On peut alors supposer que la dernière des antithèses relative aux sacrifices en provient également. Fauste a pu recourir aux Disputationes de son maître pour chercher des arguments susceptibles d’étayer sa réponse à l’objection relative à Mt 5, 17 38. B. La notion d’accomplissement selon Fauste Fauste récuse donc toute relation d’accomplissement entre la Loi et les prophètes, d’une part, et l’Évangile, d’autre part ; il admet en revanche, nous l’avons vu, que le Christ « accomplit » les antiquiora praecepta d’Énoch, Seth et des anciens justes. On remarque d’emblée que, selon Fauste, cette adimpletio des commandements donnés de toute antiquité aux nations correspond à leur confirmation et à l’addition d’un complément : à l’interdiction de tuer s’ajoute celle de se mettre en colère (Mt  5,  21‒22) ; à celle de l’adultère s’ajoute le précepte de ne pas convoiter (Mt  5,  27‒28) ; au commandement de ne pas parjurer s’ajoute celui de ne pas jurer (Mt  5,  33‒34) 39. Pour saisir la portée de ces affirmations, il faut approfondir la manière dont Fauste comprend le verbe adimplere. L’image sous-jacente est celle de 36. J. A. Van den Berg, Biblical Argument in Manichaean Missionary Practice : The Case of Adimantus and Augustine, Leyde-Boston, 2010, p. 101 ; voir aussi p. 120. 37. Cf. Contra Adimantum 16,  1, BA  17, p.  308‒311 (à propos de la circoncision) ; 2 et 22, p.  220‒223 et p.  352‒354 (à propos du sabbat) ; 15,  1, p.  298‒299 (à propos du pur et de l’impur). 38.  Adimante ne cite pas Mt 5, 17. Il en était de même de Marcion : Tertullien lui reproche d’avoir retranché ce texte comme étant un ajout (Contre Marcion IV, 7,  4, SC  456, p.  96‒97 ; 9,  15, p.  126‒127 ; 12,  14, p.  164‒165 ; V, 14,  14, SC  483, p.  284‒287). R.  Braun, toutefois, souligne l’imprécision de Tertullien : « veut-il dire que Marcion a “retranché” ces textes du fait qu’il a écarté de son instrumentum l’évangile de Matthieu ? Ou les a-t-il crus lucaniens par l’effet d’une erreur de souvenir ? Cette dernière explication n’est pas impossible » (« Introduction au livre IV », dans SC 456, p. 27 et n. 3). 39. Cf. Contra Faustum 19, 3, CSEL 25/1, p. 498‒499 : Quid enim dicit ? “Audistis dictum esse antiquis : non occides ; ego autem dico uobis. Ne irascamini quidem” [Mt 5, 21sq.] : adinpletio est. “Audistis dictum esse : non moechaberis ; ego autem dico uobis, ne concupiscatis quidem” [Mt 5, 27sq.] : adinpletio est. “Dictum est : non peierabis ; ego autem dico uobis, ne iuretis quidem” [Mt 5, 33sq.] : aeque adinpletio est. In his enim et priora roborat et quod defuit, adicit.

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récipients à moitié pleins (sema uasa) qu’il s’agit de compléter en y ajoutant quelque chose  4 0. Fauste peut alors opposer à Mt 5, 17 l’affirmation de Dt 12, 32, « Vous n’y ajouterez rien et vous n’en retrancherez rien » qui exclut toute addition à la Loi : la Loi et les prophètes sont « complets et achevés (pleni […] et consummati) » et ne nécessitent nul complément 41. De façon plus grave encore, l’addition des préceptes de l’Évangile à ceux de la Loi, c’est-à-dire de préceptes incompatibles entre eux, ne peut qu’altérer l’Évangile tout autant que la Loi, tout comme on ne peut que gâter le tout, si on ajoute du fiel à du miel ou du vinaigre à du garum 42 ! Selon Fauste, l’Église catholique, si elle accepte l’Ancien Testament, se rend adultère en « mourant d’amour pour le Dieu des Hébreux après ses noces avec le Christ 43 ». Agir ainsi, c’est faire de la foi chrétienne « un hippocentaure  4 4 », c’est-à-dire un monstre. Le manichéisme est aux antipodes d’une telle attitude : Fauste entend défendre « la simplicité de la foi ( fidei simplicitatem) » que les catholiques détruisent en faisant appel à des preuves et à des témoins, qui plus est, à des témoins juifs 45 ; il exclut de « mêler la nouveauté chrétienne à la vétusté hébraïque  4 6 ». L’image du vase ou du récipient (uas) que l’on remplit ne peut être fortuite, car Fauste la reprend dans le Capitulum  19, dans un développement qui se présente comme autobiographique : « Si en effet le Christ n’est pas venu abolir la Loi, mais l’accomplir, et si l’on ne dit jamais d’un vase vide (in uase inani), mais d’un vase plein à moitié (in semo) qu’on achève de le remplir, il n’y avait, à mes yeux, que 40. Cf. Contra Faustum 15, 1, CSEL 25/1, p. 415‒416, cité n. 6. Augustin a bien vu quelle était la conception de l’accomplissement de Fauste : Vides, quam sit aliter intellegendum, quod ait non se uenisse legem soluere sed adinplere, scilicet ut non quasi semiplena istis uerbis integraretur, sed ut, quod littera iubente propter superborum praesumptionem non poterat, suadente gratia propter humilium confessionem inpleretur opere factorum, non adiectione uerborum (Contra Faustum 19, 27, p. 529 ; voir aussi 19, 22, p. 521). 41. Cf. Contra Faustum 17, 2, CSEL  25/1, p. 484 : Quid ? Quod etiam lex et prophetae ne adinpletione quidem gaudent. Adeo sibi pleni uidentur et consummati : quorum auctor ac pater non minus ei adici indignatur quam detrahi, ut scribens in Deuteronomio dicat : “ haec praecepta, quae mando tibi hodie, Israhel. Obseruabis ; et caue, ne declines ab iisdem neque in sinistram neque in dextram, nec addas quicquam eis nec minuas, sed in iisdem perseuerabis, ut benedicat te Dominus Deus tuus” [Dt 5, 32 ; Dt 12, 32] ? 42. Cf. Contra Faustum 15, 1, CSEL 25/1, p. 415‒416, cité n. 6 ; voir aussi 19, 5, p. 501. 43.  Contra Faustum 15, 1, CSEL 25/1, p. 416 : Haec uos inliciunt, ut in Hebraeorum depereatis Deo post nuptias Christi. 44. Cf. Contra Faustum 15, 1, CSEL  25/1, p. 417, cité n. 3. 45. Cf. Contra Faustum 12, 1, CSEL  25/1, p. 329 : Quomodo ergo nunc fidei simplicitatem destruitis indiciis eam ac testibus fulciendo et hoc Iudaeis ? 46. Cf. Contra Faustum 8, 1, CSEL  25/1, p. 305 : christianam nouitatem Hebraicae uetustati non misceo.

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le seul Israélite qui pût devenir chrétien : car, rempli en très grande partie de la Loi et des prophètes, il irait au Christ pour recevoir ce dont il aurait encore la capacité. À la condition toutefois qu’il n’abolît pas, lui non plus, les commandements antérieurs : sans quoi, il ne faudrait pas parler de remplir, mais de vider 47. »

On constate ici un glissement 48, car l’image du vase ne s’applique plus à la Loi elle-même, mais à l’homme, plus précisément au chrétien : ce qui impliquerait, selon le raisonnement de Fauste, que le chrétien soit d’abord Juif afin de pouvoir devenir chrétien ; sinon le Christ ne « pourrait le remplir par ce qu’il ajouterait (de suis posset adiectionibus adinplere) », puisque cet homme ne serait pas un vase déjà partiellement rempli 49. Or l’on sait par Photius, qui cite lui-même Heraclianus, évêque de Chalcédoine, dans sa Bibliotheca 50, que les ouvrages d’Adda (en latin, Adimantus) étaient souvent pris pour des écrits de Mani lui-même : Diodore de Tarse, par exemple, prétendait avoir réfuté L’Évangile vivant de Mani en sept livres, mais il aurait en fait attaqué un ouvrage d’Adda, intitulé Modion. Le titre de cet écrit a intrigué les chercheurs qui ont proposé des hypothèses diverses pour l’interpréter 51. Selon Samuel N. C. Lieu, qui suit sur ce point l’interprétation de P. Alfaric 52 , ce titre est à mettre en relation avec Mt 5, 15 : « Quand on allume une lampe, ce n’est pas pour la mettre sous le boisseau (ὑπο τὸν μόδιον)… » L’ouvrage ainsi étrangement intitulé pourrait avoir eu comme objet, selon Samuel N. C. Lieu 53, la lutte entre la lumière et les ténèbres qui est un thème central de la cosmogonie manichéenne. À moins

47.  Contra Faustum 19, 5, CSEL  25/1, p. 501 : Etenim si Christus legem non uenit soluere, sed adinplere, adinpletio autem numquam in uase inani dicitur, sed in semo, solus mihi uidebatur Israhelita posse christianus fieri, qui refertus maxima ex parte lege ac prophetis ad Christum ueniret replendus eo, cuius adhuc uideretur esse capacior, si tamen et ipse priora non solueret ; alioquin nec circa eum adinpletio haec esset, sed exhaustio. 48.  Comme le remarque J. A. Van den Berg, dans Biblical Argument in Manichaean Missionary Practice : The Case of Adimantus and Augustine, Leyde-Boston, 2010, p. 203. 49. Cf. Contra Faustum 19, 5, CSEL  25/1, p. 501 : At ego ex gentibus ueniens incassum me accessisse putabam ad Christum, quia nihil tale adferrem, quod in me de suis posset adiectionibus adinplere. 50. Cf. Photius , Bibliotheca 85 [65b 11‒16], éd. Henry, t.  2, p.  9‒10. 51.  Voir la présentation de ces diverses hypothèses par J. A. Van den Berg, dans Biblical Argument in Manichaean Missionary Practice : The Case of Adimantus and Augustine, Leyde-Boston, 2010, p.  201‒202. Je ne retiendrai pas ici l’interprétation proposée par J. A. Van den Berg lui-même. 52. Cf. P. A lfaric , Les écritures manichéennes, I.Vue générale ; II. Étude analytique, Paris, 1918‒1919 ; voir ici t.  II, p.  98‒99. 53.  Cf. S. N. C. Lieu, Manichaeism in the Later Roman Empire and Medieval China, Tübingen, 1992, p.  91‒92.

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qu’il ne faille y voir une allusion au nom de Mani, qu’Épiphane 54 rattache au terme syriaque : mânâ, qui signifie « réceptacle », « vase » ; le titre de l’ouvrage d’Adimante pourrait en ce cas avoir été « Mani » ou « Le vase de la vie », titre qui aurait pu être corrompu, peut-être délibérément, lors de la traduction en grec, car le terme μόδιος s’applique à « un objet utile, mais vulgaire » plutôt qu’à un vase élégant que l’on désigne par le terme σκεῦος 55. Quoi qu’il en soit de ces diverses hypothèses, il semble probable que Fauste, en recourant de façon récurrente à l’image du « vase », se réfère à l’usage qu’Adimante faisait de ce terme. III. Faus t e

t e n t é de dev e n i r

J u i f  ?

A. L’itinéraire de Fauste Revenons au développement autobiographique du Capitulum 19 : Fauste y expose comment, à la lecture de Mt 5, 17, il a été tenté de devenir Juif et comment son maître, c’est-à-dire Adimante, l’en a dissuadé : « Voilà ce qui me fait rendre d’incessantes actions de grâces à mon maître pour m’avoir retenu, alors que je glissais comme toi, en sorte que je suis aujourd’hui chrétien 56. De fait, moi aussi, lisant ce verset sans prendre garde, comme toi, j’ai failli me décider à devenir Juif  57. »

De fait, si l’accomplissement de la Loi suppose comme l’explique Fauste, que l’on soit d’abord Juif pour pouvoir devenir chrétien 58, la seule solution est d’opter pour le judéo-christianisme. Fauste souligne que « les Nazaréens » sont plus conséquents dans leur position que les catholiques. Il les décrit ainsi : « Pourtant, si c’était un de ces Nazaréens, que d’autres appellent des Symmachiens, qui m’avait objecté : “Jésus a dit qu’il n’était pas venu abolir la

54. Cf. Panarion, 66, 1, 4, cité par H.-C. P uech, Le manichéisme. Son fondateur. Sa doctrine, Paris, 1949, p. 113, n. 102. H.-C. Puech cite d’autres attestations de cette étymologie dans la littérature polémique ancienne. 55.  Cf. S. N. C. Lieu, Manichaeism in the Later Roman Empire and Medieval China, p. 92. 56.  Sur cette appellation, voir M. Tardieu, « Une définition du manichéisme comme secta christianorum », dans A. Caquot – P. Canivet (Ed.), Ritualisme et vie intérieure. Religion et culture, Paris, 1989, p.  167‒177. 57.  Contra Faustum 19, 5, CSEL  25/1, p. 501 : Quare indeficientes ego praeceptori meo refero gratias, qui me similiter labantem retinuit, ut essem hodie christianus. Nam ego quoque, cum capitulum hoc inprudens legerem, quemadmodum tu paene ieram in consilium Iudaeus fieri. 58.  Ibid., cité n. 47.

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Loi”, j’aurais quelque temps été embarrassé, ne sachant que lui répondre. Et non sans raison : l’homme se présenterait, en effet, rempli, corps et âme, de la Loi et des prophètes tout ensemble. Car ceux dont je parle portent la marque de la circoncision, observent le sabbat, s’abstiennent de porc et autres aliments de ce genre interdits par la Loi, tout en faisant profession de christianisme, trompés qu’ils sont, comme on peut s’en rendre compte, eux aussi, au même titre que toi, justement par le verset où le Christ a dit qu’il est venu non pour abolir la Loi, mais pour l’accomplir 59. »

M. Tardieu 60 a montré l’intérêt de ce témoignage de Fauste sur les Nazaréens et fait les remarques suivantes. Il faut tout d’abord bien distinguer le nom de Nazarei que Fauste donne aux judéo-chrétiens de celui de Symmachiani qui leur est donné par d’autres ; M. Tardieu montre que le terme Nazarei est « le calque latin du grec Ναζαραῖοι » qui lui-même dérive « du sémitique commun naṣara (araméen) < naṣaru (akkadien), qui signifie “garder”, “observer”, d’où naṣuraia, “les observants” en mandéen » ; le terme Symmachiani est « une dénomination hérésiologique d’origine grecque » qui signifie « ceux qui suivent Symmaque » 61. En second lieu, il faut noter que ces Nazaréens sont pour Fauste des chrétiens qui appliquent Mt 5, 17, puisqu’ils sont circoncis et observent les pratiques cultuelles juives, à la différence des catholiques qui, tout en admettant l’authenticité de Mt 5, 17, n’adoptent pas pour autant une pratique conforme à ce verset ; Fauste estime qu’il serait bien difficile de « se tirer de l’embarras que présente ce verset » avec de pareils adversaires, alors qu’il n’a rien à redouter du catholique qui n’est pas conséquent avec son exégèse de Mt 5, 17 62 . Une telle remarque est à rapprocher des origines historiques du manichéisme,

59.  Contra Faustum 19, 4, CSEL  25/1, p. 501 : Et tamen hoc si mihi Nazaraeorum obiceret quisquam, quos alii Symmachianos appellant, quod enim Iesus dixerit non se uenisse soluere legem, aliquantisper haesissem incertus, quid ei responderem. Nec inmerito ; ueniebat enim corpore atque animo simul lege obsitus ac prophetis. Nam huiusmodi, quos aio, et circumcisionem portant et obseruant sabbatum et porcina ac reliquis abstinent huiusmodi, quae praecepit lex, sub christiani quamuis nominis professione decepti etiam ipsi, ut intellegi datur, hoc ipso capitulo, quo et tu, quia Christus non ad soluendam legem se uenisse dixerit, sed ad inplendam. 60.  Cf. M. Tardieu, « Les Symmachiens de Marius Victorinus et ceux du manichéen Faustus », dans S. C. M imouni (Ed.), Le judéo-christianisme dans tous ses états, Actes du colloque de Jérusalem, 6‒10 juillet 1998, Paris, 2001, p.  322‒334 ; voir ici  p.  330‒333. 61.  Ibid., p.  330‒331. 62.  Contra Faustum 19, 4, CSEL 25/1, p. 501 : Quare cum talibus esset mihi non pusillum, ut dixi, certamen, donec capituli huius a me molestiam demolirer, tibi uero nequaquam congredi metuam nullis confiso uiribus et inpudentia potius lacessenti, ut facilius temptari me putem abs te quam cogi, ut credam dixisse Christum, quod nec te uideam credidisse.

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puisque Mani a été conduit à « rompre avec le judéo-christianisme baptiste babylonien de son milieu de formation 63 ». B. Un décalque de l’itinéraire de Mani G. Wurst  6 4 met en doute, pour sa part, la valeur autobiographique de l’affirmation de Fauste. Quoi qu’il en soit, il est du moins significatif que Fauste choisisse de présenter son itinéraire comme un « décalque de celui de Mani 65 », tel qu’il nous est raconté dans le Codex Manichéen de Cologne 66. Ce codex compile des traditions juxtaposées sur la vie de Mani, mises sous l’autorité de disciples qui sont mentionnés par leurs noms ou leurs fonctions ; son intention théologique est de montrer « que Mani fut véritablement inspiré » et « que l’inspiration est le fondement de sa mission et de sa fonction d’envoyé » 67. Selon ce récit, Mani a grandi dans une communauté elkasaïte : il est dit en effet que le fondateur de la secte est Alkasaïos 68 qu’il faut identifier à Elkasaï 69. Les membres de la commu63.  Cf. M. Tardieu, « Les Symmachiens de Marius Victorinus et ceux du manichéen Faustus », dans S. C. M imouni (Ed.), Le judéo-christianisme dans tous ses états, Actes du colloque de Jérusalem, 6‒10 juillet 1998, Paris, 2001, p. 332. Voir aussi A.  M assie , Peuple prophétique et nation témoin. Le peuple juif dans le Contra Faustum manichaeum de saint Augustin, Paris, 2011, p.  182‒184. 64. Cf. G. Wurst, « Fauste de Milève », Note complémentaire, dans Augustin, Contre Fauste le manichéen (livres 1-12), introduction, traduction et notes par I.  Bochet, J.-D. Dubois , M. Dulaey, A. M assie , P. M attéi, M.-Y. Perrin et G. Wurst, BA 19/A, Paris, à paraître. Selon G. Wurst, Fauste, en affirmant qu’il a été tenté de devenir Juif, entend seulement dire qu’il a été tenté de devenir catholique, puisque les catholiques sont des semiiudaei (Contra Faustum 33, 3, CSEL  25/1, p. 788). 65.  Cf. M. Tardieu, « Les Symmachiens de Marius Victorinus et ceux du manichéen Faustus », dans S. C. M imouni (Ed.), Le judéo-christianisme dans tous ses états, Actes du colloque de Jérusalem, 6‒10  juillet 1998, Paris, 2001, p. 329. 66.  Voir l’édition de L. Koenen – C. Römer , Der Kölner Mani-Kodex. Über das Werden seines Leibes, Opladen, 1988. Pour une présentation du Codex Manichéen de Cologne (CMC), voir J. van Oort, « Le Codex Manichéen de Cologne et son importance pour comprendre les origines du manichéisme », dans Fravahr PDF collection, 2014, http://www.fravahr.org/spip.php ?article544. Pour une traduction française des passages relatifs aux elkasaïtes, voir L. Cirillo, « Vie de Mani, codex manichéen de Cologne, 79‒93 ; 94‒100 », dans F.  Bovon – P. Geoltrain (Ed.), Écrits apocryphes chrétiens, Paris, 1997, p.  864‒872. 67.  Cf. M. Tardieu, « La chaîne des prophètes », dans Cahiers d ’A sie Centrale 1‒2  (1996), p.  357‒366 ; voir ici  p.  361‒362. 68. Cf. Codex Manichéen de Cologne 94,  10‒11. 69.  Cf. S. C. M imouni, « L’elkasaïsme à la lumière de la “Vita Mani” du Codex Manichaicus Coloniensis », dans Le judéo-christianisme ancien. Essais historiques, Paris, 1998, p.  308‒316 ; voir ici  p.  315. Voir aussi L.  Cirillo, Elchasai e gli Elchasaiti. Un contributo alla storia delle comunità giudeo-cristiane, Cosensa, 1984, p.  85‒108 ; « Elchasaiti e Battisti di Mani : i limiti di un confronto delle fonti »,

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nauté baptisaient leurs aliments pour les purifier et se baptisaient quotidiennement eux-mêmes pour se purifier 70. Ils suivaient les ordonnances et manières de vivre de leur loi, c’est-à-dire de la Loi juive 71. Ils observaient « le repos des mains », ce qui paraît se rapporter à l’observance du sabbat 72 . Le codex fait en outre référence à des écrits apocalyptiques juifs connus ou inconnus : l’Apocalypse d’Adam, l’Apocalypse d’Hénoch ou encore les « Apocalypses de Seth, d’Énosch et de Sem » 73. Si le Codex Manichéen de Cologne indique l’enracinement de Mani dans une communauté judéo-chrétienne, il témoigne également de sa rupture à l’égard de cette communauté baptiste. Dans le récit, Mani met en cause publiquement la valeur des purifications obtenues par les ablutions quotidiennes 74 . Il explique : « La purification sur laquelle il a été écrit est celle qui se fait par la gnose : la séparation entre lumière et ténèbres, entre mort et vie, entre eaux vivantes et eaux stagnantes ; et vous saurez que chaque chose est différente de l’autre et vous les préceptes du Sauveur, afin qu’il libère âme de la et de la destruction. Celle-ci en vérité est la purification très juste qu’il vous a été ordonné de réaliser 75. »

Mani récuse donc une purification purement extérieure, qui fait appel à des rites ; il prône la gnose, c’est-à-dire une révélation intérieure. Il abandonne donc la Loi, en déclarant que les enseignements et les rites de sa communauté ne proviennent pas « des commandements du Sauveur 76 », tant et si bien que certains disent de lui : « Veut-il aller chez les Grecs 77 ? » Comme le remarque M. Tardieu 78, le propos n’est pas récusé par Mani, dans L. Cirillo (Ed.), Codex Manichaicus Coloniensis, Atti del Simposio Internazionale (Rende – Amantea 3‒7 settembre 1984), Cosensa, 1986, p.  97‒139. 70. Cf. Codex Manichéen de Cologne 80,  1‒3 ; 80,  23‒83,  13 ; 88,  13‒15 ; voir J. van Oort, « Le Codex Manichéen de Cologne et son importance pour comprendre les origines du manichéisme », dans Fravahr PDF collection, 2014, http:// www.fravahr.org/spip.php ?article544 », p.  3. 71. Cf. Codex Manichéen de Cologne 20,  9‒11 ; 87,  16‒18 ; 89,  11‒13. 72. Cf. Codex Manichéen de Cologne 102,  15‒16 ; J. van Oort, « Le Codex Manichéen de Cologne et son importance pour comprendre les origines du manichéisme », dans Fravahr PDF collection, 2014, http://www.fravahr.org/spip. php ?article544 », p.  3. 73. Cf. Codex Manichéen de Cologne 48, 16‒60, 12. Cf. S. C. M imouni, « L’elkasaïsme à la lumière de la “Vita Mani” du Codex Manichaicus Coloniensis », dans Le judéo-christianisme ancien. Essais historiques, Paris, 1998, p. 315. 74. Cf. Codex Manichéen de Cologne 79,  1‒85,  12. 75.  Codex Manichéen de Cologne 84, 9 – 85, 4. 76. Cf. Codex Manichéen de Cologne 80,  6‒12. 77.  Codex Manichéen de Cologne 80,  16‒17. 78. Cf. « Une définition du manichéisme comme secta christianorum », dans A.  Caquot – P. Canivet (Ed.), Ritualisme et vie intérieure. Religion et culture, Paris, 1989, p. 173.

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ce qui est lourd de sens. Cette rupture avec la communauté elchasaïte le conduit à se retrouver seul, mais il est alors consolé par son Jésus céleste, son jumeau qui lui dit : « Non seulement à cette religion tu as été envoyé, mais à chaque peuple et à chaque école et à chaque ville et à chaque région. Car par toi cette espérance sera rendue manifeste et elle sera annoncée dans chaque pays et dans chaque région du monde et les hommes en grand nombre accepteront ta parole. Par conséquent, viens et voyage. Car je serai avec toi, ton aide et ton protecteur en tout lieu où tu proclames tout ce que je t’ai révélé 79. »

La rupture avec le judéo-christianisme va de pair avec la volonté de transmettre un message de salut pour tous. Ainsi, Fauste présente son itinéraire comme un décalque de celui de Mani: comme Mani, il se serait détaché du judéo-christianisme, après avoir été tenté d’y adhérer, car les Nazaréens lui paraissaient, de prime abord, ceux qui étaient fidèles à l’enseignement de Jésus venu, non pour abolir la Loi mais pour l’accomplir. Grâce à son praeceptor, il a compris qu’il fallait comprendre autrement Mt 5, 17 : la loi que Jésus vient « compléter » n’est pas la Loi juive, mais la loi donnée à Énoch, Seth et aux anciens justes ; loin d’accomplir la Loi juive, il l’a abolie. Fauste se proclame néanmoins « chrétien (christianus 80) » ; il juge que « les catholiques ne sont ni Juifs, ni chrétiens, mais à moitié Juifs (semiiudaei 81) et à moitié chrétiens (semichristiani 82) » 83. Autrement dit, il comprend le christianisme comme une foi exclusive du judaïsme ; Jésus lui-même est à situer, non dans la lignée des prophètes juifs, mais dans la chaîne des prophètes de l’humanité, dont les écrits manichéens donnent des listes diverses 84 . La nouveauté chrétienne est aux antipodes de la vétusté judaïque. En réponse à Fauste, Augustin s’efforce au contraire de faire apparaître la continuité dans la différence, entre Ancien et Nouveau Testament, entre judaïsme et christianisme. Ce qui le conduit à défendre contre Fauste le judaïsme : sa Loi et ses prophètes. Dire que la Loi « est devenue grâce et vérité » n’implique nullement son abolition, mais sa transformation : la grâce permet d’accomplir les préceptes moraux ; la vérité donne le sens des 79.  Codex Manichéen de Cologne 104,  12‒105,  7, trad. J. van Oort, dans « Le Codex Manichéen de Cologne et son importance pour comprendre les origines du manichéisme », dans Fravahr PDF collection, 2014, http://www.fravahr.org/spip. php ?article544 », p.  5. 80. Cf. Contra Faustum 19, 5, CSEL  25/1, p. 501, cité n. 57. 81. Cf. Contra Faustum 33, 3, CSEL  25/1, p. 788. 82. Cf. Contra Faustum 1, 2, CSEL  25/1, p. 251. 83. M. Tardieu, « La foi hippocentaure », dans P. R anson (Ed.), Saint Augustin, Paris, 1988, p. 60. 84.  Cf. M. Tardieu, « La chaîne des prophètes », dans Cahiers d ’A sie Centrale 1‒2  (1996), p.  363‒364.

JUDAÏSME ET CHRISTIANISME SELON FAUSTE

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préceptes cultuels qui avaient valeur de figures. Ce faisant, Augustin inscrit Jésus dans l’histoire du peuple juif, alors que le manichéisme prône une révélation anhistorique et se présente, comme le remarque M. Tardieu, comme « rejet du monde extérieur et approfondissement intérieur » : ce qui « pourrait expliquer sur le long terme l’échec d’une religion, qui s’avérait une utopie, dans la mesure où pour prétendre à l’universel, elle se refusait à tout enracinement culturel 85 ». Bibliographie P. A lfaric, Les écritures manichéennes, I. Vue générale ; II. Étude analytique, Paris, 1918‒1919. L.  Cirillo, Elchasai e gli Elchasaiti. Un contributo alla storia delle comunità giudeo-cristiane, Cosensa, 1984. L.  Cirillo, « Elchasaiti e Battisti di Mani : i limiti di un confronto delle fonti », dans L. Cirillo (Ed.), Codex Manichaicus Coloniensis, Atti del Simposio Internazionale (Rende – Amantea 3‒7 settembre 1984), Cosensa, 1986, p.  97‒139. L.  Cirillo, « Vie de Mani, codex manichéen de Cologne, 79‒93 ; 94‒100 », dans F. Bovon – P. Geoltrain (Ed.), Écrits apocryphes chrétiens, Paris, 1997, p.  864‒872. J. K. Coyle , Augustine’s « De moribus ecclesiae catholicae ». A Study of the Work, its Composition and its Sources, Fribourg, 1978. M.  Dulaey, « Jn  1,  16‒17 dans l’interprétation patristique », dans Graphè 10  (2001), p.  103‒123. P.  Fredriksen, Augustine and the Jews. A Christian Defense of Jews and Judaism, New York, 2008. I. Gardner (Ed.), The Kephalaia of the Teacher. The edited Coptic Manichaean Texts in translation with Commentary, Leyde-New York-Cologne, 1995. L.  Koenen – C. Römer , Der Kölner Mani-Kodex. Über das Werden seines Leibes, Opladen, 1988. S. N. C. Lieu, Manichaeism in the Later Roman Empire and Medieval China, Tübingen, 1992 A.  M assie , Peuple prophétique et nation témoin. Le peuple juif dans le Contra Faustum manichaeum de saint Augustin, Paris, 2011. S. C. M imouni, Le judéo-christianisme ancien. Essais historiques, Paris, 1998.

85. «  Une définition du manichéisme comme secta christianorum  », dans A.  Caquot – P. Canivet (Ed.), Ritualisme et vie intérieure. Religion et culture, Paris, 1989,p. 176.

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P.  Monceaux, « Le manichéen Faustus de Milev. Restitution de ses capitula », dans Mémoires de l ’Académie des inscriptions et belles lettres, Paris, 1924, p.  1‒111. H.-C.  Puech, Le manichéisme. Son fondateur. Sa doctrine, Paris, 1949. M.  Tardieu (Ed.), Les règles de l ’interprétation, Paris, 1987. M.  Tardieu, « La foi hippocentaure », dans P. R anson (Ed.), Saint Augustin, Paris, 1988, p.  52‒60. M.  Tardieu, « Une définition du manichéisme comme secta christianorum », dans A. Caquot – P. Canivet (Ed.), Ritualisme et vie intérieure. Religion et culture, Paris, 1989, p.  167‒177. M.  Tardieu, « La chaîne des prophètes », dans Cahiers d’Asie Centrale 1‒2  (1996), p.  357‒366. M.  Tardieu, « Les Symmachiens de Marius Victorinus et ceux du manichéen Faustus », dans S. C. M imouni (Ed.), Le judéo-christianisme dans tous ses états, Actes du colloque de Jérusalem, 6‒10  juillet 1998, Paris, 2001, p.  322‒334. J. A. van den Berg, Biblical Argument in Manichaean Missionary Practice : The Case of Adimantus and Augustine, Leyde-Boston, 2010. J.  van Oort, « Manichaean Christians in Augustine’s Life and Work », dans Church History and Religious Culture 90  (2010), p.  505‒546. J.  van Oort, « Le Codex Manichéen de Cologne et son importance pour comprendre les origines du manichéisme », dans Fravahr PDF collection, 2014, http://www.fravahr.org/spip.php ?article544. G. Wurst, « Bemerkungen zu Struktur und genus litterarium der Capitula des Faustus von Mileve », dans J. van Oort – O. Wermelinger – G. Wurst (Ed.), Augustine and Manichaeism in the Latin West, Proceedings of the Fribourg-Utrecht Symposium of the International Association of Manichaean Studies (IAMS), Leyde-Boston-Cologne, 2001, p.  307‒324.

L E LIVRE D’ISAÏE DANS DE FIDE CATHOLICA CONTRA IUDAEOS D’ISIDORE DE SÉVILLE : ANALYSE DE QUELQUES PASSAGES Jacques Elfassi Université de Lorraine – Metz

Abstract Study of the sources of some passages of Isidore of Seville’s De fide catholica which contain a quotation of the Book of Isaiah. The main source is Jerome’s commentary on the prophet, but Isidore also used other sources ; the most notable is Novatian’s De Trinitate, which until now was not known to have circulated in visigothic Spain. Résumé Étude des sources de quelques passages du De fide catholica d’Isidore de Séville qui comportent une citation du livre d’Isaïe. La source principale est le commentaire de Jérôme sur le prophète, mais Isidore a aussi utilisé d’autres sources ; la plus remarquable est le De Trinitate de Novatien, œuvre dont on ignorait jusqu’à présent qu’elle fût diffusée dans l’Espagne wisigothique.

En 2013, j’avais présenté dans le même contexte, c’est-à-dire dans un colloque organisé à Metz dans le cadre du projet de recherche « Judaïsme et christianisme et chez les Pères de l’Église », une communication consacrée au livre d’Ézéchiel dans le De fide catholica contra iudaeos d’Isidore de Séville 1. Comme je l’avais expliqué, j’avais choisi le livre d’Ézéchiel parce qu’il est peu commenté dans le De fide catholica : comme il y a peu de citations, il était possible de les analyser toutes. J’ai eu envie, cette année, de compléter ces observations en étudiant un autre livre prophétique dans le De fide catholica : Isaïe. Contrairement au livre d’Ézéchiel, Isaïe est très abondamment cité : d’après l’index des références bibliques composé 1. J. Elfassi, « Le livre d’Ézéchiel dans le De fide catholica contra Iudaeos d’Isidore de Séville », dans Connaissance des Pères de l ’Église 133  (2014), p.  35‒45. Comme ce travail antérieur, cette étude s’inscrit aussi dans le cadre d’un projet de recherche, dirigé par M. A. Andrés Sanz (Université de Salamanque) et financé par le Ministère espagnol de l’économie et de la compétitivité (projet FFI2012‒35134), sur « l’évolution des savoirs et sa transmission dans l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge latins ». Judaïsme et Christianisme chez les Pères de l’Église, éd. par Marie-Anne Vannier (JAOC 8), Turnhout 2015, p. 311-325. DOI 10.1484/M.JAOC-EB.5.110711 ©

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par E. Castro Caridad et F. Peña Fernández, il y a au total 166 citations ou allusions à Isaïe dans le De fide catholica 2 . Il était donc impossible de les étudier toutes : aussi me suis-je limité aux sept premiers chapitres de l’œuvre et plus précisément, dans ces sept premiers chapitres, aux quinze paragraphes qui commentent un verset d’Isaïe (dans le livre I, les paragraphes 1,  7‒8 ; 2,  3 ; 3,  2‒3 ; 4,  7‒13 ; 5,  1‒2 et 7,  2). Je ne prétends pas que ce corpus soit le plus représentatif, mais il est suffisamment large pour qu’on puisse en tirer des conclusions intéressantes, et suffisamment limité pour pouvoir être traité dans le cadre d’une communication de colloque. Cependant, avant d’entrer plus précisément dans l’étude de ce petit corpus, il importe de rappeler quelques données générales sur le De fide catholica 3. L’ouvrage comporte deux livres, le premier de contenu christologique et le second ecclésiologique : Isidore s’attache à montrer comment l’Ancien Testament annonce déjà la venue du Christ et la mission de l’Église. Seul le premier livre a bénéficié d’une édition critique, bien qu’en réalité cette édition, sans aucun stemma et avec un apparat rudimentaire, puisse difficilement être qualifiée de critique 4 . En outre, aucune étude systématique des sources n’a jamais été entreprise, et c’est ce qui m’a incité à esquisser quelques pistes de recherche dans ce domaine. En travaillant sur le livre d’Ézéchiel, j’étais ainsi parvenu à identifier trois types de sources : en premier lieu, la littérature antijuive de l’époque patristique, représentée par l’Aduersus Iudaeos de Tertullien et l’Ad Quirinum de Cyprien ; en second lieu, le Commentaire d’Ézéchiel par Jérôme, le seul commentaire complet d’Ézéchiel qu’Isidore pouvait connaître ; et enfin, de multiples autres sources, comme le Contra Faustum d’Augustin ou le commentaire de Jérôme sur Habacuc. Parviendrai-je à des conclusions semblables pour les citations d’Isaïe ? 2.  Voir E. Castro Caridad – F. Peña Fernández , Isidoro de Sevilla. Sobre la fe católica contra los judíos, Séville, 2012, p.  171‒172. Il faut même ajouter une référence : Is 65, 13 cité en II, 6, 9 : voir J. Elfassi, « Le livre d’Ézéchiel dans le De fide catholica contra Iudaeos d’Isidore de Séville », dans Connaissance des Pères de l ’Église 133 (2014), p. 35 n. 2. 3.  L’ensemble peut être lu dans la Patrologie Latine (PL 83,  449‒538). La seule traduction en langue moderne (en l’occurrence, en espagnol) est celle d’E. Castro Caridad et F. Peña Fernández, citée plus haut. Afin de ne pas multiplier les références bibliographiques, il suffit de mentionner un seul autre livre : W. Drews , The Unknown Neighbour. The Jew in the Thought of Isidore of Seville, Leyde-Boston, 2006. 4. Cette édition est due à V. P. Ziolkowski, The De fide catholica of saint Isidore, Bishop. Book I, Saint Louis, 1982 (Saint Louis University, Ph. D.). D’un point de vue philologique, la meilleure synthèse sur le De fide catholica est celle de M. A. A ndrés Sanz , « Isidorus Hispalensis ep., 5. De fide catholica contra Iudaeos », dans P. Chiesa – L. Castaldi (Ed.), La trasmissione dei testi latini del Medioevo. Mediaeval Latin Texts and their Transmission. Te.Tra. 2, Florence, 2005, p.  333‒338.

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W. Drews a montré que dans le De fide catholica II, 15,  6‒7, Isidore exploite Is 1,  13‒14 et 66,  23 sous l’influence de Tertullien, Aduersus Iudaeos IV, 1‒3 5 ; il a aussi établi que dans le De fide catholica II, 22, 1, Is 7, 9 fait partie d’une chaîne de citations bibliques qui remonte à Cyprien, Ad Quirinum I, 5 6. Le hasard fait que dans le corpus limité que j’ai choisi, on ne repère aucun emprunt à l’Aduersus Iudaeos de Tertullien et à l’Ad Quirinum de Cyprien, mais cela ne signifie donc pas que ces deux œuvres n’aient pas été utilisées par Isidore dans ses citations d’Isaïe. La source principale est le commentaire de Jérôme sur Isaïe 7, ce qui est attendu, puisque le commentaire hiéronymien est le seul qu’Isidore pouvait avoir à sa disposition sur le prophète. Le De fide catholica comporte plusieurs emprunts évidents à l’œuvre de Jérôme, par exemple le paragraphe I, 9, 13, qui en reprend de manière presque littérale plusieurs lignes 8. Dans notre corpus, les parallèles sont moins évidents, mais ils n’en sont que plus intéressants. Le rapprochement le plus net, ou plutôt le moins obscur, se trouve dans le De fide catholica I, 7, 2 : l’interprétation d’Is 65, 9 identifiant la descendance de Jacob et de Juda avec le Christ vient probablement de Jérôme, Commentarii in Isaiam XVIII, 8 (ad v.  65,  9‒10). En effet, on peut relever deux autres points communs entre Jérôme et Isidore : l’association des deux versets Is 65, 9 et Is 1, 9, et, dans Is 1, 9, la variante Dominus Sabaoth (la Vulgate a Dominus exercituum) 9. Un autre emprunt assez net se trouve aux paragraphes 1 et 2 du chapitre 5. Isaïe (9, 6) évoque un enfant qui délivrera le peuple, et Jérôme comme Isidore voient dans ce verset une annonce du Christ. De manière plus précise, Jérôme interprète la phrase factus est principatus eius super humerum eius (« il a reçu le pouvoir sur son épaule 10 ») comme une allusion à la croix portée par le Christ : crucem suam ipse portauerit 11. La reprise d’Isidore, ici, est presque littérale : crucem propriis humeris ipse portauit. Mais alors 5. W. Drews , The Unknown Neighbour. The Jew in the Thought of Isidore of Seville, Leyde-Boston, 2006, p. 68. 6. W. Drews , The Unknown Neighbour. The Jew in the Thought of Isidore of Seville, Leyde-Boston, 2006, p. 69. 7.  Édition utilisée : R. Gryson et alii, Commentaires de Jérôme sur le prophète Isaïe, Fribourg-en-Brisgau, 1993‒1999. 8.  Voir E. Castro Caridad – F. Peña Fernández , Isidoro de Sevilla. Sobre la fe católica contra los judíos, Séville, 2012, p. 69 n. 82. 9.  Le texte d’Is 65, 9 présente une autre petite variante chez Isidore : possidentes au lieu de possidentem dans la Vulgate (et dans le commentaire de Jérôme). Mais d’après la lecture de l’apparat de V. P. Ziolkowski, The De fide catholica of saint Isidore, Bishop. Book I, Saint Louis, 1982 (Saint Louis University, Ph. D.), p. 52, le pluriel se trouve dans un seul manuscrit ancien, alors que le singulier est attesté dans tous les autres témoins collationnés ; il faut probablement adopter la leçon possidentem. 10.  Littéralement « son principat a été établi sur son épaule ». 11.  Jérôme , Commentarii in Isaiam III,  32 (ad v.  9,  6‒7).

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que Jérôme donne deux interprétations de cette phrase (soit c’est une annonce de la croix, soit l’épaule signifie la force du bras), Isidore retient seulement la première et surtout il en ajoute une autre : Pilate a fait écrire le titre de roi sur les épaules du Christ. Les paragraphes 2 et 3 du chapitre 3 montrent la même indépendance à l’égard de Jérôme. Isidore y exploite deux textes hiéronymiens : Commentarii in Isaiam XII, 3 (ad v.  41,  1‒7) et XII, 21 (ad v.  45,  1‒7). Dans le premier passage, Jérôme signale que certains voient dans Cyrus, plutôt que dans le Christ, l’instrument de Dieu évoqué au début du chapitre 41 d’Isaïe. La façon dont Isidore oppose le Christ à Cyrus qui est « dédié à l’idolâtrie » (idololatriae deditus) rappelle la façon dont Jérôme oppose Cyrus au Christ et à la condamnation des idoles (idolorum condemnatione). Le syntagme Cyri regis Persarum chez Isidore semble aussi reproduire Cyrum regem Persarum chez Jérôme, mais ce parallèle est peu significatif car l’expression est banale. Le texte du De fide catholica fait aussi allusion, de manière plus claire, au commentaire par Jérôme du verset 45, 1, où le moine de Bethléem explique que de nombreux Grecs lisent Christo meo Domino plutôt que Christo meo Cyro. Toutefois, Jérôme précise qu’il s’agit d’un contre-sens, dû à la proximité, en grec, entre Κύριος, le Seigneur, et Κῦρος, Cyrus. Au contraire, Isidore, bien qu’il adopte le texte de la Vulgate Christo meo Cyro, justifie la variante Christo meo Domino. Bien qu’il s’inspire de Jérôme, il l’utilise donc de manière paradoxale, puisqu’il lui fait dire presque le contraire de ce qu’il a dit. L’hypotexte hiéronymien est encore plus lointain aux paragraphes 4,  11‒13. Au paragraphe 11, l’interprétation du Sanctus crié trois fois comme allusion à la Trinité vient probablement de Jérôme, Commentarii in Isaiam III, 4 (ad v. 6, 2‒3). Si on peut émettre cette hypothèse avec un certain degré de vraisemblance, c’est non seulement en raison de l’importance du commentaire hiéronymien dans les sources du De fide catholica, mais aussi parce que ce passage précis de Jérôme est repris presque littéralement par Isidore dans les Étymologies (VII, 5, 33) 12 . Mais par ailleurs, la formulation du De fide est très éloignée de celle de Jérôme : alors que dans les Étymologies, mysterium Trinitatis in una diuinitate demonstrent est à peine transformé en Trinitatis in una diuinitate demonstrat mysterium, dans le De fide la phrase devient demonstrata est in deitate trium personarum significatio. Au paragraphe 12, l’interprétation d’Is 45, 14‒15 Tu es Deus, et in te est Deus comme allusion au Père et au Fils vient probablement du moine de Bethléem (Deus in quo Deus est, Dominus noster Iesus Christus 13), mais le texte hiéronymien est complètement réécrit. Enfin, au paragraphe 13, le lien établi entre l’unité de Dieu Père et Fils et le verset d’Is 45, 15 uere tu 12.  Source bien identifiée par J.-Y. Guillaumin – P. Monat, Isidore de Séville. Étymologies. Livre VII. Dieu, les anges, les saints, Paris, 2012, p.  197 [= p.  70] n.  9. 13.  Commentarii in Isaiam XIII, 4 (ad v.  45,  14‒17).

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es absconsus Deus ne peut se comprendre que grâce à l’explication fournie par Jérôme 14 : Dieu est appelé caché parce qu’il a pris une apparence corporelle (Deus appellatur absconditus propter assumpti corporis sacramentum) ; mais là encore, il n’y a aucune véritable coïncidence textuelle entre Jérôme et Isidore. Finalement, le lien entre les deux auteurs est encore plus lâche aux paragraphes 7 et 8 du premier chapitre. Isidore reprend l’exégèse hiéronymienne d’Is 66,  7‒9 15, qui voit dans l’enfant évoqué par le prophète une annonce du Christ et dans les « ennemis » du Seigneur les « ennemis du Christ » (Jérôme parle des inimici Christi, sans désigner explicitement les Juifs, contrairement à Isidore). Mais pour le reste, le développement isidorien est original : on ne trouve pas chez Jérôme la longue explication sur l’engendrement du Fils par le Père. Les analyses qui précèdent confirment donc les conclusions que j’ai déjà tirées en étudiant les extraits du livre d’Ézéchiel dans le De fide catholica. Certes Isidore est obligé d’utiliser les commentaires de Jérôme car, pour Ézéchiel comme pour Isaïe, ce sont les seuls qu’il avait à sa disposition, mais il montre à l’égard de son prédécesseur une grande indépendance, non seulement dans la forme, mais aussi sur le fond. En commentant Ézéchiel, Isidore a d’ailleurs pris soin de compléter sa source principale par de multiples autres sources ; il en est de même pour Isaïe. En l’occurrence, dans le corpus fixé pour cette communication, les deux sources complémentaires sont le De spiritu sancto de Fauste de Riez et le De Trinitate de Novatien. Ce sont les paragraphes 7 à 11 du chapitre 4 qui empruntent à Fauste, et cet emprunt ne fait aucun doute, car il est long et parfois littéral : par exemple, la phrase aequalitatem sub quadam mysterii lance librauit et le parallélisme cooperatio potentiae et unitas substantiae (paragraphe 9) sont repris tels quels de l’évêque de Riez. Toutefois, Isidore est loin d’être servile à l’égard de son modèle. Il recopie certaines phrases, mais parfois il se limite à quelques mots seulement : dans le paragraphe 11, il reprend seulement l’expression trina repetitione persultat, et il sépare nettement le verbe persultat du syntagme trina repetitione. D’autre part, il réordonne totalement l’argumentation de Fauste. Les paragraphes  7‒9 sont empruntés au chapitre I, 8 du De spiritu sancto de Fauste, alors que les paragraphes 10‒11 reprennent le chapitre I, 7, et à l’intérieur même des trois paragraphes 7‒9, le développement du paragraphe 9 précède chez Fauste celui des paragraphes 7‒8 16. Autrement dit, si Isidore avait suivi l’ordre de Fauste, les paragraphes 14.  Dans le même chapitre du commentaire sur Isaïe : XIII, 4 (ad v.  45,  14‒17). 15.  Jérôme , Commentarii in Isaiam XVIII, 23 (ad v.  66,  7‒9). 16.  Les paragraphes  7‒8 d’Isidore correspondent, dans l’édition de Fauste par A.  E ngelbrecht, Fausti Reiensis et Ruricii opera, Vienne, 1891 (CSEL  21), au développement de la p. 114 l. 8‒21 ; et le paragraphe 9, à celui des p. 113 l. 23-p. 114 l. 7.

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10‒11 auraient dû précéder le paragraphe  9 qui lui-même aurait dû être placé avant les paragraphes  7‒8. W.  Drews a souligné un autre point très intéressant dans le paragraphe 8 17 : Isidore, en citant le verset Is 42, 1, utilise le mot puer, alors que la Vulgate, pour traduire l’hébreu ‘eved, emploie seruus, « serviteur ». Puer est une traduction du grec παῖς qu’on trouve dans les Septante, il remonte donc probablement à une Vielle Latine. Bien que παῖς et puer aient le double sens de « fils » et de « serviteur », Fauste et Isidore retiennent uniquement le sens de « fils », car il leur permet de donner une interprétation trinitaire du verset biblique. W. Drews en tire la conclusion qu’Isidore, en choisissant une variante nettement différente de l’hébreu, n’a manifestement pas fait l’effort d’adapter son argumentation à un éventuel lectorat juif. Mais ce passage illustre aussi la liberté que le Sévillan manifeste vis-à-vis du texte biblique : il n’hésite pas, dans certains cas, à s’écarter de la Vulgate et à chercher chez les Pères une autre version de la Bible qui colle davantage à son propos 18. C’est la première fois qu’on repère un emprunt au De spiritu sancto de Fauste dans le De fide catholica, mais sa présence dans la bibliothèque d’Isidore était déjà connue : en effet, c’est une des sources du De ecclesiasticis officiis (II, 25, 5) et des Étymologies (VII, 3,  8 ; 3,  23‒26 ; 4,  2 et 4,  5). Beaucoup plus surprenante, en revanche, est la source du paragraphe 2, 3 : le De Trinitate (31, 2) de Novatien, qu’Isidore reprend de manière littérale 19. En effet, jusqu’à présent on ne connaissait aucune trace de ce texte ni chez Isidore, ni même chez aucun auteur de l’Espagne wisigothique 20. Au Moyen Âge, le De Trinitate fut très peu diffusé : on n’en a conservé aucun manuscrit, à l’exception d’un très bref extrait, mis sous le nom de Tertullien, dans un florilège copié au début du Xe siècle. Attribué aussi à Tertullien, le traité faisait partie d’un corpus (le corpus Corbeiense), dont on a plusieurs traces (à Cologne au IXe siècle, à Corbie au XIe siècle et dans trois manuscrits qui ont servi aux éditeurs de Novatien au XVIe siècle), 17.  Voir W. Drews , The Unknown Neighbour. The Jew in the Thought of Isidore of Seville, Leyde-Boston, 2006, p.  58‒59 (W.  Drews n’a pas vu que la source d’Isidore était Fauste, mais cela n’enlève rien à la pertinence de son analyse). 18.  Voir les remarques de W. Drews , The Unknown Neighbour. The Jew in the Thought of Isidore of Seville, Leyde-Boston, 2006, p. 58, qui cite à juste titre Etym. IX, 1, 3. 19.  Dum sacrae natiuitatis eius arcana nec Apostolus dicit, nec propheta comperit, nec angelus sciuit, nec creatura cognouit (Isidore)