Journal d'un Voyage en France (P.O.L) (French Edition)
 2010067819, 9782010067815

Table of contents :
Mardi 15 avril 1980
INDEX GÉOGRAPHIQUE
INDEX DES PERSONNES, DES PERSONNAGES ET DES OEUVRES

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DU MtME AUTEUR

Passage, Editions Flammarion, collection « Textes

»,

1975.

Travers (avec Tony Duparc), Editions Hachette/P.O.L., 1978 Tricks, Editions Mazarine, 1979. Buena Vista Park, Editions Hachette/P.O.L., 1980.

Passage et Travers constituent avec Echange, de Denis Duparc (Editions Flammarion, collection « Textes », 1976) les trois premiers volumes des Eglogues, trilogie en quatre livres et sept volumes.

RENAUD CAMUS

JOURNAL D'UN

VOYAGE EN FRANCE

HACHETTE P.O.L

Photographie de couverture : Marie Collier, La robe bleue, (Suzanne et Jean avec une femme non identifiée, en costume paysan, aux Roches Tuilières et Sanadoire, Puy de Dôme, 1908.) ©

HACHETTE,

1981

Pour Jérôme et Pamela V., en souvenir des montagnes de l'Hérault.

Nam venreor seu stipes habet desertus in agris seu vetus in trivio florida serta lapis. Tibulle, Première Elégie

Orléans, Beaugency, Notre-Dame de Cléry Vendôme, Vendôme! Comptine du temps de Charles VII

Et je contemple les plans de certaines villes de second rang, Et leur description succincte, je la médite. V. Larbaud, Les Poésies de A. O. Barnabooth

Que fantasme un écrivain, de son livre en projet? un titre? un sujet? une histoire? une forme? un procédé? une démonstration à faire? un volume? une couverture? le signe qu'il lui fera un jour aux vitrines des libraires? une dédicace à quelqu'un qu'il aime? le sourire d'approbation d'un maître? J'ai fantasmé, et je décide ici, un temps d'écriture, ou plutôt deux. Temps court, d'abord, dates limites d'un « journal » : 15 avril15 juin. Le choix de cette période, avec celui du genre« journal » et du cadre « France », a été premier dans l'idée de ce livre. C'était il y a deux ans, un jour de juin. Je revenais de Montpellier, en voiture, et me dirigeais vers Clermont. Au mont Aigoual, d'où j'avais espéré apercevoir encore confusément la mer, comme on me l'avait dit possible, il faisait, à cinq heures de l'après-midi, presque complètement nuit. De lourds nuages noirs ont éclaté en grêle sur l'observatoire, qui ressemble si curieusement au repaire crénelé d'un victorien savant fou. Mais plus loin, alors que je roulais vers Florac, le ciel, comme dans un changement à vue, s'est dégagé d'un seul coup. C'était après l'orage une journée nouvelle, offerte et plus précieuse d'être sans place assignée dans les calendriers. Avant la vallée du Tarnon, sur le plateau encore, les genêts étaient tout en fleurs, par fantasques foisonnements massifs. La pluie avait exhalé toutes les odeurs lourdes de la terre au printemps sur sa fin. J'étais dans une tumultueuse exaltation de bonheur. Et j'ai pensé alors qu'il me plairait d'écrire un livre sur la France, sur les paysages de France et sur leur saison la plus belle, celle-là, entre le fracas de Pâques et celui de l'été. Plus tard, le charme d'un titre, Le Voyage d'hiver, m'incita presque à changer de projet. Il avait pour lui, outre son euphonie, d'évoquer pour 11

moi l'une de mes grand-mères, qui ne plaçait presque rien aussi haut, en musique, que le cycle de Schubert : et la France est nécessairement, sans doute, pour un Français, liée à la pensée des parents, vivants ou morts. Mais ces mots avaient déjà beaucoup servi, et puis l'hiver il ferait froid, beaucoup d'endroits seraient impossibles d'accès et la nuit, à cinq heures, serait la vraie. Sans compter que les campagnes glacées et les arbres sans feuilles et les fumées des villages isolés sous un ciel bas confèrent au voyage, peu ou prou, une allure de pèlerinage, de quête spirituelle ou de soi-même qui n'était pas dans mon dessein. Non, s'en tenir au printemps, à son luxe, à sa lumière, à sa profusion. L'un des problèmes de la forme « journal », et du journal de voyage en particulier, c'est la rivalité à laquelle s'y livrent, par force, l'écriture et la vie. Plus nombreuses les expériences, plus brèves les « entrées ». Plus à dire, moins de temps pour écrire. D'où la nécessité d'ajouter, à la période courte du voyage même et de la notation, une période plus longue dévolue à l'indispensable mise en ordre, au développement, au commentaire éventuellement. Et puisque j'ai précisé la première, je fixerai aussi la seconde. D'ailleurs le contrat avec l'éditeur, quant à lui, prévoit que le manuscrit doit être remis le 31 décembre 1980. Comme ce volume ne sera pas mince, probablement, et que je compte bien m'accorder, cet été, quelques vacances, on voit que le dessein implique un far presto, une écriture rapide, profuse comme les feuillages de juin, ou même, à prendre le terme, comme je le fais volontiers, dans son acception théorique et moderne, pas d' « écriture » du tout : ce qui ne signifie nullement que le narrateur, à son style et à sa correction, ne porte aucune attention, mais seulement que les mots, sous sa plume, ne sont alors que des instruments, qu'ils le servent au lieu de le mener. Le signifiant, dirait-on sur un autre mode, n'est pas ici générateur, sauf, peut-être, éventuellement, par automatisme d'habitude et parce que Sens, après tout, ou Romans, m'attirent surtout par leur nom.

*** La beauté d'un paysage, je l'ai dit, m'a donné d'abord l'idée de ce livre. Je ne crois pas l'amour des lieux si répandu, au fond, qu'on se plairait à nous le faire croire, et m'étonne toujours, et m'agace, du peu d'attention que suscitent, et si courte, en général, au détour d'une route, un beau panorama sur une longue vallée aux plans bien marqués, la courbe solennelle d'un fleuve, l'échelonnement de collines bleutées sertissant une église romane, un hameau, une ferme auprès d'un bosquet. Je ne sache personne, non plus, sauf ma mère et un ami aujourd'hui exilé, perdu de vue, qui soit en voyage au diapason de mon enthousiasme, de ma curiosité, de ma frénésie à voir encore, la nuit

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presque tombée, et même au-delà, parfois, à la lumière des phares, un château perdu dans des bois, à suivre encore un chemin, à faire encore un détour. Je suis incapable de reconnaître dix espèces d'arbres ou de fleurs, un orme d'un hêtre, un lupin d'une digitale, le chant d'un merle de celui d'une grive et n'était Chateaubriand à Montboissier, je me demanderais même, écrivant ceci, si les grives ont un chant. J'ignore tout des sols, des travaux de la terre, des semences, des moissons, des vendanges. Les folklores m'ennuient, et « l'artisanat d'art », et le sort des patois. Les problèmes économiques des régions ne suscitent en moi qu'une curiosité d'emprunt, honteuse, fabriquée, précaire. Mon sentiment géographique, pour reprendre le titre du récit, si beau, de Michel Chaillou, est purement culturel, et tout archaïque : lié à des noms, à des associath;ms souvent erronées, à des souvenirs de lecture, à des épisodes historiques, des anecdotes familiales, des visages qui s'estompent, d'intimés vésanies. Mallarmé devait tirer cette sonnette à la grille quand de l'hôtel Splendid il allait rendre visite, dans sa villa de Royat, à Méry Laurent sa maîtresse. Ce château inhabitable à la forme cocasse, que les gens du pays surnommaient La Marmite, servit d'asile glacial à Joséphine répudiée, quand Napoléon accueillait Marie-Louise. Dans ce jardin de Saint-Affrique une amie de mon autre grand-mère regretta cinquante ans un fiancé qui l'adorait et qu'elle avait refusé d'épouser, parce qu'il avait sept ans de moins qu'elle. Un hypothétique ancêtre a été guillotiné à Feurs, en 93. Peut-être Jacqueline allait-elle en classe dans cette école d'Epinal? Pierre, il y a dix ans, m'envoyait ses doléances de Lons-leSaunier, où il faisait son service militaire. Dans le cloître de SaintMichel-de-Cuxa transporté à New York, à la pointe nord-ouest de Manhattan, j'ai rencontré, un dimanche de décembre, un camarade d'Oxford dont j'avais fait la connaissance à l'occasion d'un très fâcheux incident (on enchaîne sur l'incident). Etc. Et pourtant, tel qu'il est, purement romanesque, en somme, ce sentiment continue d'encourir l'approbation du public. Le goût des lieux a bonne presse. C'est là, pour l'écrivain, un grave danger. Car d'aller contre la doxa, qu'elle ait tort ou qu'elle ait raison, toujours décante le style, tandis que de la flatter laisse sans défense contre l'excès de l'expression, la complaisance, l'obscénité. Dire son amour des garçons, de leurs corps, raconter ses dragues, relater dans le moindre détail une expérience sexuelle est encore, quoi qu'on en ait pu dire, assez peu approuvé des contemporains pour que le langage qui s'y emploie bénéficie d'emblée d'une certaine fraîcheur. Mais dire l'émotion qu'inspirent un site, un ciel, la lumière d'un matin ou d'un soir, voilà que menacent de bien plus près le vulgaire et le poisseux. C'est là une des inquiétudes que je ressens au moment de prendre la route et la plume. 13

••• Si j'ai tenu à ce que cette préface, contrairement à la tradition, soit écrite avant le livre qu'elle précède, c'est afin que le lecteur, mon compagnon dans ce voyage, puisse juger un jour avec moi de l'inévitable écart, et souhaitable s'agissant d'un travail qui fait si large la part de l'aléa, entre le projet et sa réalisation. Les points exceptés que j'ai précisés plus haut, de ce que sera ce livre je ne sais rien, non plus que de mon itinéraire à travers ces deux mois. Il n'est pas impossible que je m'écrase contre un arbre, ou au fond d'un ravin. Mais même à négliger ces hypothèses pathétiques, que d'incertitudes! Quels seront mes chemins? A quelles villes toucherai-je? Qui vais-je rencontrer? Qu'aurai-je envie de noter au passage? Et tant d'autres questions ! Cette chose encore sans forme, cette œuvre à faire, je ne puis la circonscrire qu'à délimiter, de précédents épars, le champ de mon désir la concernant : lieu qui vaguement s'inscrirait entre les classiques journaux de voyage, celui de Stendhal ou celui de Flaubert, les guides touristiques, les guides des hôtels et des restaurants, pourquoi pas, la chronique, le tableau des mœurs de ce temps, Amiel, les Mythologies, les Essais, que sais-je, les Nuits attiques. Mais si non sans imprudence j'invoque ici ces exemples pour la plupart augustes, ce n'est pas, on s'en doute, pour être jugé à leur aune, mais pour me placer, au contraire, sous leur protection.« Je ne me compare pas, disait Barthes parlant de Proust ou de Kafka, je m'identifie. » A gigantesque fortiori, moi non plus, moi aussi.

Paris, le 13 avril 1980. Les précautions dont on vient de subir l'exposé n'étaient que trop nécessaires. Du terrain plus haut suggéré, ce journal n'occupera, c'est maintenant certain, qu'une infime parcelle. Quant au temps« de mise en ordre et de commentaire », il sera à peine plus long que le temps du voyage et de la notation. Maladie, vacances, plaisirs, minces affaires, travaux urgents à la traverse, je ne me remettrai à la tâche que demain : trois mois et une semaine avant la fin de l'année et l'expiration des délais impartis à ce projet. En fait, il serait assez satisfaisant pour l'esprit, ou du moins pour le mien, qu'à chaque journée de voyage correspondît exactement une journée de rédaction définitive. J'en retirerais aussi l'avantage de quelques loisirs. Si je précise ici ces différents points, ce n'est pas pour excuser d'avance les faiblesses de cet ouvrage sur la rapidité de son exécution. C'est par un souci, en l'occurrence, de réalisme absolu. Car le réalisme, à l'accoutumée, ne porte que sur le récit. J'aimerais qu'il porte aussi, dans ces pages, sur l'écriture. 14

Paris, le 24 septembre 1980.

Ceux des passages entre crochets qui sont en italiques ont été ajoutés au texte pendant sa mise au net, à l'automne 1980. Ceux qui sont en petites capitales sont des additions effectuées lors de la relecture finale, de la fin janvier 1981 à aujourd'hui. Paris, le 17 février 1981.

ATlANTIIJIJE

MER MIDITERRANIE

.

100km

Mardi 15 avril 1980. Dix heures et demie. Ça commence bien! Ce journal de voyage va s'ouvrir par une journée sur place : el voyage que narro es... autour de ma chambre. Premier changement de plan, en effet : J'ai été invité, à l'occasion de la sortie de Buena Vista Park, à participer ce soir à une émission de FranceCulture et P.O.L. a accepté pour moi, de sorte que je ne pourrai prendre la route que demain. Levé à l O heures, assez fatigué. Dennis et moi nous étions couchés vers 2 heures, avions fait l'amour assez longuement et nous étions endormis sans difficulté. Mais à 5 heures j'étais réveillé, selon un modèle d'insomnie qui se répète chez moi depuis des semaines et qui est particulièrement pénible parce que j'hésite beaucoup, au petit matin, à prendre un somnifère ou un calmant. J'ai avalé pourtant un Valium et me suis rendormi vers 7 heures, mais d'un sommeil assez agité, plein de rêves dont je me souviens seulement qu'ils étaient peu agréables, justement du fait de Dennis. Il fait beaucoup moins beau que les jours derniers, mais pas trop mauvais tout de même. D. est dans la salle de bains. J'ai feuilleté, en buvant du thé, un exemplaire de Letters, de John Barth, qu'il a rapporté hier de New York. Il a aussi rapatrié notre exemplaire de La Chambre claire, qu'il avait emporté avec lui, le matin du jour où Roland est mort. Et à tourner les pages de ce livre j'ai constaté encore, ce que tout le monde d'ailleurs a souligné depuis trois semaines, combien d'éléments y pointent vers la mort. J'ai sous les yeux, sur la table où j'écris ceci, un portrait de Roland, reçu hier de François Lagarde, un photographe de Montpellier. 19

Le regard est tourné vers une fenêtre, mais sans curiosité aucune, l'expression triste, l'attitude résignée. C'est l'air des cartes dans Carmen: - La mort, la mort, la mort, toujours la mort ! D. a également apporté des Etats-Unis, également sur ma table, States of Desire, d'Edmund White, « travels in gay America ». J'avais craint un moment que le projet de White, faire un livre d'un voyage à travers son pays, ne soit très proche du mien, mais il s'agit surtout, à première vue, de la relation de rencontres avec des homosexuels des différents Etats, quasiment sous forme d'interview quant à leur mode de vie. Dans le petit appartement sont épars les bagages de D., à peine défaits, et les éléments des miens à faire. Bruits d'eau dans la baignoire. Sur France-Musique, la sonate op. posthume D. 812, pour quatre mains, par Anne Queffelec et Imogen Cooper. J'avais donné à D., il y a de nombreuses années, une petite photographie en couleurs représentant la vue extraordinaire qu'on avait de ma chambre d'étudiant, jadis, rue du Bac déjà, mais plus au sud, vers le square Chateaubriand. Cette chambre était au dernier étage d'une maison très laide, moderne, mais qui, pour n'être pas sur la rue elle-même, avait échappé aux limitations de hauteur, de sorte que le regard embrassait de là tout Paris. [Interruption. Coup de téléphone d'Eva B. Elle me demande si je connais l'existence des bourses qu'offre aux artistes, y compris les écrivains, la ville de Berlin, et elle me conseille d'y être postulant. Elles sont, dit-elle, très généreuses. Mais je dois détenir le record du monde d'échecs au prix de Rome, et constituer encore un dossier m'ennuie. Et puis Berlin ni l'Allemagne ne m'attirent outre mesure, sauf pour une semaine.] La photographie avait été prise dans la direction de l'ouest, au moment le plus opulent du printemps. On y voyait, jusqu'au dôme des Invalides, les arbres immenses de ce qui paraissait un unique jardin, en fait celui des Missions étrangères, celui de l'ambassade d'Italie, celui de l'hôtel Matignon. D. a fait à New York un très large agrandissement Xerox de ce petit cliché, et j'ai cela aussi sous les yeux, son bord passé sous le cadre du dessin de Twombly, That inlet of severe magnificence.

Midi et quart. A l'émission de Bernard Deutsch, « Les auditeurs ont la parole, » un invité qui « travaiUe dans l'industrie du tourisme » parle de voyages comme de produits: « C'était un tout petit produit, quatre jours en Italie. » Dans une agence de voyages, récemment, j'ai entendu aussi article : « Nous avons un autre article, sur les Baléares, les hôtels sont de meilleure catégorie, mais évidemment c'est un peu plus cher ... » Une heure et demie. Est-ce de bon augure? Je viens de recevoir, par 20

téléphone, une déclaration de quelqu'un que j'ai vu trois fois,étdont le trait le plus pittoresque est d'avoir un père commissaire de police. J'ai répondu consciencieusement, comme il m'avait été fait, il y a quinze ans, dans des circonstances tout à fait symétriques, que l'amour, voyons, c'était autre chose que cela, et que le temps aurait tôt fait de le montrer. [25 septembre 1980. Coïncidence, j'ai passé la nuit dernière avec ce garçon, que j'avais à peine revu entre-temps. Il s'est levé très tôt, parce qu'il devait recevoir à 9 heures la visite d'un expert, en vue de procéder chez lui à une surface corrigée. Il vient de m'appeler: « Tu sais, j'aurais pu rester dormir avec toi.

C'était une bonne femme, elle est arrivée à midi. »] Six heures moins vingt. V.D. strikes again. Les lecteurs romantiques peuvent allégrement sauter cet épisode naturaliste. [RELECTURE, 3 janvier 1981. MON tDITEUR SOUHAITERAIT QUE CE SOIT MOI QUI M'EN ABSTIENNE; ET QUE NOUS EN FASSIONS L'tCONOMIE : IL RISQUERAIT D'INCITER LE ~ECTEUR CHOQUt ÀLÂCHER LÀ CE LIVRE. JE RECONNAIS QU'IL EST MALENCONTREUSEMENT SITUt. MAIS LE RETIRER MOI-MtME SERAIT ME RANGER À DES OPINIONS QUE JE NE PARTAGE EN RIEN, CONFIRMER DANS SON ABSURDE STATUT DE TABOU UN CHAMP DU DISCOURS ET DE L'EXPtRIENCE QUI VRAIMENT N'EN MtRITE PAS TANT, ET DANS SON EFFRAYANTE IMAGE, HtRITtE D'AUTRES SIÈCLES, UNE MALADIE QUE LA SCIENCE ASU RENDRE INSIGNIFIANTE. ASSEZ DE VRAIS MONSTRES NOUS ASSAILLENT POUR QUE NOUS N'ALLIONS PAS JOUER À NOUS EFFRAYER D'IMAGINAIRES FLtAUX. CE N'EST PAS DE GAIETt DE CŒUR QUE J'ASSUME UNE FOIS DE PLUS LA VULGARITt D'UNE PROVOCATION QUAND RIEN N'EST PLUS tLOIGNt DE MON DtSIR. ICI COMME AILLEURS, SI JE NE VOIS AUCUNE RAISON DE DISSIMULER, CE N'EST NULLEMENT PAR BRAVADE, C'EST PAR CONVICTION DU DtFAUT D'IMPORTANCE DE CE QU'ON VEUT FASTIDIEUSEMENT, TOUJOURS, tRIGER EN SECRET. Néanmoins, les détails de l'incident risquant de paraître peu ragoûtants à plus d'un, je renouvelle, en insistant, ma proposition aux cœurs sensibles d'une abstention, et l'assortit d'un rendez-vous proposé page 23.] Voici : j'ai trouvé en sortant de chez moi, vers deux heures, dans mon courrier, une lettre, sous pli discret, de l'Institut prophylactique de la rue d'Assas, exprimant le désir de ma visite « pour communication sociale vous concernant ». Fin mars, je m'étais présenté à l'Institut, à cause d'une inquiétude que j'avais quant à mon cul, où s'attardait une suspecte moiteur dont je ne savais pas si elle témoignait d'hémorroïdes ou d'une blennorragie anale (on a prévenu les lecteurs sensibles de s'abstenir). Prélèvement fut fait, et prise de sang. Mais quelques jours plus tard, une après-midi, alors que j'étais couché avec un jeune Portugais rencontré la veille, j'ai remarqué qu'il observait mon sexe [Interruption : j'écris ceci à l'Institut de la rue d' Assas. Mon numéro vient d'être appelé. Je suis maintenant dans la minuscule cabine d'attente qui précède le bureau du médecin] mon sexe, donc, avec un air de légère préoccupation. Je l'ai imité, pour

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découvrir ce qui m'a aussitôt paru être un chancre. Joao prenait les choses si calmement, il lui paraissait si probable qu'il ne s'agissait que d'une déchirure toute mécanique, et puis même, disait-il, qu'est-ce que c'est qu'une syphilis aujourd'hui, un petit risque à courir, qu'il semblait n'avoir pas d'objections à prolonger nos ébats, ou plutôt à les inaugurer, car les contacts entre nous, heureusement, avaient été jusqu'alors très superficiels. Mais il n'en était pas question pour moi. La découverte s'était faite à six heures et demie. A sept heures moins vingt j'avais un rendez-vous chez J., mon médecin, ami et voisin, à sept heures j'étais chez lui, à sept heures deux il levait, hélas, tous les doutes subsistants, à sept heures et quart j'achetais deux énormes ampoules de pénicilline à la plus proche pharmacie et à sept heures et demie il me faisait la première des deux piqûres. Il m'avait demandé si je préférais le traitement américain, deux doses de cheval à trois jours d'écart, ou le traitement français, qui implique peut-être une vingtaine de piqûres. Pensant à ce récit, à mon voyage, et dans le souci de ne pas importuner le lecteur avec ce genre d'histoires, j'avais choisi la première solution et après la deuxième piqûre, sur les assurances de J. je me suis considéré comme guéri. D'autre part, j'avais pensé qu'un tel traitement résoudrait dans la foulée tout autre problème du même ordre que je pourrais bien avoir, et je n'étais donc pas retourné rue d' Assas. D'où la convocation reçue aujourd'hui : pas de gonocoques dans la région anale, m'a informé le responsable des « relations sociales », mais la prise de sang était légèrement positive. Il va me falloir expliquer mon cas au médecin d'ici, qui sans doute n'approuve pas le traitement à l'américaine. Nous verrons bien. Je m'étonne qu'il me laisse si longtemps dans ce réduit qui n'a pas un mètre carré. En tout cas l'attitude du public, autant que j'en puisse juger, et du corps médical, quant à la syphilis, a bien évolué depuis dix ans. Lors de ma première atteinte du mal, jeune homme influençable, je me suis présenté en urgence, un dimanche, chez un vieux médecin d'Auteuil dont les réactions furent telles, si dramatiques, que je me suis évanoui d'émotion dans son sinistre cabinet Henri Il. Celles de J. [je suis entré dans le cabinet du médecin, ici, mais elle est sortie, me disant de l'attendre] furent au contraire si légères que le lendemain je m'amusais à dire à quelques amis que j'avais eu la veille une syphilis. [Interruption : médecin, prise de sang. Suis de nouveau au service social pour demander que me soit envoyé (Sept heures moins dix: rentré chez moi. Je suis en train de me faire couler un second bain, plus pour me détendre que pour me laver, mais les deux, car la journée a été très mouvementée] chez mes parents, jusqu'au 25 avril, ou à Antibes, chez mes amis C., jusqu'à la mi-mai, le résultat des analyses.] Le médecin, une très jeune femme, a été extrêmement aimable 22

tandis que je lui expliquais mon affaire. Elle a estimé seulement qu'un contrôle était nécessaire, et elle m'a envoyé aux infirmières, qui étaient dans un bon jour. J'ai eu plusieurs fois recours, en une dizaine d'années, aux services de la rue d'Assas, et il arrive que les infirmières y soient très brusques, plus par une espèce d'affectation et de plaisanterie filée que par nature profonde, je crois, mais ce n'en est pas moins désagréable. Aujourd'hui, tout le monde était urbain au possible, et voilà donc un service public dont je n'ai à dire que du bien. Seule complication, légère : tout mon linge, ce matin, était à la blanchisserie, et Dennis m'avait prêté une chemise pour la journée. Cette chemise est maintenant tachée de sang au pli du bras, ce qui va m'obliger à des explications dont je me serais bien passé puisque aussi bien Dennis ne court, que je sache et selon les assurances de J., aucun danger de mon fait, qu'il est rentré hier, que je pars demain, et que l'incident médical d'aujourd'hui n'est pas précisément une touche que j'aurais choisie pour le tableau de nos relations hic et nunc. Au garage Renault voisin, j'ai pris livraison de la voiture louée pour moi par P.O.L. C'est une R 5. Elle n'est pas noire, ou bleu marine, comme je l'aurais souhaité, mais non plus orange ou vert pomme, comme je l'avais craint : beige. Elle est un peu éraflée et, plus ennuyeux, elle n'a pas de radio, alors qu'il m'aurait intéressé d'écouter les différents postes : mais France-Musique et France-Culture ne se captent que sur la modulation de fréquence, et les voitures de location sont paraît-il très rarement équipées d'appareils qui l'offrent. [Dans la marge ici : kilométrage voiture départ : 16 700.] Je suis allé chez le coiffeur, au début de l'après-midi. Mon coiffeur est, dans le quartier, le dernier de l'ancienne école, un artisan en tablier, sans prétention au grand art. Lui-même, qui d'habitude me coupe les cheveux, était absent; il a les oreillons. J'aime beaucoup la façon qu'il a de parler d'habitude de son unique employé, en sa présence, en disant le personnel: « Vous comprenez, de nos jours, le personnel veut partir à six heures, veut quatre semaines de congés payés, veut ceci, veut cela. » Le personnel, à première vue, n'a pas l'air particulièrement revendicatif, pourtant. Aujourd'hui, il était dans une situation que je ne lui enviais pas : importuné par un ami, Corse m'a-t-il semblé à son étrange sabir, ivre ou plutôt dérangé. Le personnel n'osait pas rembarrer tout à fait son ami, mais il était gêné par l'œil de plus en plus désapprobateur de la patronne, et visiblement souffrait à faire pitié d'être coincé entre les exigences de l'amitié et celles de la prudence professionnelle. J'ai rencontré, par hasard, rue des Canettes, le fils du commissaire de police, qui était accompagné d'un ami et n'avait pas l'air d'un que les émois sentimentaux vont faire souffrir bien longtemps. [Six heures, le 25 septembre. Redoublement de coïncidence. Comme j'écrivais ceci, il frappe à la porte. Est-ce qu'il ne me dérange pas? Non, mais je n'ai pas beaucoup de temps à 23

lui consacrer car beaucoup de travail. Il laisse ici sa serviette et me dit qu'il va revenir tout de suite.] [Six heures et quart : Effectivement, avec deux énormes gâteaux : « Ne t'occupe pas de moi, je vais manger le mien sur le balcon. - Je suis en train de parler de toi». Il regarde : - Salaud!... émois sentimentaux vont faire souffrir bien longtemps•.. ! Qu'est-ce que tu en sais? D'autre part, si quelqu'un est venu ce matin prendre les mesures de sa chambre, ce n'était pas parce qu'il veut obtenir une surface corrigée, mais un atelier d'artiste de la Ville de Paris. Il vient de partir, après n'être resté, conformément à sa promesse, que cinq ou six minutes.] Acheté un pantalon en velours côtelé (89 francs. Les revers sont à coudre). Et, chez Brown's, sur le boulevard, une veste sombre pour les cas de dîners en ville (l 190 francs, mais mon ami Ed. B., qui travaille là, m'a fait bénéficier d'une remise de 10 % ; il m'a aussi offert une cravate). Que ceux des lecteurs dont l'idée de l'élégance exclut toute mention d'argent et de prix veuillent bien considérer que tout tableau des mœurs, ou plutôt des manières, de ce temps, serait sans elles très incomplet. Je suis d'ailleurs passé également à la banque, mais sur les conditions matérielles de ce voyage, des détails une autre fois. Reçu une carte de Jacques Almira, qui ne m'écrit jamais que d'îles exotiques, cette fois-ci de Grèce. Il parle de la mort de R. B. Mon ami Patrick Sarfati m'a envoyé aussi un portrait photographique de Roland, qu'il me dit être le dernier qu'on ait fait de lui. Une heure et demie du matin (notes) Ue leur laisse ce caractère, aux seuls rajouts près qu'exige l'intelligibilité.] Eté en voiture, avec Jean-Christophe et Elisabeth au vernissage De Meyer à La Remise du Parc. [Parmi les photographies exposées], portraits, extraordinaire technique, trop précieux. Préfère les natures mortes, études de reflets et de transparence, fleurs dans des verres. Pédéraste et Médisante [surnoms donnés avant la Première Guerre mondiale au baron et à la baronne De Meyer.] Histoire des cendres de la baronne prisées pour de la coke. [Elles étaient conservées dans une urne, dans le salon du baron. Des visiteurs se présentent. On les fait attendre. Ils se demandent où le baron peut bien cacher sa cocaïne. Ils découvrent l'urne, l'ouvrent, et prisent son contenu. L'histoire ne dit rien de l'effet produit, sauf sur le baron, qui s'a"ache les cheveux.] Amis : Jean et Philippe, Jean-Paul et les siens. Dîné seul avec D. au Conway's, rue Saint-Denis. Sujet embarrassant, l'affaire de la syph. Prend ça plutôt mal, malgré mes assurances. Suis au bord de l'erreur de dire que d'autres le prennent mieux, s'inquiètent moins, réagissent plus calmement, mais m'en abstiens in extremis. Cependant, que le mérite de la déclaration, et sa difficulté, doivent être retenus en ma faveur, et que si tout le monde réagissait comme lui personne n'oserait plus rien dire, avec les conséquences imaginables sur la santé des populations. Calculs rétrospectifs des

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probabilités de contagion. Etc. Va mieux sur la fin. Mais ce n'était pas un thème idéal pour dernier dîner d'amoureux. Eté à la Maison de la Radio. Alain Veinstein, Laure Adler, jolie [responsables de l'émission]. Trois autres écrivains, l'auteur de Rauque la ville, vu dans les vitrines; femme auteur d'un roman autour de Louise Labbé; et Philippe Lejeune dont j'entretiens depuis longtemps le projet de lire les livres sur l'autobiographie (le dernier, Je est un autre). Je passe en second. Pas trop mal, comparativement à mes performances habituelles. Piégé sur le fragment [de Buena Vista Park] intitulé Indéfendable : - Vous vous dites dérangé par la prononciation [incorrecte du français], mais apparemment pas par l'expression puisque vous écrive~ « basé sur... » - Vous ave~ tout à fait raison [et d'autant plus que j'avais écrit regretter la prononciation incorrecte du français telle qu'elle sévit « jusque sur FranceCulture » : Alain Veinstein défendait très légitimement les siens.] Les autres semblent amusés, mais plutôt gentiment. M'en vais après mon tour, comme m'y avait invité l'organisateur, parce que D. m'attend, que j'ai tous mes bagages à faire et que j'aimerais ne pas me lever trop tard demain. Mais D. me fait remarquer ensuite que ce n'était peut-être pas très gentil, etc. Rentrés ici. Commence à faire mes bagages. D. se couche, mais demande à lire ce que j'ai déjà noté ici. Je refuse, il insiste. J'accepte finalement parce qu'il a l'air de penser que je veux lui cacher quelque chose de mes activités d'aujourd'hui. Grandes difficultés, comme toujours, à faire des bagages, surtout pour un voyage itinérant de deux mois. Deux gros sacs de voyage, un portemanteau à trois cintres, une bibliothèque « spécialisée » : livres sur les châteaux, Guides Bleus, guides des hôtels, etc., Lacarrière, Jourda (à cause de Perpignan), plus une petite bibliothèque « ordinaire », Pascal, Mallarmé, Larbaud. Une dizaine de cahiers cartonnés comme celui-ci, plus des carnets. Hélas, crise. D. pleure. Essaie de le consoler, de savoir ce qu'il a, mais il me repousse. Se plaint de devoir être seul pendant deux mois. Mais toi tu es parti souvent, tu partais toujours, moi jamais. Tu viens de faire un voyage aux Etats-Unis, quand tu savais que j'allais partir juste après. - C'était le seul moment possible, etc. Tu as l'air tellement content. - Je suis content de faire un voyage, de voir des choses qui m'intéressent, de faire un travail qui me plaît, pas de te quitter. Tout se termine par un Tranxène d'une part, un Mogadon de l'autre. Jacqueline très gentiment est venue spécialement m'apporter un flacon de Tranxène, cette après-midi, de sorte qu'à l'exception de Paul, j'ai vu auj. tous mes amis les plus proches. J.-Ch. racontait dans la voiture qu'il y a dans le Match de cette semaine un long reportage sur Fabrice Emaer [du Palace] qui se terminait ainsi : « Et n'oublions pas que ce prince de la nuit était le meilleur ami de Roland Barthes, ce prince du langage. »

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Désordre épouvantable, ici, bagages béants, Variations Goldberg de Glenn Gould, dans l'espoir de détendre l'atmosphère et d'inciter au sommeil. D'ailleurs Dennis semble dormir déjà.

Mercredi 16 avril 1980. Dix heures. Assez bien dormi, mais seul de mon côté du lit. Ce qui se donne pour un regret de me voir partir, et serait ainsi plutôt agréable, pour moi, se traduit par une grande froideur. Il fait un temps gris. J'ai oublié de noter, hier, dans ma précipitation, la mort de Sartre, apprise par les informations de minuit sur France-Culture, où j'écoutais, un peu distraitement, la fin de l'émission dont j'avais participé au début, « Les Nuits magnétiques ». Trois heures. Fleury-en-Bière. Je suis installé dans une façon de niche, à gauche du portail d'entrée. Si j'ai voulu revoir, à l'orée de ce voyage, ce château-ci, alors que j'y suis venu si souvent, c'est parce qu'il me paraît l'exemple parfait, presque idéal, du château français classique. J'aime que sa façade si purement Grand Siècle soit flanquée de tours, ronde à gauche, carrée à droite et en avant de l'aile en retour, qui témoignent d'une autre époque. J'aime la noblesse des immenses communs et j'aime, extrêmement, la chapelle romane qui s'inscrit si heureusement, pour l'œil, entre eux et le château lui-même. Je n'ai jamais pu voir la façade sur le parc. A deux mètres en face de moi, un panneau fiché en terre interdit aux visiteurs d'aller plus avant. Jadis, de telles interdictions ne me gênaient en rien, j'escaladais des murs, j'affrontais des molosses, je me faisais couvrir d'insultes par des gardiens. Mais je suis devenu plus couard. Le parc, ici, est immense et semble superbe, d'après ce qu'en laissent supposer ses murs d'enceinte. Le pays alentour, malgré la proche forêt de Fontainebleau, est un peu ingrat, esthétiquement s'entend, d'autant que l'enserre un réseau d'autoroutes qui nuit grandement au sentiment de retraite bucolique. Quant au village de Fleury, il est un peu « fenêtres à petits carreaux »d'esprit,« résidences secondaires » de caractère, mais l'on n'y voit presque rien de laid. Généralement, il est très fleuri. Ce n'est pas sensible aujourd'hui, mais bien sûr, il est un peu tôt dans la saison. Ici, dans la cour, deux grands arbres n'ont pas la moindre trace de bourgeons, sans que je puisse décider s'ils sont morts ou appartiennent à des espèces dont les feuilles

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apparaissent tard. Un troisième a un feuillage d'un vert acide et précieux. Les pelouses sont parsemées de pâquerettes. Il faisait gris ce matin sur Paris, et assez lourd. Le ciel est encore en partie couvert, mais très lumineux, et j'écris ceci en plissant les yeux. Il fait chaud. Je me suis mis en route beaucoup plus tard que je ne l'avais prévu, à cause de l'achèvement de mes bagages, du chargement de la voiture, très laborieux, et surtout d'une nouvelle scène que je n'ai ni le temps ni l'envie de relater en détail. Je noterai seulement que parmi les reproches qui m'ont été adressés, le plus cocasse était celui-ci : il n'était pas gentil de ma part d'avoir écrit hier dans ce journal qu'il faisait moins beau que les jours précédents (D. était rentré la veille de New York!). Enhardi, j'ai marché jusqu'aux douves qui marquent l'entrée d~ la cour d'honneur; toutefois, comme dans celle-ci sont garées des voitures, je n'ose pas aller plus avant. ~ Aboiements de chiens, mais il ne s'agit que de cockers. Non, il y a aussi un labrador, qui s'est précipité sur moi en aboyant; pourtant, victoire diplomatique à la saint François, je m'en suis fait un grand ami. A droite de l'immense avant-cour s'ouvre par un porche une autre cour presque aussi grande dont un côté est très beau, celui évidemment qu'on peut entrevoir de l'avant-cour. Un autre porche donne de là accès au parc. M'y aventurant, je suis tombé sur un Arabe à deux dents, occupé à faucher de l'herbe à la machine, et que je suis aussi parvenu à amadouer. Il m'a dit d'abord que M. le comte allait m'apercevoir avec ses jumelles et que c'est à lui qu'on ferait des reproches, et cinq minutes plus tard que M. le comte n'était pas là et que je pouvais « faire mon travail ». J'avais prétendu entre-temps faire des recherches sur les châteaux de la région. Il avait demandé à voir ce cahier mais était convenu l'instant d'après ne pas savoir lire le français. Il voulait d'ailleurs à tout prix que je sois allemand, ou à la rigueur anglais : de fait, je suis saisi d'un léger accent étranger dans les négociations délicates. Leur succès obtenu, me voici maintenant assis dans les pâquerettes. La façade sur le parc est flanquée de deux tours rondes. L'avantcorps a un fronton arrondi et il est peut-être un peu trop compliqué. En bas du jardin s'allonge une grande pièce d'eau, suivie de l'inévitable statue. L'église apparaît aussi de ce côté. Et décidément je m'en tiens à mon opinion, c'est bien là le château parfait, dans ce style, c'est-à-dire le grand style. La dernière touche est un superbe canal, qui s'ouvre à gauche quand on vient de l'avant-cour, large et long, bordé de jeunes arbres encore sans feuilles. J'ai proposé dix francs à l'Arabe édenté, mais il les a refusés absolument : - Tu vas pas le manger le château, hein!

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Il ne savait pas de quelle rivière venait l'eau du canal [probablnnent un petit affluent de l'Ecos]. Les douves sont sèches. A droite du château, plus bas que l'église, il semble y avoir un joli petit pavillon peut-être rococo, mais je n'ose forcer ma chance et m'en approcher. Les pelouses de l'avant-cour, que j'ai regagnée, sont pleines de petites fleurs, dont bien entendu je ne connais pas le nom, à moins que les jaunes à pétales blancs ne sQient des marguerites? Les autres sont beaucoup plus petites et bleu pâle. Je vais en cueillir quelques spécimens pour consulter plus tard des experts. Le jardinier arabe recommandait beaucoup le château voisin de Courances, qui appartient aussi aux Ganay, mais je pense m'en tenir plutôt, au cours de ce voyage, à ce que je ne connais pas. Itinéraire: Saint-Martin-en-Bière, Macherin, carrefour du GrandVeneur, route Amélie (bien que le virage à gauche à partir de la Nat. 7 soit sévèrement interdit). Hauteurs de la Solle : très jolie route forestière; à gauche, une vallée boisée dont le fond est occupé, assez bizarrement, par ce qui semble être un somptueux champ de courses d'obstacles. [Ba.tille, de Chailly, écrit à son père, en avril 1863 : « Je ne puis te dire grand-chose d'intéressant, si ce n'est que j'ai vu hier les courses de Fontainebleau, du haut des rochers qui dominent la vallée où elles se donnent ( l).] »

Quatre heures et demie, au sommet de la tour Denecourt. Je l'ai rejointe par la Croix de Toulouse où l'on voit un obélisque un peu court dont l'inscription, s'il y en avait une, est effacée. J'ai gravi à pied, jusqu'ici, la colline, prenant trop tôt un sentier indiqué au bord de la route, et je n'ai d'abord pas trouvé de tour, mais seulement des escarpements de rochers disposés en ligne de crête. J'ai sauté de l'un à l'autre pour n'atteindre, déçu, qu'un parc de stationnement, quelques voitures, une buvette et une tour vilaine, crénelée de ciment, d'où la vue est loin d'être immaculée : de grandes étendues de forêt, mais pas mal aussi de« villes nouvelles ». Les « nouveaux immeubles d' Avon » sont même indiqués, comme s'il s'agissait d'une attraction touristique, sur le tableau d'orientation établi en 1965 par la société des amis de la forêt de Fontainebleau (don du marquis Eugène Kucharski; qu'est-ce que c'est qu'un marquis qui a un prénom?)'. La tour elle-même a été construite par « Sylvain Denecourt en 1851 et réédifiée en 1878 par souscription publique». De Claude-François Denecourt (1788-1875) qui traça pendant trente ans les « sentiers Denecourt », on voit un médaillon en (1) Cité par François Daulte, Frédéric Ba{illt et son temps, Editions Pierre Cailler Genève, 1952, p. 35, note 2. '

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bas-relief, par Adam Salomon, no less, où il est plutôt malencontreusement, mais joliment, désigné comme « le sylvain de la forêt ». Hélas, premier accès de cette précipitation qui me rend si pénible pour les autres en voyage. A quelle heure ferme le cimetière de Samoreau? Et je veux coucher à Sens ! Bu un Coca-Cola à la guinguette. Ma course sur les rochers m'a donné chaud. La limonadière ne sait pas quand ferme le cimetière de S., mais celui de Fontainebleau à 19 heures : - Vous préparez un rallye ?

Cinq heures (qui sonnent), au cimetière~ Samoreau, sur la tombe de Mallarmé, ou plutôt sur la tombe voisine (famille Goulard-Mallet). La tombe du poète et de sa famille ne porte pas de croix, mais une urne de métal posée sur une colonne de pierre. Le nom d'Anatole s'y lit d'abord (1871-1879). Puis Stéphane, puis Marie, puis Geneviève Bonniot Mallarmé- (18641919). Marie Mallarmé aurait eu neuf ans de plus que son mari, ce dont je ne me souvenais pas et qui m'étonne : il me semble lire les dates 18351910, mais probablement je déchiffre mal la première, 1845 étant plus vraisemblable. Au pied de la colonne gisent deux couronnes de porcelaine peinte, très laides, et le squelette d'un bouquet. En avant, deux tiges grises en fer forgé nouillement se marient. Sur la gauche, une tombe très jolie, couverte de lierre, semble être celle d'un Olivier Larronde (mais j'ai autant de mal à décrypter mes notes aujourd'hui, que j'en avais alors à décrypter les tombes], 1927-1965. Elle porte une pyramide élongée, elle aussi couverte de lierre. Le cimetière est dominé par de petits pavillons de ciment blanc, mais la Seine, en dessous de lui, est relativement indemne. Des peupliers, sur les berges, ont un feuillage presque jaune. Ah, un train passe juste derrière le mur, un long train de marchandises. Il fait encore très chaud. Ce qui est sous le cimetière après tout n'est pas la Seine, mais quelque bras mort, un étang trop aménagé, aux bords de terre encore fraîche. Cinq heures et demie. De belles feuilles rouges dépassaient d'un grillage, à l'autre bout du village. J'en ai cueilli de quoi faire un bouquet, que j'ai apporté au pied de l'urne. Six heures moins le quart, Valvins, maison de Mallarmé. C'est la moins laide de la rive en ce point. Le petit escalier extérieur dont il se félicitait parce qu'il lui offrait une plus grande liberté est toujours là, et même il paraît plus récent que le séjour du poète. Est-ce de cette tribune que « le malade des bruits », tentant d'obtenir le silence d'une bande de terrassiers et de puisatiers, s'écriait « Camarades, vous ne soupçonne~ pas

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l'état de quelqu'un épars dans le paysage!», ne s'attirant pour toute réponse qu'un trop prévisible « Fumier! », accompagné de pieds dans la grille? Ni lierre ni roses. En face, de l'autre côté du fleuve, on distingue un petit château, qui n'est peut-être pas laid, quoique dans une position très sombre. [C'est peut-être le château de la Madeleine. Plus à droite, le hameau des Plâtreries, où vivait le peintre Biard, surnommé le peintre de Louis-Philippe. Mallamié était « curieux de connaître cet infortuné mari qui, le 2 juillet 1843, faisait surprendre par un commissaire sa femme en flagrant délit d'adultère avec Victor Hugo dans une chambre du passage Saint-Roch. Hugo n'avait dû qu'à sa dignité de pair de France, à lui conférée le 13 avril précédent, de n'avoir pas été mis en prison. Le roi fit venir Biard, lui remit quarante mille francs (quelques millions de notre monnaie), lui commanda des tableaux, et le mari cocufié retira sa plainte. En revanche, M"'' Biard, née Léonie d'Auret, eut à purger deux mois de prison à Saint-Lazare ( 1). » Quand il veut parler de l'art C'est un drôle de corps, Biard.] Mallarmé, lui, était tourné vers l'ouest, comme il convient à un poète crépusculaire.

Six heures dix. Moret-sur-Loing. Le mystérieux comte de Moret, fils naturel d'Henri IV, [né en 1607, disparu à la bataille de Castelnaudary en 1632, mais que certains ont cru retrouver soixante ans plus tard sous l'habit d'un emiite] a beaucoup intéressé mon enfance. De 8 à 13 ans, j'étais un lecteur passionné d' Historia, d'où viennent la plupart des connotations, pour moi, des noms de pays en France : c'est dire qu'elles sont assez floues.

Sept heures moins vingt. Lorrez-le-Bocage. Le château, ici, est indiqué comme « beau » par la carte Michelin, mais il ressemble à un collège néerlandais et n'a guère pour lui que de belles douves et prairies alentour. Je préfère, dans le bourg, au bout d'un minuscule jardin et avec vue sur le carrefour central, un petit cabinet de lecture octogonal, de style ogival-ottoman, avec dôme et lanternon girouetté, qui malheureusement menace ruine. Sept heures. Chevry-en-Sereine. A Lorrez, je m'estimais volé par la carte Michelin, mais ici je ne peux que lui rendre hommage. (J'écris ceci couché dans l'herbe. La gardienne m'a autorisé à marcher jusqu'à la (l) Albert Fournier, Retour à Valvins, in Europe, 564-565, avril-mai 1976. Hugo avait rencontré Mm• Biard chez Pradier, qui l'avait précédé dans les faveurs de Juliette Drouet.

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façade sur le parc, très gentiment.) Ce château est d'aussi grand genre que Fleury, mais sans la facilité de la taille, car il est très ramassé et même petit : jamais ai-je été moins tenté, pourtant, de qualifier un bâtiment de « bijou », tant il est noble et austère, et français comme La Rochefoucauld. Pas vraiment de parc, malgré de belles et longues allées, à gauche et à droite : les cultures arrivent à cent mètres de la façade. La seule chose que j'aime moins est la porte centrale, du côté des champs, petite, arrondie, et qui ouvre sur un pont du siècle dernier, ou au moins très restauré. Les douves sont asséchées. - Il n'y a pas un endroit où l'on pourrait trouver des cartes postales, par hasard? - Non, dit la gardienne, ils n'en font plus. Il y a un p'tit café, quand je suis arrivée ici il y a vingt ans, i z'avaient l'église, le château, 1 maintenant plus rien, c'est bête, hein? Assise sur une marche usée devant sa petite maison, elle lit un journal aux énormes titres. Elle ne se laissera pas troubler par eux. On entend un coucou. Ue la revois parfaitement, cette gentille gardienne, seule et si tranquille dans la lumière du soir. C'était elle, la Sereine.] Dommage que tout ce pays soit tout de même assez ennuyeux de configuration.

Huit heures moins vingt. Vallery. Du château dit « des Condé », je n'arrive pas à voir grand-chose. Il est parfois ouvert à la visite, mais quand il ne l'est pas, de hauts murs le protègent de la vue. Il semble avoir des éléments de toutes les époques, dont certains seraient dus à Pierre Lescot, d'après mon gros livre sur les châteaux de Bourgogne. Ma vieille amie Madeleine P., dernier souvenir, dans ma vie, de ma période de militantisme au parti socialiste, m'a toujours dit descendre par la main gauche des Condé, une lointaine grand-mère s'étant fait engrosser par un prince du sang aux champs. J'ai d'autant plus cherché pour elle une carte postale que je lui avais promis de l'appeler avant mon départ et que dans la précipitation des jours derniers j'ai oublié de le faire. [ Comme c'est une vieille dame très peu vieille dame, curieuse de tout, pleine d'activité et d'esprit critique, perpétuellement indignée, je lui avais demandé de noter à mon intention, pendant la période couverte par ce« journal», ce qui lui paraissait intéressant à signaler. Elle m'a remis mardi dernier, 23 septembre, un carnet méticuleusement tenu, qui fait honte à ma futilité : il y est question en grand détail de manifestations et de démarches à l'ambassade d'Argentine en faveur des disparus et de leurs familles, par exemple, ou bien de la condition des détenus à la Santé, où elle va faire des visites : « A la cantine, on doit de force acheter depuis la brosse à dents jusqu'au petit poste radio. Interdiction absolue d'en apporter aux détenus. Et l'inflation règne en maîtresse : une paire de tennis (80 à 100 francs dans le commerce), y coûte 150 francs et quin~e jours après l'avoir commandée et payée, on ne l'a toujours pas touchée. Si le prévenu est propre et souhaite laver sa cellule, 6 m2 31

maximum, 4 personnes, il faut acheter, à la cantine, une serpillière. Si l'on pousse les idées de luxe jusqu'à désirer laver sa vaisselle, il faut acheter, à la cantine, une bassine. Quant au confort en cellule !... »] Il y a également ici un long bâtiment beige qu'on appelle « la Colonie », et qui dans son genre n'est pas laid. Il ferait une superbe villa au bord du lac Léman, avec sa couleur ocre, ses volets verts et ses niches à statues. Je n'aperçois d'où je suis que le corps central; les ailes semblent plus cafouilleuses d'inspiration. Huit heures, Bois-le-Roi. Sous le bourg de Nailly se trouve à Bois-le-Roi un très joli château que j'ai trouvé tout seul, à ses futaies, sans le secours de la carte Michelin : il mériterait pourtant bien plus que Lorrez le signe « beau château ». Il a une façade classique, un peu rustique, et de l'autre côté une cour qui paraît légèrement trop restaurée, avec une poterne. Le corps central, très simple, quoique triangulaire à son sommet n'a pas de fronton, mais il est orné d'un balcon en fer forgé. Aux pavillons d'angle sont accolées de petites tourelles. Le tout est enduit de crépi beige, bien honnête. Rien à voir avec Chevry, moins d'élan, mais beaucoup d'assise. Neuf heures, Sens, restaurant de l'hôtel de Paris. En face de moi, au-dessus de la cheminée, se lit cet avis peu hospitalier, en grosses lettres dorées : « Aux tard venus les os ». A la table voisine, un homme et une femme déjà âgés parlent français avec un accent si extraordinaire que je les ai d'abord pris pour des Allemands. Ils sont entés d'un enfant qui est sans doute leur petit-fils, qui doit avoir cinq ans et qui est extrêmement pénible et bruyant. Ce n'est pas sans hésitation que je me suis résolu à écrire dans ce cahier, qui n'est pas minuscule, au restaurant. J'ai toujours détesté ce qui me paraissait l'affectation des écrivains de café. Mais personne ici ne semble me porter la moindre attention, et d'ailleurs je n'ai pas le choix. Ce restaurant, et cet hôtel, où j'ai pris chambre sur les conseils du Guide Michelin, vont dépasser nettement par leur prix mon allocation quotidienne, qui s'élève à deux cents francs. Ma chambre seule coûte cent vingt francs. Elle a un cabinet de toilette, mais ni baignoire ni douche. Elle est dans le style général de l'établissement, Louis-XIIIweek-end, et assez exiguë. Quant au dîner, j'ai pris le hors-d'œuvre le moins cher, un potage (18 francs) qui était excellent, et une entrée, que j'attends, et qui n'était pas, de loin, la plus chère, un tournedos au foie gras (64 francs). A quoi bon dîner dans un restaurant de quelque réputation (celui-ci a une étoile), si l'on doit s'en tenir tout au long à la plus rigoureuse économie? J'ai d'ailleurs l'impression que les prix du guide Michelin sont estimés au plus juste et ne peuvent être respectés qu'à tout calculer rigoureusement.

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Décidément, mes voisins sont des paysans bourguignons.

Dix heures, dans ma chambre. Je viens de demander la maison en P.C.V., on doit me rappeler. Essai de critique [- Ça ne répond pas.] culinaire : mangé, donc, un potage tout à fait convenable. Quant au tournedos au foie gras, dont je ne comprends pas exactement pour quelle raison précise il ne s'appelle pas Rossini, ses légumes d'accompagnement étaient indifférents, et pas assez chauds. Mais la viande et le foie gras étaient exquis; les canapés trop spongieux, mais c'est presque toujours le cas de nos jours. Il y a (continua-t-il) un tas de choses qu'on réussissait couramment dans mon enfance et qui maintenant semblent presque impossibles à obtenir : rappelle-moi un jour, ô lecteur, de te placer ma tirade sur les profiteroles au chocolat, dont la sauce n'est plus jamais brûlante, when it's obviously the whole point. Le vin, enfin, commè en témoigne ma bonne humeur, était, quoique modeste (rouge de ~uelque chose-la-Vineuse, j'ai oublié [Coulanges?]; 34 francs la demi-bouteille, cher Hachette), excellent. [Au soir du 26 septembre, sobre et plus fatigué que le voyageur, je ne recopie pas ces lignes sans embarras.] Je suis tenté de passer à Sens deux nuits, mais n'ai encore rien décidé. La ville, en arrivant, vue de Saint-Martin-du-Tertre, paraissait hideuse, avec de hauts silos blancs qui cachaient entièrement la cathédrale. Celle-ci je n'ai fait depuis que l'entr'apercevoir, au passage. Jusqu'à présent j'ai été surtout impressionné par quelque chose de blanchâtre qui est presque en face de l'hôtel, qui est peut-être la mairie, et qui dans le genre Chantilly est particulièrement richement fouetté. En fin d'après-midi, j'ai fait dans Moret-sur-Loing une incursion d'un quart d'heure, dont dix minutes d'embouteillage au milieu de la grande rue, entre les deux portes. Je suis passé au pied du donjon, mais j'ai pu à peine le voir. Pourtant, coincé en voiture devant un bureau de tabac, j'ai eu sous les yeux, à un tourniquet d'exposition, une jolie carte postale le représentant, ou plutôt une carte postale où il paraissait assez joli, et dominer de beaux jardins en terrasse. A cela près, la ville de Moret m'a paru présenter surtout un assez rare ensemble de style Pierrefonds, Pierrefonds-village, veux-je dire, pas Pierrefonds-château (existe-t-il des travaux sur les styles à l'intérieur du néo-gothique et du néo-Renaissance? Le néo-gothique Rothschild n'est pas le néo-gothique Troubadour, il y a loin de la cathédrale d'Orléans à Sainte-Clotilde). Minuit et quart, chambre 12 à nouveau. J'ai fait un grand tour de la ville, une heure et quart durant. Il ne doit pas être coûteux de s'y loger, elle paraît presque inhabitée. A travers les volets clos des grosses maisons ne perce pas, à onze heures du soir, la plus faible lumière. Est-il possible que tout le monde dorme? De très larges boulevards ne présentent pas, sur des centaines de mètres, la moindre trace de vie. 33

Dans de petites rues du centre, il y a quelques belles portes cochères. Rue des Déportés-de-la-Résistance, où ma promenade de hasard m'a mené deux fois, un très beau et vaste bâtiment m'a semblé Louis XVI. Sa porte, très originale, présente un balcon incorporé dans son ... (les mots, en architecture, me manquent presque autant qu'en botanique : cintre?), et elle est vraiment majestueuse. Toutes les fenêtres, là, étaient éclairées a giorno, de l'intérieur, ce qui rendait difficile de voir la façade, d'ailleurs tout à fait sans ornement. Et malgré cette profusion étale de lumière, aucun mouvement, aucun son, pas plus d'activité humaine apparente que dans une éblouissante centrale électrique aux nuits désertes de l'Arkansas. En face s'étend un jardin, de ce côté-là éventré, clos de mur sur tous les autres. On va sans doute y construire quelque chose. J'y suis entré. Il y reste quelques bosquets. La meringue Chantilly est bien l'hôtel de ville. L'étonnant, c'est qu'une telle fortune ait été dépensée pour construire ce qui n'est jamais qu'un bâtiment d'angle, sans vraie façade ni sur la rue de la République, d'où je le vois, ni sur une petite place qui lui est perpendiculaire. La cathédrale, en revanche, d'après ce que je peux en juger jusqu'à présent, est tout en façade, d'ailleurs superbe. Mais apparemment on ne peut jamais la voir de profil de façon satisfaisante, et c'est toujours un peu agaçant, même si l'on sait bien que les constructeurs ne se souciaient pas de ce problème et bâtissaient pour l'œil de Dieu. A droite de la façade s'allonge un bâtiment assez bas, très suspect, qui est, mon guide consulté, le palais synodal (officialité). Toute l'activité nocturne de la ville est concentrée aux coins de la rue de la République et de la place Jean-Jaurès. Deux cafés s'y font face, de même taille, parfaitement symétriques. A minuit, l'un était tout à fait vide, l'autre était plein d'une jeunesse populaire. Deux centièmes d'aventure, même pas ce que R. B. appelait des contre-tricks. Sur le parc de stationnement de la place Jean-Jaurès, qui n'est qu'une vaste esplanade, j'ai croisé un homme d'une quarantaine d'années, un peu épais, mais pas entièrement inexcitant, surtout dans le contexte. Nous nous sommes retournés l'un et l'autre, nous nous sommes attardés autour d'un ou deux gros camions. Les relations entre nous allaient sans doute se préciser lorsque est arrivé tout un groupe de bruyants jeunes gens, qui peut-être sortaient du cinéma. Peu au fait des mœurs des petites villes, j'ai jugé plus prudent de m'éloigner, « l'air de rien ». Mais quand je suis revenu, l'homme avait disparu. A deux reprises, sur la place de la République, devant la cathédrale, j'ai aperçu un sexagénaire cravaté, bien propret, qui l'une et l'autre fois, me voyant arriver, est entré dans une voisine pissotière. Ayant compris son manège, je lui ai souri, pour lier conversation,

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intrigué de ce que pouvait être sa vie, ici (je l'imaginais marié, par exemple). Nous nous sommes rejoints. Mais il n'avait pas l'esprit au bavardage, et à chacune de mes phrases il répondait par une invitation à l'accompagner à l'abri, de sorte que je l'ai abandonné et suis rentré ici, après une limonade prise au seul vivant des deux cafés de l'esplanade. On y voyait une fille en larmes, isolée au bord d'un groupe qui ne lui portait aucune attention, et qui criait, à l'adresse d'un garçon que je n'ai pas pu identifier tant ils paraissaient tous également indifférents : « J'ai été con, j'ai été bien con, mais maintenant j'ai compris, j' te r'vaudrai ça, c' que tu vas êt' cocu, ça, c' que tu vas êt' cocu, j' te dis que ça! » De l'autre côté de la place s'étalait la longue façade blafarde du cinéma Rex.

Jeudi 17 avril 1980. Cinq heures du matin. Impossible de dormir. Je n'ai pas voulu prendre un somnifère parce que j'en ai beaucoup pris les jours derniers, les nuits dernières, et maintenant il est trop tard. Je pense à Sartre (mais je ne veux pas dire, évidemment, que ce soit de penser à Sartre qui m'empêche de dormir). J'avais peu d'intimité avec son œuvre, je ne l'avais jamais vu, assez étrangement, mais j'aimais qu'il soit là et si je ne craignais que le terme paraisse péjoratif, je dirais que j'étais touché par lui, par sa présence parmi nous, par ses interviews, par exemple, telles qu'on en lisait de loin en loin dans L'Observateur. Sa pensée (et je sens que c'est précisément ce que beaucoup sans doute déplorent, déploreront), était devenue semble+il presque tout à fait dépourvue d'agressivité, il laissait paraître une sérénité désolée. [Madeleine P., mardi, lors de ma dernière visite avant que je ne commence à mettre tant bien que mal en forme ce «journal», me disait ne pouvoir pardonner à Sartre son influence sur la jeunesse, qui lui devait, d'après elle, son peu de goût de la vie. Cette opinion, comme tant d'autres, m'a laissé coi.]. Je me demande s'il a été sensible à l'hommage que lui avait fait Roland de La Chambre claire. Peut-être était-il trop tard pour qu'il soit sensible à quoi que ce soit. Roland parlait toujours de lui avec le plus grand respect et annonçait, ou souhaitait seulement, peut-être, un retour à son œuvre. A propos de Roland, je me demande toujours comment il convient de parler, et pas uniquement ici, dans ce journal, mais en général, d'amis illustres. Les désigner par leur prénom, c'est paraître faire état, prétentieusement, d'une intimité pour soi trop flatteuse. Mais les appeler par leur nom, mais l'appeler, lui, par son nom de famille, en

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tout cas, me donne l'impression de trahir l'amitié. Il n'était pas Barthes pour moi (et pourtant si, il était aussi Barthes, bien sûr, et l'avait été d'abord). Le plus souvent, dans la conversation avec des amis qui eux ne le connaissaient pas, j'essayais de résoudre ce problème soit par un solennel Roland Barthes, soit, variante, en introduisant un délai entre le prénom et le nom, ainsi placé entre de virtuelles parenthèses de précision. Toujours à propos de R. B. (l'insomnie procède par à-propos; il est entendu que nous ne dormons pas), Dennis, hier soir, mardi soir (ça me semble très loin), comme nous revenions de la Maison de la Radio, m'a demandé si j'avais jamais« fait des choses » (oui, je crois que c'était son expression, enfin je traduis) avec lui. - Quelle drôle de question ... Qu'est-ce qui vous prend? (Il était à ce moment-là, il est vrai, passablement herbé, ayant partagé un ou deux joints avec certains techniciens, ou plutôt techniciennes, du studio d'enregistrement.) - Oh, tu peux bien me dire, maintenant. Ça n'a plus beaucoup d'importance ... - Non, jamais, évidemment. Et pourtant ... Ça lui aurait fait plaisir, et tout ce qui lui aurait fait plaisir, je regrette maintenant de ne l'avoir pas fait. Et si je ne l'ai pas fait, c'est à cause de sentiments, de convictions, qui ne sont même pas les miens. Qui sait, c'est peut-être à cause d'un criticaillon qui a l'air d'un rat, que je méprise, que je ne méprise même pas bien fort, et qui deux ou trois fois a insinué par écrit que j'étais quelque chose comme le « protégé » de Roland Barthes ; par le seul souci idiot de ne pas donner raison à quelqu'un qui ne m'est rien. Quelle sottise ... A propos d'un autre écrivain, bien plus largement illustre et aussi beaucoup plus âgé que ne l'était Roland, je me souviens avoir été très impressionné par l'attitude d'un ami à moi, américain (évidemment, allais-je dire), auquel je posais la même question que Dennis à moi avant-hier, et qui me répondait très simplement : - Oui, bien sûr, il est tellement gentil, ça lui fait plaisir, c'était la seule façon que j'avais de lui faire plaisir. Cela m'avait paru très élégant. Il est vrai que le même Américain avait pris de X des photographies où le vieil écrivain apparaissait nu, et en érection, ce qui peut-être l'était moins, d'autant qu'il ne se faisait pas trop prier pour les montrer à la ronde. Mais il est vrai aussi que X était, qu'il est peut-être encore, très fier de sa capacité d'érection, à son âge, la comparant toujours à celle de Victor Hugo et la déclarant bien supérieure. Quelle niaiserie que de se plier, crainte de paraître immoral, au code moral des autres, d'observer, par pure lâcheté, des conventions morales qu'on ne respecte pas ... (Joseph Prudhomme à Sens). 36

Décidément, j'ai de moins en moins sommeil. Et comme j'ai demandé à être réveillé à 9 heures et qu'on m'apporte mon petit déjeuner, je n'ai même pas l'espoir de dormir dans la matinée, ce qui m'arrive généralement. Six heures sonnent au beffroi.

Neuf heures et demie : j'ai vaguement somnolé de huit à neuf, en rêvant que je n'arrivais pas à dormir, et conscient de tous les bruits de couloirs. Un garçon vient de m'apporter un « thé complet » : le « complet » de l'affaire est tout à fait convenable, mais le thé comme toujours exécrable. L'idée qu'on se fait ici de la générosité, ou du luxe, se traduit par deux sachets au lieu d'un dans une théière minuscule, dont sort alors un liquide noirâtre, presque imbuvable. Evidemment on peut y ajouter de l'eau, mais le thé coupé d'eau non infusée est toujours mauvais. Je n'ai pas l'énergie, malheureusement, de développer ici iles récriminations du buveur de thé, en France ou ailleurs, long chapitre; ni de faire plus qu'allusion aux inénarrables aventures de Dennis voyageant jadis avec son propre thé et demandant dans les hôtels qu'on lui fournisse seulement de l'eau bouillante, au prix d'un thé. [Stendhal raconte admirablement les mêmes négociations sans espoir, mais l'un de ses préfaciers modernes les donne en exemple de ses pitoyables manies.] Je n'ai même pas l'énergie d'allumer. J'aimerais prendre un bain, mais si je le demande à la « réception », comme me l'a recommandé le garçon, je vais sans doute m'entendre dire que je n'avais qu'à prendre une chambre avec salle de bains, comme on m'en avait proposé. Va-t-il falloir expliquer qu'avec 200 francs par jour je peux difficilement m'offrir des chambres à 160 francs? Dix heures moins le quart. Rasé, j'ai formulé ma requête : vous faire porter la clef... »

«

Oui, on va

Une heure, à Villeneuve-sur-Yonne, devant la maison de Joubert. Pauvre Joubert, ses compatriotes n'en sont pas bien fiers. Non seulement le lycée s'appelle Chateaubriand, parce que l'Enchanteur venait souvent rendre visite à son ami, mais ce qui est donné dans le Guide littéraire de la France comme rue Joubert s'appelle maintenant rue du Pont. La maison du moraliste semble parfaite pour y mourir d'ennui. Je me demande si c'est ici que Joubert avait une bibliothèque pleine de livres dont il avait arraché toutes les pages qui lui déplaisaient, trait que rapporte Chateaubriand (l), justement, et que Roland citait cet hiver au

(l) Mémoires d'Outre-Tombe, livre treizième, chapitre 7, Pléiade, tome 1, p. 450. De Joubert « Madame Victorine de Chastenay prétendait qu'il avait l'air d'une âme qui avait rmcontri pa, hasard un corps, et qui s'en tirait comme elle pouvait : définition chai mante et

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séminaire [du Collège de France). Le Guide littéraire de la France (coll. des Guides Bleus) est un ouvrage remarquable, qui témoigne d'une folie digne de la mienne. Du village voisin de Cézy il signale par exemple que c'est le pays natal de la mère de Félix Arvers! [Dans la marge: A Villeneuve, très jolie maison au 41 de la rue principale.)

Une heure et demie. Château de Palteau, près d'Armeau. Mais il y a un immense mur d'enceinte, et de la grille on ne voit rien. U'aurais bien mieux fait d'aller à Passy chez ma compatriote Pauline de Beaumont.] Deux heures. Joigny. Sur le quai s'ouvre un beau bâtiment blanc, à cinq larges baies sur deux étages, précédé d'une grille solennelle. Il a l'air abandonné. Non, renseignement pris, c'est aujourd'hui un cinéma, et l'ancien théâtre. C'est probablement une construction du temps de LouisPhilippe, mais encore très classique. La grille et ses piliers sur l'Yonne paraissent toutefois plus anciens. Le cinéma s'appelle L' Artis tic, et l'on y donne en ce moment, nostalgies en gigogne, American graffiti. Place du Pilori, maison Renaissance en bois sculpté : pas mon genre, mais très riche. Une autre maison Renaissance, en pierre, vers le sommet de la ville, porte l'inscription, en lettres vertes sur fond jaune, vraie» (ibid.). « Autrefois, pendant les vendanges, je visitais à Villeneuve M. Joubert; je me promenais avec lui sur les coteaux de l'Yonne; il cueillait des oronges dans les taillis et moi des veilleuses dans les prés [des oronges? des veilleuses!]. Nous causions de toutes choses et particulièrement de notre amie Mm• de Beaumont, absente pour jamais : nous rappelions les souvenirs de nos anciennes espérances. Le soir nous rentrions dans Villeneuve, ville environnée de murailles décrépites du temps de Philippe Auguste et de tours à demi rasées au-dessus desquelles s'élevait la fumée de l'âtre des vendangeurs. Joubert me montrait de loin sur la colline un sentier sablonneux au milieu des bois et qu'il prenait lorsqu'il allait voir sa voisine, cachée au château de Passy pendant la Terreur. Depuis la mort de mon cher hôte, j'ai traversé quatre ou cinq fois le Senonais. Je voyais du grand chemin les coteaux : Joubert ne s'y promenait plus; je reconnaissais les arbres, les champs, les vignes, les petits tas de pierres où nous avions accoutumé de nous reposer. En passant dans Villeneuve, je jetais un regard sur la rue déserte et sur la maison fermée de mon ami. La dernière fois que cela m'arriva, j'allais en ambassade à Rome : ah! s'il eût été à ses foyers, je l'aurais emmené à la tombe de Mme de Beaumont! » (ibid, p. 453, 454). Qu'est-ce qui me point, dans ces lignes, pour parler comme Barthes, justement? Les petits tas de pierre et surtout ce regard de Chateaubriand dans Villeneuve : combien de fois déjà, traversant au hasard villes ou villages, ai-je tourné les yeux vers une maison anodine, une fenêtre fermée, qui m'émouvaient pour des raisons trop longues à expliquer à qui m'accompagnait? Et, de plus d'un ami qui me jugeait léger et infidèle quand nous nous voyions trois ou quatre fois par semaine, j'ai cherché patiemment la trace et le souvenir quand depuis longtemps il m'avait oublié. Le docteur Petiot avait été maire de Villeneuve-sur-Yonne.

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toute neuve : Commune libre de Saint-André ( ?) . [Cette « maison Renaissance», asse~ peu considérable d'un côté, l'est bien davantage de l'autre, sur l'Yonne, qu'elle domine de ses plusieurs étages : c'est sans doute le château de Joigny, qu'on voit longtemps quand on quitte la ville vers le Sud.]

Trois heures, dans un café de Chablis, où je mange un sandwich a"osé d'un verre de Chablis. Un berger allemand qui doit avoir seize ou dix-sept ans est venu s'asseoir près de moi et me regarde d'un air suppliant, mais je n'ai rien à lui offrir. Quatre heures moins vingt, Tanlay. Traversé Tonnerre sans m'y arrêter, malgré le panneau qui proclame fièrement, à l'entrée de la ville : Patrie du chevalier d'Eon. Terrible mal de tête. Je suis assis avec une mère et son fils vieux garçon sur le parapet du pont d'accès à la cour d'honnè'ur. Nous attendons la prochaine visite. Dans l'avant-cour, l'herbe vient d'être coupée en de belles bandes parallèles, alternées, mate, brillante, mate, brillante. La tondeuse est encore là. L'odeur délicieuse. L'eau de l'Armançon (j'imagine) [non, il s'agit plutôt d'un de ses petits affluents] pénètre à grand bruit dans les larges douves, que précède un nombre exceptionnel de constructions adventices, notablement un pavillon d'accès, très pur, perpendiculaire au pont. Neuf heures et demie du soir, dans la chambre « Irancy» de l'hôtel de la Tour Marguerite, à Noyers. Au fond, de visiter des châteaux, la plupart du temps, m'ennuie. Je n'aime que les extérieurs, leur façon de s'inscrire dans le paysage. Et d'ailleurs, s'ils sont assez connus pour faire l'objet de visites organisées, ils ne m'intéressent pas vraiment. Suivre un guide à travers les salons de Tanlay ne m'a donc pas fasciné, et c'était même pénible parce que j'avais horriblement froid et un mal de tête qui me distrayait mal de mon mal de reins, ni l'inverse. [Seuls souvenirs aujourd'hui : force photographies de souverains dédicacées à Monsieur de la Chauvinière et de toutes parts étalées selon une niaiserie commune à tous les ambassadeurs, dirait-on (mais ça intéresse le public, et moi, la preuve); une chambre où coucha la reine Juliana; et une pièce ronde au sommet d'une tour, sa voûte peinte à fresque, où se réunissaient des conspirateurs, pendant les guerres de religion, parce qu'elle permettait de surveiller toute la campagne alentour.] J'étais terrorisé à l'idée d'être pris d'une crise de coliques néphrétiques à Tonnerre, ou même dans les environs plus ou moins proches de Tonnerre. Et je n'ai découvert qu'en sortant qu'on pouvait, si on le voulait, ne visiter que le parc, ce qui permet de voir tout le château et un immense canal qui lui est attenant et qui s'achève, à bonne distance, par une gloriette classique de grande allure. [ Oui, ce grand portique de Tanlay sous ses hautes frondaisons, au bout de sa perspective d'eau, c'est l'image qui m'en reste.] 39

Je suis allé, après Tanlay, à Ancy-le-Franc, en passant par Pimelles. Les visites se font là à chaque heure sonnante, et il venait d'en partir une lorsque je me suis présenté. J'étais dans un tel état de délabrement que je n'en ai pas été trop mécontent, et j'ai seulement fait le tour du bâtiment. J'aurais aimé le voir d'un peu loin, mais de colossaux dogues noirs, qui montraient les dents derrière une fenêtre, m'ont incité à abréger ma promenade. Ancy-le-Franc est une espèce de Ferrières, en moins drôle. [Pour une opinion aussi légère, je n'ai d'excuse que ma fatigue ce jour-là. Mais les châteaux de grands architectes, que ce soit l'Ancy de Serlio, les vestiges de l'Anet de Lescot ou le Maisons de Mansart, ont tendance à m'ennuyer. Je leur préfère ceux que plusieurs siècles ont capricieusement agencés, ou qui du moins reflètent le génie d'une époque, comme Les Mesnuls, dans la forêt de Rambouillet, plutôt que le génie d'un homme, comme Vaux-le-Vicomte. C'est placer plus haut, en contradiction avec toutes mes convictions, le mouvement « naturel » d'un discours, ici architectural, que la volontariste affirmation d'un style. J'habite sans confort cette inconséquence, remarquant simplement que le Grand Siècle, en fait de châteaux, n'avait pas grandchose de« naturel».] En le quittant, j'ai décidé de me consacrer à ce qui, après tout, était ma première idée de visite, quand d'abord j'ai pensé à ce voyage, Nitry. Et comme à la recherche de ce château hypothétique j'ai consacré trois heures sans le moindre résultat, j'en arrive à douter s'il existe vraiment. Ce nom m'est apparu pour la première fois il y a des années, à lire un article dans une revue d'architecture, peut-être américaine. L'article s'intitulait je crois : Un château d'avant-garde au xvt siècle. Ce château aurait été commandé, si mes souvenirs sont exacts, et il y a de grandes chances pour qu'ils ne le soient pas, non plus qu'entièrement erronés, par le duc et la duchesse d'Uzès, au temps de Charles IX, à un architecte italien. Ce serait un bâtiment hexagonal, très dépouillé de style. Ces quelques points m'étaient restés dans l'esprit, mais très vaguement, jusqu'à ce que je rencontre un jeune médecin parisien dont la famille a une campagne dans les 1::nvirons d'Auxerre. Lui connaissait ce château, dont n'avait jamais entendu parler une spécialiste de l'œuvre de Serlio, venue faire une communication sur le labyrinthe en architecture au séminaire de Roland, et avec qui nous avions déjeuné ensuite au restaurant chinois de la rue de Tournon. Il disait y avoir fait plusieurs promenades, qu'il y avait au milieu du bâtiment une cour ronde où affleurait une source, et, me semble-t-il, que les fermiers qui l'habitaient étaient peu accueillants. Avec ces éléments, s_auf le dernier que j'ai négligé de mentionner mais qu'une de mes informatrices a avancé, ce qui m'a donné bon espoir, j'ai interrogé pratiquement tout Nitry, à tel point qu'après deux heures j'entendais dans mon dos : - C'est un Parisien qui veut acheter un château.

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Entre six heures et huit heures, frénétiquement, j'ai su1v1 un chemin de terre après l'autre, l'œil sur le soleil déclinant, craignant d'être encore plus mal reçu, la nuit presque tombée, par des ermites à la Heathcliff. En des cercles de plus en plus larges autour de Nitry, j'ai exploré Puits-de-Bon, Moutot, Clavisy, Perrigny, Annay, Arton, Aigremont, Lichères. Dans les deux cafés de Nitry, tous les habitués ont rivalisé de suggestions. Une femme âgée m'a fait entrer chez elle, elle est allée quérir son mari au fond du jardin, elle m'a proposé de demander aux Renseignements le numéro parisien de mon ami le médecin, puis de l'appeler, ce que j'ai fait en vain, car il n'était pas chez lui. J'ai envisagé un moment d'aller consulter Jacques Lacarrière à Sacy tout voisin. Je ne le connais pas, mais suis de ses lecteurs fidèles, et j'ai pour lui beaucoup de sympathie, due en partie à certaine parenthèse dans un passage de lui où il rappelait qu'un pays, pour le voyageur, c'était aussi les femmes 4u'il y rencontrait : « (ou les hommes, selon ses goûts) ». Je~cite de mémoire, et très imparfaitement Ue viens de passer une heure à tâcher de retrouver cette parenthèse; en vain; elle existe pourtant], mais ma reconnaissance pour une telle courtoisie, si rare chez les orthodoxes sexuels, est intacte. Cependant, j'ai craint qu'il ne soit pas dans son village, d'avoir du mal à l'y trouver, de le déranger s'il y était, et qu'il ne désapprouve fort ma façon de voyager, en voiture, d'un château l'autre, sans beaucoup de « contacts humains » et dans l'ignorance absolue des plantes, des arbres, des insectes et des parlers paysans. Finalement, à huit heures, je me suis retrouvé à Noyers, traversé plus tôt, et qui m'avait tellement plu qu'à six heures j'avais envisagé de m'y arrêter pour la nuit : mais le seul hôtel, La Tour Marguerite, ne figure pas dans le Guide Michelin, et un Clermontois comme moi, élevé dans le respect de cette institution, soupçonne aussitôt le pire à de telles omissions. C'est pourtant là que je suis installé maintenant : vieille maison bourgeoise, que gèrent en hôtel ses occupants traditionnels, peut-être, un couple de sexagénaires très aimables. Chaque chambre, il n'y en a que quatre ou cinq, porte le nom d'un cru du pays. Mes hôtes m'ont conseillé de dîner à l'Auberge du Serein, à l'autre bout de la place du Grenier-à-Sel, et cet établissement a bien failli me dégoûter de Noyers, auquel j'étais déjà très attaché. J'y ai été servi par une très jeune fille, assez gentille et plutôt drôlette, mais elle était dirigée par un patron odieux. Lorsque je lui ai demandé si je pouvais téléphoner à Paris, il m'a répondu que son appareil était en dérangement, sans faire le moindre effort pour rendre vraisemblable l'assertion. Dans la salle à manger on entendait, très fort, la télévision, placée dans la cuisine apparemment, et sur laquelle la jeune serveuse, entre deux plats qu'elle apportait, ne cessait de changer de chaîne. J'ai fait là un dîner qui me reste encore dans la bouche, composé, stupidement de ma part, il faut le reconnaître (mais mon seul convive avait demandé cela, qui paraissait 41

appétissant) d'une assiette de charcuterie, pur caoutchouc, et d'une escalope à l'oseille dont je n'ai pas mangé la moitié, suscitant ainsi de très audibles commentaires de la cuisine; le tout accompagné d'une demi-carafe de médiocre Irancy, choisi en hommage à ma chambre. Il n'y avait qu'un seul autre dîneur, un homme d'une cinquantaine d'années, plongé dans des cartes routières et qui couvrait de notes un petit carnet noir, alors que j'avais renoncé à porter là ce cahier. Je serais volontiers entré en conversation avec lui. Mais c'était un individu peu sociable. Il a trouvé le moyen de ne pas adresser un seul mot à la serveuse pendant tout le dîner et il a paru très surpris que je le salue à mon départ. A huit heures et demie, la porte du restaurant était verrouillée, et la fille de la maison avait même égaré la clef, de sorte que j'ai cru un moment ne pas pouvoir quitter cet endroit que je ne saurais trop déconseiller (55 francs). Noyers, en revanche, rencontre ma totale approbation. Exceptionnellement, on n'y voit à peu près rien de laid, sauf, à distance, ce qui est peut-être un collège d'enseignement technique. Dans le bourg lui-même tous les goûts en fait d'a-rchitecture civile trouvent à se satisfaire : maisons Renaissance à colombages et encorbellements, maisons Renaissance en pierre, dont une très précieuse « Maison Kamato » ( « par le travail»), toutes choses auxquelles je ne suis pas particulièrement sensible, mais aussi de très belles maisons xvmc, en pierre blanche. Mes favorites sont le petit hôtel de ville, dont le parti semble d'autant plus original qu'un élément de la façade fait aujourd'hui défaut, et une très élégante maison bourgeoise, sur la place où donne ma fenêtre : elle porte la date 1776. J'ai fait après dîner un tour de la ville, ou plutôt je l'ai arpentée, d'une porte à l'autre, dans les deux sens, avant de rentrer ici. J'ai essayé d'appeler François, le seul être au monde qui paraît savoir ce qu'est le château de Nitry, et même, en désespoir de cause, ses parents, que je ne connais pas : lui n'était pas chez lui, son père ne pouvait pas me renseigner. Je vais faire une nouvelle tentative. Je suis transi, j'ai dans la bouche un goût de mauvaise charcuterie, j'ai mal à la tête, aux reins, au dos. J'ai acheté cet après-midi, à mon premier passage ici, de l'antigrippine qui a semblé faire un moment de l'effet, tandis que je cherchais mon château, et un thermomètre. L'idée de tomber malade me terrifie. J'étais si fatigué ce matin que je n'ai pas eu le courage de noter mes activités. J'ai visité la cathédrale de Sens. A l'intérieur, elle est large et haute et claire. La nef présente une étonnante combinaison de colonnes doubles et de ce que Stendhal appelait très justement des « bottes ►, qui ait du moins une chance de devenir un jour classique, tandis que celui-ci n'est rien du tout et ne sera jamais rien, sauf évidemment à ce que la stupidité ve République, dans son insolence pataude, ne finisse par acquérir les mêmes charmes que celle des crémeuses façades 1900, à sirènes et naïades : elle est moins drôle. A propos de Thomas, le soldat d'hier, je comprends seulement maintenant que sa question, à notre séparation : « Peut-être qu'on se reverra? » était peut-être une requête. Mais comme il ne m'avait même pas demandé mon nom et s'obstinait à me vouvoyer, il ne m'est pas venu à l'esprit de lui proposer mon adresse. J'aurais pu l'inviter à venir ici, au moment de notre rencontre. La suite Aramis a deux lits et il n'y avait personne en bas. Un tableau spécial est disposé à l'entrée pour les clefs des clients après le dîner. C'était également le cas avant-hier, à Agen, à l'hôtel Atlantic. Seulement ma clef n'y figurait pas. Patrick est monté m'attendre à l'étage tandis que j'étais obligé de réveiller le gardien de nuit. Il y avait eu un micmac très compliqué. Deux Italiens, qui avaient eu la chambre 15, la mienne, étaient partis et revenus. Je n'entrerai pas dans les détails, auxquels je n'ai rien compris : toujours est-il que la clef avait disparu. Quand le gardien de nuit a fait mine de monter pour ouvrir avec un passe la porte de ma chambre, je lui ai dit que finalement nous étions deux, que j'étais avec un ami qui n'avait pas pu trouver de chambre, que nous avions voulu lui demander s'il n'y en aurait pas une autre mais y avions renoncé puisque l'hôtel, à notre arrivée, affichait 487

aussi « complet ». Mais quand nous avons atteint le palier, Patrick avait disparu. - Vous m'aviez pas dit que vous étiez deux? - Oui. Je ne sais pas où est l'auti;e. Il a dû aller aux toilettes ... De toute façon le gardien avait l'air complètement indifférent à tout cela. Patrick était monté à l'étage supérieur par crainte d'être vu, pensais-je; pour voir les tableaux des couloirs, m'a-t-il dit. - En tout cas, ils ne se font pas beaucoup de souci pour ces questions-là, ici. - Non, quand j'ai su que tu étais à cet hôtel-ci, j'ai compris qu'il n'y avait pas à s'inquiéter. - Ah bon, pourquoi? - Parce que ... Moi je n'y suis jamais venu, mais j'ai un ami qui y est venu et il dit que ... Vraiment? - Oui. - Ça c'est extraordinaire, alors, parce que je suis venu ici en toute innocence, c'est le Guide Michelin qui indiquait cet hôtel. Au quai je n'étais pas par hasard, mais ici, alors, tout à fait. L'hôtel Atlantic d'Agen bat tous les records de « voix des servantes », le matin. Nous avons, et surtout moi, été réveillés dix fois. A huit heures, quelqu'un est entré dans la chambre, alors que nous étions dans une position sans équivoque. La femme de la réception, à notre départ, m'a dit que c'était elle, qu'elle s'excusait, qu'elle avait vu la clef en bas, qu'elle croyait qu'il n'y avait personne. Plus tôt, comme j'étais passé dans le hall pour aller chercher mon carnet de chèques dans la voiture, je l'avais entendue dire : - Leur vie privée ne m'intéresse pas. Pour en finir avec Agen, je dirai que les quais de la Garonne, contre toute attente, me sont apparus comme l'une des meilleures adresses que donne le Spartacus. Il y avait là, mardi soir, un nombre considérable de voitures. Un camionneur dans un semi-remorque m'a fait signe de monter près de lui. Je l'ai fait, nous avons parlé un moment, mais il n'était pas vraiment à mon goût, encore qu'il aurait pu en faire rêver plus d'un, et je ne suis pas resté. Un Bordelais m'a prévenu que tournaient « des loubards dans une R 6 ». Comme je lui disais que je trouvais Agen très laid, il m'a dit : - Non, c'est pas laid, c'est bien, c't' une ville bien, et puis y a du travail à faire, si on veut faire des affaires, ici. Enfin ça c'est pour ceux qui veulent travailler. .. J'ai eu l'impression qu'il ne me rangeait pas dans cette catégorie. Les loubards à la R 6 s'obstinaient à me suivre. Ils étaient trois, et ne me semblaient guère dangereux, mais enfin, prévenu par le Bordelais, qui semblait savoir ce qu'il disait, je les fuyais. Finalement, le

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conducteur a débarqué ses deux passagers, et il a continué à tourner tout seul. J'ai entendu ceci de la conversation des deux abandonnés avec un tiers : Et vot' copine, où elle est passée? Oh, elle est à la pêche. C'est la coiffeuse? Oui, Patrick, la coiffeuse. Lorsque Patrick et moi nous·sommes rejoints, nous avons bavardé longtemps, ou plutôt nous sommes restés longtemps côte à côte dans ma voiture, parce qu'il était très peu bavard. Il fait son service militaire à Tulle, mais il a dix jours de permission. Je trouvais qu'il n'avait pas les cheveux très courts pour un soldat. - C'est moi qui coupe les cheveux, dans le régiment, alors je fais ce que je veux. Enfin, on est deux. Je lui ai parlé de la photographie des « deux coiffeurs du régiment » au musée des Chasseurs alpins d'Antibes, mais il m'a dit que son collègue avait cinquante-cinq ans, que c'était un civil qu'il avait fallu engager parce qu'il n'y avait personne pour couper les cheveux parmi les appelés. Pour désigner son activité, il disait « je coupe les cheveux » plutôt que « je suis coiffeur », comme j'ai tendance à dire « j'écris » plutôt que « je suis écrivain ». Je lui ai dit que je savais déjà qu'il « coupait les cheveux », et en quels termes je l'avais appris de ses amis. Comme ceux-ci qui, dépendant de lui pour leur transport, venaient de temps en temps s'informer de ses intentions, il m'a dit : - Elles sont folles ... ! Enfin ils sont fous. Cette façon de parler était due, de toute évidence, à la société achrienne de petite ville, et aurait-il vécu ailleurs il aurait parlé autrement, parce qu'il n'était pas efféminé, quoique très fluet. Il était extrêmement mince : brun, moustachu, les cheveux séparés par une raie au milieu, les yeux noisette en amande, des poils à la base du cou. Il me plaisait beaucoup, et son corps. [Mes relations avec le soldat d'Agen, contrairement à ce que je craignais, ne se sont pas finies devant l'hôtel Atlantic. Une lettre de lui, reçue à Paris peu de temps après mon retour, les a relancées. Je n'entrerai pas dans leur détail car elles durent encore. Elles ont été, quoique épistolaires surtout, très mouvementées et romanesques, compliquées de malentendus, de ratages, de larmes, d'aveux, de dépression, d'affaires de drogue et de caprices militaires. Leur plus heureux moment fut sans aucun doute les trois jours que le soldat et moi avons passés en août dans les montagnes de l'Hérault. Comme les coïncidences se plaisent à agencer la vie selon les simplets mécanismes de ce livre, j'ai reçu hier matin, comme je m'apprêtais à recopier ici le récit de notre rencontre, une lettre de Patrick.] [Relecture, 15 février: LIBÉRÉ, IL HABITE Tom.OUSE « CHEZ UNE COPINE ». JE LUI Al PARLÉ RÉCEMMENT AU TÉLÉPHONE. IL M'A DIT ESPÉRER S"INSTALLER D'l'N J0l'R A L'AlTTRE DANS UN APPARTEMENT OÙ IL P0l 1RRA l\lE REC:E\'OIR }'Al !."INTENTION DE BIENTÔT Llll RENDRE VISITE.]

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Onze heures, devant la statue de d'Artagnan, au premier grand palier du grand escalier. Ce pauvre escalier, le monument le plus fameux d'Agen après tout, est dans un état lamentable. Toutes les pierres sont descellées, et les crépis lépreux. Les travaux actuels, qui d'ailleurs n'occupent personne aujourd'hui, sont tout à fait partiels et tout à l'économie. Les pierres de maçonnerie sont remplacées par du ciment, et quand vraiment c'est inévitable, on dispose quelques pierres de taille nouvelles qui évidemment sont d'une tout autre couleur que les anciennes. La décrépitude de cet escalier s'explique peut-être par ceci, qu'il n'est plus du tout, s'il l'a jamais été, dans l'axe principal de la communication entre les deux villes. La place Salinis, en haut, où hier soir j'ai rencontré Thomas, est plutôt retirée à l'ombre de la cathédrale, et c'est d'ailleurs ce qui fait son mérite; mais surtout la ville basse moderne, qui de toute façon n'est pas grand-chose, s'est déplacée le long du Gers vers l'aval, et il n'y a en bas des degrés que quelques petites maisons sans beaucoup de vie, et pas de pont. Les quartiers les plus anciens, préclassiques, sur cette rive-ci, et les fameuses pouterles, ruelles en pente coupées d'escaliers, sont pourtant en amont, et abandonnées du mouvement. Au-delà de la ville basse, dans la vallée, qui n'est pas immense, des banlieues récentes témoignent de l'anarchie habituelle. Je vois tout cela sous un ciel bas, et dans une lumière pisseuse qui n'arrange pas les choses. Seul signe d'un quelconque souci esthétique, de belles roses rouges au pied de la statue. Je suis bien heureux qu'une ville consacre son emplacement le plus prestigieux à célébrer qui n'est, après tout, et presque exclusivement, qu'un héros de roman, mais j'imaginais d' Artagnan plus gaillard, et surtout plus spirituel. Dans un appartement, presque au niveau de ce premier palier, une mappemonde est posée sur une table, près d'une fenêtre : d'Auch rêver le monde, « où quelque part doit se trouver la joie de Dieu ». Nul doute que d'Hollywood elle ne me semble à Auch.

Onze heures et demie. La meilleure vue sur le centre monumental d'Auch est celle qu'on a du quai Lissagaray, le long de la rive droite du Gers. C'est de là que le palais archiépiscopal est le mieux visible, du moins quant à ses parties basses, vastes, massives [pourtant aérées parce que?] percées de nombreuses fenêtres; le domine, plus à gauche, le chevet de la cathédrale; vient ensuite un bâtiment médiéval très mal restauré, malheureusement, ouvert de baies vraiment laides, mais d'où jaillit une très haute tour, moins abîmée; toujours plus à gauche, les grands arbres de la place Salinis, et à leur pied l'escalier; enfin les maisons du vieil Auch, avec de hauts balcons et des arceaux de lierre. Le Gers en ce· point a l'air d'un canal. Il coule à peine. Ses rives sont régulières et herbues. Au-dessus de lui, deux rangées de (j'essaie de 490

dessiner la feuille, on dirait le drapeau canadien. Il ne peut pourtant pas s'agir d'érables. Des platanes, probablement) dissimulent imparfaitement une station-service Total et un garage Renault.

Midi et demi, au Darolles de nouveau, mais cette fois-ci en bas, à la « brasserie » : sans doute a-t-il l'avantage de la position, mais il y a surtout que quelque chose me pousse à revenir toujours aux mêmes endroits; et puis Stendhal est venu lire son Figaro au Darolles, qu'il appelle Dairolles comme j'ai d'abord fait plus haut, mais une note corrige; un officier a eu la bonté de le lui indiquer comme le meilleur café ... Stendhal comme moi a eu à Auch des rêves désagréables, mais il les attribue à une sole verte; j'attribuerais plutôt les miens à ma conversation avec le soldat d'hier soir : je me débattais dans des problèmes qui 1 sont probablement les siens. J'ai visité la cathédrale, mais très vite, parce que j'y sui5 arrivé à midi moins dix et qu'on la ferme à midi. Je n'ai donc pas eu le temps de regarder en détail les vitraux Renaissance, qui ont pourtant l'avantage sur la plupart des vitraux d'être facilement lisibles. Leurs figures sont très grandes, et, si beaux qu'ils soient, prodiguant au mètre ce que le vitrail gothique dispense si parcimonieusement, ils témoignent de la décadence d'un art, comme les façades classiques que Saint-Pétersbourg étale au kilomètre finissent par déconsidérer le style qu'elles exploitent. Cela dit, je crois volontiers que ceux-ci, parmi les vitraux Renaissance, sont les plus beaux. [Assiette anglaise : 25 francs. Mauvais pain, mouillé. Je demande un verre de rosé:« Un quart ou un demi?- Un quart. » Je reçois une demi-bouteille de rouge.] Pour voir le chœur et les fameuses stalles, il faudrait revenir à deux heures, m'a dit l'intraitable gardien. J'ai beau aimer le style classique français, je dois reconnaître que dans l'architecture religieuse il n'est jamais très satisfaisant. Ni la cathédrale de Versailles, ni celle de Montauban ni la façade de celle-ci ne sont de bien grandes réussites. D'ailleurs on peut à peine, ici, parler de façade. Ce qui en tient lieu, au-dessus du porche à trois arches, assez réu:isi, ce sont deux tours trop rapprochées, qui n'ont entre elles qu'un balcon étriqué. Elles-mêmes sont trop composites, leurs pilastres flanquant d'archaïques fenêtres géminées, qui jurent avec les balustrades et les frontons. La pierre d'Auch, à en juger d'après l'escalier et la façade du palais archiépiscopal, doit mal résister aux siècles. A la cathédrale, nettoyage et substitution indispensables ont donné des agencements de couleurs et de textures qui par leur irrégularité rappellent trop ceux d'un fromage de tête. [Correction quant au vin : c'était un quart, on le vend comme un 491

quart. Bon. Pourtant sur la bouteille, qui était pleine, on peut lire 50 cl. Quant à savoir s'il s'agit de rouge ou de rosé, un peu clair l'un ou très sombre l'autre, je ne peux en décider. Discussion de jeunes femmes mes voisines sur un nouveau collègue de bureau : « Voilà, j'ai trouvé qui i'm rappelle, i'm rappelle Sarny Frey. » J'aime beaucoup cet artiste ... Dans ma jeunesse je ressemblais paraît-il à Anthony Perkins, et surtout, au dire de plusieurs filles qui ne se connaissaient pas, à un chanteur dont le nom m'échappe et qui a disparu corps et biens. Non : Frank Alamo. Oh, whatever has hecame of Frank Alamo, tching tching? Il passait pour appartenir à une famille qui fabriquait des postes de télévision, peut-être. J'aimais beaucoup mieux ressembler à Bobby Kennedy, mais je n'y ai eu droit qu'une fois. Dieu sait à quoi ressemble l'homme qui ressemble à Sarny Frey.] Mais la préfecture, la mairie, le lycée et même de grands bâtiments que j'ai vus hier, sur la route de Condom et de Bayonne, tout utilitaires en tout cas, séminaires ou casernes épiscopales, font un bel ensemble classique. La somptuosité des résidences épiscopales, dans tout le Sud-Ouest, est frappante. Le joli évêché de Chartres, aujourd'hui musée, n'est rien comparé à ces palais d'Agen ou d'Auch, que leur allure souveraine condamnait à devenir préfecture, ou même de Castres. En quoi le rôle des évêques et des archevêques, dans cette région, différait-il de celui des évêques du Nord? Est-ce parce que, trop loin de la Cour, ils étaient condamnés à la résidence qu'ils se faisaient construire tous ces petits Versailles? D'autre part, pourquoi étaient-ils si nombreux? Le Midi semble avoir fait l'objet d'une étrange sur-administration ecclésiastique. Est-ce pour mieux tenir en main ces pays, pour effacer les traces de l'hérésie albigeoise, que le moindre gros bourg avait son évêque? Lectoure, Lombez, Mirande, Saint-Bertrand-de-Comminges, Condom bien sûr, mais aussi Elne, Mirepoix et jusqu'au minuscule Alet, à propos duquel le Guide littéraire de la France signale doctement l'épiscopat de Nicolas Pavillon et une allusion de Boileau à sa janséniste austérité : Ces vertus, dans Aleth, peuvent être en usage... Je serais curieux de voir une carte des diocèses de l'ancienne France. Les plus inattendus surgissaient dans nos recherches quand pour un diplôme d'histoire du droit, à la faculté du Panthéon, j'étudiais, avec cinq ou six autres étudiants, sous Mme Boulet-Sautel, les Assemblées générales du clergé au xv11t siècle. Le droit canon m'avait séduit par ses antiques manuels, où chaque page était divisée sans fin par des notes à des notes à des notes à des notes. A Auch, comme au dénouement d'un roman subtil une figure d'écriture transparue lointainement en amont, retrouvons le formidable cardinal de Tournon, fondateur ici comme à Tournon d'un collège. Parmi mes omissions et mes plus forts regrets, Saint-Bertrand-de-

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Comminges, parce que Caligula avait là exilé Hérode et Hérodiade, qui sans doute y moururent. Tu vis! Ou vois-je ici l'ombre d'une princesse? Evidemment l'Hérodiad~ de Mallarmé est en fait Salomé. Mais de ces acrobatiques passages aucun vertige, ou délicieux. « Ajoute, pour plus de terreur, que ces impressions se suivent comme dans une symphonie, et que je suis souvent des journées entières à me demander si celle-ci peut accompagner celle-là, quelle est leur parenté et leur effet », écrit le poète à Cazalis, en mars 1865, de Tournon ( 1). [Relecture, 15 février: DE CE RETOL'R ICI DANS L'ARDÈCHE, QL'AND DÉJÀ M'A QL'ITTÉ LA PREMIÈRE PARTIE DE CE TEXTE, JE PROFITE POUR UNE l'LTIME MISE Al' POINT, Dl"E Al' Guide littéraire de la France, QUE JE N'AVAIS PAS SONGÉ A CONSULTER SUR D'INDY : LE COMPOSITEUR, PRÈS DE SON CHÂTEAl' FAMILIAL DE CHABERT, EN FIT LUI-MÊME, VERS 1880, ' co:--.sTRl'IRE l'N Al'TRE, FANGS : D'Al'TANT PLl'S CURIEUX SANS DOUTE.] Je sais certain hameau, sur la lande d'Ecosse, près du lochïay, où serait né Ponce-Pilate, fils d'un centurion en garnison lointaine.

Deux heures dix, Mirande. Qui était Yves Mirande? Comme mon Grand Larousse me manque! J'imagine quelque chroniqueur théâtral au Figaro, avec trois pièces à son actif, ou soixante-cinq, ou bien culinaire, un Francis de Croisset du pauvre, ce qui évidemment est assez pauvre. Non, je veux dire James de Coquet. Je suis passé hier à Casteljaloux où le pauvre Carbon n'aurait eu pour château qu'un grand silo blanc. En revanche, il y avait tout près, à Roquefort, un assez fier castel, grosse tour avec balcon de bois sous le toit. Et Francis de Miomandre? Tous ces pays abondent en noms ronflants pour cadets de Gascogne et vers de Rostand : Castéra-Verduzan, Miramont d'Astarac, Castelnau-Barbarens, Montestruc, Rabastens et bien sûr Montesquiou et Fézensac (j'aimais beaucoup enfant ce titre ridicule, trouvé sans doute dans Henri Martin : le vicomte de Fé{en{aguet).

Deux heures et demie. Je me suis arrêté un instant pour pisser sous la pluie, au-dessus de Villecomtal, et j'aperçois soudain, ou devine, dans la brume, une chaîne formidable et blanche. Des nuages noirs avancent sur les prairies spongieuses, comme de gros dragons flasques . .. ./ ... Que se passe-t-il à Villecomtal? « Beaucoup de volaille », comme disait je ne sais plus qui, récemment (ah oui, l'organisateur d'orgie, à Toulouse, à la maison sous la digue, mais c'était« flicaille »), les pompiers, un attroupement devant une maison. Ce n'est pas un accident de la circulation. Crime of Passion? Une magnifique toile de (1) Œuvres, Pléiade, note p. 1441.

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Twombly portant ce titre a été détruite, à New York, par un amant jaloux.

Trois heures vingt, au musée Massey, à Tarbes. Pour une fois que je voulais me promener dans un musée en toute liberté d'esprit, selon mon pur caprice, je suis tombé sur le plus impérativement disposé qui soit : à peine dévie-t-on de l'itinéraire prévu que les gardiens et gardiennes accourent pour vous rappeler à l'ordre. Au musée traditionnel s'ajoute un Musée international des hussards, et bizarrement les deux sont mélan.gés, faute de place, sans doute, de sorte qu'entre les tableaux se tiennent toutes sortes de hussards à pied ou pour la plupart à cheval. Violent arrêt : un Christ aux liens, de Pontormo, noir et rouge, splendide. Que cette expression-là, au XVIe siècle, ait pu paraître convenir au Christ surprend, mais elle n'a aucune importance, d'évidence le tableau n'est pas là. Les uniformes sont nombreux, beaux et très bien présentés : j'ai l'impression que les hussards sont en train d'envahir tout le musée. Les plus singuliers sont ceux des gardes-côtes français de Syrie ( 1940) et ceux des hussards du général Forey au Mexique (1863), coiffés de chapeaux de paille achetés par le corps lors de son passage à la Martinique. Dans le jardin Massey. La colonnade du cloître de Saint-Sever-de-Rustan, remontée ici, a l'air assez niais, malgré les beaux arbres et les pelouses qui l'entourent. Si j'ai voulu venir d'emblée dans ce grand jardin public de Tarbes, c'est en souvenir d'un jeune jardinier dont m'ont parlé, à plusieurs années de distance, deux amis tarbais, et qui m'est familier comme si je l'avais connu. Il est loin maintenant, et son histoire fut triste. Il était d'ailleurs, selon l'un au moins des récits, légèrement débile. Ce jardin est très vaste et bien entretenu. Le soleil est apparu cinq minutes sur la grande perspective centrale, comme je sortais du musée, et maintenant on dirait qu'il va pleuvoir à nouveau. Les toilettes du jardin public de Tarbes sont parmi les mieux organisées pour la répression que je connaisse : la gardienne y est installée au milieu des urinoirs circulairement rangés, et séparés par des vitres. Espérons qu'un dispositif si rigoureux témoigne de l'ampleur de la subversion qui menace. En arrivant en ville, j'ai vu, qui marchait entre la place Jean-Jaurès et la place de Verdun, un garçon qui me plaisait beaucoup, l'oreille percée d'un petit anneau. Mais malgré mes tours et détours au milieu 494

d'un't: circulation intense, incapable de trouver où me garer, je n'ai pu me faire seulement apercevoir de lui. Et puis il y a aussi, bien sûr, Les Fleurs de Tarbes. Les paons montés dans un grand cèdre appellent désespérément : « Léon ! Léon ! Léon ! » Dans le souci louable de contenir l'invasion des papiers sales, l'administration du jardin a installé partout des poubelles ajourées, qui ne vous épargnent aucun détail de leurs entrailles. L'une a été placée juste devant un buste de Gautier. Le poète impeccable essaie de regarder ailleurs. Le kiosque à musique 1/rappé de hautes lyres? coiffé de huit lyres?] est entouré de sept grands pins.

Quatre heures et demie, café de l'Europe, place de Verdun. En et an dans1 la région se prononcent in : « Fais attintion », « C'est pas évidin w, « Où c'est qu'tu minge? » Laforgue, qui de Montevideo était venu ici parfaire ses études au lycée, avant de devenir, à Berlin, le lecteur de l'impératrice Augusta, n'avait jamais pu s'y faire. Qui m'aima jamais? Je m'entête Sur ce refrain bien impuissant Sans songer que je suis bien bête De me faire du mauvais sang. Du buste de Gautier dans le jardin Massey, le Guide Bleu (édition de 1972) précise qu'il est l'œuvre de sa fille, M"" Judith Gautier. Est-ce que j'ai lu les Mémoires de Judith Gautier? Sinon d'où me vient cette scène : elle est dans un train avec Villiers, ils reviennent d'une visite à Wagner, ils cherchent pour lui des surnoms, lui ou elle propose le Palmipède de Lucerne ? Meanwhile, un hippie à boucle d'oreille lit Le Monde diplomatique. Le Coca-Cola, ici, à en juger par une bouteille sur la table voisine, est du Pepsi. J'ai eu une grande discussion, quand? hier, pas plus tard qu'hier, au café Royal, sur la place de l'Hôtel-de-Ville, à Agen, avec un assez beau barman barbu, sur les mérites comparés du Coca-Cola et du Pepsi-Cola. Lui croyait que c'était la même chose. Je lui ai assuré qu'il n'en était rien. De toute façon, depuis un quart d'heure que je suis là le garçon ne s'est pas présenté et je vais donc m'en aller. Non, le voilà. Pepsi-Cola sure enough. Soleil sur la place de Verdun, sous un ciel noir. Mais cette place biscornue est laide. La plus grande partie de son centre est occupée par un parc de stationnement, et une rangée d'autobus empêche de voir d'un bord à l'autre. 495

Cinq heures, maison de Foch. On ferme. Tant mieux parce que la visite est guidée et, paraît-il, dure une heure. J'ai vu toutefois la grande salle du bas. La maison est plutôt jolie, jaune et grise. Cinq heures et quart, en face du village d'lbos, dont j'aime l'église à chœur surélevé, surmonté d'un clocheton, sur le fond des grandes Pyrénées. Mais je suis garé au bord de la grande route et les voitures me dépassent à grand bruit, de très près. Six heures dix sur la te"asse de Pau. Malheureusement les montagnes font relâche. J'essaie de me consoler en suivant de l'ceil à travers les feuilles une partie de pelote basque, en bas. J'aime bien cette architecture Grand Hôtel qui règne ici et dont [illisible). Sept heures et demie, Pau, hôtel Bristol. A l'hôtel Roncevaux, sur lequel s'était fixé mon choix, il ne restait plus que des chambres avec lavabo. Je me rendais au Continental lorsque je suis passé devant le Bristol, qui m'a plu par son nom et son côté désuet à la fois et bien tenu. Ma chambre a à peu près ces caractères-là, le désuet l'emportant légèrement. Je l'ai obtenue contre des gens qui l'avaient retenue en début d'après-midi, étaient allés chercher leur voiture garée à l'autre bout de la ville, avaient-ils dit, et n'étaient pas revenus. J'ai fait un tour le long du boulevard des Pyrénées, jusqu'au casino, et jusqu'au théâtre de verdure dont l'un de mes amis tarbais, qui a été étudiant à Pau, disait que c'était un lieu de rencontre très actif. Mais le Spartacus lui donne trois barres, sa mise en garde la plus sévère au voyageur, en le qualifiant de VERY A YOR. Je ne sais pas si c'est parce que l'un des explorateurs s'y est fait rosser, ou bien si vraiment le théâtre est un endroit très particulièrement dangereux, ce qui ne paraît pas très vraisemblable. J'ai repéré aussi une brasserie, La Coupole, sur la place centrale, qui paraît correspondre à mes goûts et à mes besoins. Celles du boulevard des Pyrénées ont une plus jolie vue, mais leur clientèle semble beaucoup plus âgée et de toute façon, jusqu'à présent, on ne voit rien. Néanmoins il y a un peu de soleil. Neuf heures, Brasserie l'Aragon. Finalement, je ne suis pas allé à la Coupole, sur la place Clemenceau, mais suis venu ici parce que la brume sur les montagnes s'est partiellement levée, et que j'ai pu avoir, à l'intérieur, la table la plus proche des baies vitrées. Cette vue est naturellement parfaite : d'une balustrade suspendue en terrasse, une plaine plate aux grands arbres touffus, des collines boisées entre quelques prairies, et derrière, de l'extrême gauche à l'extrême droite, une ligne de hautes montagnes. Elles se détachent maintenant sur un ciel rose, puis bleu pâle.

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.. [Chateaubriand béarnaise : la viande est bonne, les pommes de terre frites admissibles (j'oubliais, parmi les mots interdits : frites), la béarnaise médiocre. Comment s'agencent le Béarn et la Navarre française? La Gascogne et !'Armagnac? Je me rends bien compte qu'aux gourmets je ne donnerai ici aucune adresse inédite. Et pourtant L' Aragon me satisfait tout à fait. On y est tranquille, la vue est superbe, la nourriture est convenable et les garçons, d'être corrects, paraissent comparativement très aimables. Ma mère a pour théorie que les gens, au fond, finissent toujours par faire ce qu'ils veulent vraiment, et c'est assez juste. Si j'avais voulu, au cours de ce voyage, faire quelques véritables bons repas, je l'aurais pu, même pécuniairement, en économisant ailleurs, sur les saunas de Toulouse, par exemple. Si je ne l'ai pas fait, c'est que ça n'avait pas pour moi une réelle importance. Catastrophe : un groupe massif s'est attablé à la terrasse, juste devant moi, et je ne vois plus que des nuques. Fromage; il me semble que je n'ai pas mangé un bon fromage depuis des jours. Est-ce que le fromage est toujours caoutchouteux, dans cette région ? Les dîneurs ici, pour en rester aux opinions de ma mère, et à ses mots, sont extrêmement « vulgaires ». Au milieu de la salle, un bonhomme parle si fort que j'entends chacun de ses propos comme si j'étais à sa table, et ma plus proche voisine vient de dire : « Elle a un congélateur plein de bouffe, des enfants normaux, elle fait du cheval, qu'est-ce qu'elle peut demander de plus?» Est-ce que je me fais des illusions à penser qu'en 1900 on trouvait dans des restaurants équivalents à celui-ci un monde plus policé, mieux élevé, moins grossier, qui parlait une langue moins laide et avait des sentiments moins bas? D'où sort cette classe qu'on voit partout, qui occupe tout le terrain, la majorité visible? Bégaie encore en moi, à tout hasard, la voix d'une couche sociale presque disparue, laminée, ruinée par la concentration du capital entre les mains de pouvoirs anonymes, sans visage, sans culture, et submergée par la petite bourgeoisie qui triomphe par délégation. [Le colonel d'Estrées, écuyer au Club hippique clermontois, répétait : - On fait du saucisson, mais on monte à cheval.] Toujours est-il que cette vue qui était si belle a beaucoup souffert. Passe encore pour le petit château pseudo-gothique sur le sommet d'une colline. Il serait assez dans l'esprit de Pau. Un grand pylône blanc et rouge, qui vient de s'allumer, doit être un relais de télévision. Le pire est la gare, qui gâche tout le premier plan. Lundi j'resterai manger avec eux. - Politiquement (cinq syllabes), aux dernières municipales, il

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s'est passé que ... (lèvres en avant, serrées; bruit de succion; bras en balance). Bon ... hein ... Donc : - Leur maison, leur bagnole, c'est pas payé, tout ça, c'est du bidon, c'est du vent ... - Si tu voyais la cuisine qu'elle a!. .. remplie de gadgets. Le garçon qui s'occupe de la table centrale, la plus bruyante, la plus agitée, la plus exigeante, doit mesurer un mètre quatre-vingt-dix. Il a un nez à la d'Artagnan, comme sa moustache, bien qu'elle soit blonde. Il est très calme, de plus en plus poli, et très élégant. Je lui fait un sourire de solidarité, mais sa sagesse va jusqu'à ignorer ma complicité.

A l'hôtel, une heure et demie (notes). Eté au théâtre de verdure, malgré mes inquiétudes. L'endroit, selon l'humeur, peut suggérer toute une métaphysique bon marché de la drague ou une mise en scène mozartienne du désir, et plus vraisemblablement une combinaison des deux, sous l'instance distraite de la Mort, puisqu'il est arrivé qu'elle se mêle à ces jeux : clairière des gradins, scène couverte d'herbe, les coulisses sont une double haie, en demi-cercle, d'arbustes taillés. Tout alentour, de grands arbres : ils découpent un ciel bleu de Chine. Des ombres passent, des coulisses à la scène, de la scène à la salle. Il n'est pas tout à fait exclu que certaines ne soient très dangereuses. Je t'aime, je te tue. J'ai eu au bord des coulisses, avec un habitué, une conversation sur les dangers du théâtre. C'étaient, d'après lui, les mêmes que partout. Un mort ou deux, oui, peut-être, mais sur des années. Il fallait craindre les bandes de soldats. Je ne les craignais que trop. Les trois barres du Spartacus me restaient dans l'esprit. J'ai préféré aller faire un tour en ville. Mais je suis revenu. Il n'y avait alors plus grand monde. Je ne me suis pas attardé vers le théâtre, sombre et déserté, mais j'ai observé longtemps, sur l'avenue, le défilé des voitures, assez semblable à celui de Castres. Un personnage singulier, un petit Espagnol, imaginais-je, passait et repassait en chantant par-dessus la musique de sa radio de bord, torse nu dans sa voiture allumée, et dansant derrière son volant. Il faisait semblant de ne pas me voir, mais arrêtait sa démonstration si je me cachais derrière un arbre. J'ai rencontré Charles-Henri M., que je connais de vue depuis dix ans. Il devait être mon voisin au temps de l'avenue Victor-Hugo parce que je le rencontrais souvent, et justement, le soir, avenue HenriMartin. Nous avions longuement bavardé, une nuit, déjà entre le Trocadéro et la Muette. Il rentre d'Espagne, où l'a mené un paragraphe enthousiaste du Spartacus sur le pèlerinage à El Rocio, près de Cadix. Il avait imaginé quelque chose comme Fire Island et Key West réunis. Il a trouvé une grande fête très populaire et familiale, fréquentée c'est vrai, par un grand nombre de travestis, auxquels la tenue andalouse est

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paraît-il très seyante. Et bon, oui, dit-il, quelques jeunes pères de famille, et beaucoup de moins jeunes, vous entraînent derrière des roulottes pour deux ou trois baisers et une petite pipe par-ci par-là. Mais faire des centaines et des centaines de kilomètres pour ça! - Mais c'est joli, au moins, comme pays, et la fête? - Non, pas tellement. Je l'interroge sur le danseur en voiture. Il dit que c'est un peintre en bâtiment espagnol, qui a trop d'énergie et qui, de toute façon, n'aime que les vieux. Il m'emmène dans sa voiture jusqu'à un autre endroit qui, d'après lui, est assez pratiqué ces temps-ci, mais où il n'y a personne. Quand il me ramène là où il m'a pris, nous voyons le danseur se garer. C'est le moment où Charles-Henri me raconte en grand détail le pèlerinage à El Rocio et sa déception. Le danseur s'est enfoncé dans les fourrés. J'interromps Charles-Henri, lui demande de m'excuser èt le quitte. Quand je sors de sa voiture, le danseur sort des fourrés mais il y retourne en m'apercevant. Je le suis. Il se dirige vers le théâtre, tout à fait dans l'ombre maintenant, car le ciel s'est couvert. Je le rejoins dans une petite loge de feuillage, à gauche quand on regarde la scène. Nous nous embrassons. Il est toujours torse nu. Il est très petit, très brun, très musclé, très poilu. Il sort mon sexe et le suce. Puis moi le sien, et lui de nouveau. Il me dit : - Je t'aime bien. Moi aussi. Et puis j'te trouve très excitant. - Tu veux jouir ? - Non, pas tout de suite, c'est trop bien, attendons. Nous nous allongeons sur ma veste, presque nus l'un et l'autre. Ses cuisses sont extraordinairement puissantes, rebondies et velues, comme ses fesses. Nous ne cessons de glisser, à cause de la pente. Nous jouissons en même temps, en nous branlant, un de mes bras sous sa nuque. Nous marchons jusqu'aux voitures où nous avons, assis sur le capot de la sienne, une assez longue conversation. Il répète plusieurs fois, comme s'il n'en revenait pas : - Ça alors! Si j'avais pensé m'faire un Parisien, ce soir! J'suis rudement content! Il habite Lourdes, mais il ne va pas y rentrer directement. Il a l'intention d'aller dans une boîte de Tarbes qu'il aime beaucoup, le Broadway, je crois. - Tu es plein d'énergie! - Oh moi toujours, j'suis costaud. Charles-Henri avait donc raison sur ce point, une débordante vitalité. Je me demande ce qu'il en est de l'autre : qu'il n'aimerait« que les vieux ». Est-ce que je suis un vieux? Mais lui n'est pas beaucoup plus jeune que moi. Il compte venir à Paris cet automne. Je lui donne mon adresse, lui

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me donne la sienne. Comme je suis à moitié allongé sur le capot de sa voiture, il se penche sur moi et nous sommes de nouveau assez excités l'un et l'autre. Mais les automobilistes qui passent ralentissent pour nous regarder. - Tu veux pas qu'on retourne vers le théâtre cinq minutes? - Recommencer? Moi j'suis toujours prêt à r'commencer. Mais à peine sommes-nous arrivés aux gradins qu'un bruit de pas nous inquiète. Nous nous replions, non sans buter sur une barrière métallique qu'il faut enjamber dans la plus complète obscurité. L'homme qui s'approchait de nous se tient à la limite de la lumière et nous suit du regard. - C'était qu'un branleur ! dit l'Espagnol. Et à l'homme : - Ben branle-toi, mon vieux ... Nous regagnons les voitures. - Tant pis, une fois c'est bien. - Oui, tu as raison. Quand nous nous séparons, il me remercie. - C'est moi qui te remercie. - Non, je suis heureux. C'est le mot qu'il emploie, joliment, et il ne prononce même pas heu-reux, selon la scie de la saison dernière. Il est vrai qu'il est espagnol, même s'il n'a plus tellement d'accent. Ce qui semble lui donner le plus de satisfaction, toutefois, c'est ma qualité de Parisien. Grands gestes d'adieux au rond-point. Oh, je rouvre ce cahier pour noter que l'allée qui passe en haut du théâtre de verdure s'appelle Paul-Jean Toulet. La nuit, quand tu as peur, N'écoute pas battre ton cœur : C'est une étrange peine.

Ue n'ai jamais eu de nouvelles de ['Espagnol, ni à vrai dire ne lui ai envoyé des miennes. Mais je ne prévoyais certes pas qu'il me tiendrait compagnie pendant la nuit de Noël.]

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Vendredi 13 (tiens ... ) juin 1980. Neuf heures et demie. Bien dormi jusqu'à huit heures. Mais réveillé alors par des tintements de téléphone, inexpliqués. j'avais demandé qu'on me réveille à neuf heures et demie. [Encore une fois : quelqu'un entre dans la chambre sans frapper, et sans non plus s'excuser. Mais dans l'ensemble, les gens auxquels j'ai eu affaire ici, filles à la réception, hier soir, et gardiens de nuit, étaient très aimables.] Midi, sur un banc, devant le parlement de Navarre, et le monument à Léon Bérard, symétrique à celui de Barthou. j'achève la visite du château. Il faut dire qu'il est bien laid. Il présente plus d'intérêt pour les amateurs d'arts décoratifs Louis-Philippe que pour les curieux de châteaux médiévaux ou Renaissance. En tout cas il est extraordinairement bien entretenu, et sent la cire tout au long. Mieux astiqué on ne saurait. Des fenêtres au midi on voit bien sûr les Pyrénées, très sombres aujourd'hui, et la ville basse de Pau, bien laide en ce point. Le panorama est à son meilleur du jardin du casino et des environs de l'allée Paul-Jean Toulet, où je suis repassé ce matin : on ne voit de là les montagnes qu'entre les arbres, et pas le déploiement de la chaîne, mais non plus le premier plan. De Toulet sur Pau dans ma mémoire, d'infimes fragments : « A l'heure où Pau blanchit au loin ... ». Est-ce le poème où il est question « d'un Jurançon 93 »? Jurançon semble n'être plus qu'une banlieue, et précisément celle qui est si laide, sous la terrasse. Quelque chose aussi sur les foires de la Saint-Martin. Zo dit : « Merci pour la bonne journée. » D. un soir à Montluçon, of ail places, au dos de la reproduction d'une icône (car la vérité n'a aucun souci de vraisemblance) : « Thanks for a beautiful day. On souviendra ... ». Ce qui déchire le cœur et les années, c'est la faute de français. Comment n'aller pas croire niaisement à une essence irréductible de l'amour, indépendante de son objet, à se sentir si fraternel à Toulet qui songe à Zo, à Faustine, à Badoure, et si étranger à l'horrible Gore Vidal, pour qui un « cul c'est un cul », justement, et un coup un besoin? Ah non, un cul c'est un prénom, un coin de rue, une saison, un état de ciel, une province, « de la terre et des morts » ! ( Wow, ce Jurançon 93 était fort de café). Mourir non plus n'est ombre vaine. Rémi Santerre, l'auteur de L'Ecart, jugeait que le goût que j'avais à vingt ans pour « des poètes complètement inconnus du début du siècle », Levet et Toulet, était une terrible affectation. Et peut-être avait-il raison. Pourtant nous nous avons été fidèles, eux et moi. Ce soir tu me diras adieu,/ Ombre, que l'ombre efface. Dans un ou deux siècles, s'il y a encore des siècles, on jugera peutêtre beaucoup plus intéressant que le château l'ancien hôtel Garnier, le palace désaffecté qui lui fait suite, et au parlement de Navarre. La nuit, 501

du bas, sa masse sous le ciel bleu-noir est plutôt plus romanesque déjà. Malheureusement c'est à cet endroit que le premier plan, sous le boulevard suspendu, est le plus laid. Une heure moins vingt, devant la maison natale de Toulet, 16 rue d'Orléans. Tout près de l'hôtel Bristol se trouve le lycée de Pau, où Léger, arrivé de la Guadeloupe, a fait ses études. Il est question sur une plaque de Barthou, mais pas de lui. Je me souviens de lettres de Léger écrites à Pau, ou dans les environs, dans la montagne du côté de Luchon, peut-être, pendant les étés de 1908 ou 1909. Lui et ses correspondants parlent familièrement de Mahler, par exemple, dont ils ont entendu des œuvres en concert dans la région. Y a-t-il trois garçons de vingt ans, à Pau, aujourd'hui, qui connaissent le nom de John Cage? Les dîneurs au « congélateur plein de bouffe » d'hier soir connaissent-ils seulement le nom de Mahler? Probablement, mais si, tu sais, La Mort à Venise ... Mon grand-père, médecin de petite ville, torchait de méchants vers latins. Les mères chantaient du Séverac à leurs enfants, ou du Chaminade, j'ai mes témoins. Et on jouait à Pau Mahler qui vivait encore ... Ces lettres de la jeunesse de Perse faisaient partie d'un colossal volume Gallimard intitulé Hommage à Saint-John Perse. C'était une étrange compilation de souvenirs d'amis et d'exégèses d'admirateurs. Dennis, qui sortait de sa période théâtrale, avait daigné aimer que Michel de Ghelderode ait trouvé Perse « beau comme le diable rentré en grâce ». Edouard Herriot, en 1946, datait tranquillement sa lettre à Perse à Washington du bureau de la présidence de la Chambre des Députés, « en séance ». J'ai donné ce livre, avec les trois quarts de ma bibliothèque d'alors, quand j'ai quitté l'avenue Victor-Hugo. C'était en grande partie paresse, pour m'épargner quelques voyages lors du déménagement. Mais c'était surtout dogmatisme. J'étais dans une phase de formalisme implacable, et je ne pensais pas qu'on pût concilier le loyalisme à Ricardou avec la possession de romans de Mauriac ou du Proust de Painter. Mes charrettes, heureusement, ne sont pas allées jusqu'à Perse lui-même. Mais l'avoir amené ici est bien dangereux et n'est guère gentil pour le pauvre Toulet. La place de Gramont, que je viens de traverser, est belle et bien percée. J'y suis retourné. Elle est bordée d'arcades. La fenêtre d'honneur, au centre de la place, est divisée en deux dans le sens de la longueur, et du côté gauche on vient d'y installer un [illisible: panneau de tôle verte? en tout cas quelque chose de très laid] alors que le côté droit a encore sa vieille demi-fenêtre : une sauvagerie plus grande est difficilement concevable [sic]. Mais je suppose que cette place date de la Restauration ou de la Monarchie de Juillet et donc ne mérite pas d'être protégée. Ce style, en architecture, n'a même pas d'existence esthétique.

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Pc,urtant, il faudra bien reconnaître un jour qu'il existe bel et bien, et qu'à travers la France il a même laissé beaucoup de marques : de nombreux palais de justice, par exemple, celui de Clermont ou celui de Mende, ou l'admirable place du Palais-Bourbon, à Paris. Une heure et demie, au café X, sur la place d'Armes, à Orthe~. Entre Pau et Orthez, la route n'est pas d'un grand intérêt, malgré de beaux arbres et peut-être, quand il fait beau, la vue sur les Pyrénées. Tout est très abîmé. Les quelques maisons anciennes qu'on voit encore, pourtant, ont toutes des toits très élégants, pyramidaux, aux arêtes pointues, mais s'incurvant doucement vers le bas. Orthez, au premier regard, n'est pas du tout ce à quoi je m'attendais, moins village, moins pittoresque et plus détériorée, petite ville à faubourgs garageux et C.E.Gistes. Les guides nous disent objectivement ce que nous allons voir. Ils ne tiennent pas compte de nos humeurs, de nos erreurs de parcours, de la lumière. Car il est bien vrai qu'Orthez, à l'intérieur, a de jolies longues rues et un grand nombre de maisons bourgeoises anciennes, précédées de cours enlierrées. Celle qui m'a plu surtout est la maison dite de Jeanne d'Albret. Elle est dans un grand état d'abandon. Son minuscule jardin, à l'angle de deux rues, déborde d'arbres, d'arbustes, de plantes redevenues sauvages, sous la garde d'un très vieux et très rabougri palmier. C'est très bien comme cela, mais peut-être faudrait-il prendre tout de même quelques mesures de conservation, parce que le bâtiment menace ruine. Le toit d'une tourelle est déjà béant. Je ne peux pas ne pas penser, ici, à ma grand-mère, qui aurait été si heureuse de voir Orthez, à cause de Francis Jammes, auquel elle vouait un culte presque supérieur d'intensité à son admiration pour Albert Samain ou Anna de Noailles. Et Francis Jammes, d'après le Guide littéraire, est mort à Hasparren en prononçant ce mot : Orthe~! Le même guide signale qu'Orthez est aussi la ville natale de Jean-Louis Curtis, romancier que j'ai peu· pratiqué mais qui est un ami d'une de mes tantes, et que je vois de loin en loin, depuis que j'habite Paris, au Petit Saint-Benoit, rue Saint-Benoit, ou au Pied du Fouet, rue de Babylone. Nous devons être voisins. Il est toujours d'une grande civilité. En face de moi, une fille lit un roman d'Yves Navarre, mais je ne peux pas en voir le titre. J'ai téléphoné à Charles-Henri, l'ami rencontré hier soir à Pau, et qui habite à quelques kilomètres d'ici; mais pas de réponse. Trois heures. Retourné à la maison de Jeanne d'Albret, qui décidément est très bien. Ce qui m'avait plu aussi, au cours de ma première promenade dans Orthez, c'était un beau jardin sauvage donnant sur la place de l'église. Or je viens de découvrir que c'était le sien, derrière elle.

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Il y a d'ailleurs en ville plusieurs très jolis jardins, certains presque somptueux comme celui qui déborde en lierre d'un haut mur sur la place de la Poustelle (mais il faut le voir de plus loin). Cette ville est comme presque toutes les villes de France, elle a beaucoup de beaux détails mais elle fait pourtant un ensemble médiocre. Je suis passé rapidement dire bonjour à Charles-Louis. Son retour à la vie provinciale, à trente ans, après dix années à Paris, et très parisiennes, m'est un peu difficilement concevable.

Trois heures et demie, Peyrehorade. Adolescent, j'avais un projet de roman, ou de pièce de théâtre peut-être, en tout cas quelque chose de très mauriacien, dont le seul élément fixe était que l'un des personnages s'appelait le marquis de Peyrehorade. C'était un vieux colonel de cavalerie, depuis longtemps à la retraite, qui ressemblait à Noël Roquevert et portait un béret basque : je m'en rapproche à grands pas. J'avais dû trouver son nom sur une carte. Le département des Hautes-Pyrénées a deux enclaves dans celui des Pyrénées-Atlantiques. J'ai un goût marqué des enclaves et suis allé religieusement observer, sans y pénétrer, l'enclave espagnole de Llivia, dans les Pyrénées-Orientales, près de Bourg-Madame. Ce goût a certes précédé la métaphore que f en tire, dont pourtant je ferais volontiers une éthique : introduire dans chaque discours ce qu'il refoule, être dans chaque groupe ce qu'il exclut. Enclave de la nostalgie dans la modernité, puis violemment l'inverse ... Les enclaves ne se conçoivent qu'emboîtées. R. B. se disait à l'arrière-garde de l'avant-garde. Il ne serait pas mal d'être un chevau-léger galopant sans cesse dans les deux sens le long de la colonne en marche, et donnant des nouvelles au passage. Mais y a-t-il une colonne en marche, et vers où? On voit ici un beau château carré, à toit pointu, flanqué de quatre tours rondes et percé de belles hautes fenêtres Louis XV, ornées de balcons de ferronnerie. Malheureusement il est très délabré et surtout son environ a beaucoup souffert, tout particulièrement d'une cruelle station-service à ses pieds. Garages et stations-service ont une responsabilité d'un bon quart, au moins, dans le massacre général des paysages et des sites, en France. Ce que Stendhal trouvait de plus laid dans la façade du Capitole de Toulouse, « c'est la courbe de la couverture des fenêtres. Un demicercle eût été si noble! mais le demi-cercle semblait trop sérieux en 1761 » ( l). Dans son goût des « couvertures de fenêtres » en demi(1) Stendhal dans le Midi, op. cit., p. 77.

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c~rcle, il était parfaitement de son temps, qui en a tracées beaucoup. Mais à nous il n'est nullement évident que le demi-cercle soit plus « noble » que l'arc surbaissé des fenêtres Louis XV ou que le sommet plat des fenêtres du Grand Siècle. Le demi-cercle serait plutôt associé dans notre esprit à des architectures légères, gracieuses, volontiers rococo. Il n'y a pas de forme pure. Chacune se plie aux caprices des siècles, et ma vulgarité est votre « classe ». Cherchant dans le volume d.' Encre les mots exacts de Stendhal sur le Capitole, je découvre avec plaisir que du chœur de Saint-Nazaire, à Carcassonne, il dit ceci : « Jamais peut-être je n'ai mieux senti l'élégance charmante du gothique » ( 1). Charmant n'est peut-être pas le mot que j'aurais choisi à propos de ce chœur, mais je suis heureux de constater qu'en 1839 un gros consul nullement suspect de préciosité se l'autorisait. Je ne me souviens plus s'il va quelquefois jusqu'à ravissant. Peyrehorade lui « rappelait la Vénus d'Ille de M. Mérimée-» (2), je me demande pourquoi, et comme je n'ai pas songé à Mérimée pour ma bibliothèque de voyage, je n'ai aucun moyen de me l'expliquer. Quant aux traits d'une jeune Béarnaise observée à Orthez, plus mystérieusement encore ils lui rappellent, eux, « ceux de l'archichancelier Cambacérès qui, à cause de M. Daru avait des bontés pour moi » (3). [ 16 février : et qui ai-je rencontré cette nuit au Trap, rue Jacob? « Jean-Marie Laroque», trick de Tricks, pas vu depuis trois ans et qui le premier m'avait montré, à Montpellier, l'hôtel de Cambacérès-Murie, sur la Canourgue. Dans la demi-obscurité nous ne nous étions pas reconnus mais, fidèles, étions quand même tombés dans les bras l'un de l'autre. Il est venu coucher ici. Il fait son service militaire.]

Quatre heures, Bidache. Roland aimait le visage et l'expression d'un jeune duc de Guiche, ami de Proust, dont il avait l'intention de montrer la photographie lors des deux séminaires qu'il devait tenir à propos de Proust et de la photographie dans le monde proustien : c'est en sortant du Collège de France où il était allé s'assurer de l'installation nécessaire à la projection des clichés qu'il a été renversé par une camionnette. A propos du nom Guiche et des Gramont, je lui disais aimer le titre porté par les cadets de cette famille, et qu'il m'aurait assez plu d'être prince de Bidache. Néanmoins le château, dont il reste, ici, de vastes et hautes ruines, n'a jamais eu l'aspect médiéval et farouche qu