Cette étude assume la déstabilisation du statut écrit-oral qui organise tout le travail de Jacques Derrida. La notion d&
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French Pages 413 Year 2006
Table of contents :
PREFACE
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE
DEUXIEME PARTIE
TROISIEME PARTIE
CONCLUSION
NOTES
ABREVIATIONS
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES MATIERES
JACQUES DERRIDA
Ouverture Philosophique Collection dirigée par Dominique Château, Agnès Lontrade et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Déjà parus Jean ZAGANIARIS, Spectres contre-révolutionnaires. Interprétations et usages de la pensée de Joseph de Maistre.
X/Xe
-
XXe siècles, 2005.
Jean-René VERNES, Le principe de Pascal-Hume et le fondement des sciences physiques. François CHENET (textes réunis par), Catégories de langue et catégories de pensée en Inde et en Occident, 2005. Fabien TARBY, Matérialismes d'aujourd'hui, de Deleuze à Badiou,2005. Fabien TARBY, La philosophie d'Alain Badiou, 2005. Emmanuel FALQUE et Agata ZIELINSKI, Philosophie et théologie en dialogue, 2005. Augustin BESNIER, L'épreuve du regard, 2005. Xavier PIETROBON, La nuit de l'insomnie, 2005. Gustavo JUST, Interpréter les théories de l'interprétation, 2005. Jean C. BAUDET, Le signe de l'humain, 2005. Stéphane VINOLO, René Girard: Du mimétisme à l 'hominisation. « La violence différante »,2005. Howard HAIR, Qu'est-ce que la philosophie?, 2005. Sylvie MULLIE-CHA TARD, De Prométhée au mythe du
progrès. Mythologie de l'idéal progressiste, 2005.
Léopold MFOUAKOUET
JACQUES DERRIDA Entre la question de l'écriture et l'appel de la voix
Préface de Paul GILBERT
L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris
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www.librairieharmattan.com Hamlattan [email protected] [email protected] P. C'est une mise en garde contre toute tentative de «relève »18 de type hégélien dans le traitement de la question derridienne de l'écriture; mais justement, comment penser autrement la communication entre ces deux questions ou, pour le dire avec notre
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auteur, comment penser «l'articulation de l'écriture au sens courant et de la trace en général »19? Telle sera notre question. On pourrait sans doute penser, face à pareille généralisation de l'écriture, à une espèce de métaphorisation du concept vulgaire d'écriture; ce qui voudrait dire, avant tout, affronter la question de la métaphore en tant que telle, et entendre l'explication de Derrida avec Heidegger quant à cette question. Le déconstructeur français partage avec ce dernier une certaine «méfiance »20, comme pour tout philosophème, pour tout produit philosophique, vis-à-vis du concept de métaphore. Ce qui voudrait dire que non seulement le métaphorique se trouve pris «à l'intérieur des frontières de la métaphysique »21, mais aussi une certaine articulation qui voudrait opposer la métaphore au concept, le sens figuré au sens propre comme le sensible à l'intelligible. Or même à Heidegger, il faut rappeler que c'est déjà l'écriture (au sens dit propre) qui, en échappant «à l'alternative du sensible et de l'intelligible, de l'empirique et du métempirique »22, brouille l'opposition du métaphorique au propre; elle est même le devenir-espace du temps. Ce qui voudrait dire, quant à Heidegger lu par Derrida, retrouver la puissance métaphorique de l'écriture et des textes du philosophe de la Forêt Noire bien au-delà de ce que ceux-ci disent de la métaphore. Ainsi, le «retrait de l'être» comme d'ailleurs « la maison de l'être» se donneraient à lire autrement, et seraient alors de quasi-métaphores, de sortes de métaphores-limites qui signeraient
et signifieraient (à travers une certaine pratique de la rature - par
exemple sur l'être -) l'entrée dans «le retrait de la métaphore »23 entendu aussi comme «re-trait» de la métaphore. Ici comme là, et cela parce que ceci, il y va des «métaphore[s] curieuse[s], renversante[s], [...] catastrophique[s], catastropique[s]» qui ne procèdent plus comme «habituellement, usuellement », c'est-à-dire comme «un accès à l'inconnu et à l'indéterminé par le détour d'un familier reconnaissable »24. Ce renversement, qui se verra bientôt revêtu d'un statut d'indécidabilité irréductible, ne peut-il se dire du rapport de l'archi-écriture à l'écriture entendue au sens dit« propre»? C'est ici que la mise en question derridienne du traitement métaphysique de l'écriture au sens dit propre acquiert une portée tout à fait 17
particulière, ce traitement servant d'index ou de révélateur de la répression exercée contre l'archi-écriture déconstructrice25. Dans la métaphysique classique, l'« écriture au sens 'propre' et courant », ou «l'écriture 'sensible', 'dans l'espace' », serait donc une «mauvaise écriture »26.Comme s'il y en avait une bonne! Et il y en aurait: celle précisément qui est dite inscrite dans l'âme, et qui serait l'écriture au sens «métaphorique ». Or si cette désignation semble aller de soi dans cette tradition métaphysique, elle constitue pour Derrida le titre d'une énigme à explorer. D'où vient en effet la «force »27 de cette persistance millénaire à désigner l'âme, la conscience, avec une métaphore scripturale, désignation qui ne peut pas ne pas se référer à ce qui n'est qu'« inscription humaine et laborieuse, finie et artificieuse »28, désignation qui est pour ainsi dire obligée de parler du dedans par un recours incontournable au dehors? Comment comprendre cette nécessité, cette obligation? D'où vient que pour dire la présence de la vérité dans l'âme29 ainsi que «le jeu de l'autre dans l'être »30 (même si c'est en vue de l'opposer à ce qui est dit mauvaise écriture, c'est-à-dire l'écriture au sens propre), la métaphore scripturale s'impose? Autrement dit, pourquoi la présence, la vérité de l'être, l'âme, doivent-elles recourir au « symbolisme du livre »31, à la métaphore scripturale, et donc à l'écriture au sens propre, pour se désigner, se dire, se donner? La nécessité de cette métaphore, en tant qu'elle se conjugue paradoxalement avec une certaine minimisation ainsi qu'une exclusion hors de sa visée de sens, de l'écriture au sens propre, demande à être expliquée, justifiée. Si beaucoup de commentateurs ont justement bien vu que la déconstruction derridienne est une pensée de l'écriture, très peu ont affronté la question de l'écriture en rapport avec la problématique de la métaphore32. Un tel traitement nous semble pourtant incontournable dès lors qu'on a affaire à Derrida, ce lecteur avisé de Heidegger qui, bien que de manière elliptique mais dans une écriture pleine de quasimétaphores, a signalé le tour décisif de cette problématique pour qui voudrait penser autrement (après) la métaphysique33. Une des manifestations essentielles du génie derridien a sans doute consisté à penser les enjeux philosophiques de l'énigme de la métaphore scripturale en rapport avec la métaphore dans le texte métaphysique 18
ou, comme le déconstructeur français préfère dire, de celui-ci dans celle-Ià34. On pourra peut-être alors dire que dans la métaphore scripturale, il y va comme dans la métaphore de la voix. De même qu'on ne peut en effet parIer de la voix (de la conscience) sans une certaine expérience de la voix au sens propre, de la voix qui tombe dans le monde35, de même faudrait-il tenir et soutenir que l'âme ne se serait jamais pensée sinon comme une tabula (fût-elle rasa), une cire, une ardoise, du moins comme un livre36, s'il n'y avait pas eu de supports et d'écriture dans l'espace sensible3? Mais cette comparaison entre métaphore scripturale et métaphore de la voix suppose qu'on s'explique avec Rousseau38, cet ancêtre de la plus exemplaire des sciences dites humaines - autrement dit la linguistique _39, qui pensa la présence à soi dans le sentiment à partir d'une certaine élévation à la dignité de la voix (de la conscience) de l'écriture au sens métaphorique. A ce point, Derrida avoue qu'« il y aurait beaucoup à dire sur le fait que l'unité native de la voix et de l'écriture soit prescriptive [...] »40. Il nous semble que, dans la littérature existante sur Derrida, peu ait été dit de l'enjeu de cette unité prescriptive. Et à ce titre déjà, cette étude manifeste son urgence. Elle l'est pour qui veut entendre de manière fructueuse ce qui apparaît d'emblée - et Steinmetz le résume bien - comme une sorte de substitution, dans les récents ouvrages de Derrida, de la « 'gramaphonie' » [sict1 à la grammatologie, comme un certain «passage du a (de la différance) au à (de l'appel) », comme une simple «restauration nostalgique de l'ancien régime de la parole, seule voie d'accès (impossible) à ce qui reste promis par delà la vue »42, promis par delà la phénoménologie qui, pour Derrida, «est toujours phénoménologie de la perception »43. Or les choses ne sont pas si simples dès qu'on admet tout de même que «l'usure du scriptural, l'effacement du graphique» n'est pas «sa [pure et simple] disparition mais sa relégation au profit du retentissement de l'oral, de la voix »44. Cela nous met sur la voie d'une certaine prudence, laquelle exige que soit entreprise une investigation préliminaire sur les rapports 19
complexes qui se tissent, au sein de l'écriture derridienne, dans la métaphore scripturale et dans celle de la voix. Une telle entente «nuancée »45de la pensée derridienne aura commencé dès qu'on se sera un tant soit peu avisé de donner à la notion de voix toute sa charge plurivoque et métaphorique, un peu comme l'a tenté Rousseau qui, bien qu'encore sous le poids d'une certaine métaphysique de la présence, «a choisi d'exister par l'écriture littéraire »46. Cette reconduction à la ressource métaphorique et plurivoque de la voix devrait, comme le montrera Derrida - qui vers 1957 formulait un projet de thèse sur «L 'idéalité de l'objet littéraire »47 -, s'épanouir dans une certaine écriture littéraire plus encline que la philosophie à révéler la «force »48 performative et la fonction hétérophantique du langage49. Et en cette dernière, l'autre, à même l'écriture, prendrait l'initiative au travers de sa voix plurielle; d'où notre soulignement de 1'« impossible» dans la citation de tout à l'heure en référence à Steinmetz5o. En intitulant notre travail « Jacques Derrida. Entre la question de l'écriture et l'appel de la voix », nous nous engageons à articuler la double question de l'écriture avec une certaine unité «prescriptive» soulignée par Derrida. Et la question est bien celle de savoir si cela est possible dans l'écriture de ce dernier: au regard de tout ce qui a été dit jusqu'à présent, ne peut-on lire le soulignement derridien de cette unité «prescriptive» comme un pont jeté entre la métaphore scripturale et la métaphore de la voix? Procédons à ce point à une sorte de généalogie du concept d'archi-écriture dans l'écriture derridienne. Il apparaît pour la première fois dans les ouvrages de 1967 (par exemple dans De la grammatologie51), et «est prise dans toute une chaîne d'autres noms: archi-trace, réserve, articulation, brisure, supplément et la différance »52.Elle fait précisément suite au différer de la différence et au retard53 ou après-coup dans l'Introduction (à L'Origine de la géométrie de Husserl) et dans L'écriture et la différence, au supplément et à la trace dans La voix et le phénomène. Autant d'indécidables ou d'unités de simulacres qui, parce qu'ils forment une chaîne, font que celle-ci soit «en principe infinie »54, sans «clôture taxinomique »55.Cette chaîne dit une certaine communication entre 20
ces indécidables (un peu comme les mots qui, dans un dictionnaire, ne se définissent que dans un renvoi à d'autres, dans leur différence d'avec les autres) ; mais leurs substitutions dans l'écriture derridienne ne sont pas de simples «opérations métonymiques »56: ces quasiconcepts ne sont pas purement et simplement interchangeables. Ainsi l'archi-écriture a dans cette chaîne la particularité de devoir s'articuler mieux que tous les autres57 avec l'écriture au sens courant, de « communique[ r] essentiellement avec le concept vulgaire de l'écriture »58, c'est-à-dire l'écriture au sens dit «propre ». L'écriture derridienne se voudrait ainsi une justification de la « nécessité de cette communication entre le concept d'archi-écriture et le concept vulgaire d'écriture par lui soumis à déconstruction »59.Et vient une promesse: . . « nous contmuerons a' 1e f:aIre p 1us b as» 60 . En lisant concept «vulgaire» d'écriture, on pense sans doute au projet heideggerien de Etre et Temps se proposant d'élaborer un concept du temps autre que celui dit « vulgaire» hérité de la métaphysique. Mais c'est une allusion qui doit ici signaler la distance qui sépare la déconstruction derridienne de la «Destruktion» heideggerienné1. De même qu'il n'est pas question pour Derrida d'aller chercher un autre concept du temps à la manière de la quête d'un autre commencement (andere Anfang), mais de penser la structure de la . 63 . 62 " hYSlque , 11 en est de meme c 1oture et d es marges de la metap avec 1e ' " concept «vulgaire» d'écriture. Comment ne pas dès lors tenir pour nécessaire et essentielle la communication entre l'archi-écriture et l'écriture au sens «vulgaire »64 et courant, celle-ci étant déconstruite par celle-là? Et ce surtout quand le déconstructeur doit encore pratiquer une écriture entendue au sens «vulgaire» et «propre », mais d'une pratique de «vulgarité» et de «propreté» désormais conséquente avec la structuralité contaminante de la communication à peine évoquée et avec l'irréductibilité de la métaphore scripturale? Notre hypothèse est qu'il est possible de montrer que le «plus bas» de la promesse derridienne de tout à 1'heure ne se limite pas seulement au reste de l'ouvrage De la grammatologie, mais va bien au-delà. Et on peut le référer non seulement aux écrits qui viennent après le grand ouvrage mentionné, mais déjà plus tôt, dès lors que la 21
pratique déconstructive est toujours une lecture qui tente de s'expliquer avec d'autres textes (des textes de tous bords65). Qu'on pense par exemple à l'Introduction à L'Origine de la géométrie de Husserl, quand Derrida use d'un tour d'écriture pour dire la« nécessité d'une pré-scription »66 de l'Idée au sens kantien, tour d'écriture qui rappelle le soulignement de tout à l'heure sur l'unité «prescriptive », et qu'il faut sans doute expliquer en rapport avec l'archi-écriture et avec la contamination de la métaphore de la voix par la métaphore scripturale. Cette contamination brouillerait alors toute forme de priorité méthodologique et toute avidité radicaliste d'un point de départ sûr. Cette hypothèse est d'autant plus prometteuse qu'elle pourra nous permettre de mieux comprendre et considérer ce qui apparaissait tantôt comme une simple « restauration nostalgique de l'ancien régime de la parole ». Nous supposerons alors que comme la trace, le supplément, bref comme tous ces indécidables encore élaborés grâce à, dans et à même l'écriture (derridienne), la voix soit en mesure d'assumer une fonction déconstructrice semblable à celle par laquelle l'archiécriture soumettait l'écriture au sens «vulgaire» (et qu'inévitablement pratique le philosophe). Ne peut-on d'ailleurs voir en l'archi-écriture le présage d'un tel revirement? Surtout si l'on se rappelle qu'elle est pensée par Derrida comme une archi-synthèse qui entrelace le langage comme écriture, le mouvement de la temporalisation, et le rapport à l'autre? L'archi-écriture ne peut-elle déjà se lire, grâce surtout à une insistance sur son troisième élément souligné (qu'on peut du reste encore retrouver dans les deux premiers), comme favorable à un certain déplacement67 d'un indécidable à l'autre, de l'archi-écriture à la voix, de la question de l'écriture à l'appel de la voix, et précisément de la voix plurielle de l'autre, l'appel n'annulant pas purement et simplement la question? Aussi, des attitudes déconstructrices68 qu'implique l'exigence du témoignage, de la promesse, de la croyance, du don, du pardon, de la justice, etc., et qui occupent une place de choix dans les récentes méditations derridiennes, eh bien, ces attitudes s'en trouveraient mieux comprises sous le titre d'une telle notion de
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voix pourtant encore garantie par une certaine entente de la question de l'écriture. Un des attendus majeurs de notre étude se dessinerait alors: l'élaboration d'une certaine unité au fil d'une pensée plusieurs fois accusée d'être un simple jeu de simulacres69. Cette unité se tisserait autour d'une certaine permanence, à même des déplacements certains dans l'écriture derridienne, de 1'« éthicité [...] en jeu dans l'archiécriture »70 ainsi que dans les autres indécidables, de la possibilité d'une «différance [qui] oblige[rait] différemment »71et déjà, bien que de manière «oblique »72, autant dans les premiers que dans les derniers écrits du déconstructeur français. Dans ce travail s'articulant (et situant Jacques Derrida) entre la question de l'écriture et l'appel de la voix, nous voulons ainsi montrer, à partir d'une certaine entente nuancée de la question de l'écriture chez Derrida, que ce qu'on appelle «restauration [...] de l'ancien régime de la parole» n'est pas une sorte d'excroissance dans l'écriture de celui qui confessera que la «déstabilisation du statut 'écrit-oral' n'a pas seulement été un thème organisateur, pour [lui], depuis toujours, mais d'abord, et les choses sont ici indissociables, l'élément de [son] travail »73. On verra alors que ce n'est pas par hasard si cette espèce de résurgence est accompagnée d'une explicitation de plus en plus régulière de la dimension éthique de la déconstruction. Notre lecture des textes de Derrida se coulera dans le mouvement déconstructeur à l'œuvre dans son geste d'écriture. En celui-ci,
nous chercherons à surprendre - en nous laissant surprendre par - ce qui nous semblera en correspondance avec les problèmes complexes liés à la double «question» de l'écriture ainsi qu'à celle de la métaphore (de l'écriture et de la voix). Et ici, dire «question» signifiera entre autres tenir à l'allure démonstrative et à la rigueur du questionnement philosophique propre à la démarche du déconstructeur français, démarche que 1'« appel» de la voix, s'il venait à s'avérer dans l'écriture derridienne, ne devrait jamais ignorer, si tant est qu'il faille y et en «répondre» de manière «responsable ». Dans l'ébauche que nous venons de faire de la problématique complexe et multiple qui nous occupera dans ce travail, nous avons 23
déjà eu recours autant aux premiers écrits derridiens comme l'Introduction à L'Origine de la géométrie, La voix et le phénomène, L'écriture et la différence, De la grammatologie, «Scribble », etc., qu'à ceux comme La vérité en peinture, «Le retrait de la métaphore », Mémoires d'aveugle, Les morts de Roland Barthes, La carte postale, Ulysse gramophone, Lecture de « Droit de regards », Feu la cendre, Foi et Savoir, Force de loi, Papier Machine, et nous aurions tout aussi bien pu citer «Comment ne pas parler? », «Portées des voix », Parages, etc. L'objet de notre étude étant d'envisager plus une certaine constance à même des déplacements d'accents et de tons qu'une ou des coupures en tant que telles dans la pensée de Derrida, nous recourrons aux textes écrits à des époques différentes et comprendrons les uns par les autres. Plutôt que suivre un ordre purement et simplement chronologique des publications de Derrida, nous soumettrons ses textes à une lecture qui se laissera rythmer par des déplacements à même «l'unité prescriptive» et la «nécessité d'une pré-scription» à l'œuvre dans l'écriture derridienne. Et ce rythme sera celui d'un passage méthodologiquement indécidable entre la (double) question de l'écriture et l'appel de la voix, voix à même une écriture «vulgaire» de Derrida qui, en répondant de / à l'autre, se dédit et se laisse ainsi stimulée. A travers le choix des textes à lire, les limites de ce travail se révèlent, car c'est un « choix» qui cherchera à correspondre à la «délimitation» et au cadre de notre problématique telle qu'elle vient d'être dessinée. Nous commencerons par ce que Derrida conseille de lire comme «recto ou verso »74, c'est-à-dire son Introduction à L'Origine de la , ,. . ,76 . geometrze 75 et L a VOIXet Ie p henomene . Ce f:msan,t nous traverserons ' les hésitations husserliennes quant au problème du lan-gage. Nous verrons ainsi se poser une question qui ne nous quittera plus: celle de l'essence / origine du langage, de la tension entre l'interprétation littéraire et celle philosophique du langage. C'est sur ce chemin que le tour d'écriture de la «pré-scription» s'imposera à notre attention. Bref, notre premier pas dans la première partie de ce travail veillera à ce que la question de l'écriture se donne à lire dans une portée qui n'en étouffe pas la dimension « pratique »77et éthique. 24
Notre écriture «essence / origine» conjoint la question de l'essence à celle de l'origine - du langage78, et suit l'option derridienne pour ce que Ricœur aurait sans doute appelé «la voie longue »79.Nous parcourrons celle-ci dans la deuxième partie, et verrons (en lisant surtout De la grammatologie) comment certaines sciences dites humaines (surtout linguistiques et structuralistes) ont répondu à la question posée par Derrida à Husserl sur fond d'une certaine naïveté8o. Nous serons ainsi reconduits à un questionnement philosophique désormais conscient des enjeux d'une telle traversée et mieux préparé à entrer dans le traitement derridien de la métaphore et de la littérature, traitement au terme duquel sera abordée l'énigme de la métaphore scripturale. Là, les textes récents de Derrida se comprendront alors dans un rapport constant à ses premiers écrits. Une fois entrés dans cette énigme, nous n'en sortirons vraiment plus dans la troisième et dernière partie, laquelle aura pour but de penser les possibilités inhérentes à la notion de voix telle qu'elle se donne après la traversée aporétique de la question conjointe de la métaphore et de l'écriture, et d'une certaine reprise philosophique de la pratique littéraire. A ce niveau de notre étude, une «hantise de l'indécidable »81 s'emparera des questions d'ordre éthique (et religieux) qui tenteront de se poser, ce qui ne fera qu'affiner une notion originale de voix à l'œuvre dans l'écriture derridienne, précisé-ment dans les récents ouvrages plus explicitement motivés par ces questions pourtant encore traitées de manière oblique. La conclusion générale mettra en évidence ce qui aurait été nôtre82 au cours de cette lecture transformatrice83 des textes du philosophe français, c'est-à-dire le tissage d'un certain fil en mesure de coordonner, à partir de notre problématique singulièrement plurielle, un aspect fondamental et constant du « geste de pensée» de Derrida à même son« geste d'écriture »84.
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In limine Le présent travail a été élaboré et défen-
du comme dissertation doctorale en avril 2002 à l'Université Grégorienne de Rome, grâce à une bourse de 1'«Aide à l'Eglise en détresse ». Que les membres de cette association trouvent ici l'expresion de ma profonde gratitude. J'adresse aussi mon estime sincère à mon promoteur, le professeur Paul Gilbert, sans qui ce travail ne serait pas ici publié. L.M
PREMIERE
PARTIE
Le problème du langage et du signe entre Derrida et Husserl Dans l'Introduction à L'Origine de la géométrie et La voix et le phénomène, la lecture derridienne de Husserl se tient «à mi-chemin entre le commentaire et la traduction »85, entre le commentaire et l'interprétation86 et dans l'articulation de l'un sur l'autre87, Orientés par la question du langage, nous lirons ces deux écrits de Derrida, selon les mots de ce dernier, comme «recto ou verso »88,et chercherons à mettre en évidence les hésitations husserliennes quant au problème du langage et à la question du signe et de l'écriture,
CHAPITRE 1
Recto: A partir d'une lecture de l'Introduction à L'Origine de la géométrie L'origine de la Géométrie de Husserl a été dactylographié en 1936 et publié en 1939 par E. Fink sous le titre Vom Ursprung de Geometrie en annexe à la Krisis. Avant d'aborder l'Introduction à cet annexe de la Krisis, quatre fois plus volumineuse que le fragment que traduit Derrida en français, commençons par nous faire une idée de ce manuscrit de Husserl. 1. Lire L'Origine de la géométrie 1.1. Résumé de L'Origine de la géométrie On pourrait paraphraser en l'inversant ce que dit Petrosino89 des textes derridiens, et résumer le geste de la pensée husserlienne dans L'Origine à partir de son geste d'écriture. Nous suivrons ainsi certains passages soulignés par Husser1lui-même pour résumer sa pensée. Commençons par ce passage qui expose la problématique: « Le problème serait alors dans le recours à l'essentiel de l 'histoire, de découvrir le sens d'origine historique qui a pu et dû nécessairement donner à tout le devenir de la géométrie son sens de vérité persistant »90. Ces mots ont quelque chose de particulier: l'insistance sur l'histoire, mieux, sur l'essentiel de l'histoire. Ce qui occupera Husserl c'est moins la géométrie que son historicité, que l'historicité de la vérité, la géométrie devant servir de pré-texte, d'exemple-modèle des sciences et de la vérité. Le plus frappant, notait Ricœur, est que « le plus anhistorique des professeurs », « sommé par l'histoire de s'interpréter historiquement »91, engage pour la première fois ses méditations sur l'histoire par une considération de la philosophie moderne, surtout avec Galilée92. Cette réflexion porte sur les problèmes fondamentaux de l'origine du sens de la géométrie et jette sur l'entreprise husserlienne la splendeur et «l'éclat d'une lumière »93. Par elle, le phénoménologue allemand espère « prendre possession du sens, de la
méthode et du commencement de la philosophie, de cette philosophie »94à laquelle il veut consacrer sa vie. En orientant ainsi sa réflexion vers le sens de l'acte de naissance de la plus exemplaire des sciences, le phénoménologue devenu philosophe de l'histoire laisse entendre que la géométrie est, un jour, pour la première fois, entrée en histoire. A ce point, deux remarques s'imposent: d'abord, la notion d'histoire doit être entendue «en un sens insolite »95; non point au sens d'histoire-des-faits, d'empiricité ou facticité des faits (pour Husserl «I 'histoire empirique ne se distingue pas essentiellement d'une non-histoire »96),mais au sens de l'essentiel de l'histoire, de son avoir-cours dans le temps, de l'historicité. Mais comme d'autre part, il est question de la géométrie et du fait unique qui marque son entrée en histoire, on ne retiendra de ce fait que « sa structure de sens intrinsèque »97. Cette structure de sens intrinsèque, fruit «d'un premier acquis, d'activités créatrices premières », donnent aux objets idéaux d'avoir une «présence perdurante »98. Celle-ci s'historialise dans la mouvance «d'une synthèse continuelle en laquelle tous les acquis persistent dans leur valeur, forment tous une totalité, de telle sorte qu'en chaque présent l'acquis total est [... ] prémisse totale pour les acquis de l'étape suivante »99.«Cette continuité dans son ensemble est une unité de la traditionalisation »100.Celle-ci se fait grâce à une loi qui cache en elle une idéalisation, laquelle infinitise notre pouvoirlol. Cette infinitisation est oeuvre «de la Raisonl02, de cette même Raison qui fonctionne en chaque homme, si primitif soit-il encore, en tant qu"animal rational [sic]' »103. Les objets idéaux, en tant qu'ob-jets, présupposent une subjectivité productrice, celle de leur inventeurl04. Mais ils valent universellement et omnitemporellement ; ils doivent donc outrepasser la simple existence empirique et psychique ainsi que la pure sphère de la conscience. Le langage parlé fuis écrit l'assurera. L'incarnation linguistique constitue l'objectiflO valable et intelligible «pour tout le monde, maintenant et pour toujours »106,Les signes oraux et graphiques constituent et portent les objectités idéales. Ils sont légués dans l'histoire où ils peuvent restés« de manière passive »107,mais où ils 32
peuvent aussi être repris, «recompris activement »108 grâce à «la faculté de réactivation, originairement propre à tout homme en tant qu'être parlant» 109, Il, faut, toutefois prendre garde de ne pas laisser s'assoupir ce
A 110 ', pOUVOIr a mesure que crOIt «eI deVOlement d u Iangage» 111 , Ieque I peut provoquer le libre jeu des formations associatives. Celles-ci sont un autre nom de la passivité qui est un danger permanent. L'on peut, à partir d'une forme de sens passive, faire apparaître dans une production active l'évidence d'une forme en formation des objectités idéales, Celles-ci ouvrent «le domaine de la logique» 112aussi bien que «la sphère d'être à laquelle se rapporte la logique, dans la mesure où elle est théorie formelle de la proposition en général »113,C'est dire qu'il faut pouvoir aller, par-delà les «concepts et [...] propositions [logiques] tout prêts» 114,au sens authentique; passer de la déduction qui va de propositions en propositions formelles à l'intuition du sens de vérité effectif et originaire des objets idéaux. Sinon, survient la crise des sciences et (plus grave et responsable !) de la philosophie: «Mais c'est, hélas, notre situation et celle de tous les temps modernes »115,déplore Husserl.
1.2. Une démarche husserlienne en zigzag L'Origine de la géométrie offre le paradoxe du «rythme d'une pensée qui se cherche plutôt qu'elle ne s'expose» 116,Husserl fait un parcours en zigzagll?, avance en « un mouvement en vrille qui fait tout le prix »118de son texte. Il pose la question particulière de l'origine du sens des objets géométriques, mais vire vite vers des généralités formelles, vers la question du sens du sens géométrique, du sens du sens en général. Il est ainsi conduit à un « élargissement de la réflexion jusqu'aux problèmes de l'historicité universelle »119,«Comme si son thème n'était plus l'origine du sens géométrique, mais la genèse de l'objectivité absolue, c'est-à-dire idéale, du sens, celui-ci étant déjà présenté à une conscience quelconque »120,Il s'en va donc commencer par rendre compte de l'objectivité c'est-à-dire de l'historicité de l'objectivité idéale en général, fixe d'abord «le sens et la méthode de toute question d'origine» avant de poser« une question d'origine »121, 33
Toute question d'origine d'abord: «Comment l'évidence subjective égologique du sens peut-elle devenir objective et intersubjective? Comment peut-elle donner lieu à un objet idéal et vrai, avec tous les caractères que nous lui connaissons: valeur omnitemporelle, normativité universelle, intelligibilité pour 'tout-le-monde', déracinement hors de toute facticité du 'hic et nunc', etc. ? »122 Dans sa forme aiguë, elle serait: « 'Comment l'objectivité idéale est-elle possible ?' »123Réponse: par «le recours au langage, à l'écriture, au pouvoir de réactivation, à la méthode, enfin, selon laquelle pourraient être interrogées les structures aprioriques de l'historicité» 124. Une question d'origine ensuite: «Husserl, on s'en souvient, se demandait plus haut: comment le sens idéal, déjà constitué dans l'immanence subjective, a-t-il pu être objectivé et engagé dans l'histoire et dans le mouvement de l'intersubjectivité? il se demande maintenant: comment, dans un moment 'antérieur', l'idéalité elle-même a-t-elle pu se constituer? »125. Ou encore: «Comment les apriori de l'objectivité scientifique peuvent-ils se constituer à partir des apriori du monde de la vie? »126 Réponse: si l'acte philosophique (qui injecte dans le fini l'infini et engage le philosophe à une tâche infinie) est une condition du surgissement des objets géométriques (le monde de vie et de culture pré-scientifique l'est aussi), ceux-ci s'expliquent par le pouvoir idéalisateur dont est investi l'inventeur de la géométrie, lequel pouvoir a son origine dans l'Idée au sens kantien. A toute .question d'origine donc, est donnée «dans la ., , la réponse , . premIere partIe d u texte» 127 , et 1 autre reponse d ans 1a sUite. 0 n a d'une part «la thématisation de l'historicité »128qui pose la question de «l'origine de l'historicité »129et de «l'origine de l'objectivité »130, c'est-à-dire du devenir historique de l'objectivité idéale en général, « de sa mise à flot dans l'histoire »131ainsi que de sa traditionalisation. Cela a lieu dans le langage. Puis d'autre part la question proprement 34
dite de l'origine de la géométrie: le philosophe dans le monde de la vie qui conditionne l'établissement du champ mathématique, est animé par l'Idée inconditionnée « au sens kantien» 132,laquelle est l'« origine du mathématique» 133,du sens géométrique qui, en tant que mis par écrit, acquiert son objectivité idéale. Ce qui veut dire pour Husserl que ce sens est déjà là, effectué, formé très primitivement: «une formation de sens [...] plus primitive [en tant qu'étape préliminaire] avait nécessairement précédé, de telle sorte que, indubitablement, elle est apparue pour la première fois dans l'évidence d'une effectuation réussie »134.En une étape préliminaire, «dans un moment' antérieur', l'idéalité elle-même a [...] pu se constituer »135. L'évidence du sens déjà là se donne dans une intuition comprise comme« 'saisie d'un étant dans la conscience de son être-là, de façon originale et en personne' »136.Comme si le séjour de Husserl au sein d'une réflexion sur l'historicité ne devait durer que le temps de passer des généralités formelles au principe des principes et à « la direction initiale de la phénoménologie [... à savoir, que] l'objet en général est la catégorie dernière de tout ce qui peut apparaître, c'est-à-dire être pour une conscience pure en général. C'est sur l'objet en général que toutes les régions s'articulent avec la conscience, qui est l'UrRegion »137. En elle l'Idée fait irruption et ouvre le champ mathématique, fait que tout sens qui s'est déjà constitué et donné hier dans une conscience quelconque puisse être repris aujourd'hui, réactivé par nous dans l'évidence du «sens que nous lui connaissons» 138. La phénoménologie de I'historicité se résorbe en une « philosophie de l'évidence actuelle dont le 'principe des principes' est la présence immédiate et en acte du sens même [...] »139.Ainsi « si, en apparence, la phénoménologie s'est laissée convoquer hors d'ellemême par I'histoire, elle a ainsi trouvé dans la réactivation le médium de sa fidélité »140.La décision husserlienne de commencer par les généralités formelles jugées par lui susceptibles de fécondité141 phénoménologique était donc stratégique. Ce primat donné à toute question d'origine par rapport à une question d'origine (celle des idéalités géométriques), cette priorité allouée à l'objectivité «c'est-à-dire [...] l'historicité de l'objectité 35
idéale en général »142,est le propre du zigzag husserlien. D'a-bord il présuppose connu le chemin traversé par la Krisi/ 43. Celle-ci, en posant ainsi le problème de la mathématisation du savoir, était particulièrement insistante sur un retour aux origines de la géométrie reconnue fondée et ontologiquement enracinée dans le sol du monde de la viel44. Il n'est donc pas surprenant que L'Origine de la géométrie ne réserve à cette question que «quelques lignes »145.D'autre part, ces jalons posés dans la Krisis permettent à Husserl de donner priorité à certains présupposés comme le langage et l'intersubjectivité, qui «doivent avoir précédé la géométrie» 146 et qui ont contribué à la constitution de ses objets idéaux. Ainsi se justifie, continue Derrida en note, «l'antériorité des analyses concernant, dans L'Origine, le langage et l'être-en-communauté »147. Il y a lieu maintenant de préciser mieux que Husserl comment pour Derrida en train de lire ce dernier, le langage et l'intersubjectivité (comme d'ailleurs le monde, en tant que «unité d'un sol et d'un horizon »148) sont «conditions de possibilité, solidaires et concrètes, des objets idéaux »149,mieux conditions de l'objectivité des objectités idéales, y compris celles géométriques. Par ces conditions, les objets idéaux entrent en histoire, laquelle, intrinsèque et essentielle, se réfère non à une subjectivité factice, mais à une subjectivité transcendantale. On le voit, «la constitution du champ mathématique en général »150 (