Inventer le commun des hommes
 9782227481558, 2227481552

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Antonio Negri

Inventer le commun des hommes Préface de Judith Revel

b a y a r d

© Bayard Editions, 2 0 1 0 18, rue Barbes, 92128 M o n t r o u g e cedex ISBN 978-2-227-48155-8

FAIRE DE LA PENSÉE U N LABORATOIRE DU COMMUN

Le statut d'un recueil de textes n'est pas simple. Faut-il y voir la confirmation rétrospective de la cohérence d'une pensée, l'unité thématique d'une recherche à un moment donné, le témoignage d'une époque ? Faut-il au contraire souligner la diversité des thèmes abordés et des angles d'attaque, les collaborations et les contaminations, les déplacements et les reformulations ? Faut-il enfin en faire un objet clos sur lui-même, comme si la rassurante matérialité du livre venait suspendre les doutes, les questions et les ouvertures que les textes réunis, par rebond, creusent parfois dans notre présent ? Les articles qu'on lira dans ce volume ont le mérite, sans doute, se prêter à tout cela à la fois, mais aussi d'exister autrement. Écrits entre le tout début des années 1990 et la fin des années 2000, ils couvrent plus de quinze ans de travail au sein d'expériences collectives de recherche et de militantisme, et ne peuvent se concevoir hors d'une forme-revue (Futur Antérieur', tout d'abord ; puis Multitudes) qui est à elle seule un projet politique : 1. Une revue est, par définition, un projet collectif. Si certains n o m s apparaissent dans ce v o l u m e à l'occasion d'un article écrit à quatre mains (Carlo Vercellone,

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car il s'agit alors de trouver la juste distance — ou plutôt le rythme de va-et-vient — entre l'analyse théorique et la réaction à l'actualité, entre la philosophie, la science politique, l'économie ou la sociologie et ce « journalisme » dont Michel Foucault disait à la fin de sa vie qu'il était le nom d'une nouvelle attitude critique fichée au cœur du présent. Une revue est, de ce point de vue, la forme d'intervention la plus souple et la plus efficace. Articles, donc, mais aussi éditoriaux, écrits parfois à quatre mains, qui marquent tout à la fois la progression de l'analyse et le passage du temps. Or ces quinze années là ne sont pas n'importe lesquelles. Si pour Negri, il s'agit, du point de vue strictement biographique, des dernières années d'exil en France et du retour en Italie, des six ans d'incarcération et, finalement, de la liberté retrouvée, ce sont aussi les années de rédaction et de publication de trois livres importants, co-écrits avec Michael Hardt : Empire, qui connaîtra rapidement un succès mondial, puis Multitude, et plus récemment encore, Commonwealth2. Maurizio Lazzarato, Judith Revel), il faut dire par ailleurs l'importance de JeanMarie Vincent (avec lequel Toni Negri signe ici deux textes) et de Denis Berger dans toute l'aventure de Futur Antérieur, et plus généralement dans la production théorique et politique de Negri dans les années 1990. Preuve, s'il en est, que l'on peut ne pas avoir la m ê m e histoire politique (ni sans doute toujours les mêmes positions), et faire de ces différences un moteur de la réflexion. L'amitié qui liait Toni Negri à J.-M. Vincent (disparu en avril 2004), et qui continue à le lier à D. Berger, est, de ce point de vue, essentielle. 2. Antonio Negri et Michael Hardt, Empire, Harvard University Press, 2000 (trad. française Empire, Paris, éd. Exils, 2002, rééd. 10/18, 2 0 0 4 ) ; Multitude : War and Democracy in the Age of Empire, Penguin Books, 2004 (trad. française Multitude. Guerre et démocratie à l'âge de l'Empire, Paris, La Découverte, 2004) ; Commonwealth, Harvard University Press, 2009.

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Mais ces années sont aussi, à leur manière, la sortie définitive de ce « siècle bref » dont Erich Hobsbawm a si bien décrit les caractéristiques : de la chute du Mur de Berlin et de l'écroulement du bloc soviétique, qui précèdent immédiatement la fondation de Futur Antérieur, à la crise financière de 2008, c'est donc non seulement à la clôture du XXe siècle et à l'ouverture du xxie que l'on est confrontés, mais au tournant qui fait passer d'un monde à un autre, d'une grammaire politique à une autre, et probablement aussi d'une boîte à outils analytique à une autre. Bien sûr, on pourra égrener les événements qui, dans le virage de la transition, viennent à leur tour contribuer à la sortie de cette modernité politique dont nous avions fini par penser qu'elle durerait toujours — en vrac : les deux guerres du Golfe, les grandes grèves de 1995 en France, et plus généralement l'apparition de formes de lutte (et de subjectivités politiques) inédites, la naissance du berlusconisme politique en Italie, l'émergence du problème des banlieues, les débuts du mouvement altermondialiste, la nécessité (et les impasses) d'une construction européenne, le rôle politique de l'Église, le passage au capitalisme cognitif, etc. Le choix éditorial qui réunit aujourd'hui les textes qui composent ce volume a toute son importance ; et si le recueil ne contient bien entendu qu'une sélection limitée d'écrits de Negri sur une période donnée, il faut reconnaître que ceux qui sont présentés ici donnent à voir l'essentiel : un véritable laboratoire d'enquête et d'analyse critique. La pensée se faisant, donc : là où s'élaborent et se formulent des raisonnements, là où s'essaient de nouvelles notions, là où se risquent de nouvelles hypothèses. Le but du jeu n'est bien entendu pas de pointer, rétrospectivement, ce qui fut à l'époque de l'ordre de la clairvoyance et ce qui 9

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ne le fut pas, ce qui réussit à anticiper sur son temps et ce qui tenta pour un instant de suivre des voies sans issue. Il semble en revanche bien plus intéressant de discerner quatre grands ensembles thématiques, qui annoncent en partie l'écriture des livres dont ces textes sont contemporains. Ces ensembles, nous pourrions les définir schématiquement de la manière suivante : - Le passage d'une critique de la forme-État (telle que Negri la formulait dans les années 1970 et 1980) à l'analyse d'une nouvelle figure — Y Empire —, qui remet en cause la validité et l'efficacité de la référence à l'État-Nation pour analyser le présent. La souveraineté de l'État-Nation était en effet définie par la pensée politique moderne à partir de quatre principes unitaires (unité territoriale, unité linguistique et culturelle, unité monétaire, unité militaire) dont la mondialisation dit aujourd'hui l'invalidation : le pouvoir mondialisé s'articule autrement, dans un espace segmenté différemment (puisque les frontières s'y ouvrent et s'y ferment en fonction d'enjeux économiques qui dictent leurs lois à la gestion des flux humains) ; il est en grande partie homogénéisé du point de vue culturel et linguistique ; il n'appartient pas à un pays plutôt qu'à un autre, mais se construit davantage dans les cabinets d'avocats et de finance, dans les organisations de commerce international, au FMI ou à la Banque Mondiale que dans les cabinets ministériels. Dans ce contexte, la guerre elle-même a perdu ses caractéristiques modernes (défense d'un territoire et d'une souveraineté) et est devenue autre : préventive, humanitaire, à distance, hors de ses propres frontières territoriales, etc. Les fonctions de contrôle s'étendent et se multiplient, et rendent parfois indiscernables ce qui appartient à une police de haute intensité et ce qui revient à une guerre de basse intensité. Enfin, le problème 10

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de la monnaie de référence (pour les échanges commerciaux) se pose désormais de manière évidente : la fin des accords de Bretton Woods ouvre aujourd'hui à une concurrence mondiale pour la domination monétaire des échanges, et le vieux pouvoir de « battre monnaie » en est désormais balayé. - Le repérage de nouvelles subjectivités politiques, et de nouvelles modalités d'organisation, d'action et de militantisme. A partir de l'analyse d'événements concrets (les grèves de 1995, le mouvement altermondialiste — de Seattle au G8 de Gênes, en 2001 —, les banlieues etc.), il s'agit pour Negri de répondre à une question fondamentale : quel type de subjectivité antagoniste peut-il exister dans le nouveau scénario ouvert par Empire ? Le travail de Negri, parfois extrêmement concrêt, dévoile très souvent ses racines philosophiques : à travers la reprise du concept spinozien de multitude, c'est en effet à l'idée d'une articulation inédite de différences non réductibles (c'est-à-dire des singularités) qu'il s'agit d'arriver — une sorte d'agencement des différences en tant que différences-, dont la puissance tiendrait précisément au fait qu'elles se refusent à l'unité et composent de manière toujours nouvelle des configurations subjectives en perpétuel changement en fonction des rapports de force. Mais au-delà du spinozisme revendiqué d'une notion comme celle de multitude, ce sont aussi le thème foucaldien de la production de subjectivité (puisqu'il s'agit de faire de l'invention de soi une pratique éthique et politique au cœur même des mailles du pouvoir) et le thème deleuzien du devenir (joué contre une politique des identités) qu'il faut entendre ici : en somme, c'est encore une fois l'idée que les vieilles formes dans lesquelles la modernité nous avait habitués à penser les sujets politiques sont désormais caduques, et 11

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qu'il s'agit d'inventer des subjectivités nouvelles à la hauteur de notre propre actualité. - L'analyse de la manière dont le paradigme de la production économique (et, de manière conséquente, celui du travail) a muté. La description de la transition vers ce que l'on appelle aujourd'hui le capitalisme cognitif (c'est-à-dire vers une économie de la connaissance, des affects et de la coopération) fait suite, dans les analyses de Negri, à la formulation d'une première mutation, repérée dans les années 1970, et qui consistait en un passage de l'« ouvrier-masse » à l'« ouvrier-social ». Il s'agit en effet de rendre visible la désarticulation tendancielle de l'organisation fordiste du travail au profit d'une organisation plus complexe, intégrant en partie la subjectivité (la « socialité ») de l'ouvrier et non plus seulement sa force de travail physique et désubjectivée — ce que Negri appelle parfois, dans certains textes de ce recueil, le « travail post-fordiste » ou encore le « travail immatériel ». L'évolution des analyses de Negri est alors patente : du simple repérage de la sortie inéluctable (bien qu'encore seulement tendancielle) du fordisme, ou de la qualification d'immatérialité (par opposition au travail « matériel » correspondant à la reproduction sérielle de biens par la force de travail « physique ») du travail, à l'idée d'un véritable capitalisme fondé sur l'économie de la connaissance et la coopération sociale, qui dépasse l'opposition matériel/immatériel pour lui préférer une qualification positive, c'est tout un travail passionnant d'articulation d'hypothèses et de vérifications qui nous est donné de lire. Avec, en permanence, une sorte de « structure en Janus » de l'analyse, à double visage : d'un côté, il s'agit en effet de décrire la manière dont le capitalisme, à la suite de la décennie de luttes qui s'est ouverte avec 12

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1968, s'est réorganisé en partie en dehors de l'usine, et a modifié les dispositifs d'assujettissement et d'exploitation (c'est-à-dire aussi : de production de la valeur) afin d'inclure et de contrôler la subjectivité de la force de travail, et d'en faire la matière même de sa production ; de l'autre, la manière dont cette même subjectivité, devenue indispensable à la valorisation capitaliste, s'est retrouvée à la fois plus contrôlée encore (parce qu'incluse dans la production), et paradoxalement plus forte (parce qu'indispensable au capital). En somme : l'insertion de la production de subjectivité et des mécanismes de socialisation au cœur des processus productifs et de la mise à valeur capitaliste est à la fois une extension de l'assujettissement et de l'exploitation capitalistes, et la paradoxale introduction d'un cheval de Troie au cœur même du Capital — parce que si les subjectivités sont le moteur des luttes, la production cognitive, sans les subjectivités, n'est rien. On connaît les analyses de Michel Foucault sur la manière dont les rapports de pouvoir, sont devenus biopolitiques — c'est-àdire : se sont étendus sur la vie tout entière — pour accompagner la naissance du libéralisme économique et la première industrialisation, et pour rendre possible la maximisation des profits. Gouverner la vie des travailleurs a historiquement signifié, à partir du début du xixe siècle, contrôler les modes de vie et les rendre entièrement fonctionnels par rapport à la production. Chez Negri, la reprise du terme « biopolitique » pour caractériser les processus de valorisation actuels décrit en revanche la mise au travail de la vie tout entière : la vie n'est plus ce qui rend possible la production, elle est la matière même de la production ; elle est ce qui doit être capté, exploité, asservi, parce qu'elle est, en ellemême, ce qui vaut.

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Or la vie, ce n'est pas seulement la biologie ou la simple physiologie des corps — tout comme la biopolitique n'est pas simplement l'exploitation technologique de ces dernières. N'en déplaise aux grands prêtres d'un Bios réduit à la Zoè, c'est-à-dire aux tenants d'une vie prétendument bornée à sa soi-disant naturalité, la critique de la biopolitique engage bien plus que cela. Car la vie, c'est avant tout l'ensemble des relations, des affects, des coopérations, des circulations de savoirs et de langages, de gestes et de connaissances, qui tissent au quotidien cette socialité partagée et sans cesse remise sur le métier dans laquelle nous sommes plongés. La vie, c'est la lente et inexorable construction de subjectivités, de modes d'existence, de modalités d'action et d'organisation ; c'est ce foisonnement d'inventions et d'expérimentations qui, de l'intérieur des déterminations présentes (qu'il ne s'agit bien entendu pas de nier), innove et crée. C'est ce que Negri appelle parfois une ontologie (c'est-à-dire, à la lettre, une création de formes nouvelles, absolument immanentes, d'être). Et c'est cette vie là — ou, pour le dire autrement : cette production ontologique là — que le capital tente désormais de subsumer. Comment, alors, faire en sorte, que toute cette production innovante et créative ne soit pas immédiatement arrachée par le capital aux subjectivités qui la rendent possible ? Comment empêcher que le capital ne s'approprie ce qui est, par définition, de tous ? Et, enfin : comment repenser le fonctionnement de la machine économique en fonction d'une production sociale désormais plus intéressante que la production de biens matériels ? Quelles formes de contrôle, de valorisation et de mesure le capital doit-il aujourd'hui construire pour s'appliquer à cette nouvelle production sociale ? Et quelles stratégies opposer à la progressive redéfi-

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nition d'un nouveau tableau économique à la hauteur de ces formes inédites ? - Le dernier ensemble thématique naît au croisement des trois premiers. Le thème du commun, qui circule en filigrane dans les derniers textes de ce recueil — et explicitement dans celui par lequel il se clôt — naît en effet à la fois de la nécessité de caractériser les formes nouvelles de la production sociale et de dire la caducité du binôme privé/publique en fonction duquel la pensée politique moderne nous avait pourtant habitués à penser. Alors que le commun n'a jamais représenté un enjeu politique et juridique — faut-il le rappeler, le commun est, pour le droit romain, ce qui est appropriable par tous —, le publique et le privé se sont construit sur des statuts que l'on qualifiait politiquement d'opposés, mais qui incluaient en réalité l'un et l'autre une certaine idée de la propriété, c'est-à-dire aussi immédiatement une certaine pratique de l'expropriation. Était en effet dit « privé » ce qui n'appartenait qu'à un seul (à l'exclusion de tous les autres), mais était dit « publique » ce qui, appartenant à l'État, n'était de tous que parce qu'il n'était de personne. La tentative de penser le statut philosophique, juridique et politique du « commun » audelà des catégories de publique et de privé ne peut donc pas ne pas impliquer avant toute chose une critique de la propriété et du profit en tant que tels. Mais, du point de vue de la composition subjective de la multitude, le « commun », c'est aussi le nom de ce qui se construit dans l'interaction, dans la coopération et dans les échanges entre les singularités : c'est non pas, comme nous l'avons trop longtemps cru, le fondement de la communauté, son assise, son principe transcendant, mais au contraire le produit de cette autre 15

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production politique qu'est la multitude ; ou, plus exactement : si la multitude est le nom de l'agencement puissant des différences en tant que différences> alors, le commun est le nom de leur production innovante. Commun : à la fois ce que les hommes et les femmes construisent ensemble (ce que le capital voudrait capter et détourner sous la double forme de l'appropriation privée et de l'appropriation étatique), et le nom d'un projet politique pour la multitude. Mais encore : « commun », cette invention d'un nouvel espace du politique susceptible de s'opposer à toutes les figures dépenaillées du vieil universalisme moderne — désormais réduit à l'état de fétiche vide, rendu transcendant, transformé en masque grossier d'une unification ou d'une neutralisation des différences ; en somme : en mystification de la démocratie véritable au nom d'une prétendue démocratie formelle. Reste alors à comprendre comment le commun peut à son tour générer une nouvelle universalité, non plus acquise par principe et posée au fondement de toute chose, mais construite et désirée, inventée au nom même de la démocratie absolue, repensée en fonction des mutations du temps qu'il nous est donné de vivre — une universalité qui serait avant toute chose celle du respect des singularités et de leur coopération, celle d'une libre subjectivation des singularités, celle du droit à mener une vie socialement et politiquement qualifiée. Sans nul doute, le laboratoire de la pensée critique est encore ouvert ; mais Negri, singularité puissante s'il en est, ne cessera, parions-le, d'y contribuer. Paris, février 2010 Judith Revel

LA PENSÉE AFFAIBLIE*

Depuis le milieu des années 1970, la pensée critique est soumise à rude épreuve dans le monde occidental. La tradition marxiste, incapable de se renouveler et de faire ses comptes avec le « socialisme réel », est entrée dans une crise dont elle ne s'est pas remise. Le discrédit qui l'a atteinte a rejailli très souvent sur les courants les plus novateurs des années 1960 et 1970. Beaucoup d'intellectuels qui s'étaient radicalisés au cours des années 1960 sont ouvertement passés sur des positions réactionnaires, soit par déception ou conviction, soit pour trouver un nouveau champ d'intervention. À la fin des années 1970 la dénonciation du totalitarisme a été présentée peu à peu comme un impératif catégorique, et Pol Pot est devenu le point d'aboutissement obligatoire de Marx. Plus besoin n'était de penser les problèmes du « socialisme réel », il suffisait de vouer la bête de l'apocalypse aux gémonies. Le paradoxe est qu'au même moment venaient de l'Est des voix qui invitaient à voir et à penser autrement le « socialisme réel ». Dans L'Alternative, le livre qui lui a valu l'emprisonnement en RDA, Rudolf Bahro se préoccupait de faire l'anatomie du * Texte publié dans Futur Antérieur,

en 1991, co-écrit avec Jean-Marie Vincent.

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« socialisme réel ». Dans une tout autre veine, Alexandre Zinoviev décrivait avec une ironie mordante la médiocrité et l'inefficience du système soviétique. Les écrivains de la RDA, particulièrement sanctionnés en 1979 par le régime, analysaient en profondeur dans leurs œuvres les liens sociaux porteurs de dissociations qui étaient propres au pays de l'Est. Mais ces incitations à penser de façon différenciée, à penser jusqu'au bout la crise du « socialisme réel » n'ont pas trouvé d'écho. Il était plus simple de s'en tenir à l'imprécation et aux dichotomies faciles. Ce recul de la pensée critique a été accompagné de façon significative d'une progression de la médiatisation des débats intellectuels, c'est-à-dire là aussi d'un renforcement des tendances à simplifier les questions. La recherche de l'effet, de la trouvaille médiatique a fini chez certains par balayer toute honnêteté intellectuelle, tout scrupule dans l'utilisation des arguments. Il est devenu possible d'attaquer des auteurs sans les avoir lus, en exprimant seulement le soupçon qu'ils sont coupables de pactiser avec le totalitarisme. Dans ce contexte, les conservateurs ou les néoconservateurs comme Raymond Aron, Hermann Llibbe, Daniel Bell ont fait figure d'intellectuels probes, qui ne gâchaient pas le métier, mais s'efforçaient de théoriser sérieusement les problèmes de la période et d'utiliser au mieux la conjoncture créée par la crise du marxisme et de la pensée critique. La thématique de la crise de la culture prend d'ailleurs chez eux une place prépondérante parce qu'ils sentaient bien que les valeurs traditionnelles étaient en voie d'érosion et que la médiatisation (la marchandisation des échanges intellectuels) pouvait jouer le rôle d'anesthésique, mais pas fournir de réponses. Aussi leur lutte contre la pensée médiatisée et pour préserver certaines valeurs 18

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prend-elle facilement les caractéristiques d'une lutte contre la modernité. Elle n'était pas forcément attirante pour ceux qui avaient été touchés par l'esprit libertaire des années 1960. C'est pourquoi on s'explique assez bien que l'hégémonie conservatrice ou néoconservatrice ait pu être vivement contestée dans les années 1980 par des courants divers, venus en général des milieux universitaires, désireux d'établir un rapport positif avec les sociétés démocratiques libérales, mais sans verser pour autant dans la facilité médiatique. Pour eux, la société occidentale est la meilleure des sociétés possibles aujourd'hui et il n'y a plus de sens à vouloir en faire une critique globale. Il faut donc se réconcilier avec l'existant et jouir de ses bons côtés en renonçant au négativisme et à l'utopie. L'intellectuel doit pousser jusqu'au bout le désenchantement du monde pour lui-même et ceux qui l'entourent, c'est-à-dire renoncer à l'idée de mission, d'engagement. De façon significative, Sartre, Marcuse, Althusser sont devenus de véritables contre-exemples, c'est-à-dire la représentation emblématique de ce qu'il ne faut pas faire. À la place de l'engagement, c'est le gai renoncement qu'il faut faire prévaloir, c'est-à-dire le contentement face à la clause des valeurs, face à la ronde infinie des marchandises, face au kaléidoscope médiatique, face aux jeux croisés des communications. Cette pensée affirmative (au sens où l'entendaient Adorno et Marcuse) se veut pensée de la liberté (qu'elle confond souvent avec l'imprévu et le contingent), et de la liberté au présent. Aussi faut-il évidemment qu'elle règle ses comptes avec les pensées du passé (au besoin très récent) qui jettent le doute sur notre liberté actuelle ou s'interrogent sur sa limitation et sa fragilité. Une première façon de faire consiste à donner une interprétation 19

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émolliente de penseurs aux arêtes vives, Nietzsche, Heidegger par exemple. Au besoin, on essaiera de les diluer avec un peu de philosophie analytique, un peu de dé-construction en procédant à des échanges de part et d'autre de l'Atlantique, ce que font le postmodernisme à la Rorty et la pensée faible à l'italienne. Mais il y a aussi une autre manière, celle-là très française, qui consiste à exorciser les grands penseurs de la modernité en leur reconnaissant des mérites, pour affirmer ensuite qu'ils ont mené à des impasses par leur radicalité même. On leur opposera donc un retour à la philosophie classique (Kant) pour faire valoir un criticisme édulcoré (qui critique surtout ceux qui ne sont pas satisfaits de la démocratie libérale parlementaire). On pratique ainsi une sorte de philosophie du juste milieu qui se forge des écueils sur mesure pour mieux pouvoir les éviter et en triompher. Comme on le voit, la pensée affirmative condamne volontiers l'esprit de système et « les obsessions totalisantes » (expression de J.-F. Lyotard) qui conduisent au holisme, mais il n'est pas besoin d'y regarder de très près pour s'apercevoir que le refus des « obsessions totalisantes » est en fait refus des questionnements approfondis, des problématiques nouvelles. Les secteurs de la pensée affirmative ne détestent certes pas la nouveauté, mais ils ne veulent surtout pas qu'elle les dérange. La réalité doit être légère, voire superficielle ou sans profondeur. Ainsi le capitalisme devient-il pour eux le langage et les relations sociales des récits ou des narrations multiples qu'il suffit de laisser se développer. La réalité sociale se trouve en quelque sorte esthétisée ; on lui enlève des aspérités et on réduit les conflits à des difficultés de communication entre les groupes sociaux et les individus, à des malentendus qui se renouvellent sans cesse. La société sans profondeur 20

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vit dans une sorte de présent perpétuel qui ne se soucie plus guère de l'avenir et du passé. Elle est remplacée par une temporalité sociale où ne s'annonce pas de véritable changement, où le travail de la mémoire n'est pas sollicité, où le passé, tourmenté mais riche, du xxe siècle est surtout interprété comme une suite de catastrophes qu'il faut commémorer pour mieux les oublier. En réalité, ces formes de pensée qui se veulent des théorisations légères de la mobilité sont particulièrement immobiles car elles veulent maintenir les choses en l'état. Elles sont donc plus fragiles qu'elles ne le croient ; et pour elles le retour du refoulé — ce qu'elles prétendent déréaliser — ne saurait tarder.

POLIZEIWISSENSCHAFT

« La réforme de la police est le grand laboratoire de la modernisation de l'administration publique. » ( M . ROCARD)

Que la Polizeiwissenschaft soit, au moins depuis le xvm e siècle, le laboratoire privilégié des sciences de l'administration, c'est un fait bien connu. De même que l'on sait que le grand droit public allemand, où se sont abreuvées toutes les écoles juridiques européennes, y compris et surtout celles jacobines, est lui-même enraciné dans « la science de la police ». Dans l'histoire du droit public européen, la Polizeiwissenschaft constitue le moyen terme entre les traités machiavéliens sur le pouvoir et sur la gestion, la science naissante de la fiscalité et la codification progressive des droits publics subjectifs. La Polizeiwissenschaft est organiquement liée au développement de l'État moderne et à la formation de l'État contemporain, elle est depuis toujours un véritable laboratoire de la modernisation de l'administration publique. Lorsque aujourd'hui 1 etatiste Rocard le rappelle, avec une solennité * Texte publié dans Futur Antérieur,

en 1990.

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exempte de toute ironie, il est impossible de ne pas lui reconnaître une mémoire historique profonde. Il existe cependant plus d'une façon d'approfondir la connaissance historique des sciences que nous pratiquons. Foucault, par exemple, dans ses leçons de la fin des années 1970, reconnaît dans la Polizeiwissenschaft allemande un modèle disciplinaire extrêmement raffiné ; en même temps, il met en avant un certain désir de liberté — pour renforcer de façon critique la capacité du sujet politique de voir et de désarticuler le réseau de dispositifs fonctionnels, la série causale et la sémantique conceptuelle déterminées par l'enchevêtrement de la police et de l'administration. Comme Machiavel en son temps, Foucault nous dit : tel est le pouvoir, telles sont ses dynamiques et ses qualifications — c'est à l'intérieur de ces circuits pervers et de ces relations coercitives que la subjectivité doit se produire. Rocard, en revanche, renverse le raisonnement et substitue à la science du pouvoir l'apologie de la « raison d'État ». Contre Machiavel resurgit l'antimachiavélisme, c'est-à-dire une théorie de la gestion de l'État fondée sur la conviction du caractère non éthique du politique. Mais, nous objecte Rocard, face à cette accusation, pourquoi faudrait-il encore aujourd'hui scinder l'analyse critique du pouvoir de l'art de gouverner, alors que la tâche du gouvernement est d'agir dans une société sans politique, sans alternative, dans une société techniquement normalisée et qui n'est soumise pour toute règle qu'à sa reproduction ordonnée ? C'est dans un tel cadre, c'està-dire la police ne doit pas faire face à l'émergence d'antagonismes, qu'elle peut se dissoudre dans l'administration publique. Et vice versa. Les contenus de violence et de répression qui caractérisent l'activité de la police dans une société pacifiée s'avèrent dérisoires. La prévention tient lieu de répression. La modernisation se pré-

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sente comme un flux de décisions administratives adéquates, qui accompagnent et soutiennent la reproduction sociale. La qualification de l'action administrative, et sa justice, correspondent à un ajustement légal et consensuel que le mécanisme administratif produit en vue d'obtenir l'équilibre social et sa production permanente. La modernité se réalise dans la postmodernité. Pourquoi railler cette sage et pacifique Polizeiwissenschaft ? Mais est-il vrai que nous vivons dans une période de « déficit du politique » qui tend à se généraliser ? Cette affirmation semble tout à fait contradictoire avec un raisonnement policier « à la Rocard », puisqu'il est clair que le « déficit du politique » a pour conséquence implicite une extraordinaire expansion de la sphère d'intervention de l'État. D'autre part, si l'on considère la méthode de gouvernement pratiquée dans la plupart des pays occidentaux, le déficit du politique et l'euphorie libérale qui s'ensuit ne sont qu'une pure fiction. En effet, la crise de l'État keynésien, avec son cortège de déréglementations, de privatisations, de transformations financières du capital et de restructurations sauvages de l'industrie, loin de révéler un déficit, témoigne plutôt d'un excès d'intervention du politique — et de l'État en particulier. Chaque fragment de la dynamique économique et politico-sociale est caractérisé par une série d'opérations de contrôle politique et de restructuration de l'intervention de l'État qui ont porté à une densité exceptionnelle l'adhérence du politique à la société. Ce n'est pas un hasard si la théorie administrative qui a accompagné et rationnalisé ces opérations d'intervention est celle du systémisme. Pour cette théorie, l'intervention de l'État doit en effet avoir un caractère global, aussi bien sur le terrain économique 25

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que sur le terrain social et politique. La qualification de tout événement est ramenée à une notion de contingence — une contingence absolue, qui exclut toute dimension ontologique du circuit des processus sociaux. Chacun des éléments du système est équivalent et indifférent et la circularité est totale. « Les concepts traditionnels d'autoréférence, de réflexivité, de réflexion sont transférés de la théorie du sujet à la théorie des systèmes : ils sont traités comme des structures de la réalité, et la connaissance apparaît alors au sein du système comme un cas du processus d'auto-abstraction de la réalité » (Luhmann). Dans ces conditions, les questions sur la réduction de la complexité croissante des systèmes et sur l'identification du sens de l'intervention administrative ne se posent même pas — mieux, elles sont parfaitement immanentes au système. « Il s'ensuit un processus sans structure, une évolution sans solution de continuité, où le moment de la contradiction et du conflit se trouve éloigné par la possibilité infinie de le différencier à travers la structure du pouvoir (monétisation, juridicisation, politisation, dépolitisation, etc.). Dans l'évolution de la théorie des systèmes, même la décision n'est plus qu'une fonction du changement contingent des structures. » La dimension globale de l'intervention administrative est ainsi articulée par un processus indéfini de manipulations, dans l'espace et dans le temps ; et la combinaison de ces opérations construit l'État comme figure centrale et exclusive de toute production de subjectivité. Il s'agit d'une espèce de machiavélisme social. Mais notre Polizeiwissenschaft se veut démocratique. Et son caractère démocratique ne saurait simplement se réduire à l'élimination de la violence au profit de l'élément systématique de 26

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l'intervention étatique ou à la substitution des éléments répressifs par la prévention. En quoi consiste alors la démocratie de la machine systémique ? Sur quelles valeurs s'appuie-t-elle ? Dans la vulgate contemporaine de la théorie de l'État à l'usage des gouvernements démocratiques, le goût pour le néo-contractualisme se greffe ici sur la solide souche du systémisme ; plus ou moins jusnaturaliste, à la Nozick, plus ou moins transcendantal et néokantien, à la Rawls (leurs pendants français sont bien connus). La physique sociale du systémisme se conforme alors à des schémas d'équilibre macro-social et est soutenue par une politique de procédures qui forment continuellement l'interaction des sujets. Les sujets sont considérés comme les coopérateurs d'un procédé de constitution d'équilibres dynamiques — le mot d'ordre est : de l'ordre à l'équilibre. La démocratie est équilibre. Mais l'équilibre est difficile : d'un point de vue formel, il ne peut être conçu que comme une relation réflexive des sujets l'un par rapport à l'autre. Rawls, en soutenant cette position formelle, développe jusqu'à ses extrêmes conséquences à la fois les sollicitations de l'école antimilitariste des années 1930 (celles d'un von Hayek, d'un Lionel Robbins, etc.), et le réalisme sceptique d'un Arrow ou d'un Pareto. L'équilibre est dépourvu de contenus. Il ne peut être orienté que par un principe de réciprocité purement formel. Mais la réalité est différente, le sens des processus sociaux est toujours déterminé ; et ses temps ne sont jamais instantanés — la formation des revendications et des définitions des droits subjectifs s'accumulent dans le temps et dans l'espace. Les procédures contractuelles deviennent donc des procédures de négociation continuelle. Ou encore, et c'est beaucoup plus fréquent, l'anticipation, de la part de l'État et de l'administration, du processus de

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négociation, à travers l'activation institutionnelle de prétendus sujets. Le processus s'achève par la production de règles singularisées, c'est-à-dire une production exceptionnelle de droit objectif, par l'élaboration continuelle de règlements. Là où la théorie des systèmes s'appelle Adam, le néo-contractualisme s'appelle Ève, et le serpent n'est pas encore intervenu pour briser l'heureuse union. La démocratie consiste donc, au sein de notre Polizeiwissenschaft, en un dispositif de remplissage contractuel d'une physique de l'équilibre, en une continuelle et infatigable procédure de soutien d'un schéma formel d'équilibre. La démocratie de la Polizeiwissenschaft se substitue au réel. On voit, le politique se substituant au réel, combien on peut difficilement parler ici d'un « déficit politique ». Le discours de l'État est omniprésent, surtout là où le libéralisme l'emporte, là où s'affirment des comportements contractuels, là où agissent des procédures singularisées. La capillarité de la combinaison systématicocontractuelle vit d'une mise en réseau micro-sociologique tous azimuts. Le statu quo est toujours nouveau. Le « centre » n'est plus un concept parlementaire mais une dérive métaphysique. On ne peut gouverner autrement. Qu'on nous permette ici une brève digression pour comprendre si, à la base de la théorie autogestionnaire de Rocard, ne se trouve pas le même concept que celui qui fonde aujourd'hui la pratique du Rocard étatiste. L'apologie d'un centre systémique immobile, mutatis mutandis. La primauté de la démocratie sur la philosophie est invoquée pour affirmer l'efficacité d'une idée d'équilibre (politique, social, constitutionnel) totalement déréalisé. Richard Rorty a avancé 28

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cette thèse en tentant de concilier l'axe systémique-contractuel de la science du gouvernement contemporain avec une réhabilitation en bonne et due forme du conventionnalisme linguistique de la tradition pragmatique américaine. Les transcendantaux formels de l'« équilibre réflexif » et les matrices opérationnelles d'identification des sujets systémiques s'accompagnent d'une philosophie du sens commun. En réalité, cette intervention indique une première difficulté essentielle du schéma systémico-contractuel et tente de lui imposer un remède de l'intérieur. Cette difficulté consiste en ce que l'affaiblissement de l'horizon normatif ne peut de toute façon remplacer les procédures de nomination par des références réelles. Le problème de la déréalisation se déplace donc des procédures systémico-formelles aux pratiques de nomination des acteurs du processus administratif. Comment accéder à ses pratiques sans céder du terrain à l'ontologie ? Selon Rorty, les valeurs traditionnelles et conventionnelles d'une démocratie laïque et réformiste devraient permettre de donner un sens à une science de gouvernement systémico-contractualiste. Mais cet espoir de Rorty, qui voudrait s'affranchir de l'horizon du formalisme, se heurte aux déterminations effectives des pratiques de nomination : celles-ci ne se réalisent pas sur le terrain pur que le jusnaturalisme démocratique suppose, mais dans un espace encombré d'excès institutionnels irréversibles et imperméables. Le problème de la nomination ne peut être différencié de celui des régulations. La nomination s'accomplit au sein de schémas et de hiérarchies d'interdépendance, de cadres de régulation. La nomination consiste à fabriquer des sujets ou des conflits auxquels puissent être superposés des compromis institutionnels, et à produire des entités pouvant être insérées dans les mécanismes de

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réduction de la complexité : nomination, communication, arbitrage, restructuration marchent ici d'un même pas. L'idéal de démocratie que soutient la rectification rortyenne du discours systémico-contactualiste se voudrait un idéal jeffersonien, une démocratie sans frontières, là où au contraire la Polizeiwissenschaft assume un modèle socio-politique replié vers l'intérieur, vers des espaces limités et des temps déterminés. La science juridique du postmoderne rend évanescents des noms qui ont au contraire une existence réelle. Le conventionnalisme linguistique lui-même a fini par exprimer la nécessité d'un réfèrent réel au processus de la nomination, plus qu'il n'en formalise les résultats. Rorty ne résout pas le problème de la science juridique systémicoformelle, il se contente de le souligner. Mais qui nomme qui ? Où, quand ? Qui a l'autorité de nommer ? L'occultation de ces questions par l'épistémologie systémique revient à expulser l'intelligence hors de la science politique. Jamais autant que ces dernières années, nous n'avons fait l'expérience de la stupidité désastreuse des analystes politiques et de leur efficacité. Le délire systémique des kremlinologues les a empêchés de voir la révolution en cours dans la société du « socialisme réel » ; l'engouement pour le marché a par ailleurs poussé les démocrates dans le précipice grotesque du reaganisme et du thatchérisme. Le totalitarisme du goulag et la belle démocratie athénienne sont autant de chimères qui ont obnubilé les cerveaux. Tel est le fond idéologique sur lequel la Polizeiwissenschaft a pu se constituer en évacuant les problèmes réels : entre le « déficit du politique » et l'orgie de l'idéologie. Et maintenant ? La débandade est totale. Quelle profonde nostalgie nous envahit 30

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pour la vieille science politique réactionnaire d'un Raymond Aron ou d'un Norberto Bobbio, eux qui pouvaient affirmer qu'il existe quelqu'un pour commander et quelqu'un pour obéir, quelqu'un qui exerce l'autorité et quelqu'un qui s'y oppose, que la révolution est toujours aux portes et qu'il est nécessaire de savoir la combattre... Mais alors : qui nomme qui ? L'expulsion du problème ontologique hors de la science juridique et politique n'a fait pour le moment que rendre plus difficile le questionnement théorique sur ce non-sens et l'a enveloppé dans un réseau inextricable de tautologies. L'affirmation selon laquelle la technique du pouvoir et des processus consensuels peut être organisée linéairement selon des critères non équivoques de rationalité, ou qui veut que les équilibres contractuels puissent reposer sur des équivalences génériques, est moins fausse qu'inconsistante du point de vue du statut logique des raisonnements. Les différences entre les codes linguistiques, les déterminations pratiques qui proviennent de thèmes communicatifs passant entre les différentes séquences temporelles au sein desquelles les dispositifs de l'obligation et du consentement se forment — ces différences sont incompressibles. Seule la prise en considération de ces problèmes et leur déplacement sur le terrain de l'histoire concrète et des rapports de force qui se déterminent en son sein peuvent permettre de redéfinir les catégories du discours politique. Et d'en finir avec les délices théoriques de la Polizeiwissenschaft. Ces observations critiques, semblables à celles que l'école habermasienne soulève contre la Polizeiwissenschaft, ne doivent cependant pas nous inciter à penser qu'un renforcement possible de l'analyse en des termes empiriques, ou une utilisation plus 31

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efficace d'instruments herméneutiques (comme précisément Habermas le prétend), puissent nous permettre de déplacer le problème. Si un déplacement est possible, ce n'est que sur la base de la démystification de la phénoménologie du pouvoir que la Polizeiwissenschaft: nous présente. Autrement dit, contrairement à ce qui se produit dans les écoles du transcendantalisme communicatif (Habermas) ou de la nouvelle herméneutique (Rorty), la Polizeiwissenschaft enregistre une transformation réelle, le changement du paradigme social des dernières décennies du xxe siècle. Elle enregistre et mystifie, à travers l'excédent politico-administratif qu'elle produit, la plus grande extension des rapports de communication et de coopération qui ont investi et transformé le tissu social et productif. Elle enregistre et mystifie, à travers la multiplication des procédures et la manipulation des différents acteurs, espaces et temps pris dans le rapport social, l'émergence et l'articulation multilatérale des nouveaux sujets de la production sociale. La socialisation et en même temps la singularisation maximales du tissu social et productif sont traduites par l'extension de l'intervention administrative, afin de déterminer sur elles un effet de contrôle et d'instrumentation. La vérité de l'administration est, en ce sens, supérieure à la vérité de la démocratie. L'administration révèle ce que la démocratie cache ; autrement dit : l'extraordinaire intégration de la coopération productive, le fait que, sur le marché politique, se présentent moins des citoyens que des producteurs collectifs, et que les tendances immanentes au développement de la coopération productive doivent être soumises à des schémas fonctionnels de production de subjectivité subordonnée (ou simplement ordonnée). La vérité de l'administration est portée à un niveau ontologique

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plus élevé que la vérité de la démocratie — et si nous voulons restaurer la démocratie, nous ne pourrons le faire qu'après nous être hissés jusqu'à ce niveau. Autrement dit, après avoir compris que la Polizeiwissenschaft est la forme dans laquelle la science administrative s'organise dans la crise du vieux paradigme disciplinaire, en percevant toutefois les potentialités du nouveau modèle social, toujours plus communicatif, toujours plus coopératif, comme généalogie et consolidation de nouvelles subjectivités collectives. Les finalités réactionnaires de la nouvelle science du gouvernement ne peuvent occulter la nouveauté des événements enregistrés. Les limites de la Polizeiwissenschaft ne consistent pas dans sa capacité de produire une image du social mais dans le fait qu'elle est réduite à être une pure fonction de contrôle, et qu'elle doit se confronter à une relative imperméabilité du nouveau paradigme social. Ses limites tiennent à sa tentative d'exproprier la nouveauté du réel, en lui substituant un processus politico-administratif. La Polizeiwissenschaft met fin au problème de la légitimation tel que toute une tradition millénaire de la pensée politique l'avait posé : élaboration du concept d'obligation du citoyen vis-à-vis de l'État, élaboration du concept d'autorité à l'intérieur et au-dessus de la société. Le problème de la légitimation ne se pose plus, dans la mesure où toutes ses déterminations sociales sont désormais considérées comme vides. La Polizeiwissenschaft vit du vide de l'être social. C'est L'État et sa reproduction qui sont au centre de la théorie politique : les citoyens sont des individus, des producteurs, que le système du pouvoir organise et fait vivre. Le vide, le néant ontologique, sont à la base de la théorie moderne de l'État. Le « déficit du politique », loin d'être une catégorie sociologique, 33

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est une catégorie métaphysique, mais elle n'en est cependant pas moins réelle. Le pouvoir de nomination est devenu absolu par manque de toute référence réelle — mais ce manque de réfèrent est réel. L'administration de la communication, la production de la subjectivité supplantent le réel. Ce n'est pas seulement la théorie démocratique de la légitimation qui est éliminée, mais aussi la théorie autoritaire du pouvoir, de Hobbes à Schmitt : il n'y a plus ni amis ni ennemis. Le lien social et son incidence aussi bien sur les processus de coopération que de légitimation sont rendus dérisoires. « Pourquoi faut-il obéir ?» : ce problème est évacué par une phénoménologie de l'obéissance que l'on prend pour la réalité normative, pour un cadre général de référence immuable. La nécessité du pouvoir est non pas démontrée mais postulée. L'existence du pouvoir, de ce pouvoir actuel, a la même opaque mais inviolable nécessité qu'un événement naturel. Une fois de plus, la mystification est plus vraie que sa critique. Ce qui ne veut pas dire qu'elle ne reste pas une mystification. Une fois de plus : si la critique veut atteindre la vérité, elle doit traverser le contenu de réalité de la mystification. Que veut dire aujourd'hui traverser cette épaisseur vide mais efficace ? Toute réponse envisageable exclut, en premier lieu, une dimension réformiste de l'approche. La machine est impossible à réformer, non parce qu'elle est verrouillée mais parce qu'elle est tautologique. Tout contact avec elle ne fait que huiler ses rouages, entretenir son irrésistible circularité : chaque coup donné est un doigt arraché. L'utopie, en second lieu, est impossible : car si elle est toujours politique, où peut-elle se produire dans une réalité marquée par l'excès du politique ? De même 34

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que le réformisme ne trouve aucun espace dans l'horizon continu de la Polizeiwissenschaft, l'utopisme ne trouve pas d'ouvertures temporelles dans la planification rigide des temps du pouvoir. Et alors ? Seul le vide de déterminations, le manque absolu du lien social peuvent déterminer une alternative. Seule une pratique de l'inconsistance du lien social s'avère capable de révolution. Tien An Men et Berlin représentent des masses d'individus désagrégés qui s'affirment intempestivement sur la scène du pouvoir. Ils constituent une puissance vide de déterminations positives et qui se présente comme une alternative radicale. Ils n'ont rien à dire, sinon « ça suffit ». Ils présentent une puissance aussi vide que radicale. Une puissance pure. Un pouvoir constituant absolument sans détermination, et capable dès lors de tous les possibles. Le néant ontologique est ici toutpuissant. Le réformisme et l'utopie prennent la logique du principe de nomination : en face, le pouvoir constituant est innommable. Au pouvoir s'oppose alors la puissance pure. La limite métaphysique de la pure multiplicité est l'unique alternative aux variations d'une unité modulée par la théorie des systèmes, par le transcendantalisme, par la Polizeiwissenschaft. Encore une fois, la démocratie prévaut sur la philosophie : mais ici, la démocratie n'est pas un fétiche formel ni même l'utopie d'un parcours indéfini de temps et d'espace. Ici, la démocratie est le pouvoir constituant de la multitude. C'est la révolution continue comme forme du gouvernement. C'est l'imagination au pouvoir. Le paradigme de la communication peut être divisé en deux : d'un côté, l'information ; de l'autre, l'imagination. Le paradigme 35

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de la communication est celui de la production de subjectivité : celle-ci est aussi divisée en deux, entre ceux « qui nomment » et ceux « qui expriment ». Rocard nomme, Tien An Men et Berlin expriment, créent. D'un côté, le pouvoir ; de l'autre, la puissance constituante. Mais surtout, d'un côté le pouvoir, de l'autre le savoir. Le savoir des plus nombreux, la coopération du travail, le néant des déterminations politiques et le tout des déterminations cognitives, le vide de l'être politique (nommé) et le plein du travail (constituant). L'économie politique de la volonté du savoir est le défi que lance la multitude à la Polizeiwissenschaft. Le grand laboratoire de la modernisation de l'administration publique n'est pas la police mais l'imagination. Aujourd'hui, poser le problème du pouvoir consiste à se demander qui produit de la subjectivité. La réponse de Rocard nous semble parfaitement cohérente. Mais Tien An Men, Berlin et nos entrailles se révoltent : sur le vide des déterminations concrètes, sur le plein d'un savoir qui n'acceptera jamais d'être systématisé. VAngélus Novus qui illumine la fin du xxc siècle semble être confiant et donner du sens à notre désir. Traduit de l'italien par Marilène Raiola (traduction revue par }. Revel).

D E LA TRANSITION AU POUVOIR CONSTITUANT*

LE C O M M U N I S M E C O M M E OBJECTIF M I N I M A L

À partir du Bernsteindebatte, la tradition révolutionnaire comme la tradition réformiste ont toujours considéré le socialisme comme une période de transition entre le capitalisme et le communisme (ou, selon la terminologie social-démocrate, le postcapitalisme), et donc comme un concept indépendant du premier et du second. Que les sociaux-démocrates aient ensuite abandonné le terrain de l'utopie pour se reconnaître de simples administrateurs de la modernisation capitaliste, c'est leur problème : mais il devient le nôtre dès lors que, par un tour de passe-passe, cette transition que tous appelaient socialisme est aujourd'hui définie communisme. La responsabilité majeure de cette banalisation de l'utopie revient sans nul doute aux idéologies du stalinisme et aux politiciens de l'« avenir radieux ». Ce qui ne change rien à notre mépriç pour ceux qui à présent célèbrent unanimement la fin du communisme, en la transformant en apologie de l'état actuel des choses. Mais revenons à notre distinction. Ni le Marx de la * Texte publié dans Futur Antérieur, en 1990.

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Commune de Paris, ni le Lénine de L'État et la Révolution n'ont jamais considéré le socialisme comme une époque historique : ils l'ont conçu comme un état de transition, court et puissant, qui réalisait le procès d'extinction de l'appareil de pouvoir. Le communisme vivait déjà dans la transition, comme son moteur, non comme un idéal mais comme subjectivité active et efficace — qui se confrontait à l'ensemble des conditions de production et de reproduction capitalistes en se les réappropriant, et pouvait, à cette condition, les détruire et les dépasser. Le communisme, en tant que processus de libération, était défini comme le mouvement réel qui détruit l'état actuel des choses. C'est seulement dans les années 1930 que le groupe dirigeant soviétique a considéré le socialisme comme une activité productive qui créait, coûte que coûte, les bases matérielles d'une société en compétition avec le rythme de son propre développement et celui des pays capitalistes. À partir de ce moment, le socialisme ne s'identifie pas tant au dépassement du système du capital et du travail salarié qu'à une alternative socio-économique du capitalisme. Dans le socialisme, selon la théorie, survivaient certains éléments du capitalisme : à présent, l'un d'eux, l'État, se trouve alors exacerbé dans les formes autoritaires les plus extrêmes ; l'autre, le marché, est étouffé et évacué également comme critère micro-économique du calcul de la valeur. L'opposition luxemburgiste, qui insistait sur le procès démocratique, créatif, antiétatique, de la transition, comme celle trotskiste, dont la critique concernait la totalité des rapports d'exploitation sur le marché mondial, ont été détruites. Cela a eu pour conséquences dans le premier cas, l'atrophie puis l'étouffement mortel de l'échange politique ; dans le second, l'étranglement du socialisme à l'intérieur du marché mondial et l'impossibilité à

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récupérer par des lignes intérieures l'impétueux développement de la lutte des classes antifasciste et révolutionnaire qui, au cours de nombreuses époques s'était ouverte à l'échelle mondiale. Et pour autant que l'on insiste — nous en sommes profondément convaincus — sur l'âme révolutionnaire de la réforme gorbatchévienne, il ne semble vraiment pas que l'Union soviétique puisse plus récupérer cette fonction hégémonique dans la lutte des classes que la révolution de 1917 lui avait assignée. La Place Rouge a cessé depuis trop longtemps, à travers d'innombrables tragédies, d'être le point de référence des communistes. Ceci dit, le communisme vit. Il vit partout où l'exploitation persiste. Il constitue l'unique réponse à l'anticapitalisme naturel les masses. Ou plutôt : plus le capitalisme se reproduit, plus il étend et enracine le désir du communisme — en déterminant, d'un côté, les conditions d'une production collective, de l'autre, une irrésistible volonté collective de se les réapproprier librement. Celui qui, dans l'orgie actuelle d'anticommunisme, croit sincèrement que l'exploitation et la volonté subversive ont disparu, ne peut que faire preuve d'aveuglement. Il est donc temps de recommencer à penser la transition communiste comme quelque chose qui survient — comme le pensaient les classiques du marxisme — en se construisant directement au sein du développement capitaliste. Depuis les années 1960, les courants critiques du marxisme occidental avaient, sans illusions sur la place Rouge et sur le socialisme de la pauvreté, œuvré en ce sens. Le communisme, comme objectif minimal, constitue depuis le seul thème de la science politique de la transition. Une énorme quantité d'expériences et de connaissances s'est accumulée sur ce point. La méthode est matérialiste : plonger l'analyse dans le mode de production

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actuel, reconstruire les contradictions qui se créent sous des figures toujours nouvelles entre le mode de production, les processus et les sujets productifs, critiquer la modernité et ses conséquences, travailler à la recomposition des subjectivités collectives et de leurs réseaux communicatifs, transformer la connaissance en volonté conséquente. Nous nous trouverons alors devant une série de préréquisits du communisme vivant dans nos sociétés, et qui ont atteint un niveau de maturité sans précédent. Et si le mot préréquisit effraye et peut faire croire que nous confondons la réalité avec un idéal, dont worry : notre unique téléologie est celle que nous tirons de la devise marxienne : « c'est l'anatomie de l'homme qui explique celle du singe ».

L'IRRÉVERSIBILITÉ DES CONQUÊTES OUVRIÈRES

Qu'est-ce qu'un préréquisit du communisme ? C'est une détermination collective, interne au mode de production, sur laquelle s'accumulent les résultats et les tendances de la lutte contre le travail de ceux qui, dans le processus du travail, sont exploités. Dans les sociétés ayant atteint un haut niveau de développement, beaucoup de ces préréquisits existent aussi bien à l'intérieur des processus du travail que des institutions : si les sociétés socialistes sont mortes des résidus du capitalisme, les sociétés capitalistes semblent vivre uniquement en s'articulant sur l'anticipation du communisme. Mais pourquoi attribuons-nous une qualification tendancielle à ce constat évident ? Pourquoi appelons-nous préréquisits, et surtout préréquisits du communisme, ces résultats collectifs des luttes, ancrés au sein du mode capitaliste de produc40

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CONSTITUANT

tion — aussi bien dans sa structure politico-juridique que dans sa structure économico-sociale ? Parce que ces déterminations semblent être structurellement qualifiées par trois paradigmes : le paradigme collectif, le paradigme de l'irréversibilité, et le paradigme dynamique de la contradiction et de la crise. La tendancialité résulte de ces trois caractères, comme le mouvement dérive d'un moteur — rien de finaliste en cela. Déterminations collectives donc : au sens où elles regroupent une multitude de travailleurs sous des catégories communicatives, coopératives (de travail, d'intérêts, de langage) toujours plus étroites. Irréversibles : en tant qu'elles constituent des conditions de la vie sociale qui sont devenues incontournables, même dans une situation de catastrophe. Un élément d'agrégation historique collective devient ainsi un moment institutionnel profond ; un ensemble de volontés contradictoires et de conflits collectifs devient une ontologie. Mais ces déterminations, même ontologiquement consolidées, demeurent contradictoires. La lutte contre l'exploitation continue à les traverser et, de même qu'elle les avait produites, elle les alimente et trace des potentiels de crise sur l'horizon du système entier. L'exemple élémentaire du fonctionnement d'un préréquisit nous est donné par les institutions du Welfare State. Celles-ci sont le produit des luttes qui obligent, dans le compromis institutionnel, l'État capitaliste à accepter en son propre sein la représentation d'intérêts collectifs organisés, parfois antagonistes. Cette représentation, mise au service d'une redistribution tendanciellement égalitaire du revenu social, qui englobe une quantité toujours plus importante de filières d'intérêts collectifs, devient une réalité institutionnelle solide. L'irréversibilité de ces émergences institutionnelles est en outre renforcée par le réseau

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des rapports de force qui en ont traversé la genèse, par les conflits d'intérêt répétés, ainsi que, paradoxalement, par l'inertie même des institutions. Nous l'avons vérifié dans les pays capitalistes au cours de ces vingt années de contre-révolution néolibérale — sans doute pourrons-nous le vérifier également dans la crise du « socialisme réel ». La science politique et la doctrine du droit public, face à ces phénomènes, ont dû modifier leur propre statut scientifique, abandonnant le formalisme traditionnel et subordonnant le procédé analytique à la perméabilité continuelle des luttes et des institutions ; les dynamiques de contrôle qui en ont découlé se sont engagées sur un terrain où prévalent l'interchangeabilité et l'indiscemabilité du social et du politique. La science est soumise à l'entrelacement de la mobilité sociale des sujets et des mouvements, et l'ontologie institutionnelle des résultats qui en dérivent — sur lesquels se basent les processus gouvernementaux. Complexité et rigidité se conjuguant, toute action gouvernementale risque de modifier l'ensemble du système de production et de reproduction sociale. Et c'est précisément ce jeu qui ouvre continuellement la crise et qui définit des séquences de contradiction croissantes. De fait, la contradiction déterminée par les intérêts collectifs, irréversiblement implantés à un niveau institutionnel, ne peut être résolue que par des moyens collectifs. Pour employer les termes de l'économie classique et de sa critique, nous pourrions dire que, dans une telle phase de développement du mode de production, toute tentative de manœuvre et de contrôle des proportions du travail nécessaire s'inscrit dans les coûts de reproduction du capital fixe, socialement consolidé. Cette rigidité est donc irréversible. Or si cette affirmation dépasse probablement les analyses de Marx (mais elle va peut-être dans le sens de sa

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conception de la tendance), elle dépasse tout autant la pensée économique actuelle, néolibérale ou même néokeynésienne — là où la mobilité de tous les facteurs de la production est présupposée, sous une forme plus ou moins intense, comme condition de gouvernement. Dans les termes d'une critique des institutions politiques, c'est-à-dire d'une analyse de Welfare State, cette affirmation signifie que le gouvernement de la reproduction sociale n'est possible qu'en termes de gestion collective du capital. En effet, les conditions d'existence du capital ne sont plus seulement implicitement mais explicitement collectives. Autrement dit, elles ne sont plus simplement liées à l'abstraction du capital collectif mais font partie de l'existence empirique, historique, de l'ouvrier collectif. Le Welfare State, son irréversibilité (ainsi que, à première vue, l'irréversibilité de certaines déterminations fondamentales du « socialisme réel ») ne représentent donc pas des déviations par rapport au développement capitaliste — mais plutôt de véritables îlots de coopération sociale nouvelle, de nouvelles et très intenses conditions collectives de production, enregistrées comme telles au niveau institutionnel. D'où la crise que la durée même du Welfare provoque continuellement dans l'État libéral-démocratique. D'où les dynamiques de rupture que cette irréversibilité libère sans cesse dans la forme-État actuelle, puisque les déterminations du Welfare sont en même temps nécessaires pour le consensus et insoutenables pour la stabilité. Préréquisits actifs du communisme ? Il serait absurde de le supposer. Pourtant, il s'agit des préréquisits irréductibles à une déstabilisation permanente des assises systématiques de la gestion libérale ou socialiste de l'État. Ce sont les préréquisits d'une révolution passive.

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LE COLLECTIF DANS L'ORGANISATION DU TRAVAIL

Les préréquisits du communisme qui, de nos jours, peuvent être identifiés à travers l'évolution de l'organisation du travail sont plus importants encore. Le taylorisme avait déterminé un extraordinaire processus d'abstraction de la force travail. Le fordisme a ouvert à cette subjectivité abstraite les mécanismes de la négociation collective de la consommation, en posant les bases de l'attraction de l'État (et de la dépense publique) à l'intérieur du mécanisme productif. Le keynésianisme avait proposé un schéma progressif de proportionnalité entre le travail social nécessaire et la plus-value, et l'État keynésien avait accompli le travail de Sisyphe qui consistait à organiser de continuels compromis entre des sujets antagonistes. Aujourd'hui, sur le terrain de l'organisation du travail, ces rapports sont bouleversés. En effet, au cours du développement des luttes des années 1960 et 1970, l'abstraction du travail a exacerbé ses dimensions subjectives et les a poussées sur le terrain de la subversion. La réaction capitaliste qui a suivi a dû réduire, à travers la restructuration, la qualité des nouveaux sujets en une qualité objective du processus du travail. Aujourd'hui, nous sommes au cœur de ce procès de restructuration. Dans ce passage du taylorisme au post-taylorisme, du fordisme au postfordisme, la subjectivité et la coopération productive sont encouragées comme conditions du processus du travail. Le rapport fordiste entre la production et la consommation s'est intériorisé, de sorte que la logique productive et celle de la circulation et de la réalisation de la valeur du produit sont optimisées. La nouvelle production de masse exige une flexibilité

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totale, certes : le self-making de la classe ouvrière doit être réduit à un élément immédiat de la production et de la circulation ; mais l'efficacité industrielle est ainsi soumise aux règles d'autonomie et d'auto-activation de la classe ouvrière. Les mille variétés du « modèle japonais » et de son succès mondial se réduisent au fond à la reconnaissance la plus explicite de la fonction immédiatement valorisante de la subjectivité ouvrière — après la période d'hégémonie du taylorisme, où la subjectivité n'était reconnue que comme antagoniste. Il est vrai que cette acceptation de la fonction productive du sujet au sein de l'organisation du travail ne va pas sans des conditions ; autrement dit, du point de vue capitaliste, elle n'est possible qu'en termes d'intégration industrielle et de négation du statut ouvrier traditionnel, à la fois dans sa forme syndicale et comme classe. Mais seuls d'incurables fétichistes du passé (pour autant qu'il puisse avoir été glorieux) peuvent nier la modification positive et déterminante que suppose la transformation du statut ouvrier. Même si elle est le fruit d'une défaite historique — après le cycle de lutte des années 1960-1970, cette nouvelle figure ouvrière montre, dans le processus de travail, un haut degré de consolidation de la subjectivité collective. Sans vouloir négliger certaines formes de passivité, il nous est possible de remonter ici de l'antagonisme de la force travail abstraite à la détermination concrète d'une force de travail collective — non encore antagoniste mais subjectivement active. Le seuil de passivité et d'inertie du processus révolutionnaire qui se révèle dans le Welfare State est ici, en quelque sorte, atténué. La classe ouvrière a conservé, dans son existence quotidienne, les valeurs d'une coopération vécue — dans des phases précédentes — sur le terrain de l'antagonisme abstrait. Aujourd'hui cette activité coopérative et

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subjective est transposée, à l'état latent, à l'intérieur du processus du travail. La contradiction est aiguë et ne peut que devenir plus puissante encore, dans la mesure même où le processus de restructuration s'approfondit. En conclusion et d'une manière générale, on peut donc dire que le travail vivant est organisé au sein de l'entreprise indépendamment du commandement capitaliste, et ce n'est que dans un deuxième temps, et formellement, que cette coopération est systématisée dans ce commandement. La coopération productive est posée préalablement, et indépendamment de la fonction d'entrepreneur. Par conséquent, le capital ne se présente plus comme l'organisation des forces du travail, mais comme l'enregistrement et la gestion de l'organisation autonome de la force de travail. La fonction progressive du capital est achevée. Encore une fois, nous nous situons bien au-delà des termes (même critiques) de l'économie classique qui ne considère comme productif que le travail incorporé au capital. Il faut remarquer que toutes les écoles de la pensée économique tournent impuissantes autour de cette vérité inouïe du postfordisme : le travail vivant s'organise indépendamment de l'organisation capitaliste du travail. Et même lorsque, comme dans notre école de la régulation, cette nouvelle détermination semble être comprise, il manque la capacité véritable de la développer, c'est-à-dire de concevoir le renversement de la théorie de l'intégration industrielle en théorie de l'antagonisme développé. La science économique continue, dans son objectivisme aveugle, à attendre qu'une puissance thaumaturge transforme le travail vivant « en soi » en classe ouvrière « en soi et pour soi » — comme si cette transformation était un événement mythique et non, au contraire, ce qu'elle est : un processus. C'est, d'autre part, le manque de com-

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préhension de ce processus qui expulse la théorie du seul terrain sur lequel la permanence de la crise, commencée au début des années 1970 (parallèlement donc à la restructuration), peut s'expliquer : le terrain sur lequel émerge le processus de libération politique du travail. C'est ici, et seulement ici, que s'accumule toute la production de la valeur. Par conséquent, l'activité de l'entrepreneur produit des agencements de plus en plus extérieurs et parasitaires, et qui rendent toute intervention sur la crise impossible pour le capitalisme collectif.

LA QUALITÉ SOCIALE DE LA SUBJECTIVITÉ PRODUCTIVE

L'analyse du troisième préréquisit du communisme nous permet d'avancer sur le terrain de la subjectivité ; nous parvenons, autrement dit, à un degré supérieur de connexion entre les aspects passifs du processus de transformation du mode de production et les potentialités qui s'animent peu à peu en lui. Les processus de création de la valeur, comme on le sait, n'ont plus pour centre le travail d'usine. La dictature de l'entreprise sur la société, sa position au carrefour de tous les processus de formation de la valeur, et donc la centralité objective du travail (salarié, manuel) immédiatement productif, sont en voie d'extinction. Reconnaître ces faits évidents ne signifie pas renoncer à la théorie de la valeur-travail mais, au contraire, réévaluer sa validité grâce à une analyse qui reconnaisse la transformation radicale de son fonctionnement. Reconnaître ces faits évidents ne signifie pas récuser la réalité de l'exploitation, imaginer que dans une prétendue société postindustrielle celle-ci serait évacuée de notre expérience — mais, au 47

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contraire, identifier les nouvelles formes à travers lesquelles l'exploitation est aujourd'hui pratiquée, et par conséquent identifier les nouvelles figures de la lutte des classes. En se demandant, surtout, si la transformation ne concerne pas, avant même la nature de l'exploitation, son extension et la qualité du terrain sur lequel elle s'exprime. Ce n'est qu'à partir de cette dimension que l'éventuelle modification de la nature de l'exploitation, comme dans un déplacement de la quantité à la qualité, pourra être vérifiée. Or la caractéristique fondamentale du nouveau mode de production, c'est que la principale force productive est devenue le travail technico-scientifique en tant que forme complexe et qualitativement supérieure de synthèse du travail social. Ceci signifie que le travail se manifeste principalement comme travail abstrait et immatériel (pour ce qui est de la forme), comme travail complexe et coopératif (pour ce qui est de la quantité) et comme travail toujours plus intellectuel et scientifique (pour ce qui est de la qualité). Il n'est plus réductible au travail simple — puisque dans le travail technico-scientifique convergent, au contraire, de plus en plus des langages artificiels, une articulation complexe de l'information et de la science des systèmes, de nouveaux paradigmes épistémologiques, des déterminations immatérielles, des machines communicatives. Ce travail est social en tant que les conditions générales du processus vital (de production et de reproduction) sont soumises à son contrôle et remodelées par rapport à lui. La société toute entière est investie, et recomposée, dans le processus de production de la valeur, par cette nouvelle figure du travail vivant : investie au point que l'exploitation semble avoir disparu — ou, mieux, qu'elle semble se cantonner à des zones irrémédiablement attardées des sociétés contemporaines. Cette apparence

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peut facilement être dissipée. Que se passe-t-il en réalité ? Le pouvoir capitaliste, en réalité, contrôle drastiquement les nouvelles figures du travail vivant mais ne peut que les contrôler de l'extérieur, car il ne lui est pas permis de les envahir de manière disciplinaire. La contradiction de l'exploitation est ainsi déplacée à un très haut niveau où le sujet le plus exploité (le sujet technicoscientifique) est reconnu dans sa subjectivité créative mais contrôlé dans la gestion de la puissance qu'il exprime. C'est à ce très haut niveau de commandement que la contradiction rebondit sur la société tout entière. Et c'est donc par rapport à ce très haut niveau de commandement que l'ensemble de l'horizon social de l'exploitation s'unifie tendanciellement en situant dans le rapport antagoniste tous les éléments d'auto-valorisation, quel que soit le niveau auquel ils se manifestent. Le conflit est donc social parce que le travail technico-scientifique est la qualité massifiée de l'intelligence du travail ; parce que les pulsions de refus du travail de toutes les autres couches sociales exploitées tendent à s'identifier et à converger vers le travail technico-scientifique vivant. Et c'est au sein d'un tel flux que, à partir des anciennes subjectivités ouvrières, se constituent de nouveaux modèles culturels au sein desquels la libération du travail manuel et salarié s'oppose à l'émancipation par le travail. Enfin, le conflit est social parce qu'il se manifeste de plus en plus sur le terrain linguistique, ou mieux sur le terrain de la production de la subjectivité. Aucun espace n'est laissé ici au commandement capitaliste : l'espace conquis par le capital n'est que celui d'un contrôle du langage, aussi bien scientifique que commun. Il ne s'agit pas toutefois d'un espace insignifiant. Il est garanti par le monopole de la force légitime. Il se réorganise continuellement, dans une accélération

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critique incessante. Pourtant, l'accélération déterminée par le développement capitaliste de la subsomption des formes autant passées qu'actuelles de la subjectivité ouvrière, et leur réduction en un horizon compact et totalitaire du commandement, échouent. Non seulement elles ne parviennent pas à recomposer les déterminations disciplinaires des anciennes stratifications de classes, puisqu'au contraire, en se déplaçant dans le nouveau tissu des relations de classe, elles reconstituent les figures de l'opposition, mais elles ne parviennent pas non plus à stabiliser le niveau le plus élevé de la subsomption-là où l'opposition entre langage assujetti et langage produit par le travail vivant est de plus en plus reconductible à l'opposition entre dictature et liberté.

DE LA TRANSITION COMMUNISTE

À la lumière de ces considérations, qu'est-ce qu'une transition vers le communisme ? Elle constitue une critique de l'existant et la construction d'une nouvelle société au sein des transformations du travail, une réinvention du politique dans les nouvelles dimensions du collectif — un collectif libéré, devenu sujet. Les conditions de libération du collectif sont en réalité les mêmes que celles qui produisent le sujet. Le temps est révolu où, entre ces deux déterminations, une pause nous était imposée, de sorte que la libération du collectif pouvait être hypothétiquement produite par un moteur extérieur, par une avant-garde mythique ou une dictature : cette hypothèse est en réalité la condition formelle de ce concept de socialisme que nous avons repoussé au début de ce texte, et sa dérive consiste précisément en cette dégénérescence so

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du socialisme comme alternative interne au mode de production capitaliste que nous avons considérée comme conséquente à cette hypothèse. Or, pour en revenir au discours sur la fondation, les points de vue à partir desquels la théorie peut affronter ce problème sont de trois ordres : celui de la critique de l'économie politique, celui de la critique juridique et constitutionnelle de l'État libéral-démocratique, celui du pouvoir constituant. Pour ce qui est du premier point de vue, certaines données essentielles ont déjà été soulignées. Mais un point de vue qui se réfère uniquement aux préréquisits objectifs représente une démarche très rudimentaire, même si l'élément central que manifeste objectivement le problème est celui de la définition d'un nouveau concept du politique, donc celui d'une nouvelle forme de démocratie. Il faut aller plus loin. Que signifie alors enraciner ce nouveau politique aujourd'hui ? Cela signifie principalement saisir positivement ces passivités collectives ou, si l'on préfère, ces subjectivités latentes auxquelles aussi bien les institutions du Welfare que la nouvelle figure du processus du travail ou la récente hégémonie sociale du travail technico-scientifique font expressément allusion. Nous devons saisir le lieu d'une absence, la positivité d'une réalité latente, la main invisible du collectif. Il nous faut comprendre comment, avant la déstabilisation du pouvoir, s'instaure en ce lieu le moteur de la déstructuration sociale de la domination. C'est sur cette crise continue, et sur cette précarité profonde du régime capitaliste, que le point de vue de la critique de la science juridique et politique de l'État libéral-démocratique (et donc celui de la transition) devient plus explicite. La projection politique des dimensions collectives du travail trouve en effet dans les structures constitutionnelles de 51

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l'État libéral-démocratique un obstacle direct. Le concept de représentation politique comme fonction de médiation des individualités privées est en effet un obstacle à la représentation d'une société qui n'est pas définie par la présence d'individualités, mais par l'activité d'une collectivité. L'émancipation du citoyen comme individu et la garantie constitutionnelle de la liberté économique privée (qui en représente le pendant) constituent une entrave à l'expression du rapport désormais consubstantiel entre la société et l'État, entre la production et la détermination du politique. Les règles de l'État de droit — ou plutôt les milles subterfuges du privilège que le libéralisme a accordé à la démocratie constitutionnelle — sont, quant à elles, établies pour nier l'irrésistible émergence du besoin de gestion collective de la production sociale. Et que signifie encore la suprématie jacobine de la loi, générale et abstraite, sinon l'expression d'une limite fondamentale, de dernière instance, une fonction de dictature systématique face à l'irrésistible émergence des processus productifs et institutionnels autonomes mis en œuvre par les subjectivités collectives ? Les innombrables non-sens sur lesquels s'appuie la constitution matérielle de l'État libéral-démocratique ne sauraient être occultés par les opportunités que cette même pratique du pouvoir produit — par exemple par les instruments néocontractuels ou néo-corporatifs. Les instruments contractuels devraient, en effet, diminuer l'écart entre les processus de manipulation sociale et l'émancipation politique. Les instruments corporatifs, quant à eux, devraient atténuer l'inconsistance généralisée de la représentation en la soumettant à des mécanismes de délégation collective ou d'organisation des intérêts. Ni les unes ni les autres de ces propositions ne semblent toutefois consistantes.

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Toutes deux ne suggèrent que des éléments partiels, quand bien même seraient-ils collectifs, du processus de destruction de la séparation du politique, en en brisant la tendance à l'universalité — une universalité puissante poussant vers l'extinction de l'autonomie du politique, vers la négation la plus radicale de la prétention de médiation institutionnelle des processus et des conflits sociaux et de l'auto-organisation communiste. Il est impossible de modifier la structure disciplinaire du constitutionnalisme si on ne brise pas son fil interne. Si on ne ramène pas radicalement la fondation de la démocratie à l'organisation des subjectivités collectives. La médiation représentative, la garantie de la justice constitutionnelle et administrative afin de maintenir la médiation dans les limites de la constitution matérielle du capitalisme, la structure bureaucratique conçue pour généraliser la médiation institutionnelle (c'est-à-dire le pouvoir législatif et le pouvoir d'orientation politique, l'indépendance des pouvoirs et leur interdépendance fonctionnelle, l'organisation administrative et constitutionnelle de l'État) — tout ceci suppose une fondation et une distribution du pouvoir qui excluent toute production à partir de la base — de masse, populaire — des règles et des mouvements collectifs de réappropriation du pouvoir. Les dogmes de la démocratie constitutionnelle ne sont que des moyens autoritaires d'abstraction du pouvoir des masses, d'écrasement de l'égalité des citoyens, de séparation du citoyen et du producteur, et de monopole de la puissance productive. Les instruments de la démocratie constitutionnelle ne sont qu'une machine programmée afin de produire de l'inégalité, de la destruction du collectif, de la garantie éternelle de ces processus. Renversons donc le point de vue et admettons une fois pour toutes qu'aujourd'hui, le véritable entrepreneuriat (qui

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produit des richesses à travers une coopération du travail toujours plus étendue) se construit de manière indépendante, que la collectivité est la forme élémentaire dans laquelle se présente la force productive du travail, et que les singularités recherchent spontanément leur réalisation dans le collectif. L'entrepreneur collectif incorpore cette indépendance du travail collectif, socialement organisée et qui, nous l'avons vu, représente la nouvelle nature des processus productifs ; elle assume l'autonomie de la coopération productive comme un levier essentiel, capable de faire sauter chacune des instances d'un commandement capitaliste désormais aussi extérieur et vide que coercitif. Comment affronter, à partir de ces présupposés, le problème constitutionnel ? Comment lier la question du politique à cette nouvelle puissance productive ? Il n'y a qu'une seule réponse à cette interrogation : unir l'exercice de l'entrepreneuriat collectif et celui de la représentation politique. Nous nous trouvons alors sur le terrain du pouvoir constituant. La démocratie communiste naît comme unification de la représentation et de l'entrepreneuriat, dans la mesure où ces deux données participent de la nouvelle subjectivité collective : elles libèrent ce qui est latent et activent la présence passive. Cette démocratie exclut, au nom de l'entrepreneuriat, tout privilège ; et, dans cette perspective, elle se veut absolument égalitaire. Cet entrepreneuriat, d'autre part, exclut, au nom de la démocratie, toute finalité étrangère aux valeurs universelles d'une société libre. La production et ses déterminations constituent ici le politique, de la même manière que le politique se présente comme la condition de la productivité. Les préréquisits du communisme se réalisent non pas en modifiant mais en transformant radicalement une structure constitutionnelle pour

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laquelle la démocratie est conçue comme camouflage des inégalités et l'entreprise garantie comme destruction de la collectivité. La transition vers le communisme se réalise donc dans un processus de constitution des sujets collectifs productifs qui inventent une machine de gestion du social ayant pour but leur libération. Le gouvernement à travers lequel le processus de transition doit se réaliser est un gouvernement des systèmes par le bas — un processus radicalement démocratique. Un pouvoir constituant, un pouvoir qui, en assumant radicalement, à la base, toute tension productive, matérielle et immatérielle, en expliquant sa rationalité et en exaspérant sa puissance, établit un système dynamique, jamais fermé, jamais limité à un pouvoir constitué. Un pouvoir qui naît de tous les réseaux de production, d'autovalorisation et d'auto-organisation de ce qui émerge dans la société, de ce qui est produit par les subjectivités collectives. Un pouvoir constituant qui a pour règle fondamentale d'être chaque jour une invention collective de rationalité et de liberté.

LES MOUVEMENTS ACTUELS DE LUTTE COMME POUVOIR CONSTITUANT

Ce dont nous venons de parler ne relève pas de l'utopie. Au contraire, cela représente le schéma de lecture et la physiologie même des luttes ouvrières et prolétaires, désormais amplement socialisées, qui se déroulent à l'Ouest comme à l'Est. Si les partis et les syndicats de l'ancien mouvement ouvrier déclinent inexorablement, liés qu'ils sont à des formes de contre-pouvoir que le fordisme a absorbées au sein de la logique du développement et 55

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soumis au commandement capitaliste, et si le désir qu'ils assument à nouveau des comportements antagonistes apparaît comme un vœu pieux et inconsistant — si, donc, le vieux mouvement ouvrier n'existe plus comme élément radicalement conflictuel, face à lui nous découvrons des formes autonomes de démocratie communiste partout où la réalité de l'exploitation est ébranlée. Depuis 1968, un nouveau cycle de luttes s'est ouvert en Occident. Après une vingtaine d'années de contre-révolution et de restructurations (qui ont su paradoxalement repérer les éléments d'innovation que ce nouveau cycle exprimait et en ont anticipé l'intelligence, l'utilisation et le contrôle par le capital), le nouveau cycle de luttes a commencé à s'exprimer de manière indépendante vers le milieu des années 1980. Ce cycle est caractérisé par deux instances fondamentales : la première est démocratique — l'instance d'organisation de base, la coordination transversale de l'action revendicative et politique, l'expression radicale de l'égalité ; la seconde est communiste — elle est constituée par l'instance de la réappropriation collective, de l'expression consciente et de l'autonomie ouvrière, au sein des processus productifs. Ce n'est pas un hasard si l'unification de ces deux thèmes s'est surtout accomplie dans les luttes que la nouvelle intelligence productive de. masse a ouvertes dans les secteurs socialement les plus importants de la restructuration : les services productifs, l'école, ou le tertiaire avance. C'est ici que les différentes fonctions de la lutte ouvrière — celle de la déstabilisation de l'adversaire et de la déstructuration du pouvoir, celle de la revendication, celle de la réappropriation et celle de la construction de nouveaux langages et de nouvelles valeurs — ont trouvé un dénominateur commun. Sur ce terrain, la nouvelle figure du

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commandement capitaliste a été identifiée : on lui a opposé des éléments inédits d'intelligence stratégique, et des pratiques adéquates dans la conduite de la lutte. Les vieilles luttes ouvrières contenaient toujours l'ambiguïté d'un rapport dialectique avec le capital et les règles de l'organisation capitaliste du travail : elles étaient menées à la fois à l'intérieur et contre le mode de production. L'autonomie de la classe se formait à partir d'une antinomie toujours irrésolue entre l'instance du pouvoir et la compréhension des nécessités du développement. Aujourd'hui, cette dialectique a éclaté. La lutte se situe à l'extérieur du mode de production et contre lui. L'autonomie est un présupposé et non une fin. Chacune de ces luttes exprime un pouvoir constituant — qui se développe, comme condition même de la lutte, à partir de l'intérêt économique immédiat, vers un projet de société. D'où les caractéristiques transversales du cycle de luttes, et son développement fluctuant entre des moments de conflit aigu et de longues phases d'extension clandestine et de sédimentation ontologique des résultats organisationnels ponctuellement atteints. Ou encore : la transformation des éléments inertiels du comportement antagoniste en un nouvel agencement constructif de subjectivités ; la production de nouveaux modèles culturels, souvent socialement remarquables ; la définition de nouveaux réseaux de déstabilisation du pouvoir et de relance de nouveaux projets. Aucune lutte ne ressemble à une autre ; aucune lutte n'est inutile ; toute lutte part d'un niveau plus avancé que la précédente. Sous la neige, le printemps prépare sa riche floraison. Même en Orient, le cycle des luttes inauguré au début des années 1980 révèle des caractéristiques analogues. Dans ce cas aussi — n'en déplaise aux nouveaux démiurges mystificateurs du langage —, les luttes et leurs

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objectifs peuvent être recueillis sous la catégorie de la démocratie communiste. Dans ce cas aussi, les sujets les plus remarquables sont ceux de l'intelligence de masse, technico-scientifique et productive. Ici, dans la dimension immédiatement sociale et politique des mouvements, le préréquisit ontologique de l'activité de ces nouveaux sujets réside en un indissoluble échange entre révolution active et révolution passive ; et il construit une alternance continuelle entre les moments de dissolution d'une structure de pouvoir en décomposition et la recherche d'un nouveau lien social, entre la capacité de retenir le contre-pouvoir consolidé dans les mains de l'autonomie des mouvements sociaux et l'expression révolutionnaire d'un pouvoir constituant qui construise du gouvernement à partir de la base du système social. Il ne s'agit pas de faire des prévisions sur cette énorme réarticulation de la dynamique de la lutte des classes : la phénoménologie tient encore lieu de stratégie. Mais pas pour très longtemps sans doute, s'il est vrai que la déstabilisation des systèmes et les mouvements de crises sont à tel point généralisés qu'une nouvelle réaction répressive est difficilement imaginable, et qu'une maturation ultérieure des mouvements est nécessaire. À l'Est, le pouvoir constituant est de toute façon à l'ordre du jour. Traduit de l'italien par Marilène Raiola (traduction revue par J. Revel)

LES CONSÉQUENCES PHILOSOPHIQUES DE LA CRISE DU GOLFE*

(QUELQUES RÉFLEXIONS SUR UNE GUERRE QUI, ALORS M Ê M E QUE NOUS ÉCRIVONS, N'A PAS C O M M E N C É )

Le bruit de la guerre est sélectif : certaines voix s'en exaltent, d'autres en sont frappées de mutisme. Les voix qui s'opposent à la guerre sont aujourd'hui inessentielles et lointaines, elles ne sont même pas qualifiées (pacifistes ? communistes ? écologistes ? féministes ?), mais glissées dans la marge d'une non-écoute. Le débat est inexistant, la scène du pouvoir totalitaire. Le sondage occupe le lieu de la discussion. Mais aujourd'hui, le sondage luimême perd sa fonction fictive d'alternative. Nous payons vingt ans de « pensée molle » : la rationalité instrumentale des politiciens, des généraux, des opinionmakers la traverse comme un couteau dans un fromage pourri. Aucun danger pour les penseurs de la pensée molle : ils ont quitté le navire. Leur langage est maintenant fort déterminé, belliqueux : il faut défendre cette civilisation qui, il y a peu de temps, était caractérisée par la mort des idéologies et confiée à un élastique et pneumatique « rien » du post-Tout. * Texte publié dans Futur Antérieur, en 1990.

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Le bruit de la guerre « bétonne » tout l'espace. Le cynisme et un machiavélisme extatique se complaisent dans des affirmations apodictiques et définitives. Il n'y a plus rien de mou. L'historicisme agonisant retrouve sa gloire dans l'exaltation du droit de la guerre, dans la redéfinition d'une destinée de civilisation ; et les âmes qui tremblaient, repenties, cherchant Jéhovah, l'ont retrouvé comme Dieu des armées. La guerre fascine, l'amalgame domine : en 1939 contre le fascisme, dans l'après-guerre contre le communisme, aujourd'hui contre l'islamisme. Sans oublier qu'en 1939, les mêmes personnages étaient pétainistes, dans l'après-guerre, stalinistes. Et aujourd'hui, d'où vient la muse belliqueuse ? Nous pensons que la libre voix de la philosophie doit s'élever contre cette propagande monstrueuse et reconquérir le terrain éthique de la critique. Il est possible de résister contre l'unanimisme, contre la folie et la logique de guerre. L'heure est venue d'une pensée « dure », non pour la guerre mais pour la critique. Dans la solitude, si cela est nécessaire. Les faits sont clairs. L'Irak a rompu l'ordre international en occupant un État indépendant, en prenant d'une manière odieuse des civils comme otages, en cassant la légalité diplomatique. Il est clair aussi que l'Irak bouge sur la base de revendications économiques et territoriales en grande partie légitimes, que son action met à nu le scandale d'un ordre basé sur la légitimation des traditions médiévales, surdéterminées par l'intérêt des multinationales du pétrole ; que sa revendication de traitement égalitaire par le droit international est refusée au nom des crises territoriales qui se passent dans la même zone géographique. Il est clair encore que l'ordre politique interne de l'Irak est dictatorial. Mais les ordres politiques des pays limitrophes ne sont pas différents. Nous pour60

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rions continuer à comparer les iniquités égales et aujourd'hui adverses qui traversent la région. Mais à quoi bon ? Les faits clairs n'expliquent rien, se posent dans un mauvais infini et constituent un inextricable sophisme. Seuls les faits obscurs expliquent la clarté et résolvent de manière critique l'impuissance du sophisme. Tout le monde le sait, tout le monde en est conscient : aussi bien les masses arabes qui, immédiatement et « ingénument », se sont portées en faveur de Saddam et confient le fait obscur de leur libération à la force de la provocation anticoloniale, que les subtils secrétaires des chancelleries diplomatiques qui ne pensent qu'au fait obscur du nouvel ordre international à la fin de la guerre froide. Les stratèges du terrorisme de tout bord sont tout aussi conscients, qu'ils se nichent au cœur des grands médias occidentaux ou qu'ils travaillent dans les caves de la conspiration, évaluant la guerre moderne dans son extension planétaire (nouvelle unité obscure de survivance ou de destruction du genre humain) ; et nous-mêmes, qui cherchons à comprendre comment la paix peut aujourd'hui renaître en tant que condition et projet de libération dans l'obscure contrainte d'un ordre international seulement capable de répression. Nous vivons le début d'une nouvelle époque. Nous ne pouvons éclairer le présent qu'en plongeant les yeux dans l'obscurité du futur. Avant que le présent, et avec lui le futur, ne soit brûlé dans le feu de la guerre. L'opinion publique et le bon sens affirment qu'au-delà de la guerre froide, le maintien de la paix n'est pas à confier à la politique du containment réciproque et de la dissuasion mais à la coopération « multipolaire » dans cette maison commune qui s'appelle la planète terre. De fait, l'harmonie du tableau se trouve 61

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perturbée par quelques dissonances. La première dissonance relève du fait que l'ordre international se trouve essentiellement régi par une diarchie hégémonique É.-U./URSS, les deux seules puissances continentales virtuellement capables d'une décision unilatérale d'anéantissement de l'adversaire. La deuxième dissonance montre que cette hégémonie duale est imparfaite. Sur la détermination structurale d'une coopération, apparaît une disparité fonctionnelle des deux acteurs. Si les deux puissances sont en crise, l'une est plutôt repliée sur elle-même, sur la reconstitution d'un consensus intérieur et sur la réforme économico-sociale ; l'autre, les É.-U., joue en ce moment devant l'émergence de deux nouveaux grands pôles économiques et sociaux (l'Europe et le Japon) la carte du maintien de sa propre hégémonie et de la consécration définitive de sa destinée impériale. Une troisième dissonance est définie par l'insuffisance organique des Nations Unies à représenter une instance de compensation entre la diarchie imparfaite qui régit le sort du monde et les contradictions fonctionnelles que le processus actuel du nouvel ordre multipolaire détermine. Dans ce cadre, la crise koweïtienne révèle toutes les contradictions du processus de recomposition de l'ordre international du point de vue des puissances hégémoniques. Les É.-U. ont tout intérêt à accélérer le processus de crise car ils y trouvent l'occasion formidable de réaffirmer leur fonction de gendarme mondial — mais plus envers les nouveaux pôles européens et japonais que pour le problème spécifique de l'approvisionnement pétrolier (ce problème aurait pu être résolu autrement puisque aucun État arabe impliqué dans la guerre n'est poussé par une force révolutionnaire anticapitaliste). L'URSS est complice en acceptant le jeu 62

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américain, parce qu'une hégémonie duale imparfaite est pour elle plus favorable qu'un parfait ordre de coopération international. L'Europe et le Japon sont contraints de se plier aux règles de l'hégémonie duale imparfaite parce qu'ils sont actuellement incapables de se représenter sur un terrain de souveraineté pleine. Ils acceptent la guerre parce qu'ils sont incapables de décider sur la guerre ou la paix. D'où toutes les réserves qui sont faiblement soulevées contre la décision américaine d'agression ; d'où toute la peur de revenir à la discussion stratégique sur la collaboration Nord-Sud, vitale malgré tout pour la construction d'une Europe unie. Jamais comme aujourd'hui les classes dirigeantes européennes n'ont démontré leur incapacité à jouer un rôle hégémonique. Les social-démocraties laïques ou chrétiennes qui gouvernent l'Europe n'ont jamais mieux montré à quel point leur origine s'est implantée dans la répression des développements révolutionnaires, et leur futur se développe dans le consentement à l'ordre du grand capital international. Non plus seulement dans le conflit entre classes sociales à l'intérieur des pays, mais dans la lutte mortelle que les peuples pauvres mènent contre l'exploitation mondiale. Le gendarme américain est moderne, modernissitno, postmoderne. C'est un entrepreneur. Comme tous les entrepreneurs contemporains, il place ses titres en Bourse et demande qu'ils soient rémunérés. Son entreprise est le maintien de la « paix » mondiale. La Bourse, c'est l'ONU. L'entrepreneur envoie ses soldats en Arabie et la communauté internationale des actionnaires paie les frais. Il y a des actions privilégiées, comme celle de l'URSS qui ne paye rien mais obtient une prime pour le seul fait de ne pas se mettre en position de concurrence ; il y a des actions qui 63

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coûtent très cher, comme celle des cheiks qui doivent payer pour maintenir la propriété nominale de leur titres. Il y a des actions de confiance à prix zéro. Ce sont celles que payent les pays pauvres comme garantie pour le prochain prêt du FMI ou de la Banque mondiale. Les Européens et les Japonais oscillent entre le paiement direct et la collaboration militaire : ils préfèrent le premier terme de l'alternative au deuxième, à moins qu'ils n'aient l'illusion de représenter encore une alternative entrepreneuriale. C'est plus honteux que triste. Il est évident qu'après cette crise et cette guerre éventuelle, il ne saurait y avoir de retard dans la définition d'une nouvelle lignée d'« entrepreneurs politiques ». Alors que le nazisme et le mikado avaient essayé, dans les années 19301940, de devenir des entrepreneurs de guerre, les Américains y réussissent aujourd'hui. Clausewitz est enfin coté en Bourse : c'est un marché frauduleux, mais c'est un marché. La guerre est envahissante et globale. L'ennemi est un criminel. Les trois espèces de crime de guerre normalement retenues par le droit international pénal (les crimes contre la paix et la loi internationales, les crimes de guerre proprement dits, et les crimes contre l'humanité) sont rapidement identifiées dans un horizon non plus juridique mais moral. Si, en effet, un ordre international fondé sur la coopération est prétendument démontré à travers l'unanimité des décisions de l'ONU, quelle différence peut-il exister entre le droit et la morale ? Si l'ONU peut exercer le « jus ad bellum » et déclarer la « guerre juste », quelle marge juridique (même les marges du « jus in bello »), peut-on attribuée au « méchant » ? Le but des puissances qui ont organisé la réponse à la provocation antijuridique de l'Irak n'est pas celui de. repousser l'envahisseur hors de la terre occupée, mais celui de lui « casser 64

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les reins », de détruire son potentiel de guerre une fois pour toutes, de faire de l'Irak ce qu'était l'Allemagne en 1945. Pourraiton appeler cette guerre juste ? Saddam est un Hitler, proclame Bush, normalement mesuré dans ses mots. Quelle énormité de problèmes philosophiques et éthiques soulèvent ces paroles ! Dans la totalité éthique, en réalité, tout devient permis. Ce n'est donc pas étonnant que les deux sujets en lutte (les É.-U. d'un côté, l'Irak de l'autre) soient entraînés par un monstrueux jeu de miroir dans une progression égale de la menace. À la bombe atomique des uns correspond la bombe chimique des autres ; aux stratégies systémiques des uns correspondent les stratégies terroristes des autres ; à la « guerre globale », la « guerre sainte ». Le maximum de modernisation des uns et son fondement juridique trouvent une digne riposte dans les pires archaïsmes religieux des autres. La critique devrait permettre de prendre position. Résister à la guerre est toujours le résultat de la critique philosophique. Résister à la guerre est le premier et fondamental devoir éthique. Mais la généalogie critique de la résistance est aujourd'hui, en Occident, équivoque. Elle l'est et ne peut pas ne pas l'être. Équivoque au sens ontologique, c'est-à-dire dire liée à une détermination de l'être qui n'a pas de nécessité. Si on ne tient pas au revanchisme des vieilles mythologies politiques, on ne fait en réalité que s'identifier à des impératifs moraux qui sont des données élémentaires de notre existence, mais qui ne permettent pas de déterminer des directions de mouvement, d'organiser des ancrages solides. C'est justement dans ce vide de la pureté de la revendication éthique, et dans l'affrontement qu'elle détermine avec le plein d'une réalité déconnectée, c'est sur cette unité d'incompréhensible et 65

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violente dénonciation de l'intolérable, que tout espoir de reconstruction doit se fonder. C'est dans cet espace vide qu'une généalogie univoque de la résistance doit être reconstruite. Comment ? Le problème philosophique est là. Il y a une condition essentielle pour penser ce problème. C'est que les éléments obscurs qui structurent la crise du Golfe (les conflits Nord/Sud, exploiteurs/exploités, riches/pauvres, et la recherche d'un ordre véritable de coopération) puissent rester en vie dans notre réalité quotidienne et dans le « bonheur » de notre système politique. Si nous n'arrivons pas à rendre univoque cette dimension, la revendication de la résistance, même nécessaire, restera équivoque. Et la pensée molle, au contraire, réussira, précisément parce qu'elle est insatiablement molle, à produire l'apologie de la guerre. Si l'on ne réussit pas à repenser la lutte des classes et des perspectives radicales de renouvellement au Nord, comme matérialité et nécessité de notre corps singulier et collectif, la paix continuera d'être cotée en bourse par les prévisions des médias et par les initiatives des « entrepreneurs politiques ». Notre résistance ne sera alors que compassion. Et quand les bombes commenceront à tomber, au bord de la mort, comme certains de nos anciens, nous nous regarderons avec stupéfaction.

TRAVAIL IMMATÉRIEL ET SUBJECTIVITÉ*

VERS L ' H É G É M O N I E DU TRAVAIL IMMATÉRIEL

Vingt ans de restructuration des grandes usines ont abouti à un étrange paradoxe. En effet, c'est à la fois sur la défaite de l'ouvrier fordiste et sur la reconnaissance de la centralité du travail vivant de plus en plus intellectualisé dans la production que se sont constituées les variantes du modèle postfordiste. Dans la grande entreprise restructurée, le travail de l'ouvrier est un travail qui implique de plus en plus, à des niveaux différents, la capacité de choisir entre diverses alternatives et donc la responsabilité de certaines décisions. Le concept d'« interface » utilisé par les sociologues de la communication rend bien compte de cette activité de l'ouvrier. Interface entre les différentes fonctions, entre les différentes équipes, entre les niveaux de la hiérarchie, etc. Comme le prescrit le nouveau management, aujourd'hui, « c'est l'âme de l'ouvrier qui doit descendre dans l'atelier ». C'est sa personnalité, sa subjectivité qui doit être organisée et commandée. Qualité et quantité de travail sont réorganisées autour de son immatérialité. * Texte publié dans Futur Antérieur, en 1991, co-écrit avec Maurizio Lazzarato.

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Cette transformation du travail ouvrier en travail de contrôle, de gestion de l'information, de capacité de décision qui requiert l'investissement de la subjectivité, touche les ouvriers de manière différente, selon leurs fonctions dans la hiérarchie dans l'usine, mais elle se présente désormais comme un processus irréversible. Si nous définissons le travail ouvrier comme activité abstraite qui renvoie à la subjectivité, il nous faut cependant éviter tout malentendu. Cette forme de l'activité productive n'appartient pas seulement aux ouvriers les plus qualifiés : il s'agit plutôt de la valeur d'usage de la force de travail aujourd'hui, et plus généralement de la forme de l'activité de tout sujet productif dans la société post-industrielle. On pourrait dire que chez l'ouvrier qualifié, le « modèle communicationnel » est déjà déterminé, constitué, et que ses potentialités sont déjà définies ; tandis que chez le jeune ouvrier, le travailleur « précaire », le jeune chômeur, il s'agit d'une pure virtualité, d'une capacité encore indéterminée, mais qui participe déjà de toutes les caractéristiques de la subjectivité productive post-industrielle. La virtualité de cette capacité n'est ni vide ni a-historique. Il s'agit plutôt d'une ouverture et d'une potentialité qui ont comme présupposés et comme origines historiques la « lutte contre le travail » de l'ouvrier fordiste et, plus près de nous, les processus de socialisation, la formation et l'autovalorisation culturelle. Cette transformation du travail apparaît de façon encore plus évidente quand on étudie le cycle social de la production (« usine diffuse », organisation du travail décentré d'un côté et différentes formes de la tertiarisation de l'autre). Ici on peut mesurer jusqu'à quel point le cycle du travail immatériel a acquis un rôle stratégique dans l'organisation globale de la production. Les activités 68

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de recherche, de conception, de gestion des ressources humaines, ainsi que toutes les activités tertiaires se recoupent et se mettent en place à l'intérieur des réseaux informatiques et télématiques, qui seuls peuvent expliquer le cycle de production et l'organisation du travail. L'intégration du travail scientifique dans le travail industriel et tertiaire devient une des sources principales de la productivité, et elle passe à travers les cycles de production examinés plus haut qui l'organisent. On peut alors avancer la thèse suivante : le cycle du travail immatériel est préconstitué par une force de travail social et autonome, capable d'organiser son propre travail et ses propres relations avec l'entreprise. Aucune « organisation scientifique du travail » ne peut prédéterminer ce savoir-faire et cette créativité productive sociale qui, aujourd'hui, constituent la base de toute capacité d'entrepreneuriat. Cette transformation a commencé à se manifester de manière évidente au cours des années 1970, c'est-à-dire dans la première phase de restructuration, quand les luttes ouvrières et sociales, en s'opposant à la reprise de l'initiative capitaliste, ont consolidé les espaces d'autonomie conquis au cours de la décennie précédente. La subordination de ces espaces d'autonomie et d'organisation du travail immatériel à la grande industrie (« processus de recentralisation ») au cours de la phase de restructuration suivante (émergence du mode de production postfordiste) ne modifie pas la nouvelle qualité du travail, mais la reconnaît et la met en valeur. Le travail immatériel tend à devenir hégémonique de manière totalement explicite. Mais cette description sociologique des transformations du contenu du travail est-elle suffisante ? Une définition de cette 69

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force de travail comme étant riche de savoir-faire et de créativité dont la valeur d'usage peut être facilement appréhendée par un modèle communicationnel est-elle exhaustive ? En réalité, nous aurons avancé dans la vérification de notre thèse si nous réussissons à définir les conditions sous lesquelles, dans le développement de la société postfordiste : - le travail se transforme intégralement en travail immatériel et la force de travail en « intellectualité de masse » (les deux aspects de ce que Marx appelle le « général intellect ») ; -1'« intellectualité de masse » peut devenir un sujet socialement et politiquement hégémonique. Pour ce qui est de la première question, des premiers éléments de réponse ont été déjà, en partie, définis par les développements récents de la sociologie du travail et de la science. Il reste maintenant à aborder le second problème.

« INTELLECTUALITÉ DE MASSE » ET NOUVELLE SUBJECTIVITÉ

Pour répondre à la deuxième question, nous nous permettons d'introduire ici quelques références aux Grundrisse de Marx. « Le développement de la grande industrie a pour conséquence que sa base, à savoir l'appropriation du temps de travail d'autrui, cesse de représenter ou de créer la richesse. Le travail immédiat en tant que tel cesse d'être le fondement de la production puisqu'il est transformé en une activité qui consiste essentiellement en surveillance et régulation ; tandis que le produit cesse d'être créé par le travailleur individuel 70

T R A V A I L I M M A T É R I E L ET S U B J E C T I V I T É

immédiat et résulte plutôt de la combinaison de l'activité sociale que de la simple activité du producteur. » (Grundrisse II, édition allemande, p. 596-7) « À mesure que la grande industrie se développe, la création de richesses en vient à dépendre moins du temps de travail et de la quantité de travail utilisée que de la puissance des agents qui sont mis en mouvement pendant la durée du travail. L'énorme efficience de ces agents est, à son tour, sans rapport aucun avec le temps de travail immédiat que coûte leur production. Elle dépend bien plutôt du niveau général de la science et du progrès de la technologie ou de l'application de cette science à la production. » (Grundrisse II, p. 592) « Dans la mesure même où le temps de travail — la simple quantité de travail — est posé par le capital comme le seul principe déterminant, le travail immédiat et sa quantité cessent d'être principe déterminant de la production — de la création des valeurs d'usage — et sont réduits quantitativement à des proportions infimes, qualitativement, à un rôle certes indispensable, mais subalterne eu égard à l'activité scientifique générale, à l'application technologique des sciences naturelles et à la productivité générale qui découle de l'organisation sociale de l'ensemble de la production — productivité générale qui se présente comme don naturel du travail social (encore qu'il s'agisse de produit historique). C'est ainsi que le capital, comme force dominante de la production, œuvre lui-même à sa dissolution. » (Grundrisse II, p. 587-588) « Avec ce bouleversement, ce n'est ni le temps de travail utilisé, ni le travail immédiat effectué par l'homme qui apparaissent comme le fondement principal de la production et de la richesse ; 71

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c'est l'appropriation de sa force productive générale, son intelligence de la rtature et sa faculté de la dominer, dès lors qu'il est constitué en un corps social ; en un mot le développement de l'individu social représente le fondement essentiel de la production et de la richesse. Le vol du temps de travail sur lequel repose la richesse actuelle apparaît comme une base misérable par rapport à la base nouvelle, créée et développée par la grande industrie elle-même. Dès que le travail, sous la forme immédiate, a cessé d'être la source principale de la richesse, le temps de travail cesse et doit cesser d'être sa mesure, et la valeur d'échange cesse donc aussi d'être la mesure de la valeur d'usage. Le surtravail des grandes masses a cessé d'être la condition du développement de la richesse générale, tout comme le non-travail de quelques-uns a cessé d'être la condition du développement des forces générales du cerveau humain. La production basée sur la valeur d'échange s'effondre de ce fait, et le procès de production matériel immédiat se voit lui-même dépouillé de sa forme mesquine, misérable et antagonique. C'est alors le libre développement des individualités. Il ne s'agit plus dès lors de réduire le temps de travail nécessaire en vue de développer le surtravail, mais de réduire en général le travail nécessaire de la société à un minimum. Cette réduction permet ensuite que les individus reçoivent une formation artistique et scientifique, etc., grâce au temps libéré et aux moyens créés au bénéfice de tous. Le capital crée une contradiction en procès : d'une part il pousse à la réduction du temps de travail à un minimum et d'autre part il pose le temps de travail comme la seule source et la seule mesure de la richesse. Il diminue donc le temps de travail sous sa forme nécessaire pour l'accroître sous sa forme de travail superflu. Dans une proportion croissante, il pose donc le travail superflu comme la condition — question de vie ou de mort (fr.) — du travail nécessaire. D'une part, il éveille toutes les forces de la science et de la nature ainsi que celles de la coopération et de la circulation sociales, afin de rendre la création de la richesse indépendante (relativement)

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du temps de travail utilisé pour elle. D'autre part, il prétend mesurer les gigantesques forces sociales ainsi créées par l'étalon du temps de travail, et les enserrer dans des limites étroites, nécessaires au maintien, en tant que valeur, de la valeur déjà produite. Les forces productives et les rapports sociaux — simples faces différentes du développement de l'individu social — apparaissent uniquement au capital seulement comme des moyens, et des moyens pour produire une base limitée. Mais en fait ce sont les conditions matérielles capables de faire éclater cette base. » (Grundrisse II, p. 592-594).

Ces pages définissent la tendance générale d'un paradoxe qui est le même que celui sur lequel s'est ouverte notre argumentation. Le processus est le suivant : d'un côté, le capital réduit la force de travail au « capital fixe », en se la subordonnant de plus en plus dans le processus productif ; de l'autre côté, il montre par cette subordination totale que l'acteur fondamental du processus social de production est devenu maintenant « le savoir social général » (que ce soit sous la forme du travail scientifique général ou sous la forme de la mise en relation des activités sociales : « coopération »). C'est sur cette base que la question de la subjectivité peut être posée comme la pose Marx, c'est-à-dire comme question relative à la transformation radicale du sujet dans son rapport à la production. Ce rapport n'est plus un rapport de simple subordination au capital. Au contraire, ce rapport se pose en termes d'indépendance du temps de travail imposé par le capital. Deuxièmement ce rapport se pose en termes d'autonomie d'exploitation, c'est-à-dire comme capacité productive, individuelle et collective, se manifestant comme capacité de jouissance. 73

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La catégorie classique de travail se révèle absolument insuffisante pour rendre compte de l'activité de la force de travail immatériel. Dans cette activité, il est de plus en plus difficile de distinguer le temps de travail du temps de reproduction ou du temps libre. On se trouve devant un temps de vie global, où il est presque impossible de faire la distinction entre le temps productif et le temps de la jouissance. D'où, selon une autre intuition marxienne, le mérite de Fourier à ne pas opposer travail et jouissance. Pour exprimer cela différemment, on pourrait dire que, quand le travail se transforme en travail immatériel et que le travail immatériel est reconnu comme base fondamentale de la production, ce processus n'investit pas seulement la production, mais la forme entière du cycle « reproduction-consommation » : le travail immatériel ne se reproduit pas (et il ne reproduit pas la société) sous la forme de l'exploitation, mais sous la forme de la reproduction de la subjectivité. Le développement du discours marxien à l'intérieur d'une terminologie économiste ne nous empêche pas de saisir la formidable effectivité de la tendance. Bien au contraire, il nous permet de saisir toutes les articulations de la phase du développement capitaliste dans laquelle nous vivons et dans laquelle se développent les éléments constitutifs de la nouvelle subjectivité. Il suffit de s'arrêter sur deux de ces éléments : l'indépendance de l'activité productive face à l'organisation capitaliste de la production ; et le processus de constitution d'une subjectivité autonome, autour de ce qu'on a appelé l'« intellectualité de masse ». Tout d'abord donc, l'indépendance progressive de la force de travail, en tant que force de travail intellectuelle et travail immatériel à l'égard de la domination capitaliste. Dans les usines post74

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fordistes et dans la société productive post-industrielle, les sujets productifs se constituent, tendanciellement, avant, et de façon indépendante de l'activité de l'entrepreneur capitaliste. La coopération sociale du travail social dans l'usine, dans l'usine sociale, dans l'activité tertiaire, manifeste une indépendance vis-à-vis de laquelle la fonction entrepreneuriale s'adapte plutôt qu'elle en est la source et l'organisation. Cette fonction entrepreneuriale, « personnification du capital », au lieu de constituer une prémisse, doit plutôt reconnaître l'articulation indépendante de la coopération sociale du travail dans l'usine, dans l'usine sociale et dans le tertiaire de pointe, et s'y adapter. Au moment où le contrôle capitaliste de la société est devenu totalitaire, dans ce même temps, l'entrepreneur capitaliste voit ses caractères constitutifs devenir purement formels : en effet, il exerce désormais ses fonctions de contrôle et de surveillance de l'extérieur du processus productif, car le contenu du processus appartient de plus en plus à un autre mode de production, à la coopération sociale du travail immatériel. L'époque où le contrôle de tous les éléments de la production dépendait de la volonté et du savoir-faire du capitaliste est révolue : c'est le travail qui, de plus en plus, définit le capital et non le contraire. L'entrepreneur, aujourd'hui, doit plus s'occuper de rassembler les éléments politiques nécessaires à l'exploitation de l'entreprise que les conditions productives du processus de travail. Ces dernières deviennent, dans le paradoxe du capitalisme post-industriel, progressivement indépendantes de sa fonction. Ce n'est pas à nous de souligner, ici, comment la domination capitaliste exerce son « despotisme » et quelles en sont les conséquences dans cette phase du développement

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Abordons, en second lieu, le thème de la subjectivité. À ce propos, nous allons tenter de répondre à une question qui pourrait sembler secondaire — mais qui, certes, ne l'est pas : pourquoi à partir de 1968 les étudiants tendent-ils à représenter de manière permanente et de plus en plus large l'« intérêt général » de la société ? Pourquoi les mouvements ouvriers et les syndicats s'engouffrent-ils souvent dans les brèches ouvertes par ces mouvements ? Pourquoi ces luttes, bien que brèves et désorganisées, parviennent-elles « immédiatement » au niveau politique ? Pour répondre à cette question, il faut certainement prendre en compte le fait que la « vérité » de la nouvelle composition de classe apparaît plus clairement chez les étudiants — vérité immédiate, c'est-à-dire à son « état naissant », donnée de façon telle que son développement subjectif n'est pas encore pris dans les articulations du pouvoir. L'autonomie relative du capital détermine chez les étudiants, entendus comme groupe social représentant le travail vivant au stade virtuel, la capacité de désigner le nouveau terrain de l'antagonisme. L'« intellectualité de masse » se constitue sans avoir besoin de passer à travers la « malédiction du travail salarié ». Sa misère n'est pas liée à l'expropriation du savoir mais, bien au contraire, à la puissance productive qu'elle concentre, non seulement sous la forme du savoir mais surtout en tant qu'organe immédiat de la praxis sociale, du procès de la vie réelle. L'« abstraction capable de toutes les déterminations », selon la définition marxienne, de cette base sociale permet l'affirmation d'une autonomie de projet, tout à la fois positive et alternative. Ce que nous disons là, à propos des étudiants, sur le groupe social qu'ils constituent et sur leurs luttes révélatrices d'une alter76

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native correspondant à la transformation de la composition sociale, ne constitue qu'un exemple. Un projet alternatif ne s'élabore pas dans l'immédiateté et l'indétermination, mais au contraire à partir de la capacité d'articuler et de mettre en mouvement les déterminations internes de la composition de classe. Mais l'exemple est malgré tout très significatif, car il est fondé sur la tendance du travail immatériel à devenir hégémonique et sur les modalités de subjectivation qui lui sont puissamment inhérentes.

RÉSONANCES PHILOSOPHIQUES DE LA NOUVELLE DEFINITION DU TRAVAIL

Toute une série de positions philosophiques contemporaines tendent à s'approcher, à leur manière, du concept de travail immatériel et du nouveau sujet vers lesquels s'orientait selon Marx — c'est l'analyse qu'il avait commencé à élaborer — la société du capital. C'est autour de mai 68 que s'opère un véritable déblocage épistémologique. Cette révolution, qui ne ressemble à aucun modèle révolutionnaire connu, arbore une phénoménologie impliquant toute une nouvelle « métaphysique » des pouvoirs et des sujets. Les foyers de résistance et de révolte sont « multiples », « hétérogènes », « transversaux » par rapport à l'organisation du travail et aux divisions sociales. La définition du rapport au pouvoir est subordonnée à la « constitution de soi-même » comme sujet social. Les mouvements des étudiants et les mouvements de femmes, qui ont ouvert et clôturé cette période, sont caractéristiques, dans leur forme et dans leurs contenus, d'une relation politique qui 77

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semble éviter le problème du pouvoir. En réalité, comme ils n'ont pas besoin de passer par le travail, ils n'ont pas besoin non plus de passer par le politique (si par politique on entend « ce qui nous sépare de l'État », selon la définition de Marx). L'événement d'une nouvelle subjectivité et les relations de pouvoir qu'elle constitue sont à la base des nouvelles perspectives d'analyse qui, en sciences sociales et en philosophie, se présentent comme une relecture du General Intellect marxien. Dans la lignée de l'École de Francfort, on peut trouver deux interprétations de ce passage. D'un côté, Habermas saisit le langage, la communication intersubjective et l'éthique comme socle ontologique du General Intellect et des nouveaux sujets, mais bloque la créativité du processus de subjectivation par la définition des transcendantaux formels de ce même processus. Par ailleurs, H. J. Krahl met l'accent sur la nouvelle qualité du travail pour élaborer une théorie de la constitution sociale qui se joue entre l'apparition du travail immatériel et sa transformation en sujet révolutionnaire. En tout cas, la nouveauté de la nouvelle composition de classe est fortement affirmée. En Italie, la permanence du mouvement de 1968 jusqu'à la fin des années 1970 pousse la tradition du marxisme critique, déjà fortement constituée dans les années 1960, à rompre avec toute interprétation dialectique du processus révolutionnaire. Ce qui devient l'enjeu politique et théorique, c'est la définition de la « séparation » du mouvement d'« auto-valorisation » prolétaire, entendu comme agencement positif et autonome du sujet dans les conditions de la production immatérielle. Mais ce qui nous intéresse surtout ici, c'est d'étudier comment cette nouvelle dimension de l'analyse du travail peut exister dans 78

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l'œuvre de Foucault, de façon tout à fait indépendante de Marx — que Foucault semble lire selon une interprétation plutôt économiste. Ce qui nous intéresse ici, c'est de prendre en considération la découverte foucaldienne du « rapport à soi », en tant que dimension distincte des rapports de pouvoir et de savoir. Dimension qui est dégagée dans ses leçons des années 1970 et dans ses dernières œuvres, analyse indicative de la constitution de l'« intellectualité de masse ». « Intellectualité de masse » qui se constitue indépendamment, c'est-à-dire comme processus de subjectivation autonome, qui n'a pas besoin de passer par l'organisation du travail salarié pour imposer sa force : c'est seulement sur la base de son autonomie qu'elle établit son rapport au capital. Cette approche a été ensuite approfondie dans le travail de Deleuze. Chez Deleuze, il s'agit de comprendre comment l'interface communicationnelle qui s'impose aux sujets se transforme, s'insère (de l'extérieur de la relation) à l'intérieur de l'activité ; de dehors des rapports de pouvoir à l'intérieur de la production de puissance. Affronter ce thème métaphysique, cela signifie se placer au point central de l'intuition marxienne des Grundrisse, là où l'ensemble du capital fixe se transforme en son contraire, en production de subjectivité. Le concept marxien de force de travail qui, au niveau du General Intellect, est devenu « indétermination capable de toutes les déterminations », est ainsi développé par Deleuze et Foucault en un processus de production autonome de subjectivité. La subjectivité comme élément d'indétermination absolue devient un élément de potentialité absolue. Il n'y a plus besoin alors de l'intervention déterminante de l'entrepreneur capitaliste. Ce dernier devient de plus en plus extérieur aux processus de production de subjectivité. 79

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Le processus de production de subjectivité, c'est-à-dire le processus de production tout court, se constitue « hors » du rapport au capital, « au sein » des processus constitutifs de l'intellectualité de masse, c'est-à-dire dans la subjectivation du travail.

NOUVEAUX ANTAGONISMES : LES ALTERNATIVES DE CONSTITUTION DANS LA SOCIÉTÉ POST-INDUSTRIELLE

Si le travail tend à devenir immatériel, si son hégémonie sociale se manifeste dans la constitution du General Intellect, si cette transformation est constitutive de sujets sociaux, indépendants et autonomes, la contradiction qui oppose cette nouvelle subjectivité à la domination capitaliste (de quelque manière qu'on veuille la désigner dans la société post-industrielle) ne sera pas dialectique, mais désormais alternative. C'est-à-dire que ce type de travail qui nous semble à la fois autonome et hégémonique n'a plus besoin du capital, et de l'ordre social du capital, pour exister, mais se pose immédiatement comme libre et constructif. Quand nous disons que cette nouvelle force de travail ne peut être définie à l'intérieur d'un rapport dialectique, nous voulons dire que le rapport qu'elle entretient avec le capital n'est pas seulement antagonique, il est au-delà de l'antagonisme, il est alternatif, constitutif d'une réalité sociale différente. L'antagonisme se présente sous la forme d'un pouvoir constituant qui se révèle comme alternatif aux formes du pouvoir existant. L'alternative est l'œuvre des sujets indépendants, c'est-à-dire qu'elle se constitue au niveau de la puissance et pas seulement du pouvoir. L'antagonisme ne peut être résolu en restant sur le terrain de la 80

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contradiction, il faut qu'il puisse déboucher sur une constitution indépendante, autonome. Le vieil antagonisme des sociétés industrielles établissait un rapport continu, bien que d'opposition, entre les sujets antagonistes et, par conséquent, imaginait le passage d'une situation de pouvoir donnée à celle de la victoire des forces antagoniques comme une « transition ». Dans la société post-industrielle, où le General Intellect est hégémonique, il n'y a plus de place pour le concept de « transition », mais seulement pour le concept de « pouvoir constituant », comme expression radicale du nouveau. La constitution antagonique ne se détermine donc plus à partir des données du rapport capitaliste, mais dès le départ sur la rupture avec lui ; non pas à partir du travail salarié, mais dès le départ à partir de sa dissolution ; non pas sur la base des figures du travail mais de celles du non-travail. Quand, dans la société postindustrielle, nous suivons (y compris empiriquement) les processus sociaux de contestation et les processus alternatifs, ce qui suscite notre intérêt scientifique, ce ne sont pas les contradictions qui opposent patrons et travailleurs mais les processus autonomes de constitution de subjectivité alternative, d'organisation indépendante des travailleurs. L'identification des antagonismes réels est donc subordonnée à l'identification des mouvements, de leurs significations, des contenus des nouveaux pouvoirs constituants 1 . 1. Si l'on s'engage dans une « enquête ouvrière » pour retrouver ces données générales dans les conflits sociaux, il est possible de repérer un cycle de luttes qui coïncide avec l'apparition du modèle postfordiste et dont on peut définir les principales caractéristiques de la façon suivante : l'organisation de la lutte au niveau subjectif n'est pas un résultat mais un présupposé de la lutte ; la lutte n'est jamais une lutte

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Le concept même de révolution se modifie. Ce n'est pas qu'il perde ses caractéristiques de rupture radicale, mais cette rupture radicale est subordonnée, dans son efficacité, aux nouvelles règles de constitution ontologique des sujets, à leur puissance qui s'est organisée dans le processus historique, à leur propre organisation qui ne requiert rien d'autre que sa propre force pour être réelle. Loin de vouloir fuir les objections qui peuvent être formulées à l'encontre de cette façon de considérer le processus révolutionnaire dans les sociétés postindustrielles, nous entendons les prendre ici en considération. La première objection met en avant le fait que le travail de type ancien est encore très important dans nos sociétés. La seconde insiste sur le fait que c'est seulement dans les zones, à travers le monde, où la dialectique capitaliste à produit ses fruits ultimes que le travail sous la forme du « général intellect » tend à devenir hégémonique. Le caractère tout à fait exact de ces objections ne peut en rien nier ou sous-évaluer la puissance de l'évolution. Si le passage à l'hégémonie du nouveau type de travail, travail révolutionnaire et constituant, n'apparaît radicalisée dont la direction est arrachée aux syndicats ; les syndicats, c o m m e tous les lieux institutionnels, sont considérés à la fois c o m m e adversaires et comme lieux de communication. Au refus de toute manipulation syndicale et politique s'ajoute en effet une utilisation (sans problèmes) des circuits syndicaux et politiques ; la détermination des objectifs est caractérisée par le fait qu'à côté du salaire, sont revendiquées l'affirmation de la dignité de la fonction sociale exercée, la reconnaissance de son caractère irremplaçable et donc de sa rétribution, en fonction de la nécessité sociale. Le refus politique exprime une méfiance profonde quant à la capacité de représentation des syndicats et des partis et, par contre, la nécessité de se rapporter au politique dans la mesure où l'action des mouvements atteint un seuil où seul le politique peut décider. Les nouveaux mouvements sentent la nécessité d'être des lieux de redéfinition du pouvoir. Il y a donc là une première indication quant à la constitution d'un sujet politique autour du travail immatériel et d'une possible recomposition politique.

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que comme tendance, et si la mise en évidence d'une tendance ne doit pas être confondue avec l'analyse d'ensemble, par contre, une analyse d'ensemble ne vaut qu'en tant qu'elle est éclairée par la tendance qui préside à l'évolution.

INTELLECTUELS, POUVOIR ET COMMUNICATION

La relecture de la catégorie de « travail » chez Marx, comme fondation ontologique des sujets, nous permet aussi de fonder une théorie des pouvoirs, si par pouvoir on entend une capacité des sujets libres et indépendants d'intervenir sur l'action d'autres sujets aussi libres et indépendants. « Action sur une autre action », selon la dernière définition du pouvoir chez Foucault. Les concepts de travail immatériel et d'« intellectualité de masse » définissent donc non seulement une nouvelle qualité du travail et de la jouissance, mais aussi de nouvelles relations de pouvoir et par conséquent de nouveaux processus de subjectivation. Aujourd'hui, les apports des spécialistes de l'histoire des idées, revus à la lumière des intuitions de Foucault et de Deleuze, nous permettent de reprendre le schéma des trois époques de la constitution du politique moderne pour nous en servir dans notre travail. La première époque est celle de la « politique classique », ou encore de la définition du pouvoir en tant que domination : les formes extrêmes de l'accumulation primitive s'y combinent aux formes constitutionnelles d'un ordre social classiste et rigide. Sociétés et systèmes d'Ancien Régime sont caractéristiques de cette période dont les « tocquevilliens » et les apologistes de la tradition anglo-saxonne de la Constitution parlent avec nostalgie. 83

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La deuxième époque est celle de « la représentation politique » et des « techniques disciplinaires ». Le pouvoir se présente à la fois comme pouvoir juridique et représentatif des sujets de droit, et comme assujettissement des corps singuliers, c'est-à-dire comme intériorisation généralisée de la fonction normative. Mais la loi et la norme ont comme fondement le « travail ». Pendant toute cette époque, l'exercice du pouvoir trouve sa légitimation dans le travail, qu'il s'agisse de la bourgeoisie (imposition de l'ordre de l'organisation sociale du travail), du capitalisme (comme organisateur des conditions de la production), ou du socialisme (comme émancipation du travail). S'ouvre maintenant une troisième période de l'organisation du pouvoir : celle de la politique de la communication, ou encore la période de la lutte pour le contrôle ou pour la libération du sujet de la communication. La transformation des conditions générales de la production, qui désormais incluent la participation active des sujets, considèrent le General Intellect comme capital fixe subjectivé de la production et prennent comme base objective la société entière et son ordre, détermine un bouleversement des formes de pouvoir. La crise des partis communistes occidentaux et du communisme soviétique (comme crise du modèle socialiste de l'émancipation du travail, qui est, contrairement à ce que l'on croit, non pas l'échec du socialisme mais sa réalisation), la crise des formes de la représentation (comme formes du politique) et des « technologies disciplinaires » (comme formes de contrôle), trouvent leur généalogie dans le non-travail du General Intellect. Si, dans le « travail », l'organisation de la société, du pouvoir et leurs formes de légitimation trouvaient un fondement et une cohérence, aujourd'hui ces fonctions sont données séparément et avec des 84

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formes de légitimation antagonistes. C'est à partir de là (et au sein même de ces transformations du politique) que se donnent et se sont données les transformations du caractère antagoniste de la société. Et, de même que lors de la période classique, la remise en question radicale était représentée par la révolte, et qu'à l'époque de la représentation elle était représentée par la réappropriation, à l'époque de la politique communicationnelle, elle se manifeste comme puissance autonome et constitutive des sujets. Le devenir révolutionnaire des sujets, c'est l'antagonisme constitutif de la communication contre la dimension contrôlée par la communication elle-même, c'est-à-dire qui libère les machines de subjectivation dont le réel est désormais constitué. La révolte contre le contrôle, la réappropriation des machines de la communication sont des opérations nécessaires mais non pas suffisantes, elles ne feraient que reproposer sous de nouvelles formes la vieille forme de l'État, si la révolte et la réappropriation ne s'incarnent pas dans un processus de libération de la subjectivité qui se forme à l'intérieur même des machines de la communication. L'unité du politique, de l'économique et du social s'est déterminée dans la communication : c'est à l'intérieur de cette unité, pensée et vécue, que les processus révolutionnaires peuvent aujourd'hui être conçus et activés. De la même façon, c'est en stricte relation avec les trois époques considérées que se modifie aussi la figure de l'intellectuel. Si, pendant la période de la « politique classique », l'intellectuel était totalement étranger aux processus de travail, et si son activité ne pouvait s'exercer que dans des fonctions épistémologiques et à vocation éthique — déjà au cours de la « phase disciplinaire » l'extériorité du travail intellectuel vis-à-vis des 8S

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processus de travail devient mineure. Au cours de cette phase, l'intellectuel est contraint à s'« engager » (dans quelque direction que ce soit : Benda n'est pas moins engagé que Sartre). L'« engagement », c'est une position de tension critique qui, positivement ou négativement, contribue à déterminer l'hégémonie d'une classe sur l'autre. Mais aujourd'hui, au moment où le travail immatériel est qualitativement généralisé et tendanciellement hégémonique, l'intellectuel se trouve complètement à l'intérieur du processus de production. Toute extériorité est révolue, sous peine de renvoyer son travail à l'inessentiel. Si, dans sa généralité productive, le travail appliqué à l'industrie est immatériel, ce même travail caractérise aujourd'hui la fonction intellectuelle et l'attire irrésistiblement dans la machine sociale du travail productif. Que l'activité de l'intellectuel s'exerce dans la formation ou dans la communication, ou dans les projets industriels, ou encore dans les techniques des relations publiques, etc., dans tous les cas, l'intellectuel ne peut plus être séparé de la machine productive. Son intervention ne peut donc être réduite ni à une fonction épistémologique et critique, ni à un engagement et à un témoignage de libération : c'est au niveau de l'agencement collectif même qu'il intervient. Il s'agit donc d'une action critique et libératoire qui se produit directement à l'intérieur du monde du travail, pour le libérer du pouvoir parasitaire de tous les patrons et pour développer cette grande puissance de coopération du travail immatériel qui constitue la qualité (exploitée) de notre existence. L'intellectuel est ici en complète adéquation avec les objectifs de la libération — nouveau sujet, pouvoir constituant, puissance du communisme. Traduit de l'italien par Giselle Donnard

L A V E INTERNATIONALE DE J E A N - P A U L II*

Bien qu'elle se réfère à la tradition, l'encyclique de Jean-Paul II, « Centesimus Annus », publiée à l'occasion du centenaire de l'encyclique « Rerum Novarum », n'est pas un message social, mais bien un document politique, au sens strict du terme, c'est-àdire un manifeste, un appel adressé à l'esprit public, un programme. C'est en cela qu'il est intéressant d'en faire le commentaire ; à la fois pour ce qu'il dit et ce qu'il révèle, et pour les réflexions auxquelles il peut nous conduire. Tout au long de l'encyclique, Jean-Paul II exprime avant tout sa profonde émotion devant la révolution de 1989 dans les pays de l'Est. Lui, qui a tant fait pour qu'elle se produise, demeure stupéfait face à l'événement. L'Europe du socialisme réel est bien finie ; la division du monde en deux blocs ennemis, capables mutuellement de se détruire n'est plus ; les partis communistes ont définitivement perdu l'initiative au niveau mondial. JeanPaul II essaie d'en tirer les conséquences pour l'Église, manifestant une certaine crainte mais beaucoup de fermeté : que doit faire le pape, que doivent faire les forces catholiques et chrétiennes, dans * Texte publié dans Futur Antérieur,

en 1993.

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un monde redevenu désormais « un » — où il n'y a plus de camp des infidèles contre qui se dresser ? Qui sont aujourd'hui les « nouveaux » infidèles ? Qu'est-ce que le christianisme a de « positif » à dire, quand l'obligation « négative » de défendre le monde occidental et la liberté religieuse n'existe plus ? Qu'est-ce que l'Église peut proposer aujourd'hui à la société humaine ? Jean-Paul II donne à cette question une réponse étonnante : dans cette situation nouvelle, l'Église doit relever le drapeau que le mouvement ouvrier a laissé tomber dans la boue, L'Église doit s'allier la classe ouvrière. Dans ces conditions, qui est l'infidèle ? Le communisme l'est certainement (mais il a cessé de constituer un danger réel), mais ce sont surtout le capitalisme sauvage et le marché mondial impérialiste qui le sont. L'Église est l'alliée des pauvres dans les pays capitalistes, elle est l'alliée des États qui abandonnent le socialisme, elle est l'alliée des masses dans les pays du tiers-monde. Face à l'unification mondiale du marché économique et politique, Jean-Paul II dégage, pour l'Église, la possibilité de reprendre sa vocation médiévale. Elle est désormais la seule puissance capable de faire face aux États et à l'Empire. Elle seule représente les pauvres. Le programme que Jean-Paul II propose aux catholiques et aux chrétiens vient tout droit de l'interprétation qu'il donne de la genèse des événements de 1989. « Le facteur décisif qui a amené les bouleversements (de 1989), c'est certainement la violation des droits des travailleurs » — ce n'est donc pas le marché mais la lutte ouvrière qui a provoqué la crise du socialisme réel —, dans la crise du socialisme réel, l'Église a su comprendre et représenter « les formes spontanées de la conscience [de classe] ouvrière » et les conduire dans la lutte pour le renouveau démocratique. Il 88

LA V e I N T E R N A T I O N A L E D E J E A N - P A U L I I

s'agit d'une rencontre directe qui a permis d'éviter des alliances ambiguës au sommet entre le marxisme et le christianisme (et ici la « théologie de la libération » est, au passage, derechef condamnée). Cette rencontre s'est faite à la base et a été d'« importance universelle » : une fois l'alternative communiste disparue, le thème de la libération ne peut avoir de sens que dans un mouvement ouvrier chrétien, qui reprenne l'analyse critique de l'aliénation sans céder au programme marxiste qui, contre l'exploitation, prône la violence. Il est clair que dans ces affirmations, JeanPaul II entend insister sur le fait que la crise idéologique du marxisme n'élimine pas la réalité de l'injustice sociale et de l'oppression de classe ; et si l'exploitation ne peut plus être décrite dans les termes définis par Marx (mais dans les pays du tiersmonde la situation n'est-elle pas encore celle-là ?), l'aliénation, pourtant, demeure. La lutte continue donc : l'Église se doit de donner un sens et une direction à la spontanéité de la lutte. En se proposant comme représentante du monde du travail, l'Église ne nie pourtant pas la propriété privée. Cependant, la propriété n'est pas un droit absolu : elle est soumise au principe de « la destination universelle des biens de la terre » qui la limite, même quand ces biens sont l'objet d'une appropriation privée. Il faut ajouter qu'aujourd'hui, l'appropriation privée (ou encore le principe de la propriété et du marché libre) a de moins en moins d'importance. En effet, le travail, qui est le principe qui légitime l'appropriation, est de plus en plus « travail pour les autres et avec les autres », travail social du savoir et de la technique, coopération de plus en plus vaste et entrepreneuriat autonome ayant comme base productive non plus seulement la nature et le capital, mais l'être humain lui-même, sa raison et ses capacités de 89

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coopération (peut-être Jean-Paul II a-t-il lu et tiré un certain nombre d'enseignements des Grundrisse7.). La propriété et le marché sont donc soumis à une double limite : celle qui est établie par le « principe de solidarité » et, en second lieu, celle qui est liée au « principe de subsidiarité » (c'est-à-dire l'affirmation d'un libre processus d'auto-organisation sociale, que l'État doit reconnaître et soutenir — on mesure là à quel point le corporatisme médiéval de l'Église a pu être transfiguré !). Le mouvement associatif des travailleurs, qui incarne l'unité des deux différents principes, doit donc représenter le levier essentiel de transformation de la société, qui l'amènera au-delà du capitalisme. L'inspiration politique qui anime la « Centesimus Annus » se manifeste enfin dans l'appel au volontariat et à la militance. L'horizon du raisonnement pontifical se trouve ainsi complété. Si, en reconstruisant un mouvement social chrétien, l'Église se présente comme le bastion unique de la justice sociale, et comme la figure exclusive de représentation et de médiation de la société contre l'État, du pauvre contre le riche et du travailleur contre le capitaliste, elle délègue pourtant la réalisation pratique de ce programme aux individus et aux associations — elle s'en remet donc à la charité et à la piété pour se faire vertu opérante, militante, subjective, de la multitude. Que dire ? Il est évident qu'en mettant en relief certains éléments de l'encyclique, nous avons cherché à éviter les contradictions les plus grossières qui l'habitent (la tentative de concilier Léon XIII, Pie XI et Pie XII, et même Jean XXIII, est pitoyable) ainsi que les affirmations grotesques qui s'y trouvent souvent (la plus absurde étant celle qui considère la théorie de la lutte des classes comme « polémogénétique » au sens impérialiste). Nous 90

LA V e I N T E R N A T I O N A L E DE J E A N - P A U L I I

n'avons pas non plus voulu insister sur les apories philosophiques de l'encyclique, et sur ce qui nous semble de l'ordre de l'absurdité pure et simple (par exemple l'opposition au communisme, qui est argumentée à partir de la théorie du « péché originel » !). Tout ceci (contradictions, affirmations, jugements) est du domaine de la foi ; mais nous ne la possédons pas, et nous nous plaçons sur le terrain du réalisme philosophique et politique. C'est sur ce terrain-là, justement, que l'intelligence du Polonais de Rome nous touche, et que la rapidité et la vivacité avec laquelle il a réagi aux événements de 1989 soulèvent de notre part une admiration jalouse. On en reste abasourdi ; comment est-ce possible ? Pourquoi le seul champion prêt à arracher à la boue du Waterloo le drapeau du mouvement ouvrier est-il le pape ? Comment est-il possible que seul un pape comprenne et défende mieux que n'importe quel syndicaliste le concept de la nature intellectuelle et coopérative de la nouvelle force de travail productive — car même s'il y a eu défaite, les processus de restructuration en acte sont gigantesques ? Comment est-il possible que, dans un climat de conformisme généralisé, seul un pape dresse contre le capitalisme un réquisitoire qui reste lourd en dépit de toutes les précautions utilisées, alors qu'aucun social-démocrate (pourtant éduqué dans l'esprit des Lumières de l'autre 89) n'ose plus désormais dénoncer l'exploitation ? Et que seul un pape incite à s'organiser de manière alternative contre l'aliénation et l'exploitation ? Comment est-il possible que la sauvagerie de notre temps soit devenue telle qu'un sorcier dise plus de vérités que ceux qui se prétendent savants ? Je voudrais pouvoir conclure, en disant : si telle est la misère de notre époque, remettons-nous-en au grand sorcier — non sans 91-

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réserver à la lâcheté des laïcs et des sociaux-démocrates la vengeance que mérite leur impuissance irresponsable. L'honneur ne nous permet pas de conclure de cette façon-là. Mais restons vigilants. Après cent ans de solitude, la doctrine sociale de l'Église est la seule qui se propose comme alternative à la défaite du mouvement ouvrier. Elle l'est sur un mode mystifié mais pas pour cela moins efficace. Restons vigilants : peut-être n'aurons-nous même plus la force d'utiliser le pope Gapone dans les manifestations insurrectionnelles de la communauté qui vient...

ITALIE ANNÉE ZÉRO*

Il était une fois une République, un État sans histoires, mais néanmoins doté d'une structure bizarre et compliquée. Dans cette République, la force dominante était tout à la fois populiste et capitaliste, cléricale et mafieuse, bureaucratique et atlantiste. Jamais force politique au monde n'a constitué une classe politique d'une telle longévité, les mêmes personnes gouvernèrent cette République pacifique de 1945 à 1992. Ce système était un système démocratique, c'est-à-dire qu'il comprenait aussi une opposition. L'opposition était républicaine et socialiste, laïque et affairiste, syndicale et (dans une certaine mesure) philosoviétique. La caractéristique de cette République bizarre et compliquée était que par principe (certains ajoutaient : principe inscrit dans la Constitution à partir de Yalta) l'opposition ne pouvait parvenir au gouvernement. La constitution de la République était donc fondée sur une double règle : pour la Démocratie Chrétienne l'obligation de diriger, pour le Parti Communiste l'obligation de constituer pour toujours l'opposition, sans aucune possibilité de s'emparer des commandes de l'État. Les politologues avaient qualifié ce système de « bipartisme * Texte publié dans Futur Antérieur,

en 1993.

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imparfait ». Cette forme constitutionnelle avait été tellement bien intériorisée que lorsque le parti communiste se trouva approcher de la majorité absolue, pour toute une série de raisons qui ne lui devaient rien, ses dirigeants s'empressèrent de déclarer que 51 % des voix ne suffisaient pas à légitimer le passage de l'opposition au gouvernement. Ce système politique permit à la République de connaître un développement capitalistique impétueux : le produit intérieur brut italien se plaça au quatrième ou au cinquième rang mondial. En même temps se développa un État providence efficace, bien que lui aussi « imparfait » (la mafia, avec une minuscule, en était par exemple un des organes). Dans ce système, il n'existait pas de forces politiques, en lutte contre le système ou proposant des alternatives à cet équilibre « imparfait » mais efficace, qui aient une quelconque représentation au niveau de l'État. Ceci ne signifie pas que la résistance et les luttes contre ce système aient été absentes tout au long des décennies de fonctionnement de ce pouvoir. Elles furent cependant toujours extra-parlementaires, et pour finir définies comme extra-constitutionnelles, extra-légales, subversives. De temps à autre, différents sujets sociaux se révoltaient contre cette République consensuelle et tranquille. Chaque fois ils furent vaincus et devinrent l'objet d'un ostracisme féroce. Au cours de années 1950, ce sont les paysans du Sud qui s'opposent au système : vaincus ils furent contraints d'émigrer, au lieu de leur accorder la terre on les plia à l'esclavage industriel, au joyeux royaume du fordisme et du taylorisme. Dans les années 1960, ce sont les ouvriers du Nord qui se révoltent. Une grande révolte de masse, dure, qui mit le système en péril. Mais ils furent vaincus, eux aussi. Jetés hors des usines ou réduits à une défense corporatiste de leur poste de travail, les ouvriers du Nord, 94

ITALIE A N N É E ZÉRO

durent céder. Dans les années 1970, ce sont les étudiants (la nouvelle force de travail intellectuelle) et les nouveaux sujets issus des processus d'urbanisation qui se révoltèrent. Projets utopiques de société alternative et attaques à main armée contre les structures de l'État (du « bipartisme imparfait ») se combinèrent alors dans un crescendo impressionnant. Mais cette résistance-là fut aussi vaincue. La répression militaire se déchaîna et tua tout désir de transformation sociale et même toute envie d'en pleurer le naufrage. C'est ainsi qu'on arrive aux années 1980, les fameuses dernières années de la Première République. Le système estime qu'il est parvenu à un point de perfection, et en l'absence totale d'opposition, de limites et de contrôle, savoure son propre triomphe. Jamais dans un État du capitalisme avancé, contemporain, le détournement des biens publics, la corruption, le chantage, l'enrichissement illicite, la légitimité et la richesse publiques mises à la disposition des turpitudes privées, la violence d'une information partiale et d'une communication dévoyée, la collusion de l'administration et du crime ne se sont manifestés d'une manière aussi éclatante. Le cynisme aigu du gouvernement Andreotti, le dernier de la Première République, qui théorisait le triomphe du « bipartisme imparfait », s'accompagnait dans l'« opinion publique » d'une autoglorification dans la complaisance de la pensée ludique et de la « philosophie molle » des Vattimo et des Eco. Les Italiens, les chefs d'entreprise, « nouveaux condottieri », et les intellectuels des nouveaux médias léchaient goulûment leurs mains pleines de merde. Tous les défenseurs du système (qu'on qualifiait de « plus libre du monde ») jubilaient : leur sens moral était tombé si bas qu'ils ne comprenaient plus désormais la limite entre le vrai et le faux, entre le bien public et l'intérêt privé, entre la démocratie et l'oligarchie — de même que tout au long de leur histoire ils n'avaient pas compris la limite entre application de la loi et terrorisme répressif. 95

I N V E N T E R LE C O M M U N DES

HOMMES

Mais qu'importe ! Les années 1980 sont celles de l'insouciance, de la légèreté, du « look », de la « griffe », des yuppies, des spéculations effrénées et de la vulgarité galopante et impunie, des dépenses publiques folles dans le seul but de soutenir les intérêts privés, et des dépenses privées gonflées par une fringale de marchandises d'un luxe tel qu'en comparaison la drogue est bien plus honnête... Ceci tant que le mur de Berlin n'était pas tombé. Dans les années qui suivent, entre 1989 et 1992, la prise de conscience de la surdétermination internationale du « bipartisme imparfait » se généralise. Que découvre-t-on alors ? On découvre que la Première République est un monstre. Tout le monde découvre que le système politique reposait sur la collusion criminelle entre une Démocratie Chrétienne voleuse et un Parti Communiste qui ne la dénonce pas, sur la complicité entre une mafia universelle et un socialisme réel hypocrite et affairiste. Tout le monde découvre ce que les paysans des années 1950, les ouvriers des années 1960, la nouvelle force productive des années 1970 savaient fort bien: à savoir que l'association entre « droite » et « gauche » était un monument de violence et de corruption. Attention : nous ne sommes pas en train de parler de moralité et d'immoralité, d'honnêteté et de vol dans les termes avec lesquels on pouvait en parler sous la IIIe République en France, ou sous d'autres régimes politiques analogues: il s'agissait là d'une immoralité diffuse mais individuelle, très répandue mais bien déterminée. En Italie, par contre, sous la Première République, la corruption, le cynisme, l'immoralité font partie du système. Ils ne sont pas le fait d'individus particuliers mais d'individus collectifs : la Mafia, les mafias, les partis, les associations, les Églises et puis surtout, les chefs d'entreprise, les syndicalistes, les journalistes, les fonctionnaires de l'État, les juges... En Italie, tout le pouvoir est corrompu ; il est

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ITALIE A N N É E ZÉRO

impossible, en étant au pouvoir, de ne pas être corrompu. Dans le système politique de la Première République, tout s'est putréfié sous la protection des « supergrands » d'alors. Après la chute du mur de Berlin, il faut bien reconnaître que le « bipartisme imparfait » a provoqué la désagrégation de la République, et que seule désormais une palingénèse peut sauver cette Italie « année zéro ». Mais une palingénèse à l'intérieur du système est évidemment impossible. Une palingénèse extérieure au système est-elle alors possible ? L'apparition d'un nouveau pouvoir constituant, l'explosion d'une passion éthique et politique de renouvellement de la société italienne sont-elles possibles ? Oui, sans doute : il y a toujours eu en Italie des rebelles intelligents à l'écart du pouvoir, ces malheureux Italiens, vaincus et blessés, mais qui ont conservé l'amour de la liberté et de l'égalité, naturellement et peut-être plus que tous les autres Européens. Mais il n'est pas dit que cette nouvelle passion révolutionnaire et civile soit victorieuse. Si nous nous en tenons aux faits tels qu'ils se présentent dans l'histoire, l'indépendance italienne a pris fin depuis 1494 (je dis bien : mille quatre cent quatre-vingt-quatorze) et avec elle la possibilité de voir s'accomplir une palingénèse dans ce malheureux pays. Nous assistons ainsi au paradoxe d'une nation, la nation italienne, qui a inventé toutes les révolutions de la modernité mais n'a pas réussi à en faire vaincre une seule. Et alors ? On ne peut bloquer l'élan d'un processus révolutionnaire qui reprendrait tout à zéro au nom de la certitude de perdre encore une fois. En Italie, le pourrissement du pouvoir est tel que des mots comme révolution, communisme, renaissance ont encore de la valeur — le cynisme italien est si profond qu'envisager sa rupture frise le réalisme. Certes la Première République va poursuivre son processus d'implosion. Certes, la Seconde République, si elle vient au jour, naîtra d'ores et déjà

I N V E N T E R LE C O M M U N D E S H O M M E S

châtrée : la corruption politique est si profonde en Italie qu'elle rend illusoire toute démarche de rénovation institutionnelle. Quant aux groupuscules régionaux, aux ligues, comme on les appelle, elles ne sont capables que d'ajouter à l'expression légitime du malaise, des propositions démentielles de rupture de l'unité du pays et des propositions poujadistes démagogiques et vulgaires. Et alors ? Alors dans cette Italie année zéro, la seule voie possible est de se battre pour une transformation suffisamment radicale qu'elle puisse concerner non plus seulement l'Italie mais l'Europe tout entière. Ou plus exactement : la rénovation de l'Italie (pour réussir) exige un travail de critique et de reconstruction tel, que ce n'est qu'en court-circuitant la crise au niveau international et en surdéterminant les issues de l'extérieur qu'on pourra la résoudre. Il est désormais plus facile de parler de l'Italie depuis Berlin, Paris ou New York que de Rome, de Milan ou de Venise. Paradoxalement, l'exil permet aujourd'hui un point de vue privilégié. Les Italiens le savent si bien qu'ils font comme les travailleurs de la RDA qui, en s'enfuyant, ont fait s'écrouler le Mur : en faisant s'évader leur épargne, les citoyens italiens font s'écrouler la Banque et le Pouvoir. En somme, la solution de l'affaire italienne ne peut naître que de la convergence entre un effort interne et une surdétermination extérieure. Et c'est l'Europe seule qui peut décider de la crise italienne. Mais quelle Europe ? En effet le problème italien est si grave, le pays s'est tellement enfoncé dans la crise, que seule une Europe nouvelle sera en mesure de collaborer à la perspective d'une nouvelle Italie. Tant que ce « nouveau » n'émerge pas, la crise continuera — et continuera, sans cesse réactivée entre l'Italie et l'Europe et réciproquement —, et ce ne sont pas les « deux vitesses » prévues dans les stratégies des technocrates européens qui pourront nous éloigner de la catastrophe.

RÉPUBLIQUE CONSTITUANTE*

« À C H A Q U E G É N É R A T I O N SA PROPRE C O N S T I T U T I O N »

Quand Condorcet souhaite que chaque génération puisse établir sa propre Constitution politique, il reprend la norme constitutionnelle de la Pennsylvanie (qui tend à reconduire la loi constitutionnelle à la norme ordinaire et n'envisage qu'un seul processus de formation des lois, qu'il s'agisse de principes constitutionnels ou de nouvelles loi), tout en anticipant par ailleurs sur la Constitution révolutionnaire de 1793 : « Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures » (art. XXVIII). Au seuil du développement de la société et de l'État contemporains (déterminés par la Révolution, la science et le capitalisme), Condorcet comprend que tout blocage préconstitué de la dynamique productive, toute contrainte sur les libertés qui va au-delà de l'urgence du présent, déterminent nécessairement des effets despotiques. En d'autres termes : Condorcet comprend qu'une fois passé le moment constituant, le caractère fixe de la * Texte publié dans Futur Antérieur, en 1993.

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Constitution prend une allure réactionnaire dans une société fondée sur le développement de l'économie et des libertés. Ce ne sera donc pas la coutume, les « anciens », ou l'idée d'un ordre ancien qui pourra légitimer une Constitution : seule la vie, au contraire, la vie qui est renouvellement, peut donner lieu à l'établissement d'une constitution ; elle seule peut la mettre en permanence à l'épreuve, la tester et l'orienter vers des modifications adéquates. De ce point de vue, la recommandation de Condorcet : « à chaque génération sa propre Constitution », rejoint celle de Machiavel qui voulait que chaque génération (pour échapper à la corruption du pouvoir et à la routine de l'administration) « fasse retour aux principes de l'État » — un « retour » qui est un « construire », un ensemble de principes qui n'est pas un héritage mais un nouvel enracinement. Notre génération doit-elle établir une nouvelle Constitution ? Si nous pensons aux raisons qu'invoquaient autrefois les constituants pour justifier l'urgence d'entreprendre un travail de rénovation, nous ne pouvons qu'en retrouver aujourd'hui toute la panoplie. Jamais la corruption de la vie politique et administrative n'a atteint un tel degré, jamais la crise de la représentation n'a été si forte, jamais la désillusion démocratique n'a été si radicale. Quand on parle de « crise du politique », on veut dire en réalité que l'État démocratique ne fonctionne plus, au point que la corruption gagne de manière irréversible tous ses principes fondateurs et tous ses organes : la séparation des pouvoirs et les principes de garantie des libertés, les différents pouvoirs les uns après les autres, les règles de la représentation, la dynamique unitaire des pouvoirs et la légalité, l'efficacité et la légitimité administratives. S'il faut saluer une « fin de l'histoire », elle consiste certainement dans la fin de la dialectique constitutionnelle que le libéralisme et l'État du capitalisme mûrissant nous avaient léguée.

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Plus concrètement : à partir des années 1930, dans les pays capitalistes occidentaux, un système constitutionnel appelé « Constitution fordiste », ou constitution du Welfare State, avait commencé à s'imposer, et ce système est aujourd'hui en crise. Les raisons de cette crise sont absolument évidentes quand on prête attention aux mutations qu'ont connues les sujets qui s'étaient mis d'accord sur les principes de cette Constitution : d'un côté la bourgeoisie nationale et de l'autre la classe ouvrière industrielle, organisée dans les syndicats et au sein des partis socialistes et communistes. Le système libéral-démocratique se pliait alors aux exigences du développement industriel et de la répartition du revenu global entre ces classes. Les constitutions formelles pouvaient plus ou moins différer entre elles, mais la « constitution matérielle » — la convention fondamentale régissant la répartition des pouvoirs et des contre-pouvoirs, du travail et du revenu, des droits et des libertés — était substantiellement homogène. Les bourgeoisies nationales renoncèrent au fascisme et se virent garantir leur pouvoir d'exploitation à l'intérieur d'un système de répartition du revenu national qui prévoyait — dans le cadre d'un développement continu — la mise en place du Welfare pour la classe ouvrière nationale, en échange de quoi cette dernière renonçait à la révolution. Aujourd'hui, après la crise des années 1960 et sa conclusion emblématique dans les événements de 1968, l'État de « Constitution fordiste » est entré en crise : les sujets qui avaient conclu l'accord constitutionnel fondamental ont changé. D'une part, les différentes bourgeoisies s'internationalisent, fondent désormais leur pouvoir sur la transformation financière du capital, et deviennent des représentations abstraites du pouvoir ; d'autre

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part, la classe ouvrière industrielle (suite aux transformations radicales du mode de production : triomphe de l'automation dans le travail industriel et informatisation du travail social) voit se transformer sa propre identité culturelle, sociale et politique. À une bourgeoisie financière et multinationale (qui ne voit pas pour quelles raisons elle devrait supporter le poids du Welfare national) correspond un prolétariat socialisé, intellectuel — aussi riche de nouvelles aspirations qu'incapable de poursuivre son articulation au compromis fordiste. Avec l'extinction du « socialisme réel » et l'inscription de son effondrement dans l'histoire mondiale, fin 1989, les symboles mêmes de l'indépendance du prolétariat dans le socialisme — pourtant déjà profondément usés — ont été définitivement détruits. Le système juridico-constitutionnel fondé sur le compromis fordiste, innervé par la constitution de l'accord entre bourgeoisie nationale et classe ouvrière industrielle, surdéterminé par le conflit entre les deux grandes puissances (représentations symboliques des parties en conflit sur la scène de chaque nation) touche donc à sa fin. Il n'y a plus de guerre larvée entre deux blocs au niveau international entraînant la nécessité de désamorcer la guerre civile de classe par une Constitution fordiste et/ou l'organisation du Welfare State ; il n'y a plus, à l'intérieur de chaque pays, de sujets capables de mettre en place ce type de Constitution, d'en légitimer l'expression, les symboles, et même les superfétations. Tout a radicalement changé. Quelle nouvelle Constitution notre génération devra-t-elle donc construire ?

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L'ARGENT ET LES

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ARMES

Machiavel disait que, pour construire l'État, il fallait au début « des armes et de l'argent ». Quelles armes, donc, quel argent faut-il donc pour une nouvelle Constitution ? Pour Machiavel, les armes, c'est le peuple : les citoyens producteurs qui deviennent peuple en armes dans la démocratie communale. Où est donc aujourd'hui le peuple disponible pour une nouvelle Constitution ? Quelle génération peut-elle se trouver disposée à un nouveau compromis institutionnel, au-delà du Welfare State ? Comment peut-elle être disponible pour s'organiser, pour « s'armer » dans ce but ? Et du côté de l'argent, que se passe-t-il ? La bourgeoisie financière multinationale est-elle disposée (et si elle l'est, de quelle façon ?) à passer un compromis constitutionnel et sur la production au-delà du compromis fordiste ? Dans le système social postfordiste il est indispensable de redéfinir le concept de peuple, et non seulement ce dernier, mais aussi celui de « peuple en armes » — c'est-à-dire cette partie des citoyens qui, par son travail, produit les richesses et permet donc la reproduction de la société tout entière, celle qui peut prétendre à ce que sa propre hégémonie sur le travail social soit constitutionnellement reconnue. Le travail de définition du prolétariat postfordiste a beaucoup avancé. Ce prolétariat est constitué par une masse ouvrière restructurée par les processus de production informatisés et automatisés, processus gérés de manière centralisée par un prolétariat intellectuel de plus en plus nombreux et de plus en plus directement engagé dans le travail dans l'informatique, la communication, la 103

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formation. Le prolétariat postfordiste, le peuple de l'« ouvrier social », est sous-tendu et constitué par l'imbrication permanente de l'activité technico-scientifique et du dur labeur de la production des marchandises, par l'entrepreneuriat des réseaux où cette imbrication se manifeste, par la combinaison de plus en plus intime et la recomposition du temps de travail et des formes de vie. À titre d'introduction à la discussion, voici quelques-uns des éléments qui font partie de la nouvelle définition du prolétariat, éléments qui permettent de souligner ce fait nouveau, à savoir qu'il est essentiellement, et ceci dans toutes ses composantes, intellectualité de masse. Il faut compter avec un élément de plus, qui est essentiel. Dans la subsomption scientifique du travail productif, dans l'abstraction et la socialisation croissantes de la production, la force de travail postfordiste est de plus en plus coopérante et autonome. Autonomie et coopération signifient que la puissance d'entrepreneuriat du travail productif est désormais complètement entre les mains du prolétariat postfordiste. C'est le développement même de la productivité qui donne au prolétariat une indépendance maximale en tant que base intellectuelle et coopérative, en tant qu'entrepreneuriat économique. Mais peut-on aussi parler d'entrepreneuriat politique, d'autonomie politique ? Il ne nous sera possible de commencer à répondre à cette question qu'après nous être interrogés sur ce qu'il en est de l'« argent » au cours de cette évolution historique, c'est-à-dire ce qu'il en est de la bourgeoisie en tant que classe, ce que deviennent effectivement les fonctions productives de la bourgeoisie industrielle aujourd'hui. Or, si ce que nous avons dit de la nouvelle définition du prolétariat est vrai, il en résulte que la bourgeoisie 104

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internationale a désormais perdu ses fonctions productives, qu'elle devient de plus en plus parasitaire — une sorte d'Église romaine du capital : elle s'exprime dorénavant seulement à travers le « commandement financier », ce qui veut dire un « commandement » complètement libéré des exigences de la production ; il s'agit de l'« argent » au sens postclassique et postmarxien de la définition, de l'« argent » en tant qu'univers hostile et lointain, de l'« argent » comme Bible, sainteté et miracles — le contraire du travail, de l'intelligence, de l'immanence de la vie et du désir. L'« argent » n'a plus de fonction de médiation entre le travail et la marchandise, il n'est plus rationalisation numérique du rapport richesse-puissance, il n'est plus l'expression quantifiée de la richesse des nations. Devant l'autonomie entrepreneuriale du prolétariat qui s'est emparé non seulement de la matérialité mais aussi des forces intellectuelles de production, l'« argent » est la figure postiche d'un « commandement » despotique, étranger, vide, capricieux et cruel. C'est là que l'on découvre le « nouveau » fascisme — un fascisme postmoderne, qui n'a plus rien à voir avec les connotations mussoliniennes, avec les syndromes idéologiques nazis, avec la lâche arrogance du pétainisme. Le fascisme postmoderne cherche tout à la fois à se rendre adéquat à la coopération du travail postfordiste et à en exprimer une essence inversée. De même que l'ancien fascisme singeait les formes d'organisation de masse du socialisme et tentait de transférer vers le nationalisme (national-socialisme ou Constitution fordiste) les pulsions du prolétariat vers une organisation collective, de même le fascisme postmoderne cherche à débusquer le besoin de communisme des masses postfordistes et à le traduire, successivement, par le culte de la différence, l'exaltation de l'individualisme,

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la recherche de l'identité — toujours à la recherche de hiérarchies superfétatoires et despotiques dressant inlassablement les différences, les singularités, les identités, les individualités les unes contre les autres. Tandis que le communisme est respect et synthèse des singularités, et comme tel souhaité par tous ceux qui aiment la paix, le nouveau fascisme (expression adéquate du « commandement » financier du capital international) produit la guerre de tous contre tous, les religiosités et les guerres de religion, les nationalismes et les guerres nationales, les égoïsmes corporatistes et les guerres économiques. On n'a jamais accompli autant de délits au nom de la démocratie. Jamais autant de guerres. On n'a jamais produit autant de « non-sens ». Prenons par exemple deux « nouveaux fascistes » typiques de cette période, Eltsine en Russie et Perot aux É.-U. : le premier vous dira que son pays est un État démocratique parce qu'il a donné à tous les citoyens des bouts de papier où est inscrit le mot « action » — il a vraiment l'air de proposer le « communisme du capital » ! Perot, quant à lui, veut aller au-delà de la représentation démocratique — et c'est aussi une prétention du communisme —, il fait s'exercer ses électeurs aujourd'hui (demain, peut-être les citoyens) aux jeux informatiques, où l'expression de la volonté populaire et la participation se réduisent (et ne peuvent pas ne pas se réduire, de quelque façon que ce soit) à des sondages... Revenons-en aux armes du peuple, et donc à nous demander quelle Constitution doit construire la nouvelle génération, ce qui revient à se demander quels sont les rapports de force, les compromis que le nouveau prolétariat postmoderne et le nouveau patronat multinational doivent matériellement instituer pour organiser le prochain cycle productif où se jouera la lutte de 106

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classe. Mais si tout ce que nous avons dit jusqu'ici est vrai, cette question a-t-elle encore un sens ? Quel compromis constitutionnel est encore possible dans une situation où la coopération prolétarienne portée à son maximum s'oppose à un « commandement » extérieur et parasitaire du capital multinational poussé au maximum, dans une situation où, pour parler vite, on oppose l'argent à la production ? Cela a-t-il encore un sens de se demander comment les droits et les pouvoirs peuvent être réciproquement équilibrés quand ouvriers et capital ne se retrouvent plus ensemble dans la dialectique de la gestion du rapport productif 1 ? Nous pourrons probablement tous convenir que la question n'a pas de sens. C'en est fini de l'association des « armes » et de l'« argent » pour construire l'État. Il est probable que le dernier 1. Certes, il existe pourtant un horizon réel sur lequel les armes et l'argent, la production et le « commandement » se rencontrent encore et s'affrontent effectivement : c'est celui de la communication. Si le problème d'une nouvelle Constitution, au sens traditionnel du terme, a encore un sens, c'est sur ce niveau-là qu'on peut le (re)trouver. Pourtant, en réalité, on a moins besoin d'un nouveau problème que de se réemparer d'un thème que le prolétariat avait pour ainsi dire laissé de côté dans les précédents compromis. Et par ailleurs, comment résoudre constitutionnellement le problème de la communication ? Le problème de la Constitution est celui de la vérité : c o m m e n t un compromis sur la vérité est-il possible ? C o m m e n t deux publicités peuvent-elles simultanément énoncer deux affirmations contraires sur un m ê m e objet ? C o m m e n t est-il possible d'établir un compromis dans le domaine de l'image ou du symbole ? Et l'objection suivant laquelle le problème constitutionnel de la communication n'est qu'indirectement lié au problème de la vérité, mais par contre directement lié à celui des moyens d'expression — si bien que sur ce terrainlà, o ù s'expriment des rapports de force, un compromis est bien sûr possible—, cette objection n'est valide que relativement, ou encore tant qu'on n'est pas dans une phase de guerre civile. Et c o m m e dans le postmoderne tout pousse à la guerre civile, on ne comprend pas sur quoi le compromis sur la communication pourrait s'instaurer.

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épisode de cette série d'accords entre celui qui commande et celui qui obéit (si l'on en croit Machiavel, tout cela naît à Rome avec le « dualisme du pouvoir » instauré par les tribuns de la plèbe aux regards de la République), cet ultime épisode, donc, a été celui du Welfare State. En matière de science politique et de doctrine constitutionnelle, tout change aujourd'hui : si, en effet, ceux qui étaient autrefois sujets sont désormais plus intelligents et plus « armés » que les monarques et les patrons, pourquoi devraientils chercher une médiation avec ces derniers ?

LES FORMES DE L'ÉTAT : CE QUE LE « POUVOIR CONSTITUANT » N'EST PAS

De Platon à Aristote, et, avec quelques variantes, jusqu'à la modernité, la théorie des « formes de l'État » nous a été transmise en tant que théorie inévitablement dialectique. Monarchie et tyrannie, aristocratie et oligarchie, démocratie et anarchie, échangeant leur rôle, sont donc les seules alternatives qu'offre le cycle du pouvoir. À un certain point du développement de la théorie, Polybe propose, avec un indubitable bon sens, de ne pas considérer ces formes comme alternatives mais plutôt comme complémentaires. Se référant à la Constitution de l'Empire romain, il montre en effet que ces différentes formes d'État pouvaient non pas seulement s'opposer mais aussi fonctionner ensemble : être des fonctions différentes d'un même gouvernement. Les théoriciens de la Constitution américaine, comme ceux de la Constitution démocratico-populaire du stalinisme, se sont tous avec bonheur considérés comme polybiens ! Le constitutionnalisme 108

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classique contemporain, celui dont tous les vendus de l'État de droit se repaissent abondamment et avec joie, n'est rien moins que polybien ! Monarchie, aristocratie et démocratie constituent ensemble la meilleure des Républiques ! Mais la valeur scientifique de cette dialectique des formes de l'État tant vantée ne dépasse pas celle du célèbre apologue de l'Antiquité, de Menenius Agrippa : apologue réactionnaire entre tous, impliquant une conception du pouvoir organique, immobile, bestiale, où l'on demande aux différentes classes sociales de construire ensemble une fonctionnalité animale. Valeur nulle, donc ? Peut-être. Mais s'y attarder n'a d'intérêt qu'en regard de la continuité séculaire de la tradition, de son effectivité historique, du poids d'inertie actuel de ces théories qui sont là pour nous rappeler d'une façon ou d'une autre la force de la mystification. L'idéologie du marxisme révolutionnaire elle-même, tout en la renversant, a renforcé la validité de la théorie des formes de l'État. L'« extinction de l'État », de léniniste mémoire, reprend le concept d'État tel qu'il se trouve dans la théorie bourgeoise, et prétend être une pratique de confrontation radicale avec cette réalité. Ce que je veux dire, c'est que le concept de « transition » comme celui d'« extinction », celui de « voie pacifique » comme celui de « démocratie populaire », celui de « dictature du prolétariat » comme celui de « révolution culturelle », sont des concepts bâtards parce qu'imprégnés de la conception de l'État, de sa souveraineté, de sa domination, parce qu'ils considèrent qu'il y a des moyens nécessaires et des parcours inévitables sur la voie de la prise du pouvoir et de la transformation de la société. La dialectique mystificatrice de la théorie des formes de l'État s'est renversée en dialectique négative de l'extinction de l'État : mais le noyau

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théorique demeure dans la force de l'affirmation absolue, réactionnaire de l'État. « Toute la vieille merde », comme disait Marx. Il est temps maintenant de sortir de cette cristallisation de positions absurdes — qui ne retrouvent une valeur de vérité qu'en fonction de leur extrémisme. Il est temps de se demander s'il n'existe pas, du point de vue à la fois théorique et pratique, une position qui évite de se laisser absorber dans l'essence opaque et terrible de l'État, si donc il n'existe pas une position qui, renonçant à construire mécaniquement la constitution de l'État, soit capable et de s'inscrire dans une généalogie et de s'emparer de la force de la praxis constituante, dans toute son extension et toute son intensité. Or une telle position existe. Elle se réfère à l'insurrection quotidienne, à la résistance permanente, au pouvoir constituant. C'est la rupture radicale, le refus, l'imagination érigés comme base de la science politique. C'est reconnaître l'impossibilité d'opérer aujourd'hui une médiation entre les « armes » et « l'argent », le « peuple en armes » et la bourgeoisie multinationale, la production et la finance. Nous sommes en train de sortir du machiavélisme, totalement convaincus que Machiavel serait avec nous. Nous sommes en train d'échapper à ce qui nous condamnait à penser la politique en termes de domination. C'est donc la forme même de la dialectique, de la médiation en tant que contenu de la domination sous ses différentes formes, qui est ici en discussion. Pour nous, elle est définitivement en crise. Il s'agit de réussir à penser politiquement au-delà de la théorie des « formes de l'État ». Reprenant les termes machiavéliens, nous devons donc nous demander s'il est possible d'édifier une République sur les armes du peuple et sans l'argent du Prince. Est-il possible de confier l'avenir de l'État à la seule « vertu » populaire et non pas, une fois de plus, à la « fortune » ?

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CONSTRUIRE LES SOVIETS DE L'INTELLECTUALITÉ DE MASSE

Nous sommes entrés dans une époque dominée par la tendance hégémonique du travail immatériel et caractérisée par les antagonismes produits par le nouveau rapport entre organisation de la force productive et « commandement » capitalistique multinational, et où la forme sous laquelle se pose le problème de la Constitution, du point de vue de l'intellectualité de masse, est de déterminer comment on peut en construire les soviets. Pour préciser le problème, commençons par rappeler un certain nombre de conditions que nous avons jusqu'ici présupposées. La première de ces conditions repose sur l'hégémonie tendancielle du travail immatériel, et donc de la réappropriation de plus en plus complète du savoir technico-scientifique par le prolétariat, de sorte qu'on ne pourra plus considérer le savoir technico-scientifique comme fonction de commandement « mystifiée » séparée de l'intellectualité de masse. La seconde condition a pour origine la fin de toute distinction entre travail et vie sociale, entre vie sociale et vie individuelle, entre production et formes de vie, que nous avons déjà soulignée. Dans ce contexte, le politique et l'économique ne sont plus que les deux faces d'une même médaille. Toutes les vieilles distinctions bureaucratiques misérables entre syndicat et parti, entre mouvement de masse et mouvement d'avant-garde, et tout ce qui s'ensuit, semblent définitivement près de disparaître. Le politique, la science, la vie marchent ensemble : c'est dans ce cadre-là que le réel produit la subjectivité. En conséquence, le troisième point à examiner est de savoir comment, sur cette base-là, l'alternative au pouvoir existant peut m

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être construite positivement, à travers l'expression de la puissance. La destruction de l'État ne peut être envisagée qu'à travers un processus de réappropriation de l'administration, c'est-à-dire de l'essence sociale de la production, des instruments d'intelligibilité de la coopération sociale et productive. L'administration, c'est la richesse, consolidée et mise au service du « commandement ». Se la réapproprier est fondamental — se la réapproprier à travers l'exercice du travail individuel posé dans la perspective de la solidarité, dans la coopération pour administrer le travail social, pour assurer une reproduction de plus en plus riche du travail immatériel accumulé. C'est donc là que peuvent prendre naissance les soviets de Vintellectualité de masse. Et il est intéressant de noter comment les conditions objectives de leur émergence se combinent parfaitement avec les conditions historiques du rapport antagoniste entre les classes. Comme nous l'avons précédemment souligné, aucun compromis constitutionnel n'est plus possible sur ce terrain-là, le dernier. Les soviets seront donc définis par le fait qu'ils exprimeront immédiatement la puissance, la coopération, la productivité. Les soviets de l'intellectualité de masse donneront sa rationalité à la nouvelle organisation sociale du travail et c'est à son aune qu'ils envisagent l'universel. L'expression de leur puissance se fera sans Constitution. La République constituante n'est donc pas une nouvelle forme de Constitution : elle n'est ni platonicienne ni aristotélicienne ni polybienne, et peut-être même plus machiavélienne. C'est une République qui vient avant l'État, qui vient du dehors de l'État. Le paradoxe constitutionnel de la République constituante réside dans le fait que le processus constitutionnel est sans fin, que la 112

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révolution ne s'achève jamais, que la norme constitutionnelle et la loi ordinaire ont la même source et se développent de façon unitaire au sein d'une seule procédure démocratique. Nous voici enfin parvenus au cœur du problème, d'où tout naît et vers où tout converge : à la tâche qui consiste à détruire la séparation, l'inégalité, le pouvoir qui reproduit ensemble séparation et inégalité. Aujourd'hui, les soviets de l'intellectualité de masse peuvent se fixer cette tâche de construire, en dehors de l'État, une machine dans laquelle la démocratie directe au quotidien organise la communication directe, l'interactivité de citoyens, tout en produisant des subjectivités de plus en plus libres et de plus en plus complexes. Tout ceci n'est-il encore qu'une ébauche, tout ceci est-il encore trop abstrait ? Certes. Mais ce qui demeure important, c'est le fait que l'on recommence à parler de communisme — sous cette forme —, c'est-à-dire d'un programme qui, dans toutes ses dimensions, se place au-delà des réductions misérables qui ont été réalisées dans l'histoire. Et s'il ne s'agit là que d'une ébauche, elle n'en est pas moins réaliste. L'intellectualité de masse, le nouveau prolétariat, qui se sont édifiés dans les luttes contre le développement capitaliste et pour l'expression de la puissance constitutive, commencent à se manifester comme de véritables sujets historiques. L'événement, l'inactualité, Y Angélus novus — quand ils surgissent — le font à l'improviste. Notre génération peut sans doute établir une nouvelle Constitution. Seulement, ce ne sera pas une constitution. L'événement s'est peut-être déjà produit. Traduit de l'italien par Giselle Donnard

L A PREMIÈRE CRISE DU POSTFORDISME*

L'un des rares divertissements de cette gauche lugubre, accablée par le remords, les défaites et l'absence d'imagination, a été, pendant ces dernières années, de débattre sur le fait de savoir si l'on était entré ou non dans une nouvelle phase de l'organisation du travail et de la société — après le taylorisme, le fordisme et le keynésianisme. Ce qui semblait évident pour la majorité des gens doués de bon sens se révélait si difficile à digérer pour la gauche que, même quand l'évidence s'imposait (l'informatisation du social, l'automation dans les usines, le travail diffus, l'hégémonie croissante du travail immatériel, etc.), elle ne l'acceptait qu'avec force grimaces de dégoût, amorphisme caractérisé, accompagné de «oui... mais», et d'une tendance irrésistible à tourner en rond. L'effet était singulièrement comique. On ne voulait, en somme, admettre à aucun prix que tout avait changé après 1968 — donc pendant les vingt dernières années —, et qu'en particulier, le refus du travail exprimé par la classe ouvrière, se combinant à l'innovation technologique qui s'est ensuivie (justement les phénomènes d'immatérialisation du travail à grande échelle), * Texte publié dans Futur Antérieur,

en 1993.

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avait déterminé une situation nouvelle et irréversible, aussi bien dans l'organisation du travail que dans celle de l'État, et qu'il devait obligatoirement s'ensuivre une émancipation totale du mouvement ouvrier vis-à-vis de toute sa tradition et l'invention de formes de lutte et d'organisation adéquates. La comédie a vite tourné à la tragédie. Vidées de toute référence à la réalité, l'idéologie et même la passion sincère qui animaient tant de militants se sont révélées pure stupidité. Il s'agit d'œuvrer de l'intérieur même des modifications de la structure de classe, de la société, de l'idéologique, du politique. Il s'agit de poser au cœur du débat de nouvelles catégories : communication, nouvelle quotidienneté, nouvelles expériences d'exploitation et d'antagonisme. Pendant longtemps, nous avons travaillé à cette nouvelle élaboration presque dans la clandestinité. Aujourd'hui, toute une série d'événements politiques — souvent superficiels mais non moins importants et répétés — semblent imposer une accélération du débat, semblent obliger tout le monde à abandonner tant les anciennes convictions que les ressentiments historiques et les incertitudes théoriques. Que se passe-t-il ? Ce qui se passe, c'est que dans l'empire néolibéral dominant, un nouveau président relance un New Deal extravagant, que dans l'Allemagne monétariste l'industrialisme revient au premier plan pour répondre au défi de l'unification nationale, que la droite française, désormais victorieuse de dix années de mitterrandisme, est elle aussi à la recherche de nouveaux corporatismes et de nouveaux industrialismes. Et enfin, il y a le big-bang de Rocard : l'énarque de service propose aux socialistes et à la gauche de se reconnaître et de se réorganiser dans le postfordisme. Un fait cependant est plus fon116

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damental : il fallait que la première crise du postfordisme se déchaîne sans que nul ne sache comment la contrôler, pour que tout le monde accepte finalement de reconnaître que l'on se trouve dans une situation nouvelle — économiquement, politiquement, symboliquement. Nous y sommes donc, et en plein ! Certes, nous le savons depuis des années. Mais sera-t-il possible — pour des militants qui ont vécu la crise de l'ancien mode de production et des vieilles organisations non pas comme une défaite, mais comme une nécessité — de réunir les énergies, de réinventer l'avenir, de construire des communautés de recherche et d'action vastes et déterminées ? Réussira-t-on à étudier cette première crise du postfordisme comme la forme sous laquelle se présenteront les prochaines crises du nouveau mode de production et au sein desquelles la passion du communisme pourra de nouveau se faire expérience de masse ? Revenons à notre sujet : l'analyse du travail. Quels sont les points autour desquels se concentre la première crise du postfordisme et qui la rendent désormais évidente ? Le premier point réside dans la formidable asymétrie que révèle le système du commandement international entre les instruments du contrôle monétaro-financier et la valorisation productive. Asymétrie qui équivaut à crise. Car le commandement monétaire et financier en réclamant la socialisation de la production, la participation des classes laborieuses, la récupération des phénomènes de coopération productive, qui ont besoin de l'anticipation de l'entreprise capitalistique mais qui sont préconstitués par le développement social du travail immatériel, en laissant de côté les contradictions qu'il révèle en lui-même... et qui sont énormes, devient chaotique et incapable d'un projet rationnel quand il se trouve confronté 117

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aux nouvelles modalités de la valorisation du capital. Le second point consiste dans la mise au jour de nouveaux antagonismes à l'intérieur de la nouvelle organisation du travail. Là, dans l'entreprise automatisée, la nouvelle valorisation doit s'en remettre à l'« âme » même de l'ouvrier, à l'épanouissement de sa liberté et de son intelligence ; dans le travail tertiaire, la nouvelle valorisation est basée sur la capacité du sujet qui travaille à recueillir et à utiliser la relation sociale dans l'acte productif ; dans le travail de la communication, la nouvelle valorisation s'instaure sur la créativité de la coopération, de l'élaboration du sens, dans le déploiement total de la subjectivité interactive ; dans la science, la nouvelle valorisation opère des agencements de machines complexes qui construisent en toute liberté une nouvelle nature. Dans chacun de ces cas, la valorisation productive s'oppose, radicalement, au commandement. Le capital, la propriété, la disciplinarisation, la hiérarchie, l'État sont parasitaires par essence. Asymétrie du commandement et de la production égale crise, équation valable au niveau économico-politique macroscopique et qui se vérifie de plus en plus au fur et à mesure que l'analyse plonge dans le microscopique, au niveau des individualités et des sujets collectifs de production. La vie productive réagit contre un ordre qui se veut légitime mais qui ne sait ni ne peut réorganiser le consensus, la participation, la représentation. Dans cette crise objective, nombreuses sont les voies qu'essaient d'emprunter les forces sociales et politiques. Il y a celles que, dans le désespoir et l'égarement, de larges couches de la population recherchent quasi spontanément, prothèses illusoires pour se raccrocher hâtivement à un point de référence quelconque. Dans ce registre-là, les vieux nationalismes et les 118

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nouveaux localismes, les idéologies sécuritaires et les fantasmes de proximité s'articulent dans des formes confuses et monstrueuses. L'Europe pullule d'espèces de ce nouveau zoo archaïque. Les guerres que ne peut manquer de produire cette irrationalité insidieuse, guerres intestines aussi bien qu'internationales, ont déjà resurgi sous nos yeux. Il existe une autre option, plus réfléchie mais tout aussi réactionnaire, qui retrouve elle aussi une vigueur inattendue : c'est la voie populiste, entendue au sens de la défense du statu quo, consistant en particulier, au sein des nouveaux paramètres de la production, à maintenir sous des formes nouvelles de vieux compromis institutionnels et corporatifs. Ce qu'on explique dans les milieux de la hiérarchie impériale de l'ordre monétaire (tout en reconnaissant que cet aspect de la crise est fondamental), c'est que le salut ne peut venir que de la recodification du flux du commandement international, en fonction des normes d'un ordre productif qui a fait ses preuves : sinon, c'est le saut dans le vide qui nous attend... Il n'y a aucune difficulté à reconnaître là bon nombre des solutions politiques qui se présentent aujourd'hui sous l'appellation de nouvel industrialisme, keynésianisme rénové, relance « communautaire » (au sens américain du terme) de compromis institutionnels. Des strates importantes, tant du vieux mouvement ouvrier que des nouvelles couches libérales, épouvantées par la violence de la mutation productive, semblent de plus en plus s'accrocher à cette perspective de sortie de crise. On y trouve tout un cocktail de positions, ou plutôt d'intensités différentes réunissant à la fois des éléments conservateurs, populistes et communautaires : actuellement des différenciations apparaissent déjà et nous pourrons très 119

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vite les voir s'organiser selon des projets politiques distincts. Mais ce qui semble l'emporter, c'est la tendance à un « grand centre » communautaire. Le néo-interventionnisme de Clinton trouve l'appui de Perot, l'industrialisme de Kohi semble sortir des studios du DGB, le big-bang de Rocard déplace résolument les équilibres politiques vers la sphère des idées fixes aristotéliciennes du Royaume de France. La droite et le centre se réorganisent donc à l'intérieur du scénario de la première crise du postfordisme. Existe-t-il dans ce contexte un espace pour une refondation de la gauche ? Est-il possible, dans les conditions du postfordisme et de sa crise, de réorganiser une nouvelle social-démocratie révolutionnaire ? La question n'aurait aucun sens si l'on s'attardait seulement à considérer les aspects objectifs internationaux de la crise et les conséquences idéologiques et pratiques qui en découlent à ce niveau. Certes, ni les nouveaux fascismes, ni le grand centre communautaire ne réussiront à y répondre : la crise va s'aggraver au cours des prochaines années et, en particulier, le caractère dramatique des conflits commerciaux et politiques internationaux va s'accentuer — dans une mesure inconnue jusque-là dans les années d'après-guerre. Par contre, une refondation de la gauche n'est pensable, et ne peut devenir la matière d'une praxis collective de masse, que si l'on place au cœur de notre analyse et de notre action les contradictions nouvelles qui agissent dans la production, et si tous les efforts tendent à découvrir, à imaginer et à organiser les nouvelles conditions de production de subjectivité antagonique. Ce sont les cerveaux des chercheurs qui veulent faire naître des énergies infinies et de nouvelles machines de vie, en soumettant la force de l'industrie et en l'orientant vers la libé120

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ration collective ; ce sont les nouveaux travailleurs qui savent combien leur âme peut donner à la communauté de recherche et de travail à laquelle ils s'identifient de plus en plus ; ce sont les nouveaux sujets productifs, dans la communication, dans la production d'imaginaire, dans l'assistance publique, qui conçoivent désormais le travail comme une coopération sociale : c'est avec tous ces sujets-là qu'une nouvelle politique de gauche doit s'élaborer et devenir effective. L'exploitation et la pauvreté sont toujours des réalités massives à déraciner, à détruire — mais les moyens sont là, comme la capacité de s'associer et par là de déterminer la subversion. Avec la première crise du postfordisme se rouvre un espace d'anticipation théorique et pratique, fondé sur de nouvelles contradictions, de nouvelles dynamiques de résistance, de nouveaux modèles de coopération, que les réactions capitalistes, qu'elles soient populistes ou centristes, ne réussiront jamais à occuper, parce que seul celui qui a en main les clés pour réduire à néant la distance si courte qui sépare la domination capitalistique et le pouvoir constituant du travail vivant peut construire le futur. Traduit de l'italien par Giselle Donnard

LA « RÉVOLUTION » ITALIENNE ET LA « DÉVOLUTION » DE LA GAUCHE*

Rien n'était plus prévisible que la victoire de la droite aux dernières élections italiennes. Berlusconi n'est donc pas le seul à avoir gagné : la droite avait déjà gagné avant lui. Nous avions déjà attiré l'attention du petit cercle de nos lecteurs dans un éditorial de l'été 1993 : « C'est la droite qui est en train de capitaliser en Italie la crise de 1989 à son seul profit (malgré le fait que le PC ait précipitamment changé de nom et lancé à tous vents la bonne nouvelle à savoir que depuis bien longtemps plus rien de communiste ne subsistait dans sa conscience). » Mais, et ceci est beaucoup plus important, la droite n'a pas seulement capitalisé la chute du Mur de Berlin : elle a gagné parce qu'elle a su aussi interpréter les modifications profondes du tissu productif italien et comprendre le rôle de la communication dans la société contemporaine. Quand, au cours des derniers mois de la campagne, Berlusconi entre en scène à l'improviste, il met l'industrie de la communication au service du parti des petits et moyens entrepreneurs qui sont en train de transformer la révolte des chefs d'entreprise antifiscale, antibureaucratique et antiétatique des années précédentes en victoire politique. * Texte publié dans Futur Antérieur,

en 1993.

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Berlusconi peut le faire parce qu'il est un des leurs. Lui aussi a participé à l'aventure qui a permis à de nouvelles énergies de se libérer de toutes les anciennes contraintes dans les districts du Nord, et à l'Italie de devenir — sur la base de la productivité des nouvelles PME — la quatrième ou la cinquième puissance industrielle du monde. Berlusconi est dans le domaine de la communication ce qu'est Benetton dans le domaine du textile : quelqu'un qui est capable de rassembler du travail diffus. Mais la communication, ce n'est pas le textile. Dans le postfordisme, la forme politique du commandement de la production, c'est la communication exactement comme à l'époque du fordisme c'était la grande usine taylorisée, à Mirafiori, dans les grandes industries automobiles, de l'acier, de la chimie. Berlusconi a donc pris la place d'Agnelli dans les hiérarchies du pouvoir industriel en Italie. C'est ça la nouveauté : Agnelli au Sénat, Berlusconi au gouvernement. Berlusconi fait accéder au gouvernement les nouveaux réseaux de production et avec eux l'incontinence néolibérale des petits chefs d'entreprise, narcissiques et autoritaires, organiquement insérés dans la culture de la communication productive et désireux d'exploiter frénétiquement ce nouveau territoire. En rappelant ces éléments très simples, nous évitons ainsi un certain nombre de schématisations et d'images fausses qui circulent en Europe sur le phénomène Berlusconi, parce qu'avant tout Berlusconi n'occupe pas une fonction diabolique dans une effroyable machine de pouvoir télévisuel. Ces images eschatologiques sont une caricature vulgaire de la dénonciation de la « société du spectacle » des situationnistes et ne rendent aucunement compte de la valence et de la violence spécifiques de la nouvelle figure du pouvoir. Non, vraiment, Berlusconi n'est pas un télé-fasciste : 124

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Berlusconi est un patron, une figure du capitaliste collectif, une fonction du commandement capitaliste sur la société, parce qu'en lui communication et production sont la même chose. Berlusconi, en second lieu, n'est pas un fasciste : il ne l'est pas, tout comme ne le sont ni Thatcher ni Reagan, ses parrains. Certes, on peut s'amuser à utiliser la métaphore fasciste à propos de Berlusconi comme on l'a souvent fait pour tous les grands patrons de l'industrie et les capitalistes avides de profits. Je dis que nous, vieux subversifs impénitents, nous pouvons nous amuser à le faire — par goût de la provocation — mais comment ceux qui, jusqu'à hier, ont réclamé la modernisation du capitalisme et la possibilité d'embarquer à son bord peuvent-ils se le permettre ? Comment ceux qui ont perdu les élections contre Berlusconi, alliés à Agnelli ou à De Benedetti comme ils l'étaient, peuvent-ils se le permettre ? Mais, dira-t-on, les néofascistes font partie de la majorité de Berlusconi et l'Europe refuse de reconnaître tout ce qui lui rappelle l'époque du totalitarisme... Quelle hypocrisie ! Quel est le régime libéral européen qui n'a pas flirté avec la plèbe métropolitaine en cherchant à l'organiser sur des bases nationales-populistes ? Quel est le libéralisme économique qui n'a pas cherché appui auprès du populisme politique ? Non, Berlusconi est tout simplement un néolibéral : mais il est par contre amusant d'entendre tous ceux qui, au cours des vingt dernières années, se sont retrouvés à la fois écrasés et/ou fascinés par les ritournelles du néolibéralisme et nous ont répété à l'unisson que les privatisations étaient nécessaires, que le Welfare était trop coûteux, que la déflation salariale était décisive pour redresser la productivité du système, l'accuser de fascisme... Que de mensonges ! Et maintenant on cherche à les réparer en ayant recours à l'inflation du

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mot « fasciste ». Attention, il n'est pas dit qu'il faille trop crier au loup quand le loup apparaît pour de bon ! Et le vrai loup est là, qui attend le bon moment pour apparaître. La « subversion d'en haut », du capitalisme postfordiste, ne fait que commencer en Italie. L'Italie ne connaît pas encore cette monstrueuse hiérarchie du travail social qui a été déjà expérimentée par les droites européennes. Elle connaît à peine la société à deux vitesses et l'abîme qui les divise ; elle n'a fait jusqu'ici qu'une expérience limitée et caricaturale du postmoderne capitaliste : drogue et craxisme, « compromis historique » et « pensée faible », circenses et corruption, mafia et repentis... Le plus beau ne fait que commencer. Le vrai loup est là qui attend. Mais ne confondons pas une fois de plus ce qui est fasciste et ce qui ne l'est pas. Rénover la Constitution républicaine de 1948 et superposer à ce système libéral représentatif une machine présidentielle n'est pas du fascisme, ce n'est que du gaullisme. Élargir et approfondir les autonomies régionales et locales n'est pas du fascisme : au maximum cela peut devenir de l'égoïsme. Que la majorité entreprenne au moyen de pressions institutionnelles une offensive réactionnaire contre l'émancipation des mœurs publiques (contre l'avortement, contre l'homosexualité, etc.), ce n'est pas du fascisme, ce n'est que du cléricalisme. Certes, tout ceci va se produire sous le gouvernement Berlusconi : mais ce n'est pas du fascisme, c'est de la droite sociale, économique, culturelle et politique. Berlusconi interprète, construit, innove, exalte une communauté réactionnaire, développe et perfectionne le nouveau capitalisme postmoderne et communicationnel, montrant à la société italienne ce qu'elle est déjà devenue au cours des vingt dernières années : une société banalisée dans laquelle droite et gauche sont désormais 126

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impossibles à distinguer, dans laquelle la pensée soit est « faible », soit finit en prison, soit se retrouve de toutes façons neutralisée, dans laquelle le syndicat des conseils s'est transmué en syndicat des corporations, comme cela s'est produit pour tous les contrepouvoirs sociaux, une société, en somme, dans laquelle l'énorme corruption qui avait impliqué chefs d'entreprise et politiques n'était rien face à celle qui avait investi la pensée et la conscience morale de la multitude. La « révolution » italienne n'est donc qu'une opération réactionnaire (non pas fasciste mais réactionnaire) dans ses contenus politiques et dans les formes constitutionnelles qu'elle prend, mais une opération réactionnaire menée au niveau du développement actuel du capitalisme et conforme à la transformation de l'organisation de l'industrie et du commandement sur le travail. Berlusconi est le patron d'une industrie de communication ; il est devenu le chef politique d'une société politique (de communication). En ce sens, la révolution réactionnaire est aussi, paradoxalement, une opération de vérité. Mais cette vérité, la gauche ne veut pas l'admettre. Battue électoralement, la gauche ne veut pas comprendre les raisons de sa défaite, et n'en veut porter aucune responsabilité, se contentant d'exercices évanescents et de cris d'alerte au fascisme. Pourtant, seule la gauche est responsable de cette défaite : - parce qu'elle n'a pas réussi à comprendre les transformations sociales qui se sont opérées en Italie et qu'elle a continué à considérer les corporations comme des instances de représentation ; - p a r c e qu'elle n'a ni contrôlé, ni même imaginé, la nouvelle forme productive des rapports communicationnels, qu'elle s'est 127

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en conséquence laissé utiliser par les médias, en participant cyniquement et de manière irresponsable à leur opération de banalisation réactionnaire ; - parce qu'elle a perdu par conséquent toute capacité de représentation des secteurs productifs (matériels et immatériels) de la société. Aujourd'hui en Italie, il existe deux sociétés parasitaires : l'une est la Mafia, l'autre est la gauche, avec son cortège de syndicats et de coopératives... Mais parler ainsi est peut-être excessif : car la gauche n'atteint même pas, en effet, à la dignité du crime que revêt la Mafia, elle n'est plus qu'un cadavre ambulant. .. Comme nous l'avons vu, devant la victoire réactionnaire, sa réponse héroïque a été de hurler au fascisme. En réalité la gauche est comme un boxeur sonné, qui marche en somnambule. De toute évidence, la seule chose utile est de faire trébucher le zombi. Mais dérouler le catalogue des limites de la politique de la gauche ne suffit pas. Il faut aussi comprendre ce qui a pu donner à la « révolution » réactionnaire la capacité de rendre aussi radicale, aussi inévitable et irréversible, la « dévolution » de la gauche. Déjà, avant les élections, nous écrivions : Avant de discuter des scénarios politiques et législatifs possibles qui pourraient s'ensuivre de la victoire électorale de l'un ou l'autre camp, il faut examiner ce que la droite a déjà conquis, et qui lui permettra de dicter ses conditions y compris en cas de succès du camp opposé. Nous entendons par là les instruments, les modalités, les langages dont l'affirmation désormais évidente et généralisée permet aujourd'hui à la droite d'aspirer de manière 128

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crédible au rôle de protagoniste de la « Seconde République », et qui imposent dès maintenant au pôle progressiste d'avoir d'une certaine manière un caractère subalterne. Il ne s'agit pas davantage ici de discuter la question sans intérêt de la légitimité de la droite à se considérer comme un phénomène nouveau par rapport aux quarante ans de Démocratie Chrétienne. De toute évidence, elle le peut, et elle peut aussi de manière tout aussi évidente recueillir l'héritage des années 1980 et, plus généralement, le fruit des sédimentations de pouvoir de la « Première République ». Le fait que le cavalier Berlusconi ait construit son empire commercial et médiatique sous l'aile de Craxi et du pentapartito est un argument futile et qui n'a pas cours. Du reste, Eltsine lui-même est né et a grandi parmi les fonctionnaires du PCUS. La vérité déplaisante, c'est que la droite a habilement confisqué en les pervertissant les exigences de changement, les besoins et les aspirations largement présents dans le corps social auxquels la gauche tourne le dos par vieille habitude, conjuguant immobilisme politique et rhétorique historique (les « équilibres historiques et les profondes faiblesses de l'Italie » évoqués dans le programme du PDS), fermeture à l'égard de toute exigence d'innovation et disponibilité au compromis, y compris pour l'avenir avec les pouvoirs établis, qui offrent des transformations « sans bouleversements traumatisants » et « sans ruptures déchirantes du tissu social » — bref, la continuité. Le mot d'ordre du changement radical a été entièrement laissé à l'adversaire, libre à lui d'en faire ce qu'il veut. Qu'elle gagne ou pas la compétition électorale, la droite dicte dès aujourd'hui les règles du jeu à tous les adversaires en présence, 129

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qu'il s'agisse des langages, de la représentation, des tonalités ou des techniques d'argumentation. Vrai ou faux, la droite s'est accréditée comme étant « le nouveau », le garant d'une discontinuité. Ce n'est certes pas par le contenu de ses programmes, qui vont des vieilles lunes néolibérales à une réédition ridicule de l'éthique du travail, du culte craxien de l'efficacité à une xénophobie rationalisée sur le mode de la méritocratie et de l'utilitarisme, de l'économisme plus que vulgaire à l'entreprise paternaliste, mais dans la façon de les gérer, en les orientant dans le sens d'une restriction de la démocratie et d'un renforcement des hiérarchies sociales. Fable pour fable, quand le magnat de l'éther promet des millions de postes de travail, il finit pourtant par apparaître plus crédible que ses adversaires de gauche, qui pour ne pas mentir, auraient dû rendre plus claire pour tout le monde l'équation banale de la postmodernité : plus d'investissements = moins d'emplois. Ne l'ayant pas fait, ils se trouvent aujourd'hui obligés de contrer des rééditions plus ou moins sophistiquées des « ateliers sociaux » ou de la mythologie creuse du « nouveau » miracle italien. Il faut encore souligner que la droite réactionnaire a réussi, en Italie, à construire son hégémonie en absorbant les formes politiques les plus originales et, en l'absence de toute réaction de la gauche, à mystifier non seulement les langages mais aussi les mouvements. À travers la Ligue, et sous une forme encore plus inédite, à travers Forza Italia, la droite a pris une dimension tout à fait mouvementiste tant dans ses aspects les plus extérieurs que dans les 130

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plus substantiels. Cette dimension de mouvement lui avait été pendant longtemps refusée, exception faite pour les franges les plus extrêmes et numériquement limitées. Les différentes « majorités silencieuses » qui sont apparues successivement sur la scène politique italienne sont toujours restées des masses de manœuvre occasionnelles (généralement mises en jeu de manière réactive contre les mouvements de gauche), sans jamais parvenir au niveau de « participation » et de continuité propres à un mouvement. Elles n'ont jamais développé, même dans les phases d'expansion maximum, leur propre folklore, leur propre iconographie, des modules de comportement spécifiques, leur propre univers symbolique. Les mouvements sont bien autre chose qu'une masse de manœuvre. Ils ont la prétention d'être politiques, et d'agir politiquement, au moment même où ils nient les règles de la politique en vigueur, ou vice versa, la politique soumise aux règles en vigueur. En ceci, à la différence des lobbies et des majorités silencieuses, ils présentent toujours une composante « antisystémique », même quand leur horizon idéologique n'envisage aucune issue hors de l'ordre constitué et ne dénonce franchement que l'aggravation de ses caractères politiciens. Ils occupent par définition un espace qui n'est pas donné dans le cadre de la politique institutionnelle. Les règles en vigueur sont donc aujourd'hui en Italie les règles de la démocratie représentative, les règles du marché, les règles de l'organisation de l'usine. Mais s'il existe un mouvement de droite qui attaque les règles de la démocratie représentative (en exploitant sa crise verticale macroscopique), il n'existe aucun mouvement qui, à l'inverse, attaque les règles du marché et de 131

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l'organisation industrielle. Au cours des vingt dernières années, la gauche s'est caractérisée par une imperméabilité quasi totale aux conflits sociaux, anciens comme nouveaux, et à leur caractère d'urgence, endiguant et désamorçant ou ritualisant la dimension mouvementiste même, allant jusqu'à l'expulser de son propre sein et de ses propres perspectives. Les vicissitudes syndicales sont de ce point de vue exemplaires, avec le passage du mouvement des conseils à une institution spécifiquement destinée à la répression des mouvements, institution et destinée à reconduire dans le giron des règles politiques en vigueur cet espace vital qui, précisément par sa nature même, l'excède. La démocratie représentative connaît aujourd'hui une crise qui a miné les racines de l'identité productive des citoyens (travailleur productif = sujet de droit) sur laquelle s'appuyait tout le mécanisme de la représentation. Cette constatation, aussi évidente qu'irréversible, ouvre la voie à deux cheminements possibles : soit on remet en question la société soumise à la loi du travail salarié et on libère donc l'idée de démocratie de la représentation du travail, en allant en somme au-delà de la « démocratie industrielle » et en attaquant en même temps la loi du marché et celle de l'organisation industrielle (qui est précisément ce que la gauche ne fait pas), soit on identifie démocratie représentative et démocratie tout court, en prenant la première pour cible avec ses dysfonctionnements évidents pour frapper la seconde (ce qui est la voie que la droite est en train d'emprunter avec le succès que l'on connaît). En d'autres termes, la droite se sert de la critique de la démocratie représentative (partitocratie, consociativismo, clientélisme, autoréférentialité) pour faire place nette en éliminant la démocratie en tant que telle, au nom de la culture 132

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industrielle (« entreprise Italie ») imposée comme principe général d'organisation de la société, culture à laquelle la gauche se révèle, du reste, largement subordonnée. Dans tout ceci, la position de la droite consiste à endosser avec désinvolture et sans aucun scrupule, les vêtements de l'« impolitique » qui revendique sa dimension politique. Et ce faisant, elle englobe et pervertit une grande partie des aspirations au changement qui parcourent de manière diffuse tout le corps social. En politique le vide n'existe pas. Quelqu'un construit toujours un jour ou l'autre sur les terrains laissés en friche. En somme, dans la propagande et dans les mots d'ordre de la droite, transparaissent, dans une épouvantable transfiguration, les aspirations et les idées de tous ceux qui se sont battus contre l'ordre des choses existant. Mais cela ne suffit encore pas. Au cours des vingt dernières années, l'entreprise capitaliste a progressivement réabsorbé une grande partie des techniques, des capacités, des prérogatives propres à la politique. Elle a maintenu un dialogue direct avec le peuple des « consommateurs », elle a détourné à son profit les processus de transformation qui investissent le corps social, en les déterminant et en se laissant déterminer par eux. Elle a transformé en marchandises ou proposé sous forme de marchandises, désirs, aspirations, subjectivités qui appartenaient à la vie concrète des individus. Elle est devenue presque absolument maîtresse du champ de la communication et des langages, en en faisant, finalement, la principale force productive. Ainsi, l'« agir communicationnel », prérogative classique de la politique, s'est transformé en « agir instrumental », ou l'inverse, mettant en déroute la célèbre dichotomie habermassienne. Le 133

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discours ne survit plus que comme force productive et technique commerciale... Il ne faut donc pas s'étonner si, parvenue au terme de ce processus axé autour de la grande transformation productive des vingt dernières années, la technique commerciale se présente aujourd'hui comme un agir politique, et tout bonnement comme forme inédite d'organisation politique, celle précisément qui permet et soutient l'expansion extrêmement rapide de Forza Italia. Le principe d'organisation qui sous-tend les brigades tricolores de Silvio Berlusconi, c'est précisément une technique commerciale : celle du franchising. La maison mère offre à un chef d'entreprise, incarnation de terrain du fameux « esprit d'initiative », sa marque et sa marchandise : une aura, une identité, un moyen de produire du revenu. Le commerçant ne sera plus dans sa ville un « Dupont habillement » anonyme, mais Stefanel, Benetton. En échange, il prendra seulement ou principalement cette marchandise, il s'en tiendra à des règles précises de style et de comportement, il s'ingéniera à faire honneur au nom qu'il porte, parce que c'est ce nom, avec son énorme potentiel communicationnel, fort de milliards d'investissements, et non pas bien sûr quelques ballots de vêtements de couleurs vives, qui représente la véritable force productive, la véritable source de richesse, le véritable principe d'identité. La même chose vaut avec des variantes minimes pour le notable de province, pour le chef de bureau entreprenant, pour le président de cercle sportif qui entend se mettre à la tête d'un club, « Forza Italia » : toute son identité sociale, son prestige, sa valeur sur le marché politique, ne dépendront de rien d'autre que de ce nom (en l'absence de tout autre principe de légitimation, 134

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d'enracinement social ou de représentation), mais ce nom lui garantira à son tour une chance d'ascension sociale et quelques dividendes de charisme local. De même que le négociant en frattchising vendra la marchandise de la maison mère, mais la vendra à son propre profit, de même le fondateur du club Forza Italia fera la politique de la Fininvest, mais la fera à son propre profit. Voici admirablement conjuguées l'initiative individuelle et l'absoluité du commandement, le simulacre de l'autonomie et les solides chaînes de la dépendance. Voilà le rapport proposé par la « toute nouvelle » droite entre pouvoir fort et individus grégaires, entre commettants et travailleurs autonomes. Voici, enfin, une forme d'organisation politique non représentative, et non démocratique, entièrement tirée du management de l'entreprise et de son univers communicationnel. « Forza Italia » représente la première force politique italienne réalisée minutieusement sur la base du modèle de l'entreprise, de ses techniques et de ses enjeux. C'est une nouveauté absolue, totalement impensable avant la grande transformation productive des vingt dernières années, et totalement indéchiffrable si l'on n'a pas saisi la nature et la portée de celle-ci. Nous voici donc au point crucial de notre analyse, au point où l'imbrication de la « révolution » de la droite et la « dévolution » de la gauche fait finalement apparaître le danger fasciste — non pas son fantasme sempiternellement agité dans la gauche par ceux qui ont perdu la capacité de juger du réel, qui veulent faire peur aux nigauds et exercer un chantage (selon les techniques staliniennes les plus éprouvées) pour les contraindre à une unité sans 135

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principes, mais le vrai péril fasciste, celui qui est lié aujourd'hui à la discipline de l'entreprise, à la violence de l'ordre méritocratique fondé sur le travail, à la haine raciste contre celui qui ne peut pas ou ne veut pas s'assujettir à cet ordre. Dans la propagande de la droite le travail, le « labeur », la figure du producteur continuent à occuper une place centrale et à constituer la mesure principale de la hiérarchie du mérite. Ce seraient les gaspillages, les incompétences, l'assistantialisme, le drainage fiscal des ressources, la mortification de l'initiative privée qui empêcheraient la progression de l'emploi et le plein épanouissement de la vocation « laborieuse » des citoyens. La gauche se révèle incapable de démasquer les fausses promesses, outrageusement fausses, d'une augmentation de l'emploi par le biais d'investissements plus importants, parce qu'elle ne veut pas reconnaître le caractère irréversible de la contraction du volume de travail nécessaire à la production des richesses. Parler d'« un modèle différent de développement », en prétendant que la position et le poids du travail (sinon quantitativement, du moins comme principe d'identification sociale) resteront inaltérés (encore que « socialement utiles », « au service de l'environnement » ou artificiellement reconduits à une « intensité » prétechnologique) et parviendront à fournir la base de la représentation politique, signifie s'accrocher à des mirages. C'est ainsi que la gauche italienne reste plantée au milieu du gué, avançant à tâtons entre l'économie du don et celle du travail intérimaire, entre l'idéalisme du volontariat et l'utilitarisme de l'entreprise. La droite se présente, non pas en tant qu'idéologie politique du bon gouvernement, ni comme avant-garde, et moins encore, à la différence du passé, comme interprète d'un « destin historique », 136

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mais comme société civile, laborieuse et entreprenante, qui revendique ses droits non reconnus par une sphère politique, séparée, lointaine, corrompue par les lois mêmes de son autoconservation (« le pouvoir corrompt »). Cette société civile entendrait désormais s'autogouverner et s'autogouverner sur la base des rapports de force, de commandement et de dépendance qui y ont cours. Ce sont les rapports établis au cours des années 1980 et que l'on peut résumer sommairement par la formule de la « centralité de l'entreprise ». La gauche est d'accord sur tout cela. Le voilà donc, le nouveau fascisme : la droite le propose, le zombi de gauche hurle au scandale pour partager en toute impunité la chaleur du lit. C'est bien pire que dans une comédie à la Boccace ! Que faire ? Ce n'est pas ici le lieu pour commencer ou pour recommencer à en discuter. Il suffit d'avoir éclairci ici un certain nombre d'aspects de ce qui arrive en Italie — possible laboratoire de nouvelles expériences de domination fasciste —, sans tomber dans de fausses références historiques, et en découvrant le danger réel... Et sa nouveauté : les contenus idéologiques sont nouveaux, les formes de communication et de mobilisation sont nouvelles, le projet de domination est nouveau. Du fascisme postmoderne. Traduit de l'italien par Giselle Donnard

L A MARCHE DU TEMPS*

Une lutte salariale, imprévue, d'une ampleur étonnante, nouvelle dans son point d'attaque, pacifique mais d'une grande radicalité, a parcouru la France, toute la France et pas seulement Paris, de novembre à la fin de décembre. Cette lutte n'est pas terminée. Elle a été — pour ainsi dire — suspendue pour cause de vacances de Noël. Tous s'attendent à ce qu'elle reprenne ; sporadiquement, de façon endémique, massivement : personne ne sait. Mais tous savent que quelque chose a changé, dans les consciences individuelles et dans l'imaginaire collectif. Pour le dire simplement, à travers la lutte les gens se sont convaincus que l'on pouvait résister à ce « nouvel ordre mondial », dicté par le libéralisme, les ordres et les règles monétaires, la réduction de la dette, les privatisations, la réorganisation mobile et flexible du travail, la nouvelle discipline de vie. Au-delà, un nouveau possible surgissait. La lutte a commencé autour de quelques revendications catégorielles des employés des entreprises publiques (transport, énergie, communication, enseignement). Mais le mouvement, avec une * Texte publié dans Futur Antérieur,

en 1995.

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accélération imprévue, s'est vite donné l'objectif de faire retirer le plan gouvernemental (de redressement répressif de la Sécurité sociale, de réduction drastique de la dette publique) ; de réviser les politiques néolibérales imposées (au dire du gouvernement) par la globalisation du marché et la subordination aux règles de la construction européenne. Le mouvement de grève a obtenu l'appui actif d'une grande part de la population. La lutte a été très vite reconnue d'intérêt général. Les médias n'ont pas réussi à motiver un mouvement antigréviste. Chaque tentative pour organiser les usagers contre les grévistes a lamentablement échoué. Ainsi, pendant plus d'un mois, aux importants cortèges de manifestants, correspondait dans la journée et dans la nuit un énorme mouvement, non moins menaçant, de travailleurs non grévistes qui occupaient la ville — à pied, à bicyclette, en faisant de l'autostop — et coproduisaient ainsi la lutte. Une nouvelle forme de grève en était inventée : une conviviale grève métropolitaine. Au moment où nous écrivons (début février 1996), le résultat de la lutte est incertain : si les employés du public ont gagné, obtenant le retrait des mesures qui les concernaient et le paiement des journées de grève, le gouvernement a cependant maintenu son projet. Jusqu'à quand pourra-t-il le faire ? Les gouvernants retroussent leurs manches, demandent un nouveau consensus, déclarent qu'il n'y a pas d'alternative à une politique de réduction de la dette publique. De fait, non seulement chez ceux qui ont participé ou appuyé les luttes, mais aussi dans de vastes secteurs intellectuels, émerge la conscience que — si ce n'est sur le terrain national, en tout cas sur le terrain européen — une alternative aux logiques monétaristes et libérales peut être construite. En somme, qu'un nouveau dispositif, égali140

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taire et solidaire, d'augmentation de la productivité, de redistribution de la richesse et de prise en compte de l'utilité sociale, pourra être proposé sur une échelle continentale. Par conséquent, il est plus qu'improbable que dans les jours à venir le gouvernement français réussisse à stabiliser un accord autour de son projet et de celui du libéralisme mondialisé. Pouvons-nous désormais soutenir que cet extraordinaire événement français — et l'expression, encore balbutiante et diffuse mais non moins efficace, d'autres hypothèses de développement — a retourné et temporairement bloqué la tendance qui, de Thatcher à Reagan en passant par la chute du Mur, semblait s'être consolidée au niveau mondial pour une période séculaire ? La réponse est incertaine. De cette fascinante manière que seuls les Français savent donner aux insurrections dans leur histoire, les événements de décembre rompent avec la tendance jusqu'ici hégémonique de la domination libérale. Mais rien ne permet de penser que ce mouvement puisse être aussi contagieux que bien d'autres exemples français l'ont été. Pourtant, malgré l'absence de communication immédiate et internationale, la nouveauté du mouvement semble difficilement neutralisable. Il exprime en effet de façon massive, dans un pays de haute culture politique, au moment d'un passage délicat de la construction européenne, la perception de ce que le régime néolibéral a d'insupportable. La conviction que le commandement capitaliste devient aujourd'hui plus insoutenable encore que sous sa forme antique (qui a été travaillée et conditionnée par le mouvement socialiste) et que son dépassement constitue désormais une hypothèse qui s'appuie sur le désir de la multitude, est-elle une illusion ? Peut-être, comme il est arrivé tant de fois aux mouvements

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contestant radicalement à la base l'exercice du pouvoir. Mais c'est une illusion réelle. Reprenons l'analyse de la lutte de décembre. Rien d'ancien n'y est présent. Le sujet qui lutte, dans les services, dans les rues, ne représente plus simplement une classe ouvrière : les bleus de travail de Putilov, de Détroit ou de Mirafîori appartiennent au passé. C'est au contraire une classe moyenne prolétarisée, une classe ouvrière en col blanc, une masse hautement scolarisée. Tous lisent Zola, personne ne le vit. Un conducteur de train a 20 ans d'études derrière lui, un technicien Télécom, 23. Quant à l'objet du conflit, ce n'est plus le salaire nominal mais la dimension « biopolitique » du revenu, c'est-à-dire la quantité de travail qui doit être employée pour garantir la reproduction de la vie, pour soi ou pour ses enfants, dans l'arc de l'existence des générations et de leurs besoins croissants. Le lieu de la lutte, ce sont les services publics : là où la coopération sociale, la coopération interactive des travailleurs et des citadins (les transports, l'école, les télécommunications) est nécessaire pour définir la productivité. La forme de la lutte est elle-même définitivement nouvelle : ce sont les assemblées de base qui décident des objectifs, de la durée, des formes de lutte. Et les syndicats — s'ils veulent survivre — ne sont que des « courroies de transmission » de la volonté de la base. C'est un corps neuf qui se révèle ici puissamment, que nous appelons encore « prolétariat » par défaut de terminologie. Est-ce un produit du développement capitaliste ? Certainement. Une figure postindustrielle ? Certainement. Mais avec la même haine de l'exploitation que celle qui caractérisait les ouvriers de Putilov, de Détroit et de Mirafîori. Et avec une énorme capacité — que 142

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montrent ces femmes et ces hommes dans les luttes — bien supérieure à celle de leurs ancêtres, de prendre en main leur destin. L'absence de toute nostalgie vétéro-communiste, de toute traduction possible de la lutte en langage bureaucratique, de toute iconographie classique, est peut-être justement ce qui rend cette révolte aussi férocement anticapitaliste et pareille à une heureuse promesse. Et qui rend la résistance et les mouvements aptes à se transformer en pouvoir constituant. Face à cette nouvelle puissance, l'alternative « libéralisme ou barbarie » constitue désormais un outrage à l'intelligence commune. Quant à l'intimation terroriste « technocratie ou canaille », elle a déjà chuté d'elle-même dans le ridicule. En effet, devant la police de la dette, est née, dans la lutte de décembre, la politique du désir.

BANLIEUE ET VILLE : U N REGARD PHILOSOPHIQUE*

Comme on le sait, durant la révolution industrielle, la banlieue1 s'est spécialisée à la fois socialement, économiquement et politiquement, et cette spécialisation s'est particulièrement accrue durant le fordisme. Comme on le sait aussi aujourd'hui, à l'ère postindustrielle, la notion de banlieue perd ces caractéristiques ouvrières, industrielles et « rouges » pour désigner plutôt une série de lieux d'habitation qui ne constituent pas des villes mais des cités isolées et des ghettos. La banlieue devient synonyme de problème social, et le principal acteur de la question des banlieues ouvrières n'est plus le prolétariat mais plutôt l'exclu. Tout cela certes est en grande partie vrai, mais ne s'applique pas seulement aux banlieues. La crise du lien social urbain ne touche pas seulement les banlieues mais l'ensemble des rapports sociaux, et se projette sur les villes d'une manière diffuse et souvent dramatique. Dans les années 1970, la littérature urbaniste, et en particulier Henri Lefebvre, avaient déjà souligné l'éclatement de la ville sous la * Texte publié dans Futur Antérieur,

en 1995, co-écrit par Jean-Marie Vincent.

1. Extrait d'un rapport présenté au Par-ville CNRS en décembre 1993 sous le titre Politiques de la citoyenneté

urbaine.

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pression de la réorganisation capitaliste du territoire, et les effets délétères des politiques urbaines sur ce tissu d'articulations sociales et productives qui avaient fait la richesse de la ville. Il s'agit à présent d'approfondir le rapport entre crise de la ville et crise du territoire, avec une référence particulière à la banlieue. Comme nous l'avons souligné dans le paragraphe précédent, dans les villes aussi bien que dans les banlieues, coexistent donc des facteurs de destruction des anciennes structures productives et des facteurs de construction des nouveaux réseaux de communication, de production et de circulation. Les villes, donc, contiennent aussi des poches de misère profonde, de nouvelle pauvreté, et entre le dualisme du marché du travail et l'apartheid social, il est possible d'identifier de nouvelles couches marginales. Que ce soit dans les villes ou dans les banlieues, en effet, le problème est le même : c'est celui de la crise d'un lien social fondé sur l'ordre productif de la révolution industrielle, désormais en voie d'extinction, et donc de la crise d'une certaine figure de la société civile qui avait traversé de façon hégémonique les XIXe et XXe siècles. Autrement dit, la séparation territoriale et fonctionnelle même de la ville par rapport à la banlieue est inhérente aux processus disciplinaires de la société industrielle, tout au long de son développement, et l'écroulement de cette séparation est la première conséquence manifeste du passage d'une société disciplinaire à une société de contrôle. Nous assumons ainsi la définition que Foucault et Deleuze donnent de l'espace métropolitain contemporain, en l'examinant à travers les catégories de la philosophie politique. Comme le dit Deleuze, quiconque s'imagine suivre Foucault en interprétant notre société comme une société disciplinaire a mal 142

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compris sa pensée. Le pouvoir n'agit plus essentiellement à travers des dispositifs disciplinaires, mais plutôt à travers des réseaux de contrôle. La définition que Foucault donne des régimes disciplinaires est une définition historique. Avant la suprématie des sociétés disciplinaires, les sociétés de souveraineté disposaient du modèle de la domination ; or, après les sociétés disciplinaires, les sociétés de contrôle apparaissent au premier plan. Les sociétés disciplinaires sont caractérisées par les « enfermements » ou par les institutions qui constituent l'armature de la société civile ; ces « enfermements » définissent les striures de l'espace social. Si, durant la phase précédente, c'est-à-dire durant la phase de la souveraineté, l'État gardait une certaine distance ou une certaine autonomie par rapport à la production sociale en manifestant, par exemple, sa domination par l'impôt sur la production — dans les sociétés disciplinaires, l'État supprime toute distance et intègre ou subsume la production sociale à travers l'organisation des conditions de la production. Dans cette perspective, l'usine représente « l'enfermement » paradigmatique de la société civile. Les dispositifs disciplinaires qui constituent l'usine assujettissent et subjectivisent en même temps l'ouvrier d'usine, font de l'usine un lieu de domination et de résistance. L'usine-striure de la société fournit à l'État un réseau pour l'organisation et la récupération à l'intérieur de sa structure des flux sociaux antagonistes. Comme le dit Deleuze, les striures coordonnées définies par les institutions de la société civile se ramifient dans l'espace social et créent des réseaux structurés comme les galeries creusées par une taupe. Gramsci avait employé cette même image, mais en des termes militaires : « les superstructures

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de la société civile, écrit-il, sont comme le système des tranchées dans la guerre moderne » (Cahiers de prison, p. 1615). Lignes de pouvoir ou lignes de résistances, les striures de la société civile constituent la charpente qui définit et soutient le corps social. Aujourd'hui, cependant, ces « enfermements » ou ces institutions sociales sont partout en crise. On pourrait sans doute interpréter la crise des usines, de la famille, de l'Église et de tous les autres « enfermements » sociaux comme un effritement progressif des différents murs, qui laisse ainsi un vide social, comme si l'espace social strié de la société civile se lissait en un espace ouvert et libre. Une des leçons les plus importantes de Foucault est cependant que le pouvoir ne laisse jamais de vide, mais qu'au contraire il le remplit toujours. Deleuze propose ainsi de comprendre la chute des murs dressés par les « enfermements » non pas comme un processus d'évacuation sociale, mais plutôt comme une généralisation dans l'ensemble de la société des logiques qui fonctionnaient jusqu'à présent dans des espaces limités, en se propageant comme un virus. La logique capitaliste perfectionnée dans les usines investit désormais toutes les formes de production sociale. Cela vaut aussi bien pour l'école, la famille, la prison que pour l'hôpital et pour toutes les autres institutions disciplinaires. « La prison, dit Foucault, commence bien avant ses portes. Aussitôt que tu sors de chez toi. » L'espace social est lisse non pas au sens où il serait vide, dégagé des striures disciplinaires, mais plutôt au sens où ces striures se sont généralisées dans toute la société. L'espace social ne s'est pas trouvé vidé de ses institutions disciplinaires, mais est rempli par les modules de contrôle. Le rapport entre société et État n'implique plus la médiation et l'organisation des institutions pour discipliner et dominer, mais

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PHILOSOPHIQUE

l'État se ramifie plutôt dans les circuits infinis de la production sociale. Le passage d'une société disciplinaire à une société de contrôle, toutefois, ne représente pas simplement une transformation ou une réorganisation de la structure de domination institutionnelle. Foucault insiste sur le fait que les institutions n'occupent pas une position prédominante, en tant que source des rapports de pouvoir : elles représentent plutôt le précipité ou le dispositif des stratégies de pouvoir. Ce qui est présupposé et mis en acte dans les institutions, c'est le diagramme : la machine abstraite ou anonyme de la stratégie, le schéma non formé ou non strié des rapports de pouvoir. Dans le passage vers une société de contrôle, donc, outre les symptômes à l'échelle institutionnelle, nous devons saisir les configurations au niveau diagrammatique. Autrement dit, nous devons avant tout nous dire : quels sont les diagrammes qui définissent les conditions du possible dans les sociétés de contrôle ? Et puis dans quels agencements se consolident ces forces diagrammatiques, et comment ? Les métaphores dont nous disposons ne nous offrent plus une approche possible de la nature de cette transition. Nous ne pouvons plus, par exemple, nous servir de la métaphore de la structure et de la superstructure, qui était si centrale dans la conception des institutions médiatrices de la société civile. Même l'image des galeries de la taupe qui caractérisait les structures de la société disciplinaire n'est plus valable dans ce cas. Ce ne sont plus les parcours structurés de la taupe, dit Deleuze, mais les ondulations infinies du serpent qui caractérisent l'espace lisse des sociétés de contrôle. L'espace métaphorique des sociétés de contrôle est caractérisé davantage par les formes mobiles du sable 149

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du désert où les positions sont continuellement déplacées : ou mieux, par les superficies lisses du « cyberspace », avec ses flux indéfiniment programmables de codes et d'information. Ces nouvelles métaphores suggèrent un déplacement important lié au diagramme de la société de contrôle. Le panopticon, et la diagrammaire disciplinaire en général, fonctionnait tout d'abord en termes de positions, de points fixés et d'identités. Foucault reconnaissait que la production d'identité (même des identités « oppositionnelles » ou « déviantes », comme l'ouvrier d'usine ou l'homosexuel) était fondamentale pour le fonctionnement de la domination dans les sociétés disciplinaires. Le diagramme de contrôle, en revanche, n'est pas orienté vers une position ou une identité, mais au contraire vers la mobilité et l'anonymat. Ce diagramme fonctionne sur la base du « n'importe qui » et donc ses dispositions ou institutions sont élaborées surtout sur la base de la répétition et de la production de simulacres. La production fordiste et tayloriste, il y a quelques années, élaborait un modèle d'interchangeabilité, mais cette interchangeabilité était fondée sur des rôles communs, des positions fixées et des pièces de rechange. L'identité définie de chaque pièce et de chaque rôle était précisément ce qui donnait la possibilité de l'interchangeabilité. Le modèle productif du « n'importe qui » (autrement dit, du postfordisme) propose une mobilité plus vaste et une flexibilité qui ne fixe plus des identités, en donnant ainsi la place à la répétition. Ainsi, au centre du fonctionnement du pouvoir, émergent les contrôles des flux d'information et de communication les plus sophistiqués, techniques innovatrices de sondage et de monitorage, et un rôle social plus large des médias. Le contrôle fonctionne sur le plan

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du simulacre de la société. L'anonymat et le n'importe qui des sociétés de contrôle sont précisément ce qui lui donne ses superficies lisses. Bien sûr, il convient de ne pas abuser de ces métaphores en pensant qu'elles pourraient avoir une valeur absolue. L'affirmation du déclin de la société civile ne signifie pas que les mécanismes d'organisation et de domination qui caractérisaient la société civile ne fonctionnent plus ou n'existent plus. En outre, reconnaître le passage des sociétés disciplinaires vers les sociétés de contrôle ne signifie pas que les dispositifs disciplinaires et les potentialités de résistance aient complètement disparus. Et, qui plus est, le fait que l'espace social devienne lisse ne veut pas dire qu'il n'y a pas de striures sociales — au contraire, comme le disent Deleuze et Guattari, dans le processus de lissage réapparaissent des éléments de striures « sous leur forme la plus parfaite et la plus rigoureuse » (Mille Plateaux, p. 614). En d'autres termes, la crise ou le déclin des « enfermements » ou des institutions de la société civile donne lieu, d'une certaine manière, à une hypersegmentation de la société. Par exemple, tandis qu'au cours des vingt dernières années la production industrielle est en baisse et la striure sociale qui la définit en train de se lisser, cet espace, tout du moins en partie, a été rempli par des formes de production flexibles qui ont segmenté la force de travail dans des formes extrêmes, en créant les réseaux mobiles et anonymes de travail fait à la maison, travail à temps partiel et différentes formes de travail au noir et semi-légal. Le déplacement de la production industrielle vers la production flexible combine et confond paradoxalement le lissage et l'hypersegmentation de l'espace social. La nouvelle segmentation est extrême mais elle est également flexible

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et mobile : nous nous trouvons donc devant le paradoxe de la rigidité flexible. En ce qui nous concerne, nous aimerions commencer par la construction des nouveaux diagrammes qui, en même temps, peuvent nous permettre de comprendre aussi bien les processus qui lissent le social et le territoire que ceux qui les segmentent. Ou mieux, aussi bien les processus qui réunissent la ville et la banlieue que ceux qui segmentent profondément de nouveau cet espace unifié. En effet, c'est seulement si nous parvenons à interpréter les effets de cette nouvelle dialectique du social et du politique que nous parviendrons aussi — en nous plaçant du point de vue du diagramme essentiel — à identifier les acteurs et les instruments qui seront éventuellement capables de mettre en mouvement un processus de libération.

BANLIEUE ET TRAVAIL : UN REGARD SOCIOLOGIQUE

Pour comprendre ce qui se passe dans le tissu urbain des banlieues défavorisées, il ne suffît pas d'étudier des comportements ou des attitudes, il faut aussi arriver à saisir de façon fine la stratification sociale qui y prévaut, c'est-à-dire l'extraordinaire enchevêtrement de couches sociales différenciées, de rapports entre générations et de réseaux de communication qui structure les relations sociales. Pour ce faire, l'analyse en termes traditionnels de classe ou de composition socio-professionnelle ne peut être retenue car elle a le désavantage de laisser échapper beaucoup de données capitales, notamment culturelles. Cela est d'autant plus vrai que, dans un tissu urbain comme celui de Seine-Saint152

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Denis (pris ici comme paradigme), il n'y a plus aujourd'hui les vieilles forces d'encadrement, d'intégration et d'homogénéité que représentaient le Parti Communiste et la CGT il y a encore quelques années. Les habitus en tant que matrices des conduites se sont beaucoup modifiés, les systèmes de représentation se sont diversifiés et les schémas d'interprétation de la réalité sociale se sont transformés. Pour parler comme la sociologie phénoménologique, on peut dire que le monde social vécu des groupes et des individus est en pleine mutation. Il apparaît donc nécessaire de faire des analyses en termes de milieux caractérisés par des mentalités spécifiques et constitués autour de pratiques communes. Dans un tel cadre, l'histoire est évidemment une dimension très importante, elle se manifeste comme historicité des conduites et des formations culturelles. En d'autres termes, il faut arriver à cerner des réactions collectives à des situations et à des contextes déterminés à partir d'un ensemble de ressources symboliques et culturelles. On ne peut évidemment ignorer les effets des rapports économiques et de leurs modulations conjoncturelles (prospérité, chômage, déstructuration économique), mais ces effets sont toujours médiatisés par le monde social vécu, par les capacités des groupes à traiter les problèmes à partir de leurs acquis culturels et de leurs traditions pratiques. Il faut notamment voir comment certains milieux (ensemble relativement homogène de groupes en interaction) peuvent être déstabilisés dans certaines conjonctures (chômage par exemple) alors que d'autres ne le sont pas. Dans certains cas, le monde social vécu reste stable et se montre capable d'absorber des transformations de contextes ; dans certains autres, cas il est déstabilisé et peut à la limite se désagréger.

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En fait, il y a sans cesse des structurations et des déstructurations de milieux entraînant des modifications des conduites et des schémas d'interprétation de la réalité sociale. Dans les phénomènes de structuration, il faut accorder beaucoup d'importance aux relations entre les générations et aux décalages que l'on observe entre leurs expériences et la constitution de leurs mondes sociaux vécus (savoir, schémas d'interprétation, valeurs culturelles, etc.) Des traditions se transmettent sans doute, mais elles sont réinterprétées, modifiées, ce qui revient à dire que les subcultures des milieux se déplacent en permanence. De ce point de vue, il est intéressant de noter que les différences se cristallisent très souvent autour du problème des loisirs ou des attitudes par rapport au travail. Une enquête comme celle de Rainer Zoll, « Nicht so, wie unsere Eltern », montre bien qu'en ce moment se produit une sorte de révolution culturelle : recherche d'expressivité dans la vie hors du travail et dans les loisirs, prise de distance par rapport au travail trop hétéronome dans la vie professionnelle caractérisent les jeunes des milieux populaires aujourd'hui. On remarque également chez eux de nouvelles attitudes par rapport au militantisme ou à l'adhésion aux organisations politiques et syndicales. Les jeunes entrent de moins en moins dans les organisations comme on entre en religion. Leur militantisme est très souvent intermittent et fonction des problèmes qui sont posés à un moment donné : ils se mobilisent quand les enjeux leurs semblent valoir la peine, ils ne se mobilisent pas lorsque, à leurs yeux, il n'y a pas de problèmes majeurs en suspens. Les changements dans les rapports sociaux de sexe font également partie de ce contexte de mutations culturelles. Les jeunes 154

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PHILOSOPHIQUE

femmes sont de plus en plus nombreuses à sortir des rôles féminins traditionnels, notamment celui de femme gardienne du foyer. Certes, les tâches domestiques et l'éducation des enfants reposent toujours sur elles pour l'essentiel, mais cela ne les empêche pas de chercher dans le travail professionnel et dans les relations de couple des possibilités d'autonomie et de réalisation de soi. Elles n'assurent plus vraiment la transmission des vieilles valeurs familiales et par là-même affaiblissent les rapports d'autorité dans l'ensemble de la société. En même temps, elles véhiculent des conceptions nouvelles (au moins de façon embryonnaire) des relations humaines, moins marquées par les rapports de pouvoir et de domination. De ce point de vue, les jeunes femmes jouent un rôle très important dans ce que Rainer Zoll appelle le « nouvel individualisme », un individualisme qui n'exclut pas, bien au contraire, la recherche de communications et d'échanges multiples, même lorsqu'ils s'avèrent difficiles et précaires. Comme toutes les études faites en France et en Allemagne le montrent, les jeunes femmes qui essayent d'aménager les rapports sociaux pour s'y déployer plus librement apparaissent comme très éloignées, dans leur majorité, des positions conservatrices. Les classes d'âge au-dessus de quarante-cinq ans en général n'acceptent pas facilement ces mutations culturelles, mais elles ne peuvent guère leur opposer leur propre culture qui est elle-même en voie de délitement. Sous sa forme communiste ou socialiste (social-démocrate en Allemagne), cette culture était organisée sur le plan politique autour de pratiques de promotions sociales et de réformes de la société centrées sur l'État providence. Depuis que l'État providence à la fin des années 1970 est confronté à des 155

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difficultés grandissantes (financement de ses activités et de la protection sociale notamment), elle semble ne plus avoir de pertinence, puisque les politiques de réforme et de plein emploi deviennent apparemment impossibles. Aussi bien cette ancienne culture ne survit-elle que sous la forme de la nostalgie ou de la protestation entêtée ou encore sous la forme de l'attachement à des relations d'organisation (le syndicat comme forme de vie, par exemple). Elle se sent d'autant moins effective qu'est venu s'ajouter à la crise récurrente de l'État providence l'effondrement des pays de l'Est et du « socialisme réel » étatiste. Il y a par conséquent, chez les générations âgées, une prédominance de réactions passéistes ou de défense face à une réalité déroutante et dérangeante. La vieille culture ouvrière se recroqueville sur elle-même en attendant des jours meilleurs qui ne viendront jamais. Les jeunes générations ne peuvent, par suite, se mesurer à une tradition culturelle forte et la réinterpréter à partir de leurs expériences. Elles sont face à une tradition fragmentée, en voie d'épuisement, qui semble ne pas avoir de rapports avec leur monde social vécu et les schémas d'interprétation de la réalité qu'elles peuvent élaborer. Il s'ensuit beaucoup d'incertitudes dans l'image qu'elles se font d'elles-mêmes. Pour les jeunes, la société actuelle est toujours marquée par des inégalités sociales fondamentales, mais son avenir n'apparaît ni très clair, ni très lisible. En ce sens, la politique n'est plus pour beaucoup de jeunes un moyen privilégié de transformer leur situation et leur mode de vie, elle est seulement un ensemble de pratiques institutionnalisées où ils peuvent intervenir lorsqu'ils pensent pouvoir obtenir des résultats concrets. Ils sont de fait assez distants des pratiques ritualisées et répétitives propagées par les grands partis de masse

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PHILOSOPHIQUE

qui, jusqu'à une date récente, dominaient la scène politique pour les milieux populaires. Le caractère massif du chômage chez les jeunes de moins de vingt-cinq ans, la précarisation des relations au travail chez nombre d'entre eux, le prolongement de l'adolescence en fonction du temps de plus en plus long passé dans les systèmes d'enseignement et de formation rendent par ailleurs difficile la cristallisation d'une nouvelle culture, complètement formée et relativement unitaire. Les jeunes chômeurs ont du mal à déterminer quels adversaires ils doivent combattre et à définir des principes d'action comme on l'a déjà vu, ce qui leur interdit très souvent de se donner des points de repère précis et de trouver des références positives. Cela signifie que beaucoup de jeunes absorbent les mutations culturelles qui sont en train de se produire assez passivement. Ils se révèlent souvent incapables de réflexion sur ce qu'ils sont en train de faire. C'est ce qui donne une très grande importance au phénomène des bandes. Très souvent attaquées comme facteur de délinquance et de criminalité, ces dernières constituent en fait des lieux de refuge où les jeunes tentent de se donner les moyens de faire face à un monde extérieur considéré comme hostile (il engendre la « galère »). Ils essayent aussi de tisser des liens de solidarité entre eux et de mettre au point des instruments pour s'exprimer (groupe rock, danses, sports, etc.). Comme l'a très bien montré François Dubet, il y a là des éléments positifs qu'il ne faut pas prendre à la légère en se focalisant seulement sur l'agressivité et la violence que génèrent les bandes. La violence des bandes, leurs liens avec la toxicomanie et le trafic de drogue, renvoient au fait que certains jeunes n'arrivent pas à maîtriser les problèmes qui se posent à eux. D'autres jeunes qui

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viennent souvent des mêmes milieux recourent, eux, à d'autres formes de réponses, notamment l'investissement dans le système scolaire contre l'échec scolaire. De ce point de vue, il faut prendre très au sérieux les mobilisations lycéennes. Ce qui vient d'être dit doit faire comprendre que les mutations culturelles en cours sont inévitablement ambivalentes, qu'elles balancent entre des perspectives de mutations des relations sociales et des perspectives de désagrégation des anciens lieux sociaux. La révolution culturelle en cours — l'aspiration à une plus grande autonomie pour les individus et les groupes sociaux, l'aspiration aussi à un usage complexe, riche et souple des connexions humaines — se heurte aux phénomènes d'exclusion, de marginalisation sociale, de relégation dans des isolats d'assistance sociale. Mais cette constatation faite, il faut se garder de tomber dans des vues trop schématiques sur la société à deux vitesses (terminologie française) ou sur la société des deux tiers (terminologie allemande). Il n'y a pas à proprement parler de degré zéro du social (sauf dans des cas limites, les tendances au délitement des rapports sociaux sont toujours contrebattues d'une façon ou d'une autre par des institutions diverses et diversement effectives). Ainsi, on observe chez les chômeurs, jeunes ou d'âge mûr, des tentatives souvent très ingénieuses pour combiner l'assistance au chômage sous ces différentes formes (allocations chômage, traitement social du chômage, stages de reconversion, etc.) avec du travail au noir, des activités rémunératrices de différents types, des activités sociales, etc. En ce sens, il faut rompre avec des représentations par trop misérabilistes et très souvent paternalistes et méprisantes sur les milieux défavorisés de grandes banlieues, qui sont spontanément 158

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produites par les médias et par une part de ceux qui ont à traiter ces problèmes. Ceux qui sont dépréciés socialement et évalués comme des éléments qui apportent très peu à la société ont à remonter un handicap social qui pèse sans doute aussi lourd que tous les handicaps matériels. La recherche, dans ce domaine, se doit donc de mettre en question ces représentations spontanées et de faire connaître largement les résultats qui contredisent des discours trop facilement dominants. Il faut en particulier souligner la portée non négligeable des solidarités quotidiennes, qui passent par des réseaux informels, des associations diverses, des groupes de migrants. Il y a, certes, sans cesse des familles (souvent monoparentales) et des individus qui succombent dans ce combat pour la survie et la dignité sociales, mais ce n'est pas à partir de ces cas que l'on peut aborder les problèmes de la recomposition des relations sociales et de la lutte contre le désarroi social. Il n'y a pas de solution à la crise rampante des banlieues en dehors de l'apparition de nouveaux modes d'intégration sociale. Les politiques publiques peuvent sans doute y contribuer (notamment par la lutte contre l'échec scolaire, le relogement des sans domicile fixe, le perfectionnement de la formation professionnelle, etc.), mais elles ne peuvent y suffire car, dans un avenir rapproché, elles ne disposeront pas d'assez de moyens, à l'échelle nationale comme à l'échelle européenne, pour faire disparaître le chômage. Il faut voir en outre qu'elles ne peuvent compenser l'affaiblissement des modes traditionnels d'organisation et de représentation, tant sur le plan social que sur le plan politique. Il faut donc se poser la question de savoir s'il n'y a pas, au moins potentiellement, de nouveaux modes d'agrégation pour rassembler des milieux sociaux dispersés par leurs positionnements et

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leurs vécus sociaux. Paradoxalement, la menace du chômage en s'étendant à des milieux jusqu'ici épargnés — nouvelles couches moyennes salariées, ouvriers des industries de pointe — peut devenir un élément d'unification. Plus précisément, la rareté de l'offre de travail, en devenant un élément constitutif et permanent du rapport salarial, oblige de plus en plus de monde à se poser le problème du partage du travail et de la place du travail dans une vie. Malgré des inégalités non négligeables dans l'accès au travail (surtout en raison du bagage culturel), on peut donc penser que la représentation (comme mise en scène et comme phénomène de délégation) ne pourra plus longtemps tourner autour de la valorisation du travail salarié dépendant, mais portera de plus en plus sur les questions de partage et d'usage social du travail. On peut d'autant plus aller dans ce sens que le travail comme activité dépendante dans le cadre du salariat est aujourd'hui marqué par de profondes évolutions. Il est d'abord de moins en moins un travail de type taylorien (même si certaines branches de l'économie sont toujours dominées par le taylorisme), et de plus en plus un travail où la part d'autonomie et d'intelligence est majorée. Comme le montre très bien Yves Clot (Le Travail entre activité et subjectivité, thèse de philosophie, Aix-Marseille-I, 1992) l'utilisation de la subjectivité des travailleurs devient un élément essentiel dans les processus de production les plus modernes. Pour assurer une production continue et flexible, il faut de fait associer les travailleurs aux micro-décisions tout en maintenant leur exclusion hors des macro-décisions et de l'essentiel de l'organisation du travail.

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PHILOSOPHIQUE

On demande aux travailleurs de réaliser un investissement subjectif maximal, mais en leur refusant en même temps les moyens de le réaliser complètement. Il peut y avoir ainsi à la fois investissement subjectif et contre-investissement subjectif. L'exercice des capacités de travail se fait donc dans des conditions d'attraction et de répulsion qui le rendent problématique et tout à fait contradictoire. Il y a, en somme, conjonction d'une crise latente de la division du travail social (la répartition du travail dans la société) et d'une crise latente de la division du travail dans les entreprises (des modalités de la dépense de travail).

NOUVEAUX RÉSEAUX ET NOUVELLES TERRITORIALISATIONS : EN FORMATION...

L'analyse ne pourra donc pas s'arrêter à la définition du contexte général. Elle cherchera plutôt à indiquer, principalement à travers l'étude des banlieues, comment — là-même où les processus de destruction des anciennes solidarités, des anciennes conditions d'habitat, de travail et de communication sont les plus avancées — nous assistons justement à l'émergence de nouvelles formes de communautés sociales et de travail. Durant ces dix dernières années, les études concernant ce sujet ont été nombreuses et l'intérêt porté aux nouvelles structures productives et sociales qui se constituent sur le terrain de la banlieue s'est montré singulièrement actif. À partir du moment où l'on considère ces processus du point de vue de l'histoire du développement industriel, les choses deviennent plus claires. En premier lieu en effet, par rapport à 161

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la destruction des anciens sites industriels, nous assistons à un processus de décentralisation des activités productives qui investit largement la banlieue. Peu à peu cependant, la décentralisation donne lieu à des processus spontanés de réindustrialisation : à la décentralisation des grandes industries correspond la croissance d'un ensemble complexe de petites et moyennes entreprises, dans l'industrie et les services. C'est sur cette croissance que les nouveaux territoires urbains commencent à se définir. De façon anarchique et sans aucun esprit de suite, la banlieue devient le théâtre d'un vaste mouvement de réindustrialisation. L'espace de la banlieue est transfiguré par le contin u u m de la production : le social, malgré son désordre, renferme un ordre implicite défini par les nouveaux réseaux de mobilité de la force de travail, des marchandises et des informations. À travers le désordre de la nouvelle industrialisation apparaît la socialisation des rapports productifs, si bien qu'il n'est pas facile de savoir quelle est la variable indépendante qui maintient le mouvement en tension et en expansion, si c'est toujours la capacité de l'industrie d'investir de nouveaux espaces pour augmenter son propre projet de développement ou si, au contraire, ce sont les pulsations mêmes des réseaux de production, de la force de travail mobile et flexible, de l'information qui cherchent à s'autocentrer. C'est surtout sur cette ambiguïté positive que l'analyse doit se concentrer. Les positions manichéennes qui tentent de tout expliquer par l'initiative de la grande entreprise sont aussi peu fondées (une nouvelle « Monopolville » dans le cadre de la diffusion sociale de la production) que celles qui veulent considérer le nouvel horizon des réseaux productifs dans la perspective d'un 162

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proudhonisme rénové. Le regard doit plutôt se tourner vers l'interaction des stratégies d'entreprise et la consolidation des réseaux territoriaux : cette interaction assoit les nouvelles réalités de l'entreprise sur de nouveaux territoires, elle reterritorialise des flux et déterritorialise des infrastructures. Le processus ne donne aucun signe de cristallisation, l'ambiguïté risque sans cesse de réapparaître. Un regard attentif saisit cette ambiguïté comme la nouvelle normalité du cycle productif, de longue durée. La banlieue, comme on l'a plusieurs fois souligné, est au centre de ce développement. C'est chez elle que l'entrelacement de nouveaux rapports sociaux et productifs s'accomplit avec plus de dynamisme. C'est pourquoi le postfordisme place plutôt la banlieue au centre des préoccupations urbaines que des préoccupations industrielles (comme le faisait le fordisme). La ville, celle de Max Weber, celle dans laquelle l'entrelacement des activités de production et de reproduction sociale, d'efficience fonctionnelle et de concentration culturelle, réalisait le sommet du développement productif, de la coopération et du commandement, se situe maintenant en banlieue. L'industrie est finalement de retour dans la ville : mais la ville, désormais, s'appelle banlieue. Ce n'est pas seulement la science économique, sociale et urbaine de la vieille Europe qui est restée muette sur cette situation : aux É.-U. aussi, où ces phénomènes ont au moins dix ans d'avance, la discussion n'a pas beaucoup avancé et la crise de l'économie urbaine a été rattachée à la croissance productive des banlieues ; quant à la socialisation de la production elle a été considérée plus comme un résultat conjoncturel que comme une condition tendancielle. Les problèmes considérables que provoque 163

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cette mutation sur le terrain économique, social et urbain, ont été déplacés vers les problématiques de dépassement de la crise plutôt qu'orientés vers une théorie de la crise comme production de nouvelles assises sociales et productives. Même quand on aborde le point le plus sensible des transformations, c'est-à-dire l'hégémonie tendancielle du travail immatériel dans le cadre du nouveau système productif, l'analyse est plus attentive aux déterminations technologiques, qui sont la cause de cette nouvelle hégémonie (l'ampleur des réseaux informatiques, l'expansion de l'utilisation personnelle de l'ordinateur, les règles de la production par l'ordinateur), que soucieuse de découvrir la nouvelle nature de la force de travail, les nouvelles formes de sa territorialisation et les nouvelles figures de l'impact entre ville/banlieue et les nouvelles forces productives déterminées par cet ensemble de processus. Il convient alors de souligner, à titre d'exemple, combien l'activité frénétique de la recherche urbaine durant la décennie du gouvernement socialiste en France s'est montrée incapable de comprendre la nouveauté de la situation urbaine. En mettant fin au fonctionnalisme sectoriel de l'activité administrative urbaine précédente, les rapports qui annoncent la politique socialiste de la ville insistent sur la considération systémique de l'ensemble villebanlieue, sur la complexité des forces en présence, sur la nécessité de comprendre la dynamique de ces forces et de les pousser vers de nouvelles expériences du lien social, de contrat, de participation active dans le processus administratif et politique. Il y a donc une interprétation correcte de la nouvelle réalité du développement social urbain, une critique radicale du découpage fonctionnaliste et une forte incitation à une approche globale

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des problèmes depuis leur base (à travers les associations et les contrats décentralisés avec les institutions administratives locales). Mais cette écoute (et ces timides indications d'interventions) s'est brisée dans la confrontation avec le réel, en raison de son incapacité à comprendre la nouvelle nature productive du territoire urbain. La remise en cause radicale de l'intervention étatique dans les villes et les banlieues, la sensibilité au problème commun qui en résultait, l'exigence de faire de la citoyenneté sociale la base et le présupposé actif de la citoyenneté politique ne se sont jamais ancrées dans l'analyse du tissu productif. Convaincus de donner une réponse politique et sociale à l'émeute des Minguettes en 1981, nos guerriers ont mis fin à leur expérience devant l'émeute de Vaulx-en-Velin en 1990 ! Or cet échec était inévitable. Jamais en effet, la politique de la ville n'a touché ou n'a croisé la politique de l'entreprise, jamais la politique de la citoyenneté n'a croisé la politique industrielle — sinon pour brandir des problématiques ridicules autour de la « citoyenneté dans l'entreprise ». L'expérimentation (mot magique de la politique de la ville dans les années 1980) a donc trouvé la « complexité » non pas comme base d'une intervention capable d'atteindre les présupposés productifs de la vie sociale, mais comme un ensemble équivoque et chaotique dans lequel disperser les capacités résiduelles de militantisme qui avaient fini par se manifester depuis les années 1970 (au cours d'une pénible mais encore réelle estimation du rapport entre le social, le productif et le politique).

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... ET EN CRISE (SOCIALE ET POLITIQUE)

La complexité des problématiques était et est continuellement recherchée ; parfois elle est construite de façon sophistique, pour mieux éviter le problème central, le nœud de la crise. La complexité contre le nœud. En quoi consiste donc le nœud de la crise ? Il consiste essentiellement dans le fait que les mutations industrielles ont brisé le lien social, qu'elles ont supprimé les conditions de la cohésion sociale qui se donne et se reforme continuellement, qu'elles ont empêché le fonctionnement des anciens mécanismes de représentation et de compromis institutionnels. Si tel est le problème général des sociétés capitalistes au stade actuel de leur développement, le problème est devenu (si possible) encore plus aigu et dramatique en ce qui concerne les nouvelles agglomérations métropolitaines (villes et banlieues y compris). Ici, en effet, dans la banlieue et dans la ville, la relation citoyen-administration a été mise à rude épreuve. Le problème des transformations du mode de production s'est présenté dans les zones métropolitaines amplifié par la multiplication des effets produits par la dimension internationale des transformations. La crise des idéologies et surtout les effets de déstabilisation dus aux phénomènes migratoires considérables (nationaux et internationaux) avec la mobilité incontrôlable de la force de travail qui en découlait, ont redéfini fortement et durablement l'horizon social et politique. La modification radicale du mode de production a conduit le tiers-monde à l'intérieur du monde industrialisé, et c'est à l'intérieur de la zone métropolitaine que ces derniers s'affrontent désormais. La composition sociale et politique des masses travailleuses s'est

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fondamentalement transformée. Par conséquent les anciennes formes de représentation ont été entièrement laminées par ces gigantesques transformations. Ce qui semble devoir être d'abord le rôle spécifique de l'administration (la transmission de l'Information comme fondement des décisions à prendre et un codage efficace des rythmes d'intervention) est désormais radicalement remis en cause. C'est dans ce contexte que se définissent les trois crises majeures de la société urbaine. Tout d'abord la crise due au problème de l'exclusion, ensuite celle relative à la question de la citoyenneté et enfin le problème de la participation. À la lumière de ce que nous avons dit jusqu'ici, le problème de l'exclusion est celui qui peut le plus facilement être abordé. Il fait l'objet d'une très vaste littérature. C'est l'exclusion de tous ceux qui sont laissés de côté par le développement technologique, c'est l'aggravation de la condition des assistés du Welfare State, c'est la marginalisation de larges couches de jeunes prolétaires, c'est l'obstruction des processus sociaux d'émancipation des femmes, c'est la situation des immigrés qui ne parviennent à entrer dans le circuit de production qu'à condition de renoncer à leurs droits. Analyser le problème de l'exclusion signifie, du point de vue du développement, tirer la conséquence de l'analyse de la mutation des couches sociales les plus défavorisées. Une « société à deux vitesses », c'est ce que le développement actuel du mode de production esquisse, dans la mesure où il ne reconnaît pas la même dignité à tous ceux qui participent à l'organisation sociale de la production. Dans la configuration métropolitaine du développement, la société à deux vitesses se présente à travers la cohabitation de la ville et des ghettos, de la modernisation de l'habitat et

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de la permanence des anciennes villes en décomposition. Ce sont les striures disciplinaires qui dessinent les superficies lisses de la ville postmoderne. Dans cet horizon, les problèmes de l'exclusion deviennent souvent ceux de la pauvreté et/ou ceux de la répression policière chaque fois qu'apparaît la résistance, appelant désespérément et inévitablement une répression de plus en plus importante. C'est aux frontières de l'exclusion, surtout là où la répression est la plus forte, que l'exclusion se fait illégale et le comportement devient criminel. En ce qui concerne le problème de la citoyenneté, l'analyse et la rhétorique se sont réparti également les rôles. Le fait est que là où la citoyenneté sociale est inégalitaire, la prétention d'étendre de la même façon les droits de citoyenneté politique est, dans le meilleur des cas, une erreur, et dans le pire, une hypocrisie. Cela n'empêche pas que la question de la citoyenneté apparaisse, politiquement, comme un terrain sur laquelle il serait possible de mener une bataille pour le droit et la démocratie. Le caractère illusoire de la proposition n'empêche pas la possibilité de son efficacité. Sur ce terrain les courants libéral-démocratiques et le courant socialiste ont fait une vaste propagande. Celle-ci cependant s'est contentée de rester de la pure propagande, puisque les résultats concrets ont été faibles, voire inexistants. L'ampleur du problème de l'immigration, l'étendue de ses conséquences sur la réalité métropolitaine, le poids des conflits, l'urgence de la question, ont empêché la réalisation des meilleures propositions. C'est le cas pour ce qui concerne le débat sur le vote des résidents étrangers, véritable révélateur de la volonté politique d'étendre le droit de citoyenneté, a traversé l'ensemble des années 1980, en s'achevant négativement par l'approbation du traité de Schengen.

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La coopération productive de plus en plus large, qui est inscrite dans la nouvelle structure sociale de la production, a été maintenue à l'écart de la sphère politique publique : le régime d'apartheid est devenu normal. La ville et la banlieue, les quartiers et les stations de métro, les loisirs et les écoles sont traversés par une ligne invisible mais extrêmement forte qui divise et isole. Les théoriciens de la citoyenneté ne peuvent apparaître que comme des utopistes lorsqu'ils affirment la catégorie de l'universelle extension des droits. Le fait est que les travailleurs de « race blanche » ne sont pas mieux lotis que les travailleurs de « couleur » ou que les travailleurs étrangers. L'analyse de la citoyenneté touche au point zéro quand on s'acharne à laisser en dehors de la considération scientifique les dimensions productives du problème. D'où une incapacité à affronter le problème central : celui de la représentation. Même si une forte impulsion politique avait permis l'accès à la citoyenneté de la plupart de ceux qui tout en participant à la production au sens fort du terme en sont aujourd'hui exclus, il serait encore difficile de parler de citoyenneté, car ce problème ne renvoie pas simplement à l'égalité des droits mais à l'égalité dans leur exercice, à l'égalité dans l'exercice de la représentation. Or, dans une situation où le système des partis a beaucoup de difficulté à se plier à la structure des besoins, des intérêts et de la volonté des masses métropolitaines, toute discussion sur la citoyenneté devient illusoire en vertu de l'inefficacité du mécanisme de représentation. Quant aux politiques publiques, elles ont largement montré leur incapacité à apporter une solution d'ensemble à la question de relégation seule, mais également qu'elles ne sont pas capables de prévoir pour l'avenir ce qui a été

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négligé dans le passé : la prise en charge des sujets productifs comme acteurs sociaux et politiques à plein titre. La critique des conceptions linéaires des procédures publiques, la dénonciation des limites de l'action sectorielle, l'absence de toute action locale (toutes choses qui durant la décennie du gouvernement socialiste français, par exemple, ont été sans cesse affirmées) ne se sont jamais transformées en une refondation pluraliste, territoriale et productive de la représentation — elles ne sont jamais ouvertes à un pouvoir constituant en provenance des citoyens, surtout de ceux réellement exclus du processus politique. Les résultats sont désastreux. Tout reste figé dans l'universel mouvement de la complexité. Dans la métropole, dans les villes et dans les banlieues, la crise montre l'évidence d'un corps malade. À la crise de représentation qui résulte des lacunes de la citoyenneté, l'autorité administrative continue à répondre par une multiplication d'interventions de substitution. Mais à quoi bon ?

CHANTIER URBAIN DÉMOCRATIQUE ET ENTREPRENEUR POLITIQUE URBAIN

Le troisième problème que pose la crise des politiques urbaines est celui de la participation politique. De toute évidence, le problème de la participation politique a peu de sens tant que ceux de l'exclusion et de la citoyenneté ne sont pas résolus, ou du moins ne sont pas proposés adéquatement aux discussions démocratiques sur la vie urbaine. On peut se demander toutefois, si la participation ne doit pas être considérée non seulement comme le résultat de la non-exclusion et de la citoyenneté, mais aussi 170

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comme la cause et le moteur de celles-ci. C'est sur ce thème ainsi que sur la réalité associative et les mouvements de citoyenneté dans les villes et dans les banlieues, qu'insiste une abondante littérature. Mais cette littérature politique (et pas seulement sociologique) reste, elle aussi, vague et muette, comme nous l'avons déjà souligné à propos de tout ce qui dans l'analyse sociologique relève non seulement de la dénonciation de la crise de la métropole mais d'une véritable proposition constructive Pour affronter positivement le problème de la participation, il faut sans doute faire un retour en arrière. Il convient donc de reconsidérer certaines prémisses de notre discours. C'est dans la coopération sociale que se forment les conditions de la production, les dynamiques de la valorisation, les liens matériels et l'interaction qui coordonnent et finalisent l'action humaine collective visant la production des biens de production et la reproduction de ses conditions. Sur ces bases, la participation est donc tendanciellement donnée. La question (politiquement centrale) est donc : comment cette objectivité peut-elle s'exprimer dans des comportements subjectifs, quelles sont les conditions de cette transformation ? Il nous semble qu'un nombre important de recherches s'approchent du problème et commencent à en éclairer les différents aspects. Ce sont toutes des recherches qui insistent sur l'importance du chantier urbain, sur la naissance d'une véritable fonction d'entrepreneuriat urbain, instaurée dans la ville par la décentralisation et par la nouvelle sensibilité que la convergence de différentes initiatives peut déterminer localement. Dans cette perspective, le tissu urbain est considéré d'emblée comme un milieu opérationnel, comme un riche ensemble d'initiatives et un 171

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potentiel de forces productives. Les réseaux ainsi que les agrégats productifs, les ensembles administratifs ainsi que ceux organisés par l'entreprise privée, les organisations culturelles et les groupes ethniques sont considérés en vue de la possibilité d'une coordination complexe qui révèle la force productive consistante dans le territoire. Cette approche peut paraître volontariste, elle ne l'est pas toutefois, dans la mesure où elle assume une perspective d'interaction coopérative où les sujets sont collectifs et tente de construire un concept d'entrepreneuriat élargi qui s'accroît à partir des groupes singuliers pour se consolider en une fonction d'entrepreneuriat publique. Les deux concepts de « chantier urbain » et d'« entrepreneuriat politique » doivent donc être développés en même temps, car ils sont solidaires dans la définition et dans la perspective de l'action urbaine. En se développant en même temps dans la théorie et dans l'expérimentation, ils révèlent peut-être une voie de sortie aux difficultés que l'analyse du tissu urbain touché par la crise du fordisme nous a révélé jusqu'ici et qui ne se donne pas seulement comme utopique. C'est à travers le « chantier urbain » et l'« entrepreneuriat politique » que l'antithèse entre la citoyenneté sociale et la citoyenneté politique peut être (dans un premier temps) résolue. Revenons donc sur ces deux concepts. Le concept de « chantier urbain » repose sur une vision du territoire comme interface entre tissu objectif, historique, avec une densité spécifique de réseaux et de communication, et (d'autre part) la formation de nouvelles subjectivités : une interface puissante, qui ne peut être réduite aux images que les théoriciens systémiques des réseaux et les aménageurs de l'État planificateur nous proposent.

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La définition donnée actuellement du territoire, que ce soit par la théorie des réseaux ou par la pratique sans principes de l'aménagement, c'est la définition d'un « processus sans sujet ». La recherche est attentive aux ouvertures mais ne prête jamais attention aux résistances, aux éléments de consistance. Tout en acceptant l'idée d'un territoire totalement éclaté, nous insistons par contre sur les résistances, les éléments subjectifs qui l'articulent. L'éclatement est source de nouvelles synergies, et non pas tabula rasa de toute potentialité. Éclatement ne signifie pas territoire dirigé de manière invisible, et pourtant terriblement efficace, comme le voudrait une certaine philosophie pseudo-francfortienne souvent réactualisée — il signifie au contraire l'invention de subjectivités différentes, réactualisation « intempestive » de nouveaux événements communautaires. Il ne faut pas considérer les réseaux comme des fonctions mathématiques mais comme des réalités — ayant leurs consistances historiques, ontologiquement valorisantes, matériellement immatérielles. Ce sont les sujets qui font les territoires. Certes, il ne s'agit pas des anciens territoires du pouvoir (que les acteurs ont dynamité par le refus du travail et défient en réinventant des alternatives à l'organisation du travail). Certes, il ne s'agit pas non plus des anciens territoires de la ville et des métropoles fordistes ; il s'agit de nouveaux territoires où, sous la surface d'une innovation vide de sens et d'une restructuration basée sur des connexions qui n'ont de réalité visible qu'au niveau du contrôle, vivent de nouvelles subjectivités. Le territoire, c'est, de notre point de vue, le lieu d'un combat ininterrompu entre l'action du « commandement » capitaliste et la résistance permanente, innovatrice et pleine de consistance, des nouvelles organisations subjectives.

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Définition, donc, du territoire comme terrain d'émergence, désormais constante, de nouvelles énergies de coopération — qui acceptent le défi de la coopération du postfordisme, qui conservent du passé la densité d'un savoir urbain confirmé, qui préparent pour le futur l'émergence d'énergies adéquates. C'est cette définition du territoire qui permet d'accéder également à celle de « chantier urbain ». Mais il est évident qu'elle demande l'affirmation d'une énergie politique qui fasse de cette richesse multiple et diffuse du territoire un tissu opérationnel. Nous proposons ici le concept d'« entrepreneuriat politique ». Par « entrepreneuriat politique » nous entendons une figure de l'« entrepreneur » totalement rénovée par rapport aux conceptions classiques ; la fonction d'organisation et d'innovation ne consiste pas tant dès lors dans l'anticipation des moyens nécessaires au capital pour effectuer la production, que dans l'assemblage des conditions de production existantes — aussi bien par les conditions préexistantes que par les conditions sollicitées par la mobilisation continue du social. Cet entrepreneur est un acteur public, au sens où son action se déroule sur le terrain de la coopération sociale défini par le tissu métropolitain. En second lieu, et surtout, celui-ci est un acteur politique, au sens où son action entraîne toutes les fonctions politiques nécessaires pour assembler la pluralité et organiser le territoire. Si un territoire métropolitain est fait des sujets qui l'habitent et qui y accumulent leurs potentialités productives, la productivité de ce territoire est obtenu par une fonction d'entrepreneuriat qui agrège publiquement et politiquement ces forces productives, en met en forme et en renouvelle la créativité.

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C'est sur cette base, et seulement sur cette base, que peuvent être construites la participation politique et la démocratie économique. En effet, aucun développement économique n'est possible sinon sur la base d'une incessante utilisation maximale des potentialités sociales ; si ces potentialités sociales s'instaurent et se forment sur le territoire, si sur le territoire elles se présentent comme des forces coopératives et comme des subjectivités coopérantes, il est évident que la productivité maximale ne peut que correspondre à la participation maximale, à la mobilisation maximale, non pas de la force de travail, mais des sujets politiques, non pas de leur subordination et de leur misère, mais de leur intelligence et de leur liberté. Pour atteindre le maximum d'efficacité économique, l'entrepreneuriat politique (comme n'importe quelle fonction d'entrepreneuriat) doit être démocratique. La citoyenneté politique est aussi importante (autant et plus que la citoyenneté sociale) pour déterminer la productivité. Pour être une synthèse économique efficace, la synthèse du « chantier urbain » et celle d'« entrepreneuriat politique » doit être une synthèse démocratique. En conclusion, par rapport à ces concepts, il sera peut-être intéressant de considérer brièvement certains passages de la discussion politique française sur les villes dans le « nouveau cours » des années 1980. Il semble en effet qu'à partir du début de cette décennie l'expérience de nouvelles formes d'intervention ait été justifiée par une situation d'urgence (les révoltes urbaines) et le constat de la crise des institutions, ainsi que par la conviction de l'échec de l'État pour intervenir sur le territoire avec les moyens administratifs principaux et donc à partir de la nécessité de confier des fonctions opérationnelles directes aux 175

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élus locaux. Cette innovation du paradigme administratif dessine une nouvelle méthode d'action publique, opposée au modèle traditionnel de l'intégration verticale des territoires (typique aussi bien de la figure royale de souveraineté que de la démocratie disciplinaire-fordiste) et tendant plutôt à fonder l'insertion des citoyens et des travailleurs sur un système d'interactions localement qualifiées. D'où un système complexe d'expériences politiques démocratiques qui a traversé l'administration en forgeant de nouvelles figures de fonctionnaires et une nouvelle culture administrative et qui a inséré le travail des élus dans de nouveaux dispositifs juridico-administratifs qui sollicitent un entrepreneuriat politique à partir de la base. Dix ans plus tard, ce processus d'expérimentation, comme nous l'avons souligné ci-dessus, était non seulement suspendu mais reconnu comme un échec. Pourquoi ? Les raisons de son insuccès, présentées au niveau de l'évaluation administrative centrale, insistent sur le fait que l'expérimentation démocratique des nouvelles politiques de la ville, au mieux, se serait dispersée dans les rigoles de la spontanéité et dans l'impossibilité de recoudre les mailles nationales et organiques des interactions. Au pire, elle se serait révélée inapte à composer l'ensemble des fonctions traditionnelles républicaines dans l'État républicain (école, police, justice, etc.) et l'ensemble des nouvelles exigences d'intégration territoriale : elle aurait donc fonctionné comme multiplicateur de la désagrégation. On peut remarquer que ces critiques témoignent des mêmes limites d'analyse qui ont bloqué et/ou épuisé en partie l'efficacité de l'expérimentation : c'est-à-dire de l'incapacité d'analyser l'ensemble des inter-relations sociales plus directement à l'intérieur du tissu de l'activité

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productive et donc de l'incapacité d'assumer la démocratie comme clef radicale de l'assise sociale urbaine.

EXPÉRIMENTER TOUJOURS DE NOUVEAU

La question de la citoyenneté sociale et politique posée par la crise actuelle de la recherche peut seulement être expérimentée comme nouveau concept et nouvelle pratique sociale. Dans le chantier urbain, nous sommes confrontés aux problèmes les plus divers : de l'aménagement écologique aux perspectives de l'habitat, de la décentralisation industrielle et de la socialisation informatique à la construction des réseaux productifs, de la réorganisation des services vers l'émergence de nouvelles formes de marginalisation et de pauvreté, de la définition d'un nouveau code de travail jusqu'à la recomposition de la journée de travail, jusqu'à l'émergence de nouvelles formes de vie. Mais dans le chantier urbain, nous sommes surtout confrontés à un nouvel entrepreneuriat politique. Celui-ci naît du fait que dans les milieux urbains, dans les quartiers, dans les entreprises et dans les établissements scolaires, les multiples associations et surtout les initiatives (même ponctuelles) qui s'y forment, constituent un tissu vivant. « Décideurs » et « acteurs » se cherchent sur ce terrain pour faire en sorte que les expériences vécues puissent devenir des moments de recomposition et d'innovation. D'où l'importance pour les chercheurs d'être à l'intérieur de ces processus. Être à l'intérieur signifie que les chercheurs ont non seulement maille à partir avec la demande sociale (État et entreprises), mais qu'ils ne sont pas exclusivement confrontés avec la souffrance 177

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de larges couches de population ou avec la « galère ». Les chercheurs se situent à l'intérieur d'une profonde ambiguïté où se mélangent destructions et constructions, anciennes et nouvelles assises productives et sociales. Cette ambiguïté est vécue et interprétée. Elle est politiquement à la fois brisée et résolue. Dès lors que les chercheurs voudront bien se reconnaître dans le chantier urbain, ils pourront alors trouver l'ensemble des solutions et des réponses souvent anonymes, informelles, et pourtant élaborées à l'intérieur d'un mouvement et d'une histoire (passée et récente) qui pose la nécessité d'une expression politique. D'où la nécessité d'une expérience toujours nouvelle qui tente de devenir interne au processus de l'entrepreneuriat politique, et de reconnaître et d'imposer la nature démocratique. Mais comme on l'a écrit, « l'échange et la circulation de la parole demeurent extrêmement difficiles entre ces deux « genres » d'activités que sont, d'une part, le travail de recherche et de production de connaissances, et de l'autre, l'expérience et la connaissance du quotidien, quand bien même la parole ne circulerait pas à sens unique, nourrissant ainsi les tentations d'instrumentalisation réciproque et ces dénis imaginaires de la complexité du réel que sont aussi bien le fantasme de l'« expertise sociale » que celui du refus du concept et de l'analyse au nom du vécu. Certes, ces deux « genres » d'activités n'obéissent pas aux mêmes visées, ne relèvent pas de la même temporalité, ne mettent pas en œuvre les mêmes procédures et leur tension dès lors est inéluctable. Leur distinction est même une des conditions de tout dialogue possible, une autre étant leur rencontre en une zone commune de développement, où se mettent à l'épreuve, s'interrogent et se nourrissent mutuellement des activités, des compétences et des

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B A N L I E U E ET V I L L E : U N R E G A R D

PHILOSOPHIQUE

préoccupations hétérogènes par nature. Débat animé qui suppose, entre autres, la nécessité de ne pas penser les rapports « connaissance/expérience » sur le mode théorie/pratique, car l'activité de recherche doit elle-même se penser et s'exposer comme pratique, engageant à une responsabilité ; et qu'elle est confrontée à des choix et des délibérations qui ne sont pas seulement conceptuels, alors même que l'expérience de ceux qui font la ville parce qu'ils y vivent et y travaillent, qu'ils en construisent et en transmettent une mémoire, est porteuse d'une « connaissance en actes » qui, parce qu'elle est souvent loin de se savoir elle-même, requiert une mise en travail. Autant dire qu'un tel travail exigeant d'élaboration et d'interrogation dialogiques ne saurait être sans écho ni sans rapport tout à la fois avec les débats et les questions épistémologiques internes aux sciences humaines et sociales, et avec ceux qui « travaillent » les cultures politiques, et les manières de penser et d'intervenir sur la vie sociale, la citoyenneté et la démocratie (Association Le Tournant).

RÉAPPROPRIATIONS DE L'ESPACE PUBLIC*

Il y avait vingt ans que les choses suivaient leur train. Au moins depuis la crise de 1971-1974, quand après avoir digéré la lutte des années 1960 et la défaite du Vietnam, le capital multinational avait relancé son projet de développement en termes de modernisation postindustrielle et de politique libérale. Le néolibéralisme s'était imposé au cours de ces années : années grises, même si elles ont été éclairées, comme ce fut le cas en France, par un certain nombre de luttes ouvrières offensives (celle de 1986 par exemple) et par une succession d'explosions étudiantes — premières manifestations de la révolte du travail immatériel — autour desquelles la protestation sociale essayait vainement de s'organiser. Décembre 1995 en France marque la première rupture de masse avec le régime politico-économico-idéologique de l'époque libérale. Pourquoi les luttes de décembre 1995 révèlent-elles une telle force de rupture ? Pourquoi pouvons-nous les considérer comme le début de la fin de la contre-révolution de la seconde moitié du XXe siècle ? * Texte publié dans Futur Antérieur,

en 1996.

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On a commencé à donner quelques réponses à cette question. Elles sont souvent intéressantes. Il est tout particulièrement évident que la prise de conscience du caractère insupportable des processus de mondialisation et de la construction européenne, spécialement accélérée en France, le sentiment de trahison de la promesse républicaine de la nouvelle présidence, ainsi que l'ensemble des contradictions déterminées par la nouvelle organisation du travail social — mobilité, flexibilité, rupture du marché du travail, exclusion — et par la crise du Welfare se sont immédiatement répercutées dans le processus de formation de la lutte et de sa radicalisation. C'est surtout la définition du nouveau contexte dans lequel se déterminent les différentes revendications qui me semble importante : un contexte « biopolitique », dans le sens où cette lutte se heurte à toutes les règles de discipline ou de contrôle de l'ensemble des conditions de la reproduction du prolétariat. Pour résumer, la lutte prend son sens universel, devient lutte « d'intérêt général », dans la mesure où elle refuse le diktat « libéralisme ou barbarie » et désigne un nouveau seuil du possible pour l'action contestataire et l'expression du désir d'un nouveau monde. Et pourtant, nous ne réussirons pas à comprendre la radicalité et la signification de la rupture d'époque que marque cette lutte si nous ne posons les questions : quel en est l'acteur ? quel est le sujet hégémonique de cette lutte ? quelle est la couche sociale qui a réussi, en un temps extrêmement bref, à transformer une lutte revendicative en une lutte politique contre le commandement capitalistique mondialisé ? et pourquoi ? quels sont les agencements matériels qui ont déterminé l'expansion de la lutte et son devenir politique ? 182

R É A P P R O P R I A T I O N S DE L ' E S P A C E P U B L I C

Il est facile de donner une première réponse : ce sujet s'appelle « travailleur des services publics ». C'est lui, dans les transports ferroviaires et métropolitains, dans les télécommunications, dans les postes, dans les hôpitaux, dans les écoles, dans les services énergétiques, etc., qui a déclenché la lutte et l'a guidée, donné un sens offensif général aux questions de caractère revendicatif. Mais si nous ne nous demandions pas ce que ces secteurs représentent de nouveau aujourd'hui dans l'appareil politique et productif du capitalisme avancé, cette réponse resterait sans grand intérêt. Je veux dire qu'il y a eu d'autres épisodes dans l'histoire des luttes ouvrières où la capacité de bloquer la circulation des marchandises a été fondamentale dans le déclenchement des affrontements politiques (les grèves des chemins de fer, en particulier, ont émaillé l'histoire insurrectionnelle ouvrière) : aujourd'hui, toutefois, dans l'organisation du capital avancé, la capacité — des ouvriers des services publics des transports, de la communication, de la formation, de la santé et de l'énergie — d'investir avec une force politique déterminante le système de production devient décisive à l'exclusion de toute autre. Thatcher et Reagan le savaient bien, ces initiateurs musclés de la stratégie libérale, qui, pour lancer la restructuration, avaient fait un exemple en prenant pour adversaires les travailleurs de l'énergie ou ceux des communications aériennes. Pourquoi donc ? Une réponse qui sort de la banalité n'est possible que si l'on reconnaît d'abord que, dans la structure du capitalisme avancé, l'ensemble des transports, des communications, de la formation et de l'énergie, c'est-à-dire des grands services publics, ne représente plus seulement un moment de la circulation des marchandises 183

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ou un élément de la reproduction des richesses, mais constitue plutôt la forme globale qui structure la production même. On nous a répété mille fois que la production était devenue circulation, qu'il fallait travailler just in time, que le travailleur devait devenir un maillon de la chaîne sociale. Eh bien, les grévistes des services publics ont montré comment, en touchant le maillon de la circulation, on touchait la chaîne productive tout entière ; comment, en agissant sur le contenant, tout le contenu devait réagir. Et puisqu'ici nous ne parlons pas seulement des structures de la production mais des forces subjectives qui se profilent à travers elles, on voit clairement pourquoi la lutte des travailleurs des services publics a, dès le début, « représenté » l'ensemble des travailleurs et pourquoi, sur le lieu stratégique qu'ils occupent, leur lutte a immédiatement investi la globalité du système productif et ses nouvelles dimensions sociales et politiques. À tous ceux qui qualifient cette lutte de « réactionnaire » et « conservatrice » et à qui l'analyse objective du processus de production tient tellement à cœur, on peut donc tout de suite répliquer, en s'en tenant à leur propre point de vue, que ces luttes, et leurs acteurs principaux, ont au contraire une place centrale et décisive dans le nouveau mode de production : ils ont amené la lutte au point vraiment décisif de la « réforme » capitaliste et l'ont, pour cette seule raison, momentanément bloquée. Mais les acteurs de la lutte n'ont pas été seulement les ouvriers et plus généralement les travailleurs des services publics : au même titre, un million de femmes et d'hommes qui à Paris et dans toutes les villes de France, pour rejoindre leur travail ou simplement pour se déplacer, se sont imposé des efforts dignes 184

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d'une période de guerre, dans des conditions réellement pénibles l'ont été tout autant. Les médias ont illustré ces efforts et cette fatigue quotidienne avec un certain lyrisme — d'abord pour tenter d'organiser la révolte des usagers, puis, une fois cette opération massivement rejetée, pour exalter la civilité et la convivialité de leurs comportements, tout en insistant sur les souffrances occasionnées par la grève. Mais la sociologie industrielle, l'idéologie néolibérale et toute la littérature d'État ne nous avaient-ils pas raconté, pendant des années, que, dans le postindustriel, les usagers sont eux-mêmes producteurs du service ? Comment alors faisaient-ils, ces producteurs d'idéologie, à se démentir si platement, en tentant de dresser la communauté des usagers contre les travailleurs des services ou en cherchant, quoi qu'il en soit, à les identifier comme des communautés séparées ? En effet, les usagers sont des « coproducteurs » des services publics. Ils le sont selon des figures différenciées (qui vont d'une consommation passive maximale et d'une interactivité minimale, à une consommation passive minimale et à une interactivité maximale : valent comme exemple du premier cas les usagers des services énergétiques, et comme exemple du second cas les usagers des télécommunications, de la formation et de la santé). Aujourd'hui, dans la lutte, cette « coproduction » a fait montre d'un niveau de conscience très élevé. Les usagers ont reconnu leur propre intérêt dans la lutte des travailleurs qui produisent avec eux les services. Si les services sont une coproduction, alors ils sont d'essence publique. Nous ne nions pas ici qu'il puisse y avoir des oppositions et que des contradictions puissent émerger entre l'offre et la demande de service : nous tenons seulement à souligner que ces contradictions elles aussi prennent place au sein

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d'une dimension publique. Aussi, quand les travailleurs des services ont fait de leur lutte une défense, une affirmation du caractère public de leur production et une demande de sa reconnaissance en tant que telle, les « usagers » se sont totalement reconnus comme « coproducteurs » de cette lutte. Les marches à pied sous la neige, l'auto-stop, les queues, les attentes infinies doivent donc être considérés comme des épisodes de lutte. La grève n'a pas seulement démontré sa puissance par de bruyants cortèges syndicaux, mais surtout par des cortèges conviviaux chaque matin et chaque soir. Il ne s'agissait pas d'une « grève par procuration » mais d'une grève diffuse, élargie à la vie sociale, entrée dans la quotidienneté. Dans le vocabulaire des grèves inventé par le prolétariat en lutte (grève syndicale, grève générale, grève bouchon, grève sauvage, etc.), il va falloir ajouter cette nouvelle déclinaison : la grève métropolitaine. Qu'on y prenne garde : quand on insiste sur cette « coproduction » métropolitaine de la lutte, on identifie un concept de « public » qui a une valence révolutionnaire. Dans le sentiment de co-responsabilité que les « usagers » éprouvent vis-à-vis d'une pratique comme la grève des services, on ne peut pas ne pas reconnaître en effet un acte de « réappropriation de l'administration ». Un acte direct, subversif. De la conscience de la nature de cet acte, la réflexion ne peut donc que remonter à ses présupposés : l'identification du service public, et donc de sa gestion et de ses fonctions productives à un niveau très général, comme quelque chose de commun à tous. Commun à tous comme sont tous les produits de la coopération : du langage à l'administration démocratique. Une définition du « public » qui n'a plus rien à voir avec sa définition « étatique ». 186

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L'État découvre sa figure capitaliste quand il veut privatiser les services publics. À l'inverse, les luttes révèlent une figure subversive au-delà de l'État et de sa fonction de tuteur du capital. Même quand certains des acteurs soutiennent le « service public à la française », je crois en effet qu'aujourd'hui bien peu considèrent comme crédible la défense de ce résidu de la III e République, réactualisé par le compromis fordiste entre les forces populaires de la Résistance et la technocratie gaulliste, et qui subsiste encore de manière anachronique. Les luttes nous signifient que si un « service public à la française » doit perdurer, il se posera en des termes complètement nouveaux : comme première expérience d'une reconstruction du service public dans une dynamique démocratique de réappropriation de l'administration, de coproduction démocratique du service. À travers ces luttes s'ouvre en effet ici une nouvelle problématique : une problématique constituante. Il s'agit donc de comprendre ce que signifie un nouveau « caractère public des services » qui, en leur permettant de se soustraire à la privatisation et aux règles du marché mondial, leur permet en même temps de se soustraire aux mystifications idéologiques qui naissent de la fonction mondialisatrice et directement capitaliste de l'action de l'État national. La conscience de cette problématique est implicite aux luttes. Elle en représente le potentiel subversif. En outre, s'il est vrai que les services constituent aujourd'hui « la forme globale » de toute forme de productivité d'État ou privée, s'il est vrai qu'ils montrent combien le rôle de la coopération dans l'ensemble de la production et de la circulation est central et exemplaire, alors ce nouveau concept de public

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constituera le paradigme de toute nouvelle expérience de production socialisée. En somme, le public comme ensemble d'activités sous tutelle de l'État afin de permettre la reproduction du système capitaliste et de l'accumulation privée, a fini, ici, d'exister. Nous nous trouvons devant un nouveau concept de public, c'est-à-dire celui d'une production organisée sur l'interactivité, dans laquelle développement de la richesse et développement de la démocratie deviennent impossibles à distinguer, tout comme l'élargissement interactif du lien social l'est de la réappropriation de l'administration par les sujets productifs. L'élimination de l'exploitation devient ici visible, elle apparaît non plus comme mythe mais comme possibilité concrète. Mais cette nouvelle dimension subjective du public n'est pas quelque chose qui touche seulement les ouvriers sociaux, c'està-dire les travailleurs des services sociaux. C'est quelque chose qui investit aussi, comme on l'a vu, la subjectivité des coproducteurs des services, et donc tous les citoyens qui travaillent. Le « Tous ensemble » des slogans des luttes faisait donc apparaître une communauté nouvelle, une communauté sociale productive, qui veut être reconnue. Cette reconnaissance est double. C'est en effet d'un côté la dynamique de recomposition qui parcourt le mouvement, c'est la communauté de lutte dans laquelle tous les travailleurs sont conviés par ces ouvriers qui par leur position forment la trame essentielle de la coopération productive. Et c'est la première dynamique du processus. En second lieu, la reconnaissance réclamée consiste dans la réappropriation du service soit par la communauté en lutte, soit par 188

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ceux qui, en travaillant, utilisent les services pour produire de la richesse. La lutte fonctionne ainsi comme la préfiguration du but auquel elle tend ; la méthode — c'est-à-dire « être ensemble » pour vaincre — est la préfiguration de la finalité — c'est-à-dire « être ensemble » pour construire de la richesse, en dehors du capitalisme et contre lui. Ce qui nous intéresse de souligner ici, c'est qu'à l'intérieur de la lutte que nous avons vécue, et surtout là où les services publics étaient en question, le concept de communauté s'est enrichi d'articulations essentielles. Le concept de communauté a souvent été considéré, même et surtout dans la pensée subversive, comme quelque chose qui mystifiait les articulations concrètes de l'exploitation, en les aplatissant dans une figure où l'ensemble de l'association des sujets était donné par l'unité de la fonction plutôt que par l'articulation contradictoire du processus associatif et productif. Au cours de la lutte que nous analysons, apparaît pour la première fois une communauté extrêmement articulée, une Gemeinschafty qui a en soi toutes les caractéristiques de la multiplicité — et qui, comme ensemble productif, s'oppose au pouvoir. La réflexion sur le mouvement amène donc à poser le problème de la transition à un niveau supérieur d'organisation productive, là où le public est considéré comme l'ensemble des fonctions sociales qui, grâce à la richesse de ses articulations, n'exige pas la séparation des niveaux de production et des niveaux de commandement. Au contraire, la réappropriation du commandement dans la fonction productive et la construction du lien social forment désormais un continuum. Le problème de 189

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la transition vers une communauté sociale autonome, vers le communisme, ne résidera plus seulement dans la définition de la forme de lutte contre l'État, mais au contraire essentiellement dans la définition des échéances et des formes qui permettront la réappropriation des fonctions productives de la part de la communauté. « Tous ensemble » est un projet de transition vers le communisme. Ces luttes nous permettent de commencer à appeler à nouveau par son nom le mouvement réel de transformation de l'état présent. Et si le travail à faire pour recomposer dans l'imaginaire le mouvement réel et le développement de l'histoire est immense, nous pouvons commencer à donner forme à l'utopie du mouvement par le biais d'énonciations qui traduisent le désir. Le slogan « Tous ensemble » a été lancé et recueilli par le mouvement, de manière conjoncturelle, en tant qu'invitation faite aux travailleurs des entreprises privées d'entrer dans la lutte. Nous avons vu comment le slogan s'est peu à peu transformé. Mais il est vrai que sa première signification, sa première invite, est tombée dans le vide. Pourquoi ? Pourquoi les travailleurs appartenant à la catégorie « juridiquement » dite privée de l'économie ne sont-ils pas entrés en lutte ? Les explications qui ont été données au fait que les travailleurs du privé ne sont pas entrés en lutte sont très réalistes : elles vont de justifications qui se réfèrent à la structure du salariat (salariat individualisé par la mesure de l'implication, donc soumis à la répression immédiate du patron en cas de grève) à des justifications se référant à la crise du syndicalisme dans les secteurs privés de l'industrie et des services. Ces explications, encore que réa190

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listes, oublient toutefois un élément structural de l'entreprise privée, c'est-à-dire le fait qu'en elle la tendance de la transformation de la structure productive en structure publique de service n'est pas encore évidente et qu'elle demeure cachée, d'un côté par la forte permanence des industries manufacturières, de l'autre, par l'infâme prédominance des règles du profit privé, souvent réinterprété selon des modèles financiers. C'est peut-être le moment de dire que les fonctions productives liées à la production manufacturière sont, de mille façons, en voie d'extinction. Et que, par conséquent, les couches ouvrières liées aux fonctions manufacturières sont les plus sensibles au chantage au chômage, et donc les plus faibles. C'est précisément pour cette raison qu'elles sont moins capables de conduire des luttes offensives. Elles sont désormais enfermées dans un paradoxe : au moment où elles se mettront en lutte, elles seront obligées de le faire pour détruire aussi des lieux de production dont elles reçoivent aujourd'hui un salaire. Elles sont un peu comme les paysans dans la Révolution française : elles luttent non pas pour faire vaincre le système de production auquel elles participent, mais un autre système de production dans lequel elles seront écrasées. Mais cette interprétation ne vaut que pour les ouvriers du secteur manufacturier privé. Par contre, dans le secteur privé, les entreprises de service sont désormais présentes dans une proportion de plus en plus grande. Les grandes entreprises manufacturières ont « mis » massivement « dehors » de plus en plus de fonctions directement et indirectement productives, en les réduisant à des services commerciaux et en les insérant dans le contexte de la production sociale. Et c'est dans le secteur privé des services que la redécouverte du public, et donc la recomposition du 191

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nouveau prolétariat, est possible. Elle est possible là où les figures ouvrières, dans le privé, revêtent comme caractéristiques fondamentales, flexibilité temporelle et mobilité spatiale. Là où le profit se forme, comme dans les secteurs publics, surtout par l'exploitation de la coopération sociale. Dans la lutte de décembre, le retard et la confusion ont marqué l'invitation faite au privé à participer à la lutte. Cette invitation a été faite sous la forme traditionnelle de l'appel aux ouvriers manufacturiers du secteur privé, alors qu'au cours de la lutte ce sont au contraire les ouvriers et les opérateurs des services, et même des services privés, qui ont eu l'occasion de se reconnaître dans le nouveau concept de public — et donc dans la réappropriation coopérative de la production de richesse à travers la construction et l'administration démocratiques de la société productive. Nous pouvons maintenant revenir à l'identification du sujet de la lutte de décembre. Si l'on en reste à un niveau superficiel, on peut considérer qu'on a affaire à un travailleur des « services publics » ; dans un deuxième temps il apparaît comme « travailleur social », c'est-à-dire comme producteur de relations sociales et, à travers elles, comme producteur de richesse ; en troisième lieu, cette identification est renforcée par le fait que les clients des services, c'est-à-dire les citoyens en général, ont coproduit la lutte ; en quatrième lieu, il apparaît évident que le fait que le service revête un caractère public en fait le lieu stratégique de l'exploitation et donc des nouvelles contradictions sur lesquelles peuvent se développer des luttes offensives ; en cinquième lieu, il est clair que les opérateurs des services du secteur privé, c'est-à192

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dire la majeure partie des travailleurs du privé qui s'est restructurée dans les services, seront attirés eux aussi dans ce cycle de luttes. Mais l'ouvrier social est un travailleur immatériel. Il l'est parce qu'il est un élément hautement scolarisé, parce que son travail et son effort sont essentiellement intellectuels, parce que son activité est coopérative. Une production faite d'actes linguistiques et d'activités coopératives se trouve désormais au cœur de la société et de ses structures de pouvoir. Donc l'ouvrier social est immatériel en tant qu'il participe de la nouvelle nature intellectuelle et coopérative du travail. Or cette nouvelle nature du travail est toujours bios, vie entière faite de besoins et de désirs, de singularités et des générations qui se succèdent. Le sujet de la lutte de décembre a montré, à travers la lutte et ses objectifs, que la vie tout entière dans toute sa complexité est objet de lutte et production de subjectivité — et donc refus de l'asservissement de la coopération sociale au développement du capital. En tout cas — disaient les travailleurs en lutte aux gouvernants —, si vous ne voulez pas reconnaître à cette nature collective intellectuelle du travail associé sa liberté, vous serez bien obligés de reconnaître qu'elle est incontournable, d'en reconnaître la puissance, et vous serez dans l'impossibilité de négocier des salaires, de la reproduction sociale et de la constitution économico-politique sans prendre entièrement cette réalité en compte ! Les télécommunications et la formation représentent les secteurs de classe les plus significatifs du point de vue de l'immatérialité, du public interactif, du bios — ici le General Intellect dont Marx avait prévu qu'il serait l'agent fondamental de la production 193

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dans le capitalisme avancé, se montre comme bios. Dans les processus de formation, la force de travail se construit et se reconstruit, en permanence, tout au long de la vie et des générations, en pleine interactivité non seulement entre singularités actives mais entre celles-ci et le monde, la Umwelt qui l'entoure, construite et reconstruite en permanence par l'activité humaine. Les télécommunications, qui représentent dans un avenir proche la totalité de la circulation des signes productifs, des langages coopératifs, constituent donc la figure extérieure de ce capital constant que les cerveaux humains se sont réappropriés. Et c'est à travers la formation et les télécommunications que les processus de production de la subjectivité sont confrontés aux processus d'asservissement des subjectivités productives et à la construction de la plus-valueprofit. C'est donc sur ces articulations que se concentre la lutte sur la forme de l'appropriation — parce que la formation et les télécommunications représentent le point le plus élevé, et la structure la plus explicite, de la production en tant que service public. Les luttes de décembre représentent un formidable défi pour la théorie révolutionnaire. Les travailleurs des services matériels et immatériels y sont en effet hégémoniques : c'est l'ouvrier social dans la plénitude de ses attributs productifs. Ces luttes se situent en conséquence au niveau du capitalisme avancé ou, comme on veut bien l'appeler, postmoderne et/ou postindustriel. Les travailleurs des services font apparaître au premier plan la productivité sociale et mettent au jour les contradictions qui s'opposent à son développement. Le problème de l'émancipation du commandement capitaliste et celui de la libération du mode de produc194

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tion capitaliste se posent ici de manière nouvelle, parce que la lutte des classes se présente ici de manière tout à fait nouvelle. L'industrie manufacturière et ses opérateurs perdent définitivement le rôle central qu'ils avaient eu dans le déclenchement et dans la direction de la lutte des classes, tandis que les opérateurs des services, même et surtout ceux des services du secteur privé des économies avancées, sont fortement sollicités à entrer dans le jeu de la lutte révolutionnaire. La théorie doit donc aujourd'hui se confronter à cette nouvelle réalité. Elle doit travailler de manière générale sur le rapport entre General Intellect (c'est-à-dire le travail immatériel et intellectuel hégémonique) et bios (c'est-à-dire la dimension dans laquelle le travail intellectuel comme capital constant réapproprié s'oppose au commandement capitaliste devenu désormais complètement parasitaire). Mais elle doit surtout travailler sur les liens qui unissent étroitement l'interactivité sociale et ses formes politiques, la production et la politique, la puissance productive et le pouvoir constituant. Lénine avait déjà posé le problème du rapport entre appropriation économique par le prolétariat et formes politiques de cette appropriation. En son temps et au sein des rapports de production qu'il devait prendre en compte, le réalisme le conduisit à considérer que le terme de « dictature » pouvait représenter une solution. Sans pour cela couvrir de boue celui qui fut le premier à avoir compris la nécessité de conjuguer la révolution et l'entreprise, notre utopie de libération se différencie toutefois radicalement de ce point de vue. Nous avons la possibilité de le faire, en connaissance de cause, parce que la production est aujourd'hui un monde de rapports interactifs que seule la « démocratie » peut constituer et gérer. La démocratie,

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une démocratie puissante des producteurs, c'est ce qui constitue aujourd'hui l'essentiel des motivations de nos recherches. Construire le public contre l'État, penser la démocratie des producteurs contre le parasitisme du capital, dégager les formes à travers lesquelles l'interactivité de la production (révélée par le développement des services) peut s'articuler avec les formes (rénovées) de la démocratie politique, mettre au jour le tissu matériel de la coproduction politique du social : tout cela constitue les nouvelles tâches de la théorie. Urgentes, extrêmement vivantes comme les luttes qui les ont proposées. Si l'on y regarde bien, de nombreux théoriciens de la reproduction sociale dans le postmoderne se posent déjà des problèmes analogues. Tous les « communautaires », c'est-à-dire les chercheurs en sciences sociales qui n'ont pas accepté le libéralisme comme pensée unique, surtout dans le pays prince du capitalisme, les É.-U., travaillent à tirer au clair le problème du rapport entre la coopération sociale croissante et la production de démocratie. Mais les luttes de décembre vont bien au-delà de ces thématiques : parce qu'elles ne posent pas seulement le problème en tant que possibilité mais en tant que nécessité ; parce qu'elles anticipent la solution en montrant que la démocratie de la multitude est un fait révolutionnaire. Voici donc un nouveau thème, qui est loin d'être secondaire : que signifie révolutionner la coopération sociale en se réappropriant démocratiquement l'administration, pour gérer la totalité de la production et de la reproduction de la société ? Avec les luttes de décembre nous sommes entrés dans une phase nouvelle de la pratique politique. 196

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Le premier problème qui se pose est évidemment celui de la réouverture de la lutte après sa suspension, et par conséquent de l'élargissement et du renforcement du front de l'ouvrier social, dans les services publics mais surtout dans le secteur privé. Il s'agira en outre d'exprimer sous la forme la plus large et la plus forte l'apport des sujets de la formation (école, université, etc.) et des télécommunications à la nouvelle perspective de construction du mouvement révolutionnaire, et d'organiser la coproduction de ces luttes avec les citoyens travailleurs. Mais ici émerge le second problème fondamental : celui de la définition d'une forme de lutte et d'organisation qui soit cohérente avec le nouveau concept de public dans les termes où il s'est exprimé dans la lutte de décembre. Ce qui signifie une forme d'organisation qui permette, de plus en plus, de lier les revendications catégorielles aux revendications générales du salaire « biopolitique », de l'extension du service public, de la réappropriation de l'administration. Il est évident que la capacité, qu'ont révélée les travailleurs en lutte de se réorganiser sur le territoire, en rompant avec la traditionnelle division professionnelle du syndicalisme français, pourra être reprise comme paradigme de la recomposition unitaire des objectifs de lutte et de la forme générale de sa conduite. En effet, ces formes d'organisation préfigurent de nouvelles instances politiques (non plus simplement syndicales) de base et de masse. Elles révèlent, paradoxalement en renouant avec les origines de l'organisation du mouvement ouvrier, un élément central de l'organisation de la production postfordiste : sa diffusion sociale. Cette organisation locale, territoriale, interprofessionnelle et unitaire semble bien présenter une base solide pour la généralisation 197

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de la défense des intérêts ouvriers en matière de salaire et de lutte sur les conditions de reproduction sociale ; et en même temps c'est à partir d'elle et d'elle seule que pourra se déclencher cette initiative de réappropriation « publique » de l'administration et des services capable d'ouvrir un horizon de lutte pour une démocratie radicale.

L'EUROPE, UNE PLAISANTERIE POUR LES SUJETS DE L'EMPIRE*

L'IDÉE D'EUROPE NAÎT AU SIÈCLE DES LUMIÈRES, MAIS PRÉSENTE T O U T DE SUITE UN DOUBLE VISAGE

Europe est synonyme de paradoxe. Une partie du XXe siècle a cru à l'Europe, à l'Europe culturelle et politique, et — selon l'histoire établie — l'a faite : mais ce qui a paradoxalement réussi, c'est une Europe qui est peut-être le contraire de ce qu'on avait pensé et espéré. Pour ne pas mettre sur le dos de nos contemporains tous les imbroglios du XXe siècle, faisons un saut en arrière. Dès sa renaissance, l'idée d'Europe comme Europe culturelle, au siècle des Lumières, est un « foutoir » (je veux bien dire un « brothel ») ; elle peut, en effet, aussi bien être portée par les baïonnettes de Bonaparte que par celles des armées de la Sainte-Alliance. Si pour Voltaire c'était une « société des esprits » et pour Napoléon Bonaparte « la patrie commune », l'Europe est également « depuis longtemps ma patrie » pour Metternich. Sa conception de l'Europe, aussi sophistiquée que celle de Novalis dans le trop acclamé Christentum oder Europa, consiste en une revendication passionnée du Moyen * Texte publié dans Multitudes, en 2000.

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Âge contre l'athéisme des Lumières, et de l'équilibre des vieilles monarchies contre toute tendance nationale-libérale. Une vision de l'Europe assez centriste : au fond, on ne peut oublier que Metternich s'opposait à de Maistre et à une bonne partie des romantiques anglais, français et allemands qui pensaient ne pouvoir mettre l'Europe à l'abri de nouvelles aventures révolutionnaires qu'en en faisant une monarchie unique sous l'autorité du pape et, dans tous les cas, avec la bénédiction de celui-ci. D'autre part, à un autre niveau, les antinapoléoniens et antiréactionnaires reproduisent la confrontation et l'affrontement : Benjamin Constant s'oppose à Henri de Saint-Simon, et la réforme libérale à la réforme scientifique et sociale, mais tous deux espèrent que cette transformation sera l'oeuvre des peuples d'Europe « réunis en un seul corps politique ». Nous pourrions continuer à énumérer les oppositions idéologiques construites autour du vocable « Europe » dans un crescendo incessant entre le XIXe et le XXe siècle : dans quel but ? La longue série de gentilles utopies qui, dans la seconde moitié du xixe siècle, ont été débitées par Victor Hugo et les disciples de Proudhon, puis dans les congrès pour l'unité de l'Europe, entre Zurich, Heidelberg et Édimbourg, les Constantin Franz, Bluntschli et Lorimer... tout ceci est désormais confronté à une histoire bien réelle et bien sordide — de haines, de massacres, de concurrence impérialiste forcenée, de guerres fratricides, assaisonnées dès lors de gaz mortels et de destructions de populations. La critique nationaliste, dans ces conditions, avait beau jeu. Prenez un honnête homme comme Thomas Mann : en 1914, il voit l'idée d'Europe s'épuiser, exsangue, dans sa pâleur voltairienne : c'est la raison pour laquelle il se fait le propagandiste de 200

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la guerre de la Kultur contre la Civilisation... De l'autre côté du front : un autre honnête homme, Henri Bergson, démolit point par point les arguments de Thomas Mann, dans une homologie renversée du concept de nation, qui voit un Descartes lumineux se dresser face aux turgescentes idéologies allemandes... Ainsi, cette confusion complète entre honnêtes hommes, cette insignifiance voulue du mot « Europe », cette annulation acritique de tout espoir qui aille au rebours du développement impérialiste unilatéral des nations d'Europe, annoncèrent la catastrophe de 1914-1918 : nous devons bien le reconnaître. Pire : je ne voudrais pas trop aller à contre-courant mais je commence à penser que bien des jugements de Lukacs, dans la Destruction de la raison, sur Nietzsche et Burckhardt, peuvent être repris ici (dans la mesure où, s'ils ne vont pas de soi, ils sont tout au moins corrects) : ils traduisirent l'Europe en une idée de crise face à la montée des nationalismes et à l'extrémisme impérialiste. Ont-ils ainsi désarmé la raison ? Je ne sais pas. Pensons-y. Ajoutons, quoi qu'il en soit, à cette liste de personnages du « paradoxe-Europe » (ou simplement de « traîtres » à l'idée européenne ?) les auteurs espagnols de la crise de 1898 et, pourquoi pas, Y intelligentsia italienne qui s'exprima dans les revues d'avant-garde du début du siècle. Nous pénétrons ainsi dans le XXe siècle, dans la pestilence belliqueuse de 1914-1918. Cet événement a ravagé l'estomac de beaucoup d'intellectuels, peut-être aussi les chromosomes de la multitude qui en a fait l'expérience. Rappelez-vous le soldat Chariot qui se fraye un chemin, hébété, entre les nuages de gaz et les shrapnels pour retourner à une vie sans mémoire au début du Dictacteur. Nous y voilà, à devoir recommencer de la même manière avec l'histoire politique de l'Europe. Que nous n'ayons

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pas grand-chose à en attendre, voilà qui était peut-être déjà inclus dans les prémisses... Quoi qu'il en soit, c'est précisément à partir de ce moment-là, sur ces monceaux de morts dans les tranchées, que commence la véritable histoire de l'Europe politique. Nous pouvons en signaler trois phases. La première est celle d'Aristide Briand et de la Société des Nations. La deuxième est celle du plan Marshall (préambule : les bombardements de Dresde et les camps d'extermination) et par la suite la construction du Marché commun, dans le cadre de la guerre froide. La troisième est la phase actuelle, c'est-à-dire celle de la construction de l'union politique, c'est-à-dire de la « sousorganisation atiantique » de l'Europe dans le cadre de l'hégémonie impériale des É.-U. Deux mots sur la première phase, non pas qu'elle soit particulièrement importante mais parce qu'elle éclaire les critères (qui deviendront par la suite traditionnels) selon lesquels les classes dirigeantes européennes affronteront le thème de l'unité politique de l'Europe. Aristide Briand, c'est un président du Conseil de la IIIe République : patiemment et avec persévérance, il cherche à limiter les conséquences dramatiques du traité de Versailles et à reprendre le projet de « paix perpétuelle » proposé par Wilson (mais repoussé par le Sénat américain). Briand propose une Europe unie, pour éviter les guerres internes et pour gérer en commun les intérêts impérialistes. Le projet échoue misérablement. Pourtant, c'est un projet intéressant : proposé en 19291930, au milieu du big crash américain, et au moment où, pour la première fois, le monde soviétique commence à programmer sa propre survie, il exprime les deux exigences vitales des classes dirigeantes européennes, celle de résister aux Soviets (à l'extérieur 202

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et à l'intérieur) et celle de s'opposer à l'agressivité économique, politique et culturelle des É.-U. Ces deux exigences ont un ordre précis : d'abord l'antisoviétisme, ensuite l'antiaméricanisme. Elles resteront gravées dans cet ordre dans la tête de tous les « philo-européens », entre la période de la Résistance et la phase constituante du second après-guerre — de Jean Monnet à Robert Schuman, de Kojève à Adenauer, de Spinelli à De Gasperi (et il serait difficile de trouver une liste plus hétérogène). Si l'antisoviétisme ne surprend pas, l'antiaméricanisme du projet Briand ne doit pas non plus nous étonner. Resurgit en effet ici (de manière bizarre et inversée, comme d'habitude dans ces caslà) une autre préoccupation qui se trouvait à la base de l'idée culturelle d'Europe : la confrontation avec les États-Unis d'Amérique. Au xixe siècle, entre Goethe, Tocqueville et Byron, le nouveau monde américain commença en effet à représenter l'idée d'une saine vitalité, d'un monde dans lequel la liberté — dont la conquête se faisait si difficilement en Europe — constituait au contraire la source et le tissu communs des institutions et du mode de vie même. En 1827, Goethe compose les vers Den vereinigten Staaten, dans lesquels les deux mondes sont opposés : l'un, le vieux, qui s'attriste devant ses souvenirs ; l'autre, le nouveau, ouvert à un développement immense de la liberté, dans la mesure où il est libre de l'asservissement au passé. Chez Goethe, il y a la conscience que l'histoire ne finit pas en Europe ; mieux, que celle-ci peut-être dépassée et que le meilleur de l'histoire de l'Europe se réalise dans l'Amérique de la liberté. Béni soit cet homme : Goethe était vraiment intelligent ! Mais ce n'est pas lui qui gagnera la bataille des représentations (et des intérêts) qui commence alors dans la conscience 203

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européenne. À l'affrontement sur l'impérialisme et le colonialisme (à l'inverse des Européens, les É.-U. furent en effet toujours anticolonialistes et anti-impérialistes) fait suite, entre le xixe et le XXe siècle, le ressentiment des Européens pour la défaite qu'ils subissent (et qui s'accentue et devient peu à peu gigantesque) dans tous les domaines de la puissance : du militaire au monétaire, et enfin — last but not least — au linguistique, au communicationnel et au culturel. (Peut-on faire l'hypothèse que le succès de Nietzsche dans la première moitié du siècle exprime ce ressentiment ? Et la diffusion de l'heideggérisme dans la seconde moitié du siècle ? Ce pourrait être une piste...) Il y a également la nécessité pour les classes dirigeantes compromises avec les pires déclinaisons du fascisme de s'en remettre — pieds et poings liés — aux É.-U. pour se défendre des sauvages qui arrivent de l'Est. Il y a, enfin et surtout, l'absence de prise de conscience que l'organisation du monde — technologique et économique — prend des dimensions de plus en plus vastes, qu'elle va vers l'Empire comme souveraineté sur le marché global ! Ce n'est pas parce qu'elles ne se sont pas unifiées qu'Athènes et Sparte, Mégare et Thèbes ont été vaincues par les Romains : c'est parce qu'elles étaient des polis. Et les É.-U. sont vainqueurs parce qu'ils n'ont pas été des polis : donc pour n'avoir été, comme Rome, ni colonialistes ni impérialistes, mais seulement « impériaux ». L'Europe, à cause de son histoire, ne pourra jamais être impériale : à cause de son histoire, elle est irrémédiablement polis — généalogie, c'est-à-dire prolifération d'événements, dispersion et exode de multitudes, histoire de singularités, voisinage, res gestae — et, ce qui n'est pas complètement anodin, nationaliste, impérialiste, nazie, « charognarde »... Donc, à l'époque de Briand, les Améri-

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cains n'étaient plus seulement les « bons sauvages » de la démocratie et du droit : ils s'étaient révélés d'excellents commerçants et de grands industriels, de terribles concurrents dans tous les domaines... mais surtout en modèles de gouvernement. Nous voici donc entrés dans la véritable histoire de l'idée d'Europe politique : celle-ci commence quand l'idée culturelle de l'Europe s'est à ce point vidée (et la guerre de 1939-1945 représente le moment où les égouts des nationalismes européens et des concurrences inter-impérialistes sont pleins à ras bord) qu'elle ne peut renaître que comme arme dans les mains des Américains pour lutter contre l'Union soviétique. C'est un paradoxe : mais ne se répète-t-il pas de cette manière depuis le début ? L'idée d'Europe ne se réalise qu'en se vidant : c'est d'abord Metternich qui le fait, puis Briand, puis Marshall. À partir du 5 juin 1947, l'Europe se reconnaît comme organisation économique et politique de l'Europe de l'Ouest ; à partir du 4 avril 1949, également comme organisation militaire atlantique, qui s'oppose à l'Europe de l'Est. Cette « réalisation » de l'Europe politique par sa « scission » durera quarante ans... (Et un autre paradoxe s'ajoute à ceux que nous avons soulignés : la réalisation, à travers cette scission, de la prophétie contraire, celle des slavistes philo-européens du xixe siècle, comme Tchaadaev et Kirievski qui, précisément, ne voyaient dans l'Europe qu'une perspective de développement pour la Russie et pour son profond sentiment religieux, qui a la force neuve des grands desseins...) Arrêtons-nous ici un moment : quels avantages l'Europe a-t-elle tiré du plan Marshall ? Quelques-uns, sans aucun doute. Les empires coloniaux européens ont été « dévolus » aux Américains et ceci a sauvé quelques jeunes générations européennes des purges démographiques que

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les guerres ont toujours provoquées. En même temps, et le taylorisme et le fordisme et le keynésianisme ont été politiquement assimilés par tous les gouvernements européens et devinrent le schéma d'intervention des agences européennes pour quarante longues années. C'est ainsi que la paix intra-européenne fut garantie. Pour ce qui est du reste, il n'y a pas eu d'avantages réels, et à bien y regarder, on pourrait même qualifier les résultats de désastreux, parce que (excepté dans les années autour de 1968) l'intelligence culturelle et politique européenne (une des rares matières premières du continent) a cédé à la servilité, s'est amollie dans le consensus ; les machines politiques se sont alignées sur la brutalité du modèle américain. Il s'est ensuivi la corruption des âmes. L'Europe n'avait pas encore commencé son aventure politique qu'elle était déjà bien pire que son modèle américain. À la corruption des âmes a fait suite celle de l'administration et de la politique. Après 1989, après la chute du mur de Berlin, tout sembla un instant être remis en discussion. Beaucoup crurent à un changement, et que l'Europe allait pouvoir finalement s'accomplir dans l'alliance avec les peuples de l'Est européen qui, portés à la modernité par le socialisme réel, demandaient désormais la liberté et la fraternité occidentales et européennes. Mais qui avait encore la force de se libérer de cette corruption des esprits que la subordination à la règle impériale (des É.-U.) avait désormais imposée ? C'est ainsi que l'idée d'Europe produisit — et nous fit subir — un dernier paradoxe, peut-être définitif. Arrachée à la menace de la République des soviets et du socialisme asiatique, l'Europe se recomposa. Une série d'accords en permirent la première configuration politique. Inutile de rappeler ces accords : 206

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ils ont tous des noms épouvantablement barbares... et ils datent d'hier — il faut les oublier. Cauchemars : Schengen, Reagan, Maastricht, Bush, Eltsine ivre sur un tank, et l'enfant de chœur Gorbatchev dans les bras de sa Raïssa, Mitterrand et Kohi main dans la main devant le monument de Verdun. Oh ! Nous n'avons vu que trop d'obscénités ! En réalité, même la chute des Soviets ne fut pas capable, je ne dis pas de réussir, mais au moins de faire espérer que l'Europe se libère de la domination des É.-U. Et il semblerait même qu'il ne soit encore possible de raisonner que sous la protection de ces derniers, et que si on laisse aux Européens l'illusion qu'ils sont maîtres de leur destin, ils ne nous proposent que les choses les plus effrayantes : de la « vache folle » aux « alternatives informatiques » et à l'Internet, du « républicanisme nationaliste » de la gauche française aux nouveaux petits fascismes locaux, de l'idéologie de Mme Thatcher à celle des ex-partis communistes, et jusqu'au collier électronique pour les détenus afin de tranquilliser les petites vieilles... Nos philosophes politiques sont naturellement désespérés, la crise de l'Europe est devenue un topos éditorial, et le fait que Max Weber ou Cari Schmitt (produits du xvile siècle, quand ce n'est pas du XVIIIe) ne marchent plus, les fait frissonner... Sauf à certains moments, quand la « philosophie molle », fatiguée de l'Europe, se met à la politique internationale, et que le philosophe de la « pensée molle » se découvre la fibre humanitaire... Une nouvelle génération de vrais intégristes européens, de « talibans d'Europe », est née, qui proclame un radicalisme européen des droits de l'homme, organise des guerres et des tribunaux, se sent rescapée de la Shoah et en porte la mémoire sans en avoir les cicatrices ; ce sont les vrais nouveaux templiers

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de l'idée d'Europe. Dommage que le temple ait été depuis longtemps définitivement profané. Mais considérons cette affaire d'un autre point de vue. La globalisation, c'est-à-dire la domination du marché mondial, menace définitivement l'Europe, parce qu'elle transfère le pouvoir souverain à la seule puissance étatique capable de l'exercer à cette échelle : les États-Unis d'Amérique. L'orientation et le travail de construction des États unis d'Europe n'ont donc aujourd'hui pour visée que la « sous-organisation atlantique ». Ceci est indiscutable, il faut être saoul pour ne pas le reconnaître. C'est l'impression que donnent actuellement les directeurs des quotidiens italiens La Repubblica et II Corriere délia Sera et aussi, hélas ! de plus en plus souvent les directeurs des organes d'information européens les plus autorisés. Humbles serviteurs de l'Empire, ils savent que le premier de leur devoir est de ne pas le nommer. À nous seuls est réservée la joie de l'intelligence, ce que Hegel appelait la joie « de la reconnaissance » : parce que désormais nous savons qu'il est impossible de prononcer le rpot Europe ; mieux, parce que désormais nous connaissons la force qui implique le refus de cette ultime idéologie, et parce que nous comprenons qu'il y a la possibilité de résister à l'Empire. Le paradoxe Europe a commencé à se dévoiler en tant qu'imbroglio : à la fin du xxe siècle, Europe et imbroglio sont devenus synonymes. Il existe toutefois, en Europe, une autre histoire de l'idée d'Europe : elle commence en des temps immémoriaux avec le métissage et l'exode des populations, puis à travers la circulation des cultures et la résistance humaniste à l'oppression et à la superstition ; enfin, elle trouve son apogée dans la lutte communiste du prolétariat. « Un spectre hante l'Europe », déclarait-il y a 208

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un siècle et demi l'un de nos ancêtres. En disant Europe, il parlait en réalité du monde ; ses invectives contre « le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux français et les policiers allemands » n'avaient rien de spécifique (bien que ces personnages aient tous mérité d'êtres dénoncés comme infâmes) : le Manifeste était internationaliste. Cela suffît. Ses lecteurs/trices, de Rosa Luxemburg à Lénine, l'ont lu ainsi et ont agi en conséquence. Et ceux qui pensent que l'Europe (et les institutions communautaires, et l'unité politique européenne) est un terrain de lutte adapté et suffisant pour combattre le pouvoir global (sous sa forme actuelle : accumulation et organisation) sont dans l'illusion — quand ils ne sont pas des mystificateurs (la forme du nouveau fascisme ne consiste-t-elle pas en cette opération ?) qui proposent l'égoïsme national européen comme idéal à réaliser. C'est ce que les réactionnaires de la contre-révolution anti-jacobine ont soutenu ; et les philosophes du IIIe Reich eux-mêmes se sont identifiés à cette mission. Nous, en revanche, nous sommes totalement vaccinés contre cette nouvelle vocation nationaliste — vaccinés par la mémoire du mouvement ouvrier et des luttes internationalistes. Qu'on ne vienne donc pas nous proposer une armée européenne commune, ce ne pourrait être qu'une armée mercenaire — quand l'un des rares avantages que nous concède l'Empire, c'est au contraire la possibilité de ne pas devoir s'en payer une ; qu'on ne nous propose pas non plus d'autres articulations de la politique de puissance, alors que l'Empire les a monopolisées. Si nous continuons donc à reconnaître dans l'expérience des européennes la seule racine de toute possibilité de société des esprits voltairienne, nous chercherons à faire autre chose que ce que les folies de nos aïeux ont fait de l'Europe, et que l'Empire a désormais

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définitivement et irréversiblement ratifié et codifié. Plus fidèles à une autre Europe idéale (des luttes de libération, de toutes les luttes du prolétariat), nous demanderons alors à nos enfants d'être européens, oui — mais en tant que « spectres » dans le monde, à travers l'Empire. Spectres en tant qu'entrepreneurs d'exode, de résistance et d'inventions communs. Spectres si possible joyeux. Le rêve de l'Europe qui, sur la base de l'utopie des Lumières s'est construit au cours des siècles, et que le xxe siècle a définitivement sali et fait s'évanouir, peut être donc racheté : à condition de savoir que l'Europe est plus grande que l'Europe — c'est aussi l'Amérique et la Russie, c'est peut-être aussi (mais là le cœur nous manque) le Pacifique et ces milliers de désirs qui deviennent de plus en plus forts et manifestes à mesure que la révolution sociale progresse avec l'avancée de l'Empire (n'est-ce pas à une véritable et authentique métamorphose anthropologique à laquelle nous assistons ?). En nous refusant à l'énième arlequinade autour du mot « Europe », nous nous reconnaîtrons donc sujets de l'Empire, citoyen(ne)s subversif(ve)s du monde, nouveaux(elles) Immaterial Workers of the World. Traduit de l'italien par Judith Revel

A I N S I COMMENÇA LA CHUTE DE L'EMPIRE*

Pendant les préparatifs de Gênes, le Corriere délia Sera et d'autres journaux reprirent le « refrain » infâme et ingénu de Pasolini sur Valle Giulia 1 : « policiers fils du peuple, étudiants fils à papa ». Mais la situation a été renversée, même si nos journalistes à succès, entièrement à l'unisson du pouvoir, ne s'en sont pas aperçu. Gênes a été l'expression de la précarité. Les jeunes manifestants de Seattle, Gôteborg, Québec et Gênes sont tous des « fils du peuple », ils n'ont pas et ils n'auront pas de salaire durable, alors que les policiers de Gênes bénéficient de la pérennité du salaire et touchent des primes importantes pour les situations scabreuses, avec retraite à quarante-cinq ans et assurance d'un autre emploi dès que leurs cheveux se mettront à blanchir. Il est étrange que les zélotes du régime ne comprennent pas ces petites nouveautés : Gênes a été l'expression des « ouvriers sociaux », mobiles, flexibles, pauvres, intelligents, aléatoires, radicaux... * Texte publié dans Multitudes,

en 2001.

1. Valle Giulia a été le théâtre d'un des premiers affrontements entre étudiants et forces de l'ordre en 1968.

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Cette nouvelle composition du prolétariat, d'une multitude aux cheveux courts et au PC en bandoulière (le PC comme capacité autonome de travail, comme outil intégré au cerveau, sans besoin d'un patron qui le prête en échange du travail). Ces gens ne comprennent pas pourquoi il faut avoir un patron et surtout ils ne comprennent pas pourquoi le capitalisme, le marché capitaliste, la globalisation capitaliste des échanges devraient être considérés comme « naturels », nécessaires et essentiels ; pourquoi les pauvres jeunes Noirs sont mis au travail comme des esclaves alors que les prolétaires occidentaux sont privés d'emploi. Ils ne comprennent pas pourquoi le G8 gère un monde où la pauvreté est devenue une condition commune, où l'ostentation de la richesse et le pouvoir qui la garantit représentent la seule morale. Non. Cette situation est révoltante ! La multitude de Gênes est pauvre et révoltée. Il serait bien que nos journalistes se souviennent, avant que d'autres désastres se produisent, de ce qu'écrivait Goffredo Parise en première page du Corriere délia Sera à l'époque lointaine où Piero Ottone dirigeait le journal 1 : « Une chose vraiment très belle serait que les bourgeois (ceux qui se sentent offensés, ceux qui écrivent des lettres aux journaux) comprennent une fois pour toutes que les pauvres ont toujours raison, dans tous les sens et dans tous les domaines. » Les sociologues militants nous disent que la précarisation est féminine. Le travail se fait femme avec la précarisation, il exprime cette confusion entre production et reproduction, entre travail et service qui, depuis des temps immémoriaux, caractérise le travail des femmes. La confusion du temps de la vie et du temps du tra1. Piero Ottone a dirigé le quotidien Corriere délia Sera dans les années 1970.

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vail. La multitude précaire de Gênes était féminine ; cette multitude que la violence de l'État et l'arrogance du G8 ont enfermée dans une orgie de répression. Il fut donc féminin d'éviter l'affrontement. Agnoletto et Casarini ont saisi cette sensibilité lors de l'assemblée au stade de Gênes, en refusant de poursuivre l'affrontement pendant la nuit, après l'assassinat de Carlo Giuliani. S'ils ne l'avaient pas fait, nous aurions tous plongé encore plus dans le chaos et dans la mort. Je me souviens de certaines nuits de guérilla urbaine au début des années 1970. La police titubante et apeurée était devenue une bête féroce. Nous étions tout aussi mauvais et nous résistions comme des guerriers. Mais maintenant tout est différent. Il n'y a plus d'avant-garde mais des multitudes sur les barricades, il n'y a pas des Black Block exaltés mais des travailleurs précaires, mobiles, flexibles, pauvres, intelligents, aléatoires, radicaux. Femmes et adolescents. Beaucoup portent un piercing. Et quand, dans la prison de Bolzaneto, une jeune fille se fit arracher l'anneau qu'elle portait à son nez, ce fut horrible, aussi horriblement symbolique que l'assassinat de Carlo Giuliani. Le mot d'ordre de la majorité des manifestants de Gênes fut donc de se soustraire à la violence : traduction du désir du prolétariat social et précaire de se soustraire à l'exploitation. Un mot d'ordre d'exode : non à la violence, non au travail. Allons-nous-en, quittons cette méphitique atmosphère de violence dont se délectent fascistes, policiers, G8, diplomates et journalistes cyniques... Ainsi ont chuté les Empires. Il faut lire Gregorovius, mais avant lui déjà Montesquieu et Gibbon. Il y avait beaucoup de moines, de bonnes soeurs, de prêtres, de jeunes catholiques, protestants et même musulmans. Gênes, mouvement religieux ? Mouvement organisé par la compassion ? II est apparu comme tel aux patrons capitalistes qui savent être 213

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athées et francs-maçons lorsqu'ils ont peur du désir et de l'utopie. Idiotie ! Il existe, certes, une religion qui monte vers les hauteurs, vers les délices mystiques et les brouillards new âge — tous ces messieurs compatissants étaient pour sûr absents de Gênes. Mais il y a aussi une religion qui se rassemble par le bas, qui n'est pas compassion, mais fraternité, passion vécue avec les autres, avec les pauvres, avec les affligés, avec les exploités, avec les précaires et les déprimés, avec les gens seuls et mal entourés, avec les prisonniers et comme le disent souvent la Torah et les Évangiles, avec les veuves... C'est une religion des corps, une religion de la compassion biblique envers la femme qui a perdu l'homme avec lequel elle jouissait. Ce type de religion était vraiment présent à Gênes. C'était très beau de voir Don Ciotti 1 et Don Gallo2 danser le rite des Indiens de la prairie et du désir. C'est dans ces moments-là, quand la compassion devient construction d'un destin commun, quand la générosité et le don s'opposent à la raison de l'échange mercantile, c'est dans ces moments-là que la religiosité se révèle : non pas dans la pénombre hypocrite des églises, mais dans la clarté d'une contestation globale et missionnaire, hurlée au niveau mondial. Elle fait partie, nécessairement, de ce grand mouvement d'exode du capitalisme que les multitudes de Gênes sont en train de dessiner. Autour de Gênes, on a vu s'agiter les fantômes du passé. Les Zombies. Parti de lutte devenu parti de gouvernement, le cas des Démocrates de gauche (Democratici di Sinistra), a été très ennuyeux. Je ne parle pas de la ligne schizophrénique tenue vis1. D o n Ciotti est un prêtre très engagé dans les luttes sociales, il milite avec les immigrés, les prisonniers, les toxico-dépendants. 2. D o n Gallo est un prêtre impliqué dans le mouvement N o Global.

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à-vis du Genoa Social Forum, ni des menaces adressées aux militants (surtout syndicaux) qui voulaient participer aux manifestations. Le problème est ailleurs, il concerne la compromission profonde (bien dans sa tradition) de cette force politique avec les institutions étatiques et sociales de la discipline et du contrôle. Les Démocrates de gauche (comme leurs ancêtres du PCI, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale) n'ont jamais considéré la contestation populaire comme une force d'opposition autonome aux institutions capitalistes, ni comme l'expression d'une puissance manifestant de manière autonome sa propre éthique et son projet de civilisation. Au contraire : la contestation devrait et doit être toujours contenue dans les limites d'un compromis politique avec l'État. Cela pouvait se comprendre (mais non se justifier) quand le PCI se posait dans un contexte international au sein duquel, justement, le compromis représentait la règle adéquate au containement réciproque des blocs... Dans le contexte historique actuel, alors qu'il n'y a plus d'Armée rouge, de victoire de Stalingrad pour soutenir un dessein stratégique, alors que la chute du mur de Berlin a sanctionné la nature cancérigène des compromis bureaucratiques dans l'évolution du « socialisme réel », reprendre comme ils l'ont fait, et le feront encore, ce schéma du compromis, c'est aujourd'hui, simplement, être corrompu. Gênes a révélé la corruption des forces politiques d'opposition quand elles ont employé le chantage à l'ordre public, la propagande mystificatrice sur la violence, et même la défense de la globalisation capitaliste comme autant de critères pour dévaloriser le mouvement. Mais le mouvement de Gênes, qui vient de Seattle et des forêts du Chiapas, des quartiers de Los Angeles et des bantoustans de l'apartheid, c'est la cavalerie rouge de Boudienny... 215

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Ils se sont écroulés devant la photographie. Le contrôle social postmoderne veut être subtil et continu, il simule la transparence. Ici, en revanche, les corps tuméfiés et les matraques déchaînées sont posés dans un lien causal direct et horrible qui ramène l'image du contrôle au cauchemar du supplice. Berlusconi est vraiment un ignorant : il gagnait autrefois de l'argent dans le secteur du bâtiment, quand les journaux et les télévisions américaines tentaient en vain de bloquer la diffusion des images du Vietnam et le défaitisme révolutionnaire qu'elles induisaient... Il aurait pourtant dû se souvenir de l'extraordinaire stratégie médiatique mise en œuvre pendant la « Tempête du Désert » par Schwarzkopf, par le Pentagone et par CNN. La vision, l'image et donc la souffrance et la mort furent alors évacuées par une censure rigide et esthétique. À Gênes, les techniques les plus sophistiquées du contrôle médiatique ont volé en éclats. Chaque jeune avait une caméra. Inflation de photos, inflation de corps et de singularités, inflation de cruauté et de stupidité. D'un côté les Black Block et la police, de l'autre jamais un regard sur la prestance énorme du cortège. Mais la multitude est singulière et chaque être singulier avait une caméra : la multitude des photos se révèle être alors une arme bien plus acérée qu'une matraque transformée en instrument de torture. À Gênes, tout le monde regardait, mais pas le moindre voyeur. À Gênes, Big Brother s'est libéré de ses maîtres, des miroirs, du narcissisme et de la perversion. Regarder c'était résister, c'était produire une image contre le contrôle, une parole contre le langage du pouvoir. Je l'avoue : j'ai souri amèrement quand j'ai vu en direct le pogrom policier de l'école Diaz — Pertini... Le lendemain, en parlant avec un cama216

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rade qui a fait vingt ans de prison, nous avons à nouveau eu ensemble un sourire amer alors qu'on apprenait ce qui s'était passé à Bolzaneto. Ces carnages ne sont pas fréquents, mais ils ne sont pas rares non plus dans les prisons italiennes : ils sont, pour ainsi dire, normaux en cas de nécessité. En ce qui me concerne, je peux témoigner d'au moins trois massacres en prison, pendant mes longues années de détention, à Rebibbia, à San Vittore et dans la «prison spéciale» de Trani... Chaque prisonnier et chaque militant, qu'il soit prêtre ou laïc, peut témoigner, en faveur des prisonniers, de dizaines, si ce n'est de centaines de cas de tortures et de violences aveugles. Sassari, l'an passé, est le dernier en date. La documentation de l'association Antigone est à ce sujet impressionnante. Tout le monde a vu quelle violence peut être exprimée par des groupes de jeunes policiers excités. À Trani, le sang était étalé de manière homogène sur les murs des « promenades » et il y avait plus de gens les doigts cassés parce qu'ils avaient tenté de se protéger la tête des coups de matraque, que de têtes indemnes. Avec ce camarade de prison nous avions envie d'éclater de rire : ici, à l'école Diaz, à Bolzaneto, il y a au moins des médecins qui passent et font semblant de te soigner ; nous, à l'époque, nous sommes restés trois jours et trois nuits sans voir un médecin. Ce fut un Noël effroyable, mais différent ! Voilà tout ! À Gênes il y avait plein de vidéastes : nous attendons leurs productions. Les films américains nous montrent des brutes policières à l'œuvre dans les prisons. Espérons que le cinéma italien, un jour pas trop lointain, aura la vérité du cinéma américain. Et derrière mon sourire amer, il y a surtout un désir : que nos gentils intellectuels, notre gauche intelligente, nos rêveurs tiers-mondistes, viennent jeter un coup d'œil dans nos prisons. « I care. » L'école

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Diaz et Bolzaneto ne sont pas des exceptions... Si un cinéaste voulait par la suite s'occuper de galères, sérieusement, mon camarade et moi-même, avec une évidente ironie frustrée, nous pourrions dès maintenant lui offrir deux scénarios : un premier sur les massacres aveugles et les transferts turbulents d'une prison à l'autre ; un deuxième sur les fous (des gens qui étaient fous ou qui le sont devenus en prison) enfermés dans les prisons... Des scénarios gratuits. Des choses peut-être encore plus horribles que Diaz et Bolzaneto... Pourquoi faut-il des choses monstrueuses pour qu'un mouvement perde sa virginité ? Étrange comme tout va très vite ! Le lendemain du massacre de Gênes, un camarade m'appelle pour me raconter ce qu'il a personnellement vécu. Il conclut son discours en me disant soudain : il faut revenir au social... en automne nous devons être prêts à résister, à répondre, à lutter ! Étrange comme tout va très vite ! Ce même camarade, il y a seulement un mois, m'aurait fait un discours presque pessimiste, chargé d'un sentiment aigu de difficulté ou d'impossibilité... Maintenant, il me parle des contrats des ouvriers métallurgistes : des choses que je croyais d'une autre époque, dignes des temps héroïques ! Eh bien non : il ajoute que les syndicalistes ont désormais compris qu'il ne s'agit pas simplement de se défendre mais surtout de construire un front commun avec ceux de Gênes, les précaires mobiles, flexibles, pauvres, intelligents, aléatoires, radicaux... Je réagis en exprimant quelques doutes. Il me répond : si les métallurgistes ne s'allient pas avec les précaires, dans quelques années, ils seront tous précaires... Le syllogisme colle : le patronat pousse la classe ouvrière à la précarité ; la voie de la résistance suggérée par les syndicats (la fuite corporatiste, la construction d'une aristocratie ouvrière)

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ne tient plus ; mieux, la défaite est en train d'être définitivement enregistrée en automne, par la globalisation ; que faire alors, sinon anticiper un front fort de tous les précaires (métallurgistes compris) ? Je prie mon camarade de ne pas trop simplifier. Il me reste toutefois à l'esprit que cette solution est la plus logique et qu'en tout état de cause, vue la vitesse prise par notre histoire, cette anticipation paradoxale du destin des ouvriers de la old economy ne constitue pas seulement une conclusion logique mais bien une possibilité concrète... N'as-tu pas vu — ajoute mon camarade métallurgiste — combien les jeunes travailleurs de la old economy, les « nouveaux embauchés », étaient nombreux, parmi les gens de Gênes ? Bien sûr, tu ne peux pas l'avoir vu : ils étaient comme les autres. Ils étaient subsumés par les précaires : la classe ouvrière se retrouvait dans la multitude. La recomposition des luttes se fait ainsi sous le signe de la multitude et lorsqu'on parle (comme Gênes nous impose de le faire) d'un nouveau « cycle de luttes », celui-ci se trouve sous l'hégémonie de la multitude. Pendant les journées de Gênes, des camarades blaguaient : « Si la gauche veut reconquérir Bologne, elle doit s'allier aux Wu Ming1. » Pendant que d'autres répliquaient : « Il est plus facile pour un chameau que pour la gauche de passer par le chas d'une aiguille ! » En effet, le chas de l'aiguille avait été construit par les Wu Ming... Quelle sagesse dans ces journées de Gênes : de vieux camarades communistes reconnaissaient non seulement que le compromis démocratique ne paye pas, mais que le chercher constitue, avec la globalisation, une opération masochiste ; ils en concluaient donc 1. W u Ming est un atelier de production de services narratifs, géré par un collectif d'agitateurs de l'écriture. En langue chinoise, Wu Ming signifie « anonyme ».

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que nous devons nous ouvrir au mouvement des mouvements, que nous devons apprendre de lui et commencer à respirer un peu d'air frais... Mais pourquoi le mouvement devrait-il accepter cette alliance, quand bien même elle serait honnêtement et véritablement proposée ? Le mouvement agit déjà sur un terrain global, ses temps et ses luttes sont définis dans la globalisation. Ce mouvement est nomade, sa stratégie est celle de l'exode des prisons nationales, c'est un grand serpentin qui lie dans son mouvement, qui hybride et transforme les espaces et les temps de la Terre. Il reconnaît le Sud dans le Nord et le temps de la révolution à l'intérieur des métamorphoses du mode de production. Ce mouvement est hégémonique : on le trouve, sans contradictions, au centre de l'Europe et au milieu des forêts du Chiapas ; aux É.U., dans les déserts et dans les mégalopoles africaines ; dans les révoltes des étudiants indonésiens et dans la résistance croissante et indignée des intellectuels russes... La gauche italienne n'a qu'une seule possibilité : se mettre au service de ce mouvement hégémonique (d'ailleurs, cette reconfiguration des pouvoirs, entre gauche et mouvement des mouvements, était déjà à l'œuvre avant Gênes). À Gênes, on pouvait déjà voir des députés et des administrateurs locaux pour qui la référence politique n'est plus constituée par les vieux partis parlementaires, mais bien par le mouvement. La légitimation de l'action administrative est donnée par les besoins que les mouvements interprètent, elle se plie et se conforme aux exigences du mouvement et à la générosité des opérateurs de base... Dans la mondialisation la traslatio, le transfert des pouvoirs, est en train de se réaliser dans deux directions : d'un côté, le pouvoir impérial ; de l'autre, le mouvement de réappropriation de la richesse et de la liberté... Que vient donc

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faire ici la gauche et sa tradition lugubre ? Le communisme est une chose trop sérieuse pour être laissée aux chameaux. Vive les Wu Ming ! Le massacre de Gênes ne vient pas de nulle part, du hasard, ce n'est pas un « inconvénient ». Il a été décidé. La presse a donné libre cours à sa fantaisie. Hypothèses : les choses ont été décidées par Fini contre Berlusconi, par les carabiniers contre la police... Stupidités. À la base de cette décision, comme souvent, il n'y a pas une volonté claire mais des intentions oscillantes. Quel est le gouvernement mondial que nous voulons ? se demandent les politiques et les policiers. L'action répressive découle de la réponse qu'ils donnent à cette question. Deux solutions se présentent (ou semblent se présenter). Il y a d'un côté le modèle qui semblait gagnant jusqu'à aujourd'hui, celui d'un Empire aristocratique, c'est-à-dire celui de la finance internationale et des multinationales productives. Dans ce modèle, l'aristocratie joue un rôle d'intermédiation entre un pouvoir monarchique central (aujourd'hui grosso modo représenté par la capacité militaire, monétaire et communicationnelle de la présidence américaine, par les trois Rome qui la constituent : les militaires de Washington, les financiers de New York, les comédiens de Los Angeles) et une démocratie qui, à travers l'ONU, les ONG, les mouvements, s'exprime partout dans le monde. Il y a donc une force qui modère le pouvoir impérial : il est fondamental de laisser de l'espace à ce mouvement. Mais il y a une autre hypothèse un peu plus réactionnaire. Ce ne sont pas Fini et Baget-Bozzo qui l'ont produite, ni leurs acolytes dans la police et dans les églises, mais il se trouve qu'ils s'y sentent bien — par tradition idéologique ou 221

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théologique. C'est l'hypothèse de l'Empire byzantin. Ici, l'équilibre et le caractère subsidiaire des trois pouvoirs, monarchique, aristocratique et démocratique disparaissent. Le pouvoir monarchique prend tout. Sa définition est le bouclier spatial. Les réseaux internationaux à travers lesquels on produit de la valeur à partir du travail et de la terre se ferment d'une manière mystique. Dans les grandes conques absidiales qui renferment les mosaïques byzantines, il y a le souverain entouré des douze apôtres et des douze signes de l'Apocalypse. En d'autres termes, il y a des gens au pouvoir qui pensent que la liberté de produire et de s'approprier de la richesse, de la part des patrons, n'a pas de limites, et que cette liberté doit être protégée de manière absolue. Dans le présent et dans le futur, le bouclier spatial signifie cela : un investissement contre l'avenir, contre toute résistance à-venir. Mais revenons au présent. À Gênes, du côté du pouvoir, ce sont les byzantins, les fascistes, les cléricaux qui ont gagné et non les petits bedeaux serviles qui viennent se montrer à Palazzo Chigi et Montecitorio 1 . La chose est bien plus dangereuse puisque c'est au centre de l'Empire que sont pensées ces alternatives. Mais Gênes répond de manière anticipée : c'est une descente de barbares, une éruption volcanique, la seule innovation possible. La mort de Carlo Giuliani : c'est cela aussi, Gênes. Un garçon simple qui répond aux provocations de la police, du pouvoir byzantin, en s'armant avec ce qu'il trouve dans la rue, cailloux et bâtons. Il est tué. Il est assassiné. On l'accuse d'être violent : mais s'indigner, est-ce de la violence ? Spinoza définit l'indignation 1. Palazzo Chigi et Montecitorio sont les sièges, respectivement, de la présidence du Conseil des ministres et de l'Assemblée nationale.

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comme la haine envers quelqu'un qui a fait du mal à quelqu'un d'autre. Il ajoute que l'indignation semble se présenter comme une sorte d'équité. Mais aujourd'hui, au-delà de Spinoza, il y a une redondance, un excédent d'amour qui circule dans la société des jeunes, dans la nouvelle façon de produire, dans la nouvelle composition de classe, parmi ces hommes précaires pauvres intelligents qui sont l'innovation du monde — il y a donc un excédent d'amour qui va au-delà de l'équité de l'indignation. Dans le sacrifice extrême de Carlo Giuliani nous lisons une violence transfigurée par l'amour. Nous avons affirmé plus haut que le mouvement tissait sa subjectivité sur le travail féminin, mieux, sur un travail qui est devenu femme. Jusque dans la tragédie de Carlo Giuliani nous lisons cet amour débordant et démesuré : la pauvreté, qui est proche de la mort, réorganise en mourant son amour pour le monde, pour la transformation, pour l'à-venir. Traduit de l'italien par Antonella Corsani et François Matheron

POUR UNE DÉFINITION ONTOLOGIQUE DE LA MULTITUDE*

1. Multitude est le nom d'une immanence. La multitude est un ensemble de singularités. Si nous partons de ces constats, nous pouvons avoir immédiatement la trame d'une définition ontologique de la réalité qui reste, une fois le concept de peuple libéré de la transcendance. On sait comment s'est formé le concept de peuple dans la tradition hégémonique de la modernité. Chacun de son côté, chacun à sa manière, Hobbes, Rousseau et Hegel ont produit le concept de peuple à partir de la transcendance du souverain : dans la tête de ces auteurs, la multitude était considérée comme chaos et comme guerre. Sur cette base, la pensée moderne opère d'une double manière : d'un côté elle abstrait la multiplicité des singularités et l'unifie transcendantalement sous le concept de peuple ; de l'autre elle dissout l'ensemble des singularités (qui constituent la multitude) pour en faire une masse d'individus. Le jusnaturalisme moderne, qu'il soit d'origine empiriste ou d'origine idéaliste, est toujours une pensée de la transcendance et de la dissolution du plan d'immanence. La théorie de la multitude exige au contraire que les sujets parlent pour * Texte publié dans Multitudes,

en 2002.

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leur propre compte : il ne s'agira pas d'individus propriétaires, mais de singularités non représentables. 2. Multitude est un concept de classe. La multitude est en effet toujours productive, elle est toujours en mouvement. Considérée d'un point de vue temporel, la multitude est exploitée dans la production ; et envisagée d'un point de vue spatial, la multitude est encore exploitée en tant qu'elle constitue de la société productive, de la coopération sociale pour la production. Le concept de « classe de multitude » doit être considéré autrement que le concept de classe ouvrière. Le concept de classe ouvrière est en effet un concept limité, tant du point de vue de la production (il inclut essentiellement les travailleurs de l'industrie) que du point de vue de la coopération sociale (il n'enveloppe qu'une petite quantité des travailleurs opérant dans l'ensemble de la production sociale). La polémique menée par Rosa Luxemburg contre l'ouvriérisme étroit de la IIe Internationale, et contre la théorie de l'aristocratie ouvrière, fut une anticipation du nom de multitude : ce n'est pas un hasard si sa polémique contre les aristocraties ouvrières redoubla avec ses attaques contre le nationalisme émergeant au sein du mouvement ouvrier de son époque. Si l'on pose la multitude comme un concept de classe, la notion d'exploitation sera définie comme exploitation de la coopération : coopération non des individus mais des singularités, exploitation de l'ensemble des singularités, des réseaux qui composent l'ensemble et de l'ensemble qui comprend les réseaux, etc. On notera que la conception « moderne » de l'exploitation (celle décrite par Marx) est adéquate à une conception de la production où les acteurs sont les individus. C'est seulement parce qu'il y a des individus qui opèrent que le travail est mesurable par 226

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la loi de la valeur. Et le concept de masse (en tant que multiplication indéfinie d'individus) est lui aussi un concept de mesure : bien plus, il a été construit à cette fin dans l'économie politique du travail. La masse est en ce sens le corrélat du capital, tout comme le peuple l'est de la souveraineté — et l'on ajoutera que ce n'est pas pour rien que le concept de peuple est lui même une mesure, surtout dans la version raffinée, keynésienne et welfariste de l'économie politique. L'exploitation de la multitude est en revanche incommensurable, c'est un pouvoir qui se confronte à des singularités hors mesure et au-delà de la mesure, outre mesure. Si l'on définit ce passage historique comme un passage épochal (ontologiquement tel), cela veut dire que les critères ou les dispositifs de mesure valables à une époque se trouvent radicalement mis en question. Nous vivons aujourd'hui ce passage, et il n'est pas dit que de nouveaux critères ou dispositifs de mesure soient en train de nous être proposés. 3. Multitude est le concept d'une puissance. Rien qu'en analysant la coopération, nous pouvons en effet découvrir que l'ensemble des singularités produit de l'outre mesure. Cette puissance ne veut pas simplement s'épandre, elle veut surtout conquérir un corps : la chair de la multitude veut se transformer en corps du General Intellect. Nous pouvons considérer ce passage, ou, mieux, cette expression de la puissance, en suivant trois lignes de force : - La généalogie de la multitude à travers le passage du moderne au postmoderne (ou, si l'on veut, du fordisme au postfordisme). Cette généalogie est constituée par les luttes de la classe ouvrière 227

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qui ont dissout les formes de discipline sociale de la « modernité ». - La tendance vers le General Intellect. La tendance, constitutive de la multitude, vers des modes d'expression productive toujours plus immatériels et intellectuels, veut se configurer comme réinscription absolue du General Intellect dans le travail vivant. - La liberté et la joie (mais aussi la crise et la peine) de ce passage novateur, qui comprend en son sein continuité et discontinuité, quelque chose comme les systoles et diastoles de la recomposition des singularités.

LE MONSTRE REVOLUTIONNAIRE QUI A POUR N O M MULTITUDE

Il est nécessaire d'insister un peu plus sur la différence séparant le concept de multitude de celui de peuple. La multitude ne peut être saisie ni expliquée dans les termes du contractualisme (par contractualisme, j'entends moins une expérience empirique que la philosophie transcendantale à laquelle il aboutit)/Dans son sens le plus général, la multitude se défie de la représentation car elle est une multiplicité incommensurablç/Le peuple est toujours représenté comme une unité, alors que la multitude n'est pas représentable car elle est monstrueuse vis-à-vis1 des rationalismes téléologiques et transcendantaux de la modernité. En opposition au concept de peuple, le concept de multitude est celui d'une multiplicité singulière, d'un universel c o n c r e t / l e peuple consti1. En français dans le texte.

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tuait un corps social ; la multitude non, car la multitude est la chair de la vie/Si nous opposons d'un côté la multitude au peuple, nous devons également l'opposer aux masses et à la plèbe. Masses et plèbe ont souvent été des mots employés pour nommer une force sociale irrationnelle et passive, dangereuse et violente, pour cette raison précise qu'elle était facilement manipulable. La multitude, elle, est un acteur social actif, une multiplicité qui agit. La multitude n'est pas, comme le peuple, une unité, mais par opposition aux masses et à la plèbe, nous pouvons la voir comme quelque chose d'organisé. C'est en effet un acteur actif d'autoorganisation. Un des grands avantages du concept de multitude est ainsi de neutraliser l'ensemble des arguments modernes basés sur la « crainte des masses » ou sur la « tyrannie de la majorité », arguments souvent utilisés comme une forme de chantage pour nous contraindre à accepter (voir à réclamer) notre propre servitude. Du point de vue du pouvoir, que faire de la multitude ? À vrai dire le pouvoir ne peut strictement rien en faire car les catégories qui intéressent le pouvoir ont été mises de côté : unité du sujet (peuple), forme de sa composition (contrat entre les individus) et mode de gouvernement (monarchie, aristocratie et démocratie, simples ou combinées). La modification radicale du mode de production advenue à travers l'hégémonie de la force de travail immatérielle et du travail vivant coopératif — révolution ontologique, productive et biopolitique au sens plein du terme —, tout cela a complètement renversé les paramètres du « bon gouvernement », et détruit l'idée moderne, depuis toujours désirée par les capitalistes, d'une communauté fonctionnant en vue de l'accumulation capitaliste.

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Le concept de multitude nous introduit dans un monde entièrement nouveau, nous plonge dans une révolution en train de se faire. À l'intérieur de cette révolution, nous ne pouvons que nous imaginer comme des monstres. Aux xvie et XVII c siècles, au cœur de la révolution qui a construit la modernité, Gargantua et Pantagruel sont les géants emblématiques des figures extrêmes de la liberté et de l'invention : ils traversent la révolution et nous proposent la tâche gigantesque de devenir libres. Nous avons aujourd'hui besoin de nouveaux géants et de nouveaux monstres capables d'assembler nature et histoire, travail et politique, art et invention, et de nous montrer le nouveau pouvoir que la naissance du général intellect, l'hégémonie du travail immatériel, les nouvelles passions abstraites, l'activité de la multitude, attribue à l'humanité. Nous avons besoin d'un nouveau Rabelais, ou plutôt de beaucoup de nouveaux Rabelais. Rappelons pour finir que le premier matériau de la multitude est la chair, c'est-à-dire la substance vivante commune dans laquelle corps et intellect coïncident et sont indiscernables. « La chair n'est pas matière, n'est pas esprit, n'est pas substance », écrit Merleau-Ponty. « Il faudrait, pour la désigner, le vieux terme d'"élément", au sens où on l'employait pour parler de l'eau, de l'air, de la terre et du feu, c'est-à-dire au sens d'une chose générale..., sorte de principe incarné qui importe un style d'être partout où il s'en trouve une parcelle. La chair est en ce sens un "élément" de l'être 1 . » Telle la chair, la multitude est donc pure potentialité, elle est la force non formée de la vie, un élément de l'être. Telle la chair, la multitude est elle aussi orientée vers la 1. M. Merleau-Ponty, Le Visible et l'Invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 184.

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plénitude de la vie. Le monstre révolutionnaire qui a pour nom multitude, et qui apparaît à la fin de la modernité, veut continuellement transformer notre chair en nouvelles formes de vie. Nous pouvons expliquer d'un autre point de vue ce mouvement de la multitude, qui va de la chair aux nouvelles formes de vie. C'est un mouvement interne au passage ontologique, c'est lui qui le constitue. Je veux dire que la puissance de la multitude, regardée à partir des singularités qui la composent, peut nous montrer la dynamique de son enrichissement, de sa consistance et de sa liberté. En plus d'être, globalement, production de marchandises et reproduction de la société, la production de singularités est en effet production singulière de nouvelle subjectivité. Et il est par ailleurs aujourd'hui très difficile, dans le mode de production immatériel qui caractérise notre époque, de distinguer production de marchandises et reproduction sociale de subjectivités, car il n'y a pas de nouvelles marchandises sans besoins nouveaux, ni de reproduction de la vie sans désir singulier. Il convient d'insister ici sur la puissance globale du processus : il se déploie entre globalité et singularités, selon un rythme à la fois synchronique, fait de connexions plus ou moins intenses (rhizomatiques, a-t-on pu les appeler), et diachronique, fait de systoles et diastoles, d'évolution et de crises, de concentration et de dissipation du flux. Pour le dire en un mot, la production de subjectivité, la production que le sujet fait de lui même, est en même temps production de consistance de la multitude — car la multitude est un ensemble de singularités. Il ne manque certes pas de gens pour insinuer que le concept de multitude est (pour l'essentiel) un concept insoutenable, purement métaphorique, car il ne peut y avoir d'unité du multiple qu'à travers un geste 231

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transcendant plus ou moins dialectique (comme en a effectué la philosophie de Platon à Hegel, en passant par Hobbes) : et ce d'autant plus que la multitude (la multiplicité qui refuse d'être représentée dans YAufhebung dialectique) prétend également être singulière et subjective. Mais l'objection est faible : YAufhebung dialectique est ici inefficace car pour la multitude l'unité du multiple n'est rien d'autre que le vivant, et le vivant est difficilement subsumable par la dialectique. En outre, ce dispositif de production de subjectivité, qui trouve dans la multitude sa figure commune, se présente comme pratique collective, comme activité toujours renouvelée de constitution de l'être, Le nom de « multitude » est à la fois sujet et produit de la pratique collective./ /

ET MULTITUDE EST LE NOM D'UNE MULTITUDE DE CORPS

Il est clair que les origines du discours sur la multitude se trouvent dans l'interprétation subversive de la pensée de Spinoza. On ne se lassera jamais d'insister ici sur l'importance du présupposé spinoziste. Comme thématique entièrement spinoziste, nous avons avant tout celle du corps, et en particulier du corps puissant. « Vous ne savez pas ce que peut un corps. » Et multitude est le nom d'une multitude de corps. Nous avons parlé de cette détermination quand nous avons insisté sur la « multitude comme puissance ». Le corps est donc premier, dans la généalogie comme dans la tendance, dans les phases comme dans le résultat du procès de constitution de la multitude. Mais cela ne suffit pas. Il nous faut reprendre les analyses précédentes du point de vue du corps, c'est-à-dire revenir aux points 1, 2 et 3, et les compléter dans cette perspective. 232

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1. Là où le nom de la multitude a été défini contre le concept de peuple, là où a été rappelé que la multitude est un ensemble de singularités, il nous faut traduire ce nom dans la perspective du corps, c'est-à-dire clarifier le dispositif d'une multitude de corps. Quand nous prêtons attention aux corps, nous réalisons que nous ne sommes pas simplement confrontés à une multitude de corps, mais que tout corps est une multitude. En se croisant dans la multitude, en croisant multitude et multitude, les corps se mêlent, se métissent, s'hybrident et se transforment, ils sont comme les flots de la mer en mouvement perpétuel, en perpétuelle transformation réciproque. Les métaphysiques de l'individualité (et/ou de la personne) constituent une épouvantable mystification de la multitude des corps. Il n'y a pour un corps aucune possibilité d'être seul. On ne peut même pas l'imaginer. Quand on définit l'homme en tant qu'individu, quand on le considère en tant que source autonome de droits et de propriétés, on le rend seul. Mais le propre n'existe qu'en relation à l'autre^ Les métaphysiques de l'individualité, quand elles se confrontent au corps, nient la multitude qui constitue le corps pour pouvoir nier la multitude des corps. La transcendance est la clef de toute métaphysique de l'individualité, comme elle l'est de toute métaphysique de la souveraineté. Du point de vue du corps, il n'y a au contraire rien d'autre que relation et procès. Le corps est travail vivant, il est donc expression et coopération, il est donc construction matérielle du monde et de l'histoire. 2. Là où l'on a parlé de la multitude comme d'un concept de classe, et donc de la multitude comme sujet de production et 233

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objet d'exploitation, il sera immédiatement possible d'introduire la dimension corporelle, car il est évident que dans la production et dans les mouvements, dans le travail et dans les migrations, ce sont des corps qui sont en jeu. Dans toutes leurs dimensions et toutes leurs déterminations vitales. Dans la production, l'activité des corps est toujours force productive, et souvent matière première. Et d'autre part, il n'est pas de discours possible sur l'exploitation, qu'il traite de la production des marchandises ou, surtout, de la reproduction de la vie, qui ne touche directement aux corps. Quant au concept de capital, il doit lui aussi être considéré en termes réalistes, à travers l'analyse des souffrances imposées au corps : corps rongés par l'usure, mutilés ou blessés, toujours réduits à l'état de matière de la production. Matière égale marchandise. Et si l'on ne peut pas penser que les corps sont simplement réduits à l'état de marchandises dans la production et la reproduction de la société capitaliste, si l'on doit également insister sur la réappropriation des biens et sur la satisfaction des désirs, ainsi que sur les métamorphoses et sur l'accroissement de la puissance des corps, déterminés par la lutte continue contre le capital — une fois reconnue cette ambivalence structurelle au sein du procès historique d'accumulation, il faudra donc poser le problème de sa résolution en termes de libération des corps et de projet de lutte visant à cette fiiy En un mot, un dispositif matérialiste de la multitude ne pourra que partir d'une prise en compte prioritaire du corps et de la lutte contre son exploitation. /

3. Puisque l'on a parlé de la multitude comme du nom d'une puissance, et partant de généalogie et de tendance, de crise et de transformation, le discours porte donc sur la métamorphose des 234

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corps. La multitude est multitude de corps, elle exprime de la puissance non seulement comme ensemble, mais aussi comme singularité. Chaque période de l'histoire du développement humain (du travail et du pouvoir, des besoins et de la volonté de transformation) comporte des métamorphoses singulières des corpsy'Le matérialisme historique enveloppe lui aussi une loi d'évolution, mais cette loi est tout sauf nécessaire, linéaire et unilatérale : c'est une loi des discontinuités, des sauts, des synthèses inattendues/Èlle est darwinienne : au bon sens du terme, comme produit, par le bas, d'un affrontement héraclitéen et d'une téléologie aléatoire. Car la cause des métamorphoses qui investissent la multitude comme ensemble, et les singularités comme multitude, ce n'est pas autre chose que les luttes, les mouvements et les désirs de transformation.

POUVOIR SOUVERAIN ET PUISSANCE ONTOLOGIQUE DE LA MULTITUDE

Nous ne voulons pas nier par là que le pouvoir souverain soit lui-même capable de produire de l'histoire et de la subjectivité. Mais le pouvoir souverain est un pouvoir à double face : lajJioduction du pouvoir peut agir dans la relation, elle ne peut pas la supprime^/" Klieux, le pouvoir souverain (comme relation de forces) peut se trouver confronté, comme problème, à un pouvoir étranger qui lui fait obstacle : cela, la première fois. La seconde fois, dans la relation même qui le constitue et dans la nécessité de la maintenir, le pouvoir souverain trouve sa limite. La relation se présente donc à la souveraineté la première fois 235

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comme umabstacle (là où la souveraineté agit dans la relation), et la seconde fois comme une limite (là où la souveraineté veut supprimer la relation, mais n'y parvient pas). Au contraire, la puissance de la multitude (des singularités qui travaillent, agissent et parfois désobéissent : qui, en tout état de cause, consistent) peut éliminer la relation de souveraineté. Nous avons donc deux affirmations (« la production du pouvoir souverain franchit l'obstacle, mais ne peut éliminer la limite qui est constituée par la relation de souveraineté » ; « le pouvoir de la multitude peut en revanche éliminer la relation de souveraineté, car seule la production de la multitude constitue l'être ») qui peuvent tenir lieu d'ouverture à une ontologie de la multitude. Cette ontologie commencera à être exposée quand la constitution d'être qui est attribuée à la production de la multitude pourra être pratiquement déterminée. Il nous semble possible, du point de vue théorique, de déployer l'axiome de la puissance ontologique de la multitude sur aux moins trois terrains. Le premier est celui des théories du travail, où la relation de commandement (sur le terrain de l'immanence) peut être montrée comme une relation inconsistante : le travail immatériel, intellectuel, en bref le savoir, ne requiert nul commandement pour devenir coopération et pour avoir par là des effets universels. Au contraire, le savoir est toujours en excès par rapport aux valeurs (mercantiles) dans lesquelles on entend le renfermer. En second lieu, la démonstration pourra s'effectuer^ directement sur le terrain ontologique, sur l'expérience du c o m mun (qui ne TeqnterrnTcommandement ni exploitation), qui se pose comme la base et le présupposé de toute expression humaine productive et/ou reproductive. Le langage est la forme

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principale de la constitution du commun, et c'est quand le travail vivant et le langage se croisent et se définissent comme machine ontologique — c'est alors que l'expérience fondatrice du commun se vérifie. En troisième lieu, la puissance de la multitude pourra être exposée sur le terrain de la politique de la postmode£nité, en montrant comment sans diffusion du savoir et émergence du commun, on ne trouve aucune des conditions nécessaires poup~, qu'une société libre vive et se reproduise. La liberté en effet, j comme libération à l'égard du commandement, n'est matérielle- / ment donnée que par le développement de la multitude et par sa f constitution comme corps social des singularités.

RÉPONSE À QUELQUES CRITIQUES

Je voudrais maintenant répondre à quelques-unes des critiques qui ont été adressées à cette conception de la multitude, à seule fin de procéder plus avant dans la construction du concept. Une première grappe de critiques est liée à l'interprétation de Foucault, et à l'usage qui en est fait dans la définition de la multitude. Ils insistent — ces critiques — sur l'homologie impropre qui serait établie entre le concept classique de peuple et celui de multitude. Une telle homologie — insistent-ils — n'est pas seulement idéologiquement dangereuse (elle écrase la postmodernité sur la modernité, comme le font par exemple les tenants de la Spàt-Modernitât, ceux qui pensent notre époque comme décadence de la modernité), elle est aussi métaphysiquement dangereuse, en tant qu'elle pose la multitude dans une opposition dialectique avec le pouvoir. Je suis entièrement d'accord avec le 237

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premier point : notre époque n'est pas celle de la « modernité tardive » — elle est bien « postmoderne », une rupture épochale a été accomplie. Je ne suis en revanche pas d'accord avec la seconde observation, car je ne vois pas comment, se référant à Foucault, on pourrait penser que sa conception du pouvoir exclut l'antagonisme. Sa démarche, au contraire, n'a jamais été circulaire, jamais dans son analyse les déterminations du pouvoir n'ont été enfermées dans un jeu de neutralisation. Il n'est pas vrai que le rapport entre les micropouvoirs se développe à tous les niveaux de la société sans rupture institutionnelle entre dominants et dominés. On trouve toujours chez Foucault des déterminations matérielles, des significations concrètes : il n'y a pas chez lui de développement qui déboucherait platement sur un bel équilibre, il n'y a donc pas de schème idéaliste du développement historique. Si chaque concept est bien fixé en une archéologie spécifique, il est surtout ouvert à une généalogie dont nous ne connaissons pas le futur./La production de subjectivité, en particulier, bien que produite et déterminée par le pouvoir, développe toujours l'ouverture de résistances, par le biais de dispositifs irrésistibles/ Les luttes déterminent véritablement l'être, elles le constituent — et elles sont toujours ouvertes : seul le biopouvoir recherche leur totalisation. La théorie foucaldienne se présente en réalité comme une analyse d'un système régional d'institutions de luttes, d'affrontements et d'enchevêtrements, et ces luttes antagonistes ouvrent à des horizons omnilatéraux. Cela vaut tant pour la surface des rapports de force que pour l'ontologie de soi mêmç/ll ne s'agit donc en aucun cas de revenir à une opposition (sous la forme de l'extériorité pure) entre le pouvoir et la multitude, mais de permettre à la multitude, à travers les réseaux démesurés qui la

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constituent et les déterminations stratégiques infinies qu'elle produit, de se libérer du pouvoir/Foucault refuse la totalisation du pouvoir, mais certainement pas la possibilité pour les sujets insubordonnés de multiplier sans fin les « foyers de lutte » et de production de l'être. Foucault est un penseur révolutionnaire ; il est absolument impossible de réduire son système à une mécanique hobbesienne et/ou systémique de relations d'équivalence. Un second groupe de critiques concerne le concept de multitude en tant que puissance et pouvoir constituant. Dans cette conception de la multitude comme puissance, on a en premier lieu voulu voir la permanence d'une idée vitaliste du procès constituant. De ce point de vue critique, la multitude comme puissance constituante ne peut être opposée au concept de peuple comme figure du pouvoir constitué : une telle opposition ferait du nom de multitude quelque chose de fragile et non de consistant, quelque chose de virtuel et non de réel. Les critiques qui adoptent ce point de vue soutiennent qu'une fois décrochée du concept de peuple et identifiée comme puissance pure, la multitude risque de se réduire à une figure éthique (une des deux sources de la créativité éthique analysée par Bergson). Toujours sur le même thème, mais, pour ainsi dire, du bord opposé, on critique le concept de multitude pour son incapacité à devenir ontologiquement « autre », pour son incapacité à proposer une critique suffisante de la souveraineté. Dans cette perspective critique, la puissance constituante de la multitude serait attirée par son contraire : elle ne pourrait ainsi être prise pour l'expression radicale de l'innovation du réel, ni comme le signe emblématique d'un libre peuple à-venir. Tant que la multitude n'exprime pas la

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radicalité d'un fondement capable de la soustraire à tout rapport dialectique avec le pouvoir, elle risque, affirme-t-on, d'être formellement incluse dans la tradition politique de la modernité. Ces deux critiques, disons-le, sont inconsistantes. La multitude en effet, en tant que puissance, n'est pas une figure homologue et opposée au pouvoir d'exception de la souveraineté moderne. Le pouvoir constituant de la multitude est quelque chose de différent : ce n'est pas simplement une exception politique, c'est une exception historique, c'est le produit d'une discontinuité temporelle, d'une discontinuité radicale, c'est une métamorphose ontologique. La multitude se présente donc comme une singularité puissante qui ne saurait être réduite à la plate répétition bergsonienne d'une éventuelle fonction vitaliste toujours égale à ellemême ; pas plus qu'elle ne saurait être attirée par son contraire tout-puissant : la souveraineté, car elle en dissout concrètement le concept par le simple fait d'exister. Cette existence de la multitude ne recherche pas de fondement en dehors d'elle-même, mais seulement dans sa propre généalogie. Et d'ailleurs il n'y a plus de fondement pur ou nu, pas plus qu'il n'y a de dehors : ce sont des illusions. Un troisième groupe de critiques, d'origine plus sociologique que philosophique, attaque le concept de multitude en le définissant comme « dérive hypercritique ». L'interprétation du mot « hypercritique », nous l'abandonnerons aux augures. Quant à la « dérive », elle consisterait essentiellement dans l'installation de la multitude en un lieu de refus, ou encore de rupture. Mais elle serait par là incapable de déterminer l'action, dont elle détruirait jusqu'à l'idée elle-même, car à partir d'un lieu de refus absolu, la 240

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multitude serait par définition fermée à toute relation et/ou toute médiation avec d'autres acteurs sociaux. La multitude finirait dans ce cas par représenter un prolétariat mythique ou une (tout aussi mythique) pure subjectivité agissante. Il est clair que cette critique est à l'exact opposé de celles du premier groupe. Dans ce cas également, la réponse ne peut donc que rappeler que la multitude n'a rien à voir avec les logiques de raisonnement soumises au couple ami/ennemi. La multitude est le nom ontologique du plein contre le vide, de la production contre les survivances parasitaires. La multitude ignore la raison instrumentale, tant à l'extérieur d'elle-même que pour son usage interne/Ét puisqu'elle est un ensemble de singularités, elle est capable^d'un maximum de médiations et de constitutions de compromis à l'intérieur d'ellemême, pourvu qu'ils soient autant d'emblèmes du commun (la multitude opérant toujours exactement comme le langage)./ Traduit de l'italien par François Matheron

FAIRE L'EUROPE DANS LA MONDIALISATION*

Dans la phase actuelle des débats autour de la Constitution européenne, on ne peut absolument pas laisser de côté ou relativiser la question du gouvernement de la politique extérieure : c'est autour d'elle, de la question irakienne, que l'Union européenne s'est fracturée mais a, en même temps, connu un sursaut. Si elle n'avait sans doute pas besoin de montrer le poids de sa présence au niveau global, il lui fallait se montrer comme un pôle d'agrégation, enfoncer un coin dans toute prétention à l'unilatéralité. Pour définir aujourd'hui un gouvernement de la politique extérieure européenne, il conviendrait alors de se poser également le problème de la forme sous laquelle est en train de se constituer le gouvernement impérial global et de la façon dont se pose le sujet Europe à l'intérieur de ce processus constitutif.

* Texte publié dans Multitudes,

en 2003.

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I N V E N T E R LE C O M M U N DES H O M M E S

UNION EUROPÉENNE : DYNAMIQUE À MULTINIVEAU ET MULTILATÉRALITÉ IMPÉRIALE

La Constitution onusienne repose sur une théorie juridique clairement multilatérale, en ce sens qu'elle a toujours privilégié la participation universelle des États-nations, même si cet universalisme multilatéral a été fortement atténué par les techniques de décision centrées sur l'activité du Conseil de Sécurité. Désormais, avec une intégration des marchés devenant de plus en plus globale, requérant par là même une puissance souveraine de régulation, le schème de la multilatéralité onusienne a subi de nombreuses critiques, butant ou simplement glissant sur des obstacles de plus en plus sérieux, et parfois insurmontables. Il n'est pas inutile de rappeler que la matrice de la théorie multilatéraliste est essentiellement européenne : L'ONU naît en effet comme le parachèvement (et la garantie interne) du droit international classique, westphalien et moderne, des États-nations. L'organisation de la Constitution européenne témoigne, quant à elle, d'une permanence assez forte de l'idéologie moderne de l'État-nation comme source de légitimité et de l'efficacité du droit international contractuel. Les véritables avancées dans la construction européenne se sont en réalité produites lorsque l'absoluité des principes modernes s'est trouvée affaiblie : ce qui s'est traduit par les formes « multiniveaux » de l'organisation constitutionnelle. Pour le dire brutalement : l'indépendance souveraine des États-nations est ici affaiblie et tournée vers l'union supranationale par la médiation d'un processus « multiniveau » dont le moteur n'est autre que la « subsidiarité ». Une telle opération n'est pas sans efficacité, mais seulement sur le terrain, disons,

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introductif au dispositif juridique définitif de l'Union : il est, par exemple, évident que l'organisation d'une politique extérieure de l'Union ne pourra s'affirmer sans que la Constitution « multiniveau » se trouve en quelque sorte exacerbée, et donc transfigurée, sans qu'elle subisse une Aufhebung interne — mais non dialectique. Quant au multilatéralisme global, celui qui incarné par l'ONU, on a pu mesurer combien il était en crise. L'affaire irakienne nous a montré que la volonté unilatérale des É.-U. n'entend aucunement se plier au multilatéralisme onusien. Depuis l'arrivée au pouvoir de l'administration Bush, on a vu se multiplier les décisions hostiles à la multilatéralité onusienne, de la non-adhésion au traité de Kyoto au refus de participer au TPI. Et certains analystes ont pu affirmer que, depuis toujours, les É.-U. soutiennent en réalité une ligne « exceptionaliste », et que même leur adhésion à l'ONU se présente comme une exception dans le développement de la politique américaine. Mais revenons aux problèmes européens. Si le multilatéralisme global est en crise, il est évident que les modèles européens de « multiniveau » connaissent eux aussi de graves difficultés, car ils demeurent hantés par le fantôme de la souveraineté nationale. Qu'il s'agisse de la Constitution globale ou de la Constitution européenne, ce n'est donc pas un hasard si l'on nous propose souvent d'agir et de construire des institutions et des politiques à travers une analogie interne très stricte avec les modèles de la souveraineté nationale. À la fois nostalgie de l'État-nation et projection vers un super-État global : on n'arrive pas à imaginer quelque chose de différent. On ne sait pas comment accéder à un terrain effectivement constituant. Dans une telle situation, le gouvernement de la politique extérieure de l'Union européenne sera toujours difficile, sinon impossible. Au lieu d'affirmer sa capacité 245

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d'innovation, la politique extérieure demeurerait à chaque fois soumise à celle de l'État-nation hégémonique du moment, bref précarisée par diverses influences et avortée dans sa propre genèse.

UNILATÉRALISME HEGEMONIQUE

Il est évident que la politique actuelle de l'administration Bush exprime une politique unilatérale visant à affirmer une volonté d'hégémonie. Avec la décision de la guerre en Irak, nous avons assisté, comme je l'ai soutenu ailleurs, à un véritable « coup d'État » au niveau global : tentative pour plier les processus de Constitution impériale à la volonté impérialiste de l'État-nation américain. Contre le multilatéralisme onusien, l'administration Bush impose un rapport de souveraineté de type byzantin — un rapport de domination symbolique et bureaucratique, et un dispositif diplomatique et militaire continuellement relancé pour une même fin : déterminer des divisions aiguës et de nouvelles hiérarchies au niveau mondial. Il est paradoxal que George W. Bush défende, comme étant d'actualité dans une perspective impérialiste, les conditions politiques de la souveraineté moderne, en les réaffirmant sans restriction aucune, quels qu'en soient les fondements théoriques. Il est clair qu'entre fondation néolibérale ou néoconservatrice et fondation organico-schmittienne, entre légitimation « chrétienne autoritaire » et légitimation « islamiste intégriste », il y a des différences d'intensité et d'extension : pourtant, leur effet est identiquement totalitaire et unilatéral. La difficulté de l'unilatéralisme tient cependant au fait que, dans le passage de la modernité à la postmodernité, de la production 246

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fordiste à la production postfordiste, dans l'achèvement et le dépassement des conditions nationales du développement, le paradigme même du pouvoir s'est complètement transformé. Le biopouvoir se confronte à un contexte biopolitique, l'exercice de la force ne se légitime pas simplement par rapport à ses propres conditions constitutionnelles, mais par rapport aux déterminations biopolitiques de la cohabitation globale des peuples et des nations. Si l'on ne comprend pas que le contexte de légitimation a radicalement changé, un nouvel ordre (nécessairement global) ne pourra être instauré. En termes de critique de l'économie politique, par exemple, le coût de la guerre (comprise comme nouveau fondement exclusif de légitimité de la souveraineté) n'a pas été encore mis en relation avec les formes de financement ou les méthodes de taxation susceptibles de lui assurer une efficacité prolongée : n'oublions pas que si tant de formes de démocratie constitutionnelle se sont développées et ont proliféré, c'est parce qu'un tel problème a été affronté et débattu. En outre, les risques de déflagration nucléaire, d'épidémie ou d'empoisonnement chimique limitent et contiennent les capacités coercitives du pouvoir souverain, mettant en lumière qu'il a besoin d'un haut niveau de consensus global. Bref, le pouvoir global découvre sous ses yeux les exigences et les rigidités imposées par une possible opinion publique globale ou dérivant du moins d'une intégration culturelle, sociale, économique, communicative, biopolitique toujours plus contraignante. Or avec la condition biopolitique, un pouvoir unilatéral a peu de possibilités de s'affirmer, sauf à produire d'épouvantables catastrophes ou d'extraordinaires bouleversements de l'ordre politique. Lorsque nous insistons sur ces déterminations, nous ne le faisons pas de façon subreptice, pour le plaisir de dévoiler et de 247

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dénoncer la figure démoniaque offerte par le pouvoir américain sur toute la surface du globe ; nous le faisons au contraire pour montrer les difficultés, voire l'impossibilité, de l'unilatéralisme, et donc pour insister sur le fait que la construction d'un gouvernement de la politique extérieure de l'Union européenne devra d'emblée exclure toute détermination unilatérale, toute tentation de recourir (dans la constitution même de la politique extérieure) à une analogie avec la politique extérieure des États-nations qui composent l'Union. D'un autre côté cependant, la conception « multiniveau », surtout si on la greffe sur'une perspective multilatéraliste globale, se heurte à de très fortes limites : comment résoudre, en particulier, le problème de l'efficacité d'un gouvernement de la politique extérieure devant se former à travers un système « multiniveau », mais ne pouvant trouver cette efficacité, dans les conditions actuelles, qu'en tant que force unilatérale ?

EN RAISONNANT, DE FAÇON OUVERTE, SUR LA MULTILATÉRALITÉ

Comment imaginer une multiplicité de sujets capable d'exprimer une perspective de politique extérieure cosmopolitique aussi multiforme qu'efficace autrement que par la clef bien affaiblie de la subsidiarité, c'est-à-dire par les seuls formalismes « multiniveaux » ? Comment un dispositif de gouvernement de la politique extérieure de l'Union européenne pourrait-il se fixer à partir des présupposés dont nous venons de parler ? Pour poser le problème, la condition essentielle est 248

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celle d'un déplacement de point de vue permettant de considérer le moment de la décision politique non comme l'émanation d'une substance originaire du pouvoir (quelle qu'en soit l'organisation, unique ou plurielle mais unifiée), mais comme le produit d'une dynamique entre base démocratique (ou citoyenneté) et gouvernement, entre la multitude et son expression politique. La souveraineté n'est pas naturelle, elle n'est pas une essence, et certainement pas byzantine : elle est un rapport entre gouvernement et multitudes. Le dispositif d'un gouvernement de la politique extérieure de l'Union européenne ne peut commencer à être identifié qu'une fois représenté comme la résultante des mouvements sociaux, comme interaction continue avec l'opinion publique continentale, comme rencontre entre multitudes. Pour identifier un schéma théorique permettant de construire un tel processus, il convient tout d'abord de reconnaître que, lorsqu'une multitude en rencontre une autre, ce ne sont pas des sujets accomplis qui se rencontrent, mais les singularités (individus ou groupes) constitutives de toute multitude. Disons, pour préciser, qu'aucune décision susceptible d'être légitimée au niveau constitutionnel (et notamment en matière de gouvernement de la politique extérieure) ne pourra être qualifiée comme étant le fait du Prince, exprimant l'efficace écrasante d'une force absolue unitaire. Toute décision (y compris en matière de politique extérieure) devra être formulée à travers des procédures permettant la confrontation et la prolifération des opinions, des besoins et des désirs constituant la subjectivité politique des multitudes. À ceux qui objecteront qu'une telle figure démocratique du processus décisionnel ne saurait se

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confronter aux urgences et à l'exceptionalité de la politique extérieure en général, nous répondrons que l'ultime acte de force (qui sera en même temps le premier acte fondateur de la nouvelle communauté impériale) devra consister en l'uniformisation universelle des procédures de décision en politique extérieure, pour les transformer en dispositif constitutionnel interne. De fait, avec la formation progressive de la Constitution impériale et la constitutionnalisation des marchés globaux, que pourra bien signifier encore « politique extérieure » ? L'importance de la récente campagne pour la paix, comparée aux expériences pacifistes antérieures, réside peut-être dans le fait qu'on a pu lire cette transformation de la question de la paix dans l'opinion publique et au sein même de ses expressions militantes. Tout ce qui vient d'être dit est d'ordre purement méthodologique, trop abstrait pour être vrai, et franchement irritant du point de vue de la constitution des catégories juridiques. Pourtant, à travers cette configuration abstraite, nous pouvons fixer au moins deux points essentiels. Premier point : le gouvernement de la politique extérieure de l'Union devra s'ouvrir à la rencontre des multitudes au niveau global. L'Union européenne n'est pas une île, « imperium in imperio », mais un élément constitutif de la globalité. La politique extérieure de l'Union devra donc traverser et interpréter les croisements communicationnels et coopératifs des multitudes ; elle devra être animée d'un esprit cosmopolitique et universel. Le comportement, plutôt inattendu, des puissances centrales de l'Union européenne lors de la crise irakienne a été, de ce point de vue, exemplaire. Second point : la construction de la politique extérieure de l'Union européenne est une opération qui devra montrer son efficacité autour d'un problème essentiel :

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celui de la dissolution de la souveraineté nationale (dans le processus de Constitution européenne), et de l'extinction du concept même de souveraineté nationale face à tout nouveau pouvoir unilatéral, à tout super-État prétendant s'imposer au niveau global et/ou continental.

CONSIDÉRATIONS D'APRÈS-GUERRE

Reprenant notre analyse en mai 2003, dans l'après-coup de la guerre en Irak, nous pouvons ajouter quelques précisions. Nous avons vu se fixer, dans l'agenda global, un affrontement, ou du moins d'importantes frictions entre politiques militaires, financières et commerciales des É.-U. et perspectives européennes : elles ne sont pas de courte durée, elles ne sont ni aléatoires ni superficielles. En partant de cette résistance au coup d'État américain de la part des gouvernements centraux de l'Union européenne (probablement en accord avec les élites du capitalisme multinational, avec les acteurs du dispositif global que nous avons appelés ailleurs « aristocratie impériale »), nous pourrons enquêter sur les perspectives nouvelles ouvertes à la politique extérieure de l'Union. Nous pourrons en particulier considérer ces nouvelles perspectives par rapport aux diverses fonctions que doit remplir la politique extérieure de l'Union. Posons donc, conventionnellement, deux plans de réflexion et de proposition : le premier concernera les rapports entre États membres et le second la politique extérieure au sens propre du terme.

I N V E N T E R LE C O M M U N DES H O M M E S

PREMIER PROBLÈME, T O U C H A N T LA C O N S T I T U T I O N M E M E DE L ' U N I O N

- Sur l'élargissement de l'Union. Dès le départ, on a souligné avec force que l'élargissement de l'Union pouvait représenter un piège, un truc ou une ruse pour introduire des éléments de déséquilibre inassimilables dans le processus de Constitution européenne, au moment précis où l'Europe était en train d'accomplir un saut qualitatif définitif. À cette objection des responsables de l'Union européenne, il a été répondu qu'il n'y avait pas d'alternative, qu'il n'était pas possible de laisser en dehors de l'Union l'ensemble des ex-pays socialistes, et que cette difficulté pouvait très bien devenir une ressource. La guerre irakienne, arrivée au bon moment, a toutefois clarifié les vraies données du problème : sur cette question de l'élargissement, l'Union européenne devait se confronter à une condition politique essentielle des pays candidats — condition sans doute diversifiée, mais en générale précaire : incapables d'autonomie effective, ils sont substantiellement soumis au chantage de la pression américaine en matière de sécurité militaire. La vieille bureaucratie stalinienne s'était bien volontiers convertie à l'idée de tomber dans l'orbite américaine — que l'on ne parle donc pas d'adhérer à l'Europe et, secondairement, au TPI et aux projets aéronautiques européens, si les Américains ne le veulent pas. Par rapport à la réunification de l'Allemagne, la différence ne pouvait être plus forte ! Et, de la part de l'administration américaine, la tentative d'accroître la zizanie entre la « vieille » et la « nouvelle » Europe n'a connu aucun répit. Il est souhaitable que la perspective politique extérieure de l'Europe soit organisée en se donnant pour but de conditionner et de subordonner l'élargissement à 252

F A I R E L ' E U R O P E D A N S LA M O N D I A L I S A T I O N

l'acceptation par les nouveaux pays des principes fondamentaux d'indépendance et/ou de participation européenne autonome au marché mondial et aux structures de son gouvernement. -Sur l'OTAN. Sur ce point également, il y a un problème considérable : il n'est pas possible d'imaginer l'Union européenne comme préfigurée par la structure de l'OTAN. C'est pourtant bien cette tendance qui a caractérisé l'adhésion des pays d'Europe de l'Est, sans parler de l'insistance renouvelée de la Grande-Bretagne sur le lien transatlantique comme valeur suprême. De fait, le rapport Union européenne-OTAN est en crise à tous les points de vue. L'Union soviétique n'existe plus, cet ennemi commun permettant de souder l'Occident dans un rapport d'antagonisme bipolaire, et l'Administration américaine a par ailleurs montré qu'elle commençait à mal supporter des traités susceptibles d'affaiblir ses prétentions hégémoniques, théorisant la notion de « coalitions de volontés », aléatoires et limitées dans le temps. S E C O N D P R O B L È M E , T O U C H A N T LA M A T É R I A L I T É DU S Y S T È M E C O N S T I T U T I O N N E L H É G É M O N I Q U E D A N S L ' U N I O N

-Sur les valeurs sociales. C'est assurément dans les pays centraux de l'Europe que la légitimation démocratique se base sur un consensus plus ou moins généralisé autour d'un système de valeurs de solidarité définissant une constitution matérielle. On l'a souvent montré, et l'actuel débat constituant le confirme : l'Europe est une société qui donne un sens commun aux valeurs de solidarité, contrastant, par sa naissance même et son existence politique unitaire, avec le néolibéralisme radical du dessein global de l'Empire américain. En outre, la coopération productive et biopolitique en Europe exprime des qualités et des valeurs qui 253

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s'opposent à toute prétention monocratique dans la gestion sociale (et a fortiori à toute prétention militariste à une gestion unilatérale de l'ordre global). Par-delà les mainmises actuelles, cette condition doit être mise en avant dans le processus conduisant à la Constitution européenne. Ce terrain est celui d'une lutte sociale substantiellement victorieuse. - Sur la monnaie européenne. Avec l'euro, l'Union européenne a la possibilité de construire, de transférer, de communiquer des systèmes de valeurs. Si la monnaie a toujours la capacité de représenter et de construire des agencements de valeur, dans la société postfordiste (où l'hégémonie du travail immatériel est définitivement donnée) le facteur monétaire ne révèle pas simplement des systèmes de pouvoir mais aussi des dispositifs de puissance coopérative. La rupture avec le « Washington consensus », avec des politiques monétaires véhiculant des décisions capitalistes centrées sur un système de valeurs néolibérales conforme aux intérêts du gouvernement monétaire des É.-U., apparaît aujourd'hui comme la condition même d'une valeur autonome de l'euro. Cette condition ne concerne pas seulement l'Europe, elle concerne ou concernera, très prochainement, d'autres systèmes régionaux au niveau global (à commencer par celui actuellement en train de se former autour du Brésil en Amérique latine).

ALTERNATIVES « STRATÉGICO-TACTIQUES » : RELANCER LE FÉDÉRALISME DÉMOCRATIQUE EUROPÉEN

Nous pourrions continuer à approfondir autour d'autres thèmes et sur d'autres terrains les perspectives matérielles de la 254

F A I R E L ' E U R O P E D A N S LA M O N D I A L I S A T I O N

politique extérieure européenne : nous préférons toutefois nous référer maintenant aux articulations que ces politiques pourront et devront avoir avec les mouvements sociaux. Poser le problème en ces termes, ce n'est pas seulement insister sur l'efficacité constitutive des mouvements, ce n'est pas seulement imaginer construire une véritable démocratie cosmopolite à partir d'une Europe conçue comme pointe avancée de la lutte anti-impérialiste et antilibérale : il s'agit également de comprendre comment les mouvements sociaux peuvent déployer le rapport « stratégietactique » dans leur action quotidienne, tant au niveau local qu'au niveau global. Première considération : l'initiative unilatérale des É.-U. a soulevé deux difficultés essentielles : la première est celle que nous voyons s'affirmer dans les rapports entre Empire et multitude — aujourd'hui révélée par les millions de personnes qui se battent pour la paix — ; la seconde est la rupture, au niveau horizontal des rapports de force, entre pays centraux dans le développement capitaliste. Il ne fait aucun doute que cette rupture représente une crise des élites aristocratiques multinationales : à leurs yeux, la dimension militaire exprimée par le gouvernement américain est certes terrifiante, mais elle est insuffisante pour la constitution de l'ordre mondial, disproportionnée par rapport aux mesures et aux structures biopolitiques de la production économique et de la reproduction du système, et dangereuse parce que susceptible de susciter des contrecoups incontrôlés et incontrôlables. L'asymétrie militaire rie trouve aucun correspondant dans le biopolitique, où triomphent plutôt les symétries. Le premier problème que le mouvement global devra se poser est donc le suivant : est-il utile de penser à des occasions tactiques d'alliance entre forces aristocratiques et

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forces multitudinaires contre l'unilatéralisme américain ? Est-il — sera-t-il — productif de construire des alliances dans le biopolitique ? Seconde considération. Elle concerne la tendance, de plus en plus évidente, à la mise en place d'une configuration « régionale », ou « continentale », du système des États et des politiques globales. Par exemple, le processus d'unité économique européenne et la Constitution de l'Union ont de fortes résonances en Amérique latine, en Asie du Sud-Est et, surtout, dans des situations déjà unifiées régionalement, et extrêmement significatives, comme la Chine. Une lutte pour la reconnaissance du rôle multilatéral de ces régions est d'ores et déjà ouverte. Comment, dans le cadre d'un projet stratégique se voulant démocratique, global et cosmopolitique, trouver dans les regroupements régionaux les conditions d'une alliance tactique dans la résistance et dans la lutte contre le néolibéralisme ? Telle est la question que devra se poser le mouvement. Pour revenir à la question européenne, nous pouvons ajouter ce qui suit, en deux points, concernant les alternatives « stratégico-tactiques » du rapport entre politiques globales et mouvements sociaux de contestation. - La discussion en cours entre « souverainistes » et « communautaires », le conflit qui les divise, l'affrontement institutionnel et bureaucratique qui les caractérise, semblent incapables d'ouvrir le débat et de permettre des alliances entre composantes aristocratiques et acteurs multitudinaires de la résistance à l'unilatéralisme américain et néolibéral : dans l'actuel débat, les forces sont neutralisées. Sur le terrain, donc, de la définition d'une tactique permettant d'œuvrer en ce sens, il est nécessaire de relancer le 256

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fédéralisme démocratique européen : telle est la seule possibilité d'espace ouvert de discussion, de coopération, de lutte et, surtout, de recomposition des couches sociales, signifiant le refus aussi bien de la pratique et du projet essentialistes des souverainistes (l'Europe comme super-État-nation) que de la conception fonctionnelle et bureaucratique de l'Europe défendue par les communautaires. La tactique des mouvements est celle des arrêts et/ou des avancées, des ripostes et/ou des inventions dans la construction du commun. On ne peut pas distinguer la Constitution européenne des valeurs dont elle doit être porteuse. Un cadre démocratique ne pourra être construit ou renforcé (voire sauvé) que dans des termes fédéralistes. - L'Europe peut-elle fonctionner comme résistance idéologique et politique contre les putschistes néolibéraux globaux ? Peut-elle être le point d'émergence d'une insurrection proliférante de propositions démocratiques et d'une solidarité globale ? Une ligne stratégique « européiste », postmoderne, est-elle possible* capable de critiquer l'exportation de la modernité opérée par des siècles de capitalisme et par les États-nations européens, et de poser désormais le problème de l'exportation de la liberté et de la solidarité ? C'est autour de cette question que les mouvements doivent faire un choix démocratique et fédéraliste, considérant la construction de l'Europe politique comme un moment tactique dans la stratégie constituante d'un ordre global démocratique. Traduit de l'italien par François Matheron

LA DÉMOCRATIE CONTRE LA RENTE*

Nous savons tous ce que c'est qu'une rente, ou pour le moins un rentier. Chacun d'entre nous a, une fois dans sa vie, regardé dans le blanc des yeux le propriétaire à qui il loue son appartement. Il est possible d'envier ou de haïr cet homme — il faut dans tous les cas le considérer comme quelqu'un qui gagne de l'argent sans devoir travailler. On appelle « Ancien Régime » l'époque où les lois de la rente valaient de manière absolue. Les réactionnaires à la Burke ou à la Hegel considéraient ces lois comme naturelles et en faisaient l'éloge ; les révolutionnaires disciples de Rousseau, les réformistes des Lumières et les fondateurs des droits de l'homme les avaient au contraire en horreur. Les libéraux anglais et les philosophes kantiens pensaient que la liberté ne pouvait être fondée ni se développer à partir de l'exploitation de la richesse provenant d'un héritage, et qu'une richesse « digne » devait se fonder sur le travail. Quant aux théoriciens de la « richesse des nations », les inventeurs de l'économie politique, leur ambiguïté a lourdement pesé dans cette histoire : d'un côté, ils affirmaient en effet que la richesse capitaliste devait * Texte publié dans Multitudes,

en 2008.

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être construite contre la rente (et c'est dans l'identification de cette voie qu'a précisément consisté la vérité de la science économique) ; de l'autre, ils ne se cachaient pas (même s'ils le dissimulaient en revanche à leurs lecteurs) que le développement capitaliste n'aurait pas pu exister, ni décoller avec tant de force, s'il ne l'avait pas fait à partir d'une appropriation originaire et violente. Historiquement, c'était effectivement ce qui s'était produit : l'appropriation du commun, des terres et du travail à l'époque des enclosures. Voilà donc ce qu'est la rente absolue : une accumulation originaire violente mais nécessaire — qu'il faut cependant cacher parce qu'elle a été infâme : esclavagiste, perverse, atroce dans ses modalités 1 ... Bien sûr, selon les pères fondateurs de l'économie politique, la rente absolue, liée au monopole de la propriété privée de la terre, survit certes dans les processus ordinaires et quotidiens de jouissance de la rente mais de manière entièrement subordonnée aux autres formes de production de la richesse (c'est ce qu'ont dit en général les économistes — parce qu'ils l'espéraient sans doute, mais également parce qu'ils en subissaient aussi l'ambiguïté). Ainsi, pour Smith, la concurrence a pour effet de supprimer toutes les rentes dans les autres secteurs économiques, c'est-à-dire d'empêcher toutes les situations de monopole et d'abus de pouvoir. En réalité, la rente n'est devenue réellement importante que quand elle a commencé à représenter la prime mise en jeu dans la concurrence entre capitalistes : un surprofit transitoire, lié à la 1. « La propriété foncière suppose que certaines personnes ont le monopole de portions déterminées du globe dont elles peuvent disposer selon leur volonté particulière exclusive, en dehors de toute autre personne » (K. Marx, Le Capital, livre III).

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capacité de tel ou tel entrepreneur à innover et/ou à saisir les occasions les plus rentables du marché. La rente relative ou « différentielle » est devenue, quant à elle, une des figures à travers lesquelles se présentait la valeur ajoutée produite par le travail, celle qui émergeait à partir de la différence de productivité des terres travaillées par rapport à celles qui ne l'étaient pas. Ricardo, par exemple, est allé jusqu'à nier l'existence de la rente absolue en mettant l'accent sur la seule dynamique de la rente différentielle. À travers la « rente différentielle », l'économiste tentait de prendre le parti des réformistes et de trouver une certaine plausibilité à leurs arguments. En fait, au-delà du simple développement capitaliste, il cherchait tout autant — et sans même trop s'en cacher — à légitimer la violence de l'appropriation originaire, celle de l'accumulation primitive. Quand, à mi-chemin entre les fondateurs de l'économie politique et aujourd'hui, il y a donc près d'un siècle, Keynes s'en prenait quant à lui à la rente en appelant de ses vœux « l'euthanasie du rentier », qui aurait pu penser que le début du XXI E siècle allait être à nouveau (encore à nouveau) caractérisé par le débat sur la rente et par les effets politiques de sa centralité ? Ou par l'exaltation idéologique et réactionnaire de ses plus tristes dérives ? Quand on étudie le pouvoir constituant et démocratique à l'œuvre dans les processus de fondation de l'ordre juridique moderne, on ne peut pas ne pas remarquer que celui-ci touche toujours (mieux : qu'il investit toujours) les rapports de propriété qui caractérisent l'ordre capitaliste d'un point de vue critique, qu'il attaque les rapports de propriété préconstitués ; et que, du point de vue des réformes et/ou de la révolution qu'il rend 261

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possibles, il exprime le désir de nouveaux types d'ordres sociaux de la propriété. Étant donnée l'intensité de cette intention du pouvoir constituant, il n'est pas surprenant que la science juridique bourgeoise ait tenté, tout au long de la modernité, d'en isoler le concept, et de l'arracher à la matérialité des rapports sociaux au sein desquels il naissait — des rapports sociaux qui étaient dans un premier temps des rapports de propriété, mais qui sont devenus, plus tard, les rapports de l'appropriation capitaliste en général. Le pouvoir constituant finissait là où commençait le droit. Thermidor représentait le moment où le pouvoir constituant se réalisait pour que l'on puisse paradoxalement le nier, l'effacer immédiatement après. Pourtant, la science constitutionnelle savait aussi que cette neutralisation était vaine. Même s'il était possible d'isoler formellement le pouvoir constituant, les juristes et les politiques étaient immédiatement obligés de considérer l'analyse de la « constitution matérielle » (c'est-à-dire l'étude des rapports sociaux, de leur complexité et de leur éventuel antagonisme, qui sont à la base de la « constitution formelle » ou légale) comme fondement de leur propre travail. C'est donc une étrange situation qui apparaît ici. Les rapports de propriété constituent le problème à partir duquel les insurgences du pouvoir constituant se définissent. Au contraire, le pouvoir constitué considère les rapports de propriété comme sacrés et immuables. Certes, dans le formalisme hypocrite de la jurisprudence contemporaine, le pouvoir constituant ne peut être relancé que comme « pouvoir d'exception », c'est-à-dire sans aucun contenu qui ne soit directement lié à l'intensité de la décision. Pourtant, chaque fois que le pouvoir constituant se présente dans sa matérialité et reprend le thème de la propriété, il

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assume au contraire le temps de la constitution, s'y propose en tant qu'élément d'innovation juridique et d'émancipation sociale, et ouvre à la possibilité d'institutions démocratiques. C'est à ce moment-là que le pouvoir constituant se heurte à la « rente absolue1 », qu'il se construit — en tant que fonction démocratique — dans la temporalité longue de la constitution matérielle, et qu'il lutte à l'intérieur des formes juridiques de la « rente différentielle ». Aujourd'hui, la démocratie ne se trouve plus seulement devant (et contre) la rente absolue, terrienne (foncière et immobilière) : elle doit surtout affronter la rente financière, le capital que l'argent mobilise de manière globale comme instrument fondamental de la « gouvernance » des multitudes. La financiarisation est la forme actuelle du commandement capitaliste. Évidemment, celle-ci est encore liée à la rente, et elle en répète l'intentionnalité violente — tout comme elle reprend les ambiguïtés et les contradictions de n'importe quelle figure de l'exploitation capitaliste. Il serait donc stupide de penser que le capital financier ne représente pas en lui-même un moment antagoniste, car il comprend toujours en son sein cet élément nécessaire qu'est la force de travail, et qui est à la fois un producteur de capital et une menace pour celui-ci. La forme à travers laquelle le capital financier englobe l'antagonisme se définit selon des paramètres absolument spécifiques : une 1. Nous faisons ici implicitement référence aux propositions de nationalisation de la terre faites — en des moments différents — par certains secteurs de la bourgeoisie elle-même. Propositions qui, selon Marx, auraient permis de supprimer la rente absolue et de rendre le développement capitaliste plus dynamique — m ê m e s'il soulignait également qu'une telle réforme n'avait aucune chance d'être adoptée, à cause du risque qu'elle faisait courir à toutes les formes de propriété.

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abstraction forte par rapport à la qualité corporelle du travail ; la constitution capitaliste d'un monde masqué et/ou de besoins dévoyés ; une communauté d'exploitation monstrueuse (l'exploitation du commun : parce que quand la force de travail est devenue multitude et que le travail s'est fait coopératif et cognitif, le capital n'exploite plus seulement le travailleur lui-même, et qu'il exproprie au contraire le commun que ce même travailleur produit). La rente financière se présente donc comme exploitation du commun. Alors : rente absolue ou rente différentielle ? Rente fondée sur un geste d'appropriation radicale, ou bien au contraire sur un geste d'expropriation et d'exploitation généralisées, c'est-à-dire articulé sur la totalité de la valeur produite, sur la valorisation commune ? Un économiste contemporain, postindustriel, répondrait sans doute sans hésiter en évoquant le mythe de l'entrepreneur schumpétérien, et en affirmant que la dynamique du capitalisme et sa force de destruction créatrice proviennent de l'entrepreneur motivé par la recherche d'un surprofit, d'une position transitoire de monopole — et de la rente qui en résulte. En somme : pas de rente sans innovation. Soit. Nous savons que l'invention est collective et que la rente et les droits de propriété intellectuelle ne font que bloquer la circulation et la production des savoirs — et par conséquent la dynamique même de l'innovation. Nous savons aussi que l'objectif du capital n'est pas d'aboutir à une rente transitoire liée à l'innovation mais à une rente permanente fondée sur l'expropriation de la force de création et d'invention collectives. C'est ainsi que les frontières entre la rente et le profit s'effritent, et que les seules véritables innovations du capital se produisent dans le domaine 264

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des droits de propriété intellectuelle et de la finance, afin de renforcer le pouvoir de la rente et sa force de captation de la richesse... Or, quand le profit lui-même se présente comme une rente (puisque, dans le marché global, il se trouve immédiatement traduit sous cette forme), la rente financière et les flux financiers, c'est-à-dire le « monde de la rente », sont immédiatement traversés et conditionnés par les luttes de la multitude. Et pourtant, quand le monde de la rente différentielle se présente ici à nous, c'est la rente elle-même qui montre désormais un autre visage. Elle se confronte en effet au commun — car elle émerge précisément dans le commun, dans une généralisation de l'exploitation. Il y a des pays (la Chine, par exemple) où ces processus sont tellement « purs » que les rapports sociaux entre la centralisation politique du commandement, d'une part, et la dimension du Welfare, du salaire social et de la distribution de la richesse en général, de l'autre, se présentent immédiatement comme des rapports de lutte : même le salaire a acquis le caractère général de la rente financière. Quand on regarde en revanche ce qui se passe dans des pays où l'articulation complexe entre la rente et le profit est « impure », comme les É.-U. et l'Europe (ou encore dans tous les pays de l'ex-tiers-monde où existent encore des « oligarchies » de la rente), il faut là aussi remarquer à quel point la lutte pour la réappropriation de la rente est intense dans la formation des rapports de reproduction de la société. Partout, donc, la résistance à la rente est extrêmement forte. Et partout la défense de la rente en arrive à proposer à nouveau la synthèse entre la rente absolue et l'état d'exception, synthèse dont on a vu qu'elle traversait la généalogie de la rente elle-même. 265

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C'est alors que la rente réapparaît, y compris sur le terrain du droit, et s'oppose avec violence aux processus démocratiques et aux droits de l'homme. C'est le moment où elle choisit de s'affirmer comme garantie du profit, en renversant alors le cours historique du développement capitaliste. Or, une fois que la rente a absorbé — ou tout du moins intégré — les dynamiques du profit, y a-t-il la possibilité de définir dans ce contexte une lutte sur le « salaire différentiel »? Y a-t-il par conséquent la possibilité de décrire des dispositifs de lutte à l'intérieur de la rente et contre celle-ci ? En d'autres termes, en quoi consiste une lutte sur le revenu ? Et quel est le « salaire de la rente » ? Toute réponse à ces questions doit avant toute chose réintroduire un sujet d'action : au moment où la rente mystifie le commun de la production sociale, entre quels sujets la lutte se construit-elle ? Un sujet, disait-on à l'instant : une force antagoniste, multitudinaire, qui possède la capacité de détruire la rigidité du bio-pouvoir exercé au nom de la rente absolue. Et alors, encore une fois, comment un tel sujet peut-il être construit ? Cela n'est sans doute envisageable que si l'on investit un espace de luttes fondé, structuré, orienté par la rente différentielle. La première nécessité, c'est précisément de construire un sujet à partir des luttes, en leur sein. La rente absolue devient différentielle quand elle est soumise à la démocratie des luttes. Il faut mener des luttes susceptibles d'amener à la construction de ce sujet. Unir les précaires et les exclus, recomposer le travail matériel et le travail intellectuel — le premier à travers la complexité de ses articulations, qui jouent à la fois dans l'usine et dans la métropole, le second dans l'épaisseur actuelle de sa trame (des call-centers aux universités, des services industriels à ceux de

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la communication, des centres de recherche aux services sociaux, sanitaires et éducatifs...). Voilà en quoi consiste cette multitude capable aujourd'hui de représenter un sujet politique qui puisse entrer activement sur le terrain de la rente commandée par la finance, et de lancer une lutte sur le revenu avec la même puissance qu'elle le fit jadis, quand elle menait avec les ouvriers des usines fordistes les luttes sur le salaire. C'est dans cette dimension qu'un « salaire de la rente » est pensable. Prenons garde toutefois : en aucun cas il ne s'agit de penser que les quantités salariales arrachées à la rente (tout d'abord absolue, puis différentielle) puissent déterminer d'une manière ou d'une autre la crise du commandement capitaliste. Les luttes autour du revenu (très précisément : les luttes pour le « revenu de citoyenneté ») sont avant tout le moyen de construire un sujet politique, une force politique. Un moyen sans fin ? Oui, sans doute, parce que sa finalité n'est pas — ne peut pas encore être — celle de la conquête du pouvoir ; et qu'elle ne peut pas être non plus une transformation durable des mécanismes de reproduction de la société capitaliste : dans ce type de luttes, on ne peut que construire la réalité et la reconnaissance d'une force qui sache se mouvoir efficacement sur le terrain du revenu. C'est à partir de ce tournant, de cet usage constituant de la lutte — pour la définition et la reconnaissance d'un sujet politique — qu'il sera par la suite possible d'envisager qu'une lutte ne se réduise pas à la négociation d'un salaire de citoyenneté, mais qu'elle cherche au contraire à se réapproprier le commun et sa gestion démocratique. Il n'existe pas de lutte de classe sans un lieu dans lequel celle-ci puisse s'inscrire. Aujourd'hui, ce lieu est le territoire métropolitain. 267

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Autrefois, c'était l'usine ; de nos jours, c'est encore en partie, sans doute, l'usine — mais dire « usine » signifie désormais autre chose. L'usine, aujourd'hui, c'est la métropole, avec ses rapports productifs, ses filières de recherche, ses sites de production directe et indirecte, et ses flux de circulation/communication, ses axes de transport, ses frontières et ses limites, ses crises de production, ses blocages de la mobilité, ses différentes formes d'emploi, etc. La métropole : usine ultramoderne que seule la place prépondérante du travail cognitif dans les processus de valorisation pouvait rendre possible ; et pourtant, usine très ancienne dans laquelle les migrants et les femmes, les précaires et les jeunes, les sous-qualifiés et les hyper-qualifiés, les anciens « garantis » et les nouveaux exclus sont, tous, mis au travail comme des esclaves — parce que l'exploitation investit désormais tous les aspects de la vie. La métropole : usine préindustrielle qui joue sur les différences de statuts et de culture en déployant toute une gamme de modalités d'exploitation, et qui fait par exemple des différences de genre et d'ethnie des différences de classe ; et pourtant, usine postindustrielle où ces différences constituent le commun de l'entrelacs métropolitain, du métissage créatif continu, du croisement des cultures et des vies. Un commun qui, dans la métropole, peut aujourd'hui être reconnu et mis en pleine lumière. La rente couvre et dissimule ce commun : elle le construit à partir des étages les plus élevés des gratte-ciels, elle le domine sur les marchés actionnaires, elle le révèle à ceux qui le cachent à ses véritables producteurs. Bien au contraire, une démocratie absolue de luttes pour la transparence, pour la glasnost, peut nous indiquer la voie de l'émancipation du 268

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commun, parce qu'il s'agit d'attaquer tous les flux de la rente — de la rente immobilière (à travers les articulations financières du profit) jusqu'aux rentes des copyrights et des productions informatiques. Les luttes que nous avons à l'instant indiquées entre parenthèses, cet « à travers » sur lequel nous insistons, constituent aujourd'hui le cœur du capital. La démocratie peut — et doit — détruire la rente absolue afin d'atteindre la puissance et l'intensité nécessaires pour développer des luttes contre la rente différentielle. Après avoir représenté la figure originaire et violente de l'essor du capital, la rente absolue est aujourd'hui devenue celle de l'exploitation capitaliste qui vit au plus haut niveau du développement : c'est la figure de l'exploitation du commun. Mettre en contradiction le rapport entre le commandement et le commun — jusqu'à ce que cette contradiction explose —, voilà donc le chemin à parcourir. En se disant qu'aucune dialectique n'est plus capable de résoudre le problème, et que seule la démocratie peut aujourd'hui y arriver, à condition qu'elle devienne absolue, c'est-à-dire que s'opère en elle la reconnaissance de ce que chacun de nous est nécessaire aux autres parce qu'il est égal dans, par, et en vertu du commun. Traduit de l'italien par Judith Revel

LE RAPPORT CAPITAL/TRAVAIL DANS LE CAPITALISME COGNITIF*

Dans le passage du capitalisme industriel au capitalisme cognitif, le rapport capital/travail a connu une transformation radicale. Cette mutation concerne de manière indissociable l'organisation sociale de la production, la composition de classe sur laquelle s'appuie la valorisation du capital et, par conséquent, les formes de la répartition entre salaire, rente et profit. L'objectif de cet article est de reconstruire les caractéristiques et les enjeux essentiels de cette grande transformation. Pour ce faire, nous procéderons en trois étapes. Après avoir rappelé rapidement l'origine et le sens historique de la mutation qui a conduit à l'hégémonie du travail cognitif, nous analyserons les principaux faits stylisés1 qui permettent de cerner la mutation actuelle du rapport capital/travail. Nous montrerons pour finir de quelle manière le rôle de plus en plus central de la rente déplace les termes de l'antagonisme traditionnel fondé sur l'opposition salaire-profit d'entreprise.

* Texte publié dans Multitudes,

en 2008, co-écrit par Carlo Vercellone.

1. L'expression « faits stylisés » a été introduite par Nicholas Kaldor pour désigner des faits typiques très significatifs m ê m e s'ils ne peuvent être toujours chiffrés avec exactitude.

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DE L'OUVRIER-MASSE À L'HÉGÉMONIE DU TRAVAIL COGNITIF

Nous assistons aujourd'hui à une mutation du rapport capital/ travail de sens inverse, mais comparable, par son importance, à celle que Gramsci, durant les années 1930, avait annoncée dans Américanisme et Fordisme. Pour comprendre l'origine et le sens de cette transformation, il faut rappeler comment, durant l'aprèsguerre, la croissance fordiste a représenté l'aboutissement de la logique de développement du capitalisme industriel fondée sur quatre tendances principales : la polarisation sociale des savoirs ancrée sur la séparation entre travail intellectuel et travail manuel ; l'hégémonie des connaissances incorporées dans le capital fixe et l'organisation managériale des firmes par rapport aux savoirs mobilisés par le travail ; la centralité du travail matériel, soumis aux normes tayloriennes d'extraction de la plus-value ; le rôle stratégique du capital fixe comme forme principale de la propriété et du progrès technique. À la suite de la crise du fordisme, ces tendances ont été remises en causes. Le point de départ de ce bouleversement se trouve dans la dynamique conflictuelle par laquelle, à partir de la fin des années 1960, l'ouvrier-masse a déstructuré les fondements de l'organisation scientifique du travail et conduit à une formidable expansion du salaire socialisé et des services collectifs du Welfare au-delà des compatibilités du fordisme. Il en a résulté une atténuation de la contrainte monétaire au rapport salarial et un processus de réappropriation collective des puissances intellectuelles de la production qui a remis en cause la logique de polarisation du savoir propre au capitalisme industriel.

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C'est à travers cette dynamique de l'antagonisme que l'ouvriermasse a déterminé la crise structurelle du modèle fordiste, tout en construisant au sein du capital les éléments d'un commun et d'une mutation ontologique du travail qui pointe au-delà de la logique du capital. La classe ouvrière s'est niée elle-même (ou du moins sa centralité) en construisant et en cédant la place à la figure du travailleur collectif du General Intellect et à la composition de classe du travail cognitif. Elle a ainsi bâti les conditions subjectives ainsi que les formes structurelles de l'essor d'une économie fondée sur le rôle moteur et la diffusion du savoir. Nous avons là l'ouverture d'une nouvelle phase historique du rapport capital/travail marquée par la montée en puissance de la dimension cognitive du travail et la constitution d'une intellectualité diffuse. Il faut souligner deux arguments essentiels si l'on veut caractériser de manière adéquate la genèse et la nature du nouveau capitalisme. Le premier est que le moteur essentiel de l'essor d'une économie fondée sur la connaissance se trouve dans la puissance du travail vivant. La mise en place d'une économie fondée sur la connaissance précède et s'oppose, tant d'un point de vue logique qu'historique, à la genèse du capitalisme cognitif. Ce dernier étant le résultat d'un processus de restructuration par lequel le capital tente d'absorber et de soumettre à sa logique, de manière parasitaire, les conditions collectives de la production des connaissances, en étouffant le potentiel d'émancipation inscrit dans la société du General Intellect. Par le concept de capitalisme cognitif, nous désignons un système d'accumulation dans lequel la valeur productive du travail intellectuel et immatériel devient 273

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dominante et où l'enjeu central de la valorisation du capital porte directement sur l'expropriation rentière du commun et sur la transformation de la connaissance en une marchandise fictive. Le deuxième argument est que, contrairement aux théories articulées en termes de révolution informationnelle, l'élément déterminant de la mutation actuelle du travail ne peut pas être expliqué par un déterminisme technologique fondé sur le rôle moteur des technologies de l'information et la communication (TIC). Ces théories oublient en fait deux éléments essentiels : les TIC ne peuvent correctement fonctionner que grâce à un savoir vivant capable de les mobiliser, car c'est la connaissance qui gouverne le traitement de l'information, information qui demeure autrement une ressource stérile, comme le serait le capital sans le travail. La force créatrice principale à la base de la révolution des TIC ne provient pas d'une dynamique d'innovation impulsée par le capital. Elle repose sur la constitution de réseaux sociaux de coopération du travail souvent porteurs d'une organisation alternative aussi bien à l'entreprise qu'au marché comme formes de coordination de la production.

LES PRINCIPALES CARACTÉRISTIQUES DU NOUVEAU RAPPORT CAPITAL/TRAVAIL

La montée en puissance de la dimension cognitive du travail correspond à l'affirmation d'une nouvelle hégémonie des connaissances mobilisées par le travail, par rapport aux savoirs incorporés dans le capital fixe et l'organisation managériale des firmes. Plus encore, c'est le travail vivant qui joue désormais un 274

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grand nombre des fonctions principales jouées jadis par le capital fixe. La connaissance est donc de plus en plus collectivement partagée, et elle bouleverse aussi bien l'organisation interne des firmes que leurs rapports avec l'extérieur. Dans la nouvelle configuration du rapport capital/travail, comme nous allons le voir, le travail est ainsi en même temps à l'intérieur de l'entreprise, mais il s'organise aussi, et de plus en plus, en dehors d'elle1. Cela implique deux conséquences fondamentales. D'une part, à l'échelle de chaque entreprise, l'activité créatrice de valeur coïncide de moins en moins avec l'unité de lieu et de temps propre aux réglages des temps collectifs de la période fordiste. D'autre part, et à l'échelle sociale, la production de richesses et de connaissances s'opère de plus en plus en amont du système des entreprises et de la sphère marchande. Elle ne peut être reconduite à l'intérieur de la logique de valorisation du capital que de manière indirecte, à partir d'un rapport d'extériorité à la production qui s'apparente sur bien des aspects à un prélèvement rentier. À la suite de cette évolution, l'ensemble des conventions fordistes-industrielles concernant le rapport salarial, la notion de travail productif, les sources et la mesure de la valeur, les formes de la propriété et de la répartition du revenu se trouvent profondément modifiées. Plusieurs faits stylisés témoignent de l'ampleur de la transformation : Le renversement des rapports entre travail vivant-travail mort et usine-société. Le premier fait stylisé renvoie à la dynamique 1. Sur ce point, voir A. Negri, Fabrique de porcelaine, Paris, Stock, 2006.

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historique à travers laquelle la part du capital nommé intangible (R & D, mais surtout éducation, formation et santé), incorporé pour l'essentiel dans les hommes 1 , a dépassé celle du capital matériel dans le stock réel du capital et est devenue l'élément déterminant de la croissance2. Cette tendance est donc étroitement liée aux facteurs à la base de l'essor d'une intellectualité diffuse : c'est ce qui rend compte de la partie la plus significative de cette hausse du capital nommé intangible. Plus précisément, l'interprétation de ce fait stylisé a au moins quatre significations majeures et presque systématiquement occultées par la littérature économique. La première est que, contrairement à une idée véhiculée par la plupart des économistes mainstream de la knowledge-based economy, les conditions sociales et les véritables secteurs moteurs d'une économie fondée sur la connaissance ne se trouvent pas dans les laboratoires privés de R&D. Elles correspondent au contraire aux productions collectives de l'homme pour et par l'homme assurées traditionnellement par les institutions communes du Welfare State (santé, éducation, recherche publique et universitaire, etc.) 3 . Cet élément est systématiquement omis par les économistes de l'OCDE, et ce alors que l'on assiste à une pression extraordinaire pour privatiser et/ou subordonner à la logique marchande ces productions collec1. Qualifié souvent, et à tort, de capital humain. 2. Voir J. W. Kendrick, « Total Capital and Economie Growth », in Atlantic Economie Journal, vol. 22, n° 1, mars 1994. 3. Pour une analyse approfondie du rôle de l'État providence dans la mutation actuelle du capitalisme, voir aussi J.-M. Monnier et C. Vercellone, « Travail, genre et protection sociale dans la transition vers le capitalisme cognitif », in European Journal of Economie and Social Systems, vol. 20, n° 1, 2007, p. 15-35.

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tives. L'explication de cette occultation grossière se trouve dans l'enjeu que représente pour le capitalisme cognitif le contrôle biopolitique et la colonisation marchande des institutions du Welfare1. Santé, éducation, formation et culture représentent non seulement une part croissante de la production et de la demande sociale, mais, plus encore, elles façonnent les modes de vie. C'est ici que s'ouvre le terrain d'un conflit majeur entre la stratégie néolibérale de privatisation du commun et un projet de réappropriation démocratique des institutions du Welfare. La deuxième signification de ce fait stylisé est que c'est désormais le travail qui remplit certaines fonctions essentielles assurées traditionnellement par le capital constant, tant sur le plan de l'organisation de la production qu'en tant que facteur principal de la compétitivité et du progrès des connaissances 2 . Nous pourrions affirmer, pour reprendre mais dans un sens un peu différent un concept de Luigi Pasinetti, qu'à l'âge du capitalisme cognitif et de la figure du General Intellect, on se rapproche de l'abstraction d'une économie de production de pur travail dans laquelle le phénomène clé n'est plus l'accumulation de capital fixe mais la capacité d'apprentissage et de création de la force de travail3. 1. Contrairement au discours idéologique dominant qui stigmatise les coûts et la prétendue improductivité des services collectifs du Welfare, l'objectif est donc moins la réduction du montant absolu de ces dépenses que leur réintégration dans les circuits marchands et financiers. 2. C o m m e l'a bien montré C. Marazzi, « Amortissement du corps-machine », in Multitudes, n° 27, hiver 2007, p. 27-37. 3. L. Pasinetti, Structural Economie Dynamics. A Theory of Economie ofHuman Learning, Cambridge University Press, 1993.

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Conséquences

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La troisième signification est que les conditions de la formation et de la reproduction de la force de travail sont désormais directement productives et que la source de la « richesse des nations » repose aujourd'hui de plus en plus sur une coopération située en amont de l'enceinte des firmes. Notons aussi que, face à cette évolution, le modèle canonique de la théorie de la connaissance, selon lequel la production de savoirs serait le fait d'un secteur spécialisé, perd toute pertinence 1 . Ce secteur, si l'on peut encore utiliser ce terme, correspond aujourd'hui à l'ensemble de la société. Il en résulte que le concept même de travail productif devrait s'étendre à l'ensemble des temps sociaux qui participent à la production et à la reproduction économique et sociale. Enfin, les services dit supérieurs, assurés historiquement par le Welfare State, correspondent à des activités dans lesquelles la dimension cognitive, communicationnelle et affective du travail est dominante, et où pourraient se développer des formes inédites d'autogestion du travail fondées sur une coproduction des services impliquant étroitement les usagers. Division cognitive du travail, classe ouvrière et déstabilisation des termes canoniques du rapport salarial. Le deuxième fait stylisé concerne le passage, dans nombre d'activités productives, d'une division taylorienne à une division cognitive du travail. Dans ce cadre, l'efficacité ne repose plus sur la réduction des temps opératoires nécessaires à chaque tâche, mais elle se fonde sur les savoirs et la polyvalence d'une force de travail capable de maxi1. Ce modèle trouve sa référence première dans l'article de A. Kennet, « Economie Welfare and the Allocation of Resources for Invention », in R. R. Nelson (dir.), The Rate and Direction of Inventive Activity, Princeton University Press, 1962.

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miser la capacité d'apprentissage, d'innovation et d'adaptation à une dynamique de changement continu. Notons que, par-delà le modèle paradigmatique des services supérieurs et des activités hi-tech de la « nouvelle économie », la diffusion des tâches de production de connaissances et de traitement de l'information concerne tous les secteurs économiques, y compris ceux à faible intensité technologique. En témoigne la progression généralisée des indicateurs d'autonomie dans le travail. Certes, cette tendance n'est pas univoque. À l'intérieur d'une même entreprise, certaines phases du processus productif peuvent être organisées selon des principes cognitifs, alors que d'autres phases de la production, notamment les opérations les plus standardisées, peuvent demeurer fondées sur des logiques d'organisation du travail de type taylorien ou néotaylorien. Il n'en reste pas moins que, tant sur un plan qualitatif que quantitatif (du moins dans les pays de l'OCDE), c'est la figure du travail cognitif qui se trouve au centre du procès de valorisation du capital et qui détient donc le pouvoir de rompre avec les mécanismes de la production capitaliste. De ce point de vue, et nous avons là un troisième fait stylisé, il faut souligner la manière dont la montée de la dimension cognitive du travail induit une double déstabilisation des termes canoniques régissant le rapport salarial (ou de l'échange capital/ travail). D'une part, dans les activités intensives en connaissances où le produit du travail prend une forme éminemment immatérielle, nous assistons à la remise en cause de l'une des conditions premières du contrat salarial, à savoir la renonciation de la part des 279

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travailleurs, en contrepartie du salaire, à toute revendication sur la propriété du produit de leur travail. Dans des activités telles que la recherche ou la production de logiciels, par exemple, le travail ne se cristallise pas dans un produit matériel séparé du travailleur : ce dernier demeure incorporé dans le cerveau du travailleur et, partant, indissociable de sa personne. Cela contribue, entre autres, à expliquer la pression exercée par les firmes pour obtenir une mutation et un renforcement des droits de propriété intellectuelle afin de s'approprier les connaissances et de clôturer les mécanismes permettant leur circulation. D'autre part, la délimitation précise et l'unité synchronique du temps et du lieu de la prestation du travail structurant la norme fordiste du contrat salarial se trouvent profondément affectées. Pourquoi ? Dans le paradigme énergétique du capitalisme industriel, le salaire était la contrepartie de l'achat, de la part du capital, d'une fraction de temps humain bien déterminée, mise à disposition de l'entreprise. L'employeur, dans le cadre de ce temps de travail, devait se charger ensuite de trouver les modalités les plus efficaces de l'usage de ce temps payé, afin de dégager de la valeur d'usage de la force de travail la plus grande quantité possible de surtravail. Ce qui n'allait évidemment pas de soi, car capital et travail ont par essence des intérêts contradictoires. Les principes de l'organisation scientifique du travail, grâce à l'expropriation des savoirs ouvriers et à la prescription stricte des temps et des modalités opératoires, furent en leur temps une réponse à cette question décisive. Dans l'usine fordiste, le temps effectif de travail, la productivité des différentes tâches comme le volume de la production étaient en pratique planifiés et connus d'avance par les ingénieurs des bureaux de méthode.

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Mais tout change dès lors que le travail, en devenant de plus en plus immatériel et cognitif, ne peut plus être réduit à une simple dépense d'énergie effectuée dans un temps donné. Le vieux dilemme concernant le contrôle du travail réapparaît sous des formes nouvelles. Le capital est non seulement redevenu dépendant des savoirs des salariés, mais il doit également obtenir une mobilisation et une implication active de l'ensemble des connaissances et des temps de vie des salariés. La prescription de la subjectivité afin d'obtenir l'intériorisation des objectifs de l'entreprise, l'obligation de résultat, le management par projets, la pression du client ainsi que la constriction pure et simple liée à la précarité constituent les moyens principaux que le capital a trouvés pour tenter de répondre à ce problème inédit. Les diverses formes de précarisation du rapport salarial constituent aussi et surtout un instrument par lequel le capital tente d'imposer (et bénéficier gratuitement de) l'implication/subordination totale des salariés, et cela sans reconnaître e t sans payer le salaire correspondant à ce temps de travail non intégré et non mesurable par le contrat officiel de travail. Ces évolutions se traduisent par une montée du travail non mesuré et difficilement quantifiable selon les critères traditionnels de sa mesure. Il s'agit de l'un des éléments qui doivent nous conduire à repenser globalement la notion de temps de travail, et donc de salaire, par rapport à l'âge fordiste. Il s'agit aussi de l'un des facteurs qui contribuent à expliquer pourquoi le processus de déqualification de la force de travail propre au capitalisme industriel semble aujourd'hui céder la place à un processus de précarisation et de déclassement qui pénalise en particulier les jeunes et les femmes, en ce sens qu'il crée une dévalorisation des

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conditions de rémunération et d'emploi par rapport aux qualifications et aux compétences effectivement mobilisées dans l'activité de travail.

LA CRISE DE LA FORMULE TRINITAIRE : ÉCONOMIE DE RENTE ET PRIVATISATION DU COMMUN

Les transformations du mode de production sont étroitement associées à un bouleversement des formes de captation de la plusvalue et de la répartition du revenu. Dans ce cadre, deux évolutions majeures doivent être retenues. La première concerne le décalage flagrant entre le caractère de plus en plus social de la production, d'une part, et les mécanismes de formation des salaires qui, eux, restent prisonniers de l'héritage de normes fordistes faisant dépendre l'accès au revenu de l'emploi. Ce décalage a contribué fortement à la stagnation des salaires réels et à la précarisation des conditions de vie. Dans le même temps, on assiste à une baisse drastique du montant et des bénéficiaires des prestations fondées sur des droits objectifs résultant de la cotisation sociale ou de la citoyenneté. Il s'ensuit le retour vers un État providence résiduel régi par des politiques ciblées sur des catégories particulières et stigmatisées de la population. Dans ce cadre, la priorité donnée à des prestations assistancielles d'un montant très faible et soumises à une condit i o n n a i s forte structure la transition d'un système de Welfare vers un système de Workfare. La seconde évolution concerne le retour en force de la rente. Elle se présente à la fois comme l'instrument principal de capta282

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tion de la plus-value et de désocialisation du commun. Le sens et le rôle de ce retour en force de la rente peuvent être repérés à ces deux principaux niveaux. D'une part, sur le plan de l'organisation sociale de la production, ce sont les frontières traditionnelles entre rente et profit d'entreprise qui perdent de plus en plus leur pertinence 1 . Ce brouillage des frontières rente/profit trouve l'une de ses manifestations dans la façon dont le pouvoir de la finance remodèle les critères de gouvernance des entreprises en fonction de la seule création de la valeur pour l'actionnaire. Tout se passe comme si au mouvement d'autonomisation de la coopération du travail correspondait un mouvement parallèle d'autonomisation du capital sous la forme abstraite, éminemment flexible et mobile, du capital-argent. Nous avons là un nouveau saut qualitatif par rapport au processus historique qui avait conduit à une séparation croissante de la gestion et de la propriété du capital. Pourquoi ? La réponse se trouve dans le fait que l'âge du capitalisme cognitif ne sanctionne pas seulement le déclin irréversible de la figure idyllique de l'entrepreneur weberien, réunissant en sa personne les fonctions de la propriété et celles de la direction de la production. Il correspond aussi et surtout à la fin de la technostructure galbraithienne tirant sa légitimité du rôle qu'elle joue dans la programmation de l'innovation et dans l'organisation du travail. Ces figures cèdent la place à celle d'un management dont la compétence principale consiste en l'exercice de fonctions 1. Sur ces points, voir aussi C. Vercellone, «Il ritorno del rentier», in Fosse, novembre 2006, p. 97-114 et « La nouvelle articulation rente, salaire et profit dans le capitalisme cognitif », in European Journal of Economie and Social Systems, vol. 20, n° 1, 2007, p. 45-64.

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essentiellement financières et spéculatives, tandis que, comme nous l'avons vu, les fonctions réelles d'organisation de la production sont de plus en plus dévolues aux salariés. Cette évolution peut être constatée tant au niveau de chaque entreprise (rente absolue) qu'au niveau du rapport des firmes avec la société. La compétitivité des firmes dépend en fait toujours davantage non des économies internes, mais des économies externes, c'est-à-dire de la capacité de capter les surplus productifs provenant des ressources cognitives d'un territoire. À une échelle historique inédite, il s'agit de ce que Marshall lui-même qualifiait de « rente », pour bien distinguer ce « don gratuit » résultant du « progrès général de la société » des sources normales du profit 1 . Aussi le capital s'accapare-t-il gratuitement les bénéfices du savoir collectif de la société comme s'il s'agissait d'un don de la nature, et cette partie de la plus-value est en tout point comparable à la rente différentielle dont bénéficient les propriétaires des terres les plus fertiles2. En somme, au sens de Marx, le profit, comme la rente, tend à se présenter de plus en plus comme un rapport pur de distribution, dans la mesure où le capital prélève la plus-value de l'extérieur, sans plus jouer, dans la plupart des cas, aucune fonction positive réelle dans l'organisation de la production. 1. A. Marshall, Principes d'économie politique, tome II, Gordon & Breach, 1971, p. 146. 2. Dans ce cadre, c o m m e l'affirme Marx dans un passage percutant du livre III du Capital où il ébauche une théorie du devenir-rente du profit, tombe alors « le dernier prétexte pour confondre salaire de direction et profit d'entreprise, et le profit s'est révélé dans la pratique tel qu'il était incontestablement en théorie : c o m m e simple plus-value, c o m m e valeur pour laquelle aucun équivalant n'est payé, c o m m e travail gratuit matérialisé » (Le Capital, livre III, in Œuvres, Économie, tome II, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1968, p. 1150).

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D'autre part, le développement actuel de la rente correspond à ses formes et à ses fonctions les plus pures, celles qui ont déjà été à la base de la genèse du capitalisme lors du processus des enclosures. On désigne par là la manière dont la rente se présente comme le produit d'une privatisation du commun qui permet, sur cette base, de prélever un revenu engendré par la création d'une rareté artificielle de ressources. Nous sommes donc en présence du trait commun qui englobe dans une logique unique la rente issue de la spéculation immobilière et le rôle majeur que la privatisation de la monnaie et de la dette publique ont joué, depuis le début des années 1980, dans l'essor de la rente financière et la déstabilisation des institutions du Welfare State. Une logique analogue préside à la tentative de privatiser le savoir et le vivant grâce à une politique de renforcement des droits de propriété intellectuelle qui permet de maintenir artificiellement élevés les prix de nombre de marchandises alors que leurs coûts de reproduction sont très faibles ou nuls. Nous avons là une autre des manifestations majeures de la crise de la loi de la valeur et de l'antagonisme capital/travail à l'âge du General Intellect1. Ces changements profonds dans les rapports entre salaire, rente et profit sont aussi la base d'une politique de segmentation de la composition de classe et du marché du travail dans le sens d'une configuration fortement dualiste. Un premier secteur concentre une minorité privilégiée de la main-d'œuvre employée dans les activités les plus rentables et souvent les plus parasitaires du capitalisme cognitif, comme les L. Pour une analyse approfondie du sens de l'hypothèse de la crise de la loi de la valeur, voir notamment A. Negri, Marx au-delà de Marx (1979), Paris, L'Harmattan, 1996.

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services financiers aux entreprises, les activités de recherche orientées vers l'obtention de brevets, les conseils juridiques spécialisés dans la défense des droits de propriété intellectuelle, etc. Ce secteur du cognitariat (que l'on pourrait aussi qualifier de fonctionnaires de la rente du capital) voit ses rémunérations et ses compétences nettement reconnues. Sa rémunération intègre de plus en plus une participation aux dividendes du capital financier et les travailleurs concernés bénéficient des formes de protection d'un système de fonds de pension et d'assurances maladie privées. Le second secteur, quant à lui, concentre une main-d'œuvre dont les qualifications et les compétences ne sont pas reconnues. Cette catégorie majoritaire du travail cognitif finit ainsi par subir, comme nous l'avons vu, un lourd phénomène de déclassement. Elle doit non seulement assurer les emplois les plus précaires de la nouvelle division cognitive du travail, mais aussi les fonctions néotayloristes des nouveaux services standardisés et liés au développement des services personnels marchands à bas salaires. Le dualisme du marché du travail et de la répartition du revenu renforce ainsi, dans un véritable cercle vicieux, le démantèlement des services collectifs du Welfare, et ce à l'avantage des services marchands aux personnes en pleine expansion qui sont à la base de la domesticité moderne. Finalement, la rente sous ses différentes formes (financière, immobilière, brevets, etc.) joue une place de plus en plus stratégique dans la répartition du revenu et dans la stratification sociale de la population. Il en résulte une désagrégation de ce qu'il était convenu d'appeler les classes moyennes et l'affirmation d'une société en sablier marquée par une polarisation extrême des richesses.

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Cette dynamique dévastatrice semble s'imposer comme une logique quasiment inéluctable, à moins que (et c'est la seule option réformiste qu'il nous soit possible d'imaginer à court terme) le capital ne soit contraint à reconnaître au travail une autonomie croissante dans l'organisation de la production, compte tenu du fait que la principale source de la valeur se trouve dans la créativité, la polyvalence et la force-invention des salariés, et non dans le capital fixe et le travail d'exécution routinier. Certes, le capital opère déjà partiellement cette reconnaissance, en limitant pourtant cette autonomie au choix des modalités pour réaliser des objectifs hétéro-déterminés. Le problème politique est alors celui d'arracher au capital ce pouvoir et, partant, de proposer de manière autonome de nouvelles institutions du commun. La reconquête démocratique des institutions du Welfare s'appuyant sur la dynamique associative et d'auto-organisation du travail qui traverse la société, apparaît ainsi, tant du point de vue des normes de production que des normes de consommation, comme un élément essentiel de la construction d'un modèle de développement alternatif. Un modèle fondé sur la primauté du non marchand et des productions de l'homme pour et par l'homme. Lorsque dans la production du général intellect, le principal capital fixe devient l'homme lui-même, il faut alors entendre, par ce concept, une logique de la coopération sociale située audelà de la loi de la valeur et de la formule trinitaire (salaire, rente et profit). Dans cette perspective, s'inscrit aussi la lutte pour l'instauration d'un revenu social garanti inconditionnel et conçu comme un revenu primaire, c'est-à-dire résultant non de la redistribution (comme un RMI), mais de l'affirmation du caractère de plus en plus collectif de la production de valeur et de richesses. Il

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permettrait de recomposer et de renforcer le pouvoir contractuel de l'ensemble de la force de travail en soustrayant au capital une partie de la valeur captée par la rente. En même temps, l'affaiblissement de la contrainte monétaire au rapport salarial favoriserait le développement de formes de travail émancipées de la logique marchande et du travail subordonné.

INVENTER LE COMMUN DES HOMMES*

Partons d'un constat très simple, puisqu'il est parfois plus facile de raisonner en commençant par la fin : nous vivons aujourd'hui dans un monde où produire est devenu un acte commun. Certains d'entre nous ont encore en tête des pans entiers d'analyses foucaldiennes sur la double tenaille que l'industrialisation impose aux corps et aux têtes des hommes à partir de la fin du XVIII6 siècle : d'une part, l'individualisation, la séparation, la désubjectivation, le dressage de chaque individu — réduit à être une unité productive en forme de monade, sans porte ni fenêtres, entièrement désarticulé et réarticulé en fonction des exigences du rendement et de la maximalisation des profits ; de l'autre, la mise en série de ces monades productives, leur massification, leur constitution en population indifférenciée, leur caractère interchangeable aussi, puisque le gris partout équivaut au gris et qu'un corps dressé en vaut un autre. Individualisation, sérialisation — tenaille bénie du capitalisme industriel, merveille d'une rationalité politique qui n'hésite pas à dédoubler ses procédés de contrôle et de gestion, à mordre dans la chair de l'individu qu'elle vient de façonner à son * Texte publié dans Multitudes,

en 2008, co-écrit par Judith Re^el.

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image et à encadrer des populations qu'elle s'invente, pour asseoir définitivement son pouvoir sur la vie et en exploiter la puissance. Certains, donc, reliront Surveiller et Punir. D'autres ont plus simplement en tête le rythme de la chaîne, les membres brisés, l'impression de ne plus exister, le corps qui se transforme en chair à canon de la production en série, la répétition sans fin, l'isolement, la fatigue. L'impression d'avoir été à la fois avalé par une baleine, seul, dans le noir, et d'avoir été mâché avec tant d'autres. Tout cela a été vrai. Tout cela existe encore. Et pourtant : tout cela existe de moins en moins. Depuis qu'elle donne de la voix, Multitudes a essayé de dire ce changement, d'en décrire la réalité — cette « tendance » qui traversait l'existant et en creusait de l'intérieur la consistance intime —, d'en analyser les conséquences. Ce changement a affecté à la fois les conditions mêmes de l'exploitation, les rapports de pouvoir, le paradigme du travail, la production de la valeur. Ce changement a aussi affecté les possibilités de résistance. Parce que ce changement, paradoxalement, a aussi rouvert et démultiplié les possibilités de résistance. Un des points les plus difficiles, l'un des plus polémiques aussi face à tous ceux qui sont encore aujourd'hui acquis au vieux modèle de production sérielle, à la figure de l'usine et à l'histoire de sa résistance interne, c'est de penser qu'à un nouveau mode d'exploitation des hommes — plus poussé, plus performant, plus étendu — puisse correspondre une possibilité accrue de conflictualité et de sabotage, de rébellion et de liberté. Pour nous, dire que le modèle de la production (et donc de l'exploitation) a changé ; dire qu'il faut cesser de penser à l'usine comme matrice tout à la fois de la production et de la conflictualité prolétaire, 290

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c'est dire aussi cela. Quand nous parlons de « nouveau capitalisme », de capitalisme cognitif, de travail immatériel, de coopération sociale, de circulation du savoir, d'intelligence collective, nous essayons de décrire à la fois l'extension nouvelle du pillage capitaliste de la vie, son investissement non plus seulement de l'usine mais de la société tout entière, et aussi la généralisation du domaine de la lutte, la transformation du lieu de la résistance et la manière dont, aujourd'hui, c'est la métropole en tant que lieu de production qui est l'espace des résistances possibles. Nous disons qu'aujourd'hui le capitalisme ne peut plus se permettre de désubjectiver — individualisation, sérialisation — les hommes, d'en triturer la chair pour en faire des golems à deux têtes (l'« individu » comme unité productive, la « population » comme objet de gestion massifïée). Le capitalisme ne peut plus se le permettre parce que ce qui produit de la valeur, c'est désormais la production commune des subjectivités. Quand nous disons que la production est devenue « commune », nous n'entendons pas nier qu'il existe encore des usines, des corps massacrés et des chaînes de travail. Nous affirmons seulement que le principe même de la production, son barycentre, s'est déplacé ; que créer de la valeur, aujourd'hui, c'est mettre en réseau les subjectivités et capter, détourner, s'approprier ce qu'elles font de ce commun qu'elles inaugurent. Le capitalisme a aujourd'hui besoin des subjectivités, il en est dépendant. Il se retrouve donc enchaîné à ce qui, paradoxalement, le mine : parce que la résistance, l'affirmation de la liberté intransitive des hommes, c'est précisément faire valoir la puissance d'invention subjective, sa multiplicité singulière, sa capacité à produire, à partir des différences, du commun. De chair à canon de la production qu'ils étaient, les corps et les têtes

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se sont transformés en boulets du capitalisme. Sans le commun, le capitalisme ne peut plus exister. Avec le commun, les possibilités de conflit, de résistance et de réappropriation sont infiniment accrues. Ravissant paradoxe d'une époque qui a finalement réussi à se débarrasser des oripeaux de la modernité. Du point de vue de ce qu'on peut appeler la « composition technique » du travail, la production est donc devenue commune. Du point de vue de sa « composition politique », il faudrait alors qu'à cette production commune correspondent des catégories juridiques et politiques nouvelles qui soient capables d'organiser ce « commun », d'en dire la centralité, d'en décrire les institutions nouvelles et le fonctionnement interne. Or ces catégories nouvelles n'existent pas. Elles manquent. Le fait que l'on masque les nouvelles exigences du commun, qu'on continue paradoxalement à raisonner en termes obsolètes — comme si le lieu de la production était encore l'usine, comme si les corps étaient encore enchaînés, comme si l'on n'avait le choix qu'entre être seul (individu, citoyen, monade productive, numéro à l'écrou d'une prison ou ouvrier sur la ligne, Pinocchio solitaire dans le ventre de la baleine) et être indistinctement massifié (population, peuple, nation, force de travail, race, chair à canon de la patrie, bol digestif dans le ventre de la baleine) — ; le fait, donc, que l'on continue à faire comme si de rien n'était, comme si rien n'avait changé : voilà en quoi constitue la plus perverse des mystifications du pouvoir. Nous devons ouvrir le ventre de la baleine. Nous devons vaincre Moby Dick. Cette mystification repose en particulier sur la re-proposition quasi permanente de deux termes, qui fonctionnent comme 292

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autant de leurres mais correspondent également à deux manières de s'approprier le commun des hommes. La première, c'est le recours à la catégorie de « privé » ; la seconde, c'est le recours à la catégorie de « public ». Dans le premier cas, la propriété — Rousseau dixit : ... et le premier homme qui dit « ceci est à moi »... — est une appropriation du commun par un seul, c'est-à-dire aussi une expropriation de tous les autres. Aujourd'hui, la propriété privée consiste précisément à nier aux hommes leur droit commun sur ce que seule leur coopération est capable de produire. La seconde catégorie, en revanche, c'est celle du « public ». Le bon Rousseau, qui était si dur avec la propriété privée quand il en faisait, à juste titre, la source de toutes les corruptions et souffrances humaines, tombe alors immédiatement dans le panneau. Problème du contrat social — problème de la démocratie moderne : puisque la propriété privée génère l'inégalité, comment inventer un système politique où tout, appartenant à tous, n'appartienne pourtant à personne ? La trappe se referme sur Jean-Jacques — et sur nous par la même occasion. Voilà donc ce qu'est le public : ce qui appartient à tous mais à personne, c'est-à-dire ce qui appartient à l'État. Comme l'État, ce devrait être nous, il va bien falloir inventer quelque chose pour enjoliver sa mainmise sur le commun : nous faire croire par exemple que s'il nous représente, et s'il s'arroge des droits sur ce que nous produisons, c'est parce que ce « nous » que nous sommes, ce n'est pas ce que nous produisons en commun, inventons et organisons comme commun, mais ce qui nous permet d'exister. Le commun, nous dit l'État, ne nous appartient pas, puisque nous ne le créons pas vraiment : le commun, c'est ce qui est notre sol, notre fondement, ce que nous avons sous les pieds : notre nature, notre identité. Et si ce commun

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ne nous appartient pas vraiment — être n'est pas avoir —, la mainmise de l'État sur le commun ne s'appelle pas appropriation mais gestion (économique), délégation et représentation (politique). CQFD : implacable beauté du pragmatisme public. La nature et l'identité sont des mystifications du paradigme moderne du pouvoir. Pour se réapproprier notre commun, il faut avant toute chose en produire la critique drastique. Nous ne sommes rien et nous ne voulons rien être. « Nous » : ce n'est pas une position ou une essence, une « chose » dont on a tôt fait de déclarer qu'elle était publique. Notre commun, ce n'est pas notre fondement, c'est notre production, notre invention sans cesse recommencée. « Nous » : le nom d'un horizon, le nom d'un devenir. Le commun est devant nous, toujours, c'est un processus. Nous sommes ce commun : faire, produire, participer, se mouvoir, partager, circuler, enrichir, inventer, relancer. Nous avons pensé pendant presque trois siècles la démocratie comme administration de la chose publique, c'est-à-dire comme institutionnalisation de l'appropriation étatique du commun. Aujourd'hui, la démocratie ne peut plus se penser que dans des termes radicalement différents : comme gestion commune du commun. Cette gestion implique à son tour une redéfinition de l'espace — cosmopolitique — ; et une redéfinition de la temporalité — constituante. Il ne s'agit plus de définir une forme de contrat qui fasse que tout, étant de tous, n'appartienne pourtant à personne. Non : tout, étant produit par tous, appartient à tous.

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Dans le dossier que certains d'entre nous ont proposé en « majeure » — à partir d'expériences qu'ils mènent depuis plusieurs années, à partir aussi du constat que ces expériences, autrefois « de niche », se généralisent —, nous essayons de rendre visible ce commun, de raconter des stratégies de réappropriation du commun. La métropole, aujourd'hui, est devenue un tissu productif généralisé : c'est là que la production commune se donne et s'organise, c'est là que l'accumulation du commun se réalise. L'appropriation violente de cette accumulation se fait encore à titre privé ou à titre public — ce que l'on appelle « la rente » de l'espace métropolitain est désormais un enjeu économique majeur, et c'est sur ce point que les stratégies de contrôle se cristallisent — mais nous ne voulons pas entrer ici dans des analyses du rapport de cette « rente » au profit, ou dans celle des « externalités productives »... Il nous suffit pour l'instant de pointer que l'appropriation privée est bien souvent garantie et légitimée par l'appropriation publique, et vice versa. Reprendre le commun, reconquérir non pas une chose mais un processus constituant, c'est-à-dire aussi l'espace dans lequel il se donne — celui de la métropole. Tracer des diagonales dans l'espace rectiligne du contrôle : opposer des diagonales aux diagrammes, des interstices aux quadrillages, des mouvements aux positions, des devenirs aux identités, des multiplicités culturelles sans fin aux natures simples, des artefacts aux prétentions d'origine. Dans un beau livre, il y a quelques années, Jean Starobinski a parlé du siècle des Lumières comme d'un temps qui avait vu « l'invention de la liberté ». Si la démocratie moderne a été l'invention de la liberté, la démocratie radicale, aujourd'hui, veut être l'invention du commun. * Allusion au dossier présenté dans le numéro de la revue Multitudes juste avant ce texte.

TABLE DES MATIÈRES

LA PENSÉE AFFAIBLIE

17

POLIZEIWISSENSCHAFT

23

DE LA TRANSITION AU POUVOIR CONSTITUANT

37

LES CONSÉQUENCES PHILOSOPHIQUES DE LA CRISE DU GOLFE

59

LA Ve INTERNATIONALE DE JEAN-PAUL II

87

ITALIE ANNÉE ZÉRO

93

RÉPUBLIQUE CONSTITUANTE

99

LA PREMIÈRE CRISE DU POSTFORDISME

115

LA « RÉVOLUTION » ITALIENNE ET LA « DÉVOLUTION » DE LA GAUCHE

123

LA MARCHE DU TEMPS

139

BANLIEUE ET VILLE : UN REGARD PHILOSOPHIQUE

145

RÉAPPROPRIATIONS DE L'ESPACE PUBLIC

181

L'EUROPE, UNE PLAISANTERIE POUR LES SUJETS DE L'EMPIRE

199

AINSI COMMENÇA LA CHUTE DE L'EMPIRE

211

POUR UNE DÉFINITION ONTOLOGIQUE DE LA MULTITUDE

225

FAIRE L'EUROPE DANS LA MONDIALISATION

243

LA DÉMOCRATIE CONTRE LA RENTE

259.

LE RAPPORT CAPITAL/TRAVAIL DANS LE CAPITALISME COGNITIF

271

INVENTER LE COMMUN DES HOMMES

289

Composé par Nord Compo Multimédia 7, rue de Fives, 59650 Villeneuve-d'Ascq

I m p r i m é en France A c h e v é d ' i m p r i m e r en m a r s 2010 par N o r m a n d i e Roto I m p r e s s i o n s. a. s., 61250 Lonrai D é p ô t légal : avril 2010 — N ° d ' i m p r e s s i o n : î o - n o i