Introduction à la vie littéraire du Moyen Age 2040157018, 9782040157012

La connaissance du latin est, au Moyen Age, un privilège qui semble condamner à l’inculture ceux qui l’ignorent. Aussi l

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French Pages [244] Year 1984

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Introduction à la vie littéraire du Moyen Age
 2040157018, 9782040157012

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Pierre-Yves Badel

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INTRODUCTION A LA VIE LITTERAIRE DU MOYEN AGE par PIERRE-YVES BADEL

XAVIER UNIVERSITY LIBRARY NEW ORLEANS Série dirigée par Jean CÉARD

Bordos

En couverture :

« Joinville offre son livre à Louis, roi de Navarre, futur Louis X le Hutin »

Parchemin du XIVe siècle, premier feuillet du manuscrit « Vie de saint Louis » de Joinville

Ph. © Bib. Nat. Paris — Archives Photeb

© Bordas, Paris 1969 Nouvelle édition 1984 ISBN 2-04-015701-8 ISSN 0766-9976 Toute représentation ou reproduction, intégrale ou partielle, faire sans le consentement de l'auteur, ou de ses ayants-droit ou ayants-cause, est illicite (loi du 11 mars 1957, alinéa 1° de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal. La loi du 11 mars 1957 n'autorise, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective d'une part et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration.

PRÉFACE Les histoires de la littérature française ne manquent pas, non plus que les anthologies des auteurs français. Aussi ne proposons-nous pas une nouvelle version des unes ou des autres, mais des instruments de travail propres à en permettre l'usage éclairé et fructueux. On ne trouvera donc ici ni monographies sur tel ou tel auteur particulier, fût-il de première importance, ni le traditionnel tableau des écoles et des doctrines littéraires. Nous avons cherché à retracer le climat dans lequel sont nées les grandes œuvres de notre littérature, afin d'aider à saisir l'originalité de chacune d'elles par rapport aux conditions de sa création. Tous ceux qui ont utilisé les travaux de Cassirer, de Bénichou, de Paul Hazard, de l'abbé Bremond et de bien d’autres savent à quel point la connaissance de la littérature d’une époque se trouve enrichie, approfondie, éclairée par celle, si attachante, de la cosmologie, des grands débats moraux, des bouleversements intellectuels, des conflits religieux, des crises scientifiques qui ont marqué cette époque et qui ont façonné son visage. En un temps où l'histoire des mentalités se développe, où l'histoire des idées élabore des méthodes nouvelles et découvre des champs nouveaux, où les diverses disciplines aspirent à se rencontrer et se nourrir mutuellement, il convient, nous semble-t-il, que l'histoire littéraire retrouve

toujours davantage l'attache des œuvres qu’elle étudie avec le monde où elles ont vu le jour. Bien des travaux excellents s’y sont déjà employés : il était utile, avons-nous pensé, d'en recueillir et d'en coordonner les résultats. Cependant cette recherche ne fait, à bien des égards, que commencer : elle a déjà ouvert la voie à des enquêtes et à des études dont beaucoup restent à mener. Nous n'avons pas eu l’exorbitante ambition de proposer des synthèses : nous avons voulu seulement indiquer les travaux importants, désigner les textes essentiels, souvent bien connus, qui posent de nouvelles questions pour peu qu’on les interroge à la lumière d'autres disciplines que l'analyse littéraire. Les livres de la Collection veulent être, selon leur titre, des < introductions à la vie littéraire ». C'est dire qu'ils demandent au lecteur plus, peut-être, qu'ils

4

Préface

ne lui donnent : un esprit d'initiative, la volonté de revenir sans cesse aux textes, le goût d'y vérifier — ou d'y contester — une idée qui aura été suggérée. C'est dans ce dialogue incessant avec le lecteur que ces livres atteindront leur but et livreront ce qu'ils veulent donner. C'est pourquoi ils comptent d'abondantes bibliographies, de multiples références, de nombreuses et parfois longues citations : donner au lecteur les moyens de porter un jugement personnel et donc de disposer, si l'on ose dire, des pièces du dossier a été notre intention constante. Faut-il ajouter que les suggestions et les critiques sont vivement sollicitées et que d'avance les auteurs remercient ceux qui voudront bien les leur communiquer?

Jean Céard

TABLE

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MATIÈRES

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SANTE PROPOS RSR

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1. La musique des sphères. L'univers physique et social ....... 2. Raoul de Cambrai. Individu et communauté .............

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PREMIÈRE PARTIE L’'UNIVERS,

LA

SOCIÉTÉ,

3: Tort.et Droit. La mentalité juridique

LA

MENTALITÉ

...........4:.:...,

27

Saint Graal. Feist SOIT, LL 32 2 sec roue de Fortune. La conception de l’histoire .......... CNTODIQUEUTS ne 2. Dame’ la licorne” Lesymbolismesst. mm teurs. forêt d’'Ennuyeuse Tristesse. Les aliégorismes..........

DEUXIÈME PARTIE LES

MODÈLES

CULTURELS

9:/Maïtre Jean:deMeun: Le.cleres;1x ae. Erites lost ItaRolandEcchevaleres. A ut Lt ou etui 11. Monseigneur Gauvain. L'homme courtois ............... PA T'AncelOt LC DT AMANE ER ee ne se so

65 70 76 83

TROISIÈME PARTIE LITTÉRATURE

ET

SOCIÉTÉ

13. Ée trouvére. Jongieurs Et CIefCS 5. escmen 14 Le copiste LES TEMAMEMENS erreur mesemermee 15. Miroir du monde. Littérature et idéologie ...............

91 96 102

QUATRIÈME PARTIE SOURCES

SAVANTES

ET

FOLKLORIQUES

16 TUE OI LA AUCEHONAES OTILINES Le nee re Maestro FUOVIdONAULEUES.Et AUTOTITÉS 2 0 ae ones contenue een jure ie eu 18. MeWerserila Topidioes aftenemste -Qus. Ava. d 19 Poctria La rhétorique sCOlAIrÉ 4000 nr meute 20 /Aubéron. MerveHIEUX EL FÉETIE 2, 4. nn eue caus

111 115 119 124 128

CINQUIÈME PARTIE FORMES

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TRADITIONNELLES

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ET

COURANTS

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137

22. La douce voix du rossignol sauvage. Poésie formelle ou effu-

SION Cr COUR

nee ne sen due

148

6

Table des matières

23. L'évolution dulyrismer. Laine. Lo ss de 24 ML ANDOÉSICATITACHIQUE LS nn PL CC 25. Le silence d’Erec. Psychologie ou morale dans le roman ... 26. Joies de mariage” Les deux réalismes + ee. 27NL'escarboucie La lumiere etes SENS NE PT. 28. Le Lai de l'Ombre. L'’illusion romanesque ...............

CE

156 164 170 177 181 187 192 200 207 216

APPENDICE : les éditions de textes médiévaux ................

224

BIBLIOGRAPHIE

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229

PPS AE APRES 0. RIRE.

235

2941évOIution dÜTOMAR SE SE MS LE 30 Je Contes AR 22 Re AE ne SLR ne RS re Te 31. Le dervé. Rires et sourires du Moyen Age...............

325CLe TREATO LÉHUMANISME

INDEX

ARS AR MÉDIÉVALE

SOMMAIRE

ENN CRR: DAS Eee:

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SNRPÉ RES

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221

AVANT-PROPOS Marquée par le nom qu’elle doit aux humanistes italiens du XV" siècle, la longue époque qui va de la chute de Rome à celle de Constantinople, n'a pas encore trouvé sa juste place dans notre culture. Les termes mêmes de «Moyen Age» suggèrent aux uns que ce temps n’a fait que transmettre de

manière précaire la culture antique à l'Europe moderne. Quand bien même d'autres lui concèdent le mérite de certaines innovations, tout l'intérêt reconnu aux textes français du Moyen Age est celui de jalonner la préhistoire de la littérature moderne et de faire apprécier les tâtonnements à partir desquels elle prend au XVI" siècle un élan décisif. Quant à nous, nous ne croyons pas à la « naïveté » des œuvres médiévales, qui ferait tout leur « charme ». Cette impression tient pour une grande part à une langue dont l'orthographe n'a pas été codifiée, ce qui crée le sentiment faux que l'ancien français est du français moderne approché ou analogue à celui que balbutient les enfants. L'analogie est trompeuse. Par définition l'ancien français n'aurait pas existé s’il n'avait pas été un instrument de communication cohérent et efficace. Encore faut-il connaître les possibilités qu’il offre à l'expression littéraire. Au lieu d'étudier les œuvres médiévales pour déceler ce qu’elles laissent pressentir de moderne, nous tenterons de définir ce qu’elles apprennent sur un temps qui ne se considérait pas comme celui de l'enfance, mais comme celui de la décrépitude, le sixième et dernier âge du monde. Si, pour ce faire, aucune méthode n'est à écarter, nous avons pris le parti de préférer

l'étude des rapports de la littérature et de la société. La rhétorique élaborée par les poètes médiévaux n'a rien de naïf et suppose au contraire une grande complicité entre les poètes et leur auditoire. Rien ne nous paraît plus nécessaire que de rappeler d'abord au médiéviste débutant que les conditions de la production littéraire sont toutes différentes de celles que nous connaissons. Au Moyen Age, le poète n'existe que pour la collectivité qui le fait vivre. Il en partage les valeurs, les goûts et les préjugés. Il est solidaire d’une culture donnée et d’une histoire. C’est cette insertion dans la société que nous avons soulignée, On ne trouvera donc pas ici d'analyses d'œuvres particulières ni de

8

Avant-propos

jugements de valeur, mais un essai pour rappeler le milieu social, l'univers mental et la tradition littéraire qui modèlent toute création poétique au Moyen Age. Il y a quelque témérité à présenter plus de quatre siècles de littérature, et le désir de tenir ce pari en un petit nombre de pages a pu donner à notre pensée une expression d'autant plus sèche et catégorique que nous avons renoncé à produire nos « preuves ». Le lecteur prendra garde que nous ne prétendons pas lui enseigner des vérités, ni lui fournir des clés, ni l’enfermer dans notre problématique. Le meilleur usage qu’on pourrait faire de ce livre serait de vérifier et compléter les informations qu’il apporte, de nuancer ou discuter les jugements proposés, de les confronter aux textes et surtout de tenir le plus grand compte des différences introduites par le temps : du XTI° au XV® siècle, certains traits majeurs demeurent, mais l'histoire ne s’est pas arrêtée. Nous attirons l'attention sur les études que nous avons mentionnées au début de chaque chapitre, soit que nous les ayons suivies parfois de très près, soit qu’elles complètent notre exposé, soit qu’elles apportent un point de vue différent du nôtre ou opposé à lui. Ainsi le lecteur pourra discuter l'intention qui a dicté la succession de nos chapitres. En rappelant les grands traits de la société féodale et chrétienne et d’une mentalité que nous définissons à la fois par son réalisme (entendu au sens où l’on parle du réalisme platonicien) et par une attention inquiète à ce qui se voit, nous constatons que la politique, le‘ droit et la religion donnent aux poètes la matière et les motifs de leurs œuvres et aussi leur langage même. Dans une société bilingue, où la connaissance du latin est un privilège qui semble condamner à l'inculture ceux qui l'ignorent, une culture laïque, avec d'ailleurs la collaboration de clercs, trouve dans les institutions féodales, comme dans limitation des modèles religieux, le langage qui lui permet très

vite d'affirmer sa dignité propre et son autonomie. Les progrès de la langue française comme outil de la création littéraire vont de pair : ils sont stimulés par cette volonté de promouvoir une culture profane, ils permettent cette promotion. Jamais un langage n’est indifférent ou neutre. On le voit bien en étudiant les images littéraires de l'amour. Elles sont marquées pour longtemps par ce qu’elles doivent au vocabulaire religieux et féodal. Fait plus important, un langage hérité limite l'expression d'une forme neuve de pensée. Les tenants de l'amour courtois ou fine amor doivent se battre pour faire dire au langage érotique traditionnel le contraire de ce qu'il a toujours dit, et ils ne parviennent pas à dissiper toute équi-

voque. Il y a plus grave : ces langages hérités tendent à rame-

ner la pensée

vers ses chemins

premiers,

nous

n’en voulons

Avant-propos

9

pour preuves que la récupération de l'amour courtois par la poésie religieuse et mariale ou celle du mythe païen du Graal dans La Queste del saint Graal. Or, les premiers modèles culturels qui se proposent à tout homme au Moyen Age, ceux du clerc et du chevalier, sont antinomiques. Quatre chapitres précisent comment clercs et chevaliers s'affrontent, composent ou coopèrent, comment enfin la chevalerie va jusqu'au bout de ses revendications en exaltant l'amour courtois. En fait, tout notre ouvrage n’est que le développement de ce conflit. Car, si nos pages sur les auteurs et les remaniements de leurs œuvres cherchent à prémunir le lecteur contre la naïveté qu’il y aurait à se placer en face d’un texte médiéval comme en face d’une page de Racine, de Hugo ou de Valéry, l'étude des sources des poètes montre que ce qu'ils ont retenu de l’Antiquité, comme ce qu'ils puisent dans le folklore, est pour eux un moyen de nourrir une culture profane dans sa visée. De l'Antiquité ils gardent ce qui leur permet de cerner des valeurs morales; le folklore, lui, est une matière très malléable où la chevalerie imprime le sens qu’elle donne au monde. Nous l'avons souligné pour le merveilleux breton dans le roman, on aurait pu aussi bien le faire en étudiant les motifs folkloriques dans l'épopée ou le conte. Si le Moyen Age a cru aux essences éternelles et aux traditions qui enseignent leur connaissance, l'histoire ne s'est pas immobilisée pour autant. La mentalité médiévale et l'idéologie

de classes dirigeantes, dont le souci premier est de persuader chacun qu'il est providentiellement à sa place et doit donc y demeurer, donnent aux œuvres littéraires leurs caractères : respect des formes traditionnelles, ressassement des mêmes motifs, primat de l'éthique collective, indifférence relative à la psychologie et au réalisme tel que les modernes l'entendent, goût du merveilleux. Ces traits Sont surtout manifestes dans l'épopée et le lyrisme. Cependant les tensions très violentes inhérentes au corps social contraignent le poète à faire sa place à l’histoire et à se rendre attentif aux apparences changeantes; on le constate en étudiant certains genres à la rhétorique moins codifiée : le roman, le conte, la poésie didactique, le théâtre. Le comique médiéval semble résumer cette tension entre tradition et novation : il est avant tout de parodie avec ce que cela comporte de sacrilège et de connivence. En terminant, il nous reste à avouer au moins trois lacunes

de notre présentation, qui sont autant que nous suggérons. Pour indiquer médiévale ne se laisse pas enfermer aurait fallu parler de Wolfram von nesänger, de Malory et de Chaucer,

de directions de recherche à quel point la littérature dans le cadre national, il Eschenbach et des Mindu dolce stil nuovo et de

10

Avant-propos

Dante, mais où s'arrêter? Que l'on nous pardonne surtout la place trop réduite faite à la littérature d'oc. On constatera deux autres manques : le sort réduit fait aux XIV° et XV° siècles, le peu de développement consacré à des genres comme l'histoire, le théâtre ou la grande rhétorique. Or ces siècles ne sont pas de déclin, ces genres ont donné à la littérature quelques-uns de ses plus beaux textes. Ce qui nous les a fait négliger, c'est une raison toute pratique. Les œuvres de cette époque comme les œuvres théâtrales et historiques sont matériellement peu accessibles,

soit parce

qu’elles sont peu

ou

mal éditées,

soit

parce que leurs dimensions découragent le médiéviste débutant. Or c'est en face des textes que le débutant doit tout de suite se placer. Cette initiation aura atteint son but si elle lui donne le goût de les lire et notre livre n’est destiné qu'à s’effacer devant leur lecture.

Note

pour la nouvelle

édition

(1984)

La mise à jour bibliographique qui distingue cette édition ne concerne pas les Etudes indiquées en tête de chaque chapitre. Texte et Etudes sont parfois étroitement liés, il ne fallait pas le dissimuler. Mais, quand cela était matériellement possible, on a fait suivre le texte par une rubrique nouvelle : A Lire, qui apporte des compléments notables. La Bibliographie sommaire a été profondément remaniée (à partir de la p. 230). Deux paragraphes y donnent, d’une part, un aperçu de l'effet des tendances critiques contemporaines sur les recherches appliquées à la littérature du Moyen Age, d'autre part, un bref bilan, secteur par secteur, de l'activité critique depuis quinze ans. Quant au texte même, il reste inchangé. Toute retouche un peu sérieuse aurait entraîné de proche en proche une refonte complète. Autant écrire un nouvel ouvrage ! Or, depuis quinze ans, les progrès de la science n'ont pas été tels que ce petit livre ne soit plus en mesure de rendre des services aux étudiants comme à tous ceux qui aiment le Moyen Age et sa poésie.

Editions

utilisées :

Un grand nombre de textes ont été publiés dans les trois collections suivantes : de la Société des anciens textes français (S.A.T.F.) aujourd’hui à Paris, Picard; des Classiques français du Moyen Age (C.F.M.A.), Paris, Champion; des Textes littéraires français (T.L.F.), Genève, Droz, Paris, Minard. Adam le Bossu, Le Jeu de la Feuillée, éd. E. Langlois, C.F.M.A. Adam le Bossu, Le Jeu de Robin et Marion, éd. E. Langlois, C.F.M.A.

Aucassin et Nicolette, éd. M. Roques, C.F.M.A. Béroul, Le Roman de Tristan, éd. E. Muret

revue

par

L. M. Defourques, C.F.M.A. La Chanson de Guillaume, éd. D. McMillan, S.A.T.F. La Chanson de Roland, éd. J. Bédier, Paris, Piazza. Charles d'Orléans, Poésies, éd. P. Champion, C.F.M.A. Le Charroi de Nîmes, éd. J.-L. Perrier, C.F.M.A.

Chrétien de Troyes, Erec et Enide, éd. M. Roques, C.F.M.A. Chrétien de Troyes, Cligès, éd. A. Micha, C.F.M.A. Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la charrette (Lancelot), éd. M. Roques, C.F.M.A. Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion (Yvain), éd. M. Roques, C.F.M.A. Chrétien de Troyes, Le Roman de Perceval ou Le Conte du Graal, éd. W. Roach, T.L.F. Couci (Chastelain de), Chansons, éd. A. Lerond, Paris, P.UF. Le Couronnement de Louis, éd. E. Langlois, C.F.M.A. Eneas, éd. J.-J. Salverda de Grave, C.F.M.A. Floire et Blanchefior, 2° éd. M.-M. Pelan, Paris, Belles Lettres. Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. F. Lecoy, C.F.M.A. Huon de Bordeaux, éd. P. Ruelle, Bruxelles-Paris, P.U.F. Jean Bodel, Le Jeu de saint Nicolas, éd. A. Jeanroy, C.F.M.A. Jean Renart, Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, éd. F. Lecoy, C.F.M.A. Marie de France, Les Lais, éd. J. Rychner, C.F.M.A. Le Moniage Guillaume, éd. W. Cloetta, S.A.T.F. La Mort le roi Artu, éd. J. Frappier, T.L.F. Le Mystère d'Adam, éd. P. Aebischer, T.L.F. Maistre Pierre Pathelin, éd KR. T. Holbrook, C.F.M.A. La Prise d'Orange, éd. C. Régnier, Paris, Klincksieck, € Biblio-

thèque française et romane ». La Queste del saint Graal, éd. A. Pauphilet, C.F.M.A. Les Quinze Joies de Mariage, éd. J. Rychner, T.L.F.

12

Avant-propos

Raoul de Cambrai, éd. P. Meyer et A. Longnon, S.A.T.-F. Robert de Boron, Le Roman de l'estoire dou Graal, W. A. Nitze, C.F.M.A.

éd.

Le Roman de Renart, éd. M. Roques, C.F.M.A.

Le Roman de Thèbes, éd. G. Raynaud de Lage, C.F.M.A. Rutebeuf, Œuvres complètes, éd. E. Faral et J. Bastin, Paris, Picard.

Thibaut de Champagne, Chansons, éd. A. Wallenskôld, SALE. Thomas, Les Fragments du Roman de Tristan, éd. B. H. Wind, LEE. Villon, Œuvres, éd. A. Longnon, 3° éd. revue par L. Foulet, C.F.M.A. Le Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople, éd. P. Aebischer, T.L.ÆF. Wace, Le Roman de Brut, éd. I. Arnold, S.A.T.F. On lira le roman provençal de (Jaufré, Flamenca, Barlaam R. Nelli, Paris, Desclée de Recueil général et complet glon et G. Raynaud, 6 vol.,

Flamenca dans Les Troubadours et Josaphat), éd. R. Lavaud et Brouwer; et les fabliaux dans le des fabliaux, éd. A. de MontaiParis, 1872-1890.

Première

Partie

L’UNIVERS, LA SOCIÉTÉ, LA MENTALITÉ

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Chapitre premier

LA MUSIQUE DES SPHÈRES L’UNIVERS PHYSIQUE ET SOCIAL Etudes :

E. Gilson, « L'Univers du xtr siècle », dans La Philosophie au Moyen Age, 2° éd., Paris, Payot, 1944, pp. 318-328. Ch. V. Langlois, La Vie en France au Moyen Age, t. 3, La Connaissance de la nature et du monde, Paris, 1927. J. Le Goff, « La Société chrétienne », dans La Civilisation de l'Occident médiéval, Paris, Arthaud, 1964, pp. 319-396.

Sur le char de l’archevêque Amphiïaras, Vulcain lui-même a

sculpté et peint l’univers entier: I mist la lune et le soleill et * tresgita le firmament par art et par enchantement. Nuef *esperes par ordre i fist, en la * greingnor les signes mist et es autres qui sont menors mist les plannetes et *les cors. La * neume mist en mi le monde, ce est la terre et mer parfonde.

* cisela * sphères * plus grande

* leurs cours * neuvième

L'artiste de Thèbes (vv. 4956-4964) répète le geste créateur de Dieu. La science antique et la Genèse ont appris au Moyen Age que la création est achevée. Les descriptions qu'il a laissées de l'univers ne s’écartent guère de celle qu’a donnée l’Imago mundi d'Honorius que nous allons suivre maintenant. MACHROCOSME

ET MICROCOSME

La Terre est le centre d’une immense boule formée de sphères emboîtées les unes dans les autres. Selon Macrobe, les sept premières tournent en produisant une musique céleste,

chacune d’elles entraînant dans son cours une planète : la Lune, Mercure, Vénus, le Soleil, Mars, Jupiter et Saturne. Au-delà viennent le firmament (une sphère où sont fixées les constellations ou « signes »), puis les cieux invisibles (ou « ciel cristallin »), où vivent les anges, où se trouve le « Paradis céleste », enfin la demeure de Dieu ou « empyrée », qui n’a pas de lieu. Le monde créé est fait de quatre éléments : le plus subtil,

16

La musique des sphères

le feu, est la matière des huit sphères; au-dessous du cercle de la lune, dans la zone de l’air, vivent les démons qui atten-

dent le jour du jugement et apparaissent parfois aux hommes la zone de l’eau entoure la Terre comme une ceinture; la Terre enfin, plate selon les uns, ronde pour d’autres, immobile,

ne

repose sur rien d’autre que la puissance divine. La Terre a pour centre Jérusalem, au bord de la Méditerranée, autour de laquelle s'étendent en T les trois continents: l'Europe, de la Scythie (la Crimée) à l’Islande; l’Afrique, du

pays des Maures à l’Ethiopie; l’Asie, où l’imagination occidentale loge tous les monstres et toutes les merveilles, toutes ses

propres chimères : Asie explorée par Alexandre le Grand dont de nombreux romans racontent les aventures chez les peuplades cannibales de Gog et Magog, chez les Pygmées, les Brahmanes et bien d’autres nations enviables pour la sagesse et la douceur de leur vie ou pour la liberté innocente de leurs mœurs sexuelles. Le Paradis terrestre est d’ailleurs situé à l’extrémité inaccessible de l’Asie. Marco Polo, l’explorateur du xin° siècle,

ne devait pas démentir les rêves des Européens qui situaient en Asie tout ce qu’il était interdit d'espérer connaître chez eux: l'innocence

sexuelle, la tolérance,

la paix, l’abondance

et le

luxe, les délires et les délices d’un pays de Cocagne. L'image de l'Enfer est tout aussi importante. Il est situé au centre de la Terre. Dans un cadre hérité de l’Antiquité (Achéron, Styx), les diables font subir aux damnés des supplices raffinés, analogues à ceux dont les hommes usent sur la terre envers leurs ennemis ou les criminels. L'homme est, par la volonté de Dieu, la fin de la création. Il la résume en lui-même. L'univers ou macrocosme a la même structure que l’homme ou microcosme; ils s'expliquent l’un par l’autre: ainsi que l’expose Jean de Meun, l’homme partage l'existence avec les pierres, la vie avec les plantes, la sensibilité avec les animaux, l'intelligence avec les anges. Si sa raison le met au-dessus de tous les déterminismes, son corps n’en est pas moins sous l'influence du macrocosme, des astres et des

signes du Zodiaque, chaque signe régnant plus particulièrement Sur un organe, chaque planète déterminant un type de caractère

(vénusien,

saturnien,

etc.). Chez

l’homme

comme

dans l’univers, la vie résulte du maintien d’un équilibre entre

les composantes de l’être, équilibre instable, accord discordant

(concordia discors), chez les êtres sublunaires entre les quatre éléments, chez l’homme entre les quatre humeurs (sang, bile jaune, bile noire ou mélancolie, Iymphe ou pituite ou flegme). La prédominance d’une humeur détermine le tempérament du sanguin, du colérique, du mélancolique et du flegmatique. Un trop grave déséquilibre cause la maladie et la mort.

Macrocosme et microcosme

La

science

met

donc

ce

monde

en

rapport

17

étroit

avec

d’autres mondes, Nous verrons que la pensée médiévale va dans le même sens. On peut la tenir pour un platonisme vulgaire : pour le Moyen Age, les êtres de ce monde ne sont que les images grossières et déformées d’Idées qui existent éternellement en Dieu et qui sont la réalité vraie dont ce monde n’est que l’apparence médiocre. Or, par un mouvement inverse, l’homme du Moyen Age ne croit que ce qu’il perçoit et voit. Aussi ne cesse-t-il pas de mettre en question le visible au nom des Idées et d’éprouver l’irrépressible besoin de faire comparaître en ce monde les Idées 1. Une telle pensée incline à donner une grande importance aux symboles qui sont ici-bas les signes de la réalité vraie, aux autorités qui garantissent l'interprétation des symboles, aux

formes

traditionnelles

qui permettent

à l’art littéraire

de

donner aux Idées une consistance sonore intelligible. L’HARMONIE

DU CORPS

SOCIAL

La société des hommes

est, elle aussi, d'institution divine.

Elle se divise en deux ordres : celui des clercs et celui des laïcs. Aux environs de l’an Mille on commence à distinguer trois ordres : les oratores (ceux qui prient), les bellatores (ceux qui se battent), les laboratores (ceux qui travaillent). Chaque ordre se voit impartir une mission. La société, dans son ensemble et dans ses parties, est censée tirer le plus grand profit de cette tripartition; en fait, cette conception d’origine religieuse est plus un mythe qu’une réalité. Elle rend mal compte de la diversité qu'il y a dans chacun des ordres, des conflits qui surgissent en leur sein ou entre eux. Aussi, dès le xrr° siècle, la

1. Cette seconde démarche n’est certainement pas platonicienne. Aussi bien notre référence à Platon ne signifie pas que le Moyen Age ait interprété correctement ce philosophe; elle veut suggérer que, si les penseurs médiévaux ont beaucoup médité sur une réflexion qu’ils ne connaissaient pratiquement que d’une manière indirecte, c’est parce qu’elle leur semblait, à tort ou à raison, donner une expression théorique aux besoins de leur sensibilité qui n’était peut-être pas très différente de celle de leurs contemporains sans culture. Nos pages sur «tort et droit», sur allégories et symboles, sur réalisme moderne et réalisme médiéval et sur le lyrisme, illustreront ces brèves remarques qui constituent une idée-force de notre essai. Cf. aussi ce qu’écrit J. Le Goff (La Civilisation de l'Occident médiéval, p. 411) de l’ « imbrication du concret et de l’abstrait (..), fond même de la structure des mentalités et des sensibilités médiévales. Une même passion, un même besoin fait osciller entre le désir de retrouver derrière le concret sensible l’abstrait plus vrai, et l'effort pour faire apparaître cette réalité cachée sous une forme perceptible par les sens.» De même, J. Huizinga (Le Déclin du Moyen Age, p. 250) écrit: « Après avoir attribué à l’idée une existence

réelle, l’esprit (de l’homme

médiéval) voudra

voir cette idée vivante. »

18

La musique des sphères

littérature nous fait-elle connaître une nouvelle répartition par états ou conditions socio-professionnelles. Nous

reviendrons

ailleurs sur les oratores et les bellatores,

nous contentant ici de noter qu’il n’y a pas d'égalité parmi les

chevaliers. Il y a loin des grands barons aux vavasseurs, € vassaux des vassaux », qui ne sont les seigneurs d’aucun guerrier et qui ne commandent guère qu’à des paysans. Les romans les mettent souvent en scène : le père d’Enide, dans l’Erec de Chrétien de Troyes, est un vavasseur. Leur pauvreté rend ces chevaliers d’autant plus attachés à leurs privilèges et résolus à interdire l’accès de la noblesse aux nouveaux riches, paysans dotés de certaines charges ou bourgeois. Les paysans ou vilains tiennent une place modeste dans la littérature. Ils y jouent souvent les utilités ou les repoussoirs; ils ne sont jamais vus que par les yeux des classes dirigeantes qui hésitent entre un paternalisme teinté de pitié ou de mépris et une grande méfiance pour les explosions brutales de la misère paysanne. Ici encore, notons-le, il y a de grandes différences entre le laboureur qui possède au moins deux bœufs et le brassier qui ne possède que sa propre force. A la fin du x° siècle, les divers métiers spécialisés apparaissent.

Alors

qu'auparavant,

le vilain dans

sa masure,

les

domestiques dans le château tuaient les animaux, préparaient les repas, forgeaient les outils et les armes, tissaient les vêtements, dorénavant on rencontre des artisans, des bouchers, des aubergistes, des forgerons, des tisserands qui s'organisent en confréries religieuses unies autour d’un saint patron. Les marchands, sans cesse *sur les routes, amassent une fortune qui n’est pas liée à la terre. Artisans et marchands font vivre les villes en plein essor au xn° siècle. De nouveaux quartiers, les bourgs, s’édifient autour des murs des anciennes cités romaines. A la fin du xr° siècle, le mot bourgeois fait son apparition. Les bourgeois s'organisent en commune. Unis par un serment de

solidarité,

ils arrachent

aux

seigneurs

des

villes

quelques

libertés, l’abolition de certaines taxes et procédures, le droit de

gérer eux-mêmes certains de leurs intérêts. Tous les bourgeois n'ont pas la même fortune, mais de riches marchands acquièrent assez de pouvoir politique pour constituer un danger pour les clercs et les chevaliers qui étaient primitivement les conseillers des princes. Au xmm° siècle, les villes s’entourent de nouvelles enceintes,

qui accusent leur caractère de corps étranger au monde médiéval essentiellement rural, A certains elles promettent de satisfaire toutes les convoitises; aux yeux de tous, elles sont le repaire de tous les vices, de nouvelles Babylones.

L'ordre et l’histoire

L’ORDRE

19

ET L'HISTOIRE

Les classes dirigeantes imposent la conception d’un univers achevé et clos, dont chaque composante occupe une place dans une hiérarchie. L’univers physique et social est hiérarchisé, l’univers moral aussi: les vices et les vertus y sont strictement circonscrits et classés. Cet ordre n’est pas dû au hasard, mais à la volonté de Dieu. Il est donc bon, il ne

convient pas d'y toucher. Ce qui a été doit continuer à être. Or, lentement, mais continuellement, la société change. Rien n’est immobile, ni les hommes, ni les institutions, ni les classes, ni les valeurs morales. Les hommes sont sans cesse sur les routes : les chevaliers errants, les croisés, les marchands, mais aussi les clercs, les ermites, les paysans et artisans, soulevés par la prédication d’un saint homme, par l'espoir d’une Terre

Promise. Tous cherchent le meilleur et apprennent à connaître le nouveau et le différent. Les institutions ne résistent pas au temps : le lien vassalique, si fort avant le xI° siècle où il unissait le seigneur à des compagnons avec qui il vivait, se détend dès que, le fief étant devenu héréditaire voire vénal, le seigneur peut se trouver lié à des vassaux qu’il n’a pas choisis. La réalité sociale n’a jamais correspondu à sa division théorique en trois ordres, mais cette tripartition n’explique plus rien, quand l'essor économique et urbain fait surgir les bourgeois, dont il est bien artificiel de faire des « laboureurs ». : Alors qu’une économie fondée sur la richesse foncière et la morale chrétienne font de la largesse, de la libéralité du chevalier la plus haute vertu, les succès de la bourgeoisie impliquent une éthique nouvelle : la supériorité de la vie active sur toute autre, la volonté avouée de s’enrichir et de devenir

un pouvoir grâce à son travail et à son ingéniosité, le mépris de la pauvreté. Tout cela fait scandale: le bénéfice et l’usure sont tenus pour contraires à la volonté de Dieu. L’enrichissement des marchands et des banquiers est d'autant plus troublant qu’ils ne font pas ce qu’on appelle proprement e labourer ». Tout change peu à peu. Cependant tout est fait pour taire ou masquer le changement ou du moins le condamner. Le nouveau, c’est l’impie ou le diabolique. La littérature courtoise ridiculise les vilains et les communes. L’image qu’elle donne du bourgeois n’est pas flattée. Sachant pour qui les auteurs écrivent, on ne saurait s'étonner de lire que le marchand est, de nature, grossier, avare, lâche, cupide, crédule, trompé par son épouse tandis qu’il chemine sur les routes. Certes il connaît

20

La musique des sphères

la réussite, mais il la doit à sa malhonnêteté et à son absence totale de charité. En revanche, la satire des institutions établies ne met pas

en question leur existence. S'il y a du désordre et de l'injustice dans le monde, ce n’est pas parce qu'il existe des classes dont

certaines jouissent de privilèges énormes, c’est parce que les membres de ces classes ne vivent pas comme ils le devraient. Le mal ne tient pas à l’existence des chevaliers ou des clercs; le malheur, c’est seulement qu'il y ait de mauvais chevaliers, de

mauvais clercs. La satire littéraire de la réalité tourne à l’exaltation de l’ordre idéal. Le mal accidentel rend hommage au bien essentiel. Si attachés que soient les esprits à l’ordre idéal et éternel, tout changement ne leur échappe pas, même s’ils en limitent la portée. Pourtant, plus le temps s'écoule, moins ils admettent qu'innover puisse être bénéfique. Ils se refusent à tenir les modèles idéaux pour erronés. L'écart entre les conceptions théoriques et une vie souvent décevante ne se résout pas. Faire coïncider le réel avec l'idéal, comme le voudraient les moralistes, se révèle impossible; néanmoins ils se refusent à repenser leurs concepts pour tenir compte du réel. La littérature montre quel écran d'illusions masque la réalité aux classes dirigeantes. Que celle-ci, à l’occasion d’une émeute ou d’une jacquerie, s'impose à l'attention avec violence, elle n’est comprise que comme une monstruosité ou une diablerie. La méfiance nourrie envers les apparences croît toujours davantage. Clercs et chevaliers ne comprennent pas comment ces laboureurs qu'ils croyaient contents de leur sort, se muent

soudain en de terribles et impitoyables révoltés qui crient, selon le vers fameux du Rou de Wace : « Notre ennemi c'est notre maître ». Cette même méfiance envers les apparences a pour conséquence

le désir,

impossible

à satisfaire,

de les rendre

toujours plus significatives, d'accuser les différences dans le mode de vie comme dans l'éthique des classes. Au cours des siècles les chevaliers attachent de plus en plus d'importance aux armes, aux blasons. Plus que jamais le vêtement même doit

être un signe évident de la fonction remplie dans la société.

A Lire :

G. Duby, Les Trois Ordres ou l'imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978. (Sur la représentation de la société.) CI. Thomasset, Commentaire du Dialogue de Placides et Timeo, Genève, Droz, 1982. (Sur la conception de l’homme ct du monde).

Chapitre 2

RAOUL DE CAMBRAI INDIVIDU ET COMMUNAUTÉ Etudes :

M. Bloch, « Les Liens du sang, la vassalité et le fief », dans La Société féodale, la formation des liens de dépendance, Paris, A. Michel, 1939, pp. 191-365.

L'individu n’a guère d’existence au Moyen Age. Non seulement il se conçoit mal dans ce qu’il a d’irréductible et n'est compris que par sa réduction à un type universel, mais encore il est suspecté. Les romanciers ont une attitude partagée à l'égard des ermites qui vivent solitaires dans une forêt : est-ce un saint homme ou un hypocrite, celui qui

refuse la vie en troupeau? Le clerc, lui, est sans doute l’être le plus individualiste de la société médiévale; pourtant il ne se pense avec fierté que dans la mesure où il se sent proche de l’Idée du clerc et memnbre d’un ordre où tous ont le même idéal. Enfin les liens étroits du sang et de la vassalité assurent la cohésion de la chevalerie. LE LIGNAGE s

Les liens du sang unissent le chevalier à ses « amis charnels ». Le lignage n’est pas la famille moderne organisée

autour du couple marié. Alors la femme est aisément répudiée; le mariage est une affaire subordonnée aux intérêts du lignage ou du seigneur qui ne laissent pas se marier à leur

guise une orpheline ou une veuve, car le sort d’un fief est attaché à un mariage. L'importance du lignage découle des conditions de vie du 1x° au xI° siècle, où, dans le chäteau (pour l'essentiel, une grande salle commune), cohabitent dans une grande promiscuité le baron et ses enfants, leurs femmes et leurs enfants. Le lignage et la parentèle vont aussi loin que la mémoire le permet; leurs caractères ne se sont modifiés qu’'assez tard, quand la vie en commun se fit plus rare. N Un même lignage a donc à son origine une vie commune et des biens gérés par tous. Sa solidarité est totale devant la justice. L'accusé trouve dans ses proches des co-jureurs;

22

Raoul de Cambrai. Individu et Communauté

en cas de duel judiciaire, un parent peut se battre à la place d’une des parties en cause : dans le Roland (vv. 3780-3781), Quant Guenes veit que ses granz plaiz cumencet,

De ses parenz ensemble * od li out trente.

* avec

L'un d'eux, Pinabel, parle pour Ganelon, se bat et meurt pour lui. Sa défaite entraîne l’exécution du traître et de sa parentèle: .XXX. en i ad d'icels ki sunt pendut.

L’appartenance à un lignage autorise la faide (la vendetta). Raoul de Cambrai montre comment toute une famille est solidairement engagée contre une autre famille, dès que deux de leurs membres se sont heurtés: Bernier venge sa mère et ses oncles sur Raoul, et Guerri venge son neveu en tuant Bernier. Si l’orgueil est un vice et un péché quand il est le fait de la démesure d’un individu isolé comme Raoul, il est au contraire vertu quand il est le sentiment d’une responsabilité envers le lignage. Roland, à Roncevaux, n'oublie jamais que la honte d’une lâcheté éclabousserait toute sa famille, mais que la gloire de sa prouesse resplendira sur tout son lignage.

L'HOMMAGE Le lien vassalique apparaît à l’époque carolingienne où la dureté des temps et leurs périls ont amené les plus faibles à demander la protection des plus forts. La vassalité est un < service » consenti, qui unit par des liens réciproques deux hommes libres. Au cours d’une cérémonie, l'hommage, le vassal s’agenouille devant son seigneur et place ses mains jointes dans celles du seigneur qui le relève et lui donne un baiser sur la bouche. Puis, sur des reliques ou un livre saint, le vassal prête un bref serment, engage sa «foi». L’hom-

mage unit les deux hommes pour la vie, jusqu’au jour où la mort d’un des deux partenaires fait cesser le contrat. Si le contrat n'est pas respecté, il y a » du troubadour Jaufré Rudel. D'autre part, au Moyen Age, l'Eglise a eu deux attitudes envers ce développement des valeurs profanes au sein et par le moyen du langage religieux. Ou bien elle condamne: en 1277, l’évêque Tempier dénonce l’amour courtois et nommément le De Amore d'André le Chapelain. Ou bien elle détourne de son intention cette poésie qui s'émancipait; elle la récupère, ce qui est facilité par le langage même qu’utilisaient les poètes. Quand Guiraut Riquier, le dernier troubadour, chante la Vierge, il a peu à changer aux motifs et au vocabulaire des troubadours. Dans le Nord, la chanson pieuse, illustrée par l’abbé Gautier de Coincy, se modèle sur la chanson courtoise : elle substitue simplement, à l’homme mourant d’être séparé de sa dame, l’âme prisonnière en ce monde et qui soupire de n'être pas encore unie par-delà la mort à Dieu. Le culte de la Vierge, au xnr° siècle, est favorisé par ce procédé: vers elle, à qui le croyant peut s'adresser avec plus de chaleur et moins de retenue qu’à Dieu, montent les accents qui naguère célébraient la femme.

Le roman courtois héritait de contes celtiques le motif de la quête. Au xrr° siècle ce motif se confond en partie avec celui

40

Le Saint Graal. Eglise et Société

de la descente en Enfer, qui a son origine dans des évangiles apocryphes. Ainsi se trouve favorisée l’entreprise de l’auteur de la Queste du Graal.

L'histoire du Graal est peut-être au départ le récit tout païen de la tentative prométhéenne d’un héros pour ravir à l’Autre-Monde ses secrets, s'assurer ainsi la toute-puissance et donner à son royaume, ce monde, une vie et une prospérité sans cesse renouvelées. Que pourrait-il manquer à qui a vaincu la mort? Le Graal lui-même serait, dans cette hypothèse, un objet magique, une corne d’abondance dont la possession garantit ce triomphe définitif sur les forces de la mort. Dans Perceval, Chrétien de Troyes christianise un peu le mythe. Le Graal contient l’hostie eucharistique. Plus que sa conquête matérielle, compte le choix devant lequel il place Perceval: continuer sa vie de chevalier aveuglé par son péché, ou bien faire pénitence.

Dans l’Histoire du Graal, Robert de Boron fait du Graal à la fois le calice de la première Cène et le vase où Joseph d’Arimathie recueillit le sang du Crucifié. La Queste se sert des personnages, des aventures, des décors de la tradition arthurienne comme d’autant d’allégories dont le sens est l’enseignement de la mystique cistercienne. Le terme de la quête est la vision extatique de Dieu qu’il réserve à ceux qui l’aiment et qui répondent à l’appel de la Grâce (Galaad, Perceval, Bohort), mais dont il écarte ceux qui s’endurcissent dans leur péché, qui's’entêtent, tel Gauvain, à ne pas prendre au sérieux les invites à la repentance et s’épuisent à de vaines prouesses terriennes qui tournent finalement à leur honte et à leur damnation. Quant au Graal, une scène initiale (Queste, p. 15) en précise le sens : comme bien des textes arthuriens le roman commence à la Pentecôte et par une aventure étonnante qui vient secouer la torpeur de la cour. Or, dans la Queste, le récit de cette aventure est calqué sur celui de

la première Pentecôte chrétienne (Actes, 2). L'apparition du Graal à la Table Ronde renouvelle la descente de l'EspritSaint sur les Apôtres. Le Graal, qui s'offre à rassasier la faim de chaque chevalier, c’est la grâce du Saint-Esprit offerte à tout homme.

Chapitre 5

LA

ROUE DE FORTUNE LA CONCEPTION DE L’HISTOIRE

Etudes :

J. Le Goff, « Structures

[...] temporelles >», dans La Civilisa-

tion de l'Occident médiéval, Paris, Arthaud, 1964, pp. 211248. G. Raynaud de Lage, « Les Romans antiques et la représentation de l'Antiquité», dans Le Moyen Age, 67, 1961, pp. 247-291.

L'expérience concrète que l’homme du Moyen Age avait du temps nous échappe. Au surplus, celles qu’en avaient le vilain, le chevalier et le clerc instruit des connaissances léguées par l’Antiquité, ne devaient pas être identiques. Il était difficile de mesurer les heures de la journée et de dater un projet ou un souvenir : on peut en juger par l’imprécision, en ce domaïne, des chroniqueurs, des romanciers (même si, au xII siècle, on voit prose, le Lancelot propre, inventer le procédé qui consiste à dater chaque aventure, moyen

poètes ou des un roman en

chronologique de donner un

air de réalité à la fiction). Chaque année est scandée par le retour des saisons, l’engourdissement où l’hiver plonge toute activité, l'éveil qu'est le printemps, signal donné aux paysans de retourner aux champs, aux chevaliers de partir en guerre,

aux

marchands

de se lancer sur les routes ou les mers.

Chaque année est scandée aussi par le retour des fêtes religieuses dont la plupart coïncident avec le renouveau : Pâques fleuries (les Rameaux), L'homme du Moyen

Vendredi-Saint, Pâques, Pentecôte. Age ne paraît pas savoir, en dehors

de ce rythme, calculer avec le temps, en tenir compte pour agir. L'avenir n’est pas fait de projets. Lorsque le pèlerin part pour la Terre sainte, il ignore quand il reviendra. Les prévisions ne dépassent pas le futur le plus proche. Les héros des romans

bretons

n’ont

pas

de

dessein,

ils

attendent

que

l'aventure fonde sur eux, et, si les héros épiques paraissent plus maîtres du temps, c’est dans la mesure où ils ont une vocation collective à la croisade, à la défense du seigneur ou du lignage. Inversement, l’on garde mal le souvenir du passé, on ne se rappelle guère qu’un passé récent.

La roue de Fortune

42

Enfin l'expérience montre que les hommes meurent jeunes, vieillissent vite et mal. L'Eglise enseigne qu’il faut se hâter de se réconcilier avec Dieu. Les clercs connaissent le motif poétique latin de la fuite du temps. Ils pourraient répéter avec Guillaume

de Lorris

(Rose,

vv.

378-386):

Li tens, qui tote chose mue,

qui tot fet croistre et tot norist et qui tot use et tot porist;

li tens, qui envellist noz peres, qui * vellist rois et emperieres et qui trestoz nos vellira,

* vieillit

ou morz

* prendra avant

nos

* desavancera;

li tens, qui tot a em de gent vellir.

*ballie

* pouvoir

L'expérience que l’homme fait du temps est donc double : un retour régulier, un « envieillissement » inexorable. Quand bien même l’homme croit pouvoir retenir sa prise, elle lui glisse entre les mains.

Cette expérience est confirmée par la théologie de l’histoire qui implicitement sous-tend les œuvres littéraires. L'Eglise a apporté une nouvelle conception de l’histoire : selon elle, le temps a une origine (la création), un centre (l'incarnation), une fin (la parousie); l’histoire possède à la fois une direction et une signification. Or cette conception ne s'impose pas de façon décisive à l’homme qui fait l'expérience décourageante du retour cyclique des choses. De l’enseignement chrétien la sensibilité médiévale retient surtout l’idée que l’univers est en sursis, et elle croit percevoir les signes annonciateurs d’une fin proche. Cherchant à concilier la théologie chrétienne et son expérience qui lui paraît mieux symbolisée par l'image païenne de la roue de Fortune, l’homme du Moyen Age sombre dans le pessimisme : le monde s’achève mal, comme le signi- fie magnifiquement La Mort Artu qui raconte la fin annoncée, prévue et inéluctable de la Table Ronde. Et quel poète n’a pas, à un moment ou à un autre, laissé percer son pessimisme en reprenant le vieux motif qui consiste à faire l’éloge du temps passé? Jean de Meun va jusqu’à ressusciter le mythe de l’âge d’or : louer le passé, c’est critiquer le présent et l'expliquer comme l'aboutissement d’une déchéance. Des chroniqueurs et des moralistes (l’auteur de Renart le Contrefait, Christine de

Pisan dans La Mutation de Fortune) font souvent précéder leur récit d’histoire contemporaine d’un long résumé de l’histoire universelle : le passé montre que le mal a toujours existé et que sa puissance ne fait que s'étendre.

La représentation de l’antiquité

LA REPRÉSENTATION

43

DE L'ANTIQUITÉ

On comprend dès lors comment les écrivains du Moyen Age se sont approprié le passé de l'humanité. Car ils ont été passionnés d'histoire et attentifs à chercher des leçons dans le passé. L'histoire locale ou nationale, ils la connaissent grâce à des récits oraux, à des légendes, aux épopées. L’Antiquité leur est connue par des textes. Entre 1130 et 1170 on voit paraître les romans antiques qui permettent de définir l’attitude du Moyen Age à l'égard de l’Antiquité : l’Alexandre

d’Albéric, Thèbes, Enéas et Troie

de Benoît de Sainte-Maure. Ce qui frappe, c’est l’anachronisme de la représentation: les vilies antiques sont construites comme des châteaux du Moyen Age, les batailles conduites comme les guerres médiévales. Romains, Grecs et Troyens s’adonnent à des tournois comme

des chevaliers; leurs vêtements

sont ceux des hommes

et des femmes du xrr° siècle. Dans Thèbes le devin Amphiaraüs

devient un archevêque; Ismène prend le voile après la mort de son ami Athor; le procès de Daire le Roux est mené selon la procédure féodale. Enfin les sentiments qui animent héros et héroïnes sont ceux des cours françaises : Enéas et Lavine, Achille et Polyxène sont de parfaits amants. (De même, les romans bretons, censés mettre en scène des personnages de

l’antiquité celte, décrivent une humanité toute médiévale.) L’auteur d'Enéas apporte une retouche significative au personnage virgilien de Didon : avant de se tuer, elle ne lance pas contre son amant de furieuses imprécations, elle lui pardonne

charitablement.

Quand

Enéas la revoit aux enfers,

elle n’est pas retournée comme dans l’Enéide auprès de son mari Sychée; mais, consciente de sa culpabilité, elle évite également son mari et son amant. Il est clair que le romancier du x1r° siècle a un peu christianisé son héroïne. De fait, les romans antiques réduisent à un mince résidu tout ce qui, dans leurs sources, était mythologie et religion païennes. Le monde antique est donc, dans une large mesure, assimilé au monde contemporain; l’Antiquité n’est pas appréciée en ce qu’elle a de différent; elle reçoit immédiatement les couleurs du Moyen Age.

Pourtant ce phénomène ne suffit pas à rendre compte de l'attitude médiévale. Bien des indices montrent qu’elle est plus complexe et que l’homme du Moyen Age perçoit la différence des époques : situer son récit dans un cadre antique est souvent un alibi pour le romancier. Là il peut sans scandale évoquer l'amour dévastateur qui conduit Didon au suicide. Il peut s’abandonner, sous prétexte d’exactitude scientifique, à de

44

La roue de Fortune

curieuses

fantaisies

érotiques

(par exemple,

dans

Alexandre,

l'épisode des femmes-fleurs) ou descriptives (rêver de constructions rares, comme le palais de Carthage et le tombeau de Camille dans Enéas). D’autre part les romanciers ne manquent pas d’attirer parfois l’attention du lecteur sur une coutume de l'Antiquité (les romanciers postérieurs agissent de même avec les coutumes

de Bretagne). Tout cela montre que les écrivains

savaient que l'Antiquité avait été autre et qu'ils jouaient avec le dépaysement qu’elle proposait à la curiosité de l’homme du Moyen Age. Dans cette image de l’Antiquité semblable et différente on retrouve l'expérience double du temps. Connaître le monde antique permet de constater que rien n’a fondamentalement changé depuis lors, que les mêmes passions, les mêmes vices, les mêmes maux se jouent de l’homme. Les catastrophes qui mènent à leur fin les puissantes villes de Thèbes et de Troie sont aussi édifiantes que l’écroulement du monde arthurien. En même temps, l’Antiquité a le prestige du passé. Ses héros étaient plus grands, plus beaux, plus sages et plus savants. Elle recèle des trésors de science et de philosophie. Le roi Alexandre en est le meilleur symbole, lui qui non seulement a connu les contrées de cette terre, mais encore

est descendu

au fond des mers et a survolé notre monde dans un char merveilleux. Le Moyen Age éprouve quelque nostalgie de la science et de la puissance antiques, même s’il redit avec les premiers vers d’Albéric le mot de l’Ecclésiaste: Vanité des vanités, tout est vanité. Le sentiment d’une décadence au sein de la permanence est au fond de la description des romans antiques; il autorise l’assi-

milation à laquelle ils procèdent. Une telle attitude est très différente de celle des humanistes du xvr siècle et de la nôtre. Pour les modernes, avant de tirer d’hypothétiques leçons de l'Antiquité, il convient de passer par une étape préalable où l’Antiquité est sondée dans ce qu'elle a d’irréductiblement autre. Sa connaissance nous enrichit d'autant plus que nous mesurons tout ce qui nous sépare d’elle. Son assimilation éventuelle sera d’autant plus féconde que nous aurons renoncé aux rapprochements superficiels. Pour le Moyen Age, la connaissance de l'Antiquité n’a d'intérêt que dans la mesure où elle devient immédiatement partie intégrante de la mentalité médiévale, qui lui redonne vie en la remodelant en fonction de ses propres besoins. Il y a là deux intentions opposées, même

si elles ne se sont

La représentation de l’antiquité

45

sans doute jamais accomplies dans leur pureté. On les retrouverait dans d’autres domaines : dans celui de l’art (un camée

antique est enchâssé dans la couronne d’un roi Franc, une colonne de temple romain orne un porche d’église), dans celui de la théologie (saint Thomas d’Aquin et Aristote), dans celui

de la critique littéraire. Le procédé des remaniements atteste que, pour le Moyen Age, le meilleur hommage qu’on rendre à une œuvre passée, la plus belle interprétation puisse en donner, consistent à la faire revivre en une présente, et non pas à la contempler comme un tout et fermé sur lui-même.

puisse qu’on œuvre

achevé

Chapitre 6

LES

CHRONIQUEURS

Etudes :

G. Paris et A. Jeanroy, Extraits des chroniqueurs français, 16° éd., Paris, Hachette, 1932. J. Dufournet, La Destruction des mythes dans les Mémoires

de Philippe de Commynes,

Genève, Droz, 1966.

Les hommes du Moyen Age ont la passion de l’histoire, celle de laisser leur souvenir à la postérité comme celle de connaître les hauts faits des ancêtres. A une époque où le français n’est pas encore noté, moines, abbés et évêques rédigent des Annales et des Chroniques. Les premières se contentent de noter chaque année les faits saillants des derniers mois; il n’est donc pas permis à leurs rédacteurs de prendre quelque recul sur l'événement et de juger de son importance. Les Chroniques constituent une première élaboration des faits recensés par les Annales, une tentative de mise en perspective. Enfin de rares historiens vont au-delà de ce travail de compilation, tel Dudon de Saint-Quentin qui écrit au début du xr siècle une Histoire des Normands. Tous ces travaux

se ressentent de l'appartenance

de leurs auteurs

à l'Eglise : le choix des faits rapportés, leur explication théologique, les leçons morales qu'ils en tirent, l’absence de distinction entre historiographie et hagiographie. Les premières histoires en français sont des traductions et - adaptations du latin. Henri II d’Angleterre, pour magnifier son trône, charge des clercs d’écrire l’histoire de ses prédécesseurs. Wace traduit dans son Roman de Brut l'Historia regum

Britanniae de Geoffroy de Monmouth; puis, dans son Roman de Rou, il adapte Dudon de Saint-Quentin, tâche qu’il n’achève

pas, car le roi lui préfère un émule, Benoît, l’auteur de la Chronique des ducs de Normandie. Jusqu'à la fin du Moyen Age on continua à adapter des œuvres latines. Notons cependant que Wace et Benoît écrivaient en vers; or, au début du xin° siècle, l'adaptation en prose des Faits des Romains marque une nouvelle étape. C’est une compilation de Suétone, Salluste et César. Parallèlement à ces traductions les biographies des hommes

Histoire et véracité

47

illustres se multiplient. Ainsi l’on doit à un anonyme une remarquable Vie de Guillaume le Maréchal, régent d’Angleterre pendant la minorité d'Henri III. Les grandes œuvres historiques du Moyen Age, de Villehardouin à Commynes, se présentent comme des Mémoires écrits par les témoins oculaires des faits rapportés. Même Froissart, qui pourtant a utilisé la Chronique de Jean le Bel pour raconter les premiers épisodes de la Guerre de Cent Ans, reste à bien des égards un mémorialiste.

HISTOIRE

ET VÉRACITÉ

Pour Cicéron l’histoire était, avant tout, un art, une province de l’éloquence. Cette conception, qui amenait l’historien

romain à ne pas sacrifier la beauté de son œuvre à la stricte vérité des faits, n’est pas partagée par le Moyen Age. Elle ne réapparaît qu’au xv° siècle, à la cour des ducs de Bourgogne, chez Georges Chastellain par exemple. Auparavant, s’il arrive souvent que les chroniqueurs aient uu réel talent et le sens du détail pittoresque, si le souci d’une certaine mise en scène n’est pas absent de leurs œuvres, elle est moins guidée par des préoccupations artistiques que par des intentions apologétiques. Les chroniqueurs affichent l’ambition d’être exacts et véridiques. S'ils préfèrent la prose aux vers, c’est, disent-ils, que la rime ne va pas sans comporter quelque mensonge et sans détourner d’une expression directe de la vérité. Soucieux de rapporter aussi exactement que possible les propos tenus, ils multiplient les dialogues : Froissart a fait de nombreux voyages et de multiples enquêtes pour recueillir le témoignage d’acteurs de la Guerre de Cent Ans, et, quand il le retranscrit, il réussit

à conserver le ton, la couleur des propos des témoins entendus. Joinville ne nous fait pas moins entendre la voix du roi dont il écrit la vie, et, loin de se fier à sa seule mémoire, il peut utiliser une première rédaction de la septième croisade, qu’il a écrite depuis longtemps. L'auteur de la Vie de Guillaume le Maréchal, lui, a interrogé des compagnons d’armes de son héros. Enfin le modeste Robert de Clari n'aurait jamais écrit sa Conquête de Constantinople, s’il n’avait eu le désir d’étonner ses amis par la description de ce qu’il avait vu de ses propres yeux. Si l'ambition des chroniqueurs est d’être aussi exacts que véridiques, ils sont très loin d’avoir atteint leur but. Il n’y a pas lieu d’être surpris de la crédulité dont ils font preuve, de la facilité avec laquelle ils accueillent les récits les plus merveilleux, de leur incapacité à critiquer un témoignage. Leur

48

Les chroniqueurs

public ne fait pas plus qu'eux de différence entre légende et histoire. Les chansons de geste sont tenues pour de la pure histoire. Le roi Artu prend place dans la série officielle des prédécesseurs d'Henri II sur le trône, et, si Wace est réservé devant ce qu’il entend dire de la Table Ronde et de la forêt de Brocéliande, ses scrupules sont moins dus à son rationalisme qu’au mépris qu’il a lui, Normand, pour les Bretons. Ce qui est plus important, c'est que pratiquement tous ces chroniqueurs ne se soucient guère de travailler à partir de documents écrits de première main. Leur information n'est garantie que par des témoignages oraux ou par leur propre mémoire. Dans les deux cas, le contrôle de cette information est difficile et son acceptation une source d'erreurs. Chez plusieurs d’entre eux il faut donc faire sa part à une mémoire qui n’a pas retenu nécessairement de l'événement le plus important. Robert de Clari, Joinville restituent, avant tout, ce qui a sur le coup vivement frappé leur sensibilité. Le second, par exemple, n’a guère retenu de la bataille de Mansourah que les héroïques circonstances où il risqua sa vie à défendre un pont. La clarté de son récit du combat s’en ressent. Enfin la position même du narrateur ne le rend pas toujours apte à connaître et à dominer son sujet : Villehardouin, à cet égard, parce qu’il était l’un des chefs de la quatrième croisade, était mieux placé que Robert de Clari, un petit chevalier, pour connaître les tenants et les aboutissants de l'expédition. \

LES

PARTIS

PRIS

DES

CHRONIQUEURS

Les chroniqueurs s’attachent surtout au récit des événements. Ils rapportent un certain nombre de «faits et de dits»: Le jongleur n’est toléré que lorsqu'il chante des œuvres tenues parfois pour édifiantes : une. vie de saint ou une épopée. Le roman et l'épopée romanesque sont condamnés. Le sermonnaire du Poème moral dit: Mais miez vos vient oïr nostre petit sermon Que les vers d’Apoloine u d’Aieu d’Avinion; Laissiez altrui oïr les beaz vers de Fulcon Et ceuz qui ne sunt fait se de vaniteit non.

Tant pis pour le roman d’Apollonius de Tyr et les gestes d’Aye d'Avignon et de Fouque de Candie!

L'union de la clergie et de la chevalerie

67

Un traducteur oppose aux mensonges arthuriens à tirer de l’évangile apocryphe de l'Enfance:

le profit

S'avés oï assés souvent Les romans de diverse gent Et des mençongez de cest monde Et de la grant Table roonde

Que li rois Artus maintenoit, de verité n’avoit, * venoient a talent; devotement, est fet de Jhesu Crist, i avrez grant profit.

Ou point Qui vous Cestui oés Que tout Car vous

* plaisaient

Un autre se plaint : Les fables d’Artur de Bretaigne Et les chançons de Charlemaigne Plus sont cheries et * meins viles Que

ne

soient

* moins

les evangiles.

Plus est escoutés li jugliere Que ne soit saint Pol ou saint Pierre...

L'auteur d’une encore :

Vie des Pères (avant

1229) est plus violent

De mençonge qui cuers * oscure Et corrompent la clarté d’ame, N'en

aiez

cure,

douce

* obscurcit

dame,

Laissiez Cligès et Perceval, Qui les cuers perce et trait a val, Et les romanz de vanité.

A la fin du xrri1° siècle le Miroir du monde n'est pas moins net : « Chil sont fol. qui onques ne truevent courte messe ne longe fable, qui plus volentiers oent de Perceval ou de Rolant

et d'Olivier, et juent as tables [le trictrac] ou as dés

ou vont veoir .i. sot ou .i. singe ou .i. enfaumenteur [prestidigitateur], u [chose en quoi] maint grans pechies gist. » A ces textes ajoutons quelques faits. Si la Queste emprunte le personnel des romans arthuriens, c’est pour condamner leurs valeurs trop humaines. En 1277 l'évêque de Paris condamne une série de propositions où il résume la morale courtoise de l'amour, et nommément le De Amore d'André le Chapelain.

L'UNION

DE LA CLERGIE

ET DE LA CHEVALERIE

Tous les clercs ne partagent pas ce mépris du monde. Leur clergie est une éthique qui découle de l’enseignement de l'Eglise, mais aussi de la connaissance de la sagesse

68

Maître Jean de Meun. Le Clerc

antique. Leur foi chrétienne et ce qu’ils savent du stoïcisme leur enseignent à ne pas s’attacher aux biens de ce monde: le pouvoir,

la richesse, la naissance,

la gloire, tout cela est

dans les mains de Fortune. Ainsi l’a voulu Dieu, afin que le sage se voue entièrement à l'étude qui est connaissance de Dieu, et à la pratique de la vertu. Or connaître Dieu, c’est aussi admirer son œuvre, tenter de la comprendre et d'agir en fonction de ce savoir. A de tels clercs leur foi

même impose la recherche d’une sagesse raisonnable qui implique le savoir et une vie vertueuse. Ces clercs se jugent les héritiers des auteurs antiques. Ils aiment à répéter le motif de la translatio studii (Cligès, vv. 28-42), à dire que la clergie est née à Athènes, passée à Rome et séjourne dorénavant en France ou en Angleterre: le chauvinisme n’est pas d’aujourd’hui! Ils disent avec Bernard de Chartres : « Nains juchés sur des épaules de géants [les auteurs antiques], nous voyons ainsi davantage et plus loin qu'eux, non que notre vue soit plus aiguë ou notre taille plus haute, mais parce qu'ils nous portent en l’air et nous élèvent de toute leur hauteur gigantesque. » Ces clercs se sentent le devoir de faire fructifier le trésor en leur possession. Quantité de prologues (Troie, les Lais, Erec, Ille et Galeron, Méraugis, etc.), professent que le clerc ne doit pas cacher son sens, mais, comme l’enseigne la Sagesse de Salomon, en faire bénéficier les autres. Car ce sens, à la fois savoir et sagesse, est en dernier ressort un don de Dieu. C’est pourquoi de nombreux clercs ont collaboré avec les laïcs qui cherchaient à recréer une culture profane. Certes ils tirent de ce travail de substantiels avantages, mais ils rappellent aussi aux grands qu'eux seuls, les clercs, ont le pouvoir de conférer l’immortalité. Wace (Rou) le dit avec bonheur: Tute rien tourne en declin, Tut * chiet, tut muert, tut trait a fin: Tur * funt, mur chiet, rose flaistrist.

* tombe * s'effondre

Bien entend e * cunuis e sai

* connais

Que “*tuit muerent, e clerc e lai, E que mult ad curte durée * Enprés la mort lur renumée, Si par clerc n'esteit mise en livre: Ne puet * par el durer ne vivre.

* tous

* après * autrement

L'activité de ces clercs est d’abord une œuvre de traducteurs. Philippe de Thaon, Benoît (Saint Brandan) travaillent pour Henri I‘ d'Angleterre, à qui sa lettreüre valut le surnom de Beauclerc. Son petit-fils Henri II protège Wace et

L'union de la clergie et de la chevalerie

Benoît

de Sainte-Maure.

Un

69

siècle plus tard, Jean de Meun

dédie à Philippe IV le Bel sa traduction de la Consolation de Boèce, de grand profit pour les laïcs. Ainsi une collaboration féconde s’instaure entre clercs et laïcs. Certes le clerc ne laisse pas de se sentir supérieur: on en a une preuve curieuse dans plusieurs textes latins et vulgaires, où l’on débat pour savoir qui, du clerc et du chevalier, sait mieux l’art d'aimer et où la palme revient régulièrement au premier. Certes le clerc ne travaille que pour une élite laïque : Wace (Rou) ne le cache pas: Jeo * parouc a la riche gent, Ki unt les rentes e le argent, Kar pur eus sunt li livres fait E bon dit fait e bien * retrait.

L'auteur d’un Roman d'Alexandre jeter les perles aux pourceaux:

* parle * raconté

ne veut pas davantage

* Cui Dieus done le sens, il nel doit celer mie,* celui

Mais bien se doit garder que a tel gent le die à qui Qui * disnes soit d’oir, car cil fait grant folie * digne Qui entre les porciaus gete sa margerie.

Pour le romancier de Thèbes, seuls clercs et chevaliers sont dignes d’entendre son œuvre. Il n’en reste pas moins que, de leur travail commun, une culture profane autonome

s’est dégagée peu à peu. Il s’agit d’unir la science du clerc à la prouesse du chevalier. Alexandre est vanté comme l’homme complet qui a réalisé cet idéal. Benoît de SainteMaure dit de Darès le Phrygien dont il traduit la prétendue œuvre (Troie, vv. 99-100) et qui passait pour avoir défendu Troie, qu’il était non seulement un guerrier, mais aussi «clerc merveilleux Et des sept arts escienteux », instruit dans les sept arts libéraux. Enfin Chrétien, au début de Cligès, vante l’union indissoluble de clergie et de chevalerie. De fait, c’est à des clercs que le roman et en définitive la majeure part de la littérature française ont dû de calquer d’abord les modèles cléricaux, puis de s’affranchir très vite d'eux, au point que très rapidement le monde laïque affiche avec éclat les valeurs qui lui sont propres dans le Lancelot de Chrétien et le Tristan de Thomas.

Chapitre 10

ROLAND LE CHEVALIER

Etudes :

M. Bloch, « Les Classes », dans La Société féodale, les classes et le gouvernement des hommes, Paris, À. Michel, 1940, pp. 1-116. A. Burger, « Les Deux Scènes du cor dans la Chanson de Roland», dans La Technique littéraire des chansons de geste, Paris, Belles Lettres, 1959, pp. 105-125. G. Duby, « Les Chevaliers », dans G. Duby et R. Mandrou: Histoire de la civilisation française, nouv. éd., Collection

U, Paris, A. Colin, t. I, pp. 52-68. Un chevalier, comme son nom l'indique, est un cavalier. A l’époque carolingienne les conditions du combat se sont modifiées et ont donné au cavalier une supériorité écrasante, tant pour se défendre que pour attaquer. Or, selon des conceptions d’origine germanique, seul mérite le beau nom de franc, de libre, celui qui se bat. Il en résulte que seuls se considèrent comme vraiment libres les guerriers à cheval, les chevaliers. Cette élite se confond avec celle de la richesse : un cheval et des armes coûtent cher; en outre, un guerrier doit être solide et bien nourri, avoir du temps pour s’exercer: il lui faut donc des domestiques et des tenanciers qui travaillent pour lui. Dès le xr siècle, les chevaliers ont pris conscience de tout ce qui les sépare des autres laïcs dans leur mode d’existence même. Cette existence, ils la jugent supérieure à toute autre et la parent de vertus idéales. Tandis que les chevaliers ne se recrutent pratiquement plus que parmi des fils de chevaliers (il y a cependant des exceptions; voir Le Couronnement de Louis, vv. 1646-1655, où Bertrand adoube un simple portier), que leur classe se ferme, ils justifient leur existence privilégiée en s’investissant d’une mission que symbolise solennellement la cérémonie de l’adoubement. Au xur siècle, une nouvelle étape est franchie; car on est alors chevalier et noble de par sa naissance, qu’il y ait adoube-

ment ou non.

L'ordre de chevalerie

L’ORDRE

no

DE CHEVALERIKE

Avant cette date l’on devient chevalier par l’adoubement. Cette cérémonie est laïque à l’origine. Au postulant âgé de quinze ans, un chevalier ancien remet ses armes et son épée,

puis il lui assène avec la main un coup au visage ou sur la nuque;

c’est la paumée

ou colée. Ensuite le nouveau

cheva-

lier prouve sa force et son adresse en se livrant à des exercices de combat à cheval, il abat une quintaine ou panoplie fixée à un pieu. Si en principe chaque chevalier a le droit de faire un chevalier de celui qu’il juge digne de l’être, la cérémonie est de plus en plus réservée aux fils de chevaliers. Elle marque donc l'accession à l’âge adulte, tout en renforçant le sentiment d’appartenir à un ordre, à une division de la société voulue éternellement par Dieu, conforme donc à la nature des choses. Le chevalier vit de la guerre et pour elle. Elle est pour lui un plaisir, une source d’honneur, une occasion de butin. La brutalité de la guerre n’est qu’à peine tempérée par le souci d’épargner parfois l’adversaire vaincu. Un chevalier ennemi reste un confrère. Au lieu de l’achever, il est plus profitable de lui demander une rançon. Le chevalier aime aussi la chasse qui lui procure sa nourriture : un appétit robuste est signe de noblesse. Enfin les tournois sont pour lui une distraction,

un

entraînement

à la guerre,

une

source

de profit

grâce aux rançons. La première valeur qui justifie cette existence, c’est le culte de la force physique, le mépris de la fatigue, de la souffrance et de la mort. Le chevalier éprouve aussi l’orgueil d’appartenir à une élite de braves ou à un lignage. Il recherche la gloire en ce monde, veut faire parler de lui aujourd’hui et demain. Il se targue d’être fidèle à la foi jurée, à la cause du seigneur dont il est le vassal. Il s’enorgueillit d’être libre de tout attachement envers la vie comme de ses engagements, libre de se faire lui-même justice dans la vengeance, n’ayant de compte à rendre qu’à ses pairs. Plus fondamentalement sa liberté est celle des barons, des mâles. Un tel idéal est peu compatible avec la morale chrétienne. Or, aux xr et x1r° siècles, la guerre est plus que jamais nécessaire. Les fiefs étant devenus héréditaires, les jeunes chevaliers ont

du mal

à se procurer

une

terre,

comme

on

le voit à

travers les gestes d’Aimery, de Guillaume et de Raoul de Cambrai. D’autre part, l’action de l’Eglise comme la politique des rois et des princes rendent la guerre moins courante, la

« paix de Dieu » en limite l'extension et la gravité. Que peu-

72

Roland. Le chevalier

vent donc faire les bacheliers, ces adoubés qui, sauf les fils aînés, n’ont guère part à l’héritage familial et qui doivent attendre longtemps le mariage et une terre, car ils sont nombreux à se disputer les riches héritières? C’est en leur nom que se plaint Guillaume dans le Charroi de Nîmes (vv. 8087): « Dieu qui fus supplicié sur la croix! Quelle longue attente pour un bachelier pauvre qui n’a rien à prendre ni à donner

aux autres!

Mon

destrier, il me

faut bien le nourrir

et je ne sais pas encore où trouver de quoi le faire. Dieu! quelle vallée il faut qu’il dévale, quel mont il faut qu'il monte, celui qui attend la richesse de la mort d’autrui. » Ils se font chevaliers errants et louent leurs services, comme

ceux qui se réunirent à l’appel de Guillaume le Conquérant en 1066, comme

le troubadour

Bertrand de Born qui se bat

et intrigue aux côtés des fils d'Henri IL. L'Eglise détourne leur ardeur contre les païens et les musulmans. Dès le ix° siècle, les papes garantissent la vie éternelle à ceux qui meurent pour la cause du Christ. L'appel que Guillaume lance aux jeunes bacheliers dans le Charroi de Nîmes (vv. 635667) indique l’une des composantes de l'esprit qui a présidé aux croisades d'Orient, à la reconquête de la Castille et du Portugal, à la fondation en Sicile d’un royaume normand. Des éléments religieux se glissent dans le rituel de l’adoubement comme dans l'éthique chevaleresque. L’épée du nouveau

chevalier

est bénie;

ses armes

lui sont

parfois remises

par un évêque ou un prêtre; au cours d’une veillée d’armes, la nuit précédant la cérémonie, le postulant écoute réciter des

vies

de

saints

soldats:

saint

Maurice,

saint

Georges,

saint Martin. Comme Gornemant l'enseigne à Perceval (Perceval, Vv. 1624-1670), le chevalier est aussi l’homme de Dieu. Il doit mettre son épée au service des plus nobles causes, défendre l'Eglise, les veuves, les orphelins, mettre les malfaiteurs

hors d’état de nuire,

se garder de tout par-

jure, ne pas tuer un homme sans défense. La confusion de l'idéal chevaleresque et de l’éthique chrétienne culmine dans la création

des ordres

religieux et guerriers,

Hospitaliers et

Templiers, que Turpin, dans Roland, préfigure. IMAGES

LITTÉRAIRES

DE LA CHEVALERIE

C'est la chanson de geste qui donne la meilleure image du chevalier au xn° siècle, en un temps où la foi religieuse permet de détourner vers une noble cause la turbulence des barons.

La guerre est le seul sujet, mais elle est sainte.

Roland frappe par la fermeté de son courage, son mépris

Images littéraires de la chevalerie

73

de la mort, l’orgueil qu'il ressent à donner de beaux coups, son souci de sa-gloire, de celle de son lignage et de son seigneur Charles, enfin sa foi. Cependant sa prouesse peut passer pour égoïste; sa querelle privée avec Ganelon risque de compromettre la cause qu’il a charge de défendre. Son refus de sonner du cor (Roland, laisses 79-92) le montre tout à son orgueil. Il veut vaincre seul, se refuse à faire revenir Charles et par là même Ganelon qui serait le témoin de son insuffisance. En face de lui, Olivier semble surtout préoccupé de sauver ses hommes trop peu nombreux et d'éviter à Charles,

son

seigneur,

la responsabilité de leur mort.

Guillaume a plus que Roland le souci d’essaucier sainte crestienté, d’exalter la foi chrétienne (Charroi de Nîmes, vv. 553-579). Les mobiles qui le poussent à agir sont plus complexes. Certes c’est un homme solide, qui aime bien vivre et bien manger, qui cherche à se tailler des fiefs. Fier de son lignage, il est envers son seigneur d’une loyauté d’autant plus méritoire que Louis est moins digne. Il défend cependant de hautes conceptions morales et les devoirs royaux qu’il expose dans le Couronnement

de Louis (vv. 60-86) sont les mêmes

que ceux du chevalier selon Gornemant. La description de la vie chevaleresque dans le roman suppose une plus grande conscience de l’idéal du chevalier, car cet idéal est ici détaché des circonstances concrètes de la vie (celles de la guerre sainte), qui l’autorisaient; il est illustré à

travers une série d’aventures fictives. Dans l'épopée les actes du chevalier étaient subordonnés à la cause de la croisade. Leur sens était donné, manifeste. Dans le roman le chevalier quête l’aventure. Or elle est inattendue, souvent mystérieuse:

si parfois elle correspond à une mission claire comme sauver une jeune fille, souvent elle n’attire que par son mystère même ou sa difficulté. Courir l’aventure, c’est souvent un acte gratuit où le chevalier témoigne seulement de son autonomie morale, de sa liberté. Dans l'apparition arbitraire des aventures, le chevalier voit le signe d’une élection et la promesse d’un sens. Car, dans les romans, la fiction malléable permet mieux

que dans l'épopée d'évoquer dans sa pureté abstraite l'idéal chevaleresque. On s'aperçoit vite que la prouesse des héros de Chrétien, si elle est solitaire, débouche sur le salut de la communauté. Non seulement Erec détruit des chevaliers pillards et sauve de jeunes femmes de leurs outrages, mais encore

sa

dernière

aventure,

celle

de la Joie

de la Cour,

délivre tout un monde soumis à l’angoisse d’une coutume sinistre. De même Lancelot libère la reine qu’il aime, mais

74

Roland. Le chevalier

aussi une foule d'hommes de Logres, captifs du royaume de Gorre (Lancelot, vv. 2413-2420; 3899-3920). Yvain s'élève

d'une

prouesse

un

peu

égoïste,

ivre d’elle-même,

marquée

par la conquête de Laudine, à une conception plus haute de la chevalerie. Il devient le chevalier du droit et de la pitié, le libérateur des femmes de Pesme-Aventure (Yvain, vv. 5772-5777) : Fors del chastel totes ensanble ; devant lui, deus et deus *s’an issent, *ne ne cuit pas qu’eles feïssent tel joie com eles li font a celui qui fist tot le * mont, s’il fust venuz

de ciel an

* sortent *et je ne crois pas * monde

terre.

Enfin, dans Perceval, le héros enfant est ébloui par des chevaliers qu’il a rencontrés dans la forêt. Il lui faudra apprendre dans l’amertume que les chevaliers ne sont pas des anges

et qu’ils ne sont rien s'ils ignorent la piété, le repentir et la charité. Alors seulement — mais Chrétien ne l’a pas raconté —, il pourra peut-être libérer la Terre Gaste maudite et stérile depuis le Coup-Douloureux qui a frappé le Roi Méhaigné. Selon les romanciers, sans la chevalerie, le monde irait au désordre, au malheur et à la mort. Elle lui donne cohérence et sens.

Aux siècles suivants, à lire les romans en prose et les chroniqueurs, on dirait que plus que jamais la chevalerie s’enchante de ses propres valeurs. Dans la mesure où le pouvoir effectif lui est disputé dans les conseils par les bourgeois et les fonctionnaires royaux, dans l’économie par les marchands et les banquiers, sur les champs de bataille par la piétaille,

puis l'artillerie,

elle affirme

avec

plus de force

son rôle de droit divin. Elle organise son propre culte : fêtes, tournois, pas d'armes sont réglés par un rituel précis, défini par les hérauts et les rois d’armes. Les ordres chevaleresques se multiplient : l'Etoile sous Jean le Bon, Saint-Michel

sous Louis XI, la Toison

d’or

en Bourgogne. La chevalerie ne renonce pas à délivrer Jérusalem, elle promet solennellement de le faire au cours de fêtes comme les Vœux du Faisan prononcés en 1454 à la cour du duc de Bourgogne, Philippe le Bon. On essaie de vivre en héros de roman et l’œuvre de Froissart comme celles des chroniqueurs bourguignons montrent bien que la vision chevaleresque du monde n’est pas sans conséquence sur la vie politique, la diplomatie ou l’art de la guerre. Au cœur des chevaliers il y a toujours l’orgueil,

Images littéraires de la chevalerie

75

le désir de gloire personnelle et de laisser un nom. Néanmoins les mêmes chroniqueurs et un texte comme Le Jouvencel, biographie de Jean de Bueil, un compagnon de Jeanne d’Arc, ne masquent pas l'écart grandissant entre la vision idéale et la réalité. Le souci de l'efficacité finit par l'emporter sur celui du style. Etre un bon chevalier est d’abord un moyen de faire fortune et on voit apparaître des professionnels de la guerre, les routiers. Deux siècles plus tôt, le Tristan en prose, où les valeurs courtoises sont posées avec la tranquille assurance

du connu,

avait cependant inventé le personnage sceptique de Dinadan : « Je suis un chevalier errant qui chascun jour vois aventures querant et le sens du monde; mais point n’en puis trouver! »

A Lire :

G.F. Jones, The Ethos of the Song of Roland, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1963. J. Frappier, Autour du Graal, Genève, Droz, 1977. P. Le Rider, Le Chevalier dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, Paris, SEDES, 1978. E. Baumgartner, L’Arbre et le Pain, Essai sur la Queste del Saint Graal, Paris, SEDES, 1981.

Chapitre 11

MONSEIGNEUR GAUVAIN L'HOMME COURTOIS Etude :

J. Frappier, 1968.

Chrétien

de Troyes,

nouv.

Un climat social et moral nouveau

éd., Paris, Hatier,

apparaît au xr siècle

dans le sud de la France, au xu° dans le Nord. Une relative prospérité économique, dans le Midi une vie moins accaparée par la passion guerrière, une civilisation urbaine plus florissante, un climat intellectuel et moral ouvert à des

recherches moins approfondies qu’au Nord, mais plus tolérant et moins soumis à l’emprise de l'Eglise, des contacts avec le monde arabe et oriental, tout cela favorise le développement de relations humaines nouvelles et moins rudes : la courtoisie. Le Nord n'ignore pas longtemps ce phénomène qui y est propagé sous l’impulsion de princesses comme Aliénor d’Aquitaine, petite-fille de Guillaume IX, le premier troubadour connu, épouse de Louis VII de France, puis d'Henri II d'Angleterre, et ses filles Marie, comtesse de Champagne, et Aélis, comtesse de Blois. Certes les rois de France montrent la plus grande indifférence pour de telles préoccupations, mais les seigneurs,

chez qui la noblesse devenue héréditaire s'organise à partir du fief et resserre ainsi les liens unissant ses membres, voient dans

la courtoisie un moyen de mieux marquer ce qui les sépare de la masse des vilains. La courtoisie est une vie de relations propres aux gens de cour (court), nouées autour d’un seigneur et de sa femme. C’est une qualité que l’on a de par sa naissance, la vilainie étant le propre des roturiers. Courtois, vilain, ces deux mots se doublent d’une signification éthique : au regard des nobles, le courtois ne peut être doté que de toutes les qualités, le vilain entaché de ridicules, de travers et de vices. Il y a de piquantes exceptions : tel paysan, tel vilain peut avoir le mérite d’un courtois; mais est-on bien sûr de sa naissance? LES VERTUS

COURTOISES

L'homme courtois a les mêmes qualités que le chevalier épique, sa force physique et son courage. Il est d’autant plus

Les vertus courtoises

77

brave dans les romans bretons que ses adversaires ne sont pas toujours des hommes, mais des puissances merveilleuses ou diaboliques. Sa fierté d’appartenir à un lignage se double de celle d’être l’hôte d’une cour. Tous les chevaliers d’Artu partagent ce sentiment. Même le sénéchal Keu, médiocre et un peu grotesque, est en quelque sorte racheté par sa fidélité au roi. Ces qualités ne suffisent cependant pas à une cour. Selon Joinville, Philippe-Auguste aurait dit qu'il y a une grande distance entre le preudome et le preux homme. Le second n'est que vaillant; le premier est preux et courtois. Il a la franchise, qualité de l’homme libre. Le chevalier épique la possédait, mais au xnr° siècle, elle s’affiche plus insolemment à l'égard des vilains. Le noble a la noblesse du cœur, la maîtrise de ses sentiments. Il est généreux envers l'adversaire vaincu. Il a la pureté d’un cœur qui ne se satisfait pas des situations troubles. Il ne se réfugie pas dans des paroles équivoques. Il a une haute conscience de sa propre valeur. Le héros d’Yvain (vv. 5170-5171), mis en garde contre le danger d’entrer dans le château de Pesme-Aventure, écarte d’un mot les objections: Mes mes fins cuers *leans me si ferai ce que mes cuers * vialt. L'homme

tire:

*]là-dedans * veut

courtois est large, c’est-à-dire libéral. Il dépense

sans compter. Au xn° siècle le seigneur doit redistribuer en quelque sorte les richesses. De plus, il trouve dans la largesse un moyen efficace de faire montre de sa puissance. Alexandre et Artu doivent leur prestige à cette qualité qu’ils possèdent au plus haut degré (Cligès, vv. 180-213). La vilainie, c’est l’avarice des marchands, leur esprit d'économie. La largesse suppose la richesse. La pauvreté n’est pas une valeur pour l'aristocratie, mais un fléau (Erec, v. 505 et suiv). La vie de cour a pour conséquence le désir de plaire. La beauté physique, qui chez Guillaume était celle d’une stature et d’une musculature d’athlète, se pare chez Erec de grâce et surtout de jeunesse. Celle-ci devient une vertu, et il ne suffit pas d’être jeune par les ans, il faut encore l'être par la disponibilité à courir toutes les aventures, par une fraîcheur d'âme qui vous fait accueillir toutes les impressions neuves. L’élégance de la toilette, la propreté physique distinguent le preudome. Les romanciers courtois aiment à décrire les armures, les vêtements, les parures et les joyaux qui ornent leurs héros. La rareté des étoffes, leurs couleurs autant de signes de distinction.

La même

vives sont

élégance se retrouve dans le décor matériel (les

78

Monseigneur Gauvain. L'homme courtois

meubles et les objets) et dans les activités : jeux d'intérieur comme les échecs, promenades, tournois, fêtes et banquets. Le tout est réglé par une étiquette minutieuse et mobilise un personnel nombreux de valets, sergents, demoiselles et meschines. Ces activités supposent que l’homme de cour ne soit pas accaparé par la guerre et qu'il fasse une vertu de son

oisiveté. Alors que les clercs dénoncent l’oisiveté qui nourrit les vices, la courtoisie l’exalte. La courtoisie implique des attitudes élégantes, qui révèlent la délicatesse du cœur. Dans Roland (v. 3796-3797), les chevaliers d'Auvergne sont dits les plus courtois, parce qu'ils ont des égards pour Pinabel, l’estimable champion de Ganelon. De telles scènes abondent dans les romans : ainsi dans Lancelot (vv. 1424-1456), le héros, à la vue de cheveux de la reine, manque de tomber, évanoui, de son cheval, la pucelle qui l'accompagne, se précipite pour le soutenir; comme Lancelot,

revenu à lui, s'étonne de ce secours : « N’allez pas croire que la demoiselle lui en fit connaître le pourquoi : il en aurait eu honte et colère; s’il avait su la vérité, elle l’aurait vexé; aussi elle se garde de lui dire la vérité, mais dit en femme bien éduquée : Seigneur, j'étais venue chercher ce peigne. » Le chevalier courtois est d’une politesse exquise. Il ne raïlle ni n’injurie son adversaire; il lui fait face avec sobriété. Mais il est mieux que poli. Il sait parler, faire un message, conduire une ambassade. Il est spirituel, il sait parfois composer des vers et leur musique comme bien des seigneurs authentiques,

de Guillaume IX de Poitiers à Thibaud de Champagne: il danse et chante à la ‘perfection. Il a au moins une teinture de clergie. Enfin, toutes ces qualités doivent être marquées de mesure. Rien n’est plus important que de se garder de tout excès ou outrage. Le chevalier courtois est preux mais sans témérité, large mais sans aller jusqu’à se ruiner, élégant mais sans

bizarrerie,

poli mais

sans

excès

de discrétion.

Le premier

héros courtois dans la littérature, c’est Olivier. La mesure est une qualité rare, difficile à acquérir, comme Perceval en

fait l'expérience à ses dépens au terme d’une longue éducation qui s'achève sur un échec: son silence devant le défilé du Graal par excès de discrétion. Une bonne éducation est donc indispensable à l’homme de cour. Bien qu’il soit favorisé par la nature et apprenne vite, il doit polir ses mœurs et affiner son

caractère dans le monde.

La femme dans la société

LA FEMME

79

DANS LA SOCIÉTÉ

A la cour de son seigneur le jeune chevalier n’a pas de conseillers plus encourageants ou plus sévères que les regards des dames. Dans la société courtoise la femme joue un rôle nouveau. Quelques siècles plus tôt et encore dans les chansons de geste, la femme du seigneur avait beau présider aux travaux domestiques avec la vigueur et la rudesse d’un homme, comme

Guibour dans la Chanson de Guillaume et même Enide dans Erec,

son mari

pouvait bien lui faire la grâce de l’estimer,

voire de la chérir, en droit elle n’avait pas de prétentions à faire valoir. L'homme pensait pour elle. Au xn siècle sa situation s’est un peu améliorée. L'Eglise, puis la juridiction civile lui reconnaissent certains droits. La femme noble en bénéficie et y gagne un certain respect. Dans la «chambre

des dames»

(Joinville) les guerriers

aiment se

divertir, durant les loisirs que leur laissent la guerre et la chasse, à écouter la lecture de romans ou à faire assaut d’esprit et de galanterie. Cette mentalité nouvelle se répand assez vite pour que, dès 1136, Geoffroi de Monmouth se représente la cour d’Artu comme une résidence magnifique où les dames, vêtues avec luxe,

assistent,

portant

les

mêmes

couleurs

qu'eux,

aux

prouesses de leurs champions. Son traducteur Wace reprend la même scène, mais ajoute un éloge de la paix par Gauvain : elle favoriserait gaberies et drueries, propos enjoués et entreprises galantes. Ecrit vers 1150, Thèbes raconte que pendant le siège de la cité, des trêves permettent aux combattants de courtiser leurs dames et même de nouer des relations avec de belles ennemies. Ce motif est ensuite largement exploité dans Enéas où le héros échange des messages d’amour avec Lavine, la fiancée de Turnus, et dans Troie avec les amours de Jason et Médée, de Diomède et de Briséida, d'Achille et de Polyxène.

Les romans de Chrétien (Yvain, vv. 2331-2477) et de Jean Renart donnent bien des exemples de ces conversations galantes qui n'engagent pas nécessairement beaucoup le cœur. On y parle des derniers incidents de la cour, des dernières aventures.

On y courtise les demoiselles, on joue à résoudre des problèmes d'amour, on y chante les dernières chansons à la mode.

Cependant il arrive que cette vie aimable ne soit que le prélude à une plus grande aventure. Le chevalier courtois bien né et bien enseigné peut être digne de connaître une expérience plus profonde, celle de la fine amor. A partir de cet instant sa vie se trouve changer d'orientation. L'amour, qui en devient le centre, incite l’élu à porter à leur perfection les qualités courtoises énumérées.

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Monseigneur Gauvain. L'homme courtois

80

SYMBOLES

COURTOIS

La cour du roi Artu est le modèle idéal de toute cour réelle.

Rien n’égale ses fêtes, ses banquets, ses chasses et ses conversations. C’est le rendez-vous des femmes les plus belles et des chevaliers les plus preux. C’est là que l’on vient parfaire son éducation, tels, dans Cligès, Alexandre et son fils Cligès. C'est là qu'on vient se mesurer aux meilleurs des guerriers pour bien savoir ce que, soi-même, l’on vaut. Ainsi Cligès combat successivement Sagremor, Lancelot, Perceval et enfin le meilleur, Gauvain. C’est là que l’on vient crier justice, demander vengeance, chercher des champions à son droit, telles les filles du seigneur de Noire Espine dans Yvain. Deux des chevaliers de la Table Ronde sont particulièrement

représentatifs.

Gauvain,

le neveu

préféré

d’Artu,

est ainsi

défini par Wace (Brut, vv. 9859-9862) : Pruz fu et de mult grant mesure, D'orgueil ne de surfait n’out cure; Plus volt faire que il ne dist

Et plus duner qu’il ne promist.

Chrétien le dit le « soleil >» de toute chevalerie et courtoisie. Pour l’honorer il lui applique le titre de monseigneur jusqu’alors réservé aux saints. Deux détails dénotent sa prouesse: comme un héros épique il a un chevai dont il ne se sépare pas, Gringalet; et, à qui le demande, il ne tait jamais son nom, quels qu’en soient les risques. C’est néanmoins l’homme de la paix qui cherche à éviter les querelles. Dans Erec, il déconseille au roi la chasse au blanc cerf, qui risque d’avoir des conséquences fâcheuses. Délicat, il comprend Perceval absorbé dans sa rêverie. Enfin, galant homme, empressé auprès des femmes, il garde cependant une réserve de sceptique sans grande illusion sur leur vertu. Le sénéchal Keu fait contraste avec Gauvain. Ilsurestime ses forces. Vantard, querelleur, jaloux des succès d’autrui, il est prompt à semer la zizanie, Dans les romans de Chrétien, le

protagoniste, Erec, Cligès, Yvain, Perceval, peut être sûr de sa valeur, quand il a donné une leçon de modestie à Keu et qu’il s’est mesuré à Gauvain dans un combat où il s’est révélé son égal et a trouvé un ami. LES AVATARS

DE LA COURTOISIE

L’homme courtois n’ignore ni la piété, ni les exercices de la religion. La cour d’Artu va à la messe. Ce n’est toutefois qu'une occupation parmi d’autres. Les qualités requises de

Les avatars de la courtoisie

81

l’homme de cour sont toutes mondaines. Elles sont le fondement d’un humanisme pour lequel le bonheur de l’homme en ce monde est une fin digne d’une considération toujours plus grande. Aux xIr° et xur° siècles, l’homme courtois se pique de mener une vie qui vaut largement celle du clerc. C’est Saint Louis lui-même qui l’affirmait en disant à Robert de Sorbon ne rien désirer d’autre qu'être réellement un prudhomme : « Car prudhomme est une si grande chose et si bonne que, rien qu’à le dire, le mot emplit la bouche. » Pourtant il semble bien que l'idéal courtois n’ait pas toujours pleinement satisfait ses plus chauds partisans. Lancelot propose une morale plus haute, celle de la fine amor : Lancelot réussit où Gauvain échoue. Dans Perceval Chrétien esquisse une opposition entre Gauvain,

parfait mais trop mondain, et Perceval

le Gallois, chevalier naïf, sans passé, peut-être destiné à couronner sa prouesse et sa courtoisie par une foi ardente. Le prologue de ce roman met à une place plus modeste les valeurs

courtoises, en exaltant la charité chrétienne aux dépens de la largesse d'Alexandre. La Queste, inspirée par des moines, va beaucoup plus loin : les héros ne sont admis dans la chevalerie célestielle qu’à condition de renoncer à la chevalerie terrienne. Gauvain devient le type même du réprouvé. La Mort Artu, sans être aussi catégorique, ne fait pas moins coïncider la fin du monde arthurien avec l’apparition de la démesure chez Gauvain. Il ne se passionne et n’émeut que pour se perdre et perdre les siens. Au xnr siècle l'idéal courtois n’a donc plus l'attrait de la nouveauté; il peut décevoir des âmes plus exigeantes. En fait, il n’a pas cessé de régir la vie des cours jusqu’au xvr siècle. A-t-il eu une influence profonde sur les mœurs? Certes les manières ont acquis plus d’élégance, les pensées plus de délicatesse. Dans la littérature on peut mesurer son effet en comparant deux scènes analogues (Lanval, vv. 263-302 et Chastelaine de Vergi, vv. 60-102), deux déclarations d'amour: la première est d’une brutalité primitive, la seconde est voilée, en demi-

teintes. On peut aussi mesurer les progrès accomplis en comparant les romans de Chrétien, où la femme est le prétexte de la quête, à ceux de Jean Renart, où elle a le premier rôle. Dans l’histoire il y a eu des chevaliers accomplis comme, au début du xv° siècle, Boucicaut.

La réalité la plus courante, c’est que la courtoisie est une attitude prescrite envers les courtois, et qu’envers les vilains on se permet tout. Même dans les cours elle est un vernis qui cède à la moindre pression exercée par la violence des passions et des intérêts. Les romans eux-mêmes contiennent une belle collection de soudards, de monstres et de traîtres, tous cheva-

82

Monseigneur Gauvain. L'homme courtois

liers pourtant. L'histoire est encore plus éloquente. Au dédicataire de Perceval elle prête un rôle odieux : le comte Philippe de Flandres aurait surpris l’amant de sa femme, Gautier de Fontaines; il l'aurait fait battre à coups d’épée et de bâton, puis mourir, pendu par les pieds, la tête plongée dans un cloaque.

À Lire :

J. Frappier, Amour 1973.

courtois et Table

ronde,

Genève,

Droz,

Chapitre 12

LE

LANCELOT FIN AMANT

Etudes :

C. S. Lewis : The Allegory of Love, nouv. éd., London, Oxford University Press, 1958. J. Frappier, « Vues sur les conceptions courtoises dans les littérature d’oc et d’oïl au xu° siècle », dans Cahiers de Civilisation médiévale,

n° 2, 1959, pp.

135-156.

Ch. Camproux, « Le “joy” civilisateur », dans Le Joy d'Amor des troubadours pp. 173-201.

(jeu et joie d'amour),

Montpellier,

1965,

La littérature médiévale n'offre pas une image unique de l'amour. Il faut faire leur part aux époques, aux milieux, aux genres littéraires, au talent et aux intentions des poètes. Il faut faire surtout leur part aux contraintes et aux ambiguïtés d’un langage hérité. Il ne s’agit donc ici que de dégager l'intention de lFamour courtois. AMOUR

ET CIVILISATION

La fine amor des troubadours apparaît à la fin du xr siècle dans une société qui a hérité de plusieurs images de l'amour. Elles se laissent ramener à une conception de l’amour éprouvé comme

une puissance destructrice, une maladie de l’être, une

rage qui menace de faire sombrer cette faculté qui est la part proprement humaine dans l’homme, la raison. Le vrai sage se doit de se garder d’une passion, dont les grandes victimes mythiques ont la faiblesse de la femme: Médée, Ariane, Didon, Phèdre et Hélène. Que des poètes aient su peindre avec pitié ces passions et en faire sentir la sombre grandeur, cela ne leur ôte pas leur caractère fondamentalement destructeur. Une autre façon de se défendre contre la folie amoureuse,

c’est de ne pas la prendre au sérieux. Cette attitude, proposée

par l’Art d'aimer d’'Ovide, réduit l'amour à un jeu, à un badinage superficiel où l’amoureux

se garde bien de s’engager.

C’est en somme l'attitude, au xIr° siècle, des clercs goliards, qui

dans leurs vers latins chantent le plaisir avec une ferveur et verdeur bien supérieures au talent du poète romain.

84

Lancelot. Le fin amant

Les légendes bretonnes aussi pouvaient faire l’objet d’une interprétation pessimiste. Racontant comment une femme-fée jette un sort ou geis sur un homme pour l’obliger à l’enlever, elles illustraient la conviction commune que l’amour est un destin subi, une catastrophe qui fait chanceler la raison de

l'individu et met en péril l’ordre social. L'enseignement de l'Eglise allait dans le même sens. L'image qu’elle donnait de la femme n’avait rien de neuf. L'amour est cause des adultères qui attentent à l'institution sacrée du mariage et ruinent le salut de l’âme. Surtout l’Eglise a abondamment commenté l’Adversus Jovinianum où saint Jérôme exprimait sa défiance envers l’amour même dans le mariage: < Il est adultère celui qui aime trop ardemment sa propre épouse. Envers la femme d'autrui, tout amour est infâme, envers la sienne un amour excessif. L'homme sage doit aimer son épouse avec discrétion et sans passion. » On ne s’étonnera donc pas de voir tout au long du Moyen Age la sagesse commune, celle des proverbes, celle des fabliaux, mettre en garde contre la femme et l'amour. Et cette représentation négative est celle qui sous-tend, avec des colorations diverses, des épisodes comme celui de la mort d’Aude dans Roland, un genre comme la chanson de toile, des œuvres comme les romans antiques, le Tristan de Béroul ou La Mort Artu.

Les troubadours opèrent un renversement radical des valeurs. Pour eux l'amour h'est plus folie, mais raison. Pour les trouba-

dours il est la source de toutes les vertus. Aimer exalte les capacités de l'être. Selon le troubadour Pons de Capdeuil, < heureux est celui qu’Amour tient en joie; car Amour est le chef de tout bien; l’amour fait l’homme gai et courtois, franc et noble, humble

et orgueilleux ». Chez les romanciers

du Nord

l'amour inspire la prouesse. Il ne s’agit pas de n'importe quel amour, mais de la bone amor, de la fine amor, nous dirons, par convention, de l’amour

courtois. Il est réservé à une élite capable d'inventer une technique raffinée qui permette au désir d'être le principe d’un

progrès spirituel. L'homme digne de ce nom ne saurait l’ignorer longtemps; ils sont vite punis ceux qui feignent, tel Guigemar, telle Soredamors dans Cligès, de le dédaigner. Aimer c’est la sagesse même. Par rapport à la perspective traditionnelle, le renversement est donc complet. Il est parfois masqué par les ambiguïtés du langage. Seul Thomas, à ce sujet, est parfaitement clair. Il n’hésite pas à faire d'amour et de raison deux synonymes (Tristan, Sneyd, VV. 589-622). La plupart des poètes continuent

La discipline du désir

85

d'opposer apparemment les deux notions. L’intuition neuve (l’amour courtois) se satisfait du langage traditionnel qui lui est donné, celui de l’amour-folie. Les formules sont donc anciennes, mais leur sens est nouveau. Nous en prendrons deux exemples.

Dans Lancelot (vv. 360-377) le héros est partagé entre Amour et Raison, son cœur et son point d'honneur. Est-ce à dire que Chrétien entende signifier que l’amour est une folie,

un égarement incontrôlé? Tout prouve le contraire. En sautant dans la charrette d’infamie, Lancelot ne fait que sacrifier une raison inférieure à une raison plus haute qui coïncide avec l'amour. Les trouvères, pour essayer de se faire comprendre, recourent aux alliances de mots, ils renouvellent le motif ovidien du

< doux mal» d’aimer. Ils juxtaposent des formules comme < Quand je m'’épris, ce fut folie! » et « Cette folie fut grand sens ». La seconde éclaire la première. Loin de déplorer le mal d’aimer, les trouvères le cultivent, y trouvent leur joie, convaincus que la souffrance, provisoire, exalte les forces de leur être, enrichit leur cœur et affine leur esprit. Par-delà les tâtonnements des poètes, qui luttent avec le langage, il faut donc savoir discerner leur intention, leur découverte de l’amour comme un principe positif de vie. Néanmoins, historiquement, cette emprise du langage traditionnel n’a pas été sans conséquences. Non seulement la conception ancienne de l’amour destructeur s’est maintenue, mais encore sa résurgence dans les œuvres qui se veulent neuves par leur inspiration a été une menace constante qui n’a pas toujours été écartée.

LA DISCIPLINE

DU DÉSIR

L'amour courtois n’a rien de platonique. C’est un amour de tout l'être, cœur et corps, croyons-en Guillaume IX: * A mos ops ia vuelh retenir Per lo cor dedins refrescar

* A mon

usage

E per la carn renovellar.

Mais pour que l’amour ennoblisse, il convient que le désir reste insatisfait et que l’amant mette ses forces à vivre de cette insatisfaction. S’il ne se borne pas à l’attente du plaisir physique, il fait d’elle le principe d’un progrès moral. L'amour croît en fonction de la discipline qu’il s'impose et des obstacles qu’il rencontre. Il peut naître en un instant; il n’en est pas moins reconnais-

Lancelot. Le fin amant

86

sance intuitive du prix de l’être aimé. Il n’est donc pas ce pur emportement des sens que symbolise le philtre dans la version < commune » de Tristan. Il est, au contraire, raisonné et justifié par la considération des mérites de l’autre. A la limite on peut aimer sans avoir jamais vu son amie, uniquement pour avoir entendu parler d’elle! L'amant courtois observe, à la différence d’Equitan, héros d’un lai de Marie de France, la règle de la mesure. Il contrôle

ses sentiments et leur expression. Lui-même il se fixe les bornes à ne pas dépasser et a une conduite retenue. Chaque étape de sa conquête (échange de regards, pression de la main, propos, baiser) marque pour lui un temps de recueillement. Mesure ne signifie pas froideur. Lancelot, chez Chrétien, est le plus passionné des amants et le plus maître de soi tout à la fois. L'amour courtois est un art parfois raffiné et subtil, mais cela ne nuit pas à l'intensité des sentiments. Ils n’ont rien à voir avec la simple galanterie. Lancelot est un fin amant, Gauvain n’est qu’un galant homme en quête de bonnes fortunes.

Enfin, toute l'intelligence de l’homme doit se mobiliser pour approfondir la révélation due à l’amour et en comprendre les implications. Ce désir est au principe de la chanson courtoise. Elaborer un poème, c’est vivre pleinement son amour. Les obstacles au désir lui sont aussi extérieurs. Les poètes se sont ingéniés à envisager toutes les situations possibles. Dans les jeux-partis, dans le De Amore d’André le Chapelain, dans certains romans, cette réflexion prend un tour systématique. Soit une constante, l’amour entre homme

et femme; on

considère ce que ce rapport devient quand on fait varier d’autres données : la condition sociale, l’âge, l’ « état-civil », etc. Il est important d’observer que la diversité des obstacles et de leur mise en forme romanesque donne à l’amour courtois des aspects assez différents. L'obstacle est parfois le simple éloignement dans l’espace. Plus souvent il est l’inégalité sociale. L'amant aime une femme qui est d’un rang supérieur au sien. Même si les deux amants

sont

socialement

des

égaux,

l’homme

se

considère

moralement comme indigne de sa dame, sentiment qui le pousse à acquérir pour elle les plus rares vertus. Les trouvères du Nord se sont particulièrement complu dans cet abaissement volontaire; les troubadours méridionaux préfèrent exalter la communauté spirituelle où ils accèdent avec leurs dames. Selon certains théoriciens à la logique rigoureuse, comme André le Chapelain, le véritable amour ne peut être qu’adultère,

La discipline du désir

car on n'aime pas ce aimer sa femme. Cette Lancelot de Chrétien, moins Chrétien plaide

87

que l’on possède. Un mari ne saurait situation se retrouve dans des romans: Tristan de Thomas, Flemenca. Néanpour le mariage d'amour dans Cligès

(épisode d'Alexandre et de Soredamors). Erec et Yvain montrent que le mariage est une épreuve pour l’amour, mais qu'il peut en sortir grandi. Enfin, bien des romans mettent en scène des héros qui aiment des jeunes filles et finissent par les épouser : Floire et Blancheflor, Guillaume de Dole. Ailleurs l’adul-

tère n’est consommé qu’à cause de l’attitude du mari jaloux: Flamenca, Eracle. Au demeurant, même dans Lancelot, il n’est

pas célébré comme une valeur : c’est une donnée de fait. L’amour vrai est le fait d’une élite. Elle est entourée d’envieux, les lausengiers, toujours prompts à médire et à nuire comme le sénéchal de Guillaume de Dole. Aussi les vrais amants sont-ils tenus de garder le secret sur leurs sentiments (Lanval, Chastelaine de Vergi]. Ou bien l’amour n’est pas compris; il se heurte, dans les romans dits idylliques (Floire et Blancheflor, Aucassin), à l'opposition des parents !. Aussi les amants doi-

vent-ils fuir, se séparer momentanément. Ces quelques remarques enfermer l’amour courtois formes, changeantes, c’est Dans les œuvres lyriques

suffisent à suggérer que l’on ne peut dans une définition. Plus qu’à ses à sa signification qu’il faut s’arrêter. il apparaît clairement que l’amour

1. Dans le roman idyllique une famille princière fait donner à son héritier, comme compagnon de jeux, un enfant de naissance obscure ou basse. Or, l’amour naît entre les deux héros dès leur enfance et comme à leur insu, tant il paraît naturel. En effet, il résulte de leur éducation commune, des leçons apprises ensemble, d’une longue intimité faite, tout entière, de confiance et d’innocence. A l’âge où les héros devraient se marier, leurs parents les séparent de peur d’une mésalliance. Enfin, après bien des aventures et des recherches, les amoureux se retrouvent et s’épousent, d'autant plus aisément que celui qui passait pour humble de condition, s’est révélé être d’une famille noble. Ce schème, que l’auteur d’Aucassin a repris avec une sympathie amusée, est sensiblement altéré dans l’Escoufle, Galeran et Guillaume de Palerme qui font la part très large aux motifs classiques et aux prouesses guerrières des romans de chevalerie. En revanche, Floire et Blancheflor éclaire bien le sens de l’image idyllique de l’amour. L’innocence des deux héros, leur parfaite ressemblance physique et morale, le décor oriental où se situe leur histoire, tout concourt à présenter leur tendresse comme celle-là même d'Adam et Eve avant la Faute, Le goût du xr1° siècle pour le roman idyllique, goût qui fait que Piramus introduit le motif des amours enfantines jusque dans la sombre légende de Pyrame et Thisbé, s'explique donc assez bien: ce roman n’a pas le ton exalté, parfois provocant, des poètes et romanciers de la fine amor, mais il fait montre de la même intention qu'eux: retrouver, en deçà de l’enseignement traditionnel imposé par la société, un monde heureux

et innocent, obéissant à la seule nature, réhabiliter l'amour, affirmer sa bonté, le soustraire au jugement de la morale commune et de la loi religieuse.

88

pour

Lancelot. Le fin amant

un être de ce monde

une vie d'homme.

est une fin qui suffit à remplir

Les sens, le cœur et l'esprit, les gestes et les

mots, tous les pouvoirs de l’homme participent d’une unique ferveur : le joy des troubadours, plus dynamique encore que la joie des trouvères du Nord. Dans les œuvres romanesques l’amour courtois s’incarne dans

des situations très variées. Il est confronté à d’autres conceptions. Il y perd parfois un peu de sa netteté ou de son éclat. Néanmoins l'idée s’est imposée que l’amour peut être le cœur d’une morale mondaine autonome.

A Lire :

H.1. Marrou, Les Troubadours, « Points », 1971.

nouv.

éd.,

Paris,

Le

Seuil,

IT serait difficile aujourd’hui de considérer l’amour courtois sans tenir le moindre compte de ce que devenaient au x11° siècle la famille et le mariage, et de ce que nous apprend la psychanalyse : G. Duby, Le Chevalier, la femme et le prêtre : le mariage dans la France féodale, Paris, Hachette, 1981. Ch. Méla, Blanchefleur et le saint homme ou la Semblance des reliques, Paris, Le Seuil, 1979.

Troisième

Partie

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Chapitre 13

LE TROUVÈRE JONGLEURS ET CLERCS Etudes :

E. Faral, Les Jongleurs Champion,

en France

O. Dobiache-Rojdestvensky, Rieder,

au

Moyen

Age,

Paris,

Les Poésies des goliards,

Paris,

1910.

1931.

Telle qu’il nous est donné de la lire, une œuvre médiévale n'a pas un auteur unique. Il est difficile de faire le départ entre ce qu’elle doit aux responsables successifs de l’état où elle nous parvient : à l’homme qui a donné une première forme aux conceptions de son imagination ou à l’attente de son public, aux remanieurs qui sont ensuite intervenus, à la mémoire des récitants, à l'initiative ou à la négligence des copistes, enfin au parti pris d’un éditeur du x1x° ou du xx° siècle. Parmi les responsables d’un texte, jongleurs et clercs figurent à la première place. Nous avons déjà dit le rôle capital des clercs; il reste à définir le jongleur. LA CONDITION

DES JONGLEURS

D’après les nombreux textes qui parlent d'eux, les jongleurs se pressent partout où l’on cherche à s'amuser. Ils sont indispensables à la récréation des foules qui accourent à l’occasion d’une cérémonie (un mariage, des adoubements, des réceptions), à la joie d’un banquet seigneurial. Ils mettent à profit les pèlerinages et les foires pour rassembler autour d’eux les badauds. Ils vivent des largesses des seigneurs comme des piécettes sollicitées à un carrefour. Ils ont de nombreux talents. Ils chantent, ils dansent, ils jouent de la vielle et du tambour. Ils montrent des animaux, jonglent avec des couteaux, cabriolent, miment des scénettes, font des tours de prestidigitation. Ils récitent encore des poèmes qu’ils ont appris par cœur. Leur répertoire est très varié (voir

Erec, vv.

1983-2000;

Renart,

vv. 2393-2526).

D'après Fla-

menca (vv. 592-731), il comporte des sujets antiques (Pyrame,

Troie,

Enée,

Thèbes,

Alexandre,

Jason,

Narcisse,

Orphée,

92

Le trouvère. Jongleurs et clercs

Dédale, César), bibliques (David et Goliath, Samson), bretons (Gauvain, Yvain, Lancelot, Perceval, Erec, Tristan, Cligès),

français (Charlemagne, Clovis, Pépin). A travers les chansons du jongleur Colin Muset (vers 1230), on peut se faire une idée de l'existence de ses confrères. Durant la belle saison, monté sur un solide roncin, sa malle en croupe,

il part avec vielle et archet proposer aux seigneurs de la province ses chants. Il chante des gestes et des chansons lyriques. Son seul souci est de plaire et d’être récompensé par de bons repas, le don de chauds vêtements et de quelques pièces qui lui permettront, rentré chez lui, de subir l’hiver sans risquer de souffrir trop de la faim et du froid dans la maison où l’attendent sa femme et sa fille. C'est un jongleur sans doute un peu privilégié. Il a de la fortune, une servante et un valet. Il est plus spécialisé que bien de ses confrères et semble ne vivre que de l’art des vers. Il n’est pas un pur exécutant, mais chante aussi des vers qu’il a lui-même écrits et dont certains respectent les règles de la grande chanson courtoise. Il s’y mêle un peu de malice et l’aveu, qu'il cultive sciemment comme la marque personnelle qu’il donne au lyrisme, de goûts terre à terre pour un bon feu, un bon toit, un bon poulet, ou une jolie femme pas trop farouche. Plus fin, son tour d’esprit est déjà celui de la sotte chanson.

Les jongleurs n’ont pas bonne réputation. L'Eglise multiplie les condamnations contre eux : ils sont d’autant plus dangereux que leur succès est plus grand. Ils sont dangereux, parce que leur vie n’a rien d’édifiant. Entre un jongleur, un pilier de taverne, un souteneur et un voleur, il n’y a parfois guère de différence; guère de différence non plus entre une jongleresse et une prostituée.

Leur vie est celle de parasites inclassables,

car aucune vocation ne justifie leur reconnaissance par la société. Au contraire, ils sont un exemple malfaisant. Leur intérêt les pousse à rivaliser de servilité envers leur public et de flatterie envers leurs clients. Leur nombre les voue à une concurrence aussi déloyale qu’acharnée. Leurs chants et leurs danses incitent à la débauche. Pour faire rire ils renoncent à toute pudeur. La littérature qu’ils colportent fait rêver les imaginations et naître

des désirs qui détournent l’homme de la seule pensée qui devrait être la sienne : son salut éternel. Cela dit, le monde médiéval, qui estime si peu le jongleur,

ne saurait se passer de ses talents. Les jongleurs sont si nécessaires qu’à partir du xm siècle des seigneurs s’attachent en permanence les services d’un jon-

Le recrutement des trouvères

gleur ou ménestrel.

93

À en croire Guillaume de Dole, Jouglet, le

ménestrel de l’empereur d'Allemagne, a assez de qualités pour être plus qu'un serviteur et un valet de chambre, plus qu’un amuseur. Il est le confident de son maître, son mentor pour toutes ses affaires de cœur. Qu'en était-il dans la réalité? L’historique Adenet le Roi, ménestrel du duc Henri de Brabant, puis du comte Gui de Flandres à la fin du xm siècle, estime jouir d’une excellente situation. Pourtant, dans la hiérarchie des serviteurs, il ne vient pas bien haut: tout juste avant les fauconniers et bouteilliers, loin après le médecin ou l’aumônier.

Si ces ménestrels n’ont pas plus d’indépendance que les jongleurs itinérants, du moins, dégagés du souci immédiat de survivre, ils ont la possibilité d’approfondir leur art, de se spécialiser dans la musique et la poésie, puis, après Machault, dans la musique ou la poésie.

LE RECRUTEMENT

DES

TROUVÈRES

En un sens restreint et par convention, on désigne par trouvères les imitateurs des troubadours,

les auteurs de chansons

d'amour. Nous donnerons ici au mot un sens plus large, disons, provisoirement, celui d’auteur. Parmi ces auteurs il y a quelques chevaliers. De Thibaud de Champagne à Charles d'Orléans, il y a même des princes poètes. La part des clercs est beaucoup plus considérable. Fautil cependant tout leur accorder? Ne faut-il pas reconnaître une part d'invention aux jongleurs? On a pu opposer ces deux types d'hommes, leur condition, leur formation, leur public et leur art. Pour certains critiques il y a les œuvres dues au génie des jongleurs qui font vibrer

les sentiments qu’ils savent communs à leur public: la nation entière.

Ces œuvres,

ce sont les chansons

de geste. Le reste

de la littérature est dû au savoir des clercs. Pour d’autres critiques tout est dû aux clercs. Ils sont les vrais auteurs des chansons de geste, les jongleurs n’ont jamais été que des exécutants. Il est difficile de se prononcer. Certes, des prologues de chansons de geste, à vrai dire récentes, font une distinction entre le

récitant qui dit Je et le trouvère désigné à la troisième personne: Ceste cançons est faite * grant pieça, * depuis très Por voir vous di .C. et .L. ans a. longtemps Grandors de Brie, qui les vers en trova, Por sa bonté si très bien le garda.

94

Le trouvère. Jongleurs et clercs

Ainsi débute La Bataille Loquifer. Les passages de ce genre

sont obscurs: les noms qu’ils donnent ne désignent pas forcément des auteurs et encore moins des clercs. En fait, le récitant, qu’il soit lui-même l’auteur ou non, recourt à un pro-

cédé traditionnel. Placer l’œuvre sous le patronage d’un nom

imposant, fût-il fictif, c’est lui donner ticité historique. Ce mobile explique

un un

brevet d’authensecond fait, la

référence à la caution d’une source écrite ou d’un homme d’Eglise, par exemple dans les Enfances Guillaume : Chanson de geste plairoit vos a entendre? Tele ne fu des le tans Alixandre. Fist la uns moines de Saint Denis en France.

La polémique constante contre d’autres jongleurs qui diffusent une mauvaise version de la chanson confirme le besoin de présenter la geste comme vraie, historique; elle ne prouve pas le souci de respecter l'œuvre d’un auteur.

S'il est certain que les jongleurs étaient des récitants, rien ne prouve leur incapacité à trouver. Dans le cas de la chanson de geste, il est bien établi qu'ils ont pu volontairement modifier le texte chanté. Pourquoi ne l’aurait-il pas inventé? Il faut réduire l’écart entre clerc et jongleur. Pour les théoriciens médiévaux de la société, il n’y a, à coup sûr, rien de commun entre eux. L’un appartient au premier des ordres voulus par Dieu, l’autre est une créature du diable. A considérer ce qui se passe effectivement, il en va autrement. Le jongleur n’est pas toujours un paria, le clerc est souvent loin

de voir ses mérites reconnus. Tous les jongleurs n'étaient pas condamnés. L’Eglise ellemême faisait une exception pour ceux qui récitaient des vies de saints et des chansons de geste. En outre les jongleurs cherchent à se faire reconnaître. Pour l'individu, devenir le ménestrel attitré d’un prince est une promotion. Collectivement cette catégorie sociale cherche à s'organiser. Au xIr° siècle se crée à Arras une confrérie, association de jongleurs vouée au culte de la Vierge; au xm' siècle, le puy d'Arras, lié à cette confrérie, réunit des poètes jongleurs et bourgeois d’origine. En revanche, la plupart des clercs ne sont ni de grands théologiens, ni des évêques, ni des abbés, ni des chanoines. Ils mettent leur savoir au service de seigneurs laïcs. D’autres même n’ont pas pu achever leurs études. Leur mauvaise conduite ou leur indépendance d’esprit ou leur pauvreté les ont jetés sur les mêmes routes que les jongleurs. Ce sont les vagants où encore goliards, clercs misérables, intellectuels déclassés, arrogants et pathétiques, irrités de n’avoir pas leur

Le recrutement des trouvères

95

part des biens de l’Eglise et de voir leurs talents méconnus. Certains d’entre eux se sont exprimés dans des poèmes latins, dont les plus connus sont les Carmina Burana, poèmes où la célébration des plaisirs du vin, du jeu et de l’amour côtoie de véhémentes diatribes contre Rome, le clergé et les pouvoirs établis. Guernes de Pont-Sainte-Maxence n'est pas de ces derniers goliards. C’est pourtant un clerc qui est devenu un vagant errant de ville en ville. On lui doit une Vie de saint Thomas Becket achevée en 1174. Il n’a rien d’un révolté, néanmoins

à sa manière il témoigne du rôle politique tenu par les jongleurs et clercs errants. Ils colportent les nouvelles, grossissent les mouvements d’opinion et rendent accessibles aux illettrés les polémiques du temps. Ainsi Rutebeuf, jongleur aussi, exhorte à la Croisade les seigneurs peu enthousiastes et défend les privilèges des professeurs séculiers de l’Université contre les ambitions des moines Mendiants. Ajoutons que jongleurs et clercs ont sans doute une culture utile plus voisine qu’il ne paraît. Le jongleur n’est pas nécessairement dépourvu de toute culture classique : Jean Bodel, Colin Muset, Rutebeuf et Adenet en sont garants. Le clerc n’est pas sans goûter les contes folkloriques, bretons ou orientaux. L’un et l’autre vivent de la parole : pour le clerc aussi l'écrit est plus une référence prestigieuse qu’un moyen de

recherche. Dans les écoles la part du travail écrit et celle de la lecture étaient infimes au regard de ce qu’elles sont de nos jours; la transmission du savoir et son approfondissement étaient oraux. Surtout, dès qu'il s’agit de trouver des œuvres originales en français, le clerc doit laisser les règles scolaires apprises en commentant des œuvres latines pour respecter celles des genres littéraires vulgaires. Il se retrouve avec le même bagage que le jongleur. A tous les trouvères, qu’ils soient clercs, jongleurs ou chevaliers d’origine, un même langage est donné qui doit peu à la connaissance des auteurs latins : réminiscences de textes bibliques ou hagiographiques, vocabulaire religieux et féodal. A tous il est indispensable de connaître la tradition du genre cultivé, sa technique, ses motifs et ses sujets. Le respect qu'il porte à cette tradition fait le grand trouvère beaucoup plus que son origine sociale.

Chapitre

LES

14

LE COPISTE REMANIEMENTS

Etudes :

J. Rychner, Contribution à l'étude des fabliaux. Variantes, remaniements, dégradations, 2 vol., Genève, Droz, 1960. C. E. Pickford, L'Evolution du roman arthurien en prose vers la fin du Moyen Age d'après le manuscrit 112 du fonds français de la Bibliothèque Nationale, Paris, Nizet, 1960.

C. Régnier, Les Rédactions en vers de la « Prise d'Orange», Paris, Klincksieck, 1966.

Il y a sans doute quelque abus à parler d'auteurs et d’écrivains au Moyen Age. Certes, il va sans dire qu’ils ont existé; mais il suffit d’ouvrir une édition moderne d’un texte médiéval pour constater qu’il nous est maintenant impossible de savoir quelle œuvre ils ont primitivement produite. Plutôt que de chercher à vanter l’art d’un poète, mieux vaudrait avouer que

nous ne pouvons que décrire un ou des états d’un texte. Cette terminologie plus rigoureuse aurait l'avantage de nous débarrasser de la mythologie du poète créateur inspiré ou artisan scrupuleux, Si le poète médiéval a été avare de confidences sur son travail, toujours est-il qu’il n’est ni Claudel, ni Heredia, ni Valéry. Jamais il n’a eu le sentiment de créer une œuvre < plus durable que l’airain ». Tout le premier, il était conscient des conditions aléatoires dans lesquelles son œuvre passerait à la postérité, et il n’en souffrait manifestement pas. Cela dit, pour des raisons toutes pratiques, nous n'avons pas ici banni les mots d’auteur et d'écrivain. VARIANTES

ET REMANIEMENTS

A de rares exceptions près, nous n'avons pas conservé de manuscrits autographes. Un texte est transmis par une ou plusieurs copies effectuées souvent bien après la sortie de l'original. Qu'il y ait deux manuscrits, et déjà l’on constate des divergences troublantes. Qu'il y ait un seul manuscrit, ne garantit naturellement en rien sa fidélité à l’original! Certes, des variantes sont de pures erreurs matérielles, des lapsus, des fautes d’inattention. Faciles à repérer et à corriger,

Variantes et remaniements

97

elles sont donc négligeables. Mais d’autres peuvent être significatives. Les copistes ne sont pas de simples dessinateurs. Ils cherchent à comprendre ce qu'ils lisent et à faire comprendre ce qu'ils écrivent. Leur goût intervient. Tel copiste d’un fabliau cédera au désir de retoucher le texte, d'en améliorer le style ou la versification. Il pourra en rajeunir la langue. Or on passe insensiblement des erreurs matérielles aux innovations volontaires et il n’est pas facile de décider dans quel sens une innovation a eu lieu. Le même épisode romanesque est parfois conservé dans deux versions de longueur différente. Laquelle est première? Est-ce la plus longue qu’un copiste amateur de brièveté et de raccourci a condensée? Est-ce la plus courte, dont certaines ellipses ont déplu à un scribe amateur de clarté et qu’il a jugé bon de développer? L'idée que l’éditeur moderne se fait des qualités d’un bon récit risque de trancher la question. Cet arbitraire peut être limité par la procédure de l’établissement d’un texte. Des méthodes permettent parfois de reconstituer la tradition manuscrite d’une œuvre, voire l’archétype de tous ses manuscrits. Encore faut-il observer que l’archétype ne se confond pas avec le manuscrit original. Il faut aussi observer qu'un même auteur a pu lui-même publier plusieurs versions de son œuvre : c’est ce que l’on a supposé

pour le Lai de l'Ombre de Jean Renart, et pour Ille et Galeron de Gautier d’Arras; et ce phénomène est plus que vraisemblable dans le cas de la poésie lyrique: qui ne voit qu’un trouvère a pu, en fonction de ses divers publics, modifier sa

chanson et, par exemple, ajouter ou retrancher une strophe? D’autres

divergences

considérables

tiennent au

fait qu’un

copiste transcrit de mémoire ou, plus vraisemblablement, note une version d’un texte, qui, à un ou plusieurs stades de sa

tradition, a été transmis par voie orale, sous la dictée d’un récitant. Que cette mémoire ait des défaillances, et le texte s’en ressent. Il manque de cohérence ou bien implique la mise

en œuvre de palliatifs pour masquer les lacunes mémorielles. Le manuscrit D du Couronnement de Louis, du Charroi de Nîmes et de La Prise d'Orange paraît bien refléter une transmission orale.

Il est des remaniements tout à fait intentionnels et très importants. Ils peuvent n'être dus qu’à de simples copistes. Aux xnr° et xIv° siècles, le goût des cycles fait regrouper dans le même manuscrit des textes ayant le ou les mêmes héros pour en constituer comme la biographie. Ainsi les familles B et D de la tradition manuscrite du cycle de Guillaume d'Orange

Le copiste. Les remaniements

98

regroupent presque tous les textes consacrés à la famille du héros. Renard le goupil a été l’objet de divers contes, plus ou

moins indépendants les uns des autres, qui, en eux-mêmes, par leurs dimensions et leurs structures, font songer à des fabliaux. Or, dès le xur° siècle, ces contes sont regroupés dans des col-

lections dont ils sont les branches. On distingue trois collections, représentées chacune par plusieurs manuscrits. Elles se distinguent entre elles par le nombre des branches recueillies et leur ordre. Or le simple fait de constituer un cycle est cause de remaniements. Il faut souder les textes entre eux et imaginer des raccords. Il faut tenter de faire disparaître les contradictions entre les textes. Ce souci n’est pas toujours efficace; ainsi, Vivien, fils d’une sœur de Guillaume dans Aliscans, est le fils

d’un frère dans Les Enfances Vivien. Il est parfois difficile de faire coexister deux textes narrant différemment à peu près le même épisode : ainsi Les Narbonnais et Les Enfances Guillaume. Dû ou non à l’organisation en cycle, le remaniement résulte du désir d'adapter un récit qui plaît au goût différent des générations successives ou bien de publics divers à une époque donnée. Ces modifications portent sur la forme : les épopées assonancées portent aussi piration. On versions du

sont ensuite rimées, puis mises en prose. Elles sur la langue, les motifs, les personnages, l’inspourrait les suivre en comparant les diverses

Roman d'Alexandre éditées sous l'impulsion de E. C. Armstrong, celles de la Vie de saint Alexis publiées par G. Paris et L. Pannier ou celles de la Chanson de Roland éditées par R. Mortier. On verrait, par exemple, comment les

remaniements rimés du Roland subissent l'influence du roman, développent des épisodes comme la mort d’Aude et le jugement de Ganelon, attestant un goût certain du pathétique, exploitant les effets à tirer des personnages de l’amoureuse et du traître. Plus que tout autre genre, le roman en prose a fait l’objet de nombreux remaniements. Contentons-nous de noter une modification significative. Les premiers romanciers pratiquaient

avec

maîtrise

le procédé

de l’entrelacement.

Après

avoir

raconté le début d’une aventure, ils en interrompaient le récit pour passer aux débuts d’une seconde, puis troisième aventure; ensuite ils reprenaient la seconde ou la première là où

ils l’avaient laissée et ainsi de suite. Ce procédé de composition donnait l’impression de la complexité du réel et per-

mettait aux romanciers de mener de front des aventures contemporaines. Or les remanieurs du xv° siècle renoncent au

Variantes et remaniements

99

procédé, soudent ensemble les moments d’une même aventure, créant de petits romans à l’intérieur du roman. Ils se révèlent moins soucieux de la cohésion d’un vaste ensemble qu’amateurs d'épisodes qu’ils goûtent pour eux-mêmes. Enfin il est des cas plus proches des conditions modernes de la création. On peut prendre pour exemple la série successive de romans sur Tristan. Il y a sans doute à l’origine un conte celtique, ou aithed, qui raconte comment une femmefée oblige un guerrier à l’enlever. Une étape décisive a lieu quand ce récit est introduit dans le monde français et chrétien. Plusieurs textes marquent cette étape dont le roman de Béroul et celui de l’Allemand Eïlhart. C’est la version « commune » de la légende. Elle montre le conflit entre la passion et la loi sociale et religieuse. Si grande que soit la sympathie de Béroul pour les amants, jamais il ne fait d’eux des êtres exemplaires, sinon pour leur malheur. Nouvelle étape : cette tragédie des amants coupables et non-coupables, Thomas veut la faire servir à la glorification de l'amour courtois. Non sans paradoxe, un schéma narratif né de la conception pessimiste de l'amour fatal et destructeur va servir à célébrer l’amour choisi, raisonné et ennoblissant. Enfin, dans le roman en prose

du xur siècle, l’histoire de Tristan est raccordée à celle d’Artu. Il devient un paladin de ce roi et ses amours sont un peu dissoutes au milieu d’une quantité d’aventures traditionnelles, quêtes et tournois. Ce dernier cas paraît plus proche de nos habitudes. Il ne faut pas cependant oublier que nous n’avons que des fragments de l'œuvre de Thomas, qu’il faut la reconstituer à partir d’adaptations étrangères. Et surtout, alors qu’il est possible de comparer Racine à Euripide, nous ignorons, au contraire,

quel état précis de la version « commune » a été connu de Thomas. Ces distinctions que nous avons faites, des variantes accidentelles à la recréation consciente, sont assez trompeuses. A

considérer isolément les deux bouts de la chaîne on a l’impression de phénomènes clairs et connus. En fait, c’est l’entre-deux qui est médiéval et embarrassant. Car on passe insensiblement des variantes aux remaniements. Que l’on compare la Passion de Jean Michel à son modèle, celle d’Arnoul Gréban, et l’on verra que Michel reprend intégralement des vers de son prédécesseur. Cependant des coupures, des additions, des modifications font que l’ensemble est nouveau. Ce cas est privilégié : on peut comparer deux œuvres. En

général il n’en va pas ainsi. Dans le roman en prose il est

100

Le copiste. Les remaniements

plus difficile de mesurer la portée d’un remaniement, car on a du mal à cerner les divers stades d’une évolution. Les procédés même des remanieurs sont cause de cette difficulté. Le maintien de passages d’une ou plusieurs œuvres antérieures, le simple déplacement d’épisodes se combinent avec la refonte complète ou partielle d’autres épisodes, avec des inventions et des suppressions.

L’IMPORTANCE

DE L'AUTEUR

Dès le Moyen Age, certains auteurs ont le souci de leur gloire, le désir de faire passer leur nom à la postérité. Si les œuvres épiques et théâtrales sont en général anonymes, on connaît beaucoup mieux les noms des romanciers et des poètes lyriques. Dans le prologue d’Erec, Chrétien jouant sur son nom se flatte de voir son œuvre durer aussi longtemps que la chrétienté. Certains romanciers, tel Jean Renart, incorporent leur nom à leurs vers et en proposent la découverte comme une énigme ou engin. C'était peut-être un moyen de se garantir contre les injures du temps que de confier son nom à la perennité du goût pour les devinettes. Enfin il est incontes-

table que des écrivains sont dès le Moyen Age des autorités, tel Jean de Meun aux xIV° et xv° siècles. L'essentiel reste qu’au Moyen Age l'écrivain a été tenu en médiocre estime dans la société et que l’on n’a éprouvé aucun respect pour son œuvre. Ce que nous appelons le plagiat est monnaie courante. Les auteurs n'hésitent pas à intégrer à leur propre travail des passages empruntés littéralement aux œuvres d’autrui. C’est une exception que Gui de Mori, qui, remaniant en 1290 le Roman de la Rose, signale ses additions, suppressions et substitutions par un astucieux système graphique de vergelles et d’étoiles. Le Moyen Age ignore la propriété littéraire. Les continuations le prouvent aussi. Elles peuvent être dues à un scribe qui soude deux textes différents: ainsi, dans le manuscrit,

le roman

de Béroul

est suivi d’une

continuation

anonyme; la Chanson‘de Guillaume est soudée à des laisses qui ont pour héros Rainouart. Elles peuvent être dues à de nouveaux auteurs. Chrétien a laissé le Perceval inachevé. Plusieurs romanciers l'ont prolongé (Continuation Gauvain, Continuation Perceval, Gerbert de Montreuil) avant que Manessier ne l’achève. Le roman oriental des Sept Sages a, au xmr° siècle, plusieurs suites. Jean de Meun termine le Roman de la Rose que Guillaume de

Lorris a laissé inachevé.

L'importance de l’auteur

101

Les procédés mis en œuvre dans les continuations sont toujours les mêmes. Du héros primitif on remonte jusqu’à l’histoire de ses parents. On raconte celle de ses enfants. Les mêmes

aventures sont prêtées à des héros différents, dans des

circonstances un peu différentes: Gauvain, puis Perceval reviennent au château du Graal. On exploite des éléments contenus dans l’œuvre-souche : les continuateurs font revenir Perceval auprès de Blanchefieur. La continuation ne respecte pas l’œuvre-souche, L’addition de suites énormes la transforme en prologue très désavantagé par rapport à l’ensemble. Un nouvel équilibre se constitue sans doute, mais au détriment de l'œuvre première. Les continuateurs ne se soucient pas de prolonger l'esprit et la manière de leur prédécesseur. Jean de Meun écrit une œuvre qui ne conserve rien du style et de l’inspiration courtoise de Guillaume de Lorris. Mais apparemment cela n’a pas gêné les lecteurs, pas plus qu'ils n’ont été gênés par les contradictions ou les disparates du manuscrit de Béroul, de celui de la Chanson de Guillaume, de l’ensemble qui va du Perceval de Chrétien à la continuation de Manessier. Pour l’homme médiéval, le remaniement, quelles que soient sa forme et son ampleur, est plus que la rançon à payer au temps si l’on veut qu’une œuvre demeure capable d’enchanter l'imagination et de satisfaire le goût. C’est un processus positif

qui enrichit l'œuvre. Comment

trouver une méthode critique

qui tienne compte de ce processus essentiel? C’est d’autant plus difficile que l’on a affaire à des masses considérables, souvent difficiles à dominer. On peut esquisser une comparaison

avec la critique d'œuvres modernes qui de plus en plus cherche à retracer les moments de la création qui ont précédé l’opus ne varietur et qui, pour ce faire, interroge les brouillons, le journal, la correspondance des écrivains. Etudier l’œuvre en tenant compte des remaniements, serait étudier la genèse d’une œuvre collective, quand même elle est le fait de spécialistes, d’une œuvre échelonnée sur des siècles également. La tâche est difficile, car comment cerner et dater les divers moments de ce devenir?

Chapitre 15

MIROIR DU MONDE LITTÉRATURE ET IDÉOLOGIE Etudes :

E. Kôhler, Ideal und Wirklichkeit in der hôfischen Epik, Studien zur Form der frühen Artus- und Graaldichtung, Tübingen, Niemeyer, 1956.

F. Lecoy, « A propos du fabliau de Gautier le Leu : de Dieu et dou pescour», dans Mélanges offerts à M. Delbouille, Gembloux, 1964, t. 2, pp. 367-379. G. Duby, » Pour saisir l’art de la variation dans les portraits, l’on se reportera à celui d’Enide dans Erec

(vv. 1459-1481), de la fée dans Lanval (vv. 559-579), d’Oiseuse et de Nature dans Rose (vv. 523-572 et vv. 16135-16218), de

Maroie dans la Feuillée, de la belle Heaumière par Villon. Ces portraits ne vont pas sans malice; les auteurs sont conscients du caractère rituel de ces descriptions. Comme on le voit, le sort fait par les romanciers vulgaires aux procédés des manuels n’est pas dû au hasard. Les procédés retenus sont tous des moyens de définir les êtres soit en réfléchissant sur les mots, soit en multipliant les équivalences,

soit par le proverbe ou la description. L'esprit médiéval croit en l'existence d’Idées exemplaires, d’essences pures. Cette conviction explique la complaisance dans les définitions comme leur schématisme : A est B, ou bien A n’est pas C, mais B.

RHÉTORIQUE

ANTIQUE

OU TRADITIONS

FRANÇAISES

Il ne faut pas exagérer toutefois l'importance des recettes scolaires. Elles valent pour la langue latine et les œuvres en latin. Or la structure de la langue vulgaire n’est pas celle du latin. La versification française est de même parfaitement originale. A quoi sert aux manuels de vanter la valeur abrégeante de l’ablatif absolu, que le français ignore! Les Arts de Seconde Rhétorique du xv° siècle, écrits en français et usant d'exemples français, sont déjà beaucoup plus intéressants pour l'étude des poètes de cette époque. Les Arts du xn° siècle ignorent — et pour cause! — les genres vulgaires comme la chanson de geste, le roman ou la chanson d’amour, qui ont pourtant leur technique traditionnelle. Cette technique traditionnelle doit fort peu aux Arts. On peut, dans Roland, trouver des tours comme : « Que ferai-je? », que les manuels cataloguent sous le nom de dubitatio. On y rencontre des apostrophes, des hyperboles, des questions oratoires. Ces procédés emphatiques relèvent de la stylistique la plus commune et n’autorisent pas à dire que le Roland est une œuvre de clerc. Enfin, les Arts latins ne disent pratiquement rien de la composition d’une œuvre. Il ne faut pas en conclure que les œuvres médiévales françaises ne sont pas composées. Certes, ce ne sont pas des tragédies raciniennes ni des dissertations,

Rhétorique antique ou traditions françaises

mais elles ne manquent

127

ni de clarté, ni de cohérence,

ni de

progression. Une œuvre médiévale est faite de contrastes et de répétitions. Sa composition est musicale. Elle sert plus à illustrer une vérité connue, à la tourner et à la retourner qu’à jalonner le progrès d’une démonstration. Ainsi les chansons d’amour répètent les mêmes motifs; que l’on y déplace une strophe, l’ensemble n’en souffrira pas. De même l'épopée ne se lasse pas

de répéter

les mêmes

mêmes situations. La compréhension

formules,

les mêmes

motifs,

les

de l’œuvre médiévale passe non par le

découragement devant cette monotonie, mais par la recherche d’une explication qui considère les traits des poèmes non

comme des faiblesses, mais comme des nécessités. Dans les romans de chevalerie la répétition de combats analogues peut sembler lassante; à étudier de près Erec ou Yvain, elle apparaît comme un moyen pour le romancier de faire approfondir par son héros la découverte du sens de ses propres actes. De même il faut se garder de dénoncer trop vite une incohérence. Le Pèlerinage de Charlemagne frappe par le contraste qu'il y a entre la gravité du pèlerinage à Jérusalem et le burlesque du séjour à Constantinople. Ce contraste est assez fort pour avoir fait penser que cette chanson soude artificiellement deux textes. On préfèrera toute explication qui met en relief ce qui lie les deux épisodes. Ils sont deux illustrations de la supériorité des Francs qui sont les amis de Dieu. Charles ne triomphe dans les épreuves burlesques où il s’est imprudemment engagé que dans la mesure où, comme l’a montré la scène de Jérusalem, il aime Dieu d’une dévotion aussi profonde que simple dans ses formes.

A Lire :

P. Zumthor, Langue, texte, énigme, Paris, Le Seuil, 1975.

Chapitre 20

AUBERON MERVEILLEUX ET

FÉERIE

Etudes :

E. Faral, « Le Merveilleux et ses sources dans les descriptions des romans français du xIrf siècle », dans Recherches sur les sources latines des contes et romans courtois, Paris, Champion, 1913, pp. 307-388. R. L. Wagner, « Sorcier» et < magicien», contribution à l'histoire du vocabulaire de la magie, Paris, Droz, 1939. J. Marx, La Légende arthurienne et le Graal, Paris, P.UÆF.,

1952. L'univers sensible n’est pas autonome. Il ne se suffit pas à lui-même. Il est le reflet d’un univers intelligible. Cette conviction n’est pas incompatible avec la croyance au merveilleux. Cette croyance suppose une certaine consistance de ce monde des hommes, mais en même temps l'existence d’autres univers qui, doublant notre monde, expliquent le cours normal des choses et sont l’origine de ces messages que constituent les irruptions du merveilleux dans le quotidien. Les formes méüiévales du merveilleux supposent qu'il peut être expliqué; mieux, que lui-même explique notre monde. Le merveilleux médiéval est toujours féerique, jamais fantastique, dans la mesure où le fantastique s’insère comme un inquiétant corps étranger dans la réalité immédiate.

LE MERVEILLEUX

Ses sources,

CHRÉTIEN

ce soût les Ecritures

et leurs commentaires,

ses manifestations des miracles, des prodiges (visions, apparitions de monstres et de démons), des signes du ciel (éclipses,

comètes) qui constituent des présages et des avertissements. Ce merveilleux, on le rencontre dans les miracles, les contes pieux, mais aussi dans les chansons de geste. Dans Roland, des anges apparaissent auprès des héros chrétiens. A la prière de Charles, Dieu renouvelle le miracle de Josué et arrête le cours du soleil pour que l’empereur ait le temps de rejoindre et de massacrer les païens en déroute. Des songes prémonitoires

Le merveilleux chrétien

129

font encore pressentir le drame de Roncevaux sans préciser les conditions où il éclatera. Le merveilleux contribue donc à imprimer une unité à la chanson, tout en montrant Dieu à l’œuvre à travers l’œuvre des hommes. Cependant ce merveilleux demeure sobre manifeste librement et les hommes n’usent pour le contraindre à intervenir, sinon dans Leur seul acte, c’est la prière, qui va d’un

et franc. Dieu se pas de technique le duel judiciaire. héros libre à un

Dieu libre. En revanche, chez les païens il y a des enchanteurs (Roland, vv. 1390-1392), habiles à contraindre leurs idoles à parler. Mais n'est-ce pas qu’ils ont quelque accointance avec les démons? En tout cas les poètes, tel Jean Bodel dans le

Jeu de saint Nicolas, s'amusent à faire prédire à ces diables leur propre défaite. Les théologiens admettent, entre Dieu et les hommes, toute une chaîne d’êtres : anges, démons, âmes des morts. En toute

rigueur théologique les démons (le diable et les anges déchus, mais aussi les divinités païennes — Apollon fait partie du panthéon

sarrasin;

Lutin

vient

de Neptune

—)

sont

subor-

donnés à Dieu et n’agissent que pour autant qu'il le permet. Du x siècle à la fin du Moyen Age, la démonologie toujours plus importante ne peut que fortifier l’âme populaire dans sa foi en l'efficacité des pratiques magiques. S'il est vrai que ce monde est doublé par un monde de démons dotés de plus de savoir et de pouvoir que les hommes, on est tenté d’agir sur ces puissances pour les forcer à livrer leurs secrets et à prêter leur assistance. C'est cette idée qui justifie, dans l'épopée récente d'Huon de Bordeaux, le rôle du curieux et sympathique Aubéron, qui, par son cor, contraint les êtres féeriques à servir ses amis. A travers les œuvres littéraires on a une assez bonne image de l'attitude des profanes envers les spécialistes des relations avec l’Autre-Monde. On a du respect pour les devins, tel Amphiaras dans Thèbes, qui lisent l’avenir dans les astres grâce à une science tenue de Dieu. Les enchanteurs, comme Merlin et Maugis, suscitent des prodiges impressionnants qui n’inspirent pas trop d'inquiétude. On a recours aux services efficaces des spécialistes des herbes et des philtres. Mais qui sont-ils? Si on les assimile aux fisiciens, aux médecins, qui connaissent les vertus naturelles des plantes et des pierres, on les estime comme la Tessala de Cligès; si on les soupçonne d’avoir conclu un pacte avec le démon, on les craint et on les châtie comme des sorcières et charaieresses (qui sont toujours des femmes). Qui ne voit que le caprice de sa clien-

tèle peut faire d’une fisicienne une infâme sorcière?

130

Aubéron. Merveilleux et féerie

LE MERVEILLEUX

SCIENTIFIQUE

Ses sources, ce sont la Bible, la mythologie antique, des traités de la nature (Pline l'Ancien, Isidore, le Physiologus), des récits sur Alexandre le Grand. Il faut y ajouter peut-être les merveilles architecturales de Constantinople. Ce merveilleux naît de prétendues connaissances

géographiques. On rencontre en Orient des monstres, les Cynocéphales, les femmes-fleurs, alors que, sous nos climats, on ne

connaît guère que les géants et les nains. Ce merveilleux résulte encore des propriétés naturelles des êtres, comme celles des magnetes ou aimants, qui sur les remparts de Carthage (Enéas, vv. 433-440) attirent les guerriers armés de fer et les retiennent comme collés. Enéas (vv. 74677478) décrit aussi les mœurs de l’oiseau calade : s’il regarde un malade, ce dernier ne mourra pas; s’il tourne la tête, c’est

une condamnation sans appel. Les romans antiques se plaisent à mentionner les oiseaux ou les animaux rares dont les plu-

mes ou la fourrure servent à la confection de vêtements précieux. Ces mêmes romans décrivent surtout des produits de l’industrie humaine, des merveilles architecturales comme les palais ou les tombeaux qui sont souvent rehaussés par la présence d’automates. Ce goût se retrouve, d’ailleurs, dans d’autres genres littéraires. Le Capitole de Carthage (Enéas, vv. 534-539) est bâti de telle sorte que toute parole dite à un coin de l’édifice s'entend nécessairement à n'importe quel autre. Dans Floire et Blancheflor (vv. 1623-1682) une haute et large tour surmontée d’une escarboucle comporte trois étages reposant en leur centre sur un pilier unique par où l’eau monte et descend. Sur le tombeau

de Blancheflor

(vv. 538-653)

les parents de Floire

ont fait placer deux statues des enfants. Elles portent des roses et des lis. Que le vent souffle, elles « s’entrebaisent » en échangeant des mots d'amour. Dans le Pèlerinage de Charlemagne (vv. 342-351) le palais de l’empereur de Constantinople tourne

autour d’un pilier central, dès qu’un souffle marin le frappe; cependant, sur le faîte, deux enfants de bronze sonnent du cor

en se souriant. Bien qu’on ait du mal à se représenter ces merveilles, elles sont décrites avec une minutie exemplaire. Notons que le merveilleux ici s'explique sans faire intervenir des forces occultes. Il est des monstres et des pierres aux propriétés rares, c’est un

fait qui relève d’une étude positive. D’autre part, l’ingéniosité de l’esprit humain est capable de créer du merveilleux quand elle imite la vie.

Le merveilleux breton

131

Néanmoins un art aussi grand est attirant et troublant. Il confine à la sorcellerie. C’est bien souvent de nigromance qu'on soupçonne architectes et ingénieurs.

LE MERVEILLEUX

BRETON

Les romans arthuriens donnent une image du merveilleux très différente de celle des romans antiques. Dans Lancelot, le héros manque à minuit d’être percé par une lance enflammée qui tombe soudain du plafond sur le lit où il est étendu. Il rencontre un cimetière où sont les tombes futures de ses compagnons.

Il soulève

sans

peine

la dalle

énorme

de la

tombe réservée à celui qui délivrera les prisonniers du

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Chapitre 21

LA

CHANSON

DE

GESTE

Etudes :

J. Rychner, La Chanson de geste, essai sur l’art épique des jongleurs, Genève, Droz, 1955. La Technique littéraire des chansons de geste (Actes du Colloque de Liège, 1957), Paris, Belles Lettres, 1959.

Les plus anciennes chansons de geste sont le Roland d'Oxford et le fragment de Gormont et Isembart. Dès ces premiers témoins il apparaît que l’épopée française est un genre défini avec précision. « Chanter de geste » implique la maîtrise d’une technique très codifiée, dont l’élaboration s’est faite indépendamment de toute influence scolaire. En effet l’épopée vulgaire doit très peu aux modèles latins. Un jongleur se formait à l’écoute de ses aînés.

LA LAISSE

ÉPIQUE

La chanson de geste possède en propre un ensemble de traits formels. C’est un récit chanté en vers de dix syllabes. Toutefois Gormont use de l’octosyllabe et quelques chansons, dont le Pèlerinage de Charlemagne, du vers de douze syllabes.

Une chanson de geste est encore une succession de laisses de longueur inégale. Dans le Charroi de Nîmes la laisse a de 4 à 113 vers. La laisse doit son unité à l’assonance (plus récemment à la rime)

commune

à tous ses vers;

elle la doit sans

doute

aussi à la mélodie qui devait changer avec chaque laisse. Enfin ses limites sont souvent bien marquées: son premier vers contient le nom du héros principal de la strophe (type : « Carles li reis, nostre emperere magnes »); le dernier ou bien attire l’attention sur un nouveau personnage (type: « Quand l’ot Rollant, si cumençat a rire»), ou bien revêt un caractère conclusif et sententieux (type : « Dient Franceis : Ben ad parlet li dux >). Ajoutons que la laisse a une unité très forte

quand elle est consacrée au développement d’un seul fait ou d’une seule idée.

138

La chanson de geste

L'assonance est le retour en fin de vers de la même dernière voyelle accentuée. Les assonances, peu nombreuses, ramènent souvent les mêmes mots-cheville. Le Couronnement de Louis a de Nîmes, d'Orange, Bordeaux,

63 57 62 90

laisses (2695 vers) sur 16 assonances; le Charroi laisses (1486 v.) sur 10 assonances; la Prise laisses (1888 v.) sur 13 assonances; Huon de laisses (10553 v.) sur 11 assonances. L’asso-

nance n’est donc pas une contrainte redoutable pour le jongleur, qui peut trouver facilement un substitut si un mot échappe à sa mémoire. Plus récent, l’usage de la rime a réduit la liberté du jongleur et le contraint souvent au remplissage et au bavardage pour amener le mot-rime adéquat. L'unité de la laisse est d'autant mieux perçue qu’elle est plus courte et ne dépasse pas de beaucoup 30 vers. Alors son unité de conception ressort mieux et le changement d’assonance est sensible. C’est à partir d’une telle laisse qui introduit et développe un seul fait que s'organisent le récit et le chant épiques. Souvent, en effet, les laisses sont enchaînées par la reprise, dans la seconde, des derniers mots de la première : la

laisse 148 de Roland s'achève sur A icest mot

sur sun cheval

se

* pasmet,

* pâme

et la laisse 149 commence par * As vus

Rollant

sur sun

cheval

** pasmet.

* voilà

** pâmé

Il arrive aussi que des laisses dites parallèles débutent par les mêmes premiers vers. Dans la Prise d'Orange, les laisses 4, 5 et 6 débutent respectivement par : Or fu Guillelmes Or fu Guillelmes Or fu Guillelmes

as fenestres au vent, as fenestres del mur, as fenestres le ber.

Leur contenu cependant marque une progression: Guillaume se plaint de son inaction, puis il aperçoit Gillebert, enfin il accueille ce dernier. Quand les laisses parallèles n’ajoutent que fort peu au récit,‘ elles sont dites similaires, comme celles qui s’attardent à décrire la mort du héros dans Roland. De telles laisses sont un pur procédé de chant. Les chansons conservées peuvent donc être classées selon

leur manière de traiter la laisse : dans Roland, dans la Chanson de Guillaume, dans la Prise d'Orange, la laisse est l’unité de

base à partir de laquelle la chanson est construite. La laisse y forme un tout homogène et clos, elle permet des effets qui réussissent à muer le récit en chant. Ces chansons sont donc

les plus musicales.

La formule épique

139

D’autres sont plus narratives. L'unité de la laisse y est moins respectée : la laisse, plus longue et composite, comporte plusieurs centres d'intérêt: ainsi la laisse 1 du Charroi de Nîmes et la laisse 9 du Couronnement de Louis. Avec ces chansons on glisse vers le cours plus uni du roman. Il semble que la technique du premier groupe de chansons soit la plus ancienne. Le Pèlerinage, qui raille sans méchanceté les héros épiques, appartient au type narratif, mais la scène des gabs, la plus comique, recourt à la technique des laisses parallèles, comme s’il y avait bien là le procédé épique par excellence. De même, si la Prise d'Orange prend place dans le premier groupe, ce n’est pas parce que cette chanson est ancienne, mais parce qu’on a ici aussi une geste parodique.

LA FORMULE

ÉPIQUE

Dans la même chanson comme dans plusieurs chansons différentes, on constate le retour de formules où se coule la pensée. Une formule permet d’exprimer avec quelques variations une même idée tout en conservant le même tour syntaxique et en observant le rythme du vers et surtout de l’hémistiche (le décasyllabe a en général une coupe après la quatrième syllabe). Par exemple la colère épique s'exprime hyperboliquement au moyen de deux formules de second hémistiche. Toutes deux signifient : «Il faillit devenir fou. > La première se définit syntaxiquement ainsi: (le sens) cuide + infinitif; elle a pour réalisations : «le sens cuide desver, le sens cuide changier, le sens cuide marir, bien cuide forsener ». La seconde est du type: a peu (que) + négation + indicatif; elle se réalise dans : « a peu ne pert le sens, a peu n’est forsenez, a peu qu’il n’est desvé, a peu n’enrage vis, a peu n’enrage d’ire, a peu d’ire n’enrage, etc. >. On voit donc que la formule ne disparaît pas, même si un ou plusieurs mots (ou leur ordre respectif) changent selon les besoins de l’assonance. La connaissance des formules soulage la mémoire des jon-

gleurs. Elle leur permet éventuellement d’improviser une assonance, de gagner du temps, d’abréger leur déclamation. Un autre fait notable va dans le même sens: la phrase n’enjambe pas sur plusieurs vers. Que le jongleur en oublie un, qu'il en

ajoute un, le sens au total ne subit pas une grave altération. Les formules sont parfois liées à des motifs. Elles permettent de les développer. Ainsi on comparera le sort fait au motif de la mêlée confuse (< Lors veïssiez... ») dans le Couronnement (vv. 2332-2335), le Charroi (vv. 1423-1430) et la Prise (vv. 1825-1827).

En dehors

des motifs

les formules

140

La chanson de geste

jouent aussi un rôle important. Citons les vv. 772-782 de la Prise d'Orange: 772

776

780

Or oëz ore, franc baron naturé, Por l’amor Deu, qui en croiz fu pené, Del * pautonnier comment il a **ovré. Prist une cote, Guillelme en a hurté, Qui tote estoit de fin or * esmeré;

*coquin ** agi * pur * Fiert en Guillelme el front desus le nes;* frappe Lors se descuevre et la color li * pert: * apparaît * Blanche ot la char comme flor en esté. Voit le Guillelmes, le sens cuide desver, Trestot le sanc del cors li est müé; Deu reclama, le roi de majesté.

Ces vers constituent un tournant dans le récit. qui s'était déguisé et avait enduit son visage de pénétrer dans Orange, la cité païenne, est reconnu qué par un Sarrasin. Or d’une enquête rapide ! il

Guillaume noir pour et démasressort que

1. Quelques comparaisons montreront les difficultés soulevées par l'étude des formules. Pour le v. 772, voir les vv. 31, 302, 1488: lJes deux hémistiches sont indépendants et, par exemple, franc baron naturé

peut se voir substituer franc chevalier honeste ou franche gent hennoree ou franc chevalier membré.

Les vers 772 et 774 constituent le motif de

l’annonce d’un incident nouveau (ou, ailleurs, de la récapitulation d’un fait passé) : ce motif peut s’articuler sur trois éléments : Oez.. de + le nom du protagoniste… comment, mais le second n’est pas nécessaire: voir Charroi, vv. 1205-6, 1315-6, 1352-3. Le vers 773 comporte la conjuration de Dieu dans son premier hémistiche Por l’amor Deu; cette conjuration dans un second hémistiche a deux formes privilégiées : ou

bien le type por Deu de majesté, por Deu le droiturier, por Deu l’esperitable, ou bien le type Deus vos croisse bonté, que Deus vos beneïe. Le second hémistiche du v. 773: qui en croiz fu pené réalise l’une des

formules mises en œuvie par la qualification de Dieu : le recours à une

relative (on aurait aussi bien qui onques ne menti, qui en la croiz fu mis, qui forma tote gent, qui tot a a sauver); autres formules : l’apposition: le roi de majesté, le père droiturier, le filz sainte Marie et le circonstanciel : par son saintisme nom, par son digne commant, par la seue bonté. Le choix entre ces diverses réalisations n’est pas fait en fonction de leur sens, mais pour satisfaire à l’assonance. Rien de plus banal que les deux hémistiches du v. 776; de fin or esmeré trouverait sa place dans une étude des formules de description des objets de prix (coupes, épées, heaumes). La formule de la blancheur, réalisée au v. 779, l'est déjà aux vers 205, 279 et 666, à propos d'Orable : elle s'applique également à une jeune femme coquette et à un rude guerrier que notre « réalisme » nous porterait.à croire hâlé : Blanche a la char comme est la flor d’espine, Blanche la char comme la flor en lente, Ele est plus blanche que la noif qui resplent. Le v. 780 comporte deux formules classiques : la première marque le changement de protagoniste et se réalise dans Voit le li cuens, Ot le li cuens, Li cuens l'entent, etc.; pour la seconde voir ci-dessus. En comparant le v. 781 à l’hémistiche du v. 668 tot li mua le sanc, on rencontre un des problèmes soulevés par les formules : celui de leur contraction du vers à l’hémistiche ou inversement de leur étalement. Il va sans dire qu'une enquête plus approfondie montrerait que les trois vers dits irréductibles dans notre

texte comportent

des éléments de formules eux aussi: Guillelme en a

hurté, Fiert en Guillaume; néanmoins le passage en italique nous paraît sans parallèle. Son style moins traditionnel attire opportunément l’atten-

tion sur l'information capitale qui est donnée : Guillaume est démasqué, Guillaume au Court Nez!

La formule épique

141

presque tout le passage est fait de formules sauf, tout au plus, trois vers: Prist une cote, Guillelme en a hurté.. Fiert en Guillelme el front desus le nes; Lors se descuevre et la color li pert.

Considéré de près, le premier vers cité n’est pas satisfaisant. Effectivement une version plus ancienne de la chanson parlait d’une cope, d’une coupe de vin, et non d’une cotte de mailles. Que la faute ait pu être commise et ensuite conservée dans de nombreux manuscrits, indique que dans l'épopée on est moins attentif au détail isolé qu’au mouvement de l’ensemble. L'art traditionnel de la chanson de geste ne prive pas le jongleur de toute initiative. Il peut avoir ses formules préférées. Il peut se complaire à multiplier les variations, encore que la diversification des formules soit un signe que leur vertu s’'épuise et que l’épopée cherche à se renouveler. Il peut d’une formule caractériser un personnage: ainsi Guillaume par

l’hémistiche « … s’en a un ris gité ». On doit à la répétition des effets ironiques (Prise, vv. 1029-1044 et 1054-1069) et surtout lyriques (voir, ci-dessus, les laisses similaires). Enfin tout n’est pas formule.

En définitive l'épopée, narration chantée, implique le jeu des formules (et, plus généralement, de la répétition des motifs et des thèmes) et de ce qui leur échappe. Les formules, tout en facilitant le travail de mémorisation et de récitation du jongleur, ont un triple effet: elles satisfont aux conditions de la déclamation devant un auditoire à l’attention irrégulière (ces conditions exigent que cela même qui n’est pas formule soit de quelque manière repris, si l’on veut que ce soit entendu). Elles constituent le fond sur lequel ce qui leur échappe ressort avec netteté. Enfin elles libèrent le langage de sa fonction d’instrument de simple communication et font jouer ses autres pouvoirs: variations dans la répétition, elles sont au principe du chant. Ces trois rôles n’interviennent pas toujours également : l’auditeur sera touché par le premier ou les deux derniers d’entre eux suivant la qualité de son goût et le degré de son attention. En revanche, ce qui n’est pas formule apporte une plus grande information, un message nouveau, souvent décisif pour la suite du récit. L'art du jongleur consiste à équilibrer la part de la formule et de ce qui n’est pas elle. Il doit se garder

également de favoriser l’un ou l’autre de ces deux éléments; sinon, ou bien, par excès de formules, le chant fait place à un ronronnement

monotone

et sans vertu incantatoire,

ou bien,

142

La chanson de geste

par leur défaut, l'épopée ne tire son intérêt que de son contenu d'information, de l’accumulation de péripéties et d’incidents nouveaux et elle tourne au roman. Dans les deux cas il n'y a plus narration chantée.

LES SUJETS ET LES THÈMES

La matière des chansons est composée de quelques thèmes constamment repris. Telle combinaison d’entre eux constitue le sujet d’une chanson. Les thèmes sont associés à divers personnages historiques ou imaginaires (de notre point de vue), qui n’ont pas de rapport nécessaire entre eux. Néanmoins le succès d’une chanson a souvent provoqué l'apparition d’autres chansons mettant à nouveau en scène le héros de la première ou bien des membres de sa famille. Plusieurs chansons évoquent les parents de Charlemagne et les enfances du roi (Berthe aux grands pieds), d’autres les descendants de Doon de Nanteuil (4ye d'Avignon.) ou bien les péripéties de la vendetta qui met aux prises Lorrains et Bordelais (Garin le Lorrain, Gerbert de Metz...). Guillaume d'Orange est le protagoniste de plusieurs épopées, ses parents et aïeux, ses frères et neveux aussi. Certains manuscrits regroupent les œuvres consacrées à un membre du lignage et s'efforcent de reconstituer comme une histoire de cette famille en éliminant les contradictions qu’il pouvait y avoir entre des textes composés en général indépendamment les uns des autres. A posteriori Bertrand

de Bar-sur-Aube,

auteur

de Girard

de Vienne, classait les chansons en les rattachant à trois héros : le roi de France (Charlemagne), Doon à la barbe fleurie (Doon

de Mayence, de la lignée de Ganelon), Garin de Monglane le fier (ancêtre de Guillaume

d'Orange). Seul le cycle de Garin

a une réelle unité; car il chante les exploits des membres du même lignage: Girard de Vienne, Aimeri de Narbonne, Guillaume d'Orange, Vivien de Tours et Rainouart. Il faut encore noter que les trois cycles ne se sont pas succédé dans le temps, mais que chacun d'eux comporte des chansons anciennes et récentes. Le cycle du roi groupe des épopées consacrées aux enfances de Charles et à ses expéditions contre les païens en Espagne (Roland), en Italie (Aspremont, Fierabras), en Bretagne (Aquin) et en Saxe (Les Saisnes). Le thème fondamental de ces chan-

sons est celui de la bataille contre les Sarrasins, qui peut tourner au combat singulier et décisif entre un champion chrétien et un champion païen. Le cycle de Garin reprend ces deux thèmes en leur ajou-

Les motifs épiques

143

tant quelques traits: la bataille est souvent le siège d’une cité dont la richesse excite la convoitise des chrétiens; la perspective de s’en emparer corrobore leur conviction d’être les soldats de Dieu. Cependant la figure royale s’altère : Charles, vieilli, ayant perdu son neveu Roland, n'aurait pas eu la vigueur de prendre Narbonne, n’eût été le renfort qu’il trouva dans la fougue du jeune Aimeri. Louis, jeune enfant sans courage, ne conserverait pas son trône sans le dévouement de Guillaume que ne décourage jamais l’ingratitude royale. Le cycle de Doon regroupe des chansons aux thèmes plus particuliers : la méchanceté du roi y provoque la révolte d’un grand vassal qui, après une série de combats et d’épreuves, finit par expier dans la mort ou le moniage. Isembart, irrité par l'injustice que le roi Louis a commise envers lui, se fait païen et marche contre son pays à la tête d’une armée sarrasine. Il ne retourne à la foi de son enfance qu’à l'instant de mourir, vaincu. Raoul de Cambrai, par la faute de la politique incohérente de Louis, poursuit de sa haine le lignage d’Ybert de Vermandois. Dans sa fureur il va jusqu’à mettre Dieu au défi de l'empêcher de tuer son ennemi. Seule l’approche de la mort le fait se tourner vers la pitié de la Vierge. Girard de Roussillon, la Chevalerie Ogier, Renaud de Mon-

tauban sont trois épopées où un baron révolté finit par connaître la grâce de se réconcilier avec son roi et du même coup avec Dieu. Car, si indigne que soit le roi, il reste l’élu de Dieu et, comme tel, il est au-dessus du strict respect du droit féodal.

Si des thèmes sont propres à un cycle donné, la plupart se retrouvent dans les trois cycles: celui des enfances du héros, celui de la bataille, ceux de la trahison et de la punition du traître. Les plus anciennes chansons combinent des thèmes peu nombreux, la plus pure de lignes étant sans contredit la Chanson de Roland. Il n’est guère d’épopées qui ne reprennent à plusieurs reprises le même thème; dans la Chanson de Guillaume, le thème de la bataille contre les Sarrasins est repris trois fois: d’abord c’est Vivien qui conduit les chrétiens au combat, puis, par deux fois, Guillaume. Dans le Couronnement de Louis, on rencontre deux fois le combat entre champions : Guillaume combat d’abord Corsolt, puis Gui d’Allemagne.

LES MOTIFS ÉPIQUES

Pour développer un thème la chanson recourt à une succession de motifs fixés par la tradition du genre. Ainsi le thème du combat singulier entre deux champions peut faire inter-

La chanson de geste

144

venir les motifs du défi, du choix des champions, du portrait des champions, de leur armement, de leur dialogue, de leur

prière. Leur combat est souvent décomposé en éléments plus petits :le premier coup du païen qui ébranle le chrétien sans le blesser, la riposte du chrétien De ce point de vue on

pourra comparer dans le Couronnement de Louis les épisodes de Corsolt et de Gui d’Allemagne.

Un motif est souvent lui-même développé grâce à l'emploi de formules. Le motif de la prière du plus grand péril qui revient deux fois dans le Couronnement (vv. 975-1024 et 695784) et quatre fois dans la Prise d'Orange est fortement struc-

turé. Précédée d’un vers où le héros en péril de mort réclame Dieu, la prière comporte trois éléments: e une apostrophe du type: « Glorïeus Sire »; © une série de relatives remémorant les moments

principaux

de l’Histoire sainte;

© une conclusion en trois temps: 1. une sorte de conjuration solennelle : « Si com c’est voir > (aussi vrai que cela est); 2. une prière du type : « Gardez noz cors »; 3. une consécutive nommant l’adversaire du héros, qui est aussi l'ennemi de Dieu — type: « Ne nos ocïent Sarrazin et Persant. » Dans ce cadre rigoureux bien des variations sont permises :

certains éléments peuvent être déplacés, resserrés, allongés ou bien omis.

Le nombre

des épisodes de l’Histoire sainte est

indéterminé. Chacun de ces épisodes est plus ou moins lié à une formule à réalisations variables : voici comment est évoquée l’Incarnation dans la Prise d'Orange (v. 500; 542 et 806; 784) : Et de la Virge fus nez en * Belleant; * Bethléem Et en la Virge * preïs anoncion; * tu t'incarnas Et en la Virge te deignas * aonbrer. * incarner

Une étude systématique du motif montrerait qu’à ce niveau encore l’enseignement traditionnel est un moyen précieux à la disposition du jongleur et non une entrave à toute initiative personnelle.

LES HÉROS

ÉPIQUES

Les personnages de l'épopée ne sont pas moins donnés par la tradition. Le personnel de la chanson de geste comprend le roi, le preux (Roland, Guillaume, Vivien) défenseur jus-

Les héros épiques

qu’à la mort

145

de sa foi et de son roi, dont la prouesse

est

mise en valeur par la présence, à ses côtés, d’un brillant second (Olivier auprès de Roland, auprès de Guillaume tel de ses frères ou neveux) ou d’un lâche (Tiebaut de Bourges dans la Chanson de Guillaume) ou d’un traître (Ganelon ou l’un de ses parents); le desréé (Raoul, Girard, Ogier), vassal qui sous le coup d’une injustice oublie toute mesure; le champion des païens (Corsolt, Synagon, Ysoré); dans les chansons plus récentes et romanesques: le Sarrasin généreux, la jeune

païenne amoureuse et complice du héros chrétien. Pour dresser ces hautes figures le jongleur ne se soucie pas de psychologie. Les caractères de son art et d’un vocabulaire qui cherche plus à donner l'impression du grand qu’à suggérer des nuances, ne le portent pas vers une pareille recherche. Il est vrai que tous les preux ne se ressemblent pas, que chacun d’eux a des traits qui le singularisent sommairement. Il est vrai que les héros épiques, loin d’être sans consistance et vérité, sont des caractères. Il n’en reste pas moins que le jongleur ne se préoccupe pas tant des mobiles ou du retentissement intérieur de leurs actes que du récit même de ces actes. Chaque héros est avant tout l’incarnation achevée, paroxystique, d’une passion que la collectivité pourrait partager, car elle se confond

avec une valeur morale : la haine

du Sarrasin, l’intrépidité du guerrier, la solidarité du lignage, le sentiment

de son droit, la révolte contre le tort subi. Le

héros épique n’atteint la grandeur qu’en se vouant à une seule idée: ainsi Ganelon est loin d’être un traître vulgaire, une utilité, dans

Roland

la Chanson

de

ne se soucie pas de justifier psychologiquement

le drame

de Roncevaux,

mais

sa

conduite, elle permet de constater au vu des actes de Ganelon

que

toutes

amour

ses

qualités

(son intelligence,

sa prouesse,

son

des siens, son sentiment du droit) sont obnubilées par

sa querelle privée avec Roland, servent sa vengeance et rendent d'autant plus monstrueuse sa trahison. On pourrait penser que la situation même des desréés, des vassaux révoltés, pris entre l'injustice subie et le devoir dû au mauvais seigneur, est favorable à l'apparition de la psychologie. En fait il n’en est rien. Certes, Raoul de Cambrai dans sa fureur de vengeance a parfois des hésitations, sinon des scrupules, et Bernier hésite longtemps à choisir entre son seigneur Raoul et sa famille que détruit sauvagement Raoul; pourtant, même dans ce dernier cas, le poète ne s’attache pas à sonder ce qui se passe dans le cœur du héros, à transformer en conflit intérieur une situation de fait. La loi du genre épique est de magnifier quelques types humains en qui la collectivité reconnaît aisément l’incarnation de choix moraux.

146

La chanson de geste

L’'ÉVOLUTION

DU GENRE

ÉPIQUE

Il est difficile de dater avec précision les textes épiques conservés et de faire en eux le départ entre les éléments anciens et les innovations. Le plus grand nombre de ces textes date de la fin du xu° siècle et du xur° siècle, c’est-à-dire d’une époque où d’autres genres littéraires, plus récents, connaissent le plus grand succès. Il n’est donc pas surprenant que l'épopée subisse l’influence des goûts révélés par le lyrisme et le roman courtois et qu’elle cherche à bénéficier de leurs prestiges en se renouvelant. Le Pèlerinage de Charlemagne renouvelle le genre grâce à une parodie sans méchanceté qui, à la moquerie (les exploits de Charles et de ses pairs se réduisent à des gabs, à des vantardises de buveurs éméchés), allie le respect des conventions : les Francs triomphent de leurs adversaires grâce à Dieu qui protège en eux ses champions. Beaucoup de chansons de geste subissent l'influence du roman. C’est sans doute sur son modèle que les chansons, d’abord assonancées, sont remaniées et rimées. La Prise d'Orange tire un effet comique de l’addition au personnage traditionnel de Guillaume, d’un trait nouveau : il devient un amoureux qui, à la façon d’un troubadour, s’éprend de la belle Sarrasine Orable, sans l’avoir jamais vue, seulement à cause du bien qu’il a entendu dire d’elle! Plus généralement, l'influence du roman apparaît dans la place importante prise par la femme. Dans Aye d'Avignon c’est une femme qui est le protagoniste de la chanson. Enfin, un merveilleux d’origine romanesque se done libre cours: dans les Enfances Guillaume, au soir de ses noces Orable transforme son mari Tiebaut en une boule d’or! Huon de Bordeaux use plus encore des prestiges attachés aux enchantements que le roman breton a mis à la mode, et aux merveilles d’un Orient fabuleux.

D’autres épopées, au contraire, affichent leur caractère historique. Certes, au Moyen Age, l'épopée a toujours passé pour de l’histoire. Jean Bodel (Les Saisnes) distinguait trois

matières à la disposition des jongleurs et conteurs : Li conte de Bretagne sont si vain et plaisant, Cil de Rome sont sage et de sens aprendant, Ci de France sont voir chascun jor aparant.

Les romans bretons font rêver les imaginations:; les romans antiques livrent un trésor de sagesse et de science; « cil de France », les chansons de geste, sont vrais. L'épopée a parfois accentué son caractère historique: ainsi Jordan Fantosme raconte les campagnes menées en 1173 et 1174 par les Anglais

L'évolution du genre épique

147

contre les Ecossais; la Chanson d'Antioche prend pour sujet la première croisade; une autre épopée chante en provençal les horreurs de la guerre contre les Albigeois. Malgré les efforts pour la renouveler, la chanson de geste disparaît au xIv° siècle. Déjà auparavant les vers précités de Jean Bodel montraient qu'on tendait à ne plus distinguer l'épopée du roman que par sa matière. Les mises en prose des anciennes gestes aux xXIV* et xv° siècles parachèvent l’assimilation de l'épopée au roman.

A Lire :

A. Adler, Rückzug in epischer Parade, Studien zu « Les Quatre

« Garin

le

Lorrain », « Raoul de Cambrai », « Aliscans », « Huon Bordeaux », Francfort, Klosterman, 1963.

Fils

Aymon»,

« La

de

K.H. Bender, Künig und

Chevalerie

Ogier»,

Vasall, Heidelberg, Winter,

W. Calin, The Old French Epic of Revolt —

1967.

Raoul de Cam-

brai, Renaud de Montauban, Gormond et Isembard, Genève, Droz, 1962. W. Calin, The Epic Quest : Studies in Four Old French « chansons de geste», Baltimore, Johns Hopkins Press,

1966. M. De Riquer, Les Chansons de geste françaises, Paris, Nizet,

1957. J. Duggan, The Song of Roland : Formulaic Style and Poetic Craft, Berkeley, University of California Press, 1973. J. Frappier, Les Chansons de geste du cycle de Guillaume d'Orange,

3 vol., Paris, SEDES,

1955,

1965

et 1983.

I. Grisward, Archéologie de l'épopée médiévale, Paris, Payot, 1981. . P. Le Gentil, La Chanson

M. Rossi, Huon

de Roland,

Paris, Hatier,

1967.

de Bordeaux et l’évolution du genre épique

au XIIIe siècle, Paris, Champion, 1975. Fr. Suard, Guillaume d'Orange, étude du roman en prose, Paris, Champion, 1979. M. Tyssens, La Geste de Guillaume d'Orange dans les manuscrits cycliques, Paris, Belles Lettres, 1967. M. Waltz, Rolandslied — Wilhelmslied — Alexiuslied. Zur Struktur und geschichtlichen Bedeutung, Heidelberg, Winter, 1965.

Chapitre 22

LA DOUCE VOIX ROSSIGNOL SAUVAGE POÉSIE FORMELLE OU EFFUSION DU CŒUR

DU

Etudes :

R. Guiette, Questions de littérature, dans Romanica Gandensia, VIIL, 1960, pp. 9-32. R. Dragonetti, La Technique poétique des trouvères dans la chanson courtoise, Bruges, De Tempel, 1960.

Au Moyen Age il existe une poésie lyrique populaire, anonyme, représentée par certains genres comme la chanson à danser, la chanson de toile. La forme musicale et poétique de ces œuvres est très simple. L'expression du sentiment y est à peine élaborée. A la même époque des trouvères créent, à l’imitation des troubadours

d’oc, une poésie savante, la seule envisagée dans

le présent chapitre, bien que les deux poésies, la populaire et la savante, aient exercé l’une sur l’autre une influence réci-

proque. Selon la conception commune du lyrisme, conception héritée du romantisme, est lyrique un poète qui chante ses expériences sentimentales, les souffrances et les joies que lui ont données ses amours, l’angoisse devant le temps qui passe, la mort qui s'approche, la nature indifférente ou accueillante. Le poète passe pour d’autant plus grand que, quel que soit le style donné par son œuvre à sa vie, il fait mieux croire à sa sincérité. Il est d’autant plus lyrique qu’il est plus personnel, plus particulier, et fait pénétrer plus avant ses lecteurs dans l’intimité de son cœur. De ce point de vue les grands trouvères médiévaux, de Chrétien de Troyes à Adam de la Halle, paraissent, tant leurs œuvres se ressemblent dans leurs thèmes et leur ton, singulièrement loin de nous et insincères. Mieux vaudra réserver le nom de poète lyrique au Jean Bodel des Congés, à Rutebeuf et à Villon. Mais est-ce bien le point de vue médiéval? Les chansonniers du Moyen Age sont des recueils manuscrits de chansons (pièces populaires et pièces courtoises), qui accordent dans l’ensemble la priorité à la forme et non aux thèmes. Est lyrique un poète qui utilise certaines formes stro-

phiques et métriques fixées par la tradition. La forme des

Les caractères formels de la chanson courtoise

149

divers genres lyriques suffit à les distinguer des poèmes narratifs (épopée, roman, conte, dit moral). De ce point de vue, en toute rigueur, il nous faut exclure de l’étude du lyrisme et Bodel

et Rutebeuf

et Villon.

Leur

œuvre

s'inscrit, en effet,

dans la tradition de la poésie narrative et morale, même si, comme c’est le cas du Testament, elle use d'éléments proprement lyriques, comme la ballade et le rondeau. Ainsi un moderne pourra tenir pour paradoxale la poésie médiévale : le lyrisme des trouvères apparaît comme un exercice formel sur des thèmes amoureux convenus et donnés par la société. Il ne s’agit que de bien les dire. Qui plus est, ce lyrisme sans confidences prend un ton volontiers sentencieux: il est didactique. En revanche, les modernes trouveront un accent plus personnel et des vers qui se prétendent des confidences ou des confessions, dans des œuvres aux contours formels peu nets, mais qui relèvent néanmoins du genre du dit narratif, sati-

rique, moral. La poésie didactique médiévale tend à l’aveu. Le poète peut s'y révéler dans sa singularité avec ses partis pris, ses colères, ses doutes et ses angoisses.

LES

CARACTÈRES

FORMELS

DE

LA

CHANSON

COURTOISE

Les poètes de cour ont cultivé plusieurs types de poèmes: le jeu-parti, la pastourelle. Le plus noble est celui de la chanson d'amour, que nous définirons à partir de l’examen de

la chanson III du Châtelain de Coucy. En effet, ce texte est exemplaire par sa forme très répandue, ses thèmes traditionnels, son vocabulaire réduit, ses moyens volontairement limités, l’absence

totale d’anecdote,

le didactisme

sentencieux

et

limpide: La douce voiz du * louseignol sauvage

* rossignol

* Qu’oi nuit et jour * cointoier et tentir * que j'entends * gazouiller M'adoucist si le cuer et * rassouage * calme Qu'’or ai “talent que chant pour * esbaudir;* désir * réjouir Bien doi chanter puis qu’il vient a plaisir Cele qui j'ai fait de cuer lige homage;

Si doi avoir grand joie en mon * corage, S’ele me veut *a son oez retenir. Onques * vers li n’eu faus cuer ne volage, Si m’en devroit pour tant mieuz avenir, Ainz l’aim et serf et *aour par usage, Maiz * ne li os mon pensé descouvrir, Quar sa biautez me fait tant esbahir Que je ne sai devant “li nul language; * Nis reguarder n’os son * simple visage, Tant en redout mes ieuz a * departir.

* cœur *à son service * envers elle * adore * je ne lui ose

* elle *même *limpide * détacher

150

La douce voix du rossignol sauvage

Tant ai en li ferm assis mon corage

* laisse Qu'’ailleurs ne pens, et Diex m'en *lait joir! C'onques Tristanz, qui but le beverage, Pluz loiaument n’ama sanz repentir; Quar g'i met tout, cuer et cors et desir, Force et pooir, ne sai se faiz folage; *tout Encor * me dout qu’en *trestout mon eage * je crains Ne puisse assez li et s’amour servir. Je ne di pas que je face folage,

* Nis se pour li me devoie morir, * Qu’el mont ne truis tant bele ne si sage,

* Même

si

* Car au monde je ne trouve Ne nule *rienz n’est tant a mon desir; * chose Mout aim mes ieuz qui me firent * choisir; * distinguer Lors que la vi, li laissai en hostage ! Mon cuer, qui * puiz i a fait lonc *estage, “ensuite * séjour Ne ja nul jour ne l’en * quier departir. * veux séparer Chançon, va t'en pour faire mon message € La u je n’os *trestourner ne guenchir, * aller en suivant une Quar tant redout la fole gent ombrage voie éroite ou oblique

Qui devinent, * ainz qu'il puist avenir, Les bienz d’amours

(Diex les puist * maleïr!)

A maint amant ont fait * ire et damage; Maiïz j'ai de ce mout

cruel

avantage

Qu'il les * m’estuet * seur men

* avant qu’il puisse * maudire * peine * il me faut

pois obeir.

* malgré moi

(éd. A. Lerond, pp. 68-70)

Nous n'insisterons pas sur ce point, mais il ne faut pas l'oublier : une chanson était effectivement chantée au moins jusqu’à Machault compris. L'importance de ce fait ne saurait être surestimée. Dans la mesure où nous pouvons reconstituer cette musique, elle frappe par sa gravité qui l’apparente à la musique liturgique. Dans nos schémas chaque phrase musicale est symbolisée par une lettre grecque, chaque rime par une minuscule italique. La chanson que nous étudions comporte cinq strophes. C’est le chiffre le plus fréquent, les strophes restant en nombre limité. Parfois en conclusion, dans une ou plusieurs reprises (en provençal tornada) l’auteur s'adresse à tel ami à qui il envoie copie de sa chanson. Dans le cas présent il n’y a pas de reprise. Chaque strophe se compose de deux parties. La première (ou front) se subdivise en deux éléments dont le second répète le premier. La seconde (ou queue) a une structure plus souple tant du point de vue de la mélodie que de celui du nombre des vers et de l’alternance des rimes. La musique et le vers peuvent d’ailleurs aller chacun son chemin. Dans la chanson 3

on symbolisera le front ainsi: _ = et la queue: la

EP

va

O

Les caractères formels de la chanson courtoise

151

voit que dans la queue il n’y a pas ici de correspondance entre structure musicale et structure des rimes. A partir du même front on trouve chez Coucy d’autres queues : on symbolisera ainsi : la chanson 2: ab ab bccdd la chanson 4: ab ab bbcca la chanson 5 : ab ab bbab.

Dans la chanson

3 chaque

chiffre préféré des trouvères;

strophe a huit vers. néanmoins

le nombre

C’est le de vers

dans la strophe peut aller de sept à dix. Ici le vers choisi est le décasyllabe. Chez les trouvères, dans deux cas sur trois, le vers conserve toujours la même longueur dans la strophe: notre exemple est celui de la formule la plus classique, celle de la strophe de huit décasyllabes. Les trouvères usent aussi beaucoup des vers de sept et huit syllabes. Dans le tiers des cas seulement la strophe mélange des vers de longueur différente, ce que fait Coucy dans ses chansons 4 | 24 # Nous avons vu que dans la strophe de la chanson 3 les rimes enchaînent à un front de rimes croisées ab ab une queue formée de rimes embrassées inversées baab. La formule est

des plus fréquentes. Les rimes, ici encore, contribuent à l’unité de la chanson, qui

est dite unissonante, parce que toutes ses strophes sont bâties sur les mêmes rimes. La moitié des chansons des trouvères sont unissonantes. Les autres ont, pour user de termes provençaux, des coblas doblas quand les rimes changent de deux strophes

en deux

strophes

(chanson

1), ou bien des coblas

singulars quand elles changent de strophe en strophe (Chanson 6, où toutefois le choix des rimes est fait de manière à unir avec rigueur l’ensemble de la chanson). Les rimes de la chanson 3 ne sont pas recherchées, mais suffisantes. Ce trait se retrouve chez tous les trouvères. Ils ne refusent pas les rimes grammaticales traire: retraire, mais emploient peu les rimes équivoques vis (visum) : vis (vivus). Les rimes sont pour plus de la moitié données par des verbes à l’infinitif et par des substantifs à suffixe -ance, -age, -our, -té. Dans la chanson 3 la rime a est age (sauvage, hommage, courage, folage...), la rime b est ir (plaisir, retenir, repentir). Le rimaire est en somme pauvre, et certains mots-rimes attirent toute une locution cliché : toz li cuers m’en esclaire », « pooir son cuer refraire ».

152

La douce voix du rossignol sauvage

VOCABULAIRE

ET MOTIFS

DE LA FINE AMOUR

Le vocabulaire de notre chanson n’a rien de riche. C’est un échantillon caractéristique du vocabulaire courtois : des métaphores empruntées au droit féodal (« Cele qui j'ai fait de

cuer lige homage, S’'ele me veut a son oez retenir, Aüinz l’aim et serf.…, … s’amour servir, … laissai en hostage »), à la religion (« Ainz l’aim et serf et aour par usage, … ama sanz repentir »); de nombreux termes très abstraits (avoir, faire, devoir, savoir,

pouvoir, mettre); enfin le minimum de mots appelés par la description d’un cœur amoureux. Les motifs impliqués par le sujet ne sont pas moins traditionnels : la première strophe de bien des chansons débute par une évocation d'Avril ou de Mai, mois où les prés verdissent, où les buissons se couvrent de fleurs, où retentissent les chants

d'oiseaux à l'unisson du cœur du poète que soulève la joie d'aimer. Dans la chanson 3 la première strophe se contente d’un élément du tableau printanier : le chant du rossignol. Cet oiseau revient souvent dans les chansons des trouvères (ainsi, dans la chanson 6 de Coucy). Il peut, comme la licorne et le

phénix, symboliser l’amant qui meurt d'amour. Son chant, comme celui du cygne, n’est jamais aussi beau qu’à sa mort (Thibaud de Champagne, chanson 5). Si notre chanson ne mentionne pas ce trait, on peut se demander cependant si l'auditeur médiéval ne se le remémorait pas comme une harmonique aux vers entendus. Nous relevons encore d’autres motifs traditionnels : la timidité, la stupeur de l’amant qui lui interdit de parler à sa dame; l'incapacité où il est de la décrire (effectivement tout son portrait se réduit à < son simple visage »); la loyauté inébranlable du poète plus fidèle que Tristan même (que de nombreux trouvères prennent aussi pour terme de comparaison); le rôle respectif des yeux, puis du cœur, et leur accord; la malfaisance des lausengiers, «la fole gent ombrage », qui envient le bonheur des amants et sont prêts à médire d'eux; le rôle de messager confié au poème. La comparaison avec d’autres chansons montrerait que d’un poète à l’autre les figures de l’amant, de la dame aimée, de l'amour, des lausengiers ne changent pas. Les motifs évoqués sont juxtaposés plutôt que pris dans une chaîne logique. Si l’on résume la chanson 3, ce que le didactisme de la chanson permet, on aboutit au résultat suivant : 1. — Je chante parce que mon chant plaît à celle que j'aime. 2. — Mon amour loyal sera récompensé, mais je n’ai pas osé l’avouer. 3. — J'aime comme personne n’a aimé, mais pas assez encore. 4. — Si je mourais de mon amour, ce serait justice, car aucune femme ne vaut ma dame. 5. —

Une poésie formelle

153

Chanson, sois mon messager, puisqu'il me faut me garder des envieux! On constate que, d’une strophe à l’autre, il n’y a pas de rupture, parfois au contraire des anticipations et des

rappels : «… ne sai se faiz folage » est repris par «Je ne di pas que je face folage ». Néanmoins il n’y a pas de nécessité logique dans la succession des strophes, ni non plus de nécessité à ce que le chant s’achève ou se prolonge. D'ailleurs, quand une chanson est conservée dans plusieurs manuscrits, on constate que la succession des strophes n’est pas dans tous la même, ni leur nombre identique, et qu'aucune version

fournie n’est imposée par une exigence de cohésion interne propre à la chanson. De même,

à l’intérieur de la strophe, le discours

fait se

succéder des unités syntaxiques autonomes dont la longueur n'excède pas quatre vers. En général un vers ou deux suffsent à l'expression de l’idée. Dans la chanson 3 les mots si, ainz, mais, quar, encor. servent à cerner d’un trait net le contour des unités syntaxiques et des motifs poétiques; mais ces mots ne constituent pas une armature logique: ils ne masquent pas qu'aucune des unités n’est indispensable. Le poème est fait d’une énumération d’éléments dont beaucoup sont plusieurs fois répétés et dont chacun signifie verticalement l'Amour. Le poème n’est pas un ensemble horizontal dont on ne saurait ôter un élément sans que le sens de l’ensemble en souffre, sans qu’il manque un maillon à la démonstration. C'est à la musique, à la forme strophique et aux rimes qu'est dévolu le rôle de séparer telle chanson de tout autre discours.

UNE POÉSIE FORMELLE

Dans la chanson 3 l’évocation du sentiment amoureux n’est affectée d’aucun indice personnel. Les formes métriques et strophiques, les rimes, le vocabulaire et les motifs sont des plus classiques. De toute évidence, même si à l’origine du chant il y a eu la vie, le poète a décanté son expérience au point que son langage ne laisse rien paraître de ce qu’elle a pu avoir de personnel. D'ailleurs, s’il y a des anecdotes chez les trouvères,

ce sont toujours les mêmes: un baiser dérobé, une absence forcée, une disgrâce passagère. Ces anecdotes sont des motifs traditionnels, des points de départ. Le chanteur courtois, d’un ton appliqué et sentencieux, (« Bien doi chanter puisque. Si doi avoir grant joie, Si m’en devroit pour tant mieuz avenir…., Je ne di pas que... »), usant

volontiers

des

négations

hyperboliques

et

généralisantes

154

La douce voix du rossignol sauvage

(« onques ne.. en trestout mon eage Ne... el mont ne. nule rienz ne. ja nul jour ne. »), fait paraître en ce monde par la vertu de son chant les essences éternelles que contemplent les fins amants. Il va lui-même, et conduit son auditoire, de motif

connu en motif connu, du rossignol à Tristan et aux lausengiers, sans chercher ni à surprendre ni à innover. La beauté de son poème tient à ce qu’il nomme de la manière la plus dépouillée et la plus claire toutes ces idées qui ne sauraient s'organiser en discours logique. En effet, elles ne sont pas subordonnées les unes aux autres, elles sont au contraire inter-

changeables : le rossignol implique Tristan et Tristan implique les lausengiers et ces derniers le rossignol. Il n’y a en définitive qu’une Idée, celle de l'Amour,

et la chanson courtoise est le

lieu même de l'accession à la vérité et à la beauté de l'amour. Par elle le chanteur et son auditoire participent à la même ferveur : l’un et l’autre accèdent à une vérité supérieure, et grâce au poète il est donné au public de reconnaître dans les mots humains une image parfaite de l’Idée d'Amour qu’il porte en lui. La poésie des trouvères ne connaît ni effusion, ni cris du cœur. Elle n’est pas non plus un simple agencement de mots et de sons : ce qu’elle signifie, l'amour, est sa raison d’être. Elle n’est pas davantage un pur être de langage dont l’opacité immédiate, analogue à celle d’un objet de la nature, exigerait du lecteur qu’il voue tout son être à lui donner un sens, le poème s’achevant quand le lecteur lui-même le parachève en le rendant signifiant. Bien au contraire, dans la chanson courtoise, le sens n’est ni à conquérir, ni à approfondir; il est donné au public comme au poète, à qui est réservé l'office difficile de faire descendre sur terre l’Idée. Ce faisant, le poète crée

son amour, devient l’amant, le plus grand n'étant pas celui qui se singularise, mais celui qui accueille l’Idée enseignée par la tradition et se soumet à elle. © S'il y a compétition entre les chanteurs, elle a pour objet de réduire l'écart qui sépare l’Idée de son image verbale et musicale, en proposant une redistribution des divers éléments

traditionnels de cette ‘image. La poésie des trouvères ne peut donc être appréciée que par un public à même de percevoir les écarts et les variations qui révèlent l’intervention d’un maître. Ajoutons qu’il est possible de percevoir chez les trouvères un accent personnel, plus de passion chez Coucy, plus d’enjouement chez Thibaud de Champagne, un cœur plus tourmenté et plus humble chez Gace Brulé; mais notons que cet accent

se révèle comme malgré le poète, qu’il n’est pas cultivé pour lui-même.

Une poésie formelle

155

Si nos remarques sont justifiées, il n’est pas permis d’expliquer les chansons d’amour par la vie de leurs auteurs. Or, dès le Moyen Age, cette sorte de critique est pratiquée avec prédilection : ainsi Thibaud devrait à son amour pour Blanche de Castille sa vocation poétique. A lire les Vidas provençales des troubadours, on se trouve dans un paysage connu : dans un mot d’une chanson le biographe voit une allusion à un fait vécu. L'œuvre sert à reconstituer la vie : un poète dit-il avoir reçu un baiser, le biographe cherche les circonstances de l’incident, la femme qui a donné le baiser. Naturellement le biographe n’a que l'embarras du choix. La vie ainsi reconstituée, il est possible de revenir à l’œuvre pour l'expliquer; et le biographe dira que c’est parce que le poète a reçu de telle

dame un baiser, que le poète écrivit telle chanson. Qui ne voit que le critique s’enferme ainsi dans un cercle? Il est vrai que les textes médiévaux de ce genre sont des x1II° et xIV° siècles,

d’une époque où les rapports du trouvère et de son public se sont modifiés et où la sensibilité à la poésie formelle s’est altérée.

A Lire :

P. Bec, Nouvelle Anthologie de la lyrique occitane du Moyen Age, Avignon, Aubanel, 1970. P. Bec, Anthologie des troubadours, Paris, U.G.E., « 10-18 », 1979" R. Guiette, Forme

et senefiance,

Genève,

Droz,

1978.

Chapitre 23

L’ÉVOLUTION

DU LYRISME

Etudes :

J. Frappier, La Poésie lyrique française aux x° et xur siècles : les auteurs et les genres, Paris, C.D.U., 1949 (ronéotypé). P. Le Gentil, « La Strophe jadjalesque, les khadjas et le problème des origines du lyrisme roman», dans Romania,

84, 1963, pp. 1-27 et 209-250. D. Poirion, « L'Intervention du poète », dans Le poète et le prince, l’évolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à Charles d'Orléans, Paris, P.U.F., 1965, pp. 141-

309. De condamnations portées durant le haut Moyen Age, il ressort que dans les campagnes l’on dansait et chantait en dansant. A vrai dire le contraire aurait été surprenant! Cependant les condamnations portées par l'Eglise ont un intérêt plus grand, celui de nous laisser entrevoir le contenu de ces chants. C'étaient sans doute des chansons d’amour ou des chants satiriques pas toujours très édifiants. En outre, chanter et danser blessaient la modestie qui sied à la femme chrétienne. Il y a donc toujours eu un lyrisme populaire et l’on ne voit pas qu’il ait jamais disparu. A partir du x siècle on est un peu mieux renseigné sur lui. Il consiste avant tout en chansons à danser dont les paroles en somme importent beaucoup moins que le rythme qui marque la danse. La structure de ces chansons est, à l’origine, très simple, chaque couplet de deux vers sur la même rime étant suivi du refrain : «aR bBR ccR etc... Il faut s'entendre sur le mot populaire qui qualifie ce lyrisme. Il ne veut pas dire: “propre aux vilains, aux paysans. Les femmes nobles chantent et dansent aussi des caroles (les rondes) et des tresches (les farandoles). Populaire ne signifie pas sans auteur, bien que les chansons soient anonymes, elles ont bien eu un jour un inventeur, qui d’ailleurs a pu créer avec

la collaboration d’un chœur d’assistants. Il reste que les auteurs des chansons n’ont fait que donner quelques aliments aux besoins de la collectivité. Il n’est pas possible de retrouver leur œuvre première. Transmise oralement, la chanson subit une quantité de déformations dues aux trous de mémoire

Le lyrisme populaire

157

comme à la mauvaise interprétation de ce que l’oreille entend. Ce processus Ge remaniement n’est pas nécessairement négatif. On lui doit sans doute beaucoup d’heureuses trouvailles. Enfin, aussi bien l'invention que la transmission de la chanson sont le fait de gens qui, sans avoir de préoccupations métaphysiques ou techniques, ne sont pas forcément dépourvus de toute culture ni de tout savoir-faire. Il en résulte que, si la chanson populaire a pu féconder la chanson courtoise et même inciter des poètes de cour, comme Audefroi le Bâtard, à faire populaire, réciproquement la lyrique courtoise savante a influencé la technique et les thèmes de la chanson populaire. Comme les chansons nous sont parvenues dans des recueils récents (Xr° et xIv° siècles) et qu’elles sont difficiles à dater,

il n’est pas question de trouver des textes qui échappent à toute influence savante.

LE

LYRISME

POPULAIRE

On peut tenir pour d’origine populaire des genres comme les chansons

à danser (rondets de carole, ballette, estampie,

rotrouenge), les chansons de mal mariée (où une mal mariée exprime plaisamment sa haine pour son mari et son désir de vengeance), les reverdies (ou évocations du renouveau de

la nature au printemps). Tous ces genres ont pu, bien sûr, être essayés par des maîtres de la lyrique courtoise. La reverdie < Volez vos que je vos chant un son d’amors avenant? » (Romances et pastourelles françaises, éd. K. Bartsch, I,28) est peut-être le chef-d'œuvre de cette poésie savamment populaire. Les chansons de toile ou d'histoire, que chantaient les femmes occupées à des travaux d’aiguille, sont faites du court récit d’une aventure d'amour. Elles mettent souvent en scène les plaintes d’une belle en mal d'amour, soit que le chevalier qu’elle aime la délaisse, soit que la guerre le tienne éloigné d’elle, soit que ses parents ou son mari s'opposent à sa passion. Cette passion est violente. C’est le besoin impérieux d’une présence, un cri qui se moque des convenances comme de la pudeur et qui, bien entendu, ne songe pas à s’analyser. Chaque chanson de toile est faite de quelques strophes, chaque strophe de quatre ou cinq décasyllabes monoassonancés. À la fin de chaque strophe revient le même refrain. Ces traits formels rapprochent la chanson de toile de la laisse épique. Il semble que ce type de chansons soit fort ancien: les muwashshah et zadjal, poèmes en arabe ou en hébreu d’origine

L'évolution du lyrisme

158

andalouse, s’achèvent par des khardjas, fragments en langue romane qui remontent au moins au début du xF siècle, or, ces fragments développent des motifs très proches de ceux des chansons de toile françaises, dont celui de la femme

amoureuse,

|

L'aube dérive sans doute de la chanson de toile. Une femme y déplore le retour du jour qui abrège le bonheur qu’elle goûtait dans les bras de son amant. En fait, les échantillons conservés de ce genre cultivé par les troubadours sont dans leur fond comme dans leur forme influencés par la chanson courtoise.

l'aube

Parfois

courtoise

introduit

un

veilleur

(la

gaite), qui, préposé à l'office d’annoncer le lever du jour, veille en même temps sur le repos des amants et ne leur annonce lé matin que parce qu’il est l’heure du retour des envieux, des lausengiers.

LES

ORIGINES

DU

LYRISNME

DE

COUR

La poésie lyrique courtoise a pris naissance en Languedoc. Dans les dernières années du x siècle, le comte Guillaume IX de Poitiers (mort en 1126) compose des chansons d’une inspi-

ration poétique et amoureuse nouvelle. Il chante avec des accents neufs l’amour. Il en fait le principe d’un nouveau style de vie propre à satisfaire et à enrichir le cœur et le corps : c’est la fine amor. Dans les années

| qui suivent, le nombre

des troubadours

se multiplie. Si l’œuvre de Marcabru semble encore ouverte sur plusieurs directions différentes, les chansons des maîtres du xu° siècle, Jaufré Rudel, Bernard de Ventadour, Raimbaud d'Orange, Guiraut de Borneil, Arnaut Daniel, Bertrand de

Born, permettent de se faire une idée précise de leur doctrine amoureuse comme de leur technique poétique. Dès la seconde moitié du xIr° siècle, les troubadours ont des

imitateurs dans les trouvères du nord de la France. Chrétien de Troyes, Conon de Béthune, le Châtelain de Coucy, Blondel

de Nesle et Gace Brulé.sont les plus illustrés émules français des troubadours. Au xurr° siècle, le genre de la chanson d’amour est encore illustré par le comte Thibaud de Champagne (mort en 1253) et par le clerc arrageois Adam de la Halle. La chanson d’amour est le genre noble par excellence: la composer suivant les règles d’une technique précise est, pour le chanteur, la plus haute expérience spirituelle qu’il puisse faire. L'origine de l'inspiration neuve apportée par les troubadours est malaisée à définir. Actuellement deux hypothèses paraissent

Pastourelle et jeu-parti

159

plus sérieuses que les autres. Ou bien, par l'intermédiaire de l'Espagne, le monde occidental aurait connu une poésie arabe chantant un amour à la fois sensuel et mystique, en tout cas ennoblissant comme celui des troubadours, et, en même temps, des schèmes strophiques (ceux du Zadjal) que l’on retrouve dans des chansons de Guillaume IX et dans le virelai français. Ou bien la musique des troubadours comme les formes strophiques dériveraient des tropes liturgiques (* tropare > trouver), genre religieux particulièrement favorisé en Poitou et en Limousin. Ajoutons qu’on ne peut pas séparer la naissance de l’amour

courtois de la société où il apparaît. Au xr siècle, le fief est en fait depuis longtemps héréditaire, L’aristocratie devient une classe fermée dont le principal souci est de se distinguer de la foule des vilains. La prouesse et la courtoisie sont ses marques distinctives. Il n’est pas impossible qu’elle ait visé plus haut. Les xr° et xr° siècles ont connu sous l'égide de Cluny, puis de Cîteaux,

un

grand

renouveau

spirituel.

Mais,

en somme,

il

n’a atteint que le clergé. La vie laïque se trouve alors au dernier degré de l’échelle des valeurs spirituelles. On conçoit aisément que l'aristocratie laïque ait souffert de cette infériorité et se soit efforcée d'élaborer une éthique susceptible de rivaliser en grandeur avec celle des clercs. Cette tâche, elle ne pouvait la mener à bien qu’avec le langage à sa disposition, celui-là même de la spiritualité religieuse. Elle emprunte donc à ce langage la musique, des formes strophiques, tout un vocabulaire, Elle élabore ainsi une religion de l'amour modelée sur la foi en Dieu. Il est vrai que, dans ces vieilles outres, c’est un vin nouveau que verse Guillaume IX : l'amour courtois, non seulement chez certains de ses tenants, heurte de front la morale chrétienne en exaltant l’adultère, mais encore

et surtout, dans son intention profonde, est le germe

d’une éthique profane qui fait de valeurs proprement humaines une fin suffisante pour l’homme.

PASTOURELLE

ET

JEU-PARTI

La chanson d'amour n’est pas le seul genre lyrique courtois. Troubadours et trouvères composent aussi des pastourelles, des serventois, des jeux-partis et des chansons de croisade. La pastourelle ne doit rien à la poésie bucolique de l’Antiquité. C’est peut-être plutôt, du moins à l’origine, une chanson de femme ou de mal mariée, qu’un poète clerc ou chevalier surprend en train de chanter sa peine et qu’il se propose de consoler. Les pastourelles conservées disent la rencontre

160

L'évolution du lyrisme

d’une bergère par un chevalier. Un dialogue s'engage. Le chevalier se divertit à faire la cour à la paysanne. L’issue de son entreprise varie selon les poèmes, soit que la vilaine cède de bonne grâce au désir du seigneur, soit qu’il la bouscule quelque peu, ce dont elle ne se plaint pas trop, soit que le seigneur débouté ne daigne pas s’abaisser à insister ou encore qu'il prenne la fuite à cause de l’arrivée de bergers avec lesquels ce serait déchoir que de se battre, On voit donc que le genre consiste à s'amuser aux dépens des rustres. Les traités courtois sur l’amour disent d’ailleurs franchement que les paysans sont incapables, par nature, d'aimer. Ils s’accouplent comme des bêtes. Dès lors, quand

un chevalier

force une

vilaine, il ne

commet pas de faute contre la courtoisie. Il agit avec les vilains selon les lois qui gouvernent leur monde! Le serventois (le sirventes des troubadours) est un texte satirique qui n’exclut guère qu’un sujet: l'amour. En principe il reprend la mélodie et la forme strophique, voire les rimes d’une chanson d’amour. Un maître de ce genre, Peire Cardenal, vitupère, au début du xm° siècle, contre les vices du temps et surtout du clergé à l’époque de la croisade contre les Albigeois. Dans le jeu-parti un poète propose à un confrère deux points de vue sur une question d'amour : qu’il choisisse de soutenir l’un! Le poète, lui, s'engage à défendre la solution restante. Ainsi, chacun des interlocuteurs compose tour à tour une strophe. Le duc Henri III de Brabant (mort en 1261) débat avec

Guillebert de Berneville pour savoir si un amant qui 2 possédé sa dame, l’aime moins (Henri) ou davantage (Guillebert). C’est un exemple d’un genre qui dut son succès à l’obsession médié-

vale de distinguer le droit du tort. La chanson de croisade peut être un chant de propagande,

une exhortation au départ. Dans le Nord elle unit inspiration religieuse et sentiment amoureux. Le croisé met sa prouesse au service de Dieu, mais il en attribue tout le mérite à la dame dont l’amour l’inspire (Coucy, chanson 1).

Le lyrisme courtois né en Poitou et en Limousin se diffuse dans

tout

le Languedoc,

en

Catalogne,

en

Italie du Nord.

Les troubadours provençaux ont des émules dans les trouvères

du Nord

et dans les Minnesänger

allemands.

Des uns

aux

autres les traits communs sont les plus importants, Cependant, pour nous en tenir à la France, nous constatons que les trouvères d’oïl ne sont pas de serviles imitateurs des troubadours d’oc. L'amour, chez eux, a des caractères qui lui sont propres. La technique n’est pas exactement la même. L'art des troubadours est beaucoup plus inventif, leur recherche de formes

Le lyrisme de cour aux XIVe et XVE siècles

161

nouvelles est inlassable et leur vocabulaire relativement riche. Des troubadours ont eu même le désir de créer un langage poétique qui ne serait pas accessible au vulgaire: c’est le trobar clus pratiqué parfois par Marcabru, Raimbaut d'Orange et Arnaut Daniel. En revanche, l’art des trouvères est plus sobre, ils ont des

préférences nettes pour certaines formes, leur vocabulaire a la pauvreté d’une langue sacrée, leur expression est dense, mais nan parfaitement claire.

LE

LYRISME

DE

COUR

AUX

XIV:

ET

XVe

SIÈCLES

De Machault à Charles d'Orléans les poètes courtois continuent de chanter l’amour et ses vertus. Ils héritent des moyens d'expression des trouvères, de leurs motifs, de leur vocabulaire. La poésie reste encore une poésie de variations sur des données dont le public ne se lasse pas. Au xu° siècle, toutefois, les variations demandaient pour être perçues une oreille d’autant plus fine que, si les poèmes, par leur superposition et leur recoupement, dessinaient en pointillé la forme de base, cette forme n'était cependant pas fixée. Il y avait alors des préférences, mais non une formule intangible. Au xIv° siècle, le succès fait aux formes fixes (la ballade, le rondeau, le virelai) atteste que la sensibilité s’émousse quel-

que peu. Ces formes, qui exigent parfois une très grande maîtrise technique (le lai), usent de procédés sinon grossiers, du moins voyants : répétition des rimes, de vers entiers de strophe en strophe, refrain, effets de pure virtuosité comme les rimes équivoquées, enchaînées, couronnées, etc., où les Grands Rhétoriqueurs du xv* siècle sont passés maîtres. Ce lyrisme n’exige

pas une oreille très fine. Il cherche à être efficace par des procédés sûrs. Au xiv° siècle, le statut du poète a changé. Le succès de la poésie a fait d’elle un accessoire indispensable à la vie d’une cour policée. La poésie n’est plus l’objet du culte d’une élite, elle sert de divertissement à l'élite, Le seigneur et le grand bourgeois qui composaient eux-mêmes des chansons d’amour, font place au poète de profession. Il prête son talent aux protecteurs qui l’entretiennent. Sa poésie n’est bien souvent que de commande. Ce changement ne va pas sans déchirement, car le poète, même professionnel, se sait l'héritier d’une noble tradition, il s’en voudrait le mainteneur; or, il lui faut chanter,

quand on le lui ordonne. Entre le poète et le public de nouveaux rapports s’instau-

162

L'évolution du lyrisme

rent, non plus de communion, mais de tension. Le poète sait que son art peut immortaliser les faits et les sentiments des hommes, le public ne le sait pas. Cette tension favorise l’épanouissement d’un genre mi-narratif, mi-didactique: le dit. Ce genre permet au poète de faire le départ entre ce qu’il doit à ses protecteurs et cette part de lui-même qu’il garde par-devers lui, — tout en le mettant dans la position avantageuse de celui qui enseigne. siècle, le chant du trouvère est comme

le

spirituelle; pour l’autre, elle est un accessoire nécessaire, —

un

Car, si, au x

chef-d'œuvre d’un élève qui passe un examen devant un public exigeant de connaisseurs, les dits du XIV siècle font du poète un maître qui fait la leçon à son public. Ce renversement atteste encore que l'auditoire ne se fait plus la même idée du chant que le poète : pour l’un, la poésie reste une expérience

accessoire quand même. Les dits ont en général la forme d’un conte qui peut dépasser 3 000 vers, souvent peuplé de personnifications, parfois entrecoupé de pièces lyriques (ballades, rondeaux). Le poète peut y raconter une aventure ou un débat auquel il est censé avoir assisté. Le Jugement du roi de Bohême de Machault demande qui, d’une dame pleurant son ami mort et d’un chevalier trahi par sa maîtresse, a le plus de raisons de se plaindre. Machault répond que c’est le chevalier. Quelques années plus tard, dans le Jugement du roi de Navarre, il donne la réponse opposée. Ces deux textes mettent discrètement en scène le poète et ses protecteurs, tout en donnant une leçon de casuistique amou-

s reuse. Ainsi les poètes lyriques ont besoin de recourir à un genre didactique pour mieux se situer, alors que, par un mouvement inverse, la poésie didactique,

d’Hélinand

à Villon, s’enracine

toujours davantage dans le vécu. Le statut nouveau du poète de cour rend aussi la part proprement lyrique de son œuvre (ballades, rondeaux) plus perméable aux péripéties de l'existence. De Machault à Charles d'Orléans, les incidents de la vie deviennent l’objet de la poésie. Machault s'efforce de maintenir la tradition ancienne. Ses ballades et ses rondeaux sont fidèles à l’esthétique traditionnelle; c’est aux dits narratifs d’accueillir les plaintes du moi. Les ballades et rondeaux d’Eustache Deschamps et de Christine de Pisan sont envahis par les soucis quotidiens. Les mariages de Charles d'Orléans, sa longue captivité, les intri-

gues de cour, sont autant de points de départ pour la poésie du duc.

Le vocabulaire poétique s’enrichit pour noter les impressions fraîches données par l'univers naturel, les émotions de sensi-

Le lyrisme de cour aux XIVe et XVE siècles

163

bilités qui doivent conquérir leur équilibre, les difficultés de la vie sociale. Chez

Deschamps

et Christine

il se fait vif, pitto-

resque; il n'hésite pas à recourir à des tours savoureux, fussentils familiers. La maladie et ses difficultés financières ne laissent pas de marquer le lexique de Charles d'Orléans. Quand ils parlent d'amour, les poètes n’ont pas toujours la gravité des trouvères. Ils prennent quelque distance avec les

motifs traditionnels. Parfois ils les parodient sans grande légèreté. Leur érudition aussi manque de discrétion. Surtout, l'amour n’est plus le sujet unique de leur œuvre lyrique. Certes, il reste une propédeutique indispensable, mais il ne saurait être présenté comme le tout de l'existence. La guerre contre les Anglais,

la guerre

civile, le schisme

d'Occident

sont

des

malheurs trop présents pour que le lyrisme ignore la politique, la polémique, la méditation sur les vices du temps, les secousses de la vie quotidienne et nationale, la mort. Les poètes sont, en effet, en quête d’une sagesse que l’amour courtois ne suffit pas à promouvoir. L’approfondissement de la vie intérieure conduit à un réexamen des valeurs qui place au sommet de leur échelle la foi sereine dans les consolations divines. Chez Charles d'Orléans le nouveau lyrisme a trouvé un moment son équilibre. Prince et poète, il est à même de ressusciter en toute liberté le grand idéal courtois. Cependant il peut mettre à profit les acquisitions de Machault et de ses disciples ainsi qu'une expérience personnelle douloureuse. Aussi ses ballades et rondeaux égalent ou dépassent en perfection formelle les plus grandes réussites des trouvères, sa sobriété et sa mesure

sont d’un poète classique, mais sa sensibilité et son

ouverture sur le monde

sont d’un moderne.

A Lire :

Guillaume de Machaut, poète et compositeur (colloque de Reims, 1978), Paris, Klincksieck, 1982. M. Zink, La Pastourelle, poésie et folklore au Moyen Age, Paris, Bordas, 1972. M. Zink, Belle, Essai sur les chansons de toile suivi d’une édition et d'une traduction, Paris, Champion, 1978. P. Zumthor, Le Masque et la lumière, la Poétique des grands rhétoriqueurs, Paris, Le Seuil, 1978.

Chapitre 24

LA POÉSIE

DIDACTIQUE

Etudes :

P. Zumthor, « Roman et gothique : deux aspects de la poésie médiévale », dans Studi in onore di I. Siciliano, Firenze, Olschki, 1966, t. 2, pp. 1223-1234. R. L. Wagner, « Villon, le Testament (commentaire aux vers 157-8», dans Mélanges offerts à R. Guiette, Anvers, De Nederlandiche Boekhandel, 1961, pp. 165-176.

Le théâtre, l'épopée et le lyrisme se laissent assez aisément définir par leur forme, l’histoire et le roman par leur matière, tous les genres qui, comme le lai, le fabliau, le conte pieux, sont des nouvelles avant la lettre, par leur forme et par leur matière. Il reste une quantité de textes de prose ou en vers sans caractères formels précis, et dont la matière constituerait une encyclopédie des connaissances et des valeurs médiévales. Le lecteur moderne éprouve quelque sentiment de découragement et d’ennui devant cette littérature plus que devant tout autre texte, et cette impression n’est pas sans influencer l’image que l’on se fait du Moyen Age. A vrai dire, n’y a-t-il pas de l'injustice à en juger ainsi? À nous modernes, il est possible, sinon de lire tout ce qui a été écrit au Moyen Age, du moins d’en prendre une vue précise, ne serait-ce qu’au moyen d’un bon manuel bibliographique ou d’une histoire

littéraire détaillée. La littérature médiévale est donc pour nous un

monde

clos,

défini,

dont

nous

pouvons

dénombrer

et

épuiser les parties, — situation toute différente de celle où nous nous trouvons à l'égard de la production littéraire moderne : qui s’aviserait aujourd'hui de considérer comme de la littérature les traités de droit, les livres de mathématiques ou les manuels scolaires? Or, les encyclopédies médiévales (/mage du monde, Secret des secrets, Trésor de Brunet Latin), ce sont les livres de sciences du Moyen Age; les chastoiements

où enseignements,

ses « livres du jeune homme

ou de la jeune fille»; les arts d'aimer, sa littérature polissonne; certains textes de Rutebeuf, ses tracts et ses pamphilets; certains dis ou fabliaux, certaines bourdes, l'équivalent des plaisanteries d’un goût inégal qu’accueillent nos almanachs ou

La signification du didactisme

165

nos journaux satiriques. Infra-littérature? Para-littérature tout au plus! Pourtant le Moyen Age n’en jugeait peut-être pas comme nous : ces sommes monumentales et ces œuvrettes médiocres ont été conservées,

et il nous

faut en prendre

notre

parti.

Car longtemps les écrits en langue vulgaire n’ont pas été jugés dignes

coûteux.

d’être

conservés

Cependant,

dans

des

dès le xn°

manuscrits

au

siècle, bien

demeurant

que

nous

ne

conservions que peu de manuscrits aussi anciens, on commence

à prendre au sérieux la possibilité que donne le français d'élargir le public des poètes. Les traductions du latin se multiplient comme les œuvres écrites directement en français. Il y a tout lieu de penser que ce qui était jugé digne d’être conservé par l'écrit, était tenu pour la littérature par excel-

lence, celle qui était la plus chargée de sens et d’enseignement pour les générations à venir. Et si un copiste, regroupant les œuvres de Rutebeuf, fait une place égale au Miracle de Théophile et au Pet au vilain, il nous faut bien imaginer que pour lui il n’y avait pas une différence fondamentale de nature entre les deux œuvres. Par ailleurs, en ce qui concerne les encyclopédies, il faut remarquer qu’au moins avant que ne se soit imposé l’aristotélisme au xIv° siècle, il n’est pas encore de distinction entre le sage et le savant. Pendant longtemps on s’est efforcé de rattacher aux sept arts libéraux tout le savoir. Alors la connaissance d’une technique comme la médecine ou le droit suppose qu’elle soit située dans une sagesse littéraire de tradition,

qui se nourrit

d’une

réflexion

sur les

mots dont l'explication est un accès à la compréhension des choses.

LA

SIGNIFICATION

DU

DIDACTISME

Faute de pouvoir présenter toute la littérature didactique médiévale, il convient de se borner à en dégager la signification et l'importance. Tout est didactisme au Moyen Age. L'épopée comme le roman comportent leur morale. La chanson courtoise est un enseignement sans cesse repris. Il n’est même pas sûr que le fabliau échappe à cette règle et soit un pur divertissement. Tout écrit marque la volonté de son auteur de diffuser son savoir, qu'il soit prédication religieuse, éthique profane ou connaissance technique. Chaque auteur, grand clerc ou humble jongleur, tend à donner à l'expression de sa pensée la forme d’une vérité universelle, à s’exprimer par sentences ou au moyen de ces proverbes dont les copistes du Moyen Age ont

166

La poésie didactique

fait de consciencieux recueils. Dans les accidents du monde il s’agit de montrer l’action de lois générales. Le particulier n’est pas envisagé dans ses caractères distinctifs, mais compris dans la mesure où il manifeste l’universel. Paradoxalement, c’est cependant au cœur de ces œuvres que nous disons proprement didactiques, que l’on voit les changements survenus dans l’histoire se frayer un chemin vers une expression littéraire, et le particulier, l’individuel, le neuf, s'exprimer avec le plus de liberté. Peut-être est-ce dû à l'absence de définition formelle du genre, qui le distingue de l’épopée et de la chanson d’amour. Parfois il s’esquisse des tentatives pour rendre des formes traditionnelles : ainsi en va-t-il à la fin du xn° siècle, où le succès des Vers de la mort contribue à la diffusion de la strophe dite d’Hélinand. De même, au xv° siècle, les poèmes écrits en huitains d’octosyllabes ont eu un long succès, de Martin le Franc à Villon. Le conservatisme médiéval se retrouve aussi dans la prédilection pour certains sujets : il y a une tradition des Etats du monde, des Arts d'aimer, des Voies d'Enfer et de Paradis. Néanmoins la liberté d’invention laissée au poète est, dans le didactisme, beaucoup plus grande qu'ailleurs. Il en a parfois usé, quitte à susciter des imitateurs et à se trouver ainsi à l’origine d’une nouvelle tradition. D'autre part, si traditionnel que soit l’enseignement que le poète se propose de transmettre, il n’en reste pas moins que l'événement historique personnel ou collectif, qui est à l’origine de sa décision d’enseigner et dont il veut dégager quelque morale, se présente, chaque fois, sous des traits différents et particuliers dont le poète est amené à tenir un peu compte, à l'égard duquel surtout il peut prendre position. Il s’ensuit que les poètes médiévaux qui ont une voix, un accent personnels, ce ne sont pas les poètes lyriques, mais les poètes didactiques. Pour Jean Bodel, auteur d'une épopée, Les Saisnes, du Jeu

de saint Nicolas et de joyeux fabliaux, c’est la lèpre qui boursoufle sa peau qui le contraint à prendre la parole. Dans les Congés, qu'avant de partir pour la maladrerie il adresse à des concitoyens d'Arras, c’est, bien sûr, le plus pur enseignement chrétien qu’il tire de son malheur : une soumission à l'épreuve voulue par Dieu, l'avertissement donné à tous qu’il ne convient

pas au chrétien de trop s’attacher aux biens de ce monde, fût-ce à la santé du corps. Mais au dégoût que lui inspire sa propre chair, à la rétraction immédiate de sa sensibilité devant le mal, ses Congés doivent un ton propre : de la solitude où la lèpre l'emmure, Jean Bodel peut s'adresser avec liberté à ceux qu’il laisse, S'il n’épargne pas les railleries à ce corps qui

La signification du didactisme

167

lui fait horreur, son malheur lui donne le droit de dire avec

gravité et ironie-leurs vérités aux hommes. Rutebeuf, lui, ne serait qu’un auteur, parmi bien d’autres, de Vies de saints ou de poèmes en l’honneur de Marie, s’il n'avait pas pris parti dans les polémiques religieuses de son siècle. Soit qu’il dénonce les chevaliers et les princes qui répugnent à prendre la croix, soit qu’il attaque les agissements des Cordeliers ou des Béguines ou l’intrusion dans l’Université des Ordres Mendiants, il renouvelle la satire de l’hypocrisie en fustigeant des hypocrites dans des vers où s’unissent curieusement

une

passion indignée,

une

foi émouvante,

une

vulgarité certaine et un souci de la recherche formelle qui ne débouche souvent que sur l'obscurité. Sans doute gagnepetit, il se complaît à évoquer sa pauvreté, sa malchance au jeu, l’infidélité de ses amis, les difficultés de la vie conjugale, créant ainsi en quelque sorte son propre mythe, ce qui devrait

nous interdire de juger trop vite de la sincérité de ses « poèmes de l’infortune ». Jean de Meun est un grand clerc, un traducteur apprécié de Philippe le Bel, un homme avant tout soucieux de faire connaître aux laïcs les belles sentences des auteurs latins antiques et médiévaux. On ne s’attend pas à ce qu’il parle de lui dans son Roman

de la Rose, et il ne le fait pas. Pourtant

l’image de Maître Jehan de Mehung s’est gravée dans la mémoire du Moyen Age par la seule vertu de son œuvre. Guillaume de Lorris avait laissé inachevé un roman qui, feignant d’être autobiographique, ne retenait des romans courtois que leur structure : la quête, le passage dans un AutreMonde symbolisé par le verger, les rencontres de pucelles et de vilains. Négligeant la matière concrète des romans antérieurs, les récits d’aventures et de prouesses, Guillaume mettait en avant leur seule signification sentimentale. Tout cela n’intéresse pas Jean de Meun qui, engagé comme Rutebeuf dans la lutte des Séculiers contre les Mendiants, est conduit à détruire le triple fondement du statut des moines : leurs vœux de pauvreté, d’obéissance et de chasteté. Ce dialecticien rigoureux n’a pas son pareil pour éclairer d’une image frappante le raisonnement le plus difficile; ce clerc nourri d’Horace, d’Ovide et de Juvénal sait susciter la présence d’une prostituée ou d’un marchand jaloux, d’un moine politique qui ont la vérité d’êtres vus. Il est cependant loin d’être simple, car, si on lui doit des envolées d’une verve rabelaisienne, il est aussi l’auteur de beaux vers mystiques qui coulent d’une source tout évangélique.

168

La poésie didactique

VILLON

Villon a laissé une œuvre difficile, obscurcie aujourd’hui par une quantité d’allusions à des personnages ou à des faits de son temps. Cela a suffi pour que la critique depuis Théophile Gautier voie dans le poète médiéval notre premier romantique. N’est-il pas cependant anachronique de chercher dans son œuvre les cris, les plaintes et les regrets qu’inspirerait au poète déchu une expérience amère de la misère, du vice, du crime, de la prison et de l’angoisse de la mort? Ce serait négliger tout ce que ses vers ont de voulu, de construit, de systématique. Faut-il reconstituer une biographie hypothétique? Dans cette perspective, Villon aurait d’abord été un « bon folastre » qui hantait sans scrupules les tavernes, les filles et les criminels et qui tirait parti de ses dons de versificateur pour assouvir des rancunes personnelles dans ses Lais comme dans la seconde partie du Testament. Puis l'expérience de la prison et la crainte de la pendaison auraient amené le « povre Villon » à faire un retour sur soi et à revenir, repentant, à la foi de son enfance pour confesser son péché et renier sa vie passée, dans les vers de la première partie du Testament. Mais, à vrai dire, il n’y a pas le moindre repentir dans les premiers huitains du Testament, mais au contraire une haïne toute pure pour ses bourreaux. Et n'est-ce pas une solution de facilité que de briser l’unité du Testament au lieu d’en faire sentir la nécessité ? { Faute de reconstituer une biographie morale du poète, faut-il l’imaginer toujours, pathétiquement déchiré entre le mal et le bien, entre son corps et son cœur, victime d’une volonté trop faible qui cède aux entraînements d’une sensualité aisément satisfaite par une vie d’expédients, — et, cependant, conscient de sa déchéance? Mais l’œuvre de Villon est-elle de confession? Il ne semble pas que son cas personnel l’intéresse au point qu’il se complaise en lui-même. Villon a choisi d’écrire dans une forme qui n’est pas celle des poètes lyriques, mais celle de longs traités didactiques comme le Champion des dames de Martin le Franc. Son intention n’est pas de se chanter ou de se plaindre, mais d’abord, comme celle de Bodel, Rutebeuf et Jean de Meun, d’enseigner. Son expérience personnelle n’aurait pas d’intérêt à ses yeux, si elle n’était pas exemplaire. Les références à son propre cas ne sont là que pour accréditer une prise de conscience de l’épuisement des valeurs morales dont a vécu le Moyen Age. Son savoir et son art servent à Villon à mettre en accusation un monde foncièrement injuste, où rien ne prouve que la fille ou le larron soient moralement pires que les puissants

Villon

169

de ce monde; où, entre l’écumeur de mers Diomède et le conquérant Alexandre, il n'y a qu’une différence accidentelle de puissance et non une différence de nature; où la cul-

ture acquise par les bons étudiants dans les écoles n’est qu'un moyen de jouir en paix des biens de ce monde; où la dame des poètes courtois (« Fausse beauté qui tant me coûte cher... ») ne fait que voiler hypocritement la sensualité naturelle dont elle reproche l’étalage à la grosse Margot ou à la belle Heaul-

mière; où les évêques oublient la charité enseignée par le Christ, et les leçons qu’eux-mêmes donnent quand ils rappellent que sur cette terre tout est périssable, tout égal devant Dieu. Dénoncer un monde qui ne vit plus les valeurs qu'il prêche, c’est le dessein de Villon qui l’exécute en mettant en pièces, grâce aux calembours et aux équivoques, les langages hérités : ceux de la dévotion, de la théologie, du droit, de la galanterie courtoise, langages désormais creux, rhétorique qui s'avère sans âme. Villon reprend le langage du passé en en concentrant jusqu’à la caricature les traits traditionnels, le ton sentencieux, la forme proverbiale, ou encore en signifiant par des legs fantaisistes l’arbitraire des positions sociales acquises.

Certes, Villon s’arrête à cette vue pénétrante jetée sur l’injustice du monde tel qu’il va. Il n’a pas de solution de rechange à proposer, sinon, peut-être, la prise au sérieux d’un message évangélique, dur à entendre pour des oreilles médiévales: < Ne jugez point! »

A Lire :

à

N. Fr. Regalado, Poetic Patterns in Rutebeuf : a study in noncourtly poetic modes of the thirteenth century, Newhaven, Yale University Press, 1970. 2} Poirion, Le Roman

J. Batany, Approches

de la Rose, Paris, Hatier,

du Roman

de la Rose,

1973.

Paris, Bordas,

1973:

J.Ch. Payen, La Rose et l'Utopie. Révolution sexuelle et communisme nostalgique chez Jean de Meung, Paris, Editions sociales, 1976. P.Y. Badel, Le Roman de la Rose au XIV* siècle, étude de la réception

de l'œuvre,

Genève,

Droz,

1980.

P. Le Gentil, Villon, Paris, Hatier, 1967. J. Dufournet, Recherches sur le Testament de François Villon, 2 vol, Paris, SEDES, 1971.et 1973.

Chapitre 25

LE SILENCE D’EREC PSYCHOLOGIE OÙ MORALE DANS LE ROMAN Etudes :

J. Frappier, « Le Personnage de Galehaut dans le Lancelot en prose », dans Romance Philology, 17, 1963-1964, pp. 535554. J. Frappier, « Un Romancier psychologue dans le deuxième quart du ‘xur° siècle », dans Etude sur la Mort le roi Artu, 2° éd., Genève, Droz, 1961, pp. 289-343.

Comme la chanson de geste, le roman fait sa matière de tous les incidents propres à la vie noble, guerres, chasses, tournois, expéditions, conseils, jugements. Il est resté long-

temps marqué par la tradition épique : un motif comme celui de la mêlée confuse (« Lors veïssiez... ») se retrouve dans Thèbes (v. 3637 et suiv.). Néanmoins, s’il est vrai que l’apparition du roman est liée à un effort accru pour faire considérer comme inscrits dans l’ordre de la nature les idéaux nobles, on ne sera pas surpris de voir ce genre littéraire s’attacher à mieux approfondir la conscience que les personnages prennent de leurs actes. \

NAISSANCE

DE L’ANALYSE

PSYCHOLOGIQUE

Dans Thèbes la psychologie ne fait qu’une apparition timide. Si Antigone montre quelque réserve à accorder son amour à Parthonopeus (vv. 4135-4198), Ismène passion pour Athon (vv. 4686-4692) :

avoue

Veez com * broche a cel tornoi! Sor toute rien amer le doi, Car tout ice fet il por moi. * Ja ne soie fille de roi, * Que se pour s’amor ne *me desroi. Ou face bien ou ge foloi, Coucherai moi * o lui, ce croi.

sans

fard

sa

* éperonne

je ne sois plus * fais un écart de conduite * avec

Enéas, en revanche, renouvelle délibérément l’Enéide grâce

à l'apport de l'analyse psychologique. Virgile ignorait les amours d’Enée et de Lavinie: son adaptateur français leur

Naissance de l'analyse psychologique

171

consacre 1600 vers, et cet épisode contient déjà tous les thèmes et procédés des romanciers postérieurs. La mère de Lavine presse en vain sa fille de se marier avec Turnus, Lavine veut ignorer l’amour (comme, plus tard, Guigemar, Soredamors, les héros d'Amadas et Ydoine). Un jour elle aperçoit du haut

des remparts Enéas qui assiège la cité (thème épique); aussitôt Amour la frappe de ses flèches, elle a le coup de foudre pour le chevalier troyen (dans les romans du Moyen Age l'amour n’est pas une lente maturation). Elle cherche dans un monologue à comprendre ce qui lui arrive et désespère de retrouver son équilibre. Après une nuit d’insomnie, elle se laisse arracher son secret par sa mère qui lui interdit d'aimer son ennemi. Lavine pourtant adresse un message à Enéas, qui connaît aussitôt une angoisse parallèle à la sienne. Les difficultés que la guerre met entre eux, les plongent tour à tour dans la souffrance de ne pouvoir s’expliquer, l'inquiétude d'ignorer si leur passion est partagée, le désespoir de ne point voir l’aimé. Si les caractères de l’amour varient suivant les romans, les procédés de l’analyse de la vie intérieure sont déjà au point dans Enéas: portraits, descriptions de nuits d’insomnie, dialogues, monologues, allégories, rien ne manque. Dans les romans des xii° et xI1° siècles, ce n’est pas seulement l’amour qui peut se prêter à une étude psychologique, ce peut être par exemple l’amitié, comme celle que Chrétien de Troyes évoque rapidement entre Yvain et Gauvain. Il n’en reste pas moins que ce sont avant tout les divers aspects de l’amour que les romanciers traitent avec prédilection. La naissance de ce sentiment est leur sujet favori, mais ils n’ignorent ni l'amour

coupable

(Didon

dans Enéas),

ni l'amour

volage

(Briséida dans Troie), ni l’amour empêtré (Eliduc), ni l'amour jaloux comme

celui de Guenièvre dans La Mort Artu, qui croit

à tort que Lancelot est l’amant de la jeune demoiselle d’Escalot. Ce dernier exemple suffirait à montrer les progrès accom-

plis par le roman

depuis Enéas. Il y a un monde entre la

raideur scolaire du roman antique et la finesse de la description de la jalousie chez Guenièvre, femme vieillissante redoutant une jeune rivale; accumulant ce qu’elle croit les preuves de la trahison de Lancelot, ignorant ce qui semble parler en faveur de lui; avide de vengeance; souffrant cependant de voir sa haine faire le vide autour d’elle; mais se raidissant dans

un mépris hautain pour le traître. D'autres romanciers ont su faire preuve d’une pénétration égale : Chrétien de Troyes qui décrit les états de semi-conscience où sa passion pour la reine plonge Lancelot; ou encore l’auteur du Lancelot propre qui imagina l'étrange amitié amou-

172

reuse

Le silence d’Erec

de Galehaut

pour

Lancelot.

Enfin et surtout,

Thomas

d'Angleterre semble avoir délibérément sacrifié à l'analyse de la vie intérieure. Les fragments conservés de son Tristan semblent devoir leur survie au fait qu’ils pouvaient passer pour

des modèles de pénétration. Thomas a été contraint en quelque sorte à la psychologie par l'interprétation nouvelle qu’il donnait de l’histoire de Tristan et Yseut. Chez lui l'amour est une inclination volontaire et raisonnée d'êtres libres. Le ressort des aventures des amants n’est pas une fatalité qui les dépasse. Thomas doit le trouver dans le cœur même des amants. Cependant le romancier ne peut faire que l’histoire de Tristan ne soit pas l’histoire de Tristan avec ses épisodes traditionnels. Or, s'ils s’expliquaient aisément dans la «version commune», ils paraissent, pour certains d’entre eux, mal adaptés à une apologie de la fine amor. Ainsi en va-t-il de la mort des amants : dans la « version commune », Tristan recevait une blessure mortelle dans des circonstances peu reluisantes; Thomas les modifie pour

les faire s’accorder avec l’image du parfait chevalier que Tristan doit donner dans son œuvre. Mais c’est surtout le fait même

de la mort qui pose un problème insoluble à Thomas : il ne peut renoncer à cette donnée sans laquelle la légende cesse d’être celle de Tristan; il n'empêche que c’est une issue pour l’amour qui n’est pas logique dans la perspective de la morale de la fine amor : en principe l’amour courtois ne peut déboucher que sur le bonheur et la vie. Le mariage avec la seconde Yseut pose un problème analogue. Dans la « version commune », il ne faisait pas vraiment difi-

culté: le pouvoir du philtre affaibli, Tristan éprouve des scru-

pules à tromper la confiance de son oncle. Exilé, il juge sa passion sans issue. Le mariage lui paraît une manière sage d’en finir avec une vie immorale, et ce mariage en effet n’a rien de scandaleux, bien au contraire, au regard de la loi des hommes.

Au surplus, Tristan ne peut pas mécontenter sans risques la famille d’Yseut aux blanches mains. Avouons que cette lassitude, cette faiblesse tout humaine

du Tristan de la « version

commune » ne manque pas de vérité. En revanche, la loi de la fine amor exige de son adepte plus de cohérence dans les sentiments et la conduite, et une

loyauté indéfectible envers la dame, quoi qu’il arrive. Le mariage est une hérésie. Aussi Thomas doit-il se lancer dans une longue justification. Mettant à profit une donnée de la < version

commune », la communauté

des noms,

il sonde le

cœur de Tristan pour y découvrir les motifs profonds qui l’ont amené à ce mariage scandaleux. Cela nous vaut de longues analyses psychologiques, difficiles, faites de constants retours

Les procédés de l’analyse

173

du romancier sur son sujet, de retouches continuelles. En effet

Thomas est un pionnier qui défriche un terrain vierge. Il lui faut même s’inventer un vocabulaire et donner un sens nouveau à des mots comme désir, volonté, raison.

LES

PROCÉDÉS

DE

L’ANALYSE

On a vite recensé les moyens de l’analyse de la vie intérieure. Le premier est le dialogue. Dans Enéas, Lavine prend conscience de ses propres sentiments, parvient à les nommer grâce aux questions que lui pose sa mère (vv. 8445-8662). Dans divers romans, une demoiselle de compagnie ou une nourrice (la mestresse) aide l’amoureuse à s’avouer sa passion : ainsi Tessala auprès de Fenice dans Cligès. Ces dialogues de roman ont la tournure d'enquêtes; se fondant sur des indices la confidente traque l’amoureux ou l’amoureuse jusqu’à ce que toute clarté soit faite. Quelques dialogues toutefois échappent à ce type et du même coup s'avèrent beaucoup plus suggestifs: par exemple, dans La Mort Artu (ch. 30), il y a comme un léger décalage entre les propos de Gauvain et d’Artu, ce dernier ne répondant pas exactement aux propos rassurants tenus par son neveu. Ce mince écart suggère qu'il n’y a pas vraiment dialogue,

il laisse entrevoir les pensées secrètes qui obsèdent Artu, sa hantise d’être trompé, malgré qu'il en ait; car ce que dit Gauvain n’interrompt pas sa propre méditation. Si tous les monologues ne sont pas psychologiques — certains sont de simples plaintes, des regrets ou des cris du cœur —, ce procédé est le moyen préféré des romanciers. Il a des traits formels constants : il tourne au dialogue intérieur. Sous le coup de sa passion l’amant se dédouble. Le dialogue intime est une tentative de l’être pour reconstituer son unité, pour se convaincre qu’il y a une issue « droite » à sa situation et pour aboutir à une décision. Dans Cligès Chrétien, sans doute sous le coup de la découverte d’Enéas, multiplie les monologues. Ainsi Alexandre (v. 618 et suiv.), au cours d’une nuit d’insomnie, se repaît du souvenir de la beauté de Soredamors. Il s’accuse de ne pas avoir avoué son mal. Mais l’aveu serait-il un remède? Il s’agit donc de savoir si le mal est incurable. Mais quel est

ce mal? celui d'amour. Alexandre débat alors en lui-même la question de savoir si l'amour peut faire mal. Pour répondre il s'interroge sur la nature de la blessure d’amour et en précise le caractère paradoxal: le trait est passé par l'œil sans le blesser, c’est le cœur qui souffre. Le héros accuse alors ses yeux et son cœur de l’avoir trahi. Ce monologue ne s'achève pas là. Conformément

à la morale

de l’amour

courtois,

Alexandre

174

Le silence d’Erec

aboutit à la décision de tenir son mal pour son bien le plus précieux. Le résumé que nous venons de donner montre que le monologue tourne autour de quelques points longuement débattus. Il permet à un romancier (contrairement à toute vraisemblance) de faire montre de son savoir-faire quand il s’agit de développer des motifs traditionnels de la rhétorique amoureuse : débat

des yeux

et du cœur,

les flèches

d'Amour,

les

deux cœurs en un même corps... Les moyens de l'enquête psychologique comportent en euxmêmes des traits qui limitent la finesse de l’analyse. Ils aboutissent à une présentation schématique, généralement à la réduction de toute situation à une alternative, de tout examen de conscience à deux voix : celle de la dignité (ou raison), celle

de l’inclination par exemple. Considérées comme le lot commun à tous les amants, ces voix deviennent celles d’entités (Raison, Amour) qui gouvernent toute vie sentimentale. Ces entités sont personnifiées : Guillaume de Lorris a mené à son terme un processus en germe chez les premiers romanciers. La vie du cœur est régie par des entités dont les rapports obéissent à des lois constantes. Pour expliquer son personnage le romancier médiéval se réfère sans cesse à des règles générales, à des proverbes, aux lieux communs de la morale chrétienne. Même Thomas, pourtant si original et qui est affronté à un cas très particulier, l’explique aussi par des lois générales : < Genz sunt d’estrange nature Qui en nul lieu ne sunt estable » (Tristan, Sneyd, vv. 234-235), « Tel se quide delivrer Ki ne se fait fors encumbrer » (vv. 303-304).

La jalousie

d’Yseut

aux blanches mains est bien particulière, sa vengeance est cependant rapportée à un lieu commun: «La colère de la femme

est redoutable > (Douce,

v. 1323).

S'il est donc clair que l’analyse psychologique est limitée par la tendance des romanciers à voir le typique dans l’individuel, l’universel dans le particulier, il convient d’ajouter que cette analyse est subordonnée à la narration. Dans le roman on agit avant tout. Parler dans des monologues et des dialogues, c'est encore agir. Les meilleurs romans du Moyen Age se refusent les interventions directes de l’auteur où il s’efforcerait de fouiller l’état d’âme d’un personnage au prix d’une longue interruption de l’action. Après Cligès Chrétien y renonce pratiquement.

Quand

un romancier

se livre à un portrait, nous

avons vu qu'il vise le type universel. Quant aux analyses menées par le romancier, elles sont brèves, incidentes. Thomas fait exception sur ce point encore. Par exemple, après avoir longuement rapporté le monologue de Tristan, il intervient en son nom propre pour indiquer ce que le héros pe s’avoue pas (Tristan, Sneyd, vv. 305-310) : « Tristan s’ima-

Primat de l’éthique

175

ginait rompre avec Yseut et bannir son amour de son cœur. En épousant la seconde Yseut il voulait recouvrer sa liberté à l'égard de la première », voilà ce que

«cuide»

Tristan.

Or,

le romancier le démasque: « Mais s’il n’y avait pas eu la première Yseut, il n'aurait pas aimé autant la seconde. »

PRIMAT

DE

L’'ÉTHIQUE

Dans le roman médiéval la part faite à la psychologie reste donc limitée. On n’en conclura pas que le héros romanesque est une abstraction. Dans Chrétien, Guenièvre, Laudine, Enide,

Fenice sont autant de dames différentes. Il n’est que de lire La Mort Artu pour constater quelle complexité ont parfois certains

personnages,

comment,

par exemple,

Artu, qui dans

les romans antérieurs n’est guère qu’une figure définie par sa fonction royale, devient chez le romancier en prose un être beaucoup moins limpide, lourd d’obscurs secrets, de sombres pressentiments, ayant du mal à maîtriser les forces confuses qui l’angoissent, sa passion pour la reine, sa faiblesse, et contra-

dictoirement son obstination. On mesurera aussi la nouveauté apportée par le roman en prose en comparant les trois traîtres de Béroul, un chœur indifférencié, aux trois frères de Gauvain dans La Mort Artu : ils jouent le même rôle, mais chacun a un visage qui lui est propre. Ce qui distingue donc le roman du Moyen Age du roman psychologique moderne, ce n’est pas le résultat obtenu éventuellement, mais bien plutôt un parti pris différent. Les êtres du Moyen Age se révèlent par leurs actes, leurs réponses aux

aventures qui se présentent. Le récit alors est premier, c’est à lui que va l'intérêt du lecteur ou de l’auditeur. A coup sûr ce récit a un sens, il est le support d’une éthique. Les héros du roman sont des modèles proposés : Thomas lui-même, qui est psychologue, est aussi et davantage moraliste; il juge si la conduite de Tristan est conforme au code moral de la fine amor (Tristan, Sneyd, VV. 317-334). Or, ce sens éthique des romans est immanent aux différents épisodes du récit, à leur variation, à leur succession. Entre les aventures et leur sens, la conscience du héros ne joue pas un rôle médiateur comme

dans le roman moderne. Rien n’est plus caractéristique à cet égard qu’Erec et Enide. Que de pages ont été écrites pour rendre compte psychologiquement de l’attitude d’Erec après qu’il a entendu

le mot

d’Enide:

« Com

mar

y fus! », « Quel dom-

mage! ». À vrai dire, bien des hypothèses sont permises, tant Chrétien a été avare de précisions sur les sentiments d’Erec. Plutôt que de se livrer à une reconstruction hypothétique

176

Le silence d’Erec

appuyée sur une psychologie toute moderne (qui risque la platitude) du « drame de conscience » des deux époux, ne vaudrait-il pas mieux constater le silence de l’auteur sur ce sujet et chercher une interprétation autre que psychologique? Si moderne que soit le roman par rapport à l'épopée, ses innovations restent limitées. Ses protagonistes sont sans doute plus divers, plus nuancés, plus riches que les figures épiques. Nous sommes libres de reconnaître en eux des individus. Constatons cependant que le romancier médiéval ne cultive pas chez son héros les traits individuels pour eux-mêmes, qu'il ne cherche pas en lui ce qu’il a d’irréductible, mais ce qu’il

a d’exemplaire et de typique.

Chapitre 26

JOIES DE MARIAGE LES DEUX RÉALISMES Etudes :

J. Rychner, Introduction de l'édition mariage, Genève, Droz, 1963.

des

Quinze

Joies de

Il a longtemps été de tradition d’opposer esprit courtois et esprit gaulois comme deux constantes de la littérature médiévale. A la promotion économique et sociale de la bourgeoisie, à la fin du xu° siècle, correspondrait une inspiration littéraire nouvelle. Les bourgeois, selon cette tradition critique, ne se reconnaissent pas dans les héros épiques et romanesques. Ils aiment à retrouver dans ce qu'ils lisent des personnages qui ressemblent aux hommes qu'ils coudoient chaque jour. Leur goût les porte vers des sujets empruntés à la vie quotidienne, voire grossiers: manger, boire, gagner de l'argent, etc. Ils aiment un style cru et coloré. Portés vers la satire, ils rient de tout et d'eux-mêmes sans amertume. Ils font le succès d’une littérature où l’observation du réel satisfait leur bon sens. Ils sont enclins, en revanche, à se méfier de l’outrance des œuvres

dues à l'esprit aristocratique. Les textes marqués par le réalisme bourgeois, ce seraient le Roman de Renart, les fabliaux, les Etats du monde, le Roman de la Rose de Jean de Meun,

les farces. Une telle image de l'esprit gaulois et bourgeois ne résiste pas à un examen des faits. L'opposition entre gauloiserie et courtoisie est une invention propre à satisfaire le goût pour la rhétorique, mais elle ne correspond à rien de vérifié. Les sujets de Renart et des fabliaux sont des motifs très

traditionnels. Ils ne sont pas liés à une société déterminée. Leur vraisemblance est très douteuse. En outre, si bien des conteurs situent ces sujets dans le milieu bourgeois ou vilain contem-

porain, ils le voient d’un œil tout aristocratique. Ils font souvent rire leur public noble aux dépens des vilains soupçonnés de vouloir passer pour des courtois. Le genre relève d’un procédé traditionnel au Moyen Age, la parodie. Jean de Meun n’est pas moins sévère pour l’avarice et la cupidité des bourgeois que pour le dilettantisme des cheva-

178

Joies de mariage. Les deux réalismes

liers. Son point de vue est celui d’un clerc. Cela lui interdit de voir dans la société autre chose que l'empire fallacieux de Fortune, Son éthique informe trop sa vision du monde pour qu’elle puisse être tenue pour réaliste. Les Etats du monde sont des textes qui passent en revue les diverses catégories socio-professionnelles. Leur ton est celui de

satiriques assez amers. L'éloge du temps passé leur permet de fustiger le monde présent avec ses vices et ses abus qui sont autant de signes que la fin est proche. Ce parti pris est moins dû à l’appartenance sociale de leurs auteurs (Etienne de Fougères est un évêque, Guiot de Provins un moine, Hugues de Berzé un chevalier) qu’à la tradition même du genre. Ces textes se copient les uns les autres, ils sont toujours quelque peu en retard sur la réalité qu’ils prétendent décrire. Ils la figent, bien loin d’en admettre l’évolution. Faut-il les croire quand ils prétendent, par exemple, qu'il existe une < nature » bourgeoise avec des attributs immuablement atta-

chés à cette condition: l’avarice, la crédulité stupide, la grossièreté, la veulerie, la couardise, la déloyauté, l’impiété? Etudier les Quinze Joies de Mariage, c’est prendre une juste

mesure du prétendu réalisme bourgeois. Leur auteur au xv° siècle évoque diverses scènes de la vie d’un ménage et les querelles conjugales dont les soucis de la journée sont l’occasion: les repas, le coucher, la naissance et le soin des enfants,

les ordres à donner aux domestiques, la réception des amis, les voyages, les achats. L'œuvre est-elle réaliste? Le sujet est tout à fait traditionnel. Une longue série d’écrits antiques et médiévaux a depuis longtemps dénoncé le mariage comme une « nasse » (le mot est de Jean de Meun) et la femme comme un être démoniaque. On aurait donc tort de chercher dans ce texte une étude psychologique du caractère féminin. Ce motif classique est-il du moins renouvelé par son adaptation

à un cadre déterminé? Il ne semble pas. Ce cadre est si imprécis que l’on a du mal à dater ce texte anonyme et à déterminer son origine géographique. Si parfois les protagonistes semblent bien avoir l’activité de bourgeois, il est des cas où leur condition sociale est autre. La manière de narrer est très particulière. Une joie n’a rien de ce que nous entendons aujourd’hui par une nouvelle. La démarche du narrateur est incompatible avec un projet de description sereine de la réalité, Il s’agit pour lui d’épuiser le champ des possibilités du rapport du mari et de la femme. Que la femme soit belle ou non, riche ou pauvre, jeune ou âgée, que le mari soit sage ou sot, libéral ou avare, crédule ou jaloux, peu importe! Quelle que soit la situation, la conclusion est la même : le mari est cocu, battu et content, « enclos

Joies de mariage. Les deux réalismes

179

en la nasse.. La usera sa vie en languissant tous jours et finera misérablement-ses jours ». Le début de la Joie 2, la Joie 5 (89-97) sont particulièrement caractéristiques de la démarche du narrateur : il appert que, quels que soient les dons du mari, il laissera son épouse insatisfaite : « et sachez qu'elle fait a son amy cent chouses et moustre des secretz d’amours et fait pluseurs petites merencolies que elle n’ouserait faire ne monstrer a son mary; et auxi son amy lui fera touz les plaisirs qu’il pourra et lui fera moult de petites bichoteries ou el prendra grant plaisir, que nul mary ne savroit faire. Et s’il le savoit bien davant qu'il fust marié, si l’a il oublié, pour ce qu’il s’anonchallist et se abestist a soy quant ad ce; et auxi ne le vouldroit pas faire, car il lui sembleroit qu’il le apprendroit a sa femme et que elle ne le scet point ». Au surplus, il apparaît vite que, s’il y a une vérité dans cette description des rapport entre époux, l’on peut faire abstraction, pour l’apprécier, de leur sexe. Si l’on veut voir dans leur conflit les conséquences du fâcheux caractère féminin, ce texte prendra l’allure d’une thèse plaidée lourdement et laborieusement. Il est, en revanche, une brillante mise en scène d’une situation qui fait s'affronter un être (l’homme) investi par la tradition d’une autorité théoriquement sans partage avec un autre être (l'épouse) qui, statutairement subordonné, cherche à exercer le pouvoir de fait. Cette relation n’est pas celle de deux sexes, elle est celle du fort et du faible, de la force et de la ruse, du loup et du renard. Le dialogue, dans les Quinze Joies, reste comme tout dialogue médiéval très construit malgré la multiplication des « Par ma foi! ». Souvent il ne se développe pas librement, mais, à la manière d’un manuel de conversation, propose plusieurs options. Quoi que dise le mari, la femme tient sa réponse prête, et elle prend systématiquement le contre-pied des paroles de son époux. Est-il besoin de dire qu’un manuel de conversation pour voyageurs en pays étranger n’a rien de particulière-

ment naturel? Les Quinze Joies n’ont aucune vraisemblance si l’on y cherche un tableau de mœurs domestiques. En revanche, elles témoignent d’une mentalité imbue du mépris de la femme. Certes, elles comportent une part de jeu. L'auteur, dans une pirouette finale, conclut qu'il écrirait aussi bien un livre à la défense des femmes. Néanmoins le jeu est significatif : toute

époque ne s’y complairait pas! Si la littérature médiévale doit donc être interrogée avec précaution par celui qui y cherche un témoignage sur la vie vécue chaque jour, elle reste un docu-

ment précieux qui révèle une mentalité.

180

Joies de mariage. Les deux réalismes

Ainsi le Moyen Age ignore ce que les modernes appellent réalisme, attitude qui a reçu sa définition dans une école de la fin du ‘xx siècle. Dans un texte souvent cité (Rose, vv. 15975-16004), Jean de Meun montre Art en train de contrefaire, de singer Nature. Ne nous laissons pas abuser par ces vers! Car Nature, elle-même, ne fait que reproduire les

êtres de l’univers en leur imprimant leurs traits spécifiques. Or les espèces ont été faites à l’origine par Dieu à l’image des Idées éternelles inscrites dans son esprit. Le réalisme du Moyen Age est celui de Platon, que l’on nomme parfois idéalisme. La distinction entre les deux réalismes, le médiéval et le moderne, que De Bruyne (Etudes.., t. 1, p. 302) fait à propos de la peinture ! du haut Moyen Age, peut être génélalisée et étendue sans abus à la littérature : « Cette peinture d’un réalisme pensé est très loin de celle qui se fonde sur le réalisme de la vision directe plus ou moins stylisée. »

1. À ce propos il est bon de maintenir contre l'esprit de système et ses conclusions hâtives que, dans une société donnée, toutes les formes de la culture n’évoluent pas au même rythme. On a souvent remarqué

que la sculpture gothique rompt dès le xrr° siècle avec la raideur et le

hiératisme romans

et tend à la représentation

du réel observé et de la

nature visible. De même, la peinture des xIv* et xv* siècles frappe

parfois le Bon perçoit du xv*

par sa modernité : il n'est que de rappeler le portrait de Jean et ceux de ses successeurs. Il faut bien constater que, si l’on les signes d’une évolution analogue dans la littérature, à la fin siècle l'emprise des formes traditionnelles demeure la plus forte.

Chapitre 27

LA

L’ESCARBOUCLE LUMIÈRE ET LES

SENS

Etudes :

D. Poirion, « L'Enluminure poétique : la richesse et la grâce », dans Le Poète et le prince, Paris, P.U.F., 1965, pp. 487-511. J. Frappier, « Le Thème de la lumière, de la Chanson de Roland au Roman de la Rose », dans Cahiers de l'association internationale des études françaises, 20, 1968, pp. 101124. Faute de nombreuses études de détail préalables, il est diffi-

cile de préciser ce que la littérature médiévale retient de la sensibilité de l’homme an monde extérieur, du contact sensuel qu’il a avec les choses, avec la nature, avec les objets, avec son propre corps. Nous nous en tiendrons à quelques remarques sur les descriptions et les comparaisons.

DES

DESCRIPTIONS

ORNEMENTALES

AUX

CHOSES

VUES

La découverte des modèles latins, aux environs de l’an 1150, révèle aux romanciers un genre de description fort recommandée par la rhétorique classique : la description ornementale qui constitue comme une pause dans la narration et donne au poème de l’éclat et de la magnificence. Les romans antiques

lui font une place considérable.

Dans

Thèbes (vv. 3175 et

suiv. et vv. 4217 et suiv.), la tente du roi grec Adrastus est ainsi décrite par deux fois, ce qui n’ajoute rien au récit et constitue tout au plus une indication sur la puissance du roi. Enéas et Troie multiplient également les descriptions de salles merveilleuses, de chevaux aux couleurs extraordinaires, de tombeaux et d’automates. Or, le goût de tels morceaux de

bravoure est passé assez vite. Chrétien de Troyes, après Erec, renonce à eux ou du moins se soucie de mieux les intégrer au récit. Il est imité par bien des romanciers qui condamnent ce pittoresque qu'ils jugent outré et mensonger, propre à compromettre la vraisemblance romanesque ainsi que le dit l’auteur d’Yder (vv. 4492 et suiv.) :

182

L’escarboucle. La lumière et les sens

Tels diz n’a fors Tant en acreissent Mes jeo n'ai cure Iperbole est chose Qui ne fu et qui

savor de songe, les paroles, d’iperboles. non * voire n'est a croire.

F *yraie

De fait, dans l'épopée comme dans le roman en dehors de la trilogie antique, on est frappé de constater à quel point les rares éléments descriptifs sont appelés par les seuls besoins du récit et intégrés à lui. Attitudes du corps, gestes et jeux de physionomie, évocations du décor matériel ou des paysages naturels ne sont notés qu’incidemment et ce sont toujours les mêmes éléments, commandés par la matière même des œuvres, que l’on rencontre : gestes de la guerre qui impliquent aussi la description des chevaux et des armes, gestes des tournois et évocation des connaissances ou blasons; activités des chasseurs et des navigateurs (Wace, Thomas); gestes de l'amour ou de la politesse; images de banquets, de campements, de conseils. De même, les quelques comparaisons que les premiers romanciers développent un tant soit peu, sont empruntées aux mêmes domaines. Yvain poursuit Esclados le roux (Yvain, VV. 882-887 » : « Comme le gerfaut fond sur la grue du plus loin et s’approche tant d’elle qu’il croit la prendre, mais n’y parvient pas, ainsi Esclados fuit et Yvain le pourchasse de si près qu’il manque de le saisir à bras le corps et pourtant il ne peut pas l’atteindre une bonne fois.» Plus tard (vv. 42454248) le géant Harpin mort, tous les spectateurs rivalisent de vitesse, « tous courent à la curée, comme le chien qui a pourchassé la bête tant et,si bien qu’elle est prise; ainsi couraient-ils sans traîner tous et toutes ». Subordonnés au récit, empruntés aux activités de l’homme, les éléments descriptifs, pour rares qu'ils soient, sont toujours d’une grande précision. Thomas (Tristan, Douce, vv. 15911612), quand il décrit la tempête qui sépare Yseut de Tristan, sait manifestement de quoi il parle. De même Chrétien, quand il montre Yvain dépouillant un chevreuil : « alors il commence à l’écorcher, il lui fend le cuir au-dessus des côtes, taille une tranche de filet dans la longe; il tire le feu d’un caillou gris et enflamme du bois sec, puis il embroche son filet pour le faire rôtir rapidement au feu» (Yvain, vv. 3454-3460). La précision des traits se retrouve dans les récits de bataille soit épiques, soit romanesques : voici un détail du duel de Lancelot et Gauvain dans La Mort Artu (p. 196): « leurs écus ont été si malmenés que vous auriez pu passer vos poings à travers.

[Lancelot et Gauvain] sont si lassés et épuisés qu’à plusieurs

reprises il arriva que leurs épées tournaient dans les mains au moment où ils croyaient se frapper l’un l’autre. »

L’emprise de la tradition

183

Le Tristan de Béroul doit beaucoup de sa beauté à la densité et à la crudité de traits concrets brefs, mais nombreux : « le roi

avait fait lier Yseut à l’instigation des trois traîtres. Ses poings avaient été si serrés que le sang coulait sur ses doigts. Ses pleurs inondent son visage. La dame était étroitement serrée dans une robe de soie sombre où courait un fil d’or. Ses cheveux battent ses pieds. Elle avait paré ses tresses d’un mince fil d’or » (vv. 1051-1054 et 1145-1150). Et voici des lépreux: «cent compagnons avec bâtons. Jamais vous n’en avez vu

d'aussi laids, aux visages plus tuméfiés. Chacun tenait sa cliquette. Ils crient au roi d’une voix rauque » (vv. 1159-1164). D’autres œuvres littéraires nous fourniraient bien des exemples: nous

ne citerons ici ni Jean Renart,

ni Jean de Meun,

ni Villon, mais quelques vers du fabliau des Trois dames de Paris, difficiles à traduire, tant est délicat le goût de l’amateur de bon vin: Je sai vin * de riviere * de coteaux Si bon qu’ * ainz tieus ne fu plantez! * jamais pareil Qui en boit, c’est droite santez. Car c'est uns vins clers, * fremians, * brillant Fors, fins, sus langue frians, Douz et plaisanz a l’avaler.

Il convient de le boire à petits traits, Pour plus sur la langue croupir. Entre deux boires un soupir 1 doit on faire seulement; Si en dure plus longuement La douceur en bouche et la force.

L’EMPRISE

DE

LA

TRADITION

Toutes ces remarques attestent une réelle attention aux choses. Nous voyons aussi qu’elle est intimement liée à la progression du récit des activités de l’homme. D’autre part elle n'échappe pas à l'emprise du style traditionnel.

Les éléments descriptifs ne sont notés que pour autant que leur mention est utile. Une indication brève souvent suffit. Le lecteur moderne est frappé par l’absence de représentation concrète de l’espace. Ce dernier est divisé en lieux: dans la chanson de geste, la salle du conseil, le champ de bataille (plaine ou desrubant, ravin où se tendent les embuscades), prison, places fortes (Nîmes, Orange); dans le roman, quelques

éléments jalonnent l’espace : le château, la forêt, la clairière, la rivière. Ils sont mentionnés, ils ne sont pas, sauf les chäteaux, vraiment décrits.

L’escarboucle. La lumière et les sens

184

On sait que le défilé de Roncevaux n’est guère évoqué que par trois vers: Halt sunt li pui e li val tenebrus (Roland, v. 814) Hait sunt li pui e tenebrus e grant (v. 1830) Haït sunt li pui e mult haït les arbres. (v. 2271)

Or leur place dans le récit est hautement significative. Quant à la forêt, elle n’éveille apparemment pas au Moyen Age ce que nous appelons le sentiment de la nature. Pourtant elle joue un grand rôle dans les romans et dans les épopées. Refuge pour les hors-la-loi et les ermites, elle est propice aux embuscades,

aux rencontres,

aux aventures.

Béroul ne décrit

pas la forêt du Morrois où les amants se réfugient, mais seulement les activités de Tristan chasseur. C’est tout juste si quelques

traits

viennent

éclairer

la

scène

de

l'épée

(Tristan,

vv. 1826-1829): Vent ne court Uns rais decent Yseut, que plus * Eisi s’endorment

ne fuelle ne tremble. desor la face reluist que glace. li amant.

* Ainsi

D'autres éléments descriptifs font l’objet d’un enseignement traditionnel. Les jongleurs apprennent comment décrire un combat, les romanciers et les poètes lyriques l’art de peindre un personnage ou une matinée de printemps. Tous usent des mêmes brèves comparaisons traditionnelles : le chevalier est plus fier qu’un lion ou un léopard, plus rapide qu’un chevreuil; ses yeux sont vairs (perçants) comme ceux d’un faucon; la femme est plus blanche que neige; par sa beauté elle efface l'éclat de ses suivantes comme le soleil celui des étoiles, comme

l’escarboucle celui des autres pierres précieuses. Il faudrait une étude des descriptions, des métaphores et des comparaisons pour dégager des constantes. Des quelques textes cités il ressort au moins que la préférence des poètes va à tout ce qui est riche, c’est-à-dire coloré, brillant, Nous avons dit que les.romanciers se sont vite morceaux décoratifs, il faut faire au moins ils n’ont pas renoncé à décrire minutieusement éclat incomparable comme les couronnes et

clair, lumineux. lassés des longs une exception: les objets d’un les coupes d'or

où sont serties des pierres précieuses. LA

LUMIÈRE

Une fois soulignées l'absence de gratuité de la description et l'emprise de la tradition, il est permis de conclure sur les

La lumière

185

rapports de l’homme au monde naturel. Ils n’ont rien de romantique. La nature n’est qu’un cadre pour les activités de l’homme.

Certes, il convient de compléter cette remarque en tenant compte de ce que nous savons du symbolisme et du merveilleux au Moyen Age. Cependant, à qui nous aura suivi, nos remarques ne paraîtront pas contradictoires. Le symbolisme définit avec précision les correspondances entre l’homme et la nature; le merveilleux est avant tout du féerique, qui lui aussi

explique l’homme et l'univers. En somme, les rapports du macrocosme et du microcosme sont dépourvus de mystère. Si l'homme éprouve parfois de l’angoisse devant le monde naturel, ce n’est pas qu’il ignore, c’est qu'il sait trop bien quelles forces peuvent se déchaîner. L'homme et la nature sont face à face. Le nombre relativement restreint des longues comparaisons chez les romanciers, comme les caractères de ces morceaux, montrent que le romancier ne se soucie pas de tisser tout un tissu d’obscures analo-

gies entre l’homme et la nature, et qu’il ne verse pas dans le panthéisme. Néanmoins une réalité traverse, pour les poètes du xiIr° siècle, microcosme et macrocosme : c’est la lumière. Avant

que les théologiens, développant des thèmes néo-platoniciens, affirment que les êtres depuis la pierre inanimée jusqu’à Dieu ont sur une échelle une place qui est fonction de leur degré de participation à la lumière éternelle émanée de Dieu, avant qu'ils disent que la lumière constitue l’essence des êtres, la

synthèse de leur bonté et de leur beauté, les poètes célébraient l'éclat des heaumes et des épées, des coupes et des couronnes, des pierres et de l'or; la clarté du soleil se levant par une journée de printemps sur un verger où fleurs, oiseaux et amoureux s’éveillent à la vie; la luminosité du teint de la femme, la blondeur de ses cheveux; la lumière de la foi qui illumine le cœur du croyant; la lumière de l’amour qui purifie le cœur de l’amant, aveugle ses sens et sa conscience. Car cette

lumière qui cerne les contours et fait resplendir les surfaces, aide les poètes à manifester dans les êtres sensibles la présence des Idées exemplaires, à faire voir l’essence des êtres plutôt que leurs particularités accidentelles. C’est par cette reconnaissance de la présence de la lumière au cœur de toute chose que se révèle la sensibilité médiévale au monde extérieur et que s’atteste sa claire conscience de l'unité de tous les êtres. Et il en va ainsi pendant tout le Moyen Age. Il est vrai que des auteurs ont un sentiment moins abstrait de l'unité des êtres. Chez Jean de Meun, sans doute sous l'influence de l’aristotélisme, le thème de la lumière s'enrichit de nouveaux aspects. Il ne voit pas seulement en elle une

186

L’escarboucle. La lumière et les sens

source qui idéalise les êtres, les rend un peu évanescents, mais des rayons qui font ressortir les détails changeants des choses (Rose, éd. Langlois, vv. 17987-18000). IL trouve encore en elle l’objet d’une étude scientifique et d’une utilisation pratique par la technique des miroirs. La lumière n’est plus chez lui un attribut privilégié de Dieu, mais un des aspects de sa puissance créatrice. Au principe de l'homme comme de la nature Jean de Meun met moins la

lumière que la fécondité, la capacité de recréer indéfiniment la vie: on pourrait le vérifier en étudiant les métaphores, images et comparaisons que Jean de Meun prodigue avec une générosité inconnue de tous ses prédécesseurs, — il n’est que de le comparer à Guillaume de Lorris. Jean de Meun n'est sans doute pas le seul poète chez qui se perçoit un nouvel état d’esprit, l'évolution du lyrisme de Guillaume de Machault à Charles d'Orléans va dans le même sens. Il n’en reste pas moins que l'emprise de la tradition est très forte. Jusqu'à la fin du Moyen Age, la littérature témoigne d’une sensibilité au monde extérieur étroitement déterminée par les nécessités de l’activité immédiate des hommes,

mais informée

par les modèles

traditionnels,

et

qui trouve dans la luminosité le principe par lequel Dieu qui est lumière, assure l'unité des êtres depuis les Idées jusqu’au monde matériel en passant par le cœur et le corps humains. \

Chapitre 28

LE LAI DE L’'OMBRE L’'ILLUSION ROMANESQUE Etudes :

F.

Lyons, « Guillaume de Les Eléments descriptifs

Dole dans

par Jean Renart»s, dans le roman d'aventure au

XIII siècle, Genève, Droz, 1965, pp. 108-132. P. Jonin, « Aspects de la vie sociale au xif siècle Yvain >», dans

L'Information

littéraire,

16, 1964,

pp.

dans 47-

54. A. Henry, « L’Expressivité du dialogue dans le roman », dans La Littérature narrative d'imagination, Paris, P.U.F.,

1961, pp. 3-19. S'il n'y à guère de points communs entre le réalisme moderne et le réalisme médiéval, les romanciers du Moyen Age n’ont pas ignoré les procédés qui tendent à donner au lecteur l'illusion de la vérité. L'essor même du roman est lié à une crispation de la classe chevaleresque sur ses valeurs. Plus elle se sent contestée, plus elle tend à faire passer pour

naturelles romans romans

LE

ses

prétentions.

Du

même

coup,

des

premiers

antiques à Jean Renart, la matière et la forme s’assouplissent pour faire toujours plus vrai.

CADRE

des

ROMANESQUE

Au Moyen Age, du moins avant l'apparition au xIv° siècle de romans autobiographiques, aucun sujet n’est jamais donné par la vie réelle. Un roman doit toujours son intrigue à une source littéraire ou folklorique. Dans ces deux cas elle se déroule également dans un cadre qui est pratiquement contemporain de l’auteur. Même les Romains et les Bretons vivent avec les mœurs et partagent les pensées des che-

valiers du x siècle. Le décor est donc celui du xn° siècle avec ses cités et ses châteaux (Perceval), ses scènes d'intérieur (Yvain, vv. 5354-5450; Dole, vv. 1116-1254). Les romans décrivent souvent avec soin les meubles et les vêtements, les armes

et les parures,

le cadre de la vie noble au xl

siècle, Les

188

Le lai de l’ombre. L'illusion romanesque

scènes de tournoi

(Lancelot,

Dole) sont contées avec un res-

pect méticuleux de l'étiquette et sont l’occasion d'évoquer avec pittoresque le tumulte des foules attirées par le spectacle. Les romanciers ne négligent pas les petits faits < vrais » : dans Guillaume de Dole, le messager de l’empereur d’Allemagne apporte à Dole une lettre revêtue du sceau impérial. La compagnie vu

son

pareil

admire ce sceau comme (vv.

988-991).

si elle n’avait jamais

Effectivement,

les

historiens

nous enseignent que la France ignorait alors l’usage des bulles d’or qui étaient réservées aux actes émanant de l’empereur ou encore de Venise.

Le soin apporté aux descriptions va de pair avec leur intégration au récit. Dans les romans antiques elles sont souvent des ornements plaqués sur la narration. Chez Chrétien de Troyes et chez Jean Renart, elles sont motivées par une péripétie et jouent un rôle dramatique. Ne brillant plus pour elles-mêmes, elles servent à donner aux fables racontées la couleur du vrai. Elles permettent de rapprocher le héros du lecteur qui s’identifie ainsi plus aisément au modèle proposé. Les romanciers tirent des effets variés du procédé. Parfois, comme dans Lanval et Yonec, la précision des détails juridiques et matériels donne au merveilleux plus de puissance expressive. L’extraordinaire s’impose avec d’autant plus de force qu’il se détache sur les apparences familières de la réalité observée, obvie. Il en va un peu de même dans le Tristan de Béroul, où les amants sont d’autant plus à part que le monde où ils vivent a la banalité du monde humain. Parfois, comme dans le Tristan de Thomas, tout élément merveilleux est gommé. La cour de Marc est à l’image de - celle d'Henri II d’Angleterre. Tout pittoresque se trouve

banni.

Rien ne doit distraire

l’attention.

Les péripéties

de

l’aventure perdent de leur importance. Le regard doit se fixer sur les seuls remous qu’elles font naître au fond des

CŒUrs. Dans

Yvain (v. 5182 et suiv.), le héros entre dans le chä-

teau de Pesme-Aventure où un roi est contraint par deux monstres à exploiter durement le travail de tisseuses de soie qui se plaignent amèrement de la médiocrité de leur salaire et de leurs mauvaises conditions de vie. L'épisode est décrit avec

assez

de précision pour

qu’on puisse reconnaître

dans

ces tisseuses les ouvrières misérables d’un atelier seigneurial champenois. D’autre part, l’aventure est sans doute la modernisation,

la rationalisation

imparfaite

d’un

conte

cel-

La présence des corps

189

tique où le héros libérait des prisonnières captives de l’AutreMonde : le visage du dieu de la mort est en quelque sorte

dédoublé dans le roman français, sa face bénéfique étant dévolue à un roi impuissant, sa face maléfique à deux monstres. Cependant Chrétien n’est pas un mythologue et il ne sait rien de cette signification mythique, religieuse, du récit qu’il a recueilli. Il n’est pas davantage un écrivain < engagé ». Même s'il avait été sensible à la misère des pauvres, on le voit mal, poète de cour, risquer un plaidoyer pour eux. Pourquoi donc cette misère si exactement observée? cette précision chiffrée? Ce ne peut être que pour donner à son public du xn° siècle une idée tangible du malheur qui fasse ressortir moins la misère des victimes dans la société que la grandeur de l’œuvre rédemptrice accomplie par le chevalier dans le roman, où les jeunes ouvrières semblent bien être des demoiselles de noble condition.

LA

PRÉSENCE

Si les

DES

descriptions

CORPS

typifiées

du

physique

des

héros

et

héroïnes n’ont rien de très vraisemblable ni de particularisant,

en revanche il faut rappeler les passages où le romancier s'attache à noter dans sa précision un geste, une attitude, tel détail du corps de son personnage. Ces notations brèves sont d’un relief d’autant plus net qu’elles sont moins nombreuses. Elles ralentissent le rythme narratif, étirent la durée du récit. En voici deux exemples : dans Yvain (vv. 1416-1419) le protagoniste regarde, caché, Laudine en deuil: .… Sovant se prant a la * gole Et tort ses poinz, et bat ses paumes, Et list en un * sautier, ses saumes, Anluminé a letres d’or.

* gorge * psautier

Le récit est ralenti pour souligner l'importance de ce moment où Yvain s'éprend de la femme de sa victime. Dans Lanval (vv. 49-50) le récit est d’ordinaire si sec que la mention d’un détail (le soin pris par Lanval à plier son manteau) fait sentir, mieux que de longues analyses, de quel poids d’ennui et de solitude le temps pèse sur le héros méconnu par son roi. L’attention portée de l'extérieur sur les corps et les comportements est donc un moyen indirect d'évoquer les sentiments, qui a l'avantage de permettre à l’auteur de s’absenter, de feindre l’objectivité de celui qui ne dit que ce qu'il voit.

190

LE

Le lai de l’ombre. L’illusion romanesque

DISCOURS

DIRECT

Comme le procédé précédent, le discours direct a un double effet : rapprocher le temps narratif du temps vécu et rendre l’auteur absent. Ce dernier ne fait que transmettre un document brut sur l’état d’esprit de son héros. Ainsi le romancier simule l’objectivité. Surtout, quand il s’agit d’une brève insertion, le dialogue, qui est retrait feint de l’auteur, peut être d’un grand effet dramatique en laissant le lecteur seul en face du personnage. Dans Yvain (vv. 1-650) l'exposition -est faite brillamment par le moyen d’une conversation des plus naturelles entre des chevaliers en faction devant la chambre royale. Par Jà l’auteur fait l’économie d’un long récit qui devient discours vrai de ses personnages. Ce « réalisme » a ses limites. Les dialogues, dans les romans du Moyen Age, ont toujours une très forte structure. Ils ne sont pas exempts de rhétorique. Successions de questions et de réponses articulées sur des formules répétées, ils tiennent toujours du procès devant une cour de justice, où il est essentiel que la phrase dise avec clarté ce qu’elle doit dire, et ne suggère rien d’autre. Les personnages ne se trahissent guère par leurs mots, qui restent les instruments sûrs d’une pensée réfléchie. Il est rare de voir sourdre par eux, en eux, quelque sentiment qui déborde l'information qu’ils donnent. De même les monologues intérieurs depuis Enéas ne sont

en fait que des dialogues très fortement charpentés, où la dialectique sentimentale prend appui pour rebondir sur des mots répétés selon un procédé de la rhétorique, la correctio. Voici comment progresse le monologue de Soredamors dans Cligès (vv. 469-515): Or * me grieve ce que je voi. Grieve? Nel fet, * ençois me siet SAUT EN L'ISASLIUR MAO à

Sa volentez me fait doloir. Doloir? Par foi, donc sui je fole. Volantez * don me vaigne enuis Doi je bien oster, se je puis. Se je puis? Folle, qu’ai je dit?

* m’accable * mais au contraire me plaît *’d’où me vient

Cet exemple est typique; encore avons-nous négligé bien des interrogations et des reprises. Plus encore que le dialogue, le monologue médiéval ne laisse rien émerger du flux des sentiments intimes et ne fait se succèder que des pensées claires.

Le romancier et son ombre

191

Aucun écrivain, fût-il de théâtre, ne s’est jamais comporté comme une table d'écoute! Le langage qui se veut « parlé », chez Balzac, Zola, Céline, bien d’autres, est toujours stylisé. La

rhétorique du langage écrit, qui se prétend une transcription du parlé effectif, peut différer de la rhétorique du style soutenu, elle n'existe pas moins. Au Moyen Age, plus qu’en tout autre temps, on stylise le réel et donc le langage. Le besoin de faire naturel n’est pas éprouvé avec autant de force qu’à l’époque où Diderot, par exemple, invente le langage « entrecoupé ».

LE

ROMANCIER

ET

SON

OMBRE

A l'égard de ses créatures le romancier médiéval prend parfois deux attitudes en apparence contraires, mais dont l'effet est le même : faire croire à l’absence du créateur ou à l’autonomie des créatures, faire oublier qu’il s’agit d’une fiction

et non de la vie. Yvain rendu invisible vv. 1055-1419)

par

un

anneau

magique

(Yvain,

assiste au tumulte des gens du château dont il

a tué le seigneur et au deuil que mène la veuve. Chrétien ne décrit (presque) rien que ne voie son personnage : c’est par les yeux d’Yvain que le lecteur considère Laudine. Ce procédé

est utilisé plus systématiquement dans Perceval, où Chrétien se refuse à rien apprendre au lecteur avant que Perceval ne lait appris. L'effet est d'autant mieux venu, qu’il s’agit pour le lecteur de découvrir l’univers avec un nice, un simple au cœur pur, au regard clair, Cependant Chrétien et Jean Renart usent surtout d’un second procédé, apparemment opposé au précédent, Par des réflexions ironiques, par des intonations malicieuses, le romancier prend ses distances avec ses personnages. Ce n’est pas pour montrer qu’il tire les ficelles du jeu, mais pour poser ses créatures en êtres autonomes. Il se tourne vers le lecteur pour le prendre à témoin, pour sourire avec lui de ces êtres qu'il feint de ne pas connaître. Dans le Lai de l'Ombre, qui n’est qu’un long dialogue, les interventions de Jean Renart ne sont pas destinées à informer le lecteur des pensées intimes des deux devisants (cela est accessoire); ces interventions donnent seulement une forme aux réflexions que les lecteurs ne peuvent pas manquer de faire. L'auteur s’est identifié à son lecteur.

Chapitre 29

L’ÉVOLUTION DU ROMAN

Etudes :

E. Kôhler, Trobadorlyrik und hôfischer Roman, Berlin, Rüttend

und Loening,

1962, pp. 9-20 et 213-223.

A. Fourrier, Le Courant réaliste dans le roman courtois en France au Moyen Age. Tome 1: les débuts (xn° siècle), Paris, Nizet, 1960.

Le mot

de roman

vient d’un adverbe latin: romanice

>

romanz, « en langue latine vulgaire, parlée, » c’est-à-dire < en français ». Pris peut-être pour un substantif pluriel, le mot reçoit un singulier romant, roman, terme qui désigne tout texte en langue vulgaire, à l'exception, en principe, de la chanson de geste. Le sens moderne s’esquisse assez tôt (Yvain, v. 5360). Le roman, tel que nous l’entendons aujourd’hui, est au Moyen Age l’œuvre en langue vulgaire par excellence. Son nom même

indique que le genre a une dette envers la littérature en latin dont il s’est peu à peu affranchi pour finir par s’opposer à elle. Les premières œuvres romanesques datent du xn° siècle comme les chansons de geste. Mais, alors que les épopées semblent nées depuis longtemps, le roman paraît naître sous nos yeux et chercher son nom: Chrétien semble avoir proposé sans succès celui de conjointure (Erec, v. 14).

Comme l'épopée, le roman satisfait le besoin d’entendre raconter des prouesses guerrières dépassant la moyenne. Mais, alors que Roland ou Guillaume étaient des héros populaires, Enéas, Lancelot ou Tristan sont des héros dont l’appréciation est réservée à la seule élite. Le Roman de Thèbes (vv. 1316) le dit nettement: Or s’en tesent de cest mestier, Se ne sont clerc ou chevalier, Car ausi pueent escouter Comme li asnes a harper.

En effet l'essor du roman est lié au deuxième âge féodal (M. Bloch), à la transformation de l’aristocratie de fait en une noblesse de droit, jalouse de ses prérogatives politiques comme de ses valeurs morales chevaleresques et courtoises. Il lui faut

Les premiers romans

193

parallèlement tenir à l’écart les vilains (paysans et bourgeois des communes) et affirmer sa dignité propre, celle de valeurs profanes, laïques, face à l'Eglise. Enfin la chevalerie prétend ériger sa morale de classe en vérité universelle. Il en résulte pour le roman deux conséquences. D’une part, cette vérité aristocratique si particulière, qui se veut la vraie vue sur le monde

et ses fins, doit se faire passer pour natu-

relle. L’épopée ancienne semblait refléter une société et des valeurs hors de toute contestation: elle n’avait pas besoin de les accréditer par les preuves tangibles de la vraisemblance. Le roman, au contraire, va s'engager toujours plus avant dans une tentative pour donner l'illusion du réel vécu. D’autre part,

la démarche des romanciers n’est possible qu’en empruntant au moins dans un premier temps les seules voies déjà frayées : ou bien le moule de la chanson de geste, mais seul Albéric de Pisançon

et ses remanieurs

l'ont fait, ou bien le moule reli-

gieux, ce qui suppose la collaboration de certains clercs.

LES

PREMIERS

ROMANS

Le roman frappe d’abord par sa forme. Ce n'est pas un genre chanté, mais destiné à la lecture à haute voix. D’autre part, sauf le Roman d'Alexandre (vers 1130) qui emprunte la forme des chansons de geste, les premiers romans sont faits d’une succession d’octosyllabes rimant deux à deux. Or cette

forme est celle de traductions d'ouvrages latins religieux (Voyage de saint Brandan), didactiques (Lapidaire de Philippe de Thaon), historiques (Brut de Wace). Les premiers romans ou romans antiques sont d’ailleurs des traductions-adaptations: Thèbes de Stace, Enéas de Virgile, Troie et Alexandre de divers textes latins sur la guerre de Troie et les conquêtes d'Alexandre. Si la forme romanesque est donc d’origine cléricale, dans le détail de la technique ces premiers romans sont fortement imprégnés des procédés de rhétorique appris par les clercs dans les écoles, comme les descriptions et les monologues intérieurs. Le choix de la forme historico-religieuse indique chez les

romanciers qu’ils prétendent à l’authenticité. Cela ne fait pas de difficulté dans les romans antiques où les sujets se veulent historiques. De plus, on croit que les textes latins sur Troie ont pour auteurs Darès le Phrygien et Dictys de Crète qui passent pour avoir combattu sous les murs de la cité et pour avoir été témoins de sa chute. Ces romans prétendent tirer de l’histoire un sens, à la fois savoir et sagesse, connaissance du passé et leçon morale.

194

L'évolution du roman

Alexandre débute par le rappel du verset de l’Ecclésiaste: « Vanité des vanités. » La vie du conquérant va illustrer ce mot. Lui qui sonda les cieux et les mers et qui fut le maître de l'univers, connut une fin misérable. Cette leçon ne va pas sans pessimisme. Elle est imbue de mentalité cléricale : le monde antique ignore le vrai Dieu. L'image donnée de l’amour humain est généralement sombre; il est source de malheurs ou victime du malheur.

Néanmoins le sens des romans antiques n’est pas tout entier dans ce pessimisme, comme le montre l’étude de ses motifs. S'ils poursuivent la tradition épique des batailles et des plaids, ils

introduisent des éléments nouveaux : la peinture du décor quotidien et de mœurs nouvelles qui sont justifiées par l’importance attachée aux valeurs nobiliaires comme la courtoisie et la place faite à l’amour.

L'ÉPANOUISSEMENT

DU

ROMAN

EN

VERS

Dans la seconde moitié du xtr° siècle, le genre prend un élan décisif en s’appropriant une masse de contes folkloriques, riche matière pour l'imagination. Elle est sans doute en ellemême sans garantie de vérité historique, mais, plus malléable que l’histoire antique, elle est apte à subir l’impression d’un sens, celui-là même que le monde courtois veut donner à l'univers. \ Ce sens est la vérité d’une classe. Il se confond avec les valeurs de chevalerie et de courtoisie, parfois avec un art d'aimer inaccessible au commun des hommes, /a fine amor. Dans les romans de Chrétien, le chevalier exemplaire n’a

d’abord l’air de rien. Erec se désintéresse de la chasse au blanc cerf, Lancelot est un inconnu qui accepte le déshonneur de monter dans la charrette d’infamie, Yvain dissimule son inten-

tion de tenter l'aventure, Perceval est un nice, un nigaud. Leur médiocrité apparente est cependant ce qui les prédestine à l'aventure. Animé par l'amour, le chevalier s’accomplit en redressant les torts, en ‘ramenant dans la société que mine un cancer secret, l’ordre, la paix et la joie. Cela suppose qu’il s’écarte d’abord de la cour. Ainsi le roman résout le conflit entre l’orgueil de l'individu noble et la solidarité de classe. Au terme du roman, le chevalier est comme un sauveur dont la religion serait l'amour, valeur profane aussi exaltante pour l’homme noble que pour le clerc l’amour de Dieu.

Il est vrai que les romanciers devaient résoudre un problème capital, s’ils voulaient maintenir la cohérence de leur vision du monde. L'amour de la femme est-il compatible avec une

L’épanouissement du roman en vers

195

mission salvatrice? Contre la morale de l'Eglise et contre la sagesse traditionnelle, qui prétendaient que l’amour est une passion anti-sociale (c’est la conception du Tristan de Béroul), les romanciers s’efforcent, à partir des intuitions de Ja fine amor, d'établir qu’au contraire l'amour peut sauver la société.

Pour ce faire, ils adaptent les conceptions des troubadours aux nécessités de la vie. Thomas refait Tristan. Chrétien propose plusieurs

solutions : dans

Cligès,

il montre

que

le mariage

d'amour peut être une solution au conflit et il la met victorieusement à l'épreuve dans Erec et dans Yvain. Dans Lancelot, en revanche, il présente le type triomphal du chevalier amant et rédempteur. La matière des romans est de sources très diverses. Elle est faite de contes grecs, orientaux, celtiques, hagiographiques. Les contes bretons ont eu un succès tout particulier. Or, ce sont de tous les moins historiques. Jean Bodel les disait « vains et plaisants ». Ce sont pourtant eux qui permettent le mieux aux romanciers de modeler l’image chevaleresque du monde. Pour accréditer cette image, les maîtres du roman s'efforcent de lui donner les couleurs de la réalité. Thomas remanie Tristan avec l'intention de faire disparaître les incohérences de la version < commune » et au nom de la verur et de la raison (Tristan, Douce,

vv. 835-884).

Il sacrifie le merveilleux pour

lui substituer comme ressort de l’aventure les mouvements du cœur humain et les exigences de la fine amor. Chrétien fait en sorte d’apprivoiser le merveilleux et de le rendre assez vraisemblable et naturel pour qu'il serve de vecteur au sens chevaleresque du monde. Enfin les romans bretons sont particulièrement prisés parce qu’ils ramènent des héros connus. Artu, Keu, Gauvain sont toujours disponibles pour de nouvelles aventures. Ils satisfont le plaisir de conter, mais aussi ils permettent

aux romanciers

de créer un univers imaginaire, parallèle à l’univers réel, qu’il devient impossible de voir autrement qu’à travers les lois et les valeurs qui régissent l’univers littéraire. Les romans bretons constituent à eux tous comme une Comédie humaine. Chrétien a si bien posé comme authentique son monde romanesque que dans Yvain (vv. 3692-3701 et 4731-4735) il fait tout naturellement allusion à une aventure de Lancelot pour expliquer une circonstance de son roman. Les progrès accomplis par mettent, eux aussi, d'accroître premiers romans, une phrase trois couplets d’octosyllabes

la forme du roman en l'impression de naturel. s’étend toujours sur un, à rimes plates. Sauf

vers perDans les deux ou de rares

L'évolution du roman

196

exceptions, elle ne s'achève pas avec le troisième, cinquième

ou septième vers. Avec Chrétien cette règle n’est plus strictement respectée. La brisure du couplet permet des effets de mise en relief analogues au rejet, de souligner le début d’un récit ou celui de ses épisodes. Elle permet de lier par la rime deux phrases prononcées par deux personnages différents. Tous ces effets ne sont, bien entendu, sensibles qu’aussi longtemps que le respect du couplet demeure la norme.

Leur

multiplication aboutit à faire négliger totalement la règle primitive. Le ronronnement dû à la rime est très atténué au terme du processus de romanesque y gagne en aboutit à la maîtrise et auteurs du Ronan de la LE ROMAN

dislocation du couplet. L'expression naturel. Ce travail d’assouplissement à la virtuosité de Jean Renart et des Rose.

EN PROSE

Dans Perceval Chrétien introduisait un fait nouveau. Il amorçait une christianisation de la quête chevaleresque. Comme si son éthique humaine ne lui suffisait pas, la chevalerie humaine veut aussi incarner les plus hautes valeurs religieuses. Cette tendance nouvelle rejoint l’entreprise de Robert de Boron qui christianise l’objet graal lui-même dans son Joseph. Or cette œuvre est mise en prose. Puis d’autres romans en prose au xIn° siècle parachèvent la synthèse du thème profane de Lancelot et du thème religieux du Graal, la plus belle réussite de ce procèssus étant sans conteste le Lancelot-Graal en trois parties : Lancelot propre, Queste del saint Graal, Mort le roi Artu. La prose était alors la forme prise par l’histoire (Faits des Romains, Chronique de Villehardouin). Son adoption par les romanciers est donc très significative. La rime était sentie parfois comme une contrainte, elle n'allait pas sans comporter quelque mensonge. User donc de la prose, c’est « faire historique », « faire vrai ». Elle donne mieux que le vers l’illusion de la réalité. Obtenir cet effet est toujours davantage la fin poursuivie par les romanciers courtois. Les romans, d’ailleurs, sont alors souvent nommés

Estoire,

c’est le récit d’un événement

estoires.

parfois très ancien,

mais qui s’est effectivement inscrit dans le temps. Le mot a, de plus, une connotation religieuse: l’estoire par excellence c'est l’histoire sainte, celle du peuple juif, histoire vraie que

les clercs opposaient aux fables forgées par les poètes. Or, au xnr° siècle, plus que jamais, il n’est pas un romancier qui ne récuse pour son œuvre le nom de fable. Tous prétendent

Jean Renart

197

à la vérité de l’estoire et, pour ce faire, multiplient les procédés qui font naturel. Ils cherchent à englober dans leur description la totalité du réel, effort sensible dans ces sommes que sont le Lancelot-Graal, le Tristan en prose, Guiron le Courtois, puis Perceforest. Ils veulent rendre la complexité du réel en multipliant les personnages, en les faisant se rencontrer (Tristan est associé à Artu), en redoublant le nombre de leurs aventures, en unissant le sacré (le Graal) et le profane

(la Table Ronde). Ils renforcent l'impression de réalité en approfondissant la psychologie des personnages, en notant le temps où s'inscrit l’action (procédé chronologique du Lancelot propre), en jouant en virtuoses du procédé de l’entrelacement qui permet de conduire plusieurs intrigues de front. Cette tentative pour donner l'illusion de la réalité est d'autant plus grande que le sens des œuvres demeure le même : donner une portée universelle à la morale aristocratique, exalter la mission rédemptrice de l’ordre de chevalerie. Cette ambition n’est pas entièrement couronnée de succès. Au cœur du Lancelot-Graal, la Queste ne réconcilie pas chevalerie et religion, amour et foi. Elle humilie les valeurs profanes. Elle leur dénie la qualité de valeurs. Exaltant le seul amour de Dieu, elle ne propose pas un idéal de vie concrètement acceptable par les chevaliers, qui ne songent pas à prendre au sérieux leur rôle messianique au point de se dépouiller des grandeurs terriennes. C’est pourquoi les romans

en prose postérieurs s’en tiennent

à un idéal profane plus

modeste que celui du Lancelot-Graal tains romans en vers. JEAN

et rejoignent ainsi cer-

RENART

Le roman en prose n’a pas fait disparaître le roman en vers qui est illustré dans le premier quart du xm° siècle par Jean Renart. Lui aussi, il affiche des prétentions au vraisemblable. Il blâme dans le prologue de l’Escoufle les conteurs qui ne tiennent compte ni de la raison ni de la verté. Effectivement certains traits de son œuvre montrent qu’il a tenté

de réaliser son dessein. Il ignore le merveilleux

breton. Certes les motifs folkloriques mis en œuvre dans l’Escoufle et dans Guillaume de Dole ne sont pas des plus vraisemblables, c’est le moins qu’on puisse dire! mais ils ne sont qu’un prétexte, que la trame d'œuvres qui s’attachent avant tout à évoquer la vie du temps dans des scènes familières, à dessiner des personnages qui ne font rien qu’un homme ordinaire ne puisse aussi faire. Dans Guillaume de Dole, Jean Renart se vante d’une inno-

198

L’évolution du roman

vation : de temps à autre il fait chanter par ses personnages

des couplets de chansons de toile, des chansons à danser, des strophes dues à des troubadours et à des trouvères, une laisse épique. Cet artifice qui eut des imitateurs (Roman de la Violette, Roman du châtelain de Coucy), est significatif. Ce qui s’esquissait chez Chrétien, la constitution de l’œuvre poétique

comme un élément d’un univers autonome, se continue par cette invention de Jean Renart: la littérature renvoie à la littérature devenue donc un point de référence au même titre que le monde réel, aussi plausible que lui. Jean Renart se sent même assez sûr de lui pour introduire comme participants à son tournoi imaginaire de Saint-Trond de grands seigneurs qui vécurent sous Philippe-Auguste. Il ne craint pas apparemment que cela crée quelque discordance. Quant au sens tout profane que les romans de Jean Renart proposent avec discrétion, il n’est pas ambitieux comme celui des romans de Chrétien ou du Lancelot-Graal. Jean Renart regarde la vie chevaleresque avec une sympathie amusée, mais il ne la pare pas de hautes vertus. Totalement affranchi de l’obsession de rivaliser avec le modèle religieux, le chevalier selon Jean Renart ne se soucie pas d’assumer le sort du monde. Toutes ses ambitions ne vont pas plus loin que le désir de bien figurer dans des tournois. La fine amor chez lui n’est plus que de la galanterie parfois subtile, Héros et héroïne goûtent un bonheur à deux que troublent à peine les conspirations impuissantes ‘des méchants. Au fond, le chevalier, tel que l’a vu Jean Renart, se satisfait de jouir, un peu cyniquement, de ses privilèges de classe et de la seule peine qu'il se soit donnée : naître. LE

ROMAN

AUTOBIOGRAPHIQUE

Dans leurs œuvres Chrétien et Renart sont présents et regardent parfois avec un certain recul leurs personnages. Il y à là paradoxalement comme un moyen de donner de l’autonomie à leurs créatures. Feindre d'écrire sa propre vie permet aussi d’accréditer ses fictions. Dans Partonopeus de Blois (vers 1182) le romancier insérait dans son récit des réflexions et des confidences personnelles sur ses propres aventures amoureuses en les comparant à celles de ses héros. Il réussissait ainsi, dans ce roman qui ne dédaigne pas le merveilleux, à donner quelque épaisseur aux personnages. Le procédé a été imité dans Zpomédon de Huon de Rotelande, dans Florimont d’'Aimon de Varennes. Il se retourne contre son propre but dans le Bel Inconnu où Renaud de Beaujeu fait dépendre du bon vouloir de sa

Le roman autobiographique

199

dame la fin de son roman, marquant ainsi trop nettement la toute-puissance arbitraire du romancier envers ses créatures. Le procédé autobiographique s’épanouit dans Le Voir Dit de Machault, qui raconte ses amours avec la jeune Péronnelle d’Armentières,

leurs rendez-vous,

leurs échanges

de poèmes,

et insère même dans son récit le texte des lettres échangées. Machault eut un imitateur en Froissart dont l’Espinette amoureuse raconte le premier amour. Il semble bien que l’aventure de Machault soit authentique, mais on ne peut pas en dire autant de tous les romans qui prétendent rapporter fidèlement une expérience vécue par l’auteur. Le procédé est un des traits de la littérature allégorique depuis Guillaume de Lorris qui prétendait dire un rêve qu’il aurait effectivement fait. Jusqu'au xv° siècle le roman allégorique revêt une importance considérable. L’éthique chevaleresque s’y présente de façon plus dépouillée que dans le roman d’aventures, dont il n’est retenu qu’une trame ténue qui permet avant tout de développer les lignes pures d’un idéal amoureux. Ce roman est encore une voie, par où l'aristocratie, sous couvert de présenter une image fidèle de la réalité, impose sa propre manière de voir; car le romancier offre comme exemplaire son expérience, alors que cette expérience prétendument vécue est modelée de manière à incarner l'éthique d’une classe. Le roi René d'Anjou a donné à ce type de roman son dernier joyau, le Cœur d'amour épris.

Parmi les genres médiévaux le roman apparaît comme le plus moderne. Il est le plus profane. C’est à travers lui qu’on voit une part de la société laïque s’émanciper de la tutelle culturelle de l'Eglise .C’est aussi dans les œuvres romanesques que le réalisme platonicien des Idées est un peu menacé par un réalisme plus moderne. Dans le roman, le souci de donner une apparence vraisemblable à ce que la chevalerie croit le vrai conduit à observer plus attentivement le monde autour de soi. Mais il ne convient pas d’exagérer la portée de ces faits. Nous n’avons guère cité que les grands noms qui symbolisent les différentes directions prises par le roman. Nous avons négligé de citer la masse des imitateurs si appréciés pourtant du lecteur médiéval, qui ont transformé l'innovation en tradition, la trouvaille en procédé. Il est clair qu'après 1250 on n’invente plus guère dans le domaine de la forme romanesque. Les romanciers exploitent les facilités du roman en prose et du roman allégorique. Présentés à l’origine comme deux miroirs du monde, ces genres finissent par être des écrans

opaques qui masquent la réalité.

Chapitre 30

LE

CONTE

Etudes :

R. Dubuis : « La Genèse Age», dans Cahiers études françaises, 18, J. Frappier, « Remarques

de la nouvelle en France au Moyen de l'association internationale des à 1966, pp. 9-19. sur la structure du lai. Essai de défi-

nition et de classement », dans La littérature d'imagination,

Paris, P.U.F., 1961, pp. 23-37. J. Rychner, « Les Fabliaux : genre, styles, publics », dans La littérature d'imagination, pp. 41-52.

Aux xu° et xmm° siècles, le public médiéval a particulièrement goûté des textes narratifs racontant comme les romans une fiction, mais se distinguant d’eux par la brièveté.

Comme

les romans, ces contes adoptent l’octosyllabe à rimes plates, c’est-à-dire la forme versifiée la plus neutre qui soit alors. Ce qui fait aux yeux du public le charme de ces contes, c’est leur brièveté même (guère plus de 1000 vers au maximum) qui permet à l'auditoire d’entendre le récit dans sa totalité.

à

Pour désigner ces contes brefs, le Moyen Age emploie plusieurs mots : conte, dit, fable, fabliau, exemple, lai, et d’autres

termes sieurs à des et par solides

encore. Or le même récit est parfois désigné par plumots différents et, inversement, le même mot s'applique récits qui nous paraissent fort différents par leur sujet leur ton. Il est donc difficile d’établir sur des bases un classement entre les divers contes médiévaux et de distinguer parmi eux des genres. Certes l’on peut tout au moins se fonder sur des statistiques pour définir le fabliau, l'exemple et le lai, cependant on se heurte toujours au fait que le même mot recouvre des textes très dissemblables. Entre le Lai de Lanval, le Lai de Narcissus, le Lai du Cor, le Lai d'Au-

berée, le Lai d'Aristote, il y a apparemment plus de différences que de traits communs. Cependant il n’entre pas dans

notre propos de remettre ici en cause les définitions critiques traditionnelles, mais tout au plus d'indiquer qu’il conviendrait d'adopter résolument le point de vue médiéval, ce qui amènerait des découvertes peut-être déconcertantes, mais sûre-

L'exemple et le miracle

201

ment fécondes, plutôt que de tenter a priori des définitions qui ne reposent que sur des impressions, des partis pris de lecteurs modernes. Ajoutons que plusieurs manuscrits du Moyen Age constituent des recueils de contes brefs, que l'inspiration en soit religieuse, morale, courtoise ou amusante. Ces collections, en somme, ne sont guère différentes des recueils de nouvelles du xvr° siècle où l’on trouve la même variété de tons.

L'EXEMPLE

ET

LE

MIRACLE

L'exemple est un genre d’abord latin. Dans leurs sermons les prédicateurs inséraient une brève anecdote prise à la vie réelle ou au trésor des contes (un narrateur peut toujours situer à sa propre époque un motif folklorique) en vue de faire comprendre par l'auditoire quelque grande vérité de l’enseignement de l’Eglise. L'exemple était un moyen sûr de

retenir l’attention des fidèles. L'exemple en français n’a pas moins de succès. Il est vrai que l’élément narratif prend toujours plus d'importance aux dépens de la leçon morale. Le mot même d’exemple finit par désigner n’importe quel propos. Il faut ajouter que le genre de l’exemple est sorti du domaine religieux. Le narrateur de La Chastelaine de Vergi présente comme un exemple son œuvre d'inspiration courtoise dont il tire une leçon toute profane. De l’exemple des sermonnaires on peut rapprocher le conte pieux, comme Le Chevalier au barisel, et le miracle narratif. Ce dernier genre est favorisé par le culte marial. Au x‘ siècle la dévotion à la Vierge inspire de nombreux miracles regroupés en recueils. Le plus remarquable est celui de Gautier de Coinci, bénédictin et adroit versificateur. La plupart des miracles ont la même structure : des criminels, condamnés par la justice des hommes pour vol, meurtre, adultère ou inceste, sont sauvés par une intervention de Marie en qui ils n’ont cessé de croire. Un larron est ainsi pendu pendant deux jours sans que mort s’en suive. En vain le bourreau essaie de le percer par l'épée. Alors le misérable s’écrie que, depuis sa pendaison, Notre-Dame, pour qui il a toujours eu une dévotion sincère, le soutient de ses blanches mains et le garde de la mort. Le larron est aussitôt dépendu et il se fait moine.

202

LE

Le conte

FABLIAU

Fable, au Moyen Age, signifie à l’origine fiction, mensonge. La fable s'oppose à l’estoire véridique ou encore au dit. Le fabliau permet au public du xmr° siècle de satisfaire son goût des contes purement divertissants, qui ne tirent pas à conséquence. Les motifs de ces contes appartiennent au folklore universel. Transmis oralement, ils ont parfois reçu une forme écrite qui révèle chez le narrateur un réel talent. Les auteurs de fabliaux font précéder ou suivre leur conte d’un prologue ou d’un épilogue moralisants. Au Moyen Age personne ne saurait prendre la décision d’écrire sans se justifier par une intention didactique. Pourtant, dans le fabliau, la leçon importe beaucoup moins que le récit lui-même. Elle n’est qu’un alibi. Le but du fabliau est de divertir et de faire rire. Pour ce faire, il combine souvent plusieurs motifs, tel Estormi d'Hugues

Piaucele : une femme vertueuse sollicitée par trois prêtres leur donne, sur le conseil de son mari, trois rendez-vous successifs (motif de Constant du Hamel). Le mari les assomme. Com-

ment se débarrasser des corps? Le stratagème se retrouve dans Les Trois Bossus seau: la femme

ménestrels et Les Quatre Prestres de Haiva chercher son beau-frère Estormi, un

pilier de taverne. On lui présente un cadavre. Il le charge sur son dos et le fait disparaître. A son retour les époux lui présentent un second corps, tout semblable au premier : c’est donc que ce dernier est revenu, il faut qu’Estormi l'emporte à nouveau! Le manège continue jusqu’à ce que les trois morts soient enlevés. Alors Estormi rencontre sur son chemin un quatrième prêtre bien vivant. Il le tue pour que le mort ne revienne plus! Un tel motif comique est capable de faire rire n'importe quel public. Effectivement on le retrouve dans des pays très divers et à des époques fort différentes. Dans les fabliaux du Moyen Age les motifs traditionnels sont souvent utilisés pour faire rire le public noble des prétentions des vilains (bourgeois, paysans) à singer la vie aristocratique. Les auteurs des fabliaux observent d’un œil narquois les écarts que les vilains commettent par rapport aux normes idéales courtoises, et ils les soulignent d’un trait assez gros. Bérengier est caractéristique à cet égard: endetté, un pauvre chevalier a marié sa fille à son créancier, un fils de vilain, qu’il adoube chevalier. Mais le nouveau chevalier se voit reprocher par sa femme de manquer de prouesse. Vexé, il se fait armer, s’enfonce dans la forêt, d’où il revient au soir les armes en pièces, comme s'il avait fait des exploits. Surprise et incrédule, sa femme le suit

Le lai

203

en se cachant comme le lendemain il retourne dans la forêt. Elle voit son mari s'arrêter pour briser consciencieusement sa lance et son écu. Edifiée sur la prouesse de son époux, elle tire de lui une vengeance humiliante avant de le tromper avec un authentique chevalier qui l'avait requise d’amour. Il ne fait pas de doute que le fabliau dénonce les mésalliances: < Ainsi est noblesse périe! > Cependant il arrive qu’un jongleur élargisse son public en remaniant le conte pour en faire disparaître l’aspect satirique. Dans une seconde version de Bérengier, le mari est un chevalier de naissance, donc l’égal de sa femme, mais il est paresseux et vantard. Le reste du fabliau

ne change guère, sauf la conclusion qui est mise en harmonie avec la nouvelle donnée de départ : la leçon n’est plus dirigée contre

les vilains

anoblis, c’est une

satire de la vantance

de

portée très générale. Quelle que soit à nos yeux la vulgarité de certains fabliaux, ils étaient très appréciés au Moyen Age. Des écrivains estimables (Jean Bodel, Rutebeuf, Gautier le Leu, Watriquet de Couvin, Jean de Condé) n’ont pas dédaigné de trousser des fabliaux bien enlevés et de faire bénéficier ce genre de recherches stylistiques et d’intentions malicieuses.

Du fabliau on rapprochera le Roman de Renart, collection de contes, à l’origine indépendants, les branches. Les plus anciennes (fin x11° siècle) se proposent d’amuser en prêtant aux animaux, dans un esprit peu respectueux de parodie, les sentiments, les vices et les mœurs

des hommes.

Au xur° et

xIv° siècles, « conter de Renart » devient un moyen commode de critiquer la société humaine, mais l’esprit des longs romans que sont Renart

le Nouvel

et Renart le Contrefait est moins

révolutionnaire qu’il ne semble. Comme beaucoup d’autres au Moyen Age, ces œuvres font tourner la roue de Fortune pour condamner le monde sans croire à la possibilité de le changer.

LE

LAIT

Lai est un mot d’origine celtique. A l’origine le lai désignait un chant mi-lyrique, mi-narratif composé pour perpétuer le souvenir d’un événement remarquable, une aventure. Ce chant était toujours accompagné du son d’instruments à corde, la harpe et la rote. Ainsi Tristan, bon chanteur et harpiste comme on sait, aurait, selon Marie de France, composé un lai pour commémorer la rencontre avec Yseut qu'il dut à l’ingénieuse invention du coudrier (Chèvrefeuille).

Marie de France, à qui on attribue douze lais, entreprend

204

Le conte

de raconter précisément les circonstances des aventures qui furent les prétextes des lais musicaux. Du même coup le mot lai a été employé pour désigner ses brefs contes. Il suffit d'étudier le recueil de Marie de France pour constater que le genre du lai est difficile à définir. Par la forme il ne se distingue en rien des autres contes. Quant à la matière des lais, elle est très diverse. Comme le roman et à la différence du fabliau, le lai prétend à l’authenticité historique. Chez Marie de France il tourne autour d’une intrigue amoureuse; mais son canevas est emprunté à des motifs folkloriques (sauf dans le Chaitivel). Si la narratrice assure que ces lais sont bretons et si, de fait, certains schèmes narratifs

s'expliquent par la conception celtique de l’Autre-Monde (Guigemar, Lanval, Yonec), d’autres se retrouvent dans d’autres terroirs, tel le motif du loup-garou dans Bisclavret. Si certains contes sont féeriques, d’autres ignorent le merveilleux (Laustic, Chaitivel). Enfin l'esprit de ces œuvres n’est pas un, elles se ressentent d’avoir été écrites à l’époque courtoise, mais les images qu’elles donnent de l’amour sont assez diverses. A la fin du x1r° siècle et au ‘xIn° siècle, les lais sont encore plus dissemblables, de moins en moins bretons et de moins en moins merveilleux, tel le Lai de l'Ombre de Jean Renart. Ajoutons que, comme bien souvent au Moyen Age, le genre sécrète sa propre parodie (Lécheor, Ignaure) qui ne cesse pas pour autant de faire partie intégrante du genre. Le lai, pour nous résumer, semble avoir été primitivement

un type de conte très caractérisé, défini par sa prétendue historicité et sa matière celtique. Mais il se trouve que nous ne faisons connaissance

avec le genre (dans le recueil de Marie

de France) qu’à un moment où il perd de sa netteté première et tend à se confondre dans l’ensemble des contes. Il paraît donc difficile de définir chaque type de conte par son contenu. Même le genre du lai, qui originellement paraît le plus lié à une certaine donnée (le merveilleux breton), en admet bien d’autres, et cela dès Marie de France. Il s'ensuit qu’il existe toute une gamme de contes médiévaux

allant des plus merveilleux (miracles, lais bretons) aux plus triviaux et, pour le ton, du plus courtois au plus grossier. Si on laisse de côté miracles et contes pieux, il semble qu’on peut distinguer deux époques : le ‘xn° siècle, où le lai a encore des traits spécifiques, le xmr° siècle, où, avec Jean Renart, Henri d’Andeli (Aristote) et Huon le Roi (Vair palefroi), il ne

représente plus guère qu’une manière plus raffinée, de meilleur goût, de traiter des motifs qui pourraient être ceux de fabliaux.

La structure

LA

STRUCTURE

DU

du conte

205

CONTE

Tous ces contes, quel qu’en soit le genre, ont une vertu commune : la brièveté. Elle implique que soit portée à la connaissance de l’auditoire, rapidement et intégralement, une idée intéressante, piquante ou amusante. Ce que le conteur cherche à satisfaire, c’est le seul plaisir d'entendre conter une belle anecdote, que le public feint avec l’auteur de croire vraie.

L'essentiel

est donc

de savoir

conter,

d’être

capable

de bien amener l’idée, la péripétie inattendue, le trait d’esprit ou de comique qui a fait prendre la parole au conteur et se taire l’auditoire. Les meilleurs contes ont donc une structure toute commandée par l'exigence de mettre en valeur l’idée finale, si modeste qu’elle soit en elle-même. Ils font attendre leur fin, mais pas trop longtemps, ils la laissent deviner, mais pas toujours et jamais entièrement, tout en rendant agréable l’attente de l’idée finale, ingénieuse ou émouvante, par la qualité des croquis esquissés, la verve des dialogues et du récit, la franchise du style. Dans les miracles, la pointe du récit est l’intervention de la Vierge; dans Le Chevalier au barisel, l'effet inattendu des pleurs de l’ermite sur le chevalier impénitent; dans La Chas-

telaine de Vergi, où la seule question qui se pose dans ce récit d’une nécessité tragique est de savoir comment la duchesse de Bourgogne frappera les amants, c’est son allusion au chienet. Dans Estourmi la trouvaille comique, c’est le meurtre du passant innocent; dans les Trois le rebondissement imprévu du l'aubergiste et non les aveugles Dans Eliduc l’idée émouvante,

Aveugles de Compiègne, c’est fabliau dont la victime est comme tout le laissait croire. c’est le renoncement sublime

de l’épouse; dans le Laustic, c’est l’invention précieuse de la châsse, trouvaille par laquelle l’amant fait assaut de courtoisie avec sa dame; dans le Lai de l'Ombre, c’est le geste du chevalier laissant tomber son anneau dans le puits et son commentaire; dans le Chaitivel l’idée (proposer un nouveau nom au lai) peut sembler mince, c’est pourtant un jugement d'amour où transparaît une cruelle souffrance. De ce point de vue encore on constate l’absence d’homogénéité des lais. Lanval, Yonnec et surtout Guigemar n'ont pas une structure aussi nette. Comme si leur matière (le merveilleux breton) était un moyen facile, mais suffisant de cap-

tiver l'attention, ils jouent moins de cet effet de surprise dont la préparation donne aux contes postérieurs leur pureté de ligne. Guigemar c’est comme le sommaire un peu grêle, qu’on voudrait plus étoffé, d’un roman.

206

Le conte

En définitive le conte médiéval réunit les traits de la nouvelle moderne. Cependant nouvelle ne désigne un genre littéraire qu’à partir du recueil des Cent Nouvelles Nouvelles (1462). Au xIv* siècle le conte en vers avait disparu presque entièrement. Il y a là un hiatus mal expliqué. Quoi qu’il en soit, les motifs, la structure, les procédés du conte médiéval se retrouvent dans les recueils de nouvelles en prose

du xv° et du xvr°

siècle, qui, imitant

le Decameron,

traduit en 1414, usent du procédé « réaliste >» qui consiste à placer les diverses nouvelles dans la bouche de plusieurs devisants.

A Lire :

« Rhétorique et histoire. L'exemplum et le modèle de comportement dans le discours antique et médiéval, Table ronde de Rome 1975 », Mélanges de l'Ecole Française de Rome, 92

(1980-81), « Moyen Age », p. 1-79.

CI. Brémond,

J. Le Goff,

J.-CI. Schmitt,

L'Exemplum,

Turn-

hout, Brepols, 1982. U. Ebel, Das altromanische Mirakel, Ursprung und Geschichte

einer literarischen Gattung.

Heidelberg, Winter,

J. Bédier, Les Fabliaux, Paris, Champion, P. Nykrog, Les Fabliaux, 2° éd., Genève,

1893. Droz,

1965.

1973. J. Beyer, Schwank und Moral, Untersuchungen zum altfranzüsischen Fabliau und verwandten Formen, Heidelberg, Winter, 1969. P.Y. Badel, Le Sauvage et le sot. Le Fabliau de Trubert et la tradition orale, Paris, Champion, 1979. Ph. Ménard, Les Fabliaux, contes à rire du Moyen Age, Paris, PUR 4985: xs L. Foulet, Le Roman de Renart, Paris, Champion, 1914. H.R. Jauss, Untersuchungen zur mittelalterlichen Tierdichtung. Tübingen, Niemeyer, 1959. Ph. Ménard, Les Lais de Marie de France, Paris, P.U.F., 1979, R. Dubuis, Les Cent nouvelles nouvelles et la tradition de la nouvelle en France uu Moyen Age. Presses Univ. de Grenoble, 1973.

Chapitre 31

LE DERVÉ RIRES ET SOURIRES DU MOYEN AGE Etudes: À.

Pauphilet, « Aucassin et Nicolette», dans Le Legs du Moyen Age, Paris, Librairie d’Argences, 1950, pp. 239-248. P. Nykrog, «La Parodie dans les fabliaux», dans Les Fabliaux, Copenhague, Munksgaard, 1957, pp. 72-104. P. Zumthor, « Fatrasie et coq-à-l’âne », dans Fin du Moyen Age et Renaissance, Mélanges offerts à R. Guiette, Anvers,

1961, pp. 5-18. J. Frappier, « La Farce de Maistre Pierre Pathelin », dans Mélanges offerts à M. Brahmer, pp. 207-217. Le comique médiéval est souvent identifié à la gauloiserie, grossière mais franche et en définitive inoffensive. Un tel jugement ne rend compte que d’un aspect de la réalité; car le comique médiéval ne manque ni de variété ni de portée.

LES

MOTIFS

COMIQUES

Les motifs comiques mis en œuvre dans les fabliaux, Renart ou les farces, n’ont rien en eux-mêmes d’original. On les retrouve en d’autres temps et dans d’autres pays. Il n’est pas question ici de les recenser, mais de signaler ceux qui ont eu un succès particulier au Moyen Age. Le rire naît de l'évocation de certaines réalités : les organes sexuels naturellement, mais aussi les matières fécales. On compisse et conchie beaucoup dans les textes médiévaux : qu’il nous suffise de citer deux titres de fabliaux dus à Rutebeuf : De Charlot le Juif qui chia en la pel dou lievre et Le pet au vilain. La mangeaille est aussi une grande occasion de rire. Parmi les situations traditionnellement comiques, le Moyen Age a beaucoup aimé les scènes de taverne (Feuillée, Saint Nicolas) et les querelles que la boisson et l’ardeur du jeu excitent, Les cris, les bagarres, les gesticulations sont d’un effet sûr, comme la lutte qui met aux prises les émirs qui veulent obliger l’un d’eux à la conversion (Saint Nicolas, vv. 1484-1518) ou

208

Le dervé. Rires et sourires du Moyen Age

bien les empoignades entre mari et femme dans les fabliaux (Sire Hain et Dame Anieuse de Hugues Piaucele). Les scènes

obscènes ne manquent pas et rien n’est plus réjouissant que le viol d’Hersent la louve par Renart. Enfin les fabliaux multiplient les variations sur le trio de l’adultère. Le comique naît encore de quiproquos : dans Estula le nom du chien Estula est pris pour la question « Es-tu là?» Dans La femme qui oint la paume au chevalier l'expression figurée, l'équivalent de notre « graisser la patte », est prise au propre : on imagine ce qui s’en suit! Dans La Male Honte un brave homme a bien du mal à remettre à son destinataire la malle que lui a confiée son ami Honte, car, chaque fois qu’il se présente pour « donner la malle Honte », c’est-à-dire la malle de Honte,

son

interlocuteur

comprend

«la male

(mauvaise)

honte », une insulte à laquelle il répond en conséquence. Ou bien le comique naît de coïncidences fortuites, comme dans Estormi que nous avons analysé. Dans ce fabliau la

répétition du procédé redouble le rire. Avant tout le Moyen Age s’est plu à montrer la ruse qui triomphe de la force : c’est tout le sujet de la querelle entre Renart et Ysengrin, mais c’est aussi celui des Joies de mariage où la femme, par son astuce diabolique, mène où elle l’entend l’homme à qui la nature et le mariage ont donné la force. Ce motif a une variante, celui du dupeur dupé: ainsi il arrive une série de mésaventures à Renart berné par Chanteclair le coq, par'la mésange, par Tibert le chat. Ce motif est celui de nombreux

fabliaux,

tel Constant

du Hamel,

et

il est traité de mamière éblouissante dans Pathelin. Il n’est pas si éloigné du motif du monde renversé que ne méprisent pas des textes au ton plus soutenu que les fabliaux. Le monde renversé peut se réduire à un simple déguisement : que Guillaume d'Orange se déguise en marchand (Charroi de Nîmes), en amoureux (Prise d'Orange), en moine (Moniage

Guillaume), il en résulte des scènes piquantes où la forte nature du guerrier souffre de se sentir contrariée. Dans le Tristan en prose, le personnage de Dinadan, qui récuse les valeurs courtoises, n’est pas moins intéressant. Ce chevalier refuse de se battre, quand un inconnu lui dit: « À jouster vous convient! », « Il vous faut vous battre! ». Contrairement à la coutume il affirme le droit à la poltronnerie et refuse les servitudes de l’amour courtois. Cette attitude déchaîne le rire d’Artu et de sa cour, qui s’esclaffent «que Monseigneur Dinadan les passe tous! » La chantefable d’Aucassin et Nicolette raconte le séjour des deux amoureux

au pays de Torelore, dont le roi reste au lit,

attendant la fin de la « couvade », alors que la reine est à la

Le jeu avec les mots

209

tête de son armée qui se bat à coups de pommes pourries, d'œufs et de fromages frais! Séjour symbolique, car la chantefable tout entière joue du motif du monde renversé. Les noms mêmes des héros sont significatifs :Aucassin le Franc, le fils du comte de Beaucaire, porte un nom arabe: Nicolette, la Sarrasine, la fille du roi de Carthage, qu’il y a de plus français!

LES

PROCÉDÉS

a un nom

tout ce

NARRATIFS

Le comique médiéval ne naît pas de l’analyse de caractères. Il n’est pas psychologique. Il résulte de la notation juste des actes, des gestes, des attitudes, des mots. Les narrateurs ont, en effet, le souci du détail précis. Ils n'hésitent pas à user de mots crus, de précisions numériques, de la notation

circonstanciée

de détails

anatomiques,

quand

ils racontent par exemple une scène obscène. Le langage prêté aux personnages n’est pas moins caractérisant: dans les miracles du xiv° siècle, les princes et contes ne s'expriment pas tout à fait comme les gens du peuple. Les narrateurs n’ignorent pas les effets de la répétition d’un procédé, de l'accumulation de motifs analogues. Ils ne manquent pas de fantaisie et tirent un grand parti du grossissement d’un trait, de son exagération: c’est ainsi qu’est campé,

dans la Chanson de Guillaume, le géant Raïinouart «o son tinel », vec sa massue qui est son arme unique. Les épopées développent avec faveur le motif du païen monstrueux, les romans courtois celui du vilain grotesque. Terminons en rappelant la scène des gabs dans le Pèlerinage de Charlemagne (vv. 445-618) : sous l’empire de la boisson et pour se dédommager de l’humiliation secrète que leur a infligée la vue des merveilles de Constantinople, les preux se vantent d’exploits hautement fantaisistes : Roland de souffler si fort de l’olifant qu'aucune porte n’y résiste, Olivier de faire cent fois l’amour à la fille du roi dans la même

nuit, Turpin

de bondir

par-

dessus deux chevaux au galop sur un troisième tout en jonglant avec quatre pommes. Toute la scène ne manque ni de fantaisie ni de saveur.

LE

JEU

AVKC

LES

MOTS

Le public médiéval apprécie les auteurs qui jouent d’une hésitation sur le sens d’un son ou bien qui jouent de la matière sonore pure.

210

Le dervé. Rires et sourires du Moyen Age

On n'en finirait pas de citer les calembours qui émaillent les textes médiévaux. Tantôt ils jouent de l’homonymie de deux mots: «Je sui uns vieus hom plains de tous» dit

Maître Henri (Feuillée, v. 198). Il veut dire que, vieilli et malade, il tousse souvent; mais le public entend aussi : « plain de tout », riche et avare. Tantôt ils exploitent le double sens

d'un mot: Raoulet dit à son compagnon Connart (Saint Nicolas, v. 626): « Les connards sont bons pour être battus! » Le Moyen Age a particulièrement goûté le procédé étymologique, qui parodie une méthode très sérieuse de l’exégèse médiévale : « aller à Montpipeau, aller à Rueil » (Testament. vv. 1671-1672), c'est piper, ruer. Villon a aussi souvent usé des équivoques obscènes. Un mot ou une phrase peuvent en eux-mêmes n’avoir rien

de drôle. C’est leur répétition qui est comique, comme

dans

Feuillée (vv. 347, 354, 362) le « Biaus niés », « Beau neveu »,

et sans doute aussi « Beau lui retourne le moine: (t'asseoir)! » (v. 363).

niais», que répète Walet et que

« Ho!

Walet,

biaus

niés,

va

te sir

L'insertion de mots provinciaux, argotiques (Saint Nicolas) ou estropiés fait rire comme tout écart par rapport à une norme. Renart tire un savoureux parti du jargon franco-anglais que baragouine le rusé héros déguisé en jongleur de Bretagne : Godehere, fait il, bel sir, Ne sai rien de ton raison

La verve des bonimenteurs

dir.

qui accumulent

les mots inspire

Rutebeuf dans son Dit de l'herberie et Jean Bodel (Saint Nico-

las) pour son personnage du crieur de vin, Raoulet (vv. 649657). Ici le sens des mots n’a plus guère d'importance. Il n'en à plus du tout dans la scène où Pathelin, qui feint de délirer, se plaint en latin ou dans des langues étrangères (vv. 843-968), car c’est seulement à la lecture que l’on peut tenter de le comprendre. Le procédé est associé au motif du Sarrasin idolâtre dans Théophile (vv. 160-168) et dans Saint Nicolas (vv. 1519-1522) : Palas aron ozinomas Baske bano tudan donas

Geheamel cla orlaÿ Berec he pantaras taÿ.

Plus intéressant est le procédé du fatras. Il insère dans un schéma rythmique (rime et mesure du vers) rigoureux et dans un moule syntaxique parfaitement correct des mots sans rapport entre eux quant à leur sens (des proverbes, des termes obscènes, des noms d'animaux, des allusions littéraires, des

La parodie

211

métaphores amoureuses). C’est le procédé de la comptine Une

souris verte. Nous emprunterons un exemple à une fafrasie de Philippe de Beaumanoir (fin xrI° siècle): Un grand hareng sort * Eut assis Gisors

* Avait

assiégé

D'une part et d’autre Et deux hommes morts

Ne

Vinrent

a effort

Portant

une

fût une

vieille

porte.

* torte

* tordue

Qui ala criant : « Ahors! »,

LA

Le cri d’une caille morte Les eust pris a effort Dessous un chapel de * fautre.

* feutre

La fatrasie est un genre significatif. Dans

un monde

PARODIE

où le

langage et la pensée sont profondément traditionnels, formalisés et sentis comme tels, il n’est pas étonnant que bien des esprits aient été tentés de brûler ce qu'ils adorent. L’emprise des formes est telle que leur satire passe par elles, Villon, par exemple, ne se libère du formalisme médiéval qu'en en concentrant à l’extrême les traits. La parodie peut résulter d’un simple désaccord entre le vocabulaire (motifs et phraséologie) et le personnage ou l’objet dont l’auteur parle. Ou bien c’est le vocabulaire (et les conceptions morales qu'il symbolise) qui sort égratigné du procédé: ainsi dans Renart, qui multiplie les parodies du langage épique, amoureux, juridique. De même le Lais de Villon met en question le didactisme traditionnel, le langage amoureux courtois, le vocabulaire scolastique. Ou bien ce sont les personnages qui sont mis en cause, comme dans de nombreux fabliaux où les auteurs se moquent des vilains et des prêtres de village qui veulent aimer comme des chevaliers. Il suffit de leur prêter le langage des fins amants, qui fait un contraste plaisant avec leur médiocre condition sociale. Plus originale est la parodie qui porte sur les formes mêmes du langage. La fatrasie en est déjà un exemple. En ce cas il y a divorce entre la forme littéraire que rend noble une longue tradition, et le sujet bas qui y est coulé. Dans le Pèlerinage de Charlemagne, la scène des gabs use

du procédé épique par excellence : la laisse parallèle. Il y a mieux, — ou pis. Audigier a la forme d’une chanson de geste, mais la matière en est toute scatologique. Une laisse donnera

une idée de l'effet produit:

Le dervé. Rires et sourires du Moyen Age

212

Li peres Audigier Si fu filz Turgibus Quant *li vassax Si li enfle le cuer

fu de Cocuce, le filz Poitruce; s’estent et il s'esbruce, com une puce.

Il ot graile le col, lonc

com

* ostruce

; * jeune homme s'étire et s’ébroue id autruche

* plein son Et quant il a chié * plaine s’'aumuce capuchon Ses doiz boute en la merde, puis si les suce.

La chanson

d'amour

de même

courtoise trouve

sa parodie

entre la dans la sotte chanson, où apparaît le même contraste du trivial sens le et lyrique forme la de rigueur traditionnelle contenu.

Le lai courtois trouve sa propre parodie dans Ignaure et Le lecheeur. On pourrait citer d’autres exemples, moins purs dans la mesure où il s’agit de genres moins formalisés : le Credo de l'usurier, le Testament de l'âne, posent une référence aux Joies Un dernier exemple suggère une vie littéraire plus intense penser. Dans les premiers vers sa production antérieure:

les Joies de mariage (qui supde la Vierge).

qu'il existait au Moyen Age que l’on ne serait tenté de le de Cligès, Chrétien récapitulait

Cil qui fist d'Erec et d'Enide Et les * Comandemanz d'Ovide Et l'Art d'amors an romans mist

Un

Or Jean Bodel Deux Chevaux:

novel

conte

* les Remedia

rancomance..

pastiche ce prologue ,

dans son fabliau des

Cil qui trova del Morteruel

Et del mort Vilain de Bailluel D'un

autre fablel s’entremet…

Aucassin et Nicolette cumule les divers types de parodie (faut-il dire dès maintenant que parodie ne signifie pas satire?). Cette chantefable fait alterner la prose et les vers. Les parties en prose exposent un schème narratif de roman courtois. Elles reprennent les motifs de ce genre noble : l'amour contrarié de deux enfants, la guerre, la fuite dans la forêt, la rencontre d’un vilain, la séparation, la reconnaissance finale. Mais ces motifs font l’objet d’un traitement paradoxal : son amour écarte Aucassin des combats, le vilain se permet de lui donner une leçon, c’est, nous l’avons vu, le monde renversé, encore

que pour finir tout rentre dans l'ordre. Les parties versifiées n’ont rien de moqueur dans leur contenu. Cependant elles participent du jeu parodique du seul fait de leur présence, de

La portée du rire

213

l'utilisation de la laisse épique monoassonancée de vers de sept pieds et suivie d’un refrain plus court, laisse qui est, comme

il se doit, chantée.

LA

PORTÉE

DU

RIRE

Bien des exemples cités du comique médiéval montrent que le rire n’est souvent que la simple expansion d’un corps bien portant, et qu’il ne tire pas à conséquence. Cependant, même le rire qui se satisfait des inventions les plus médiocres a pour effet de resserrer les liens qui unissent les rieurs. C’est un facteur de cohésion sociale, d'autant plus que, par beaucoup de ses motifs et de ses procédés, le rire médiéval est très traditionnel et ne heurte pas les habitudes mentales d’une société qui aime à reconnaître ses bonnes histoires. A bien des égards, ce rire est même franchement conservateur. Il est acquiescement à l’ordre du monde. Il frappe tous ceux qui pourraient les pastourelles, permettent

s’en écarter. Plusieurs fabliaux, aux chevaliers de se moquer des vilains, dont le portrait est d’ailleurs celui du diable, dans les romans. Une autre cible du comique, c’est la femme. On

pourrait dire de Jehan de Saintré ce qui a été dit des Femmes savantes : comme la comédie de Molière, ce roman condamne tout effort pour s’élever culturellement et se faire reconnaître

par la société. Néanmoins le comique médiéval est plus complexe. La raillerie n’épargne pas toujours les hautes classes de la société et leurs prétentions éthiques, leur prouesse guerrière et leur idéalisme amoureux. L'esprit d'Aucassin est déjà sensible chez Chrétien

de

de Troyes,

tomber

dans

dans Lancelot

l’eau

(vv.

même : Lancelot

711-771),

Gauvain

manque

y patauge

(vv. 5105-5136). La vérité du corps raille les outrances de l’idéalisme courtois en rappelant la pesanteur de la chair. L'œuvre de Jean Renart nous permettrait de multiplier les exemples de ce genre. Cependant il ne convient pas d’en exagérer la portée. Ce n’est jamais que l'excès qui est ainsi moqué.

De plus la parodie n’est pas destructrice en ce cas, elle suppose de la sympathie pour les victimes. Elle est de connivence avec elles: le Pèlerinage de Charlemagne ne démystifie pas la chanson de geste, mais lui ajoute un charme piquant, et il est clair que l’auteur d’Aucassin est pénétré d’esprit aristocratique et courtois. Le plus grand intérêt du comique médiéval nous paraît être ailleurs. En un temps où l’on situe toute vérité dans des

essences

intemporelles,

vision

qui informe

la connais-

Le dervé. Rires et sourires du Moyen Age

214

sance de la réalité médiévale et sa prise de conscience dans littéraires,

les œuvres

beaucoup

d'œuvres

pour

rire, qui ne

prétendent pas à la vérité (fable, c’est mensonge), sont du même coup assez attentives au flux des apparences, au banal,

au quotidien, ne serait-ce que parce que souvent le comique, dans ces textes, naît de l'écart entre le vécu et la norme idéale. Or, pour percevoir cet hiatus, il faut regarder de plus

près le monde vécu. Il s'ensuit que dans ces œuvres (fabliaux, farces, Renart) le lecteur moderne peut chercher non sans raison un tableau des conditions concrètes de la vie médiévale, même si cette recherche doit être prudente. Mais, au Moyen Age même, par l'intermédiaire de ces images comiques s’insinuent dans l'esprit le nouveau, le différent, le quotidien, qui viennent buter contre la pensée traditionnelle et qui peuvent un jour l’ébranler, Aussi le rire peut-il être protestation : contre les puissants, les importants, les nobles, mais aussi contre les avocats,

les juges, les marchands, les usuriers et les prêtres. Il est vrai que le « réalisme médiéval » demeure plus fort que la tendance au « réalisme moderne ». Cette tendance ne peut d’ailleurs emprunter que les voies de ce qu’elle tend à miner.

Ainsi

tradition.

se constituent

des motifs

L'image du mauvais

inversés,

marchand,

une

contre-

peut-être juste en

un temps, se fige dans des traits conventionnels,

elle manque

le réel changeant et finit par ne plus rien expliquer. Le motif inversé est encore un motif reconnu comme tel et, de ce fait, inoffensif. La prédilection pour la parodie, les mots et les formes de la rhétorique non-signifiants (jargons, fatrasies, sottes chansons...), tout cela peut déboucher sur un pessimisme nihiliste et conservateur, au mieux sur la révolte; mais cela ne permet pas de démonter les rouages d’une société et de proposer des solutions neuves. Ainsi le rire médiéval est très ambigu. Bon gré mal gré, en dépit de son emprisonnement dans les formes traditionnelles, il permet de s’insinuer à une pensée nouvelle qui ne méconnaîtrait pas, comme l’idéalisme chevaleresque, l’importance de tout cela qui fait rire ou sourire l’homme; qui prendrait conscience du divorce croissant entre l'idéal et l’existence, de la misère d’une humanité affamée (Renart), que ses conditions de vie réduisent à la brutalité ou, faute de force, à la ruse, au cynisme, à la haine, à l’inhumanité,

Si le comique semble résumer toutes les ambiguïtés de la littérature médiévale, le Jeu de la Feuillée est le symbole de celles du comique. On voudrait éviter d’alourdir cette pièce de graves interprétations qui en méconnaîtraient la gaieté et

La portée du rire

215

la fantaisie. Néanmoins elle sollicite et défie l'interprétation. Elle illustre assez bien ce que nous avons dit: son cadre est quotidien, ses protagonistes sont même d’historiques habitants d'Arras. Elle comporte assez de traits pour avoir autorisé des interprétations autobiographiques. Cependant, au-delà du procès qu’Adam de la Halle fait à sa bonne ville d'Arras, la pièce tend aussi à prendre un caractère exemplaire, comme le suggère la présence de types sociaux traditionnels : le fisicien (médecin), le moine, le dervé (fou véridique, qui dit la vérité). Ce constat railleur de la folie et du désordre établis, comment le juger? n'est-il pas équivoque comme la roue de

Fortune qu’Adam

fait tourner au centre de sa pièce? Adam

se moque des conventions et des illusions de l’amour courtois, des institutions religieuses et politiques, de la crédulité des foules et de l’avarice des bourgeois. Le mouvement de la pièce semble bien partir d’une vision cohérente des choses pour aboutir à la confusion la plus totale, quand la beuverie finale vient doubler l'échec du banquet des fées. Mais aucune

issue n'apparaît sinon un nouvel acte d’allégeance à NotreDame. Faut-il ajouter que la pièce ne cesse pas d’être joyeuse, qu’elle ne débouche ni sur la révolte ni sur le désespoir, mais peut-être seulement sur l'attente?

A Lire :

Ph. Ménard, Le rire et le sourire dans le roman courtois en France au Moyen Age (1150-1250), Genève, Droz, 1969. J. Dufournet, Adam de la Halle à la recherche de lui-même ou le Jeu dramatique de la Feuillée, Paris, SEDES, 1974. J. Dufournet, Sur le Jeu de la Feuillée, Paris, SEDES, 1977. J.C. Aubailly, Le Théâtre médiéval profane et comique, Paris, Larousse, 1975. J.-C. Aubailly, Le monologue, le dialogue et la sottie. Essai sur quelques genres dramatiques à la fin du Moyen Age et au début du XVI° siècle, Paris, Champion, 1976. H. Lewicka, Etudes sur l'ancienne farce française, Paris, Klincksieck, 1974.

Chapitre 32

LE

THÉATRE

Etudes :

E.

dans und Eva», « Adam Auerbach, Francke, 1946, pp. 141-168 (traduction

Mimesis, française,

Bern, Paris,

Gallimard, 1968, pp. 153-182). G. Frank, The Medieval French Drama, Oxford, Clarendon Press, 1954, J. Frappier, Le Théâtre profane en France au Moyen Age (xm°-xiv* siècle), Paris, C.D.U., 1965 (ronéotypé).

Les premières pièces françaises ou jeux ont peu de rapports avec les œuvres latines de Plaute, Térence et Sénèque. Le premier de ces auteurs est mal connu et les deux derniers sont tenus pour des philosophes dont on cite volontiers les belles sentences. Quant aux mots mêmes de comoedia et de tragoedia,

le Moyen Age leur a donné un sens nouveau. Ils désignent l’un un poème narratif qui commence mal et finit bien, l’autre l'inverse. Les Pères de l'Eglise avaient condamné avec sévérité le théâtre antique. Or, non sans paradoxe, c’est dans l’église que naît le théâtre français, genre difficile à étudier, faute de documents. Il semble que, plus que tout autre, il ait été mal conservé. Parfois le texte d’un jeu, au moment où il a été

consigné dans un manuscrit, a été imperceptiblement modifié afin d'être transformé en récit dialogué. Il faut attendre la fin du Moyen Age pour avoir de nombreuses pièces regroupées dans des recueils manuscrits (Miracles de Notre-Dame par personnages) et surtout dans des imprimés du xvr siècle.

LES ORIGINES DU THÉATRE A l'origine du théâtre religieux il y aurait la liturgie chrétienne. Au 1x° siècle, l’habitude s’est prise de remplacer les vocalises sur le « final de l’Alleluia par quelques mots faciles

à retenir qui aidaient à mémoriser la séquence musicale. Qui plus est; de courts poèmes chantés, les tropes, sont utilisés comme un commentaire du texte liturgique primitif. Or cer-

Les origines du théâtre

217

tains de ces tropes comportaient des dialogues. Il y a là sans doute le point de départ du drame liturgique représenté par les diverses versions de l'Office de la Résurrection (les saintes femmes au tombeau) et de l'Office des Bergers (annonce de la Nativité). Tous ces textes sont en latin et sans nom d'auteur.

Ils étaient joués par les prêtres eux-mêmes dans le chœur. Le Sponsus (fin du xi° siècle), qui met en scène la parabole des

Vierges sages et des Vierges folles, fait alterner vers latins et vers français. Les premières grandes pièces en français sont le Jeu d'Adam anonyme et le Jeu de saint Nicolas de Jean Bodel, qu’il faut supposer joués devant le porche ou dans le

cloître, et qui nécessitent un décor. Ces deux œuvres sont déjà des textes d'auteur : dans Saint Nicolas, Jean Bodel fait montre

d’un talent très original, il fait passer dans son œuvre à la fois le souffle de la chanson de geste et ses dons personnels d’observateur de la réalité contemporaine. Le Jeu d'Adam, quant à lui, est manifestement l’œuvre d’un poète qui a goûté le charme de la lyrique ou du roman courtois. D'où vient le théâtre profane? certainement pas de l’imitation des comédies écrites en latin au xrf siècle, imitations scolaires de Térence qui n’ont peut-être jamais été jouées. Est-ce une création des jongleurs? Entre autres talents ils avaient celui de mime. Il est donc possible qu’ils aient inventé non seulement le monologue dramatique, mais encore de courtes pièces comme Courtois d'Arras, où, avec quelques changements dans l’intonation et la posture et quelques accessoires, ils auraient joué plusieurs rôles. On peut enfin préférer voir encore en ce domaine l'inspiration profane utiliser le modèle religieux. L'Eglise tolérait le rire et même organisait au début de l’année la « Fête des Fous » ou « Fête de l’Ane ». Dans le drame liturgique la rencontre des saintes femmes avec le marchand auquel elles achètent des aromates est l’occasion d’une scène plaisante. Chez Jean Bodel la farce fait très bon ménage avec la dévotion. On notera encore que l’une des premières pièces profanes, Courtois d'Arras, ne fait que

transposer dans le milieu urbain du x

siècle la parabole de

l'Enfant prodigue. Enfin il est possible que l'invention de ce théâtre soit due aux initiatives de clercs qui auraient donné la forme dramatique créée par le théâtre religieux à des thèmes qui, jusqu'alors, avaient reçu une expression narrative. Une vie de saint par personnages devient le Jeu de saint Nicolas, une pastourelle par personnages le Jeu de Robin et Marion. Toutes les pièces faisaient l’objet d’une mise en scène qui,

au xv° siècle, devint particulièrement soignée et complexe. Les grandes fêtes religieuses ou nationales (mariages princiers, couronnements) étaient l’occasion de réjouissances où le

218

Le théâtre

théâtre

avait

une

large place.

Le

texte

récité

ou

chanté,

l'accompagnement de musique et de danse, le faste des costumes, les couleurs du décor, les machines qui faisäient jaillir les flammes de l’Enfer ou flotter des navires, tout concourait

à faire d’une représentation théâtrale un spectacle total qui touchait le public le plus populaire. Le Moyen Age ignorait les changements de décor et pratiquait la mise en scène simultanée : pour représenter un mystère de la Passion on juxtaposait entre le Paradis et la gueule d’Enfer une série de mansions aux attributs caractéristiques, devant lesquelles les acteurs venaient prendre place suivant la scène jouée. Quant aux acteurs, s'ils étaient souvent des clercs et toujours des amateurs, il leur arrivait de s’organiser en confréries (confrérie parisienne de la Passion au >xIV* siècle, confréries de Notre-Dame, des Douze Apôtres) qui pouvaient s’adjoindre à l’occasion des jongleurs de profession. Des étudiants, des employés subalternes du Palais de Justice, des avocats (les Basochiens) avaient formé, pour jouer sotties et moralités, des associations comme celle des Enfants-Sans-Souci (xv° siècle).

LES

GENRES

Une pièce religieuse admet bien des éléments d’un comique tout profane. De même la moralité peut parfois se confondre avec la sottie et la sottie avec la farce. Néanmoins il est permis de distinguer plusieurs grands genres. Le miracle est d'inspiration religieuse. Les premiers miracles connus sont l’œuvre de Jean Bodel et Théophile de Rutebeuf. C’est au xiv° siècle que le genre connut apparemment le plus grand succès. Exploitant contes pieux, vies de saints et motifs folkloriques, les miracles mettent en scène des personnages de tous les jours, ceux-là mêmes que le public cou-

doyait, mais affrontés à des situations horribles (crimes, adul-

tères ou incestes). La justice des hommes les condamnerait, si n’intervenait la Vierge toujours accessible au repentir, fût-il tardif.

Les mystères du xv° siècle ont pour sujet de prédilection

le récit de la Passion. Leur intention est ambitieuse,

elle est

d'illustrer l’histoire du salut. Le mystère s'ouvre après un bref rappel de la création, de la chute et des prophéties, par un Procès de paradis qui donne une forme dramatique au verset des Psaumes : « Misericorde et Vérité se sont rencontrées, Justice et Paix se sont embrassées. » La Justice de Dieu vouerait l’homme à la damnation éternelle, si sa Miséricorde ne lui faisait envoyer son Fils sur la terre. C’est donc

Les genres

219

la vie du Christ, son jugement, sa mort et sa résurrection, qu'’illustrent ces pièces au cours de plusieurs journées. Elles ont fait l’objet de remaniements fréquents qui les allongent, comme le montrent les œuvres successives d’Eustache Marcadé, Arnoul Gréban et Jean Michel. Dans ces œuvres monumentales perce l’ambition de rendre compte théologiquement, mais aussi psychologiquement, de tout ce qu’il y a dans le ciel et sur la terre. Etudier ces remaniements permettrait de mieux cerner le travail d’un auteur médiéval et de voir comment s'inscrivent dans la fidélité à une tradition des soucis différents et un dosage personnel des éléments théologiques, de la vraisemblance morale et psychologique, de l'observation de la réalité, du pathétique et des diableries. Le plus élémentaire des genres profanes, c’est le monologue dramatique : boniment de charlatan comme le Dit de l’Herberie de Rutebeuf, fanfaronnades comme Archer de Bagnolet (vers 1470), sermons

celles du Francjoyeux comme le

Panégyrique de saint Hareng, saint Jambon et sainte Andouille. Les moralités se distinguent par leur double souci d’édification et de recherches formelles. D’une part, elles donnent des leçons de morale et de politique (La Condamnation de Banquet met en garde les gastrolâtres contre tous les excès de table et de boisson); d’autre part, elles usent et abusent des personnifications, introduisent des morceaux chantés, des

pièces lyriques (rondeau, ballade), tous moyens propres à frapper les imaginations. Le Jeu de la Feuillée pourrait être considéré comme la première des sotties, si l’on ne constatait un hiatus de plus d’un siècle entre cette œuvre et la fin du xv° siècle, où le genre s’épanouit. La sottie est jouée par des sots au costume traditionnel, aux culbutes acrobatiques, qui échangent vivement des propos loufoques, mais non sans portée : leur folie ne leur permet-elle pas de dire en toute innocence à chacun ses vérités? Avec Pierre Gringore la sottie, plus ambitieuse, sert la propagande du roi Louis XII contre le pape Jules II. La farce n'affiche aucune prétention, sinon celle de faire rire. Dès le xm° siècle, le Garçon et l'aveugle mettait sur scène un méchant joué par pire que lui. Au xv”° siècle, de nombreuses farces reprennent ce procédé, ainsi Pathelin, qui se distingue

par la qualité de sa tenue littéraire, la sûreté de sa construction et son invention comique. Les farces, dans l'intention d’amuser, jettent un regard attentif sur les mœurs et les travers du temps. Leur originalité, c’est de ne se lancer dans des exagérations bouffonnes qu’à partir d’une observation perspicace de la vie quotidienne.

220

MODERNITÉ

Le théâtre

DU

THÉATRE

Même si l’on admet que quantité de pièces se sont perdues, on constate que c’est au moment

où les prestiges et les vertus

de la civilisation médiévale s’épuisent que s’épanouit le théâtre. Des tendances opposées se font jour à travers la multiplicité des genres. Le mystère et la moralité perpétuent dans une ultime tentative la volonté médiévale d'expliquer globalement l'univers, de le mettre sur scène dans une représentation qui le magnifie. Dans des sotties, au contraire, l'événement historique se fraie un chemin, à moins qu’elles ne tournent en

dérision les valeurs établies. Enfin les farces semblent renoncer à toute prétention moralisante, à tout effort pour déchiffrer la vérité masquée par le monde des apparences. De par ses origines religieuses, le théâtre a un rôle didactique. Il en résulte que l’on aurait tort d’y chercher des caractères ou des individus. Ce sont plutôt des types aux traits immédiatement reconnaissables par le spectateur que l’on voit évoluer: ainsi, dans le théâtre profane, ceux du marchand, de l'avocat, du dervé (ou fou), du fisicien (ou médecin), du badin (ou niais), de l’aubergiste, de la fille de joie, du fanfaron, du

bonimenteur. La moralité avec ne fait que mener à son terme intrigues (voir le miracle et la nombre de schémas. Enfin il y

ses abstractions personnifiées cette tendance. De même, les farce) se ramènent à un petit a des scènes à faire: dans la

taverne, au tribunal; les diableries. Cependant le théâtre est moderne

quand les auteurs se préoccupent d'observer le réel quotidien. Ce souci, le théâtre le doit à ses origines religieuses, à la doctrine de l’Incarnation.

La grandeur des interventions divines dans le miracle et le mystère, les effets du grossissement comique ailleurs, ressortent d'autant mieux qu’ils apparaissent sur un fond de vraisemblance. Dans le premier cas, il s’agit de marquer la présence invisible du divin : les spectateurs du Jeu d'Adam, pourtant si hiératique encore, peuvent en quelque sorte se reconnaître dans les conversations familières d'Adam, un paysan un peu fruste, et d’Eve, en qui perce la dame, et du même coup, ils constatent l'actualité quotidienne du péché originel; les joyeux buveurs de Saint Nicolas et leurs émules du Moyen Age se voient rappeler qu’aucune action en ce monde n’est indifférente. Dans le second cas, la gaieté du public croît à reconnaître dans les personnages quelques traits qui semblent atteindre le voisin. Dans chaque pièce la recherche du type universel et l’observation du détail vécu s'affrontent ou s’équilibrent. Entre le hiératisme des drames liturgiques et le naturel de Pathelin bien des pièces sont autant de solutions heureuses et personnelles.

L’'HUMANISME

MÉDIÉVAL

Etudes :

L'Humanisme médiéval dans les littératures romanes du XI” au XIV° siècle (Colloque de Strasbourg 1962), Paris, Klincksieck, 1964. A. Coville, Gontier et Pierre Col et l'humanisme en France au temps de Charles VI, Paris, Droz, 1934. À. Combes, « Gerson et la naissance de l’humanisme », dans Revue du Moyen Age latin, I, 1945, pp. 259-284. D. Poirion, Le Poète et le prince, Paris, P.U.F., 1965, pp. 615622. F. Simone, 1] Rinascimento Francese. Studi e ricerche, Torino, Soc. ed. int., 1961.

Il ne nous échappe pas que les traits que nous avons reconnus à la littérature médiévale ont été dégagés par une étude fondée avant tout sur quelques textes des xn° et x siècles. On ne les étendra pas sans précautions et l’on se gardera de méconnaître la diversité des époques. Il serait particulièrement important d'étudier la littérature du xv° siècle pour qui voudrait définir la nouveauté de la Renaissance en tenant compte

de ce dont

elle hérite.

La

question,

d’autre

part, se

pose de savoir si l’'humanisme du xvI' siècle ne se contente pas de porter à maturité des germes contenus dans la pensée et les lettres du xv° siècle. Encore faut-il s'entendre sur une définition de l’humanisme. Si c’est, pour citer Protagoras, une attitude qui voit en l’homme la mesure de toute chose, il n'échappe pas que l'emprise de l’enseignement de l'Eglise sur la pensée est telle, au Moyen Age, que discuter de l’humanisme médiéval revient à se demander si le christianisme est un humanisme. Il ne nous appartient pas de répondre à cette question difficile. Nous nous contenterons de rappeler l'intention qui a commandé le plan de ce livre. Il nous a paru que, sans les clercs, sans les modèles culturels qu’ils proposaient, la littérature française eût été tout autre. Elle s’est affirmée en fonction des modèles classiques et religieux que les clercs étaient seuls en mesure de diffuser. Les formes littéraires françaises, le langage poétique ont

222

L’humanisme médiéval

progressé dans une émulation avec les œuvres latines antiques

- et médiévales. L'autonomie de la pensée profane a passé par l'admiration de la pensée religieuse. Néanmoins la pensée profane n’a jamais cessé d’afficher ses prétentions. Outre que la chanson de geste, malgré un incontestable effort pour la pénétrer d'esprit religieux, perpétuait un idéal tout profane (le culte du sang et de l’honneur), très vite sont apparues des œuvres qui exaltaient des valeurs foncièrement areligieuses, tel l’étonnant Tristan de Thomas. À cet égard, on peut se demander si l’on est allé beaucoup plus loin au cours des siècles suivants, où il est tout à fait exceptionnel de rencontrer, où, peut-être, on ne rencontre jamais un rejet de la foi. A

vrai dire, Thomas lui-même ne la rejette pas, il fait comme si un domaine, celui où règne l’amour, échappait à son contrôle. Aux xiv° et xv° siècles, plus qu’un renouvellement profond des valeurs médiévales, on observe une extension des conquêtes de la pensée profane : par le moyen des traductions et adaptations, puis d'œuvres originales, la langue française permet de faire connaître à un plus large public laïque et d’exprimer les spéculations théologiques, philosophiques ou éthiques réservées jusque-là aux seuls connaisseurs du latin. Le succès fait au Roman de la Rose est doublement significatif : d’une part, il montre à quel point la réflexion sur l’amour est devenu si essentielle pour le monde laïque qu’il découvre, dans ce nouvel art d'amor, dans ce miroir aux amoureux, le lieu où s’est faite la synthèse de ses idées sur l’homme et la société, la nature et Dieu. D’autre part, le Roman de la Rose se proposait aux écrivains comme un modèle stérilisant peut-être, en tout cas prestigieux, et comme le garant des possibilités de leur entreprise en langue française. En 1401, la cour connaît sa première grande querelle littéraire. Elle oppose, au sujet du Roman de la Rose, le chancelier de l’Université Jean Gerson aux bourgeois et fonctionnaires royaux, Gontier et Pierre Col. Le théologien Gerson n’a pas de peine à démontrer combien l'éthique .de Jean de Meun est contraire à la morale chrétienne et dangereuse pour les bonnes mœurs, et les frères Col s’acharnent vainement à le réfuter sur ce terrain; mais leur obstination, en elle-même, témoigne du sentiment qu’ils avaient de défendre le Roman de la Rose comme le bien précieux d’une pensée

laïque et d’une expression française qui se veulent chrétiennes mais autonomes,

comme

la promesse

de conquêtes nouvelles.

Si l’on définit l’humanisme par la connaissance de l’Antiquité, on constate que le Moyen Age, loin de l’ignorer, a fait d’elle sa substance, sa chair. Aux xIV° et xv° siècles, les traductions des œuvres latines se multiplient : on traduit les Rhéto-

L’humanisme médiéval

223

riques de Cicéron (Ad Herennium, De Inventione), le De Amicitia, le De Senectute, le De offciis; les Lettres à Lucilius de Sénèque, Aristote, Térence, Valère-Maxime. Ainsi se prolonge

un effort ancien illustré déjà par Jean de Meun qui traduisit Boèce et Végèce, et l’esprit qui préside à ces traductions n’est pas nouveau. À la différence de ce qui se passe en Italie où les traductions se multiplient dans des centres dispersés, où la littérature latine fait l’objet d’une enquête déjà philologique, où elle est admirée et copiée pour ses qualités proprement artistiques, poétiques, formelles, —

en France, les traductions sont

dues à l'initiative intéressée de quelques princes (Charles V et ses frères) qui veulent en tirer un enseignement politique, éthique et technique immédiatement utilisable. Le Moyen Age français ne dissocie pas la beauté d’un texte de son élévation morale. La solidité de son fond fait l’œuvre belle. L’humanisme italien depuis Pétrarque s’est engagé sur une

voie sensiblement différente. En France, seuls sans doute les Grands Rhétoriqueurs bourguignons comme Georges Chastellain ont tenté de faire passer dans leur prose française un peu du rythme et de l’ampleur de la période latine. Au demeurant les humanistes du xvr siècle ont bien eu le sentiment d’une mutation: la lettre de Gargantua à Pantagruel n'est pas le seul texte à l’attester. Au xv° siècle, ce que l’on constate, c’est le sentiment de plus en plus conscient de l'écart qui s'accroît entre une idéologie qui n’a guère changé depuis des siècles (mythes du rôle de la chevalerie, de Fortune) et une histoire qui s’invente sans cesse. Plus que d’autres Villon et Commynes ont senti cette distorsion et souffert d’elle, sans être, d’ailleurs, capables de découvrir une issue, de retrouver une cohérence au monde pensé et vécu. C’est la même inquiétude qu’exprime l’un des plus fins mainteneurs de la tradition médiévale, celui qui lui donne une dernière et délicate expression, Charles d'Orléans, quand il écrit: Car en douleur et maladie Vous faictes user nostre vie, Sans savoir la cause pourquoy!

Appendice

DE

LES ÉDITIONS TEXTES MÉDIÉVAUX

Etudes :

Marie de France, Le Lai de Lanval, texte critique et édition diplomatique des quatre manuscrits français par J. Rychner, Genève, Droz,

T.L.F.,

1958.

C. Régnier, Les Rédactions en vers de la « Prise d'Orange », Paris, Klincksieck, 1966. A.

Micha, La Tradition manuscrite des romans de Chrétien de Troyes, nouv. éd., Genève, Droz, 1966. F. Lecoy, « Note sur le vocabulaire dialectal ou régional dans les œuvres littéraires au Moyen Age », dans Revue de Linguistique romane, 32, 1968, pp. 48-69.

Nous n'avons pas l'intention d'indiquer comment sont faites les éditions modernes de textes médiévaux. Il existe aujourd’hui

d'excellents

modèles

de la procédure

scientifique à suivre.

Leur

consultation remédiera avantageusement à la grande abstraction de nos remarques présentes qui, comme notre chapitre sur les

remaniements, n’ont qu’une valeur d’avertissement à l'utilisateur d’une édition. En aucun cas le lecteur moderne ne devra identifier le texte qu'il lit à l’œuvre écrite par l’auteur du Moyen Age. Il veillera à ne pas faire dépendre l'appréciation d’une œuvre d’un ou de quelques mots, voire &un passage, mais cherchera à l’asseoir sur un faisceau de preuves convergentes qui ne seront jamais trop nombreuses. Car la littérature médiévale montre qu'on ne peut pas tirer de la présence d’un se ou d’un si, d’un que ou d’un quar, d’un présent ou d’un passé, d’un mot ou d'un autre, des conclusions péremptoires sur la beauté ou la signification d’un texte. J1 . va sans dire qu’il ne s’agit pas, par scepticisme, de renoncer à toute étude scientifique grammaticale, stylistique ou littéraire d’un texte, mais d’être conscient des conditions où il nous est donné de le lire. Toute édition, quelles qu’en soient les qualités, suppose un parti pris. \ Les œuvres du Moyen Age ne nous sont parvenues que grâce au travail de copistes qui copiaient un manuscrit antérieur et dont la propre copie pouvait servir à son tour de modèle à d’autres scribes. Ce processus ne pouvait manquer d’altérer passablement les œuvres. Un copiste peut se laisser distraire de sa tâche, sauter un mot ou un vers, voire le répéter, déchiffrer mal un modèle mal écrit ou se tromper sur l'identité d’un mot ou d’une forme.

Les éditions de textes médiévaux

225

Les insuffisances d’un manuscrit peuvent avoir encore une origine par exemple la disparition accidentelle d’une page du modèle, Toutes les altérations ne proviennent pas de l’inattention ou de difficultés matérielles. En chaque copiste il y a un écrivain, un remanieur qui sommeille. Supposons qu’au cours de la transcription d’un vers le scribe s’aperçoive qu’il vient de débuter par une matérielle,

erreur, il sera tenté, au lieu de l’effacer et de tout recommencer, d'imaginer une fin de vers qui permette de conserver le mot erroné tout en satisfaisant à la rime et en s’accordant à peu près avec l’ensemble du contexte. Ou bien c’est l'intelligence même du copiste qui est responsable d’une altération: si son modèle lui paraît incompréhensible, il modifiera le texte de manière à écrire et à donner à lire quelque chose d’intelligible. La raison première, en effet, des altérations est dans le souci des copistes de satisfaire leur clientèle. Pour qu’elle dispose d’un texte compréhensible, ils rajeunissent la langue du texte copié, éliminent les mots, les formes et les tours désuets. Ils leur substituent des expressions contemporaines. Enfin, ils font leur travail en usant des graphies et des formes propres au dialecte de la région où ils vivent, leurs clients et eux. Certes, ils utilisent en général des graphies et des formes susceptibles d’être interprétées correctement dans une aire géographique beaucoup plus large que celle de leur dialecte propre; d’autre part, tel scribe picard copiant un ma-

nuscrit dû à un confrère francien ne remplace pas nécessairement tout trait francien par un trait picard, en sorte que son texte offre en définitive une langue bigarrée : le merchi y côtoie la merci; néanmoins, en première approximation, il est légitime de dire que tel manuscrit est francien, tel autre picard, tel autre lorrain. C'est au xvin* siècle que paraissent les premières éditions de textes du Moyen Age. Longtemps les éditeurs se sont contentés de reproduire le texte d’un manuscrit, sans préciser toujours de quel manuscrit il s'agissait, et en le corrigeant librement, sans signaler toujours la correction. L'édition de la Vie de saint Alexis par G. Paris en 1872 consacre une méthode scientifique, celle de l’Allemand Lachmann. Cette

méthode critique et combinatoire a encore ses défenseurs. Elle part du désir de retrouver, en deçà des copies conservées d’un texte, leur ancêtre commun ou archétype. Elle a été singulièrement féconde dans la mesure où elle a obligé les éditeurs à une étude minutieuse des textes, de leurs graphies, de leur langue, de leur versification, de la logique des idées. La comparaison systématique des divers manuscrits d’une même œuvre peut permettre de les classer. On part du principe que deux manuscrits qui ont une même faute commune (à condition que cette faute ne soit pas de celles que n'importe qui peut commettre indépendamment de tout modèle) la doivent à un modèle commun et sont donc apparentés. Seules les fautes, les mauvaises leçons, sont naturellement probantes pour permettre de définir ainsi une famille de manuscrits. Au terme de cet examen, on a l’ambition d’aboutir

226

Appendice

à un arbre généalogique qui rende compte des rapports entre les manuscrits

conservés, arbre qu'on nomme A partir de ce stemma,

il paraît théoriquement possible de reconstituer mécaniquement l’archétype O. Si une leçon (ou variante) est commune à deux familles, elle s'impose contre la leçon de la troisième. Dans l’exemple ci-contre où nous avons classé cinq manuscrits imaginaires À, B, C,Det

stemma.

À

O0

X /\

Y /\

C

E, l'accord x + y

prévaut contre C, l’accord A B 4 D x + C contre y. Ainsi est recréé l’archétype. On voit tout de suite qu’il risque

d’être fait de pièces et de morceaux dont les graphies et la langue sont d’origine dialectale et de date très différentes. C’est pourquoi la méthode combinatoire implique aussi la recherche de la langue originale de l’auteur. Toute édition critique s'attaque à ce problème. À priori, on peut espérer de sa résolution plusieurs avantages. Comme beaucoup de textes ne sont ni datés ni localisés, mais anonymes ou d’auteurs absolument inconnus, retrouver la langue de l’auteur peut contribuer à leur datation, à leur localisation, voire à leur attribution. Ce genre de travail présente un intérêt tout particulier quand il s’agit de textes anciens. En effet ces textes (Roland, Pèlerinage de Charlemagne, Chanson de Guillaume, Jeu d'Adam) ou la version la plus ancienne de ces textes (Thèbes) sont connus par des copies fortement dialectales. Cela se conçoit aisément : dans les grands centres français, à Paris, à Arras, le public suivait la mode, il préférait toujours le remaniement le plus récent d’une œuvre antérieure qui, annulée par la version nouvelle, n’était plus copiée. Les aires périphériques (Angleterre, Wallonie, Italie du Nord), moins au courant et moins à l'affût des dernières nouveautés, ont conservé les versions anciennes, mais sous un vêtement dialectal (anglo-nor-

mand, franco-italien) très particulier, sous lequel on aimerait retrouver la langue de l’auteur. Pour retrouver cette langue un éditeur étudie systématiquement les assonances ou les rimes et le compte des syllabes. Sur ces points les retouches des copistes sont limitées par la nécessité de respecter la versification. Qu’à l’intérieur du vers un copiste picard écrive rike, on ne peut savoir s’il recopie le texte d’un auteur picard qui prononçait rike ou s’il habille le texte d'un auteur francien qui prononçait riche. En revanche, si dans un manuscrit francien riche rime avec Afrique, la graphie francienne due au copiste ne masque pas que, Afrique étant l'invariant, l’auteur devait en picard prononcer rike pour qu'il y eût rime. En multipliant ce genre de recherches on peut donc définir la langue de l’auteur (du moins, on l’a cru longtemps); du même coup

Les éditions de textes médiévaux

227

l'éditeur peut normaliser la langue de son texte critique, le réécrire dans le dialecte de l’auteur. Ainsi E. Langlois réécrit en orléanais le Roman de la Rose, Foerster en champenois les œuvres de Chrétien de Troyes. Le procédé a l'avantage de supprimer les disparates qui pouvaient résulter, comme nous l’avons dit, de la méthode combinatoire.

Cette méthode, qui n’avait jamais été appliquée dans toute sa rigueur, a fait l’objet d’une critique décisive de J. Bédier en 1913 dans l'introduction de son édition du Lai de l'Ombre. Il n’est pas possible ici de résumer toute son argumentation et nous nous en tiendrons à quelques remarques. Bédier part d’une considération inspirée par la simple pratique. La méthode des fautes communes ne peut aboutir et n’aboutit de fait qu’à des stemmas à deux branches. Dès lors il n’est pas possible de faire jouer la règle du deux

contre

un,

et

aucun critère mécanique n'autorise à préférer la leçon d’une branche à celle de l’autre, celle de x à celle de y. De plus, les arbres n'ont pas la belle simplicité de nos deux exemples imaginés. En fait il arrive souvent qu’un manuscrit appartienne pour tel passage à une famille, pour tel autre à une autre famille. Il y a souvent contamination. Il est souvent difficile d’aboutir à un stemma qui s'impose. Pour le seul Lanval, conservé dans quatre manuscrits, on a présenté avec d’excellents arguments des classements assez différents. Enfin c’est la notion même de faute qui est en cause. Comment la détecter de manière infaillible? Une variante peut plus qu'une autre satisfaire notre goût moderne. Mais qui nous garantit que la variante qui nous paraît inférieure ne soit pas en fait le texte même de l’auteur? 11 en résulte que, pas plus qu’un copiste médiéval n'était passif en face du texte qu’il transcrivait, l'éditeur moderne ne peut s’empêcher, à chaque moment de sa procédure, de faire entrer en ligne de compte son jugement personnel. Il ne peut s’en remettre à une méthode mécanique infaillible. Dès lors, au lieu de tenter une reconstitution si aléatoire de l’ancêtre de tous les manuscrits, Bédier propose d'utiliser la méthode des fautes communes pour tenter un premier classement et déterminer quel est le moins mauvais des manuscrits. Une fois ce point acquis, l'éditeur se contentera de reproduire ce manuscrit en s’en écartant le moins possible, en ne corrigeant que les négligences évidentes. Cette manière de procéder a au moins l'avantage de mettre sous les yeux du lecteur moderne

228

Appendice

un texte qui a effectivement existé, qui a été lu au Moyen Age. Ces textes sont suffisamment composites en eux-mêmes pour que l’éditeur moderne ne les rende pas encore plus bigarrés. Du même coup l'éditeur renonce à réécrire le texte dans la langue de son auteur. A vrai dire les recherches dont nous avons esquissé la méthode, avaient abouti à des résultats surprenants. La langue des auteurs comportait des traits appartenant à différents dialectes. Fallait-il croire que tous les auteurs appartenaient aux confins de l’Ile-deFrance, de la Picardie et de la Champagne? La conclusion était invraisemblable. On en est venu à admettre que les poètes médiévaux, quel que soit leur pays d’origine, écrivaient dans la même langue commune, littéraire, artificielle en ce sens qu’elle ne correspond exactement à aucun dialecte. Chrétien pouvait bien parler le champenois quand il bavardait dans les rues de Troyes, il écrivait ses romans dans la langue commune. Cette langue commune à la fin du xr° siècle, c’est pour l’essentiel du francien, mais elle admet des traits phonétiques et morphologiques caractéristiques d’autres dialectes : des traits picards comme les possessifs no, vo, pour le francien nostre, vostre; des traits de l'Ouest comme les imparfaits de la première conjugaison en -oue: j'amoue en face du francien j'amoie. Cette langue commune, longtemps plus ouverte aux dialectes du Nord (picard), admet en revanche à la fin du Moyen Age plus de traits de l'Ouest et du SudOuest. Il s’agit de bien mesurer la portée de la présence de ces dialectalismes. Qu'un auteur moderne introduise dans son français des mots provençaux ou auvergnats, c’est dans l'intention de produire un effet de pittoresque, de couleur locale. Aux xu° et xumr° siècles les dialectalismes entrés dans la langue commune sont de pures facilités de versification. Il faut ajouter que la langue commune admet aussi des emprunts à des états de langue chronologiquement distincts. Ici encore toute interprétation doit être avancée avec prudence si l'on ne veut pas prendre pour un archaïsme voulu, stylistique, ce qui n'est qu’une licence. On voit donc que l'étude des rimes et de la versification a débouché sur des résultats inattendus. Elle ne perd pas son intérêt pour autant, car il demeure que la langue artificielle peut être plus ou moins pure. Très pure dans les genres nobles (chanson de geste, chanson courtoise), elle l’est moins dans le théâtre par exemple. D'autre part, il est des traits phonétiques et morphologiques dialectaux qui ne sont jamais entrés dans la langue commune et qui donc gardent une certaine valeur probante quand il s’agit de Jocaliser un texte. Enfin, plus que l'étude de la phonétique et de la morphologie, l'étude du lexique peut être riche d'enseignements, car en ce. domaine l’on perçoit plus difficilement le caractère dialectal, local, de son propre parler. Ainsi Aimon de Varennes écrit dans la langue commune, mais non sans se plaindre de cette obligation, son roman de Florimont; il n’a pu éviter de laisser passer certains mots propres à son parler natal lyonnais.

Les éditions

des textes médiévaux

229

Entre la conception de Lachmann et celle de Bédier il y a place pour des solutions intermédiaires. On pourra juger des avantages et des inconvénients des deux grandes conceptions en comparant les œuvres de Chrétien éditées par Foerster et l'édition de Roques, le Thèbes de Constans et celui de G. Raynaud de Lage, le Roman de la Rose de Langlois et celui de F. Lecoy, l’Aucassin de Suchier et celui de Roques. On verra que les résultats peuvent être également excellents; mais il importe que le lecteur sache toujours comment l'éditeur a procédé et ce qu'il peut attendre de l'édition. La dernière comparaison montre que, même quand un texte est conservé dans un unique manuscrit, il y a deux méthodes possibles. L'une, par la critique textuelle, scrute le texte pour rectifier avec ingéniosité le manuscrit partout où il semble pécher contre ce qui nous paraît la norme grammaticale ou la logique narrative; l’autre, au contraire, s'efforce de le comprendre tel qu’il est donné et de rendre compte des difficultés, au besoin en rectifiant la conception admise jusque-là de la norme grammaticale. Le second procédé a plus de chance de nous faire découvrir du neuf. Peut-être une dernière remarque illustrera-t-elle encore tout ce qui nous sépare du Moyen Age et deux conceptions différentes du temps. Il ne fait aucun doute qu’un homme du Moyen Age ne comprendrait pas les débats des érudits modernes et les cas de conscience que leur pose l'édition d’un texte. Ce qui, en notre temps, satisferait le mieux à l’idée que le Moyen Age se faisait de la transmission et de la survie d’un texte, c’est l’adaptation ou Ja recréation telles qu’elles ont été pratiquées par J. Boulenger, A. Mary et J. Bédier lui-même dans son Roman de Tristan et Iseut renouvelé. |

fo

BIBLIOGRAPHIE

SOMMAIRE

Nos brèves indications tracent le programme de lectures indispensables à un débutant qui veut tirer un enseignement fructueux de l’étude de la littérature médiévale. Il y trouvera tous les renseignements susceptibles de prolonger éventuellement son initiation.

I. LA LANGUE

Pour apprécier un texte et avant d’en disserter il convient d'acquérir les connaissances suffisantes pour savoir interpréter les graphies, identifier les mots et les formes, percevoir la valeur d’un tour et le sens d’un terme. Les grammaires ne manquent pas ; on ne peut que se féliciter de la publication toute récente du dictionnaire maniable d’A.J. Greimas. Avec un peu d’habitude on tirera un grand profit des dictionnaires

230

On

Appendice

consultera

d’abord

l'excellente

bibliographie

de

J. Batany, dans la nouvelle édition du tome 1 de L'Histoire de

la langue française de F. Brunot, A. Collin, 1966.

M.K. Pope, From Latin to Modern French, Manchester Univers. Press, (nombreuses rééd.; phonétique, morphologie, dialectologie intelligemment liées à l'examen des rimes, graphies, emprunts des et aux langues étrangères). R.L. Wagner, L'Ancien Français, Paris, Larousse, 1974. G. Moignet, Grammaire de l’ancien français, Paris, Klincksieck, 1973. N. Andrieux et E. Baumgartner, Systèmes morphologiques de l'ancien français. A. Le Verbe, Bordeaux, Ed. Bière-Sobodi, 1983.

Ph. Ménard, Svntaxe de l’ancien français, nouv. éd., Bordeaux, Sobodi, 1973. Chr. Marchello-Nizia, Histoire de la langue française aux XIVE et XVE siècles, Paris, Bordas, 1979. R. Martin et M. Wilmet, Syntaxe du moyen français, Bordeaux, Sobodi, 1980. J. Chaurand, Introduction à l’histoire du vocabulaire français, Paris, Bordas, 1977. Bloch et von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, 6° éd., Paris, P.U.F., 1975. A.J. Greimas, Dictionnaire de l’ancien français jusqu'au XIVE siècle, nouv. éd., Paris, Larousse, 1979.

On consultera en bibliothèque F. Godefroy,

Dictiannaire

de

: l’ancienne

langue

francaise,

Paris, Vieweg, 1880-1902, 10 vol. Tobler et Lommatzsch, Altfranzüsisches Wôürterbuch, baden, Steiner (en cours de publication).

Wies-

II. L'HISTOIRE On lira au moins un manuel ancien secondaire ou une synthèse comme :

de

l’enseignement

G. Duby et R. Mandrou, Histoire de la civilisation française. Tome I : Moyen Age, XVI: siècle, nouv. éd., Paris, Colin, « Collection U », 1968. J. Le Goff, La Civilisation de l'Occident médiéval, Paris, Arthaud, 1964. J. Le Goff, Le Moyen Age (1060-1330), Paris, Bordas, 1971. R. Delort, La Vie au Moyen Age, nouv. éd., Paris, Le Seuil, 1982.

Bibliographie

sommaire

231

On a réédité : — les deux livres fondamentaux de M. Bloch sur La Société féodale en format de poche et en un volume chez A. Michel, 1968, — Sous son vrai titre, le grand livre de J. Huizinga, L'Automne du Moyen Age. Paris, Payot, 1977.

III. INTRUMENTS

DE TRAVAIL

R. Bossuat, Manuel bibliographique de la littérature francaise et Suppléments, Melun, D’Argences, 1951-1961 (nouv. éd. en prép.). O. Klapp, Bibliographie der franzüsischen Literaturwissenschaft,

Francfort,

IV. HISTOIRES

Klosterman

(à partir de

1960).

DE LA LITTERATURE

P. Le Gentil, La littérature française du Moyen Age, nouv. éd., Paris, A. Colin, « Collection U? », 1968. Dans la collection « Littérature Française » (Arthaud) dirigée par CI. Pichois, le Moyen Age est couvert par deux volumes et c’est une innovation remarquable : J.Ch. Payen, Des origines à 1300, 1970, D. Poirion, 1300-1480, 1971. Une place importante est aussi faite aux deux derniers siècles médiévaux dans un récent manuel collectif : Précis de littérature française du Moyen Age, sous la direction de D. Poirion, Paris, P.U.F., 1983.

V. TRADUCTIONS

ET ANTHOLOGIES

Pour étudier une œuvre on a profit à la comparer à d’autres textes, genres, styles littéraires. De bonnes collections de traductions ont été créées : la série « Moyen Age » (Stock), la série « Traductions » (Champion); la série « Bibliothèque médiévale » (U.G.E.,

10-18)

comporte

aussi

des

textes

en

langue originale. On ne négligera pas les anthologies : G. Paris et E. Langlois, Chrestomathie du Moyen Age, Paris. Hachette, 1887. (Nombreuses rééditions de la doyenne des anthologies ; à noter l'excellente introduction grammaticale.) À. Henry, Chrestomathie de la littérature en ancien français. Berne, Francke, 1953. (La plus riche, la mieux annotée; s'arrête au début du xiv° siècle.)

232

Appendice

J. Batany,

Français

médiéval,

2° éd.,

Paris,

Bordas,

1978.

(Choix de textes très personnel ; commentaires linguistiques et littéraires ; importante bibliographie de la grammaire.)

VI. OUVERTURES

CRITIQUES

La qualité d’un livre n'est pas fonction des succès de la mode. Si d'excellents travaux contemporains ne sont pas retenus dans la sélection qui suit, c’est que la place nous est mesurée et qu'il a paru plus efficace de réunir, comme autant de repères, un tout petit nombre de titres significatifs, parce qu'ils font délibérément « jouer ensemble » la lecture des

œuvres

médiévales

et celle des travaux

des chercheurs

en

sciences humaines (historiens, sémioticiens, etc.).

Ce «jeu» a été pratiqué jadis et naguère, cela va sans dire. Le livre de R.R. Bezzola sur Erec et Enide, paru en 1947, est à la fois une analyse structurale du récit et un déchiffrement de ses codes symboliques qui fait appel à la psychanalyse (celle de Jung) et à l’histoire (celle du mariage). Lecture plurielle, pour reprendre le sous-titre du livre plus récent de F. Barteau, mais, là où Bezzola, en une démarche qui ne distingue pas entre ses composantes, s’investit personnellement dans une lecture trop passionnée pour ne pas culminer dans une interprétation cohérente de l’œuvre étudiée, F. Barteau exhibe successivement ses références méthodologiques en un ensemble discontinu, à dessein éclaté. On peut distinguer deux grandes directions critiques. Pour les uns, l’essentiel-est le dialogue de la littérature et de l’histoire sociale ; pour les autres la mise à jour des structures atemporelles à l’œuvre dans l'écriture. Même si cette distinction ne rend pas justice à la plupart des études citées (telle lecture socio-historique n'ignore pas les structures, tel livre structuraliste n’ignore pas l’histoire), elle est commode pour une orientation sommaire. La lecture socio-historique est associée au nom d’'E. Kôhler dont le travail était animé par la conviction que la création poétique participe des luttes sociales et y contribue. Notre Introduction tient grand compte des thèses de ce savant, dont l'autorité a été renforcée par leur accord avec les conclusions où sont parvenus, indépendamment, des historiens de la société tels que G. Duby. Depuis quinze ans, le seul événement en ce domaine est la mise en question du système interprétatif de Kôhler par RH. Bloch : il considère que la littérature courtoise, en promouvant l'individu, sert les intérêts

Bibliographie sommaire

233

de la bourgeoisie marchande et de la monarchie bien plus que ceux de la chevalerie. La critique des structures offre plus de diversité. Nous reprenons l'opposition que C. Lévi-Strauss définit entre son propre structuralisme et le formalisme de V. Propp, et nous mettons ensemble du côté d’un formalisme plus soucieux de décrire des procédés d'écriture ou d'élaborer les règles d'une syntaxe narrative : ceux qui appliquent aux textes médiévaux les modèles de V. Propp, d’A.J. Greimas, de R. Blanché (P. Gallais, pour une part de son œuvre) ; ceux qui s’intéressent à la « voix narrative » (P. Haïdu, W. Calin); et surtout l'œuvre imposante de P. Zumthor. Du côté de la structure nous regroupons des livres (A. Adler, D. Maddox, C. Méla) attentifs, selon des modes

très divers, aux

leçons de l’anthro-

pologie ou de la psychanalyse et, très concrètement, à des thèmes qui émeuvent l'imaginaire : pureté et souillure, unions prescrite et interdite, parenté et alliance, initiation et souveraineté ; ces thèmes sont tels qu'il est clair que les hvypothèses de cette dernière approche sont à comparer à celles de la lecture socio-historique. A. Adler, Epische Spekulanten : Versuch einer synchronen Geschichte des altfranzôsischen Epos, Munich, Fink, 1975. F. Barteau, Les Romans de Tristan et Iseut, introduction à une lecture plurielle, Paris, Larousse, 1972. R.R. Bezzola, Le Sens de l'aventure et de l'amour (Chrétien de Troyes), rééd., Paris, Champion, 1968. R.H. Bloch, Medieval French Literature and Law, Berkeley, University of California Press, 1977. W. Calin, À Poet at the Fountain : Essays on the narrative verse of Guillaume de Machaut, Lexington, Univ. Press of Kentucky, 1974. P. Galiais, Dialectique du récit médiéval (Chrétien de Troyes et l'hexagone logique), Amsterdam, Rodopi, 1982. P. Haïdu, Aesthetic Distance in Chrétien de Troyes : Irony and Comedy in Cligès and Perceval, Genève, Droz, 1968. E. Kôühler, L'Aventure chevaleresque : Idéal et réalité dans le roman courtois, études sur la forme des plus anciens poèmes d'Arthur et du Graal, Paris, Gallimard, 1974 (1 éd. all., 1956). C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale Deux, Paris, Plon, 1973. D. Maddox, Structure and Sacring : The Systematic Kingdom in Chretien's Erec et Enide, Lexington, French Forum Publishers, 1978. C. Méla. La Reine et le Graal : la conjointure dans les romans du Graal, Paris, Le Seuil, 1984.

234

P. Zumthor, 1972.

Appendice

Essai de poétique

VII. LES GENRES

médiévale,

Paris.

Le Seuil,

LITTERAIRES

L'essai le plus sérieux pour renouveler l'histoire de la littérature est celui de l’école de Constance : la théorie de la « réception » tend à affiner la périodisation des fonctions sociales de l'art et oppose à l'esthétique humaniste de la mimesis aussi bien notre plus proche modernité que l’esthétique médiévale; d'autre part, s'agissant d’une œuvre du Moyen Age, la tentative de reconstitution de son horizon d'attente débouche sur la redéfinition et la réhabilitation de la notion de genre. Cette notion détermine aussi la conception du nouveau Grundiss. La polémique suscitée par le livre de J. Rychner sur l'art épique des jongleurs (1955) a perdu de son mordant, le débat reste sans conclusions. Des monographies ont tiré de l'ombre des chansons de geste mineures, la seule perspective critique neuve est celle de J. Grisward : en appliquant aux Narbonnais la méthode comparative et structurale de G. Dumézil, non seulement il conquiert pour la littérature indo-européenne une nouvelle province, mais encore il repose le problème, qu'on croyait résolu, de la genèse du cycle de Garin de Monglane. L'étude du lyrisme a été marquée par P. Bec : en suivant les rapports dialectiques qu'entretiennent dans l’histoire inspiration courtoise et inspiration pré-courtoise, il définit avec finesse dans les textes des trouvères de cour deux registres : aristocratisant et popularisant. Bien des poètes du xv° siècle attendent un éditeur ; ce n'est certes plus le cas de Villon. dont l'édition avec commentaire par J. Rychner et A. Henry vaut toutes les études critiques (Le Testament, 2 vol., Genève, Droz, 1974, Le Lais et les Poèmes variés, 2 vol., ibid., 1977). Pour ce qui est du roman, le plus notable est l'effort pour défricher la forêt de la prose. Monographies (Baumgartner, Bogdanow,

T. Kelly, Lathuillère,

Micha)

et éditions

(Roman

de Lancelot, éd. A. Micha, Genève, Droz, 9 vol. 1978-1983 : Roman de Tristan, éd. R.L. Curtis, Leyde, Brill, 2 vol. parus, 1963-1976). Le théâtre fascine par sa dramaturgie (Konigson, Rey-Flaud). L'ouvrage de M. Accarie constitue une exception, lui qui traite la Passion de Jean Michel comme un texte : c’est que précisément, avec cette version du « mystère », le théâtre cesserait d'être une fête pour se faire livre.

Bibliographie

Sommaire

235

Pour l'histoire au Moyen Age, il n'est meilleur guide qu'un historien, B. Guénée. Grundiss der Romanischen Literaturen des Mittelalters. Heïdelberg, Winter (publication collective, plusieurs vol. depuis 1968). M. Accarie, Le Théâtre sacré de la Jin du Moyen Age : Etude sur le sens moral de la Passion de Jean Michel, Genève, Droz, 1979. E. Baumgartner, Le Tristan en prose, essai d'interprétation d'un roman médiéval, Genève. Droz, 1975. P. Bec, La Lyrique française au Moyen Age (XII:-XIII° siècle) : Vol. 1 : Etudes ; Vol. 2 : Textes. Paris, Picard, 19771978. F. Bogdanow, The Romance of the Graal, Manchester Univ. Press, 1965. 1. Grisward, Archéologie de l'épopée médiévale. Paris, Payot. 1981. B. Guénée, Histoire et culture historigue dans l'Occident médiéval, Paris, Aubier, 1980. H.R. Jauss, Pour une Esthétique de la réception, Paris, Galli-

mard. 1978. T.E. Kelly, Le Haut Livre du Graal, Perlesvaus : À Structural Study, Genève, Droz, 1974. E. Konigson, L'Espace théâtral médiéval, Paris, CNRS, 1976. R. Lathuillère, Guiron le courtois, étude de la tradition manuscrite et analyse critique, Genève, Droz, 1966. A. Micha, Etude sur le Merlin de Robert de Boron, Genève, Droz, 1980. H. Rey-Flaud, Le Cercle magique : Essai sur le théâtre en rond à la fin du Moyen Age. Paris, Gallimard, 1973.

INDEX L'index concerne les auteurs et les thèmes. On y trouvera aussi des termes techniques dont la définition est donnée dans le corps de l'ouvrage. $ Les textes et les auteurs rarement mentionnés peuvent être omis dans l'index. Les dates proposées ne doivent pas être tenues pour acquises : il est bon de se rappeler que des poèmes aussi importants de Guillaume et Le Pèlerinage de Charlemagne que La Chanson sont de la fin du XI° siècle pour certains critiques, mais, pour d'autres, des dernières années du XII° siècle. Non seulement les deux romans de Tristan de Béroul et de Thomas n'ont pu être datés, mais encore leur chronologie relative demeure controversée. D'une manière générale, les historiens actuels ont tendance à considérer les œuvres médiévales comme

sensiblement

plus récentes

que

ne

le pensaient

les critiques

de

la fin du xix° siècle. ABÉLARD (1079-1142), théologien; sa correspondance avec Héloïse est l'une des pièces majeures de la polémique contre le mariage: SLAT A:

236

Appendice

ADAM

DE LA HALLE (mort vers 1288) a écrit des Chansons d'amour, des Jeux-partis et un Congé: 148, 158; Le Jeu de la Feuillée : 37, 126, 207, 210, 214, 219; Le Jeu de Robin et Marion: 217. ADENET LE ROI à écrit un roman: Cléomadès, et trois remaniements de chansons de geste: Beuves de Commarchis, Les Enfances Ogier et Berthe aux grands pieds: 93, 95, 142. adoubement : 29, 70, 71. AIMON DE VARENNES: Florimont (1188): 198, 229. aithed : 99, 132. ALAIN DE LILLE (2° moitié du xil° siècle), théologien et auteur de deux poèmes allégoriques: le De Planctu Naturae et l'Anticlaudianus : 60,

ALBÉRIC

DE PISANÇON : Le Roman

d'Alexandre

(vers 1130):

27, 43-44,

193-194. Alexandre le Grand : 16, 44, 69, 77, 81. Alexandre (Romans d'); l'œuvre d'Albéric a été plusieurs fois remaniée au x1I° siècle et dotée de suites : 44, 69, 98. Alexis (Vie de saint), vers 1040: 98, 226 allégorique (roman): 59, 199. alleu: 23.

amour, fine amor: 8, 25, 31, 33, 38, 43, 54, 58-60, 69, 79, 81, 99, 107, 117, 133, 152, 158-159, 163, 169, 171-172, 185, 194, 198, 204, 211, 223. ANDRÉ LE CHAPELAIN (fin du xt° siècle): 31, 39, 67, 86. annominatio : 125.

antique (roman): 43, 84, 130, 170, 181, 187, 193. apocryphes (évangiles), textes latins et français qui tentent de combler les lacunes de la biographie de Jésus; racontent en particulier ses premières années (Evangile de FE) la descente au séjour des morts (Evangile de Nicodème) : ARISTOTE, aristotélisme : 45, 51, 52, 54, 66 116, 165, 185, 224. arts

libéraux : 65,

Artu,

la Table

165.

Ronde:

27, 48, 77, 80, 106,

assonance : 138. aube (genre lyrique): 158. Aucassin et Nicolette (1'° moitié _ ar Audigier (2° moitié du xti° siècle):

autre-monde : 32, 40, 114,

133, 195. siècle):

ee AE Dr 133,

87, 208,

212-213.

189, 204.

aventure : 41, 73, 105, 194, 203 Aye d'Avignon (vers 1200) : 66, 142, 146. bachelier : 72, 104. x baron: 71. BENOÎT : Vavigation de saint Brandan (vers 1115): 68, 193. BENOÎT DE SAINTE-MAURE a écrit entre 1165 et 1175: Le Roman de Troie: 43, 68-69, 79, 171, 181, 193; La Chronique des ducs de Normandie : 46, 69. BERNARD DE CLAIRVAUX (saint), 1090-1153, le plus illustre des Cisterciens, réformateur de l'Ordre : SiRITE

BÉROUL (vers pet

1170), principal représentant français de la « version de Tristan: 30, 36, 84-86, 99-100, 175, 183-184, 188,

1

Bible: 15, 35, 40, 44, 52, 54, 56, 61, 115, 117, 120, 128, BOÈCE (mort vers 525) : 66, 69, 116, 117, 224. bourgeois : 18, 74,

102,

130.

107, 177.

breton (roman) : 40, 43-44, 675 73,1717,283%4319195: champion : 24, 28. chanson d'amour : 38, 86, 149. chanson de croisade : 160. chanson de geste: 41, 43, 48, 66, 72, 93, 97, 128, 183. chanson pieuse : 39. chanson (sotte) : 92, 212. chanson de toile ou d'histoire : 84, 157. CHARLES D'ORLÉANS (1394-1465) : 58, 93, 123, 161-163, 186, 223. Charroi de Nîmes (vers 1150): 1-71, 97, 105, 137- 140, 20 8. Chartres (Ecole de). Au xtrr° siècle, les écoles de Chartres sont illustrées

Index

237

par l'enseignement de penseurs (Bernard et Thierry de Chartres, Guillaume de Conches, Gilbert de la Porrée, Jean de Salisbury) qui utilisent le langage platonicien (celui du Timée) pour mieux comprendre les rapports de Dieu et de sa création. Plus que d’autres théologiens, ils soulignent la dignité de l’homme et l’existence de lois naturelles dont la connaissance est accessible à la raison : 52, 68.

Chastelaine

de Vergi (xim° siècle):

81, 87, 201, 205.

chevalier : 17, 70. Chevalier au barisel (xiri° siècle) : 30, 201, 205. CHRÉTIEN DE TROYES: 59, 116, 228; a écrit des

Chansons d'amour: 148, 158; Erec et Enide (vers 1170): 18, 27, 29, 52, 68, 73, 77, 79-80, 87, 91, 100, 106, 114, 120, 124-127, 132, 175, 181, 192, 194-195; Cligès (1176): 31, 53, 58, 68-69, 77, 80, 84, 87, 114, 125, 129, 171, 173-175, 190, 195, 212; Le Chevalier de la

Charrette

ou

Lancelot : 39,

123, 131-133, 171, ou Yvain: 28, 58, 127, 131-132, 171, Graal ou Perceval 82, 102, 106, 116, CHRISTINE

DE

chronologique

PISAN

58,

60,

69,

74,

78,

81, 85-87,

106,

175, 188, 194-195, 213; Le Chevalier au lion 74, 77, 79-80, 87, 103, 106, 118, 123, 125, 175, 182, 187-192, 194-195; Le Conte du (après 1181): 36, 40, 53-54, 72, 74, 78, 80132, 187, 191, 194, 196.

(vers

1360-1430):

42,

107,

162-163.

(procédé) : 41, 197.

CICÉRON : 47, 59, 66, 115-116, 124, 224. Cîteaux, cistercien: 36, 38, 40, 51, 57. co-jureur : 21, 24. COLIN MUSET (milieu du xri° siècle): 92, 95. COMMYNES (1447- 1511): 47-50, 223. comparaisons : 125, 182, 184. COUCY (CHASTELAIN DE), mort en 1203: 149-154, 158. Couronnement de Louis (entre 1130 et 1150): 25, 29937/010,

04,297;

105, 138-139, 143-144. débat : 31, 69, 116, 162. description : 125, 181, 193.

dialogue : 31, 81, 173, 179, 190. dit (genre littéraire) : 149, 162. don:

131

si

Eneas (Roman d'), vers 173, 181, 190, 193. Enfances

Guillaume

entrelacement

1160:

(1'° moitié

(procédé

43-44,

79,

102,

114,

130,

117,

170,

*94, 98, 146.

du xirI° A

romanesque) : 98,

ermite : 21, 36-37. escarboucle : 53, 184. états du monde (genre littéraire): 103, 166, 177-178. étymologie : 53, 125, 210. EUSTACHE DESCHAMPS (2° NT _e xiv* siècle) : 107, 162-163. exemple (genre littéraire) : 59, fabliau : 30-31, 37, 84, 102, dE 502 207, 211, 213-214. faide: 22, 32. farce : 177, 207, 214, 218-220. fatrasie : 210-211. félonie : 22, 32. femme : 39, 76, 79, 81, 83, 121, 146, 178, 195, 213. fief: 27, 71, Flamenca (vers 1240), roman en langue d’oc : 86-87, 91. Floire et Blancheflor (vers 1170): 87, 120, 130. forêt : 120, 184. Furtune : 42, 49, 58-59, 68, 107, 117, 121, 178, 203, 215, 224. frequentatio: 125. en 1335-1405), chroniqueur et poète: 47-49, 74, 199. se garant:

GAUTHIER

24,

. ps

|

(2° moitié

du x11°

siècle),

latins dont l’Alexandreis: 66. GAUTIER D'ARRAS écrit, entre 1176 et 1184, les romans et d’Eracle : 68, 87, 97.

auteur

de poèmes

d'Ille et Galeron

238

Appendice

GAUTIER GAUTIER

DE COINCY (vers 1220): 39, 201. LE LEU (milieu du xu° siècle) : 103, 203.

GAUTIER

MAP

(mort vers

1210):

116-117.

Gauvain : 25, 40, 79-80, 86, 102. geis : 84, 131, 133. GEOFFROY DE MONMOUTH : 46, 79, 112. Girard de Roussillon (vers 1180): 23, 105, 143. goliard : 83, 94. GUERNES DE PONT-SAINTE-MAXENCE : 34, 95. guerredon : 26, 131. GUILLAUME IX D’AQUITAINE, comte de Poitiers : 76, 78, 85, 158. GUILLAUME DE LORRIS (vers 1225): 38, 42, 58-60, 100, 116, 120,

126, 167, 174, 186, 196, 199, 228. Guillaume d'Orange : 24, 71, 77, 97, 105, 142. Guillaume (Chanson de), xu° siècle: 51, 79, 100, 209, 226.

113,

124,

145,

138, 143,

GUILLAUME DE MACHAULT (vers 1300-1377): 93, 150, 161-163, 186, 199. HÉLINAND, bénédictin, auteur d'une Chronique en latin et d’un poème français, Les Vers de la mort (1187): 122, 162, 166. hommage : 22-23, ; HONORIUS AUGUSTODUNENSIS (x11° siècle) a compilé en latin de nombreux traités : 15, 66. HUGUES PIAUCELE (xi11® siècle), auteur de Sire Hain et dame Anieuse et d'Estormi : 28, 202, 205, 208. Huon de Bordeaux (vers 1220): 129,

138, 146.

Idées exemplaires : 17, 21, 52, 55, 58, 61, 118, 126, 154, 180, idéologie chevaleresque : 49-50, 71, 73, 133, 192-195. iuyllique (roman): 87.

185-186.

interpretatio : 125. : ISIDORE (saint), évêque de Séville, vers 560-636; ses Etymologies constituent une somme des connaissances antiques et proposent une

méthode

scientifique

pour étudier

le monde : 53, 116, 124, 130.

JAUFRÉ RUDEL (mort en 1147): 39, 158. JEAN LE BEL (mort en 1370): 47, 49,

JEAN

JEAN

Ê BODEL (autour de 1200): 95, 166, 168, 195, 203, 212. On lui doit des pastourelles, des fabliaux, le Jeu de saint Nicolas: 129, 207, 210, 217; la Chanson des Saisnes : 142, 146; un Congé: 148-149, 166.

DE MEUN:

outre

\

la deuxième

partie du Roman

de la Rose

(entre

1268 et 1275), un Testament et un Codicille, nous avons conservé de lui des traductions de Végèce (1284), des Epîtres d'Abélard et de la Consolatio de Boèce : 16, 38, 42, 53-54, 59-60, 69, 100, 103,

116-117, JEAN

122,

126,

167-168,

177-178,

RENART : 59, 79, 81, 100, 183, 187,

185,

196, 222-223.

196, 213; auteur

180,

de L’Escoufle

(vers 1200): 87, 197; du Lai de l'Ombre 205, 228; de Guillaume 114,

.

187-188,

Saintré, 219.

JEAN DE SALISBURY

JEAN

SCOT

Jeu d'Adam

jeu-parti:

(vers 1220): 49, 191, 204-

(vers

1228):

1456

par

28, 87, 93, 97, 106,

197.

roman

écrit

avant

Antoine

de

La

Sale:

(vers 1100-1180) : 116.

(810-880),

l'intelligence

de Dole

183,

théologien;

met

le néo-platonisme

au

service

de

de la foi chrétienne : 52.

(2° moitié

du x

siècle) : 217, 220, 226.

31, 86, 149, 160.

JOINVILLE (vers 1225-1317): 47-49, 77, 79. jongleur : 66, 91. lai (genre lyrique, xir1°-xv® siècles): 161. lai breton, lai narratif : 203. laïc (culture profane, humanisme) : 8, 37, 44, 68-69,

159, 193, 199, 221. Lancelot-Graal (1°' tiers du xir° siècle) : 196-197. Lancelot propre : 41, 118, 171, 196. largesse : 19, 77, 81, 133. latin : 38, 51, 65, 165, 192, 222. lausengiers : 87, 152, 158.

81, 88, 107, 113,

Index

239

légistes : 27, 74, 104, licorne : 53-54, 152.

lumière : 120, 184. MACROBE (vers 400) : 15, 59, 116. marchands : 19, 74, 77, 102, 104.

mariage : 84, 117, 178, 195. MARIE DE FRANCE. Avant de traduire des Fables (après 1167) et un Espurgatoire saint Patrice (après 1189, c'est une descente en enfer), a écrit douze Lais (après 1160): 68, 113-114, 116, 133, 203 dont Bisclavret : 204; Chaïtivel : 31, 204-205; Chèvrefeuille : 203; Eliduc : 171, 205; Equitan : 31, 86; Guigemar : 31, 84, 119, 132, 171, 204205; Lanval : 24, 28, 32, 81, 87, 126, 188-189, 200, 204-205, 228; Laustic : 204-205; Yonec : 188, 204-205. MARTIANUS CAPELLA (v*° siècle), De Nuptiis Mercurii et Philologiae : 66. MARTIN LE FRANC (1410-1461) : 166, 168. mélancolie : 16, 123. mêlée confuse (motif épique) : 139, 170. Mendiants, Jacobins, Cordeliers : 36, 38, 95, 103, 167. Méraugis, roman de Raoul de Houdenc (entre 1180 et 1220) à qui on doit aussi l'allégorie des Ailes de Courtoisie Voie d'enfer : 6 mesure : 78, 86.

métaphore

et de Largesse,

et une

continuée : 57.

microcosme : 16, 120, 185. miracle narratif : 25, 128, 201, 205, 209. miracle théâtral : 216, 218, 220. miroir : 52, 60, 199. Moniage Guillaume (vers 1180): 105, 208. monologue : 31, 171, 190, 193. monologue dramatique :: 217, 219. moralisation : 54, 57, moralité (genre théâtral) : 58, 218-219, 220. mort : 103, 122.

Mort le roi Artu : 25, 42, 49, 81, 84, 171, 173, 175, 196. mystère (genre théâtral): 30, 36, 107, 218, 220. noblesse (la vraie): 106, 120. Ogier le Danois (Chevalerie), fin du xr° siècle : 105, 143. oisiveté : 78. oppositum : 125. Orient : 16, 44, 49, 87, 130.

OVIDE : 57, 66, 83, 85, 115, 117, 167. parabolisme : 61.

parodie : 30-31, 177, 211. Partonopeus de Blois : 106, 198. pastourelle : 102, 149, 159, 213. Pathelin (1464?) : 27, 208, 210, 219, 221. pauvreté : 36, 71. Pèlerinage de Charlemagne (xrn° siècle): 127, 130, 137, 139, 146, 209, 211,213,"226: personnification : 58, 123, 174, 219. phenix : 152. PHILIPPE DE THAON (vers ae auteur d'un Comput, d'un Bestiaire et d'un Lapidaire : 53, 68, : Physiologus, traduction latine a v° siècle d’un texte grec du 11° siècle; décrit les propriétés des pierres et des animaux et définit leur valeur symbolique : 130. PLATON, platonisme : 17, 51, 58, 118, 120, 185. plège: PONS DE CAPDEUIL, troubadour du début du xu1° siècle : 84. prière du plus grand péril (motif Er 35, 144.

PRISCIEN (début du vi* siècle) : 115-11 Prise d'Orange (vers 1200): FA 120, 138.141, 146, 208. prose

(roman

en): 74, 98,

proverbes, sentences: 84, 11,4, 149, 153, 165, 169, 174, 210. PRUDENCE (2° moitié du 1v* siècle), Psychomachia : queste : 39, 60, 123.

Appendice

240

Queste du Saint Graal : 9, 40, 51, 54, 57, 67, 81, 123, 133, 196-197. Quinze Joies de mariage : 117, 178, 208, 212. Raoul de Cambrai (vers 1180): 22, 32, 71, 105, 143, 145. réalisme platonicien, idéalisme : 58, 117, 140, 180, 199, 214, 220. réalisme moderne : 59, 117, 177, 190, 199, 214, 220. Renart (Roman de): 28, 30, 37, 91, 98, 102, 112, 177, 203, 207-208,

210-211, 214. Renart le Contrefait (1322-1342) : 42, 203. RENÉ D'ANJOU (1409-1480), Le Cœur d'amour reverdie : 41, 152, 157. Rhétoriqueurs (Grands): 161, 223.

épris (1457):

59, 199.

ROBERT DE BORON (vers 1200), Histoire du Graal ou Joseph: 40, 196. ROBERT DE CLARI (vers 1210) : 47-49. Roland (Chanson de), vers 1100: 22, 24, 29, 31, 72-73, 78, 84, 105, 111-113, 120, 126, 128-129, 137-138, 142-143, 145, 184, 226. RUTEBEUF (entre 1250 et 1285): 25, 53, 95, 103, 148-149, 164-165, 167168, 203, 207, 210, 218-219. serventois : 160. sottie : 218-220. symboles,

symbolisme : 17, 52, 185.

Thèbes (Roman de), vers 1155: 15, 31, 43, 69, 79, 125, 129, 170, 181, 192-193, 226. THÉOPHRASTE (IV*° siècle avant notre ère), philosophe grec: 116-117. THIBAUD IV DE CHAMPAGNE (1201-1253): 54, 78, 93, 152, 154-155, 158. THOMAS D'ANGLETERRE (vers courtoise» de Tristan.

1170), premier Il ne subsiste

représentant de la « version que des fragments de son

roman que Bédier a reconstitué à partir d'adaptations étrangères: 26 287 31,%33,939, 69, 84, 87, 99 413-144, 1172.1174175,.182, 188, 195, 222, translatio studii: 68. Tristan en prose (Roman de), vers 1230 : 75, 99, 197, 208. trobar clus: 161. troubadours : 59, 84, 86, 160. trouvères : 59, 85-86, 93. vagants : 94. vassal : 19, 22, 28. vavasseur : 18, 104. VÉGÈCE (fin du Iv° siècle): 116, 224. verger : 60, 120, 185. vie de saint (genre littéraire): 66, 112.

Vierge vilain:

(La): 25, 36, 39, 53, 57, 94, 143, 167, 201, 205, 18, 35, 76, 103, 108, 156, 160, 193, 202, 213.

VILLEHARDOUIN

(vers

1150-1213):

47-50,

196.

215,

218.

VILLON (né en 1431): 51, 59, 122, 126, 148, 149, 162, 166, 168, 183, 210-211, 223. VIRGILE : 43, 57, 66, 113, 115, 117, 120-121, 170, 193. WACE : a écrit, outre des vies de saints, deux romans : Brut (vers 1155): 46, 79, 182, 193; Rou (entre 1160 et 1175): 20, 46, 68-69. 107. Yder (Roman

d’'), vers

1220:

181.

Impressions Dumas, 42100 Saint-Étienne N° d'imprimeur : 30671 Dépôt légal : décembre 1991 Dépôt légal de la 1"° édition : septembre 1969 Imprimé en France

Introduction à la\ vievie littéraire du Moyen Age In 1) littéraire du Moven Age Pierre-Yves Badel

La connaissance du latin est, au Moyen Age, un privilège qui

semble condamner à l'inculture ceux qui l'ignorent. Aussi la classe des chevaliers va:t-elle trouver dans unmoyen d'éxpression nouveau, le français, l'outil qui luipermettra de donner forme à une culture profane autonome. 1 Situé au point de convergence des synthèses historiques et de

la critique dés textes, cetessai vise à préciser lemili PR l'univers mental et la tradition littéraire qui odèlent toute

création poétique au Moyen Age.

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Pierre-Yves Badel présente tout d’abord les grands traits de la

société féodale et Chrétienne, le vocabulaire qu’elle impose à ses poètes, les idéaux qu’elle entend leur voir célébrer. Puis il

définit les aspects d’une poésie dont les représentants innovent comme malgré eux, en voulant restaurer une tradition plus ancienne. Chansons de gestes, romans et ballades constituent le miroir où toute la chevalerie s’est réfléchie, trouvée, admirée

et peut-être finalement perdue...

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