Infravies. Le vivant sans frontières 9782021424478

"Qu'est-ce que la vie ?", se demandent depuis des siècles naturalistes, biologistes et philosophes. Et si

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French Pages 192 [165] Year 2019

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Infravies. Le vivant sans frontières
 9782021424478

Table of contents :
Introduction - La vie existe-t-elle ?
1 - Lignes de fuite vers les origines
Des débats et un récit
L'ancrage minéral
L'aventure collective
Prémices du monde infravivant
2 - Les laboratoires des infravies
La fabrique du vivant, mythes vivaces pour projet déroutant
Les protocellules, ou l'Himalaya au fond du tube à essai
Xénobiologie, une main tendue vers l'étrange
Lumières sur la biosphère de l'ombre
Mars, où tout commence
La vie dans le Système solaire
L'Univers est un laboratoire
Retour en formes
3 - Le monde infravivant, théorie et travaux pratiques
Définir le vivant, enquête sur un renoncement
La complexité comme mirage
La clé de la continuité
Caractériser sans délimiter
Les virus, porte d'entrée sur les infravies
Riches heures et déboires du génome minimal
De la cellule comme une poupée russe
Minicellules et ultramicrobactéries
Infravies et multicellularité
4 - Loin des machines
Le vivant-machine comme symptôme
Les machines étendards
Ordre et ingénierie, une rationalité située
La vie de châssis
Le vivant, la fonction et l'Univers
La ruée vers l'ordre
Le vivant, manières d'être
5 - Une éthique des infravies
Comme maîtres et modificateurs de la nature
Le débat éthique comme éternel retour
Les infravies et la reconfiguration du débat éthique
Infravies et appropriation
Les infravies comme décloisonnement
Vies augmentées contre vies intenses
Conclusion
Bibliographie

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Du même auteur Cent-Seize Chinois et quelques (roman) Seuil, « Fiction & Cie », 2010

ISBN

978-2-02-142447-8

© Éditions du Seuil, avril 2019 www.seuil.com Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.

Pour Timothée, ma preuve de vie

TABLE DES MATIÈRES

Titre Du même auteur Copyright Dédicace Introduction - La vie existe-t-elle ? 1 - Lignes de fuite vers les origines Des débats et un récit L'ancrage minéral L'aventure collective Prémices du monde infravivant 2 - Les laboratoires des infravies La fabrique du vivant, mythes vivaces pour projet déroutant Les protocellules, ou l'Himalaya au fond du tube à essai Xénobiologie, une main tendue vers l'étrange Lumières sur la biosphère de l'ombre Mars, où tout commence

La vie dans le Système solaire L'Univers est un laboratoire Retour en formes 3 - Le monde infravivant, théorie et travaux pratiques Définir le vivant, enquête sur un renoncement La complexité comme mirage La clé de la continuité Caractériser sans délimiter Les virus, porte d'entrée sur les infravies Riches heures et déboires du génome minimal De la cellule comme une poupée russe Minicellules et ultramicrobactéries Infravies et multicellularité 4 - Loin des machines Le vivant-machine comme symptôme Les machines étendards Ordre et ingénierie, une rationalité située La vie de châssis Le vivant, la fonction et l'Univers La ruée vers l'ordre Le vivant, manières d'être 5 - Une éthique des infravies Comme maîtres et modificateurs de la nature Le débat éthique comme éternel retour Les infravies et la reconfiguration du débat éthique Infravies et appropriation Les infravies comme décloisonnement

Vies augmentées contre vies intenses Conclusion Bibliographie

INTRODUCTION

La vie existe-t-elle ?

J’aime à penser que, parfois, un imperceptible déplacement de point de vue peut, sans crier gare, ouvrir de vastes perspectives. Alors que je m’apprête à marcher à la suite de ceux qui contribuent à questionner la nature fondamentale du vivant, après tant d’autres que j’admire et dont j’espère me montrer digne, je me sens sur un chemin de crête, qui doit éviter à la fois la banalité et la facilité, mais aussi l’orgueil de prétendre résoudre simplement des questions redoutables. Qu’est-ce que la vie ? Entendue au sens biologique, cette question est probablement l’une des plus traitées de la philosophie de la biologie. Mais on ne saurait finalement dire si elle est déjà réglée ou si tant de réponses n’en obscurcissent pas, au contraire, le tableau. D’Aristote à Watson, Crick et Franklin, en passant par Descartes, Darwin, et Schrödinger, elle est comme un attracteur étrange, le rosebud auquel chaque époque apporte des réponses partielles, souvent contradictoires, jamais complètement concluantes. Sur le plan scientifique, auquel ce livre veut contribuer, la vie a été décrite dans sa dimension tantôt matérielle, tantôt dynamique, temporelle, évolutive, métabolique, informationnelle, thermodynamique ; elle a été définie par opposition à la mort ; elle a été définie à différentes échelles. Ces approches et tant d’autres ont d’ailleurs toutes façonné la biologie comme une discipline mosaïque, chacune y apportant ses définitions, ses méthodes, ses modes de validation. On pourrait ne pas y voir de problème majeur, et même à l’inverse une richesse, ce qui se vérifie dans une certaine mesure. Mais il est aussi permis d’être plus circonspect. Il existe un besoin pressant, impérieux, de proposer un cadre de compréhension unitaire et pertinent à la masse des résultats qui déferlent des laboratoires de biologie, ce qui est le projet de la biologie dite « intégrative ». C’est une appellation à la mode – après tout, la physiologie est, par exemple, une biologie intégrative depuis qu’elle existe – mais qui traduit bien le fait que si l’on renonçait à cet effort urgent de mise en cohérence, cent biologies côte à côte, chacune reposant sur des ressorts théoriques et technologiques de plus en plus sophistiqués et cloisonnés, finiraient par poser problème pour l’organisation des connaissances, voire

porteraient en elles des menaces d’éclatement. Par ailleurs, la cohabitation de plusieurs écoles ou de plusieurs traditions en sciences du vivant ne devrait pas empêcher que l’ensemble des biologistes s’accorde sur l’essentiel, à commencer par un socle de concepts clairs. Or, ce n’est pas le cas. Bien que de nombreuses convergences existent et se structurent entre écoles de pensée, il n’y pas de consensus solide sur des points pourtant essentiels, par exemple sur ce que sont les qualités nécessaires et suffisantes pour qualifier une entité de vivante. Et encore, je ne fais référence qu’à la biologie stricto sensu, en laissant de côté la question brûlante de la vie artificielle, entendue au sens des simulations informatiques. Pourtant, il n’est point besoin de chercher longtemps pour entrevoir tous les problèmes logiques, théoriques et même éthiques que cette situation soulève. Si l’on ne sait pas caractériser la vie dans ce qu’elle a de fondamental, alors comment la décrire, mais aussi la préserver, la protéger ? Comment chercher à la transformer ? C’est ici qu’intervient, sur ses pattes de colombe, une toute petite mais décisive bifurcation qui va nous conduire à aborder la question sous un autre angle. Et si, plutôt que de se demander ce qu’est la vie, on s’autorisait à être un peu plus radical et à se demander si au fond, la vie existe vraiment ? Ce sera, d’une certaine manière, l’interrogation principale de ce livre. Évidemment, c’est le moment de retenir ceux des lecteurs qui s’enfuiront face à cette question d’apparence gratuite, voire spécieuse, tant la profusion de formes vivantes nous apparaît à tous comme une évidence. Je peux comprendre que cette question semble être désarmante de naïveté, ou se payer de mots à bon compte : une diversion en quelque sorte. Personne ne va contester que ce chat qui paresse sur les marches en ardoise d’un vieil escalier chauffé par le soleil est vivant. Personne a priori n’ira, à l’inverse, dire qu’est vivante l’ardoise qui accueille ses ronronnements satisfaits. Mais, si penser c’est s’autoriser à aller au-delà des évidences, on pourrait admettre qu’il existe une « zone grise » dans laquelle cette distinction n’est pas si simple. C’est à l’exploration de cette zone grise, ou plutôt de ce continuum, que ce livre entend se consacrer. Ce continuum se déploie à différentes échelles, de temps et d’espace. Il a notamment été largement défriché dans les études sur les origines du vivant, qui cherchent à comprendre par quelles étapes la vie a surgi du monde minéral. Les origines : ce nom pluriel porte d’ailleurs en lui-même l’idée que la vie n’est précisément pas apparue miraculeusement, d’un bloc, mais qu’elle est le fruit d’une histoire tortueuse, encore – et peut-être à jamais – obscure pour nous, qu’elle résulte de croisements, de contingences et d’adaptations. Ce qui est cependant moins souvent souligné, c’est que cette continuité entre l’inerte et le vivant ne se restreint pas aux temps immémoriaux qui ont façonné la vie que nous connaissons. Sous des formes certes bien différentes, il existe une faune étrange de structures issues du monde vivant, produites par lui mais qui ne partagent que certaines de ses caractéristiques canoniques. Elles sont parfois cryptiques, parfois transitoires, mais souvent bien présentes sous nos yeux, et tout aussi souvent indispensables au fonctionnement du vivant tel qu’il existe. Elles sont naturelles ou fabriquées en laboratoires. Ainsi ce livre s’ouvrira-t-il par deux chapitres qui aborderont la question des formes originelles du vivant, et la quête

contemporaine pour en fabriquer ou en détecter de nouvelles. Nous examinerons leurs points communs et proposerons de les nommer les infravies, non pas pour les dévaloriser, mais pour souligner au contraire qu’elles manifestent les premières dynamiques qui conduisent à la vie. Ces deux chapitres, on le redira, ne visent pas l’exhaustivité, mais plutôt, à repérer ce qui, dans ces domaines de recherche, laisse entrevoir comment ces infravies peuvent nous aider à comprendre le vivant. C’est au chapitre suivant que viendra alors le moment de proposer une articulation théorique qui soit compatible avec les indices préalablement recueillis, qui puisse faire sens des infravies et de leur relation avec le monde vivant. Et qui permette donc de répondre, de manière surprenante, je le crois, et de manière novatrice et surtout féconde, je l’espère, à la question posée. Puis suivront deux chapitres consacrés aux conséquences épistémologiques et éthiques des conclusions auxquelles nous serons parvenus. Il me faut commencer ce voyage avec clairvoyance, avant tout pour éviter le ridicule. Sachant les regards illustres qui se sont posés sur ces questions, il y en a forcément un pour avoir déjà fait les mêmes constats que ceux dont je vais me servir. J’espère les en avoir dûment crédités. Et j’espère surtout que mon enquête et l’exercice de pensée qu’elle a induit pourront avoir suffisamment d’originalité pour nourrir la discussion collective. Je voudrais citer d’emblée quelques sources. L’idée d’un monde infravivant m’est venue en écoutant et en lisant les travaux du philosophe Christophe Malaterre (2010), qui mobilise le concept de lifeness, et qui m’a ainsi mis sur la piste d’une vie qui ne serait pas tant une qualité qu’une certaine intensité. Au cours de la préparation de cet ouvrage, j’ai aussi lu avec vif intérêt l’essai de David Toomey, Weird Life (2013), qui m’a conforté dans l’idée qu’il fallait suivre ce fil. J’y ai retrouvé nombre de mes intuitions, mais lui ai emprunté plusieurs exemples, notamment au deuxième chapitre, qui ne sera justement pas avare en vies étranges. J’ai concentré mon enquête sur la vie sur Terre, sans m’interdire quelques sorties spatiales, mais si le lecteur veut s’aventurer jusque dans les multivers, je lui conseille vivement la lecture du livre de Toomey. Par ailleurs, le terme d’« infravies » est une appellation qui m’est venue spontanément, même si « infra-vies » apparaît de manière ponctuelle au détour d’une unique page d’un ouvrage très daté de Jean Rostand (1939). Plus significativement, j’ai retrouvé en cours d’enquête, sous la plume de Pier Luigi Luisi (1998), une occurrence du mot infrabiological, qui est liée aux idées que je vais défendre. Nous aurons l’occasion de retrouver ces auteurs, mais je veux dès maintenant souligner leur importance singulière dans ce travail, tout comme celle de Patrick Forterre, d’Addy Pross, de Mark Bedau et de Jan Sapp. Leurs pensées originales contribuent à me convaincre que la philosophie de la biologie, même si certains de ces auteurs sont aussi biologistes ou historiens, est ce qui arrive de mieux à la science du vivant depuis quelques années. Elle insuffle de la créativité à une discipline expérimentale toujours plus phagocytée par la technologie et ses flux écrasants de données. Car, en apparence, la biologie est présentée comme une science en pleine explosion, riche de promesses immenses, médicales, alimentaires, environnementales. La génomique, discipline que j’ai l’honneur d’enseigner, est parée d’une puissance de feu

considérable et les articles pour le grand public bruissent des miracles que le bricolage, voire l’ingénierie biologique, nous laissent entrevoir. Je défendrai pourtant l’idée que ce récit est assis sur des bases extrêmement fragiles, notamment celles consistant à considérer le vivant comme un ensemble complexe de machines programmées, voire reprogrammables. Je voudrais démontrer, sans nier certains aspects féconds de cette vision pourtant erronée à mon sens, que le vivant, bien que pur produit de la matière, est beaucoup plus que cela, et en particulier bien autre chose qu’une somme d’individus régis par un ordre spécifique. Ce livre cherche à convaincre que si nous considérions le vivant sous d’autres aspects tout aussi cruciaux – nous allons nous employer à les mettre en lumière – il nous rendrait certes plus humbles mais aussi plus perspicaces sur ce que nous savons de lui et sur notre capacité à le modifier. À tous les chercheurs d’ordre, je propose de questionner l’idée même que la vie soit un chemin vers l’ordre. Pourquoi ne pas envisager qu’elle soit justement, pour bonne part, ce qui résiste, selon des modalités particulières, à l’ordre et à la stabilité ? Pour démontrer que c’est par cette résistance concrète que le vivant existe, il faut revenir en son cœur, à ses manifestations les plus fragiles. Il faut garder les yeux grands ouverts sur les surprises du vivant.

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Lignes de fuite vers les origines Résumé. L’enquête commence par un voyage vers les origines du vivant. On y découvre une recherche riche en débats non tranchés, et parfois vifs, portant en particulier sur l’originalité du vivant et, partant, sur ses conditions d’apparition. Il existe néanmoins un scénario standard pour décrire les étapes plausibles de cette apparition. Constatant qu’il pose pourtant lui aussi des problèmes, nous explorons plusieurs hypothèses en concurrence dont les résultats vont permettre de reformuler certaines questions initiales en mettant en avant deux conclusions importantes : l’ancrage minéral du vivant et le fonctionnement collectif et distribué des systèmes biologiques primordiaux. Ainsi sont posés les premiers jalons d’une vision infravivante de la biosphère.

Des débats et un récit S’il est bien un champ scientifique où peut et doit se discuter la pertinence d’une distinction entre ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas, c’est naturellement celui de ses origines. Se demander comment le vivant survient est une question scientifique, mais plus encore une question existentielle, et, oserais-je, consubstantielle à notre humanité. Sous l’impulsion de travaux fondateurs que nous évoquerons bientôt, elle a fait l’objet, depuis les années 1950, après des décennies d’hypothèses et des siècles de spéculations métaphysiques, d’une attention scientifique et expérimentale intense, renforcée ces dernières années par des possibilités toujours plus concrètes de simuler ou tester en laboratoire certaines étapes des scénarios à l’étude. Cela se traduit par une réflexion interdisciplinaire foisonnante, à la croisée de la biologie, de la chimie, de l’histoire et de la philosophie des sciences, dont de nombreux résultats scanderont l’enquête qui s’ouvre ici. Mais cette effervescence n’est pas le but de notre chemin, et nous n’allons donc pas parcourir ce champ de recherche avec l’ambition d’en dresser un panorama exhaustif. Au vu de la littérature existante, ce serait présomptueux et ridicule, mais surtout, ce serait hors de propos 1. Ce que nous proposons, c’est une escapade théorique qui permettra d’aborder cette traque des origines du vivant en tant que telle, mais aussi comme un espace de pensée dont les lumières autant que les ombres, voire les modalités propres de questionnement, mettront en évidence plusieurs paradoxes révélateurs de certains angles morts de notre approche du sujet. Cela explique pourquoi ces pages ne s’ouvrent pas sur une discussion inaugurale, dont la nécessité logique pourrait sembler tomber sous le sens, sur ce qu’est cette vie dont on chercherait les origines : cette interrogation, nous la laisserons décanter dans ce chapitre et dans le suivant, elle va filtrer à travers eux pour n’être abordée de front qu’ensuite. D’ici là, que le lecteur veuille bien accepter qu’elle soit traitée empiriquement et qu’il soit assuré qu’il disposera en temps voulu de tous les outils critiques pour constater que ce chemin buissonnier a sa cohérence. Les évidences transitoirement tenues pour telles pourront toutes, alors, être critiquées à loisir. Leur déconstruction sera d’ailleurs, précisément, au cœur du basculement théorique qui sera proposé.

Avant de s’aventurer sur ce territoire de recherche, revendiquons une fois pour toutes le cadre matérialiste dans lequel cet ouvrage s’inscrit : toute explication surnaturelle sera, par définition, strictement hors de propos. C’est bien la recherche des mécanismes naturels d’apparition(s) du vivant qui seront évoqués, et tous les travaux présentés ici suivent ce sillon. Cela pourrait paraître évident mais vaut néanmoins d’être assumé explicitement. L’apparition du vivant n’est en effet pas qu’une préoccupation scientifique, elle est aussi un questionnement majeur pour à peu près toutes les traditions religieuses ou spirituelles, particulièrement créatives en récits des origines, qu’il s’agisse de celles du monde, de la vie, de l’espèce humaine. Or le scientifique n’a, par construction, pas de commentaire particulier à faire sur le contenu et la profusion de ces traditions-là, puisque la méthode qu’il emploie pour son enquête n’est simplement pas comparable aux leurs, et ne peut pas l’être. Il a néanmoins, un devoir sain de vigilance : les origines du vivant, comme la théorie de l’évolution, sont une cible bien identifiée de tous les créationnistes plus ou moins déclarés, inlassablement motivés à abattre les frontières entre la science et spiritualité, pour mieux dévoyer et désarmer la première sous prétexte d’échanges et d’interdisciplinarité mal comprise. En résumé, c’est donc un voyage en science qui s’ouvre ici, une science indifférente aux convictions intimes de ses acteurs, pour peu qu’elles n’interfèrent pas avec ses règles, au premier rang desquelles le refus méthodologique et non négociable des dogmes. Ce qui n’empêchera pas de se ressourcer, de temps en temps, à la beauté des mythes et des fictions. Que cherchent les scientifiques et les philosophes des origines du vivant ? Un collègue biologiste eut un jour cette formule qui me tourna longtemps dans la tête : « Comprendre les origines de la vie, me dit-il, c’est comprendre pourquoi il existe autre chose sur Terre que des cailloux. » Bien que nous aboutirons à une position qui bouscule cette idée, elle constitue un excellent point de départ. En effet, le consensus scientifique actuel est que notre planète – commençons par elle, même si des excursions extérieures sont à venir – n’a abrité des formes biologiques qu’à partir d’un certain âge, relativement précoce d’ailleurs, de son histoire : les estimations varient, mais concluent généralement que plusieurs centaines de millions d’années séparent la formation de la Terre (il y a 4,5 milliards d’années) des premières formes de vie (il y a un peu moins de 4 milliards d’années). Le programme de recherche des origines du vivant revient donc à comprendre par quels mécanismes, par quel chemin historique, la matière minérale et aqueuse de notre monde a produit la forme étrange et inédite que fut celle des premiers organismes et dans quelle « petite mare chaude », comme l’évoquait Charles Darwin dans L’Origine des espèces (1859). La filiation minérale est au cœur d’une des premières hypothèses scientifiques des origines de la vie, proposée en 1880 par William Preyer (et analysée par Alexandre Oparine en 1924 dans son ouvrage majeur, L’Origine de la vie), qui voyait dans la Terre originelle en mouvement un organisme à lui seul. Initialement en fusion, cette Terre se serait cristallisée en refroidissant, séparant la matière inorganique d’un supposé « protoplasme », une substance active dont seraient issus, dans un second temps, les organismes primordiaux dont

nous descendons. Disons ici clairement que cette thèse, non exempte d’une forme de vitalisme, est une curiosité historique désuète, mais elle a néanmoins l’intuition, notable par sa précocité, de notre ancrage minéral. Pour se donner les moyens de répondre de manière plus convaincante à cette énigme, il est tenu pour nécessaire de s’entendre sur un certain nombre de caractéristiques propres et exclusives aux êtres vivants. Ainsi, c’est l’origine de celles-ci qui seront recherchées. À ce stade, nous évoquerons ces caractéristiques en vrac, il sera grand temps d’y rechercher un ordre plus tard. On peut prendre la question sous l’angle des fonctions. Il est souvent rappelé, par exemple, que toute forme de vie comporte une capacité latente ou explicite de réplication, de métabolisme (qu’on pourrait définir comme la transformation de la matière extérieure en sa propre matière, et les moyens énergétiques d’y parvenir) et d’évolution. On peut préférer aborder cette quête sous l’angle des structures. Toutes les formes vivantes ou produites par le vivant que nous connaissons sont, par exemple, compartimentées : membranes cellulaires, parois bactériennes, capsides virales en témoignent. De même, toutes les structures vivantes possèdent du matériel génétique héritable. Cela nous conduit à un troisième angle d’attaque, moléculaire. Toutes les formes du vivant sur Terre emploient et produisent des molécules dont la combinaison est spécifique : les acides nucléiques (ADN et ARN), les protéines, les acides gras. On peut aussi tenter de définir le vivant par des caractéristiques qui, à défaut de lui appartenir en propre, lui collent à la peau de manière très particulière : une capacité à stocker, utiliser, et transmettre de l’information, un certain type de complexité, une certaine forme d’ordre. Enfin, on ne peut faire l’impasse sur une dynamique qui régit le monde vivant et en trace la dimension temporelle et spatiale : l’adaptation via l’évolution darwinienne, elle-même composite, mais dont l’axe de force est la sélection naturelle. Chercher les origines du vivant, c’est donc chercher à comprendre comment la matière minérale du monde a produit ceci : les structures, fonctions, classes de molécules. C’est comprendre chaque élément de chaque approche, mais aussi au sein de chacune, la manière dont ces éléments rentrent en interactions dynamiques : à chacune de ces approches correspond un programme de recherche, certes relié aux autres, mais qui a son autonomie propre. À chacune aussi correspond une définition opérationnelle du vivant, souvent implicite, qu’elle soit donc fonctionnelle, matérielle, historique. Et voilà que déjà se profile une difficulté substantielle : ces définitions, et les recherches qui en découlent, sont loin de se recouper systématiquement. D’abord parce qu’elles portent, on vient de le dire, sur des objets ou des concepts différents. Faire reposer la vie sur des molécules ou sur des fonctions conduit inévitablement à poser des questions de natures différentes. Examinons quelques exemples : imaginer une forme primitive de métabolisme (approche fonctionnelle), se demander d’où provient l’ADN (approche moléculaire), chercher une source terrestre ou extraterrestre de celui-ci (approche géospatiale, voire astronomique), savoir si d’autres systèmes matériels pourraient subir des dynamiques darwiniennes (approche dynamique), ou si une forme de vie non cellulaire (approche structurale)

serait possible. Ces questions, pourtant également cruciales, et qui ne sont qu’une petite fraction de l’ensemble des énigmes dont s’emparent les spécialistes, mobilisent des cadres de raisonnement et des disciplines très diverses, de la chimie à l’astrophysique, de la géologie à l’histoire, des mathématiques à la philosophie. L’affaire se complique encore, si, pour chacun de ces programmes de recherche, on remarque qu’en leur sein même il semble illusoire d’espérer une acception pragmatique simple, univoque, de ce qu’est un objet vivant. Comme on le constate dans les ébauches de listes proposées plus haut, l’objet vivant est toujours à la croisée des chemins entre plusieurs fonctions, ou plusieurs types de molécules, ou plusieurs caractéristiques dynamiques. Il en découle donc des définitions reposant toujours sur plusieurs termes. En somme, tout se passe comme si le vivant était forcément une rencontre, comme si les organismes biologiques défiaient par leur structure et par leur histoire une définition monotone. Et voilà que déjà, nous entrevoyons le vivant comme un funambule en état de tension permanente, en équilibre instable sur son fil, quels que soient les pôles définitionnels par lequel on se saisit de lui. C’est une difficulté redoutable que d’en comprendre la nature et l’origine, mais soulignonsle : cela pourra aussi, plus loin, être un atout décisif. Les points de débats ici esquissés n’empêchent qu’à l’inverse d’autres fassent très largement consensus. C’est notamment le cas de l’hypothèse selon laquelle tous les êtres vivants sur Terre aujourd’hui ont une origine commune. Un faisceau d’indices le justifie : la biosphère fonctionne avec un code génétique quasiment universel, des mêmes familles de molécules partagées, et la comparaison des génomes permet de reconstruire de proche en proche les plus lointains cousinages. Cela conduit raisonnablement à privilégier cette hypothèse, popularisée par l’acronyme anglo-saxon de LUCA (Last Universal Common Ancestor), pour évoquer notre plus récent ancêtre commun universel. Mais comme son nom l’indique, LUCA, à supposer qu’il soit autre chose qu’un individu théorique, n’est pas l’ancêtre de tout ce qui a déjà vécu sur Terre. Il est seulement celui de tout ce qui vit aujourd’hui. Ce n’est donc pas le premier jalon de la vie biologique : sans rentrer dans les spéculations en cours sur cette question, il s’est vraisemblablement passé, là encore, plusieurs centaines de millions d’années entre les premières formes vivantes et l’époque ultérieure de LUCA. Qui sait, dans cet intervalle, combien d’inventions et quelles évolutions ont eu lieu ? Quelles directions ont été prises, et quelles surprises ont été enfouies à jamais ? Qui sait, même, si d’autres démarrages n’ont pas eu lieu alors (voire depuis, comme nous l’envisagerons dans le chapitre suivant) ? Dit autrement, qui sait de quelle inventivité spontanée la matière a su faire preuve ? Les recherches sur les origines du vivant sont celles qui, peu ou prou, expliquent notre histoire biologique avérée, ou du moins la plus plausible, et elles taisent donc souvent ce foisonnement potentiel. C’est d’ailleurs un constat déroutant car, d’habitude, les sciences expérimentales sont plus à l’aise avec les lois, avec les grands nombres, qu’avec les événements singuliers. Or c’est l’objectif inverse qui s’observe ici, dans cette quête du moment originel, dans ce rembobinage du film vers des formes toujours plus simples et toujours plus petites, de façon à proposer une succession d’étapes qui permettrait

progressivement de rejouer la séquence à l’endroit et d’expliquer les formes vivantes toujours plus grosses et toujours plus complexes (deux variables certes distinctes, mais souvent envisagées de prime abord comme les deux faces d’une même énigme). Ainsi, les récits de l’apparition de la vie sur Terre ont une trame commune : des formes moléculaires simples apparaissent, s’agrègent et se complexifient, pour un jour basculer d’un monde chimique vers un monde biologique. Sous l’influence d’un milieu qui leur fournit matière et énergie, les molécules primordiales interagissent entre elles de manière inédite, catalysent des réactions chimiques auparavant impossibles, et se multiplient, se diversifient. Par la suite ou en parallèle, ces molécules trouvent des compartiments, s’y encapsulent, créent un milieu intérieur, le maintiennent. Ces structures se divisent. Un jour, ces systèmes fragiles deviennent franchement autonomes : la vie est née. Tel est le récit scientifique de nos origines, ce qu’on appelle l’abiogenèse ou comment le vivant s’extirpe du minéral. On le résume ici à l’extrême, et donc on le caricature, mais sans mauvaise intention, car on ne peut contester qu’il est, dans les détails, d’une richesse inouïe : à chacune de ces étapes, des années de recherche sont nécessaires à caractériser les molécules, les lieux, les conditions, les dynamiques qui se prêtent à fournir le récit le plus cohérent de ces origines, étant entendu que, pour notre plus grande frustration intellectuelle, nous ne pourrons probablement jamais en trouver la trace fossile. Bien que traversée par des débats parfois très tranchés que nous évoquerons, cette trame constitue la structure consensuelle de la narration à écrire. Certains chapitres en sont acceptés presque unanimement. C’est le cas en particulier de l’hypothèse du « monde à ARN ». Pour en comprendre le principe, partons de l’ADN, la molécule d’acide désoxyribonucléique qui est le support matériel universel de notre hérédité génétique, et ce, dans toute la vie cellulaire observable dans notre biosphère. L’hypothèse du monde à ARN veut qu’au règne présent de l’ADN ait précédé une ère de l’ARN (acide ribonucléique). Celui-ci existe toujours de nos jours mais a un rôle plus spécifique, celui d’exprimer et de contrôler l’activité des gènes. L’ARN est une molécule proche de l’ADN, mais généralement plus courte, et surtout plus fragile et plus réactive. On pourrait donc penser qu’il n’est pas un candidat évident pour avoir précédé l’ADN. Mais ce qui crédibilise pourtant l’hypothèse du monde à ARN, c’est que l’ARN a des propriétés bien particulières que n’a pas (ou peu) l’ADN : l’ARN peut certes jouer le rôle de molécule héréditaire, mais aussi manifester des propriétés catalytiques (favoriser des réactions chimiques) et même autocatalytiques (favoriser sa propre synthèse). Il peut donc être à la fois information et enzyme. Or, cette capacité à jouer les deux rôles semble largement résoudre un paradoxe classique qui a longtemps préoccupé les spécialistes des origines du vivant : une molécule héréditaire a besoin d’enzymes pour catalyser sa réplication, mais les enzymes ne peuvent se dupliquer et nécessitent pour cela l’intermédiaire d’une molécule héréditaire. Cela peut paraître technique, mais ce n’est en fait rien d’autre que l’éternel problème de l’œuf et de la poule. Mais, si l’on démontre que l’ARN peut être à la fois œuf et poule, on résout, au moins en logique, le paradoxe. C’est ainsi qu’en 1980, la découverte (récompensée par un prix Nobel) de petits ARN

capables de jouer ces deux rôles, les ribozymes, permit d’imaginer un monde ancien, le fameux monde à ARN, où les ARN se seraient en quelque sorte suffi à eux-mêmes. On imagine alors que dans un second temps, la molécule d’ADN, et les protéines, plus aptes à, respectivement, stocker beaucoup d’informations et réaliser des catalyses variées, auraient pris la relève au terme d’un processus sélectif de « répartition des tâches ». Notons aussi que l’hypothèse du monde à ARN est cohérente avec la très grande conservation observée, partout dans le monde vivant, des mécanismes moléculaires fondamentaux de régulation de l’ARN, indice qu’ils sont probablement très anciens. Ainsi, l’hypothèse du monde à ARN est l’un des exemples forts de la capacité, somme toute récente, des spécialistes du champ, à produire des hypothèses solides, au carrefour de la spéculation, de la vérification expérimentale et de l’observation naturaliste, pour construire ce récit des origines. Et pourtant, la structure de ce récit, celle d’une course de haies historique, a aussi de quoi laisser perplexe. Elle se donne à voir comme une succession d’épisodes somme toute assez troublante, tant on pourrait trouver qu’un arrière-goût gênant de progrès linéaire passe ici en contrebande : première molécule autocatalytique, première compartimentation, premier partage des tâches, premier codage génétique, et à un moment ou à un autre de cette frise historique, première cellule (voir par exemple Dawkins, 1976). Les origines du vivant abordées ainsi sont comme une geste quasi héroïque qui n’est pas sans poser de problèmes épistémologiques lourds : ce qui est décrit par ces approches est un ensemble de possibles, dont d’ailleurs l’enchaînement est une combinatoire encore plus hasardeuse, là où l’on attend que la science, même dans ses territoires spéculatifs, nous décrive le probable. Voilà pourquoi, malgré son indéniable scientificité, cette logique semble condamnée à rester quelque peu magique. Elle dépeint le monde vivant comme le résultat de cette longue succession discontinue de basculements, une sorte de miraculé sorti indemne d’un incroyable enchaînement de périls. Cette tension théorique peut aussi se retrouver dans le concept d’émergence « spontanée » de processus biochimiques. Derrière le concept de « spontanéité », il y a le sous-entendu très bienvenu que cette apparition ou émergence n’est la conséquence d’aucune « main invisible ». Il y a donc un enjeu souvent décisif à démontrer, y compris expérimentalement, que des réactions peuvent, dans certaines circonstances, se dérouler spontanément. Mais cette approche nourrit en retour une double ambiguïté. La première, c’est de laisser penser que la spontanéité invoquée est une propriété intrinsèque des composants du système, qu’elle en vient de l’intérieur, alors que par définition, ces systèmes se sont construits dans un rapport dynamique avec les flux de matière et d’énergie de leur environnement (Cottrell, 1979). Un réseau de molécules n’est de fait pas « spontanément » autocatalytique mais le devient quand une combinaison de conditions due à ses composantes propres, mais aussi aux variations contingentes du milieu, sont réunies. Pour le dire plus simplement, l’intérieur qui s’édifie est façonné par l’extérieur. Cela est bien sûr encore plus vrai quand cet extérieur est celui d’un laboratoire de recherche entièrement dévoué à tester, puis trouver les conditions et concentrations dans lesquelles une telle émergence spontanée peut se

produire, ce qui relativise fortement l’origine interne que l’on prête à la dynamique du système, et donc sa spontanéité. La seconde ambiguïté est qu’un événement « spontané » (même débarrassé de tout soupçon vitaliste) charrie un je-ne-sais-quoi d’inéluctable, d’autant plus troublant quand il s’agit d’un récit à étapes improbable tel qu’on l’a présenté plus haut : il faut alors non seulement accepter cette spontanéité, mais aussi qu’elle se soit manifestée à chaque étape. On pourra ici objecter, à juste titre, que le moteur darwinien, celui du hasard et de la sélection, permet d’expurger cette narration-là de toute magie : grâce à lui, chaque franchissement d’étape peut être décrit comme le résultat d’une compétition entre entités pour des ressources, entités qui sont ainsi sélectionnées pour leur efficacité et leur adaptation au milieu. C’est pertinent, c’est même un point fondamental qui dispense d’imaginer des molécules puis des protocellules touchées par la grâce, allumant la flamme du vivant qui ne s’est jamais éteinte depuis. Sous ce rapport, il n’y a pas d’ambiguïté dans le récit scientifique des origines du vivant, et il faut donc s’éviter un faux débat. Il demeure que ces précisions ne sont pas toujours explicites, et qu’un récit des origines, par trop dépouillé des précautions ici rappelées, peut être instrumentalisé de manière à ce qu’il semble fort bien s’accommoder d’explications miraculeuses. Enfin, le récit des origines lève un lièvre épistémologique supplémentaire, peu souvent commenté. Par sa construction même, il implique l’impossibilité de situer dans le temps le moment où pour la première fois, un jaillissement appelé vie est à l’œuvre, car la succession d’étapes qu’il décrit le dilue entre toutes ces étapes (à moins qu’il n’incite à le positionner arbitrairement à telle étape jugée plus décisive que les autres, mais l’arbitraire est justement ce qui devait être évité ici). Ce n’est pas un problème dans l’absolu – l’un des objectifs de ce livre est de convaincre que c’est, au contraire, l’inverse d’un problème – car, après tout, un récit cohérent, même ainsi dilué, pourrait se suffire à lui-même (mais il faudrait être sûr qu’on se donne vraiment les moyens de choisir le plus cohérent d’entre eux, ce qui n’est pas une mince difficulté). En revanche, cela remet en cause l’un des objectifs initiaux : celui d’identifier le seuil, le passage de l’inerte au vivant. Pour le dire simplement, ce récit nous dit que quelque chose apparaît au cours d’une succession d’étapes possibles sinon vraisemblables, mais il ne nous dit pas quand, et ne nous dit pas ce que c’est. On comprend qu’il n’y avait pas de vie quand il débute, et qu’elle est là quand il se termine, mais entre les deux, le flou règne. Or c’était le but que de le dissiper. D’une certaine manière, ce récit rend les armes.

L’ancrage minéral C’est peut-être dans ses propres zones d’ombre que se trouvent, paradoxalement, les ressources pour sortir ce récit de l’ornière. Longtemps, il fut une histoire somme toute assez abstraite : des réplicateurs moléculaires, vésicules, cellules, se complexifiaient et s’autonomisaient progressivement, ballottés dans un océan primitif. Avec un peu de matériel de laboratoire, chacune de ces étapes pourrait un jour être réalisée sous contrôle, telle la célèbre expérience de Stanley Miller (1953) qui montra qu’en soumettant des composés organiques simples à des conditions simulées d’atmosphère primitive, on pouvait obtenir certains acides aminés, qui sont les briques moléculaires des protéines. On éluciderait alors les dynamiques évolutives permettant à chaque étape de s’enclencher à la précédente. La vie serait expliquée. Aussi simple et prometteuse que soit cette trame, et au-delà de ses apories que l’on vient d’évoquer, elle semble se passer dans un monde théorique, formel, peu en lien avec notre origine minérale. Loin des formes aseptisées et lisses de la verrerie de laboratoire, loin de ses bains thermostatés et de ses bouillonnements contrôlés, la matière vivante a pour origine les roches d’une Terre alors abiotique. Que ces roches viennent de ses profondeurs ou au contraire de bombardements météoritiques de surface est ici secondaire : notre planète n’est en dernière analyse qu’un agrégat de blocs minéraux cosmiques et il importe peu à ce stade de savoir leur date d’arrivée 2. Il faut donc comprendre comment, de cette minéralité, ont pu se façonner des molécules aussi diverses que celles d’une membrane cellulaire, d’un fragment d’ARN, d’un sucre ou d’un peptide. Prendre cette question au sérieux a donné un coup de fouet à la recherche sur les origines du vivant, et cela peut s’illustrer par les travaux singuliers d’Alexander Graham Cairns-Smith (voir notamment Cairns-Smith, 1982) portant sur les propriétés catalytiques des surfaces minérales d’adsorption, notamment les argiles. Ces minéraux sont constitués de feuillets de silicates empilés, formant des structures cristallines qui croissent naturellement, et peuvent rompre puis être exposées à d’autres environnements. Les agencements microscopiques de ces structures, et donc leurs propriétés macroscopiques, pouvant varier, Cairns-Smith plaida pour

qu’on envisage leur évolution sous un angle sélectif, étant considéré que certaines d’entre elles pouvaient se retrouver préférentiellement dans certains environnements, à la suite d’une forme rudimentaire et aveugle de tri mécanique. Or, ces structures en feuillets sont autant de surfaces sur lesquelles on peut imaginer des polymérisations moléculaires primordiales très singulières. D’une part, les interstices entre les feuillets sont assimilables à des espaces à deux dimensions, facilitant donc les rencontres entre molécules et donc les réactions qu’elles peuvent contracter, et en particulier la polymérisation. Mais de plus, les motifs de certains de ces réseaux d’argiles ont une taille de l’ordre de grandeur de celle des bases de l’ADN. Cela fait de la matière minérale non seulement un stock, mais aussi une matrice sur laquelle des polymérisations abiotiques auraient pu donner naissance à une ébauche de biochimie, voire à un début de distinction entre un génotype (les molécules qui se répliquent, avec une certaine fidélité) et un phénotype (l’effet de ces molécules sur le système macroscopique). Selon ce scénario, cette phase se serait conclue par un phénomène de relève génétique, c’est-à-dire une séquence au cours de laquelle des acides nucléiques auraient remplacé les premiers polymères, pour donner les prémices du vivant. Les thèses de Cairns-Smith sont séduisantes, et ont été souvent reprises, bien qu’elles ne fassent pas non plus consensus. Même si l’unanimité est rare dans ces recherches, ce n’est pas pour leur capacité à résoudre une énigme que nous les convoquons à ce stade. Elles nous intéressent parce qu’elles ancrent le vivant dans la matière minérale et incitent à envisager la possibilité d’une phase où le système moléculaire était à la fois minéral et vivant, sous l’hypothèse qu’une forme de métabolisme soit à l’œuvre entre le milieu extérieur, ces feuillets et les réplicateurs moléculaires en voie d’autonomisation. Elles laissent entendre que de telles structures minérales pourraient posséder plus qu’une certaine proximité avec la vie, une certaine qualité de vie. Bien plus récemment, Eugène Koonin et William Martin (2005) ont, parmi beaucoup d’autres, proposé un scénario différent. A priori, comme nous allons le voir, il se moule dans le récit classique, c’est-à-dire qu’il part d’entités moléculaires simples qui, en se complexifiant et en se regroupant, finissent par donner naissance à des structures cellulaires. En outre, il réactualise des propositions déjà anciennes, postulant une apparition sous-marine de la vie, dans des sources hydrothermales faisant remonter des flux de matière et d’énergie des entrailles de la Terre pour les déverser au fond des océans : le moteur géologique permet donc le moteur biologique. Mais si nous évoquons ce scénario, c’est pour une de ses principales singularités : la localisation inédite des origines du vivant qu’il propose. Plutôt que dans la traditionnelle soupe prébiotique (celle d’un océan primitif ballotté par les flots, ou d’une petite mare chaude), il envisage que les premiers processus biochimiques seraient apparus dans des microcavités minérales, qui auraient servi de matrices ultérieures aux enveloppes cellulaires (voir aussi Russell et Martin, 2004). Détaillons ici cette proposition. Elle postule que des molécules simples, fournies en flux par des remontées d’eau dans la roche, se retrouvent dans les anfractuosités de celle-ci, des microcavités. Leur concentration dans ces petits volumes facilite les réactions qui donneront les premiers précurseurs des molécules organiques (sucres, acides aminés, bases

azotées). Ces précurseurs s’associent à leur tour, par polymérisation, en acides nucléiques et en peptides. Au cours des réactions, des molécules amphiphiles (c’est-à-dire possédant à la fois des secteurs hydrophiles, ayant une affinité avec les molécules d’eau, et des secteurs hydrophobes, non solubles) apparaissent, les lipides, qui viennent tapisser la paroi rocheuse et constituent les ébauches des membranes cellulaires. Des protéines peuvent venir s’y insérer, de sorte que la « cellule » peut commencer à tirer parti des différences de charges entre son milieu et l’extérieur et qu’un premier métabolisme peut ainsi se mettre en place. Secondairement, une paroi vient s’intercaler entre la membrane et la cavité. La structure cellulaire devenue complète est alors viable dans son environnement, dans lequel elle finit par être relarguée, à la conquête du vaste monde. Car, à supposer que les molécules contenues dans cette cellule soient bien un système réplicatif, on peut alors considérer que celle-ci est vivante. Ce scénario permet aux auteurs de proposer que les bactéries et les archées, qui sont les deux grands groupes d’organismes unicellulaires sans noyau, communément appelés procaryotes, aient deux origines distinctes : une fois les premières inventions communes faites (ARN, peptides), différents pools de ces molécules auraient pu expérimenter, à l’aveugle et en parallèle, plusieurs formes de membranes et de paroi, qui sont en effet l’une des distinctions structurales majeures des deux groupes. Pour être crédible, et là encore ne pas apparaître magique, ce scénario doit être sélectif, c’est-à-dire faire l’hypothèse d’un tri parmi un très grand nombre d’expérimentations parallèles. Cela n’est pas absolument explicite dans le récit proposé, et le virologue Patrick Forterre (Forterre et al., 2013) l’a sévèrement critiqué, refusant cette évolution dans une cheminée minérale pour son simplisme exagéré et son peu de références aux dynamiques darwiniennes. Il faudrait également comprendre pourquoi ce sont deux variantes de la vie qui seraient apparues, les archées et les bactéries, et non pas dix, cent, ou mille qui auraient été inventées. De plus, ce récit suppose implicitement des formes subtiles et intriquées de sélection : dans la matrice minérale, les pools de molécules sont isolés dans des cavités et ne peuvent se répandre par croissance- division. Il faut donc imaginer une sorte de sélection localisée à l’échelle moléculaire qui débouche, peutêtre non sans chevauchement, sur une sélection plus classique entre des cellules « complètes ». Il y a donc plusieurs angles morts dans cette proposition, mais elle a aussi des atouts notables : en particulier, elle est compatible avec le phénomène de serpentinisation, qui jouit d’un regain d’intérêt depuis quelques années. Cette réaction de transformation géochimique des roches du manteau terrestre a lieu quand celui-ci, ordinairement enfoui, est mis en contact avec de l’eau de mer à forte pression. Il s’ensuit une altération de la roche qui provoque de nombreuses fractures et cavités dans celle-ci, permettant la circulation à hautes températures des eaux et de tous les éléments qu’elle contient. Or, on a découvert récemment des composés organiques dans ces roches (Ménez et al., 2012), ce qui ne démontre pas la thèse proposée ici, mais assoit néanmoins sa crédibilité. Par ailleurs, un environnement minéral poreux est l’une des hypothèses avancées pour expliquer la découverte récente sur Encelade, une lune de Saturne, de l’émission de gaz comportant des composés organiques très complexes, des molécules de 200 unités atomiques,

sans qu’il soit indispensable à ce stade de leur envisager une origine biologique (Postberg et al., 2018). Vertige d’un chevauchement qui en annonce d’autres dans les chapitres suivants, où des systèmes chimiques peuvent produire des populations de molécules plus complexes que les plus élémentaires systèmes vivants imaginables. Deux autres aspects importants sont à considérer dans cette proposition. Le premier, c’est que la forme cellulaire du vivant pourrait n’être qu’une innovation tardive. En effet, l’ensemble des premières étapes a pu avoir lieu dans leur matrice minérale, et il ne serait alors donc pas nécessaire de postuler l’ancestralité du couplage entre la réplication des molécules comme l’ARN ou l’ADN et la division de la membrane cellulaire : cette dernière ne serait qu’un substitut à la compartimentation rocheuse, et aurait été sélectionnée sur sa capacité à permettre, comme elle, les réactions et échanges métaboliques. Le second aspect est que ce scénario, bien qu’ayant toute sa cohérence, ne permet toujours pas de trancher sur le moment où la vie apparaît, rejoignant le cas général évoqué plus haut. Celui qui considérera que le vivant apparaît avec les premiers cycles autoréplicatifs de l’ARN, ou dans leur couplage avec les protéines, lira dans ce scénario une origine unique de la vie, mais celui qui situera le basculement au moment où s’opère le couplage de ces phénomènes avec une membrane cellulaire active devra, lui, accepter deux origines distinctes, puisque, comme nous l’avons indiqué, la structure « cellule » serait ici apparue deux fois, indépendamment. Ce scénario diffère assez largement du précédent et l’enjeu n’est pas de les placer sur un banc d’essai, d’autant qu’on pourrait en rapporter bien d’autres, et que par ailleurs, ils sont tous discutés et parfois âprement. Il s’agit de les prendre comme l’illustration de la liberté de penser qui est de mise dans les scénarios prébiotiques. La créativité est une dimension fondamentale de la recherche, qui peut parfois désarçonner ceux qui espèrent d’elle des réponses en noir ou blanc. Mais ces deux scénarios nous permettent en particulier d’insister, au-delà de leurs différences profondes, sur ce qui les rassemble, c’est-à-dire notre ancrage minéral. Pénétrés de l’idée de notre singularité vivante, nous oublions souvent nos liens avec la géologie qui, de fait, sont multiples. Comme le fait remarquer Marie-Christine Maurel (Forterre et al., 2013), la moitié des protéines que nous connaissons nécessitent, pour être fonctionnelles, des cofacteurs d’origine minérale comme du soufre, du zinc, ou du magnésium, et même un tiers sont des métalloprotéines, dans lesquelles ces cofacteurs sont des éléments métalliques. La structure même des molécules si caractéristiques du vivant et si universellement associée à lui, comme l’ADN, est cristalline, et forme une longue échelle moléculaire dont les montants sont un enchaînement de phosphates, qu’on trouve aussi comme produit de la pure minéralité. Ces mêmes phosphates sont un composant de la molécule d’ATP, qui est le carrefour énergétique du métabolisme cellulaire. Songeons aussi que la minéralisation est une solution biologique structurale maintes fois sélectionnée par l’évolution, comme une forme de chemin retour avec notre origine matérielle : nous sommes constitués de minéraux, comme ceux de notre squelette, ou des carapaces d’arthropode, des coquilles de mollusque. Le vivant ne se serait donc pas

extirpé du minéral mais il n’aurait cessé, au cours de son histoire, d’entretenir un rapport de distance variable avec lui, lui permettant d’y trouver des figures d’ordre et de compacité, mais jouant avec ses propriétés pour trouver un équilibre adaptatif entre rigidité et souplesse. Mark Bedau fait d’ailleurs remarquer que, dans certaines limites, des structures aussi peu vivantes que des cristaux, d’argile notamment, peuvent exhiber des propriétés de reproduction, de variation, d’hérédité et d’adaptativité, propriétés qui, combinées, sont pourtant souvent citées pour décrire des structures vivantes (Bedau, 1991), puisqu’elles décrivent quasi complètement les dynamiques darwiniennes. L’influence réciproque du vivant sur le minéral a par ailleurs été décrite avec minutie par Robert Hazen et ses collaborateurs (2008), qui soulignent que la Terre comportait environ 1 500 espèces minérales avant l’apparition de la vie, et 43 000 depuis. L’influence croisée et pérenne du biologique et du géologique est le prolongement de cette origine. Ce renversement de perspective est important, car il invalide la proposition selon laquelle le vivant serait caractérisé par l’originalité avec laquelle il se serait autonomisé du monde minéral. Il remet en cause le projet même de savoir quelle étape marque cette autonomie, celle où la vie apparaîtrait. La question ne serait plus, alors, de savoir pourquoi autre chose que des cailloux existe, mais ce qu’il y a de caillou en nous, en chacune des formes vivantes.

L’aventure collective Un autre point aveugle du scénario classique des origines du vivant est son parti-pris très « individualiste » : on imagine, sur un temps long, une trajectoire sur laquelle on pourrait, virtuellement, placer la première molécule autoréplicative, la première compartimentation, le premier métabolisme, puis la première cellule vraie. L’ordre de ces étapes suscite des discussions nombreuses, en particulier sur l’ordre d’apparition du métabolisme et de la réplication. Mais l’idée qu’un certain enchaînement chronologique existe n’est pas souvent remise en cause. Cela peut se comprendre pour une raison principale : une fois la vie cellulaire apparue, les trajectoires qui conduisent à la formation de toutes les espèces actuelles ont, pour beaucoup, cette linéaritélà, du moins vu sous l’angle rétroactif. Nous avons bien un ancêtre avec tous les primates, un ancêtre avec tous les mammifères, un ancêtre avec tous les animaux, et ainsi de suite. Mais dans le contexte des origines du vivant, cela tient beaucoup de l’idée reçue, que nous nourrissons malgré nous par désir d’imaginer un point de départ clair, une étincelle qui différencierait le monde vivant, ce club dont nous sommes membres, du reste de l’univers. C’est une évidence trompeuse, car on sait que les organismes unicellulaires échangent à haut débit du matériel, notamment génétique. Ce phénomène, appelé transfert horizontal de gènes, se combine à la transmission génétique dite verticale, de parents à descendants. Il en résulte que pour ce qui tient des relations génétiques, le monde microbien ressemble bien plus à un réseau qu’à un arbre. Tout porte donc à croire que ce type de relations a marqué les premières étapes du vivant, et encore plus celles qui les ont précédées. Voilà qui brouille singulièrement notre désir de linéarité. Mais comment, alors, penser cette collectivité primordiale ? Une piste parfois suivie, et qui mériterait une attention plus soutenue, repose sur la dimension constitutivement plurielle d’un monde vivant intrinsèquement relationnel. Elle est d’ailleurs présente dans les formalisations les plus élémentaires des toutes premières étapes d’une chimie prébiotique devenant biochimie. Les hypercycles de Manfred Eigen et Peter Schuster, cités à bon droit comme la modélisation pionnière d’un système autocatalytique, en

sont un paradigmatique exemple. En 1971, Manfred Eigen a en effet identifié un paradoxe redoutable qui porte désormais son nom, aussi connu sous le nom de paradoxe du seuil d’erreur. Face au scénario classique où une molécule linéaire (par exemple l’ARN) se complexifierait jusqu’à être capable d’auto- amplification, étape souvent considérée comme cruciale dans le chemin vers la vie, il faisait remarquer la tension suivante : une telle molécule ne peut, seule, se répliquer fidèlement (c’est-à-dire sans mutations dans sa séquence) au-delà d’environ une centaine de bases, mais la longueur minimale qu’une telle molécule doit avoir pour jouer le rôle d’une enzyme correctrice d’« erreurs » (que sont, précisément, ces mutations) dépasse la centaine de bases (Eigen, 1971). En résumé, quelle que soit la longueur de la molécule en question, il y a soit un problème de fiabilité, soit un problème de fonctionnalité. Bien que les discussions sur le seuil de cent bases demeurent ouvertes, il est intéressant de voir la solution qu’Eigen apporta à cette question, avec Peter Schuster, entre 1977 et 1979 (Eigen et Schuster, 1979), solution qui nourrit encore de nombreux modèles d’apparition moléculaire du vivant et des tests expérimentaux. Cette résolution consiste à penser les systèmes moléculaires primordiaux sous la forme d’hypercycles, c’est-à-dire de molécules différentes en relation de catalyses croisées, comme base de tout système autoréplicateur durable. Dans un hypercycle, une molécule ne s’auto-amplifie pas (c’est-à-dire ne catalyse pas elle-même ses propres copies), mais permet à une autre de le faire, et réciproquement. Ainsi le devenir de chacune est dans les mains de l’autre. La première catalyse croisée sous ce régime fut réalisée en 1994 par Dirk Sievers et Günter von Kiedrowski sur des acides nucléiques, et une littérature abondante existe désormais sur les hypercyles d’acides nucléiques. Remarquons néanmoins que cette première catalyse fut suivie de peu par un résultat similaire sur des peptides modulaires (Lee et al., 1996), ce qui permet de souligner au passage que l’autocatalyse n’est pas seulement réservée à l’ARN, et qu’une évolution non génomique est pensable (New et Pohorille, 2000). Plus encore, les hypercycles de peptides possèdent même une spécificité remarquable, puisque seule une faible proportion des réactifs s’engage dans des réactions parasites. En plus, si la longueur des chaînes peptidiques demeure limitée, la complexité des hypercycles peptides peut être accrue : Yao Shao Qin et Jean Chmielwski (in Woolfson, 2010) ont montré expérimentalement la possibilité qu’un réseau catalyse jusqu’à quatre réactions de ligation entre peptides réplicatifs. Ces hypercycles peptidiques prouvent donc que les réactions supposées primordiales ne sont pas du ressort exclusif des acides nucléiques (c’est-à-dire de l’ADN et de l’ARN), et que d’autres classes de molécules peuvent être des acteurs envisageables. Il est cependant difficile d’imaginer de très longs peptides pouvant être à la fois substrat et enzyme, il ne faut donc pas surinterpréter ces résultats. Néanmoins, ils permettent de décloisonner notre imaginaire scientifique : rien n’interdit que des hypercyles primordiaux aient pu reposer sur des interactions croisées très précoces entre acides nucléiques et peptides, par exemple. Au-delà de la plausibilité de telle ou telle classe de molécules, ou du degré d’hétérogénéité possible du système, que nous dit ce modèle ? Pour l’exprimer crûment : il fait le deuil, dès le niveau moléculaire, d’un point de départ qui serait une

entité unique, l’illusoire première molécule autocatalytique. La dynamique du vivant ne peut prendre son élan que par une rencontre, une action collective entre plusieurs molécules, et même entre plusieurs types de molécules. L’auto- amplification moléculaire n’est pas encore la vie, mais déjà, elle a des bases plurielles et relationnelles : la vie qui en résulte ne pourra pas ne pas en garder de traces. L’aventure collective, la convergence comme dynamique d’initiation, voilà une piste intéressante à suivre. Nous l’illustrerons par deux autres propositions. Le grand microbiologiste Carl Woese a proposé, en 2006, un mécanisme primordial d’évolution collective fondé sur la notion de « compétition entre pools d’innovation » (Vetsigian et al., 2006). Ce mécanisme venait en fait formaliser une hypothèse qui parcourait déjà son œuvre scientifique, selon laquelle le vivant, dans ses formes les plus anciennes, aurait été un collectif d’entités préfigurant les cellules, appelées progénotes, mais dans lesquelles la distinction entre génotype et phénotype était incomplète. Ces systèmes primordiaux auraient pu s’échanger d’importantes quantités de matériel génétique par transfert horizontal, de sorte qu’il en résultait cette évolution collective. Dans l’article de 2006, Woese et ses coauteurs s’intéressent principalement à étudier les raisons de l’universalité du code génétique (c’est-à-dire la correspondance entre les séquences d’ADN et les séquences protéiques), et décrivent à ces fins un monde prébiotique où des systèmes moléculaires auraient évolué dans des niches physiquement distinctes, chacune pouvant être décrite comme un groupe ou pool d’innovations. Imaginons que dans certaines de ces niches, des systèmes moléculaires aient été remarquablement efficaces dans la fonction d’autoréplication. Que d’autres, par ailleurs, aient eu des capacités notables d’encapsulation. Que d’autres aient plutôt développé des mécanismes d’échanges dynamiques avec leur environnement minéral, donc une sorte de protométabolisme, et leur capacité à maintenir un milieu local constant, ce qu’on appelle l’homéostasie. En résumé, chacun de ces systèmes « coche » plus ou moins l’une de ces fameuses fonctions évoquées initialement qui, prises toutes ensemble, fonderaient le vivant. En supposant des échanges matériels entre ces niches, on peut aussi imaginer que ce qu’on appelle « vie » résulterait alors d’épisodes de convergence matérielle entre ces solutions fonctionnelles initialement éparses et de leur couplage, sous des pressions sélectives ; couplage qui aurait été ensuite verrouillé par un code génétique universel. Plutôt que d’imaginer que ces solutions se soient enchaînées linéairement dans une glorieuse marche vers la vie, voici un scénario où de telles structures, mobiles ou non, combinant différentiellement tout ou partie des fonctions du vivant, se sont trouvées en relation de compétition, puis de synergie ou de dépendance. De la sorte, la vie telle que nous la connaissons résulterait de la convergence de ces expérimentations matérielles aveugles : une de ses possibilités, concrète, efficace et robuste, sélectionnée dans un espace théorique des possibles initialement beaucoup plus larges. Mais alors, et c’est le point de rupture épistémologique majeur que ce scénario produit, l’idée même d’une apparition du vivant, même graduelle, serait vaine (et non plus seulement arbitraire, comme dans les scénarios linéaires), tout simplement car le vivant aurait d’une certaine manière

préexisté de manière distribuée et partielle dans ces systèmes préfigurateurs, et que le monde vivant d’aujourd’hui serait le descendant de leurs rencontres sans qu’aucune rupture franche ne puisse être ni pensable ni en fait véritablement utile entre ces systèmes rudimentaires ni même, de proche en proche, avec celles de la chimie la plus élémentaire. Réseaux de molécules, systèmes dynamiques qui convergent et se couplent : dans un tel scénario, la vie se serait appuyée sur des solutions évolutives préexistantes et éparses, peut-être concurrentes, qui lui auraient apporté les grandes figures obligées du vivant tel que nous le connaissons, des métabolismes, des compartimentations et des hérédités primitives. Ainsi, la vie était déjà là quand le ou les premiers organismes vivants ont pris forme. Par construction, si la vie est, comme tout porte à le croire, forcément plurielle et si elle présuppose donc forcément des relations, des tâches réparties, elle n’a ici pas pu prendre forme de manière isolée à une date et en un lieu ponctuels. D’une certaine manière, bien qu’elle n’ait pas toujours existé, pour autant la vie ne serait jamais apparue. Parce que nous sommes habitués à envisager l’évolution biologique comme un buisson foisonnant, nous ne voyons, dans toute succession chronologique d’êtres vivants, que des parcours qui s’individualisent, par exemple des espèces qui se différencient des autres, ce que Charles Darwin avait appelé le principe de divergence. Nous oublions le mouvement inverse, c’est-à-dire les fusions, les rencontres, le pluriel qui donne l’unique. Nous voyons l’ancêtre dont partent mille lignées, nous oublions souvent d’imaginer que cet ancêtre puisse être lui-même le résultat d’une histoire antérieure de rencontres. Et quand on en vient à l’ancêtre des ancêtres, cet oubli se transforme presque en refus inconscient. Nous l’imaginons jaillir, éclairer la nuit minérale. Nous ne savons pas, et peut-être même ne voulons pas voir, que ses éclats lui préexistaient. Ces traces de pluralité peuvent même être recherchées de manière encore plus intime, non seulement dans des collectifs, mais au sein des entités elles-mêmes. Une piste qui se prête particulièrement à cette approche a pour point de départ l’hypothèse d’un « monde lipidique » (Segré et al., 2001). Elle n’est pas à proprement parler une théorie concurrente de celle du monde à ARN, à laquelle elle adresse cependant, par sa dénomination même, un clin d’œil évident. Elle n’en a ni la consistance, ni l’assise expérimentale. C’est plutôt un exercice de style documenté, une incitation à penser hors des clous, à imaginer d’autres pistes, et ainsi à éprouver la pertinence des théories dominantes. C’est aussi un rappel bienvenu de l’importance des membranes lipidiques dans les systèmes cellulaires à une époque où, ces dernières décennies, la biologie s’est concentrée sur les gènes et l’hérédité d’une manière si extrême que la question de leur compartimentation a pu parfois paraître secondaire. Ce « concept » de monde lipidique, ainsi que les auteurs eux-mêmes le qualifient, explore les activités chimiques de ces molécules-là, et plus généralement des molécules dites amphiphiles, déjà évoquées plus haut. Elles ont donc une capacité à former spontanément des structures comme les micelles, et les bicouches lipidiques qui constituent la membrane des cellules. Daniel Segré et Doron Lancet (2000) ont défendu en

particulier l’idée qu’une vésicule résultant de l’agrégation spontanée de molécules amphiphiles variées puisse être décrite comme un « génome compositionnel » (alors même, et c’est tout le sel de cette expression, qu’elle ne possède pas d’ADN ou d’ARN). Dans leur schéma, chaque vésicule se distingue de ses voisines par les variations de sa composition moléculaire, et de la quantité relative de chacun des types de molécules amphiphiles. Supposons qu’au sein de certaines de ces vésicules, ces molécules aient des relations mutuellement catalytiques (ce qui nous renvoie aux hypercycles, précédemment évoqués) : les vésicules qui les contiennent vont alors pouvoir grossir et à un certain stade, se diviser passivement. Pour qu’une hérédité compositionnelle stable soit envisageable, au moins deux conditions doivent être conjointement favorisées : (1) la taille de l’agrégat (c’est-à-dire son nombre de molécules) doit être très grosse relativement à l’ensemble des types de molécules présentes dans l’environnement, (2) les types de molécules doivent y être répartis de manière homogène. À ces conditions, la division en deux va produire deux agrégats qui refléteront assez fidèlement la composition de la vésicule mère, de sorte qu’une certaine information compositionnelle est bien transmise. Mais si l’une des conditions n’est pas remplie, par exemple si la taille de la vésicule est trop faible relativement à la diversité des types moléculaires présents dans l’environnement, la division va produire des agrégats de compositions différentes, sur lesquels une sélection pourra opérer, et ce d’autant plus que les variations de composition seront corrélées à des variations d’efficacité dans l’autocatalyse et la croissance de chaque agrégat nouvellement constitué. Ainsi, une forme d’hérédité est possible au sein d’une structure possédant un métabolisme rudimentaire, et sans aucun gène pour autant. Cette idée peut paraître spéculative, abstraite, tant elle est loin du vivant tel que nous le connaissons : l’hérédité que nous connaissons repose sur des entités unitaires, les gènes, et non sur des agrégats statistiques. Mais elle nous montre que c’est une pluralité des types moléculaires ici rassemblés qui rend possibles des réseaux de relations, c’est-à-dire un destin groupé, et une évolution. En outre, le couplage existant entre hérédité et catalyse peut permettre à ces agrégats d’évoluer vers des formes plus classiques de cellules : les auteurs soulignent que l’on peut envisager, dans un second temps, que certaines molécules de l’agrégat s’internalisent : ainsi, par exemple, des polymères autocatalytiques initialement en surface se retrouvent progressivement compartimentés à l’intérieur. D’autres restent en périphérie comme composants de la membrane ou comme éléments de transports membranaires. L’un des deux auteurs de cette proposition, Doron Lancet, est le coauteur régulier de Robert Root-Bersntein, promoteur d’une théorie dite de la « complémentarité des origines du vivant » (Hunding et al., 2006), aux accents similaires. Il y suggère que la vie ne soit pas apparue avec la première molécule autoréplicative ou le premier réseau métabolique, mais comme une écologie prébiotique de populations d’agrégats macromoléculaires en coévolution, qu’il nomme les composomes. Il a récemment proposé que le ribosome soit la trace de formes primordiales de vie précellulaire (Root-Bernstein et Root-Bernstein, 2015). On retrouve une proposition assez comparable chez Adrian Woolfson dans son ouvrage Life Without Genes (2000). Il imagine que

les premiers organismes vivants ont pu être des « réseaux biochimiques auto-assemblés sans spécification génétique » dans lesquels des molécules autoréplicatives libres n’auraient été incorporées que dans un second temps dans la structure des êtres vivants. Il y a donc une nuance importante avec la proposition précédente (dans le premier cas, les molécules autoréplicatives sont dans le système dès le départ, dans l’autre, elles rentrent en jeu ultérieurement), mais il y a surtout une idée commune : l’hypothèse d’une hérédité compositionnelle qui repose sur une vision décentralisée et donc collective des propriétés moléculaires du vivant. Ce que nous venons de présenter est donc bien une famille d’hypothèses dont le mérite est que leur degré de pertinence peut se tester en laboratoire. Cette approche pense d’emblée le vivant, même dans sa préhistoire moléculaire, comme un phénomène collectif. Les dynamiques sélectives n’ont ici de sens qu’au niveau de la vésicule, pas à celui de la molécule. La recherche d’une molécule multifonction, catalytique et informationnelle, « œuf-et-poule » perd donc de son intérêt. La question de l’origine se dilue dans un processus progressif où la notion même d’étapes, si ce n’est celles des divisions successives, devient secondaire. Plus encore, elle bouscule la frontière entre les deux fonctions, si souvent formellement disjointes, que sont la réplication et l’homéostasie. Car ce n’est même plus la rencontre de deux systèmes hypothétiques, l’un très efficacement homéostatique et l’autre très efficacement réplicatif, qui permettrait l’apparition d’une cellule vivante par leur couplage, mais un ensemble initialement informe dans lequel ces deux fonctions seraient, au départ, inséparables. Réplication, homéostasie et capacité à évoluer se révèlent ici être les facettes, les noms différents d’une même dynamique générale répartie sur le collectif moléculaire avant de se différencier. Ce qui ressort de ce processus, c’est que même la notion de combinaison de fonctions essentielles pour définir la vie, si utile à déjouer les apories d’un scénario linéaire d’apparition du vivant, peut elle-même être dépassée. En effet, parler de combinaison de fonctions présuppose des barrières en nature entre elles, une sorte d’essentialisme de ces catégories, qui existeraient par elles-mêmes et seraient éventuellement combinables. Ce qui est permis par le concept de monde lipidique et les génomes compositionnels, sur la base de notions très simples de chimie et de statistique, c’est de contester jusqu’à ce cloisonnement-là, et d’en questionner les fondements ontologiques.

Prémices du monde infravivant Que conclure de ces propositions théoriques, de ces alternatives apportées au modèle standard d’explication des origines du vivant ? Vraisemblablement qu’elles bouleversent notre classique ordonnancement du monde en deux catégories, les objets inertes et les objets vivants. Elles le font en nouant toujours plus de liens avec nos origines minérales et les traces encore bien tangibles de cette dimension matérielle. Au terme de cette première exploration, le vivant n’est plus ce qui s’en extirpe, il devient une modalité particulière d’un rapport de tension dynamique avec le minéral, non plus une rupture avec lui mais le point avancé d’un de ses états limites. Si cette nouvelle lecture est crédible, alors on peut s’attendre à ce qu’existent toute une série de formes matérielles, de systèmes dynamiques qui font le pont entre deux états extrêmes, le long d’un continuum. Ces systèmes intermédiaires, peut-être balayés par l’Histoire, ou présents aujourd’hui de manière marginale, appartiennent à un espace des possibles qui n’est pas seulement une ébauche du monde vivant : ayant été la condition de l’apparition du vivant, il est raisonnable de penser qu’il en est une des conditions d’existence. Cet espace des possibles, théoriques ou concrets, nous proposons de le nommer le monde infravivant. Il ne s’agit pas, et c’est un point fondamental, d’inventer une catégorie intermédiaire. Penser le monde infravivant, ce n’est pas créer un sas, mais c’est renverser la perspective et assumer le refus de considérer le vivant comme rupture, pour au contraire mieux l’accueillir comme un état particulier de ce monde. Alors, la difficulté théorique à trouver le point de bascule entre l’inerte et le vivant s’efface, ou plutôt change de statut : elle n’est plus un problème en soi mais le révélateur d’un biais cognitif dans la formulation initiale de ce projet, dans son refus même de remettre en question l’idée d’un point de bascule. Cet effacement des seuils, il se fait aussi en raison de la dimension collective et relationnelle des entités matérielles qui ont contribué à façonner le monde biologique. Avant de poursuivre, il me faut ici remarquer que ce refus d’une rupture entre le non-vivant et le vivant, et la réflexion sur un continuum entre ces catégories, existent dans une frange de la

littérature scientifique sur les fondements du vivant. Le philosophe de la biologie Mark Bedau, que nous avons déjà croisé, les a explorés à plusieurs reprises, et nous aurons l’occasion d’y revenir dans le chapitre 3. De manière plus allusive, le spécialiste de vie artificielle Claus Emmeche (1994), les biochimistes Bernd-Olaf Küppers (1983), Richard J. Bagley et J. Doyne Farmer (1992) ou encore le philosophe Daniel Dennett (1995) les ont travaillés. Récemment, l’ouvrage – déjà cité – de conversation scientifique et philosophique entre Patrick Forterre, Louis d’Hendecourt, Christophe Malaterre et Marie Christine Maurel (2016) leur a donné une place significative. C’est dans leur sillon que ce livre se place, en le prolongeant sur un point essentiel : alors que ces références importantes se concentrent généralement sur l’apparition originelle du vivant, un des efforts principaux ici, dans les chapitres qui suivent, va être de peupler ce monde, d’apprendre à le regarder au présent, et de le révéler comme condition d’existence contemporaine de la biosphère. Le monde infravivant peut à ce stade nous sembler flou dans son acception même, puisqu’il décrit un monde qui brouille les frontières et reconnecte les extrêmes. Nous verrons que ce flou apparent n’est pas un péril, et qu’en le prenant au sérieux, il peut être d’une grande richesse.

1. Pour une synthèse récente en français, voir Maurel (2017). 2. Et même si, ce que fort peu de chercheurs imaginent sérieusement, des formes de vie primordiales avaient pu résister à des voyages interplanétaires et avaient ensemencé la Terre, cela ne ferait que reculer la question de leur origine précédente sur une autre planète ou un autre agrégat minéral.

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Les laboratoires des infravies Résumé. Nous poussons la porte des laboratoires pour comprendre concrètement ce que font les biologistes qui cherchent à y fabriquer de la vie. Après avoir souligné à quel point cette recherche rationnelle fait écho à des mythes universels, et comment ceux-ci peuvent en retour nourrir son imaginaire, nous nous concentrons principalement sur deux types d’infravies de laboratoire : les protocellules et les organismes xénobiologiques. Emporté dans notre élan, nous menons notre exploration vers les « laboratoires naturels » que sont peut-être notre planète et probablement le cosmos, pour imaginer les formes de vie les plus imprévues, en puisant dans la littérature scientifique comme dans les œuvres de fiction, qui dans cette quête, avancent souvent main dans la main.

La fabrique du vivant, mythes vivaces pour projet déroutant En 2013, un article au titre étrange parut dans la revue Science. Il y était question de « cristaux vivants » composés de colloïdes (Palacci et al., 2013). Pour qui a l’habitude de ce type de lecture, une telle expression était fort transgressive. Certes, le grand biologiste allemand, Ernst Haeckel, passeur et interprète de Charles Darwin, avait bien, au soir de sa vie scientifique, publié en 1917 un ouvrage spéculatif, L’Âme des Cristaux, quelques années après que les cristaux liquides eurent été découverts, mais ce type d’approche tomba vite en désuétude, et trouva plutôt son chemin dans la fiction romanesque, à l’instar du Cristal qui songe de Théodore Sturgeon (1950). On peut néanmoins souligner en passant qu’à défaut de chercher de la vie dans les cristaux, étudier les rapports entre les vivants et les cristaux, en particulier dans leur développement, est une tradition scientifique bien documentée. Dès la Vénus physique, ouvrage célèbre de Maupertuis (1745), connu pour contenir l’une des premières intuitions de transformisme évolutif avant Darwin, le philosophe des Lumières, plutôt versé dans la physique et les mathématiques, cherche à comparer la formation du fœtus à celle d’un « arbre de Diane », qui est en fait une formation purement chimique obtenue par une réaction d’oxydoréduction à base d’argent, et qui prend l’apparence d’une végétation. Cette évocation n’est pas anodine quand on sait que l’arbre de Diane était bien connu des alchimistes et vu par eux comme la manifestation vitale de certaines structures cristallines. Entre Maupertuis et Haeckel, certains des plus éminents biologistes du XIXe siècle ont ainsi donné du crédit à ces rapprochements, notamment deux des pères de la théorie cellulaire, Theodor Schwann et Matthias Jakob Schleiden, et plus tard August Weismann, le fondateur du néodarwinisme. En défendant l’idée d’un monde vivant fait de cellules, donc modulaire, ceux-ci ne pouvaient rester insensibles à ce qui a pu être appelé rétrospectivement le « charisme des cristaux » (Lorch, 1974 ; pour une synthèse sur cette histoire, voir Brandstetter, 2012). Ces questionnements du XIXe siècle sur ce qui rapproche ou au contraire éloigne les minéraux du monde vivant doivent d’ailleurs être

compris dans une perspective plus large qui est celle de la lente clarification des catégories du monde naturel telles que le végétal, l’animal et le minéral au XVIIIe siècle (Gibson, 2015). Que des principes unitaires rassemblent les plantes et les animaux (et par extension, ce que nous appelons aujourd’hui le monde vivant), par opposition au minéral, a longtemps été une étrangeté plutôt qu’une évidence, et cette clarification fut d’ailleurs en partie permise par l’étude naturaliste d’organismes qui semblaient aux marges de ces catégories, tels ceux qu’on a longtemps appelé zoophytes, en fait surtout des animaux mais qui pouvaient ressembler à des plantes (et plus rarement l’inverse). Dans ce contexte, envisager un rapprochement entre certaines structures minérales et vivantes n’était donc pas si iconoclaste, quel que soit le camp dans lequel on pouvait alors se situer : le monde minéral intéressait les évolutionnistes pour comprendre de quelle matière est initialement apparu le vivant, mais aussi les défenseurs de la génération spontanée, désormais discréditée, pour imaginer comment, en de multiples occasions, la vie pouvait en surgir. Cristaux et vivants font donc l’objet d’un long compagnonnage, et ce jusque dans les textes fondateurs de la biologie d’aujourd’hui, si l’on veut bien se souvenir qu’Erwin Schrödinger dans Qu’est-ce que la vie ? (1944), nomme « cristal apériodique » la molécule qui se trouvera être l’ADN dont Francis Crick, Rosalind Franklin et James Watson détermineront la structure en 1953. Cette histoire partagée, chargée d’ambiguïté, voilà donc qu’elle refait surface, dans le titre de l’article cité en ouverture de ce chapitre. Il est certain qu’il détonne aujourd’hui, à rebours de l’habitude de réserver le terme de « vivant » à des structures au moins cellulaires, et ce d’autant plus que plusieurs équipes, comme on va le voir, donneraient cher pour publier un article décrivant le premier organisme « vivant » jamais produit d’un laboratoire de chimie. Cette qualité ne s’attribue donc pas à la légère ! C’est peut-être d’ailleurs parce qu’ils ne parlaient pas absolument de biologie que les auteurs de cet article se sont autorisé ce surprenant relâchement lexical, comme un clin d’œil. Ils décrivent en fait des cristaux capables de certaines propriétés dites d’auto-organisation. On reviendra sur ce terme et les débats qu’il engage, mais à ce stade comprenons-le comme l’apparition spontanée de structures complexes, ici dans un contexte de pure chimie, de sorte que cette manifestation n’est pas en soi un marqueur du vivant. L’article semble lui-même avancer d’un pas hésitant, puisque l’expression de « cristal vivant » plusieurs fois utilisée, est parfois mise entre guillemets, mais le plus souvent pas. Au-delà de l’anecdote ponctuelle, ce flottement semble révélateur d’une indécision qui nous intéresse car elle est notre point d’entrée pour des questions fondamentales : que veut dire créer de la vie, sur le plan biochimique ? Que sont les multiples problèmes pratiques et épistémologiques qui se cachent derrière l’expression, simple en apparence, « fabriquer du vivant de toutes pièces » (Gouyon et Benasayag, 2012). C’est à cette problématique que ce chapitre va s’attacher : ce qui se fabrique, ce qui s’étudie dans les laboratoires qui tentent de récréer du vivant. Après les origines du vivant, c’est donc vers la biologie de synthèse, que nous allons nous tourner, cette nouvelle tendance de la biologie qui vise à transformer radicalement le vivant,

voire, étape ultime, à le recréer, dans le but de mieux le comprendre, mais aussi de le domestiquer et de le soumettre à des tâches nouvelles. Nous allons donc pousser la porte de certains de ces laboratoires, mais sans objectif d’exhaustivité. Nous poursuivons l’approche proposée initialement, celle de se servir des productions scientifiques de ce champ, mais aussi des non-dits qui les entourent, pour en souligner les zones d’ombre, et mieux progresser dans la caractérisation du monde infravivant que nous avons précédemment commencé à évoquer. En effet, une poignée d’équipes de recherche en biologie de synthèse contribuent, en tâtonnant, en détournant les formes de vies canoniques, à enrichir le bestiaire infravivant d’entités hybrides, transitoires, nouvelles, qui vont nous permettre de mieux le comprendre. Mais avant toute chose, c’est peut-être l’état d’esprit des biologistes de synthèse qu’il faut tenter de cerner, et pour cela le temps long nous est nécessaire, et la science n’est pas notre seul terrain. Transformer ou créer du vivant est une ambition lourde de présupposés, et culturellement très ancrée. Depuis que l’homme se demande ce qu’est la vie, et d’où elle vient, il produit en réponse des mythes qui précisément mettent en scène sa fabrication, immanquablement présentée comme une transgression, surtout quand il s’agit de l’espèce humaine. Cette transgression n’a d’ailleurs pas toujours eu la même importance : l’idée de singer la nature en fabriquant de la vie n’était probablement pas aussi provocatrice dans tel univers culturel où la génération spontanée était admise, que dans tel autre fondé sur l’apparition originelle mythique du monde vivant par l’action d’un dieu créateur, voire que dans celui qui accepterait un peu de chacune de ces « hypothèses ». Quoi qu’il en soit, la perspective de dérober à la Nature ce monopole, pour le confier à l’Homme, semble toujours polémique. On peut l’illustrer par l’obscur Liber Vaccae (ou Liber Aneguemis - Scopelliti et Chaouech, 2006), traité de magie du IXe siècle longtemps attribué par erreur à Galien, qui proposait, entre autres, une recette pour faire un « être rationnel », c’està-dire un homme, à base de semence humaine, de matrice bovine et de sang ovin, et impliquant le sacrifice des deux derniers animaux, comme pour mieux susciter l’effroi des lecteurs tant par son projet que par les « méthodes » mises en œuvre (Van Der Lugt, 2009) (son contenu est régulièrement décrit par les commentateurs au cours des siècles comme « abominable », « empli de perversité »). La transgression qu’est la fabrication d’un homme, qui plus est sur un substrat animal forcément impur, incite ici au dégoût et au rejet, et pourtant sont indirectement posées à travers lui des questions intéressantes. À sa lecture, on peut remarquer qu’au-delà de la répugnance, ce traité propose une méthodologie, certes naïve, mais aussi très détaillée. Par ailleurs, sa transgression et son extravagance ne vont pas jusqu’à imaginer un humain artificiellement conçu sans recours biologique préalable, puisque des spermatozoïdes de l’espèce sont nécessaires. S’il brise des tabous de son temps, comme l’hybridation d’espèces (un but que nombre de biologistes de synthèse embrasseraient volontiers), il en respecte d’autres. Il nous décrit en creux les grands marqueurs de son époque, à savoir : la volonté de contrôle de la reproduction et donc du corps des femmes, la place singulière car éminente de l’espèce humaine dans l’ordre de la nature, la frontière décrétée entre l’artificiel et le naturel, mais encore les

balbutiements d’une démarche expérimentale, et déjà les questionnements éthiques propres aux franchissements des frontières. À bien y réfléchir, ce sont bien souvent les mêmes ingrédients que l’on retrouve dans les débats contemporains, certes plus aseptisés, de la biologie de synthèse… Pour rester dans le mythe, pensons aussi bien sûr au titan Prométhée qui façonne des hommes à partir d’une boue d’argile, menace les prérogatives divines en leur donnant le feu du savoir, et en paie le prix. Pensons au Golem de Prague de la mystique juive, l’« inachevé », créature d’argile qui acquiert la vie et la perd au gré des lettres que son créateur grave sur son front. Et que dire d’Adam, étymologiquement le « glébeux », premier pétri, premier golem en quelque sorte ? Ces figures, dont l’origine minérale ne saurait bien sûr nous laisser indifférents, sont des métaphores traditionnelles du débat philosophique sur le libre arbitre, qui peuplent très fortement notre imaginaire symbolique. Un des points d’orgue en est le Frankenstein de Mary Shelley, grand roman sur la liberté, d’ailleurs sous-titré Le Prométhée moderne. Outre sa portée philosophique, outre son immense popularité, cette œuvre universelle amplifie et revigore ce mythe ancien avec une inventivité et une préscience qui peut même dérouter le biologiste moderne. À la boue d’argile, elle substitue un corps fait de portions d’autres corps, évoquant ainsi le débat sur le tout et les parties dans la formation du vivant, sur sa cartésienne machinisation, qui, même si elle se situe aujourd’hui à l’échelle moléculaire, reste toujours vivace et néanmoins problématique, comme nous le verrons au chapitre 4. Au souffle de vie de la tradition classique, elle substitue l’étincelle électrique, illustrant ainsi que cette quête suscite d’autant plus d’attentes et de craintes, de raison et de fantasmes, qu’elle sait adopter les codes de la modernité de son époque. On peut placer dans son sillage L’Ève future de Villiers de L’IsleAdam, publié en 1858, et les robots du dramaturge tchèque Karel Čapek, premier utilisateur du terme en 1922 dans sa pièce R.U.R, où il imaginait ces êtres réduits au servage (« robota », en tchèque) qui n’étaient d’ailleurs pas de métal mais bien fait de tissus biologiques, des sortes de clones en fait, et qui, inévitablement, se révoltaient. À chaque époque donc ses marqueurs de modernité, qui délimitent le précipice de la transgression, ce dont les biologistes de synthèse de notre temps savent, eux aussi, si souvent jouer, et vers qui il nous faut maintenant nous tourner. Sous son acception contemporaine, la biologie de synthèse décolle, comme programme de recherche, au tout début des années 2000, notamment par un premier congrès international en 2004 aux États-Unis, sur le campus de Cambridge du MIT, qui lui offre une importante montée en visibilité académique et publique. Il s’agissait de créer un écosystème de recherche interdisciplinaire, et de faire converger des physiciens, modélisateurs, électroniciens, ingénieurs et mathématiciens vers la biologie expérimentale, pour la transformer d’une science descriptive en une ingénierie rationnelle. Les disciplines mobilisées sont très dépendantes de techniques de pointe et leur utilisation conjointe, intégrée, n’est possible de manière concrète que depuis le tournant de ce siècle, d’où la relative jeunesse de la discipline. Cette disponibilité récente des techniques de pointe pour réaliser des projets inédits d’ingénierie du vivant ne doit cependant pas faire oublier qu’il existe aussi une histoire longue de la biologie de synthèse, dont les prémices

parcourent en fait tout le XXe siècle (Campos, 2013). Tout comme la chimie de synthèse le fit au e XIX siècle sur ses propres objets, les molécules, la biologie de synthèse promet de sortir de la pure description analytique des êtres biologiques en assumant d’intervenir sur eux avec des outils méthodologiques et techniques rationnels. Une ambiguïté fondamentale réside cependant dans la formulation même de ce projet de rupture. Tout d’abord, « transformer le vivant » suppose que celui-ci soit, par défaut, fixe, voire figé, au moins en large partie, ce qui est, pour tout biologiste, un contresens initial suspect. Mais même en négligeant – transitoirement – ce redoutable angle mort, transformer le vivant peut avoir des significations très différentes selon l’échelle à laquelle on se place. Pour n’évoquer que quelques grands axes de recherche en biologie de synthèse, il y a par exemple un fossé entre d’une part, insérer des réseaux de gènes d’origine végétale dans des levures pour leur faire produire des composés exotiques, et, d’autre part, synthétiser entièrement un génome minimal bactérien. Vouloir ajouter des nouvelles bases chimiques dans l’ADN d’une bactérie n’a que fort peu à voir avec créer un petit réseau moléculaire autocatalytique et réplicatif qui ressemblerait à une cellule primordiale. Or, chacune de ces recherches, en une époque où les effets de mode jouent y compris dans les sciences, a été qualifiée opportunément par les acteurs eux-mêmes mais aussi par les observateurs, de « biologie de synthèse », en une sorte de label pour retenir l’attention du public et des bailleurs de fonds. Concrètement, ces approches mobilisent en fait des compétences très différentes, et des niveaux d’intervention sur le vivant peu comparables. C’est pourquoi il s’agira ici de se concentrer sur les recherches qui concernent notre problématique du monde infravivant.

Les protocellules, ou l’Himalaya au fond du tube à essai Parmi elles, la recherche sur les protocellules est pionnière entre toutes. Il s’agit de gravir, ni plus ni moins, un Himalaya de la biologie : modéliser et obtenir expérimentalement, à partir d’un point de départ physico-chimique, un système minimal ou protocellule, qui posséderait et intègrerait les propriétés classiques et complètes du vivant. Pour le dire simplement : initier du vivant à partir de pure chimie. Bien qu’elle soit très foisonnante, cette recherche est déjà suffisamment formalisée pour faire l’objet d’un manuel interdisciplinaire de référence dont le sous-titre ne peut qu’attirer ici notre attention : « Protocellules : un pont entre la matière vivante et non vivante » (Rasmussen et al., 2008). Pour cette communauté de biologistes, les propriétés du vivant à reconstituer sont au nombre de quatre : une hérédité, un métabolisme, une compartimentation, et une évolutivité. Ce qu’on peut remarquer en suivant de près cette littérature, c’est que, par souci méthodologique, ces propriétés sont souvent fractionnées et étudiées séparément (Luisi et al., 2006) : le réductionnisme théorique qui sous-tend cette approche se traduit en réductionnisme méthodologique, autrement dit en une division des tâches. Concernant les formes minimales d’hérédité, par exemple, les recherches peuvent porter notamment sur des réseaux autocatalytiques de molécules, qui font écho aux hypercycles théoriques évoqués dans le chapitre précédent, et dont ils sont la traduction expérimentale : il s’agit de mettre au point un système de réplicateurs moléculaires qui, pour peu qu’on l’alimente en composants physico-chimiques de base, les « briques », soit capable de se dupliquer de façon spontanée et pérenne, et ainsi enclencher une lignée moléculaire héréditaire. Sans grande surprise, les molécules de choix pour être des candidats réplicateurs sont le plus souvent des ribozymes, ARN déjà évoqués au chapitre précédent, même si d’autres équipes planchent aussi sur des réseaux de peptides. Mais, puisque l’imagination est au pouvoir, d’autres molécules sont testées, qui ne rentrent pas dans la panoplie du vivant connu : des formes hybrides de polymères, comme les acides nucléiques peptidiques (PNA) ou glycériques (GNA), voire des hydrocarbures

aromatiques polycycliques (PAH), qui ont conduit Simon Nicholas Platts à une hypothèse de PAH-world (voir Hazen 2005, p. 224 et sq). En parallèle, d’autres équipes travaillent la question de la compartimentation, pour comprendre quelles pourraient être les vésicules adaptées à une protocellule, de la plus petite des micelles (petites sphères de monocouche lipidique) aux plus grosses des vésicules à membranes bicouches, comme les liposomes, voire à plusieurs membranes, et ces travaux entrent en résonance avec les hypothèses de monde des Lipides évoquées plus haut. À supposer que l’on puisse, dans les temps à venir, combiner les résultats de ces recherches, en associant par exemple le « bon » ribozyme à la « bonne » vésicule, on aurait alors un système certes très simple mais d’une grande audace, notamment car il serait une fenêtre sur ce qu’auraient pu être, dans certains scénarios prébiotiques, des cellules primordiales. C’est avant tout pour lui-même qu’un tel système serait révolutionnaire : il offrirait la preuve que d’autres formes biochimiques que celles issues du monde vivant connu pourraient croître, se multiplier, interagir avec leur environnement, et évoluer (Maurel et Cassé, 2018). Pour un peu, il démontrerait que la vie que nous connaissons n’est qu’un chemin parmi d’autres possibles. Pourquoi « presque » ? Parce que, pour une démonstration complète, il ne suffirait pas d’inclure des réplicateurs moléculaires efficaces dans une vésicule efficace (ce qui est déjà une étape en soi difficile car elle nécessite de gérer simultanément la hausse rapide de concentration des réplicateurs, et la perméabilité sélective des membranes). Une fois cette étape maîtrisée, il manquerait à cette réplication compartimentée une caractéristique décisive pour ressembler de manière convaincante à du vivant : le couplage entre les deux fonctions. En effet, ainsi que l’avaient notamment fait remarquer David Bartel et Peter Unrau en 1999, c’est un tel couplage qui rendrait ces deux fonctions dépendantes l’une de l’autre et scellerait alors solidement leur destin partagé. Ils en proposèrent une modalité précise : mettre au point des réplicateurs pouvant, outre se multiplier par autocatalyse, être aussi impliqués dans la croissance des vésicules, par exemple en catalysant la synthèse des composants de la membrane. De la sorte, le compartiment serait dépendant de l’activité catalytique des réplicateurs, et réciproquement, cette dernière serait dépendante des concentrations permises par la taille du compartiment. Les deux fonctions seraient intégrées et pas seulement juxtaposées. Le système puiserait à l’extérieur les ressources pour s’édifier, ce qui serait une forme rudimentaire de métabolisme, maintiendrait son milieu intérieur – c’est l’homéostasie –, et serait capable d’évolution darwinienne : en un mot, il serait vivant. L’équipe du lauréat du prix Nobel Jack Szostak, à Boston, est certainement l’une des plus actives et créatives sur ce terrain, et approche du but depuis plusieurs années, mais n’est à ce jour pas parvenue à l’achever (voire notamment Mansy et al. 2008, O’Flaherty et al., 2018). Entre autres résultats, ces chercheurs ont une expertise avancée sur l’encapsulation des ribozymes dans des membranes lipidiques, sur l’étude et le contrôle de leur multiplication spontanée, sur l’homéostasie des protocellules ainsi produites, et sur une ébauche de couplage. D’autres travaux

lui font écho, comme ceux de Tadashi Sugawara et son équipe, qui ont démontré la possibilité de multiplier de l’ADN dans des vésicules de grande taille, sous assistance enzymatique (Kurihara et al., 2011). Si l’on nourrit le milieu en acides gras constituant de la membrane, leurs vésicules peuvent croître, jusqu’à se diviser au-delà d’une taille critique, chaque vésicule fille emportant une partie des copies d’ADN produite. Mais la multiplication des copies d’ADN n’est pas spontanée et, par ailleurs, ADN et membranes cohabitent plutôt qu’ils n’interagissent : l’ensemble n’a donc pas l’autonomie et le fameux couplage qu’envisageaient Bartel et Unrau. Ces recherches sont néanmoins fort utiles, car elles mettent en lumière les points d’achoppement de ce programme. Elles permettent aussi d’envisager des perspectives d’utilisation appliquées de ces vésicules chargées d’ADN : de telles constructions pourraient, par exemple, servir de vecteurs pour la transgenèse. En parallèle de ses travaux sur de tels protosystèmes vivants, Jack Szostak défriche d’autres aspects du problème. Avec Christian Hentrich, il a ainsi montré en 2014 que des vésicules lipidiques pouvaient se diviser spontanément, à partir de structures lamellaires. Elles se fragmentent au cours d’un processus d’évaporation, qui dans le même temps concentre les briques lipidiques. Si l’on suppose un flux constant de ces matières et des conditions cycliques d’évaporation, il est donc envisageable que ces vésicules se multiplient sans commande génétique. Ces travaux biochimiques rejoignent, par analogie, les résultats de Jeff Errington (2013) qui a montré, cette fois dans un contexte biologique, que des bactéries peuvent conserver leur capacité de division quand bien même les gènes qui déterminent cette fonction sont mutés. Ces résultats laissent penser que le processus physique de division a sans doute plusieurs moteurs, dont certains ne sont pas sous commande génétique et peuvent déclencher spontanément le phénomène : elles pourraient avoir été à l’œuvre à l’aube du monde vivant. En parallèle, Martin Hanczyc (2007) a étudié la motilité de telles structures et montré que des gouttes de nitrobenzène en émulsion forment des vésicules simples qui peuvent non seulement se déplacer spontanément, mais aussi se multiplier, grâce à l’ajout d’un surfactant chargé positivement qui, au contact d’un surfactant négatif présent dans la solution, provoque la fission de la vésicule. Ainsi, elles permettent d’envisager des formes rudimentaires de déplacement et de division dans un contexte prébiotique. Certains vont jusqu’à fabriquer des vésicules métalliques, et pourtant évolutives, véritable défi à nos conceptions du vivant (Cooper et al., 2011). Le magicien héros de comics, Mandrake, confronté à de terribles êtres faits de métal vivant (Falk et Davis, 2011), s’en serait volontiers passé ! À cela, Jack Szostak associe une réflexion sur la taille minimale d’un tel système moléculaire. Dans le rapport d’un groupe de réflexion sur la taille minimale absolue de tout organisme vivant, il n’exclut pas qu’un système protocellulaire primordial contenant un millier de ribozymes, permettant d’accomplir une centaine de fonctions, puisse être contenu dans un volume d’environ 50 nm (Szostak, 1999). Il envisage que l’apparition de génomes plus complexes, portés par des organismes plus résilients, dans des vésicules de quelques centaines de nanomètres de diamètre, aurait pu ultérieurement éliminer les premiers, plus petits, par

compétition sélective. Car ceux-là sont soumis à des périls constants qui éprouvent leur fragilité : par exemple, la perte d’une seule molécule d’un métabolite donné peut provoquer des variations de concentration importantes dans un système où la loi des grands nombres n’est, d’ailleurs, que peu applicable. À l’inverse, Szostak explique que le ratio surface-volume élevé des très petites structures leur permet de circonvenir certains problèmes liés à la barrière que constitue la membrane. Par ailleurs, la question du volume « optimal » n’est pas la seule en jeu : le maintien de celui-ci est aussi un paramètre crucial. En effet, les vésicules les plus simples sont soumises en permanence, dans des milieux agités, à des situations de fission comme de fusion. Et quand un système catalytique fonctionne optimalement à concentration donnée, la variabilité autour de ce volume peut aussi avoir une influence décisive sur son efficacité, et les conditions du milieu (agitation, température, pression, pH) peuvent limiter cette variabilité. Il existe des méthodes expérimentales pour maîtriser ces paramètres, et l’une d’elle attirera sans doute l’attention du lecteur de ces pages. Les vésicules peuvent en effet être calibrées par passage sur des matrices minérales poreuses. Voilà qui nous renvoie au chapitre précédent et aux hypothétiques systèmes naturels analogues dans des conditions primordiales, où des vésicules circulant dans des environnements minéraux microporeux auraient encapsulé et fait circuler les produits d’un métabolisme rudimentaire, alimenté par des flux d’énergie d’origine géochimique. Soulignons qu’à l’inverse, la possibilité de varier de volume est aussi un avantage sélectif potentiel pour occuper des niches différentes, d’ailleurs observée chez certaines archées (Stetter, 1999). La question de la variabilité de la taille est donc complexe, et justifie d’être étudiée avec attention. Au terme de cette très, et vraisemblablement trop partielle sélection de résultats sur les protocellules, un constat déroutant s’impose. Compte tenu du dynamisme des acteurs en présence, on peut s’étonner que le programme de recherche proposé par Bartel et Unrau en 1999 (il peut en exister d’autres d’ambition comparable) que nous avons évoqué plus haut, reste à ce jour inachevé. Il semblait pourtant, dans ses grandes lignes, assez simple. Songeons-y : depuis cette époque, la biologie a changé de dimension, s’est automatisée, elle dispose d’outils capables d’analyser des millions de séquences génétiques, de techniques d’imagerie qui dépassent l’imagination, et par comparaison, l’ambition de ce projet pourrait aujourd’hui nous sembler très limitée. Pourtant, cet objectif résiste. Dans son dépouillement même, parvenir à obtenir des protocellules vraiment autonomes et dynamiques reste un Graal. Évidemment, on peut penser qu’il ne s’agit-là que d’échecs temporaires, et que le temps viendra inéluctablement où cette intégration dynamique de la matière sera entièrement conduite en laboratoire, et que pour la première fois à notre connaissance, une vie indépendante de l’arbre du vivant connu prendra son essor. Cela ouvrirait des perspectives sur des formes de vie autres, ici ou ailleurs. Cela redéfinirait notre place dans l’univers connu. Ce serait une déflagration scientifique et même philosophique, et probablement existentielle. Mais il n’est pas interdit d’imaginer qu’à l’inverse, l’extrême difficulté à lever ce verrou soit justement révélatrice de fausses évidences, voire de fausses pistes. Parmi celles-ci, on pense d’abord au préjugé voulant que, dans l’histoire de la vie,

le simple précède naturellement le complexe. Cela est pourtant contredit par de nombreux exemples de dynamiques de simplifications évolutives d’entités biologiques. L’ancestralité des prokaryotes, plus simples structuralement que les eukaryotes, a ainsi pu être contestée (Forterre 1995). On peut aussi évoquer l’idée reçue réduisant le vivant à sa dimension mécanistique, telle une petite machine, qui, une fois les pièces agencées, réaliserait la fonction prévue avec précision et régularité, lieu commun sur lequel nous allons revenir en détail dans le chapitre 4. Ces questions ouvertes ont leur traduction expérimentale : part-on donc sur de bonnes bases en cherchant à fabriquer des structures simples pour mimer le démarrage de la vie ? Ou en cherchant dès le départ que leur fonctionnement soit le plus contrôlé possible ? Quoi qu’il en soit, ce verrou qui résiste est peut-être l’un des plus féconds mystères scientifiques de notre temps, et fait peser sur les chercheurs une responsabilité considérable : celle de trouver d’autres explications naturelles à cette résistance, sans s’égarer dans l’invocation de mystérieuses forces ou essences vitales.

Xénobiologie, une main tendue vers l’étrange Les recherches sur les protocellules sont donc bien l’une des modalités de compréhension des caractéristiques les plus fondamentales du vivant. Pour qui voudrait plutôt s’intéresser à son intimité génétique, une autre approche de la biologie de synthèse, appelée xénobiologie, vise à tester le possible remplacement des quatre constituants moléculaires de l’ADN par d’autres éléments. Pour comprendre ce contexte, rappelons seulement que l’ADN est universellement partagé par le monde vivant de la biosphère terrestre et qu’il existe un code, quasi universel lui aussi, le fameux code génétique, qui permet de connaître à l’avance la séquence protéique issue de la traduction d’une séquence génétique donnée. Remettre en cause, expérimentalement, ces deux universaux-là est, on le comprend aisément, une piste attrayante pour transformer radicalement le vivant, selon la terminologie consacrée (mais, on l’a vu, contestable). En s’y employant, et c’est bien l’esprit de la biologie de synthèse, on pourrait à la fois concevoir des organismes nouveaux, mais aussi apporter des indices à des questions pour l’instant sans réponse : pourquoi l’ADN (avec l’ARN) est-il universel, la seule molécule héréditaire utilisée par le monde vivant ? Est-ce le produit d’une ancienne sélection moléculaire ? Ou au contraire résulte-t-il d’un concours de circonstances contingent ? Peut-on imaginer lui substituer une molécule plus efficace ? Doit-on s’attendre à le trouver dans toute forme de vie au-delà de notre biosphère ? Concernant le code génétique, on sait déjà le reconfigurer en rendant les organismes capables d’incorporer dans leurs protéines des acides aminés nouveaux. Ces recherches sont assez poussées puisqu’on y parvient y compris chez un organisme eucaryote multicellulaire, le nématode Caenorhabditis elegans, petit animal modèle bien connu des laboratoires de développement et de génétique (Greiss et Chin 2011). Mais là où la xénobiologie au sens strict est encore plus pionnière, c’est quand elle parvient à modifier l’ADN lui-même, en particulier en ajoutant dans une séquence génétique des bases nouvelles, autres que les quatre fameuses A, C, G et T, les universelles adénine, cytosine, guanine et thymine. Il faut comprendre à quel point cette rupture est importante : ces quatre simples bases, combinées, sont les constituants uniques

et universels de la molécule d’ADN et permettent à elles seules d’expliquer l’hérédité génétique de toute la biodiversité passée et présente de notre planète, sans parler de ses potentialités non réalisées, qui sont presque incalculables. Élargir ce répertoire, notamment par évolution dirigée, comme le propose la xénobiologie, constitue donc une nouveauté fracassante et ouvre la porte à une exploration démultipliée des possibles. Elle permet d’imaginer que ces nouvelles bases constituent de nouveaux gènes, et permettent aux cellules hôtes la synthèse de composés entièrement inédits. Il est par exemple possible de remplacer la quasi-totalité des thymines (T) de l’ADN d’un génome bactérien par un analogue qu’on ne trouve jamais chez les êtres vivants, le 5-chloro-uracile (Marlière et al., 2011). Toxique dans la nature, on l’introduit à des doses sublétales par de l’évolution dirigée, c’est-à-dire dans des cycles de croissance- sélection automatisés pendant lesquels on force son incorporation par les bactéries, et on finit par obtenir une souche qui a quasiment intégralement éliminé la thymine de son ADN. Ainsi, la xénobiologie interroge expérimentalement la possibilité que la vie puisse, ou ait pu, exister sous d’autres formes, avec d’autres polymères. En 2014, une équipe a réussi la performance d’incorporer de manière stable, dans un génome bactérien, une paire de xénobases « décoratives » qui a été maintenue sur plusieurs générations au travers des divisions cellulaires (Malyshev et al., 2014). Il est d’ailleurs à noter que les auteurs de l’article parlent d’organisme « semi-synthétique » pour cette seule paire de bases nouvelles s’ajoutant à un million de bases classiques dans son génome, lui-même n’étant qu’un des nombreux constituants matériels de la plus simple des bactéries. Cette exagération sémantique traduit bien l’importance que s’est taillée la molécule ADN dans nos représentations scientifiques et culturelles de ce qu’est le vivant, et peut aussi se lire comme un symptôme de la fébrilité épistémologique que ces recherches peuvent susciter. La richesse de ces recherches sur les protocellules, ou sur les organismes xénobiologiques, c’est qu’elles produisent des systèmes matériels qui bousculent nos catégories habituelles. Dans le chapitre précédent, nous avons qualifié d’infravivants des systèmes théoriques primitifs qui ont rendu possible la vie telle que nous la connaissons, à l’interface avec le minéral. Nous en compléterons la définition dans le chapitre suivant, mais reprenons le fil, pour évoquer ces constructions aux confins de la chimie, qui partagent bien des similitudes structurales avec les situations déjà décrites dans le contexte de la vie primordiale. Il est clair que ces protocellules, systèmes en équilibre instable partiellement capables d’hérédité, de divisions, d’échanges dynamiques, sont aux portes du vivant, et perturbent le confortable cloisonnement de celui-ci avec la matière inerte. Il est clair aussi que les organismes xénobiologiques, à leur manière, frappent à cette même porte. Mais ce qui change ici, c’est qu’ils sont très tangibles. Certes, leur panoplie n’est pas complète, quelques boutons de guêtres manquent, mais ces infravies de laboratoire confirment de manière concrète que des systèmes transitionnels ne sont plus seulement pensables, mais aussi possibles. Et ce qui est vrai sur le plan fondamental pourrait l’être aussi sur le plan pratique et appliqué. Imaginons, par exemple, que des protocellules ou des

xénocellules avancées puissent servir de vecteurs, voire de réacteurs biochimiques, et trouvent des applications médicales ou environnementales : que deviendraient des cellules classiques qui fusionneraient avec elles ? Des vivants, des semi-vivants ? Seraient-elles une partie intégrante de la biodiversité ? Structures hybrides, quelles opportunités offriraient-elles et avec quels risques ? La discussion est vertigineuse, tant elle bascule vite d’une très abstraite question de nomenclature à une brûlante réflexion éthique, comme nous le verrons dans le dernier chapitre. Les infravies nous questionnent certainement, nous dérangent peut-être. Mais avant tout, elles nous obligent.

Lumières sur la biosphère de l’ombre La trace de cette nervosité scientifique, et même épistémologique, se retrouve dans ce que l’on pourrait appeler la mésaventure du lac Mono. En 2010, la NASA (l’agence spatiale étatsunienne) annonça, lors d’une conférence de presse, qu’une équipe de recherche avait identifié, dans ce lac californien très riche en arsenic, une espèce bactérienne, GFAJ-1, spectaculairement adaptée : non seulement elle était tolérante à cette substance toxique, mais en outre l’arsenic aurait même remplacé les atomes de phosphore dans le squelette de l’ADN (Wolfe-Simon et al., 2010). En quelque sorte, il s’agissait d’un organisme naturellement xénobiologique, mais à un degré d’intimité inégalé : le génome ne comportait pas quelques bases inédites, mais était composé d’un ADN structurellement nouveau, à chacune de ses bases. Cette innovation évolutive incroyable, jamais vue auparavant dans le monde naturel, donnait à la bactérie GFAJ-1 une position unique dans l’arbre du vivant. Certes, elle en demeurait une branche, elle n’était pas issue d’une génération spontanée séparée, et était bien le produit de la sélection naturelle. Mais elle laissait entrevoir pour la première fois que la composition même de l’ADN, pourtant si universelle sur Terre, pouvait subir une évolution adaptative. L’annonce de ce résultat fut savamment orchestrée, mais fut si retentissante qu’elle déchaîna en retour les passions dans la communauté scientifique. L’équipe fut soumise à un feu roulant de questions, leurs protocoles furent critiqués, et d’autres équipes tentèrent de refaire les analyses, ouvrant des blogs pour tenir informé le public en temps réel. Las, un consensus se dégagea finalement pour admettre que le remplacement de structure n’avait pas été prouvé, que l’arsenic ne s’était pas substitué au phosphore dans le squelette de l’ADN, et qu’il fallait privilégier l’hypothèse que la souche bactérienne était « seulement » capable de supporter une énorme concentration d’arsenic (ce qui, en soi, suffisait d’ailleurs à en faire un objet d’étude inédit et passionnant). L’article initial n’a pas à ce jour subi de rétractation, mais les rapports le concernant sont extrêmement sévères et ne laissent que peu de place à l’ambiguïté. Cet épisode, et la crise qu’il a déclenchée, montre à quel

point l’hypothèse de vies divergentes, voire parallèles à celles de la biosphère connue, est sensible. L’empressement des auteurs à tirer des conclusions vraisemblablement hâtives est d’autant plus regrettable que deux d’entre eux, Felisa Wolfe-Simon et Paul Davies nourrissaient depuis de nombreuses années une réflexion originale autour d’un concept novateur, celui de biosphère de l’ombre, que l’on pourrait qualifier d’expérience de pensée plutôt que de théorie (Davies et al., 2009). Derrière ce terme de science-fiction, que ces auteurs qualifient aussi de vie étrange, repose l’idée qu’il pourrait exister, au côté du monde vivant que nous connaissons, et que nous pensons entièrement unifié, une autre biosphère, reposant sur d’autres molécules, d’autres dynamiques, d’autres échanges. Notre planète serait alors, en elle-même, un laboratoire naturel d’infravies. Cette idée est décoiffante, elle peut même paraître incongrue, mais elle a sa cohérence. Après tout, si l’apparition d’êtres vivants est un phénomène naturel, il peut avoir été rare, voire unique, mais n’est pas miraculeux. Rien n’interdit alors d’imaginer que le phénomène puisse se reproduire, sauf à démontrer que seules les conditions de la Terre primordiale pouvaient lui être favorables. Faute d’arguments sur ce point, c’est plutôt l’inverse, à savoir postuler que le phénomène vivant est une singularité historique, qui porte le risque d’être une incongruité scientifique. Or, notre vision du vivant repose souvent sur cette hypothèse tacite, et le principal argument pour la conforter est d’imaginer que le règne sans partage de notre biosphère ne s’explique pas forcément parce qu’elle serait la seule à être apparue, mais peut-être parce qu’elle a été initialement, ou peut-être encore aujourd’hui, la plus efficace, dans la compétition aux ressources, pour étouffer dans l’œuf toute tentative concurrente, en particulier ultérieure. Reste que cela n’est pas évident à démontrer, et donc que l’hypothèse d’une biosphère de l’ombre, parallèle, et vraisemblablement microbienne, est intellectuellement très stimulante, même si elle est peu probable. En effet, elle nous incite à réfléchir sur les outils à inventer pour la détecter, ce qui, en cascade, met en perspective ceux que nous mettons en œuvre pour détecter la vie « canonique ». Si l’on cherche du vivant en cherchant de l’ADN ou des protéines, d’autres êtres fonctionnant avec d’autres chimies passeraient forcément sous nos radars. Si l’on cherche des structures cellulaires, d’autres formes pourraient, là aussi, rester indétectées. Alors, quels signes naturels scruter ? C’est, on le comprend bien, une nouvelle formulation, opérationnelle cette fois, de la question des marqueurs du vivant. Dans leur article sur la biosphère de l’ombre, les auteurs proposent un marqueur différenciateur intéressant, une signature que des formes de « vie étranges » pourraient néanmoins partager avec la nôtre : être composées de seulement quelques types moléculaires différents. En effet, contrairement aux structures inorganiques, qui présentent un spectre de diversité moléculaire continu, le monde vivant se résume, pour ce qui ressort de ses processus fondamentaux, à seulement quelques grandes classes de molécules : sous ce rapport, il est discret (ce qui n’empêche pas sa prodigieuse diversité, mais produite justement par la combinatoire de ces quelques types moléculaires). À supposer qu’un outil mette en évidence une telle répartition discontinue, alors un tel spectre pourrait être, selon les auteurs, une

signature de vie, ici ou ailleurs. Et c’est ici que le monde infravivant se rappelle à notre mémoire. En effet, entre ces deux extrêmes, il y a de la place pour une large gamme de signatures, des plus continues aux plus discontinues, qui pourrait être détectée par les mêmes instruments. Les questions que la biosphère de l’ombre pose d’un point de vue fondamental rappellent celles concernant les protocellules ou les xénocellules : à supposer son existence, une biosphère de l’ombre serait-elle nécessairement disjointe de la nôtre, ou pourrait-on imaginer des passages et des situations intermédiaires, comme le font Wolfe-Simon et Davies en envisageant plusieurs degrés de relations écologiques, plus ou moins étroits ? Cela passerait-il par des échanges moléculaires ou par des interfaces plus complexes, des protocellules naturelles, des vecteurs hybrides ? Clairement, une perspective infravivante sur ce réseau de relations serait décisive, car elle s’affranchirait des cloisonnements de nos habitudes biologiques et nous pousserait à placer la question de l’hybridité au cœur même de la définition de la vie. La thématique de la biosphère de l’ombre est une formidable incitation intellectuelle à penser librement le vivant.

Mars, où tout commence Il y a fort à parier que le lecteur des lignes précédentes, perplexe devant notre insistance à fouiller les moindres recoins de la planète pour chercher cette biosphère de l’ombre, se soit déjà impatienté et demandé pourquoi nous ne relevions pas la tête vers les étoiles. Car, s’il est un espace où l’on imagine que des vies différentes puissent exister, c’est bien dans l’infini du cosmos. Si la science-fiction renouvelle sans cesse le répertoire des vies extraterrestres, la science de cette recherche-là, que l’on appelle exobiologie (ou en anglais astrobiology), rêverait d’en saisir même la plus modeste des traces. De fait, origines du vivant, biologie de synthèse et exobiologie sont souvent décrites comme les trois manières différentes et complémentaires de questionner la vie en elle-même. Pour la connaissance fondamentale, trouver une forme de vie sur Mars ou sur Titan serait un coup de tonnerre aussi retentissant que de créer une cellule vivante, elle nous conforterait dans l’idée vraisemblable que nous ne sommes pas une curiosité de l’Univers. Beaucoup de biologistes en sont déjà convaincus, mais une preuve flagrante aurait une valeur inestimable. Le cosmos serait alors lui-même un laboratoire, immense et varié, cousin naturel de ceux que ce chapitre a évoqués jusqu’ici. S’il n’a pas encore été démontré qu’il soit, dans les faits, une pouponnière de vies produites par les forces naturelles et la contingence, il a suscité une grande variété d’hypothèses et parfois d’expériences. Autant avertir, une fois de plus, le lecteur : il existe une littérature scientifique dense, dans des collections entières de revues, sur les possibles vies extraterrestres, que le volume de cet ouvrage ne permettrait que d’effleurer. Nous n’évoquerons même pas, par exemple, les recherches de vie dite intelligente, celle que le programme SETI peut rechercher en scrutant les hypothétiques messages radio de l’Univers : une vie exotique même très fruste nous suffirait amplement. Ce que nous retiendrons plutôt, ce sont les formes peut-être les plus étranges, qui permettront d’élargir notre horizon des possibles, et ainsi d’alimenter la réflexion sur ce qui est notre fil rouge : s’accorder sur ce qui pourrait caractériser le vivant de la manière la plus universelle possible. Nous nous éloignerons donc, paradoxalement, des recherches les plus en pointe pour trouver des formes de vie ailleurs, et qui

se concentrent actuellement, en priorité, sur la planète Mars, dont la proximité spatiale et géologique avec la Terre explique pourquoi elle est une cible pragmatique du pari que font les grandes agences spatiales, NASA en tête, de trouver de la vie ailleurs. En effet, les projets concrets, récents ou en cours, restent dans les limites des hypothèses déjà évoquées, et des schémas classiques du vivant terrestre. On y cherche en particulier une vie, ou des traces de vie, de nature cellulaire (des micro-organismes principalement). On y cherche une vie qui pourrait dépendre de la présence d’eau, une vie qui reposerait sur la chimie du carbone et sur des acides nucléiques. Les dispositifs techniques mobilisés sont très souvent destinés à ne trouver, directement ou indirectement, que des formes qui nous seraient proches, et sont aussi très liés à ce que chaque époque pense être les signatures du vivant. Songeons, par exemple, à l’implication de Joshua Lederberg, un des Nobel pionniers de la biologie moléculaire, dans les programmes de détection de vie martienne dès les années 1960 (Lederberg, 1965). De nos jours, le fameux rover Curiosity, dans son exploration martienne, a pu découvrir de la smectite (une argile qui se forme en présence d’eau, et sur la longue durée), des sels de sulfate de calcium (qui peuvent indiquer une eau non acide) 1 et la présence simultanée de dioxide de soufre et de sulfure d’hydrogène 2, deux formes du soufre témoignant d’une gamme d’états d’oxydation qui pourrait être en lien avec de l’énergie mobilisée par des micro-organismes. Outres ces indices épars, et abstraction faite que Curiosity n’est pas en tant que tel programmé pour rechercher des traces de vie, en trouverait-on de tangibles, microbiennes, reposant sur de l’ADN, que ce serait certes une nouvelle incroyable, mais n’ouvrirait pas forcément des horizons théoriques sur ce que pourraient être des vies autres proprement inédites.

La vie dans le Système solaire Car d’autres pistes existent bel et bien. Titan par exemple, un satellite de Saturne, retient depuis des décennies l’attention des exobiologistes, bien que ce soit, distance oblige, un terrain bien moins praticable (Norman et Fortes, 2011). Dans son cas, il abriterait des océans de méthane, un hydrocarbure aux propriétés très différentes de l’eau, et dans lequel les caractéristiques d’une vie cellulaire devraient alors reposer sur des combinaisons de molécules très éloignées de celles que nous connaissons. L’existence de ces océans pourrait offrir l’opportunité, un jour, de vérifier dans des conditions réelles si la vie telle que nous la connaissons est la seule possible, ou du moins la plus probable : il faut savoir qu’entre l’eau et d’autres solvants envisageables, on peut dresser un banc d’essai, avec avantages et inconvénient de chacun. L’eau comme solvant a, par exemple, des propriétés tampon et de tension de surface qui lui donnent un certain avantage compétitif sur l’ammoniac ou le méthanol, mais, en contrepartie, l’augmentation de son volume lors du passage à l’état solide, pouvant déchirer les membranes cellulaires, peut être considérée comme un point faible. Des caractéristiques structurales seraient aussi modifiées dans un environnement différent. Dans un monde comme Titan où les solvants sont des hydrocarbures apolaires, une vie qui prendrait une forme cellulaire impliquerait probablement des vésicules dont la bicouche serait inversée par rapport à celle de la membrane de nos cellules terrestres. Elle présenterait au milieu extérieur ses parties hydrophobes, et pourrait donc être composée d’autres lipides, telle la lécithine, que ceux de « nos » membranes terrestres. Quant aux biomolécules comme l’ADN ou les protéines, leur squelette de carbone est-il le seul imaginable ? Un beau soir de l’été finissant, en 2015, au festival Jazz à la Villette à Paris, le grand poète et cinéaste afro-américain Melvin Van Peebles offrit un concert mémorable où, accompagné par le saxophone magique d’Archie Shepp, il embarqua son public pour un voyage sensoriel dans un cosmos fantasmé, se demandant au détour d’une rime si une vie de silicium était possible. L’histoire ne dit pas combien il y avait d’exobiologistes dans la salle, mais ils auraient été enchantés de cette allusion, car le moins que

l’on puisse dire est que l’artiste était remarquablement informé : cette question anime depuis longtemps ceux qui imaginent ce que pourrait être une vie où d’autres atomes, comme le silicium, remplaceraient le carbone. Le pionnier de l’approche scientifique des origines du vivant, William Preyer, que nous avons croisé au premier chapitre, avait émis cette hypothèse de travail en 1877, dans le contexte d’un débat sur le fonctionnement original de ce qu’on appelait alors le protoplasme, c’est-à-dire la substance indéterminée qui constituait les cellules. Le darwinien Thomas Huxley se demandait si c’était une constitution chimique particulière fondée sur le carbone, qui pouvait l’expliquer, et Preyer chercha à élargir cet horizon. Si le silicium pouvait soutenir le vivant, alors le vivant n’était pas tant une question de composés chimiques que d’organisation particulière de la matière (Brandstetter, 2012). H.G. Wells (1894), l’auteur de La Guerre des mondes, relança l’hypothèse d’une vie de silicium, mais c’est le biochimiste William Bains qui en a le plus récemment poussé les feux, partant du constat que le silicium partage avec le carbone des caractéristiques décisives, comme le nombre de liaisons qu’il contracte avec d’autres atomes, ce qui lui permet en théorie d’être présent au sein d’une grande diversité de macromolécules. Néanmoins, il est plus gros, il est très réactif avec l’oxygène, voire trop, et il existe un débat sur la diversité des composés dont il peut constituer le squelette, souvent présenté comme plus faible qu’avec le carbone, ce que Bains réfute (Bains, 2004). Ce débat est, en soi, une manière de répondre par la négative aux tenants de l’hypothèse qu’un seul modèle chimique commun puisse exister dans l’univers, fondé sur l’eau et le carbone (pour un débat critique sur cette question, voir Benner, 2004 ; Maurel et Cassé, 2018). En effet, la comparaison avec le silicium nous fait prendre conscience que le carbone n’a pas tant des propriétés optimales que médianes. Il permet, dans la gamme de températures où l’eau peut passer d’un état à l’autre, une certaine solidité et complexité structurales, mais aussi une certaine souplesse. Incidemment, cela nous rappelle que la vie semble ne pouvoir exister sans cette forme d’instabilité et de tensions entre extrêmes. Les gouttes d’eau, en outre, ont des propriétés de tension de surface qui peuvent permettre de concentrer des molécules et favoriser leurs réactions, ce qui en fait peut-être, en tant que telles et sans besoin de membranes, des compartiments naturels prébiotiques possibles (Meguellati et al., 2013). Mais rien n’exclut qu’à d’autres températures ou avec d’autres solvants, le silicium puisse être l’équilibriste le plus approprié. Nous voici incités à explorer encore plus et sans œillères l’ensemble des modalités par laquelle des formes minérales de compositions diverses peuvent se prêter à des dynamiques infravivantes débouchant sur une biosphère différente. Puisque nous avons évoqué le père de la science-fiction britannique, payons ici une dette au franco-belge J. H. Rosny, qui inaugura le genre en français par la nouvelle Les Xipéhuz (1887). L’auteur abordait justement cette thématique du vivant minéral en décrivant l’espèce éponyme de sa fiction comme des roches mouvantes et agressives, qui mettaient l’humanité en péril. Rosny revint d’ailleurs régulièrement à cette question, notamment dans La Mort de la terre (1910), où l’espèce humaine abdique face à des organismes ferromagnétaux qui captent le fer du sang humain comme des aimants et provoquent sa lente

agonie. Il exporta aussi la question du vivant étrange sur Mars dans Les Navigateurs de l’infini (1925) et sa suite posthume, Les Astronautes (1960). Il y décrit la rencontre d’explorateurs humains avec les Tripèdes, une espèce anthropomorphe « classique » pour de la science-fiction, mais aussi avec de bien plus intéressants Zoomorphes, apparents animaux rampant sur des lanières, impossibles à classer et passionnants pour un naturaliste, ainsi que des Ethéraux, toujours plus loin de toute biologie terrestre, êtres minuscules composés de rayonnements. Ces derniers font lointainement penser aux Martiens d’Olaf Stapledon dans Les Derniers et les Premiers, eux aussi de taille infinitésimale, en fait des particules qu’il nomme « subvitales », plus petites que des virus, mais qui s’associent en essaim par des relations vibratoires pour former des colonies mouvantes ayant des propriétés d’organisme. Dans l’entre-deux instable qu’est la vie, qui peut exclure que de tels êtres, comme ceux de Wells, de Rosny ou de Stapledon soient une réalité quelque part dans l’infini cosmique ? Quels golems l’Univers est-il capable de produire ? À ceux que ces références peuvent faire sourire, ou qui se demandent ce que ces contes viennent faire ici, il faut rappeler que sur un front de science aussi exploratoire qu’est la recherche de formes de vie exotiques dans l’infini de l’univers, l’imagination n’est pas qu’une récréation : c’est une exigence. Il a d’ailleurs été explicitement documenté qu’à propos de la relation entre les cristaux et le vivant, une abondante littérature de science-fiction a nourri les imaginaires des chercheurs et, en retour, leurs recherches mêmes (Brandstetter 2012). Dans un ordre d’idée similaire, dans les années 1970, des cosmologistes de renom ont échafaudé des scénarios fascinants pour imaginer les formes qu’auraient pu prendre des vies théoriques sur des planètes du Système solaire, en tenant compte de leur composition géochimique, mais aussi de la pression et de la température qui y règnent (in Toomey, 2013). Le plus célèbre d’entre ses pairs, Carl Sagan, avec le biologiste Harold Morowitz, ont par exemple proposé un modèle de vie dans les nuages de Vénus, composés de gouttelettes d’acide sulfurique en suspension dans du dioxyde de carbone. Ils y imaginaient des organismes flottants, en aérosols, munis d’une vessie gazeuse permettant d’évoluer en altitude (Morowitz et Sagan, 1967). Bien que ces spéculations aient été très critiquées en leur temps, il fut proposé plus récemment qu’à défaut de ces créatures improbables, des micro-organismes puissent exister en suspension dans cette atmosphère (nos nuages terrestres en sont peuplés), dont le métabolisme reposerait donc sur de l’acide sulfurique et non sur de l’eau (Cockell, 1999). Sagan délaissa Vénus, mais proposa en 1976 avec Edwyn Salpeter, un modèle écologique de vie flottante dans l’atmosphère de Jupiter. C’était un exercice de style qui empruntait largement à la science-fiction, mais dont le charme résidait sur le sérieux avec lequel il était formulé. L’article envisageait plusieurs sortes d’organismes. Au commencement étaient des unicellulaires remplis d’hydrogène, dérivant dans les gaz jupitériens, pris passivement dans des mouvements ascendants et descendants. Pour se reproduire, ces organismes auraient pu générer asexuellement des spores, ou au contraire se regrouper par agrégats, fusionnant en des organismes plus gros. Leur taille n’étant pas limitante, ils auraient pu

finir en flotteurs obligatoires, c’est-à-dire incapables de redescendre, et de tailles gigantesques, d’ordre kilométrique. Mais en concentrant l’hydrogène pur en leur sein, ils seraient devenus des réserves, et donc des proies intéressantes. Des formes prédatrices de flotteurs-chasseurs auraient pu évoluer, et, avec elles, un écosystème dont les acteurs auraient été, d’une certaine manière, les différentes phases d’un cycle de vie. Bien sûr, nul n’a jamais observé de telles structures géantes à la surface de Jupiter. Il faut ramener cette proposition à sa belle qualité de spéculation rationnelle, et au rappel qu’elle nous adresse : il est du devoir du biologiste d’envisager les possibilités du vivant avec une liberté maximale, à toutes les échelles. Jouons un peu : imagine-ton spontanément que certaines bactéries puissent avoir un métabolisme qui repose sur l’électricité 3 ? Qui songerait spontanément que d’autres puissent vivre, peut-être, des centaines de milliers d’années avec un métabolisme réduit à son minimum (Morono et al., 2011, Røy et al., 2012), de sorte qu’elles pourraient évoluer en accumulant des mutations, mais sans se diviser, en un véritable défi aux mécanismes élémentaires de la sélection naturelle classiquement comprise 4 ? Convenons que c’est audacieux ! Or, ces formes de vie existent sur Terre. Chacune à leur manière, elles tutoient l’impossible. C’est à ce titre que l’on peut s’autoriser, pour définitivement se défaire de toutes les rigidités qui pèsent sur nos habitudes de pensée, à imaginer des formes de vie qui dépasseraient même le cadre de la chimie, mais qui, pourtant, seraient possibles dans un monde matériel (Toomey, 2013). Ici, bien sûr, nous faisons chaque fois un pas de plus dans l’improbable, mais c’est pourtant de la littérature scientifique qu’ils proviennent, et nous permettent de porter loin notre volonté d’accueillir le vivant sous toutes ses coutures. En 1962, A. D. Maude spéculait, par exemple, sur l’existence d’une vie plasmatique possible rien de moins qu’à la surface du Soleil, ou les « individus » seraient des cellules de convections de particules chargées, placées dans un champ électromagnétique, qui leur donneraient des propriétés de déplacement, de division et même de transmission héréditaire de certaines de leurs caractéristiques physiques (Maude, 1962). La vie plasmatique peut paraître une vue de l’esprit, déconnectée de toute vraisemblance, mais cela ne l’empêche visiblement pas d’inspirer certains physiciens : il a ainsi été proposé que des mécanismes d’auto-organisation puissent déboucher, au moins en laboratoire, et peut-être dans la nature, sur des formes de l’état plasmatique de la matière, distinct de ses formes gazeuse, liquide, ou solide (Lozneanu et Sanduloviciu, 2003). Les propriétés de ce plasma pourraient en retour provoquer des ruptures de symétrie et des formes de canalisation qui sont caractéristiques du monde vivant, de même que des formes de division des cellules plasmatiques et même de transmission d’information (de certaines fréquences électromagnétiques notamment). Cette proposition théorique ne cherche pas le consensus, mais elle se veut plutôt une manière d’imaginer ce que la matière, et ici l’un de ses états, recèle de propriétés compatibles avec des dynamiques particulières qui s’approchent, par certains aspects, de celles du monde vivant, et qu’en conséquence, nous pourrions résolument qualifier d’infravivantes.

L’Univers est un laboratoire Si cette vie plasmatique est une hypothèse ponctuelle, d’autres propositions plus génériques ont été avancées pour penser ces possibilités, si lointaines soient-elles. En 1979, le physicien Freeman Dyson proposa en particulier une réflexion fondatrice ayant l’ambition de fournir un cadre d’analyse unitaire aux formes de vie les plus diverses possibles, des plus petites aux plus gigantesques (Dyson, 1979). La vie telle que nous la connaissons est rythmée, en effet, par des mécanismes qui ont une certaine durée, souvent très courte au niveau moléculaire, beaucoup plus longue à des échelles plus larges comme l’organisme ou la population. En tirant vers l’abstraction, tout cela peut donc être résumé par une capacité de produire un certain nombre d’interactions, de mouvements, par unité de temps donné, entraînant en retour l’expérience ressentie de ce que Dyson appelle un « temps subjectif », dont la température et la taille des entités sont des paramètres clés. Il fait donc l’hypothèse que la vie est pensable partout où ces rapports peuvent être retrouvés, de l’échelle du monde subatomique à celle des galaxies. En outre les organismes qui en résulteront auront cette perception commune d’un temps subjectif comparable (ou d’ordre de grandeur comparable), même si leur durée de vie « objective » est de quelques nanosecondes ou de quelques millions d’années. Par exemple, comme l’avait imaginé le radio-astronome et exobiologiste Frank Drake, on pourrait postuler qu’à la surface d’une étoile à neutrons en rotation ultrarapide, des particules rentrent en interactions à des vitesses tellement grandes que des formes complexes et des phénomènes infravivants (des collectifs, des échanges, des lignées, des formes de sélection, des compétitions) puissent apparaître à des échelles nanométriques, de sorte qu’un battement de cils ici soit, là-bas, le temps subjectif suffisant pour imaginer l’apparition de formes de vie, voire de civilisations entières, et leur disparition (Drake, 1973). Cette hypothèse fournit sa matière scientifique à un roman de Robert Forward, L’Œuf du dragon, qui imagine l’existence fugace d’une telle civilisation, et la probabilité ténue et acrobatique qu’elle puisse jamais entrer en contact avec une espèce autrement dimensionnée, comme la nôtre. À de mêmes échelles, Gérald Feinberg et Robert Shapiro (1980) ont imaginé

une autre forme de vie nucléaire rudimentaire dans des environnements froids, composés principalement de molécules d’hydrogène (H2). Dans celles-ci, les deux atomes peuvent avoir deux types de spin (mouvement rotatoire), qui aboutissent à deux configurations de la molécule, dites orthohydrogène ou parahydrogène. Ces deux formes ont des états énergétiques différents, et des stabilités différentes aussi. Shapiro et Feinberg envisagent un système où des conversions énergétiques permettent de jouer sur le passage des molécules d’une forme à l’autre, par un jeu d’influence réciproque avec une esquisse de relation écologique entre les deux « espèces » atomiques. La question de la nature des transferts énergétique permettant de maintenir un système en vie est une des clés de ce genre d’approche, et Dirk Schulze-Mauch et Louis N. Irwin, ont par exemple proposé en 2004 d’envisager un usage biogénique de la force de Lorentz, l’induction magnétique, voire la radioactivité (Schulze-Mauch et Irwin, 2004). Ces radiations ont même été jusqu’à inspirer à Feinberg et Shapiro une possibilité de vie rayonnante dans les nuages stellaires, où des atomes physiquement isolés les uns des autres peuvent néanmoins émettre et recevoir des radiations énergétiques, dont l’origine serait la lumière des étoiles environnantes. Ils évoquent les conditions de densité et de composition chimique pour que ces rayonnements puissent se diffuser selon des motifs particuliers. Les différents secteurs de ce nuage seraient ainsi des individus « radiobiologiques » pouvant s’influencer réciproquement dans la diffusion de ces motifs, et dans la fourniture d’énergie (Feinberg et Shapiro, 1980). On est loin de toute vie connue, et encore moins consciente, et il est probable qu’on touche ici aux limites de telles spéculations, néanmoins ces formes de vie quasi-découplées de la matière peuvent aussi nourrir l’imaginaire, à l’instar de Fred Hoyle, l’astrophysicien inventeur du terme big bang, qui avait imaginé dans son roman Le Nuage noir (1957) l’arrivée sur terre d’une nuée gazeuse de matière grosse comme une planète, traversée de champs électriques fonctionnant comme un réseau de neurones, et qui entrait en contact avec une communauté scientifique bien désemparée face à ce visiteur inattendu et prodigieusement intelligent. Dans ces va-et-vient entre science et fiction, il importe de laisser chaque hypothèse à sa juste place et de ne pas mélanger les registres. Mais on peut leur reconnaître un point commun. À supposer que certaines aient des chances infimes de se produire quelque part, même quelques millionièmes ou milliardièmes, cela doit être rapporté à la quantité inouïe d’étoiles, de planètes, de nuages stellaires et interstellaires peuplant l’Univers. Statistiquement alors, les combinaisons a priori follement improbables de conditions pour qu’elles se réalisent changent de statut, et ne sont peut-être ni ridicules ni abstraites. Quant au futur de notre Univers, les physiciens Fred Adams et Greg Laughlin (2010), l’esquissent dans la lointaine époque des « trous noirs » (dans 1040 à 10100 années, des durées fabuleuses qui nous permettent quand même de voir venir…) qui devraient progressivement peupler la galaxie. Une vie pourrait se déployer sur des pas de temps incroyablement plus longs, car négativement corrélés à la diminution drastique de la température (réduite à quelques milliardièmes de degrés). Ils calculent que, sur une naine blanche, c’est-à-dire une étoile

effondrée sur elle-même composée de matière d’une extrême densité peu propice aux dynamiques atomiques et moléculaires, une vie ne pourrait se développer que sur des échelles de centaines de milliards d’années, soit bien plus que l’âge connu de notre Univers, balbutiant à cette aune avec ses 14 milliards d’années au plus. Malgré tout, ces ordres de grandeurs respectent la loi d’échelle de Dyson, et, poussée à l’extrême, cette vie à des échelles prodigieuses pourrait même concerner dans un lointain futur les objets célestes encore plus massifs, comme les trous noirs eux-mêmes, dont Adams et Laughlin calculent la complexité (son taux de production d’entropie par unité de temps subjectif), et la comparent à celle des organismes biologiques terrestres. Cette dernière étant incroyablement plus grande (1023 contre 1013, c’est-à-dire dix milliards de fois plus), ils s’autorisent même à spéculer sur la simplicité probable de cette vie si hypothétique dont les constituants seraient les trous noirs. Ces extrapolations viennent rejoindre les propositions créatives des astrophysiciens Donald Goldsmith et Tobias Owen (1992), qui imaginent des formes de « vie gravitationnelle », nécessitant un univers vieux de milliards de milliards d’années, dont les organismes seraient les galaxies, et qui pourraient disposer alors du temps subjectif nécessaire pour que leurs interactions, rarissimes, voire nulles, à l’âge universel balbutiant où nous en sommes, puissent donner lieu à des structures, des organisations, des échanges, des adaptations, qui seraient des formes nouvelles de vie. Enfin, l’astrophysicien Lee Smolin a proposé en 1992 une théorie de sélection naturelle cosmologique, qui n’envisage rien de moins que la croissance et l’apparition de nouveaux univers, différents légèrement les uns des autres et soumis à sélection pour leur stabilité, voire leur propre capacité à se « reproduire » (Smolin, 1992).

Retour en formes Dans son chef-d’œuvre littéraire Créateur d’étoiles (1937), le romancier Olaf Stapledon embarque son lecteur, par une expérience de pensée, dans une exploration des formes de vie les plus diverses de l’Univers, des êtres les plus ressemblants aux formes hybrides les plus étranges, allant jusqu’à inclure une connexion entre les grandes structures cosmiques comme architecture d’une vie aux plus fabuleuses dimensions. Sans prétendre rivaliser avec ce récit inoubliable, qu’est-ce qui, au terme de notre voyage, pourrait unir une vie constituée d’étoiles, de plasma, de particules ou plus simplement de cellules plus ou moins étranges ou proches ? C’est à ce niveau que l’enjeu de caractériser et de définir le vivant se place. La recherche d’un principe unificateur sera l’objectif du chapitre qui suit. Pour conclure celui-ci, donnons voix à Stéphane Leduc, médecin nantais que l’histoire aurait peut-être oublié s’il n’avait pas écrit en 1912 un ouvrage au titre prémonitoire, La Biologie synthétique, et inventé du même coup, au moins lexicalement, cette discipline qui ferait tant parler d’elle un siècle plus tard. Le projet expérimental de Leduc consistait à tenter de reproduire dans de la verrerie de laboratoire, par des réactions de cristallisation osmotique, des formes et des ensembles de concrétions minérales qu’il nommait des jardins chimiques (en une réminiscence des arbres de Diane évoqués en ouverture de ce chapitre), car elles étaient évocatrices de motifs végétaux. On retrouve plusieurs exemples dans un autre de ses ouvrages, La Théorie physicochimique de la vie et générations spontanées (1910), et Thomas Mann les évoque dans son roman Le Docteur Faustus (1947). Cette attention aux formes macroscopiques, aux ressemblances somme toute superficielles entre vivants et minéraux, est une démarche biologique qui nous paraît anachronique, voire naïve aujourd’hui. Elle semble même n’avoir aucun lien avec la biologie de synthèse actuelle, et peu à dire à notre époque, où la biologie molécularisée se pense avant tout en termes d’information, reléguant au second plan la question de la matérialité du vivant. Or cette dernière question était celle qui motivait largement le projet de Leduc : interroger les potentialités et les limites du monde matériel pour comprendre ce qui en

lui permet la diversité des formes vivantes. Projet qui, le lecteur n’en sera pas étonné à ce stade, demeure d’une redoutable pertinence. S’inscrivant dans les pas d’Héraclite, il remarquait que « toute la substance des êtres vivants vient du règne minéral et y retourne, la matière circule éternellement du minéral au végétal, du végétal à l’animal et au microbe, puis retourne au minéral. » À ce questionnement classique sur la circulation de la matière constitutive des êtres vivants, il répondit de manière certes déroutante, en reconstituant ses « paysages » si figés, comme un test de limites. Mais cela est moins paradoxal qu’il n’y paraît car, ce faisant, il cherchait à circonscrire l’espace des possibles où la vie, sous les formes que nous lui connaissons, peut se développer. Ainsi, il contribua à repousser les hypothèses vitalistes, c’est-àdire celles qui invoquent de mystérieuses forces vitales à l’origine des formes biologiques. En outre, les intuitions de Leduc et leur formulation même peuvent continuer à nous interpeller, justement par leur insistance sur les continuités : « la chaîne de l’évolution ne saurait être brisée ; si elle existe, elle est nécessairement continue, non seulement des vertébrés à la monère [la première cellule vivante], mais encore et surtout de celle-ci au monde minéral ». Il poursuit d’ailleurs assez loin cette idée : « Toute matière pouvant s’incorporer à un être vivant a la vie en soi, à l’état potentiel dans le règne minéral, à l’état actuel chez les êtres vivants. » Cette définition ouverte du vivant, en mesure de décrire une continuité avec le monde minéral sans renier son originalité propre, heurterait probablement de nombreux biologistes de synthèse d’aujourd’hui, penseurs d’une rupture avec nos origines inorganiques, rupture qu’ils cherchent éperdument à reproduire. Ils sont pourtant supposés être les héritiers intellectuels de Leduc, dont le discours sur la continuité des vivants semble se perdre dans l’oubli. Mais, pour peu qu’on y prête attention, cette voix est une voix qui porte, de manière singulière, une modernité indéniable. Elle pourrait être notre guide.

1. https://mars.nasa.gov/news/nasa-rover-finds-conditions-once-suited-for-ancient-life-on-mars/ 2. https://mars.nasa.gov/resources/5125/major-gases-released-from-drilled-samples-of-the-john-klein-rock/ 3. Brahic C. (2014), « Meet the electric life forms that live on pure energy », New Scientist. 4. Brahic C. (2012), « Buried microbes exist at limit between life and death », New Scientist.

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Le monde infravivant, théorie et travaux pratiques Résumé. Il est grand temps d’aborder de front la question théorique de la définition du vivant. Constatant les multiples impasses auquel ce débat se confronte, nous trouvons pourtant dans la littérature scientifique des indices qui dessinent un chemin pour en sortir. Il est alors possible de proposer une modalité théorique de caractérisation du vivant qui évite les écueils de la traditionnelle séparation franche entre le vivant et le non-vivant. Nous appliquons cette grille de lecture à une gamme variée d’exemples de systèmes biologiques naturels infravivants réels, souvent au cœur des processus les plus fondamentaux. Le monde infravivant apparaît donc non pas comme une marge, mais comme une condition d’existence du vivant.

Définir le vivant, enquête sur un renoncement Jusqu’ici, comme annoncé, nous n’avons fait qu’effleurer l’objectif majeur de ces questionnements, qui est de parvenir à s’entendre sur ce qu’est le vivant. Nous avons approché des systèmes primordiaux hypothétiques, d’étranges créatures de laboratoire, des formes d’êtres possibles, lointaines ou enfouies, bref, la vie abordée par ses marges apparentes. Celles-ci, nous les avons nommées le monde infravivant. Nous avons progressivement précisé le profil de cet univers hétéroclite, souvent théorique, souvent produit en laboratoire, parfois décrit dans la nature. Nous avons tenté de montrer que les questions qu’il nous pose, les remises en cause qu’il implique, servent notre but : proposer une approche du vivant qui ne serait pas gênée par l’incertitude sur son périmètre. Mais nous n’avons abordé la question de la définition du vivant que de biais, en tenant pour acquises certaines catégories usuelles. Or, parce que le monde infravivant n’est pas un cabinet de curiosités, mais ce qui permet au vivant d’exister, sa caractérisation va désormais être décisive. Définir le vivant est une des tâches les plus discutées parmi les biologistes et les philosophes de la biologie. Signe peut-être prémonitoire des difficultés à venir, l’une des plus anciennes traces de ce questionnement se trouve chez le philosophe grec Anaximandre, qui propose déjà que la vie trouve son origine dans un principe qu’il nomme apeïron, ou « indéfinissable ». Depuis, cette quête pour une définition remplit des rayons entiers de bibliothèques scientifiques et polarise plusieurs camps. On pourrait penser que le débat se structure autour de différentes définitions possibles ou des moyens d’y parvenir. Comme nous le verrons, avec cela, il y aurait déjà fort à faire. Mais les positions sont encore plus contrastées. Hans-Jürgen Link (2012), souligne la nécessité morale d’une définition claire du vivant car, maintenir une frontière floue pourrait produire des ambiguïtés éthiques. Mais en face, d’autres, comme la philosophe Carol Cleland (2012), argumentent qu’une telle définition est impossible, tant que les scientifiques concernés ne disposent pas d’une théorie du vivant qu’ils sont dans l’incapacité actuelle de produire. Face à cela, Robert Pennock (2012), constatant l’abondance de ces définitions souvent inconciliables, propose plutôt que seul un concept avec

des frontières floues peut faire consensus. D’autres enfin semblent considérer que cette question est inutile en pratique, tel le scientifique et ingénieur James Lovelock, qui affirme que notre reconnaissance des êtres vivants est instantanée et automatique, et imagine même que nous aurions un « programme rapide et très efficace de reconnaissance de ce qu’est la vie parmi nos instincts » (Lovelock, 1979), ce qui n’est pas sans entraîner un raisonnement circulaire : il faudrait des instincts pour comprendre la vie, mais il faut de la vie pour qu’il y ait des instincts… La diversité des positions de principe sur la nécessité et la possibilité d’une définition du vivant, même limitées à cet aperçu sommaire, a donc de quoi dérouter. Elle révèle probablement soit un sentiment d’inconfort de l’observateur face à l’objet vivant, soit le caractère insaisissable de celui-ci, soit les deux. Convenons qu’il est somme toute peu courant, pour les acteurs d’une discipline, de décréter que leur objet d’étude est à ce point évanescent. Les réflexions qui motivent ces positions si différentes ne doivent pas être caricaturées : elles ressortissent à des débats solides et anciens, elles sont elles-mêmes révélatrices de traditions de pensées diverses, tout comme de la transformation des sciences du vivant au cours des derniers siècles. Leurs antagonismes sont donc, à bien des égards, sources de richesse. Je pense néanmoins que chacune de celles que nous venons d’évoquer, avec ses forces et ses faiblesses, fait le deuil d’une vision claire et accessible du vivant. En particulier, la notion du vivant comme concept flou dont s’accommodent plusieurs d’entre elles m’apparaît une illusion trompeuse. Elle prend souvent pour assise explicite ou implicite les écrits du philosophe Ludwig Wittgenstein, et en particulier la notion d’air de famille (Familienähnlichkeit), qu’il mobilisa (Wittgenstein, 1953) pour expliciter la difficulté de toute tentative de définition. Wittgenstein illustra ce point en prenant l’exemple du mot « jeu », proverbialement difficile à définir tant les jeux en général sont divers. Le point commun entre tous est si illusoire qu’il vaut mieux acter que seuls sont possibles des recoupements partiels, de proche en proche, de sorte que si tout jeu ressemble bien à d’autres, par des caractères communs, cela ne l’empêche pas d’être très éloigné de certains autres. En généralisant, on peut dire que Wittgenstein préférait partir de l’usage ou des usages pour penser ce qu’est une définition et accepter des recoupements partiels, ce qui permettait notamment d’ouvrir les yeux sur l’utilité de ces définitions, non pas tant pour cerner des ensembles mais pour révéler la rigidité dans laquelle nous nous enfermerions artificiellement en produisant ces catégories. Il invitait à repenser ce projet même en liant ainsi immanquablement toute définition à l’expérience de vie de ses locuteurs, faisant ainsi le deuil de son objectivité. La logique déroulée est redoutablement convaincante, mais j’entrevois un peu d’opportunisme ou de facilité dans l’utilisation qui en est faite. Garder à l’esprit le côté artificiel et imparfait des mots, balises discontinues dans un univers réel continu, est certes une gymnastique salutaire. Mais en déduire qu’une définition du vivant est impossible me semble être un renoncement frustrant et d’ailleurs pas si novateur (Pirie, 1937), en outre porteur de périls qui ne sont pas moins grands. Cette logique produit une étrange petite musique qui noierait cette question scientifique cruciale dans le bain vénéneux d’une de ses plus grandes menaces : celle d’être réduite à une narration molle,

un discours lui-même flou sur le monde. Ce relativisme indolent, il faut en mesurer l’ampleur car il proscrit, en dernier ressort, tout régime de véridiction du vivant. Il ouvre la porte aux instrumentalisations et aux caricatures. Ce renoncement est en fait une capitulation. Parce que je pense qu’il y a danger, et parce que je crois qu’il y a une ou peut-être des voies précises pour en sortir, je voudrais aborder désormais frontalement cette question. Si le monde vivant est une originalité dans l’univers, il doit être possible de le dire. C’est pourquoi il faut se retrousser les manches et défricher la jungle des définitions du vivant. Elles sont en fait l’un des rouages d’une stratégie de compréhension de ce monde, qui vaut d’être explicitée et l’on se restreindra dans un premier temps à la vie terrestre. Tous les biologistes, ou les philosophes de la biologie, partagent peu ou prou une conviction initiale : bien que le monde vivant (c’est-à-dire tous les êtres vivants sur Terre, passés, présents ou futurs) soit une partie de la nature, il a des spécificités. La première spécificité est d’ordre historique : le monde vivant n’est pas là de toute éternité, mais est issu du monde matériel naturel par une ou quelques transitions parfois aussi nommées seuils ou étapes. La seconde spécificité est fonctionnelle et structurelle : le monde vivant a innové sur ces deux aspects, au sens où, en son sein, se sont développées des formes et des dynamiques qui le distinguent du reste du monde matériel. Il s’ensuit logiquement que comprendre les spécificités du monde vivant et de ses limites revient, pour une large part, à comprendre ces transitions et ces aspects distinctifs. Et c’est ici que la définition devient un enjeu direct de cette stratégie globale. Comme nous l’avions évoqué brièvement en ouverture du premier chapitre, ces définitions sont souvent plurielles : le plus souvent une liste de fonctions, de molécules, ou de structures. Pour une définition donnée, un être vivant serait celui qui les possède toutes, mais aussi au sein duquel elles seraient couplées les unes aux autres, c’est-à-dire prises dans un réseau d’interdépendance qui proscrirait le retour à leur existence séparée. Aristote, par exemple, propose que la vie soit un ensemble de capacités : à se nourrir, à se reproduire, à percevoir, à se déplacer, à avoir une pensée. Bien que fondatrice, cette définition est frappée d’obsolescence : par exemple, tous les organismes ne se déplacent pas. Comme souvent, elle est éclairante de l’époque à laquelle elle a été formulée, elle agit comme un révélateur des modes de pensées de ce temps-là. Bien plus près de nous, le grand évolutionniste Ernst Mayr, proposa en 1982 une définition du vivant en huit points, qui balayent des échelles très diverses (des molécules aux populations), des fonctions et la dynamique évolutive (Mayr, 1982). Elle gagne bien sûr en précision, mais perd de son universalité et n’est pas exempte de raccourcis problématiques (sont invoqués un « programme génétique », et une « organisation d’une immense complexité », deux entrées très discutables). Christian de Duve proposa en 1990 une définition reposant sur sept piliers : fabrication de ses composants, extraction d’énergie, catalyse, information, isolement, régulation et multiplication. Daniel E. Koshland les réactualisa en 2002 en proposant dans Science (dont il fut éditeur), les sept piliers suivants : programme, improvisation, compartimentation, énergie, régénération, adaptabilité, séclusion (isolement). Dans son ouvrage Life Without Genes (2000), le biologiste Adrian

Woolfson propose une définition en onze entrées, mais certaines sont si vastes (par exemple une « certaine stabilité dynamique ») qu’elles défont, en quelque sorte, le travail de précision des autres. En somme, ces listes ont chacune leurs forces et leurs faiblesses, et leurs redondances internes éventuelles. Elles peuvent se recouper partiellement, mais aussi offrir de déroutantes singularités propres. On le comprend, on pourrait ici continuer longtemps. La définition du vivant par listes est une tentation si forte, si fréquente, que celles-ci ont pu être compilées (Popa, 2004), et même passées à la moulinette de l’analyse lexicographique (Trifonov, 2011), dans l’espoir d’y trouver une sorte de noyau statistique d’invariants qui pourrait en révéler la quintessence. Soit rien de moins qu’une tentative de définition du vivant à partir de définitions du vivant ! La conclusion de Trifonov est que d’après sa longue cohorte de 123 définisseurs, le vivant est « quelque chose » aux confins des mots-clés suivants : la matière, la chimie, les systèmes, la complexité, la reproduction, l’évolution, l’environnement et l’énergie. On conviendra volontiers que tout cela est très raisonnable, mais ne permet pas de répondre de manière satisfaisante à la question initiale. Il semble qu’au mieux, cela ouvre un chantier, et, au pire, nous enferme dans une tautologie piégeuse. Cette analyse a d’ailleurs suscité de nombreux commentaires en retour, comme si la discussion était condamnée à boucler perpétuellement sur elle-même. Il ne s’agit pas de dénigrer ces propositions tel un joueur de chamboule-tout mais de pointer un problème structurel, pour toutes les définitions qui reposent sur ce type de listes : si elles sont exhaustives et longues, elles perdent leur utilité opérationnelle et prennent le risque de n’être qu’une paraphrase du vivant (en poussant la logique à son terme, la seule liste satisfaisante serait la liste exhaustive des espèces vivantes, ou celle des molécules spécifiques du vivant : elles seraient complètes, mais d’un intérêt nul). À l’inverse, si elles sont condensées et synthétiques, elles encourent le risque de n’être pas assez discriminantes. C’est par exemple le cas de la proposition d’Ilya Prigogine et Isabelle Stengers (1979), qui définit les organismes comme des structures dissipatives, c’est-à-dire qui échangent de la matière et de l’énergie avec leur environnement et s’auto-organisent loin de l’équilibre thermodynamique. On peut rapprocher ces structures dissipatives du concept d’autopoïèse d’Humberto Maturana et Francisco Varela (1972), définissant le vivant comme le maintien autonome d’une structure organisationnelle dynamique (Stewart, 2004). Quel que soit le nom qu’on leur donne, de telles structures peuvent certes se maintenir et évoluer, mais comme Prigogine le mentionnait lui-même, elle ne relèvent pas toutes du vivant : des cellules de convection apparaissant dans des liquides soumis à la chaleur, appelées cellules de Bénard, et même une simple flamme, peuvent satisfaire ces définitions. On peut aussi penser à celle du comité ad hoc mis sur pied par la NASA en 1994, pour étudier les possibilités d’une vie dans le cosmos (Benner, 2010). Sur la proposition du physicien et exobiologiste Carl Sagan, déjà croisé au chapitre précédent, ce comité avait proposé que la vie soit définie comme un « système chimique auto-entretenu capable d’évolution darwinienne ». Cette formule, très condensée, et élégante par sa simplicité même, a une large validité, mais pose

aussi ses propres problèmes. Le terme « auto-entretenu » évoque des systèmes autonomes qui décrivent mal le rapport de dépendance de tout organisme à son environnement. Le terme d’« évolution darwinienne », pourtant cardinal, est ambigu ici car ce sont plutôt les lignées qui évoluent, pas les organismes pris un par un. Cette brièveté, propre à toute définition, semble condamner chacune à des insuffisances comparables. On peut aussi suivre la piste de l’autoreproduction. Emmanuel Kant voit l’originalité du vivant dans sa capacité à produire lui-même et lui seul du vivant. « [...] Dans une montre, un rouage n’en produit pas un autre et encore moins une montre d’autres montres […] Un être organisé n’est pas seulement une machine – car celle-ci ne détient qu’une force motrice –, mais il possède une énergie formatrice qu’il communique même aux matières qui ne la possèdent pas (il les organise), énergie formatrice qui se propage et qu’on ne peut expliquer uniquement par la puissance motrice (le mécanisme). » (Kant, 1790). Pour citer Georges Canguilhem commentant ce passage, « dans une machine, dit-il [Kant], chaque partie existe pour l’autre, aucune pièce n’est produite par une autre, aucune pièce n’est produite par le tout ni aucun tout par un autre de même espèce » (Canguilhem, 1952). Bien que la distinction entre le vivant et les machines soit une nécessité impérieuse, comme l’illustrera abondamment le prochain chapitre, la ligne de démarcation tracée pose question : alors que le propre kantien de tout vivant serait sa capacité à fabriquer des exemplaires de lui-même, par son « énergie formatrice », il ne me paraît pas certain que cette distinction soit si robuste. Le cas des imprimantes 3D, donc potentiellement capables de se copier elles-mêmes, incite à penser que des machines pourraient prochainement se réparer et se reproduire. Si elles gagnaient en puissance, en sophistication et en autonomie dans leur reproduction, elles réaliseraient la prophétie sombre de Samuel Butler dans Darwin parmi les machines (1863), où ces dernières font des humains leur bétail, ou plus récemment du film Blade Runner 2049 du réalisateur Denis Villeneuve, qui fait de la reproduction autonome des androïdes nommés « réplicants » un tournant décisif de son intrigue. Le fait qu’elles aient initialement été conçues par des humains changerait-il grand-chose à l’affaire ?

La complexité comme mirage Une autre piste suivie pour singulariser le vivant est de lui attribuer une propriété dite émergente, au premier rang desquelles une forme particulière et originale de complexité. Les partisans d’une vision holiste de la biologie convoquent souvent cette singularité-là, notamment pour critiquer, à juste titre d’ailleurs, les excès du réductionnisme biologique, c’est-à-dire une opération de déconstruction- reconstruction du vivant mue par la conviction que l’étude détaillée de chacune des parties élémentaires (molécules, types cellulaires ou organes) suffirait à prédire le fonctionnement du tout. À n’en pas douter, ce réductionnisme a tacitement structuré plusieurs décennies de biologie moléculaire et a largement conduit à une conception standardisée du vivant, qui mérite de nombreuses critiques. Les approches dites holistes proposent que la vie soit plutôt considérée comme un phénomène émergent, dans lequel, selon l’expression consacrée, « le tout est plus que la somme des parties ». De fait, le vivant doit se penser à plusieurs niveaux d’organisation, et les multiples effets de transitions entre ces niveaux expliquent en grande partie la difficulté à comprendre le vivant par simple réduction à ses constituants de bases, ou à le recréer à partir d’elles. Mais la réponse apportée par le courant de pensée holiste, à savoir l’existence d’une complexité émergente particulière, ne semble cependant pas satisfaisante pour au moins deux raisons. La première, c’est que le statut ontologique de ces niveaux (le fait qu’ils soient objectivement différents les uns des autres) et de ces transitions est loin d’être évident. Le monde infravivant nous montre en particulier qu’il existe des formes transitionnelles là où seules ces séparations étaient auparavant envisagées. Il s’ensuit donc qu’un effort d’objectivation de ces niveaux et de ces seuils devrait être produit par les tenants de l’approche holiste pour gagner en crédibilité, or il manque trop souvent. D’ailleurs, selon certaines acceptions de la complexité dans la théorie de l’information, une structure très ordonnée, y compris sur plusieurs niveaux, constituée de motifs répétés (comme les cellules), peut être considérée comme mathématiquement moins complexe qu’un ensemble de même taille, complètement désordonné (Dessales et al., 2016). La seconde et la plus importante, c’est que, postuler qu’une complexité

de principe existe même chez les plus primordiaux des vivants n’est, pour une large part, pas recevable, car même d’un point de vue fonctionnel et structurel, certains organismes très simples sont en vérité beaucoup moins complexes que de nombreuses machines : quel que soit le critère de complexité retenu, il est difficile de prétendre qu’un mycoplasme, sans même parler d’une protocellule, soit plus complexe qu’un super-calculateur. Souvenons-nous des émissions de gaz d’Encelade vues au premier chapitre, riches en molécules plus complexes que celles du vivant primordial. Préparons-nous à rencontrer sous peu des virus géants, ces supposés non-vivants, aux génomes plus complexes que celui de nombreuses bactéries. Les chevauchements de cette sorte se placent en travers de la route de ceux qui soutiennent qu’un certain degré de complexité pourrait être le seuil qui marque le territoire du vivant. On pourrait ici objecter que l’originalité de cette complexité-là n’est pas quantitative mais qualitative et, qu’à défaut de seuil, il existerait un type de complexité particulier au vivant. Or une définition claire de ce type de complexité manque aujourd’hui, sauf à situer cette originalité aux confins des mots-clés des listes précédentes, donc à les paraphraser et à revenir au point de départ. Il faudrait caractériser cette originalité, il faudrait trouver au moins une grille de lecture par laquelle le vivant le plus élémentaire serait plus complexe que n’importe quel autre objet matériel, mais cela manque à ce jour. On a parfois invoqué les propriétés dites émergentes comme base de cette originale complexité, mais, à supposer qu’elles existent en tant que telles et ne soient pas une illusion d’optique, elles ne sont de toute façon pas cantonnées à la biologie. Un programme d’ordinateur peut, par exemple, avoir de nombreuses retombées directes ou indirectes, et l’on devrait alors considérer sans malice que le tout (l’ordinateur, ses programmes, et les effets de ceux-ci) a des propriétés émergentes, car il est plus que la stricte somme de ses composants électroniques et de son alimentation électrique. Les propriétés émergentes semblent donc échouer à discriminer le vivant du reste du monde. Il en va de même, enfin, pour les propriétés d’auto-organisation décrites par Ilya Prigogine, et après lui Henri Atlan et Stuart Kauffman, et qui sont souvent évoquées comme une piste pour cerner l’originalité du vivant, alors qu’elles se manifestent pourtant aussi dans des contextes purement chimiques. Ainsi, l’auto-organisation ne permet pas de définir la vie dans son caractère propre. L’auto-organisation mérite cependant considération, car expliquer la formation de certaines structures par organisation spontanée dispense d’invoquer des régulations, voire des programmes inutiles, et donc respecte le principe de parcimonie. En particulier, l’idée que toute structure biochimique n’est pas forcément le produit direct des gènes, et peut apparaître indépendamment du contrôle de ceux-ci, est profondément salutaire. Mais si l’autonomie par rapport aux gènes est largement concevable, et régulièrement vérifiée, l’autonomie d’organisation complète d’un système, même seulement moléculaire, est illusoire : il y a toujours un milieu pour imposer des contraintes de l’extérieur, et fournir ou non les conditions d’apparition thermodynamiques ou chimiques d’une structure. Et dans le monde vivant, qui est une interconnexion large de myriades d’organismes, de structures, de niveaux et d’échanges, les

systèmes auto-organisateurs qui se mettraient en place sans influence directe ou indirecte de l’environnement sont d’autant plus une vue de l’esprit. Ces contraintes du milieu, donc de l’extérieur des systèmes dits « auto-organisés », sont un tel impensé qu’on a même parlé à leur endroit d’hétéro-organisation, pour mieux les reconsidérer (Kupiec, 2008) et par conséquent remettre en question la notion même d’auto-organisation.

La clé de la continuité À ce stade, donc, bien des directions semblent bouchées. La voie des définitions par listes semble poser des problèmes insolubles. Celle des propriétés spéciales s’effrite quand on les étudie une par une. Mais, rendre les armes, et renoncer au projet d’une formulation claire serait pourtant déraisonnable. Pour trouver la voie de sortie, nous allons revenir à la stratégie initiale, et partir d’une position intermédiaire. Rappelons-le, cette stratégie consistait à trouver les mots pour qualifier ce que le monde vivant avait de spécifique. Or, cette question est très souvent comprise comme la nécessité de délimiter le périmètre de ce qui est vivant, par opposition à ce qui ne l’est pas. Supposons que, disposant d’un « peu » de temps libre et de l’infrastructure adaptée, mon passe-temps favori soit de faire passer, sur le tapis roulant de ma conception, tous les objets de l’Univers. Supposons aussi que je dispose de deux gros sacs de taille plutôt confortable. Dans ce paradigme de délimitation, une définition du vivant serait ce qui me permettrait, certes avec un peu de patience, de mettre dans l’un tous les êtres vivants de l’Univers, et dans l’autre tout le reste. L’exercice serait long, mais le résultat ne serait pas ambigu. La mise en définition du vivant serait donc une opération de catégorisation. Or, c’est précisément sur cet écueil que butent l’immense majorité des tentatives de définition du vivant. C’est ce nœud-là qu’il va nous falloir couper. Ne pas renoncer à définir, mais penser une manière de le faire qui ne porte pas le fardeau de la catégorisation. Dans ce but, nous délaisserons les définitions lapidaires, monothématiques du vivant, autant que les listes à visée exhaustive. La position intermédiaire que nous allons adopter consiste, de manière pragmatique et temporaire, à considérer la vie comme une combinaison de quelques fonctions, souvent au nombre de trois, autour desquelles il y a finalement peu de débat. On peut raisonnablement proposer – et on l’a d’ailleurs déjà évoqué pour certains scénarios prébiotiques –, par exemple, qu’un système vivant soit un système chimique capable d’être en équilibre dynamique avec son environnement, de proliférer et d’évoluer d’une génération à l’autre. Avant de poursuivre, précisons que ce point de départ n’est pas un tour de passe-passe, par lequel on aurait subrepticement, mais arbitrairement,

tranché la question qui nous préoccupe. Il s’agit juste d’une base de travail, et l’on verra que ce vivant sur trois pattes ne sera pas notre point d’arrivée. Nous la choisissons aussi parce qu’elle est, peu ou prou, celle des spécialistes du vivant minimal, car oui, avant de trancher ce nœud, nous allons réinterroger une dernière fois certains de leurs travaux les plus théoriques. Au premier rang des théoriciens du vivant minimal qui vont nous montrer le chemin, il faut évoquer Tibor Gánti, qui proposa en 1971, puis en 1974, le modèle du chemoton à deux puis trois composants. On peut se référer, pour en comprendre les grandes lignes, à un article cosigné par Eörs Szathmáry (Griesemer et Szathmáry, 2009), une figure de la théorie du vivant qui a beaucoup contribué à faire connaître l’œuvre du premier, initialement publiée en hongrois, leur langue commune. Le concept du chemoton avait pour Gánti deux motivations : comprendre l’organisation du vivant dans sa forme minimale et l’appliquer à la compréhension de la biogenèse naturelle ou de laboratoire. Ainsi, un chemoton est un système chimique théorique, capable d’auto-entretien, de prolifération et d’évolution, et composé de trois sous-systèmes autocatalytiques : du matériel génétique promis à la réplication, un réseau métabolique, et (à partir de 1974) une membrane en croissance. On peut noter que ce chemoton est compatible avec les hypercycles déjà mentionnés de Manfred Eigen, conçus théoriquement à la même période, à qui il manquait pourtant, jusqu’en 1981, une dimension métabolique. On voit que ce concept ressemble fort à la théorie correspondant à ce qui, depuis, fut mis en pratique expérimentalement par les recherches sur les protocellules. C’était d’ailleurs à cela que Gánti le destinait. Il avait identifié trois des principaux défis de ces études-là : le problème des réactions parasites, celui de l’origine de la réplication de la membrane, et l’incorporation des ribozymes dans son modèle. Ainsi, les trois compartiments du chemoton de Gánti constituent une proposition de définition opérationnelle du vivant. Mark Bedau (2012) propose lui aussi un système à trois composantes dit système CMP (pour le contenant, le métabolisme et le programme). Son raisonnement théorique vise à expliquer rien de moins que « toute forme de vie dans l’univers » qui reposerait sur ces composantes : nous sommes clairement sur une piste. Par un système de relations croisées entre ces trois paramètres (influences réciproques, auto- influence), il montre que le couplage entre ces composantes peut prendre de 29 formes, soit 512 CMP possibles, chacun possédant un réseau propre de relations entre ses trois composantes. L’une d’entre elle est la nôtre, et les 511 autres nous connectent de proche en proche à l’état le plus inerte pensable. Ce monde des possibles s’apparente de très près à ce que nous appelons les infravies. Ce faisant, il se rapproche des travaux de son collègue Steen Rasmussen (dont il est aussi un contributeur), qui propose de décrire les systèmes vivants comme une combinaison d’agrégats, de récolteurs d’énergie, et de structures informationnelles (Rasmussen et al., 2009b). Là encore, ces éléments font irrésistiblement penser à une membrane, un système métabolique et un système héréditaire. Ainsi, sur un plan théorique et expérimental, une définition en trépied semble être une base solide pour objectiver autant que faire se peut la définition du vivant. Mais les portes ouvertes par ces approches nous permettent d’aller plus loin. Car c’est au cours de cette même réflexion

que Bedau est conduit à constater que les « formes chimiques de vie minimale sont une affaire de degré, parce que chaque système minimal est précisément situé dans un espace des systèmes qui diffèrent minimalement de leurs voisins et qui sont plus ou moins vivants ». Plus loin, il insiste, indiquant n’avoir « identifié aucune limite nette qui sépare le vivant et le non-vivant. Si l’on s’intéresse à l’un des CMP pris au hasard dans la zone grise, il pourrait n’être ni entièrement vivant ni entièrement non-vivant. Il pourrait être entre les deux ». Voilà ouverte la porte au vivant continu, ce que le philosophe Christophe Malaterre nomme la lifeness (Malaterre, 2010). C’est à ce point précis que le basculement théorique peut s’opérer. En effet, cette hypothèse d’une continuité douce entre l’inerte et le vivant change la donne de fond en comble. Elle disjoint deux questions que nous avions jusqu’à présent confondues tacitement, et cette confusion apparaît comme le véritable écueil de toute la stratégie classique de caractérisation du vivant. On peut la dénoncer ainsi : il n’y a pas d’équivalence automatique entre définir le vivant et le définir en tant que catégorie, c’est-à-dire un ensemble fini d’entités. On peut ranger le tapis roulant et les deux grands sacs au rayon des accessoires inutiles, et pour autant ne pas abdiquer de notre projet premier : comprendre ce que le vivant a d’original, mais sans l’enfermer dans un périmètre. À cet instant, le monde infravivant change de nature épistémologique. Ce que nous avons perçu jusque-là comme des marges étranges, comme des épines dans le pied de tout classificateur, devient l’espace continu des formes qui entourent le vivant, l’embrassent même, et le relient historiquement, théoriquement, ou écologiquement à la minéralité. Les faire basculer d’un côté ou de l’autre de la limite s’avère inutile, car le besoin de limite disparaît. Cette idée peut se retrouver dans une large mesure dans les travaux du théoricien Addy Pross, en particulier dans son article « Vers une théorie générale de l’évolution : pour une extension de la théorie darwiniennne à la matière inanimée » (Pross, 2011). Il y souligne qu’il est utile, plutôt que de chercher des lois particulières au vivant, de faire des ponts entre ce qui nous semble être des lois purement biologiques et leurs équivalents au sein de la chimie. Alors qu’il décrit curieusement, et peut-être par prudence, la matière animée et inanimée comme deux formes fondamentalement différentes, son article semble démontrer l’inverse. Pross rappelle qu’une sélection naturelle entre molécules est possible, et que cette sélection rudimentaire semble respecter par ailleurs le principe darwinien d’exclusion compétitive, c’est-à-dire l’impossibilité de deux populations disjointes mais dépendant strictement des mêmes ressources d’occuper durablement la même niche. Il illustre cette affirmation par une expérimentation menée par Sarah Voytek et Gerald Joyce montrant qu’un système autoréplicatif avec deux ribozymes compétitifs conduit immanquablement à la disparition de l’un des deux. Plus encore, Addy Pross propose qu’un autre concept central des dynamiques darwiniennes, celui de fitness (qu’on peut traduire en français par « valeur sélective ou adaptative », et qui se mesure notamment en termes de succès reproducteur différentiel) puisse être traduit chimiquement par ce qu’il nomme la « stabilité cinétique dynamique », soit un état de stabilité globale du système reposant néanmoins sur une dynamique de ses composants élémentaires. Ainsi, la « survie du

plus apte » des organismes biologiques serait analogue à une évolution vers une plus grande stabilité cinétique dynamique des entités chimiques. Cette stabilité dynamique se différencie de la stabilité relevant du second principe de la thermodynamique par sa capacité à convertir l’énergie en mouvement, ce qui, dans le contexte biologique, peut s’apparenter à une définition minimaliste du métabolisme. Ainsi, les êtres vivants évolueraient vers un état de plus grande stabilité dynamique qui ne différerait qu’en apparence de la stabilité au sens du second principe de la thermodynamique par une des innovations du vivant : le métabolisme. Sans entrer plus avant dans les détails techniques de cette proposition, on peut cependant la prendre comme un exemple pionnier de piste suivie pour ancrer toujours plus le vivant dans la matière, en faisant de ses lois un prolongement des lois de la chimie et de la physique les plus élémentaires. En clair, non seulement le vivant a procédé de la matière quand il est « apparu », mais il se manifeste continûment comme mise en musique de ces lois. Il s’ensuit que le vivant n’est pas une portion de la nature qui s’autonomiserait en embrassant, par exemple, les lois abstraites de l’information (déclinée biologiquement en information génétique). C’est en combinant le temps long, le bricolage multi-générationnel aveugle, et les dynamiques sélectives avec les lois physicochimiques fondamentales que l’espace des infravies possibles a pris la forme que nous connaissons, et qui nous donne l’impression de posséder des lois particulières, mais celles-ci ne sont que des régularités apparentes. Une fois cela admis, il demeure bien sûr légitime de quitter ce niveau de généralité et d’élaborer des « lois » locales, génétiques, physiologiques, écologiques, qui permettent à bonne échelle d’avancer dans la compréhension des systèmes étudiés : cela s’appelle fonder une théorie du vivant. Celle-ci est nécessaire, non pas parce qu’elle s’applique à un monde autonome, mais parce qu’il serait, en pratique, déraisonnablement lourd de tout rapporter en permanence à de la chimie ou à de la thermodynamique. Pross défend malgré tout l’idée d’un tournant décisif. Il le situe à l’étape à laquelle une structure infravivante aurait inventé la capacité à capter et à convertir de l’énergie. Pour lui, ce point devrait marquer le début de l’histoire de la vie. Le suivre sur cette idée nous semble une régression, de nature à nous faire retomber dans le schéma de l’étincelle du vivant et à réintroduire de la discontinuité. Cette étape est certes une innovation majeure, un préalable au métabolisme, mais on a vu par ailleurs qu’il était possible de penser une infravie dans laquelle l’énergie n’était pas un facteur limitant, une vie sous assistance géochimique, par exemple. À cette importante réserve près, il n’en demeure pas moins que les travaux d’Addy Pross permettent d’avancer significativement vers une pacification des rapports entre la biologie et la chimie autour de la question du vivant primordial. Une littérature scientifique se structure d’ailleurs sur ces questions déjà parcourues de débats nourris. En 2008, Martin Nowak et Hisashi Ohtsuki proposèrent un modèle mathématique de « prévolution », précédant l’évolution darwinienne, concernant des molécules capables de mutations et soumises à la sélection mais pas encore autocatalytiques, comme préalable à l’apparition du vivant (Nowak et Ohtsuki, 2008). Certains groupes défendent à l’inverse l’idée qu’une forme de métabolisme primordial et compartimenté est plus plausible

qu’une pré-évolution darwinienne de systèmes moléculaires autocatalytiques (Vasas et al., 2012). Si tranchées que soient ces positions, elles témoignent de l’essor d’une investigation précise et exigeante de la continuité matérielle et dynamique entre le minéral et le vivant. Chacune vient nous rappeler que notre constitution matérielle ne se mesure pas uniquement en termes de qualités propres, mais aussi via les dynamiques déployées par le vivant. Celles-ci ne s’éloignent qu’en apparence, et en fait que graduellement, de celles de la matière minérale. Cette continuité n’est paradoxalement pas tout à fait la conclusion à laquelle parvient Mark Bedau. En effet, le système CMP qu’il propose repose sur une différence ontologique, un cloisonnement fondamental entre ses trois composantes : contenant, métabolisme et programme. Cela a pour conséquence que, malgré un apparent continuum entre les 512 CMP, ceux-ci demeurent des configurations discrètes : voilà que les catégories dont nous espérions nous défaire n’auraient pas vraiment disparu, mais auraient plutôt été lissées. Pour lever cette ambiguïté, il est possible d’approfondir la critique en questionnant cette tripartition même, qui fut pourtant notre point de départ. La différence ontologique entre métabolisme et programme, par exemple, peut aisément être remise en question. En effet, l’existence d’un programme codé dans un polymère implique des flux de matière et d’énergie. Les monomères constitutifs de ce polymère, dans un système primordial hypothétique où la sélection ne se serait pas encore mise à opérer d’une manière ou d’une autre, auront statistiquement plus de chances d’intervenir dans des réactions parallèles que dans celle qui sera in fine retenue. De fait, ils sont donc impliqués dans d’autres échanges pouvant être de nature métabolique, brouillant la distinction nette entre ces catégories d’échanges. Comme l’écrit John Wilkins (2012), « le réductionnisme génétique n’est pas possible dans un environnement autocatalytique étiobiologique » (c’est-à-dire prébiotique, peu ou prou). Cette interpénétration-là, nous la connaissons bien d’ailleurs, dans les mécanismes les plus universels du vivant d’aujourd’hui. Songeons que la molécule d’ATP – qui est l’intermédiaire par laquelle l’énergie nécessaire aux réactions biochimiques est stockée, distribuée et fournie dans la cellule par hydrolyse –, cet ATP, pilier de toutes les formes de métabolisme connu (le M du CMP) est, à deux groupements phosphate près, rien de moins qu’une des quatre bases de l’ADN, c’est-à-dire le P du CMP ! Avec un peu de provocation on pourrait presque voir l’ADN comme un produit de la dégradation énergétique de l’ATP… Il s’agit évidemment d’un raccourci hardi, mais les disjoindre radicalement serait, en dernière analyse, tout aussi choquant. Cette molécule partagée permet donc d’entrevoir une relation entre l’historicité du vivant et ses dynamiques propres, entre les traces de son passé et sa capacité à se manifester dans son présent immédiat. Très récemment, une étude de l’équipe de John Sutherland a d’ailleurs poussé les feux de ce décloisonnement encore plus loin, en révélant un réseau de réactions géochimiques plausibles qui pourrait expliquer l’origine commune des briques de l’ARN, des protéines et des lipides, uniquement à base de cyanure d’hydrogène, de sulfure d’hydrogène et de leurs dérivés, et moyennant quelques réactions photochimiques (Patel

et al., 2015). Tout cela nous indique que les catégories de type C, M et P ne sont pas si ontologiquement distinctes qu’il n’y paraît.

Caractériser sans délimiter Clairement, ces études démontrent la possibilité, non pas seulement spéculative mais concrète, d’un dépassement des catégories les plus fondamentales du vivant, et d’un déploiement continu dont, bien sûr, l’histoire et la logique restent un chantier passionnant. Elles nous montrent aussi que le monde infravivant n’est pas la marge du vivant, bien au contraire : il en est sa condition d’existence. Ainsi, il devient pertinent, prudent et constructif d’affirmer que comme catégorie, le vivant n’existe pas. Ce qui n’empêche pas qu’il existe sous une autre modalité, que l’on peut formuler ainsi : il existe un monde infravivant, celui-ci est caractérisé par une mise en mouvement adaptative de la matière. En son sein, le monde vivant existe et peut être défini : il est une des possibilités matérielles du monde infravivant, utilisant la matière et l’énergie disponibles localement, une de ses directions possibles, peut-être l’un de ses états limites. Cette proposition de caractérisation du vivant par son intégration dans un monde plus large est à bien des égards très modeste. Résumer nos efforts à ce résultat, voilà qui peut paraître ténu et dérisoire, au vu des objectifs fixés et des trésors de subtilités développés par tous ceux que cette question a poursuivis depuis des siècles. Je l’assume comme tel. Je le revendique même pour au moins deux raisons. D’abord, parce qu’elle est plus riche que son dénuement apparent ne le laisse entendre. Elle se structure autour de la notion de mouvement : sans lui, ni métabolisme, ni réplication, ni évolution ne sont pensables. S’il se distingue de l’inerte, il n’est pas non plus de l’agitation pure. C’est un mouvement particulier, en tension avec ces extrêmes. Son adaptativité évoque déjà, en filigrane, les forces darwiniennes, les générations, et la temporalité. Son autre intérêt est la place qu’il fait au monde vivant : ce dernier est l’une de ses réalisations possibles, une sorte d’excroissance, qui n’a pas à y être délimitée, tout comme dans un paysage, une colline aux douces pentes existe aux yeux de tous, même si personne ne se met d’accord pour en fixer le périmètre de base. On touche ici à un point fondamental, qui est la possibilité de définir sans tracer de frontière. Ce n’est pas une mince opération. Créer des catégories, des classes, des ensembles, c’est la manière pluriséculaire qu’à notre espèce d’organiser le monde, pour espérer

le comprendre, c’est trouver sa juste place dans l’Univers. Et à cet égard, le monde vivant occupe une place à part. Dans Les Mots et les Choses (1966), Michel Foucault consacre l’entièreté ou presque de son chapitre « Classer » à l’histoire des classifications naturelles, biologiques en particulier, et montre les influences réciproques qu’ont eu entre elles cette pratique et notre propre capacité de produire un langage, un vocabulaire, qui puisse dire le monde. Ainsi, nous définissons des cellules, des individus, des espèces, mais la biologie moderne nous apprend que ces catégories, pourtant si ancrées dans notre univers mental, ne sont pas gravées dans le marbre. À cette aune, proposer de définir le vivant, dans ses manifestations les plus élémentaires, non pas comme une catégorie du monde, mais comme une dynamique particulière de la matière, n’est pas anodin. Je crois même qu’elle répond au défi de proposer une théorie du vivant féconde, ce préalable que certains pensent nécessaire pour envisager une définition de la vie (Cleland, 2012). Mais plus encore, cette proposition a même une puissance déflagratrice. Elle peut se propager, d’échelle en échelle, telle une onde de choc, à tous les objets vivants dont on se saisit. Elle peut légitimer une entreprise de réappropriation intellectuelle du monde vivant qui ne passerait pas par sa segmentation, mais qui accepterait les glissements continus en son sein. Cette proposition révèle alors une force épistémologique inattendue, qui dépasse le monde vivant lui-même : celle de questionner la notion même de catégorie, son indéniable utilité pratique, mais aussi toutes les assignations à résidence qu’elle entraîne. Elle légitime de penser les passages et les transgressions. Elle peut rendre caduque les querelles byzantines de seuils : la limite entre communauté de cellules et un organisme multicellulaire, les barrières entre espèces, entre sexes. Toutes ces questions sont d’ailleurs travaillées séparément, avec une récente vigueur renouvelée, par des approches interdisciplinaires aux confins de la biologie, de la philosophie, et des sciences sociales. Il semble qu’on puisse en chercher le germe, le principe primordial, dans une définition renouvelée du vivant : le vivant sans frontières.

Les virus, porte d’entrée sur les infravies Ce qui précède pourrait donner l’impression d’une spéculation spécieuse, aux bases fragiles, risquant de manquer son objectif. Quelques protocellules de laboratoire, quelques hypothèses de biosphère de l’ombre jamais observées, quelques modèles sur la vie primordiale, pourquoi pas, mais tout cela mis bout à bout ne fait pas un monde infravivant très peuplé. Une sympathique collection d’hypothèses, à la rigueur, mais pas la démonstration que ce monde-là soit l’assise même du monde vivant, autrement dit sa condition d’existence. C’est ici que s’impose un retour à la littérature biologique et aux surprises qu’elle nous offre. Car le bestiaire infravivant existe bel et bien, il est même d’une incroyable richesse. Il est souvent méconnu, rarement placé au centre du cadre, mais notre fil logique nous conduit naturellement à le reconsidérer. Et au premier plan de ce bestiaire vient immédiatement à l’esprit le monde viral. Tout virus porte de l’information génétique et est susceptible d’évoluer. Un généticien des populations, un évolutionniste peut fort bien consacrer toute sa carrière de biologiste à les étudier. Sous cette facette, ils semblent relever du monde vivant. En revanche, il est convenu de remarquer que ces entités ne possèdent pas de métabolisme propre ni d’autonomie, car ce sont des parasites obligatoires des cellules dont ils dépendent pour se répliquer et se répandre. Vus sous cet angle, les virus ne sont donc pas considérés comme vivants. Comme l’indiquent David Moreira et Purificación López-García (2009), ensemencez une planète stérile d’autant de particules virales que vous voudrez, la vie ne s’y développera pas. C’est ainsi que cette discussion, un grand classique que tous les étudiants en biologie connaissent, est généralement close, reposant donc sur une définition en trépied du vivant (métabolisme, réplication, évolution), que les virus échoueraient à satisfaire entièrement. La frontière semble tenir bon. Mais c’est par la voix même de certains virologues qu’elle va subir des coups de boutoirs décisifs. Patrick Forterre (2011) rappelle en effet que cette opposition entre virus et cellules est, pour une large part, arbitraire. En effet, le cycle viral est complexe et les structures inertes communément appelées virus sont en fait les virions, qui ne sont que la forme mobile du virus, sa modalité de

diffusion génétique. Quand celui-ci s’intègre dans la cellule, il peut en détourner la machinerie en la transformant presque entièrement en fabrique de virions. Dans certains cas, cette « usine à virions » peut occuper un volume aussi grand que celui du noyau de l’amibe infecté, et avoir des limites clairement définies, de sorte qu’elle apparaît comme « un organisme parasite intracellulaire doté d’une activité métabolique ». Dans d’autres cas, l’usine à virions peut dégrader entièrement l’unique chromosome d’une bactérie hôte, en modifier la membrane, de sorte que toute l’expression génétique ayant lieu dans l’entité soit de nature virale. En d’autres termes, virus et cellule forment, à cette étape, un tout indissociable, incontestablement vivant, y compris au regard des critères habituellement utilisés, ce que Patrick Forterre propose alors d’appeler une virocellule. Comme si la frontière classique et pragmatique posée entre les deux entités ne valait qu’en tant que première approximation, mais disait mal la relation indémêlable entre les deux types d’entités. Cette impossibilité de cloisonnement prend d’ailleurs une tout autre résonance à la lecture d’un autre article de Patrick Forterre, qui lui donne une profondeur historique notable : « La grande guerre d’un milliard d’années entre les virus et les cellules » (Forterre et Prangishvili, 2009). Il y défend un scénario selon lequel les virus sont des entités très anciennes qui précèdent la vie cellulaire. Il découle de cette antériorité que la vie cellulaire serait le résultat d’une séquence extrêmement complexe d’échanges bidirectionnels entre structures infravivantes, virus et protocellules, qui auraient transformé à la fois les premiers et les seconds, et auraient eu, pour ce qui concerne les cellules, un rôle constitutif dans l’organisation de leur génome, l’édification de certaines des innovations structurales fondamentales comme la transition du monde ARN au monde ADN, le noyau des cellules eucaryotes, et même, dans les événements de multicellularité. En parallèle, ou en aval de tout cela, les virus aussi se seraient transformés, en de nouvelles formes sous lesquelles nous les connaissons, à savoir celle de parasites des cellules. Évidemment, comme tout scénario originel, et bien qu’appuyé sur des hypothèses rationnelles, il est spéculatif, ouvert à la critique, mais ce qu’on peut en retenir, c’est la proposition selon laquelle c’est un collectif d’entités qui aurait permis, par des hybridations partielles ou totales, par des contaminations, par des remplacements, d’aboutir à la biosphère sous sa forme présente. Il est à noter que Patrick Forterre nourrit bien sûr ses réflexions sur la biologie des virus des plus récentes découvertes, qui ont bouleversé la vision que l’on pouvait avoir d’eux. En particulier, la littérature classique a longtemps soutenu l’idée que les génomes viraux étaient très petits en comparaison des cellules les plus simples, ce qui était, aussi, une manière de les ranger dans deux catégories bien à part. On sait désormais que cette distinction ne tient pas : les années récentes ont vu la découverte répétée de virus géants (ou girus), dont la taille du génome est largement supérieure à celle de bactéries parasites, et supérieure à celle de bactéries autonomes, voire à des cellules eucaryotes parasites (pour une synthèse récente, voir Claverie et Abergel, 2018). La taille même de ces virus est de l’ordre de grandeur de bactéries communes comme Escherichia coli. Il existe désormais une vaste zone de chevauchement, pour la taille physique aussi bien que génomique, entre virus et cellules, au point même que certains

découvreurs de virus géants proposent qu’ils soient des descendants de cellules autonomes qui auraient évolué vers le parasitisme. À l’appui du scénario de Patrick Forterre, l’équipe de Gustavo Caetono-Anolles a avancé une approche phylogénétique qui a confirmé la longue et ancienne coexistence des virus géants avec la vie cellulaire. Sur la base de leur protéome, c’est-àdire du contenu en protéines, elle a proposé que ces virus géants soient considérés comme un quatrième supergroupe du vivant, en regard des Archées, Bactéries, et Eucaryotes (Nasir et al., 2012). Ce groupe aurait évolué via des pertes massives de gènes, mais possède néanmoins une identité protéique affirmée, au sens où il contient un nombre significatif de gènes codant pour des protéines (y compris celles qui permettent la traduction de l’ARN en protéines) qui lui appartiennent en propre et ne sont pas trouvés dans les autres groupes. Par ailleurs, la structure des génomes et leur diversité est du même ordre que celle des organismes cellulaires parasites. Les auteurs insistent sur le fait que, plus encore qu’un groupe ancien du vivant, il en est aussi un réacteur privilégié. Par sa capacité à rassembler des gènes d’origines disparates, et à les transférer horizontalement, les virus géants se révèlent être comme des accélérateurs d’innovation génétique et donc des acteurs clés de la biodiversité, dont l’importance est encore sous-évaluée. Il est remarquable que l’on puisse poser la question d’un groupe à part pour des entités infravivantes. Les virus géants constituent en effet un pan de réalité différent des virus « classiques », dont l’origine est peut-être ancienne mais qui sont certainement, au moins au fil de leurs transferts de gènes, des coproduits du vivant cellulaire dont ils dépendent et dont on a vu qu’ils épousent la forme pendant une phase cruciale de leur cycle de multiplication. Ils sont ainsi probablement apparus à plusieurs reprises. Mais faire de l’ensemble des virus géants un groupe à part, avec une origine commune, c’est souligner que dès cette origine, un potentiel de vie s’est exprimé sous des formes différentes, quoique poreuses, et qu’encore aujourd’hui, il existe plusieurs manières d’être vivant. La frontière entre virus et cellules est aussi bousculée par la découverte de virus capables d’infecter d’autres virus, tel Sputnik, un virus, qui parasite la machinerie d’un virus géant (La Scola et al. 2008). Ce dernier, dont le génome est cinq fois plus gros qu’une petite bactérie, et qui possède jusqu’à 2 500 gènes codant pour des protéines, infecte lui-même une amibe, pour produire ses propres virions. Outre cette étonnante structure en poupées russes, la découverte de ce premier « virophage » (c’est-à-dire de virus infectant un virus) ouvre au moins deux perspectives inédites. La première, c’est que le virus géant infecté est en quelque sorte pris en sandwich entre l’amibe et le virophage, de sorte que son génome est la résultante directe de transferts latéraux de gènes de plusieurs provenances, virale et cellulaire. Il devient donc une entité chimérique (Boyer et al., 2009), qui interdit toute classification simple. L’autre, qui a été largement soulignée lors de la découverte de Sputnik, c’est que, si un virus peut être infecté, et donc malade, il peut alors être qualifié de… vivant. Ce n’est pas seulement un jeu sur les mots, bien que cette conclusion iconoclaste ait été âprement discutée. Elle offre un éclairage sur le fait que le virus géant possède un cycle complexe, certes dépendant de son hôte amibien, mais qui fait de lui résolument une entité loin d’être inerte, et dont certaines

caractéristiques peuvent être détournées et elles-mêmes parasités. De même, l’observation de virus différents se coordonnant fonctionnellement et génétiquement dans l’attaque d’une cellule cible pourrait conduire à utiliser le concept de coopération fonctionnelle en dehors du strict périmètre du vivant classique (Combe, 2015). L’ensemble de ces faits biologiques, qui nous montrent d’ailleurs à quel point leur interprétation est dépendante du regard subjectif qu’on jette sur eux, et du cadre théorique dans lequel on les considère, ébranle néanmoins nos habitudes de classements et les murailles intellectuelles qui les protègent. Ces faits nous parlent d’un monde où l’hybridité existe non pas comme une curiosité, mais comme un mécanisme fondamental, actuel et peut-être historique, grâce auquel le vivant le plus canonique peut exister sous sa forme présente. C’est ce type de résultats qui fait du concept d’infravie non pas une simple vue de l’esprit, mais un outil pertinent pour expliquer l’impressionnante exploration de formes auquel se prête le vivant, et qui le rend peut-être si robuste. La « grande guerre » entre virus et cellules, décrite plus haut va ainsi au-delà d’une compétition classique sur un mode darwinien. Elle suppose de nouvelles manières d’utiliser les biomolécules, de les combiner, d’externaliser certaines fonctions, de distribuer certains processus au sein d’un collectif d’entités (comme le proposait Carl Woese, ainsi qu’on l’a vu au chapitre précédent) dont les fonctionnements diffèrent, et sont partiellement dépendants les uns des autres. La sélection naturelle est une dynamique puissante pour expliquer comment des organismes se trouvent plus adaptés que d’autres, et comment des groupes d’individus se différencient les uns des autres, mais il n’est pas dit qu’elle soit le moyen exclusif pour comprendre comment des entités qui ne fonctionnent pas selon les mêmes schémas, se cherchent, se rencontrent, et se transforment. Prendre conscience du monde infravivant, c’est donc aussi s’imposer une réflexion théorique sur la manière dont la sélection naturelle pourrait jouer sur des acteurs situés à des endroits différents du continuum entre le minéral et le vivant. Si la sélection naturelle ne met pas en concurrence un chat et une roche, quand entre-t-elle en jeu, quel est son spectre d’action ? Différents types de sélection opèrent-ils en différents segments de ce continuum et si oui, ceux-ci sont-ils chevauchants ? Pourrait-il exister des compétitions entre formes de sélection ? Ces questions demeurent ouvertes, mais montrent que la perspective des infravies ne se limite pas, loin de là, à fournir un bestiaire. Bien plus, elle donne de la liberté pour comprendre par quelles conjonctions de dynamiques le chemin vivant à l’origine de notre biosphère fut et est activé.

Riches heures et déboires du génome minimal Ce continuum est d’ailleurs une mine d’or pour le chercheur d’infravies. On peut l’illustrer par l’édifiante littérature scientifique sur le « génome minimal ». Plusieurs équipes ont en effet entrepris, il y a une vingtaine d’années, de définir de quel ensemble de gènes devait être dotée une cellule théoriquement simplifiée à l’extrême, dans une optique fondamentale (cela pourrait nous renseigner sur le contenu hypothétique en gènes de très anciennes cellules) ou appliquée (cela pourrait fournir des supposés « châssis » génétiques sur lesquels greffer des modules génétiques). Pour cela, on a mobilisé les outils de la génomique comparée, approche qui a décollé quand le séquençage (c’est-à-dire la lecture complète de la séquence) de génomes bactériens entiers est devenu possible au mi-temps des années 1990. Dès 1996, quelques mois après la publication du premier séquençage complet d’un génome bactérien, qui en entraîna rapidement d’autres, deux d’entre eux ont été comparés (Mushiegan et Koonin, 1996). Les deux bactéries utilisées, dont la plus petite possédait un génome de 480 gènes, étaient issues de lignées ayant divergé il y a 1,5 milliard d’années, une date lointaine mais bien plus récente que celle des toutes premières cellules vivantes. En comparant les génomes, et en introduisant quelques corrections marginales, le lot minimal de gènes ou génome minimal, c’est-à-dire les gènes partagés, fut pour la première fois estimé, autour de 250 gènes. Bien évidemment, ce n’était qu’une première valeur, appelée à être modifiée (et vraisemblablement à diminuer) au fur et à mesure du séquençage d’autres espèces bactériennes. Ainsi en 2004, sur la base de cinq génomes de bactéries endosymbiontes, c’est-à-dire des parasites vivant à l’intérieur de cellules, le lot minimal de gènes fut abaissé à 206 gènes (Gil et al., 2004). Cet ordre de grandeur était remarquable : en effet, on ne connaissait pas alors d’organismes possédant un si petit nombre de gènes. Mycoplasma genitalium, alors considéré comme l’organisme au plus petit génome connu, en avait plus de deux fois plus. Comme si le vivant existant, par opposition au vivant théorique décrit par ces lots minimaux de gènes, ne se présentait jamais comme une simple machine affûtée à l’extrême par la sélection naturelle, mais ne pouvait se penser sans un matelas de gènes

supposés « accessoires » : une réserve de solutions, en quelque sorte, dans laquelle la cellule pourrait, par exemple, trouver des marges de manœuvre à court terme, et une capacité d’innovation évolutive à long terme. La question du génome minimal ouvrait donc des perspectives de réflexion beaucoup plus subtiles que la production de la simple liste des pièces indispensables à un châssis. Avec ces 206 gènes, s’approchait-on alors d’une vraie valeur limite, propre à établir une frontière de vie ? Là encore, la réponse n’est pas simple. Avec la multiplication des séquences génomiques disponibles (il en existe désormais des dizaines de milliers), le lot minimal de gènes universellement partagés a fini par se réduire comme peau de chagrin : on sait désormais qu’il n’existe pas une seule protéine qui soit universellement possédée dans le monde vivant, autrement dit ce nombre est désormais zéro (Lagesen et al., 2010). Cela ne veut pas dire, bien sûr, que des grandes fonctions comme la réplication de l’ADN, la transcription et la traduction, ou la glycolyse, ne sont pas universelles. Seulement, ça ou là, on trouvera toujours une espèce, un phylum, pour avoir remplacé un gène supposé essentiel par une innovation de son cru. Pour autant, cela n’invalide pas en théorie le principe de la démarche, et n’empêche pas de réfléchir à ce que pourrait être le lot des fonctions minimales qu’une cellule doit pouvoir accomplir pour survivre. Mais ce qui jeta vraiment le trouble sur cette démarche vint d’une des belles surprises que nous réserve le monde vivant lui-même. Ce lot de 206 gènes, venait à peine d’être scrupuleusement établi, par la combinaison patiente et méthodique de comparaisons de séquences, de modèles, de corrections sporadiques, d’expériences d’invalidation de gènes in vitro, que fut découvert, en 2006, une bactérie, Carsonella C. Rudii dont le génome de 160 000 bases (ce qui est incroyablement court) possédait seulement… 180 gènes (Nakabachi et al., 2006) ! Soit significativement moins que le lot théorique minimal, certes, mais plus remarquablement encore, très loin du plus petit génome alors connu. Cela signifiait-il qu’un vivant ultraminimal était finalement envisageable ? Cela sonnait-il le glas de l’hypothèse de la nécessaire complexité des organismes même les plus simples, évoquée plus haut ? Certains des chercheurs impliqués dans la recherche du lot minimal de gènes proposèrent une hypothèse plus séduisante et courageuse car elle mettait en péril la notion même de génome minimal. Carsonella C. Rudii était en effet, et sans surprise au vu de sa taille, un endosymbionte. Ce terme désigne une bactérie qui vit à l’intérieur d’une cellule nommée bactériocyte (qui veut dire : cellule contenant des bactéries), ici les adipocytes d’un insecte de la famille des Psyllidae, Pachpsylla venusta. Endosymbionte et hôte développent la relation d’interdépendance la plus intime qu’on puisse imaginer. Et l’on peut vraisemblablement expliquer le génome si réduit de l’endosymbionte par l’hypothèse raisonnable et d’ailleurs en partie documentée, que cette bactérie s’est largement délestée en gènes et s’en remet à la cellule-hôte pour accomplir un grand nombre de ses fonctions. Cette réduction génomique n’était donc pas en soi une surprise. Mais cela rendait difficile le comptage effectif des gènes de son génome, car il eût fallu, pour que ce comptage eût un sens, prendre en compte un certain nombre de fonctions qu’elle sous-traitait à la cellule-hôte, et dont elle bénéficiait. D’une certaine manière, son génome était donc en partie

physiquement délocalisé. C’est pourquoi l’équipe d’Andres Moya (Tamames et al., 2007) avança l’idée que Carsonella C. Rudii était en quelque sorte dans un chemin sans retour, en voie de devenir un organite cellulaire. Par son délestage génétique, cette bactérie était en train, sous nos yeux, de cesser d’être vivante, mais de manière progressive. Ou, pour le dire avec nos propres mots : nous avions affaire à une structure infravivante. Plus récemment, le découvreur de Carsonella a d’ailleurs démontré qu’elle pouvait cohabiter avec une autre espèce d’endosymbionte au sein des mêmes cellules, chacune ayant des fonctions différentes, en un véritable écosystème inracellulaire (Dan et al., 2017). À ce propos, notons qu’il existe des cas d’endosymbiose encore plus complexes, en poupées russes, notamment chez les cochenilles, qui hébergent dans leurs cellules la bactérie Tremblaya qui contient elle-même aussi un endosymbionte (Moranella), présentant au passage un cas rare et remarquable d’endosymbiose bactérie- bactérie (von Dohlen et al., 2001 ; McCutcheon et von Dohlen, 2011). Dans cette association inédite, il est en outre notable que Tremblaya possède d’ailleurs quatre fois moins de gènes que Moranella qu’elle héberge, un génome d’une taille dérisoire. Cette association bouscule, on le comprendra aisément, les catégories simples que peuvent être, par exemple, la symbiose et le parasitisme. Dans cette relation à trois, faite de dépendances mutuelles, comment par exemple qualifier la relation indirecte entre la cochenille et Moranella, qui prennent en sandwich, en quelque sorte Tremblaya ? Ce type de question impossible à résoudre illustre à nouveau la portée épistémologique de ces observations infravivantes : elles nous incitent à questionner le mode de pensée même que nous appliquions jusqu’alors aux vivants.

De la cellule comme une poupée russe Qu’une bactérie puisse devenir un organite cellulaire n’étonnera pas les biologistes. Tous connaissent le cas de la mitochondrie qui est, chez les eucaryotes, un organite cellulaire responsable de la conversion énergétique dans la cellule, et qui possède son propre petit génome. Il est désormais admis que l’« apparition » de la mitochondrie a été un moment majeur dans l’histoire de la vie cellulaire sur Terre, un véritable bouleversement évolutif. Pour des raisons à la fois structurales et génétiques, le consensus veut que la mitochondrie résulte de l’internalisation d’une α-bactérie par une archée qui, au lieu de la dégrader entièrement, l’aurait d’une certaine manière domestiquée, génération après génération, par transferts de gènes de l’une à l’autre, en la privant de son autonomie de reproduction mais en lui laissant quelques gènes dans un génome mitochondrial. La mitochondrie aurait ainsi précédé l’innovation majeure qu’est le noyau des cellules eucaryotes, la structure qui contient l’essentiel de leur ADN, et peut-être même provoqué son apparition. L’épistémologue Maureen O’Malley (2010) a analysé en détail ce débat déjà ancien, et pourtant pas complètement tranché, qui oppose les partisans de cette hypothèse à celle voulant que la bactérie à l’origine de la mitochondrie ait été capturée par une cellule déjà eucaryote, c’est-à-dire pourvue de noyau. Il existe en fait une collection d’explications possibles. Sur cette origine du noyau des eucaryotes, William Martin a par exemple recensé en 2005 huit types de scénarios, allant de l’invagination membranaire d’un procaryote à l’endosymbiose d’une archée dans un hôte bactérien, en passant par l’apparition d’une nouvelle membrane suite à l’apparition de la mitochondrie (Martin, 2005). Dans un scénario plus récent, David et Buzz Baum proposent qu’une eubactérie soit entrée en contact avec des bactéries plus petites via des excroissances membranaires, qu’une sélection ait opéré de sorte à augmenter sa surface membranaire de contact au point qu’elle finisse par les « piéger » en les entourant complètement : ces dernières seraient devenues ses mitochondries en parallèle à l’apparition du noyau, issu de la membrane de l’eubactérie (Baum et Baum, 2014). D’autres donnent un rôle aux virus dans ce processus, qui pourraient même être à l’origine du noyau (Bell, 2001). Ces

propositions ne sont certainement pas toutes compatibles, mais plutôt que de les trier ici, il semble plus intéressant de noter qu’elles ont pour point commun des scénarios de rencontres fructueuses entre des entités diverses, rappel que le vivant ne saurait se penser sans une aventure collective. Le rôle des mitochondries dans l’eucaryogenèse (l’apparition des eucaryotes) n’est pas tranché, il existe d’ailleurs des bactéries actuelles qui possèdent des structures de compartimentation membranaire internes complexes pouvant préfigurer, sous nos yeux, un futur noyau à venir (Franzmann et Skerman, 1984). Quoi qu’il en soit, les mitochondries sont universellement 1 présentes chez ces eucaryotes et semblent à tout le moins avoir conféré à leur cellule-hôte un avantage sélectif de tout premier ordre. Or la mitochondrie est typiquement une structure infravivante contemporaine : entité réplicative, capable d’évolution génétique, manifestant un métabolisme, mais pas assez autonome pour exister sans la cellule-hôte. Elle est une illustration limpide que les infravies ne se cantonnent pas à l’aube du vivant, et structurent la biosphère d’aujourd’hui. Certains auteurs ont même discuté les enjeux qu’il y aurait à reconnaître la mitochondrie comme une bactérie en tant que telle, et à l’inclure dans l’arbre phylogénétique général du vivant (Pallen, 2011). Il faudrait alors leur attribuer un incroyable succès évolutif puisqu’elles compteraient au rang des espèces les plus représentées sur Terre, étant présentes dans toutes les cellules de tous les eucaryotes, souvent à des centaines, voire à des milliers d’exemplaires ! Cette proposition hétérodoxe, qui ouvre de riches pistes de réflexion, n’est pourtant pas nouvelle. Dès 1922, le journal de l’American Medical Association publiait déjà un court article intitulé « Les mitochondries sont-elles identiques à des bactéries ? ». Le biologiste et historien Jan Sapp a largement décrit, dans son ouvrage majeur sur la symbiose, Evolution by Association (Sapp, 1994), la longue histoire de la découverte des mitochondries (le nom est forgé en 1897) et les débats sur le statut qu’il fallait leur donner, à une époque où l’activité du contenu cellulaire, le protoplasme déjà évoqué, était mystérieuse. L’histoire que Sapp propose est plus généralement celle du concept même de symbiose. L’on peut comprendre qu’elle ait vu s’affronter aux autres biologistes, les premiers spécialistes des mitochondries, tels Constantin Merejkovski, Shôsaburô Watasé et Paul Portier, pour savoir si elles étaient vivantes et si la symbiose était une force évolutive qui contestait le primat des dynamiques darwiniennes. Cette longue histoire, revigorée dans les années 1960 par Lynn Margulis qui reprit le flambeau de l’importance de la symbiose, semble suffisamment à vif pour que l’article de Pallen de 2011 se soit heurté à des réactions tranchées. Parmi celles-ci, on peut retenir celle du spécialiste des symbioses Marc-André Selosse (2011). Dans sa réfutation de l’idée qu’une mitochondrie puisse être considérée en tant que telle comme vivante, il forge une belle et intrigante formule, proposant de considérer que certains organites issus des mitochondries (hydrogénosomes et mitosomes) soient au contraire « morts d’amour ». L’expression est bien sûr imagée, puisque c’est le processus de perte complète de génome aux dépens du noyau qu’il évoque ici. Mais cette résolution porte ses propres problèmes, comme le risque d’une certaine circularité (décréter qu’une structure est « morte » pour

démontrer l’impossibilité qu’elle soit vivante) ou l’assimilation d’une perte de génome à une mort. Cette opposition entre vie et mort se heurte en outre à un léger détail : cette entité certes « morte » génétiquement se multiplie pourtant sans encombre depuis des centaines de millions d’années… Dans un ordre d’idée similaire, on explique souvent qu’un micro-organisme, y compris endosymbiotique, doit être autonome, même de son hôte, pour pouvoir être considéré comme vivant. Ce paramètre est doublement artificiel, d’abord parce qu’il ressort de l’arbitraire de la frontière, mais aussi car il revient à chercher la preuve de vie d’un organisme dans des conditions où il n’est jamais trouvé dans la nature. Remarquons au passage qu’il faudrait aussi proposer la réciproque, c’est-à-dire tester l’autonomie d’un hôte après lui avoir retiré ses mitochondries : il est évident que son sort serait alors scellé. Le fait qu’il soit la structure englobante ne change pourtant pas la donne et ne devrait pas justifier ce traitement particulier. Après tout, les plastes et mitochondries sont une portion du milieu extérieur retenu à l’intérieur de la cellule. Cet intérieur se trouve ainsi pris en sandwich entre ces structures et l’univers : vu sous cet angle, difficile de nier que l’hôte aussi soit, à sa manière, englobé. Mais l’autonomie ne saurait être qu’une approximation en biologie : tous les êtres vivants sont pris dans des réseaux d’interdépendance, qu’elle soit écologique, trophique, symbiotique, spécifique. Il semble très périlleux de faire de l’autonomie un marqueur général du vivant, et plus ponctuellement un outil qui permettrait de clarifier le statut des mitochondries. On trouve dans la littérature récente un cas comparable au duo Psyllidae-Carsonella concernant un organisme photosynthétique. En général, la photosynthèse est réalisée, chez les algues et les plantes, dans des organites cellulaires appelés chloroplastes. On explique leur apparition de à la même façon que celle des mitochondries, par un événement d’endosymbiose où une cyanobactérie photosynthétique aurait été internalisée dans une cellule eucaryote puis dépossédée de ses gènes au profit du génome nucléaire de l’hôte, devenant donc un organite, ce que laisse penser sa double membrane et son génome résiduel. Comme pour le cas précédent des mitochondries, cet événement singulier aurait conféré un avantage sélectif évident à son porteur, qui a abouti à la grande diversification des organismes photosynthétiques, des océans à la surface terrestre, sans oublier quelques cas remarquables de symbiose avec des animaux (coraux, crustacés, voire un vertébré comme la salamandre), et des champignons, pour former les lichens. Le mollusque gastéropode Elysia chlorotica, une limace de mer, va même jusqu’à se nourrir d’une algue sans dégrader ses chloroplastes, qui continuent à fonctionner transitoirement dans son épithélium et font de lui le premier animal photosynthétique connu. La photosynthèse, c’està-dire la capacité de convertir l’énergie lumineuse en énergie chimique, est sans conteste aussi l’une des plus grandes inventions de l’histoire de la vie. Il est donc encore remarquable qu’elle soit presque impensable sans réseaux infravivants. De plus, cette première endosymbiose fondatrice semble avoir été suivie de plusieurs événements d’endosymbioses eucaryoteseucaryotes, qui ont donné naissance à des lignées développant des plastes de natures diverses (Archibald, 2009). Ce bricolage infravivant a donc été d’une très grande créativité et semble

aujourd’hui encore très actif. Alors que l’endosymbiose primaire remonte à plus d’un milliard d’années, on a décrit récemment le cas de l’amibe Paulinella chromatophora, qui possède une structure photosynthétique appelée chromatophore, et dont il y a tout lieu de croire qu’elle est le produit de l’endocytose d’une cyanobactérie du clade Synechoccus. Les études de séquences de ce chromatophore (l’équivalent fonctionnel d’un chloroplaste) permettent de situer cet événement d’endosymbiose il y a environ soixante millions d’années à peine, ce qui est très récent. Cette découverte dans un phylum particulier démontre que l’endosymbiose peut se reproduire plus fréquemment et plus ponctuellement que prévu. Les études en cours sur Paulinella et son chromatophore, et les comparaisons de celui-ci avec des espèces cousines, incitent à penser qu’il a perdu environ les trois quarts de ses 3300 gènes initiaux, et qu’il existe en outre un phénomène déjà en place d’importation, par le chromatophore, de protéines issues du génome nucléaire dont les gènes proviennent de son ancêtre cyanobactérien ayant fait le chemin dans l’autre sens. En clair, non seulement il est dépouillé de ses gènes, mais une relation bidirectionnelle existe entre lui et son hôte pour lui fournir les protéines correspondantes (Bodył et al., 2007, 2012). Ce point de basculement est une des raisons qui conduit à le considérer comme un organite, et non pas comme un endosymbionte, dans la catégorisation classique du vivant. C’est ainsi que le continuum des infravies se peuple : sur celui-ci, le système Paulinellachromatophore est bien plus intégré que ne l’est Psyllidae-Carsonella, mais beaucoup moins à ce jour qu’un chloroplaste ou qu’une mitochondrie canoniques dans leur cellule eucaryote, bien que la perte massive des gènes du chromatophore souligne la rapidité avec laquelle ce phénomène peut avoir lieu. On pourrait terminer ce panorama des surprises endosymbiotiques en mentionnant la bactérie Candidatus Midichloria mitochondrii, découverte en 2004, qui vit non seulement dans une cellule-hôte, mais en fait dans la mitochondrie de celle-ci, brouillant encore plus les frontières connues, et nos propres cloisonnements. Cette position confère-elle un avantage particulier à l’ensemble ? Cela reste à comprendre, même s’il y a peu de chance que celui-ci soit à la hauteur du nom donnée à cette bactérie. Certains lecteurs y auront peut-être repéré, en effet, le clin d’œil en référence aux midichloriens de Star Wars, ces mystérieux microorganismes intracellulaires qui donnent leur force aux chevaliers Jedi. On vient d’évoquer la rapidité qui peut caractériser un événement d’endocytose et de fait, la question de la fréquence réelle des événements efficaces d’endosymbiose est cruciale. En effet, il ne semble pas exister de gènes provoquant l’endosymbiose primaire, sinon on peinerait à comprendre leur conservation et leurs modalités de fonctionnement, au vu de la rareté relative de ces événements. À moins d’infirmer ce point, les événements d’endosymbiose doivent donc être envisagés alors comme des phénomènes de convergence redoutablement efficace, au sens où ils pourraient réunir, en bloc et de manière reproductible, des combinaisons de gènes dispersés dans différents génomes, sans qu’une prédisposition génétique ne l’explique. Le phénomène d’endosymbiose est une manifestation fascinante de ce que peut le vivant, aux confins des contraintes génétiques et structurales, donc aux confins de son histoire et de sa matière. Et ce,

d’autant plus que ce rapprochement physique n’en reste jamais au stade de la cohabitation, mais s’accompagne immanquablement d’une interpénétration génétique qu’est le transfert de séquences du symbionte vers l’hôte. À supposer un instant qu’un génome d’accueil puisse être considéré comme une unité compacte, alors l’endosymbiose la brouille, la transforme, et d’une certaine manière parachève le processus infravivant en faisant pénétrer des pans d’infravies en son sein même. Il en découle que le territoire du génome est lui-même traversant, à la fois asile pour gènes d’origines lointaines, terrain de jeu de séquences virales mobiles dont certaines qui ont fini par s’y ensabler, et aussi, lieu où s’inventent des formes inédites. Si l’on considère à quel point notre séquence génomique est souvent célébrée comme la quintessence de notre identité, comme s’emploient à nous en convaincre tant de séries policières et marchands de tests génétiques, il y a une certaine ironie, à mon sens belle et salutaire, à remarquer qu’elle est plutôt un radeau d’apatrides, d’éclopés, et de créations visionnaires. Mais on peut encore pousser les feux de ce raisonnement. On connaît certains organites cellulaires évolutivement issus des mitochondries, comme les hydrogénosomes, dont certains sont aujourd’hui totalement délestés en gènes au profit du noyau. Ils sont à l’extrême du continuum qui nous occupe, ils se reproduisent et ont leur métabolisme propre, de sorte que l’idée qu’ils vivent sans gène, dans un pur métabolisme, certes permis à distance par le génome nucléaire de la cellule qui les contient, est presque pensable, non pas théoriquement cette fois, mais dans la nature ! À l’autre extrême de ce spectre, il existe des mitochondries qui possèdent des génomes énormes, pouvant contenir des dizaines de gènes, et avoir une taille excédant très largement celle de gros génomes bactériens. Ceux-ci peuvent même être organisés en chromosomes multiples – jusqu’à 128 –, ou encore consister en une série de petits ADN circulaires concaténés très complexes (Sloan et al., 2012). La mitochondrie des cellules animales, qui possède, par exemple chez l’homme, une petite quinzaine de gènes fait figure d’intermédiaire entre ces cas d’une diversité longtemps insoupçonnée. C’est bien un continuum extrêmement plein qui se révèle au fur et à mesure qu’on l’enrichit de ces faits naturels, un continuum où, pour résumer, les plus petites entités n’ont pas de gènes, et où les mitochondries les plus riches en gènes peuvent avoir des génomes bien plus gros que les bactéries les plus simples. Si l’on ajoute à cela la gamme si riche des virus de toutes tailles et complexités, ce continuum n’est rien de moins que la manifestation concrète du monde infravivant comme assise fondamentale du vivant.

Minicellules et ultramicrobactéries Le bestiaire des infravies ne s’arrête cependant pas là, il peuple en fait des environnements variés. En 1966 et 1967, L’équipe d’Howard Adler a mis en évidence des petites structures dérivées des bactéries E. coli, produits d’une division aberrante de celles-ci, et qui ne contiennent pas d’ADN chromosomique mais de l’ARN et des protéines, nommées minicellules. (Il a même été rapporté qu’elles auraient pu être observées dans des publications remontant aux années 1930.) (Adler et al., 1967). On sait que leur apparition est corrélée à des mutations génétiques en rapport avec le contrôle de la division cellulaire, notamment la répression de site polaire de division cellulaire. Ne possédant ni ADN intégral ni machinerie cellulaire complète, ces unités de très petite taille (400 nm de diamètre) ne se multiplient pas (Jaffé et al., 1988). Mais qu’elles soient des entités encapsulant des acides nucléiques font d’elles des agents de diffusion génétique par échange horizontal. Outre ces minicellules, il a été récemment documenté que des Bacillus subtilis mutantes dépourvues d’enveloppe bactérienne (ordinairement une caractéristique très largement répandue chez les bactéries), pouvaient s’engager dans des voies inhabituelles de prolifération, en abandonnant leur mécanisme classique de division (Errington, 2013), au profit de bourgeonnements, de tubulations (c’est-à-dire la formation d’excroissances tubulaires qui peuvent ensuite se diviser en petites vésicules), voire de vésiculation (c’est-à-dire la formation de petites vésicules internes à la cellule qui recèlent du matériel génétique et qui peuvent se maintenir, le protéger et le diffuser si la bactérie qui les contient est détruite). Ces excroissances diverses, qui ne sont, dans les schémas classiques, que des sous-unités cellulaires, sont pourtant un exemple typique et bien concret d’infravies, de formes transitionnelles, pouvant être des agents puissants du brassage génétique et donc de l’évolution biologique. Jeff Errington signale d’ailleurs ce phénomène dans un article qui justement, s’intéresse à l’apparition historique de la forme bactérienne. Il propose que des cellules primitives, composées de simples bicouches lipidiques souples, aient pu croître passivement et finir par accueillir, par des événements fréquents de fusion et de fission, des populations hétéroclites de petits protogénomes

en évolution, pour former en quelque sorte des zones d’accueil collectif où auraient cohabité des séquences génétiques très disparates. L’invention de l’enveloppe bactérienne aurait donné une forme et fixé une taille plus réduite aux cellules qui s’en pareraient : les bactéries. Cela aurait aussi limité leurs possibilités de fusionner, et donc de réunir du matériel génétique aussi facilement, ce qui aurait en retour permis de singulariser les innovations génétiques, de les cloisonner, et ainsi de rendre pratiquement possible une compétition entre elles, sous l’action de la sélection naturelle. Les vésicules, tubules et autres bourgeons infravivants décrits plus haut pourraient donc faire le lien entre ces tâtonnements primordiaux dont ils seraient une lointaine réminiscence, et des phénomènes actuels reposant sur des dynamiques membranaires complexes, qui restent largement à comprendre pour avoir une vision réaliste des échanges génétiques dans le monde bactérien. Outre leur intérêt fondamental, les minicellules bactériennes pourraient permettre, intellectuellement et concrètement d’ouvrir des pistes de solutions nouvelles pour la médecine ou la recherche appliquée (McDiarmid et Brahmbhatt, 2011). Un des débouchés principaux de la recherche qui leur est consacrée est l’obtention de nanovecteurs n’embarquant pas le chromosome de la souche bactérienne dont ils sont issus. Il est possible de les charger alors en biomolécules, par exemple des petits ARN qui, délivrés à la cellule cible, vont pouvoir modifier son phénotype et en particulier perturber des processus pathologiques. Ces vecteurs infravivants sont cependant pertinents dans le cadre de phénomènes relevant de l’échelle cellulaire, mais on sait que de nombreuses pathologies ne s’y résument pas, et proviennent de dérèglements de tissus ou d’organes. D’autres manipulations expérimentales de structures infravivantes sont connues. On sait depuis quarante ans, par exemple, fragmenter un noyau de cellules animales pour obtenir de petits vecteurs nucléaires, appelés microcellules, contenant chacun un seul chromosome (Fournier et al., 1977). Ces vecteurs peuvent alors être fusionnés avec le noyau de cellules receveuses, qui porteront donc, à la fin du processus, un chromosome supplémentaire qui pourra être étudié isolément. Les perspectives sont donc multiples et témoignent aussi de l’intérêt appliqué que les infravies peuvent avoir. Ces vecteurs hybrides, défiant les frontières entre cellules, noyaux, eucaryotes, procaryotes, voire virus, sont appelés à se développer dans le cadre de recherches à visée thérapeutique. La biologie de synthèse est d’ailleurs si prodigue en entités nouvelles (théoriques ou concrètes) qu’on a même proposé de les rassembler sous l’appellation commune de « bio-objets », terme qui a au moins le mérite de témoigner de la difficulté à les assigner aux catégories existantes (Vermeulen et al., 2012). Mais plutôt que se résoudre à en créer une nouvelle, il apparaît impérieux de trouver le bon cadre d’analyse permettant d’envisager les conséquences concrètes de leur utilisation. En effet, la question plus générale de la relation multipartite qui pourrait exister dans un organisme comme le nôtre, entre des bactéries, des virus, des cellules, et des infravies à visée thérapeutique est cruciale et mal connue : comprendre la perturbation que ces dernières pourraient déclencher dans les équilibres dynamiques naturellement à l’œuvre dans les organismes est à ce jour une histoire à écrire. Il est

d’autant plus nécessaire d’y porter attention que l’utilisation de ce type de vecteurs est envisagée à terme en nanomédecine, dans le cadre de la lutte contre les parasites intracellulaires qui, eux aussi, peuvent être parties prenantes de réseaux naturels infravivants. Pris dans leur ensemble, ces éléments justifient la nécessité d’une théorie écosystémique des relations entre formes infravivantes. Et cela d’autant plus que le monde bactérien n’est pas avare en infravies d’autres natures : on pense ici à la catégorie des ultramicrobactéries, un terme forgé en 1981 par Francisco Torrella et Richard Morita pour décrire des bactéries de moins de 300 micromètres de diamètre. La définition en a été refondue dans les années 1990, pour qualifier des bactéries de moins d’un micromètre cube de volume, préservant leur taille au cours de leur cycle de développement, quelles que soient les conditions de culture, et possédant un petit génome. Bien qu’il s’agisse, d’après cette définition, de bactéries à part entière, dont la taille s’approche vraisemblablement du volume minimal requis pour qu’une vie puisse se développer, le terme est parfois utilisé pour caractériser des nanoformes bactériennes comme des cellules dormantes, des minicellules, des fragments de cytoplasme, des vésicules de périplasme pris dans la membrane externe, et autres corps bactériomorphes (Cavicchioli et Ostrowski, 2003 ; Duda, 2011) : le moins que l’on puisse dire est que ce groupe est disparate, et il convient de ne pas se laisser aveugler par une dénomination commune portant le risque d’être un artifice de nomenclature. Ces entités sont aussi scrutées avec attention depuis qu’en 1996 on avait cru observer des formes biologiques de taille nanométrique sur une météorite martienne, qui avait alors causé un émoi mémorable, jusqu’à un communiqué de presse de la Maison Blanche pour saluer une découverte sans précédent, une preuve de vie extraterrestre. Or depuis, ces petites structures météoritiques, un temps qualifiées de nanobactéries, ont été réévaluées et sont considérées désormais comme de pures formations géologiques. Le flou définitionnel n’aide donc pas, d’autant que certaines espèces bactériennes varient en taille au cours du cycle cellulaire, et devraient en toute rigueur n’être considérées que comme des ultramicrobactéries facultatives. On nomme donc parfois « ultramicrocellules » ces formes bactériennes qui se réduisent quand les conditions du milieu, notamment trophiques, sont défavorables. Ces cellules ont toutes les caractéristiques du vivant, bien qu’avec un métabolisme parfois ralenti. Elles diffèrent ainsi des ultramicrobactéries structurelles, mais pour ne rien simplifier ces deux groupes peuvent occuper des niches identiques et donc avoir des incidences réciproques, tout comme elles peuvent en avoir sur de petites archées, décrites sous le nom de « nanocellules » mais qu’il serait peut-être opportun, par souci d’homogénéité, de rebaptiser ultramicroarchées. Les ultramicrocellules se révèlent très répandues dans les environnements ouverts, et contribuent significativement à l’énorme biomasse microbienne marine et aux réseaux d’échange que cela implique, notamment les cycles biogéochimiques. Convenons que ce peuple d’ultramicrobactéries n’est pas facile à comprendre et à classifier, et reconnaissons aussi qu’en son sein toutes ne relèvent pas strictement de notre bestiaire infravivant. Après tout, nombre de ses membres ont, sinon leur taille réduite, toutes les

caractéristiques du vivant canonique. Mais cette taille infime nous renvoie aussi à la matérialité du vivant et aux considérations déjà évoquées sur les volumes réactionnels minimaux pour que la vie soit possible. Or, vue sous cet angle, la taille de ces ultramicrobactéries, si minuscule soitelle, doit être relativisée. On peut le comprendre en lisant le rapport du groupe de travail que le Conseil national de la recherche états-unien avait lancé en 1999 sur la taille inférieure limite pour des micro-organismes « complets ». Nous avions déjà croisé ce rapport et la contribution qu’y apporta Jack Szostak, le spécialiste des protocellules. Dans une autre contribution, Steven Benner estime qu’un système d’environ une centaine de macromolécules différentes (dont 50 biocatalyseurs) différents, qu’il présente implicitement comme le plus épuré possible, pourrait tenir dans le dixième du volume du plus petit microorganisme autotrophe, soit quelques dizaines de nanomètres cubes (Benner, 1999). Ces valeurs nous indiquent qu’un renfort d’imagination ne serait pas inutile pour imaginer toutes les formes possibles entre ce minimum potentiel et celles que la nature nous donne à voir.

Infravies et multicellularité Enfin, les infravies ont d’autres représentants chez les eucaryotes multicellulaires. Chez les animaux, on trouve par exemple dans le lait des mammifères des vésicules appelées croissants cytoplasmiques, qui sont des produits de dégradation des cellules épithéliales de la glande mammaire, et qui contiennent de l’ARN en quantités suffisantes pour le considérer comme représentatif du transcriptome de la cellule dont il est issu (Patton et Huston, 1988). Faciles à isoler par simple traite et centrifugation appropriée, sans manœuvre invasive, ces excroissances cellulaires sont une source d’information précieuse pour connaître les gènes exprimés dans le tissu épithélial d’où ils viennent. Ces croissants cytoplasmiques, qui d’ailleurs peuvent aussi contenir des mitochondries, sont donc des vecteurs occasionnels de matériel génétique et peutêtre de transferts naturels. Toujours chez les animaux, mais concernant cette fois la barrière intestinale, qui est une des interfaces entre le milieu extérieur et l’organisme, la question est ouverte de savoir si des vecteurs infravivants peuvent la traverser. Il était communément admis que, par exemple, le tube digestif était le lieu où, entre autres nutriments, les acides nucléiques (ADN et ARN) issus des aliments étaient débités de sorte à fournir à l’organisme le nécessaire pour fabriquer les leurs. La surprise fut donc relativement grande quand une équipe démontra en 2012 qu’au moins une espèce d’ARN d’un riz dont on avait nourri des souris de laboratoire s’était retrouvée non seulement intacte dans l’organisme, mais même incluse dans une cellule et fonctionnelle au sein de celle-ci (Zhang et al., 2012). Il s’agit là d’un cas assez largement inédit de transfert horizontal entre eucaryotes (même s’il explique probablement que certains petits animaux aquatiques microscopiques, les rotifères, ont jusqu’à 8 % de leur gène d’origine bactérienne, fongique ou végétale (Gladyshev et al., 2008)), mais il est probable que cet ARN ait été transporté dans l’organisme via un ou plusieurs vecteurs successifs. Une enquête approfondie sur ce réseau de vecteurs de matériel génétique (issus par exemple de bourgeonnements et de fusions de membranes), sur le spectre large ou étroit de leurs cibles respectives, sur leur capacité à maintenir leur propre intégrité, pourrait nous faire prendre conscience de l’existence d’une

gamme à ce jour encore mal caractérisée d’infravies associées au fonctionnement de l’organisme. On trouve aussi, chez certains végétaux, des formes cellulaires transitoirement sans membranes. C’est le cas de l’algue verte Bryopsis plumosa qui possède des cellules géantes, multinucléées. Sous l’effet d’une section de ces cellules, du protoplasme nu, emportant des noyaux, peut être expulsé dans l’eau de mer. On observe alors un phénomène de convergence des organites libérés qui se rassemblent spontanément mais transitoirement sans membrane autour d’eux, en gardant leur cohérence de groupe. Une enveloppe gélatineuse se forme autour de l’agrégat au bout de quelques minutes, et ce n’est qu’après quelques heures qu’une nouvelle membrane cellulaire se forme (Kim et al. 2001). Cette observation, anecdotique et ponctuelle en apparence, n’est cependant rien de moins qu’une entorse à un des principes cardinaux de la théorie cellulaire, universellement valide dans le monde vivant, voulant que chaque cellule provienne directement d’une cellule préexistante, ce qui n’est pas le cas ici avec cette phase transitoire. Nous voilà donc munis d’une proposition théorique et d’un bestiaire pour la décrire. Nous avons aussi pu mesurer à quel point ce dernier n’est pas un cabinet de curiosités hétéroclites, mais qu’il est plutôt ce qui rend le vivant possible. Pas de vie cellulaire sans virus, sans mitochondries, sans vecteurs. Pas de vie sans symbioses, sans hybridations, sans échanges. Pas de vie sans transformation permanente de la vie. Et c’est ce petit peuple infravivant de l’ombre qui, par bien des aspects, met tout cela en musique. Il est tellement divers qu’on se demande ce que pourraient bien créer de si inédit et de si surprenant ceux qui cherchent à fabriquer de la vie en laboratoire. On leur souhaiterait presque du courage pour démontrer, le jour où ils auront franchi un seuil défini par eux, quel qu’il soit, que la nature ne s’amuse pas depuis des milliards d’années à jouer à saute-mouton par-dessus. Reste à comprendre ce que la dynamique infravivante peut offrir comme caractères originaux au vivant. Il va pour cela nous falloir déconstruire un autre totem : celui du vivant-machine.

1. La possibilité d’eucaryotes amitochondriates a toujours été polémique. On a décrit de tels organismes, mais ils possédaient des structures issues de mitochondries, comme des hydrogénosomes ou des mitosomes. Ce sont donc des amitochondriates partiels et secondaires (leurs ancêtres possédaient des mitochondries). Il n’existe pas à ce jour d’exemples d’amitochondriates primaires, mais, en 2016, une équipe a décrit une espèce d’eucaryote unicellulaire, Monocercomonoides, qui serait le premier exemple connu d’amitochondriate secondaire entièrement délesté de toute structure d’origine mitochondriale.

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Loin des machines Résumé. La grille de lecture infravivante du monde biologique remet en cause le « vivant-machine », c’est-à-dire l’idée, très répandue, que tout vivant peut être décrit comme une machinerie de précision. Nous prenons la mesure de l’importance de cette métaphore, de ce qu’elle nous dit des relations entre vivants et de l’histoire de la biologie comme discipline. En déconstruisant des idées reçues sur l’importance de l’ordre et de la modularité en biologie, nous soulignons que d’autres approches, pourtant tout aussi rationnelles, accessibles à l’expérimentation, et reposant sur des faits documentés, décrivent de manière plus intégrée et plus convaincante ce que le vivant a d’original.

Le vivant-machine comme symptôme Un spectre hante la biologie. C’est le lieu commun autour duquel la question du vivant tourne depuis longtemps : l’assimilation métaphorique et opérationnelle des êtres vivants à des machines. Ainsi que le proclamait, au tournant du siècle, un article de synthèse sur la relation entre la matière et la vie, le « consensus scientifique sur ce que sont les êtres vivants en fait des machines dont les composants sont des biomolécules » (Brooks, 2001). Cette idée reçue semble acceptée de longue date, si l’on songe à ce qu’en disait déjà Claude Bernard en 1865, décrivant l’organisme comme une « machine admirable dotée des propriétés les plus merveilleuses et mise en activité à l’aide des mécanismes les plus complexes et les plus délicats ». Si cette formule semble aussi banalement admise que définitive, elle cache mal une intense et vieille discussion scientifique et philosophique qu’il est nécessaire d’aborder désormais, sans pour autant prétendre épuiser la variété des opinions sur le sujet. Je commencerai par trois constats introductifs : le premier, c’est que malgré toutes les nuances qui ont pu être apportées à la formule, le « vivantmachine » continue d’être la vulgate (au pire l’évidence, et au mieux l’approximation acceptable) par laquelle la plupart des biologistes, mais aussi le grand public et les acteurs politiques ou économiques se saisissent des êtres biologiques. La vision mécaniste du vivant, ou plutôt machiniste 1, semble pour beaucoup être un compromis conceptuel cohérent pour éviter toute tentation irrationnelle, et donc permettre à chacun de disposer d’un cadre consensuel de représentation de ce qu’est la vie, moyennant quelques aménagements parfois substantiels (comme la question cruciale du bien-être chez les animaux). Le deuxième, c’est que cette vision fait pourtant l’objet d’une fronde résolue et structurée, résultant d’un flot croissant de critiques de natures diverses venues du monde même de la recherche en biologie, parfois la plus théorique. Robert Rosen, l’un des penseurs les plus exigeants du vivant fondamental, trace par exemple une frontière indélébile entre les machines et les vivants en ce que ces derniers « internalisent ce qui garantit la permanence de leur système matériel » (Rosen, 1991 ; Lechermeier, 2015), c’est-àdire s’autonomisent : il nomme cette propriété « clôture sur cause efficiente », et en fait une

différence fondamentale entre les deux mondes. Voici donc la biologie dans une situation extrêmement polarisée, où à l’instar de Rosen certains balayent désormais l’analogie vivantmachine d’un revers de main, quand d’autres n’imaginent même pas qu’on puisse la contester, intellectuellement et concrètement, autrement qu’à la marge : pensons par exemple à Richard Dawkins qui a popularisé, dans Le Gène égoïste (1976), l’idée que les êtres vivants seraient des machines inventées par les gènes pour se reproduire. Le troisième constat, c’est que la grille de lecture infravivante non seulement nous permet, mais plus précisément nous commande de dépasser cette analogie. Chacun de ces constats sera abordé en détail au cours de ce chapitre, mais pris ensemble, ils m’apparaissent comme ravageurs. Rien que les deux premiers suffisent à dépeindre la biologie comme une discipline embarquée dans une course à l’abîme, ainsi parée d’atours aussi universellement acceptés que potentiellement trompeurs. Le troisième pourrait aggraver cette pente, mais aussi, peut-être, fournir à la biologie des armes conceptuelles pour se repenser. Affronter la question du vivant-machine n’est pas un exercice trivial. La profusion actuelle des définitions du vivant qui reposent implicitement ou explicitement sur cette idée reçue est réelle, et l’histoire de cette analogie est complexe. Elle n’est, en outre, pas linéaire. Le vivantmachine n’est pas une intuition immémoriale, c’est une construction historique inaugurée par l’« animal-machine » de René Descartes (Descartes 1637, Partie V), qui s’est approfondie avec le progrès des connaissances naturelles. Cette métaphore a accompagné et suivi le développement, depuis l’ère industrielle, des succès longtemps incontestés d’une certaine vision de la science reposant sur l’ingénierie et la technologie, et donc sur la conception rationnelle de dispositifs mécaniques de plus en plus complexes. On peut le voir, par exemple, dans ce qui est considéré comme l’un des premiers manuels de biologie au sens moderne, le Science of Life de H.G Wells et de l’évolutionniste Julian Huxley (1929) : le premier chapitre du premier tome de cette somme est titré « The Body is a Machine ». L’une des forces de cette approche, qui suppose que les vivants sont des machines faites de pièces agencées de manière complexe, est en fait son mouvement réciproque, qui est l’opération de pensée consistant à déconstruire des entités complexes en parties élémentaires pour mieux les comprendre et ensuite les transformer. Le « vivant-machine » était le cadre apparemment rêvé pour accueillir ces démarches complémentaires de déconstruction et de reconstruction. Mais ce qu’il faut souligner ici c’est qu’outre son statut de métaphore opportune, c’est aussi une prophétie auto- réalisatrice, c’est-àdire un énoncé dont l’effet est de provoquer son propre renforcement, ce qui n’aide pas l’examen critique. Car cette analogie n’est pas demeurée confinée à la discussion interne entre biologistes au cours des siècles, mais est entrée en résonance avec des sphères sociales plus larges qui en ont partiellement perturbé l’autonomie. En voici deux, bien que d’autres puissent être repérées. La première, c’est que l’assimilation des êtres vivants à des machines est perçue, à tort ou à raison, comme le préalable nécessaire à les étudier scientifiquement, au sens où elles les priveraient de facto de toute magie surnaturelle. C’est en grande partie ce qui a rendu la proposition de

Descartes si moderne dans un contexte historique marqué par l’emprise du dogmatisme religieux. Critiquer cette analogie, ce serait, encore de nos jours, encourir le risque d’ouvrir une brèche sur ce plan : si les organismes ne sont pas des machines vivantes, que sont-ils d’autre ? Ne sous-entendrait-on pas, alors, qu’on leur prête une âme ? Il y a sur ce plan une forme d’injonction matérialiste implicite à accepter cette métaphore. La seconde, c’est que le monde des machines n’est pas qu’un monde technique reposant sur l’ingénierie. C’est aussi une partie du monde économique, reposant sur des régimes de propriété, en particulier de brevetabilité et de rentabilité, qui commercialise des pièces détachées et des services de réparation, recycle, et gère l’obsolescence. C’est donc aussi dans la complexité de cet univers-là qu’on inscrit le vivant en le machinisant. Remettre en cause la métaphore du vivant-machine est ainsi une opération lourde de risques et de conséquences, de nature à perturber des habitudes très partagées au sein d’un système anthropologique de représentation du monde. Or, le monde vivant, au sein de ce système, occupe une place particulière. Il n’en est pas un module détachable. Le capitalisme régnant aujourd’hui résulte, par exemple, d’une séquence longue d’accumulation du capital dont l’acte fondateur, l’accumulation primitive, est historiquement liée pour une large part à l’agriculture et à l’esclavage, c’est-à-dire, en dernière analyse, à l’appropriation de l’énergie transitant par le monde vivant. Dans son ouvrage Le Moteur humain (2004), l’historien Anson Rabinbach, rappelle qu’à l’aube de l’ère industrielle, la découverte même du concept moderne d’énergie, « élément fondamental de toute expérience, organique comme non organique » a noué des liens encore plus fort entre le vivant et les productions de la société humaine : elle a, selon lui, effacé « virtuellement la distinction entre société et nature ». Et cela a entrainé une modification du regard porté sur l’un des piliers de l’activité humaine, le travail. Car « lavée » de ses dimensions sociales et culturelles, considérée exclusivement comme une transformation de l’énergie, la notion de travail devenait une notion universelle : la transformation de l’énergie vers l’utile. En complément, l’historien remarque que cette équivalence produit aussi un bouleversement des représentations, puisque les théoriciens de l’énergie, comme Helmoltz, ont « adopté la machine industrielle comme modèle de l’univers et, en retour, l’univers offrait une puissance sans limites au service de l’industrialisation de la société », avec le vivant-machine comme interface. On remarque d’ailleurs que les formes canoniques des dispositifs d’industrialisation que sont les chaînes de montage automobile fordistes trouvent en fait leur origine dans les lignes de dépeçage et d’empaquetage des abattoirs de Chicago au XIXe siècle, lieu par excellence de la déconstruction et de la normalisation de la matière biologique, dans ce moment crucial qu’est son passage de la vie à la mort. Le vivant est ainsi pris dans les rets de l’activité économique mais aussi dans ceux du pouvoir : comme Michel Foucault l’a décrit, le gouvernement en masse des corps est ce qui succède, pendant les Lumières, à la sujétion féodale, un remplacement qu’il appelle le biopouvoir (Foucault, 2004). Politique de gestion de la natalité, de la longévité, d’hygiène et de la reproduction, ces décisions peuvent prendre des formes libérales ou autoritaires, mais elles sont toujours disciplinaires en dernière instance, et donc

normatives. Comme pour boucler la boucle, des extensions théoriques de cette biopolitique ont été proposées pour élargir la notion à notre gestion des animaux d’élevage (Holloway et Morris 2007), en une sorte de résonance avec une autre tradition épistémologique, celle de Georges Canguilhem qui écrivait que la « mécanisation de la vie, du point de vue théorique, et l’utilisation technique de l’animal sont inséparables ». Canguilhem fait notamment allusion à la zootechnie, c’est-à-dire les sciences animales telles qu’elles se sont transformées dans le contexte industriel du XIXe siècle, dans une lecture littérale (jusque dans l’étymologie de la discipline) de la métaphore cartésienne. Enfin, des analyses récentes ont démontré que le capitalisme contemporain cherchait à trouver de providentiels débouchés post-industriels dans le « corpsmarché », c’est-à-dire le monde du vivant désormais narré comme source de biocapital à monétiser et à faire fructifier (Lafontaine, 2014) dans le cadre de la bioéconomie. L’ensemble de ces analyses, et les lourdes questions éthiques qu’elles impliquent, concourent à souligner que le vivant-machine est, concrètement et symboliquement, au cœur de la stucture économicopolitique de nos sociétés, pour le pire et pour le meilleur. On peut donc imaginer les enjeux en cascade qu’une remise en cause théorique de cette métaphore, même cantonnée à la sphère biologique, peut produire.

Les machines étendards Ces précisions faites, il est aussi nécessaire de remarquer que les machines auxquelles le vivant est comparé ne sont pas anodines. Pour reprendre la définition générale de Canguilhem dans La Connaissance de la vie, « un mécanisme, c’est une configuration de solides en mouvement telle que le mouvement n’abolit pas la configuration, le mécanisme est donc un assemblage de parties déformables avec restauration périodique des mêmes rapports entre parties ». C’est donc en grande partie une abstraction, puisque dans le monde réel tout s’altère (les configurations finissent par être toutes abolies) et la cyclicité décrite n’est qu’un leurre observationnel (on reviendra plus loin sur cette illusion des « cycles » en biologie, pourtant si répandue et à la base d’ambiguïtés théoriques profondes). En somme, les machines sont les figures d’ordre idéalisées d’un monde dont l’homme cherche à comprendre l’organisation. Outre cette description générique, on doit remarquer que les machines auxquelles le vivant est comparé, voire assimilé, ont une caractéristique particulière : depuis les automates comme le « canard digérateur » de Vaucanson (1738), le « Turc mécanique », un automate prétendument capable de jouer aux échecs (en fait un canular, 1770), jusqu’aux ordinateurs modernes, en passant par les circuits hydrauliques, les machines à vapeur, la machine à calcul, l’usine, elles ne sont pas de simples rouages artisanaux. Elles sont au contraire les étendards, pour leur époque respective, du perfectionnement et de la sophistication, au service d’une approche rationalisée du réel (Riskin, 2016). Il faut souligner ce point qu’elles ont en commun, parce qu’ils ne sont, de fait, pas si nombreux. Contrairement à une idée reçue, le vivant-machine n’est pas un gage de modernité scientifique, mais plutôt un véhicule épistémologiquement neutre, plastiquement compatible avec des positions diamétralement opposées. La métaphore est certes utilisée couramment par les biologistes moléculaires, ou ainsi que nous l’avons vu, par un évolutionniste éminent comme Richard Dawkins, en soutien à des visions matérialistes du vivant, ce qui était déjà le projet de Julien Offray de la Mettrie au XVIIe siècle avec l’Homme machine (1648). Mais René Descartes et Nicolas Malebranche, les premiers initiateurs du concept d’animal-machine, le

faisaient eux dans une optique dualiste, accommodant corps et âme. William Paley, l’auteur de la Théologie naturelle (1802), texte de référence du créationnisme fixiste, comparait les animaux à des montres, comme elles complexes et fonctionnelles, pour mieux convaincre en retour que les organismes ne pouvaient qu’être conçus par un horloger divin. Cette sous-détermination du concept de vivant-machine autorise donc bien des ambiguïtés. André Pichot fait ainsi remarquer qu’il peut y avoir, par exemple au sortir du XVIIIe siècle, plus de magie et moins de science dans certaines descriptions « machinistes » du vivant (car elles peuvent présupposer un concepteur divin), que dans certaines approches rétrospectivement jugées « vitalistes » et par conséquent discréditées aujourd’hui, où, après examen approfondi, la « force vitale » n’est en fait qu’une boîte noire résultant de l’absence de connaissances suffisantes en chimie, mais ne faisant pas appel au surnaturel (Pichot, 2011). Cette vision du vivant-machine est actuellement poussée dans ses retranchements les plus extrêmes par la biologie de synthèse. Nous avons déjà abordé la branche la plus exploratoire de cette discipline, dans laquelle nous avons trouvé tant d’arguments à l’appui d’un vivant continu, sans frontières, tant d’indices de son socle infravivant. Mais comme on l’a dit, la biologie de synthèse se voulait plus largement, au début des années 2000, l’outil par lequel on pourrait enfin soulever le capot du vivant et en modifier rationnellement les composants, avec bien plus d’efficacité que les méthodes décrétées plus ou moins aveugles et besogneuses de sélection naturelle, soumises qu’elles étaient à l’aléa des mutations et aux dynamiques darwiniennes. Témoignage de cet air du temps, on allait même alors jusqu’à se demander ironiquement si les biologistes, avec tout ce qu’ils avaient accumulé de connaissances descriptives, seraient capables de comprendre et réparer ne serait-ce qu’une simple radio (Lazebnik, 2002). La biologie de synthèse porte donc en son cœur une vision extrêmement normative et modulaire du vivant, et manie avec une naïveté mais aussi une servilité parfois confondante le lexique de la machinisation, en particulier pour présenter les résultats de modifications massives du génome d’organismes en vue de leur faire produire des composés exotiques commercialisables. Cette situation s’explique en partie parce que nombre de biologistes de synthèse viennent du monde de l’informatique ou de l’ingénierie électronique, dont ils importent, parfois sans grand effort de problématisation interdisciplinaire, les schémas hyperlogiques.

Ordre et ingénierie, une rationalité située Il faut cependant reconnaître que la biologie n’a pas attendu d’être de synthèse pour être largement imprégnée de ce vocabulaire-là. À bien des égards, la biologie de synthèse est la fille de la biologie moléculaire, qui a décollé dans les années 1950. Et celle-ci a des liens de cousinage étroit avec l’informatique naissante de ce temps : les deux disciplines, d’ailleurs initialement soutenues par les mêmes lignes de crédit du département à l’Énergie états-unien, ne cesseront de s’alimenter (Kay, 2000). Avant d’en critiquer les dérives, convenons que la relation particulière entre l’informatique et la biologie n’est pas fortuite, et s’appuie sur des fondements épistémologiques respectables : Daniel Andler remarque fort à propos que l’ordinateur n’est pas qu’une machine à calcul perfectionnée, mais qu’il résulte historiquement, d’« une réflexion hautement théorique sur la pensée. […] Il s’agissait de fabriquer une machine à calculer, mais pour qu’elle calcule vraiment bien, ce qui ne veut pas dire principalement vite […] [Dans ce but, Alan Turing, mathématicien pionnier de l’informatique] eut recours au seul modèle disponible, l’homme lui-même en tant que calculateur. La machine abstraite qu’il conçut était un modèle […] dont les caractéristiques étaient reprises une à une du calculateur humain » (Andler et al., 2002, p. 281 et sq.). C’est d’ailleurs dès cette époque que les premiers réseaux de neurones artificiels sont modélisés par des mathématiciens, neurones qui y sont supposés être des entités élémentaires intégrant de l’information logique (McCulloch et Pitts, 1943). Ils nourriront sans surprise les travaux des premiers informaticiens. Philipe Breton (1995) a lui aussi défriché cette histoire-là, et montré comment les trois pionniers de l’informatique, Wiener, von Neuman et Turing, avaient en effet pensé l’ordinateur comme un cerveau mécanique. Von Neuman, en particulier, cherchait à « comprendre le fonctionnement de l’intelligence et […] le transférer dans différents matériaux ». Le vivant fascine donc l’informatique naissante, créant un terrain propice pour qu’au cours des années 1950 la biologie moléculaire importe le langage de l’informatique et utilise sans réserve les notions d’information, de communication, de code, de programme, en particulier à propos de la génétique moléculaire, qui est son vaisseau amiral. En retour, Alan

Turing prolongera son travail théorique en s’intéressant aux formes et aux motifs des êtres vivants (Turing, 1952). La biologie moléculaire importe aussi les concepts de la cybernétique du mathématicien Norbert Wiener, et notamment la notion centrale de boucle de rétroaction présente dans son essai inaugural La Cybernétique ou Le Contrôle et la Communication dans l’animal et la machine en 1948 (même si, curieusement, l’édition française substitue le terme « vivant » au terme « animal » du titre original). Par conséquent, qui se replonge dans les textes fondateurs de la biologie moléculaire peut avoir la quasi-certitude d’y trouver une référence à l’informatique, et à la défense et illustration du vivant comme un ordre machinique particulier dont il faut comprendre les régularités. En 1969, André Lwoff décrit ainsi le fonctionnement d’une cellule en des termes définitifs : « La cellule est une usine. Elle doit synthétiser tous les matériaux en quantité et en proportions convenables. La production en excès est un gaspillage, et tout gaspillage diminue les chances dans la lutte pour la survie […] Un déséquilibre conduit à la maladie de la cellule, voire même à sa mort. » (Lwoff, 1969). Ainsi, dans ce cadre de pensée, la sélection naturelle aboutit nécessairement à favoriser la précision des régulations car s’en détacher c’est se mettre en péril : « La liberté moléculaire est une catastrophe. » Jacques Monod, dans Le Hasard et la Nécessité, décrit les êtres vivants comme des « machines chimiques » et qualifie la production de protéines de « mécanique microscopique de précision qui [lui] confère […] une remarquable fidélité » (Monod, 1970). François Jacob, le troisième corécipiendaire du prix Nobel de physiologie en 1965 (avec André Lwoff et Jacques Monod), écrit dans La Logique du vivant (1970) que « tout invite à assimiler la logique de l’hérédité à celle d’une calculatrice [c’est-à-dire un ordinateur]. Rarement modèle imposé par une époque aura trouvé une application plus fidèle ». Et l’on pourrait multiplier à foison les lieux communs qui confirment ce Zeitgeist technologique. La pensée de ces pionniers de la biologie moderne était bien sûr plus complexe que ce réductionnisme extrême, mais l’influence de ces représentations se ressent depuis lors dans la banalisation de formules comme le génie génétique ou l’ingénierie du vivant, pour reprendre le titre d’un ouvrage de François Gros (1990). Il y utilise cette dernière expression comme un quasi synonyme de « biotechnologie », pour laquelle il retient une définition révélatrice : « l’utilisation des organismes, systèmes et procédés biologiques pour les activités industrielles manufacturières et de services ». Sont ici liées de manière indissoluble la description machinique du vivant et ses applications. Or, un peu de recul nous fera mettre cette vision en perspective. On peut ici remonter aux écrits du biologiste Jacques Loeb, que son biographe Philip Pauly (1987) consacre justement comme le fondateur de l’ingénierie du vivant et qui, dès 1905, annonçait qu’il était « possible de mettre les phénomènes vivants sous contrôle, contrôle qui est le seul et unique but de la biologie ». L’épistémologue Ute Deichmann a décrit (2010) comment cette approche d’ingenierie de Loeb préfigurait avec un siècle d’avance le lexique en biologie de synthèse, tout en soulignant combien il se désintéressait au final des problèmes théoriques comme l’évolution, la nature du vivant, les causes de l’organisation biologique, qui lui apparaissaient comme des

distractions de son objectif premier : le contrôle du vivant. Similairement, le terme de biotechnologie est lui aussi vieux d’un siècle, puisqu’il a été forgé en 1919 par un ingénieur agricole hongrois, Károly Ereky, dans le titre d’un livre sur les promesses de l’élevage à grande échelle et les moyens techniques d’y parvenir. L’ingénierie du vivant et les biotechnologies ne sont pas des termes neutres. Ce sont des approches qui, dès l’origine, ont entretenu un rapport ambigu avec la compréhension fondamentale du vivant : décomplexées avec leur instrumentalisation, tout en contribuant significativement à légitimer la métaphore du vivantmachine, non pas tant pour sa pertinence, que par les ambitions qu’elles avaient de le régir. À propos de la genèse entre informatique et biologie, on peut faire une dernière remarque concernant son contexte historique, celui des États-Unis de la guerre froide. En 1961, lorsque la conquête et même la colonisation spatiale étaient d’autant plus prises au sérieux que chacun des deux blocs soviétique et occidental se méfiait des projets de l’autre, l’ingénieur aéronautique états-unien Dandridge Cole avait réfléchi à l’organisation sociale que pourraient prendre les colonies d’humains embarqués vers les étoiles. Il avait pour cela forgé le concept de macrolife (Cole indique lui-même qu’on peut aussi le retrouver esquissé chez Isaac Asimov), pour exprimer qu’une nouvelle étape dans le vivant serait franchie quand une société, ici contrainte comme jamais par le confinement inédit d’une arche de Noé interstellaire, serait tenue, pour assurer sa survie, de développer des modalités de relations humaines ultra-rationnelles. Ces relations devraient être policées à l’extrême, exclure les déviances ou les révoltes, autoriser le contrôle autoritaire des naissances, de sorte qu’elles finiraient par ressembler à ce qu’on pensait alors être le fonctionnement ultra-régulé d’un organisme ou d’une machine, et ainsi créer une nouvelle transition biologique (Cole, 1961). Qu’un tel avenir puisse alors être revendiqué, susciter l’enthousiasme et non pas l’effroi semble à rapprocher de ce que qui a été dépeint, justement pendant cette période de guerre froide, comme une tentative très particulière et une utopie somme toute assez inquiétante de reconfiguration de la raison en pure rationalité (Klein et al., 2015), c’est-à-dire la réduction de la première à son squelette calculatoire (optimisation, modélisation, algorithmique), au détriment d’autres de ses composantes traditionnelles (la délibération, le jugement, l’imagination, la prudence face à la complexité ou à la contingence), une interprétation très orientée du rêve leibnizien de réduire la raison à un calcul. Je formule ici l’hypothèse que le vivant-machine a trouvé dans cet air du temps une occasion inespérée de se ressourcer et que nous en payons aujourd’hui encore les conséquences.

La vie de châssis Il nous faut bien alors tenter de comprendre quelles impasses la métaphore du vivantmachine fait sur le réel. C’est d’autant plus urgent que la biologie de synthèse se voit elle-même menacée d’obsolescence, au petit jeu des disciplines à la mode, par une autre extension logique du vivant-machine, le transhumanisme, que ses promoteurs présentent comme le projet d’une convergence entre l’homme et les machines, en hybridant leurs mémoires, leurs mouvements, leurs décisions, leurs calculs, et qu’ils présentent comme une nouvelle étape émancipatrice de notre espèce. On y reviendra en conclusion du prochain chapitre sur le plan éthique, mais soulignons-en seulement une ambiguïté épistémologique majeure : outre que ce discours souvent technolâtre de surface masque une entreprise idéologique de construction d’une société inégalitaire promue par les oligarques libertariens, il repose sur des présupposés réductionnistes dont le simplisme laisse perplexe. Prétendre que la mémoire d’un humain et celle d’un disque dur sont, au-delà d’un jeu sur les mots, de nature commune, prêterait seulement à sourire avec un peu de gêne, si ce type de proclamation ne permettait pas de lever des fonds qui se comptent en milliards de dollars. Mais cela nous exonérerait surtout, nous les biologistes, d’un effort de vérité et de critique sur notre complaisance coupable pour cette métaphore du vivant-machine, et sur notre propension à l’esquive quand, plutôt que de chercher ce que le vivant a de propre, nous le réduisons à ce qu’il a de commun avec les machines inertes. Cela peut notamment s’illustrer à travers les travaux de réduction des génomes et de la sémantique qui leur est associée. On a vu au chapitre précédent à quel point de non-retour conduisait la course au génome minimal : en constatant dans le monde naturel que des infravies pouvaient posséder un nombre de gènes pour ainsi dire nul, l’existence même de seuil, de minimalité, ne peut qu’être remise en cause. Paradoxalement, cette course est pourtant encore à l’ordre du jour, comme en témoignent certains travaux de Craig Venter, que nous allons examiner pour comprendre ce qu’ils nous disent de l’impensé machiniste du vivant. Ce biologiste est bien connu de la profession pour ses travaux souvent retentissants et plus encore son habileté à les promouvoir. Il entra en

compétition, dans les années 1990, en entrepreneur privé, avec le consortium international chargé de séquencer le génome humain (c’est-à-dire de décrypter de la première à la dernière des trois milliards de paires de bases du génome d’un individu de notre espèce). Il fut aussi, entre autres, l’une des figures de proue de la recherche en métagénomique, c’est-à-dire le séquençage brut de fragments d’ADN recueillis dans des milieux complexes ou peu connus (la flore intestinale, les sols, les océans), pour en révéler le degré de diversité génétique, sans passer par l’étape préalable de la caractérisation des espèces de micro-organismes présentes. Dans la lignée de ces projets spectaculaires, il ne fut pas étonnant de le retrouver à la pointe des équipes cherchant à « créer de la vie en laboratoire », expression dont le lecteur voit bien désormais toutes les limites. Mais là où certains, que nous avons croisés, prennent le problème à la racine, en cherchant à fabriquer des protocellules toujours plus autonomes, Craig Venter choisit une approche différente. Elle consiste à simplifier à l’extrême, en les réduisant, des génomes bactériens pour ne conserver que les gènes indispensables à leur survie, et qui constitueraient le lot minimum nécessaire. Dès 1999, son équipe proposait l’une des premières estimations expérimentales de ce minimum, à partir d’un mycoplasme, bactérie notoirement connue pour son petit génome. En parallèle, elle a développé un savoir-faire de pointe en transplantation de génome (c’est-à-dire l’opération de remplacement du génome d’une bactérie par celui d’une autre espèce), et en synthèse génomique, c’est-à-dire la fabrication chimique des portions de génomes qui, en s’associant, en reconstituent un entièrement. En combinant ces techniques, Venter parvint en 2010 à synthétiser entièrement un génome, inspiré d’un mycoplasme simplifié, et à le transplanter dans une bactérie fonctionnelle d’une espèce devenant alors inédite. La publication scientifique (Gibson et al., 2010) fut accompagnée d’une conférence de presse mémorable, où il annonça sans nuance avoir pour la première fois fabriqué une « cellule synthétique ». Soit, peu ou prou, le Graal de toute la communauté des biologistes de synthèse. La presse en fit grand bruit mais la communauté des biologistes, sans minimiser la prouesse, resta plus mesurée pour plusieurs raisons : la bactérie receveuse étant bien vivante initialement, le génome implanté n’était pas si nouveau, la taille de celui-ci n’était pas minimale quoique très réduite (et fut encore simplifiée en 2016, à 473 gènes). En résumé, les seuils de la « vie de laboratoire » et de la « vie minimale » pouvaient attendre… Pourquoi alors revenir sur ces travaux, dans cette réflexion sur le vivant-machine ? Parce que leur sous-texte est au cœur de l’enjeu ici débattu. Leur finalité, en effet, est double. La première, fondamentale, nous n’y reviendrons pas tant nous espérons avoir déjà convaincu qu’elle est critiquable, est cette illusoire quête de seuils. La seconde, appliquée, est de proposer ce qu’il est désormais devenu commun d’appeler un châssis génomique, c’est-à-dire un génome bactérien réduit à l’essentiel sur lequel on pourrait, à la demande, greffer des modules génétiques complémentaires en vue de tâches précises. Or, cela est le vivant-machine dans son sens le plus pur. Il s’agit ici de concevoir un vivant par défaut, qui serait pilotable en fonction d’objectifs précis, tels que la production de molécules complexes, de composés thérapeutiques, d’agents

dépolluants, entre autres nombreuses possibilités. Ce châssis révèle que la cellule est vue comme un petit moteur, qu’on peut faire monter en gamme en fonction des besoins. L’idée complémentaire de la modularité des pièces qu’on peut ajouter à ce mécanisme élémentaire, qui rappelle d’ailleurs immédiatement l’idée des périphériques servant à augmenter les capacités d’un ordinateur, pousse toujours plus loin cette annexion lexicale du vivant par la machine. Or ce concept de modularité, si banal en ingénierie électronique, irrigue la biologie de synthèse au sens large, et même la biologie en général. Cela est particulièrement repérable dans un concours international au nom évocateur : iGEM (Igem.org), pour International Genetically Engineered Machines, qui est l’une des principales vitrines publiques de la biologie de synthèse. Cette compétition, par ailleurs très formatrice, entre équipes d’étudiants inventifs du monde entier, propice à des innovations pédagogiques variées et bienvenues, repose néanmoins de manière problématique sur le vivant-machine, qui se manifeste très concrètement par un système de mise à disposition de modules biologiques standardisés (le Registry of Standardized Biological Parts), qui sont des séquences de petits réseaux génétiques pouvant être insérés tels quels, ou combinés, dans une bactérie ou une levure, pour leur ajouter une fonction. La métaphore est portée à son paroxysme, en complète compatibilité avec celle du châssis moléculaire : le vivant est machine, le vivant est modulaire et même, il est standardisé, comme tout bon produit d’une ligne de montage industrielle. Et ainsi semble se parachever le rêve déroutant d’un vivant docile, usinable, reconfigurable, débité en unités fonctionnelles et logiques, modulables en fonction des besoins, et dans le même temps accessible à tous les appétits de profitabilité, moyennant quelques marges tolérées par le système économique comme l’open access et le do-it-yourself. Avec cet horizon, les bénéficiaires de ce meilleur des mondes bio-industriel peuvent dormir sur leurs deux oreilles. Il sera temps de porter un regard sans complaisance, au chapitre suivant, sur les valeurs qui sont véhiculées par ce type de représentations, car sous leur aspect technique, elles ne sont que très superficiellement neutres et embarquent en fait une charge idéologique dont on pressent ici les contours. Mais en dehors de cet aspect, pourquoi les considérer comme intrinsèquement problématiques ? Après tout, il est déjà possible de faire synthétiser quelques composés complexes inédits à des levures ou à des bactéries (substance antipaludéenne, opiacée, hormone stéroïde), et, après un acharnement et des mises au point substantielles, certains sont désormais sur le marché. Les équipes d’iGEM apportent chaque année des indices expérimentaux renforçant l’idée que ces micro-organismes modifiés par design rationnel pourraient accomplir toutes sortes de fonctions utiles ou ludiques. Les organismes simplifiés de Craig Venter pourront peut-être à terme servir de plate-forme de production de molécules d’intérêt, voire les véhiculer et les délivrer à des cellules cibles. À bien des égards, la métaphore du vivant-machine semble donc trouver ici des justifications pragmatiques convergentes. Mais cette métaphore est un colosse aux pieds d’argile, ses fragilités sont multiples, et ce sont les recherches en biologie qui le démontrent elles-mêmes. On pourrait commencer par souligner que ces quelques exemples de

réussites expérimentales ponctuelles, même spectaculaires, ne fondent pas une théorie. Mais reconnaissons que cette réserve de principe se pose à la plupart des démonstrations en biologie : les généralités y sont rares, et le raisonnement par induction autorise de partir de l’observation de faits particuliers pour établir des lois plus générales. En revanche, d’autres approximations méritent une critique plus résolue. En premier lieu, la vision du vivant-machine fait abstraction du fait que chacun des supposés rouages du système est en interaction avec un réseau dense et distribué d’autres rouages. En effet les gènes, puisque ce sont eux dont il s’agit principalement, n’agissent que très rarement de manière indépendante les uns des autres. Dans l’écrasante majorité des cas, ils s’influencent mutuellement en cascade d’activations ou de répression, et ont un effet indirect sur leur propre degré d’expression. Ces réseaux peuvent être constitués de quelques gènes, mais ils peuvent aussi être très larges, car de proche en proche, une perturbation apportée sur l’un peut avoir des conséquences sur l’ensemble du réseau global qu’est un génome, et donc sur la cellule, voire l’organisme qui le possède. C’est un point qui les différencie très concrètement d’une machine, même très sophistiquée, dont les pièces élémentaires physiques ne rentrent pas dans ce type de relation distribuée. Et c’est naturellement une raison pour laquelle le réductionnisme méthodologique, qui fonde la biologie moléculaire et la biologie de synthèse, ne se justifie que très mal, et doit être compris au mieux comme une approximation très grossière de la réalité biologique. S’il est en effet souvent nécessaire de décomposer un problème compliqué en plusieurs questions simples, cela n’autorise pas pour autant à en déduire que la somme des réponses aux secondes sera une solution adéquate au premier. Le réductionnisme méthodologique n’implique pas le réductionnisme ontologique, et encore moins le déterminisme qui en découle. On a déjà évoqué cette ambiguïté concernant la recherche sur les protocellules, mais c’est ici très précisément ce que suppose par défaut la modularité que l’on prête au vivant, et qui est l’architecture intellectuelle des projets iGEM, ou le sous-entendu implicite derrière l’idée qu’une cellule simplifiée puisse être un châssis à compléter.

Le vivant, la fonction et l’Univers Le refus du réductionnisme prend souvent la forme d’une approche concurrente, dite holiste ou organiciste, pour qui, selon l’expression consacrée, « le tout est plus que la somme des parties ». Nous avions déjà croisé cette approche dans le cadre de la définition du vivant. Ses partisans estiment généralement que la complexité intrinsèque à la biologie est la principale raison de s’opposer à sa réduction mécanistique. Il existerait, même dans les organismes les plus simples, une complexité propre qui serait un défi à l’analyse scientifique, celle qui faisait dire à Emmanuel Kant, dans la Critique de la faculté de juger, que nous n’avions pas encore le « Newton du brin d’herbe ». En effet, selon cette école, l’originalité du vivant se retrouve, par exemple, dans l’intégration apparente de plusieurs niveaux, des molécules aux organismes, et même aux populations et écosystèmes. Les effets systémiques des transitions physiologiques (et évolutives) d’un niveau à l’autre expliquent en grande partie la difficulté à comprendre l’ensemble en le réduisant en briques (approche top-down), ou en se servant de ces briques pour le recréer (approche bottom-up) : une complexité biologique propre existerait donc. Certes, nous avons déjà critiqué cette affirmation, mais cette complexité biologique peut également être entendue comme le fruit du fonctionnement finalitaire, aussi appelé téléonomique, des organismes vivants, et qui repose sur les boucles de rétroaction décrites par la cybernétique. Au crédit du holisme, reconnaissons le caractère potentiellement décisif de cette téléonomie. Selon toutes les apparences, le vivant semble objectivement inventer rien de moins que la notion de fonction dans l’Univers. Pensons à un tunnel creusé par la lave sur n’importe quelle planète de n’importe quelle galaxie : personne ne prétendra que la fonction de ce tunnel est de faire circuler la lave. Il sera juste compris comme la conséquence d’un événement physique. La lave l’a creusé une fois, il existe désormais, elle y circulera peut être à nouveau, ou pas : il n’y a point de fonction dans tout cela. Avec le vivant, une inversion de causalité semble flagrante : on peut raisonnablement dire que la fonction d’un vaisseau sanguin est de faire circuler le sang. Tout indique que les organes existent car il existe une fonction qu’ils sont évolutivement appelés à

remplir. En ce sens, le vivant crée donc bien la notion même de fonction. Sur cette base, le vivant-machine peut-être critiqué puisque les machines n’ont pas de finalité intrinsèque : elles sont conçues, fabriquées de l’extérieur et si leurs parties ont des fonctions, ce n’est qu’en tant qu’elles sont une extension matérielle d’une décision humaine, donc vivante, de les agencer à ces fins. Cette critique, que porte par exemple Daniel Nicholson (2013) dans un article sur les différences ontologiques entre vivant et machine, est très forte. Elle reste néanmoins tributaire d’une vision du vivant qui repose sur son efficacité, et donc en dernier ressort sur son organisation. Or d’une part, un organisme vivant ne peut pas se résumer à son organisation : ce sont aussi des réactions parasites, de cellules pas toujours coordonnées, des organes qui ne fonctionnent pas toujours bien. Peu finalitaires, s’éloigneraient-ils alors de leur qualité de vivant pour autant ? On voit bien ce que cela peut avoir d’absurde. Par ailleurs, la téléonomie est un récit qui ne doit pas nous aveugler. Vu dans son ensemble, un organisme fonctionne certes de manière finalitaire, mais à deux nuances de taille près. La première, c’est que l’autonomie des vivants à maintenir leur structure propre, leur finalité intrinsèque, ne prend pas en compte leur rapport permanent avec leur environnement, et avec les contraintes externes qui peuvent aussi concourir à la finalité observée : la téléonomie n’est donc pas qu’une question interne à l’organisme, un principe intérieur secret. La seconde nuance qui jette le trouble sur la notion de téléonomie, c’est son évanescence : plus on zoomera, plus on constatera que cette téléonomie repose sur des réactions élémentaires qui n’ont rien, elles, de téléonomiques. Il y a apparence de téléonomie parce qu’il y a, à chaque génération, la sélection naturelle qui tranche et retient des solutions sous la forme de structures qui, déployées à la génération suivante, semblent précéder dans l’existence les besoins auxquelles elles répondent. La téléonomie n’est en dernière analyse que le récit rétrospectif de ce qui fonctionne et a été retenu évolutivement, et qui contribue donc par construction à renforcer l’impression que les effets agissent rétroactivement sur les causes. Or, cette rétroactivité est trop souvent prise au pied de la lettre. Si Ilya Prigogine proposa, avec Isabelle Stengers, de décrire les systèmes vivants comme des structures dissipatives (1979), c’est parce que selon eux, ils ressortent d’une thermodynamique non linéaire, pour la seule raison que les équations qui en décrivent les échanges moléculaires doivent précisément prendre en compte les rétroactions. L’objectif de ces auteurs, soulignons-le, était de comprendre comment le vivant pouvait être caractérisé par une « activité chimique hautement coordonnée, tant du point de vue de la coordination des différentes vitesses de réaction que de leur organisation dans la cellule ». C’était donc bien encore l’ordre qui était perçu comme la caractéristique principale du vivant (une idée reçue que la prochaine section abordera). Mais on pourrait objecter qu’en fondant leur raisonnement sur la rétroaction entendue comme un fait objectif, ils encourent le risque de confondre un fait avec la reconstitution a posteriori de celui-ci. Car n’en déplaise aux cybernéticiens, les effets élémentaires d’une cause élémentaire n’agissent en retour sur cette cause pas plus en biologie qu’ailleurs. Il peuvent agir sur une situation qui, certes, ressemble à cette cause, transposée quelques instants plus tard, mais cela est différent : la ressemblance,

même extrême, entre deux situations, n’est pas l’identité entre elles. Seul un choix de narration transforme ces enchaînements linéaires en « cycles », et ce terme dissimule le fait que l’Univers a changé entre les deux instants, et donc l’environnement du système aussi, et que, par conséquent, chaque prétendu cycle est inéluctablement différent du précédent, même imperceptiblement. Ainsi, parler de « cycle », c’est faire le choix subjectif et partiel de ne considérer en celui-ci que ce qui le rapproche du précédent, et pas ce qui l’en distingue et fait son originalité. Si la téléonomie est ce château de sable, il n’est peut-être pas raisonnable de s’appuyer excessivement sur elle pour comprendre le propre du vivant. Il s’ensuit que la complexité et la téléonomie, bien qu’étant des aiguillons bienvenus pour illustrer plusieurs impasses du déterminisme biologique, ne sont pas plus discriminantes, pour trouver les spécificités de la vie biologique, que ne le sont ceux des discours fondées sur le présupposé d’une possible ingénierie mécanique. Le holisme (certes ici brossé à gros traits) ne semble donc pas permettre de désincarcérer le vivant de la machine.

La ruée vers l’ordre L’autre critique forte portée contre le réductionnisme et le déterminisme concerne leur rapport à la notion d’ordre. Le nom même des vivants, les organismes, les êtres organisés, dit bien l’importance que nous accordons à cet ordre, et comment il oriente notre vision de la vie. Il existe indéniablement un ordre biologique, au sens où il existe des structures particulières propres au vivant, des architectures, des réseaux de relations, et un des rôles du biologiste est précisément de comprendre ces particularités. Mais ce qui définit implicitement le déterminisme biologique, c’est de considérer cet ordre comme l’état par défaut d’une cellule ou d’un organisme. Les citations de Jacob, Monod et Lwoff vues précédemment en sont l’illustration canonique, tout comme celle de Claude Bernard. L’accent qu’elles mettent sur la précision des vivants est l’une des clés déjà évoquées de la logique déterministe. Comprendre le vivant revient dans ce cadre à comprendre le maintien de l’ordre dans les organismes (sa structure, son homéostasie par exemple), ordre qu’on suppose reposer lui-même sur l’ordre et la coordination des niveaux inférieurs, cellulaires et moléculaires. Le lien est fait entre ces niveaux par l’hypothèse que le fonctionnement des gènes lui-même est régi par une régulation fine. Chaque gène est sous le contrôle d’un autre, déplaçant chaque fois plus en amont l’explication de l’origine de l’ordre : comme dans une société dystopique de surveillance généralisée, chaque contrôleur est lui-même contrôlé, de sorte qu’au final, par reductio ad infinitum, l’explanandum (quelle est l’origine de l’ordre ?) devient l’explanans (l’origine de l’ordre est un ordre préexistant), et la synthèse de toutes les connaissances locales aboutit globalement à une tautologie monumentale. Les biologistes de synthèse portent bien souvent cette idée reçue aux nues, puisque le mantra de Richard Feynman, « ce que je ne peux pas créer, je ne peux pas le comprendre », qu’ils citent si souvent, signifie pour eux qu’on ne peut comprendre la vie qu’en la transformant. Or cela implique un respect déférent pour l’idée de l’ordre comme état par défaut, car c’est en provoquant des perturbations expérimentales de cet ordre que l’on pourrait selon eux en révéler la nature dans les machines vivantes. Une critique radicale de cette

conséquence du déterminisme biologique, et en particulier du déterminisme génétique, doit être distincte des approches holistes précédemment évoquées. En effet, comme on l’a vu, ces dernières, en invoquant la complexité, acceptent tacitement l’idée que le vivant repose sur une forme avancée de sophistication et donc sur un ordre principiel. À ces fins, il est possible d’expliquer l’ordre du vivant sur la base d’un désordre élémentaire par une approche dite probabiliste, alternative au holisme ou au déterminisme. Cette approche s’ancre en partie dans de nombreuses observations expérimentales qui en ont confirmé les prédictions théoriques, et qui révèlent en particulier que le fonctionnement des cellules n’est que très superficiellement « ordonné ». Ainsi, quand on observe une par une des cellules génétiquement identiques d’un même organe ou d’un même tissu, ce qui n’est possible que depuis moins d’une vingtaine d’années, on s’aperçoit qu’elles expriment en fait des combinaisons de gènes parfois si disparates que l’idée même d’un programme génétique qui ferait réagir toutes les petites cellulesordinateurs de manière homogène à un même signal externe est battue en brèche. Ces observations, qui sont faites des bactéries aux organismes multicellulaires comme les nôtres, incitent à prendre au sérieux l’option voulant que le désordre, ou le hasard élémentaire, n’est pas un phénomène parasite dans le vivant, mais au contraire, un paramètre biologique nécessaire pour lui conférer une souplesse, une réactivité, une adaptabilité à court terme. Ce désordre s’explique en outre par des phénomènes très concrets, comme, entre autres, l’expression aléatoire des gènes, la très grande connectivité des réseaux protéiques, des effets d’échantillonnage ou de compétition locale pour des molécules-clés présentes en petit nombre, des effets de topologie génomique, l’encombrement macromoléculaire et le désordre structurel intrinsèque de nombreuses protéines (Kupiec, 1983, 2008 ; Heams, 2004 , 2014). Plutôt que de courir après une ingénierie reposant sur la précision absolue des régulations, l’une des grandes tâches de la biologie expérimentale contemporaine devrait être de tenter de caractériser scrupuleusement les conditions dans lesquelles ce désordre élémentaire peut conférer une capacité exploratoire aux cellules, et dans quelles mesures des contraintes peuvent en limiter les effets, ce qui permettrait alors de produire une théorie renouvelée de la biologie. Celle-ci, en effet, se passerait enfin d’une hypothèse aussi dépassée et superflue que celle du programme (étymologiquement : écrit à l’avance) génétique, qu’elle tente malheureusement trop souvent de sauver par des arguties qui confinent au jeu rhétorique, en évoquant des programmes souples, ou distribués, ou reprogrammables, ce qui permet de dire à peu près tout et son contraire et menace la cohérence même de la discipline. On voit aisément à quel point le vivant-machine est dépassé car décorrélé de ces perspectives de renouvellement, et l’on entrevoit peut-être aussi qu’une théorie infravivante de la biologie peut au contraire les accompagner. Pour éviter toute caricature, il convient de signaler que, confrontés aux preuves expérimentales du désordre moléculaire, nombre de biologistes de synthèse issus de l’ingénierie électronique accordent une place de plus en plus importante à ce qu’ils appellent souvent le « bruit de fond » dans leurs formalisations mécanistico-biologiques (Bandiera et al., 2016). C’est certes reconnaître le

fonctionnement particulier du vivant mais, en le qualifiant de la sorte, ils confirment la pesanteur écrasante de la biologie de l’ordre, car ils n’acceptent le désordre que comme un élément perturbateur, voire comme une faiblesse de l’organisation biologique à laquelle un peu de design rationnel, reposant sur des circuits logiques, pourrait remédier. On se plaît à penser que, parce que la communauté des biologistes de synthèse est plurielle, à la fois celle des logiciens du vivant et celle des concepteurs de protocellules hybrides, et parce qu’elle sait manifester sa créativité conceptuelle, alors elle pourrait être sensible à une vision qui transformerait le rôle du désordre moléculaire et le replacerait dans le contexte plus large d’un vivant exploratoire, ouvert, surprenant, rebelle aux cloisonnements, c’est-à-dire la piste infravivante, plutôt que de vouloir le faire rentrer au chausse-pied dans les catégories éculées de la production manufacturière ou du calcul digital. Cela est d’autant plus nécessaire et peut-être aussi plus courageux que le vivant-digital est devenu le lieu commun décrit précédemment. On peut, par exemple, lire indifféremment qu’une cellule a été utilisée comme un petit ordinateur, ou qu’un ordinateur a simulé intégralement une cellule, semblant achever les noces de l’un avec l’autre. On a vu les génomes comparés à des systèmes d’exploitation (Gibson, 2014), des bactéries comparées à de petits ordinateurs capables d’en fabriquer d’autres (Danchin, 2009). On constate que faute d’un effort de conception théorique qui ne peut pas se résumer à de la fascination pour des ressemblances séduisantes, le péril est grand que la biologie ne devienne une narration creuse, acceptant toutes les contradictions internes qui la mineront inévitablement de l’intérieur. C’est pour cela que les quelques exemples de succès en ingénierie biologique ne peuvent être grand-chose de plus que les symptômes d’un discours peu vertébré, précisément parce qu’ils sont délivrés dans un contexte théorique déficient et atomisé, où le vivant ne saurait être qu’une collection de machines, où ces nouvelles entités existent au côté des précédentes, sans rien pouvoir dire de ce que toutes ces machines vivantes auraient de propre. Car, quelles que soient les performances que ces dernières accomplissent, elles ne disent rien sur le vivant en général. La transformation dont elles résultent ne permet pas de le comprendre. Le mantra de Feynman perd alors tout son sens. Ce péril se mesure aussi quand on constate qu’un autre aspect du déterminisme génétique est son utilisation immodérée du concept d’information, dont on a vu l’origine dans la naissance conjointe de la biologie moléculaire et de l’informatique. Il ne s’agit pas de dénigrer toute utilisation du vocabulaire informationnel en biologie (Dessalles et al., 2016) qui peut avoir son utilité, par exemple en génétique, pour qualifier et quantifier les ressemblances entre individus apparentés. Par extension l’ADN, qui véhicule matériellement, d’une génération à l’autre, la composante héréditaire de ces ressemblances, peut être qualifié, dans un contexte bien circonscrit, d’ensemble de données de nature informationnelle. Mais il y a un fossé entre une utilisation pragmatique de ce champ lexical et sa généralisation comme l’alpha et l’oméga de la biologie. Or, le discours déterministe de la biologie moléculaire, qui consiste explicitement à

mettre le génome au centre du vivant, surinvestit cette généralisation. Considérer le vivant comme la simple manifestation matérielle et formelle d’une information immatérielle ouvre la porte à toutes sortes d’obstacles épistémologiques. Songeons, par exemple, à ces formules qui font des molécules supposées informationnelles (l’ADN, en l’occurrence) le « cœur du vivant », voire notre « patrimoine » ou notre « identité » génétique. Cette mise sur un piédestal leur confère une dimension organisatrice, centralisatrice, et presque magique. Or le vivant n’a pas de centralité, et l’ADN n’est pas plus à l’origine des protéines qu’il n’en est aussi le produit puisque celles-ci le réparent, le dupliquent, le répartissent. L’approche informationnelle peut ainsi biaiser notre regard sur le vivant, et de plusieurs autres manières : elle nous contraint, par exemple, à ne voir dans les échanges moléculaires entre cellules que des « signaux » et ainsi nous détourne d’autres interprétations biologiques possibles, plus économes en hypothèses, comme celles qui feraient de ces molécules des composants du métabolisme cellulaire, et seraient analysables en termes de consommation plutôt que de communication. Enfin, la biologie de l’information commande de concevoir les coordinations entre cellules et organes au sein d’un organisme sous l’angle restreint de l’obéissance locale et globale à un plan d’ensemble, voire du sacrifice de la partie pour le tout. Encore une fois, qu’il existe un équilibre dynamique au sein d’un organisme n’est pas douteux, mais cela n’implique pas forcément que celui-ci ait la nature d’un programme informatique. La biologie de l’évolution et l’écologie nous ont appris que de tels équilibres, et des régularités, peuvent être observés dans des populations naturelles sans justement qu’un grand ordonnateur soit à l’œuvre. Il est donc nécessaire de se demander dans quelle mesure des effets similaires ne pourraient pas, par défaut, expliquer au moins une partie des équilibres constatés dans les organismes, et permettraient ainsi de se passer d’hypothèses superflues. Or, le vivantmachine et en particulier le vivant-ordinateur font litière de ces hypothèses raisonnables. Le fait que l’on puisse modéliser des cellules entières, et des réseaux de neurones biologiques de plus en plus denses grâce à du calcul informatique, est si fascinant que l’on s’autorise à tort à en inférer que le vivant est réductible à du calcul, même complexe. Et de cet avant-poste théorique, toutes les excursions vers l’horizon du transhumanisme deviendraient alors plausibles : pourquoi pas la fusion entre le vivant et les machines, pourquoi pas des transferts mémoriels de l’un vers les autres, et donc l’immortalité de l’esprit, pourquoi pas une intelligence artificielle, pourquoi pas la reconstruction entière de génomes-logiciels à la base d’espèces inédites, pourquoi pas, en un mot, l’homme augmenté ? Ainsi posées, ces questions semblent nous dire que ces étapes sont inéluctables à terme, retardées éventuellement par de fragiles barrières éthiques. Elles installent leurs promoteurs dans une position de pouvoir. Mais il s’agit d’un jeu de dupes, car ce qui n’est plus questionné, c’est précisément leurs fondements, qui reposent sur l’idée que le vivant soit assimilable à du calcul. Or, si puissant qu’un calcul puisse être, il ne décrira jamais avec pertinence des systèmes biologiques qui ne fonctionnent pas sur des relations logiques. Un ordinateur peut bien sûr battre un champion de go ou d’échecs, mais au prix d’une quantité phénoménale de calculs de coups. La révolution serait qu’il soit tout aussi infaillible mais avec la

même expérience limitée que son adversaire humain. D’ici là, pour gagner, il doit mimer un raisonnement en produisant ou apprenant des millions de parties inutiles. Cette force quantitative brute qui prend l’apparence du qualitatif est ce qu’on peut appeler un simulacre. C’est aussi pour cette raison que cet ouvrage n’aborde pas directement ces formes de « vie » très particulières que peuvent être les simulations informatiques qu’on appelle parfois les vies artificielles ou digitales. Ce n’est pas par indifférence, tant leur capacité à reproduire des formes, des structures, pourquoi pas des paysages ou des écosystèmes, atteint désormais un degré de réalisme saisissant, qui peut trouver de nombreuses applications et parfois même permettre de la prédictibilité. Mais c’est parce que ces simulations reposent sur une puissante capacité de calcul au service de relations logiques qu’elles se placent d’elles-mêmes en dehors de notre perspective, celle qui voit le vivant dans les dynamiques d’une matière qui ne calcule pas.

Le vivant, manières d’être La perspective infravivante ne viendra pas, on s’en doute, au secours de cette fausse image de la modernité qu’est la technicisation du vivant. Elle appuie au contraire sur ses points sensibles, et complète la critique probabiliste. La principale fragilité, c’est évidemment le rapport à l’ordre et à la transformation de cet ordre par défaut. Si l’on suit le point de vue infravivant, alors la question ne peut plus se poser en ces termes, et ne doit plus partir de ces hypothèses fondatrices. Certes, les organismes biologiques sont en partie de petits systèmes organisés. Mais cette dimension n’est que la partie émergée de l’iceberg du monde infravivant, et peut-être une de ses descriptions les plus pauvres, car de nombreux autres systèmes mécaniques et organisés ne sont pas vivants. Alors que les machines sont des objets finis et ordonnés auxquels on peut apporter des modifications, les êtres vivants, voire infravivants, en sont l’image à peu près inversée : ce sont des entités changeantes (en forme, en matière, en énergie), au bord du précipice. Faire l’ingénierie du vivant pour le comprendre, ce serait donc présupposer que la vie est une figure ou une structure d’ordre a priori, alors que, fondamentalement, la vie est le changement, ou plus exactement une manière particulière, au sein du monde infravivant, d’imprimer du changement à des structures et à des figures d’ordre. Rappelons que nous avons défini le monde infravivant comme une mise en mouvement adaptative de la matière, dont le monde vivant connu ne serait qu’une des extensions. En quoi cette caractérisation peut-elle, si l’on entre un peu dans le détail, nous aider à différencier ce vivant des machines ? Tout d’abord, le vivant est histoire. Les pierres, les êtres vivants et les machines faites par l’homme obéissent tous, cela va de soi, aux lois de la physique. Mais les êtres vivants le font d’une manière qui leur est propre, qui n’a rien de magique mais qui est unique en ce qu’elle résulte aussi de l’histoire de leur lignée. Une bactérie ou une cellule d’eucaryote répond à un stimulus en combinant une réaction physique immédiate et une réaction comportementale qui résulte de 3,5 milliards d’années d’évolution darwinienne dans sa lignée. Ce qui en fait une forme vivante, c’est précisément cette combinaison. Qu’une espèce évolue, par exemple, vers

plus de complexité ou vers plus de simplicité est en partie contingent et en partie adaptatif, mais toutes les formes vivantes qui parviennent à durer et à se perpétuer le font en bricolant, en agrégeant, en combinant, en recyclant, et non pas en appliquant une forme atemporelle et rationnelle de design, et encore moins en appliquant des réponses standardisées, par définition inadaptées à des environnements eux-mêmes toujours en perpétuelle évolution. L’être vivant le plus simple a donc une très grande et riche profondeur historique qui est une ressource utilisable et valorisable : à ce titre, l’ADN, en tant que molécule héréditaire, (mais aussi tout autre qui pourrait jouer ce rôle dans le monde infravivant), est comme du temps compacté dans de la matière, comme une source facilitatrice de solutions déjà éprouvées dans la lignée qui a conduit à la cellule qui le porte. C’est aussi parce que le vivant est histoire que la question de son apparition est elle-même bancale. On l’a vu, en effet, il est possible d’imaginer que le vivant n’ait pas toujours existé, mais qu’il ne soit jamais pour autant apparu. L’aurait-il fait que cette première construction n’aurait pas eu d’histoire, et n’aurait donc pas été elle-même… vivante ? Il faut, pour échapper à ce paradoxe, accepter qu’il soit bâti sur des fondations claudicantes, sur des expérimentations partielles, sur des solutions transitoires, en somme qu’il soit assis sur le monde infravivant. Cette idée était en germe chez Tibor Gánti, l’auteur du chemoton, que nous avons croisé au chapitre précédent. Comme le rappellent Griesemer et Szathmáry (2009), il différenciait deux types de critères de vie. D’une part, il désignait des critères absolus, nécessaires pour que le système soit qualifié de vivant : une cohésion inhérente, un métabolisme, une stabilité dynamique, une capacité à transmettre de l’information, et une capacité de régulation et de maintien du milieu intérieur. De l’autre, il identifiait des critères de vie potentiels, pour qu’une entité fasse partie du monde vivant, c’est-à-dire un monde où les unités vivantes sont des unités évolutives : croissance, multiplication, changement héréditaire, évolution, mortalité. Nous ne reviendrons pas à ce stade sur les problèmes de ce type de définition, mais nous soulignerons qu’elle aussi conduit les auteurs à conclure que « si certains types de systèmes infrabiologiques pouvaient satisfaire seulement les critères de vie potentiels, alors un monde vivant pourrait émerger avant que la vie apparaisse ». L’idée qu’un terrain propice infravivant soit un préalable à l’apparition de la vie est l’analogue historique de celle qui veut que le monde vivant d’aujourd’hui ne puisse pas se comprendre sans l’ancrer dans le temps long, ce temps qui est un paramètre étranger à toute réduction mécaniste, et à toute idée d’ingénierie. Le vivant est par ailleurs un collectif. Aucun individu ne vit seul, presque aucune espèce ne vit par elle-même (Selosse, 2017). Chaque organisme est connecté avec d’autres, plus grands ou plus petits, dans des relations réciproques et asymétriques. Chaque organisme est lié à ceux de son espèce dans le cadre de sa perpétuation, dans des formes de compétition, ou de solidarité ; chaque organisme est pris dans des chaînes trophiques où il peut être proie et/ou prédateur. Ces relations intra- ou inter-espèces sont l’une des conditions indispensables de l’évolution par sélection naturelle, et des équilibres dynamiques d’ordre écologique. Plus que collectif, le vivant

est donc même relationnel, permis par des situations de dépendances mutuelles et croisées. C’est vrai jusque dans l’intimité du vivant si l’on pense aux transferts horizontaux de gènes entre bactéries, qui sont des agents puissants de brassage, et d’invention de biodiversité. On a vu au premier chapitre que ces transferts ont inspiré des évolutionnistes dans leurs hypothèses sur les origines collectives du vivant. Il est remarquable que, récemment, ces hypothèses aient été confortées par des travaux de simulation. Ceux-ci ont proposé que, dans cette phase prébiologique mais déjà infravivante, ces dynamiques de transfert génétiques ont été interrompues par plusieurs phases de hasard-sélection, comme une alternance, en somme, entre deux modalités d’imaginer le vivant (Arnoldt et al., 2015), avant que celui-ci ne se stabilise sous la forme que nous lui connaissons. Le collectif est donc une dimension cardinale de la vie, mais nous avons vu longuement que cette relation ne s’arrête pas à l’entre-soi du monde biologique : elle s’élargit, et même trouve ses conditions de possibilité dans la relation au monde infravivant. Nous avons enfin déjà mentionné que cette dimension relationnelle se rejoue, avec des nuances qu’il conviendrait d’explorer pour éviter toute facilité de langage ou correspondance factice, à chaque niveau du vivant, de la molécule aux populations. Rien n’est donc plus imprudent que de passer à côté de cette dimension qui, on le conçoit aisément, se prête mal, là encore, à toute ingénierie. La vie a besoin de la vie pour être la vie, elle ne peut pas se décortiquer en entités disjointes, et cette circularité est un défi lancé à notre besoin de catégories. Plutôt que de rester dans le déni, il faut mesurer que ce défi nous incite à changer notre grille d’analyse, lui qui rend les formes vivantes aussi dissemblables que possible des machines que l’on pourrait améliorer une par une : la forme collective que prend le vivant est l’opposé d’une atomisation. Là encore, il semble que la perspective infravivante réponde à cette demande, elle qui se nourrit de l’idée que l’existence biologique n’est permise que par l’hybridation permanente du soi avec le monde extérieur, de sorte que chaque vie, pour détourner une expression sartrienne, soit faite de toutes les vies. Le vivant, c’est aussi du désordre et de la fragilité. Ne considérer que le résultat fonctionnel d’un vivant, ou son efficacité immédiate, c’est choisir de ne pas retenir son inévitable caractère transitoire. Or un organisme demeure un organisme quand bien même ses dysfonctionnements s’accumulent et menacent sa cohérence. Cette idée n’est bien sûr pas nouvelle. Elle est déjà contenue dans la fameuse formule de Bichat, « la vie est l’ensemble des fonctions qui s’opposent à la mort », que Prigogine reformule, d’une certaine façon, en parlant de structures dissipatives loin de l’équilibre thermodynamique. En s’opposant localement et transitoirement à l’accroissement de l’entropie, le vivant manifeste que cette entropie est pour lui une menace permanente. Nous ne reviendrons pas en détail sur ce que le désordre a pourtant de constitutif pour la moindre cellule. Les molécules en leur sein y évoluent dans un mouvement brownien combiné à un encombrement maximal, ce qui les éloigne en nature des itinéraires balisés des circuits imprimés d’un ordinateur (Ellis, 2001). Les molécules régulatrices sont présentes en quantité souvent bien moins faible que leurs cibles, de sorte qu’une compétition topologique opère et interdit que les régulations puissent être prédites à l’identique dans chaque système

cellulaire. L’ordre transitoirement et laborieusement maintenu, pendant la durée de vie d’un organisme, ne l’est qu’au prix de contraintes physiques (compartimentation, canalisation, duplications de gènes) elles-mêmes coûteuses en énergie (Lestas et al., 2010), de sorte que cet ordre est pris en tenaille entre le désordre qui le rend possible et le désordre qui l’attend. L’ordre n’est donc que la pellicule du vivant, même si c’est cet ordre-là qui nous fascine, qui se manifeste dans la profusion merveilleuse des formes biologiques, et qui nous appelle à en expliquer les mystères. Le désordre sous-jacent à l’ordre biologique, en revanche, on ne peut que difficilement en concevoir une ingénierie. On le peut d’autant moins que ses manifestations ont une caractéristique remarquable : la fragilité. Cela étonnera peut-être car, de prime abord, le monde vivant semble être la définition même de la robustesse. Depuis que la vie biologique est présente sur Terre, elle en a colonisé tous les milieux, en a exploré les profondeurs, a résisté à tous les cataclysmes, survécu à tous les cycles, grâce à la souplesse adaptative qui est le cœur du moteur darwinien. Mais cette robustesse ainsi décrite est en fait celle des collectifs d’entités vivantes. À l’inverse, dans la constitution propre de la matière vivante, c’est une très grande versatilité et une forme significative de fragilité qui s’observent. Ce qui rend nos molécules adaptées à leurs fonctions biologiques, c’est non pas tant leur solidité que leur capacité à être recyclées en permanence : elles sont détruites, démantelées, déplacées, en cohérence fonctionnelle avec les variations auxquelles est confronté le vivant et qui font de lui une incarnation matérielle du changement. Il est admis désormais que même la forme tridimensionnelle des protéines, longtemps considérée comme nécessairement rigide pour assurer leur fonction, est fréquemment bien moins ordonnée que ce qu’on a longtemps cru. Une sorte d’obsolescence semble inscrite dans leur nature matérielle, leur constitution et leur forme, qui leur confère leur rôle adaptatif. Cette propriété est d’ailleurs généralisable aux cellules entières, qui ne sont pas fondamentalement des entités durables ou solides, et dont la dégradation et le recyclage font partie intégrante de l’économie biologique, sur le plan matériel comme sur le plan énergétique. Il n’y a donc pas de vivant sans fragilité matérielle, ce qu’on ne peut qu’opposer aux machines mécaniques, dont la durabilité repose sur la durabilité de leurs pièces (ou sur des services extérieurs fournissant les pièces détachées) : il n’est qu’à voir comment l’obsolescence programmée des machines est perçue comme une tromperie par leurs utilisateurs. Il est facile de comprendre à quelles impasses cette différence peut conduire. Comment, par exemple, imaginer « optimiser » un génome en lui intégrant un module testé ailleurs et reconnu comme performant si les protéines qui en résultent doivent plutôt, pour être fonctionnelles dans le nouveau contexte cellulaire, atteindre un point d’équilibre entre la robustesse pour certaines fonctions et la dégradabilité pour d’autres ? Quel sens biologique pourrait avoir une action contre la dégradation de certaines cellules, tant que l’on n’a pas fait un bilan intégré de toutes les conséquences positives et négatives, directes et indirectes de cette dégradation ? Une biologie machiniste ne peut que mal appréhender cette modalité particulière d’être et de durer, alors qu’elle tombe sous le sens dans une perspective infravivante. Et concrètement, cette dernière pourrait justement

proposer que le vivant soit une source d’inspiration pour de nouvelles modalités d’existence y compris pour des objets mécaniques, qui exploreraient les atouts de la fragilité, tout particulièrement en ces temps où nous prenons conscience de l’épuisement de nos ressources. Alors, ce ne serait pas une annexion du vivant par la machine, mais bien l’inverse. Une extension du vivant dans les artefacts humains en quelque sorte, ou pour le dire autrement, un nouveau territoire infravivant. Enfin, le vivant, ce n’est pas tant de la matière que des flux dynamiques de celle-ci. Que ce soit à l’échelle de la cellule ou de l’organisme, leurs composants matériels vont et viennent au gré du métabolisme à tel point que la question même de l’individualité au travers du temps en vient à être posée. En effet, la pérennité d’un individu biologique n’est possible que via le renouvellement continu de toute sa matière, telle la barque de Thésée qui, remplacée pièce par pièce, demeurerait pourtant la même barque, au prix d’un jeu de langage. Qu’un individu puisse persister dans le temps sans modification matérielle n’est, biologiquement, même pas une option. Et sa pérennité sur le temps long, à l’échelle de sa lignée, implique, à l’inverse, ainsi que l’avait remarqué Kant, qu’ils transforment leur propre matière en celle d’un autre, leur descendance. Le statut donc de la matérialité d’un individu ne coïncide pas avec celui de son identité. Soulignons par ailleurs que cet inexorable flux est un défi au concept d’autonomie que les partisans de l’autopoïèse ou de l’auto-organisation, évoqués au chapitre 3, revendiquent comme l’une des propriétés cardinales du vivant (voir aussi Louart, 2018), ce qui semble hasardeux dans ce monde d’échanges et d’interdépendance. Cela se manifeste, par exemple, autour de la question du parasitisme au sens large. Les virus ne seraient pas vivants car des parasites obligatoires, non autonomes, pendant au moins une période de leur cycle de reproduction. Les organites cellulaires ne seraient pas vivants parce qu’ils dépendent du génome de la cellule hôte. Or, comme on vient de le voir avec leur dimension collective, l’autonomie « vraie » des êtres vivants est un mythe. Tous sont dans un état de dépendance relationnelle, mais plus concrètement encore, matérielle, avec le monde, qu’il soit vivant, infravivant, ou minéral. À l’échelle évolutive, dans un organisme, les séquences génétiques changent, certaines sont introduites, d’autres sont évincées, et il en va de même pour tout module issu d’un design rationnel, tout châssis, voire pour tout xénonucléotide qui serait intégré. Quel serait alors le statut d’une entité biologique ainsi produite par biologie de synthèse, mais graduellement transformée à l’épreuve des générations ? Quel qualificatif mériterait-elle après ces modifications progressives ? Le vivant-machine peine à en rendre compte ou le décrirait à la rigueur comme un travail d’ingénieur dénaturé. Le regard infravivant, lui, comprend comme une évidence logique que cette modification soit en fait la condition d’une existence continue, en prise avec les réalités changeantes, à chaque seconde, du monde alentour. On doit d’ailleurs ici mentionner qu’un courant de pensée mettant les dynamiques de flux en biologie au cœur des enjeux de la discipline est récemment devenu très actif, en se ressourçant à de nombreux écrits pourtant déjà anciens qui le préfiguraient. Autour de John Dupré et Daniel Nicholson, cette philosophie dite processuelle de la biologie (processual

philosophy of biology) propose de faire de la caractérisation de ces processus d’échanges un enjeu central d’une théorie du vivant (Dupré et Nicholson, 2018). Reste à se demander si, comme ils le proposent, « substituer une hiérarchie de processus à une hiérarchie de choses », ne s’apparente pas à une opération de maintien de l’ordre vue sous un autre angle. Aussi longtemps que nous définirons le vivant comme une collection de choses, classe de molécules, listes de fonctions, groupes de cellules, niveaux d’organisation, nous pouvons vivre avec l’illusion qu’une ingénierie machinique en est possible. Si, au contraire, nous acceptons que le vivant soit lui-même du changement, un état limite, une cible mouvante et un point de rendezvous critique entre le désordre, le collectif, l’histoire et la dynamique de la matière, alors nous sommes fondés à repousser toujours plus loin les tentatives de démarcation (entre le vivant et le non-vivant, entre le naturel et l’artificiel, entre les parties, les modules, les niveaux) comme outils de compréhension légitime de la nature du vivant. Si nous acceptons que le vivant est presque exactement ce que les machines ne sont pas, alors il nous faut accueillir le vivant sans frontières.

1. Je reprends ici la distinction bienvenue d’André Pichot (2011). Le mécanisme, en toute rigueur, c’est ici la soumission des êtres biologiques aux lois de la mécanique, ce que personne ne conteste sérieusement. Le machinisme s’entend comme une assimilation des êtres vivants à des machines, soit précisément le point qui mérite une analyse critique.

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Une éthique des infravies Résumé. Bien souvent, les débats éthiques concernant les nouvelles formes de vie s’articulent autour d’un questionnement standard très balisé, polarisé entre l’innovation comme valeur et la nécessité de prudence, sous l’ombre tutélaire du vivant-machine. Nous soulignons que le monde infravivant, parce qu’il implique une épistémologie renouvelée, bouscule en cascade les termes habituels de ce débat et le reconfigure, en particulier en reconsidérant sous un autre angle les logiques d’appropriation et de cloisonnement du vivant, tout comme les narrations prophétiques du vivant augmenté.

Comme maîtres et modificateurs de la nature La question éthique majeure que soulèvent les recherches situées sur des fronts de science ou de technologie est souvent posée en termes de responsabilité, celle des chercheurs et celle de la société, face aux conséquences de leurs applications. Pour n’évoquer que quelques-unes de ces recherches très en vue ces dernières années, constatons l’attention publique considérable apportée à comprendre, outre leurs avantages techniques immédiats, comment les drones peuvent aussi modifier le droit de la guerre, comment les imprimantes 3D pourront aussi bousculer notre modèle industriel, comment la robotisation pourra aussi ébranler la structure de l’emploi et sa nature dans nos sociétés, comment les nanotechnologies peuvent aussi poser des questions sanitaires ou environnementales. La biologie de synthèse, qui est la discipline la plus concerné par la question des infravies, ne fait pas exception sur ce plan. Les partis pris que revendiquent les biologistes de synthèse, en « transformant radicalement le vivant » au point de, peut-être, en « recréer » un bientôt sont, eux aussi, analysés sous la grille de lecture éthique de la responsabilité. Nous en rappellerons donc quelques enjeux principaux, mais une insistance particulière sera accordée à la manière dont la perspective infravivante perturbe ce confortable ordonnancement. Car il semble que ces recherches, malgré leur vocation transgressive, se placent assez paradoxalement dans une continuité d’un débat au long cours sur notre rapport à la nature, notre droit à la modifier, et la légitimité des modalités pour y parvenir. Techniquement innovantes, ces approches changentelles pour autant la donne éthique ? On peut en douter, si l’on ne change pas de regard sur le vivant. Expliquons-nous. « Modifier la nature », « modifier le vivant » sont des formules qui n’ont de banalité que l’apparence. De prime abord, on pourrait se laisser aller à penser que, sur un plan anthropologique, l’espèce humaine se distingue peut-être justement par une certaine disposition à transformer le monde, y compris le monde vivant, autour de lui. L’agriculture et la médecine, qui sont des activités humaines quasi universelles, en témoignent par exemple. Cela posé, il faut

soumettre cette intuition à un examen rigoureux, tant les problèmes épistémologiques qu’elle crée sont épineux. La première, c’est que « modifier la nature » présuppose que celui qui s’y emploie lui soit peu ou prou extérieur, ou du moins y occupe une place très particulière. Cette vision ancrée de nos représentations occidentales trouve son expression dans de grands textes religieux, par exemple la Genèse, où l’homme se voit intimé de remplir la Terre et de la « soumettre ». On la retrouve aussi dans des textes fondateurs de la philosophie, comme ce passage célèbre entre tous du Discours de la méthode où René Descartes voit dans le savoir-faire des artisans et des métiers techniques une opportunité de nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature ». Il découle de ces écrits une disjonction de l’espèce humaine du reste de la nature, qui crée au passage la distinction entre le naturel et l’artificiel, ce dernier étant entendu comme l’ensemble des productions humaines. Bien plus récemment, on en est même venu à considérer que certaines espèces animales méritent d’être qualifiées d’ingénieures (les termites et leur termitière, les castors et leurs barrages) quand elles modifient leur environnement avec une artificialité qui semble… calquée sur la nôtre (Jones, 1994). Or, il convient de souligner que cette disjonction n’a rien d’évidente. Elle procède avant tout d’une représentation symbolique particulière, que de nombreuses civilisations n’ont pas embrassée. L’ethnologue Philippe Descola, par exemple, décrit cette conception, qu’il nomme naturaliste, comme une parmi quatre, aux côtés de l’animisme, du totémisme, et de l’analogisme. Et l’un des paramètres qui les distingue les unes des autres est la propension des groupes humains à se sentir plus ou moins connectés à d’autres formes, vivantes ou non, à partager avec elles une partie de leur intériorité, ce que notre naturalisme refuse. On peut comprendre que le rapport à la culture, ou à l’artificiel, se pose très différemment si nous nous vivons comme coupés de la nature, ou à l’inverse comme partie intégrante d’elle-même, exposés directement aux modifications qu’on pourrait lui imposer. C’est dans une logique assez comparable que des philosophes de l’environnement comme Catherine et Raphaël Larrère (1997) remarquent qu’y compris dans notre propre aire culturelle, la perception de la place que nous occupons dans la nature a changé au fil des siècles. À l’anthropocentrisme classique qui nous plaçait au centre du monde, a succédé une modernité qui nous en a extraits pour mieux asseoir notre volonté de le dominer. Mais ce qu’ils remarquent surtout, c’est qu’une nouvelle approche, que d’abondants faisceaux d’indices semblent légitimer sur le plan scientifique, mériterait de prendre la relève, pourvu qu’on lui accorde le sérieux nécessaire : une logique écocentrée, qui nous réinscrirait à notre juste place dans la nature, dans ses réseaux d’interactions multiples. Cette logique, qui insiste sur nos connexions concrètes avec le monde vivant en particulier, mais avec l’environnement en général, et qui s’appuie sur plusieurs décennies de recherche en écologie scientifique, nous incite d’ailleurs à prendre au sérieux les autres catégories de représentation de la typologie de Philippe Descola. Les visions animiste ou totémique, loin d’être folkloriques ou poétiques, reposent sur des intuitions pertinentes que notre naturalisme a souvent méprisés, comme par exemple le fait avéré, et longuement souligné dans ces pages, que les organismes vivants, notre espèce

comprise, sont très concrètement engagés dans des réseaux de dépendances, et donc dans des formes de connexions décentralisées que l’écologie scientifique a désormais bien décrites, et qui impliquent des réactions en cascade si on les perturbe. En s’extrayant par la pensée de la nature, par l’opération de machinisation du monde vivant autour de lui, le naturaliste a certes à peu près réussi à se passer de la notion d’âme, et a utilement valorisé l’explication naturelle des phénomènes, mais souvent au prix d’une atomisation illusoire du vivant, c’est-à-dire d’une approche qui ne l’appréhenderait, pour l’essentiel, qu’en l’imaginant comme une somme d’unités indépendantes. Or, le monde vivant n’est qu’échanges, dont nous sommes parties prenantes. Il est, de fait, dépassé de se penser, même approximativement, comme disjoint de la nature. Dans un livre récent, lumineux, prenant pour terrain des communautés de l’Amazonie équatorienne, l’anthropologue Eduardo Kohn (2017) aborde cette question de l’interdépendance, de l’interpénétration biologique des êtres, dans leurs vies et jusque dans leurs rêves en proposant que la vie soit cette expérience partagée par des hommes, des animaux, des plantes, et qui est traversée par un univers de signes qui nous relient matériellement et symboliquement. Cela conduit d’ailleurs directement au deuxième écueil de la formule « modifier la nature », qui est le présupposé que celle-ci soit fixe, passive et en attente de nos interventions. Or, nous l’avons aussi déjà souligné, le monde naturel en général, mais le monde vivant tout particulièrement ne peuvent se penser autrement que par la manière dont ils sont spontanément changeants. « Transformer le vivant », comme le propose la biologie de synthèse, et parfois les biotechnologies en général, c’est donc transformer une transformation : ce n’est pas en soi impensable, mais cela change beaucoup les enjeux, et parfois les prétentions de ceux qui s’y emploient.

Le débat éthique comme éternel retour Pour qu’une question justifie un débat éthique inédit, il faudrait parvenir à convaincre qu’elle repose sur une situation singulière. Qu’à donc de particulier la supposée transformation radicale du vivant opérée par les biologistes de synthèse, qui est ici soumise à la critique éthique ? Il y a fort à parier que les premières domestications et sélections végétales ou animales aient été perçues, en leur temps, comme des transformations radicales du vivant, de même que les premiers soins médicaux efficaces. Quand les sciences animales se transforment sous l’impulsion de la société industrielle au tournant du XXe siècle, elles prennent le nom de zootechnie, et l’on assume alors que les « animaux domestiques sont des machines, non pas dans l’acception figurée du mot, mais dans son acception la plus rigoureuse, telle que l’admettent la mécanique et l’industrie » (Sanson, 1888). Quand les lois de la génétique sont redécouvertes en 1900, elles sont perçues comme l’outil d’une rupture qualitative radicale dans la gestion du vivant. L’un de ses découvreurs, le botaniste néerlandais Hugo De Vries, déclare en 1904 que « l’évolution doit devenir une science expérimentale. Elle doit d’abord être contrôlée, puis conduite selon une direction choisie, et finalement adaptée à l’usage de l’Homme » (Carnegie Insitution of Washington, 1905). Quand, en 1974, les premières modifications génétiques bactériennes deviennent possibles, on voit réapparaître, pour la première fois depuis Stéphane Leduc, le terme de « biologie de synthèse », recyclé pour promettre la construction inévitable de génomes et d’organismes nouveaux (Szybalsky, 1974). Quand la transgenèse sort du contexte fondamental ou médical pour investir celui de l’agronomie, un débat se polarise sur les conséquences des transformations radicales que portent les OGM en eux, et sur celles qu’ils peuvent imposer à la biosphère. Ainsi, à chaque époque, ce qui est perçu comme radicalement nouveau est subjectif, et vient se surimposer avec une aura autoproclamée de modernité aux avancées précédentes qui tombent, elles, dans une forme de banalisation. Fort de ces expériences, et avec un peu de cynisme, on serait donc presque tenté d’inventer, pour éviter les postures (et gagner un peu de temps), une sorte de débat éthique standard, puisque se rejouent

toujours les mêmes scènes, débat qui ne porte en fait pas tant sur la technologie où l’innovation du moment, mais sur un certain rapport de refus ou d’acceptation de la transformation du monde par la technique, incluant ses dimensions économiques et culturelles. Or, malgré l’originalité dont la biologie de synthèse se prévaut dans les laboratoires, et malgré la cohorte d’observateurs venus des sciences sociales qui la scrutent sous tous les angles, il me semble que c’est toujours à peu près ce débat standard qui structure les discussions à son propos. En analysant, par exemple, si oui on non les biologistes de synthèse jouent aux apprentissorciers en transgressant de supposées barrières fondamentales, les analyses éthiques de leur travail en reviennent à de grands cadres de discussion génériques. Elles détectent des invariants dans l’argumentation de chaque camp, opposant irréductiblement ceux qui sont contre toute modification du vivant car ils le sacralisent à ceux qui sont guidés par une éthique reposant sur une perception intrinsèquement optimiste du progrès technique. Elles peuvent repérer des postures bien connues, comme celles du chercheur embarqué dans une forme d’ambition prométhéenne, ou de démesure d’orgueil que les Grecs appelaient hubris. Pour ce chercheur, la biologie de synthèse serait le moyen du moment d’accroître son capital social et culturel, en convainquant les décideurs et les bailleurs de fonds, qu’il défie comme nul autre la nature, voire la dépasse. Ces analyses éthiques détecteraient aussi bien la posture inverse de Cassandre, dont le principe d’action premier sera situé quelque part entre pessimisme et précaution, par hantise de la pente glissante. Dans un ouvrage collectif de référence sur l’éthique des protocellules (Bedau et Parke, 2009), la plupart des contributions portent sur ce type de questions, qui raccordent ce champ de recherche particulier au débat général sur le principe de précaution, la perception publique des risques, et l’acceptation sociale des avancées de la recherche, piliers de ce fameux débat éthique standard sur la science, ses opportunités et ses risques. À suivre cette petite musique, s’autoriser ou non à franchir la barrière du vivant ou le propulser dans des confins jamais explorés, ne serait alors, en dernier ressort, que l’avatar d’une désormais routinière approche du risque scientifique et de sa boîte à outils tout aussi standard, qui propose d’insuffler, dans des cas identiques, plus de débat, plus de concertation, éventuellement appuyés sur des conférences citoyennes et des recommandations consensuelles, pour une recherche ouverte et équilibrée entre la transparence de ses avancées et la protection des secrets industriels (voir par exemple OPECST, 2012). On ne peut pas reprocher grand-chose à ce type de conclusions, mais on est en droit de se demander si elles n’en restent pas à un grand degré de généralité (et donc, dans un monde de rapports de force, à un grand degré de naïveté), et si elles justifient tout cet investissement éthique, souvent mis en scène par les acteurs de la biologie de synthèse euxmêmes. À moins qu’elles ne révèlent le talent de communicants de ces derniers, qui instrumentaliseraient cet angle éthique non pas pour la qualité des résultats auxquels il aboutit, mais parce que le simple fait de le mobiliser valorise la discipline en elle-même et ses acteurs : il donne à leurs productions, qu’elles attirent ou qu’elles effraient, une valeur ajoutée, une portée

symbolique, culturelle, civilisationnelle, auxquelles d’autres recherches, parfois pourtant proches, ne pourraient prétendre.

Les infravies et la reconfiguration du débat éthique Il est pourtant possible de trouver dans la réflexion éthique sur les infravies des points de discussion qui lui appartiennent en propre dans ce débat, et qui relativisent ces hypothèses sévères. On peut, par exemple, en prendre connaissance dans un article stimulant de Philippe Marlière (2009), qui bien que très engagé à défendre l’intérêt des organismes xénobiologiques (que nous avons rencontrés au chapitre 3), affronte sans faux-semblants la question des risques induits. Le point de départ de la discussion est ainsi une question légitime mais somme toute classique. Obtenir des cellules xénobiologiques, ne serait-ce pas créer des entités menaçantes, des formes de concurrence avec le vivant ? L’article évoqué fait le pari inverse et défend la thèse selon laquelle, en incorporant des bases qui ne sont présentes qu’au laboratoire, ces freaks seraient plutôt dans un état de grande dépendance, et donc de grande fragilité. Déversées par erreur ou malveillance dans l’environnement, elles ne trouveraient pas les ressources nécessaires pour se reproduire à l’identique et se propager, et devraient soient en mourir, soit en revenir par mutation ou remplacement, à un génome plus classique. Ces xénobases seraient donc, contre toute attente, une forme de sécurité embarquée pour l’environnement, permettant à deux mondes vivants de coexister de manière orthogonale. Ce discours mérite d’être entendu, bien qu’il nécessite de la nuance. Car ainsi résumé, il est très pudique sur les surprises que le monde vivant sait produire. Le schématisme de ce destin en noir ou blanc doit nous maintenir en vigilance, car il pourrait faire l’impasse sur toutes les formes improbables d’hybridation ou de recyclage dans lesquelles même ces organismes xénobiologiques pourraient être impliqués. Assez paradoxalement pour une recherche qui bouscule les frontières, elle rétablit peut-être un peu vite des catégories étanches et des assignations à résidence. Mais ce qui est passionnant dans la réflexion proposée par Philippe Marlière, c’est qu’elle ne fige pas les entités qu’elle analyse, elle les accepte comme des transformateurs du réel, et elle donne des outils pour les explorer non en tant qu’objets supplémentaires posés dans le monde, mais en tant qu’ils produisent de nouvelles formes de tension dans celui-ci. Cette réflexion induit un effet retour qui ne se résume pas à

plaquer un calque de valeurs morales sur une situation donnée, mais qui incite à prendre la transformation du réel comme une donnée aussi importante que le réel lui-même. Et à trouver une piste éthique qui pourrait embrasser l’un et l’autre. Que vient alors modifier la perspective infravivante dans ce débat sur la responsabilité ? Ce qu’on peut constater, c’est qu’elle le décentre. Là où les débats sur la responsabilité ou l’hubris semblent voués à rejouer sempiternellement les mêmes scènes, l’existence des fondations infravivantes de notre biosphère vient très frontalement désamorcer toute prétention à produire une rupture radicale. Parce qu’il existe, naturellement et intellectuellement, un univers riche de formes infravivantes hybrides, parce qu’à chaque instant, le monde tel qu’il est recèle des passages plus ou moins aboutis entre le minéral et le vivant, alors vouloir être celui qui, pour la première fois, parviendra à franchir une supposée barrière entre le non-vivant et le vivant en laboratoire revient en fait à être celui qui mettrait artificiellement en scène une dichotomie, qui tordrait le bras continu du réel infravivant pour le fracturer en deux mondes disjoints. Parce que le monde infravivant existe et nourrit le monde vivant, la question de l’hubris se dissout, ou plutôt se révèle sous son vrai visage, c’est-à-dire celui d’une volonté performative d’exploit, qui nous parle plus de l’état d’esprit de ceux qui s’y emploient que du monde vivant sur lequel elle est censée s’exercer. La question n’est plus de savoir s’il est sain ou transgressif de se comporter comme un apprenti sorcier ou de jouer à Dieu quand on veut « créer de la vie en laboratoire » ou « transformer radicalement le vivant », mais de constater qu’il est vain, voire embarrassant, de vouloir reproduire de manière méthodique et besogneuse ce que le monde infravivant peut faire en permanence, de manière aussi foisonnante et créative qu’aveugle. Or c’est l’angle mort tacite du débat sur la biologie de synthèse. Les acteurs de cette discipline semblent accepter comme une nécessité stratégique qu’elle s’incarne auprès du public par des projets et des porte-parole iconoclastes et polémistes : derrière leurs coups d’éclat en première ligne, le gros des troupes de la biologie de synthèse temporisera à loisir, concédera volontiers qu’il faut du débat et de la concertation avec la société, qu’il faut équilibrer la liberté de la recherche avec un esprit de responsabilité partagé, en un mot qu’il faut de la science avec conscience. Cela rassurera ceux qui veulent l’être et permettra au débat de ronronner, mais les quelques artificiers aux avantpostes leur sont pour autant nécessaires malgré leurs outrances, ou justement pour celles-ci, car ils mobilisent la société par la fascination complexe qu’ils suscitent, faite d’attraction et de répulsion. Quel serait le pouvoir attracteur de la biologie de synthèse si elle renonçait à jouer à se faire peur avec ses récits prophétiques de fabrication et de machinisation du vivant ? Comment la différencierait-on du tout-venant des biotechnologies si elle ne promettait pas la vie en éprouvette, des bactéries à tout faire, ou la désextinction des espèces ? On constate que le questionnement éthique se dédouble : outre la question de la responsabilité et de l’hubris, c’est celle d’une éthique de la recherche qui est posée. Car, après avoir promis beaucoup, la biologie de synthèse se cherche déjà et a très tôt constaté ses propres emballements (Kwok, 2010). Elle est poussée dans ses retranchements par des observateurs qui commencent à mesurer l’écart entre

les promesses et les réalisations, et semble souvent embarquée dans une surenchère de ses enjeux de recherches. Parce qu’on promet beaucoup, et parce que, peut-être, on peut beaucoup, n’y a-t-il pas d’autres options que de s’engouffrer dans une telle démarche, si éthiquement problématique, pour convaincre la société ? C’est ici que la perspective infravivante pourrait lui ouvrir de nouvelles perspectives, qui ne la condamneraient pas à construire sur du sable un paysage de monts et merveilles, voué à décevoir. Il y a quelque chose de très précieux à constater que les faits eux-mêmes, dans leur complexité, peuvent nous tendre la main pour reconstruire un projet de recherche qui tienne la route scientifiquement et éthiquement. Si les constats qui ont été défendus dans cet ouvrage ont une validité, alors tout laisse à croire que la biologie de synthèse, pour peu qu’elle opère un retour critique sur ses propres idées reçues, porte en elle les germes d’une biologie franchement exploratoire. Il lui faut pour cela faire preuve de courage, et abandonner dans une très grande mesure l’illusion que le vivant doit se comprendre prioritairement comme une mécanique de précision. Si des régulations existent bel et bien à tous les niveaux, si des formes comparables se retrouvent chez des individus apparentés, ces caractéristiques qu’il faut expliquer ne doivent pas être entendues comme la signature du vivant. Précisément parce qu’elles sont ce qui ne lui permet pas de le différencier des autres formes d’ordre auquel elles le réduisent, elles en constituent éventuellement le squelette, mais elles n’en disent pas la vérité propre et inédite. Tout se passe comme si, dans un excessif mouvement de balancier, on avait arraché le vivant au minéral et, pour mieux l’en tenir à distance, on le faisait basculer au-delà même de la « nature », dans le monde de la sophistication technologique. Mais si nous repensons ce qu’est la nature, et si nous repensons la fluidité des relations entre les vivants en son sein, ces cloisonnements factices deviennent superflus, et se révèlent même néfastes, car ils encouragent à prendre pour une pensée innovante ce qui ne sera tout compte fait que la dernière manifestation en date de l’illusion ingénierique. Or, et c’est ce qui permet de justifier une forme d’optimisme, d’autres chemins s’offrent à nous pour éviter cette impasse. Plutôt que d’appliquer le même schéma de design rationnel et modulaire à la conception de dociles petits robots cellulaires destinés à toutes sortes d’objectifs appliqués, une biologie de synthèse repensée, qui deviendrait en quelque sorte une infrabiologie, mettrait autour d’une même table des biologistes, des géologues, des physiciens des matériaux, des modélisateurs, des chimistes, des astronomes, et explorerait plutôt toutes les manières d’être infravivant, c’est-à-dire toutes les manières de mettre en mouvement la matière de manière adaptative. Elle testerait des échanges, des fragilités, des tensions, elle testerait les effets collectifs, les dépendances. Elle associerait des naturalistes, pour recueillir les surprises de la biosphère ou de l’espace, à des expérimentateurs de laboratoire pour imaginer des infravies audelà de nos cadres habituels telles que des formes de vie non cellulaires, non dépendantes du carbone. Bref, en substituant la créativité à la course à la puissance, une biologie exploratoire, plurielle, qui aurait retrouvé un certain goût pour l’artisanat et le bricolage pourrait damer le pion

à de grands projets ronflants fondés sur un réductionnisme en bout de course. Et ce qui ne gâche rien, cela ne l’empêcherait aucunement de construire un récit tout aussi enthousiasmant et mobilisateur, mais moins fabriqué que le storytelling qui domine actuellement. Reposant sur un fantasme d’artificialisation et de contrôle, ce dernier est voué à se heurter au mur de la réalité à plus ou moins brève échéance, quand les fantastiques petites machines vivantes sorties des laboratoires auront trouvé des moyens inattendus de subvertir les projets auxquels on les destinait.

Infravies et appropriation Ce que la perspective infravivante vient contrarier, ce sont aussi les projets d’appropriation et de privatisation du vivant, jusque dans son intimité même. En effet, la biologie réductionniste répond parfaitement aux appétits du monde techno-industriel qui, nous l’avons évoqué, a façonné jusqu’à son vocabulaire. Quoi de plus attrayant, pour qui cherche de la rentabilité, qu’un monde vivant où les entités peuvent se débiter en modules, où l’on peut les concevoir comme des châssis à compléter, ou comme des circuits imprimés ? Quoi de plus inespéré, pour qui souhaiterait un jour en breveter tout ou partie, que des espèces bien classées, des mécanismes précisément décrits, des pièces détachées dûment cataloguées, et des transitions franches ? À l’heure du corps-marché et du bio-capital (Lafontaine, 2014), la description machinique du vivant peut bien être, au regard des faits, l’approximation très fruste que nous avons décrite, elle demeurera néanmoins, faute de projecteurs braqués sur ses contradictions et ses simplifications, une modalité de représentation qui ravira tous ceux qui ont intérêt à en tirer du profit. Cela permet en effet de laisser croire que la marchandisation du vivant n’est pas une impasse scientifique, mais seulement une question de choix économique reposant sur des bases théoriques solides. Le débat quittera alors la sphère biologique et ce qu’elle a de singulier pour en revenir à des oppositions classiques sur la propriété privée ou publique du capital. Et c’est donc ici que la réalité infravivante du monde entre en jeu pour attaquer la question non pas sur le terrain des partis pris idéologiques, mais à la racine, sur ses présupposés scientifiques. Avant de poursuivre sur ce plan, deux remarques s’imposent. La première, c’est qu’il ne faut pas inverser l’ordre de l’argumentation : c’est bien parce que, comme on va le voir, les faits biologiques discréditent en eux-mêmes la démarche de privatisation du vivant, que l’on peut être fondé à s’appuyer sur ces faits pour dénoncer cette entreprise. Si le vivant contient aussi des figures d’ordre, ou certaines composantes modulaires, il faut réciproquement les considérer avec attention et rigueur et ne pas les escamoter. Et même si le vivant tout entier n’était qu’un ordre particulier, soit à peu près la thèse inverse de celle que ce livre défend, il faudrait savoir

l’admettre. Cela n’empêcherait pas de refuser de le vendre à la découpe, mais il faudrait alors fonder ce refus autrement que sur des bases biologiques. La seconde, c’est de savoir repérer qu’il existe, même dans le capitalisme globalisé, des espaces où peuvent exister d’autres logiques que la marchandisation. Je ne revendique pas de légitimité pour trancher si elles sont des zones de résistance en son sein, ou des marges tolérées par lui pour mieux étendre son empire, mais elles existent. C’est, par exemple, la logique de l’open access, qui bouscule les cadres classiques de la propriété et qui déborde désormais le périmètre des logiciels informatiques où elle est apparue. C’est aussi celle des communs, qui revendique l’existence de différentes sortes de biens, dont certains sont partagés et stratégiques et doivent être exclus de la sphère marchande. Or, reconnaissons honnêtement que ces logiques sont fréquemment convoquées en biologie de synthèse. Alors que les ressources génomiques sont exploitées commercialement, certaines bases de données de modules génétiques, comme le catalogue des biobricks du concours iGEM, sont en libre accès, tout comme peuvent l’être d’ailleurs les séquences entières de nombreux génomes. Les biologistes de synthèse savent aussi s’intéresser à des approches comme le biohacking, une philosophie ouverte de diffusion des connaissances produites et partagées dans les enceintes non académiques de la biologie participative. Reste que ces exemples, si souvent mis en vitrine, ne doivent pas cacher qu’ils sont, selon toute vraisemblance, le visage ludique et sympathique d’une discipline qui, pour ce qui ressort de sa rentabilité, se place dans la continuité de soixante ans de biologie moléculaire, de près de quarante ans de privatisation et de brevetabilité du vivant, auquel elle veut substituer la rigueur du design d’ingénieur au bricolage aléatoire de ses jeunes années antérieures. C’est pourquoi ces bulles non marchandes ne peuvent pas, en tant que telles, servir de point d’appui pour opérer une critique de la parcellisation mercantile du vivant. Les infravies, à l’inverse, le peuvent. En fondant notre compréhension du vivant sur ses échanges et ses passages, sur ses dynamiques et sur le provisoire de ses solutions, les infravies nous rappellent qu’une fonction ou qu’une structure biologique n’est jamais issue d’une chaîne de montage linéaire, ou d’un moule miniature isolé sur lesquels on pourrait déposer un titre de propriété, mais qu’elle résulte d’une mise en tension de l’organisme producteur avec le reste de l’univers, avec les ressources qu’il y puise, avec les réactions qu’il manifeste, à tâtons dans un monde changeant. Dans ce contexte, les quelques gènes ou protéines qui peuvent avoir des effets majeurs apparaissent comme un prétexte pour justifier qu’on se les répartisse tous, qu’on les possède et en commercialise certaines, au prix d’une caricature de la réalité biologique qui laisse ici songeur. Car à ce jeu, qui rappelle que pour l’écrasante majorité des gènes, chacun ne s’exprime que dans certains contextes, influencé par les autres gènes, les autres cellules, les autres organismes et par le milieu. Or, cette distribution décentralisée des causalités biologiques dilue toute possibilité de récompenser, hors exceptions, un gène parmi d’autres, ou plutôt son découvreur. Si l’on prend cette logique marchande à son propre jeu, alors la seule attitude raisonnable serait qu’elle conduise à rétribuer bien plus d’ayants droit que le seul titulaire d’un

brevet sur un gène ou un réseau. On pourrait d’ailleurs à bon droit élargir ce constat au-delà de la génétique, pour l’appliquer à l’ensemble des molécules et matériaux du vivant, qui contribuent à l’apparition d’une fonction. En d’autres termes, ce que pointe la perspective infravivante, c’est que la marchandisation du vivant, pour être ne serait-ce que conséquente, devrait accepter le partage des propres richesses qu’elle convoite. Elle devrait aussi d’ailleurs être comptable de tous les effets induits, y compris non désirés, des innovations qu’elle apporte. Si un gène se répand, perd sa fonction prévue, perturbe d’autres équilibres biologiques, son « propriétaire » devrait prendre ses responsabilités, ce qu’actuellement personne ne lui demande. La marchandisation du vivant s’appuie bien sur des causalités linéaires simplificatrices. Par ailleurs, elle implique cette illusion de permanence que nous avons critiquée, et qui a ici des conséquences concrètes : tout gène introduit dans un vecteur biologique mutera tôt ou tard, évoluera par sélection naturelle, et deviendra donc un autre, or l’on imagine mal ses « inventeurs » renoncer pour autant à en revendiquer les bénéfices. Tout concourt à montrer que cette logique marchande opère, pour se justifier, un biais sélectif dans les faits biologiques supposés la légitimer. Les infravies démontrent, à l’inverse, que la logique de marchandisation n’est pas la traduction économique directe d’un monde vivant objectivement décrit, mais une représentation construite et partiale du vivant au service d’une exploitation intéressée de celui-ci.

Les infravies comme décloisonnement Cette impossibilité d’atomiser le vivant n’a pas, et de loin, que des répercussions économiques. L’existence d’un monde infravivant pourrait être le cœur d’une onde de choc que je voudrais approfondir. En effet, le vivant sans frontières nous incite à reconsidérer la notion même d’identité, à la penser autrement que comme un territoire. Et ce qui est vrai pour les protocellules pourrait aussi l’être pour nous tous, sans qu’on cède à la facilité d’une extrapolation opportuniste. Dans le spectre continu du vivant, les infravies sous-tendent l’existence de la biosphère, les procaryotes et les virus ventilent les innovations génétiques, les bactéries et les êtres multicellulaires vivent dans des relations symbiotiques qui leur sont indispensables. Ce n’est donc pas une vue de l’esprit, mais bien une réalité tangible, de constater que la vérité du vivant tient dans son rapport à la relation, et pas dans son périmètre. Il ne faudrait pas pour autant mésinterpréter ce constat, et en déduire une vision idyllique ou harmonieuse de notre monde. La relation est certes source de richesses, en tant qu’elle donne un répit permanent à tout organisme qui, isolé, ferait alors directement face à l’anéantissement. Mais cette relation peut aussi être conflictuelle, violente, prédatrice. Il n’y a donc pas ici lieu de naturaliser une morale, qu’elle soit égoïste ou généreuse. Mais nous avons, en revanche, suffisamment d’indices factuels pour privilégier, toutes choses étant égales par ailleurs, les discours sur le vivant qui mettent en avant son état de tension et son hybridité, plutôt que ceux qui ne considèrent ces aspects que comme des phénomènes périphériques ou accessoires. En somme, le monde infravivant, et toutes les circulations qu’il implique, nous incite à une forme de modestie pragmatique, dans nos typologies et nos classifications, par exemple. Il vient nous rappeler, entre autres, que le concept d’espèce ne doit pas être compris comme une vérité objective, mais comme une approximation méthodologique et un outil utile, quoique non exclusif, de compréhension de la biodiversité. Certes, le concept d’espèce peut reposer sur des bases assez solides, comme le critère de fécondité interne au groupe. Mais celui-ci n’est pas, loin s’en faut, un dogme : les espèces qui, au contraire, peuvent se mélanger avec des voisines, notamment, et ainsi défier les catégories bien

délimitées, ne sont pas une épine dans l’ordre du monde biologique, juste le révélateur de son inventivité, la trace de ses reconfigurations permanentes, qui elles-mêmes sont le lointain écho du monde infravivant. Similairement, les infravies peuvent bousculer nos représentations du sexe. Le monde infravivant est en effet celui où s’expérimentent toutes les formes de transmission, d’hérédités plus ou moins fidèles. Jusque dans ses formes les plus élémentaires, il est celui où la matière produit des engendrements et des transmissions, invente les générations et construit des structures qui ne se ressemblent qu’en partie. Il invente, en somme, des devenirs autres que la dégradation ou le chaos. La sexualité est l’une des modalités de cette exploration, et en son sein, l’assignation définitive de sexes biologiques à la naissance n’est qu’une de ses possibilités. Il n’y a donc pas de légitimité à naturaliser des cloisonnements, à fonder une division normative et encore moins morale sur des données biologiques qui, reconnaissant que les sexes existent en tant qu’invention évolutive, constatent néanmoins dans le même mouvement les nombreuses variations autour de ce thème, témoins que le vivant ne cesse de bousculer ses schémas les plus fondamentaux. Thierry Hoquet a récemment mis en lumière la multiplicité des sens que le mot sexe peut avoir, et la multiplicité des situations inattendues que l’observation naturaliste nous réserve quant aux multiples formes de sexualité biologique et génétique (Hoquet, 2016). Sa démonstration défait à peu près complètement le mythe du sexe rigidement binaire, et son plaidoyer pour un regard ouvert sur les surprises naturelles et contre le fétichisme des catégories me conforte dans l’idée que cette approche peut beaucoup apporter à de nombreuses questions biologiques. Enfin, le monde infravivant nous rappelle que notre individualité est aussi une construction, elle n’est pas une donnée qui résulterait de la fécondation par la fusion génétique de nos gamètes. Cette combinaison originale qu’est notre génome somatique, et que nous sommes seuls à posséder, n’est ni notre seule vérité génétique, ni notre seule vérité biologique, ce qui s’illustre de nombreuses façons, qu’on en juge maintenant par ce bouquet final. L’organisme multicellulaire qui découle de la cellule œuf n’existe sur la durée que parce qu’il est en symbiose physiologique avec son microbiote, c’est-à-dire des bactéries présentes partout en lui, de sa peau à sa flore intestinale et en nombre au moins égal à celui de ses propres cellules. Rien ne permet d’exclure qu’elles échangent avec l’hôte du matériel génétique et, évidemment, les relations métaboliques au sein de cette flore et avec lui, sont étroites. Chacune des cellules propres à ce dernier est un grand réseau infravivant qui associe un noyau et des dizaines, voire des centaines de mitochondries, qui elles-mêmes forment un réseau physiquement connecté à l’intérieur de chaque cellule. Comme on l’a vu en détail, certaines de ses cellules peuvent contenir d’autres cellules en elles, certaines même de ses propres bactéries peuvent en contenir d’autres à leur tour. Chez les mammifères, les organismes sont partiellement chimériques, au sens où quelques cellules passent de la mère à l’enfant (et vice versa) pendant la gestation sans être détruites pour autant : elles se développeront comme les autres, et contribueront à l’édification de certains tissus

du nouveau-né. Et même notre patrimoine génétique, supposé nous caractériser, n’est pas identique d’une cellule à l’autre. Nos gamètes tous différents n’en possèdent qu’une moitié, aléatoirement répartie, nos cellules immunitaires et certaines cellules neurales subissent des reconfigurations génétiques massives en lien avec leur fonction (Rohrback et al., 2018), et l’ensemble de nos cellules somatiques peut faire l’objet des modifications qui peuvent provoquer, dans notre espèce mais aussi au sein d’un individu, des différences portant jusqu’à rien de moins que 5 % de la séquence génomique totale (Dear, 2009). Faire reposer notre individualité sur l’information génétique que nous héritons de nos parents est donc une approximation très grossière, qui ne s’accorde que peu avec la réalité physiologique de notre organisme. Même sur le plan strict de la génétique, ce dernier est un champ de diversités structurantes beaucoup plus qu’une manufacture de copies informationnelles conformes. Enfin, la recherche sur les protocellules et autres vecteurs infravivants, si elle parvient à produire de petits compartiments vésiculaires circulants comportant du matériel génétique pour cibler certaines cellules, achèvera de faire de nos corps un terrain de rencontres qui l’entraînera toujours plus loin de l’identité génétique. L’ensemble de ces faits biologiques en sape les fondements, et il faut savoir les prendre en considération, quel que soit l’effort qu’ils demandent, pour reconstruire une notion repensée de l’individualité. Celle-ci, en effet ne peut pas être jetée avec l’eau du bain. Nous avons chacun, hors trouble psychique, la conviction que nous sommes une entité unitaire et persistante au cours du temps, avec une pensée et une personnalité propres, même si elles évoluent au fil de notre vie. Notre société est fondée sur l’acceptation de cette intuition forte : nous sommes des sujets de droit, voire des citoyens, qui pouvons prétendre à une existence et à une protection sociale en tant que nous sommes des personnes particulières et identifiables. Si le monde des infravies n’a peut-être pas beaucoup à dire concernant la dimension psychique de cette réalité, il nous rappelle néanmoins que l’individualité n’est pas un point de départ, mais un chemin et une construction, une synthèse de tensions contradictoires qui produisent un sentiment de vie identifié comme unitaire. Il nous rappelle aussi comment le réductionnisme met à mal ce pan de notre réalité. L’individu porte fort mal son nom si on l’atomise et le caractérise par ses constituants : il est alors très clairement divisible. Il trouve sa cohérence d’être par la vigueur des échanges qui se produisent en lui, que seule son histoire lui permet d’acquérir. Il y a donc la place, en adoptant un regard infravivant sur l’homme, pour sauver notre individualité et pour en esquisser une éthique qui ne ferait pas d’elle un catalogue mais une aventure.

Vies augmentées contre vies intenses Il reste, enfin, à considérer le mouvement complémentaire à la triste réduction de la vie, et en particulier celle de l’homme, à ses briques élémentaires : celui de son augmentation. Ce n’en est pas la tendance antagoniste, bien au contraire, mais l’autre facette de la même médaille. La thématique de l’homme augmenté a pris ces dernières années comme le feu dans la plaine. Elle est l’une des manifestations du projet transhumaniste, qui place ses espoirs dans notre fusion à venir avec les machines, pour corriger nos imperfections et défier la mort. Nous avons déjà évoqué, directement ou non, les apories multiples de ce type de projet, qui tiennent de l’hubris tout autant que d’une conception inégalitaire de la société : fussent-ils réalisables, ils ne seraient réservés pour longtemps qu’aux plus favorisés et creuseraient encore les écarts considérables les séparant déjà du reste de l’humanité. Il faut ajouter que ce désir est ancien. On peut au moins le faire remonter, sous une forme construite et détaillée à L’Essai sur la manière de perfectionner l’espèce humaine (1756) de Charles-Augustin Vandermonde, dont le titre programme témoigne de la part d’ambiguïté que peut produire la belle notion de progrès, portée haut par les Lumières. En proposant d’intervenir directement sur les corps humains pour améliorer leur existence, il conçut une utopie paradoxale, alternative aux projets de contrôles disciplinaires qui s’imposèrent à la même période sous la forme de la biopolitique décrite par Michel Foucault (voir chapitre 4). Dans sa perspective d’ingénieur enthousiaste, Vandermonde préfigure pourtant des projets ultérieurs plus problématiques comme les thèses eugénistes de Francis Galton à la fin du e XIX siècle. L’une comme l’autre repose sur l’hypothèse d’un monde vivant fractionné, machinisé pour Vandermonde, réduit à la génétique pour Galton. Les thèses de ce type ont semblé être balayées par le jugement de l’histoire, suite aux épouvantables extrémités criminelles auxquelles elles ont préparé le terrain, par leur onction intellectuelle et académique (et quoique sous des formes atténuées, elles aient aussi été appliquées bien après la Seconde Guerre mondiale, jusque dans les régimes les plus démocratiques). À l’aune de ce jugement, l’eugénisme était la légende noire de la modernité. Il est donc d’autant plus frappant de constater qu’une partie de

l’argumentation sur laquelle l’eugénisme se fonde refait pourtant surface. Il en va, par exemple, des perspectives de modifications par de nouvelles techniques dites d’édition génomique (comme la technique CRISPR-Cas 9). Par cette dénomination, on les oppose aux autres techniques plus artisanales de transgenèse, pour mieux faire ressortir le très haut degré de contrôle et de précision qu’elles permettent. L’édition génomique déferle actuellement dans les laboratoires de biologie expérimentale, et enrichit la panoplie des outils disponibles pour modifier les génomes et, par exemple, réparer certaines anomalies débouchant sur des maladies graves. Mais elle fait en parallèle l’objet d’une vigilance éthique, car elle pourrait, avec la même efficacité, donner corps au projet du titre de l’essai de Vandermonde. Il est significatif que les perspectives qu’elle ouvre pour le meilleur ou pour le pire suscitent, y compris chez l’humain, une curiosité intéressée qui conduit même certains acteurs à ne pas complètement rejeter la facette eugéniste de leurs applications. C’est un signe des temps préoccupant si l’on compare ces réactions mesurées à la réprobation quasi unanime que les perspectives de clonage humain avaient par exemple suscitées il y a une quinzaine d’années. L’ingénierie du vivant semble naviguer entre deux eaux, comme si, au gré des époques, elle ne coupait jamais complètement les ponts avec ses projets les plus funestes. Soyons particulièrement clair ici : il ne s’agit pas d’affirmer qu’une approche ingénierique du vivant mène forcément à ces excès. Ce serait outrancier et insultant pour tous les chercheurs qui en adoptent la logique empirique au quotidien dans leurs recherches. Mais cela n’interdit pas de s’interroger sur ce que la machinisation du vivant produit comme schémas mentaux collectifs, sans pour autant nous prémunir intellectuellement contre le risque qu’une petite minorité en explore les possibilités les plus dérangeantes. Il y a donc un motif d’alerte, d’autant plus nécessaire qu’au-delà de la biologie expérimentale, c’est aussi le transhumanisme qui réactive en parallèle la même rhétorique eugéniste de l’amélioration de l’humain. Il le fait non sans habileté, en ayant beau jeu de souligner qu’après tout, les prothèses, la chirurgie, et plus généralement la médecine et les soins, sont déjà une intervention sur l’humain qui appartiennent au temps long de l’histoire et de la civilisation : notre époque serait donc en droit d’inventer une nouvelle étape de cette histoire-là. Cela lui permet de refuser évidemment la filiation avec l’horreur de l’eugénisme criminel, puisque qu’il prétend se positionner sur le versant éclairé de la modification humaine. L’homme augmenté est par ailleurs un concept-passerelle : comment le rejetterions-nous en bloc, alors que nous sommes déjà dans une relation d’assistance, et souvent de dépendance, avec les machines ? Pour le dire autrement, si l’ère de l’homme augmenté n’appartient pas au futur, mais s’ébauche déjà au présent, en refuser l’avènement ne serait-il pas aussi illusoire que de refuser le réel ? Il faut prendre cette argumentation ingénieuse au sérieux. Cela consiste notamment à ne pas refuser le principe d’intervenir sur le vivant. Après tout, la thérapie génique est, techniquement parlant, cousine de la transgenèse et si cette dernière n’est pas acceptée actuellement chez l’humain, surtout dans les cellules germinales, personne ne refusera raisonnablement la première

si elle permet de soigner définitivement, par exemple, un enfant atteint d’une maladie rare. De même, personne ne refusera sérieusement l’assistance robotisée à un malade invalide, si cela lui permet de sortir de son isolement. Ce n’est donc pas sur cette base que l’augmentation de l’homme pose un problème éthique, qui serait réduit alors à une question de curseur entre ce qui est raisonnable et ce qui est excessif. L’homme augmenté engage une question éthique car il promet une montée en gamme, un supplément quantitatif de vie, des facilités de calculs, de la puissance algorithmique comme réponse aux besoins existentiels. Or, cet ouvrage a tenté de montrer qu’avec un regard infravivant, on pouvait résolument exclure que le vivant soit réductible à une quantité organisée, de pièces, de constituants, de rouages ciselés. Soit précisément ce sur quoi reposent les promesses de l’homme augmenté, et les ruptures qu’il prétend annoncer. Car les modalités supposées révolutionnaires de cette augmentation ne résistent pas vraiment à l’examen. Si l’on pense aux calculs puissants que l’on nomme intelligence artificielle, ils peuvent nous faciliter la vie (ou nous la pourrir, d’ailleurs), mais ils ne nous font pas plus accéder à de nouvelles dimensions de nous-mêmes. Si l’on considère le cas des prothèses, on doit convenir qu’elles ne nous permettront pas de nouveautés autres que ce que la mécanique et la robotique nous permettent déjà, comme la vitesse, la force ou le vol. Restent les plus extrêmes de ces promesses : non plus les formes d’assistance ci-dessus décrites, mais bien notre fusion avec les machines, celle de notre pensée et de notre mémoire avec leurs calculs. Et donc la possibilité d’une vie sans corps, et pourquoi pas sans matière. À l’heure de conclure, tout me porte à croire, modestement mais fermement, que ce projet est une imposture parce qu’il repose sur une convergence entre objets incommensurables. Et parce que tout ce que le regard infravivant nous dit sur le monde s’y oppose. Les infravies, fragiles, transitoires et pourtant indispensables, nous montrent une voie nouvelle qui se passe de la qualité et de la quantité, mais qui nous conduit à penser le vivant en termes d’intensité. Georges Canguilhem remarquait qu’« il ne peut rien manquer à un vivant, si l’on veut bien admettre qu’il y a mille et une façons de vivre » (Canguilhem, 1952). Au terme de cette enquête, je pense qu’en effet ces mille façons de vivre que sont notamment les infravies nous dévoilent qu’il ne peut pas y avoir de vivant augmenté, ni fragmenté d’ailleurs, non pas parce que cela serait seulement immoral mais parce que le vivant n’est pas un réceptacle qui se remplit, ni un moteur qui se complète. On ne quantifie pas le temps qui nous habite, qui a la forme de notre mémoire et qui, rencontrant à chaque instant le présent, le transforme en sentiment d’existence. On n’augmente pas le vivant, parce que l’intensité de cette expérience que nous avons en partage avec la plus chétive des créatures n’est pas accessible au plus puissant des calculs. On ne calcule pas les surprises, les contingences, les errances et l’aveugle créativité, sans lesquelles il n’y a pas de vivant possible. Cela ne fait pas d’elles des mystères insondables pour autant, mais nécessite d’imaginer de nouvelles approches. Voilà, soulignons-le, un très heureux dénouement, car s’offrent à nous des années de recherches très concrètes en germe. Une éthique des infravies, c’est aussi ceci : pour qui veut le rendre intelligible, laisser le vivant nous dérouter, ne pas chercher à le contraindre. Ne

pas l’enfermer dans une norme, mais accueillir son déploiement et refuser le confort illusoire des frontières. Et peut-être alors, subrepticement, le comprendre un peu mieux.

Conclusion

Je voudrais conclure cette enquête par quelques notes plus personnelles, en commençant par une clarification. Si ce livre était reçu comme une charge indistincte contre tout ce que la notion d’ordre peut apporter à la biologie, j’aurais raté ma cible. Je l’ai évoqué plusieurs fois incidemment, mais je veux y revenir ici : il est évident que la biologie moléculaire, par exemple, en mettant cette notion d’ordre au centre de ses concepts, a produit et continue de produire des résultats en nombre impressionnant. Et, j’avoue bien volontiers mon admiration pour ce que la biologie de synthèse est déjà capable de produire : je suis chaque fois stimulé quand je prends connaissance des nouvelles limites qu’elle repousse, et pour cela, j’ai une très grande gratitude envers ceux qui s’y emploient. Je vois bien ce que certaines de ses avancées peuvent avoir de socialement perturbant, je crois avoir montré combien cela mérite attention, mais ma curiosité de chercheur ne se lasse pas des travaux qu’une approche machiniste du vivant peut inspirer. Je ne mésestime ni leur quantité, ni leur utilité, ni la passion qui habite les chercheurs qui les produisent pour comprendre, comme moi, ce qu’être vivant veut dire. De même, malgré un peu de schématisme inévitable dont j’ai tenté de ne pas trop abuser, je n’ignore pas qu’en fait, nombreux sont les biologistes, notamment ceux qui expérimentent vraiment, qui savent les limites des approches réductionnistes, et les prennent avec une distance certaine. Les thèses que j’ai défendues ne se veulent donc pas être une tabula rasa : la science se passe volontiers de ce genre d’effets de manche. Je les propose comme une invitation au dialogue, car je pense néanmoins fermement que la biologie risque de se perdre si elle ne cherche pas un nouveau cadre de pensée. Elle peut faire illusion, bien sûr, impressionner le public par la puissance de ses prédictions, ou la sophistication de ses constructions, mais elle s’épuisera si elle use jusqu’à la corde, y compris pour se convaincre elle-même, la métaphore de l’ordre et les concepts du monde technique. C’est une course à l’abîme, or nombreux sont ceux qui guettent sa chute, et seraient ravis de laisser croire qu’il faut en finir avec les approches matérialistes, et qu’il faut bien admettre que le vivant n’est possible que grâce à d’insondables forces, y compris les plus surnaturelles (sur ces dangers paradoxaux de l’assimilation des organismes aux machines, voir

Nicholson, 2013). Or, comme scientifique, il nous faut combattre avec acharnement toute confusion sur ce plan, tant il reste de fait naturels à comprendre, biologiques en particulier, et puisque rien n’indique qu’ils doivent inéluctablement rester inaccessibles aux outils de la méthode expérimentale. C’est pourquoi, d’une part, en revendiquant explicitement la dimension de créativité, évidemment non intentionnelle et façonnée par la sélection naturelle, comme élément majeur de l’originalité du vivant, en la remettant au centre du tableau, je veux participer d’une certaine contre-offensive : j’invite à la considérer avec sérieux, en l’accueillant toujours plus dans le cadre de la réflexion matérialiste, pour mieux en déposséder les créationnistes qui savent jouer sur la fascination qu’elle exerce. Et, à l’évidence, on aura compris que je ne suis pas sûr qu’on se donne les meilleurs moyens de le faire en remplaçant, par exemple, l’âme par un programme génétique ou par une complexité particulière, qui me semblent avoir un pouvoir d’évocation trouble. Comme darwinien convaincu, j’entends bien que ces substituts se veulent des réponses concrètes, elles aussi produites par la sélection naturelle, aux explications magiques qui leur ont longtemps précédé. Mais je constate qu’ils ne sont au mieux que la carcasse des vivants et qu’ils ne dissuadent personne de penser qu’un souffle les parcourt, et les permet. On peut réparer une machine, mais on ne récupère jamais une vie enfuie. Ces substituts n’expliquent pas l’essentiel. Il faut donc mesurer la portée de cette faille. C’est d’abord à ces fins que j’ai proposé d’accorder toute leur importance aux infravies, et à leurs implications épistémologiques et éthiques. Je conçois que ce regard nouveau puisse dérouter car il ne se démontre pas à proprement parler, excepté par une accumulation d’exemples : une croix que portent, finalement, tous les biologistes en quête de démonstration. Mais en attendant, je l’assume avec enthousiasme car je le pense apte à redonner toute leur place à des phénomènes et des situations que le réductionnisme s’obstine à considérer comme marginaux, périphériques ou parasites. Et je crois qu’il est de nature à indiquer une voie dans laquelle une approche matérialiste du vivant peut se ressourcer et se renforcer, même si cela implique de renoncer à de nombreux schémas auxquels les biologistes se sont habitués. Je le destine, on l’aura compris, en particulier aux acteurs de la biologie de synthèse, qui me semblent ne pas toujours mesurer la responsabilité particulière que leur confère leur position : ils ont entre les mains, sous les yeux, souvent plus que tous les autres, les manifestations les plus convaincantes de la fluidité du vivant et de son imprévisibilité. Or, les années passent et je ne les vois pas, en tant que communauté, se défaire de cette chape qui les fait persister dans un discours hors sol, artificiellement plaqué sur le vivant. Je perçois même, au contraire, une sorte de fuite en avant, évoquée plus haut : peut-être par fascination pour les technologies, peut-être par rêve de convergences, on voudrait faire des êtres vivants des technologies en eux-mêmes. J’ai donc voulu montrer qu’il existe d’autres chemins, qui ne renoncent en rien à la raison et à la méthode, pour comprendre le vivant. Mais, je destine aussi ce regard à tous les biologistes, et aux sciences naturelles en général. C’est en observant simplement les infravies se déployer, dans le temps et dans l’espace, en

biologiste, qu’il m’est apparu possible d’arriver à la conclusion que le vivant pouvait très bien ne pas exister en tant que catégorie, voire n’être jamais apparu. Au-delà de ces formulations volontiers provocatrices, et au-delà du vivant, c’est la possibilité d’une explication naturelle sans cases, sans cadastre, sans frontières qui me semble être, ici, le plus stimulant. C’est en cela que les infravies produisent une épistémologie expérimentale dont il faut mesurer le caractère inédit. En effet, il est fascinant de constater à quel point les résultats expérimentaux analysés dans ces pages, qui sont le plus souvent issus de publications scientifiques classiques, permettent non seulement de répondre à des questions concrètes, mais incitent aussi constamment à reformuler les questions, à les élargir, et même à questionner les cadres de pensée qui les légitiment. N’est-il pas passionnant de réaliser que nous sommes partis d’hypothèses rationnelles et de faits épars, biochimiques, biologiques, et que grâce à eux et eux seuls, nous avons voyagé aux limites des paradigmes qui fondent non seulement notre acception du vivant, mais aussi des concepts comme celui de catégorie, qui sous-tend tout notre rapport à la connaissance ? Catégoriser le monde, pour le comprendre, est en effet une tendance que les hommes n’ont cessé d’avoir, qu’il s’agisse de leur vie quotidienne ou de leur questions existentielles, et qui se traduit jusque dans la structure intime de nos langues : les mots sont des bornes, or le réel coule entre elles. C’est une tendance que les enfants mettent en place spontanément. C’est une tendance qu’en tant que chercheurs, peut-être des grands enfants après tout, nous mettons quotidiennement en pratique. Nous pouvons éventuellement savoir que ces frontières se discutent, nous pouvons ne pas être dupes, mais nous les pratiquons quand même. Nous acceptons à peine de les entrouvrir, ou de les déplacer. Je propose plus directement de travailler à l’idée de les abolir. Je crois avoir montré qu’il était au moins possible, et j’espère plausible, de repenser les identités et les permanences autrement, notamment en les fondant sur des tensions fragiles et sur des rencontres. Cela n’est qu’une ébauche, j’en ai pleine conscience, mais cela en fait un très beau chantier. Et je ne me dépars pas de l’idée que ce décloisonnement, parce qu’il est l’inverse d’un renoncement, est une piste qu’il serait utile de suivre dans de nombreux champs de la connaissance. Cela nécessite des vérifications et de la rigueur : s’en dispenser, ce serait courir vers d’autres périls, en particulier celui de réduire le discours scientifique à une sorte de narration plastique, tolérant toutes sortes de contradictions. Prétendre substituer les dynamiques aux territoires, pour ramasser mes propositions en une formule, suppose qu’on caractérise bien les premières, qu’on se donne la peine de montrer qu’elles nous parlent mieux du monde que les seconds. C’est procéder à toutes sortes d’opérations subtiles et exigeantes pour mesurer l’étendue vaste ou étroite de leur validité. Il faudra pour cela du temps et de l’opiniâtreté. Il faudra, en ces temps où son emprise est si grande, résister aux sirènes du Spectacle, celui qui demande de frapper toujours plus fort les esprits et cherche tous les raccourcis et les facilités, lui dont Guy Debord (1988) disait qu’il était une « inversion concrète de la vie, [...] le mouvement autonome du non-vivant ». Mais je pense que le jeu en vaut la chandelle.

J’ai d’ailleurs imaginé brièvement, dans le dernier chapitre, un incubateur interdisciplinaire où s’épauleraient au quotidien des expérimentateurs, des naturalistes, des simulateurs, des théoriciens pour explorer et formaliser les infravies, et je voudrais ici enfoncer ce clou. Imaginet-on seulement la richesse intellectuelle qu’un tel institut de biologie exploratoire pourrait produire, sa capacité d’attraction et de rayonnement pour un investissement dérisoire comparé aux lourdes infrastructures qui prétendent libérer mais cadenassent toujours plus les équipes de recherche ? Je ne préconise par forcément de le graver dans le marbre, ce serait un comble car toutes les formes de souplesse devraient être envisagées. Mais je rêve éveillé d’une structure audacieuse qui lui accorderait explicitement du temps, de la considération et du soutien, qui accepterait l’anticonformisme de ses pistes et je suis convaincu qu’à ce prix, il produirait un effet de levier considérable. À l’été 2016, une étrange raie a fait la couverture du magazine Science (Park et al., 2016). Celle-ci n’est pas un poisson, mais une fabrication humaine bio-inspirée, composé d’un squelette d’or, d’une matrice de silicone, et de cellules cardiaques contrôlées par la lumière. Cette délicate construction a une structure pulsatile, ondoyant sous l’eau, à l’esthétique recherchée, mais qui pourrait aussi concrètement préfigurer un organe à greffer. Bien que ses auteurs la qualifient de robotique, tout me séduisit dans ce travail : l’hybridité entre les matières inerte, métallique, et biologique. La rencontre inédite de fonctions non naturellement associées. La structure qui n’est ni un organe ni un organisme. Sa beauté, enfin. Elle ne rentre dans aucun cadre, et pourtant se déploie : tout en fait une infravie. Tout cela pour une raie ? Eh bien, oui, je le crois. Je ne peux même pas imaginer la chance que serait une institution dynamique qui accueillerait et encouragerait ce type d’exploration des possibles. Je voudrais terminer sur une intuition. Je n’ai quasiment pas convoqué le concept de liberté dans ces pages. Je répugne à l’utiliser à la légère, tant c’est une notion qui me semble devoir se manier avec exigence, et même avec pudeur, pensant à tous ceux qui en sont privés. Néanmoins, en regardant les infravies, en les voyant nous prendre au dépourvu, en les voyant tromper les règles et quitter les sentiers balisés, c’est bien un peu de cette idée qui me trotte dans la tête, et qui me fait regarder l’ordre avec circonspection, sinon avec méfiance. C’est peut-être un atavisme intellectuel que je tiens notamment de mon parcours de formation, je pense en particulier à mon compagnonnage auprès de Jean-Jacques Kupiec, qui m’a fait l’honneur d’encadrer ma thèse, dans le laboratoire de Pierre Sonigo, et qui m’a tant incité à penser librement. Ensemble, nous n’avons rien fait de plus, somme toute, que de chercher à savoir si les cellules n’étaient pas, elles aussi, un peu plus libres que ce que les manuels décrétaient. Si, pour elles aussi, des chemins buissonniers, des écarts à la norme, ne pouvaient pas être des modalités de survie utiles. Et si, finalement, cette norme supposée existait vraiment. La belle surprise fut que nous, et tant d’autres d’ailleurs, avons trouvé cette liberté cellulaire partout où nous l’avons cherchée. Y ayant goûté, je suis donc peut-être, paradoxalement, un peu prisonnier de cette idée de liberté ! Je concède volontiers ne pas m’en plaindre, mais cela me conduit surtout, parfois, à me demander si la liberté, cette aspiration si noble et pourtant si évidente, celle que notre espèce

chérit tant à défaut de la rendre souvent réelle ou concrète, celle que nous partageons probablement même avec nombre de nos cousins animaux, ne serait pas quelque chose qui viendrait du plus profond de nous-mêmes, et justement de ce qu’il y a d’infravivant dans notre existence individuelle et dans notre histoire collective. Je me demande si ce n’est pas cela qui donne sa saveur à cet étrange et merveilleux sursis créateur qu’est la vie. Pour que la biologie puisse nous aider à mieux le comprendre, je voudrais juste qu’elle se réjouisse de cette hypothèse et s’en saisisse, qu’elle prenne son élan, et retrouve le goût du vertige.

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