Immigration and homelessness in Europe 9781447366706

Drawing on the national reports of the correspondents of the European Observatory on Homelessness, the book provides a c

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French Pages [216] Year 2004

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Immigration and homelessness in Europe
 9781447366706

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L'IMMIGRATION ET LES SANS-ABRI EN EUROPE Bill Edgar, Joe Doherty and Henk Meert

Publié pour la première fois en Grande-Bretagne en novembre 2004 par The Policy Press Université de Bristol Fourth Floor Beacon House Queen’s Road Bristol BS8 1QU UK Tel +44(0)117 331 4054 Fax +44 (0)117 331 4093 Email [email protected] www.policypress.org.uk © Bill Edgar, Joe Doherty et Henk Meert 2004-11-05 ISBN 1 86134 648 4 Bill Edgar est consultant académique et Chercheur Emeritus à l’Université de Dundee ; il est également Chargé de Cours Emeritus à l’Université de St Andrews. Joe Doherty est professeur de géographie à l’Université de St Andrews. Henk Meert est professeur associé en Géographie Humaine à l’Université Catholique de Louvain et Chercheur au Fond Flamand pour la Recherche Scientifique (FWO). Bill Edgar, Joe Doherty et Henk Meert sont les auteurs de ce travail selon la loi de 1998 sur les Copyrights, les Designs et les Brevets. Tous les droits sont réservés : aucune partie de cette publication ne peut être reproduite, stockée dans un système de recherche ou transmise de quelque forme que ce soit, électronique, mécanique, par photocopie, par enregistrement ou autrement, sans la permission préalable et écrite des Editeurs. Les affirmations et les opinions contenues dans cette publication relèvent de la responsabilité des auteurs et de leurs collaborateurs et non de celle de l’Université de Bristol ou de The Policy Press. L’université de Bristol et The Policy Press rejettent toute responsabilité pour tout préjudice aux personnes ou propriétés résultant de cette publication. The Policy Press s’oppose à toute discrimination concernant le sexe, la race, le handicap, l’âge et la sexualité. Design de la couverture par Qube Design Associates, Bristol Imprimé en Grande-Bretagne par Hobbs the Printers, Southampton

Tables des matières Liste des tableaux et chiffres Avant-propos par Donal McManus, Président de la FEANTSA Remerciements FEANTSA et l’Observatoire européen sur le Sans-abrisme Un Deux Trois Quatre Cinq Six Sept

Introduction Evolution et contrôle de l’immigration L’expérience de l’immigration Immigration et marchés du logement en Europe La Migration et le Sans-abrisme Les Services destinés au sans-abrisme et l’immigration Conclusions

Bibliographie

iv v vi vii 1 11 35 61 105 141 177 187

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L'immigration et les sans-abri en Europe

Liste des tableaux et figures

Tables 2.1 5.1 6.1 6.2 6.3 6.5

Résidents nés à l’étranger (dont ressortissants d’Etats tiers) au sein de l’Union européenne Estimation des Besoins de Logement pour les Demandeurs d’Asile en France (2001) « Quelle est la situation familiale des bénéficiaires étrangers du centre ? » (%) Vieillissement des résidents des centres d’hébergement entre les deux recensements, par nationalité. Hommes de plus de 60 ans Groupes d’âge des immigrés dans les centres d’hébergement pour travailleurs en France « Quelles sont les principales difficultés rencontrées par votre centre dans la prise en charge de bénéficiaires étrangers ? » (%)

19 117 144 146 147 160

Figures 1.1 2.1 4.1 4.2 4.3 4.4 4.5 4.6 4.7 4.8 6.1

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Les trois vagues de migrations internationales Ressortissants de pays tiers dans l’Union européenne Segments du marché du logement en pourcentage des ménages de diverses nationalités (Flandre, source : recensement national de 1991) Le logement des immigrés en France (1996) Conditions de logement des immigrés en Lombardie (Italie) selon leur origine géographique (2001) Evolution par nationalité du logement des immigrés dans la région de Milan entre 1990 et 2001 Répartition en pourcentage de la population (adulte) par pays d’origine et par statut d’occupation en Suède Evolution du type de logement des immigrés en Lombardie (Italie) en fonction de leur date d’entrée Evolution du nombre de cabanes au Portugal entre 1970 et 2001 Le rapport entre l’historique de l’immigration et la part du logement social dans les Etats membres de l’Union européenne (2000) Proportion des étrangers dans les services destinés aux sans-abri comparée à la population en général (2001)

4 20 70 71 72 72 74 75 85 98 157

Avant-Propos Cet ouvrage est le dernier d’une série d’ouvrages publiés par l’Observatoire européen sur le Sans-abrisme. Il prétend examiner la relation complexe entre deux problématiques réelles et urgentes en Europe : d’une part les personnes sans-abri et la situation critique d’exclusion du logement, et d’autre part la problématique de l’immigration. Malgré la complexité du sujet et le manque de données disponibles, les auteurs sont parvenus à présenter une analyse extensive de cette relation dynamique entre l’immigration et le sans-abrisme. Tout comme dans les autres ouvrages de la même série, l’importance cruciale du logement dans l’inclusion sociale représente une question centrale. Par ailleurs les auteurs ont également mis l’accent sur certaines questions trop souvent ignorées dans d’autres contextes, telles que l’exclusion du logement que connaissent les immigrés sans-papier. En Europe les immigrés représentent à peu près 20 millions des 380 millions de la population de l’Union. L’immigration a augmenté dans presque tous les Etats Membres durant la dernière décennie, et même les pays qui historiquement ont été des exportateurs nets de personnes immigrées sont maintenant devenus des importateurs nets. La migration est au aujourd’hui la cause la plus importante du changement démographique en Europe. Toutefois, de nombreux schémas d’immigration fournissent plus d’explications que ce que ces statistiques auraient tendance à suggérer. Les immigrés restent concentrés dans des villes et régions particulières, et certains d’entre eux restent dans une situation d’exclusion même s’ils obtiennent un statut de citoyen. Les immigrés proviennent d’une grande variété de pays et apportent avec eux une plus grande diversité culturelle qu’auparavant. Les flux migratoires ne concernent pas seulement les immigrés pour raison économique (des résidents permanents, des travailleurs sous-contrats et des immigrés temporaires) et les regroupements familiaux, mais aussi les demandeurs d’asile et les réfugiés, et on observe une population regroupant des profils sociaux et démographiques de plus en plus différents et variés. Un grand nombre de ces immigrés de cette nouvelle vague sont moins aptes à trouver leur place sur les marchés du logement et du travail que les immigrés précédents, lesquels étaient arrivés quand le marché du travail avait un besoin de main-d’œuvre plus défini. Les immigrés ayant un statut de sans-papier ou indéterminé, ainsi que les autres groupes vulnérables d’immigrés tels que les femmes et les jeunes, sont des groupes risquant tout particulièrement de devenir sans-abri et d’être confrontés à l’exclusion du logement. Un des éléments qui a mené à porter plus d’attention à l’intégration au niveau de l’UE est la reconnaissance tardive que l’immigration fera partie du futur de l’Europe et ce de manière permanente. L’accès à un logement décent et abordable est un facteur clé pour l’intégration des immigrés, sans laquelle l’intégration au sein du marché du travail et dans d’autres domaines de la vie se révélerait difficile, voire impossible.

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L'immigration et les sans-abri en Europe

Avant-Propos

Je souhaite exprimer mes remerciements les plus sincères aux correspondants nationaux de recherche et aux coordinateurs de l’Observatoire européen sur le Sans-Abrisme de la FEANTSA pour avoir abordé un tel sujet qui est aujourd’hui de plus en plus au centre des préoccupations des associations travaillant avec les personnes sans-abri, mais aussi un sujet qui appartient à un domaine difficile et stimulant en matière de recherche. Donal McManus President of FEANTSA

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Remerciements Ceci est le cinquième et dernier ouvrage d’une série qui a commencé en 1999. L’année qui a précédé la première publication de cette série, Les Services aux personnes sans-abri, nous avions nommé les Coordinateurs de Recherche de l’Observatoire européen sur le Sans-abrisme. Depuis lors chaque année, excepté en 2003, la publication d’un ouvrage supplémentaire a vu au jour : Logement accompagné en Europe en 2000, La Femme Sans-Abri en Europe en 2001 et L’Accès au Logement : Sans-Abrisme et Vulnérabilité en Europe en 2002. La sortie du présent ouvrage, Immigration et Sans-abrisme en Europe, marque la fin d’un projet stimulant et fructueux qui aurait été impossible à achever sans le dévouement, le travail assidu, la patience et bonne humeur des 15 correspondants de l’Observatoire, dont les travaux de recherches sont à l’origine de l’élaboration de ces publications. Notre dette envers eux à travers les années est immense. Les commentaires de retour suggéreraient que pour la plupart le produit final répond à leurs exigences. Nous tenons par ailleurs à remercier le secrétariat de la FEANTSA qui nous a apporté soutien, encouragements, et cajoleries quand nécessaire. Ils ont été des acteurs principaux dans l’organisation des réunions de l’Observatoire et ont stimulé les débats et discussions, lesquels ont germé et contribué à déterminer le centre d’intérêt de nos recherches. Henk Meert nous a rejoint dans l’écriture de ce livre comme il l’avait fait pour la publication précédente. Sa contribution a été essentielle, non seulement pour avoir partagé la tâche d’écriture, mais aussi pour nous avoir apporté sa connaissance approfondie dans le domaine des affaires européennes et son regard critique incisif sur le produit final. Enfin nous sommes redevables envers The Policy Press pour avoir fait preuve de patience durant la longue attente qui a précédé l’impression de ce manuscrit et pour leur tout aussi remarquables capacités magiques pour avoir élaboré un produit de première qualité dans un tel court délai.

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L'immigration et les sans-abri en Europe

FEANTSA et l’Observatoire européen sur le Sans-Abrisme La FEANTSA (Fédération Européenne des Organisations Nationales travaillant avec les Sans-abri) est une organisation européenne non-gouvernementale fondée en 1989. La FEANTSA regroupe actuellement environ 100 organisations membres parmi 24 des 25 pays membres de l’Union européenne et d’autres pays européens. La FEANTSA est la seule organisation européenne nongouvernementale qui s’occupe exclusivement du sans-abrisme. Son travail consiste à faciliter la mise en réseau, les échanges d’expérience et de meilleures pratiques, la recherche et la plaidoirie en faveur du sans-abrisme au niveau européen. La FEANTSA est en constant dialogue avec les institutions de l’Union européenne et avec les gouvernements nationaux afin de promouvoir une action effective dans la lutte contre le sans-abrisme. La Fédération reçoit le soutien financier de la Commission européenne pour la réalisation d’un programme de travail complet. Elle est en étroite collaboration avec les institutions de l’Union européenne, en particulier avec la Commission européenne et le Parlement européen, et bénéficie d’un statut consultatif au Conseil de l’Europe et au Conseil Economique et Social (ECOSOC) des Nations-Unies. L’Observatoire Européen sur le Sans-abrisme a été mis en place en 1991 par la FEANTSA dans le but d’effectuer des recherches sur le sans-abrisme en Europe. Il est composé d’un réseau de 15 correspondants nationaux de tous les Etats membres de l’Union, qui sont communément reconnus comme des experts dans le domaine du sans-abrisme. Chaque année, les correspondants produisent un rapport national sur un thème spécifique de recherche lié au sans-abrisme. Les coordinateurs de l’Observatoire analysent ensuite ces rapports nationaux et les intègrent au rapport européen de recherche qui met l’accent sur les tendances transnationales. Adresse de contact : FEANTSA, 194 Chaussée de Louvain, B-1210 Bruxelles, Belgique ; Tel : 32 2 538 66 69, Fax 32 2 539 41 74, Email [email protected], website : http://www.feantsa.org

Coordinateurs et Correspondants nationaux de l’Observatoire européen sur le Sans-abrisme: 2004-2005 Coordinateurs Bill Edgar, co-directeur du Joint Centre for Scotish Housing Research (JCSHR), Département du Planification urbaine et régionale, Université de Dundee, Perth Road, Dundee, DD1 4HT, Royaume-Uni; Tel: +44 (0) 1382 345 238, Fax: +44 (0) 1382 204 234, [email protected]

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FEANTSA et l’Observatoire européen sur le Sans-Abrisme

Joe Doherty, co-directeur du Joint Centre for Scotish Housing Research (JCSHR), Département de Géographie et de Géosciences, Université de St Andrews , St Andrews, Fife KY16 9AL, UK ; Tel (44) (0) 1334 463911, Fax (44) (0) 1334 46 39 49, Email : [email protected] Henk Meert, Associé de recherche du Joint Centre for Scotish Housing Research (JCSHR), Confrère post-doctorant de FWO Flandre, maître de conférences à l’Institut de Géographie économique et sociale de l’Université Catholique de Louvain, S. de Croylaan 42, B-3001 Louvain, Belgique ; tel : +32 (0) 16 32 24 33, Fax +32 (0) 16 32 29 80, [email protected]

Correspondants nationaux Allemagne: M. Volker Busch-Geertsema; GISS e.v. [email protected] Autriche: M. Heinz Schoibl, Helix Research and Consulting [email protected] Belgique: M. Pascal de Decker, Université d’Anvers [email protected] Danemark: Mme Inger Koch-Nielsen, Social Forknings Institutet [email protected] Espagne: M. Pedro José Cabrera Cabrera, Universidad Pontifica Comillas 3 [email protected] France: Mme Elisabeth Maurel, GREFOSS-IEP, Sciences-Po, Grenoble [email protected] Finlande: Mme Sirkka-Liisa Kärkkäïnen, Stakes [email protected] En collaboration avec Mme Anna Mikkonen, aussi à Stakes Grèce: M. Aristidis Sapounakis, KIVOTOS [email protected] Irlande: M. Eoin O’Sullivan, Department of Social Studies, Trinity College Dublin [email protected]

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L'immigration et les sans-abri en Europe

Italie: M. Antonio Tosi, DIAP, Politecnico di Milano [email protected] Luxembourg: Mme Monique Pels, Centre d’Etudes de Populations, de Pauvreté et de Politiques Socio-économiques [email protected] Pays-Bas: Henk de Feijter, University of Amsterdam [email protected] Portugal: M. Alfredo Bruto da Costa, Universidad Católoca Portuguesa [email protected] et Mme Isabel Baptista, Centro de Estudos para a Intervenção Social (CESIS), [email protected] Royaume-Uni: Isobel Anderson, Housing Policy and Practice Unit, University of Stirling, [email protected] Suède: Mme. Ingrid Sahlin, Department of Sociology, Gothenburg University [email protected]

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Introduction

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Introduction Dans l’Union européenne, les migrants sont au nombre de vingt millions sur une population totale de 380 millions d’habitants. Durant la décennie écoulée, l’immigration a augmenté dans presque tous les Etats membres et certains pays traditionnels d’émigration sont même devenus des pays d’immigration. Les flux migratoires se composent non seulement de migrants économiques (résidents permanents, travailleurs sous contrat et émigrés temporaires) et/ou en quête de regroupement familial, mais aussi de demandeurs d’asile et de réfugiés ainsi que d’un nombre croissant de migrants sans-papiers. Le corollaire de variabilité des profils migratoires est une diversification des profils sociaux et démographiques des migrants. Nombre de « nouveaux migrants » sont plus vulnérables sur les marchés de l’emploi et du logement que les immigrés des générations précédentes, dont l’arrivée correspondait à une demande bien définie émanant du marché du travail. A l’instar d’autres publics vulnérables, tels que les femmes et les jeunes, les immigrés sans-papiers ou au statut indéterminé sont particulièrement exposés à l’exclusion du logement sous toutes ses formes. Le traité d’Amsterdam consacre pour la première fois la compétence de la Communauté européenne en matière d’immigration et d’asile. En octobre 1999, le Conseil européen de Tampere reconnaissait « [qu’i]l faut, pour les domaines, distincts mais étroitement liés, de l’asile et des migrations, élaborer une politique européenne commune » et énonçait les éléments à prévoir dans une telle politique, à savoir, entre autres, le partenariat avec les pays d’origine, un système d’asile commun à l’ensemble de l’Europe, le traitement juste des ressortissants de pays tiers et la gestion des flux migratoires. Les efforts de longue haleine visant à établir une « Politique européenne commune » de l’immigration trouvent leur origine dans le constat de plus en plus largement établi que les politiques des trente dernières années ne sont manifestement plus adaptées au paysage social et économique de la fin du vingtième siècle et du début du vingt et unième. Un grand nombre de ressortissants de pays tiers est entré sur le territoire de l’Union ces dernières années, que ce soit par le biais du recrutement actif de travailleurs migrants dans les pays confrontés à une pénurie de main-d’œuvre, qualifiée ou non, ou suite à l’arrivée de réfugiés, de demandeurs d’asile ou encore en application des politiques de regroupement familial. Ces tendances se maintiennent et s’accompagnent d’une augmentation de l’immigration clandestine ainsi que de la traite et du trafic d’êtres humains. Dans sa Communication au Conseil et au Parlement européen (COM(2000)757), la Commission européenne affirme que les efforts visant à intégrer les migrants dans les sociétés de l’Union européenne doivent être considérés comme le corollaire indispensable de toute politique d’entrée. En

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L'immigration et les sans-abri en Europe

1999, le Conseil de Tampere a identifié les éléments d’une politique européenne commune en matière d’immigration et d’asile, parmi lesquels figurent le droit des ressortissants de pays tiers à un traitement juste et une « politique d’intégration plus volontariste » (Conseil européen, 1999 III(18)), visant à attribuer aux migrants des droits et devoirs comparables à ceux des citoyens de l’Union européenne. L’intégration des immigrés dans la société du pays hôte implique de leur accorder l’accès à l’emploi et l’égalité d’accès aux services, et ce y compris l’accès à un logement décent et abordable. Le présent ouvrage se propose d’aborder la nature et les causes de l’exclusion des immigrés du logement et l’impact de cette situation sur la mise à disposition et la prestation des services aux personnes sans-abri. Par rapport à la population autochtone, les immigrés résidant dans l’Union européenne occupent plus souvent un logement de piètre qualité et consacrent plus fréquemment une part disproportionnée de leurs revenus à son occupation. Les prestataires de services aux personnes sans-abri font état d’une augmentation significative du nombre d’immigrés et de résidents nés à l’étranger parmi les usagers de leurs services. L’examen de ces questions a pour toile de fond la Stratégie européenne de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale et la quête d’une politique européenne commune en matière d’immigration. Le présent rapport exploite largement les rapports nationaux rédigés en 2002 par les quinze correspondants de l’Observatoire européen sur le sans-abrisme (voir le site web de la FEANTSA: www.feantsa.org) pour compiler les informations en provenance des Etats membres et proposer un panorama européen de la question. En guise d’introduction aux analyses plus détaillées présentées dans les chapitres suivants, nous nous pencherons dans un premier temps sur la toile de fond de l’immigration d’après-guerre dans l’Union européenne, après quoi nous brosserons un tableau général des principaux liens entre migration et exclusion du logement.

Le contexte démographique et économique du phénomène migratoire en Europe La Communication de la Commission européenne au Conseil et au Parlement européen (COM(2000)757) synthétise l’évolution des dimensions démographique et économique en Europe. Par rapport à la situation mondiale, deux tendances contrastées sont évidentes en Europe : ralentissement de la croissance démographique et vieillissement marqué de la population. Des disparités apparaissent entre Etats membres : certains (le Danemark, l’Italie, la Suède) connaissent une croissance démographique négative (davantage de décès que de naissances) tandis que d’autres (la Finlande, la France, l’Irlande, les PaysBas) connaîtront, pendant quelques années encore, une croissance démographique sensiblement positive. Toutefois, si on observe l’Union européenne dans son ensemble, on constate que la principale source de croissance démographique est désormais un solde migratoire nettement positif. Les flux migratoires actuels vers l’Europe sont hétérogènes : demandeurs

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Introduction

d’asile, personnes déplacées et/ou à la recherche d’une protection temporaire, membres de la famille d’un migrant souhaitant bénéficier d’une mesure de regroupement familial, travailleurs migrants, ainsi qu’un nombre croissant d’expatriés pour raisons professionnelles. Le regroupement familial et la présence, dans le pays d’accueil, de communautés ethniques de ressortissants des pays d’origine sont devenus des facteurs déterminants de l’ampleur et de la direction des mouvements migratoires. Ces derniers sont désormais plus « élastiques » : on constate surtout le développement de flux brefs et transfrontaliers, assorti de configurations complexes de personnes entrant sur le territoire de l’Union tandis que d’autres le quittent. Salt (1997) affirme que les schémas et les tendances migratoires identifiés dans les divers Etats membres de l’Union européenne se caractérisent d’abord et avant tout par leur variabilité. Effectivement, des différences marquées apparaissent entre les champs migratoires de différents pays, reflétant un large éventail de circonstances historiques (liens coloniaux) et géographiques (surtout le voisinage). Cette variation fait qu’il est difficile de classer correctement les Etats membres en fonction de leur expérience des migrations. Si on constate dans toute l’Union européenne une tendance à l’harmonisation des politiques en matière d’immigration, il est plus difficile d’identifier des convergences concernant l’expérience des migrations – contrairement à d’autres composantes démographiques, telles que la fécondité et la mortalité. On peut parler de convergence limitée en ce qui concerne certains aspects du phénomène migratoire, et en particulier l’évolution des schémas démographiques qui caractérisent les migrations. La tendance générale est au développement de l’immigration féminine, à une augmentation de la part des immigrés en âge de travailler et à une diminution de la représentation des tranches d’âge plus jeunes. Il semblerait que les origines des migrants tendent à se diversifier, même si ce phénomène se produit lentement et à un rythme variable selon les pays. Historiquement, ce sont deux ou trois nations qui dominent à la fois la lignée des citoyens nés à l’étranger et les flux migratoires observés dans la plupart des Etats. La diversification traduit le déclin de la prédominance de ces groupes ethniques. Dans tous les pays, la tendance est désormais au développement de l’immigration en provenance de pays non européens et à l’augmentation du nombre d’immigrés en provenance de pays pauvres. Le paysage migratoire européen récent paraît se caractériser essentiellement par trois phénomènes (Collinson 1993) : L’escalade, c’est-à-dire l’accélération de l’immigration – même si celle-ci est fluctuante dans certains pays – et son rôle croissant de moteur des mouvements démographiques. La mondialisation : l’expression « nouvelles migrations » a été adoptée pour désigner le lien dynamique entre, d’une part, les mutations géopolitiques et géoéconomiques et, d’autre part, l’évolution des filières et des processus

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L'immigration et les sans-abri en Europe

migratoires. Selon Koser et Lutz (1998), « [l]’impact de ces mutations a atteint son paroxysme en Europe ». La régionalisation : les flux migratoires sont très localisés, tant sur le plan de leur origine que de leur destination ; quelques pays d’émigration dominent les flux migratoires à destination de chaque pays d’immigration. Au fil du temps, l’immigration vers les pays de l’Union européenne a considérablement évolué dans ses causes, sa structure ethnique et ses conséquences pour les pays d’accueil. Salt et al (1997) suggèrent que les échanges intra-européens de populations ont d’abord décliné entre les années soixante et le milieu des années quatre-vingt avant de s’intensifier à nouveau, surtout depuis 1989. White (1993) a élaboré un classement pertinent de ces migrations en trois vagues distinctes : migrations du travail, regroupement familial et flux post-industriels (voir la Figure 1.1). Ces vagues correspondent grosso modo aux trois décennies de migrations décrites par Hammar (1985) : les années soixante correspondent à la décennie des migrations du travail, les années soixante-dix sont celles du regroupement familial et les années quatre-vingt sont celles de l’asile. Pour extrapoler la typologie de Hammar dans les années quatre-vingtdix, on pourrait parler d’une décennie de l’immigration en provenance d’Europe de l’Est et des pays pauvres du sud de l’Europe. Si la description que donne White des trois vagues immigratoires est utile au niveau européen pour identifier et expliquer diverses filières migratoires ainsi que pour disséquer les flux récents (post-industriels), elle décrit moins facilement Figure 1.1 : Les trois vagues de migrations internationales

Regroupement familial 2

Ampleur des migrations

Migrations du travail 1

Flux post-industriels 3

Main-d'oeuvre hautement qualifiee

Immigrés clandestins Demandeurs d'asile

Temps Source: White (1993, p 49)

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Introduction

l’immigration à l’échelle nationale. Le seul exemple du Portugal montre que la chute du régime de Salazar en 1974 a déclenché une série de vagues migratoires (par exemple le retour des expatriés) dont la nature et les causes sont différentes de celles qu’évoque White. Cependant, même ici, il est possible d’identifier des vagues d’immigration successives et de pointer les conséquences des flux migratoires post-industriels de la fin des années quatre-vingt-dix. Salt et al (1997) confirment que la plupart des recherches portant sur les migrations concernent des pays du nord de l’Europe considérés isolément. Plus récemment toutefois, un nombre croissant d’études portant sur le sud de l’Europe sont venues rééquilibrer le champ des investigations et ont débouché ces dernières années sur la publication d’une série significative d’ouvrages de recherche (Hudson et Lewis, 1985 ; Anthias et Lazaridis, 1999 ; Anthias et Lazaridis, 2000 ; King et al, 2000). Ce rattrapage du nombre de publications est d’autant plus pertinent que les profils migratoires ont profondément évolué ces vingt dernières années en Europe méridionale, comme le montre le point clé de la recherche qui portait, jusqu’au milieu des années quatre-vingt, sur l’émigration en provenance d’Europe méditerranéenne, pour se focaliser ensuite sur l’immigration, à forte composante d’immigrés irréguliers et de sans-papiers, à destination de ces pays. Si les travaux ont, dans un premier temps, essentiellement concerné l’Italie, dont les chercheurs ont montré la voie, des publications portugaises, espagnoles et grecques sont plus récemment venues alimenter le débat. Il est un aspect significatif des nouveaux phénomènes migratoires internationaux en Europe méridionale qui, depuis quelque temps, attire plus particulièrement l’attention des chercheurs : le grand nombre de femmes parmi les immigrés (Ackers, 2000 ; Anthias et Lazaridis, 2000). Ce biais migratoire spécifique ne s’explique aisément par aucun des modèles théoriques « traditionnels » fondés sur les mécanismes d’attraction/répulsion. Toutefois, et c’est significatif, cette dimension des flux migratoires n’a jusqu’ici fait l’objet d’aucune attention particulière de la part de la communauté scientifique du nord de l’Europe. La réflexion sur le thème qui nous occupe se fonde jusqu’ici sur les informations disponibles concernant les migrations. Toutefois, une partie du phénomène migratoire en Europe échappe complètement aux filières officielles, et donc à l’analyse. Les pays du sud de l’Europe (principalement l’Espagne, la Grèce et l’Italie) sont devenus des destinations attrayantes pour les immigrés clandestins. La perspective de trouver un emploi clandestin dans l’économie parallèle du pays d’accueil attire de nombreux candidats. En tant que « nouveaux » pays d’immigration, ces Etats ont mis en place, en même temps que des programmes de régularisation, de nouvelles réglementations régissant l’entrée des immigrés (Muus, 2001). Depuis 1986, l’Italie a mené quatre grandes campagnes de régularisations, dont la dernière, en 1998-1999, prévoyait un quota de trois cent mille personnes. La première grande campagne de régularisations menée en Grèce en 1997-1998 a suscité 375 000 demandes (pour une population de 4,3 millions d’actifs). Quant à l’Espagne, elle a mené des campagnes de régularisation en 1991 et 1996.

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L'immigration et les sans-abri en Europe

Les migrations d’asile sont en augmentation depuis le milieu des années quatre-vingt. A partir du début des années quatre-vingt-dix, elles sont même devenues la source d’un afflux massif d’immigrés en Europe. Toutefois, une bonne part de ces demandes d’asile se concentre sur quelques Etats membres de l’Union européenne. L’Allemagne est la destination privilégiée des demandeurs d’asile (en 1998, elle concentrait un tiers des demandes d’asile, estimées à 300 000) tandis que le Royaume-Uni (17%), les Pays-Bas (16%), la France (8%), la Suède (5%) et l’Autriche (5%) absorbent la plupart des autres demandes. Nous l’avons vu, les origines et les filières d’immigration vers l’Europe sont diverses et variées : de l’héritage colonial de pays tels que la France, la GrandeBretagne et les Pays-Bas à l’importation institutionnelle de main-d’œuvre vers le nord de l’Europe dans les années soixante et soixante-dix – et plus récemment vers le Sud – en passant par le retour des émigrés et/ou expatriés allemands, finlandais (Ingriens), grecs (du Pontos) ou portugais (retour d’Afrique), le parcours des migrants est déterminé – dans une large mesure peut-être, comme nous le verrons ci-dessous – par leurs origines ethniques et la durée de leur séjour.Toutefois, on peut raisonnablement affirmer que les pratiques, politiques et législations des Etats membres en matière d’immigration jouent un rôle tout aussi important dans la détermination du statut et des avantages des immigrés. Compte tenu de cette affirmation, et tout en reconnaissant l’importance qu’il peut y avoir à tenir compte de la complexité du processus migratoire dans le temps et l’espace, nous adopterons, pour cet ouvrage, une classification de référence simple en trois catégories, fondée sur le statut juridique des immigrés : • Les immigrés en situation régulière (y compris les immigrés pour raisons professionnelles, les immigrés ayant bénéficié d’une mesure de regroupement familial et les rapatriés) ; • Les réfugiés et demandeurs d’asile ; • Les immigrés en séjour irrégulier (« sans-papiers »). Nous aurons recours à cette classification – souvent sous une forme dissociée – tout au long du présent ouvrage afin de structurer notre analyse de la vulnérabilité des immigrés face à l’exclusion du logement sous toutes ses formes.

Immigration et exclusion du logement Les travaux sur le lien entre immigration et exclusion du logement en Europe sont manifestement très peu nombreux. Dans l’une des rares publications qui lui est consacré, Gerald Daly (1996) avance que le lien entre exclusion du logement et immigration tient à la pauvreté et à la xénophobie. Démontrer que l’appartenance ethnique est importante constitue l’un des fils conducteurs du présent ouvrage : faire partie d’une minorité, surtout lorsqu’elle se distingue par sa couleur de peau, expose au racisme et à la xénophobie de la société d’accueil. Or, l’une des manifestations les plus tangibles

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Introduction

des discriminations que rencontrent bien des immigrés concerne justement l’accès au logement, c’est-à-dire les difficultés qu’ils éprouvent pour obtenir un prêt et les loyers souvent plus élevés qui leurs sont demandés sur le marché privé. Les problématiques de l’appartenance ethnique, de la tolérance vis-à-vis des femmes et de la différence culturelle sont au cœur du débat qui entoure les programmes sociaux destinés à lutter contre la pauvreté des immigrés et les discriminations à leur encontre. Les vociférations toujours plus acerbes de la droite, propageant ses discours racistes, sexistes et xénophobes ont entravé le progrès vers le multiculturalisme et l’amélioration des conditions d’existence des communautés immigrées. Daly (1996) affirme que « après avoir recouru à des foyers temporaires, à des conteneurs et à des péniches pour loger les immigrés sans-abri, les gouvernements ont cédé face aux contraintes fiscales et aux pressions de la droite, restreignant l’immigration et déléguant la responsabilité des sans-abri aux collectivités locales et aux organismes bénévoles. Cette dérive a souvent abouti à l’abandon pur et simple » (p. 22). Quelles que soient les origines ethniques des immigrés, le fait de les ranger dans des catégories telles que « immigré en situation régulière » (légal) ou « sans-papier » (illégal) sur la foi de politiques et de législations en matière d’immigration influence considérablement leur parcours d’installation. Affublé de l’étiquette « sans-papier » parce qu’il ne s’est pas conformé aux procédures d’immigration ou est entré dans la clandestinité pour s’être vu refuser l’asile ou le statut de réfugié, l’immigré est condamné à mener une existence cachée et à chercher du travail et un logement tout en évitant soigneusement les autorités, ce qui l’expose clairement à l’exploitation par des employeurs impitoyables et des propriétaires peu scrupuleux. La citoyenneté, pour ceux qui y accèdent, confère certains privilèges et place formellement l’immigré sur un pied d’égalité avec la population autochtone. Malheureusement, même si elle emporte le droit de recours en justice, la citoyenneté ne préserve pas au quotidien de l’hostilité ni des préjugés de la société du pays d’accueil. Si certaines personnes issues de communautés immigrées ont réussi à se faire une modeste place dans les tissus économiques et sociaux des pays d’accueil, d’autres – parmi lesquels figurent non seulement les derniers arrivés mais aussi les membres de certaines communautés établies de longue date – ont ressenti très durement les effets négatifs des mutations politiques, économiques et sociales. Appartenir à une communauté bien établie vers laquelle se tourner préserve dans une certaine mesure les immigrés des stigmates les plus visibles de la discrimination. Ce repli identitaire peut toutefois avoir des effets pervers, comme par exemple l’exploitation des primo-arrivants par les membres de leur propre communauté ethnique. La durée du séjour peut en revanche avoir un effet intrinsèquement bénéfique sur les résidents qui voient, généralement du moins, leurs chances d’épanouissement s’améliorer. La conjoncture et les perspectives économiques moins bonnes que connaissent plusieurs Etats membres de l’Union européenne risquent fort de contribuer à une nouvelle détérioration de la situation des immigrés. On érige des barrières

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L'immigration et les sans-abri en Europe

juridiques et institutionnelles qui engendrent d’énormes disparités entre, d’une part, les résidents jouissant de tous les droits associés à la citoyenneté et, d’autre part, une catégorie d’étrangers laissés pour compte, obligés de travailler en marge de la société, dans l’économie souterraine (Daly, 1996, p. 11). Dans son enquête sur la situation en Grande-Bretagne, au Danemark, en Suède, en France, aux Pays-Bas, en Belgique, en Allemagne, en Irlande, en Italie et en Espagne, Daly démontre que, si l’exclusion du logement frappe de façon très diverse les populations immigrées de ces pays, l’obstacle de la citoyenneté est de plus en plus souvent invoqué pour justifier les discriminations et l’exclusion. Daly évoque très crûment une « sélection » visant à trier les « exclus » des « admis », c’est-à-dire à définir qui peut rester et qui doit partir : « Dans toute l’Europe occidentale … les immigrés sont victimes de la ségrégation, confinés à des tâches ingrates et parqués dans les pires logements des quartiers les plus décrépits des grandes villes. La polarisation entre le citoyen moyen et la personne qui ne jouit pas de tous ses droits est de plus en plus flagrante. » (Daly, 1996, p. 11) Les ressortissants des minorités ethniques font depuis bien longtemps l’amère expérience de l’exclusion sociale sur le plan du logement (Sim, 2000). Les difficultés pour accéder à un logement de mauvaise qualité et coûteux sont autant de problèmes que les immigrés et les minorités ethniques partagent avec d’autres publics vulnérables, à quoi s’ajoute « l’expérience – ou plus simplement la crainte – du harcèlement qui amène de plus en plus fréquemment les familles issues de l’immigration à se regrouper, voire à se concentrer, dans quelques vieux quartiers du centre-ville » (Sim, 2000, p. 93). Comme c’est le cas de tant de recherches concernant l’exclusion du logement, s’il est possible d’illustrer par des anecdotes et des études de cas le lien qui unit, d’une part, l’immigration et, d’autre part, la pauvreté, les discriminations et l’exclusion du logement, force est toutefois de constater l’absence de démonstration empirique exhaustive et révélatrice du phénomène. Il nous paraît cependant possible d’identifier quatre grandes affirmations reliant immigration et exclusion du logement au sens large. Il s’agit d’une problématique à forte composante sociale. Les lois sur l’immigration, qui définissent le statut juridique des migrants, déterminent dans quelle mesure ils peuvent bénéficier d’une protection sociale, voire d’un accompagnement en phase d’accueil et d’installation. L’intégration et l’assimilation des migrants pose problème. Cette affirmation renvoie à deux constats : premièrement, les vagues migratoires du passé ont eu tendance à entraîner une ségrégation et une polarisation des migrants sur les marchés du logement (en milieu urbain) ; deuxièmement, pour une série de raisons, les immigrés de seconde génération sont plus exposés à l’exclusion du marché du logement et apparaissent donc comme de gros utilisateurs du logement accompagné et des services aux personnes sans-abri. Les nouvelles vagues de migration créent de nouveaux problèmes. Par le passé, les flux immigratoires tendaient à respecter un certain canevas : les migrants économiques de sexe masculin, le plus souvent originaires de régions bien

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Introduction

précises, arrivaient par vagues suivies d’un regroupement familial. Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, les « nouveaux flux immigratoires », comme on en est venu à les appeler, sont dominés par les femmes, ne sont plus exclusivement motivés par l’attrait économique et se diversifient de par leur origine géographique et leur destination. Ces nouveaux flux migratoires tendent à créer des besoins que les prestataires de services n’ont pas prévus. Le rôle des services aux sans-abri a changé. Les politiques d’entrée des immigrées n’abordent pas la nécessaire coordination de l’action sociale visant à faciliter l’accueil et l’intégration des primo-arrivants. Les organismes qui travaillent avec les sans-abri se retrouvent ainsi en première ligne pour essuyer les plâtres de l’échec politique. Les prestataires de services affirment que le pourcentage de migrants parmi leurs usagers augmente à une allure inquiétante, et encore certaines catégories de migrants ne sont-elles pas reprises dans les statistiques de fréquentation des services d’aide aux personnes sans-abri.

Structure du présent ouvrage Dans le présent ouvrage, nous nous pencherons sur ces problématiques et sur une série de thématiques connexes. Les recherches sur lesquelles le présent ouvrage se fonde ont été entreprises par les quinze membres de l’Observatoire européen sur les sans-abri et ne sauraient donc tenir compte de la situation issue de l’élargissement de l’Union européenne. Cet élargissement entraînera sans nul doute une modification des flux migratoires ainsi que des politiques d’assimilation et mériterait donc une attention particulière et des recherches séparées. Dans le Chapitre 2, nous décrirons les tendances concernant l’immigration et leur contrôle au sein de l’Union européenne et nous tenterons d’établir la nature de la vulnérabilité des immigrés face à l’exclusion du logement sous toutes ses formes. Dans le Chapitre 3, nous aborderons le vécu des immigrés et leur expérience du processus de migration et nous soulignerons la vulnérabilité et l’insécurité qui accompagnent l’instabilité et l’incertitude de l’expérience migratoire. Nous nous pencherons également sur certains modes de reconnaissance, à certains niveaux et par certains organismes, de la situation des immigrés au sein de la société européenne et sur la manière dont les immigrés eux-mêmes tentent de faire valoir leur droit à un traitement juste et équitable. Les Chapitres 2 et 3 brossent un tableau historique, social et politique qui pourra servir ensuite de toile de fond à un examen plus ciblé de la vulnérabilité des populations immigrées de l’Europe contemporaine sur le plan du logement. L’accès au marché du logement fera l’objet du Chapitre 4. Nous y aborderons, dans le contexte de l’instrumentalisation du logement, les diverses stratégies auxquelles les immigrés recourent pour accéder au marché du logement et s’y maintenir, parfois dans des conditions précaires et peu pérennes. Nous nous appuierons sur les faits circonstanciés évoqués dans les Rapports nationaux des chercheurs de l’Observatoire européen sur le sans-abrisme pour démontrer les effets des politiques de balance et d’équilibre social (ces rapports sont consultables

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sur le site web de la FEANTSA : www.feantsa.org). Nous conclurons ce chapitre par un examen du rôle des discriminations et du racisme dans l’exclusion du logement décent et abordable dont certains groupes ethniques continuent d’être victimes. Nous consacrerons l’essentiel du Chapitre 5 à un examen de la nature et de l’ampleur de l’exclusion du logement au sein de la population immigrée dans l’optique de mieux appréhender les facteurs susceptibles d’engendrer ou de perpétuer la vulnérabilité face à l’exclusion du logement sous toutes ses formes. Nous exploiterons les données disponibles à travers l’Europe pour évaluer l’ampleur de l’exclusion du logement de publics spécifiques d’immigrés ainsi que leur vulnérabilité face à ce phénomène. L’une des conclusions essentielles de notre enquête concerne l’étendue du rôle des services aux personnes sansabri en tant que palliatif de l’échec des politiques d’immigration. Dans le chapitre suivant (Chapitre 6), nous aborderons les problématiques liées à l’immigration et aux services aux personnes sans-abri. Nous commencerons par une analyse des profils de leurs usagers immigrés. Nous envisagerons ensuite les effets des politiques et législations nationales qui conditionnent l’accès des services à la citoyenneté ainsi que d’autres facteurs qui tendent à exclure certaines catégories d’immigrés ou les amènent à se tourner vers d’autres solutions. Nous nous pencherons également sur les problématiques liées à la prise en charge des personnes sans-abri, parmi lesquels figurent le renouvellement et l’adaptation des prises en charge, l’accès aux services, le vécu des immigrés ainsi que les questions et problèmes de gestion avérés ou émergents. Il apparaît clairement, sur la base des données disponibles, que certains immigrés sont plus vulnérables que d’autres à l’exclusion du logement. C’est pourquoi nous nous attarderons, dans une partie séparée de ce chapitre, sur le vécu et les besoins de ces publics spécifiques avant de conclure par une analyse comparative des vécus divers observés à travers l’Europe, sur les plans tant de la pression que l’immigration fait peser sur les services destinés aux personnes sans-abri que de la réaction des structures d’accueil elles-mêmes aux nouveaux besoins des immigrés. Dans le Chapitre 7, nous proposerons, en guise de conclusion, un tableau des résultats de nos recherches . Nous reviendrons également sur certaines problématiques non résolues et nous identifierons des questions et débats émergents, après quoi nous avancerons quelques suggestions concernant l’orientation des recherches à venir. Le présent ouvrage vise ainsi à offrir un panorama européen de la nature et de l’ampleur des problèmes et difficultés que rencontrent les immigrés sur les plans du logement et de l’exclusion du logement. Si nous pensons avoir identifié la nature et l’ampleur d’une problématique, nous restons profondément conscients de n’avoir pratiquement rien apporté en termes de propositions ou de solutions. Ce sont ces thématiques qui devraient peut-être faire l’objet des recherches les plus urgentes.

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DEUX

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Introduction La phase actuelle de la mondialisation se caractérise entre autres par une mobilité accrue dans tous les domaines de la société1. Les mutations de l’économie mondiale engagées au cours du dernier quart du vingtième siècle se sont accompagnées d’une accélération et d’une intensification des flux, mouvements et échanges de capitaux, de biens, d’informations et de personnes. Si l’on exagère parfois l’importance de ces phénomènes, surtout par rapport aux périodes précédentes (Hirst et Thompson, 1996), il apparaît néanmoins que les divisions territoriales entravent de moins en moins les relations économiques et sociales. Les raideurs et restrictions imposées par les frontières politiques sont en voie d’être surmontées. L’économie mondiale est entrée dans « une phase de production et d’accumulation souple qui se caractérise par des alliances formelles et informelles avec des réseaux d’organismes différents, tels que sociétés, gouvernements et collectivités » (Agnew, 2003, p. 5). Ces réseaux mondiaux fournissent le socle organisationnel d’activités et d’échanges planétaires qui, de ville à ville, de continent à continent, s’affranchissent chaque jour davantage des frontières nationales. Selon la terminologie utilisée par Manuel Castells (2000), le nouvel ordre économique mondial se décrit davantage comme un « espace de flux » que comme un « espace de lieux ». Dans cet espace de flux, le capital recherche les lieux les plus rentables sans guère se soucier des origines nationales ou des obédiences régionales ; les réseaux financiers aspirent les institutions boursières et financières nationales et régionales dans un système d’interactions et de spéculation financière mondiales tandis que les filières commerciales mondiales passent le monde entier au peigne fin à la recherche des matières premières les moins chères et des marchés les plus rentables. Comme en une évolution parallèle et souvent inextricablement entremêlée, les réseaux migratoires formels et informels parcourent le monde, reliant main-d’œuvre, qualifiée ou non, et marchés du travail lointains, éveillant les démunis et les opprimés à la perspective d’un havre de paix et de sécurité. Ces réseaux de capitaux et d’échanges commerciaux et, dans une bien moindre mesure, ces filières migratoires, franchissent allègrement les frontières nationales sans

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apparemment pâtir le moins du monde de l’intervention des Etats, dont ils transcendent ainsi les limites géographiques. Dans cet espace de flux, la circulation des capitaux, les échanges de biens et les migrations ont connu un saut quantitatif et pris des formes de plus en plus diverses. Le volume de l’investissement étranger direct est aujourd’hui rattrapé par l’investissement de portefeuille, voire dépassé par la spéculation financière sur les marchés des devises du monde entier. En 2002, on estimait le montant des échanges de devise sur les marchés mondiaux à 1 500 milliards de dollars par jour, contre 80 milliards en 1980. L’explosion du commerce des biens et des services marchands reflète, elle aussi, l’accélération et la diversification du commerce des biens et des services. Selon les statistiques de l’OMC, le commerce international a atteint 29 % du PIB mondial en 2000, soit une augmentation de 10 % par rapport à 1990. Rien qu’en l’an 2000, le volume de marchandises échangées a augmenté de 12 %, soit le taux de croissance annuelle le plus élevé depuis plus de dix ans (Organisation mondiale du commerce, 2001, p. 1). Quant aux flux de personnes, s’ils sont en augmentation, ils restent nettement moins débridés que les flux de capitaux, de biens et de services. Les migrations internationales se fondent toujours principalement sur le voisinage géographique et sur des liens coloniaux historiques. En dehors de ces filières traditionnelles, les échanges de populations restent contraints et confinés par des obstacles politiques et par le contrôle des frontières. Toutefois, les flux migratoires – et principalement, mais pas exclusivement, les filières clandestines – parviennent à contourner l’obstacle des frontières nationales. Par l’intermédiaire des « agences » de voyage, des « trafiquants d’êtres humains » et autres « snakeheads », des réseaux formels et informels de plus en plus sophistiqués se mettent en place entre les pays d’origine et de destination, surmontant ou contournant les obstacles à l’entrée. L’émergence d’un « espace des flux migratoires » transcende les schémas immigratoires linéaires traditionnels caractérisés par un système de points de passage unidirectionnels. Désormais, les migrations sont de plus en plus transnationales, c’est-à-dire qu’elles s’érigent sur des communautés (individus ou groupes) « qui s’établissent dans plusieurs sociétés nationales, partageant les mêmes intérêts et les mêmes références – géographiques, religieuses, linguistiques – et exploitant les mêmes réseaux internationaux pour renforcer leurs liens de solidarité par-delà les frontières nationales » (Veenkamp et al, 2003, p. 57 )2. On constate ainsi un chevauchement évident entre les migrations dites « de retour » et les migrations « circulaires ». Car, comme l’affirme Mitchell (2003, p. 80), si les flux migratoires bidirectionnels ont toujours existé, leur ampleur « dépasse aujourd’hui un seuil à partir duquel on peut à juste titre qualifier ces flux transnationaux de nouveau phénomène social » (voir également Basch et al, 1994). Les Nations unies estimaient récemment à quelque 175 millions de personnes – soit une sur trente-cinq, ou environ 3 % de la population mondiale –, le nombre d’êtres humains ayant quitté le pays qui les a vus naître. Ce chiffre a doublé ces trente dernières années et devrait continuer d’augmenter (Organisation des Nations Unies, 2002). Les flux migratoires se composent

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non seulement de migrants économiques (résidents permanents, travailleurs sous contrat et migrants temporaires) mais aussi de demandeurs d’asile et de réfugiés, de candidats au regroupement familial et, de plus en plus, de migrants sans papiers. Cette multiplication des profils migratoires trouve sa source dans la diversification des profils sociaux et démographiques des migrants eux-mêmes : les migrantes sont désormais au moins aussi nombreuses que les migrants, les jeunes et les travailleurs non qualifiés émigrent aujourd’hui autant que les adultes et la main-d’œuvre qualifiée tandis que les migrants sans papiers et les clandestins représentent une part de plus en plus importante du total des flux migratoires. En Europe, les migrants représentent 20 millions de personnes, sur une population totale de 380 millions d’habitants. Les migrants clandestins ou sans papiers représentent entre 10 % et 15 % de ce nombre, et de 20 à 30 % de l’immigration actuelle (Veenkamp et al, 2000, p. 2). L’augmentation et la diversification des flux de capitaux, des échanges commerciaux et des migrations résultent d’une accélération d’un phénomène que David Harvey a baptisé « compression spatio-temporelle ». Selon les propres termes de son inventeur, il s’agit d’un processus par lequel la simple vitesse d’écoulement du temps élimine les obstacles dans l’espace : « l’horizon temporel de la prise de décision publique et privée s’est rétréci à mesure que la communication par satellite et la diminution des coûts du transport ont permis la transmission immédiate des décisions vers des destinations de plus en plus lointaines et reculées » (Harvey, 1989, p. 147). Des ordinateurs de plus en plus puissants traitent l’information à la vitesse de l’éclair. Il est possible, grâce aux satellites, de rester en communication permanente et instantanée avec le monde entier. Et la miniaturisation met cette puissance de traitement et de communication à la disposition du plus grand nombre à un prix raisonnable. La révolution des télécommunications (et en particulier le téléphone portable et l’internet) facilite l’échange rapide de données entre négociants et investisseurs du monde entier et permet aux migrants de rester en contact avec leur famille. Non seulement ces progrès technologiques autorisent les échanges de capitaux pratiquement en temps réel, graissant ainsi les rouages de la spéculation financière internationale, mais ils permettent aussi aux migrants de faire parvenir beaucoup plus facilement de l’argent ou des documents à leur ville ou village d’origine. Les progrès et la démocratisation des transports terrestres, maritimes et aériens ont permis d’accélérer considérablement les mouvements de marchandises et de personnes d’un bout à l’autre de la planète. Tous ces progrès contribuent à transformer notre Terre en un vaste village où les contacts entre marchés pourtant radicalement différents se développent et atteignent une intensité jamais vue. On assiste ainsi à l’émergence d’un « marché mondial, avec des producteurs mondiaux et des consommateurs mondiaux ». Il est, dans ce contexte, de plus en plus aisé pour les entreprises et les migrants de devenir « transnationaux », c’est-à-dire de « transcender les goulets d’étranglement spatiaux que constituent, par exemple, les nations » (Agnew, 2003, p. 11). Gardons-nous pour autant de tout ramener au seul déterminisme technologique. S’il est vrai que la puissance et l’accessibilité des technologies

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ont largement contribué à la mondialisation, il faut en rechercher le moteur premier dans les mutations structurelles que l’économie mondiale a subies suite à la crise économique du début des années soixante-dix, crise qui a mis fin aux vingt-cinq années de prospérité économique d’après-guerre. L’augmentation du prix du pétrole décidée par l’OPEP et la surchauffe de l’économie américaine ont précipité le rejet des règles du jeu économique mondial adoptées à Bretton Woods, entraînant l’abandon par le dollar américain de l’étalon-or, puis sa dévaluation, et l’adoption au niveau mondial d’un système de taux de change flottants. Ces changements ont ouvert la voie à l’abandon du système Keynésien d’automatismes régulateurs des économies nationales et internationale et la poursuite agressive, par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, d’une idéologie néolibérale fondée sur l’économie de marché. Durant toutes les années soixante-dix et quatre-vingt, le néolibéralisme s’est enchâssé sans la plupart des grandes économies du monde et – avec l’aide d’institutions internationales telles que le FMI, la Banque mondiale et le GATT (puis l’OMC) – a rapidement fait son chemin dans les marchés plus périphériques. Avec l’engagement annoncé de la Chine sur la voie du « socialisme de marché » et l’effondrement concomitant de l’Union soviétique en 1989, suivi de la conversion enthousiaste au capitalisme de certains de ses anciens satellites, puis de la Russie elle-même, le triomphe mondial du néolibéralisme paraissait consommé, amenant un observateur à annoncer « la fin de l’histoire » (Fukuyama, 199?). L’un des préceptes fondateurs de la quête néolibérale d’un « régime de libre accès au marché » (Agnew, 2003) concerne la nécessité d’une évolution radicale du rôle de l’Etat. Selon la doctrine néolibérale, l’image de l’Etat – cultivée en particulier dans l’Europe de l’après-guerre – en tant que rempart de la société contre les excès du marché3 est rédhibitoire. Dans l’économie néolibérale, c’est le marché lui-même qui assure la prospérité. Il devient l’ami du peuple, qui doit le cultiver et le chérir et non plus s’en méfier ou s’en défier. Les leviers de l’efficacité et de la prospérité sont désormais le libre échange, les investissement débridés, l’équilibre budgétaire, l’inflation maîtrisée et les privatisations (Ellwood, 2001, p. 19). Malheureusement, le marché se montre un ami intransigeant, surtout pour les membres les plus vulnérables de la société : il rejette les entreprises boiteuses, remet en cause le rôle bénéfique des avantages sociaux et des prestations de l’état et impose, dans presque tous les domaines, des systèmes comptables basés sur les profits et le résultat net. Par l’intermédiaire des partis au pouvoir, les Etats du monde entier ont pour la plupart succombé aux diktats du marché, déréglementant les relations financières, éliminant les obstacles au libre-échange et privatisant les actifs et services publics4. Cette (r)évolution dans le rôle de l’Etat sous l’égide du néolibéralisme a été décrite comme un mouvement de retrait, non pas seulement en termes d’intervention directe dans le processus de production, mais aussi sous la forme d’une redéfinition : l’Etat n’est plus hostile – ou dans le meilleur des cas, indifférent – au marché, il adopte volontairement l’attitude bienveillante d’un catalyseur, d’un animateur

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qui coordonne l’activité économique davantage qu’il ne la bride (Sassen, 1999, pp. 150-151 ; Peck et Tickell, 2002). Embrassant l’idéologie néolibérale, les gouvernements ont franchi, aux cours des trois décennies écoulées, des étapes décisives sur la voie de la libéralisation des mouvements de capitaux et des échanges de biens et de services. Paradoxalement, ces transformations économiques ne se sont pas accompagnées d’une révision des politiques en matière d’immigration. Alors même qu’ils démantelaient les obstacles au libre-échange et les mécanismes de régulation des marchés financiers, les gouvernements se sont bien gardés d’éliminer les freins à la libre circulation des personnes vers leurs territoires respectifs. Bien davantage que les capitaux ou les biens et services marchands, les migrations restent ainsi soumises à la règle des « espaces multiples », où continuent de s’exercer l’activité et le contrôle de l’Etat. Face à la rhétorique et à l’engagement des politiques et programmes libre-échangistes, les Etats du monde entier s’accrochent au sacro-saint principe du contrôle de l’immigration et entretiennent en la matière une réglementation qu’ils se contentent d’adapter aux circonstances. Les multiples raisons de cet attachement au contrôle des migrations sont à rechercher dans les spécificités historiques et le tissu social propre à chaque Etat. Il est toutefois possible d’en discerner quelques traits partagés. Par principe, la plupart des gouvernements voient dans l’immigration un fait individuel dans ses motifs et ses moyens et non un phénomène aux causes structurelles. Ils sont prédisposés à appréhender la décision d’émigrer comme le fait d’individus mal informés, voire irrationnels, ce qui les amène à considérer leur appareil de contrôle de l’immigration comme un régulateur de flux évitant l’invasion d’une population excédentaire non-désirée. Comme le fait remarquer Sassen (1999, p. 151) : « Le pays d’accueil est présenté comme passif ; les causes de l’immigration paraissent échapper au contrôle ou au ressort des pays d’accueil ; les politiques en la matière se résument dès lors à la décision d’ouvrir plus ou moins grand les vannes de l’immigration » (Sassen, 1999, p. 151).

L’une des alternatives à cette interprétation du phénomène migratoire – qui présente en outre l’avantage de se pencher sur ses causes structurelles – se fonde sur des tendances historiques complexes pour démontrer que les flux migratoires ne résultent pas simplement des actes volontaires et indépendants d’individus isolés mais sont étroitement liés au contexte économique et social qui prévaut à la fois dans le pays d’origine et dans le pays d’accueil et sont déterminés par celui-ci. En effet, au vingtième siècle, la plupart des migrations de travail vers l’Europe, sinon toutes, trouvent leur origine dans une pénurie de main-d’œuvre suivie du recrutement direct d’immigrés par le secteur public et/ou privé. Bien entendu, ces opinions moins conventionnelles trouvent un certain écho dans l’action gouvernementale (comme le montrent par exemple les autorisations accordées au compte-gouttes aux travailleurs migrants disposant

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de qualifications très recherchées). Fondamentalement toutefois, le migrant reste le plus souvent considéré comme suspect, comme quelqu’un dont il convient de se méfier, qu’il faut contrôler et contraindre. Et même lorsque les circonstances pourraient amener les pouvoirs publics à se montrer plus indulgents et à assouplir la réglementation en matière d’immigration, la mise en œuvre de telles politiques pose problème. Il faut en effet de la patience et de la persévérance pour convaincre de l’apport bénéfique que l’immigration (y compris celle qui concerne les réfugiés et les demandeurs d’asile) peut représenter à long terme pour la société d’accueil. Faire passer cette interprétation positive auprès de députés qui ont un œil rivé sur leur circonscription et l’autre sur la prochaine échéance électorale, et plus encore auprès de l’opinion publique, constitue une véritable gageure. Il y a en effet peu de chances de faire valoir ces arguments, pourtant logiques et raisonnés, face aux petites phrases assassines du lobby des opposants à l’immigration. Cette prédisposition des Etats à maintenir le contrôle de l’immigration, voire à le renforcer, tient peut-être aussi en partie à l’absence de puissants défenseurs ou groupes de pression, qu’ils soient nationaux ou internationaux, faisant campagne auprès des gouvernements pour obtenir la levée des obstacles à l’immigration – à l’instar de ceux qui, avec une efficacité remarquable, font pression sur les Etats pour obtenir la suppression des obstacles au libre-échange et à la libre circulation des capitaux. Quant aux grandes entreprises multinationales, si elles se posent en championnes déclarées de la libre migration, elles se contentent en pratique – sur les instances de leurs conseillers économiques néoclassiques – de recommander des assouplissements sélectifs afin de réagir aux pénuries qui touchent ponctuellement certaines catégories de main-d’œuvre qualifiée. Les groupes de pression humanitaires adoptent, eux aussi, une approche sélective. En effet, s’ils mènent régulièrement de bruyantes campagnes au nom des réfugiés et des demandeurs d’asile, ils défendent beaucoup plus rarement la cause d’une ouverture complète des frontières et de la libre circulation généralisée des personnes. Et c’est un truisme d’affirmer que si les déclarations des droits de l’homme prévoient (presque toutes) le droit pour chacun de partir de chez lui, elles sont muettes sur celui, pourtant réciproque, d’aller où il veut. Quant aux voix qui s’élèvent de la gauche et de la droite de l’échiquier politique en faveur de l’ouverture des frontières et de la liberté complète de circulation des personnes, elles sont rares et ne parviennent guère à se faire entendre au sein des gouver nements nationaux (voir Har r is, 2003 ; Hayter, 2000 ; www.noborder.org ; Ford Foundation, 2000 ; Borjas ; Cheswick ; etc.)7. Au contraire, les vociférations les plus bruyantes proviennent du camp des opposants à l’immigration qui voudraient voir s’imposer des règles encore plus strictes, encore plus contraignantes. Ces voix opposées à l’immigration prennent des accents divers qui vont des épanchements racistes des organisations et partis néo-fascistes, qu’ils soient biens établis ou de création récente, aux avertissements réguliers des groupements d’activistes opposés à l’immigration en passant par les sentences chauvines et cocardières de la presse à sensation8. D’où qu’elles

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proviennent, ces voix alarmistes trouvent un écho dans l’opinion publique et encouragent les gouvernements aux courbettes face à leurs vociférations. Pour autant, l’attitude et le comportement des Etats européens face à l’immigration a changé depuis 1945. Malgré d’importantes différences selon les pays, l’Europe a généralement pratiqué une politique relativement accueillante à l’égard des immigrés en provenance de pays tiers (c’est-à-dire hors-Union européenne) pendant une bonne partie des années cinquante et durant les années soixante. A partir de 1970, les portes se sont progressivement refermées jusqu’à être complètement closes dans les années quatre-vingt et quatre-vingtdix, donnant naissance à ce que d’aucuns ont appelé la « forteresse Europe ». L’entrée dans l’Union européenne, que ce soit pour y travailler ou y résider, est aujourd’hui étroitement surveillée et contrôlée, à tel point que les Etats membres paraissent rivaliser de créativité pour imposer les restrictions les plus sévères. Nous soutenons que le tri, le classement et le traitement des candidats à l’immigration au cours du processus d’entrée déterminent dans une large mesure la qualité de l’accueil qui leur sera réservé dans la société du pays hôte. Le travailleur ou le professionnel qualifié qui cherche à entrer sous statut de réfugié ou de demandeur d’asile fera une expérience très différente de son pays d’accueil que le migrant tout aussi qualifié ou professionnel qui accède au territoire sous couvert d’un permis de travail rendant legitime officiellement son droit de résidence. Et le sort de tous deux se distinguera encore de celui de l’immigré clandestin qui échappe aux vérifications et aux contrôles à l’entrée et, sans statut officiel, se retrouve en marge de la société, avec tout ce que cela implique en termes de risque d’exploitation ou de répression. Dans l’Europe actuelle, être migrant constitue un facteur prépondérant de vulnérabilité sociale et économique. Dans le présent chapitre, nous nous attacherons tout d’abord à identifier les flux migratoires actuels en Europe et ensuite à déterminer comment les Etats membres, et surtout l’Union européenne, y ont répondu par la législation en matière d’immigration, après quoi nous conclurons – et introduirons ainsi le Chapitre 4 – par une tentative d’évaluation de ces tendances et de ces réponses sous l’angle de leur impact sur les migrants, et en particulier sur la manière dont elles définissent leur vulnérabilité face à l’exclusion sociale.

Géopolitique des migrations « … les migrations ne se produisent pas, elles sont produites. » (Sassen, 1999, p. 155)

L’Europe a connu, avant la Seconde Guerre mondiale, une émigration de masse vers les Amériques, l’Afrique et l’Asie. Entre 1850 et 1940, quelque 60 millions d’Européens ont ainsi quitté notre continent, dont plus de la moitié vers les Etats-Unis (King, 1993 ; Boeri et al, 2002). Après la Guerre, même s’il y a eu, et s’il existe encore, des différences considérables entre pays, l’Europe est devenue l’une des principales régions d’immigration. Aujourd’hui, notre continent se

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caractérise par une grande mobilité intérieure (25 millions de personnes y changent de pays de résidence chaque année) accompagnée de forts mouvements à l’émigration comme à l’immigration. En 1994, la population des quinze Etats membres de l’Union européenne a augmenté de 1,3 millions d’habitants, dont la plus grande partie est attribuable à un solde migratoire nettement positif (Rees et al, 1996)9, tendance qui se confirme près de dix ans plus tard puisqu’en 2002-2003, la population de l’Union européenne s’est enrichie de 1,34 millions d’habitants (soit un taux de croissance de 3,6 pour mille), dont un solde migratoire positif d’un million de personnes représentant quelque 75 % de l’accroissement de la population (www.ibeurope.com). On identifie généralement quatre grandes périodes migratoires dans l’Europe de l’après-guerre. La première, qui s’étend de la fin de la Seconde Guerre mondiale au début des années soixante, est une période d’absorption faisant suite aux perturbations du conflit et à la décolonisation accélérée. La deuxième, qui a duré jusqu’à la crise pétrolière du début des années soixante-dix, est une période d’expansion économique et d’embauche de main-d’œuvre. Durant ces deux premières périodes, le solde immigratoire s’est établi à une moyenne de 2,6 immigrés pour mille habitants. La troisième période, caractérisée par la stagnation, la fin du plein emploi et l’incertitude économique généralisée, couvre les deux derniers tiers des années soixante-dix et la première moitié des années quatre-vingt. Durant cette période, le solde migratoire positif tombe à 1,7 pour mille habitants. La quatrième période, qui va de la fin des années quatrevingt à nos jours, voit une recrudescence des migrations pour atteindre un solde positif de 4,7 immigrés pour mille habitants. Ce taux est dû à une reprise économique partielle et aux conséquences sociales, économiques et politiques de l’effondrement de l’Union soviétique et d’autres bouleversements politiques, au premier rang desquels figure la guerre des Balkans (Boeri et al, 2002 ; Salt, 2001). La géopolitique des mouvements migratoires qui ont caractérisé ces quatre périodes permet d’identifier des tendances marquées sur le plan de leur géographie et de leur durée : liens coloniaux et néo-coloniaux, proximité géographique et embauche de main-d’œuvre10. Selon Eurostat (2001), la population de l’Union européenne dépassait, à l’aube du vingt-et-unième siècle, les 376 millions d’habitants. Environ 5 % d’entre eux n’étaient pas citoyens de leur pays de résidence (1,6 % de citoyens d’autres Etats membres de l’Union européenne et 3,5 % de ressortissants de pays tiers). C’est au Luxembourg que l’on rencontrait le pourcentage le plus élevé de ressortissants d’autres Etats membres de l’Union européenne (31 %), suivi par la Belgique et l’Irlande. A l’opposé, moins de 1 % des populations grecque, espagnole, italienne, portugaise et finlandaise, est originaire d’un autre Etat membre de l’Union. Plus de 30 % des citoyens de l’Union européenne qui y résident ailleurs que dans leur pays d’origine, vivent en Allemagne (20 % en France et 15 % au Royaume-Uni). Parmi les citoyens dans cette situation, les plus nombreux sont les Italiens (1,2 millions, majoritairement installés en Allemagne) suivis des Portugais (0,9 million, surtout en France). De toute l’Union européenne, c’est le Luxembourg qui possède la population

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Evolution et contrôle de l’immigration au sein de l’Union européenne

Tableau 2.1 : Résidents nés à l’étranger (dont ressortissants d’Etats tiers) au sein de l’Union européenne Nombre de résidents nés à l’étranger (1999) Allemagne Autriche Belgique Danemark Espagne Finlande France Grèce Irlande Italie Luxembourg Pays-Bas Portugal Royaume-Uni Suède TOTAL

7 336 765 907 263 808 88 3 323 158 120 1 276 160 660 196 2 284 489 18 838

359 160 016 032 180 315 264 970 404 396 560 100 384 332 995 467

Pourcentage de résidents nés à l’étranger 8,9 9,4 8,2 5,0 2,7 2,9 5,6 6,9 3,9 2,4 37,5 4,3 2,2 4,4 5,3 5,0

Nombre de Pourcentage ressortissants de d’Etats ressortissants tiers (2000) d’Etats tiers 5 522 748 288 203 484 72 2 077 116 34 1 102 16 450 134 1 623 311 13 189

877 880 596 984 908 730 040 578 956 342 502 800 368 078 815 454

6,7 9,2 2,8 3,8 1,2 1,4 3,5 1,1 0,9 1,9 3,7 2,8 1,3 2,7 3,5 3,5

Source: OCDE SOPEMI 2003

d’origine étrangère la plus importante par rapport à sa population totale (37,5 %), suivi par l’Autriche (9,4 %), l’Allemagne (8,9 %) et la Belgique (8,2 %). Les résidents étrangers dépassent les 5 % de la population dans quatre autres pays : la Grèce (6,9 %), la France (5,6 %), la Suède (5,3 %) et le Danemark (5 %). Ce pourcentage est inférieur à 5 % dans le reste des Etats membres, le Portugal enregistrant le taux le plus faible (2,2 %). Dans la plupart des pays, le nombre d’étrangers a fortement augmenté ces dernières années, surtout dans les nouveaux pays de l’immigration du sud de l’Europe, qui ont tous enregistré une augmentation de plus de 5 % entre 1996 et 2000. Dans le nord de l’Europe, le Royaume-Uni, l’Irlande et la Finlande ont également connu une augmentation annuelle de 5 % au cours de la même période (voir le Tableau 2.1). Dans la plupart des Etats membres, les flux migratoires se composent majoritairement de ressortissants de pays tiers. En valeur absolue, ce sont l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni – soit les pays les plus peuplés de l’Union européenne – qui accueillent le plus grand nombre d’immigrés en provenance d’Etats tiers. En pourcentage, par contre, ce sont l’Autriche, l’Allemagne et le Danemark qui se détachent du peloton tandis que la France, le Royaume-Uni, la Belgique, le Luxembourg, la Suède et les Pays-Bas occupent une position intermédiaire (avec de 2,25 % à 3,7 % d’immigrés originaires de pays tiers) et qu’avec moins de 2,25 %, la Finlande rejoint les pays méditerranéens dans le groupe des pays qui accueillent proportionnellement le moins de ressortissants de pays tiers (voir la Figure 2.1). Un bref examen de la situation dans chacun des quinze Etats membres de l’Union européenne permet de

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Figure 2.1 : Ressortissants de pays tiers dans l’Union européenne Pourcentage de ressortissants de pays tiers rapporté à l’ensemble de la population

Pourcentage >3,5 % 2,25-3,5 % 0,88-2,25 %

© H. Meert, ISEG, K.U. Leuven 2003

Source: Eurostat (2003)

dégager le profil suivant pour leur population immigrée en provenance de pays tiers : • Au Royaume-Uni, l’immigration en provenance de pays tiers est essentiellement alimentée par les anciennes colonies d’Asie méridionale (et surtout du Pakistan, d’Inde et du Bangladesh) et des Antilles11. On observe également des contingents plus modestes en provenance de Chypre, de Malte et d’Australasie. Dans l’immédiat après-guerre, des travailleurs polonais ont été recrutés pour l’agriculture et l’industrie dans le cadre du programme European Volunteer Workers (« Volontaires européens du travail »), mais leur présence est devenue pratiquement invisible. Plus récemment, quelques Turcs, Yougoslaves et autres ressortissants d’Europe centrale et orientale sont venus s’ajouter à la population immigrée au Royaume-Uni. • En Allemagne, trois millions d’Allemands déplacés sont arrivés en RFA entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et l’érection du mur de Berlin

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en 1961. Après la chute du Mur et dans la foulée de la réunification, ce sont encore 600 000 citoyens qui ont « émigré » vers l’Ouest en provenance de l’ancienne RDA (Heiland, 2004). Deux millions de Turcs (soit 75 % de la diaspora turque en Europe) vivent en Allemagne, au même titre que 1,2 millions d’immigrés originaires de l’ex-Yougoslavie (65 % desYougoslaves installés dans l’Union européenne). Plus récemment, L’Allemagne a connu des arrivées d’Algériens, de Marocains et de Tunisiens. Si la France a longtemps été le premier pays d’immigration en Europe, elle arrive désormais au deuxième rang derrière l’Allemagne. En son temps, la décolonisation a entraîné l’afflux de quelque deux millions d’immigrés en provenance des territoires français d’outremer, d’Afrique du Nord, des anciens territoires de l’AOF (Afrique occidentale française) et des Caraïbes. La plupart des immigrés algériens, tunisiens et marocains installés en Europe vivent en France. Aux Pays-Bas, on rencontre le même schéma d’immigration en provenance des anciennes colonies (telles que le Surinam). Plus récemment, les PaysBas et la Belgique ont attiré la main-d’œuvre étrangère de pays exportateurs tels que le Maroc et la Turquie. Quant au Luxembourg, il doit essentiellement sa proportion élevée de ressortissants nés à l’étranger à l’émigration des autres pays de l’Union européenne, à commencer par ses voisins. Si l’immigration en provenance de pays tiers reste un phénomène somme toute modeste dans les autres Etats membres de l’Union européenne, elle est néanmoins significative dans un certain nombre de pays lorsqu’on la rapporte à leur population. L’Autriche fournit un bel exemple de cette situation puisque 9,4 % de ses habitants sont nés à l’étranger, dont 8,35 % hors de l’Union européenne. La plupart des ressortissants de pays tiers résidant en Autriche sont originaires de pays proches d’Europe centrale et orientale : Croates, Bosniaques et Turcs. Récemment encore, la composition de la population immigrée en Suède était fortement influencée par l’arrivée de ressortissants d’Etats voisins de la Baltique, dont une proportion élevée de Finlandais. La Suède connaît toutefois depuis peu un afflux de réfugiés et de demandeurs d’asile en provenance d’Afghanistan, d’Iraq, de Somalie et du Pakistan. Quant à la Finlande, elle a de tous temps été un pays d’émigration. L’immigration (essentiellement de demandes d’asile) y est un phénomène plus récent et d’ampleur encore très limitée. La population immigrée du Danemark est modeste par le nombre mais relativement importante par rapport à la population nationale. Les immigrés d’origine yougoslave et turque sont majoritaires parmi les immigrés originaires de pays tiers. Toutefois, on constate depuis une dizaine d’années que l’immigration en provenance de pays en voie de développement, par exemple la Somalie, est en augmentation sensible puisqu’elle atteint environ 40 % – mais il est vrai que le chiffre de départ était particulièrement modeste (OCDE, 2003, p. 186).

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L'immigration et les sans-abri en Europe

• Les pays du sud de l’Europe – Espagne, Portugal, Grèce et Italie – étaient encore récemment des pays d’émigration. Selon les années, les flux les plus importants partaient pour l’Allemagne, la France, le Benelux ou le RoyaumeUni. Depuis quelque temps, et surtout depuis la fin des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix, ces pays connaissent également une certaine immigration. Les flux qui les concernent proviennent principalement des pays voisins d’Afrique du Nord et des Balkans. En Espagne et au Portugal, l’immigration en provenance d’Amérique latine et d’Afrique est le résultat de liens hérités de la colonisation. En Grèce, les Grecs du Pontos de retour d’Albanie et d’ailleurs représentaient 7,5 % de l’immigration dans les années quatre-vingt-dix (OCDE, 2003, p. 203). • Comme les pays d’Europe méridionale, l’Irlande, après avoir longtemps été un pays d’émigration, est récemment devenue un pays d’immigration. Dans la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, environ un tiers des immigrés étaient originaires de pays tiers (hors Etats-Unis). Ces immigrés, en provenance d’Europe de l’Est, d’ex-Union soviétique, d’Afrique du Sud et des Philippines, forment aujourd’hui la deuxième population née à l’étranger la plus importante par le nombre après les Britanniques. Il apparaît, au vu de certaines tendances récentes, que les ressortissants de pays tiers dominent désormais le paysage de l’immigration dans tous les Etats membres de l’Union européenne, avec les exceptions aussi frappantes que peu étonnantes du Luxembourg et de la Belgique, où les résidents originaires d’un autre Etat membre représentent respectivement 69 % et 44 % des immigrés (OCDE, 2003). En Italie, les ressortissants de pays tiers représentaient, en 2000, 71 % de l’immigration, contre 70 % au Danemark, 66 % en Autriche, 57 % en Allemagne, 56 % en Suède et 52 % aux Pays-Bas. Entre 1960 et 1973, le nombre de travailleurs étrangers a doublé dans l’Union européenne, passant de 3 % à environ 6 % de la main-d’œuvre. Certaines des progressions les plus fortes ont été enregistrées au Royaume-Uni et en France, où l’on facilite jusqu’à un certain point l’entrée des ressortissants des anciennes colonies. L’Allemagne a pour sa part connu entre 1960 et 1985 une immigration nette de quatre millions d’étrangers, dont près de la moitié de ressortissants turcs. Cependant, l’immigration primaire vers l’Europe, soutenue par la pénurie de main-d’œuvre, s’est pratiquement tarie avec la crise pétrolière de 1973. Toutefois, comme nous le verrons plus loin, la population d’origine étrangère a continué d’augmenter, principalement du fait des milliers de permis de séjour délivrés chaque année aux candidats au regroupement familial ainsi qu’à la main-d’œuvre étrangère qualifiée. En effet, le vieillissement de la population de tous les Etats membres de l’Union européenne, la nécessité concomitante de remplacer la main-d’œuvre retraitée (la demande restant élevée en période de bonne conjoncture économique) et les pressions favorables au regroupement familial émanant de la population immigrée ont fait que les conditions étaient réunies pour la poursuite de l’accroissement du nombre et du pourcentage de résidents d’origine étrangère dans l’Union européenne. A l’opposé, le

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renforcement des contrôles aux frontières, la lutte plus ou moins énergique contre l’immigration clandestine et les restrictions plus ou moins efficaces de l’afflux de réfugiés et de demandeurs d’asile pourraient freiner la progression de l’immigration. Le développement des migrations transnationales, avec ce qu’elles ont de transitoire, pourrait également contribuer à un ralentissement de l’immigration à long terme. Pour l’instant en tout cas, le pourcentage de ressortissants d’Etats tiers résidant dans l’Union européenne reste relativement modeste puisqu’il varie de 9 % en Autriche, en Belgique et en Allemagne à 2 % à peine en Espagne (Hall, 2000).

Tendances actuelles Malgré les fortunes économiques diverses des Etats membres de l’Union européenne, la tendance au développement des migrations internationales constatée au moins depuis le milieu des années quatre-vingt-dix s’est maintenue depuis le début du vingt-et-unième siècle et s’est accompagnée d’une nouvelle diversification des origines géographiques et des types de migrations. Comme ce fut le cas lors des périodes précédentes, les schémas migratoires restent très différents d’un pays à l’autre. L’OCDE (2003) observe que la composition des populations migrantes a beaucoup évolué ces vingt dernières années, à tel enseigne que ce sont désormais les réfugiés, les personnes bénéficiant de mesures de regroupement familial et, dans une moindre mesure, le recrutement sélectif de main-d’œuvre qui alimentent l’essentiel des flux migratoires internationaux, les deux premières catégories – regroupement familial et réfugiés – participant bien entendu à la notable « féminisation » de l’effectif migratoire. La contribution relative de chacun de ces flux à l’ensemble du phénomène migratoire varie dans l’espace – d’un pays à l’autre –, voire dans le temps, puisque la maind’œuvre immigrée, dont l’entrée est contrôlée par le biais de la délivrance d’un permis de travail, fluctue au gré de la fortune des économies nationales. En 2001, les migrations du travail ont par exemple dominé le paysage migratoire du Portugal, de l’Irlande et du Royaume-Uni alors que c’est le regroupement familial qui occupait le premier rang des motifs d’immigration en Suède, au Danemark et en France. Malgré leur importance indéniable, les migrations liées à la politique d’asile et des réfugiés n’arrivent qu’en troisième position dans tous les Etats membres de l’Union européenne (OCDE, 2003, p. 33).

Regroupement familial Suite aux restrictions imposées à l’immigration primaire au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, les schémas de l’immigration vers la plupart des Etats membres de l’Union européenne se réorientent largement vers le regroupement familial. En effet, menacés d’interdiction définitive de retour s’ils retournent, ne serait-ce que brièvement, dans leur pays d’origine, les immigrés primaires sont rejoints par leur famille et s’installent définitivement dans le pays d’accueil. Les mesures de regroupement familial dont ont béneficiées

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L'immigration et les sans-abri en Europe

les immigrés de pays tiers ont largement contribué à l’immigration en Europe durant tout le dernier quart du vingtième siècle et se poursuivent depuis le début du siècle. En France, par exemple, le regroupement familial représentait 79 % de l’afflux migratoire en l’an 2000, un record historique, et une augmentation de près de 23 % par rapport à 1995. En Suède et au Danemark, cette composante des flux migratoires est également significative puisqu’elle représente ces dernières années plus de la moitié de l’immigration, toutes sources confondues. Toutefois, des chiffres plus récents tendent à suggérer un déclin de l’importance relative (mais pas nécessairement en valeur absolue) du regroupement familial en tant que facteur d’immigration. Cette baisse résulterait essentiellement d’une recrudescence des autres phénomènes migratoires. Au Royaume-Uni, l’importance relative du regroupement familial est tombée de 46 % en 1999 à 34 % en 2000. Même en France, sa contribution au phénomène migratoire est retombée à 72 % en 2001 après le pic atteint en 2000. Il est trop tôt pour affirmer qu’il s’agit-là d’une tendance lourde, même si plusieurs pays (l’Italie, les Pays-Bas et le Danemark) ont récemment pris des mesures pour limiter l’immigration liée au regroupement familial et si les chiffres disponibles pour 2002 indiquent que ces mesures ont été relativement efficaces (OCDE, 2003).

Migrations du travail Des trois sources documentées d’immigration (travail, asile et regroupement familial), les migrations du travail, qu’elles soient temporaires ou définitives, ont sensiblement augmenté ces dernières années. La recherche renouvelée de main-d’œuvre fait en partie suite à l’évolution démographique de la société européenne, le vieillissement de la population entraînant en particulier l’inflation du ratio de dépendance. Toutefois, cette reprise de l’immigration du travail, gérée principalement par la délivrance de permis de travail, paraît plus directement motivée par les besoins spécifiques des secteurs à forte croissance des économies nationales. Depuis le début des années quatre-vingt-dix, l’embauche de main-d’œuvre immigrée a surtout intéressé les technologies de l’information et de la communication et les secteurs de la santé et de l’enseignement. La plupart des flux migratoires, étroitement encadrés, concernent donc des emplois hautement qualifiés dans ces domaines. On constate toutefois également une hausse du nombre de travailleurs saisonniers, de stagiaires et d’emplois d’été. Ces dernières années, le Royaume-Uni et l’Irlande, qui connaissent tous deux une période de croissance économique soutenue, ont considérablement assoupli les formalités d’embauche, ce qui a entraîné la délivrance d’un nombre plus élevé de permis de travail. En Irlande, ce sont ainsi 36 400 permis qui ont été délivrés en 2001, soit deux fois plus qu’en 2000, tandis que 81 000 permis ont eté octroyés en 2001 au Royaume-Uni, contre 67 000 l’année précédente et 53 400 en 1999 ; et la tendance s’est maintenue en 2002 puisque plus de 86 000 permis ont été délivrés12. La délivrance de permis de travail traduit l’évolution des besoins structurels des

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économies nationales. A cet égard, la récente suppression des technologies de l’information de la Shortage Occupation List (« Liste des professions en pénurie ») au Royaume-Uni, suite aux revers enregistrés par ce secteur, est révélatrice d’une sélectivité affichée dans l’ouverture des frontières. Ailleurs en Europe, la hausse moins spectaculaire de l’embauche de main-d’œuvre immigrée qualifiée est peut-être attribuable à une conjoncture économique moins favorable, comme par exemple en France ou en Allemagne (OCDE, 2003, pp. 39-30). Selon Salt (2003, p. 18), on observe les « signes d’une polarisation » des schémas d’embauche de main-d’œuvre immigrée : « elle concerne surtout les emplois relativement peu qualifiés, surtout dans les professions à haute intensité de main-d’œuvre telles que la restauration et le nettoyage », secteurs auxquels nous ajouterons l’agriculture. Dans certains pays, l’embauche de travailleurs saisonniers pour des emplois relativement peu ou pas qualifiés dépasse de loin le recrutement à des postes qualifiés. En Allemagne, par exemple, ce sont près de 300 000 travailleurs saisonniers qui ont été embauchés en 2001, dont une majorité de Polonais recrutés en application de la convention germano-polonaise de 1990 sur l’emploi des travailleurs saisonniers. Ailleurs, les chiffres, quoique significatifs, restent modestes : 11 000 en Autriche en 2002, 30 000 en Italie en 2000-2001, 13 000 en France en 2002 et 25 000 au Royaume-Uni en 2003. Toujours dans la catégorie des travailleurs saisonniers, il semblerait que la tendance soit actuellement à l’embauche d’estivants « jobistes » (le RoyaumeUni en a par exemple accueilli 41 700 en 2002).

Demandeurs d’asile et réfugiés Si l’on demeure actuellement en deçà des pics enregistrés au début des années quatre-vingt-dix suite à la crise en ex-Yougoslavie, le nombre de demandeurs d’asile reste actuellement en augmentation dans de nombreux Etats membres de l’Union européenne. Cette tendance est surtout liée aux conflits du MoyenOrient et d’Afrique subsaharienne. Les analyses de l’OCDE indiquent que les demandes d’asile au sein de l’Union européenne ont fortement augmenté entre 1983 et 1992, passant de 50 000 à 684 000. Par la suite, les mesures de plus en plus restrictives adoptées dans toute l’Union ont amené une diminution régulière du nombre de demandes : à peine un peu plus d’un quart de million en 1996. Depuis lors, leur nombre est reparti à la hausse, pour atteindre près de 382 000 en 2002 (OCDE, 2003, p. 33), mais toujours nettement en deçà du maximum de 1992 (56 %). Sur les dix dernières années, c’est l’Allemagne qui a connu l’augmentation la plus importante du nombre de demandes d’asile (avec une moyenne de 170 000 demandes annuelles), suivie du Royaume-Uni, des PaysBas et de la Suède. Toutefois, il convient également de noter que la Finlande et le Luxembourg ont connu, en 2000-2002, une augmentation du nombre de demandes dépassant les 50 % – mais il est vrai que le nombre de demandes y était initialement faible. En 2000-2001, le nombre de demandes d’asile a surtout augmenté au Royaume-Uni, en Autriche, au Portugal et en Suède, à telle enseigne que, depuis l’an 2000, le Royaume-Uni a dépassé l’Allemagne au

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L'immigration et les sans-abri en Europe

premier rang des demandes d’asile introduites au sein de l’Union européenne. En 2002, le Royaume-Uni occupe à nouveau la première place de l’Union européenne avec 111 000 demandes13. A l’opposé, l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas, l’Italie, le Danemark et l’Espagne ont enregistré en 2001-2002 une baisse significative (entre 20 % et 45 %), peut-être attribuable à la mise en œuvre de programmes de dissuasion de grande envergure. Il est toutefois important de noter que si l’Allemagne a récemment connu une baisse du nombre de demandes d’asile et a ainsi cédé la première place au Royaume-Uni, elle enregistre toujours 40 % de demandes de plus que la France et deux fois plus que l’Autriche14. Dans une étude récente commanditée par la Commission européenne, Bôcker et Havinga suggèrent que le choix du pays où les demandeurs d’asile introduisent leur demande n’est pas toujours conscient ni rationnel, c’est-à-dire qu’il n’est pas nécessairement guidé par l’analyse des avantages et des inconvénients des diverses options qui s’offrent à eux. Il semblerait qu’à l’instar des autres flux migratoires, le choix des demandeurs d’asile soit déterminé, entre autres, par les liens coloniaux ou post-coloniaux et par la connaissance de la langue du pays d’accueil. Toutefois, l’augmentation constatée en Suède démontre que d’autres facteurs entrent également en ligne de compte, peut-être liés aux meilleures dispositions supposées de certains pays d’accueil potentiels à l’égard des demandeurs d’asile. D’après Salt, les migrations en chaîne exercent, elles aussi, une influence significative, surtout en termes de réseaux amicaux et parentaux. (Bôcker et Havinga, 1997; Salt, 2003). Un nombre assez restreint de nationalités concentrent la majorité des demandes d’asile introduites au sein de l’Union européenne. Les pays d’origine qui arrivent en tête de liste pour les demandes d’asile sont les mêmes depuis quelques années : à l’exception de l’an 2000, l’ex-Yougoslavie et la Turquie figurent systématiquement dans le top trois depuis 1990 et l’Iraq figure régulièrement parmi les cinq premiers, atteignant même la deuxième voire la première place ces toutes dernières années (OCDE, 2003, p. 35). Entre 1990 et 1999, les quatre premiers pays d’origine des demandeurs d’asile étaient, dans l’ordre, l’ex-Yougoslavie (1 043 800 de demandes, soit 25 %), la Roumanie (392 200 demandes, 9,4 %), la Turquie (335 900 demandes, 8 %) et l’ex-Union soviétique (196 600, 4,7 %). Suite aux troubles civils et au nettoyage ethnique de 1991-1992, les Yougoslaves sont arrivés en tête de liste des demandeurs d’asile, même si bon nombre des ressortissants yougoslaves qui fuyaient leur pays à l’époque, et en particulier les Bosniaques et les Kosovars, n’apparaissaient pas dans les statistiques d’asile parce qu’ils ne se voyaient souvent octroyer qu’un statut de protection temporaire (Salt, 2003). Depuis le début du siècle, les principaux pays d’origine sont la Turquie, l’ex-Yougoslavie, l’Iran, l’Iraq, l’Afghanistan, la Somalie et le Sri Lanka : « tous [ces pays] connaissant des conflits potentiellement générateurs de populations à protéger » (Salt, 2003, p. 23). Ces statistiques révèlent que la plupart des demandeurs d’asile arrivés en Europe depuis le début des années quatre-vingt-dix n’ont pas simplement

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quitté leur pays d’origine pour éluder la pauvreté mais bien pour fuir la guerre civile et échapper à l’oppression. Le morcellement de la Yougoslavie en 1991, ainsi que le conflit et le nettoyage ethnique qui s’en sont suivis, ont entraîné un accroissement important du nombre de réfugiés, auquel est venue s’ajouter l’augmentation significative des flux en provenance de Turquie et d’Iraq provoquée par les violations des droits de l’homme que les minorités kurdes de ces deux pays ont subies suite à la répression de leurs aspirations à une certaine autonomie régionale. De même, en Afghanistan, le conflit et les persécutions, d’abord perpetués par les seigneurs de la guerre puis par les Talibans, ont déclenché un véritable flot de réfugiés, tandis qu’au Sri Lanka, la guerre civile et l’insurrection ont provoqué un afflux régulier de demandeurs d’asile parmi la population tamoule (Loescher, 2003)15.

Immigration clandestine L’immense majorité des spécialistes constatent une montée en puissance de l’immigration clandestine, même si, de par la nature même de cette dernière, il est difficile d’en confirmer l’ampleur par des chiffres précis. Le Bureau international du travail estime qu’en 1991, 2,6 millions de « sans-papiers » résidaient en Europe, ce chiffre incluant les travailleurs saisonniers et les demandeurs d’asile déboutés n’ayant pas quitté le territoire. En compilant les données des autorités douanières sur le nombre d’arrestations, de franchissements illégaux de frontière et de détentions, l’ICMPD (International Centre for Migration Policy Development, Centre international de développement des politiques de migration) a pu estimer à 350 000 le nombre de clandestins entrés en Europe en 1993 (Widgren, 1994). Les campagnes de régularisation d’immigrés clandestins menées périodiquement dans certains pays sont également un indicateur de l’ampleur de l’immigration et du travail clandestin. Ce phénomène a largement touché les pays d’Europe riverains de la Méditerranée durant les deux dernières décennies du vingtième siècle. Les campagnes de régularisation les plus notables sont intervenues au cours des années quatre-vingt, au début des années quatre-vingt-dix et depuis 1996. Ces vingt dernières années, environ 1 450 000 sans-papiers ont vu leur statut régularisé, dont 1 120 000 depuis 1996. Les statistiques nationales récentes concernant les régularisations montrent que l’immigration clandestine continue d’augmenter. Par exemple, 700 000 demandes ont été introduites en Italie lors de la campagne de régularisation de 2002, dont 340 000 émanaient de travailleurs clandestins. En Espagne, ce sont 340 000 régularisations qui ont été accordées en 2001 dans le cadre de la campagne baptisée « Araigo » (arrangement), dont 30 % concernaient des travailleurs en séjour irrégulier (OCDE, 2003, p. 30). Selon des estimations récentes, il y aurait aujourd’hui au moins trois millions d’immigrés clandestins en Europe et ils représenteraient chaque année entre 20 % et 30 % des primoarrivants (Veenkamp et al, 2003, p. 58).

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La « forteresse Europe » Au contraire des Etats-Unis, du Canada ou de l’Australie, aucun pays d’Europe ne se considère comme une société d’immigration. Or, au vu de l’afflux migratoire total en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il conviendrait peut-être de revoir cette image. La nécessité d’une immigration compensatoire visant à rééquilibrer une pyramide des âges vacillant sur sa base dans tous les pays de l’Union européenne et à combler les vides qui apparaissent sur le marché du travail, vides qui se creuseront davantage encore à partir de 2001, lorsque les enfants du baby boom atteindront l’âge de la retraite, signifie que la pression immigratoire ne devrait pas diminuer dans un avenir prévisible. La dichotomie entre « l’intuition » (d’une immigration insignifiante) et « la réalité » (d’une immigration importante et persistante) imprègne l’actualité des débats nationaux et européen concernant l’évolution à donner aux politiques et à la législation en matière d’immigration.Alors que le contexte démographique et la conjoncture économique suggèrent d’accueillir favorablement l’immigration, voire de l’encourager, les autorités nationales – motivées en cela tant par l’hostilité ouverte de l’opinion publique que par la crainte de voir l’immigration peser d’un poids supplémentaire sur des budgets sociaux déjà mis à rude épreuve – préfèrent verrouiller les écoutilles et empêcher toute immigration, à l’exception peut-être de quelques flux sélectifs de nouveaux venus. La décision prise par chacun des quinze Etats membres de l’Union européenne d’imposer des restrictions à l’entrée sur le marché du travail des migrants en provenance des dix nouveaux Etats membres après l’élargissement de mai 200416 illustre à la fois la priorité croissante accordée au thème de l’immigration dans le programme politique de l’Union européenne et la « paranoïa » qui l’entoure17. Si l’on peut, en partie tout au moins, interpréter le récent durcissement du contrôle de l’immigration aux frontières des Etats membres de l’Union européenne ainsi que l’accroissement et le renforcement du suivi et de la surveillance des résidents comme une tentative de réponse aux préoccupations sécuritaires nées de ce que l’on a appelé la « croisade mondiale contre le terrorisme », force est de reconnaître que ces mesures sont avant tout inspirées par le désir de décourager les demandeurs d’asile et d’entraver leurs desseins ainsi que de contrecarrer l’immigration clandestine en s’attaquant aux réseaux de traite des êtres humains. Plusieurs pays (le Danemark, l’Allemagne, le Portugal et la Grèce) ont récemment voté des lois régissant l’entrée, le séjour et l’activité professionnelle des étrangers. D’autres, parmi lesquels le Royaume-Uni, ont adopté des décrets visant à limiter l’entrée sur leur territoire et un autre au moins (les Pays-Bas) a pris des mesures sans précédent (dans l’histoire récente) visant à expulser certains immigrés de longue date18. Outre les mesures des Etats membres visant à surveiller leurs frontières, l’Union européenne ellemême s’est attelée à une harmonisation de la politique d’immigration en créant ce que Leitner (1997) a baptisé un « cadre supranational des migrations ». Ces mesures éparses d’harmonisation n’ont rencontré qu’un succès mitigé.Toutefois,

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leur importance ne tient pas tant à leur ampleur ou à leur exhaustivité qu’au fait qu’elles embrassent et relaient le message de méfiance et de défiance des Etats membres face à l’arrivée de nouveaux immigrés. Elles mettent l’accent sur la description de la problématique des migrations et visent à maîtriser le phénomène par des contrôles efficaces aux frontières ainsi que par le suivi et la surveillance des candidats à l’immigration. Les migrations de travail et le regroupement familial ne constituent pas une priorité dans l’élaboration du cadre européen. Ces deux aspects restent du ressort du pouvoir national et ne sont d’ailleurs pas considérés comme réellement problématiques à l’échelle de l’Union européenne – en tout cas pas aussi problématiques ni aussi imprévisibles que les demandeurs d’asile, les réfugiés ou les immigrés clandestins. Le désintérêt certain de l’Union européenne face aux difficultés d’intégration que rencontrent les immigrés au sein de la société souvent hostile du pays d’accueil – thème pourtant intégré au mandat de définition du cadre européen de l’immigration au lendemain des réunions du Conseil européen de Tampere consacrées à la politique d’asile et à l’immigration clandestine – démontre une nouvelle fois la fixation des mentalités sur la dimension éminemment « frontalière » du débat et illustrent le caractère obsessionnel que prennent les questions du contrôle et de la dissuasion à l’entrée. Ces vingt dernières années, les Etats membres de l’Union européenne ont progressivement renforcé leur coopération afin de définir une approche commune pour leurs politiques d’immigration et d’asile. Une série d’accords, de traités et de directives ont mené à la construction de ce que d’aucuns appellent la « forteresse Europe » (lire toutefois Mitchell et Russell, cités par Sykes et Alcock, 1998). Les Accords de Schengen de 1985, entre autres, ont ouvert la voie à cette évolution. L’objectif déclaré de ces accords était de faciliter la circulation des personnes entre les Etats signataires en supprimant les contrôles à leurs frontières communes et en définissant, en corollaire, une politique commune d’élaboration des procédures de contrôle à l’entrée dans « l’Espace Schengen » ainsi créé. L’importance de ce corollaire apparaît au décompte des articles consacrés respectivement à l’ouverture des frontières et au contrôle renforcé de l’immigration : quatre articles portent sur le premier… 138 sur le second (Hogan, 2004). Les accords de Schengen prévoient l’adoption de règles communes concernant la délivrance des visas, le droit d’asile et les contrôles aux frontières extérieures ainsi que des mesures de coordination de l’activité policière, douanière et judiciaire. S’étendant dans un premier temps à cinq Etats membres de l’Union européenne (la France, l’Allemagne, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas) ainsi que la Norvège et l’Islande (en tant que membre de l’EEE, l’espace économique européen), l’Espace Schengen s’est ensuite progressivement élargi jusqu’à inclure désormais tous les autres Etats membres de l’Union, à l’exception du Royaume-Uni et de l’Irlande. En 1992, le Traité de Maastricht formalisait la coopération européenne en matière d’immigration. Le Titre VI du Traité intègre la politique d’immigration à la structure institutionnelle de l’Union européenne, au même titre que la lutte contre la drogue et la fraude, le droit d’asile, la politique des frontières

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extérieures, la coopération douanière et la coopération policière et judiciaire. Comme l’observe Veenkampf (2003, p. 105) : « intégrer l’immigration à une liste d’activités illégales et criminelles est symptomatique de l’étiquette sécuritaire dont le discours politique européen en matière d’immigration a toujours été affublé ». On retrouve encore ce biais sécuritaire en 1999, dans le Traité d’Amsterdam, qui intègre les principes des Accords de Schengen (listes communes de visas, suppression des contrôles aux frontières intérieures, etc.) au cadre juridique et institutionnel de l’Union européenne et fait des politiques d’immigration et d’asile des domaines auxquels s’appliquent les procédures de coopération de l’Union. Le Traité d’Amsterdam appelle en outre à l’élaboration de directives politiques concernant le franchissement des frontières extérieures, l’octroi d’une protection temporaire aux réfugiés, les conditions d’entrée et de résidence applicables aux ressortissants de pays tiers, les procédures d’asile et la lutte contre l’afflux des sans-papiers. Cet appel à un renforcement de la coopération aurait été lancé parce que la montée de l’immigration clandestine et l’augmentation du nombre de demandeurs d’asile se pressant aux frontières de l’Union européenne « inquietaient sérieusement la population ». On peut toutefois aussi bien l’interpréter comme une tentative d’instillation et d’ancrage du doublon que forment le repli identitaire (prise de conscience de l’identité européenne et nationale) et l’endiguement de l’immigration : « [l]e renouveau, la réintroduction et le renforcement des politiques identitaires européennes et nationales face à la présence menaçante des étrangers transpiraient à travers la rhétorique de la sécurité, de l’inclusion et de l’exclusion » (Veenkamp et al, 2003, p. 108). Lors de ses réunions sur les politiques d’immigration et d’asile à Tampere (1999) et Séville (2002), le Conseil européen s’est à nouveau penché sur l’éventualité d’un cadre européen commun en matière d’immigration. A Tampere, ce sont les principes d’un tel cadre qui sont définis : partenariat avec les pays d’origine, approche européenne commune des procédures d’asile, traitement équitable des ressortissants de pays tiers et gestion des flux migratoires. A Séville, ces principes trouvent une première articulation avec l’adoption d’une série de mesures pratiques. On s’accorde par exemple pour exiger que toutes les conventions d’immigration signées avec des pays tiers intègrent une clause portant sur la gestion commune des flux migratoires et une autre sur le retour obligatoire des immigrés clandestins dans leur pays d’origine. En cas de non-respect par l’Etat tiers de ses obligations en ces matières, l’Union pourra faire pression directement sur lui grâce au levier des accords de commerce, d’aide et d’assistance ainsi que par le biais de sanctions politiques et diplomatiques. Il est également convenu, lors du sommet de Séville, de créer une police européenne des frontières (baptisée Corps de gardes-frontières européens), dont les effectifs seront issus de tous les Etats membres et qui sera chargée de surveiller les côtes, les ports et les points de passage des frontières afin d’appréhender les immigrés clandestins. Deux prototypes de systèmes de haute technologie de contrôle aux frontières, semblables à ceux dont la généralisation est envisagée à terme, étaient en activité dès avant le sommet de

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Séville. Le premier a été mis en place sur les côtes méridionales de l’Espagne et sur le détroit de Gibraltar, où un « Système de surveillance du détroit » associant des systèmes radars et un réseau de caméras infrarouges balaient un tronçon de 115 km de côtes à la recherche d’immigrés clandestins en provenance des côtes d’Afrique du Nord. Le second a été établi sur la frontière hongroise de l’Union européenne, où des gardes-frontières ont été équipés de pied en cap, depuis les uniformes jusqu’aux caméras à imagerie thermique (d’ où le coût : trente millions d’euros) pour surveiller et contrôler l’immigration en provenance d’exYougoslavie et d’Ukraine. Le cadre européen en matière d’immigration étend également ses effets à la collecte de données et à la surveillance. Le système d’identification des demandeurs d’asile, baptisé EURODAC, qui prévoit la prise et la comparaison des empreintes digitales des demandeurs d’asile, et dont le principe était acquis depuis le Conseil européen de 2000, est devenu opérationnel en 2003. On peut donc désormais suivre aisément les demandeurs d’asile dans tous leurs déplacements sur le territoire de l’Union européenne. L’effet cumulatif des procédures de sélection et d’enquête visant les candidats à l’immigration en provenance de pays tiers aux frontières nationales de l’Europe et les tentatives (même partielles) pour élaborer un cadre européen commun en matière d’immigration peuvent être interprétés comme les manifestations de motivations profondément conservatrices destinées à étayer à la fois l’hypothèse selon laquelle l’Europe n’est pas une communauté d’immigration et le souhait de préserver l’essence de « l’identité nationale européenne » (Haynes, 1999). Il importe peu que quelques références historiques suffisent à battre en brèche la théorie d’une Europe de la non-immigration : depuis la Seconde Guerre mondiale, l’opposition et la résistance à l’immigration, qu’elle ait été latente ou active, a été une constante universelle dans tous les Etats membres de l’Union européenne. La légitimité politique des gouvernements en tant que gardiens de la stabilité intérieure et dépositaires de l’ordre public s’est souvent appuyée sur leur prédisposition à contrôler et à endiguer l’immigration. Deux pressions contraires s’opposent à l’empressement de nos gouvernants à fermer la porte et à construire cette « forteresse Europe ». Premièrement, il y a le devoir de respecter les impératifs humanitaires et les principes fondamentaux de la justice sociale. Deuxièmement, il y a le pouvoir de la mondialisation économique. Confrontée à ces pressions, le pont-levis de la forteresse Europe s’abaisse parfois, comme à regret, d’une part pour permettre le regroupement familial et offrir un refuge aux opprimés et, d’autre part, de manière sélective, pour satisfaire les besoins économiques du secteur marchand national qui a besoin d’une main-d’œuvre souple, qualifiée ou non. Avec ses politiques d’exclusion, c’est-à-dire de restriction, de sélection et de discrimination à l’entrée en matière d’immigration, la forteresse Europe est en train de « promouvoir une nouvelle hiérarchie sociale » (Klein, 2003) au sein de laquelle la position d’une personne est fonction de son mode d’entrée sur le territoire et de son statut de résidence.

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Hiérarchie de la vulnérabilité Dans son analyse de la politique européenne en matière d’immigration, John Gubbay identifie huit catégories d’immigrés, chacune correspondant à un statut de résidence plus ou moins enviable en fonction de l’accès qu’il ouvre (ou non) à divers droits relevant de sept grands domaines : (i) permis de séjour (illimité, conditionnel, limité) dans le pays de destination ; (ii) droit à l’activité professionnelle salariée ou indépendante ; (iii) accès aux services sociaux et à l’aide sociale (éducation, allocations relevant ou non de régimes contributifs) ; (iv) participation politique (par exemple le droit de vote) ; (v) possibilité de demander la naturalisation ; (vi) droit de se déplacer librement sur le territoire de l’Union européenne ; et (vii) extension de ces droits aux membres de la famille à charge (Gubbay, 1999, p. 49). Partant de cette liste de droits et du niveau d’accès accordé aux migrants, Gubbay établit un classement décroissant des catégories d’immigrés. Les quatre premières catégories de ce que l’on pourrait qualifier de « hiérarchie de la vulnérabilité » emportent pratiquement la couverture maximum de tous les droits dans les sept domaines précités. La première catégorie : les « rapatriés », c’est-à-dire les personnes et les ménages qui rentrent au pays après un (très) long séjour (qui dure parfois presque toute la vie) à l’étranger. Ces migrants ne sont pas considérés comme des immigrés parce qu’ils possèdent la nationalité du pays d’accueil par le sang ou la naissance (c’est par exemple le cas des Grecs du Pontos et des Allemands de l’ex-RDA). La deuxième catégorie regroupe les personnes qui disposent du droit d’entrée, de séjour, de travail et jouissent de la couverture sociale parce qu’elles sont citoyennes d’un autre Etat membre de l’Union européenne. Dans certains cas, ces droits réciproques résultent d’un lien historique particulier antérieur à la création de la Communauté européenne (c’est le cas, par exemple, des liens qui unissent l’Irlande et la Grande-Bretagne). La troisième catégorie de migrants que Gubbay identifie se compose des personnes ayant bénéficié du regroupement familial par apparentement avec un ressortissant d’un autre Etat membre de l’Union européenne. Ce type de regroupement familial, qui concerne donc les proches d’immigrés citoyens de l’Union européenne, constitue un cas particulier du phénomène plus général de regroupement familial qui, nous l’avons vu plus tôt dans le présent chapitre, contribue à l’heure actuelle de manière significative au solde migratoire positif de l’Europe. Les membres de la famille d’un ressortissant de l’Union européenne (lorsqu’ils ne sont pas eux-mêmes citoyens de l’Union) ne bénéficient pourtant pas nécessairement des mêmes droits que l’immigré primaire sur le plan du statut de résidence : les droits des proches dépendent parfois du maintien de l’unité de la cellule familiale et peuvent donc être remis en cause par un divorce ou par le décès de l’immigré primaire. La quatrième catégorie du classement de Gubbay réunit « les autres ressortissants d’Etats tiers en séjour régulier ». La plupart des immigrés de cette catégorie sont entrés sur le territoire suite à la délivrance d’un permis de travail pour exercer une activité professionnelle qualifiée. Certains d’entre eux appartiennent à une catégorie en plein essor : celle des migrants transnationaux dont les

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mouvements géographiques sont l’un des traits saillants du parcours professionnel. Ils sont souvent courtisés et engagés par de grandes sociétés à la recherche des compétences pointues en matière technique ou de gestion que détiennent les professionnels spécialisés engagés sous contrat de consultant. Par opposition aux quatre catégories ci-dessus, les immigrés appartenant aux quatre catégories restantes du classement de Gubbay manifestent de nombreux signes de vulnérabilité, en ce sens que leur statut de résidence, leur accès à une activité professionnelle et leurs autres droits sont limités ou inexistants. La cinquième catégorie rassemble les ressortissants de pays tiers autorisés à séjourner sur le territoire sous statut de réfugié en application des dispositions de la Convention de Genève. Quant à la sixième catégorie, elle se compose des demandeurs d’asile originaires de pays tiers autorisés à séjourner sur le territoire pour raisons humanitaires. Contrairement aux réfugiés, dont le séjour n’est généralement soumis à aucune condition, la validité de l’autorisation de séjourner sur le territoire délivrée aux demandeurs d’asile est parfois limitée dans le temps ou soumise à des conditions de séjour spécifiques. La septième catégorie inclut les demandeurs d’asile qui attendent que l’on ait statué sur leur demande. Enfin, la huitième catégorie regroupe les immigrés clandestins qui ne disposent d’aucun droit à l’exception des droits minimums prévus dans les déclarations universelles dont le pays d’accueil est (ou non) signataire. Les inégalités d’accès aux droits en fonction du statut migratoire sont évidentes au vu non seulement des mauvaises conditions de logement que connaissent les immigrés qui occupent les dernières places du classement de Gubbay mais aussi de la ségrégation sociale dont ils sont victimes, des salaires misérables qu’ils perçoivent et des mauvaises conditions dans lesquelles ils travaillent. La précarité de leurs droits et leur situation défavorable par rapport aux citoyens (de fait ou en droit) qui jouissent de tous les privilèges inhérents à la citoyenneté les exposent également aux affres du harcèlement raciste et de la xénophobie. Comme le fait remarquer Gubbay, ce sont les « immigrés clandestins et les soidisant demandeurs d’asile bidon » qui sont la « cible de l’anti-privilège » : on les affuble de toutes sortes de stéréotypes, on les présente comme des «menteurs sournois exclusivement appâtés par le gain et incapables ou refusant de s’intégrer » (1999, p. 49). Les politiques européennes et nationales en matière d’immigration ainsi que les contrôles aux frontières ont catalysé l’édification de cette « hiérarchie de la vulnérabilité ». En effet, à mesure qu’il devient plus difficile, pour les candidats à l’immigration, d’obtenir légalement l’autorisation d’entrer sur le territoire d’un Etat membre et de s’y faire délivrer un permis de travail ou d’y accéder au statut de demandeur d’asile, voire d’y bénéficier d’une mesure de regroupement familial, ils sont forcés de glisser plus bas encore dans la hiérarchie, vers la catégorie réservée à l’immigration clandestine, avec tout ce que cela implique en termes de risque d’exploitation par des trafiquants d’être humains durant le voyage et par des négriers à l’arrivée. Enfin parvenus à destination, les immigrés clandestins entrent dans l’ombre de la société, pénètrent dans le demi-monde de l’économie parallèle, où ils sont rejoints par d’autres immigrés en situation

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irrégulière, à l’instar des travailleurs temporaires ou saisonniers qui ne sont pas rentrés chez eux à l’expiration de leur permis de séjour et des demandeurs d’asile entrés dans la clandestinité par crainte de voir leur demande rejetée.

Conclusion Dans le présent chapitre, nous avons affirmé que l’obsession des Etats membres, voire de l’Union européenne elle-même, pour les contrôles aux frontières et les restrictions à l’immigration a eu des conséquences négatives sur l’expérience que de nombreux publics ont faite de l’immigration, en ce sens que les dispositions réglementaires fixant les conditions d’entrée et le statut de résidence des immigrés déterminent dans une large mesure leur position dans le tissu social de la société d’accueil. Les législations discriminatoires qui privilégient certaines catégories de migrants au détriment des autres cultivent et favorisent les préjugés négatifs dans l’accueil et le traitement des publics défavorisés, les condamnant ainsi à une existence précaire et vulnérable dans la société d’un pays d’accueil qu’ils ont pourtant choisi. C’est la nature de cette existence précaire et vulnérable que nous avons choisi d’aborder dans le chapitre suivant.

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Introduction “ La décentralisation et la dématérialisation de l’activité économique ont donné naissance à la notion de “capital déterritorialisé” et de “Sujet sans-abri”… Dans ce contexte, l’immigration est sans doute une expérience beaucoup plus précaire qu’on ne l’avait imaginé. En dépit des appels rhétoriques au multiculturalisme et de la popularité intellectuelle des concepts tels que diaspora et société hybride, l’esprit du migrant est de plus en plus assailli par les sentiments d’itinérance, de ghettoisation et d’illégalité. (Papastergiadis, N 2000, p. 20)

Dans l’extrait ci-dessus, Papastergiadis utilise le concept du “Sujet sans-abri” pour qualifier le drame de l’immigration, à la fois pendant la phase de transfert du lieu d’origine vers la lieu de destination, mais aussi pendant la période d’installation dans le pays d’accueil. Pour Papastergiadis, le terme de “sansabri” ne renvoie pas uniquement au départ d’un lieu sûr et d’un logis approprié, il évoque aussi la rupture avec un soutien affectif et pratique apporté par les réseaux sociaux et culturels de logement. L’accent de son analyse, et du présent chapitre, est mis sur la vulnérabilité et l’insécurité qui vont avec le caractère volatile et incertain de l’immigration, dans un monde hostile au déplacement sans entrave des populations. Bien sûr, certains immigrés survivent et semblent juger bon de s’engager dans un processus d’immigration. En effet, pour les migrants qui s’expatrient pour des raisons professionnelles, dotés de papiers d’identité adéquats, leur vie et leur identité sont complètement intégrées et conditionnées par les déplacements et les réinstallations engendrés par l’immigration. En revanche, pour d’autres, l’immigration est une expérience hasardeuse, source d’incertitudes et d’insécurités, qui peut éventuellement être apaisée à plus ou moins long terme. Des contrôles de plus en plus rigides aux frontières imposent des règles de filtrage et des réglementations dont les modifications sont imprévisibles. Ces contrôles impliquent un stress et des incertitudes pendant le trajet. De plus, la xénophobie et le racisme du pays d’accueil remettent en question tout espoir de trouver une issue – soit dans la famille et la sécurité de la diaspora, dans la tolérance mutuelle et la coopération au sein d’une communauté multiculturelle ou encore dans “l’utopie” d’une société hybride. Dans ce chapitre, nous nous concentrerons sur l’expérience des personnes les plus vulnérables : les personnes peu qualifiées et non qualifiées, les demandeurs d’asile et les immigrés clandestins. Nous tenterons d’exposer dans un premier

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temps dans quelle mesure les immigrants sont vulnérables au cours de leur voyage, puis pendant le processus d’accueil et d’installation. La dernière partie concerne les efforts des immigrés pour sécuriser leurs droits en matière de citoyenneté et d’intégration sociale. Ce chapitre apporte une compréhension générale et présente le contexte avant d’aborder dans les chapitres suivants une analyse plus approfondie des questions de logement et de sans-abrisme chez les immigrés.

Le déplacement des immigrés On justifie souvent les migrations internationales par des facteurs d’expulsion et d’attraction, un ensemble binaire étroitement lié à un autre duo formé par les pays développés et la périphérie, les pays sous-développés. Les immigrés économiques et les demandeurs d’asile sont décrits comme des personnes fuyant les “déchirures de guerre”, les “montées de crise” ou “la pauvreté qui frappe” les régions périphériques. Ils rejoignent les flux migratoires globaux qui ont pour destination finale les pays ayant une stabilité économique et sociale. Une telle catégorisation ne tient pas compte ou ignore le fait que la majorité des personnes engagées dans des migrations internationales se déplace en réalité d’un pays périphérique vers un autre pays périphérique (voir Stalker, 2001). Comme Anderson (2004) et d’autres l’ont souligné, cette catégorisation limite et minimise également l’importance des facteurs attractifs tels que le besoin et la demande de travailleurs qualifiés et non qualifiés dans les sociétés vieillissantes, à commencer par les pays de l’Union européenne. Attirer l’attention sur l’importance des facteurs d’attraction ne doit évidemment pas diminuer le caractère sous-développé de nombreux pays fuis. Un sous-développement expliqué en grande partie par l’impact combiné du colonialisme et le processus actuel d’une mondialisation néolibérale qui soumet les pays périphériques à des “ajustements structurels” par lesquels ils exposent leurs entreprises novices à la concurrence internationale, détruisent les services publics, imposent des accords commerciaux qui leur sont défavorables, et empêtrent leurs économies dans un affaiblissement du payement de la dette. Au contraire, se concentrer sur les facteurs d’attraction signifie mettre l’accent sur le besoin, au cœur des économies en croissance, de renouveler la main d’œuvre et renouveler la population, nombre de ces économies subissant une “seconde transition démographique” (Lesthaeghe, 1995). Dans beaucoup de pays en Europe, la population vieillissante menace le prétendu équilibre démographique, augmentant les ratios de dépendance et sapant la capacité de l’Etat providence à maintenir des allocations de santé et les pensions (Punch et Pearce, 2000). La demande de travail – bien qu’elle varie selon les périodes en fonction des aléas de l’économie et des cycles sectoriels – touche toutes catégories : des experts en nouvelles technologies et managers professionnels aux travailleurs agricoles non qualifiés et domestiques. Pour l’Europe comme pour d’autres économies développées, les ressources en main d’œuvre, auparavant connues sous le nom de deuxième et troisième mondes, forment une vaste “armée de réserve

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internationale” dans laquelle on peut puiser pendant les périodes d’expansion et qu’on peut délester en cas de récession. Ce surplus est une main d’œuvre à la demande qui assure une flexibilité pour une production de juste-à-temps et une prestation de service. Pour Peter Stalker, les “immigrés internationaux sont devenus les amortisseurs de l’économie mondialisée” puisqu’en équilibrant l’offre et la demande, ils permettent de maintenir une accumulation régulière de capital “ (Stalker, 2001 p 121; voir aussi, 1994; 2000). La réserve de travailleurs au niveau international n’inclut pas seulement les travailleurs immigrés en règle et avec des papiers, qu’il soient en haut de l’échelle sur le marché du travail (par exemple les spécialistes NT, docteurs) ou au bas de l’échelle (travailleurs agricoles temporaires et saisonniers). Mais il s’agit aussi, par défaut, des demandeurs d’asiles et des immigrés engagés dans une réunification familiale. Une fois leur demande acceptée, les demandeurs d’asile entrent sur le marché du travail (sauf lors de l’examen de leur dossier de demande où ils sont soumis à des restrictions très strictes en terme d’accès aux allocations et aux services de santé et ne sont pas officiellement en mesure de travailler) et sont souvent largement employés dans des postes sous-qualifiés. Les demandeurs d’asile dont la demande est rejetée se soustraient fréquemment à la justice pour rejoindre les rangs des immigrés clandestins, s’ajoutant aux travailleurs en marge de la société sans papiers en règle. Lorsque les immigrés aspirant à retrouver leur famille sont capables de convaincre les responsables de l’immigration de l’authenticité de leur demande, ils offrent leur force de travail et ce de différentes manières : soit indirectement en apportant un soutien à la main d’œuvre existante, soit directement en offrant leur force de travail de leur propre droit ou, quand leur installation est à peu près permanente, en contribuant à renouveler la main d’œuvre in situ. La main d’œuvre clandestine, entrée illégalement sur le territoire après avoir évité les contrôles aux frontières et échappé à la surveillance interne, est une part importante et croissante de la réserve internationale de travailleurs. Elle fournit une main d’œuvre non contrôlée dans les métiers où les salaires sont bas, les conditions de travail pauvres et où l’on pose peu de questions, à savoir le domaine de la restauration, le travail ménager, le travail agricole et la construction. La réserve de main d’œuvre internationale est donc très segmentée. Pour les immigrés qui s’expatrient pour raisons professionnelles et qui ont des qualifications dans un secteur où l’offre est faible, le trajet de migration pour trouver un travail et un lieu de résidence n’est pas vraiment inquiétant. Les déceptions concernent la nature du travail trouvé, les préférences personnelles et l’exposition à des cultures et habitudes de vie parfois étranges. Avec un soutien institutionnel et professionnel, les risques de rencontrer des attitudes xénophobes et racistes sont moindres. Pour d’autres personnes appartenant à cette même réserve de main d’œuvre internationale – travailleurs qualifiés et non qualifiés sous contrats temporaires, réfugiés et immigrés clandestins et toute autre personne particulièrement vulnérable - le déplacement de l’immigré de son pays d’origine vers son lieu de destination est en soi une entreprise bien plus dangereuse.

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Reflétant le “raisonnement d’exclusivité’” (Gubbay, 1999, p. 48), les contrôles plus stricts aux frontières et les clauses de résidence restrictives étaient vivement soutenus par ceux qui refusaient le droit d’entrée et de résidence dans les rangs de l’immigration clandestine ou, lorsque les immigrés avaient déjà franchi les frontières du pays d’accueil, ils encourageaient les demandeurs d’asile à fuir et les travailleurs temporaires à rester plus longtemps. Les tentatives de milliers de demandeurs d’asile d’entrer clandestinement en Europe s’expliquent par le nombre croissant de militaires aux postes de contrôles des frontières, l’entrée en vigueur de lois à l’intention des demandeurs d’asile et de politiques de détention, l’établissement d’ordres de déportation et de sanctions aux transporteurs. Ils se sont retrouvés poussés de force vers des trafiquants, ils ont dû emprunter des chemins dangereux et utiliser des méthodes plus risquées, qui se sont souvent avérés fatales. D’après “UNITED”, un réseau européen de lutte contre le racisme, entre 1993 et 2001, chaque jour une personne en moyenne mourrait à cause de la politique “Fortress Europe/Forteresse Europe”, tandis qu’une autre organisation, “ Anti Racist Initiative, Berlin/Initiative antiraciste de Berlin” a enregistré 3400 morts et de nombreuses blessures de réfugiés résultant plus ou moins directement de la politique allemande à l’égard des réfugiés : parmi eux, 121 demandeurs d’asile se sont suicidés pendant qu’ils attendaient leur transfert ou ont trouvé la mort en tentant de fuir et 47 autres personnes sont mortes en prison alors qu’elles attendaient leur transfert. D’autres prétendus immigrés se sont noyés dans la Méditerranée et sont morts d’étouffement dans des containers. L’incident le plus grave s’est passé en juin 2000 lorsque 58 Chinois se sont asphyxiés à l’arrière d’un camion allant de Zeebrugge à Douvres. Ayant payé des sommes astronomiques à des trafiquants chinois snakehead, ils ont été remis lors de la dernière étape tragique de leur voyage à un gang criminel turquo-hollandais situé à Rotterdam (Lawrence, 2004b). Autre accident, huit réfugiés Roumains ont été retrouvés morts dans un container maritime à Waterfold, en Irlande en 2001 après avoir été bloqués pendant neuf jours. Un réfugié caché au-dessus d’un train faisant la liaison entre la France et la Grande-Bretagne est mort électrocuté en janvier 2002. En décembre 2003, un petit bateau en bois qui faisait passer en fraude 70 personnes vers la Grèce a coulé au large de la côte turque, ne laissant qu’un seul rescapé. Un nombre significatif d’immigrés estime que l’immigration est avortée avant d’atteindre la destination voulue. Pour ceux qui y parviennent – légalement ou pas – le processus d’installation regorge de ses propres difficultés et défis.

Fragilité de l’installation Au sein de l’Union Européenne, en dépit des variations importantes d’un pays à l’autre, nombre d’immigrés subissent des privations et des discriminations, qui conduisent à leur sur-représentation dans les petits métiers et les réduit à vivre dans les logements les plus terribles. La conjonction de plusieurs facteurs détermine les conditions d’installation des immigrés. Nous les développerons suivant deux thèmes plus vastes : les moyens d’entrée et le contexte d’accueil.

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Moyen d’entrée Comme on l’a identifié dans le précédent chapitre (p.), le degré de vulnérabilité de l’immigré est une donnée majeure dans le processus d’installation de même qu’il l’était lors du trajet de l’immigré. En haut de l’échelle, le cadre international assigné à un travail sûr et sous contrat aura accès à un logement adéquat, sûr et de très bonne qualité. Les immigrés avec des papiers en règle et ayant des compétences à offrir auront accès à des emplois sécurisés et à des rémunérations variables ; ils obtiendront un logement de qualité variable sur l’éventail de leurs droits, de la propriété à la location privée et à la location d’un logement social (voir Chapitre 4 pour davantage de détails). En bas de l’échelle, cependant, l’immigré clandestin, pris en fraude avec de faux papiers ou sans aucun papier, devra supporter des emplois irréguliers qui lui imposent des heures de travail variables et longues, mal payées et, dans de très mauvaises conditions, il aura pour vivre une pièce surpeuplée, une cabane rurale ou un matelas loué. L’extrême vulnérabilité de certaines personnes a récemment été dénoncée avec virulence par Felicity Lawrence au cours de sa vaste recherche sur les pratiques agricoles britanniques et européennes (Lawrence, 2004). Elle rapporte que “… des lits occupés à la file, une douzaine de personnes dans un appartement étroit, des heures de travail inhumaines, une rémunération pitoyable” font le sort typique des travailleurs sans-papier. Aujourd’hui, en Grande-Bretagne, elle dit : …. encore au vingtième siècle des chefs de bandes hébergent des travailleurs dans des conditions sordides. Juste dans les environs de la région, de Bristol à Sussex et l’est de l’Angleterre, je suis tombée sur le cas de 65 immigrés vivant dans un hôtel à 10 chambres sans cuisine ni chauffage, ou de 27 personnes qui campaient dans une petite maison sans sanitaires. Les loyers excessifs demandés pour le logement sont déduits des salaires afin de déguiser l’exploitation des immigrés payés au dessous du salaire minimum (Lawrence, 2004a Guardian, 9th February)

Le travail bon marché provenant des immigrés, en majorité d’origine clandestine et sans-papier est caractéristique de l’ensemble des économies de l’UE. L’utilisation des chefs de bande et du travail illégal est une réalité de longue date mais elle s’est accrue de manière significative ces dernières décennies. Les travailleurs illégaux des ateliers de textile dans le quartier du Sentier à Paris, les ouvriers agricoles clandestins qui peinent dans les champs de Norfolk et les serres d’Andalousie, les immigrés constituent aujourd’hui une proportion importante de la main d’œuvre dans bon nombre de secteur clés de l’industrie ; et les violences, l’exploitation et la violation des règles de base relatives à la santé et la sécurité deviennent monnaie courante. En Espagne, les immigrés sans-papier sont dominants dans l’agriculture dans certaines régions. En 2001, par exemple, on estimait à 150 000 le nombre d’immigrés clandestins originaires de l’Equateur uniquement qui travaillaient dans la péninsule ibérique. Aux Pays-Bas, un tiers des travailleurs agricoles, en particulier sur le marché du

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jardinage, est considéré comme illégal. Une étude de l’université de Rotterdam estime le nombre actuel de travailleurs agricoles illégaux aux Pays-Bas à environ 100 000 personnes. En Grande-Bretagne, le Home office juge qu’il y a au moins 1000 chefs de bandes illégaux (sur un total de 3000 environ) qui coûtent chaque année à la Trésorerie britannique 100 millions de livres sterling, du fait des manques à gagner en impôt et en contributions à l’assurance nationale (Observer, 15 février 2004). Ils sont employés dans des usines d’emballage alimentaire, des chantiers de constructions, la restauration, les établissements d’éducation, les hôpitaux, les usines de traitement de poissons et de poulets, les ateliers de textile, les contrats d’entretien et le commerce du sexe. Aujourd’hui, les secteurs alimentaire et manufacturier dépendent des réseaux cachés du travail immigré bon marché, à la fois légal et illégal : “ils coupent les jonquilles dans le Cornwall, emballent des carottes dans le Lincolnshire, ramassent les fruit dans le Kent et mettent sous filet le poisson en Ecosse. Ils assemblent les pièces des micro-ondes dans le nord et construisent des biens électriques dans le sud (Guardian, 13 janvier 2004). Néanmoins, avec un chiffre estimé entre 60 000 et 100 000, l’agriculture est sûrement le premier employeur d’immigrés sanspapier en Grande-Bretagne ainsi que dans plusieurs autres pays européens ». Avec un rôle vital sur le plan économique mais marginalisés sur le plan social, les immigrés sans papiers vivent dans l’ombre de la société européenne. Ils sont invisibles en apparence jusqu’à ce qu’une agitation sociale survienne, une tragédie frappe et alors on commence à s’intéresser à eux. Les ramasseurs de coquillages de la Baie de Morecambe, les travailleurs agricoles d’Andalousie et les ouvriers des ateliers de textile de Bruxelles en sont de bonnes illustrations.

Etude de cas 1 : les “serres” d’Andalousie En février 2000 dans le village andalous d’El Ejido, des émeutes raciales haineuses ont attiré l’attention sur la forte concentration d’ouvriers Marocains qui travaillent, de manière illégale pour la grande majorité, dans un espace de 30 000 hectares de serre dans la région. Ils sont à l’origine d’une production de 3 millions de tonnes de fruits et légumes, dont la moitié est exportée dans le nord de l’Europe, principalement vers l’Allemagne. Le Forum civique européen a envoyé sur place une Commission internationale pour y mener une enquête. Cette Commission d’enquête a identifié la présence de milliers d’immigrés illégaux avec des conditions de travail et de vie intolérables. Ils constituent une main d’œuvre flexible et bon marché employée au jour le jour en fonction des besoins de travail dans les 15 000 entreprises d’exploitation agricole. Selon le Bureau de l’Intégration Sociale des Immigrés d’Almeria, prés de 92% des travailleurs agricoles de la région sont immigrés, 64% d’entre eux sont marocains. En 1998, le Bureau estimait à 15 000 le nombre d’immigrés légaux tandis que le nombre d’immigrés sans papier semblait être compris entre 15 000 et 25 000 personnes. La Municipalité d’El Ejido espérait gagner en notoriété en adoptant une politique délibérément ségrégationniste. Elle prenait soin de harceler les immigrés en vue de les dissuader de “coloniser” le village. La plupart

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d’entre eux sont obligés de vivre dans des cabanes abandonnées par la population rurale ; 55% d’entre eux n’ont pas d’eau potable, 57% n’ont pas de sanitaires et 31% ne possèdent pas l’électricité. Des centaines de personnes squattent dans des huttes faites de vieux bois et de plastique. Les responsables de la région portent à 17 000 le nombre d’immigrés vivant dans des conditions inadéquates. Ces immigrés doivent également faire face à des conditions de travail inacceptables, comme la chaleur des serres qui dépasse les 50°C ou le contact avec d’énormes quantités de pesticides. Inutile de rappeler qu’ils ont des salaires de misère. Les producteurs sont pris dans l’étreinte des emprunts bancaires, l’exploitation agricole fournit les entreprises industrielles et marketing. Ils s’efforcent ainsi de survivre en faisant des économies dans le seul domaine qu’ils contrôlent, à savoir l’emploi. Ces dernières années, un nombre croissant d’immigrés sans-papier venant d’Europe centrale et de l’est a été employé dans la région afin de remplacer les “Marocains gênants” (Bell, 2003, p.44) qui au fur et à mesure du temps s’étaient organisés et étaient à l’origine de nombreux mouvements de grève. Beaucoup revendiquent ainsi le véritable contexte des émeutes d’El Ejido en 2000. La “régularisation” du statut d’immigré de 5 000 travailleurs Marocains en 2002, consécutif à une campagne lancée par le mouvement social “SansPapiers”, n’a fait que détériorer leur situation. Les fermiers espagnols étaient réticents à employer des Marocains ayant un statut légal, ces derniers étant plus portés à réclamer leurs droits en terme de rémunération et de logement. Pour les remplacer, on a recruté des centaines de femmes polonaises et roumaines à des salaires moindres (18 euros par jour) que ceux attendus par les Marocains (27 euros). Selon Bell (2003, p 44), ils se sont retrouvés “dans un état de pauvreté totale et de désespoir, dépourvus d’un toit, de nourriture ou même d’eau”. En conséquence, de nombreux Marocains vivent dans des conditions de pauvreté extrême ; sur 6 ou 7 personnes vivant dans une cabane, une seule possède un travail. D’après Bell, la situation, “devient de plus en plus explosive” (Bell, 2002 et 2003; Cabrera, 2001).

Etude de cas 2 : les ramasseurs de coquillages de la Baie de Morecambe Dans les éditions du matin du 6 février 2004, les journaux anglais rapportent que 20 Chinois qui ramassaient des coquillages se sont noyés dans la Baie de Morecambe sur la côte nord-ouest de l’Angleterre, à des lieues de leur foyer natal du sud-est de la Chine : “Au moins 19 personnes ont péri pris au piège par la marrée montante alors qu’ils ramassaient des coquillages au milieu des sables mouvants et dangereux de la Baie de Morecambe, la nuit dernière. Les victimes semblent être d’origine chinoise. Ils faisaient partie d’un groupe d’une trentaine de ramasseurs de coquillages qui, selon toute vraisemblance, travaillaient de nuit. La police enquête sur les raisons qui ont amené le groupe à travailler dans des conditions aussi périlleuses. Elle affirme que des inculpations criminelles pourraient être engagées. (Guardian, 6 février 2004).

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Avant que les autorités soient alertées, il faisait déjà noir. Une grosse opération de sauvetage a été organisée et 16 personnes furent sauvées sur les 36 du groupe ; à l’exception de deux femmes qui ont trouvé la mort pendant cet accident, toutes les victimes étaient des adolescents ou des jeunes âgés d’une vingtaine d’années. Situés dans le comté de Lancashire sur la côte nord-ouest de l’Angleterre, les 9 kilomètres qui balayent la Baie de Morecambe font apparaître un paysage magnifique de montagnes autour du lac et des pâturages de Bowland. Cependant, ce cadre pittoresque dissimulait des dangers pour les personnes non averties et peu soupçonneuses. La Baie de Morecambe est la plus vaste étendue de sable et de vase au Royaume-Uni. Elle est connue pour ses marées aux apparences trompeuses et ses retours de marée rapides. Formée par des dépôts sédimentaires après la disparition des glaciers à la fin de la dernière ère glacière, la Baie a été par la suite submergée par les remontées tectoniques du niveau de la mer. La Baie de Morecambe est aujourd’hui étendue avec des amplitudes d’une hauteur de marée de 10.5 mètres et un retrait de 12 kilomètres à marrée basse. Les flux et reflux de marée parcourent les plages et les étendues de vase à des vitesses de 17 kilomètres à l’heure, donnant des formes aux sédiments tendres, les repoussant en dunes, vidant les trous dangereux emplis de sables mouvants qui changent de position chaque jour. C’est la marée montante hostile, combinée à l’élévation brusque du niveau de l’eau qui a pris au piège les ramasseurs de coquillage chinois dans la nuit du 5 février. Le ramassage des bancs de coquillages de la Baie de Morecambe a longtemps fait partie de l’économie locale. Le droit public d’accès à la Baie pour le ramassage des coquillages daterait du 13ème siècle. Aujourd’hui, le ramassage des coquillages est réglementé par le Conseil de la pêche du Nord-est de l’Angleterre et du Nord de Pays de Galles. Au moment de la tragédie, 800 permis de ramassage des coquillages, fournis par le Conseil, étaient en circulation. La valeur présumée du ramassage des coquillages pour la saison 2003/04 a été estimée entre 9 et 12 millions d’euros sur le marché européen. Il s’agit d’un marché important. Les ramasseurs de coquillages chinois, organisés en équipes de 20 à 30 par cinq bandes mafieuses , travaillent dans les bancs de coquillages depuis décembre, début de la période de ramassage. Arrivés en fin d’après midi pour éviter tout conflit avec les ramasseurs locaux, incapables de lire les signes largement visibles avertissant de la montée rapide des marées et du sable mouvant - ou prétendant être incapables de les lire -, les ramasseurs chinois ont pris la direction des bancs de coquillages 3 kilomètres au-delà de la baie dangereuse. Alors qu’ils travaillaient tard après le coucher du soleil jusque dans la nuit avec des températures proches du gel, ils ont été surpris par la rapidité de la marée montante, silencieuse et invisible avant que ne survienne l’heure fatale. Parmi les 20 morts, la plupart était originaire de la région de Fujian dans le sud-est de la Chine, une région associée depuis longtemps à l’émigration et au travail outre-mer. La communauté est préparée à la migration, et entretient des contacts avec des familles étrangères, un système de prêt permettant de financer les voyages illégaux coûteux (13 000 euro pour aller dans l’ouest de l’Europe), et un réseau de “snakeheads” destiné à

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organiser le transport et l’entrée illégale vers de nombreuses destinations en Europe. Fujian, bien que n’étant pas la seule région d’où émigrent les Chinois arrivant au RoyaumeUni, est actuellement identifiée comme la terre d’origine de la plus grosse vague d’immigrés chinois sans-papier en Grande-Bretagne. La tragédie de Morecambe a été suivie de plaintes de la part de travailleurs locaux au sujet des ramasseurs de coquillages chinois présent dans la Baie en juillet dernier. Elle a donné lieu à une intervention de la police au cours de laquelle 37 Chinois furent arrêtés en raison de leur entrée illégale sur le territoire. Il existe des preuves indirectes d’intimidations systématiques pratiquées sur les travailleurs chinois par les ramasseurs de coquillages britanniques. David Eden, directeur de la Compagnie de pêche de la Baie de Liverpool, brièvement arrêté (et accusé plus tard d’avoir faciliter l’immigration illégale) dans l’affaire des décès de la Baie de Morecambe, a déclaré avoir été menacé et avoir subi des intimidations sous la pression d’autres ramasseurs de coquillages, alors qu’il avait convenu d’un approvisionnement avec une bande organisée de Chinois. Il a même affirmé que les ramasseurs de coquillages chinois étaient victimes d’actes racistes et d’abus pratiqués par les pêcheurs britanniques; il raconte que du pétrole et du diesel avaient été versés sur leurs sacs de ramassage et que les accrochages arrivaient couramment. Eden lui-même a reçu “plus de 10” appels de menace sur son téléphone portable émis par des citoyens britanniques. Un des émetteurs menaçait de brûler son usine (Guardian, 14 février 2004). On présume que les ramasseurs de coquillages travaillaient de nuit pour éviter les conflits avec les autres gangs travaillant pendant les heures de la journée. Les récompenses pour les travailleurs exerçant le travail difficile de ramassage des coquillages sont maigres. En l’espace d’une bonne semaine, à raison de 13-16 euros le sac, un ramasseur de coquillages peut gagner entre 450 et 600 euros. Plus fréquemment, une semaine de travail rapporte moins de 400 euros. Les chefs de gang procèdent régulièrement à des déductions sur les rémunérations qui correspondent aux “coûts d’administration”, au remboursement de dettes, au transport et aux coûts d’équipement, à la location d’une chambre et même aux impôts et à l’assurance nationale qui, bien sûr, n’est pas remise aux autorités. Le salaire net d’un ramasseur de coquillages peut être réduit de moitié une fois ces déductions appliquées. Les ramasseurs de coquillages qui se sont noyés dans la Baie de Morecambe vivaient dans des conditions de vie sordides et des lieux surpeuplés à Kensington, un quartier pauvre de Liverpool. En cherchant leur lieu de résidence, les journalistes ont trouvé une maison avec “un vestibule crasseux”, et “une pièce mal meublée qui n’excédait pas les deux mètres carrés, la plus grande des deux maisons de l’étage.Treize personnes y regardaient la télévision assises sur des chaises en plastique ou par terre adossées contre le mur ; ils se partagent la télévision avec une autre située en bas de la rue, où d’autres Chinois vivaient” (Guardian 14 Fév 2004). On estimait à 60 le nombre de personnes occupant les 11 pièces de la propriété. Dans le monde des bas salaires et des ouvriers immigrés, il n’est pas surprenant d’observer de telles conditions de vie des travailleurs chinois et de leurs compatriotes.

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Six mois après ces événements (juillet 2004), on a observé très peu de changement concernant la vie des ouvriers exploités. Une enquête récente menée par le “Daily Post” de Liverpool a révélé l’existence d’un groupe de 40 personnes vivant dans une seule maison en terrasse, dans des conditions ignobles et qui “font honte à notre société du 21ème siècle”. Quand les sept chambres à coucher de la maison furent investies par la police et les officiers de l’immigration, ils y découvrirent 31 hommes et une femme. “La maison était un taudis répugnant avec une toilette, une douche souillée et une cuisine minuscule. Une odeur de moisi pénétrait la maison humide et froide, et le couloir du deuxième étage et les chambres près des toilettes empestaient l’urine. Il n’y avait pas un seul lit dans la propriété, seulement une poignée de matelas. La majorité des travailleurs dormaient sur des nattes enroulées avec des sacs de couchage et des couvertures. Les couvertures étaient suspendues aux fenêtres pour détourner les regards indiscrets” (rapporté par The Guradian, 15 Juillet 2004).

Etude de cas 3 : Atelier de textile à Bruxelles Kuregem est l’un des quartiers les plus pauvres de Bruxelles, proche de la Gare du Midi, où les trains à grande vitesse relient la capitale européenne à Londres, Paris et Amsterdam. Ce quartier du 19ème siècle très peuplé recense officiellement 18 000 résidents. Plus de deux tiers des habitants ont des parents d’une nationalité autre que belge, la plus importante communauté du quartier étant marocaine.Avant la première guerre mondiale, Kuregem logeait en majorité des familles juives qui fuyaient les pogroms allemands. Pendant l’entre-deux-guerres et la décennie de l’après-guerre, des Italiens, la plupart du sud (en particulier de Sicile), et des Grecs s’installèrent dans le quartier. Les premiers foyers marocains sont arrivés au début des années 1960. A partir de la fin des années 80 – début des années 90, les immigrés d’Europe centrale et orientale emménagèrent dans le quartier et les derniers arrivés furent les Asiatiques originaires de pays lointains tels que le Bangladesh et les Philippines. A Kuregem, l’industrie textile, dont les origines remontent au Moyen Age, a toujours eu un poids important. Avec le début de la crise économique majeure du milieu des années 70, les industries de textile employant une main-d’œuvre intensive – ainsi que d’autres industries employant une main-d’œuvre intensive liées à l’abattoir du quartier et au commerce des voitures d’occasion – ont cherché à remplacer la main-d’œuvre intérieure assez onéreuse par une main-d’œuvre bon marché arrivant de l’étranger (Kesteloot et Meert 1999). Les travailleurs belges ont d’abord été remplacés par des ménages marocains (dont certains faisaient de la couture à domicile) et plus tard par des immigrés encore moins chers arrivant d’Europe centrale et orientale. Tandis que les familles marocaines avaient une résidence permanente et avaient, par conséquent, besoin d’un pouvoir d’achat correspondant aux habitudes de consommation belges, les nouveaux immigrés européens venaient majoritairement avec un visa de touriste de courte durée et étaient préparés à

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accepter à peine un quart du salaire minimum officiel. Ils envoyaient une grosse partie de leur salaire à leurs familles vivant dans des régions pauvres, autour de Bialystok en Pologne par exemple. Les employés étaient logés misérablement et étaient souvent contraints de louer des matelas à 75 euros par mois (prix du milieu des années 1990). En dépit de quelques interventions de la police au cours des années 90, l’exploitation d’un grand nombre de travailleurs sans-papier et bon marché continue encore. Néanmoins, de nos jours, l’emploi illégal est concentré sur des populations arrivant d’Asie. L’un des cas les plus frappants a été découvert dans le courant de l’année 2000, lorsque quatre “barons du textile” ont été arrêtés, en même temps que plusieurs douzaines de personnes employées illégalement. Au cours de son enquête, la police a découvert plusieurs ateliers qui exploitaient le personnel, composés d’une pièce dans laquelle étaient disposées des machines à coudre et d’un mince couloir adjacent servant pour les travailleurs à manger et dormir.Tous ces “esclaves du salaire” étaient recrutés par un groupe de mafieux belgoitaliens qui leur promettait un travail intéressant et des salaires élevés. Une fois arrivés en Belgique, ces gens se sont vus retirer leurs passeports par leurs employeurs, sous prétexte qu’ils étaient nécessaires pour les demandes de visas. Ils ne leur ont jamais été rendus. Afin de garder secrète leur activité, ils étouffaient les bruits des machines à coudre grâce à la fermeture hermétique de chaque fissure dans le bâtiment. Dans l’un de ces ateliers, les employés vivaient dans le cellier où se trouvait la chaudière : pendant l’hiver où la chaudière fonctionnait à pleine capacité, ils devaient vivre en permanence sous une température de 50°C. Le rapport des inspecteurs a enregistré que tous ces employés illégaux ne travaillaient pas moins de 14 heures par jour des salaires de misère. De plus, ils devaient renoncer à une partie de leurs salaires afin de rembourser l’emprunt (3750 euros) qu’ils avaient souscrit pour payer leur voyage jusqu’en Belgique. Pour survivre, ils étaient obligés d’emprunter à nouveau à leurs employeurs, ce qui les plongeait dans un bourbier sans issue de remboursement de leurs dettes et de dépendance. Une enquête plus poussée a révélé que les vêtements produits dans ces ateliers étaient destinés au final à la vente au détail de commerçants belges très respectés dans le milieu du textile. Le quotidien belge De Standaard a beaucoup parlé de cette affaire pendant plusieurs jours. Mais cette histoire est loin d’être unique dans le milieu bruxellois des immigrés employés illégalement et exploités.

Les conditions de vie des immigrés clandestins et illégaux sont largement conditionnées par leur statut d’immigré. La situation d’illégalité dans laquelle ils se trouvent les oblige à rester invisibles, à être en marge de la société, à éviter tout lien social, sauf avec les travailleurs dans la même situation qu’eux. Ils forment une communauté indépendante, dont les conditions de vie et de travail sont déterminées par des chefs de bande et des employeurs impitoyables.

Contexte d’accueil Pour d’autres groupes d’immigrés, une entrée légale sur le territoire permet une apparente intégration à la société entière et l’accès à un travail normal.

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Cependant, ces groupes vivent leur installation de manière extrêmement variable ; elle dépend en partie de leur moyen d’entrée, comme nous l’avons indiqué dans le précédent paragraphe (par exemple les cadres internationaux par opposition aux réfugiés). Mais cela ne justifie pas tout puisque les personnes ayant immigré suivant les mêmes modalités d’entrée peuvent vivre des expériences très différentes. Un autre élément important à prendre en compte dans ce contexte est ce qu’on pourrait appeler, d’après Portes et Rumbaut (1996), le “cadre d’accueil/l’environnement d’accueil “. Il y a là au moins trois enjeux interdépendants : d’abord le climat d’accueil – la prédominance d’un sentiment d’hostilité envers les immigrés et ses conséquences sur le conditionnement des comportements au travail et dans la région. Puis, les enjeux institutionnels – en particulier les conséquences des interventions de l’Etat, à des échelles géographiques différentes, qui tendent soit à améliorer soit à détériorer la nature de l’installation de l’immigré. Enfin, les réseaux d’associations – le soutien social que les immigrés peuvent tirer des liens avec les communautés formées par les précédents immigrés.

Climat d’accueil Comme dans tous les phénomènes sociaux, les termes “immigration” et “immigré” sont des interprétations sociales. En effet pour pouvoir porter un jugement sur les nombreuses significations auxquelles ces termes sont associés, il est nécessaire d’avoir une compréhension du rôle et de la place qu’ils occupent dans la société, ainsi que du niveau et du degré d’importance qui leurs sont attribués selon leur positionnement dans la société. Une proportion significative du public européen a vraisemblablement une vision de l’immigration et des immigrés empruntes de préjugés xénophobes et racistes. Cette vision est entretenue et embellie par certains groupes issus des nouveaux médias et d’organisations politiques néo-fascistes. L’immigration y est perçue comme une “invasion” de hordes menaçant de submerger les indigènes, les habitudes locales et le style de vie local. Les immigrés sont représentés comme ”des étrangers”, des “criminels”, “dangereux” et “menaçants”, accusés de prendre “nos” emplois et “nos” maisons ; ce sont des “profiteurs”, des “touristes privilégiés” et même des “prédateurs sexuels”. Une imagination aussi cynique et hostile se trouve évidemment confrontée et mise en cause par de nombreuses voix discordantes à la fois dans le public et le privé. Il existe un pôle de recherche énorme qui dément ces stéréotypes. Cependant, les jugements négatifs à l’égard du processus d’immigration et de la catégorisation des immigrés sont rarement mis en doute de la bonne manière et par des voix de tolérance animées par la raison. Assurément, les gouver nements imposent régulièrement des condamnations en matière de discrimination et d’hostilité à l’égard des immigrés, et certains hommes politiques sont sans aucun doute animés d’un sentiment profondément anti-raciste. Malgré le passage d’une loi contre la discrimination, de tels messages de tolérance sont, dans une large mesure, contredits par les messages de suspicion bien plus forts et virulents. Et l’hostilité issue de

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l’application obstinée des principes d’exclusivité de l’Etat a inspiré les lois contre l’immigration et pour les contrôles. Les gouvernements attisent les feux du racisme et de la xénophobie, en jouant avec les lois contre l’immigration, en invoquant toujours plus de sanctions pour les transgresseurs des lois et généralement en luttant contre les parties de l’opposition pour établir leurs références par l’adoption d’une attitude déterminée d’exclusion. En rendant criminel et démoniaque les demandeurs d’asile et les immigrés sans-papier, ils créent un climat de suspicion qui colle aux immigrés légaux comme illégaux. La législation destinée à bloquer et contrôler l’immigration contribue à instaurer un environnement social dans lequel l’immigration apparaît comme un problème. Elle participe à l’idée largement répandue selon laquelle il faut résister à l’immigration, la limiter et l’éviter – elle est définie par la loi comme un problème, les immigrés deviennent un réel problème en matière de logement et sur le marché du travail. Le Voy et ses collègues font le constat suivant : “(…) le vocabulaire de l’illégalité encourage la discrimination et la violence absolue à l’encontre des étrangers” (Le Voy et al 2003, p. 14). Les principes d’exclusivité sous-jacents à la politique européenne d’immigration développent une attitude qui distingue le “eux” du “nous”, et de “l’autre” immigré en tant qu’étranger, différent et inspirant la suspicion, provoquant des tensions et des conflits entre autochtones et nouveaux arrivants. L’hostilité de l’UE à l’égard des immigrés est présente partout. Dans le vocabulaire du xénophobe, la désignation “immigré” s’applique à tous ceux qui partagent ou sont susceptibles de partager les caractéristiques du stéréotype – aspect ethnique, type de peau, vêtements, attitude, croyance religieuse, et encore bien d’autres. Les communautés ethniques établies depuis deux ou trois générations subissent de ce fait l’hystérie qui frappe les immigrés, renforçant l’hostilité de certains catégories de la société contre ces communautés. Zygmunt Bauman, dans son analyse détaillée de ce qu’il appelle “les conséquences humaines de la mondialisation” (1998, 1998a), où il fait un lien entre les enjeux de la xénophobie et du racisme et une illustration plus large et évolutive, se révèle être l’un des inspirateurs de l’analyse de Papastergiadis contenue dans la citation en début de chapitre : … les mystérieux “marchés financiers mondialisés” sont bien moins visibles pour un esprit non averti qu’ils ne sont des véritables menaces pour la sécurité collective : dans un monde animé de migrations massives, de plus en plus peuplé de touristes volontaires comme de vagabonds qui n’ont pas choisi de l’être, il est difficile de ne pas noter la présence obstinée et vexante d’étrangers, de personnes inconnues et différentes… Et comme les phénomènes invisibles et difficiles à saisir s’expliquent souvent par des faits concrets et à portée-de-main – les menaces mystérieuses et insaisissables qui pèsent sur l’identité de chacun sont souvent à proximité d’un ennemi bien réel : le voisin étranger. Il importe peu que les causes les plus profondes de la dégradation des identités collectives se trouvent ailleurs” (Bauman 1998, p. 8)

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Pour Bauman, “un lieu imposé [i.e. contrôle de l’immigration] est garant d’une sélectivité naturelle sur les effets de la mondialisation” (1998a, p. 93). Le “touriste” est l’immigré bienvenu, de même que le travailleur cadre et qualifié ainsi que les vacanciers affluents ; mais le “vagabond”, dans le vocabulaire de Bauman, n’est pas le visiteur bienvenu, ni le pauvre dénué de tout, accepté que par pure tolérance. Parmi les incertitudes de la globalisation, affirme Bauman, “les gouvernements ne peuvent pas honnêtement promettre à leurs citoyens une existence sûre et un futur certain. Mais ils peuvent pendant quelque temps… se débarrasser d’une partie de l’anxiété accumulée (et même en tirer profit pour leurs préoccupations électorales) en démontrant leur énergie et en manifestant leur détermination à déclarer la guerre aux demandeurs d’emploi étrangers et aux autres inconnus pénétrant sur le territoire” (Bauman, 1998, p. 11).

Interventions institutionnelles La xénophobie et le racisme fournissent un contexte global et influent qui détermine les conditions d’installation des communautés d’immigrés, - bien qu’elles varient en intensité selon le lieu et le moment – le degré et la forme de l’intervention institutionnelle ont une importance équivalente assez discutable, en particulier si l’on regarde les conséquences de l’intervention de l’Etat (seul ou en collaboration avec des ONG et d’autres agences/organismes) dont l’objectif est de faciliter l’intégration des étrangers et d’aplanir les difficultés rencontrées aux niveaux national et local. Fred Boal (2000) a récemment rejoint un groupe de chercheurs et a réfléchi sur la façon dont les changements de niveau macro-institutionnel affectaient l’établissement des populations (voir aussi: Musterd et Ostendorf, 1998; BaldwinEdwards, 2002). Plus précisément, ces chercheurs ont supposé qu’il existait une relation étroite entre le développement par les Etats des systèmes de sécurité sociale et d’allocation d’aide et par ailleurs les niveaux de polarisation sociale et d’exclusion des immigrés. Dans cet ordre d’idée, on peut établir de franches distinctions entre les différents régimes d’aide sociale. Sur les pas de EspingAndersen (1990; 1993), Boal soutient que l’enjeu clé est ici le niveau de déréglementation de la prestation d’aide sociale. Il émet l’hypothèse d’une relation entre des niveaux élevés de prestation de l’aide gouvernementale et une faible ségrégation et discrimination des immigrés.Théoriquement du moins, plus l’Etat intervient de façon égalitaire, par exemple sur le marché du logement et de l’emploi, moins il y a de ségrégation géographique et de discrimination. Boal cite comme preuve la relative faiblesse de la ségrégation ethnique à Paris et Amsterdam, mais il établit des comparaisons avec des villes aux Etats-Unis et en Australie. Que de telles distinctions viennent justifier les nuances existantes entre les pays membres de l’UE est discutable. En réfléchissant sur un tel lien, Musterd et Ostendorf ont constaté que “(…) la réalité s’avère bien plus compliquée que le simple continuum [des régimes d’aide de l’Etat] ne le suggère” (1998, p. 7). Déjà, dans l’analyse par pays de la relation qui existe entre les

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structures institutionnelles et l’intégration des immigrés, Dörr and Faist (1997) concluent que “le degré et le type de lois” sont en effet cruciales pour l’intégration des immigrés et qu’un “engagement public poussé offre les meilleures chances d’inclure les immigrés et les groupes ethniques dans les prestations d’aide fournies par l’Etat” (p. 423). Par exemple, dans la vision qu’ils possèdent de l’accès des immigrés au logement, Dörr et Faist suggèrent indirectement que les besoins en logement des immigrés et groupes ethniques ont été mieux satisfaits au Royaume-Uni et au Pays-Bas où ils avaient accès à un logement public fourni par les autorités locales et d’autres associations de logement dans le cadre de la législation anti-discrimination. Toutefois, comme nous le montrerons dans le chapitre suivant, quels que soient les avantages de départ accordés aux immigrés du Royaume-Uni et des Pays-Bas, ils se sont dégradés avec la raréfaction des logements publics résultant des classifications progressives de ces 20 dernières années (voir aussi Murie, 1998). Wusten et Musterd (1998) concluent leur réflexion générale sur la ségrégation urbaine des villes occidentales avec l’observation suivante “les Etats providence sont multidimensionnels et à tout point de vue, ils ne changent pas nécessairement dans le même sens ni au même moment. Ils créent également leur réalité propre ainsi que leur propre grille d’évaluation” (p. 242). Ce commentaire signifie que l’expérience que constitue l’établissement des différents groupes d’immigrés varie d’un pays à l’autre ; les immigrés entrés dans des pays dotés d’un Etat providence établi et fort se débrouillent mieux, en moyenne, que les immigrés entrés dans des pays moins bien pourvus en matière d’aide sociale. Mais ce lien n’est pas constant dans le temps et l’espace – comme c’est le cas avec de nombreux sujets liés au bien-être social.Acquérir une compréhension détaillée des processus et des résultats nécessite une enquête attentive des histoires propres à chaque pays et de leurs voies de changement particulières. Considérant le “contexte/l’environnement d’accueil” et son impact sur l’intégration des immigrants, les interventions institutionnelles au niveau de la municipalité et du quartier ont probablement les effets les plus tangibles et immédiats sur l’expérience des immigrés. Comme Body-Gendrot et Martiniello (2000, p.4) l’ont montré, la complexité grandissante de la société se reflète dans la difficulté des gouvernements centraux à “imposer [de manière efficace] des règles venant d’en haut”. De leur point de vue, cela amène à une “hypercentralisation du social” et au “renvoi du traitement de problèmes sociaux complexes au niveau de la sphère locale”. A ce niveau, l’engagement est certainement dans la pratique de la vie quotidienne. Tandis que les politiques générales et les mesures législatives sont majoritairement conçues aux niveaux national et régional, c’est bien au niveau de l’autorité locale que les problèmes économiques, sociaux et culturels de l’immigration sont vécus tous les jours. C’est là que les immigrants aboutissent, et qu’on s’attaque directement aux problèmes de logement, d’emploi et de promotion de la coexistence et de l’intégration. C’est au niveau local qu’on ressent plus directement les pressions exercées sur les ressources et les capacités des services publics locaux ainsi que sur les ONG prestataires de services.

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Tandis que les initiatives locales ont encadré pendant longtemps l’établissement des immigrés dans certaines zones, les résultats se sont révélés assez limités quant à l’investissement des autorités locales et, souvent, ils étaient plutôt le produit d’initiatives d’ONG et d’organisations caritatives. Une des conséquences de cette négligence historique et parfois obstinée est le fait que nombre d’autorités locales sont désormais confrontées non seulement au problème d’intégration des derniers nouveaux immigrants, mais aussi à l’aliénation et l’exclusion de longue date des anciennes communautés d’immigrés. Au cours de ces dernières années, plusieurs villes ont développé des initiatives destinées à s’attaquer à certains de ces problèmes. Ces “pactes d’intégration” – c’est le nom qu’on leur a donné (Conseil de l’Europe, 2003a) - existent partout en Europe : par exemple en Italie, Bologne a son ‘Con-vivere la citta’ (Vivre ensemble dans la ville), en Espagne, Barcelone a développé un “Projet Municipal de l’Immigration”, en France, Paris a mis en place en 2001 un “Conseil de la Citoyenneté des Parisiens non Communautaires” et en Allemagne, Stuttgart a initié son ‘Ein Bündnis für integration’ (Un Pacte pour l’intégration) en 2002. Ces “pactes” sont bien sûr conçus à la mesure des exigences particulières de chaque localité où ils sont appliqués. Mais ils partagent un certain nombre d’objectifs communs et de procédures. Leur but majeur est la promotion de la cohésion sociale, l’intégration et la coexistence pacifique entre les populations immigrantes et locales. Ces objectifs sont atteints par divers moyens : en promouvant l’accès égalitaire des immigrés et des communautés ethniques au logement et à l’emploi dans l’ensemble de la localité, en offrant des formations linguistiques et professionnelles aux immigrés, enfin en éduquant et en informant la population locale sur les réalités sociales et économiques de l’immigration et de la diversité culturelle. Ils insistent beaucoup sur et consacrent des ressources considérables à l’établissement de forums participatifs de discussion, de débat et de négociation entre les parties intéressées, qu’elles soient issues du secteur public, privé ou civil de la société. La plupart de ces pactes ayant été adoptés à la fin des années 1990, début des années 2000, ils est sans doute encore trop tôt pour en évaluer l’efficacité. Cependant, le succès ou l’échec de ces “pactes” est clairement dépendant non seulement de leur adoption comme “objectif vital de la politique municipale” (Conseil de l’Europe, 2003a, p. 111) et de leurs capacités à développer des services locaux et des structures de soutien aux besoins des immigrés (White, 1999, p. 217; Chapitre 6 du présent ouvrage), mais il dépend aussi du soutien et de l’appui qu’ils obtiennent des gouvernements centraux et fédéraux, et sans doute de plus en plus, du soutien de l’UE elle-même en terme d’établissement juridique des droits des immigrants et de leur accès aux services publics tels que le logement social, et concomitamment la législation concernant la condamnation des actions discriminatoires. Dans cet esprit, les interventions nationales prennent souvent la forme de législations sur “l’égalité des chances” et sur “la lutte contre la discrimination” ou se matérialisent par la mise en place de “fonds sociaux” qui soutiennent des actions en faveur de l’éducation et de la formation des immigrés. Néanmoins, il existe des tensions et des frictions

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évidentes entre, d’un coté, les politiques nationales qui tentent d’inhiber l’immigration au nom de ceux qui sont perçus comme les intérêts nationaux et la diabolisation conséquente des immigrés aux yeux de la société d’accueil (comme nous l’avons souligné dans la précédente section), et d’un autre côté, les politiques nationales et locales qui, poursuivant des objectifs d’intégration, s’efforcent en réalité de compenser les conséquences de ces mesures d’exclusion. De récentes propositions visant à réconcilier ces objectifs et résultats contradictoires en jouant sur le contrôle et l’intégration, reposent vraisemblablement sur une combinaison alliant des fonctions de contrôles locaux et à distance. Ce fut d’ailleurs le cas avec l’établissement dans les pays d’émigration de “points pour le service de mobilité de l’Union européenne”, et l’adoucissement de l’image d’une “Europe forteresse” en redéfinissant le vocabulaire de l’exclusion afin que l’image négative du “contrôle de l’immigration” apparaissent désormais sous la désignation plus positive de “gestion des flux de population” (voir Veenkamp 2003 et Démocratie ouverte, 2003-4). Quel que soit l’impact éventuel de telles propositions, à la suite de l’événement du 11 septembre 2001, elles semblent particulièrement coupées des réalités politiques prédominantes. Un récent rapport du Conseil de l’Europe émet l’observation suivante : Depuis le 11 septembre, le débat sur l’immigration a été dominé par les problèmes de sécurité et de contrôle des frontières. Les gouvernements ont changé leurs priorités politiques : le véritable objectif de lutte contre le terrorisme s’est accompagné d’un affermissement des politiques d’immigration alors que l’intégration passait au second rang. De plus, le 11 septembre a bouleversé la perception générale à l’égard des étrangers et des minorités nationales et religieuses,... qui sont aujourd’hui perçus comme des menaces potentielles pour la sécurité nationale et les valeurs fondamentales des sociétés d’accueil (Conseil de l’Europe, 2003b p Politiques pour l’intégration des immigrants dans les Etats membres du Conseil de l’Europe Doc. 9888)

Dans ce contexte, les termes “immigration” et “immigrant” sont connotés d’une image très négative qui favorise l’ambiguïté et le durcissement de l’hostilité de certaines catégories de personnes dans la société d’accueil. Cette image entretient la peur et l’incertitude parmi les immigrés et au sein de leurs communautés.

Les réseaux d’associations En dépit de l’attrait du “cosmopolitisme et de l’aventure” (Papastergiadis, 2000, p.51), la migration peut être une expérience aliénante – y compris pour les migrants économiques sans papiers qui possèdent un emploi déterminé d’avance et un logement – qui défie les normes de comportement, éprouvant les valeurs communes et soulevant la question de la conscience de soi chez l’immigrant et de la cohérence entre leur identité personnelle et sociale (voir Chambre des députés, 1994). Pour les populations les plus vulnérables, de tels

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défis et épreuves représentent des menaces d’isolement et d’accentuation de leur différence. Après avoir survécu aux difficultés et aux aléas du trajet d’immigration et une fois pris dans l’incertitude de l’installation au sein d’une société d’accueil souvent profondément suspicieuse, les demandeurs d’asile, les réfugiés, les immigrés clandestins mais aussi les immigrés légaux qui manquent de moyens immédiats pour survivre, trouvent une ligne de vie essentielle dans le confort et le soutien offerts par une communauté, un réseau de proche parenté ou des personnes appartenant à la même ethnie. Ces réseaux d’associations offrent un soutien vital aux personnes en situation transitoire, en rapprochant les lieux d’origine aux pays de destination, en re-territorialisant ce qui a été temporairement de-territorialisé (Appadurai, 1997; Papastergiadis, 2000, chapitre 5) grâce au réconfort d’un milieu familier et d’habitudes connues. La démarche d’immigration est rarement individuelle. Il s’agit bien plus d’une entreprise sociale, dont le processus est facilité par une multitude de réseaux formels et informels. Ces derniers fournissent une information sur les destinations possibles, les probabilités d’entrée, les itinéraires à suivre et les contacts à établir, mais apportent aussi des financements (sous la forme de crédits) pour financer le voyage. Pour le migrant économique qui se déplace pour des motifs professionnels, ces réseaux, typiquement, sont particulièrement formels et institutionnalisés. Pour le réfugié et le demandeur d’asile, l’immigrant non qualifié et sans papier, ces réseaux sont souvent informels et agissent fréquemment en marge de la légalité. A l’arrivée dans le pays de destination, les réseaux d’associations déjà organisés en communautés familiales ou ethniques peuvent offrir un soutien affectif et matériel et apportent le réconfort d’une culture et d’une langue familière, la pratique de comportements coutumiers et l’observance religieuse. Dans ces communautés, les réseaux d’associations peuvent favoriser l’accès à la société dans son ensemble, en informant les nouveaux immigrants sur les attentes à avoir et les moyens d’y faire face, en facilitant l’accès à l’éducation et aux allocations, en assurant un travail sûr et un endroit pour vivre. Le rôle de ces communautés bénéficie quelquefois du soutien et des encouragements des gouvernements nationaux et locaux. Pendant les années 90, la tentative de développement des “zones d’habilitation” – un concept importé des Etats-Unis – en France et au Royaume-Uni allait dans ce sens. Au sein de ces zones, on encourageait les résidents des communautés à se rassembler pour formuler des solutions à leurs problèmes, et ce avec une intervention minimum de l’Etat. Cependant, dans le cas des zones franches françaises, l’insistance sur l’autonomie et l’effort personnel, caractéristiques du modèle transatlantique, a été subvertie au profit d’une logique davantage “topdown”, plus interventionniste dans laquelle les maires des villes définissent des objectifs et des principes directeurs en collaboration avec les gouvernements nationaux (Body-Gendrot, 2000, p. 86, and 1996). En fournissant une base solide pour l’installation et l’accès aux réseaux d’aide mis à disposition, les communautés ethniques peuvent certainement faciliter le processus de négociation et d’intégration au sein de la société. Néanmoins, il importe de ne pas trop insister sur les avantages de telles communautés. Nombre

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d’entre elles sont en conflit du fait des divisions internes liées à la classe, au sexe et à d’autres critères plus ou moins subtils qui concernent les hiérarchies de pouvoir et d’influence. Il arrive que ces communautés agissent à l’encontre des intérêts de certains immigrants comme, par exemple, les femmes immigrées attrapées/piégées dans la controverse concernant les comportements “appropriés”. Elles peuvent également agir pour empêcher l’intégration en encourageant ce que Stuart Hall (1978) avait une fois décrit comme “un recul de l’ethnicité”, un moyen d’éviter ou de minimiser les contacts avec la société d’accueil, en particulier si cette société globale manifeste avec virulence son hostilité et son inimitié. Qu’un immigré utilise ces communautés comme un tremplin pour se lancer dans la société entière ou comme une base pour se retirer reflète bien un choix intentionnel : un immigrant peut envisager son séjour de façon permanente ou bien transitoire, le but de son immigration peut être de s’établir sur le long terme dans une nouvelle maison ou simplement d’accumuler des versements à court terme. Plus encore, les associations établies par certaines communautés spécifiques peuvent très certainement restreindre l’intégration des immigrés qui se retrouvent assommés par les stigmates et les stéréotypes négatifs qu’on leur attribue souvent, et entravent ainsi l’accès à l’emploi et au crédit. Dans le contexte d’accueil, les réseaux d’associations initiés par des communautés ethniques peuvent aussi bien jouer en leur faveur qu’en leur défaveur (voir Crisp, 1999).

Droits et résidence La vulnérabilité des immigrés une fois dans le pays où ils ont choisi de s’établir est davantage mise en évidence par l’absence de citoyenneté. Les droits sociaux, civiques et politiques conférés aux citoyens en tant que membres d’un Etatnation uni, constituent l’axe de division entre les résidents et les étrangers, les natifs et les immigrants, “nous” et “eux”. Certaines catégories de personnes n’ayant pas la citoyenneté ont pu bénéficier de certains droits et protections en vertu de la législation nationale, mais ils se distinguent des privilèges concédés aux citoyens du fait de leur attribution sélective et souvent temporaire. Selon les cas, les immigrés n’ont pas les qualités requises pour bénéficier de certaines libertés et droits de base qui sont considérés comme acquis pour les citoyens de la plupart des pays de l’UE : le droit de résidence non- conditionnel ; le droit à une liberté de mouvement à l’intérieur de chaque Etat membre et entre les pays de l’UE; le droit automatique à bénéficier d’allocations et d’autres services d’aide ; le droit de vote et de participation au processus démocratique ; le droit de réunification familiale/au regroupement familial et au mariage avec les citoyens. Après une période de résidence appropriée qui varie d’un pays à l’autre, certains immigrants ont la possibilité de demander leur naturalisation. Mais comme les “tests” de citoyenneté deviennent de plus en plus rigoureux et exigeants, ce droit lui-même est en passe de disparaître. L’absence de droits à la citoyenneté est une expression juridique de l’exclusion sociale et politique, une exclusion née et exacerbée par le racisme et la xénophobie.

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Droits dans l’UE et le Conseil de l’Europe Au niveau supra national, la préoccupation relative aux droits des immigrés et à leur intégration n’a pas toujours été présente voire pas du tout, en ce sens qu’elle s’est soustraite à une préoccupation plus large des questions générales de droits et d’inégalités. Ces derniers temps, l’UE, en conformité avec ses tentatives de développement d’un “ programme de gestion des déplacements de population” qui cherche à concilier contrôle de l’immigration et intégration, s’est efforcée de garantir et d’étendre (une fois acquise la résidence au sein de l’UE), nominativement au moins, les droits des immigrants. Le contexte de cette préoccupation de bon traitement des immigrants est la reconnaissance tardive que l’immigration (quoique contrôlée et sélective) est un besoin croissant pour le bien-être économique et social de la société européenne : comme mentionné dans un récent rapport de la Commission européenne, “selon les analyses du contexte économique et démographique de l’Union et des pays d’émigration, on reconnaît clairement et de plus en plus que les politiques d’immigration ‘zéro’ menées dans les 30 dernières années ne sont plus du tout appropriées” (Commission Européenne, 2000, p. 6). Témoignent de ces préoccupations les changements institutionnels qui ont accompagné le Traité d’Amsterdam de 1997, lequel prévoyait le transfert de certaines questions d’immigration (attribution de visas, droit d’asile, immigration et liberté de mouvement des personnes) du troisième pilier au premier pilier de l’UE. A la suite de cette modification, l’immigration n’était plus seulement une affaire de coordination intergouvernementale mais s’est inscrite dans des actions menées dans le cadre du Conseil des Ministres et basées sur des propositions de la Commission européenne. Cependant, le niveau d’activité de la Commission en vertu de ce pouvoir nouvellement conféré est assez modeste. Plusieurs déclarations et lignes directrices ont vu le jour au sujet notamment de l’égalité entre les personnes indépendamment de leur origine raciale ou ethnique, de l’élimination de la discrimination dans le domaine de l’emploi et de la profession sur le motif de la religion ou de la croyance, du handicap, de l’âge ou de l’orientation sexuelle, et du statut légal des ressortissants des pays tiers qui habitent le pays depuis longtemps. En 2000, la Charte des Droits Fondamentaux – basée sur la Charte des Droits Sociaux Fondamentaux des Travailleurs de 1989 qui réclamait des Etats membres qu’ils garantissent aux travailleurs des pays nonmembres/tiers de vivre et de travailler dans des conditions similaires à celles des ressortissants de l’UE – décrivait dans un seul et même document la totalité des droits civil, politique, économique et social des citoyens européens et de tous les résidents de l’UE. Contraint par le domaine de compétence de ses textes fondateurs et par le principe de subsidiarité, l’implication directe de la Commission dans les questions relatives aux droits et à l’intégration des immigrants était jusque là limitée à des activités politico-bureaucratiques. Ces activités s’apparentaient généralement plus à des exhortations et des encouragements, qu’à des interventions décisives. Dans le domaine de l’immigration, comme dans la plupart des sujets sociaux et politiques, les

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commissaires européens semblent réticents à étendre la portée de leur action au delà de leurs traditionnelles responsabilités. L’engagement réel du Conseil de l’Europe en faveur des droits des immigrés et son combat contre la discrimination sont d’une toute autre envergure. Depuis l’établissement en 1953 de la “Cour européenne des Droits de l’Homme” et la mise en place en 1993 de la “Commission européenne contre le Racisme et l’Intolérance (CERI)”, le Conseil a régulièrement démontré son engagement sur les questions de justice sociale et d’égalité de traitement, et sa détermination dans la lutte contre le racisme, la xénophobie et l’antisémitisme. Cette préoccupation reflète évidemment bien la diversité des compétences attribuées au Conseil comparativement à celles conférées à la Communauté européenne au moment de son établissement. Toutefois, l’influence du Conseil, comme dans le cas de l’UE, dépend finalement de la volonté d’engagement des pays participants et signataires. Une des premières actions du Conseil consistait à établir La Convention européenne sur les Droits de l’Homme (1950), laquelle insistait sur le renforcement des droits civil et politique des résidents des pays signataires; en 1961, La Charte Sociale européenne y a ajouté des droits sociaux et économiques. La Convention européenne sur le statut légal des travailleurs immigrés, entrée en vigueur en 1983, était destinée à renforcer la protection des migrants établie dans la Charte Sociale Européenne. Elle est basée sur le principe d’égalité de traitement entre migrants et ressortissants. En 1997, la Convention européenne sur la Participation des Etrangers à la Vie Publique Locale a étendu les droits civil et politique (liberté d’opinion, de réunion et d’association au niveau local pour les résidents étrangers ainsi que le droit de vote et de se porter candidat aux élections locales). Le Conseil a également lancé plusieurs initiatives parmi lesquelles l’établissement d’un Programme d’Action Communautaire de lutte contre la discrimination. Tandis que l’attention que portent les organisations supra nationales aux droits sociaux et civils a sans doute aidé les gouvernements nationaux à accepter ces normes, il reste du ressort de chaque gouvernement de décider de se soumettre ou non aux standards internationaux. Comme Julia Gray l’a constaté (2000, p 32), “considérer que les droits individuels sont l’une des principales caractéristiques du modèle classique de citoyenneté, le fait que leur garant et leur pourvoyeur continuent d’être l’Etat-nation est crucial pour la compréhension que nous avons des implications des migrations internationales. Nous assistons sûrement à une de-territorialisation de l’identité sociale, mais le lieu de pouvoir en terme de droits du citoyen incombe principalement à l’Etatnation”.

Prise en charge du problème par les immigrés Il existe une pléthore de groupes de pression et d’influence agissant aux niveaux local, national et pan-national. Ils abordent les problèmes de droits des immigrants et lancent de grands défis à l’encontre du racisme et de la xénophobie. Grâce à leur participation à ces organisations que les immigrants ont l’opportunité de

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lutter directement pour l’amélioration de leurs conditions. Une masse de ces organisations, peut être des centaines, peuvent être identifiées dans chaque Etat membre de l’UE. Leur rôle varie entre une position assez modeste – fournissant de l’information et un conseil aux groupes d’immigrés d’une communauté locale – et un rôle plus ambitieux, amenant des changements en influençant et en faisant pression sur les autorités de l’Etat pour servir la cause des immigrants. Parmi les groupes plus importants se trouvent European Human Rights League(Ligue européenne des Droits de l’Homme), Amnesty International, the Council of Immigrant Associations in Europe (le Conseil des Associations d’immigrés en Europe), SOS-Racisme, ainsi que la Fédération des Droits de l’Homme and Platform « Fortress Europe »/Plate-forme « Forteresse Europe ». Tous veillent à contrôler, à leur manière, les droits, la législation relative à l’immigration et la discrimination ; ils agissent en faveur des immigrants et en tant que groupes de pression afin d’améliorer les conditions d’installation/de logement spécialement celles des réfugiés, des demandeurs d’asile, des immigrants sans-papier et des personnes déplacées ((Leitner, 1997, p. 136-7). Un des groupes actifs les plus connus est celui des “Sans-Papier”. Une caractéristique notable de cette organisation est son indépendance et son autonomie. Elle a été fondée et continue aujourd’hui d’être dirigée par les sans-papier eux-mêmes. Depuis sa création en 1996, les Sans-Papier se sont développés et agrandis : d’un groupe relativement petit et local, ils sont devenus aujourd’hui une organisation internationale avec des membres dans tous les pays de l’UE. Ce mouvement est né le 18 mars 1996 à Paris, lorsque 324 Africains, dont 80 femmes et 100 enfants, occupèrent l’Eglise Saint Ambroise (Hayter, 2000. p. 142). Dirigé par les sans-papier eux-mêmes, le mouvement milite pour la régularisation de tous les immigrés qui n’ont aucune preuve écrite de leur droit de résidence, qu’ils soient entrés illégalement sur le territoire, qu’ils soient demandeurs d’asile ayant échappé à la justice, ou qu’ils soient des immigrés ayant dépassé la durée officielle autorisée pour leur résidence. L’importance de ce mouvement est résumée dans la terminologie utilisée, à savoir “sans-papier” plutôt que “clandestin” – un choix délibéré qui reflète la décision de “sortir de l’ombre” où ils vivent dans la peur d’être découverts et déportés pour se déclarer auprès des autorités et demander leur régularisation. Au temps des actions nobles des mouvements sociaux, les sans-papier ont manifesté leur combat en défilant, en organisant des pétitions, en occupant des bâtiments clés et en exerçant une influence sur les gouvernements et le pouvoir législatif. Tandis que les réalisations réelles au niveau européen ont été plutôt modestes, les sans-papier ont remporté un franc succès en défendant la régularisation d’un nombre important d’immigrés sans-papier dans certains pays ; ils ont été suffisamment convainquants pour influencer des conclusions judiciaires. Body-Gendrot cite par exemple les juges français qui ont tranché en faveur d’immigrés nord-américains sans-papier par rapport à l’exercice de leur droit à se loger, en leur permettant d’occuper des immeubles publics vacants (2000, p.85). Le mouvement des sans-papiers est passé par des phases creuses, mais ses

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campagnes se sont toutefois étendues au-delà de la France à des pays avoisinants, en particulier la Belgique et l’Italie. La manifestation du 31 janvier 2004 à travers toute l’Europe donne une bonne illustration de son influence à l’échelle internationale et de ses capacités à s’organiser au delà du long terme. Rassemblant plus de 50 organisations dans un “Réseau européen de Migrants, de Réfugiés et de Sans-papier”, un travail de deux années a finalement culminé avec les protestations simultanées et les défilés qui ont eu lieu dans 11 pays et 49 villes : en Allemagne (Berlin, Francfort, Munich), Angleterre (Londres, Oxford, Liverpool),Autriche (Vienne), Belgique (Bruxelles), Espagne (Barcelone, Madrid, Malaga), France (Paris, Lille,Toulouse, Marseille, Lyon, Rennes, Grenoble, Calais), Grèce (Athènes), Irlande (Galway), Italie (Rome, Turin, Bologne), Portugal (Lisbonne) et en Suisse (Genève, Fribourg, Lausanne, Berne, Bâle). Le paragraphe d’ouverture du manifeste produit à cette occasion exprime bien l’objectif de l’événement et donc la motivation qui guide le mouvement tout entier; Face au développement de l’Europe Forteresse qui nie les droits les plus fondamentaux des immigrés et réfugiés (logement, santé, soutien financier, travail rémunéré, éducation, citoyenneté, liberté de mouvement et d’établissement…), il est devenu essentiel de réunir les combats des personnes privées de leurs droits. Partout en Europe, les victimes des répressions de la législation européenne se battent pour leurs droits fondamentaux et leur survie. La perspective d’un réseau dépassant les frontières nationales a pour but de créer une force collective, autonome, de responsabilité mutuelle, menée par les protagonistes eux-mêmes, et capables de répondre aux attaques économiques et politiques croissantes en Europe dont les gouvernements font la promotion. (European Network/Réseau européen, 2004)

Les exigences particulières du manifeste incluent la liberté de mouvement et d’établissement, la fermeture de tous les camps de détention dans l’ensemble des pays en Europe, la fin de toutes les déportations et le droit à la citoyenneté et une résidence permanente pour tous, la régularisation inconditionnelle (droit de rester) pour tous les sans-papier et le droit pour les enfants de vivre avec leur famille. Les activités des sans-papier destinées à faciliter la propre prise en charge des immigrés et à manifester leur capacité de résistance et leur refus d’accepter leur sort remet en question l’affirmation de Jon Gubbay, pour qui les moins privilégiés ont tendance à “s’accommoder de leur infériorité, à la fois parce que toute résistance paraît impossible et en raison de l’espoir qu’une soumission leur fera peut-être gagner de nouveaux droits” (Gubbay, 1999, p. 49).

Conclusion L’immigration met en évidence quelques uns des dilemmes éthiques et moraux les plus lourds et urgents de notre société moderne. Les déclarations et législations de l’UE et du Conseil européen révèlent les inquiétudes dans les consciences

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européennes. Elles offrent une reconnaissance explicite de la complexité des immigrants, réfugiés et demandeurs d’asile et donne de la consistance à un ensemble de buts réactualisés et d’objectifs. Néanmoins, l’échec de la concrétisation des buts et objectifs en actions politiques et sociales voile les véritables intentions. Les interventions des gouvernements d’Etat pour le compte des immigrants à travers la mise en vigueur de législations anti-dicriminatoires et l’établissement de politiques inclusives efficaces, sont au mieux incomplètes et font toujours face à la poursuite agressive de politiques et programmes destinés à bloquer l’entrée sur le territoire et à rejeter les personnes non désirées. La situation des immigrants (en particulier ceux appartenant au tiers des personnes les plus vulnérables : réfugiés, demandeurs d’asile, travailleurs temporaires et immigrants sans-papier) est à peu près la même dans tous les pays membres de l’UE. Les diverses dispositions nationales à l’égard du traitement des immigrants ne se sont pas tellement traduites par une différentiation des traitements de ces immigrants : entre le point de vue français de l’assimilation, la position pluraliste scandinave et, jusque récemment, l’attitude exclusive allemande ?? (Cesari, J. 2000, p 93). Pris dans les opinions croisées entre, d’un côté l’hostilité et la suspicion bureaucratique de l’Etat, et de l’autre le racisme et la xénophobie des sociétés d’accueil, le sort des immigrants dans chacun des pays de l’UE était particulièrement proche. Comme le figurent les chapitres suivants, faisant notamment référence au logement et au sans-abrisme, on a reproduit, à travers l’Europe, le mauvais traitement et l’exploitation des immigrants entre les mains des institutions politiques, sociales et économiques et des représentants gardiens de la société. Dans ce contexte, la relative facilité ou difficulté à obtenir la citoyenneté n’a pas eu beaucoup d’impact sur leurs expériences. Quelles qu’elles soient, les formalités politico-bureaucratiques pour acquérir la citoyenneté - contestables sur leur vocation à être une première étape importante sur la voie de l’intégration - ont des conséquences limitées qui ne dépassent pas l’obtention officielle du droit de résidence et du droit de vote. Cependant, l’intégration formelle au sein du corps politique est rare, si du moins elle correspond à une intégration dans le tissu social de la société européenne. En Europe, les immigrants sont accueillis (de manière sélective) comme travailleurs, mais rejetés (pour la majorité d’entre eux) comme citoyens. L’explication à une telle situation est complexe et fait l’objet de débats et disputes/controverses intenses et constants. Dans ce chapitre – comme dans le reste de l’ouvrage – nous avons touché à certains éléments du débat, mais de manière assez instrumentalisée. Ce que nous n’avons pas fait, et cela dépasse la portée de ce texte, est d’explorer la relation entre l’ambiguïté de l’Etat (accueillir certains immigrants, en rejeter d’autres) et le niveau dominant et de plus en plus criard, du racisme social et de la xénophobie. Comme la haine et l’antagonisme des déclarations de l’extrême droite sur les craintes apparemment respectables (pour certains) et libérales relatives à la fois aux objectifs de multiculturalisme et à l’impact préjudiciable de l’immigration sur la cohérence communautaire et nationale (e.g. Goodhart, 2004), les probabilités de soulager

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L’expérience de l’immigration

le sort des immigrants semblent s’éloigner plus que jamais. Le reste de ce livre présente les conséquences de cette situation pour les immigrants, au regard de leurs conditions de logement et de leur vulnérabilité au sans-abrisme.

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Immigration et marchés du logement en Europe

QUATRE

Immigration et marchés du logement en Europe

Introduction Depuis une dizaine d’années, les publications sont légion concernant le logement des immigrés et leurs conditions de vie au sein de l’Union européenne, en particulier dans les grandes villes. Ces études abordent un large éventail de thématiques : répartition géographique des établissements (voir par exemple Kesteloot et Van der Haegen, 1997), parcours sur le marché du logement (voir entre autres Bolt et Van Kempen, 2002), qualité du logement (voir par exemple Drever et Clark, 2002), autonomie et logement (voir entre autres Kreibich, 2000) ou encore problématiques liées à la citoyenneté (voir par exemple Faist et Häubermann, 1996), au racisme (voir entre autres Daly, 1996) ainsi qu’au pouvoir d’achat et au statut social (voir par exemple White et Hurdley, 2003). Toutefois, rares sont les études qui adoptent une approche comparative à l’échelle européenne (par exemple Musterd et al, 1998). L’objet du présent chapitre est donc de proposer une perspective paneuropéenne des conditions actuelles de logement des immigrés en Europe. Pour ce faire, nous tenterons d’appréhender leurs conditions de logement à partir de plusieurs processus interdépendants et visibles à plusieurs niveaux : Etat, région, quartier et ménage. Cette analyse révèle clairement qu’abordées sous cet angle, et par rapport à la période de référence que constitue l’aprèsguerre, les conditions de logement précaires que connaissent actuellement bon nombre d’immigrés en Europe n’ont rien d’exceptionnel. Le caractère évolutif des parcours de logement de la plupart des ménages immigrés arrivés depuis la Seconde Guerre mondiale paraît tout aussi évident. Or, saisir le lent processus d’amélioration des conditions de logement peut apporter des éléments d’information importants pour l’élaboration d’une éventuelle politique européenne de lutte contre l’exclusion du logement sous toutes ses formes parmi la population immigrée. Le présent chapitre s’articule dans un premier temps autour de trois facteurs qui définissent les conditions de logement des immigrés en Europe. Le premier tient à la réforme des systèmes de protection sociale et en particulier à l’instrumentalisation qui exerce actuellement une influence fondamentale sur l’organisation et le fonctionnement du marché européen du logement (voir Edgar et al, 2002). Le deuxième concerne les stratégies de logement des immigrés eux-mêmes, car il est important de reconnaître que les personnes mal logées ne

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sont pas les victimes impuissantes de processus macro-sociaux : trouvant porte close à l’entrée du marché privé et du logement social, ils peuvent encore se tourner vers les réseaux sociaux de leur communauté et en mobiliser les mécanismes d’échange de faveurs (Granovetter, 1973) afin d’accéder à un logement dans le secteur parallèle.Troisième facteur déterminant des conditions de logement des immigrés : leur cadre sociospatial de vie et de travail. L’expression « contexte sociospatial » recouvre l’environnement physique que les immigrés habitent : s’agit-il de quartiers de propriétaires-occupants ou de locataires ? Qui y vit et comment ? Comment le capital social s’y épanouit-il ? Comment les services de l’Etat Providence y sont-ils redistribués ? Les interactions de ces trois facteurs donnent naissance à tout l’éventail des situations que rencontrent les immigrés au plan du logement avec, aux extrêmes, le logement somptueux qu’occupe le cadre supérieur international et le matelas que loue le primoarrivant clandestin originaire du tiers-monde. Dans la foulée de notre examen des caractéristiques sociospatiales de l’habitat immigré, nous proposerons ensuite une critique du concept de « balance sociale » (encore baptisé « équilibre », voir « équilibrage social », ou encore « mixité sociale », voire « mix social »). Pour bon nombre de pouvoirs publics nationaux et territoriaux, mélanger la population allochtone à la population autochtone pour prévenir la formation de ghettos immigrés est un principe fondateur des décisions politiques et de l’affectation des ressources – empêcher les demandeurs d’asiles de se concentrer à proximité de leur lieu d’entrée sur le territoire figure d’ailleurs parmi les manifestations les plus récentes de cette politique. Nous examinerons encore le lien entre racisme et logement sous l’angle de l’immigration. L’un des points principaux de ce débat tient aux loyers plus élevés que le marché locatif privé exige systématiquement des immigrés, et ce partout dans l’Union européenne. Enfin, nous proposerons une série de conclusions sous la forme d’une revue de détail des quinze Etats membres de l’Union européenne, répartis en quatre groupes en fonction de leur parcours (ancien ou récent) en matière d’immigration et de l’aptitude actuelle de leurs pouvoirs publics à intervenir sur le marché du logement grâce au levier du logement social.

L’instrumentalisation du logement en Europe Les marchés européens du logement ont considérablement évolué depuis le milieu des années quatre-vingt. On y distingue généralement deux grandes tendances. La première tient au processus dit « d’instrumentalisation », qui renvoie à l’influence grandissante des forces du marché dans l’offre et la répartition des logements. La seconde concerne l’évolution du rôle de l’Etat : de fournisseur de logements, il se mue progressivement en « catalyseur de perspectives », en « facilitateur », soutenant toutes sortes d’initiatives de logement s’inscrivant dans la décentralisation et l’activation des secteurs associatif et privé.

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Instrumentalisation et accès au logement Le rôle croissant des forces du marché dans l’offre de logement se manifeste, encore à des degrés divers, dans tous les pays d’Europe. Avant de nous engager dans une analyse détaillée du phénomène d’instrumentalisation, passons rapidement en revue trois tendances importantes sur le plan contextuel : la restructuration post-fordienne du marché du travail, le nouvel aménagement spatial des villes et la régionalisation actuelle des marchés du logement. Tout d’abord, la réorganisation post-fordienne du marché du travail a entraîné une augmentation du nombre d’emplois très rémunérateurs qui a elle-même entraîné une progression significative de la demande de logements de qualité supérieure en centre-ville et dans certaines zones rurales. Etant donné l’organisation plus globale et plus souple du travail, les villes du monde entier (y compris en Europe) se font concurrence pour attirer les habitants les mieux nantis, souvent au détriment de la mise à disposition de logements sociaux pour les publics pauvres. Ensuite, les nouveaux régulateurs économiques qui accompagnent la mondialisation et le capitalisme post-fordien ont également entraîné la transformation du bâti de nombre de cités européennes. Cette évolution tient à deux phénomènes : d’une part, la réorientation des espaces à vocation marchande vers la construction de nouveaux hôtels et autres infrastructures d’accueil pour professionnels et cadres supérieurs nomades et, d’autre part, l’édification sélective de logements pour les classes aux revenus les plus élevés. La première conséquence de ce processus d’élitisation (on pourrait aussi parler d’embourgeoisement) est la disparition de centaines de milliers de logements modestes. En France, par exemple, on estime à environ cent mille logements la perte ainsi enregistrée depuis le milieu des années quatre-vingt (Betton, 2001). Malheureusement, cette « nouvelle logique d’aménagement urbain » n’affecte pas que le centre des villes, mais bien des agglomérations tout entières, et entraîne, entre autres, un cloisonnement géographique accru des classes sociales (Donzelot et Jaillet, 1997). Les cités sociales de Porto fournissent une belle illustration de ce phénomène : à l’instar des bas quartiers classiques de la périphérie des villes portugaises, la plupart de ces ensembles immobiliers sont construits dans des zones inaccessibles, mal desservies et donc isolées du reste de la cité (Bruto da Costa et Baptista, 2001). Et même si les plans des villes sont très différents dans le sud et le Nord de l’Europe, les principes directeurs de la nouvelle logique d’aménagement du territoire urbain se retrouvent dans toutes les grandes villes du continent, comme le montrent d’ailleurs clairement les résultats de la récente étude URBEX menée à l’échelle européenne (voir Musterd et Murie, 2002). Enfin, dans ce contexte d’instrumentalisation grandissante, la concurrence économique croissante que se font les régions et les villes a entraîné une régionalisation prononcée des marchés du logement : il n’existe pas de marché unique du logement à l’échelle nationale, et encore moins de marché européen du logement (Saey et Van Nuffel, 2003). Cette régionalisation des marchés résulte non seulement d’enjeux socioéconomiques et sociopolitiques

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contemporains mais aussi de marchés déjà régionalisés au fil de l’histoire. En Belgique, par exemple, on associe souvent qualité et valeur moyenne aux projets immobiliers des dix-neuvième et vingtième siècles. A l’opposé, la périphérie bruxelloise (Bruxelles est le centre économique du pays) se caractérise par des tarifs immobiliers nettement plus élevés. Autre facteur important : la relative prospérité de la Flandre par rapport à la Wallonie tend à tirer les prix de l’immobilier vers le haut dans le nord du pays. Compte tenu de tous ces facteurs, l’accès au logement varie considérablement d’une région à l’autre du pays, en particulier pour les personnes qui dépendent du revenu minimum garanti (De Decker, 2001). Il est essentiel de saisir l’ampleur de ces trois tendances liées au nouveau cycle de croissance hérité de l’économie post-fordienne pour comprendre la poussée de la propriété d’occupation constatée depuis le début des années quatre-vingt dans la plupart des pays d’Europe. Si un nombre croissant d’Européens optent pour la propriété, c’est que leur choix est motivé, entre autres, par divers subsides et par l’accès presque universel à l’emprunt hypothécaire. Les ménages disposant d’un pouvoir d’achat suffisant peuvent se permettre d’être propriétaires de leur logement et échappent ainsi à l’augmentation (liée à l’inflation permanente) des loyers pratiqués sur le marché locatif privé et au logement de mauvaise qualité. Cette tendance est particulièrement marquée dans les pays où, récemment encore, la propriété d’occupation n’était pas la norme. La crise économique grave des années soixante-dix et du début des années quatre-vingt a également poussé les Etats à revoir à la baisse leur intervention directe dans la fourniture de logements pour concentrer les dépenses publiques sur d’autres problématiques sociales telles que les revenus complémentaires ou de remplacement. C’est avec cette toile de fond bien présente à l’esprit qu’il convient d’appréhender le phénomène du « droit de rachat » – cette politique particulière en matière de logement qui permet au locataire d’un logement social de le racheter –, dont l’impact a été considérable partout en Europe. En Ecosse, par exemple, la part des locations sociales a baissé de 34 % entre 1979 et 1999 suite à la vente de plus de 400 000 logements. Les effets de cette politique ont été tout aussi spectaculaires en Angleterre : plus d’un million de logements ont été perdus pour le logement social entre 1991 et 2002, soit une baisse de 30 % (Wilcox, 2003). A Copenhague, 7 % des logements municipaux ont été mis en vente entre 1993 et 2000. La montée en puissance de la propriété n’est toutefois pas exclusivement attribuable à la commercialisation des logements sociaux. Elle renvoie également à une tendance lourde parmi les publics à bas revenus qui souhaitent acquérir un logement pour échapper à la flambée des loyers ou cherchent une alternative à des logements sociaux de plus en plus rares. Cette accession « forcée » à la propriété d’occupation débouche souvent sur de mauvaises conditions de logement. En effet, les ménages concernés achètent des logements de qualité douteuse qu’ils n’ont ensuite pas les moyens de rénover. Que ce soit en milieu urbain ou rural (voir Meert et al, 2002), on rencontre surtout cette forme

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d’accès à la propriété d’occupation dans les pays où ce statut d’occupation est la norme (comme en Italie par exemple, voir Tosi, 2001a). L’accession forcée à la propriété d’occupation et l’élitisation sont révélateurs d’une radicalisation du marché des propriétaires-occupants. On y trouve, d’une part, les publics aux revenus les plus modestes, propriétaires de logements parfois très inconfortables – comme c’est le cas, par exemple, des ménages belges ou néerlandais qui ont acheté la caravane ou le chalet qu’ils occupent – et, d’autre part, les fractions les mieux rémunérées de la population qui acquièrent des logements coûteux et luxueux. Ce clivage n’est toutefois pas l’apanage de la propriété puisque, suite à la déréglementation poussée du marché immobilier privé intervenue dans la plupart des pays d’Europe, elle concerne désormais aussi le marché locatif privé : loyers exorbitants au bas de l’échelle sociale, coûteux appartements privés somptueux à l’autre. L’exemple bruxellois montre que les immigrés sont très présents à ces deux extrêmes du marché locatif privé : demandeurs d’asile et immigrés clandestins victimes de marchands de sommeil d’une part ; cadres internationaux, lobbyistes et fonctionnaires européens occupant les locations les plus chères de l’autre.

Accès au logement : évolution du rôle de l’Etat Si les Etats européens n’ont rien changé aux apparences de leur politique du logement social, la plupart l’ont réformée en profondeur. Partout en Europe, on constate que la part du budget national consacrée au logement a baissé depuis les années quatre-vingt et que les investissements privés dans le logement ont augmenté dans presque tous les pays suite à la compression des dépenses publiques. Depuis le début des années quatre-vingt, la construction de nouveaux logements sociaux est en diminution régulière pratiquement partout, même dans les Etats aux régimes de protection sociale réputés les plus solides. Ainsi, face aux contraintes budgétaires, même l’Etat providence à la scandinave, jadis caractérisé par l’accès généralisé à un vaste dispositif de sécurité, d’aide et de logement social, a dû revoir ses prétentions et ses dépenses nettement à la baisse. A travers l’Europe, l’érosion des subsides au logement et la privatisation d’une partie du parc de logements sociaux ont entraîné une augmentation de la pression de la demande sur une offre en baisse. Dans le même temps, la révision à la baisse du montant des allocations a exposé un nombre croissant de personnes à l’impossibilité de faire face au coût de plus en plus élevé du logement (Edgar et al, 1999). Le repli progressif de l’Etat providence a coïncidé avec une progression du nombre d’immigrés originaires de pays de plus en plus différents. De manière générale, l’évolution des politiques du logement se traduit par trois phénomènes interdépendants. Tout d’abord, la décentralisation, c’est-à-dire le transfert d’une partie des responsabilités de l’Etat vers les territoires (régions et municipalités). Ensuite, l’évolution des autorités locales vers un rôle de « catalyseur », qui se manifeste par la délégation des objectifs du logement social à des structures institutionnelles non gouvernementales. Enfin, comme

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le relèvent Ball et Harloe (1998), l’évolution des politiques en matière de logement se manifeste également par la relégation du logement (social) au bas de la liste des priorités politiques, tendance qui se traduit à son tour par une dérive vers des « structures de marché faiblement réglementées » et une dépendance plus forte vis-à-vis des milieux financiers privés pour réaliser les objectifs du logement social. Il convient en outre d’envisager ces trois phénomènes à la lumière du Traité de Maastricht, qui impose aux Etats membres de pratiquer désormais une politique sociale davantage fondée sur les leviers du marché. Les conséquences de la combinaison de ces tendances, au premier rang desquelles figurent la montée de l’insécurité et la vulnérabilité des personnes face au marché du logement, s’aggravent encore au regard du rôle social historiquement marginal que la plupart des pays d’Europe accordent au logement dans la définition et l’orientation de leur régime de protection sociale (Edgar et al, 2002). A l’exception de la Suède et du Danemark, plusieurs auteurs (voir Oxley et Smith, 1996 ; Van der Heijden, 2002) identifient une tendance généralisée en Europe au basculement du subventionnement de l’offre vers celui de la demande. Cette tendance est considérée comme l’une des causes majeures de la flambée des prix du logement. En effet, par opposition au scénario dominé par les subventions liées à l’offre, qui voit l’Etat proposer des logements simples mais abordables aux plus bas revenus (voire à des ménages moins démunis dans certains pays), l’importance grandissante des subsides liés à la demande a permis au secteur privé du logement d’occuper une place prédominante, en tant que fournisseur de briques et de mortier, et donc d’imposer les loyers et les prix de vente. Les ménages qui ne sont désormais plus éligibles au logement social (du fait de son instrumentalisation et de la baisse de l’offre publique) n’ont d’autre choix que de s’en remettre au secteur locatif privé, d’autant que l’achat d’un logement n’est souvent pas une option réaliste. Entrent bien sûr aussi dans cette catégorie tous ceux qui n’ont pas de permis de séjour ou sont autrement privés des droits liés à la citoyenneté, parmi lesquels les demandeurs d’asile, les immigrés clandestins et les autres catégories d’immigrés que l’on trouve aux échelons inférieurs de la hiérarchie de la vulnérabilité (voir le Chapitre 2). D’un point de vue historique, on constate que l’évolution du rôle de l’Etat dans la politique du logement coïncide avec l’émergence du sentiment général que les pénuries graves de logement ont pratiquement disparu. Malheureusement, on constate actuellement en Europe une résurgence des pénuries de logement social, le rétablissement de la relation inversement proportionnelle entre pauvreté et qualité du logement et l’accroissement du nombre de ménages exposés à l’exclusion ou à la précarité du logement (voir Ball et Harloe, 1998). Les pouvoirs publics ont traditionnellement tendance à n’intervenir sur le marché du logement pour casser ce lien entre pauvreté et logement de mauvaise qualité que lorsqu’ils craignent pour la paix sociale, la stabilité politique et l’équilibre économique (Malpass et Murie, 1997). Ainsi, malgré les changements intervenus récemment sur le marché européen du logement, qui laissent supposer une restauration de

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la relation inversement proportionnelle entre pauvreté et qualité du logement, les Etats n’interviennent pas.

Synthèse Depuis la fin des années soixante-dix, l’accès aux divers marchés du logement se caractérise presque partout en Europe par une instrumentalisation grandissante. Celle-ci est allée de pair avec l’évolution du rôle de l’Etat : de fournisseur de logements, il s’est replié sur un rôle de « facilitateur », laissant le soin à d’autres acteurs clés (traditionnels ou émergents) d’attribuer les logements sur un fond de libéralisation économique galopante. D’un point de vue sociologique plus général, il apparaît clairement que ces tendances en matière de logement s’accompagnent d’autres évolutions contextuelles, telles que la réorganisation du marché du travail et la nouvelle logique d’aménagement de nos centres urbains.

Les stratégies d’accès des immigrés aux marchés du logement en Europe L’accès au logement se plie de plus en plus aux lois du marché et, puisque l’Etat n’assume plus le rôle de premier distributeur de ressources destinées au logement pour les ménages à bas revenus, les réseaux associatifs et les échanges de bons procédés prennent le relais pour fournir à ces derniers une stratégie alternative d’accès au logement. Ce raisonnement s’applique en particulier aux immigrés originaires du tiers-monde ou des pays en transition, qui ne disposent ni du pouvoir d’achat nécessaire pour acquérir ou louer un logement décent sur le marché privé ni du recours aux allocations de logement et autres filières de logement social. Il convient dès lors d’appréhender leurs stratégies de logement comme les initiatives purement individuelles de personnes ou de ménages face à la flambée des prix du logement et au déclin des filières publiques. Ainsi, les marchés européens du logement se caractérisent actuellement par de nombreuses filières de logement en marge ou « parallèles ». Celles-ci se fondent souvent sur les principes du libre marché. Un exemple extrême de ces pratiques fondées sur les principes de l’économie de marché nous est fourni par la pratique madrilène de la location à l’heure de lits et de divans. Ceux-ci sont loués, à raison de trois fois huit heures par jour, à des immigrés latino-américains. Si ces conditions de logement sont exemplaires des formes les plus extrêmes d’exploitation dont peuvent être victimes les ménages vulnérables entre les mains de ceux qui leur proposent ces logements alternatifs (et parallèles), elles démontrent également que les réseaux sociaux des minorités ethniques fonctionnent puisque c’est principalement par leur intermédiaire que ces marchands de sommeil se font connaître (Granovetter, 1973). Nous tenterons ci-dessous de déterminer comment les immigrés accèdent au logement dans divers contextes européens. Nous aborderons tout d’abord l’accession à la propriété du logement, ensuite le marché locatif privé et enfin

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le logement social, après quoi nous conclurons cette partie du présent chapitre par un aperçu des conditions de logement les plus difficiles – confinant à l’exclusion la plus extrême – rencontrées par les immigrés un peu partout en Europe, car si ces conditions ne sont pas exclusivement le résultat de stratégies de logement reposant sur les réseaux sociaux de l’immigration, elles se fondent davantage que les autres sur des aspects liés à la société civile et à la réciprocité (Polanyi, 1944 ; Kesteloot and Meert, 2000).

Stratégies de logement des immigrés et l’accès (renforcé) à la propriété du logement En règle générale, l’accession à la propriété du logement va de pair avec l’augmentation du pouvoir d’achat. De nombreuses preuves viennent toutefois étayer l’hypothèse selon laquelle nombre d’immigrés n’ont d’autre choix que d’acquérir un logement. Il s’agit en effet bien souvent d’une stratégie désespérée pour échapper à la flambée des loyers sur le marché privé. En Irlande, O’Sullivan (2002) a montré que, sous réserve d’un plafond de revenus et de patrimoine, les émigrés irlandais rentrés au pays et les immigrés en provenance de l’Union européenne ont accès à tout l’éventail de services d’aide au logement et autres services sociaux. Il écrit – même si c’est difficilement vérifiable – que l’on prétend parfois, sur le ton de l’anecdote, que les Irlandais de retour d’émigration reviennent souvent au pays avec un lourd bas de laine qui leur facilite l’accès à la propriété d’occupation mais contribue à la flambée des prix de l’immobilier résidentiel. En outre, comme l’ont établi Barrett et O’Connell (2001), l’Irlandais émigré de retour au pays est bien souvent titulaire d’un diplôme universitaire et gagne mieux sa vie que son compatriote moyen resté au pays. Ceci dit, les citoyens irlandais émigrés ne sont bien évidemment pas tous en mesure de s’acheter un logement dès leur retour et, bien qu’il soit impossible d’estimer leur nombre, beaucoup sont candidats au logement social et attendent l’attribution d’un logement sur l’une ou l’autre liste tenue par les autorités locales (O’ Sullivan 2002). Le recensement du logement réalisé en 1991 en Belgique a permis le classement des secteurs locatif et de la propriété d’occupation en trois catégories qualitatives1 . En comparant l’année de construction des logements et le niveau de leur équipement, on peut identifier une catégorie primaire se composant de logements confortables et récents (c’est-à-dire construits après 1945), une catégorie de logements modestes reprenant les constructions plus anciennes bien équipées et une catégorie résiduelle de logements qui, indépendamment de la date de leur construction, manquent d’équipements de base. En Flandre, c’est-à-dire la partie septentrionale de la Belgique, les ressortissants étrangers aisés privilégient souvent la propriété du logement. La durée de leur séjour joue peut-être aussi un rôle dans cette tendance (De Decker et Kesteloot, 2002). C’est ainsi que les Italiens de Belgique figurent parmi les propriétairesoccupants les plus nombreux – à telle enseigne que certains ont construit euxmêmes leur logement –, probablement du fait de leur statut socioéconomique

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et de leur présence de longue date dans le pays. Comme le montre la Figure 4.1., leur situation sur le plan du logement est équivalente à celle de Belges résidant en Flandre. Il est d’ailleurs assez étonnant de constater que la part des propriétaires résiduels, c’est-à-dire contraints d’acquérir un logement ancien et mal équipé, est moindre chez les Italiens que chez les Belges. Par comparaison, la propriété d’occupation est moins répandue parmi les Espagnols de Belgique, peut-être à cause d’une plus grande incertitude quant à leur statut de résidence sur le sol belge. Ils sont d’ailleurs nombreux à être rentrés en Espagne suite à la transition démocratique de 1975 et au développement économique qui s’en est suivi. Les Espagnols de Belgique sont en outre plus citadins que les Italiens. Or, les locations étant plus nombreuses en milieu urbain, il est moins facile d’y devenir propriétaire. Le statut socioéconomique des immigrés d’origine turque ou marocaine est inférieur à celui des Italiens ou des Espagnols d’origine et ils sont généralement établis en Belgique depuis moins longtemps que ces derniers ; ils sont donc proportionnellement moins nombreux à avoir accédé à la propriété d’occupation. Si les Marocains de Belgique sont moins souvent propriétaires que leurs homologues turcs, c’est en partie parce qu’ils interprètent strictement le Coran dans le sens d’une interdiction pure et simple de l’hypothèque au prétexte que prêter de l’argent avec intérêts s’assimile à un vol (Meert et al, 1997). Il semble en outre que la mentalité plus rurale des Turcs les amène à considérer qu’il est important d’investir dans l’immobilier pour s’élever socialement. La fréquence de la propriété d’occupation parmi les Turcs de Belgique semble toutefois devoir s’expliquer également par une stratégie d’achat fondée sur le besoin (ce qui expliquerait que les logements dont ils sont propriétaires entre plus fréquemment dans la catégorie des logements résiduels, voir la Figure 4.1.) : pressés d’acheter par la menace d’un déménagement forcé (qui pourrait les éloigner de leur communauté) et de loyers plus élevés, ils achètent un logement en mauvais état mais meilleur marché que la location d’un taudis. Ce faisant, ils améliorent il est vrai leur sécurité au plan du logement mais ils ne disposent généralement pas de l’argent nécessaire à la rénovation de leur bien immobilier. On observe les mêmes tendances en matière de propriété d’occupation chez les autres populations immigrées de la Région de BruxellesCapitale. Au Royaume-Uni, les immigrés originaires d’Asie méridionale sont plus souvent propriétaires-occupants que les immigrés des minorités ethniques de couleur ou autres. Ils vivent toutefois dans d’assez mauvaises conditions (par exemple dans des lotissements de maisons alignées décrépies) et leurs revenus sont relativement modestes (Bowes et Sim, 2002). D’aucuns ont affirmé que le programme de lutte contre l’exclusion sociale du gouvernement britannique, dont les moyens sont concentrés sur les zones les plus défavorisées, ne sera d’aucune aide pour les minorités ethniques des quartiers à statut résidentiel mixte, telles que les communautés noires démunies (Gill, 2002). Quant aux ménages indiens, s’ils sont nombreux à connaître une certaine prospérité économique, ils le doivent bien souvent à une activité indépendante qui les expose, en cas de faillite professionnelle, à la saisie de leur logement, généralement

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Figure 4.1. : Segments du marché du logement en pourcentage des ménages de diverses nationalités % 100

80

60

40

20

0

Belges

Italiens

Espagnols

Locations primaires Propriétés d’occupation primaires Locations modestes

Turcs

Marocains

Total des ménages

Propriétés d’occupation modestes Locations résiduelles Propriétés d’occupation résiduelles

(Flandre, source : recensement national de 1991)

grevé d’un prêt hypothécaire, et plus encore s’ils ont pris une seconde hypothèque sur leur domicile en garantie d’un crédit professionnel. Toutefois, des études détaillées ont mis en évidence des attitudes très diverses vis-à-vis de la propriété d’occupation au sein des minorités immigrées (Bowes et Sim, 2002, p. 50). Anderson (2002) souligne par exemple les réticences de certaines populations immigrées à l’égard de l’emprunt hypothécaire parce qu’elles considèrent, à l’instar des ménages marocains de Belgique, qu’il est immoral de payer des intérêts. Dans les deux cas, ces réticences constituent un obstacle de taille au développement de l’accession à la propriété. Pour l’Allemagne, Busch-Geertsema (2003) constate qu’au fil des ans, la propriété d’occupation progresse régulièrement au sein de la population étrangère des Länder de l’ancienne Allemagne fédérale (de 3,5 % en 1972 à un pic provisoire de 12,4 % en 1998, en passant par 5,9 % en 1978, 8,1 % en 1987 et 11,4 % en 1993). Ces pourcentages restent toutefois très modestes et même inférieurs à ceux des Länder de l’ex-RDA (4,6 % en 1998 ; voir Stabu, 2000). De plus, comme nous l’avons déjà montré pour plusieurs pays d’Europe, la propriété d’occupation ne constitue pas toujours un gage de logement décent pour les immigrés. Häußermann et Siebel (2001, p.22) indiquent encore que le développement de la propriété « ne doit pas être interprété, hors contexte, comme un signe d’intégration. Cette augmentation pourrait s’expliquer par les discriminations dont les étrangers sont victimes et qui les excluent du segment abordable du marché

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Immigration et marchés du logement en Europe

des locations de qualité supérieure. La propriété deviendrait ainsi un moyen de sortir d’une situation pénible au plan du logement. »

En France, une enquête de l’INSEE (1996) révèle que plus de la moitié des immigrés intracommunautaires établis dans le pays depuis un certain temps sont devenus propriétaires. Toutefois, les propriétaires-occupants immigrés originaires du Maghreb (13 % de Marocains, 17 % d’Algériens), de Turquie (16 %) et d’Afrique noire (10 %) sont beaucoup moins nombreux et de profondes inégalités subsistent (voir la Figure 4.2. ; Maurel, 2003). La propriété d’occupation est une tradition de longue date dans les pays d’Europe méridionale. En Italie, la Lombardie (et surtout l’agglomération milanaise, première ville de l’une des régions les plus riches du pays) affiche bien un taux de propriété d’occupation de près de 70 %, mais ce pourcentage inclut 40 % des ménages vivant sous le seuil de pauvreté (Tosi, 2001a). Comme l’illustre la Figure 4.3., la propriété du logement n’est pas l’apanage des citoyens italiens. En 2001, plus de 17 % des immigrés d’origine latino-américaine étaient propriétaires-occupants, comme 10 % environ des Européens de l’Est et des ressortissants asiatiques et africains. La Figure 4.4. montre que la propriété d’occupation a aussi augmenté au sein de la population immigrée entre 1990 et 2001, surtout parmi les immigrés d’origine latino-américaine de la région de Milan2 , reflet de l’accès à la propriété du logement des immigrés les plus aisés qui ont pu accroître leur pouvoir d’achat en réussissant leur intégration professionnelle ou en créant leur propre entreprise. Toutefois, comme l’avance

Figure 4.2. : Le logement des immigrés en France (1996) % 100 80 60 40 20 0

Portugais

Espagnols

Algériens

Propriété d’occupation/occupation en propriété Locations privées décentes Locations privées sous-standard

Marocains

Turcs

Noirs africains

HLM décentes HLM sous-standard

Source : Boëldieu et Thave, 1996

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L'immigration et les sans-abri en Europe

Figure 4.3. : Conditions de logement des immigrés en Lombardie (Italie) selon leur origine géographique (2001) % 100

80

60

40

20

0

Europe de l’est

Asie

Afrique du Nord

Propriété d’occupation Logement loué Logement chez des amis ou des proches

Reste de l’Afrique

Amerique Latine

Logement sur le lieu de travail / gratuit Logement en centre d’accueil Logement en squat, à l’hôtel ou ailleurs

Source : laisser tel quel

Figure 4.4. : Evolution par nationalité du logement des immigrés dans la région de Milan entre 1990 et 2001 % 100

80

60

40

20

0 Europe de l’Est 1990

Europe de l’Est 2001

Afrique Afrique du Nord du Nord 2001 1990

Propriété d’occupation Location Source : laisser tel quel

72

Reste de Reste de Amérique Amérique latine l’Afrique l’Afrique latine 2001 2001 1990 1990

Accueil privé Accueil en centre

Statut précaire Autre statut

Immigration et marchés du logement en Europe

Tosi (2003), il semblerait que la propr iété d’occupation n’ait pas systématiquement pour corollaire des conditions de logement décentes. A Athènes (Grèce), le taux de propriété d’occupation au sein de la population immigrée s’établissait en 1999 à 8,2 %. Le cas des immigrés albanais est particulièrement intéressant. Sapounakis (2003) fait référence aux données fournies par l’ambassade albanaise, selon lesquels, après dix ans d’activité professionnelle en Grèce, 30 % des ressortissants albanais possèdent une petite entreprise et jusqu’à 70 % ont acheté une voiture, tandis qu’une étude récente concernant la capitale montre qu’en 1999, près de 60 % étaient propriétaires de leur logement. Toutefois, il n’existe pas de données qualitatives détaillées concernant ce public d’immigrés albanais. La propriété d’occupation augmente également au sein de la population immig rée des pays scandinaves, ce qui illustre le phénomène d’instrumentalisation du logement dans les Etats providence qui, jusqu’au milieu des années quatre-vingt, se caractérisaient par une mainmise manifeste de l’Etat sur l’attribution des logements. Au Danemark, par exemple, Koch-Nielsen (2003) soutient que la propriété du logement est de plus en plus répandue parmi les immigrés yougoslaves, pakistanais et turcs. Ce sont surtout les ressortissants de l’ex-Yougoslavie qui franchissent le pas de la propriété d’occupation. Malheureusement, les données spécifiques manquent concernant la qualité des logements de cette catégorie, somme toute encore modeste par le nombre, de propriétaires-occupants. En Suède, la propriété d’occupation (y compris via l’appartenance à un SPO, ou syndicat de propriétaires-occupants) ne concerne que 27 % des immigrés (hors pays nordiques et Union européenne), alors que près de 63 % des Suédois sont propriétaires de leur logement (voir la Figure 4.5). En Finlande, les réfugiés – à l’instar de certaines familles vietnamiennes arrivées dans le pays il y a de nombreuses années – acquièrent aussi parfois un logement, encore qu’aucun chiffre détaillé ne soit disponible concernant la qualité des logements achetés par ces publics de propriétaires, que ce soit en Finlande ou en Suède d’ailleurs.

Stratégies de logement des immigrés : accès au marché locatif privé Dans l’immense majorité des quinze Etats membres de l’Union européenne, le marché des locations domine le paysage du logement de presque toutes les populations immigrées. Toutefois, la prédominance du logement public ou privé varie selon les publics immigrés. Nous ne traiterons ci-dessous que du marché locatif privé, le logement social étant abordé par la suite. Edgar et al (2002, p. 5) ont montré que le secteur locatif privé domine généralement le paysage du logement dans les pays d’Europe méridionale (Italie, Grèce et Portugal) ainsi qu’en Europe continentale (Belgique, Luxembourg, France, Autriche et Allemagne). Nous nous pencherons dans un premier temps sur l’accès des immigrés de ces pays au marché locatif privé, après quoi nous citerons quelques exemples issus de pays (tels que l’Irlande, le Royaume-Uni et les

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L'immigration et les sans-abri en Europe

Figure 4.5. :Répartition en pourcentage de la population (adulte) par pays d’origine et par statut d’occupation en Suède

Pourcentage de la demande de logements

% 100 90 80 70 60 50 40 30 20 10 0 Suédois

Autres Nordiques

Propriété (y compris via un SPO)

Autres UE

Locations de premier rang

Reste du monde Sous-locations

Autres

Source : SCB, 2002

Pays-Bas) où les locations privées ont de tout temps représenté une part minoritaire du parc immobilier résidentiel. La Figure 4.4. montre une augmentation significative des locations privées dans la région de Milan, dans le nord de l’Italie. Dans cette zone, la location privée est passée, parmi les immigrés d’Europe de l’Est, de 18 % en 1990 à 68 % en 2001, et de 50 % à 70 % dans le même temps au sein de la population immigrée d’origine africaine. Les minorités immigrées d’origine latinoaméricaine représentent la seule population à avoir connu le phénomène inverse, et encore la baisse reste-t-elle modeste (de 67 % à 58 %). La montée en puissance des locations privées va de pair avec la désaffection des centres d’accueil (toutes nationalités confondues) et la diminution du nombre d’immigrés qui séjournent chez des proches, des amis ou des connaissances (repris dans la catégorie « accueil privé »). Ce phénomène concerne plus particulièrement les ressortissants d’Europe orientale. On constate également une baisse sensible du nombre d’immigrés logés dans des conditions très précaires (squats, hôtels, etc.).Toutefois, comme le remarque Tosi (2003), une partie du marché locatif tombe dans la catégorie hétéroclite du logement semi-parallèle, voire parallèle, dont les occupants voient leur chemin de croix sur le plan du logement se complexifier encore par des coûts supplémentaires inhérents au marché noir qui caractérise cette frange du secteur. Néanmoins, sur le plan de la mobilité résidentielle, la comparaison des statistiques concernant le statut de logement des immigrés à leur arrivée et aujourd’hui confirme qu’avec le temps, la qualité des logements s’améliore, que les occupants y résident plus longtemps et qu’ils en sont davantage satisfaits (voir Figure 4.6.). Les immigrés locataires ou propriétaires de leur

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70 60 50 40 30 20 10 0

70 60 50 40 30 20 10 0

70 60 50 40 30 20 10 0

Pourcentage de la demande de logements

Pourcentage de la demande de logements

Pourcentage de la demande de logements

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