Ils ont fui la liberté: la tragique odyssée des juifs qui veulent retourner en U.R.S.S.

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French Pages 210 [213] Year 1979

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Ils ont fui la liberté: la tragique odyssée des juifs qui veulent retourner en U.R.S.S.

Table of contents :
AVERTISSEMENT EN RÉPONSE A QUELQUES MISES EN GARDE
LE PURGATOIRE DE VIENNE
LES NAUFRAGÉS DU RETOUR
LA PORTE ETROITE
LES DÉCEPTIONS DE LA TERRE PROMISE
LA DOUCHE ISRAÉLIENNE
« WESTERN-KASHER »
LE RÈGNE DU PISTON
LES VERTS PATURAGES DU PAYS ROUGE
LE CHATEAU
ANTISÉMITISME, CONNAIS PAS!
AU-DELA DU MUR DE SILENCE

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MICHEL FRIEDMAN

ILS ONT FUI LA LIBERTÉ (La tragique odyssée des Juifs qui veulent retourner en U.R.S.S.)

ENCRE

© Encre-Editions, 1979.

AVERTISSEMENT E N RÉPONSE A Q U ELQ U ES M ISES E N G A R D E

« O Dieu plein de miséricorde, brise le joug de notre captivité et ramène-nous en sécurité dans notre patrie ! » Il y avait quelque chose de poignant, en ce jour de Pâque, à écouter ces dix hommes revêtus d’ornements religieux psalmodier en hébreu le rituel de la « Haggadah » au cimetière de Währinger Park, à Vienne, en Autriche. Du bout des lèvres, ils priaient le dieu d’Israël, leur Dieu, de les amener vers la terre d’Israël, leur Terre, exactement comme des millions d’autres Juifs devaient le faire au même moment à travers le monde ; mais du fond du cœur, ils le suppliaient au contraire de les faire rentrer en Union soviétique. Epaves de l’un des plus vastes exodes de l’aprèsguerre, ils n’avaient échoué là qu’au terme d’une bien longue route. Venus des horizons les plus lointains d’Europe orientale, des Républiques baltes ou d’Asie centrale, ils avaient une première fois traversé les continents et la Méditerranée, dans l’espoir de rallier leur légendaire Terre Promise. Mais le jeune Etat d’Israël ne leur avait pas paru tenir les promesses séculaires de la Bible. Déçus par ses rivages, ils avaient donc accompli une seconde fois en sens inverse ce grand voyage, dans l’espoir de regagner les pays où ils étaient 7

nés. Mais le puissant Etat soviétique n’avait pas voulu leur rendre leur patrie. Ils étaient donc parvenus au bout d’une aventure humaine. Après avoir « choisi la liberté », selon la formule consacrée, ils avaient « fui la liberté », selon un itinéraire paradoxal. Ils n’étaient plus citoyens soviéti­ ques, puisqu’ils avaient renié leurs contrées de nais­ sance ; ils n’étaient plus ressortissants israéliens, puis­ qu’ils avaient déserté leur nation d’élection ; apatrides, ils se trouvaient acculés à solliciter de l’Autriche un simple asile, réduits à réincarner en plein xxe siècle l’antique mythe du « juif errant ». Détail symbolique, il n’était même plus possible de préciser s’ils étaient Juifs avec une majuscule ou simple­ ment juifs en minuscules. L’usage du code typographi­ que français réserve en effet les initiales en lettres capitales aux seuls noms de nations ou de peuples ; il le dénie aux noms de religions comme aux adjectifs qualifi­ catifs. Il veut que l’on soit Israélien comme l’on est Français ou Breton, mais israélite comme l’on est catholique ou protestant. Etat juif ou République fran­ çaise. Il tolère que l’on soit Juif en France, à titre de membre d’un peuple (comme l’on est Basque) ; que l’on soit Juif en U.R.S.S., à titre de ressortissant d’une nationalité (comme l’on est Ukrainien) ; et que l’on soit juif en Israël en tant qu’adepte d’une confession (comme l’on est musulman). Que l’on nous pardonne donc s’il faut jongler avec la typographie. Nous parlerons de Juifs en U.R.S.S. mais de juifs en Israël. En Autriche, Juifs et juifs désignent indifféremment immigrants ou Autrichiens. Pour évo­ quer ceux qui ne sont plus Soviétiques ni Israéliens, nous les qualifierons de parias — un nom qui leur va bien. Pour les entendre, ces parias, il nous a fallu patiem­ ment les suivre à la trace. Nous avions appris leur 8

existence dès la fin de 1971 par un article du quotidien israélien Maariv révélant que plus de 200 immigrants venaient d’adresser à M. Nicolaï Podgorny, président du Soviet suprême, une pétition réclamant l’autorisation de regagner la Géorgie. Dans le courant de 1973, des Ukrainiens s’étaient manifestés par une grève de la faim et l’occupation du consulat soviétique à Vienne. Au début de 1975, d’autres groupes étaient signalés par les dépêches de presse, tant en Allemagne qu’en Belgique et en Italie. Aux centaines de lettres que nous avions envoyées à des dizaines de services officiels et d’organismes privés pour obtenir le contact avec eux, nous n’avions obtenu que de rares et laconiques réponses. Toutes prétendaient ne rien connaître de leur sort. La plus claire, celle de Robert Dreyfus, Grand rabbin de Belgique, mettait en doute « l’utilité qu’il y aurait à publier un livre sur le cas de ces gens mal informés et mal préparés et qui souffrent de ce fait ». Cette attitude — parce qu’elle est significative des multiples et constantes mauvaises volontés auxquelles nous nous sommes heurtés au cours de notre enquête — paraît mériter une réponse qui limite du même coup l’ambition du présent ouvrage. D ’abord, nous n’avons pas oublié que la totalité du peuple juif dans le monde ne représente qu’une minorité inférieure à 16 millions de personnes. Parmi celles-ci, la totalité des Juifs qui ont vécu dans les démocraties populaires de l’Est européen compte moins de 3 millions de personnes. Et concernant ces dernières, la totalité des Juifs qui ont pu et voulu émigrer pendant la dernière décennie n’atteint que le chiffre de 150000 personnes. Ensuite, nous n’ignorons pas que la totalité des Juifs émigrés de l’Est qui ont pu et voulu s’installer en Israël ne représente qu’une minorité inférieure à 120000 9

personnes. Sur cet ensemble de gens, la totalité des immigrants venus d’Europe orientale qui ont pu et voulu repartir par la suite concerne moins de 10000 personnes. Et sur ce nombre, ceux des Juifs revenus d’Israël qui ont clairement exprimé le souhait de retourner dans leur pays d’origine représente tout juste 2000 personnes... Enfin, nous avons pu établir que le nombre global des Juifs réfugiés à Vienne dans le but de rentrer en Union soviétique représente moins de 800 personnes. Parmi celles-ci, la totalité des réfugiés juifs qui ont pu et voulu régulariser leur situation à l’égard des autorités autri­ chiennes ne compte qu’une minorité inférieure à 250 personnes. Et sur ces dernières, la totalité des Juifs qui ont pu et voulu être nommément cités dans le cadre de notre enquête représente à peine 50 personnes... A partir du cas marginal de cette minorité des minorités, il ne saurait évidemment être question d’éta­ blir le procès de l’Etat d’Israël (qui a attiré ces gens puis n’a pas su créer les conditions propres à les retenir) ni celui des démocraties populaires (qui les ont laissé partir à regret puis refusent en pratique de leur permettre de revenir). Il appartient aux sionistes, d’une part, aux puissances signataires des accords d’Helsinki sur la libre circulation des personnes, d’autre part, de tirer les conséquences de la situation de ces ultra-minoritaires. Mais nous n’en croyons pas moins utile — contraire­ ment au Grand rabbin de Belgique, Robert Dreyfus — de consacrer un livre à la pathétique odyssée de ces laissés-pour-compte de l’histoire. Car le silence nous semble avoir toujours été le meilleur complice de toutes les injustices. La violation des droits des minorités nous paraît une injustice à la fois de plus en plus fréquente et de moins en moins supportable. Les abus dont elles sont victimes risquent d’être révélateurs d’autres abus plus 10

graves qui menacent chacun d’entre nous à travers les mécanismes de la démocratie. Il nous semble en être ainsi de la destinée historique du peuple juif tout entier, dont les persécutions témoi­ gnent prophétiquement contre la barbarie contempo­ raine. Il en va plus spécialement de même des Juifs des pays de l’Est, dont l’exode massif témoigne à la fois contre la propagande sioniste et contre le totalitarisme de leurs patries d’origine — comme de nombreux ouvrages l’ont montré à partir d’échantillons aussi min­ ces que celui qui nous intéresse. Il en va tout particuliè­ rement de même des Juifs de toutes origines qui quittent l’Etat d’Israël et dont la nouvelle diaspora, que les services officiels israéliens qualifient de yeridah, consti­ tue un phénomène social qui reste à analyser. L’histoire des parias juifs de Vienne qui réclament aujourd’hui à l’Union soviétique une seconde « Loi du retour » résulte manifestement, et avant tout, de terri­ fiantes erreurs individuelles. Mais elle éclaire cependant d’une lumière inhabituelle aussi bien les conditions d’accueil des Juifs en Israël que leurs conditions de vie dans les démocraties populaires. A ce titre, leurs voix nous semblent valoir d’être entendues, même si elles ne disent pas toujours « rien que la vérité et toute la vérité », et que ces êtres soient 10 millions, 10000, ou seulement 10... Surtout lorsque ces dix-là poursuivent depuis de longues années la quête d’une patrie mythique tenant lieu de paradis perdu. Et qu’ils terminent leurs incanta­ tions pascales, au cimetière juif de Vienne, par la promesse millénaire : « Leshanah habah biyerushalayim ! L’an prochain à Jérusalem ! » Alors que, l’année dernière, ils y étaient. 11

PREM IÈRE PARTIE

LE PURGATOIRE DE VIENNE Ils ont été chassés du paradis à cause de leur impatience ; à cause de leur impatience, ils n ’y retournent pas. Franz Kafka.

CHAPITRE PREM IER

LES NAUFRAGÉS DU RETOUR Nous les avons d’abord rencontrés dans la Pramergasse, une ruelle silencieuse qui mène du parc de Liechtenstein à la rive droite du canal du Danube. Dans un immeuble délabré, dont la plupart des carreaux sont remplacés par des planches et du carton, où le linge sèche sur une corde au milieu de la cour déserte, nous avons escaladé pour les rejoindre un escalier monu­ mental aux marches effritées, à la balustrade de fer forgé, toute mangée de rouille. Dans un appartement exigu, aux murs lépreux mal dissimulés par de ternes tentures, aux meubles rares et fatigués, parmi des femmes et des enfants aux visages éteints, ils étaient dix hommes à nous attendre. * Ils étaient grands ou trapus, certains grisonnants, d’autres chauves, avec de larges méplats, ou encore des traits aiguisés, et ils ne ressemblaient pas à des Juifs. Leur réunion faisait à la fois penser au public d’un conteur oriental et au jury d ’un tribunal populaire. Presque solennels, ils ont servi la vodka dans de petits verres décorés, avant de poser leurs premières questions à l’interprète qui m’accompagnait, les uns en yiddish, les autres en russe, la plupart dans un étonnant mélange de langues soviétiques : 15

— Pourquoi vous intéressez-vous à nous ? — Parce que personne d’autre ne s’intéresse à vous. Depuis plus d’un an, nous avons harcelé de questions à votre sujet les autorités d’Union soviétique, des autres démocraties populaires, d’Israël et de six pays d’Europe occidentale ; nous avons interrogé les sociétés sionistes et panslaves, les œuvres juives, orthodoxes, catholiques et protestantes, les associations laïques d’aide aux réfugiés... — Qu’est-ce qu’ils vous ont répondu ? — La plupart n’ont même pas répondu. Ceux qui l’ont fait nous ont expliqué que, n’étant plus citoyens soviétiques ni israéliens, vous n’étiez pas considérés comme de leur ressort... — C’est exact. — Alors, nous sommes partis à votre recherche. Nous sommes allés en Belgique et en Italie, où nous avions appris que s’étaient rassemblés d’autres groupes de gens dans votre cas. Nous avons visité les ambassades, les consulats, les ministères, les bureaux d’aide sociale, les synagogues ; sans résultat. Mais nous avons connu dans leurs antichambres des parents, des amis, des relations à vous, qui nous ont tous conseillé de venir ici. — Pourquoi vous êtes-vous donné tout ce mal ? — Parce que nous éprouvons de la sympathie pour vous et parce que c’est notre métier. Je suis personnelle­ ment journaliste depuis plus de quinze ans et j’ai fait appel à un ami linguiste pour assurer la traduction. — Qui vous paye pour faire cela ? — Des éditeurs nous ont avancé les sommes nécessai­ res pour couvrir les frais, et nous espérons publier un livre sur votre aventure, dont les ventes nous rembourseront. — Vous croyez que vous allez en vendre beaucoup d’exemplaires ? — Je ne sais pas. Je l’espère, mais ce n’est pas sûr : d’autres ont déjà beaucoup écrit sur Israël et sur les Juifs 16

de l’Est, et ils ont montré des aspects très différents de la question... — Vous-même, êtes-vous déjà allé en Israël? — Oui, deux fois : en 1955 et en 1965 ; j’espérais y retourner en 1975, mais ça ne m’a pas été possible... — Comment avez-vous trouvé le pays ? — Dur ! très dur : les gens m’ont paru aussi durs que les choses ; moins à cause du climat que de la misère et de la guerre. — Vous auriez aimé y vivre ? — Non. — Alors, vous n’êtes pas sioniste ? — J ’estime que les sionistes ont raison de défendre le principe d’une patrie où puissent se réunir les Juifs qui le souhaitent... — Nous aussi, nous sommes d’accord avec ça ! — ... mais je suis persuadé que les Palestiniens ont tout autant le droit de réclamer une patrie. — Nous sommes également d’accord là-dessus. Etesvous allé en Union soviétique ? — Non. A mon grand regret, la possibilité ne s’en est pas présentée. — Q u’en pensez-vous ? — Il m’est difficile d’en parler sans y être allé : nous sommes trop submergés de propagande favorable ou défavorable ! — Vous n’êtes pas communiste ? — Non. Je suis plutôt partisan d’une orientation socialiste, mais je doute que la manière dont cela a été appliqué dans les pays de l’Est convienne à ce que nous espérons pour la France. — Vous n’êtes pas anticommuniste, quand même? — Certainement pas. — C’est bon... 17

— Nous souhaitons que vous arriviez à faire votre livre... — Nous répondrons à toutes vos questions... — Nous demanderons à nos amis de vous aider aussi... — Soyez-en tous remerciés ; j’espère que notre livre vous sera utile. — Une dernière chose, monsieur... — Oui? — Est-ce que vous êtes Juif, vous-même ? — Oui, mes parents avaient émigré de Roumanie, pourquoi ? — Pour rien... — ... mais... c’est mieux, comme ça. Ils ont fait circuler le traditionnel pilaf dans des soucoupes. *

*

*

Nos premiers hôtes à la Pramergasse, les Yagoudayev, sont des Ouzbèks originaires de Samarcande — un nom qui fait rêver aux longs parcours du Transsibérien et à ces petits cavaliers menés par Gengis Khan, qui leur ont légué des yeux très légèrement bridés. Depuis septembre 1975, dans cette unique chambre au vestibule transformé en cuisine qu’ils payent 2500 shillings (c’est-à-dire 650 francs) par mois, ils vivent à cinq : le père, la mère, la fille aînée, le grand garçon et le cadet. Ils ne se plaignent pas, dans la mesure où ils sont trois à travailler dans la famille : — J’ai mis quatre mois à trouver un emploi à la fabrique de conserves Schliessen sur la recommandation d’un ami de rencontre, raconte le père. Au début, on m’avait surtout pris pour me dépanner et c’était assez 18

pénible, pour un ancien agent commercial comme moi, de se retrouver simple manœuvre et magasinier ; je suis tombé trois fois malade en six mois, mais ils m’avaient heureusement fait bénéficier de la sécurité sociale. Comme je leur donnais quand même satisfaction, ils m’ont confié un poste moins fatigant. L’ouvrier tché­ coslovaque qui m’apporte mon travail et me l’explique est vraiment très gentil ; il m’aide aussi chaque fois qu’il y a des formalités à remplir. Je gagne 3 600 shillings par mois. Il s’appelle Fakir ; c’est un petit quinquagénaire brun, sec et nerveux, que l’on imagine mal en train de débarder d’énormes sacs. Chétive et effacée derrière ses dix ans de moins, son épouse Larissa est rémunérée à 1000 shillings (soit 300 francs) par mois com m e employée saisonnière dans la même entreprise. Ils auraient préféré que Georgyi, un garçon efflanqué et taciturne qui n’a pas dix-huit ans, poursuive ses études ; mais ça n’a pas été possible, et lui-même refuse d’en parler. Sa sœur Andjela, plus âgée que lui de deux ans et soigneusement manucurée, explique à sa place : — Il travaille avec notre père, mais il rapporte moins, parce qu’il est plus jeune. Pour le dixième anniversaire de la firme, leur chef (un Juif d’ici) les a félicités et leur a dit merci. Il a même aidé mon frère à suivre des cours du soir et l’a envoyé à l’atelier d’électromécanique d’un ami à lui. Celui-là en était très content, mais il l’a quand même mis à la porte au bout d’une semaine d’essai, à cause de la loi qui donne priorité aux Autrichiens pour l’embauche... Bien qu’elle reste à s’occuper de la maison, la jeune fille parle couramment l’allemand, comme ses frères. Viktor, dix ans, va dans une école qui coûte 500 shillings (150 francs) par mois. Les autres enfants, paraît-il, « sont très gentils avec lui. » 19

Il y a également trois enfants (un grand garçon et deux adolescentes) chez des voisins, les Megrebshvili. Eux sont des Géorgiens de la même génération, arrivés depuis le début de 1974, qui versent 3000 shillings (900 francs) pour deux pièces à peine plus spacieuses. Le pain azyme de la cuisine et les vêtements de prière étalés dans la salle à manger prouvent qu’ils sont pratiquants, et ils se montrent d’autant plus sévères à l’encontre de leurs coreligionnaires locaux : — Notre propriétaire est un salopard de Juif polonais qui nous a même coupé le gaz par pure malveillance ; les Juifs autrichiens ne sont pas meilleurs et refusent de lever le petit doigt pour nous aider, même lorsqu’il ne s’agit que de trouver de la nourriture « kasher », prépa­ rée conformément aux préceptes de notre foi commune. Au début, il a fallu que des camarades originaires du même pays et arrivés avant nous trouvent un hôtel où nous loger et un travail non déclaré pour subsister. Comme j’avais la chance de conserver quelques écono­ mies, j ’ai pu déménager ici et même reprendre un magasin d’alimentation qui me coûte 3 000 shillings mais m’en rapporte plus de 7000... Les Khoudaidatov, toujours dans le même immeuble, et natifs eux aussi de Samarcande, forment un couple beaucoup plus jeune. Ils vivent dans une chambre à 1100 shillings (330 francs) avec leur bébé Igor. La maman, prénommée Svetlana comme la fille de Staline, est alourdie par une deuxième grossesse ; le père, Roman, a les traits tirés, mais rappelle sans aigreur : — Quand nous avons débarqué, à la fin de 1974, personne ne nous attendait. Nous n’avons obtenu un emploi qu’en entrant au hasard chez un boucher « kasher », un Juif hongrois du nom de Benedek, qui. 20

en échange du permis de travail et de 50 shillings par semaine, nous maltraitait tous les deux pendant quelque­ fois seize heures par jour. Quand ma femme a dû arrêter pour accoucher, je me suis épuisé à la tâche au point de m’évanouir, un jour... Svetlana a alerté police secours ; mais le médecin des urgences s’est contenté d ’attendre que son mari reprenne connaissance pour s’en aller. Elle a protesté : — Vous ne pouvez pas le laisser comme ça ; vous devriez au moins l’examiner ! — Pourquoi faire ? Il a de nouveau très bonne mine... Quatre heures plus tard, un médecin privé a accepté de passer. Il a ordonné à Roman : — Lève-toi, que je t’ausculte ! — Mais, docteur... vous voyez bien que je ne tiens pas sur mes jambes ! — Si tu ne veux pas faire un effort, je repars ! — Voilà, docteur... voilà... — Je peux me recoucher, maintenant ? — Tu sais, avec moi, pas la peine de jouer la comédie ! Le malade avait 40°C de température. Il est resté au lit sans médicament en attendant que la fièvre tombe. Au bout de quarante-huit heures, le fils de son employeur est venu s’étonner : — Q u’est-ce qu’il y a, Roman ? Pourquoi n’es-tu pas venu au boulot ? — Je suis mal fichu... — Eh bien, dans ce cas, considère-toi comme ren­ voyé ; nous n’avons pas besoin de malades chez nous ! — Mais... — Tu n’auras qu’à venir chercher ton compte quand tu iras mieux ! Depuis, Roman a trouvé de l’embauche dans une 21

usine d’emballage. Il a débuté comme magasinier et se déclare désormais très heureux de travailler à la chaîne. En sortant de son immeuble, mon collaborateur et moi avons évoqué Le Marchand de Venise, de Shakespeare : vous savez, cette fameuse scène antisémite où l’usurier Shylock vient réclamer sa livre de chair... ** * Il n’y a pas, il n’y a plus de ghetto ni même de quartier juif dans l’élégante capitale du chancelier Kreisky. Mais la plupart des pauvres gens de toutes provenances persistent à chercher refuge au milieu du IIe arrondisse­ ment, dans l’écheveau de petites rues nichées entre la rive gauche du canal et la rive droite du beau Danube qui n’est désormais bleu que sur les cartes. Leur territoire est borné par la Grand-roue des jardins du Prater, rendue mondialement célèbre par Le Troisième Homme d’Orson Welles et Anton Karas, au sud-est ; et, au nordouest, par les gares des chemins de fer d’où déferle le flot des exilés d’Europe centrale. Un Caucasien sexagénaire, Irmiya Matatevitch Isa­ kov, y occupe, dans la Zirkusgasse, une mansarde dotée d’une paillasse, d’un antique sofa éventré, d’une table branlante, de deux chaises de paille éculées et d’un vétuste poste de radio. Sa valise ne contient aucun souvenir de l’épouse dont il a divorcé en 1967, du fils de vingt-cinq ans qu’il a perdu en 1974, ni de la fille et des deux petites-filles qu’il a laissées à Moscou. Elle n’est bourrée que d’un fatras de coupures de presse israélien­ nes qui dénoncent les conditions de vie des immigrants soviétiques. Faute de s’être complètement mis en règle depuis son arrivée, en octobre 1976, il continue à bricoler comme vendeur à la petite semaine chez un brocanteur voisin. Il 22

passe donc ses journées à arpenter la Ennsgasse, à égrener son chapelet en perles de verre et à racoler les chalands en leur parlant dans un sabir cosmopolite. Il commente avec morosité : — Nous ne comptons pas pour les Juifs d’ici et il est d’autant moins question de compter sur eux ; ils ne veulent rien faire pour nous aider et ne prennent même pas la peine de cacher qu’ils préféreraient nous savoir au diable ! Dans cette même rue où travaille notre vieil homme, Véra et Ylia Sloutsky, anciens citadins de Kiev, louent 2 000 shillings (600 francs) un logement petit mais confortable, avec télévision et machine à coudre. Modé­ listes spécialisés, ils amassent en effet près de 4200 shil­ lings (1260 francs) en travaillant à domicile. Respective­ ment âgés de soixante et soixante-dix ans lors de leur venue, en avril 1975, ils n’ont jamais pu arracher les autorisations nécessaires pour le faire officiellement. Pendant que la petite femme brune tente vainement d’intervenir, son mari, chauve et corpulent, rapporte comment il a erré d’une entreprise de confection à l’autre avant d’entendre le directeur juif de l’une d’elles lui affirmer : — Pour l’instant, je ne peux pas vous employer dans votre spécialité ; mais il me reste une place disponible au pressage, si vous la voulez... M. Sloutsky a accepté avec empressement de manœu­ vrer la machine à presser quotidiennement jusqu’à dix heures d’affilée. Elle dégageait de la vapeur à 80 °C alors qu’il régnait déjà une chaleur de plus de 35 °C à l’extérieur. Pendant les trente secondes que durait chaque assemblage, il s’asseyait pour souffler un peu, jusqu’à ce que les contremaîtres viennent l’admonester : 23

— On ne vous paye pas pour rester sur votre der­ rière ! — Mais... je me lève dès qu’il le faut! Regardez : j ’avance deux fois plus vite que les collègues... — La question n’est pas là ; chez nous, on reste debout ; un point, c’est tout ! M. Sloutsky a donc démissionné pour exercer les mêmes fonctions aux Etablissements Franck. Son nou­ veau patron le traitait avec mépris, mais l’épouse catholi­ que de celui-ci se révélait enchantée : — Quand elle a constaté que, pour 1200 shillings par semaine, elle pouvait me faire abattre la besogne de deux hommes, elle a flanqué dehors un Yougoslave ! Plus tard, quand je les ai quittés, elle est venue me dire que son mari et elle « regrettaient nos malentendus ». Mais il n’était plus question pour moi de retourner chez de pareils malotrus... Leur actuel employeur, M. Bernstein, donne paraît-il pleine satisfaction aux deux époux. Ce qui ne les empêche pas de se reconnaître moins indulgents à l’égard de leurs coreligionnaires qu’à celui des autres Autrichiens : — La plupart des Juifs qui se sont réinstallés ici après la guerre ne sont revenus qu’au nom du geld, le culte du pognon ! Ce sont des capitalistes tellement obsédés de faire du profit avec n’importe qui, qu’ils veulent croire que tous les vieux démons sont enterrés. Ils se trompent lourdement. Il n’y a qu’à voir les affiches et les tracts qui appellent aujourd’hui au réveil du « sursaut national » autrichien pour comprendre que l’esprit de Hitler reste plus solidement vivace ici qu’en Allemagne même ; il suffirait d’une nouvelle crise économique pour que la dictature renaisse. Pourtant, je dois admettre que la majorité des Autrichiens sont des gens cultivés, amicaux 24

et hospitaliers, auxquels leur éducation chrétienne confère du respect pour les personnes humaines... Sur le mur de l’entrée, deux portraits trônent aux places d’honneur : celui de leur fille aînée, Ada Sloutskaya, née en 1938 et qui a voulu rester comme ingénieur à Kiev ; celui de leur cadette, Alya Gombergskaya, née en 1947 et qui les a suivis tout au long de leur périple. Lorsque nous la questionnons sur cette dernière, Véra Gombergskaya baisse la tête en murmurant : — Vous savez, notre petite Aliotchka était déjà très malade avant notre départ d’U.R.S.S... — Q u’est-ce qu’elle a? — Elle était entièrement paralysée de naissance. Nous avons fait de notre mieux pour la soigner ici sans le soutien des assurances sociales... — Et... — Oui, monsieur; elle est morte. Elle est morte ici, loin de son pays, l’année de ses vingt-huit ans, l’été où il a fait si chaud. Des voisins ukrainiens, les Voskov, ont à la fois la chance et la malchance de constituer une famille nom­ breuse de neuf personnes. Roman Bentzinovitch paye plus de 4000 shillings (1 200 francs) l’appartement cossu qu’il occupe avec sa femme et ses deux jeunes fils. Son frère Isak, dans la Vorgartengasse toute proche, loge non seulement son épouse, sa fille et son fils, mais leurs deux vieux parents. Autant dire que presque tout le monde est obligé de travailler, dans les deux foyers. Isak, arrivé le premier en septembre 1973, n’a pu réussir à se replacer dans sa profession d’orfèvre d’art. Grâce à des Juifs roumains, sa femme Iyounia et lui ont été engagés aux magasins Edelmann comme vendeurs et gens à tout faire ; elle, « au noir », lui, déclaré. Il observe : 25

— Ici, nous resterons toujours des étrangers ; si quelqu’un nous a entendus parler dans la rue et nous aborde, il ne faut jamais avouer que nous venons de Russie ; sans quoi le passant prend aussitôt la fuite ! Roman, quadragénaire plus âgé et plus timide que son frère, l’a rejoint avec leurs parents. Au commence­ ment, il n’avait trouvé qu’un emploi en usine à 2700 shil­ lings (810 francs) pour nourrir les six personnes à sa charge. Son père, Bentzion Pessekmovitch, retraité avant la soixantaine en Union soviétique, a donc dû reprendre du service dans son dur métier d’ouvrier métallurgiste — où son grand âge lui a valu d’être plusieurs fois la première victime de licenciements collectifs. Dans l’intervalle, il avait donc fallu quéman­ der un poste à 1500 shillings (750 francs) dans la même usine pour le fils Edmund, alors seulement âgé de quinze ans. Heureusement, Edmund a pu retourner à l’école comme son cadet Petia dès que leur situation s’est améliorée. D ’abord, parce que Roman a fini par obtenir des fonctions à 5000 shillings (1500 francs) dans sa spécialité de contremaître de garage. Ensuite, parce que son épouse Clara, infirmière diplômée en U.R.S.S. a accepté un travail inférieur à sa qualification : — Ici, explique-t-elle, je suis à la fois infirmière, aidesoignante et fille de salle. Il me faut non seulement faire la toilette des malades, mais celle des cadavres et nettoyer les latrines ! On m’annonce qu’il faudrait que je tienne le coup à ce régime pendant six années au moins pour avoir droit plus tard à une petite retraite ; je ne sais vraiment pas si j ’en aurai la force ! — Avez-vous reçu de l’aide des Juifs d’ici ? Roman répond à sa place : — A ce jour, nous n’avons jamais vu le moindre d’entre eux. Nous ne savons même pas à quoi ils 26

ressemblent, ni où ils se trouvent. D ’ailleurs, je me demande bien ce que ça peut vouloir dire que d’être Juif, pour les gens de ce pays... — Et les Autrichiens ? — Il n’y a pas à dire : ils nous ont très bien reçus ; ils nous ont donné du travail et des permis de séjour, provisoires, mais qu’il suffit de payer 500 shillings par an pour renouveler automatiquement. Que leur demander de plus? En sortant, mon interprète m’a fait remarquer com­ bien les témoignages sur l’Autriche et les Juifs autri­ chiens étaient superficiels et contradictoires. Même au fond de la détresse, les préjugés ne se taisent donc pas. *** Non loin de là, dans la Novaragasse, les Leviev vivent à sept dans un deux pièces-cuisine où flotte un puissant relent d’ail. Le grand-père, diabétique au teint cireux, seul dans son coin, dodeline de la tête sous sa rituelle coiffe noire. La grand-mère, forte femme basanée et généreusement maquillée, toute vêtue de vert, bre­ douille par instants quelques mots en ouzbek. Les trois enfants — une fille, un garçon et une autre fille, échelonnés entre huit et quatre ans — tournent, vifs et curieux, tirés à quatre épingles et lustrés comme pour une sortie dominicale. Salomon Leviev et son épouse Svetlana se jugent privilégiés parce qu’ils ont importé, en août 1974, un v ia tiq u e de 15 000 dollars et donc proche de 75 000 francs. Mais les deux tiers de ce pécule ont été absorbés par l’achat de leur premier appartement (moyennant 165 000 shillings, ou 50 000 francs) et le reste a fondu pendant leurs cinq premiers mois de chômage. 27

Salomon, précédemment dentiste, a amorcé sa quête par un Juif autrichien auquel il a expliqué : — Je cherche du travail et j ’ai appris que vous aviez besoin d’un chauffeur... — Allez, hop ! débarrasse-moi le plancher ! Des gens comme vous, on n’en veut pas, ici ! — Mais pourquoi? Q u’est-ce que j ’ai donc de spécial ? — Vous êtes tous des renégats : vous avez abandonné Israël ! — Et pourquoi est-ce que nous serions obligés d’y rester, nous? Pourquoi vous n’iriez pas plutôt là-bas, vous? — Parce que nous, nous vivons bien tranquillement ici et que nous aidons beaucoup Israël en envoyant de l’argent ! — S’il n’y a que ça, je suis prêt à en envoyer aussi, de l’argent! Tout ce que je vous demande, c’est de quoi nourrir décemment ma famille... — Et moi, je te demande de me foutre le camp ! En évoquant cet épisode, Salomon Le vie v souligne : — Je ne veux pas dire par là qu’il faut mettre tous les Juifs d’ici dans le même sac ; la preuve, c’est que l’un d’entre eux a quand même fini par me prendre comme chauffeur-livreur pendant deux ans et demi... Ce patron « compréhensif » lui répétait paternelle­ ment : — Je ne t’en veux pas du tout d’avoir quitté Israël, va ! Je sais bien combien la vie est difficile, là-bas ! En échange de cette mansuétude et d’un salaire de famine. Salomon devait assurer des déménagements pendant plus de soixante heures par semaine. Il s’effon­ drait en rentrant chez lui chaque soir après dix heures de labeur. Pour comble, sa femme est tombée en dépres­ sion nerveuse et a dû subir plusieurs traitements dans des 28

hôpitaux psychiatriques — où elle a, semble-t-il, été très bien traitée. Elle a pu reprendre sa fonction d’aidesoignante et même obtenir son diplôme autrichien d’infirmière. Désormais, chacun d’entre eux travaille dans son véritable métier. Ils ont changé d’appartement. Ils sont même en mesure d ’aider leurs amis, les Chaoulov. Youri Chaoulov, son épouse Tamara et leurs deux fillettes habitent un gentil deux pièces de la Greisenerkergasse, où la télévision fonctionne en permanence. Sur la table, est servi un déjeuner typiquement ouzbek : salade de tomates, concombres et oignons, poulet rôti garni de pommes de terre frites avec de l’alcool de riz. Le maître de maison est un grand garçon, entre trente et quarante ans, aux cheveux très noirs, au teint mat et au visage ouvert, parlant avec beaucoup de calme et un fort accent : — Lorsque nous sommes arrivés, en octobre 1974, j ’ai dû laisser nos passeports à la police autrichienne pour obtenir un visa ; mais j’ai eu de la chance, celle de trouver du travail en moins de six semaines à la station de remplissage du gaz de ville. Hélas, la chance n’a pas duré et j ’ai été viré au bout de seulement deux mois. Heureusement, ma femme a bientôt été embauchée comme blanchisseuse à 3500 shillings. Malheureuse­ ment, elle a fini par être renvoyée à son tour... — Vous touchez des allocations de chômage ? — Non, parce qu’il me manquait dix jours de travail pour y avoir droit... — Et depuis, vous n’avez rien retrouvé, ni l’un ni l’autre ? — Vous savez, il y a beaucoup d’exemples où on fait bosser les gens pendant plusieurs mois sans leur donner de carte de travail... 29

— C’est votre cas ? ou celui de votre femme ? — Je vous ai dit que nous étions au chômage. — Vous préférez ne pas en parler ? — Je vous ai dit tout ce que je pouvais là-dessus. — Vous ne nous avez pas dit comment vous vous sentiez, ici ? — Mal. Nous sommes traités comme des étrangers et nous n’avons pas les mêmes avantages que les Autri­ chiens. C’est injuste et humiliant. — Mais le mode de vie vous convient ? — Nous sommes écœurés par la pornographie qui prolifère dans les cinémas et les journaux. Toute cette atmosphère sexuelle et décadente est trop éloignée de l’éducation communiste que nous avons reçue... Nous avons dressé l’oreille : Vienne ne passe pas précisément pour la capitale européenne de la licence ; il se trahissait donc là un puritanisme qui explique bien des choses. *** A force d’énergie, les femmes séparées ou divorcées que nous avons pu voir se tirent remarquablement d’affaire. Ainsi Clara Rosenthal, divorcée à trente ans en 1971, assume-t-elle seule la charge de ses deux parents et de sa fille adolescente. L’appartement de trois pièces qu’ils partagent depuis juillet 1973 n’en est pas moins franchement élégant. Meubles et cloisons sont tapissés de neuf autour du réfrigérateur, de la télévision et du téléphone qui sonne presque sans discontinuer. Clara est une petite femme vive, très brune, dont les yeux gris-vert sont mis en valeur par un chemisier en soie et une jupe orange. En russe, son accent est plus populaire que caractéristiquement juif et son débit, précipité. Elle raconte : 30

— Nous avons débarqué ici tous les quatre dans le dénuement le plus complet ; puis mon père nous a rapidement trouvé un logement dans la Seitenstettengasse : une première chambre minuscule et sordide, ainsi qu’un emploi qu’il a conservé un mois, juste le temps de bénéficier de la sécurité sociale. C’était une chance parce qu’ensuite il est tombé malade du cœur, cependant qu’il fallait opérer d’urgence maman, qui était atteinte de polypes. Ils sont entrés tous les deux à l’hôpital... — Vous êtes restée seule avec la petite Tatiana? — Oui, et c’était dramatique, parce que je venais juste de trouver du travail... Providentiellement, ses employeurs, les religieux de l’hôpital des Frères du Cœur de Jésus, pratiquaient ce que l’on appelle la charité chrétienne. Déjà, quand elle s’était présentée à leur Supérieur pour postuler, il lui avait dit : — Ecoutez, je ne demande pas mieux que de vous engager, mais je ne comprends pas le russe et n’ai par conséquent pas la plus petite idée de la valeur des diplômes que vous me montrez... — Et si je vous en faisais établir des traductions? — Nous pourrions sans doute vous embaucher. Quarante-huit heures plus tard, lorsqu’elle est reve­ nue avec ses documents en bonne et due forme, il s’est émerveillé : — Hé bien, on peut dire que vous avez fait vite ! — C’est que je suis très pressée d’avoir du travail... — Alors, suivez-moi tout de suite chez le chef du personnel ! Ce dernier s’est déclaré au regret d’être obligé d’en­ voyer Clara faire vérifier l’équivalence de ses diplômes au ministère de la Santé. Là, des fonctionnaires lui ont affirmé ne pouvoir reconnaître ses titres. Mais les 31

religieux, la voyant si désolée, lui ont proposé de la prendre comme aide-soignante. A leur hôpital, elle apprécie ses employeurs autant qu’ils semblent l’apprécier. Lorsque ses parents ont dû être hospitalisés dans le secteur public, l’infirmière-chef l’a obligeamment autorisée à amener sa fille avec elle au travail, pour la garder en attendant la rentrée des classes. Plus tard, cette femme s’est en outre inquiétée : — Q u’est-ce qu’il y a, Clara ? tu n’as pas bonne mine ! Tes parents vont plus mal ? — Non. De ce côté-là, ça va... — Qu’est-ce qui ne va pas, alors ? — Oh... j’ai des ennuis parce que je dois payer notre loyer dès le 20 de ce mois ! — Et tu n’as pas l’argent qu’il faudrait ? — Hé bien... en attendant ma paye, non... — Q u’à cela ne tienne : je vais t’avancer 1000 shil­ lings... — Je... — ... et tu me les rendras dès que tu toucheras ton premier salaire ! A cette époque, Clara ne percevait encore que 2900 shillings, l’équivalent de 870 francs par mois, l’ins­ titution versant des rémunérations plus modestes que celles des hôpitaux publics. Pourtant, il lui a fallu en distraire encore 900 shillings, soit 270 francs, pour faire donner des leçons particulières à sa fille. Parce que la jeune Tatiana Lvovna Yazhemskaya était rentrée un soir en pleurant : — Je ne veux plus aller à l’école ! — Qu’est-ce qu’il y a, Taniachka? Ils ne sont pas gentils avec toi ? — Ce n’est pas ça... — Alors, qu’est-ce que c’est? Raconte à maman. — C’est de ta faute ! 32

— Ma faute ? — Oui ! Je parlais bien le russe et tu m’as fait partir de Moldavie... J ’ai bien appris l’hébreu mais tu m’as fait partir d’Israël... Maintenant, je ne comprends rien à l’allemand ; je ne veux plus jamais apprendre de langue ! — Essuie tes yeux, ma Taniachka chérie ; tu verras : tu sauras très bientôt l’allemand... — Et après, c’est toi qui me l’apprendras, à moi aussi ! Elles l’ont fait. Tatiana s’est très bien adaptée à l’école et Clara a réussi les examens officiels lui permettant d’être agréée infirmière à 7 000 shillings (2100 francs) par mois. Mais elle insiste : — Je serais restée avec les sœurs et les pères même pour beaucoup moins cher. Parce qu’ils ont toujours eu le souci de m’aider... Ces « bons catholiques », au risque d’un fâcheux manichéisme, elle ne peut s’empêcher de les opposer aux « mauvais juifs autrichiens ». Elle ne faisait que croiser ces derniers dans les couloirs de la première chambre familiale, située au-dessus d’une synagogue. Mais un jour, la porte des toilettes du corridor de son étage s’est trouvée fermée à clef et Clara a dû aller frapper chez la voisine : — Bonjour madame. Excusez-moi de vous déranger ; mais ces toilettes dépendent bien de votre appartement ? — Euh... oui ! — Alors, vous pouvez peut-être me dire pourquoi elles sont verrouillées ? — Parce que vous n’avez pas à vous en servir ! — Mais... — Ecoutez, vous n’aurez qu’à vous expliquer ce soir avec mon mari ! La bonne femme lui a claqué la porte au nez. Le soir, 33

son mari est venu, comme on l’avait annoncé, frapper à la porte de la chambre. C’était un Juif manifestement très dévôt, avec la barbe noire, le chapeau noir, et les papillotes noires au long des oreilles. Il a lancé d’une voix sévère : — Il paraît que vous avez réclamé que nous vous ouvrions la porte de ces toilettes ? — Bien sûr ! — Eh bien, il n’en est pas question ! — Mais... pourquoi? — Parce que ces toilettes sont à nous ! — Mais... et nous autres? — Vous? Vous n’avez qu’à descendre : il y a des lavabos publics à l’entrée de la synagogue ! — Ecoutez, monsieur, vous n’avez pas honte ? Regar­ dez donc mon vieux père, qui rentre de l’hôpital avec son cœur malade ! Vous croyez sincèrement qu’il est en état de descendre et remonter tous ces étages ? — Ça ne nous regarde pas. La propriétaire... — La propriétaire met naturellement ces cabinets à la disposition de tous les locataires ! Et, même si ce n’était pas le cas? Vous êtes un être humain, quand même! Vous ne voulez tout de même pas épuiser un vieillard souffrant ? — Je vous promets que nous allons déménager dès que possible ; nous ne tenons pas du tout à nous éterniser ici, vous savez... — Vous aviez qu’à ne pas quitter Israël ! Inévitable, l’argument massue était lâché ! Par l’em­ brasure de la porte, Hershko Leibovitch Rosenthal a répliqué lui-même de sa voix brisée : — C’est vous qui venez nous dire ça, à nous? Et pourquoi un homme aussi jeune et fringant que vous 34

reste-t-il à Vienne, je vous prie? Pourquoi ne partezvous pas immédiatement en Israël ? — Eh... c’est que ce n’est pas pareil ! Je poursuis mes études, ici ! Je suis à l’université, moi ! — Hé bien, je peux vous garantir qu’il y en a de tout aussi brillantes là-bas ! Vous pouvez y aller tout de suite achever vos études !

— C’est bon... Je vous laisse quinze jours, pour les toilettes... — Mais après, je vous préviens, elles seront bouclées pour de bon ! Clara était d’autant plus disposée à quitter un tel voisinage que la police venait souvent protéger les réunions qui se tenaient au rez-de-chaussée et qu’elle qualifie un peu vite de « sionistes ». De plus, elle prétend avoir reçu de France une circulaire de menaces. Une soi-disant organisation de jeunes sionistes français aurait écrit à peu près ceci : « Vous êtes des renégats et des traîtres à la patrie sacrée. Soyez donc maudits et condamnés à errer éternellement comme des chiens que vous êtes. Tout juif digne de ce nom détournera toujours de vous ses regards avec dégoût... » Clara affirme avoir laissé ce tract à l’ambassade d ’Israël où elle s’était rendue pour protester. Mais c’est bien avant de le recevoir qu’elle avait déjà sollicité quinze jours de congé pour chercher un nouveau loge­ ment. Quand elle eut exposé le motif de sa demande à Finfirmière-chef, celle-ci l’a prise par la main et l’a conduite tout droit chez le directeur pour signaler à celui-ci : — Ecoutez, notre amie ici présente se trouve dans 35

une situation particulièrement épineuse : elle vit dans un taudis avec une fillette et des parents malades sur les bras ; ne pourriez-vous lui dénicher quelque chose ? — Hé bien... j ’ai justement quelque chose sous la main, mais... je l’ai presque promis à un travailleur yougoslave ! — Je vous en prie ! ne changez rien pour moi ; je me débrouillerai... — Pas question ! Je vais parler à ce garçon. Je lui proposerai une autre solution ! — Je ne sais pas comment... — Laissez-donc tout ça de côté ! Dites-nous plutôt : est-ce que vous avez des meubles ? — Pas encore, mais... — Hé bien, nous allons nous en occuper ! Ils lui ont fourni non seulement le bel appartement qu’elle occupe désormais, mais tous les meubles. Y compris le réfrigérateur. La télévision, c’est elle qui l’a offerte : pour célébrer sa quatrième année de travail chez des gens compréhensifs. Divorcée elle aussi, la Bessarabienne Mina Shmilovna Stekolszik a également surmonté de rudes épreuves. En octobre 1975, elle s’était installée chez une femme qui était dans la même situation qu’elle et a partagé avec elle pendant sept mois une chambrette exiguë et sans chauf­ fage. Récemment réinstallée dans la bourgeoise Wasnergasse, elle a tenu à nous offrir une salade russe de pommes de terre et de harengs de la Baltique, arrosée d’un honnête vin rouge de Géorgie, dans le studio coquettement décoré qu’elle loue désormais 1000 shil­ lings (300 francs) par mois. Elle aussi, c’est le travail qui l’a sortie de sa situation inextricable. — Pour décrocher mon permis de séjour et garder ma carte de travail, je suis obligée de continuer à m’occuper 36

d’une vieille dame paralysée, dont j’assure le ménage et à qui j’ai même longtemps fait sa toilette. Malheureuse­ ment, j ’ai dû me contenter de trois heures de service par jour, depuis que je suis moi-même tombée malade... Un dimanche de juin 1976, elle a été frappée par une terrible crise de foie. Elle a eu toutes les peines du monde à faire comprendre à un chauffeur de taxi de la conduire à l’hôpital le plus proche, où les internes ont refusé de l’admettre, prétendant qu’elle avait simple­ ment dû se livrer à des excès de boisson. La même nuit, il lui a fallu prier des voisins d’appeler un médecin, auquel elle a versé d’abord 300, puis 500 shillings (90 et 150 francs) sans qu’il la soigne efficacement, avant de se faire ramener à l’hôpital par une voiture de policesecours. Dans ces pénibles circonstances, elle estime avoir reçu de Juifs autrichiens un soutien tout à fait amical : — Ce sont des gens riches et pieux chez qui j’étais allée servir en renfort certains jours de fêtes qui m’ont le plus aidée. Ils sont venus me voir et se sont montrés réellement chics avec moi. — Ils savaient que vous ne vouliez pas rester en Autriche ? — Naturellement ; je le leur avais dit dès notre première rencontre ; mais ils comprennent parfaitement qu’une mère veuille revoir ses trois enfants, demeurés en U.R.S.S... *

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Il est possible que dans le souci inconscient de freiner la constitution d’un ghetto aux portes mêmes du luxueux quartier du Ring, les services sociaux autrichiens éparpil­ lent systématiquement les apatrides qu’ils assistent dans les faubourgs les plus périphériques. C’est ainsi que le 37

Géorgien Yakov Filkhazovitch Tsatsanashvili, son épouse, ses trois fils en bas-âge et sa vieille mère sont hébergés moyennant 2 650 shillings (800 francs) dans un modeste immeuble de la Croix-Rouge, situé dans Rotenhofgasse, à l’extrême sud de la capitale. Entré en 1972 par relations — et sans connaître un mot d’allemand — comme typographe à l’imprimerie de l’université, il gagnait 5000 shillings (1500 francs) par mois lorsqu’il s’est brusquement trouvé réduit, l’année dernière, aux 3 500 shillings (1000 francs) par mois de l’allocationchômage : — Comme par hasard, j ’ai été mis à pied juste après avoir signé une pétition soumise à M. Kurt Waldheim, secrétaire général des Nations Unies. Depuis, j’ai beau faire remarquer que ma mère est impotente, que ma femme vient d’être opérée de trente calculs dans la vésicule biliaire, on me répond partout qu’il n’y a déjà pas de boulot pour les Autrichiens et qu’il y en a donc encore moins pour les étrangers comme moi... — Vous n’avez pas l’air convaincu par cette explica­ tion? — Non. Je pense qu’il s’agit plutôt de manigances de ces salauds de sionistes qui cherchent à nous affamer. Ce sont tous des gens pleins aux as. Ils sont prêts à nous loger, à nous donner du travail et même de l’argent pour nous convaincre de retourner en Israël ; mais ils sont prêts aussi à utiliser tous les moyens pour nous empêcher de rallier notre patrie soviétique ! — Vous connaissez bien les Juifs d’ici ? — Non. Je n’ai d’amis que parmi ceux qui sont dans mon cas ; les autres, je ne les connais pas et je ne veux pas les connaître... — Tous les hommes de la terre sont meilleurs que ces espèces de Juifs-là. Tenez, dans la rue, j’ai rencontré il 38

n’y a pas longtemps un marin turc ; hé bien, il a voulu sans faute me donner son propre chapelet de perles : tenez, le voilà, prenez-le... — Merci, mais... — Prenez-le, je vous prie : je vous le donne ! — Vous le direz, dans votre livre, que je vous l’ai donné ? Le jeune Ukrainien Aaron Zalmanovitch Voloshen n’est là qu’en visite. Il laisse sa valise chez un ami, déjeune chez un autre et dort chez un troisième, depuis qu’il vit séparé de sa seconde femme, Galina Alexéievna Voloshena parce qu’il s’est brouillé avec sa bellemère. C’est un garçon singulier, svelte d’allure, blond et moustachu, aux yeux bleus. Il est habillé d’une manière impeccable. Il ne cherche plus de travail. Il clame : — Mon seul espoir, c’est que l’Union soviétique me reprenne ; sinon... — Sinon? — ... je me suiciderai! Nous verrons par la suite que son « âme slave » le porte à quelque exagération ! *♦ * La plupart des hommes célibataires ou solitaires sont dispersés entre différents foyers populaires plus ou moins éloignés. Celui de la Grünentorgasse, par exem­ ple, se trouve dans une rue parallèle à la Pramergasse, où nous avons commencé nos entretiens. Le quinquagé­ naire géorgien Aliko Davidovitch Moshiasvili y partage une chambre avec un Yougoslave depuis mars 1975. Il n’y possède qu’une valise vide. Sa fortune tout entière 39

tient sur lui, sous la forme d’une veste usée et d ’un pantalon déchiré. Il est petit, replet, mal rasé ; il a les yeux cernés ; son allure déchue est connue à Vienne, où il passe pour l’un des pionniers des parias juifs, puisqu’il est revenu là dès le mois d’août 1971. Il ne se soucie plus de faire renouveler ses papiers. A près quatre ans comme manœuvre, il a renoncé à toute activité. Il ne mange que chez des compatriotes ou à la soupe populaire, s’enfon­ çant dans une sorte de grève de la dignité. Nous nous étonnons : — Que faites-vous de toutes vos journées, monsieur ? — Je me promène. Je marche. Je marche dans le parc du Bauzentrum... Au foyer de la Gerichtgasse, sur l’autre rive du Danube, réside depuis le mois d’avril 1977 un sexagé­ naire plus réconfortant. Yossef Diouk, court Ukrainien rondouillard et pétulant, ne tarit littéralement pas d ’élo­ ges sur la chambre, la salle de bains et les toilettes qui lui ont été confiées en commun avec un ouvrier turc. Il s’entend également à merveille avec les deux Yougosla­ ves et l’Autrichien employés dans la même entreprise que lui : — Comme je suis peintre qualifié et qu’ici le bâtiment va, j’ai tout de suite eu de l’embauche et très vite la sécurité sociale. Je dois tout ça au camarade géorgien chez lequel j ’avais atterri. Je me sens maintenant à l’aise et entouré d’amis ! A l’étage en dessous vit l’un des personnages qui nous ont intrigués pendant notre enquête : quinquagénaire mince et bien habillé, d’origine moldave, Siméon Kogan nous a escortés pendant de nombreuses entrevues, au cours desquelles il prenait des notes sans essayer de s’en 40

cacher. Il comprend le français, parle le yiddish, mais s’exprime de préférence en russe, avec un accent tantôt roumain, tantôt ukrainien. Tout, chez cet homme qui se présente comme un ancien comptable, désigne l’intellectuel. Arrivé seule­ ment depuis quelques semaines lorsque nous avons fait sa connaissance, il n’avait pas encore de permis de travail et nous a avoué : — Pour payer l’un des trois lits de ma chambrée, un tabouret bancal et un recoin de placard, je suis obligé de gagner 150 shillings par jour comme manœuvre, homme à tout faire et aide-magasinier clandestin. J’ai été rela­ tivement bien accueilli par la communauté juive locale, mais il faut dire que je me suis soigneusement gardé de révéler à quiconque que je voulais retourner là-bas... Là-bas, c’est-à-dire à Kishinev, ville tristem ent fameuse depuis un procès notoirement antisémite, sont restées sa jeune épouse et leurs deux filles. Pour toute famille ici, il ne se reconnaît que son voisin de lit, dont il dit : — Je m’en occupe comme si c’était mon père ! Effondré sur le lit d’à côté, le corps recouvert de guenilles et perpétuellement immobile, le visage rongé par une neigeuse barbe de patriarche, un minuscule vieillard repose. Il a cessé de compter son âge depuis sa quatre-vingtième année. La police l’a confié à la CroixRouge après l’avoir ramassé dans la salle d’attente de gare où il gisait et jeûnait depuis une quinzaine de jours. Alors, on l’a déposé ici, où il ne se lève guère et ne parle presque plus. Quand ses frères de misère ne peuvent prendre soin de lui, des moines viennent parfois le nourrir. Sur la table de nuit, ils ont laissé une traduction russe des Evangiles. Dans l’échancrure de sa pauvre chemise, ils ont mis en 41

évidence une petite croix en or. Car Vladimir Sholomovitch Fleshel, rescapé des camps de la mort — il faudra bien raconter son effarante histoire — Vladimir Sholomovitch Fleshel, comme son nom ne l’indique pas, doyen des parias juifs de Vienne, est chrétien.

CHAPITRE DEUXIEME

LA PORTE ETROITE — J ’étais à Malzgasse... Les vétérans des parias de Vienne se reconnaissent à cette petite phrase qui commence toujours le récit de leur actuel purgatoire. Au num éro 1 de la ruelle ouvrière qu’ils rappellent ainsi ne se trouve plus aujour­ d ’hui qu’un anonyme chantier de construction. Mais là se dressait auparavant un immeuble insalubre et vétuste, aux murs encore criblés des traces de balles de la dernière guerre mondiale. Pour en remplir les 26 taudis de la cave au grenier, un Juif polonais du nom de Bais avait eu l’idée d’écumer les meublés des alentours. Converti en marchand de sommeil, le propriétaire, un certain Libermann, y entassa jusqu’à 500 locataires en transit, à raison de 150 à 1000 shillings (entre 40 et 300 francs) par mois pour le moindre grabat. M. Moshiashvili, par exemple, qui a passé là plus de quatre longues années, témoigne qu’il y a partagé sa chambre avec sept, puis treize autres pensionnaires. La famille Tsatsanashvili, qui y a séjourné presque aussi longtemps, se souvient que les contrôles policiers y étaient quasi quotidiens. Aaron Voloshen constate pour sa part : — C’était un véritable enfer, là-dedans. Il faut y avoir vécu pour se rendre compte : tous ces gens entassés. 43

parfois sans manger, souvent sans eau, toujours sans chauffage ni la moindre commodité, au milieu des allées et venues incessantes... Des sionistes y venaient sans arrêt prêcher la bonne parole du retour en Israël, mais personne ne les écoutait; alors... ils ont fait démolir l’immeuble ! En fait, il semble plutôt que ce soit la municipalité de Vienne qui ait menacé d’exproprier si les restaurations d’hygiène les plus élémentaires n’étaient pas opérées. Le propriétaire aurait préféré abattre le taudis, sans égard pour les misérables hères qu’il y avait parqués... Si monstrueux que cela puisse paraître, beaucoup d’entre eux regrettent aujourd’hui le temps de ce ghetto : perdus dans une ville inconnue, ils pouvaient au moins s’y réfugier, n’était-ce que quelques jours, au milieu de leurs semblables. Clara Voskova, l’épouse de Roman, se souvient avec émotion du chauffeur de taxi autrichien qui y a conduit gratuitement sa famille, recueillie au milieu d’une nuit passée sur un banc public. Pour accomplir la même course, Clara Rosenthal se rappelle avoir investi ses derniers sous en quittant l’hôtel où ses dernières économies avaient fondu : — Je n’oublierai jamais combien il faisait encore frais, en ce mois de mai 1973, ni comment ma petite claquait des dents avec la seule robe d’été qu’elle portait... Dès notre arrivée à Malzgasse, on nous a donné du thé chaud pour nous réconforter, des couver­ tures pour nous calfeutrer et de vieux journaux pour nous coucher par terre... Les fenêtres, noires de crasse, ne fermaient même pas, et il n’était pas davantage question de se laver ou de se changer ; nous avons donc été bien soulagés de pouvoir en repartir au bout de seulemént quatre jours ; mais, au moins, nous avions retrouvé pendant quelques heures la chaleureuse pré­ sence de nos frères... 44

*** Une caméra de télévision vissée dans sa porte blindée, ses austères façades aussi impénétrables que les visages des fonctionnaires qu’elles abritent, le consulat soviéti­ que à Vienne apparaît — depuis la démolition du refuge de la Malzgasse — comme l’unique point de ralliement en même temps que la destination finale des parias du retour. Il ne se passe guère de jour sans que l’un d’entre eux vienne furtivement en tirer la sonnette de cuivre, placidement y attendre l’ouverture télécommandée du guichet, cérémonieusement y traverser le vestibule car­ relé de marbre. Les préposés l’écoutent sans manifester la moindre émotion avant de s’enquérir : — Vous avez rempli ce formulaire ? — Oui. — Et celui-ci ? — Oui. — Et celui-là ? — Faites voir? Non : je ne crois pas... — Alors, veuillez le remplir, je vous prie. — Merci. — Voilà ! — Merci. — Y a-t-il autre chose pour votre service ? — Oui... Enfin... Je ne sais pas... Y a-t-il autre chose que je doive faire ? — Non. Vous n’avez qu’à attendre... Alors, il attend. Il attend un mois, il attend un an... Certains attendent, ainsi, depuis plus de sept ans. Sept ans de malheur, sept ans de réflexion. 45

L’accueil des autorités soviétiques aux parias juifs de Vienne se prête à toutes les interprétations, tant il est strictement diplomatique, c’est-à-dire ni cordial ni gla­ cial, rigoureusement neutre. Tous notent comme Roman Voskov : — Ils nous demandent notre nom, 1' « otchestvo » (le prénom du père), notre nationalité et tous les autres renseignements nous concernant... — Et puis ? — Et puis c’est tout. Chacun souligne comme David Megrebshvili et Ylia Sloutsky : — Nous n’avons pas eu de refus ! Seul, Salomon Leviev estime, de la sorte, avoir été mal reçu : — Ils nous ont donné des paperasses à remplir, mais ne m’ont même pas écouté quand j’ai voulu leur exposer mon cas... Mina Stekolszik explique cette indifférence : — Ils ne veulent rien savoir de notre expérience en Israël, tout simplement parce que ça ne les concerne pas... La plupart des solliciteurs trouvent leurs interlocu­ teurs « toujours très corrects » (comme Roman Khoudaidatov, qui s’étonne presque : « Nous n’entendons jamais la moindre grossièreté de leur part ! ») sinon « très aimables, ce qui est vraiment agréable » (Yossef Diouk) voire « très gentils » (Aliko Moshiashvili et Youri Chaoulov). La minorité d’entre eux qui ont réussi à arracher une réaction plus personnelle n’ont pourtant guère été encouragés. Auprès de Roman Khoudaidatov, on s’est poliment étonné : — Pourquoi êtes-vous venu, ici, à Vienne ? — Parce que c’est par là que nous étions passés à l’aller et que nous pensions que c’est par là qu’il nous 46

serait le plus facile de retourner comme nous le souhai­ tons... — Malheureusement, nous ne pouvons rien vous promettre pour le moment ! A Clara Rosenthal, on a demandé : — Comment une personne adulte, comme vous, peut-elle avoir eu l’idée saugrenue de partir comme ça en Israël? Q u’est-ce qui vous est donc passé dans la tête ? — Je me suis trompée, c’est tout. Croyez bien que je suis la toute première à l’admettre et à le regretter ; mais... tout le monde peut se tromper! — Malheureusement, les conséquences de vos erreurs ne dépendent nullement de nous. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de transmettre votre requête à Moscou... A Fakir Yagoudayev, on a précisé en souriant : — Essayez de trouver du travail, ici ; ne restez pas simplement à attendre ; parce que nous ne savons pas du tout quand nous pourrons vous laisser rentrer... De fait, à l’égard des juifs revenus d’Israël, le gouver­ nement soviétique n’a jamais pris aucune position offi­ cielle. Officieusement, le quotidien du soir russe Vetchernaya Moskva a sèchement répondu, le 24 décembre 1973, à la vigoureuse campagne d’opinion lancée par la presse autrichienne en leur faveur. L’article consacré à ce sujet proclamait : « Tel-Aviv, par sa propagande et ses promesses men­ songères, amène constamment des familles juives, y compris celles vivant en U.R.S.S., à émigrer en Israël, bien que les autorités israéliennes sachent pertinemment qu’elles ne sont pas à même de fournir aux immigrés des conditions de vie normales. » Ayant ainsi rejeté toutes responsabilités sur les sionis47

tes, ayant en outre prétendu que le gouvernement soviéti­ que n’a jamais obligé personne à quitter le pays, le journal se croyait en mesure de conclure que les pouvoirs publics n’ont « pas l’intention de permettre le retour de ceux qui n’ont pas voulu vivre en U.R.S.S. ». Dans ces conditions, il est bien difficile aux parias de Vienne de justifier l’espoir qui continue à les animer. Pour expliquer l’extrême longueur de leur attente, la plupart invoquent anachroniquement la grandeur des distances, la complexité du problème, la lenteur « natu­ relle » des procédures administratives. Yakov Tsatsanashvili se plaît en particulier à faire ressortir : — Pensez qu’il y a des milliers de documents en instance ! Il est bien normal que cela exige des délais ! — Mais cette lenteur bureaucratique ne vous choque pas? — En quittant le pays, j’ai délibérément abandonné ma nationalité ; alors, je ne suis plus en droit de critiquer ni d’exiger quoi que ce soit de l’U.R.S.S. ; je n’ai qu’à me taire et à attendre... Salomon Leviev lui-même concède : — Ils ne sont pas très aimables, mais je pense qu’ils n’ont pas à l’être ! Ce vieux thème slave du crime et du châtiment, qui marie harmonieusement le sentiment de culpabilité judaïque avec la pratique soviétique de l’autocritique, monte spontanément à toutes les lèvres. Ainsi, Fakir Yagoudayev déplore-t-il : — J ’ai honte de moi-même et de mon propre compor­ tement. Si au moins j ’avais eu à souffrir quoi que ce soit en Union soviétique, je me trouverais quelque excuse ! Mais ce n’est pas le cas et je ne parviens pas à me pardonner d’avoir laissé tomber si scandaleusement mes camarades... 48

Clara Rosenthal illustre cette conception par une image : — Supposez que vous soyez invité chez une personne qui vous offre une excellente hospitalité et que vous la payiez de retour en vous tenant mal avant de finir par partir en claquant la porte ; lorsque, plus tard, ayant réfléchi, vous voudriez retourner chez cette personne, il est bien compréhensible qu’elle manifeste quelques réserves et vous n’avez à vous en prendre qu’à vousmême. — Et cette bonne hôtesse, c’est l’U.R.S.S. ? — Oui. C’est notre patrie, notre pays qui nous a tout donné : depuis l’éducation jusqu’au travail ; nous nous sommes donc conduits comme des ingrats quand nous en sommes partis en nous lavant les mains de ce qui y arriverait ! — Peut-être ; mais la libre circulation des personnes ne s’applique-t-elle pas à l’Union soviétique ? — Si. Mais il faut comprendre qu’elle reste entourée de tant d’ennemis qu’elle ne peut pas se transformer du jour au lendemain, selon l’expression de Brejnev, en « pays ouvert à tous les courants d’air »... Ylia Sloutsky élève cette vision des choses au niveau de l’analyse politique : — Il est très désagréable pour les dirigeants sionistes qu’un grand nombre de juifs quittent Israël; mais, s’agissant d’un Etat démocratique, il est obligé de laisser les gens entrer et sortir à leur guise. D ’un autre côté, il est tout à fait évident que le peuple soviétique ne peut pas ne pas tenir compte de ce que nous avons déserté volontairement le pays où nous demandons aujourd’hui à revenir. Dans la conjoncture actuelle, nous nous trouvons donc pris entre deux feux... — Entre la faucille, le marteau et l’enclume ! Mais alors, qu’espérez-vous donc ? 49

— Toute conjoncture évolue à la longue. Et il est toujours possible que le gouvernement soviétique fasse bientôt quelque concession en notre faveur. Chacun attend donc ce geste de pardon, pour ne pas dire « de charité ». Yakov Tsatsanashvili affirme : — Comme je sais qu’ils sont très humains, je suis persuadé qu’ils finiront par nous reprendre. Et Clara Voskova renchérit : — Je crois que nous pourrons rentrer, parce que le peuple soviétique ne nous abandonnera pas ! Seul, Aaron Voloshen se refuse à ce mea-culpa général : — Non, je ne me sens pas responsable ! Je n’ai commis aucun crime en quittant l’U.R.S.S. ; je n’ai pas nui à la patrie soviétique ; j ’ai simplement demandé régulièrement à la quitter et cela m’a été accordé ; maintenant, je demande simplement à la regagner régulièrement et, dès que cela me sera autorisé, je le ferai. Quelques-uns, comme lui, tentent de fléchir les autori­ tés soviétiques en avançant des arguments individuels : — J ’étais absent lors de la mort de mon père, rappelle-t-il, et, à présent, c’est ma mère que je viens de perdre ; j’aurais naturellement voulu assister à ses obsè­ ques ; je voudrais au moins pouvoir aller m’incliner sur leurs tombes en compagnie de mes trois frères, qui ont conservé des situations importantes là-bas... Yossef Diouk, pour sa part, semble miser sur l’affi­ chage de son repentir : — Dès que je me suis présenté au consulat, j’ai rédigé une longue lettre très ferme pour développer tout ce que j’avais enduré... — On vous l’avait demandé ? — Pas exactement. Mais on m’a conseillé d’écrire 50

chez moi pour mettre en garde les autres imbéciles qui seraient tentés de m’imiter ! C’est là du moins ce que nos témoins nous ont rapporté. Car nous n’avons pu nous empêcher d’espérer que de telles contrevérités ou flagorneries n’avaient été développées que dans la perspective de mettre à profit l’écho attendu de notre livre : la détresse n’a jamais interdit la dignité. *** Est-il besoin d’insister? La presse et l’opinion occi­ dentales se sont déjà beaucoup indignées des entraves opposées par l’Union soviétique à la libre circulation des personnes ; davantage, il est vrai, lorsqu’il s’agissait de « choisir la liberté » que lorsqu’il était question de parcourir le chemin à rebours. Le système israélien de dissuasion, beaucoup moins notoire, n’a pourtant pas grand-chose à envier en la matière. Il repose principalement sur la délivrance de deux documents : le « darkon », passeport valable de un à cinq ans qui permet seul de gagner toute destination de son choix sans déchoir automatiquement de sa nationa­ lité ; le « todat oleh », sorte de carnet où sont consignées toutes les dettes contractées par l’immigrant à l’égard de l’Etat hébreu et dont le remboursement peut être intégralement exigé avant tout départ vers une destina­ tion qui déplaît aux autorités. Rares sont les émigrants qui, tels Siméon Kogan, Irmiya Isakov ou Roman Voskov, ont pu atteindre directement Vienne par avion en provenance d’Israël sans formalité particulière. A Yossef Diouk, un employé d’origine ukrainienne de la compagnie aérienne israé­ lienne El Al n’a vendu qu’un billet touristique aller et 51

retour (moyennant 7 000 livres, soit 1750 francs) non sans le mettre en garde : — Vous ne pouvez vous rendre en Autriche avec un simple laissez-passer que si un résident de là-bas vous envoie une attestation d’accueil... — Comment ça ? Nous sommes bien dans un pays libre, jusqu’à preuve du contraire? J ’ai parfaitement le droit d’aller où il me plaît ! — Peut-être, mais à condition de produire un vérita­ ble « darkon »... Au prix de 100 livres (25 francs) de taxes et de vingt jours de patience, Yossef a eu la chance d’obtenir cette pièce convoitée. Et c’est avec allégresse qu’il est retourné le présenter à l’employé, qui a aussitôt admis : — Dans ces conditions, vous pouvez vous contenter d’un billet aller simple... — Alors... vous allez me rembourser 3500 livres? — Pas tout à fait : seulement 3 250 ! — Pourquoi ? vous prélevez des frais ? — Non, mais... le prix des transports a augmenté de 7 % depuis la dernière fois que vous êtes passé ! Fakir Yagoudayev, de son côté, s’en est tiré en se présentant au service des passeports pour expliquer : — Mon « darkon » expire dans seulement six mois et je voudrais le faire prolonger pour cinq ans... — Pour quelle raison ? — Parce que je vais bientôt travailler dans ma spécia­ lité, l’import-export, et il me faudra pouvoir embarquer à tout moment sur un cargo en partance. — Dans ce cas, le voici ! « Bien sûr, signale Fakir en se frottant les mains, ce n’était qu’un faux prétexte. » Il faudra nous souvenir de cette « habileté » lorsqu’il présentera sa version des événements face aux autorités soviétiques. 52

Faute de passeport de longue durée qui leur conserve la nationalité israélienne, la majorité des émigrés d’ori­ gine soviétique — qu’ils veuillent ou non retourner en Union soviétique — ne peut suivre le plus court chemin pour revenir en terre russe. Nantis d’un simple laissezpasser temporaire, ils sont contraints de transiter par des pays tiers où ils se transforment en apatrides. Ils n’en gardent pas moins des itinéraires de prédilection. La France, qui se targue volontiers d’avoir toujours accordé asile à tous les réfugiés, ne leur ouvre qu’exceptionnellement ses frontières. La Grande-Bretagne n’a pas hésité à refouler purement et simplement quelquesuns d’entre eux. La Belgique, après en avoir accueilli secrètement près de 800 (dont 400 à Bruxelles, 200 dans la station balnéaire de Westende et la plupart des autres autour d’Anvers) leur est désormais interdite. Restent l’Italie (qui a hébergé plusieurs centaines d’entre eux à Milan, quelque 600 près de Rome — dont 250 dans la seule station balnéaire d’Ostie) et l’Allema­ gne fédérale (où leur nombre est limité à 700 pour Berlin-Ouest, mais non contingenté ailleurs), la mau­ vaise conscience germanique jouant. Les cités de Franc­ fort et, surtout, de Munich — en raison de la proximité de la frontière autrichienne — servent de principaux relais. Il est vrai que la plupart des Juifs qui passent par là n’ont pas la moindre intention de retourner en U.R.S.S. C’est ce dernier détour qu’a en tout cas emprunté la propre femme de Fakir, Larissa Yagoudayeva, partie en avant-garde avec deux de leurs trois enfants dès le mois de juin 1975, pour n’être rejointe par son époux et son fils aîné qu’une fois résolu le problème du logement à Vienne. Svetlana Davidova, au contraire, est tombée malade en Bavière et n’a pu rattraper le reste de la famille Khoudaidatov que quelques jours après l’instal53

lation de cette dernière en Autriche. Les Chaoulov, pour leur part, ont eu la satisfaction de rester tous ensemble et de ne demeurer que moins de vingt-quatre heures en Allemagne. Comme eux, la plupart en sont repartis très banale­ ment par le train, sous le couvert d’un voyage touristi­ que. Aaron Voloshen rapporte néanmoins la frayeur qu’il a éprouvée lors d’un arrêt prolongé, lorsque le contrôleur est venu lui demander : — Où donc voulez-vous aller ? — A Vienne... — Eh bien... vous y êtes! Nous sommes arrivés depuis un bon quart d’heure ! D ’autres ont franchi la frontière en fraude. Ainsi des Megrebshvili et de treize autres passagers du même avion qu’eux qui, après quarante-huit heures d’escale à l’hôtel Bristol de Munich, ont été contactés par un guide qui a fait traverser clandestinement la frontière à tout leur groupe, moyennant finances. Yakov Tsatsanashvili raconte avoir trouvé lui-même un chauffeur de taxi qui entretenait d’assez bonnes relations avec les douaniers pour que ceux-ci ferment les yeux sur ses passagers. Les Leviev, les Voskov et beaucoup d’autres refusent caté­ goriquement de divulguer leurs filières, en affirmant : — Elles doivent pouvoir servir encore longtemps à ceux qui nous suivront... Quelques-uns ont dû parcourir des voies encore plus tortueuses. Ainsi une grève inopinée d’El Al a-t-elle décidé Mina Stekolszik à passer une nuit en Italie avant de rallier Munich. Les Sloutsky ont débarqué à Venise. Les Rosenthal ont accosté à Trieste : — Nous n’avions plus de quoi régler l’avion sans vendre la machine à coudre de mon père, explique Clara. Comme il a pensé que nous risquerions d’en avoir 54

besoin pour survivre à Vienne, nous nous sommes mis en quête d’un cargo dont le capitaine a accepté de nous transporter tous avec nos bagages pour 9000 livres... Le périple de Vladimir Fleshel est aussi démentiel que le reste de sa tragique aventure : — J’ai d’abord pris l’avion pour Bucarest en 1975, dit-il. — Pourquoi avoir essayé de passer par la Roumanie ? — Parce que c’était le seul pays de l’Est qui entrete­ nait des relations presque normales avec Israël et que je croyais que, de là, il me serait plus facile d’obtenir un visa pour l’Ukraine. — Mais ça ne s’est pas passé comme prévu ? — Non. Ils m’ont refoulé au bout d’un mois... — Vers où ? — En Israël ! — Vous êtes reparti aussitôt ? — Non, parce que je n’avais plus les moyens. — Alors, qu’est-ce que vous avez fait? — Je suis retourné travailler dans la fabrique de jouets qui m’employait, le temps de ramasser à nouveau, en me privant de manger, de quoi me payer un billet... — Pour ici ? — Non, pour Zurich... — Et, de là ? — Je suis allé à Berne, me présenter à l’ambassade soviétique. — Q u’est-ce qu’ils vous ont dit ? — Que je ferais mieux de venir m’adresser ici. — A Vienne ? — Oui. Alors... je suis reparti... *** Avec le recul, les tribulations de leurs voyages parais­ sent presque insignifiantes aux parias de Vienne si on les 55

compare avec les péripéties de leur départ. Seul, Aliko Moshiashvili semble avoir été convenablement renseigné par une jeune fille qui parlait le russe à l’ambassade d’Autriche en Israël. Roman Khoudaidatov, qui s’était présenté à l’ambassade de République fédérale alle­ mande, n’a pu obtenir de visa. Quelques-uns, à l’instar de Yakov Tsatsanashvili ou Vladimir Fleshel, avaient imaginé de se rendre à la légation de Finlande, qui représente l’U.R.S.S. en Israël depuis la rupture des relations diplomatiques entre ces deux derniers pays. Ils n’y ont guère reçu d’encourage­ ment : à Siméon Kogan, les employés ont simplement conseillé d’attendre sur place ; à Yossef Diouk une réceptionniste juive a remis des formulaires en souriant avec ironie : — Mais comment donc ! Si vous voulez partir, ne vous gênez pas : vous n’avez qu’à remplir ces docu­ ments ! — Merci. — Seulement, je vous avertis : si vous comptez ren­ trer en Union soviétique, vous seriez bien le premier qu’ils aient accepté de prendre là-bas ! Peut-être est-ce la même jeune femme, cette Rou­ maine vivant en Israël depuis seize ans qui a mis en garde Clara Rosenthal : — Vous ne choisissez pas la bonne solution ; vous allez vous attirer des tas d’ennuis ! Passés ou non par le service des passeports et les ambassades, tous se plaignent d’avoir été victimes de vexations et d’exactions de la part des administrations israéliennes. C’est ainsi qu’Aliko Moshiashvili, qui avait eu le privilège de ne payer que 400 livres (100 francs) son laissez-passer, a eu la désagréable surprise de s’entendre réclamer 200 livres supplémentaires pour son billet et 56

400 livres de remboursement de dettes. Comme il avait déjà vendu tous ses effets personnels, il a dû travailler comme docker sur les quais de Tel-Aviv, où ses confrè­ res ricanaient : — Salopard de Géorgien ! Tu fais bien de retourner dans ton pays ; parce que, là-bas, vous ne manquez pas de pain ; vous ne mangez pas celui des autres ! Léa Sepishvili a connu le même genre de déboire : — Nous nous faisions traiter de goyim, (c’est-àdire d’étrangers) et d’espions par les autres travailleurs de la fabrique où mon mari et moi nous échinions quatorze heures par jour pour couvrir les dettes dont on ne nous expliquait même pas l’origine ! — Combien vous demandait-on ? — Regardez vous-même : 1462 livres et 20 agoroth... Alors que nous n’avions jamais rien demandé à per­ sonne ! — Une fois cette somme réglée, vous êtes partis sans difficulté ? — C’est-à-dire que nous avons eu très peur, parce que l’un de nos amis venait d’être refoulé de l’avion de Vienne en Israël... — Comment avez-vous réagi ? — Nous avons brusqué les choses, avons tout liquidé et avons embarqué avec vingt-trois autres Géorgiens, à la faveur du Yom-Kippour, la fête du Grand Pardon... Irmiya Isakov, de son côté, a payé 4250 livres (660 francs) voyage et transport des bagages compris. Siméon Kogan était sûr de ne rien avoir à régler du tout lorsqu’il a été intercepté à l’aéroport de Lod : — Mon ami, vous devez 4000 livres à l’Etat juif! — M oi? Mais voyons, je n’ai rien pris... — Le pays a pourtant dépensé ça pour vous. — Mais je n’ai plus un sou sur moi ! 57

— Allons, vous ne voulez pas nous faire croire que vous filez sans un rond en poche ? — Je vous jure que je n’ai rien d’autre que les 450 dollars que mon frère vient de me donner ! — Eh bien, ça ira! Vous n’avez qu’à les changer... Il s’est incliné, mais a tenu à savoir : — Je suis supposé payer quoi, avec ça? — Votre voyage d’arrivée, d’abord ; et puis votre formation à l’école accélérée d’hébreu, 1’« oulpan ». — Eh bien, tout ça n’est pas donné ! Voici vos 4000 livres... — Pas 4000 ; ça fait 4400 ! — Pourquoi donc ? — Parce que vous devez compter 10 % d’intérêts... Roman Voskov s’en est encore moins bien sorti. Il a vendu tous ses biens avant de se présenter au sokhnouth, le service de l’immigration, en annonçant : — Je vous rapporte les 150 livres que vous m’avez forcé à accepter au moment de ma venue... — D ’où avez-vous tiré cet argent ? — De ce que j’ai vendu ! — Quoi, par exemple ? — Tout ! A commencer par ma machine à coudre... — A combien Pavez-vous cédée ? — Pour 200 livres. — Dans ce cas, il vous faut verser la taxe correspon­ dante ! — De combien ? — De 350 livres... — Et pour le reste, c’est pareil ? — Naturellement. — Alors, vous voulez combien, en tout ? — Disons... 5000 livres? Roman Khoudaidatov a versé le même montant. David M egrebshvili a dû régler une caution de 58

6000 livres, dont on l’avertissait qu’elles lui seraient restituées s’il demeurait en Allemagne occidentale. Même chose pour Fakir Yagoudayev, à qui les fonction­ naires ont eu à cœur d’expliquer qu’ils ne lui auraient jamais réclamé cette somme, « s’il avait eu le bon sens de rester ». Lorsque Isak Voskov a payé ses propres 7 500 livres, ils lui ont conseillé : — Gardez soigneusement ces papiers ; si, plus tard, vous voulez vous installer aux Etats-Unis ou au Canada, on vous rendra cet argent. *

**

Certains avaient subi au préalable de vives pressions dans l’intention de les empêcher de s’en aller. C’est le cas de Clara Rosenthal, qui n’a pas remboursé moins de 11800 livres (3000 francs) pour s’entendre déclarer: — C’est bon. Nous ferons un passeport pour vos parents ; mais pas pour vous ! — Comment ça? Puisque j’ai donné la rançon que vous me réclamiez, j’ai bien le droit de partir ! — Vous n’avez pas le droit d’emmener votre enfant, en tout cas. — Et pourquoi, s’il vous plaît ? — Parce que c’est au père qu’il appartient de prendre une décision aussi grave... — Mais vous savez bien que le père est resté en Russie ! — Raison de plus... — D ’ailleurs, nous sommes divorcés ! — Ça, c’est vous qui le dites; qu’est-ce qui nous prouve que c’est vrai ? — Mais... les documents que voici! — Bien. Nous allons aviser... 59

Une semaine plus tard, elle était convoquée dans les mêmes bureaux, pour apprendre : — Vérification faite, vous n’avez pas le droit d’emme­ ner l’enfant ! — Pourquoi? Je vous ai donné la preuve de mon divorce ! — C’est possible, mais elle n’est pas valable, puisque nous ne comprenons pas le russe... — Eh bien, rendez-moi cette pièce : je vais la faire traduire par un interprète assermenté ! Lorsqu’elle est revenue avec sa traduction certifiée conforme, ils n’en ont pas moins maintenu : — Vous n’avez pas le droit d’emmener l’enfant ! — Pourquoi ? Vous avez la transcription légalisée de mon acte de divorce ; ça devrait vous suffire ! — Ce n’est pas le cas. Il existe une loi qui stipule qu’un enfant ne peut dépendre de sa mère que si celle-ci est citoyenne israélienne... — Eh bien, ne le suis-je pas ? — Non. — Pourquoi, je vous prie ? — Parce que vous ne pouvez être reconnue comme telle qu’au bout d’une année de séjour ici ! Bon gré, mal gré, il lui a fallu patienter la fin d’année nécessaire pour devenir citoyenne et conquérir par la même occasion le droit d’y renoncer en emmenant sa fille. Au terme de ce délai, elle a obtenu des billets pour le paquebot italien Adriático avant de s’entendre une nouvelle fois refuser son passeport. Par chance, un agent de la compagnie de navigation est intervenu en télépho­ nant : — Notre passagère est parfaitement en règle et déten­ trice de son billet. Si vous ne lui délivrez pas sur-lechamp les documents d’identité auxquels elle a droit, nous vous traînerons en justice ! 60

— Ça va. Dites-lui de se pointer au poste de police ! Elle a dû y attendre toute la journée, mais a fini par arracher les passeports demandés. Dès lors, des fonc­ tionnaires se sont présentés à son domicile pour interro­ ger ses parents : — Madame Clara Rosenthal est là, s’il vous plaît? — Non. Elle est sortie. — C’est fort embêtant ! Nous sommes venus spéciale­ ment de Haïfa pour étudier les problèmes de son enfant... — Je regrette, mais... — Cette petite est si jeune ! Nous pourrions peut-être l’aider? Savez-vous pourquoi la maman veut repartir? — Je ne peux pas vous répondre à sa place... — Eh bien, tant pis. Je vous remercie ! La veille même du départ, un groupe de soldats et de soldâtes ont sonné à la porte pour s’inquiéter : — Nous avons appris que vous vouliez vous en aller... — C’est exact ! — Pouvons-nous connaître vos motifs? Vous aider, peut-être ? — Ecoutez, je vous remercie beaucoup, mais c’est trop tard. Je n’éprouve aucune hostilité contre vous ni contre votre pays et je forme des vœux pour que vous parveniez à mieux résoudre dans l’avenir des problèmes comme ceux qui se sont posés à moi. Mais, pour ma part, je ne peux plus ni ne veux plus vivre ici... — Vous comprenez dans quel esprit nous sommes venus? Nous pensons que vous n’êtes pas la seule à connaître ce genre de problème et nous voudrions assister autant que possible les gens dans votre cas... — C’est tout à votre honneur ; mais je n’ai plus besoin de rien ! — Eh bien... nous vous souhaitons quand même d’être heureux, où que vous vous trouviez ! 61

Le factotum qui a rendu visite à Mara Chaoulova était à la fois plus insistant et plus précis, malgré son russe hésitant. Il s’est présenté en annonçant : — Je suis un délégué de la sokhnouth principale... — Très honoré. — J ’aimerais avoir un entretien avec vous. — Eh bien... entrez ; asseyez-vous ! — Merci. — De quoi s’agit-il ? — Nous avons appris que vous aviez réclamé un passeport pour quitter Israël... — Vous êtes bien renseignés. — Est-il indiscret de vous demander vos raisons ? — Après tout ce que nous avons enduré depuis notre arrivée ici, voyez-vous au contraire un seul motif qui puisse nous convaincre de rester ? — Hum... Puis-je vous demander où vous comptez aller? — Ça, ça nous regarde ! — Vous pensez retourner en U.R.S.S. ? — C’est bien possible. Nous verrons... — Pourquoi voulez-vous faire ça? Vous n’êtes pas bien, ici ? Si vous le désirez, je peux vous procurer un bel appartement à l’endroit qui vous conviendra le mieux... — C’est gentil, mais un peu tard, vous ne trouvez pas? Et puis... je n’aurai jamais les moyens de régler le loyer ! — Nous pourrions vous avancer les fonds néces­ saires ? — Merci, mais je commence à connaître le prix de vos prêts ! — Nous le consentirions sans aucun intérêt ! Et nous vous décrocherions un bon job dans votre qualifica­ tion... 62

— Ecoutez, je vous remercie ; mais tout ce que vous m’offrez, vous ne vous rendez pas compte que je l’avais déjà en Union soviétique : j ’y avais une jolie maison, ma propre voiture, largement de quoi vivre, et l’estime de mes concitoyens... — Alors, gardez plutôt tout ça pour les enfants d’ici : ils sont nombreux à n’avoir encore ni toit ni moyens d ’existence convenables ! Pour moi, je n’ai plus besoin de votre charité. — Si je comprends bien, il est rigoureusement inutile de discuter avec vous ? — Vous me comprenez parfaitement. — Eh bien... croyez que je le regrette ! — Shalom... — Shalom, adoni ! Adieu, monsieur ! *

*

*

Si plusieurs centaines de Juifs ont surmonté de tels obstacles simplement dans l’espoir de regagner un jour leurs républiques soviétiques natales, ne devons-nous pas admettre qu’ils ne s’y trouvaient sans doute pas aussi mal qu’il nous plaît en général de le penser ? Si plusieurs milliers d’autres ont affronté les affres d’une seconde émigration simplement par désir de quitter l’E tat d’Israël, ne faut-il pas reconnaître qu’ils ne s’y trouvaient probablement pas aussi bien que nous aimons en général à le croire ? Pour préférer le purgatoire de Vienne, quel enfer avaient donc exploré ces grands voyageurs aux bords de leur Terre promise ?

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DEUXIÈME PARTIE

LES DÉCEPTIONS DE LA TERRE PROMISE Pourquoi inventer des tragédies quand rien n'est plus tragique que nos vies ? Shalom Aleichem.

CHAPITRE TROISIÈME

LA DOUCHE ISRAÉLIENNE Si quelque 350000 citoyens israéliens — plus du dizième de la population nationale — ont décidé en trente ans de former à l’étranger une nouvelle « dias­ pora » ; si le nombre des « yordim » de la « yeridah » (partants de la vague descendante) approche désormais celui des « olim » de P « alyah » (arrivants de la vague montante), c’est sans doute que le nomadisme spontané du peuple juif ne saurait être davantage sous-estimé que celui des peuples chinois, indien, libanais, arménien, grec, irlandais ou basque. Il paraît significatif à cet égard que les émigrants soient aussi nombreux parmi les « sabras » ou les « vatikim » (natifs du pays ou vétérans de l’immigration) que parmi les plus récents « olim ». Mais la proportion des Juifs originaires d’Union soviétique qui, après avoir « choisi la liberté » préfèrent aujourd’hui l’exil reste néanmoins anormalement élevée. Près de 5 % d’entre eux repartent dans l’année même de leur arrivée. C’est donc que leur intégration, leur « klitah », s’opère particulièrement mal. La chose est notoire en Israël même, où l’inquiétante croissance de la « yeridah » comme les difficultés chro­ niques de la « klitah » donnent matière à de multiples études, enquêtes et articles. L’explication la plus souvent retenue est aussi la plus séduisante. Elle est excellem67

ment résumée par ce jugement de l’ambassadeur d’Israël en Autriche : — Ces immigrés ont été habitués durant des années à être dirigés ; chez nous, non seulement ils peuvent, mais ils doivent même faire des choix par eux-mêmes ; cela crée, pour nombre d’entre eux, une sorte de chaos moral... Nous rencontrerons en effet par la suite d’assez clairs exemples de cette inadaptation. A titre d’illustration, le célèbre humour juif colporte à Tel-Aviv l’histoire de ce petit tailleur russe que sa protectrice, Mme Golda Meïr, aurait reçu pour la seconde fois au bout d’un mois en s’étonnant : — Hé bien, Moïshe, tu n’as pas l’air content? — Non! — On ne t’a pas donné un bon logement ? — Si! — On ne t’a pas donné une belle boutique ? — Si! — On ne t’a pas donné de beaux tissus ? — Si! — Alors ? Qu’est-ce qu’il se passe ? — C’est à vous qu’il faut demander ça : quand est-ce que vous allez vous décider à m’envoyer les clients? Probablement y a-t-il quelque vérité, derrière cette boutade, qui rejette toute responsabilité sur la déplora­ ble éducation « infantilisante » qui aurait rendu tous les Soviétiques passifs. Mais on peut estimer tout aussi justifiés les reproches qui leur sont adressés simultané­ ment de se révéler râleurs, revendicatifs, vindicatifs, voire allergiques à toute forme de discipline sociale. Et, comme ces deux critiques se trouvent être radicalement contradictoires, cela devrait suffire à décourager quicon­ que prétendrait en tirer des conclusions trop définitives et trop générales. 68

Il paraît infiniment plus raisonnable de se borner à examiner des cas particuliers comme les nôtres. Ils montrent que, si les torts sont souvent partagés, les Israéliens ne sont pas toujours eux-mêmes sans défaut. Tous ont leurs responsabilités, à commencer par la « sokhnouth » qui dépend du ministère de l’Immigration et de l’Intégration... *

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— La « sokhnouth » nous reçoit à coups de « knout » ! Cet amer jeu de mots entre le nom du service israélien chargé de l’accueil et celui de la cravache des anciens cavaliers russes que répètent volontiers les « olim » prouve combien le moment décisif de leur arrivée sur leur terre sacrée a pu être gâché. Simplement parce que cette administration, comme la plupart de ses pareilles (y compris la soviétique et la française) se montrait une bureaucratie pesante et aveugle, quand ce n’était pas malveillante. Bien que les témoignages doivent n’être accueillis qu’avec circonspection, tous affirment avoir attendu devant ses guichets entre quatre et vingt-quatre heures. Faute d’interprètes compétents en nombre suffisant, la plupart ont eu les plus grandes peines du monde à y faire connaître leurs desiderata, légitimes ou non. Faute de compréhension dans tous les sens du mot, beaucoup ont palabré entre trois heures et trois jours, sous des pressions et des brimades de toutes sortes, dans l’espoir d’obtenir satisfaction. Seul de tous nos témoins, Irmiya Isakov — pour une raison mystérieuse — a fini par avoir gain de cause. Venant de Moscou, les fonctionnaires prétendaient l’installer dans la banlieue de Tel-Aviv. En bataillant 69

toute une rude journée, il a arraché son logement en plein cœur de la ville. ** * Dans un certain nombre d’autres cas, les préposés semblaient faire profession de ne pas s’occuper du tout des immigrants qu’ils étaient supposés orienter. A David Megrebshvili, très pratiquant et qui serrait contre son cœur un lourd rouleau de textes sacrés, le « SeferTorah », symboliquement transporté depuis sa lointaine synagogue, ils ont sèchement suggéré : — Pose ça dans un coin et va plutôt casser la croûte avec tes copains ! — Mais... je ne peux pas : par terre, c’est trop sale ! — Alors, tu n’as qu’à rester comme ça jusqu’à l’avènement du Messie... Il est en effet « resté comme ça » pendant plus d’une journée. Très exactement jusqu’à ce que l’un de ses compagnons de voyage le persuade de renoncer à attendre que l’on s’intéresse à lui et l’entraîne pour l’héberger gratuitement à son propre domicile, avec son triste trophée. A Yakov Tsatsanashvili, les fonctionnaires se sont contentés de prêter une petite somme qu’il a acceptée, non sans objecter : — Merci ; mais, vous savez, je n’ai pas besoin d’ar­ gent pour le moment ; il me reste 450 dollars améri­ cains... — Ça ne fait rien ; prends-les quand même et signe ici. — Qu’est-ce que ça veut dire? Vous savez, je ne comprends pas un traître mot d’hébreu ! — On ne te demande pas de comprendre ; on te demande de signer... 70

— Mais je ne sais pas la langue ; ne pouvez-vous m’envoyer dans l’une de vos écoles spéciales ? — En « oulpan » ? Non : tu n’y as pas droit ! Signe là. — Pouvez-vous au moins m’attribuer un logement? — Q u’est-ce que tu veux encore? signe là, et vous aurez terminé... Pendant une journée et deux nuits, Yakov, sa femme, son bébé et sa mère malade ont attendu sur les banquet­ tes de l’aéroport qu’on leur dise où aller. Finalement, il a croisé dans le hall d’autres Géorgiens, installés depuis deux ans, qui lui ont suggéré de descendre à l’hôtel Akademya de Lod, où il se sentirait moins dépaysé. Il a pris un taxi pour y aller. Sans doute son compte rendu des faits est-il délibérément noirci ; sans doute les fonctionnaires décrits n’étaient-ils pas plus revêches ou obtus que ceux d’autres pays ; mais l’excès même de ses espoirs ne justifie-t-il pas celui de ses désillusions? Aliko Moshiashvili, débarqué entre deux patriarches géorgiens, raconte : — Les fonctionnaires nous ont reçus comme des chiens dans un jeu de quilles ; près de nous, il y avait deux vieilles femmes tellement désemparées que nous avons dû les empêcher de se pendre par le cou avec leurs ceintures aux lustres de l’aéroport... — On ne vous a rien proposé ? — Si, de l’argent, que j’ai naturellement refusé, puisqu’il me restait encore 100 dollars... — Et ensuite ? — Tout ça m’avait fait tourner la tête et donné mal au cœur ; j ’ai réclamé un médecin. — Il est venu ? — Non. Personne n’a même fait mine de se soucier de ce qui m’arrivait. Sauf un type qui passait par là et m’a 71

proposé d’appeler un docteur si je lui donnais de l’argent pour le faire. J’en étais bouleversé! Lui aussi a fini par être recueilli à Lod par un passant géorgien. Svetlana Levieva, qui avait accouché peu auparavant, s’est sentie mal dans l’atmosphère confinée du hall, jonché de réfugiés qui sommeillaient. Salomon, son époux, a aussitôt quémandé : — Nous aurions besoin d’un médecin, s’il vous plaît. — Tu as déjà choisi votre destination? — Non, mais... — Choisis et on t’enverra le toubib ! — Entre quoi et quoi peut-on choisir ? — Entre Kyriat Shmonah ou A rad... — Qu’est-ce que c’est ? Est-ce que c’est loin ? — Mais non ! Signe : c’est tout près. Au hasard, Salomon Leviev a opté pour Arad. Il se préparait ainsi à rencontrer bien d’autres désagréables surprises. *

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Peu empressés à trouver une destination pour ceux des « olim » qui n’ont pas de projets précis, les affidés de la « sokhnouth » paraissent en revanche tenir à contrarier les desiderata, réalistes ou non, de ceux qui en ont à exprimer. A Yossef Diouk, ils ont complaisamment posé la question : — Où veux-tu aller? — Euh... à Haïfa. — Pourquoi Haïfa ? — Parce que je suis peintre en bâtiment et que je trouverai certainement plus facilement du travail dans un grande ville ancienne... 72

— C’est complètement idiot : tu serais infiniment mieux placé à Tverah. — Où dites-vous ? — A Tverah, une cité nouvelle ! — Je ne sais même pas où c’est ; je préférerais vraiment Haïfa... La discussion pour le faire changer d’avis s’est prolon­ gée toute la journée. Vers le soir, l’équipe d’accueil s’est retirée en le plantant là, non sans avoir ramassé les boissons et les sandwiches réservés aux immigrants plus dociles. Le lendemain, tenaillé par la soif, la faim et le manque de sommeil, Yossef a tenté de forcer la porte d’un jeune rond-de-cuir, qui l’a expulsé par la main au collet. Lorsqu’une équipe fraîche s’est enfin présentée pour la relève, le vieil homme a supplié : — Laissez-nous au moins sortir d’ici ! Je ne vous demande plus rien d’autre ! — Non. Vous ne pourrez partir que pour aller là où nous avons des places pour vous... — Mais essayez donc de comprendre : j’ai toujours vécu dans une métropole ; alors, je ne pourrais jamais m’adapter dans une banlieue perdue... — Si ce n’est que ça, on peut te proposer Nazareth ! — Q u’est-ce que c’est ? C’est une vraie ville ? — Bien sûr! C’est tellement important que c’est connu dans le monde entier... On sourirait de cette boutade courtelinesque si le témoin ne la rapportait avec les larmes aux yeux. Ylia Sloutsky, escortant sa fille handicapée, avait de sérieuses raisons de réclamer : — Mes amis, je vous serais extrêmement reconnais­ sant d’étudier le plus rapidement possible ma situation... 73

— Pourquoi ? vous ne pouvez pas attendre votre tour, comme tout le monde ? — C’est que j ’arrive avec une enfant très malade. — Admettons. Qu’est-ce que vous voulez ? — Je désirerais m’installer avec ma famille à Haïfa, dans un logement disposant du maximum de confort sanitaire... — Vous aurez un appartement individuel à Kiryat Yad ! — A quel étage ? — Voyons... ce doit être au sixième. — Au sixième ? Mais vous ne tenez pas compte de ce que ma fille est totalement paralysée : il nous est très difficile de la déplacer ! — Ne vous tracassez pas : il y aura un ascenseur... Il aurait dû y en avoir un, en effet. *

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Excès de dirigisme, philosophie jacobine ou pure méchanceté ? Le principal souci des fonctionnaires de la « sokhnouth » semblait d’empêcher les familles d’immi­ grants de se réunir, voire de séparer celles qui arrivaient groupées. Ils n’auraient guère eu de mal à jouer ce mauvais tour à Fakir Yagoudayev, légèrement grisé par l’enthousiaste réception que lui avait réservé une déléga­ tion de Juifs boukhariens conduits à l’aéroport par un certain K olantarov, auquel le nouveau venu avait expliqué : — Il m’arrangerait bien d’être affecté dans un « ouipan » proche du domicile de mon frère, à Jérusalem... — Hélas, ils n’auront plus de place, là-bas ! — C’est très ennuyeux... — Mais ne t’en fais donc pas : l’endroit qu’on va t’attribuer n’est pas tellement éloigné de la capitale ! 74

— Bon. Je vous fais confiance pour régler ça au mieux à notre place. Apprenant qu’elle serait logée à Kiryat Bialik, alors que ses parents demeuraient loin de là, à Ashdot, Mina Stekolszik a entrepris de plaider avec quelque emphase : — Mes très chers, où m’envoyez-vous donc? Vous savez bien que je me trouve ici sur une terre étrangère pour moi ; la langue m’en est inconnue ; je suis seule ; je vous conjure de me prendre en pitié... — Q u’est-ce que vous voulez ? — Simplement un logement là où réside ma famille... — Vous n’avez pas l’embarras du choix ! — Pourquoi donc ? — Parce que nous allouons des maisons là où nous avons besoin de gens, et pas ailleurs ! — Vraiment ? C’est là votre dernier mot ? — Absolument ! Et vous devriez déjà vous estimer heureuse que nous vous casions là-bas... Clara Rosenthal aussi a tenté de fléchir ces petits despotes capricieux. Accueillie en fanfare par de jeunes porteurs de bouquets, elle avait trouvé la patience d’attendre durant de longues heures que s’effectue le contrôle tatillon du groupe de Géorgiens descendus du même avion qu’elle avec une théorie d’enfants encore en nourrice. Mais, comme sa propre fille avait fini par s’assoupir d’épuisement dans les bras de la grand-mère, elle s’était résignée à frapper à la porte d’un bureau où un responsable avait scruté ses papiers avant de l’interro­ ger en russe : — Quel métier faisiez-vous, là-bas ? — J ’étais infirmière diplômée... — Alors, vous avez le droit de suivre un « oulpan » ! 75

— Je sais. Ma tante m’a prévenue par lettre qu’il y en avait justement un tout près de chez elle, à Otlid. — Le vôtre est à Natanya ; mais ne vous tracassez pas pour ça : vous y serez hébergée. — Oui, mais... qu’allez-vous faire de mes parents? — Eux n’ont pas droit à 1’« oulpan » ! — Je m’en doute ; seulement, comme vous voyez, je suis seule avec mon enfant et j ’ai absolument besoin de mes parents pour la garder... — Il n’est pas possible de les mettre avec vous. — C’est bien pourquoi je vous priais de m’orienter plutôt sur Otlid ! — Pas question : il n’y a plus de place... — Vous voulez dire que vous me refusez ? — Nous vous acceptons ; mais n’importe où, sauf à Otlid ! — Je ne veux pas aller à Natanya... — Vous avez tort ; réfléchissez. — C’est tout réfléchi ! — Ecoutez, vous venez à peine de débarquer et voilà que déjà vous n’êtes pas contente ? — Essayez donc de réaliser que, tout simplement, je ne veux pas quitter mon... — Essayez de réaliser, vous, que nous ne sommes pas allés vous chercher ! — Comment ça ? — Parfaitement ! Vous devriez plutôt vous réjouir d’être chez nous, au lieu de commencer à rouspéter ! — Si vous le prenez sur ce ton, je ne vous demande plus rien ! A peine était-elle sortie du bureau pour retrouver sa fillette en larmes et ses parents âgés, transis de froid, que l’interprète qui avait assisté en silence à la conversation l’a rattrappée : — Je me mêle sûrement de ce qui ne me regarde pas, 76

mais je tenais à vous dire que, si vous ne demandez rien, ils ne vous donneront rien ; croyez-moi : je suis Letton, mais je commence à bien connaître ce pays ! — Puisque vous le connaissez, vous pouvez me ren­ seigner ? — Avec plaisir ! — Indiquez-moi je vous prie un endroit où mon père, qui est tailleur, pourrait trouver à gagner sa vie... — C’est très facile : demandez-leur donc qu’on vous mette à Migdal Haemek ! Un peu plus tard, quand le soi-disant responsable est sorti à son tour, il a jeté avec hauteur : — Alors ? Vous avez bien cogité ? Vous acceptez nos propositions, ou vous aimez mieux foutre le camp? — Ne vous fâchez pas... On me dit qu’il y a une localité qui s’appelle Migdal Haemek et qui serait parfaite pour le métier de mon père. Est-ce exact ? — Mais naturellement ! Où est-ce que vous vous croyez ? — Alors, nous sommes prêts à y aller... Qu’est-ce que vous avez à nous offrir, là-bas ? — Un superbe logement pour vous, et un autre pour vos parents. Je ne peux pas vous dire mieux ! — Et pour la langue, comment ferons-nous? — On va bientôt ouvrir un petit « oulpan » sur place : vous n’aurez qu’à vous y inscrire ! — C’est d’accord... Sur-le-champ, elle a perçu deux « todat oleh » — l’un pour elle, l’autre pour ses parents — et 100 livres de subsides par personne. Elle est sortie de l’aéroport à la recherche de sa tante, qui devait la guetter comme elle l’avait promis dans son dernier courrier. Dans des circonstances semblables, Siméon Kogan a voulu résister. Lui, avait demandé : 77

— Je voudrais habiter à côté de chez mon frère. — En aucun cas ! Nous vous enverrons du côté de Beershcba... — Je ne suis pas libre de choisir ? — Si ! Tout ce que vous voudrez, sauf chez votre frère ! — Dans ce cas... Je vais m’asseoir ici, et je n’en bougerai plus. — Vous pouvez rester là jusqu’à en crever, si ça vous amuse ; mais vous n’irez jamais chez votre frère ! Quelques heures plus tard, Siméon a abdiqué. Youri Chaoulov était d’autant moins enclin à faire des concessions qu’on l’avait reçu abruptement en lui ten­ dant un papier et en le prévenant : — Il faudra que tu présentes ça quand tu seras appelé au service militaire. — Bien. Et ça, qu’est-ce que c’est ? — C’est ton « todat oleh ». On va y inscrire qu’on vous verse 50 livres par adulte et 25 pour chaque enfant... — D ’accord. Et là, qu’est-ce que vous marquez? — Que tu vas partir au « kheder », à l’école primaire religieuse... — Mais vous venez d’inscrire mon frère pour 1’« ouipan » de Carmel ! — Ce n’est pas pareil : lui était ingénieur... — Mais nous vivions ensemble, en U.R.S.S.. Nous ne voulons surtout pas être séparés ! — Il faudra bien. — Certainement pas ! — Fais attention : ce sera ça, ou rien... Après six heures de refus, il s’est retrouvé seul sur le pavé. 78

Aaron Voloshen a connu presque la même mésaven­ ture quand les fonctionnaires l’ont questionné : — Quel âge as-tu ? — Vingt-sept ans... — Tu es d’accord pour faire ton service militaire ? — Peut-être... mais il me faut d’abord un logement et du travail ! — Ne t’en fais pas : on va t’intégrer dans un kibboutz. — Q u’est-ce que c’est que ça? Ecoutez, de toute façon, nous verrons ça plus tard : il faut d’abord que je rejoigne ma sœur, qui doit m’attendre... — Inutile : nous avons déjà contacté ta famille... — Tout le monde est d’accord pour que tu ailles en kibboutz ! — Je ne sais pas si je me suis bien expliqué ; il est indispensable que je gagne en priorité de quoi permettre à ma mère et à mes frères de me suivre jusqu’ici... — Tu ne veux pas faire ce qu’on te dit ? — Non, je... — Va-t-en au diable ! File où tu veux ! La sortie est par là... Roman Voskov, à son tour, a protesté : — En Union soviétique, nous vivions tous ensemble ; nous ne sommes pas venus jusqu’en Israël pour com­ mencer à nous séparer ! — L’essentiel, c’est que vous êtes venus chez nous, et pas le contraire ; alors... vous allez faire ce qu’on vous dira ! — Certainement pas ! Nous ne bougerons pas d’ici ! — Si vous faites des histoires, nous n’avons qu’à appeler la police ; et c’est en prison qu’elle se chargera de vous loger ! — Appelez donc qui vous voudrez ! Je réclame tout 79

bonnement un domicile pas trop éloigné du lieu où vit ma famille... — Vous ne l’aurez pas ! Vous habiterez là où nous le jugerons utile ! et nous jugerons utile de vous envoyer là où vous pourrez trouver du travail... — E t... mes parents? — Ils sont vieux et peuvent très bien rester ailleurs ! — Téléphonez au moins chez mes frères : vous verrez bien qu’ils sont d’accord pour nous garder tous sous le même toit ! — Non. Au terme de vingt-quatre heures d’affrontement, les bureaucrates se sont lassés : — C’est bon ; puisque vous ne voulez pas être raison­ nable, tirez-vous donc où il vous plaira ! — Je peux retrouver ma famille ? — Même retourner en Russie, si ça vous chante ! *** Pour être honnête, il faut admettre que les familles anciennement implantées ne reçoivent généralement pas mieux les « olim » que les agents de la « sokhnouth ». C’est ainsi que Fakir Yagoudayev reconnaît avoir été assez fraîchement accueilli au sortir de l’aéroport par son frère, qui s’inquiétait : — Ils t’ont donné un logement ? — Oui. Il paraît que ce n’est pas très loin de chez toi... — Où est-ce exactement? Comment ça s’appelle? — C’est un patelin nommé Arad... — Arad ? Mais... tu t’es fait avoir ! Il n’est pas permis d’être aussi idiot, ma parole ! Tu aurais quand même pu te renseigner convenablement : c’est un tout petit bled paumé dans le désert, bien plus loin que Beersheba! 80

Rien que pour venir me voir et rentrer ensuite chez toi, il te faudra compter une bonne journée ! — Excuse-moi, je ne savais pas... Même douche froide à l’apparition de Clara Rosen­ thal, que sa tante a hélée en glapissant : — Bon Dieu, ce n’est pas trop tôt ! Il est presque une heure du matin et je vous attends là dehors depuis un temps fou ! Q u’est:ce que vous avez donc fabriqué, jusqu’à présent? — Nous avons seulement attendu la réception cor­ diale des autorités que tu nous avais annoncée dans tes lettres, ma tante. — Eh bien, ils ne se sont pas pressés ! Où est-ce qu’ils vous envoient ? — A Migdal Haemek, je crois... — Ouh la la ! C’est une ville nouvelle sur la route de Nazareth, beaucoup plus loin d’ici que chez moi, à Haïfa ! — Alors ? Qu’est-ce que nous faisons ? — Nous allons être obligés de prendre un taxi. Après une interminable queue au milieu de la foule effarée et transie des Géorgiens, la tante a convaincu un chauffeur d’accomplir ce long parcours en pleine nuit. Les immigrants ne discernaient rien du paysage, dans l’obscurité, et devinaient seulement que le relief se faisait montagneux. Quant la fillette, effrayée, a fini par se calmer, c’est la grand-mère qui a fondu en larmes. Elle sanglotait encore, à 3 heures du matin, lorsque la voiture s’est arrêtée devant une bâtisse à peine achevée de Revah Kadesh, encore emplie de moellons et de gravats. Là, la tante s’est exclamée : — Eh bien, qu’est-ce que vous avez, à pleurnicher comme ça ? Regardez plutôt le somptueux appartement qu’ils vous ont offert ! Nous, en vingt-trois ans de séjour 81

ici, nous n’avons jamais pu en dégotter un qui soit d’à moitié aussi beau que celui-là ! — Mais où est-ce que nous allons coucher la gosse ? — Il n’y a qu’à la rouler dans des manteaux ! Allons, ne faites pas tant de chichis et payez plutôt le taxi ! — Combien ça fait ? — Je lui ai promis 100 livres... — Mais... c’est la moitié de ce qu’on nous a donné pour payer notre installation ! — Ce n’est pas cadeau, mais vous avez dû apporter de l’argent, non ? — Juste 437 dollars. — Vous aurez donc de quoi tenir... Dès l’aube, des permanents de la grande centrale syndicale Histadrouth — propriétaire de toute la ville — sont passés et ont demandé en yiddish que les nouveauxvenus remplissent et paraphent de grandes feuilles roses. Hershko, le vieux père, est sorti de sa morne prostration pour questionner la tante : — Qu’est-ce qu’il y a d’écrit, là-dessus ? — Je n’en sais rien ; je ne lis pas l’hébreu... — Mais enfin, c’est au sujet de quoi ? — C’est pour l’appartement ! Ne fais pas d ’embarras et signe, comme on te le dit ! — Mais je ne vais tout de même pas signer sans comprendre ? — Signe : c’est pour avoir l’électricité ! Sur cette assurance, tous ont signé sans le savoir un engagement formel à demeurer dans la cité en chantier. Puis la tante s’est éclipsée, sans laisser son adresse. Mina Stekolszik, arrivée seule à Kiriat Bialik, a connu le même genre de réception de la part de sa famille qui s’indignait devant sa mine déconfite : — De quoi diable vous plaignez-vous, tous? Quand 82

nous sommes venus, nous, il n’y avait encore rien du tout : ni baraques, ni eau, ni même de quoi manger; vous, vous trouvez tout ce qu’il vous faut et au-delà ! — C’était sûrement normal en 1948. Et vous n’aviez pas vécu beaucoup mieux auparavant... — Tu ferais mieux de te dépêcher de faire venir tes enfants, pour qu’ils profitent de tout ça. — Je ne sais plus si je vais leur conseiller de venir... — Ça, c’est la meilleure ! Et pourquoi donc? — Parce que je crois qu’ils sont bien mieux là où ils sont ! Parvenu lui aussi par ses propres moyens à Haïfa, Aaron Voloshen a rendu visite aux trois sœurs et au frère de sa mère, installés là depuis une quarantaine d’années. Ils lui ont appris : — Tu sais, nous ne sommes pas riches ; mais ta grandmère, en mourant, nous a laissé un peu d’argent pour ta mère... — C’est le Ciel qui a voulu ça : maman va être très soulagée de le recevoir ! — Pas si vite ! Elle n’aura ce pognon que lorsqu’elle sera là... — Mais... c’est maintenant, qu’elle en a besoin : pour venir, justement ! — Pas question, mon garçon. — Si je comprends bien, vous ne voulez rien donner ? — Mais si ! Voilà 100 livres pour te dépanner... D ’un geste magnanime, l’oncle a tendu l’équivalent de quelques dizaines de francs. Pour Aaron comme pour les autres futurs parias de Vienne, le séjour sur la Terre promise avait commencé par une sévère douche froide. Du moins est-ce l’impression qu’ils avaient ressentie, même s’ils l’ont quelque peu exagérée, et qu’elle ne soit pas tout à fait fondée. Il paraît que des efforts 83

considérables ont été entrepris depuis lors pour amélio­ rer l’accueil de leurs successeurs. Pour eux, les choses avaient mal commencé. Et le plus pénible leur restait à découvrir...

CHAPITRE QUATRIÈME

« WESTERN-KASHER » Tout ne va pas pour le mieux dans le « meilleur des paradis sionistes possibles », même si les parias de V ienne reconnaissent aux carences du jeune Etat d’Israël plus d’une excuse. Le premier grief qu’émettent même ceux venus des régions les plus méridionales d’Union soviétique, et installés à l’extrême nord du pays, concerne un facteur incontrôlable : le climat. David Megrebshvili regrette « qu’il règne partout une chaleur épouvantable » alors que Siméon Kogan constate que « presque partout, il faudrait ajouter l’air conditionné ». Quant à la vieille Sara Mataieva, elle rapporte ses épreuves en tadjik : — Pendant près d’un an, je n’ai quasiment pas pu mettre le nez dehors, tant les trottoirs en ciment me brûlaient la plante des pieds ! La température semble naturellement encore plus difficile à supporter pour ceux qui travaillent : ainsi Clara Voskova, qui relevait couramment jusqu’à 45° C à l’ombre pendant la pause de midi, souffrait de devoir accomplir — pour rentrer chez elle — un trajet en autobus par une telle canicule, trajet qui lui semblait interminable, avant de s’effondrer à la maison. Yossef Diouk, coiffé d’un mouchoir mouillé pour enduire de 85

peinture des planches, en plein soleil, se plaignait chaque matin de lancinantes migraines... Moins naturel, le deuxième « fléau » fréquemment dénoncé concerne l’état de guerre endémique du pays. Venus entre les deux célèbres conflits, dits « des six jours » (en 1967) et « du Kippour » (en 1973) la plupart des « olim » n’étaient en effet dispensés de l’appel sous les drapeaux qu’en raison de leur grand âge ou de leur trop récente immigration. Aaron Voloshen s’est même engagé volontairement : — Je me suis battu de mon mieux pour défendre la patrie juive, mais j ’ai été blessé sur le Golan et capturé par les Syriens. Je n’en suis rentré qu’au bout d’un mois et avec seulement 29 des 40 copains de ma section. Nous sommes restés trois semaines à l’hôpital et le Premier ministre, Mme Golda Meïr, est venue nous féliciter, nous remettre la médaille commémorative de la campagne du Yom-Kippour et m’a promis une pension de 400 livres... Quelques autres, comme Fakir Yagoudayev, ont servi à l’arrière, à titre civil : — Comme tous les jeunes étaient mobilisés et qu’il restait peu de voitures et de chauffeurs, j’ai dû travailler jusqu’à quarante heures d’affilée pour transporter le matériel et le ravitaillement des troupes. Mon convoyeur était forcé de me gifler de temps à autre pour me tenir éveillé ; c’était vraiment affreux ! Beaucoup, réduits à un rôle passif, ont simplement découvert cette expérience avec horreur, comme l’a vécue Salomon Leviev : — Nous subissions des alertes presque continuelles et vivions constamment dans la terreur : c’était tellement atroce que ma pauvre vieille mère a failli en perdre la tête... 86

— On a pourtant beaucoup vanté le sang-froid de la population israélienne en cette circonstance ? — Je ne le nie pas ! Il faut dire ce qui est et admettre que les gens, autour de nous, n’avaient pas du tout l’air de s’affoler. Ils étaient vraiment très courageux et se sont souvent conduits en authentiques héros. Les anciens, mieux préparés à faire face à de tels événements par leurs malheurs passés manifestent néan­ moins leur colère à la manière de Mara Chaoulova : — S’ils avaient convoqué mon mari, je vous garantis qu’il n’y serait pas allé ! Non pas parce que nous sommes des lâches : nous avons connu bien pire en U.R.S.S. à l’époque des Allemands ! Mais il s’agissait alors d’un combat de libération contre l’envahisseur nazi, pas d’une agression caractérisée contre un autre peuple, dont le seul crime est d’oser réclamer comme nous-mêmes le droit à une patrie ! Le troisième reproche souvent entendu relève de l’économie. Les autorités israéliennes n’en contestent nullement le bien-fondé, puisque l’ambassadeur en Autriche est le premier à admettre : « La situation de notre Etat n’est pas très brillante. » Tous les « olim », comme Clara Rosenthal et Siméon Kogan, ont été impressionnés par l’importance du chômage, l’anarchie des conditions de travail, la fréquence des grèves, l’escalade vertigineuse de l’inflation. *** Ces dures conditions de survie engendrent ou entre­ tiennent des mœurs de pionniers dont la rudesse n’est pas sans évoquer celle des anciens immigrants à la conquête du « Far-West » américain. Il faut une sensibi­ lité mystique (ou mythique) exceptionnelle pour s’accli87

mater à cette sorte de « Westem-kasher » permanent. Venus d’un univers qui se pique au contraire d’être policé, si ce n’est policier, les Soviétiques rencontrés sont en particulier unanimes à se scandaliser de la dégradation de l’environnem ent et des re la tio n s humaines. Le cadre urbain est le premier critiqué, en particulier par Youri Chaoulov qui observe : — Les rues sont absolument dégueulasses ; passezmoi le mot, parce que je n’en trouve décidément pas de mieux approprié ! Il faut voir en particulier la place centrale de Tel-Aviv : c’est un véritable « hefker », un dépotoir ! Le sol y est recouvert d’une couche d’immon­ dices qui dépasse quinze centimètres d’épaisseur et qui grouille littéralement de mouches et de cafards... Irmiya Isakov renchérit : — Les marchés (ou les souks, si vous préférez) sont répugnants à force d’être jonchés de détritus balancés pêle-mêle, sans le moindre souci de l’hygiène la plus élémentaire... Et vous y voyez évoluer, très à l’aise au milieu de tout ce fumier, des garçonnets et des jeunes filles aux mains dans les poches et les cigarettes au bec ! Les autobus sont l’objet de réquisitoires encore plus sévères, puisqu’Irmiya poursuit : — Les jeunes fument aussi dans les transports en commun, vautrés sur leurs sièges avec les pieds sur les épaules des voisins... L’évolution vers l’égalité non seulement des sexes mais des générations a définitivement démodé l’usage de céder sa place aux dames et aux personnes âgées. Exaspéré par l’indifférence à autrui que traduit cette attitude. Salomon Leviev s’est un jour laissé aller à tancer un adolescent : 88

— Tu ne vois pas que ma femme reste debout à côté de toi ? Lève-toi donc et laisse-la s’asseoir ! — Pourquoi ? J’ai payé ma place, tout comme elle, et je suis monté avant elle ; je ne vois pas pourquoi je devrais lui en faire cadeau ! Les cinémas, si l’on en croit ceux qui y sont entrés, ajouteraient aux désordres de Capharnaüm ceux de Sodome et Gomorrhe. Salomon continue à leur sujet : — Des gens flanquent leurs pieds sur les dossiers, parlent tout haut, chantent à tue-tête, fument comme des pompiers, balancent leurs mégots, leurs canettes vides et leurs crachats, sans se préoccuper de savoir où ils retombent... Fakir Yagoudayev s’offusque de même : — Une fois où j’avais eu la malencontreuse inspira­ tion de vouloir sortir ma fille, nous nous sommes trouvés au milieu d’un véritable cloaque, où les spectateurs copulaient dans tous les coins ! Nous en avons été réduits à nous enfuir... Ce récit, dont il est difficile de ne pas soupçonner l’exagération, s’étend de la salle à l’écran. Car aucun de nos témoins n’est davantage indulgent à l’endroit des films présentés. Siméon Kogan prétend en particulier : — Tout ce qu’ils savent montrer, ce sont des navets, des westerns, des karatés ou des pornos ; ce n’est jamais que de la propagande américaine en faveur de la violence et de la corruption ! Clara Rosenthal raconte également avoir quitté la salle lors d’une telle séance : — On y exhibait la vie d’une prostituée avec je ne sais combien de gars. Je suis sortie dès le début, mais la salle était bondée d’enfants qui, eux, sont restés! Sans doute est-il difficile de partager son indignation 89

vertueuse lorsque l’on constate que celle-ci ne diminue guère pour préciser : — On voyait même un accouchement... vous vous rendez compte ? Un cauchemar ! J ’ai plus de trente ans et j’ai eu moi-même une enfant en U.R.S.S. ; mais je n’avais jamais assisté à des choses pareilles ! Rappelons, pour mieux mesurer l’étendue de sa pruderie, qu’elle est infirmière de profession. La criminalité constitue un autre sujet de réprobation. Dès son arrivée, Fakir Yagoudayev a acheté le quotidien israélien en langue russe Nasha Strana et a déclaré à son épouse en le parcourant des yeux : — Ma pauvre, où sommes-nous donc tombés? Mais... c’est la chienlit ! Il y trouvait en effet les récits circonstanciés d’agres­ sions, de vols et de viols qui sont beaucoup moins mis en vedette dans les colonnes de la presse soviétique. Quant à Mina Stekolszik, elle en a personnellement connu des cas : — Pendant que les parents d’une de mes amies allaient rendre visite à leur famille pour célébrer ensem­ ble les fêtes de Rosh-Hashanah, le Nouvel An juif, des voyous ont dévalisé leur maison de tout ce qu’elle contenait ! Et mon amie elle-même a été cambriolée à trois reprises quand elle s’est installée quelque temps chez une tante pour porter le deuil de sa mère. Ces genslà ne respectent décidément rien ! Emises par des « olim » bien souvent pratiquants, on pourrait croire que ces remarques rendent surtout compte de leur stupéfaction devant l’abandon des tradi­ tions religieuses. Mina enchaîne en effet aussitôt : — Même au lendemain de la guerre, quand tant de 90

sang innocent venait d’être versé et que je suis allée prier à la synagogue avec ma sœur, j’ai constaté que les hommes, les femmes, les enfants, tout le monde fumait et roulait en voiture ! Mais la sourcilleuse Clara Rosenthal proteste au contraire : — Que ceux qui sont croyants ne circulent pas le samedi, je trouve que c’est leur droit le plus strict ; mais il me paraît monstrueux qu’ils se permettent de lapider les voitures de ceux qui n’ont pas la foi... En fait, pornographie, prostitution et criminalité ne choquent leur éducation relativement puritaine que dans la mesure où ils les voient librement affichées. Nul d’entre eux ne songe à soutenir que ces phénomènes millénaires ont disparu de la société soviétique. Mais ils se satisfont de les y savoir plus clandestins, à la fois plus cachés et peut-être davantage pourchassés. Leur réaction contraste avec la célèbre boutade prêtée au général Moshe Dayan : « Nous autres juifs d’Israël avons désormais des bandits et des putains ; c’est bien la preuve que nous sommes devenus un peuple comme tous les autres ! » La logique de cette formule devrait hélas être poussée plus loin puisque l’Etat juif, fondé par tant de rescapés du nazisme, n’échappe désormais pas plus que les autres à ces tares que sont le racisme et la xénophobie. *♦* Les Arabes sont évidemment les tout premiers à faire les frais du jeune chauvinisme national israélien. Les immigrants soviétiques s’en déclarent d’autant plus bles­ sés que beaucoup d’entre eux affirment avoir vécu, en U.R.S.S., aux côtés de communautés musulmanes 91

« dans une fraternelle harmonie ». En Israël même, beaucoup maintiennent avoir conservé les meilleurs relations avec des Arabes. Ainsi de Fakir Yagoudayev, qui rougit d’avouer avoir exploité un convoyeur musulman, auquel il reversait seulement 70 livres sur les 200 que lui rapportait en moyenne chacun de leurs déménagements. De cet adjoint qui l’a soutenu jusque pendant la guerre menée contre ses frères, il rapporte : — Comme la majorité de ses coreligionnaires que j’ai rencontrés, il était très affable, humain et travailleur, toujours prêt à rendre service. Nous nous sommes liés d’une précieuse amitié et je suis souvent intervenu auprès de notre patron commun pour qu’il obtienne son dû. J’évitais seulement, et avec soin, de parler politique avec lui, même si j ’étais au fond du cœur avec les siens... Selon Fakir et bien d’autres, cette commune hostilité aux Arabes forme le seul ciment entre des minorités juives d’origines géographiques différentes et, par ail­ leurs, profondément antagonistes. Elles se séparent d’abord entre « ashkenazim » de souche européenne et « sephardim » de tradition nord-africaine ou orientale. Les juifs du premier groupe réunissent la même unani­ mité qu’au détriment des Arabes pour s’opposer à la minorité des « pieds-noirs » rapatriés d’Algérie et au fort contingent d’immigrants marocains, qu’ils englobent en yiddish sous l’épithète de « schwartz », dans le sens de « négros ». Rien d’étonnant à ce que plus d’un millier de ces der­ niers aient répondu favorablement aux pressantes invites du roi du Maroc et de l’Organisation de libération de la Palestine en retournant au Maghreb. Car ils étaient soumis en Israël à de constantes vexations. Fakir se souvient en particulier de l’un d’entre eux que leur 92

patron laissait volontairement des journées entières sans activité ; lui, était intervenu auprès de l’employeur : — Ce garçon vient tout juste de se marier, il a besoin de gagner l’argent du ménage ; donne-lui donc quelque chose à faire ! — Toi, mêle-toi de tes oignons : c’est mon affaire ! Lors de la dernière reprise des hostilités au ProcheOrient, ce jeune homme a été tué au front et une délégation d ’employés est allée reprocher à leur patron : — Tu n’as jamais voulu lui donner de quoi vivre, alors que lui, il n’a pas hésité à donner sa vie pour toi ! Cette attitude a développé, parmi les « sephardim », les thèses extrémistes du groupe terroriste qui s’affuble ironiquement du titre de « Panthères noires », en réfé­ rence à l’organisation américaine du même nom. Clara Rosenthal, qui n’éprouvait que de la sympathie pour ces gens, en a vécu de tragiques conséquences le jour où elle a organisé une grande fête publique sous le prétexte du Yom-Kippour. Rompant avec la coutume d’austérité et de recueillement requise en cette circonstance, elle avait délibérément invité des musiciens, dont les premiers arpèges ont attiré des jeunes gens qui sont venus frapper à la porte de la salle en hurlant : — Ouvrez-nous ! On veut être de la fête, nous aussi ! — Ne leur cédez pas, Clara : ce sont des Marocains ! — Hé bien, justement ! C’est le moment où jamais de nous rapprocher d’eux ; pourquoi ne pas les laisser entrer ? — Vous prenez un gros risque... En effet, à peine admis, les nouveaux venus ont joué les trouble-fêtes et cherché la bagarre. Ils ont insulté tout le monde, cassé des bouteilles et se sont précipités sur une jeune femme pour la violenter. Comme un soldat en 93

permission s’interposait, un voyou en congé de prison l’a étranglé. La mère du jeune militaire a aussitôt pris la tête d’une manifestation en direction de la mairie, brandissant les états de service de son fils et criant alternativement en russe, en yiddish et en hébreu : — Regardez qui vous avez assassiné ! Pourquoi l’avez-vous assassiné ? — Stop ! Arrêtez-vous sur-le-champ ou je tire dans le tas! Cette incroyable intervention du rabbin local, surgi sur le seuil de sa synagogue en plein jour de recueille­ ment avec un fusil à la main, n’aurait pas contribué à ramener le calme. Un général aussitôt dépêché de Jérusalem à la tête d’une commission d ’enquête se serait montré plus habile. Il aurait écouté la vieille mère, entourée d’une délégation des manifestants, avant de leur dire : — Q u’est-ce que vous attendez de cette démonstra­ tion brutale ? Rentrez plutôt tranquillement chez vous ; nous vous promettons en échange de faire toute la lumière sur cette affaire et d’infliger aux coupables un châtiment exemplaire ! Dès lors, un climat de guerre civile s’était instauré dans la cité nouvelle, où les anciens Marocains domi­ naient par le nombre. Clara n’osait plus rentrer de son travail sans se faire escorter par le fils d’une voisine, laquelle les guettait chaque soir en tremblant, de crainte qu’il ne leur arrive malheur. Sur leur passage, des adolescents exhibaient en effet leurs couteaux en conseillant : — Préparez vos vêtements noirs ; bientôt, tous ceux d’entre vous qui survivront devront porter le deuil ! Cependant, la télévision nationale consacrait à ce grave incident une émission spéciale. Les Juifs russes s’y 94

entendaient exhorter à la patience et à l’apaisement. Mais Clara suffoque encore aujourd’hui : — Comment avaient-ils l’audace de nous sommer de passer l’éponge sur ce qui venait de se produire ? Alors que, justement, si de telles choses avaient pu avoir lieu, c’était surtout parce que les méthodes des services officiels contribuaient à monter les Marocains contre les autres intrus ! Au sein même du groupe des « ashkenazim », les tensions sont à peine moins vives. En premier lieu, la petite minorité d’origine allemande tend désormais à se réinstaller en République fédérale pour déjouer les inimitiés que lui vaut sa relative prospérité : — Tous les autres sont d’accord avec les « sephardim », remarque Siméon Kogan, pour détester les Juifs allemands ! — Mais les Allemands ne sont pas les derniers d’accord avec les Roumains, note Yossef Diouk, pour haïr les Juifs polonais ! — De toute façon, tous sont toujours prêts à se remettre tous ensemble, souligne Youri Chaoulov, pour nous envoyer au diable, nous, les Juifs de l’Est ! *** Les Juifs venus d’Union soviétique ont constitué en Israël même une association qui tient périodiquement d’orageux congrès pour rendre publiques les difficultés de leur « klitah », leur intégration. Tous rapportent être victimes de brimades et d’insultes dont la liste nous a paru trop longue et parfois trop méprisable pour mériter d ’être intégralement reproduite ici. Les injures vont du banal « khamor » (espèce d’âne) lancé à Roman Khoudaidatov, en passant par les « goyim » et « goyki » 95

(étrangers, étrangères) essuyés par Youri Chaoulov et Mina Stekolszik, jusqu’aux « Russkyi » (Ruskof) et « Kagébistes » (agents du K.G.B., le service d ’espion­ nage soviétique) entendus par Yakov Tsatsanashvili et Youri Chaoulov. Ces qualificatifs retentissent d’abord dans la rue. Ainsi, Roman et Isak Voskov ont-ils cessé d’employer leur langue maternelle à l’extérieur le jour où une passante les a fustigés d’un sonore : — Ihr zent russishe khazerim ! Espèces de cochons russes ! Clara Rosenthal ne s’est jamais sentie aussi mortifiée que ce jour où un garçonnet de sept ans a crié devant elle, et à sa propre fille : — Russith lo tov ! Russes pas bons ! Russith tzarikh kakha ! Russes égale merdes ! L’hostilité aux Soviétiques se manifeste dès l’enfance. Clara l’a vérifié lorsque sa fillette est rentrée plusieurs fois de suite en pleurant : — Je ne veux plus retourner à l’école ! — Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? — Les autres enfants sont méchants avec moi ! — Allons, Taniachka, je t’en prie : ne commence pas à faire des histoires, tu ne dois pas être la dernière à chahuter ni à taquiner... Comme la scène se reproduisait, la maman a fini par soupirer : — Q u’est-ce qu’il y a encore, cette fois-ci? — Ce n’est pas la peine que je te le dise : tu ne me crois jamais ! — Mais si, je te crois ; ce sont encore ces histoires d’école ? — Oui. Fais çe que tu veux, mais moi, je n’irai plus ! — Q u’est-ce qu’ils te font donc de si terrible ? — Ils me tirent les cheveux. Ils me donnent des coups 96

de cartable sur la tête. Ils me jettent des pierres. Ils me traitent de « sale Russe ». Ils me disent de retourner dans mon pays... A bout de patience, Clara s’est rendue à l’école. Malgré les vertueuses dénégations du directeur, elle a exigé qu’il l’accompagne auprès de l’institutrice. Celleci, informée des doléances de l’enfant, a protesté : — Mais bien sûr que non ! Il ne se passe rien de semblable dans notre classe ! — Vous en êtes certaine ? — Absolument ! Taniachka, si tu avais à te plaindre, pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ? — Comment ça, que je n’en ai pas parlé? Mais je vous l’ai répété tous les jours ! — Je te promets que ça ne se reproduira plus jamais, mon petit ! N’est-ce pas, mademoiselle, vous y veillerez ? Vous avez notre parole que nous ferons attention, madame... Devant l’évident embarras de l’institutrice, c’était le directeur qui avait dû intervenir. Il avait mis le holà aux mauvais traitements de la classe. Mais ce ne devait être qu’une trêve... Dans le voisinage et sur les lieux de travail, le racisme s’exprime de manière encore moins ambiguë. Yakov Tsatsanashvili, chauffeur à l’aéroport de Lod, était constamment en butte aux railleries de ses collègues : — Hé, Popof ! sais-tu au moins ce que c’est qu’une tomate ? — Dis donc, bolchevique ! tu l’aimes, le goût de notre pain? A Fakir Yagoudayev, son futur employeur, un Juif hongrois du nom de Daty, avait commencé par tonitruer : — Ici, nous ne voulons pas de chauffeurs russes ! 97

— Pourquoi ? Est-ce que nous ne travaillons pas plutôt mieux que les autres ? — La question n’est pas là ! On n’aime pas les négros, c’est tout... L’allusion aux origines sepharades d’Asie centrale de Fakir était aussi claire que sa peau était mate. Finale­ ment embauché, malgré ce préjugé, il devait être froidement traité par son premier client, qui s’étonnait : — Tu es Juif, toi? — Bien sûr ! — Tu as plutôt l’air d’un Arabe ! D ’où est-ce que tu sors? — Je viens d’Asie centrale, d’Union soviétique ; je suis Boukharien d’origine, mais tout aussi Juif qu’un autre... — Oh... non! Vous n’êtes pas Juifs comme nous. — Dans ce cas, tu n’as qu’à me payer ce que tu me dois et descendre de voiture : je ne veux plus travailler avec un salaud comme toi ! — A h... tu vois : il y a quand même une différence entre toi et un Arabe ! Une autre fois, un certain Schlesinger avait retenu sa voiture en garantissant 400 livres, pour que Fakir conduise 12 personnes, entre le vendredi et le samedi soir, de Haïfa à Jérusalem. Il s’est présenté à l’heure dite mais à la tête d’une escouade de 16 hommes. Aussi, Fakir a-t-il objecté : — Vous êtes trop nombreux pour que je vous conduise tous en une seule fois : je n’ai pas de permis de transport en commun... — Ferme-la, sale Ruskof ! je te paye ; alors, tu prends ton volant et tu nous emmènes sans discuter ! A contrecœur. Fakir a cédé. Parvenus à destination, ses clients l’ont abandonné sans se soucier de son gîte ni de son couvert, dans une ville où tous les commerces 98

étaient déjà fermés. Heureusement, il est passé un jeune soldat géorgien qui s’est inquiété : — Q u’est-ce que tu attends là, toi ? — Je suis bien embêté : mes clients viennent de me laisser tomber sans casse-croûte, ni où coucher... — Tu n’as qu’à venir à la maison : il y a toujours du saucisson, de la vodka et un lit pour les amis ! Le lendemain, Schlesinger reparaît peu avant minuit et Fakir le prévient : — Il est largement temps de repartir... — Tu partiras quand on te le dira et pas avant ! — Mais... — Inutile de la ramener : j ’ai téléphoné à ton chef et il est d’accord ! Ce n’est donc qu’aux alentours de 3 heures du matin que Fakir le dépose devant chez lui en demandant : — Q u’est-ce que vous m’offrez pour les heures sup­ plémentaires ? — Rien. — Mais j ’ai besoin de cet argent tout de suite ! — Ça m’est égal : je payerai directement à ton chef... Finalement, cet odieux client a refusé de régler le moindre supplément. Ce qui ne l’a pas gêné pour repasser quelques jours plus tard, ni pour ordonner à Fakir : — J ’ai besoin d’une voiture avec chauffeur; viens avec moi ! — Pas question ! — Pourquoi ça? — Parce que j ’ai décidé que je n’irai pas ! — C’est ce qu’on va voir tout de suite avec ton patron... Daty, l’employeur, s’en est en effet aussitôt mêlé, conjurant : — Allons, sois chic : c’est un client important et je 99

n’ai personne d’autre que toi sous la main ; tu ne peux pas me laisser en carafe ! — C’est bon, j’y vais... Une fois parvenus à pied d’œuvre, le client a enjoint : — Allons, espèce de sale Géorgien, charge-moi ces tiroirs ! — Non. — Quoi ? Voyou, va ! Tu vas les prendre tout de suite ! — A n i lo rotzé; je ne veux pas... — Rouskii! Rouskii khâmor! Espèce d ’âne bâté russe ! — Atah, khâmor : c’est toi, l’âne ! Ne compte pas sur moi ! Fakir est reparti aussitôt. De retour au bureau, il a prévenu son patron : — Ce type-là m’a encore injurié ; je ne veux plus travailler avec des gens comme lui ; si tu tiens à les garder, tu te passeras de moi ! — Allons, ne dis pas des choses que tu ne penses pas... Le lendemain, il téléphonait à Fakir pour lui proposer un nouveau chargement. Moyennant 800 livres, le Boukharien a ravalé sa rancœur. David Megrebshvili a vécu à peu de chose près les mêmes expériences. Ses contremaîtres le harcelaient : — Ne pose pas ces tiroirs ici ! mets-les là ! — Mais... ça n’a aucune importance... — Ferme-la et fais ce qu’on te dit, salopard de Géorgien ! Siméon Kogan, engagé comme magasinier et vendeur par des Marocains dans un « moshav » (une ferme collective) s’est entendu remercier au bout d’un mois. Il a demandé : 100

— Pourquoi ne me gardez-vous pas? Je ne fais pas l’affaire ? — Si, très bien ; mais tu es un Juif blanc de Russie ; il vaut mieux que tu rentres chez toi ! Au bout du compte, comme partout, ces vexations débouchaient tôt ou tard, comme à l’encontre de Salo­ mon Leviev, sur les inéluctables : — Tilekh barussiya, Boukhara ! Retourne en Russie, vaurien de Boukharien ! On ne vous a pas appelés... On n’a pas besoin de vous, ici... Fichez le camp dans votre sale pays, plutôt que de manger notre bon pain... *

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Pour expliquer l’ostracisme dont ils ont été victimes et, plus généralement, la rudesse des mœurs ou la sécheresse des cœurs qui les ont choqués en Israël, tous les parias de Vienne utilisent le même mot, celui d’ « inculture ». Dans leurs bouches, ce terme semble d’abord s’entendre dans le sens où il est compris en Occident. C’est ainsi que Siméon Kogan assortit le récit de ses déboires de la constatation désabusée : — Que voulez-vous attendre de mieux de la part de gens qui ne s’intéressent absolument pas à la musique symphonique, encore moins à l’opéra ni même au théâtre ? Ce vocable recouvre plus largement toute forme d’éducation. Clara Rosenthal l’a démontré en évoquant à son propos la consternation qu’elle a éprouvée quand sa fille lui a rapporté : — Tu sais, maman, en classe, il y a des garçons qui se baladent presque tout le temps ! — Vraiment ? Mais ils lèvent tout de même d’abord la main, pour demander la permission ? 101

— Pas du tout ! Et il y en a même d’autres qui mangent en plein milieu des cours ! A la première réunion des parents d’élèves, Clara n’a pas tardé à interpeller les instituteurs sur ce point : — D ’après ce que j’apprends, il s’en passe de belles, pendant les heures de classe ! Les enfants ont vraiment l’air de faire tout ce qui leur chante. Pourquoi est-ce que vous tolérez de semblables débordements ? — Madame, il ne faut pas rester vieux jeu ! Si nous voulons élever des enfants adaptés aux réalités du monde où nous vivons, il nous faut supprimer les barrières d’âges et de générations qui nous séparent d’eux et les traiter sur un pied de complète égalité ; surtout dans un pays en guerre... — Parce que vous croyez que c’est comme ça que vous en ferez des hommes et des combattants ? C’est la démocratie que vous voulez leur inculquer, ou c’est l’anarchie ? Pour sa part, elle considère ce libéralisme comme du laxisme et va jusqu’à lui prêter un sens politique discutable : — Personne ne se préoccupe sincèrement de l’éduca­ tion intellectuelle et morale des jeunes, parce que le capitalisme n’a jamais eu besoin d’hommes qui soient d’authentiques êtres humains ; il lui faut des consomma­ teurs qui lui rapportent de l’argent et des esclaves qui ne sachent que travailler, rester à tout jamais des subalter­ nes, le savoir et l’accepter pour mieux se laisser exploiter... Siméon Kogan élève cette même phraséologie, typi­ quement communiste, au plan de la géopolitique, en constatant : — En vertu de l’adage « dis-moi qui tu fréquentes et je te dirai qui tu es », force est d’observer que les 102

meilleurs, voire les seuls amis actuels des Israéliens sont les anciens nazis allemands et les racistes sud-africains ! Certains analysent la situation de manière moins générale et, du même coup, plus pertinente. Ainsi de Fakir Yagoudayev qui l’explique par une vulgaire jalou­ sie des « vatikim ». Il l’illustre en racontant comment un préposé de la poste a toisé la voiture d’occasion qu’il venait d’acheter à crédit et qu’il avait laissée devant la porte, ce qui a fait s’écrier le postier : — Oui est-ce qui t’a encore fait cadeau de ça, Popov ? C’est Golda ou c’est Dayan ? — Je ne comprends pas du tout ce que vous voulez dire, monsieur. — Allez, pas de chiqué avec moi ! Je suis venu de Russie longtemps avant toi ; alors, je suis bien placé pour savoir que si vous roulez carrosse, ici, c’est parce que Golda Meïr vous sert de maman et Moshe Dayan vous tient lieu de papa ; parce qu’ils sont Russes aussi, ils vous donnent tout à l’œil : logements, bagnoles, et tout le saint-frusquin ! Salomon Leviev renchérit sur ce thème : — Les gens qui vivent en Israël depuis de longues années n’ont souvent pas encore de logement à eux ni le moindre confort ; alors, ils envient d’autant plus les avantages qui nous sont consentis qu’ils gardent une idée fausse ou dépassée de notre niveau de vie en U.R.S.S... Il ne faut pas oublier qu’Israël vient seulement d’avoir trente ans et que le pays reste bien trop jeune pour absorber tous les immigrants que réclame son gouverne­ ment. Selon cet éclairage, l’Etat juif aurait tout bonnement « les yeux plus gros que le ventre » et souffrirait en conséquence d’une indigestion chronique d’ « olim ». Mais ce décalage entre les désirs sionistes et les réalités israéliennes peut-il s’expliquer par la seule obsession de 103

la propagande ? Clara Rosenthal est la seule à lui trouver une cause plus profonde : — Si les dirigeants persistent en dépit du bon sens à amplifier la propagande en faveur du « Grand retour », c’est moins pour des raisons véritablement économiques, politiques ou humanitaires qu’au nom de sordides calculs financiers : les magnats de la diaspora américaine ne subventionnent l’Etat hébreu qu’en fonction du nombre des nouveaux immigrants venus y transpirer et y risquer leur peau à leur place. Les anciens ont parfaitement raison de se plaindre que nous pesions sur le marché de la main-d’œuvre et sur le cours des prix sans réelle justification sociale : ils ignorent seulement que nous intéressons leurs gouvernants au premier chef comme source potentielle de devises fortes. En Israël, les Juifs de l’Est sont comme les « âmes mortes » ressuscitées par un percepteur, dans un célèbre roman de Gogol... La formule est belle. Plus belle encore que schémati­ que, et trop belle pour ne pas faire réfléchir : en fait, les Israéliens n’ont jamais cherché à dissimuler que leur politique exigeait autant d’hommes que d’argent ; peuton sincèrement les tenir pour responsables de ne trouver les premiers qu’en Europe centrale et le second seule­ ment en Amérique ? Les sionistes conséquents avec euxmêmes sont-ils aussi rares à l’Ouest que les fonds à l’Est?

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CHAPITRE CINQUIÈME

LE RÈGNE DU PISTON — Vous vous plaignez que les anciens ne vous aiment pas ; mais je constate surtout que c’est vous qui n’aimez pas les anciens ! Cette cinglante réplique, lancée en 1973 de la tribune d’un congrès exprimant les doléances des immigrants soviétiques, émanait de M"“ Golda Meïr. Elle n’hésitait pas ainsi à accréditer la thèse selon laquelle les « olim » qui n’auraient pu s’intégrer au sein de la société sioniste ne devraient s’en prendre qu’à eux-mêmes. On imagine aisément la réaction des Occidentaux si les autorités de l’Est dressaient un tel procès aux Juifs de là-bas. La réalité apparaît plus nuancée. Mal reçus, tant par l’administration que par leurs propres familles, leurs voisins et leurs collègues, choqués par un mode de vie si différent de celui auquel ils avaient été accoutumés, les parias de Vienne semblent avoir également rencontré les pires difficultés matérielles pour se loger et travailler. Pour réussir, ils estiment avoir manqué de cette fameuse « protektia » (le « piston ») qui paraît avoir autant d ’importance en Israël que le « bakchich » (le « pot-de­ vin ») dans le reste du Proche-Orient. Le cas de Fakir Yagoudayev représente à cet égard une exception. D ’abord hébergé dans une petite cham105

bre d’Arad dénuée du moindre « coin-cuisine », il se plaignait d’avoir à manger dans une salle commune, expliquant — contre les vieilles idées reçues — qu’en Russie, « on n’est pas habitué à ça ». Il a eu alors l’heureuse inspiration de s’en ouvrir à un compatriote de rencontre, émigré de Samarcande en Italie dès la révolution bolchevique et qui connaissait personnellement Mme Golda Meïr. Son ami a aussitôt rassuré Fakir : — Evidemment, tout ça est très nouveau pour toi ! Tu ne connais pas assez les mœurs d’ici : ne ronge pas ton frein et fais-moi confiance, tu vas voir que tout va s’arranger... Quelques jours plus tard, Fakir était en effet convo­ qué à la « sokhnouth » pour y apprendre que « quel­ qu’un ayant attiré l’attention des autorités sur son cas », il lui était alloué un appartement de 75 mètres carrés dans la capitale. Ce trois pièces ne couvrait en fait que 50 mètres carrés, mais ils y ont vécu à l’aise, leur fille ayant été inscrite d’office comme interne au « mossad » (l’école publique) de Sveah. Ils n’avaient donc plus à se soucier que d’en régler les 454 livres de loyer mensuel, malgré huit mois de chômage : — Il n’était manifestement pas question de me trou­ ver un emploi dans ma partie commerciale et je n’avais plus les fonds nécessaires pour monter véritablement ma propre affaire. C’est pour ça que j ’ai acheté la voiture qui m’a valu les déboires que je vous ai déjà racontés et qui m’ont finalement dégoûté... *

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La plupart des autres, n’ayant pas eu les mêmes opportunités, se sont trouvés encore plus mal lotis. Roman Khoudaidatov, par exemple, a eu le tort de se 106

laisser enfermer dans un cercle vicieux : trop pressé de travailler, il n’a pas sérieusement suivi les cours de F « oulpan » où il avait été envoyé ; parlant trop mal l’hébreu, il n’a pu trouver de vrai travail. Après cinq mois passés à errer de porte en porte ou à recopier sur des enveloppes des adresses qu’il ne savait même pas lire, il a eu la chance d’entrer dans une banque, où il n’avait à faire que des calculs pour gagner 600 livres par mois. Au bout d’un mince laps de temps, il a été convoqué chez le directeur, qui l’a sévèrement tancé : — Q u’est-ce que ça veut dire, Roman? On me rapporte que tu fais des réflexions désobligeantes sur le compte de ma secrétaire ? — Moi ? C’est impossible ! Même si je l’avais voulu, je ne parle pas suffisamment l’hébreu pour le faire ! — Ça va pour cette fois-ci ; mais que ça ne se reproduise pas : à la première incartade, je te balance... Tremblant sous cette menace, Roman a dû tout accepter. Il travaillait principalement la nuit et raconte que ses confrères se disputaient ou se mettaient brusque­ ment à hurler sans raison. Lorsque leurs machines tombaient en panne, ils se contentaient de lui ordonner : — Eh, khamor! Tu vas faire le pet pendant que je pique u ^ p e tit roupillon; et, s’il vient quelqu’un, tu me préviendras ! En retour, lorsque lui-même se laissait aller à dodeli­ ner quelque peu de la tête, ils le réveillaient en frappant les meubles et en braillant : — Eh, khamor! Tu ne vas pas te mettre à pioneer avant d ’avoir fini mon boulot? Sinon... Au bout d ’un an d’angoisses dans ce qu’il appelle « cette incroyable jungle », il a été rappelé chez le directeur : — Tu sais pourquoi je t’ai fait venir, Roman ? 107

— Parce que ça va faire une année que je suis là et que je devrais être titularisé ? — Pa« du tout ! Au contraire : pour t’annoncer que tu es viré ! — Moi ? Pourquoi ? — Parce que le collectif des employés ne veut plus de toi... — Vraiment ? Qu’est-ce qu’ils me reprochent ? — Je n’en sais rien et je m’en fous ; ils ne veulent plus de toi, c’est tout ! Par la suite, il lui a été impossible de retrouver un autre emploi. La xénophobie est venue s’ajouter au chômage pour rendre insoluble ce cas d’inadaptation manifeste. Les Voskov sont allés vivre tous ensemble dans l’appartement exigu du frère aîné, à Natanya, avec tous les inconvénients que suppose une telle promiscuité. Heureusement, Clara Voskova, ancienne surveillante d’hôpital en U.R.S.S., bien que son entrée à 1’ « ouipan » israélien ait été refusée, a pu être admise comme infirmière dans une polyclinique, sans toutefois connaî­ tre la langue. Elle se chargeait des piqûres et des pansements supplémentaires, au hasard des besoins des différents services, mais gagnait tout de même jusqu’à 1200 livres par mois. De son côté. Roman, son époux, avait trouvé un emploi de mécanicien à 950 livres. A la fin de la première semaine, il est allé dire à son patron : — J’ai une famille nombreuse à nourrir et je ne m’en sors pas ; est-ce que vous ne pourriez pas prendre aussi mon père ? — Ça dépend : quel âge a-t-il ? — Il a soixante-cinq ans et une solide expérience d’ouvrier métallurgiste... — Ça ne m’intéresse pas : il est trop vieux pour nous ! 108

Ultérieurement, le vieux Bentzion a trouvé de l’em­ bauche dans une autre entreprise. Mais le père comme le fils ont bientôt été congédiés : le fils parce qu’il n’accep­ tait pas d’être rudoyé par un contremaître polonais ; le père, parce qu’il s’était cassé la rotule à l’atelier. Le patron de ce dernier avait expliqué à Roman : — Dans l’état où il est, nous ne pouvons plus le garder. — Mais... si vous le licenciez, nous ne pourrons plus faire vivre nos familles ! — Cela ne me regarde pas ; en Israël, nous n’avons pas besoin de canards boiteux... Faute de crèche publique où laisser ses enfants, Mara Chaoulova n’a pu prendre d ’emploi. Elle en profitait pour apporter son déjeuner à Youri, qui ne gagnait que 700 livres en travaillant de 7 à 19 heures sans la moindre coupure dans un salon de coiffure à Tel-Aviv. Dès qu’il s’asseyait une minute pour déjeuner, le patron s’écriait : — Youri ? Viens ici ; occupe-toi de monsieur ! En fin de compte, il a préféré s’embaucher comme simple manœuvre sur des chantiers. Là aussi, il travail­ lait comme un forçat ; mais, du moins, en multipliant les heures supplémentaires de 4 heures du matin jusque passé minuit, il parvenait à gagner ses 2 500 livres. Compte tenu de son âge, la situation de Yossef Diouk se présentait encore plus mal. Le prix de sa chambre d’hôtel s’élevait avec une inquiétante régularité, passant de 50 à 90 puis à 160 livres par jour, cependant qu’il restait chômeur et hanté par l’idée de ne plus pouvoir la payer. Sa logeuse, prénommée Sonia, l’a secoué : — Ne reste donc pas comme ça, les bras croisés ! — Q u’est-ce que je pourrais bien faire ? — Va au « lishkat haavodah », le bureau de place109

ment officiel : ils te proposeront peut-être quelque chose... Sur ce conseil, il est allé y remplir de nombreux formulaires et les fonctionnaires lui ont indiqué des adresses auxquelles il devrait se présenter. Partout où il arrivait, on lui répondait : — Désolés, mais nous ne prenons pas de gens de votre âge. — Comment cela ? La retraite, chez vous, n’est bien qu’à soixante-cinq ans ? — Oui. — Eh bien, moi, je n’en ai que cinquante-sept ! — N’empêche que vous êtes déjà un vieillard... — Et qu’est-ce qu’ils font, chez vous, les vieillards dans mon cas ? On les laisse mourir de faim ? — Bien sûr que non ; mais ils dégottent des bricoles à faire dans le privé. Cela revenait à suggérer de recourir à des emplois non déclarés. Mais Youri savait qu’il ne pouvait se permettre de faire le difficile : — Tous les Juifs russes que j’avais rencontrés étaient pris au noir pour les plus basses besognes ; un ingénieur de Kiev travaillait comme manœuvre, et son fils, agrégé de mathématiques, lavait les carreaux... Il a donc fini par entrer dans un centre d’apprentis­ sage, où il s’épuisait du soir au matin pour 60 livres par jour. Ensuite, il est passé chez un Marocain qui le payait un peu moins mal mais dans de pires conditions de travail. Ce Manuel Sion venait en effet toutes les cinq minutes vérifier ce que faisait Youri et l’apostrophait s’il quittait son poste : — Où t’en vas-tu, comme ça? — Je n’en ai pas pour longtemps... — Je te demande où tu vas ! 110

— Satisfaire un besoin naturel, puisque tu tiens à le savoir ! — Alors, fais vite ! A la veille des congés de Pessah, la Pâque juive, tous les employés ont plié leurs affaires à midi, au lieu des 14 heures habituelles. Youri s’apprêtait à les imiter, lorsque le patron s’est précipité en grognant : — Qu’est-ce que tu fais là ? — Tu vois : je m’en vais en vacances, comme les autres... — Mais ce n’est pas du tout pareil ! Eux sont des salariés ! L’étau ne s’est desserré que le jour où Youri s’est blessé avec une poutrelle en charriant des caisses. La vue du sang a fléchi l’employeur, qui a immédiatement concédé un arrêt de travail. Youri s’est rendu à l’hôpital pour prévenir : — J ’ai une assez mauvaise blessure... — Donne d’abord ton « todat oleh ». — Le voilà ! — Mais il y manque des timbres ! Tu n’es pas en règle ? — Soignez-moi d’abord ; on verra ça après... — Pas question. Ou alors, il faut payer ! — Ça fera combien ? — Environ 88 livres... — Les voilà... — Bon. Viens. On va te panser. Cette expérience lui a servi chez un troisième employeur, qui lui donnait 80 livres pour peindre dans la journée jusqu’à 40 panneaux de protection, que l’on payait à ses collègues 7 livres pièce. Cette fois, c’est en chargeant des barres de fer à bord d’un camion qu’il s’est ouvert le pied. Il l’a signalé au contremaître : — Regarde : je me suis fait mal ! 111

— Ce n’est rien du tout ; continue à charger et, dans deux heures, il n’y paraîtra plus... Deux heures plus tard, pendant qu’il tentait de calmer son enflure avec une compresse d’eau froide, l’autre est venu s’inquiéter : — Qu’est-ce que tu fabriques ? — Tu vois bien : ça ne va pas mieux ! — Je te dis que ce n’est rien ; charge le second camion et, d’ici ce soir, ce sera passé... Au soir, le pied était énorme. Youri est allé le lui montrer en demandant : — Faut-il que je vienne travailler demain dans cet état? — Bien sûr ! Tu verras que ce sera passé bien avant ! Youri est donc revenu le lendemain en claudiquant. Le surlendemain, il traînait la patte. Le jour d’après, il en était presque réduit à ramper. Il est retourné se plaindre : — Regarde : je ne peux pas continuer comme ça? — C’est bon... va demander ton compte à la caisse ! — Comment ça, mon compte ? — Oui ! si tu ne peux pas continuer, tu t’en vas ! Sur l’intercession d’autres ouvriers, Youri a finale­ ment été transporté à l’hôpital. Dans la salle d’attente, des patients lui ont rappelé qu’il ne pourrait se faire soigner qu’après avoir présenté son « todat oleh » complété. En effet, on lui a demandé : — Où est votre livret ? — Je... je l’ai oublié chez moi... — Oublié ? Mais il est en règle ? — Bien sûr ! — Bon. Il faudra l’apporter plus tard... Il a été opéré sur-le-champ, puis il est resté vingt jours en convalescence. A son retour, on lui a confirmé qu’il était congédié. Sans doute a-t-il vécu des épisodes moins 112

malheureux au cours de son séjour ; mais, de ceux-là, il n’a pas voulu parler. ♦

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D ’autres ont tenté sans succès de recourir à des interventions de personnes haut placées. C’est le cas de Clara Rosenthal qui, dès le début de ses cours à 1’ « oulpan » avait été interrogée : — Est-ce que vous avez l’intention de reprendre ici votre ancien métier d’infirmière ? — Bien sûr ! Je suis diplômée d’une grande école médicale soviétique et j ’ai exercé pendant une douzaine d’années ; il n’y a pas de raison pour que je ne revienne pas à ma vraie profession ! — Je vous préviens qu’il faudra suivre des cours. — Eh bien, je les suivrai ! Où faut-il s’adresser? — Termine d’abord 1’ « oulpan » et fais traduire tous les papiers de travail que tu as gardés d’U.R.S.S. ; ensuite, tu les porteras à l’inspectrice qui vient d’Afulah une fois par mois... Le jour dit, Clara s’est présentée à la polyclinique où cette fameuse inspectrice a examiné les documents avant de statuer : — Parfait ! Vous pouvez démarrer votre stage tout de suite ! — Merci. Combien de temps doit-il durer? — On verra ça... — Mais encore ? Le stage est d’un mois ? ou davan­ tage ? — Il dure jusqu’à ce que vous ayez fini vos cours... — Jusqu’au bout de mes cours? Mais je suis diplô­ mée, expérimentée, et j ’ai une famille à charge ! Je ne peux pas attendre comme ça pendant des mois ! — Il faudra bien : c’est comme ça, et pas autrement... 113

Pour subsister pendant cette période, Clara est allée se faire embaucher comme journalière agricole au kib­ boutz d’Eshkaliot. Affectée au ramassage des mandari­ nes, des oranges et des pamplemousses, elle travaillait dix fois moins vite que le reste de la main-d’œuvre, d’origine marocaine et mieux entraînée ; à raison de trois journées de cueillette seulement par semaine, elle gagnait également dix fois moins : 160 livres par semaine, au maximun. Elle est allée s’en plaindre auprès de l’assistante sociale : — Dis-moi, je ne m’en sors pas ! qu’est-ce qui se passe avec mes cours? Il faut absolument que je commence d’urgence à travailler ! — Ne t’en fais pas : nous allons te verser un secours de 300 livres... — Merci, mais ce n’est pas tellement de secours, que j ’ai besoin ! C’est d’un vrai travail ! — Allons, sois patiente ; les cours vont débuter très prochainement à Haïfa ! Anxieuse, Clara est allée vérifier personnellement à l’hôpital Ramlah si le médecin originaire de Riga qui devait s’en charger allait bientôt amorcer les cours. Ce n’était pas prévu dans l’immédiat. En revanche, elle a appris en bavardant avec des infirmières qu’un cours était sur le point de s’ouvrir à Tel-Aviv. Elle est revenue afin de faire remarquer : — Vous m’avez dit qu’il me fallait encore attendre, alors qu’il va y avoir un cours à Tel-Shamarah ! — C’est que vous ne pouvez pas vous y inscrire : il est réservé aux résidents de Tel-Aviv, alors que vous, vous dépendez de Haïfa... — Q u’est-ce que ça peut faire ? Je suis là, maintenant, depuis plus de neuf mois avec de vieux parents et un enfant à charge ! Je ne vais tout de même pas rester 114

bloquée parce qu’on ne m’a pas envoyée habiter au bon endroit ? — Désolés, mais nous n’y pouvons rien ! De multiples démarches auprès du ministère de la Santé, à Jérusalem, ne lui ont permis d’obtenir une dispense qu’au moment où la brusque aggravation de l’état de santé de son père lui interdisait d’en bénéficier. Désespérée, elle s’est adressée à la rédaction de Nasha Strana, où elle savait trouver une ancienne institutrice née dans le même village qu’elle, à Beltsy, en Moldavie. Cette compatriote lui a expliqué : — Ici, chacun doit se débrouiller par ses propres moyens. Tiens, par exemple : puisque tu me dis que toi et tes parents avez la chance de disposer de deux appartements distincts, pourquoi ne pas en habiter un seul tous ensemble et louer l’autre à quelqu’un ? — C’est autorisé, une combine pareille? — Tant que personne ne vient te dire que c’est défendu... — De toute façon, il faudrait que nous vivions à TelAviv, pour que je suive mes cours et que mon père reprenne son travail dès qu’il ira mieux ! — Essaye donc d’obtenir l’échange de l’un de vos deux appartements. Ça devrait marcher, tu ne le crois pas? Clara le croyait assez pour se rendre avec ses attesta­ tions d’inscription et les certificats de travail de son père à la « sokhnouth » de Tel-Aviv. Mais on l’a renvoyée de celle-ci à celle de Haïfa ; de celle de Haïfa à celle de Migdal Haemek ; de Migdal Haemek à Jérusalem ; puis, de nouveau à Tel-Aviv, et ainsi de suite... — Je passais alors mes journées en transports, se souvient-elle, partant bien avant l’aube pour ne rentrer qu’en pleine nuit, épuisée et démoralisée, sans même 115

avoir eu le temps d’entrevoir mon enfant. Que faire d’autre, dans ces conditions, que songer à partir ? *** Certains, enfin, ont décliné, à tort ou à raison, les offres d’aide qui leur étaient faites. C’est ce qui a donné un tour particulièrement kafkaïen aux mésaventures des Sloutsky et de leur fille infirme. Ils étaient arrivés péniblement à Kiriat Yarn en autocar, par un jour de grand vent, pour constater que l’ascenseur qui leur avait été promis à l’aéroport, n’avait jamais existé que dans l’imagination du fonctionnaire qui avait trouvé ce moyen pratique pour se débarrasser d’eux. Que faire dans ces conditions ? Ils ont hélé un taxi qui, après marchandage, a condescendu à les conduire, moyennant 100 livres au siège de la « sokhnouth ». Ils sont parvenus à destination, au crépuscule, pour découvrir que tous les bureaux étaient déjà fermés. Que faire dans ces conditions ? Ils ont prié le gardien de leur permettre de passer la nuit dans le hall, ce que celui-ci a refusé en leur disant sur un ton ferme : — En aucun cas ! — Mais alors... qu’allons-nous faire? — Vous n’avez qu’à coucher dehors ! Ils ont donc passé la nuit blottis sur un banc public en recouvrant la jeune malade de leurs manteaux. Dès la première heure, ils ont sollicité une audience du chef de la « sokhnouth » qui les a fait longuement attendre avant de les recevoir. Après examen de leur problème, il a conclu : — C’est bon. On va vous donner un autre logement... — Où ça ? — A Kiriat Motzke ! — C’est loin? 116

— Pas du tout. Et vous n’aurez qu’à prendre un taxi... Ce second taxi n’a coûté que 90 livres. Mais à l’arrivée, le fonctionnaire auquel ils se sont présentés les a fait longtemps attendre avant d’examiner leurs papiers et de leur déclarer en souriant : — Elle est bonne, celle-là ! — Quoi ? — L’appartement qu’ils vous ont attribué... — Eh bien ? — ... Il est occupé depuis longtemps ! — Alors... qu’allons-nous faire? — Vous n’avez qu’à retourner là-bas. Prenez un taxi ! Ils sont revenus à la « sokhnouth », mais trop tard pour être reçus. Ils ont passé une seconde nuit dehors. Au matin, le chef de service a décidé : — C’est bon. On va vous loger provisoirement à l’hôtel... — Où ça ? — A Haïfa ! — Il y aura le confort nécessaire pour ma fille ? — Evidemment... « Naturellement, dit-il, c’était un hôtel de passe. » Ils ont commencé à vendre leurs affaires pour y subsister en attendant que les fonctionnaires de la « sokhnouth » leur annoncent : — Nous vous avons trouvé un appartement tempo­ raire à Kiriat-Shprinsat. — Il y a un ascenseur, là-bas ? — Non, mais vous êtes logés au premier étage ! Cette fois, c’était un taudis, grouillant de mouches et de rats, dont le plancher risquait à tout moment de s’effondrer. Désespérant de s’en sortir par les voies habituelles, Ylia Slôutsky a pris sa plus belle plume pour décrire sa situation à Mme Golda Meïr. Quelques jours plus tard, il a reçu une carte lui disant : 117

« Suite à une conversation avec M. Keshet, député à la Knesseth, je suis venu vous rendre visite à I’improviste pour discuter de vos problèmes et essayer de vous aider à les résoudre. Je regrette de n’avoir pu vous rencontrer à cette occasion et je vous serais reconnaissant, soit de me téléphoner au numéro 3-248-261-36, soit de me rendre visite au troisième étage du 38, rue Kim Zborsh, à TelAviv. Votre dévoué, Noar. » Sans plus attendre, Ylia s’est présenté à l’adresse indiquée. Il y a été reçu par une secrétaire, qui lui a expliqué : — Monsieur le député se trouve malheureusement en réunion à la Knesseth ; mais, si vous n’y voyez pas d’objection, je m’occuperai de vous à sa place ? — Je vous en prie... — Je tiens à vous dire que Mme Golda Meïr a personnellement pris connaissance de votre lettre et l’a trouvée très pertinente. — Je vous en remercie... — Nous pensons que des gens tels que vous pour­ raient être très utiles dans notre parti. — Je préfère vous dire tout de suite que je n’ai aucune intention de me lancer dans la politique ; je pense en effet qu’il y a beaucoup de choses à changer, dans ce pays, mais ce n’est pas mon affaire ! — Dans ce cas... Un détail concret rend cette anecdote un peu sus­ pecte : le narrateur la situe dans les antichambres du Likoud, parti conservateur de M. Begin, alors que Mme Meïr était socialiste. Quoi qu’il en soit, par la suite les Sloutsky sont allés travailler chez Boyanitch, un exportateur de confection. A lui seul, à raison de douze heures par jour, Ylia y réalisait une douzaine de gilets par jour, sans gagner 800 livres par mois. Au bout de 118

trois mois, il a été stupéfait en quittant cette place de ne pas percevoir la moindre indemnité de départ. Il dit avoir multiplié les démarches en ce sens, d’abord auprès de la police, puis de la centrale syndicale « Histadrouth », du journal Nasha Strana et de la « sokhnouth ». Il en aurait finalement reçu une réponse affirmant : « Il est regrettable de constater qu’il subsiste de tels cas isolés dans notre pays ; ils causent énormé­ ment de tort à notre démocratie et nous sommes résolus à les sanctionner sévèrement (...). Nous intervenons ce même jour officiellement auprès de Sheshan Fisher à la « Histadrouth » de Haïfa pour qu’il s’occupe de régler votre cas. » A la « Histadrouth », on a fait comprendre à Ylia qu’il était désormais trop tard pour régler son litige. Ne désarmant pas, il a demandé l’intervention d’un avocat de la « sokhnouth » qui a adressé une sommation au dit Boyanitch. Un peu plus tard, l’avocat l’a rappelé pour lui remettre le chèque qu’il avait obtenu en réponse. Le chèque était sans provision. Informé, l’avocat a rédigé une plainte en bonne et due forme. Devant le tribunal, l’accusé s’est entendu admo­ nester et sommer de remettre la somme en liquide. Ce qui fut fait. Dans l’intervalle, les Sloutsky avaient reçu un formu­ laire de la « sokhnouth » leur donnant droit à obtenir un appartement définitif comme prioritaires, rue Bondeheimer à Kiriat Motzké. Le jour dit, ils attendaient à la porte dès 6 heures du matin pour être sûrs d’être servis les premiers. A 9 heures, un couple dépassa la queue qui s’était formée derrière eux en disant : — Laissez-nous passer, nous sommes pressés ! — Comment, vous êtes pressés ? Mais nous étions les premiers ! Et nous avons une enfant malade qui nous 119

attend seule à la maison ! Vous, l’huissier, vous ne dites rien? — Attendez. Votre tour ne va pas tarder. Au moment venu, ils sont introduits dans le bureau, où un fonctionnaire fouille vainement leur dossier, avant d’annoncer : — Nous ne pouvons donner suite à votre demande pour l’instant... — Pourquoi ça ? — Parce que nous ne trouvons plus votre attestation. — Mais nous vous l’avons donnée ! Où l’avez-vous mise ? — Je ne sais pas... Je ne vais tout de même pas passer ma vie à la chercher ! Vous n’avez qu’à retourner à la « sokhnouth », en réclamer une autre... La rage au cœur, ils se sont exécutés. Ylia a remis la seconde attestation en main propre. Il l’a suivie des yeux jusqu’à la corbeille contenant le courrier du chef de service, puis s’est entendu convoquer quinze jours plus tard. On leur a alors déclaré : — Nous ne pouvons donner suite à votre demande pour l’instant... — Pourquoi ça ? — Parce que nous ne trouvons plus votre attestation ! — Vous vous moquez de nous, ou quoi ? — Pas du tout ! Nous avons autre chose à faire que de nous occuper de vos paperasses ! — C’est vous qui les avez perdues, mes paperasses ! Je vous les ai fournies deux fois de suite ; cette fois, c’est à vous de les récupérer ! — Pas question : allez les chercher vous-même... — Je ne bougerai pas d’ici tant que vous ne m’aurez pas délivré une troisième attestation ! 120

— Vous ne bougerez pas d’ici? C’est ce que nous allons voir ! Saisi au collet, Ylia Sloutsky s’est retrouvé jeté sur le palier. Là, un policier s’est emparé de lui pour l’arrêter. Au passage, il a expulsé son épouse qui cherchait à ameuter les témoins de toute la scène. Ylia Sloutsky s’est retrouvé en prison. C’est seulement dans la soirée qu’un responsable est venu lui demander : — Racontez-moi ce qui s’est passé exactement. — Je ne parlerai qu’en présence d’un représentant de la presse ! — Vous ne voulez rien dire ? — Il s’agit d’un cas révoltant, bien que caractéristique de la triste réalité israélienne d’aujourd’hui ; j’estime qu’il est indispensable que l’opinion en soit informée... Un peu plus tard, un autre policier est arrivé : — C’est bien vous qui avez demandé à être entendu en présence d’un représentant de la presse ? — Oui. — Très bien. Suivez-moi ! — Asseyez-vous donc à côté de monsieur, et com­ mencez par me donner vos nom et adresse ! Lorsque Ylia eut répondu, il comprit dès lors vite que le troisième homme n’était nullement journaliste mais simplement interprète. Il avait été joué. On lui a pris les empreintes digitales avant de le renfermer dans une cellule. On ne l’en a ressorti, menottes aux poignets, que pour l’enchaîner à un individu à la mine patibulaire et les pousser tous deux, au milieu d’un groupe transféré en car blindé, vers une autre prison. Finalement, il fut enfermé avec trois compagnons de détention : le premier était accusé d’avoir opéré comme pickpocket à la station d’autobus voisine ; le deuxième était inculpé pour avoir dérobé une livre de beurre chez 121

son employeur; le troisième, condamné à cinq ans de réclusion pour avoir frappé un officier qui, ivre mort, l’aurait mis aux arrêts à son retour des lignes ennemies au milieu desquelles il s’était égaré. Ylia est resté six jours en compagnie de ces trois larrons. Pendant ce temps-là, sa femme Vera, très inquiète, se faisait renvoyer de bureau en bureau dans les locaux du commissariat. Finalement, elle a été reçue par un officier de police auquel elle a expliqué : — Je cherche mon mari qui a été arrêté... — Comment est-ce qu’il s’appelle ? — Sloutsky, Ylia Mikhailovitch Sloutsky. — ... Sloutsky? C’est un gros malin, ton mari ! — Pourquoi ? Où est-il ? Qu’est-ce qu’il a fait ? — Il a demandé qu’on convoque une conférence de presse pour raconter au monde entier ce qu’on lui aurait fait ! — Ce n’est pas un crime, que je sache, — Pas du tout ! Pas du tout ! — Maintenant, dites-moi plutôt où vous l’avez mis. — Puisqu’il se croit si malin, il va recevoir la leçon qu’il mérite, fais-moi confiance ! — Ecoutez-moi. J’ai soixante et un ans, une fille de vingt-sept ans entièrement paralysée sur les bras et pas un sou en poche ; aussi j ’ai absolument besoin de lui ! — Demande-le à la police judiciaire ; ils te feront rédiger une demande de mise en liberté... — Qu’a-t-il fait ? De quoi est-il accusé ? — Ils t’expliqueront tout ça là-bas ! Elle y est allée dire encore sa requête. Le préposé lui a répondu : — Il faut que tu payes 50 livres pour sa demande de liberté... — Pourquoi dois-je régler ça ? 122

— Parce que, sinon, il pourrira en prison pour le restant de ses jours ! — Pourquoi ? Qu’est-ce qu’on lui reproche ? — Ils t’expliqueront tout ça là-bas... A peine rempli, le formulaire est transmis à un autre officier que Vera interroge : — Je vous en prie, dites-moi où est mon mari et pourquoi il a été arrêté ? — Ne commence pas à discuter, ou tu iras le rejoindre ! — Ecoutez, mes enfants, vous ne me faites pas peur. Je suis seule avec une enfant malade, mais si vous continuez à me parler sur ce ton, c’est de mon cadavre qu’il faudra vous débarrasser ! — Allons, cesse ces simagrées ! Rentre plutôt chez toi et rapporte 100 livres pour payer sa caution... Elle s’est inclinée, a couru vendre leurs draps de lits pour se procurer la somme et la verser au milieu des plaisanteries graveleuses. En raison des congés du « shabbat », il fallait absolument qu’elle obtienne que son mari soit relâché avant le vendredi midi. Mais au greffe, on lui a demandé : — Vous avez vos papiers d’identité ? — Non. Je n’ai pas pensé à les prendre. — Sans papiers, on ne peut pas vous rendre votre mari... — Je retourne les chercher ! — D ’accord, mais dépêchez-vous. Elle a sauté dans un taxi, emprunté de l’argent à une voisine pour régler le chauffeur, saisi ses papiers, rejoint la prison à la dernière minute. Son mari l’attendait déjà au greffe, escorté par le gardien-chef qui grommelait : — Vous vous y prenez vraiment au dernier moment ! — On ne m’avait pas dit qu’il fallait ces papiers... — On aurait bien pu s’en passer ! 123

— Mon Dieu... Etes-vous encore des êtres humains? Ylia a bénéficié d’une mise en liberté provisoire, sous réserve du jugement qui serait prononcé dans les six mois. Sous le coup de l’indignation, il s’est présenté dans les bureaux de Nasha Strana, où il a eu la chance d’être reçu pas une rédactrice nommée Belakhovskaya, qui était originaire de la même rue qu’eux, à Kiev. Il lui a montré tous les papiers qui racontaient son histoire et qu’elle a lus avec attention avant de conclure : — Je ne vous promets pas que votre affaire sera publiée, parce qu’il s’en produit trop de semblables ; mais je vais vous donner un mot de recommandation personnelle pour notre collaborateur le professeur Tzeikin, qui pourra peut-être faire quelque chose en votre faveur... En attendant, prenez tout de même un avocat. Consulté à Tel-Aviv, le professeur s’est déclaré impuissant devant un tel cas. L’avocat, tout aussi per­ plexe, lui a assuré : — Vous savez, votre affaire est sérieuse... — C’est-à-dire? — Que vous risquez de vous en tirer avec deux ou trois ans de prison ! — Tant que ça ? Mais c’est de la folie ! Vous pourrez bien me sortir de là ? — Je vais essayer. Mais ça vous coûtera 800 livres... — Tant que ça ? Je suis sans travail pour le moment, ne pourriez-vous pas vous contenter d’un acompte pour le moment ? — Je regrette, c’est impossible... Cette fois. Vera a vendu les couvertures. De retour à l’étude pour verser sa provision, Ylia a senti que l’avocat voulait lui dire quelque chose, mais ne savait pas comment amener ce propos. Il annonçait : 124

— Cher monsieur, je ne peux pas vous cacher qu’ici, en Israël, les jugements sont... un peu expéditifs... — Très expéditifs, même... — Vous en concluez quoi, maître ? — Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux pour vous que vous plaidiez coupable... — Moi ? Coupable ! — Comprenez-moi bien : je ne vous conseille cela que dans votre propre intérêt... — Je ne peux pas accepter une chose pareille ! Ce n’est pas vrai ! Il faut que la vérité éclate, dans l’intérêt de tous ! L’avocat est revenu plusieurs fois à la charge jusqu’à la veille même du procès, où ils se sont présentés en compagnie d’un voisin qui souhaitait témoigner contre l’administration. Dans l’antichambre, le procureur a demandé à Ylia : — Comprenez-vous le yiddish ? — Oui. Mais j ’ai là un témoin à décharge qui ne le comprend pas : je vous serais donc reconnaissant de nous parler en russe... — Ah ! Je vois la situation, je vois que vous ne comprenez pas. Je voudrais qu’il soit clair dans votre esprit qu’il est de votre intérêt de plaider coupable... — Coupable ? C’est vous qui me dites ça ! — Absolument : vous risquez d’écoper jusqu’à deux ans de prison ferme ; si vous faites un effort, je serai plus modéré dans mon réquisitoire... — C’est bon. Je ne suis pas de taille. Je ferai ce que vous voudrez... Dans le prétoire, le procureur et l’avocat se sont lancés, en hébreu, dans un long conciliabule avec le juge, qui n’a relevé la tête que pour apostropher Ylia d’un sonore : 125

— Vous reconnaissez les faits ? — Je plaide coupable. Je sollicite votre indulgence... — C’est bon. La Cour ne vous condamne qu’à un an de prison avec sursis ! Ylia Sloutsky est sorti, la tête basse. Sa mésaventure, dans laquelle même sa propre version laisse deviner sa lourde part de responsabilité personnelle est en tout cas prodigieusement révélatrice des quiproquos kafkaïens qui opposent les Juifs soviétiques aux autorités. Quoi qu’il en soit, moins d’un mois plus tard, il embarquait sur un bateau, de crainte d’être de nouveau arrêté s’il empruntait l’avion... *** L’examen sommaire de ces quelques cas soulève une question : comment, dans de telles circonstances, ces gens ont-ils pu non seulement subsister mais rembourser la totalité des prétendues dettes enregistrées sur leurs « todat oleh », et payer leurs voyages ? Leur réponse est qu’ils ont vendu ; ils ont vendu ce qu’ils avaient, tout ce qu’ils avaient ; et certains, contrairement à ce que l’on imagine, auraient apporté beaucoup de choses... Après cinq mois de patience, Clara Rosenthal a réceptionné les bagages dont elle a pu négocier l’essen­ tiel à la moitié de sa valeur marchande. Pendant le même laps de temps, chaque jour, Roman Voskov s’est rendu au marché pour y brader de quoi assurer le minimum à sa famille. Fakir Yagoudayev a procédé de même pour financer l’acquisition de l’automobile qu’il allait devoir revendre avant de repartir. Sur les 11 valises d’Irmiya Isakov (qui importait en particulier de somptueux tapis d’Orient) il ne lui est bientôt plus resté qu’une légère mallette. Youri Chaoulov n’a pas vendu moins de 4 tonnes de bagages et 126

Salomon Leviev, 9 tonnes. Tout cela provenait de leurs biens exportés de cette U.R.S.S. qu’ils tenaient déjà à regagner. Car la résolution de repartir d’Israël a été générale­ ment très vite prise par les immigrants soviétiques. Relativement favorisé, seul Fakir Yagoudayev admet avoir mis trois ans à s’y résigner. Il n’en ajoute pas moins : — Avant de me décider à quitter cette prison, je me réveillais chaque matin avec l’impression que je venais de faire un affreux cauchemar... Clara Rosenthal, nous l’avons vu, a été contrainte de patienter un an. Aaron Voloshen, resté moins de cinq mois, explique : — Sur le moment, je ne savais même plus où je voulais aller. Il me fallait seulement foutre le camp. Tout de suite. Simplement pour ne plus voir Israël ! Roman Voskov n’a attendu le même délai que le temps de recevoir ses bagages. Yakov Tsatsanashvili a pris sa décision au bout de deux mois. Salomon Leviev a voulu fuir seulement quinze jours après le déclenche­ ment de la Guerre du Kippour. Irmiya Isakov s’est lancé dans les formalités avant que le soleil ne se soit dix fois couché. B eaucoup d ’autres, comme Mina Stekolszik ou Roman Khoudaidatov, affirment : — J’étais décidé à repartir dès mon arrivée... Immé­ diatement... Depuis le premier jour... Le vieux Vladimir Fleshel a pris sa décision dès l’atterrissage. Lorsque des fonctionnaires lui ont abrup­ tement annoncé : — C’est vous qui venez voir votre sœur ? 127

— Oui. C’est la seule parente qui me reste au monde. Elle m’a écrit qu’elle était très malade... — En effet, on nous a avertis qu’elle est morte ! — Morte ? Ma sœur ? Sans que je l’aie revue ? Mais alors... — Ne perdons pas de temps : prenez la file de gauche !

TROISIÈME PARTIE

LES VERTS PATURAGES DU PAYS ROUGE On est toujours mieux là où Von n'est pas. Proverbe russe.

CHAPITRE SIXIÈME

LE CHATEAU — Où voulez-vous aller ? — N’importe où, sauf... en Israël ! C’est la réponse que font désormais près de la moitié des émigrants soviétiques aux représentants de l’Agence juive qui viennent les accueillir dès leur entrée en Autriche. Alertés par de multiples articles de la presse communiste, par de nombreuses lettres en provenance de Vienne ou de Tel-Aviv, ils semblent plus pressés de quitter le « paradis socialiste » que de rejoindre le « paradis sioniste ». Depuis que cette possibilité leur a été offerte, en 1976, ils rêvent plutôt de « conquérir » l’Amérique, l’Australie ou l’Europe occidentale... Ceux qui continuent à choisir d’aller en Israël sem­ blent connaître leurs premières désillusions avant même d’y arriver. C’est ce qui s’est produit pour Yossef Diouk pendant l’été 1975. Il avait quitté l’U.R.S.S. dans un compartiment bondé de voyageurs qui lui répétaient : — Ne soyez donc pas bête, monsieur; plutôt que de continuer tout seul, venez donc avec nous aux EtatsUnis! — Je ne sais pas... Comment pourrais-je m’adapter dans un tel pays... à mon âge ? 131

— D ’après ce que nous savons, vous y serez toujours mieux qu’en Israël... Ebranlé par leurs arguments, cherchant à gagner un délai de grâce, il est descendu le dernier de leur wagon. Mais les membres du comité de réception ne lui ont guère laissé le loisir d’hésiter. Ils l’ont aussitôt interpellé : — Eh, vous ! Quelle est votre destination ? — Je ne sais pas... Laissez-moi réfléchir un peu... — Ici, on n’a pas le temps de réfléchir ! Il faut vous décider tout de suite ! — Bon... dans ce cas... je vais en Israël... — Israël ? File de gauche ! Il a été guidé vers un autocar entouré d’une escouade de soldats armés jusqu’aux dents. Il a été conduit dans un genre de camp perdu au milieu de la campagne et gardé par des sentinelles accompagnées de chiens poli­ ciers. Il y a reçu de quoi manger. Il lui a été attribué un lit. Et on lui a hâtivement expliqué : — Comme c’est samedi, aujourd’hui, il n’y a pas de vol vers Lod ; en attendant, voulez-vous en profiter pour aller à la synagogue ? — Non, merci... Je ne suis pas pratiquant... Je le regrette, d’ailleurs... Dieu seul sait ce qui est en train de m’arriver... Accueilli de la même manière au printemps 1974, Siméon Kogan affirme en avoir éprouvé un véritable choc : — Tous ces hommes en uniforme qui nous enca­ draient comme des criminels et fouillaient nos bagages, c’était hallucinant... J ’ai voulu sortir du baraquement pour respirer l’air libre, mais un soldat habillé en vertde-gris, tenant sa mitraillette et son chien, m’a repoussé vers l’intérieur sans m énagem ent... Une terrible seconde, j’ai eu peur d’être revenu dans le passé, de me 132

retrouver enfermé dans un camp de concentration, prisonnier de la Gestapo ! Derniers venus parmi nos témoins, Yossef et Siméon avaient pourtant eu la chance d’être pris en charge par la Croix-Rouge autrichienne. Ils n’ont donc séjourné que très brièvement dans cette ancienne caserne de la Bundeswehr située à Wollersdorf, à 40 kilomètres au sud de Vienne, mais toute proche de l’aéroport, qui sert actuellement de centre de transit accéléré pour les Juifs en partance vers Israël. Ils ne devaient cette faveur qu’à l’action d’un commando palestinien... 4c

*

*

Ils se faisaient appeler Abou Ali et Abou Salim. Ils prétendaient opérer au nom d’une organisation baptisée « Les Aigles de la révolution palestinienne ». Le ven­ dredi 28 septembre 1973 à 7 heures 10, dans la petite gare frontalière de Marchegg (entre la Tchécoslovaquie et l’Autriche), ils ont arrêté le « Chopin express » en provenance de Bratislava, célèbre pour avoir déjà trans­ porté des milliers de réfugiés jusqu’à Vienne. Ils se sont emparés de quatre otages : trois émigrants juifs et un douanier autrichien. Sous la menace de les assassiner, ils ont exigé qu’un bimoteur français Cessna les emmène de l’aérodrome de Schwächt jusqu’en Libye. Auparavant, ils ont extorqué l’engagement officiel que le camp de Schoenau — alors installé tout près de Vienne par l’Agence juive — serait définitivement fermé. Le gouvernement autrichien a tenu parole dès le 10 décembre suivant. C’est en vain que Mme Golda Meïr était au préalable venue tout spécialement en visite officielle. C’est en vain qu’une partie de la presse 133

mondiale avait eu le goût discutable de rappeler les origines juives du chancelier Bruno Kreisky pour faire paraître odieuse ce qu’elle qualifiait de « reculade ». En fait, l’habile chancelier venait de sauver la vie de quatre personnes sans renoncer le moins du monde à assurer le passage de celles qui les suivraient. Au contraire, en abrégeant leur séjour et en les confiant à un organisme humanitaire autrichien, il allait garantir beau­ coup mieux leur sécurité. De plus, il allait les dispenser d’un long — et parfois orageux — premier contact avec l’organisation sioniste. Symbole du « Grand retour » tant pour les sionistes que pour les Palestiniens, Schoenau n’a pas laissé le meilleur souvenir à tous les émigrants qui y ont séjourné. Dans la crainte du raid que chacun estimait inévitable, l’encadrement militaire de l’accueil y était encore plus impressionnant qu’il n’est à Wollersdorf. Clara Voskova s’étonne : — Notre car était à la fois précédé et suivi non seulement par des voitures mais par des motocyclistes en armes. Je n’avais jamais rien vu de pareil de ma vie et je ne comprenais pas pourquoi nous étions protégés comme ça... — En U.R.S.S., nous n’imaginions même pas ce que pouvait être le terrorisme ! Mara Chaoulova, qui ajoute cette dernière constata­ tion, se rappelle en frissonnant que son bébé pleurait d’envie de faire pipi... La maman a vainement tenté d’expliquer ce problème aux soldats, dont aucun ne semblait comprendre le russe. Finalement, elle a gesti­ culé assez clairement pour que l’un d’entre eux les accompagne aux toilettes sans lâcher son chien ni son arme... 134

L’arrivée à Schoenau même était particulièrement angoissante. L’extérieur en était surveillé par d’incessan­ tes patrouilles d ’une brigade spéciale de la police autri­ chienne, éloquemment désignée sous l’appellation de « Scorpion ». Le vieux grillage rouillé apparaissait dou­ blé d’un épais barrage en fils de fer barbelés, illuminé dès le crépuscule par de puissants projecteurs. A l’inté­ rieur, des miliciens sionistes en armes montaient la garde dans un vaste parc boisé et mal entretenu. Les voyageurs y étaient poussés de façon peu rassu­ rante. Selon Aaron Voloshen, on les traitait « pire que des chiens ». Roman Voskov rapporte que tout le monde hurlait dans le plus pur style de l’imagerie nazie : — Gikh, geyn ! Allez, plus vite ! Du darfst nit reden, geh gikher! Tu n’as pas à discuter, dépêche-toi ! Lui, s’est tourné vers son vieux père pour murmurer : — Wu zaynen mir arayngefuren ? Où est-ce que nous sommes tombés ? — L a z dà Stil zayn, mir darfen foren kayn Israël, dortn wel ma zeyn ! Ne t’en fais pas, on s’en va en Israël, làbas, on avisera ! Le château proprement dit, un manoir délabré loué à la comtesse Harbart, n’était pas prévu pour héberger quelquefois 400 personnes en même temps. Youri Chaoulov se plaint : — Nous étions entassés les uns sur les autres dans d’obscurs taudis ! Il nous fallait dormir sur des grabats plus infects que ceux des prisons... Aaron Voloshen ajoute : — Au fur et à mesure des arrivées, on m’a bien changé dix fois de chambre en quatre jours ! Les Voskov ne se sont rassérénés que lorsque des oranges et des bananes ont été distribuées à tout leur groupe. Seul, Fakir Yagoudayev a trouvé à redire au fait 135

d’être invité à de copieux déjeuners et dîners en com­ mun. Pas plus que les autres, il ne savait à cette époque qu’il leur faudrait un jour payer ces chambres et ces repas jusqu’au dernier kopeck. Naturellement, pour ceux qui demeuraient assez long­ temps, des réunions d’information étaient prévues. Elles commençaient par des projections de films, dont Mara Chaoulova dit : — On ne nous montrait que les jolis endroits. Et, encore, ils paraissaient bien plus beaux au cinéma que dans la réalité ! Elles continuaient par des conférences, dont Roman Khoudaidatov dit : — Ils vantaient Israël de telle manière qu’ils avaient l’air sincèrement convaincus de nous avoir tirés de l’Enfer pour nous mener au Paradis... Après les danses (que nul ne commente), Roman a personnellement obtenu des informations à la fois plus impartiales et plus précises en bavardant avec une employée de la « sokhnouth » plus aimable et plus intelligente que les autres. Il l’avait interrogée : — Dites-moi, comment est la vie, là-bas? — Ne vous attendez pas à des miracles ; avec l’état de guerre permanent, la vie n’est pas très rose... — Ça finira bien par s’arranger, tout de même ! — Ça n’a pas l’air d’en prendre le chemin... — Et cela se sent beaucoup, dans la vie de tous les jours ? — Evidemment. L’économie ne marche pas fort. Et vous ne pouvez pas imaginer la vitesse de la hausse des prix ! — C’est vrai que, chez nous, ça n’existe pas... — Vous continuez à dire « chez nous », en parlant de l’U .R .S.S.? 136

— Je ne sais pas... Tout ce que j’apprends est tellement différent de ce que racontent mes amis dans leurs lettres... Je me demande si je ne suis pas en train de me tromper de direction... A partir de ces premiers contacts décevants et de ces découvertes peu agréables, certains, comme Roman, commençaient à penser qu’ils s’étaient fourvoyés. Lui a franchement posé à son interlocutrice de la « sokhnouth » la question de savoir s’il lui était encore possible de changer d’avis. Prudemment, elle l’a renvoyé en discuter avec le directeur, qui s’est indigné : — Q uoi? Vous dites que vous vous apercevez que vous vous êtes trompé ? Mais nous avons déjà pris votre billet, nous ! Qui donc va le payer, votre billet ? — D ’abord, qu’est-ce que vous feriez, en Europe? Qui vous nourrirait? Vous ne connaissez même pas la langue ! — C’est vrai... Fakir Yagoudayev a assisté par hasard à une manifes­ tation dans la cour de familles qui ne voulaient plus partir en Israël : — J ’ai été très choqué de la manière dont réagissaient les gens de la « sokhnouth ». Ils ne se contentaient pas d’insister; ils rudoyaient tous ces malheureux. C’était donc ça, la liberté qu’on nous avait tant vantée ? D ’autres, tout au contraire, tentaient de raccourcir au minimum la durée de ce séjour pénible. Aaron Voloshen prétend : — Ceux qui avaient emporté dans leurs bagages de la vodka, du caviar ou du saucisson russe, étaient embar­ qués par priorité, comme par miracle ! — Vous auriez voulu les imiter ? 137

— Si j'avais eu de quoi, je l’aurais certainement fait ! Les derniers, toujours en prodiguant des cadeaux aux gardiens, selon Aaron, essayaient de rallier Vienne : — Ils disaient qu’ils voulaient seulement visiter la ville, ou en rapporter des provisions ; mais, en général, on ne les revoyait pas ! Roman Khoudaidatov, comme Aliko Moshiashvili, auraient bien voulu recourir à ce subterfuge. Mais on ne les a pas laissé sortir. Les murs étaient hauts et sérieuse­ ment gardés. Ils sont restés là à ronger leur frein. *

*

*

Pour être tout à fait juste, il convient de signaler que le régime de Schoenau n’est devenu tellement draconien qu’après l’attentat commis par un autre commando de « fedayin » contre les athlètes israéliens aux Jeux olym­ piques de Münich. Avant cette date, seul Salomon Leviev soutient avoir été horrifié par le château. Il affirme : — J’ai tout de suite eu la sensation d’être tombé entre les mains de l’okhrana, la police secrète tsariste... — Pourquoi? — Ils ne nous laissaient aucune possibilité de contact avec les travailleurs autrichiens... — Pour quelle raison ? — Ils disaient qu’ils craignaient des attentats ! — Et vous ne les croyiez pas ? — Je pense plutôt qu’ils ne voulaient pas que nous rencontrions à Vienne ceux de nos camarades qui étaient déjà revenus et que ces derniers nous découragent d’aller en Israël... Pour bien évaluer son opinion, il faut savoir que le 138

coup de main contre le « Chopin express » n’a été accompli que douze jours après son propre passage. Irmiya Isakov estime avoir été très bien reçu deux jours plus tôt : — Bien sûr, nous ne pouvions pas sortir, en attendant qu’il arrive assez de monde pour remplir l’avion ; mais nous n’étions qu’à trois dans notre baraquement et nourris trois fois par jour... Mina Stekolszik confirme n’avoir rencontré « aucune difficulté » vers la même époque. David Megrebshvili, qui transportait déjà son « Sefer-Torah » se plaint seulement du fait que tous les Juifs fumaient autour de lui malgré l’interdit du « shabbat ». Clara Rosenthal ne s’est émue que lorsque ayant fini de rédiger une lettre, elle a voulu savoir : — Où se trouve la poste, je vous prie ? — Il n’y en a pas ; mais donnez-nous votre lettre : nous allons nous charger de l’expédier... — Pourquoi ne puis-je pas la poster moi-même ? — Parce que vous ne pouvez pas sortir ! — Et pour quel motif est-ce donc interdit ? — Parce que vous risqueriez de vous perdre, ici... — Je suis une grande fille, vous savez ; je serais parfaitement capable de demander mon chemin ! — Je regrette, mais il est inutile d’insister. Yakov Tsatsanashvili s’est même vu offrir du café en débarquant à Schoenau, en 1971. Il a été très sensible aux petits discours par lesquels on leur disait qu’ils pouvaient désormais « se réjouir d’être parmi d’autres Juifs ». Pourtant, il a empoigné ses valises vers 3 heures du matin et est allé réveiller sa femme et sa mère pour leur dire : — Venez, maintenant. Nous partons ! — Pourquoi, Yakov? Q u’est-ce qu’il y a? 139

— Nous avons fait une terrible erreur, en venant ici ! — Calme-toi, mon fils... — Elle a raison, Yakov, prends patience ! — Je ne veux pas rester ici une minute de plus ! — Et où irions-nous dans ce pays? en pleine nuit? nous ne connaissons personne... — Le Ciel nous protège ! Tu as raison. Car pour lui, comme pour quelques autres, la mésa­ venture n’avait pas davantage commencé par la décep­ tion due à Schoenau que par le désenchantement vis-àvis d’Israël. Elle avait commencé bien avant, pendant son voyage en provenance d’Union soviétique, au moment de son départ, sous le flux croisé des propagan­ des contradictoires... ** * Aux médiocres ou franchement mauvaises conditions de leur accueil à Schoenau, tous ces émigrants soviéti­ ques opposent d’une manière sans doute enjolivée la facilité de leur voyage au départ de l’U.R.S.S. Irmiya Isakov, par exemple, n’aurait payé que 91,50 roubles son vol direct jusqu’à l’Autriche. Yakov Tsatsanashvili, pour sa part, y serait arrivé par la voie des airs depuis Moscou. La plupart, néanmoins, ont traversé la Pologne en train par Katowice, ou la petite ville frontalière de BrestLitovsk, rendue célèbre par la signature du traité de paix, en 1918, entre les Soviets et l’Allemagne. David M egrebshvili y est volontairem ent dem euré une semaine. Fakir Yagoudayev y est quant à lui parvenu par avion depuis Moscou. Car beaucoup d’émigrants ont transité par la capitale soviétique. Yakov Tsatsanashvili y avait résidé trois jours à l’hôtel ; Youri Chaoulov et Fakir Yagoudayev n’y 140

sont restés que deux jours. Nombre d’entre eux, comme David Megrebshvili, Salomon Leviev, Youri Chaoulov et Fakir Yagoudayev y étaient auparavant arrivés par avion. D ’autres ont traversé la Tchécoslovaquie par Tchopp ou Bratislava. Aaron Voloshen, cas exceptionnel, a débarqué, ivre mort, du train direct depuis Lvov... D ’innombrables témoignages exprimés ailleurs prou­ vent que le contrôle des changes reste sévère à la sortie de l’U.R.S.S. Seul, Aaron Voloshen affirme, en refusant de préciser le montant de la somme, avoir « emporté beaucoup d’argent ». La plupart se sont officiellement contentés de changer 90 roubles par personne, et le pécule de David Megrebshvili était encore inférieur puisqu’il soutient n’avoir exporté que 100 dollars. En revanche. Fakir Yagoudayev a acheté en gare de BrestLitovsk des magnétophones et de l’argenterie. Si les bagages, au départ, faisaient l’objet d ’un contrôle relativement strict, ils n’étaient selon eux limi­ tés ni en quantité ni en qualité. Ainsi Roman Khoudaidatov déclare-t-il avoir expédié, en plus de ses cinq valises, plus de 2 tonnes de fret : non seulement tous ses livres et tous ses meubles, mais des objets de valeur que son père lui avait achetés à toutes fins utiles ! Autre chose, qui contredit plus étrangement encore des milliers de témoignages, aucun ne rapporte avoir rencontré la moindre difficulté auprès de l’O .V .I.R ., le service de l’émigration, ni des autres services officiels lorsqu’ils ont effectué les démarches pour partir. Alors que l’on cite en Occident les cas de gens qui attendent leur permis de sortir depuis plus d’une décennie, même celui qui a dû patienter le plus longtemps, Aaron Voloshen, n’a attendu que six mois ; la plupart disent avoir obtenu leurs visas en moins de trois mois ; Siméon 141

Kogan déclare même avoir eu le sien en trois semaines : l’ayant demandé à la fin de décembre 1973, il l’aurait reçu dès la mi-janvier 1974. De la même paradoxale manière, aucun n’admet avoir été victim^ de la moindre brimade ou vexation aux guichets, sur les lieux de son travail ou dans son voisinage. Tous prétendent au contraire que c’est avec gentillesse qu’on a tenté de les dissuader de partir. A Youri Chaoulov, un fonctionnaire aurait simplement répondu : — Vous voulez aller en Israël ? Mais bien sûr, vous êtes libres de partir! Seulement... avez-vous vraiment bien réfléchi ? Etes-vous certain de ce que vous trouve­ rez là-bas ? A Fakir Yagoudayev, on aurait juste demandé : — Pourquoi diable voulez-vous partir ? A Clara Rosenthal : — Qu’est-ce qui vous manque, ici? Vous n’êtes pas bien? D ’autres ont été plus franchement mis en garde. Par exemple Roman Khoudaidatov, dûment averti : — Vous faites une erreur, monsieur ! Aliko Moshiashvili s’est entendu conseiller : — Vous feriez mieux de rester, mon vieux... A Roman Isakov, le chef du service de l’O .V .I.R . de Moscou, singulièrement nommé Israël, a demandé : — Qu’est-ce qui vous prend, camarade Isakov ? Pour­ quoi voulez-vous émigrer? Ici, vous avez un bon loge­ ment et vous travaillez dans de bonnes conditions ; làbas, vous n’aurez que des ennuis ! Vous feriez mieux de vous sortir cette idée-là de la tête... En Ukraine, le fonctionnaire qui a reçu Roman Voskov est allé plus loin. Il a questionné : — Dites-moi, vous avez un logement ici? 142

— Oui. — Vous avez du travail ? — Oui. — Vous gagnez de quoi manger ? — Oui. — Il vous manque quelque chose ? — Non. — Alors ? Je ne comprends pas ! Je vois que vos enfants vont à l’école, que vous dirigez vous-même un chœur orchestral, que vous vivez dans un cadre gai et agréable... Là-bas, c’est un pays capitaliste; vous ne vous y plairez pas ! A Doushambé, l’interlocuteur de Salomon Leviev a été plus catégorique : — Nous savons pertinemment que la vie est très difficile en Israël, je vous assure : nous recevons suffi­ samment de lettres qui nous le prouvent... Nous vous aiderons s’il vous manque quelque chose ici, mais ditesnous quoi ? Le directeur de l’entreprise où Mina Stekolszik était employée depuis vingt ans a été effaré qu’elle vienne lui demander cette fameuse « kharasteristika », attestation de travail qu’attendent vainement des milliers de Juifs. Il s’est écrié : — Mina, je veux bien vous signer tout ce qu’il vous plaira ! Mais je suis stupéfait : comment pouvez-vous partir? et seule, en plus? sans vos enfants? Evguénia Voloshena, l’épouse d’Aaron, a simplement plaidé : — Pourquoi ne veux-tu pas attendre au moins que mon père ait pris sa retraite du K.G.B. ? Je pourrais t’accompagner et tout serait plus facile ! — Ecoute, il faut que tu me signes ton autorisation tout de suite. Plus tard, tu me rejoindras... — Bon. On fera comme tu voudras. 143

C’est avec des larmes dans les yeux que tous racontent aujourd’hui la séparation d’avec leurs proches et leurs amis. Aliko Moshiashvili, seul, est parti solitaire et sans se retourner, même s’il avait un peu le cœur gros. Clara Rosenthal a vécu une scène déchirante en quittant son hôpital où toutes ses collègues pleuraient à chaudes larmes et lui répétaient : — Clara, je t’en prie : écris-nous vite ; dis-nous com­ ment tu vas ; si tu as besoin de quelque chose... Ses amis ouzbeks plaidaient auprès de Khoudaidatov : — Ne pars pas. Roman ; ne nous laisse pas tomber ! Tous les camarades de Yossef Diouk, ceux de son voisinage comme ceux de son travail, l’ont escorté jusqu’à la gare. Tous les amis de Salomon Leviev l’ont accompagné jusqu’à l’autobus en gémissant : — Que faites-vous donc ? Pourquoi partez-vous ? Les camarades de Yossef Diouk, ceux de son voisi­ nage comme ceux de son travail, lui ont fait escorte jusqu’à la gare. Les proches de Fakir Yagoudayev ont loué un autobus spécial pour venir avec eux jusqu’à l’aérodrome ; pendant tout le trajet, sa belle-mère n’ar­ rêtait pas de pleurer : — Restez ici, je vous en supplie ! On m’a raconté tellement de choses terribles sur Israël... Les amis de David Megrebshvili n’ont pas rempli moins de deux autocars. Juifs, Russes, Géorgiens, tous avaient apporté des cadeaux et se lamentaient : — Où allez-vous ? Que comptez-vous faire ? Les camarades de Yakov Tsatsanashvili sont venus avec lui jusqu’à Moscou. De même, le collectif de l’usine où était employé Roman Voskov s’est déplacé jusqu’à la gare ; et quatre de ses amis ont poussé jusqu’à Tchopp pour tenter une dernière fois de le fléchir : 144

— Faisons demi-tour, Roman : rentre avec nous ! — Je voudrais bien, mais je ne peux pas : je veux aller vivre avec mes frères... ** * — Pourquoi, dans ces conditions, avoir quitté l’U .R .S.S.? A cette question directe, tous les parias de Vienne sont obligés de répondre en plaidant coupable et en avouant qu’ils ne se comprennent plus eux-mêmes. Il faut beaucoup insister pour faire la part de la propa­ gande sioniste, de l’instinct grégaire et de considérations purement personnelles. Négligeant le poids de la propagande soviétique destinée à les persuader de rester, beaucoup trouvent commode d’accuser la propagande lancée par-dessus le « rid e a u de fer ». Youri Chaoulov prétend par exemple : — Nous sommes partis en Israël à cause de la démagogie sioniste. Nous sommes partis à force d’écou­ ter toutes les émissions de La Voix de l’Amérique, de Radio-Europe libre et Kol Israël... — Parce que vous les écoutiez sans difficultés ? — Bien sûr ! Pourquoi pas ? — Et pourquoi les écoutiez-vous ? — Pourquoi pas ? Nous vivions dans un pays libre ! Nous écoutions des tas de choses pour nous informer, de tous les pays du monde... — Et alors ? — Il est possible que ce soit à force d’entendre parler de cet Etat où se rassemblaient tous les Juifs du monde entier que nous nous sommes convaincus de les y rejoindre. 145

David Megrebshvili cite les mêmes sources, mais précise : — Elles répétaient que tout était merveilleux en Israël... — Alors? — Nous avons eu le malheur de les croire ! Yakov Tsatsanashvili ajoute : — Les radios américaines et anglaises décrivaient Israël comme quelque chose de vraiment magnifique... Aliko Moshiashvili rappelle : — Il y avait tout le temps des émissions qui disaient qu’il fallait partir... Alors, je l’ai fait. Clara Rosenthal avoue : — Parfois, quand j’allais chez mon père, j’entendais La Voix d ’Israël qui jouait une hymne dont les paroles re p re n a ie n t l’invocation millénaire du psaume : « Rejoins, mon peuple ! » Ça me faisait quelque chose... Cette action des « mass-media » leur semble avoir développé un authentique phénomène de groupe, que Fakir Yagoudayev traduit en disant : — A un moment, parmi les Juifs, tout le monde partait. C’est vraiment devenu un exode massif que nous avons suivi, comme des moutons... Clara Rosenthal confirme : — C’était vraiment comme une épidémie ! Aliko Moshiashvili en est un vivant exemple, puisqu’il explique : — Les autres partaient : je suis parti aussi... Certains, contre toute vraisemblance, imputent la responsabilité de ce mouvement à une poignée d’activis­ tes sionistes : ainsi de Aaron Voloshen : — Tous les Juifs étaient soumis à la pression inces­ sante de ces types qui sont des agitateurs professionnels, prêts à raconter n’importe quoi pour décider les autres, 146

mais qui se sont bien gardés, pour leur part, de quitter l’U.R.S.S. ! Peut-être le feraient-ils s’ils pouvaient d’abord quitter leurs prisons ? Mais Roman Isakov dénonce également : — Il y a des provocateurs aussi bien à Moscou et à Kiev qu’à Bakou. Ils sont grassement payés par l’Etat d'Israël pour nous promettre monts et merveilles, nous submerger de racontars et de lettres mensongers. Nous les avons suivis parce que nous étions comme les moutons de Panurge ! En fait, l’exemple et les pressions seraient surtout venus de proches : relations de travail, voisins ou parents. Pour Ylia Sloutsky, tout est arrivé par la faute d’une femme qui dactylographiait ses courriers officiels, en échange de quoi il lui recousait ses vêtements. C’est elle qui lui a présenté son fils, Léon Tabarovsky, lequel lui a conseillé : — Ylia, vous devriez apprendre l’hébreu. — Je voudrais bien ; mais je ne sais pas où il est possible de suivre des cours... — Q u’à cela ne tienne ! Je vais vous conduire chez l’ingénieur Zinoviev qui est « melamed », c’est-à-dire professeur à la synagogue. Nous sommes une quinzaine de travailleurs à suivre ses leçons, moyennant 5 roubles pour 4 leçons par mois. Un peu plus tard, le Tabarovsky en question était appréhendé lors d’une manifestation sioniste et expulsé sous quarante-huit heures en Israël. De là, il aurait multiplié les lettres alléchantes à Sloutsky. Yossef Diouk, pour sa part, avait pour voisin un vieillard de soixante-dix-sept ans, nommé Israël Assatchy, qui n’avait aucune famille à l’étranger mais souhai­ tait mourir sur la terre dont il portait le nom. C’est lui 147

qui lui a envoyé l’indispensable invitation — à sa demande, il est vrai ! Mina Stekolszik a subi l’influence de ses proches survivants, qui étaient tous partis en Israël. Aaron Voloshen a cédé aux objurgations de sa vieille mère. Salomon Leviev, à l’insistance de son père, Benjamin, qui reconnaît : — C’est moi qui ai voulu partir... — Pourquoi? — Simplement pour mourir sur la terre de mes ancêtres. — Et votre fils ? — Je ne voulais pas le laisser derrière moi en U.R.S.S. ! — Nous nous sommes disputés à ce sujet pendant deux ans et j’ai fini par lui donner mon accord. Mais, encore à Brest-Litovsk, je l’ai supplié de renoncer. Il n’a pas voulu et, maintenant, c’est moi qui lui en veux pour toujours... Roman Voskov ne se serait résigné qu’à contrecœur à suivre son frère Isak. Mais l’épouse de ce dernier, Iyounia Voskova, n’aurait elle-même tenu qu’à rejoin­ dre sa propre mère. Les lettres aguichantes de cette seule belle-mère auraient donc suffi à entraîner 14 per­ sonnes? Incroyable en Occident, cette situation est peutêtre banale dans les familles aux liens étroits qui subsistent en pays slaves. Fakir Yagoudayev a lui aussi suivi son frère, dont l’épouse avait été « subjuguée par un agitateur sio­ niste ». Roman Khoudaidatov, de son côté, a été convaincu par la jeune fille qu’il courtisait : — A l’époque, je sortais beaucoup avec cette jeune fille dont toute la famille était déjà là-bas et qui se sentait donc extrêmement concernée par le problème. Lorsque 148

j’étais reçu chez elle, ses parents n’avaient pas d’autre sujet de conversation. Comme j’étais bien jeune et dénué d’expérience, je me suis laissé tourner la tête... Le cas d’Ylia Sloutsky est sans doute le plus triste. Car c’est sa propre fille qui l’a décidé. Elle lui répétait sans trêve : — Papa, je te conjure de réfléchir ! Je sais bien que tu es plus âgé que moi, mais je crains que tu ne te rendes pas compte que là-bas, en Israël, c’est une vraie nation spécifiquement juive qui s’est créée... Il hésitait encore, quand elle a menacé : — Papa, si tu ne prends pas la décision du départ, je ne pourrai plus te considérer comme mon père... Aujourd’hui, il ravale ses larmes en commentant : — Je ne me serais jamais incliné si j’avais pensé un seul instant qu’elle risquait d’en mourir ! Derrière la plupart de ces cas, quelles qu’aient été les circonstances exactes et les prétextes avancés pour justifier le départ, on retrouve un problème bien person­ nel. Yakov Tsatsanashvili venait précisément de perdre son père lorsqu’il a reçu son « visov ». Mina Stekolszik avait vu mourir successivement sa mère, sa sœur et son père. Aaron Voloshen avait accompli plusieurs séjours en prison, avant d’émigrer ; mais il soutient : — Je n’ai eu aucune véritable difficulté personnelle ; si j’étais allé en taule, c’était normal : c’était de ma faute ! Clara Rosenthal était tout juste divorcée, et recon­ naît : — Je pense souvent que si je ne m’étais pas séparée d ’avec mon mari, rien de tout cela ne serait arrivé... Yossef Diouk avoue en rougissant : — La pure vérité est à la fois si ridicule et honteuse 149

que j ’hésite à la dire... La vérité, c’est que je me disputais tout le temps avec ma femme, la prévenant que si elle n’arrêtait pas de m’engueuler, je partirai ; elle a continué, et c’est seulement pour cette stupide raison que je suis parti... D ’autres n’ont même pas la consolation d ’aussi ridicu­ les « mea-culpa ». Par exemple, Fakir Yagoudayev, qui marmonne, les yeux dans le vague : — Non, je n’avais pas de problème... Aucun pro­ blème... A moins que ça n’ait été ça, mon problème? Peut-être que j ’avais besoin d ’un enfer parce que j ’étais au paradis ?

CHAPITRE SEPTIÈME

ANTISÉMITISME, CONNAIS PAS! — Sale Juive, tu vas me laisser cette place ! En ces termes, un très vieil homme avait insulté une passagère de l’autobus de Beltsy (en République socia­ liste de Moldavie) à bord duquel circulait Clara Rosen­ thal. Selon elle, le machiniste aurait aussitôt détourné son véhicule jusqu’au poste de police, où tous ses usagers seraient descendus porter plainte contre le vieillard. Ce dernier aurait été immédiatement arrêté, malgré l’intervention de Clara qui plaidait : — Maintenant qu’il a reçu une bonne leçon, vous pouvez bien le relâcher, quand même ? — Désolés ! mais dans ce pays, les injures racistes constituent un délit passible de prison... Enjolivée ou non, cette anecdote nous a paru d’autant plus intéressante qu’elle apporte l’unique confirmation de la persistance actuelle de l’antisémitisme en U.R.S.S. que nous ayons pu recueillir. Pour retrouver le tableau tristement célèbre des persécutions raciales en Europe de l’Est, il nous a fallu rappeler les plus anciens souvenirs des plus âgés de nos témoins. En premier lieu ceux du père de la jeune femme, Hershko Rosenthal, qui a reconnu : — Bien sûr, il m’est arrivé de m’entendre traiter de « youpin » ; mais c’était il y a vraiment très très long151

temps, quand le pays dépendait encore du royaume de Roumanie... — L’antisémitisme y était répandu ? — Pas tellement à Batashan, où je suis né en 1914 et où je suis devenu tailleur. On a surtout commencé à monter les gens contre nous après l’avènement de Hitler en Allemagne. — Que faisiez-vous, à ce moment-là? — J ’avais été appelé au service militaire à Beltsy, où j’ai connu ma femme, Rosa Klotz, et où notre fille est née... — Vous avez donc servi dans l’armée roumaine, du côté des fascistes ? — Non. J’en ai déserté lors de l’invasion de la Bessarabie par les Allemands. Je suis retourné chercher ma femme et ma gosse et nous avons fui par étapes jusqu’en Kirghizie, où nous avons été hébergés par le « kholkoze » de Frounzé. Les Soviétiques nous ont merveilleusement bien traités ! — Il n’y avait pas d’antisémitisme chez eux ? — Non. J’ai seulement entendu parler d’un terrible pogrom qui se serait produit sous le tzarisme à Kishinev. — Il y a eu dans cette même ville plus récemment un retentissant procès contre des Juifs. Ça ne vous dit rien ? — Non. Inutile de le harceler : il n’admettra jamais l’évi­ dence... Même incroyable ignorance et mêmes invraisembla­ bles dénégations chez Mina Stekolszik, également née en Bessarabie (à Romanovka, en 1929) mais dont les parents s’étaient pour leur part réfugiés en O.ural. Son contemporain et compatriote Siméon Kogan (huitième enfant d’une famille d’agriculteurs de Léovo) a été 152

évacué en Ukraine à Rostov. Mais les troupes d’occupa­ tion allemandes sont parvenues jusque-là : — Les gens du « sovkhoze » Poltokhova nous ont cachés dans une minuscule étable dotée d’une simple lucarne. Nous couchions tous sur un bat-flanc, sous lequel notre père restait dissimulé par des planches en permanence. Malgré ça, des collaborateurs nous ont dénoncés... — Vous avez été pris ? — Non. Mon frère aîné a rejoint de justesse les partisans puis a été envoyé au front où il a dû être tué près de Voroshilovgrad. Nous, nous avons été délivrés par l’armée soviétique pendant l’hiver 1943 et nous sommes restés à Rostov jusqu’en septembre 1944 où nous sommes retournés à Kishinev... — Vous avez entendu parler des procès qui se sont déroulés dans cette ville ? — Non. Pourquoi ne reconnaît-il pas au moins le premier, imputable aux autorités tzaristes ? Par peur de la mécani­ que des aveux ? D ’autres n’auront pas la même candeur dans le mensonge par omission. — J ’ai entendu dire qu’il y avait eu autrefois des pogroms, commis par des bandes contre-révolutionnai­ res commandées par l’anarchiste Makhno et le fasciste Pétlioura. Mais, personnellement, j ’ai eu une enfance merveilleuse... Yossef Diouk, né en 1918 parmi les sept enfants d’un cordonnier de Vinnitza (en Ukraine), venait de terminer son apprentissage comme tailleur de glaces lorsqu’il s’est engagé volontairement en 1938. « Pour que vive la Russie, que meurent les youpins ! » proclamait à l’épo­ que un slogan diffusé par les nazis. Malgré sa vue extrêmement mauvaise, Yossef les a courageusement 153

combattus sur le front biélorussien jusqu’à sa capture, en 1942. L’officier allemand qui avait réuni ses camarades de détention au milieu du camp a beuglé : — Y a-t-il des communistes parmi vous ? — Y a-t-il des membres des « komsomols », les jeunesses communistes ? — Y a-t-il des Juifs ? — Oui. — Sortez des rangs ! Yossef n’était pas au nombre des malheureux qui allaient ainsi docilement se faire massacrer. Il s’était dit : — Puisqu’ils vont me tuer de toute façon, autant essayer d’en retarder le moment... Pendant quatre mois, il est demeuré incognito parmi ses camarades non-Juifs. Lorsqu’ils ont été déportés en Allemagne, il s’est joint à un groupe qui a sauté du train en marche. Il a réussi à regagner Vinnitza à pieds pour s’y faire bêtement reprendre par les Allemands : — Cette fois, ils m’ont transféré à Krasnov, d’où je n’ai été délivré que par l’armée russe. Je suis remonté au front jusqu’à la victoire et n’en suis revenu que pour apprendre que toute ma famille avait été exterminée. *

**

— Je suis né à Kiev en 1905, au son des tocsins qui annonçaient les pogroms en Ukraine... La formule est d’Ylia Sloutsky, qui a tenu à rappeler d’entrée que cette année-là devait être également celle des premières révoltes annonciatrices de la grande révolution. Sa ville natale est de siniste réputation, pour avoir servi de décor, quand il avait cinq ans, au 154

scandaleux procès Beiliss, au cours duquel un jeune Juif allait s’entendre accusé — en pleine naissance du xxe siècle — d’avoir perpétré un meurtre rituel. Mais selon Ylia, selon le père d’Ylia et le père du père d’Ylia, les Juifs et les « khristianine » (les paysans chrétiens) étaient alors indistinctement opprimés « par les Boyards et la clique du général fasciste Petlioura » : — Ce n’est qu’à la fin de la guerre civile que la culture juive a pu librement s’épanouir pour la première fois, avec la création de multiples écoles et théâtres juifs. Comme l’a expliqué notre compatriote l’écrivain Frug, la conscience judaïque a commencé à s’éveiller par un processus d’assimilation qui lui a permis de découvrir l’existence des autres peuples qui l’entouraient. En ce qui me concerne, j ’ai délibérément choisi la voie de l’assimilation et n’ai jamais eu à m’en repentir... Modeste tailleur mais passionné de chant choral, il avait été particulièrement heureux, à partir de 1930, de pouvoir suivre les cours de musique prodigués gratuite­ ment chaque soir par le conservatoire. Appelé au service militaire le 4 février 1934, il avait été enchanté d’être affecté dans l’aviation. Mais la guerre allait tout changer : — En 1941, quand Hitler a agressé l’U.R.S.S., j’ai naturellement été mobilisé et j’ai servi au front proche de Polvatchine, dans la région de Piatina, comme simple fantassin. J ’ai été blessé aux bras et à la tête, ce qui m’a valu d’être envoyé à l’hôpital. Là, quand j’ai appris que les Allemands allaient arriver, j’ai déchiré des draps pour envelopper ma tête de bandages propres et dissi­ muler mon visage qui leur aurait peut-être permis de reconnaître que j’étais Juif... — Vous saviez que vous étiez particulièrement en danger ? — Evidemment ! La presse soviétique avait prévenu 155

les Juifs des dangers qu’ils couraient et leur avait conseillé de quitter la zone occupée dès que possible... En fait, un jour que je changeais mes pansements au milieu des autres prisonniers, un homme de la Gestapo s’est mis à m’insulter en me demandant où étaient les autres Juifs. Heureusement, à la faveur du très fort orage qui a éclaté la nuit suivante, j ’ai réussi à m’en­ fuir... — Vous avez été aidé par la population civile ? — Oui. J’ai été recueilli par une vieille femme qui dirigeait une petite usine. Malgré les risques considéra­ bles et la terrible crainte qu’elle éprouvait, elle m’a restauré, rhabillé de vieux vêtements civils et caché pendant quelques jours. — Ensuite? — Ensuite, je suis reparti et j’ai rencontré sur la route un groupe de soldats qui se dirigeaient vers une ville nommée Zolotonosh, où ils avaient appris que s’étaient réfugiés beaucoup de Causasiens en fuite. Je les ai suivis jusqu’à cette grande cité, et dans les rues de cette ville j’ai constaté que les Juifs portaient une large étoile jaune sur la poitrine : j’ai aussitôt décidé d’essayer de me faire passer pour un musulman d’Azerbaïdjan. C’est ce que j ’ai prétendu, en imitant l’accent caucasien et en me présentant sous le nom de Poyzor, devant la femme à la porte de laquelle j’étais allé frapper pour offrir mes services de tailleur... — Elle vous a cru ? — Au début, sûrement. Elle m’a prêté sa machine à coudre pour que je lui raccommode quelques affaires en échange de ma nourriture. Par la suite, elle a prévenu quelques voisins qui ont commencé à m’apporter de ces casaques qu’on appelle des « leningradskaia », à confec­ tionner contre les denrées de première nécessité qu’ils nous offraient. Tout a très bien marché, jusqu’au jour... 156

Un jour, devant assurer une livraison en ville, Ylia a pris le risque de se rendre à la polyclinique pour faire changer ses pansements. La religieuse qui s’occupait de lui a reconnu l’accent qu’il singeait et a affirmé : — Vous, vous êtes certainement du Caucase ! — C’est exact. — Figurez-vous qu’ici, nous avons un médecin de làbas... — ... et il serait sûrement enchanté de rencontrer quelqu’un de son pays ! — Je... J’en serais très heureux aussi... — Il passera certainement vous voir! Où habitezvous? Pris de court, Ylia a donné sa véritable adresse. Il était en train de coudre près de la fenêtre, le lendemain, lorsqu’il a entendu sa propriétaire interpellée par une voix de stentor : — C’est bien ici qu’habite l’Arménien ? — Oui, docteur. — Où est-il, que je lui parle ? — Entrez ! Je vais vous montrer le chemin... De frayeur, Ylia a lâché ses épingles. Puis il s’est ressaisi, mais n’a pas réussi à garder les yeux levés devant le beau et grand gaillard qui entrait en clamant : — Salut mon ami ! D ’où es-tu, toi ? — D e... du Caucase... — De quel endroit ? De Bakou ? — Oui... — Musulman... — Oui... — Allons, ne fais pas cette tête-là devant un compa­ triote ! Je comprends parfaitement et je te souhaite bonne chance ; que Dieu te vienne en aide : ce n’est pas moi qui te dénoncerai... 157

— Tu sais, Poyzor, il paraît qu’il y a beaucoup de travail à la fabrique Massilska de la rue Chevtchenko... — Ah... — Oui. Ils doivent faire des vêtements d ’hiver pour les Allemands... — Ah... — Vraiment, tu devrais y aller! Pour ne pas se démasquer devant son hôtesse qui le relançait ainsi en lui servant la soupe ukrainienne du matin, Ylia s’est résigné à prendre le risque de solliciter un emploi dans l’atelier en question. Il s’est présenté, en parlant une sorte de sabir, comme un Azerbaïdjanais ; l’homme qui lui a ouvert la porte était lui-même Juif, et l’a longuement dévisagé, manifestement sans être dupe. Le même homme lui a donné des gants à coudre, ce que Ylia a fait non sans peine, en raison de sa main blessée, tandis que l’autre l’a regardé s’escrimer, avant de lancer en yiddish : — Vous êtes Juif, n’est-ce pas ? — Quoi? Quoi être, Juif? — Allons, dites-moi la vérité... — Moi, pas d’ici ; pas bien comprendre ! — C’est bon, comme vous voudrez. Honteux, Ylia n’a jamais osé se dévoiler, même devant ce frère, évidemment dénué de toute malveil­ lance. Pas plus que devant sa logeuse, qui lui a annoncé un matin : — Tu sais, Poyzor, les zhids... — Les quoi ? — Les evreii, les Juifs... — A h... oui ! Quoi ? — Ils ont été tués... — ... tous ! 158

— Ah ? Donne-moi autre assiette de soupe, te prie... — ... Moi, devoir partir vite au travail ! A l’extérieur, ce matin-là, il régnait un silence de mort. Un gendarme allemand barrait la rue, à la tête d’une patrouille de policiers ukrainiens en blouses. Il l’arrête : — Vous « zhid » ? — « Gdie zhivês ? » Où j’habite ? — Nein ! Toi « zhid » ? — D a! Là-bas... — Nein ! — Allons, messieurs ! vous ne voyez pas que c’est un pauvre bougre de Caucasien? Laissez-le passer... Cette providentielle intervention d’un passant a sauvé la mise à Ylia. Comme si de rien n’était, il a continué son chemin jusqu’à l’atelier, qu’il a trouvé presque désert. Seuls s’y trouvaient deux miliciens avec l’adjoint du chef de la police qui le connaissait et a cru bon de lui expliquer : — Les « zhids » sont tous partis ! — « Gdie zhivês » ? Où j ’habite ? — Mais non : partis ! kaputt ! — D a! Là-bas... — Oh la la ! Quels crétins, ces Caucasiens ! — A lors, Poyzor? Tu n’as pas eu d’ennuis, au travail ? — Non. Mais tous partis. Et moi, mal au bras : plus retourner là-bas ! — Ça tombe bien : tu sais, cet Ukrainien qui vient souvent ici... — Œil de verre ? — Oui, le borgne ! Il est justement passé demander si tu ne pourrais pas venir un certain temps travailler chez lui... 159

— Moi, d’accord... Voulue ou non, la proposition transmise ce soir-là par la logeuse d’Ylia tombait à merveille. Il est même devenu fort ami avec son nouvel hôte et le compagnon de beuveries de celui-ci, un cordonnier voisin nommé Lev mais que tout le monde appelait familièrement Lvovka. Ce dernier l’a même convié un soir à une petite fête, où le pseudo-Caucasien a trouvé les invités déjà passablement éméchés, et où l’un d’entre eux a levé son verre de « rumka » pour saluer son entrée d’un sonore : — Salut! Même si tu es un « zhid », je bois à ta santé ! — « Gdiè zhivesh » ? Où j’habite ? — Non ! Prends ça et répète : « Prosit ! » — « Prosit ! » Un peu plus tard, un autre invité l’a tiré à l’écart pour lui chuchoter : — Tu sais, tout le monde ici se doute que tu es Juif. Tu peux nous faire confiance. Viens avec moi rejoindre les partisans... — Moi, pas d’ici ; pas bien comprendre ! — A ton aise... Mais ne t’en fais pas : je ne te dénoncerai pas... Ylia a donc continué à vivre dans l’angoisse, s’atten­ dant à chaque instant à être identifié, dénoncé, arrêté, déporté. C’est avec reconnaissance qu’il a accepté une troisième offre d’hébergement contre travail chez des voisins, la famille Goudine. Malencontreusement, celleci organisait régulièrement des « parties fines » où affluaient tous les miliciens et collaborateurs des envi­ rons. Pour échapper de temps à autre à l’atmosphère oppressante de cette maison, il n’avait que la ressource d’accepter les invitations de plus en plus fréquentes de la 160

jeune Genia Goudine, avec laquelle il avait vivement sympathisé, et qui cherchait à sortir avec lui. En veine de confidences, elle lui a avoué que son propre mari était Juif et avait été exécuté en tant que tel. Ylia se demandait s’il allait répondre à cette preuve de confiance lorsque deux policiers ont fait irruption en criant à la veuve : — C’est ici qu’il y a un Juif? — Non, vous vous trompez... — Et lui, là? — Lui ? Tout le monde le connaît dans le quartier : c’est un Caucasien ! — Tant pis ! On l’embarque quand même. On verra ça au poste ! — Vous voulez emmener ce malheureux? Mais je voudrais au moins l’aider... — Tu n’auras qu’à lui envoyer des colis en prison ! — Mais... je ne sais même pas son nom... — Il n’a qu’à te l’écrire. Ylia a senti son cœur se serrer. Il savait parfaitement que l’écriture caucasienne était différente du cyrillique. Mais il n’avait pu en apprendre par cœur que les caractères figurant sur les billets de banque soviétiques, où la valeur était marquée dans les principales langues pratiquées au sein de l’Union. C’est donc une somme qu’il a gribouillée de mémoire sur un morceau de papier qu’il a tendu ensuite au policier, lequel s’est exclamé : — Q u’est-ce que c’est que ça ? On n’y comprend rien ! — Moi, Poyzor ; moi pas savoir écrire russe... — Tant pis pour toi ! Fiche-moi ça en l’air et suisnous ! Au poste, sous un grand portrait de Hitler, le véritable interrogatoire a commencé : — Alors... « zhid »? — « Gdiè zhivesh » Où j ’habite ? 161

— Comédien, va ! — Quoi comédien? Moi pas comprendre... — Laisse-le continuer à faire le malin : de toutes manières, ça va mal se terminer pour lui... — Tu as raison. Allez, ouste ! mon gaillard : en taule ! La cellule où ils l’ont poussé était surpeuplée. Mais il a tout de même trouvé un recoin où s’asseoir en tailleur, selon le célèbre usage des Caucasiens. Très vite, ses jambes le font épouvantablement souffrir, cependant qu’il entend ses compagnons de détention admirer : — Ces Caucasiens, quand même, ils sont formida­ bles! — Oui, il paraît qu’ils peuvent rester comme ça pendant des journées entières ! Endurant le martyre, il n’avait pas bougé d’un pouce, le lendemain, lorsque la grille s’est ouverte pour que soient extraits trois ou quatre prisonniers qu’on allait fusiller. Un jeune homme s’est approché de lui pour glisser en yiddish : — Tzures : des ennuis en perspective ! — Caucasien! Pas bien comprendre... Constatant que son jargon réussissait à dérider même ces hommes proches de la mort, il a continué à bavarder de façon volubile. Chaque matin, bien qu’il n’ait presque pas osé dormir, de peur de se trahir pendant son sommeil, il faisait mine comme les autres de raconter ses rêves de la nuit. A l’aube du quatrième jour, c’est en travestissant à peine la vérité qu’il leur a rapporté : — Moi voir ma chambre, mon lit, mon grande fille, mon machine à coudre... — Et alors ? Q u’est-ce que tu lui as fait, à ton femme, dans ton lit de ton chambre ? — Moi vouloir me lever, approcher elle... — Ah ah ! — Moi pas pouvoir... 162

— Oh oh ! — Moi tomber sur machine... — Et alors? Q u’est-ce que tu lui as fait, à cetté pauvre machine ? — Elle, réveiller moi ! — Il était temps! Quand même, quels gaillards, ces Caucasiens ! Tu te rends compte ? Préférer sa machine à coudre ! — Ne riez pas comme des idiots : c’est très bon, comme rêve ; c’est un heureux présage ; ça veut dire que... — Le détenu Poyzor? debout ! au bureau du patron, tout de suite ! L’irruption d’un gardien a empêché Ylia de savoir jamais le sens caché du rêve qu’il venait de raconter. Il s’est retrouvé tiré et poussé dans le bureau du comman­ dant général de la place, qui l’a questionné d’une voix très douce : — Alors, comme ça, tu es Caucasien? — D a! — Et d’où es-tu, plus précisément ? — Moi, Bakou ! — Ça alors, c’est une coïncidence : justement, moi aussi, je suis de Bakou ! — Et dans quelle rue habitais-tu, à Bakou ? — Moi... rue Lénine! — Tiens tiens... Et, naturellement, tu connais la langue de là-bas ? — Naturellement! caucasien, langue maternelle à moi ! — Parfait, cher compatriote ! Eh bien, tu vas donc me dire quelque chose dans notre langue ? — N’est-ce pas ? 163

— Arloti, bezarouk lanatié! — Bezarouk lanatié! — A h... Et... qu’est-ce que cela veut dire, s’il te plaît ? — Moi vouloir retourner mes amis ! — Allons ! Il faudra donc que je te crois sur parole ! Mais, dites-moi, les gars, où diable est-ce que vous avez déniché cet olibrius ? — Chez la veuve Goudine, mon général ! — C’est bon. Dites-lui qu’elle peut venir le récupé­ rer ! Mais... elle répondra de lui personnellement ! Après les retrouvailles et l’indispensable mise au point qui s’en suivit, Genia et Ylia sont convenus qu’il serait plus prudent pour lui de se cacher. C’est ce qu’il a fait chez un paysan ami de Genia, pour le compte duquel il s’est mis à travailler clandestinement. Mais lorsque celuici a dû partir avec son épouse travailler des terres éloignées et qu’ils ont laissé leur protégé en tête à tête avec Olia, leur nièce de dix-neuf ans, ce qui ne pouvait manquer d’arriver est arrivé : — Comme elle était bien innocente et qu’elle ne connaissait personne d’autre, avoue-t-il modestement, elle s’est amourachée de moi au point de se déclarer prête à faire n’importe quoi pour me sauver. Craignant que son oncle ne soit pas de son avis, j ’en ai profité honteusement pour la convaincre de louer une baraque où elle me dissimulerait, ne me portant du ravitaillement qu’à la nuit. Malgré ces précautions, Ylia eut vite le sentiment que des voisins avaient deviné sa présence. Il redoutait la venue de la police et s’est blotti sous le lit lorsque la propriétaire est venue interroger sa bienfaitrice : — Dis-moi, Olia, tu vis vraiment seule, ici ? 164

— Bien sûr ! — C’est drôle... parce que les enfants disent qu’ils ont aperçu un homme, dans la maison. — O h... ça ? Il doit s’agir de mon frère, qui vient tout juste de débarquer de la campagne... — Ton frère, hein? Mettons que ce soit ton frère : après tout, ça te regarde ; même si c’était un amoureux... Après cette nouvelle émotion, Ylia est allé se réfugier nuitamment dans un caveau du cimetière juif. De là, en attendant les visites de la jeune fille, il pouvait surveiller toute la campagne située en contrebas. C’est ainsi qu’il a vu un jour une voiture freiner brusquement, quatre policiers en jaillir, en extraire un homme enchaîné, et le laisser sortir des armes d’une cache avant de l’exécuter sommairement. Le soir même, il annonçait à sa visi­ teuse : — Olia, je ne peux pas rester ici une journée de plus ! — Mais où veux-tu aller, encore ? — Chez Lvovka. — Cet ivrogne de cordonnier ? Mais il te connaît ! Il risque de te dénoncer ! — Non. Je me souviens qu’il m’a montré un jour les fondations de la maison qu’il avait commencée avant guerre pour sa fille. Il attend que la cave soit sèche et d’avoir des matériaux pour la terminer. Il m’a même expliqué un jour en riant qu’il savait parfaitement qu’elle servait d’abri pour tous les prisonniers de passage. Tu vas m’y conduire... C’est donc exactement dans l’atmosphère que l’écri­ vain français Roger Vailland a décrite dans son roman Drôle de Jeu que le fugitif a continué sa vie clandestine. Olia le rejoignait chaque soir. Pour qu’il ne devienne pas fou d’inactivité en son absence, elle lui apportait à lire de vieux journaux d ’emballage, des feuilles de papiers et 165

des crayons avec lesquels il lui composait des poèmes. Très vite, il a été tenté de griffonner des proclamations anti-fascistes que sa compagne, au péril de sa vie, s’est offerte à aller afficher. C’est donc avec terreur qu’une nuit, au lieu du pas léger d’Olia, il a perçu un remue-ménage de bottes de soldats. Une ombre s’est faufilée dans sa tanière. C’était Lvovka. Il a posé sur le bras du reclus une main rassurante : — Je suis venu te dire de ne pas t’inquiéter, que cette patrouille va très vite se retirer... — Tu sais, il y a bien longtemps que j ’ai deviné que tu te cachais là... — Et plus longtemps encore que j ’ai compris que tu étais un « zhid »... — « Gdiè shivesh ? » — Allons, je le sais mieux que personne, où tu habites ! Ne fais donc pas l’idiot. Je m’en vais juste chercher une bouteille et je reviens trinquer avec toi ! Fuir ou rester ? Ylia ne savait plus quel parti prendre lorsque le cordonnier a reparu avec sa « slovowitz ». Il en a tendu le goulot pour offrir une rasade puis avalé luimême une bonne lampée avant de conclure solennelle­ ment : — Tu vois, je suis un vrai patriote ukrainien et j ’adore mon pays... — ... mais jamais je ne vendrais un Juif ! — Tu es un vrai camarade, Lvovka... — Ah! Enfin, il a parlé! Dis-moi, tu dois rudement t’ennuyer ici? Enfin... je veux dire : quand tu es seul... Si tu veux, je reviendrai de temps en temps te faire un brin de causette? Tu as de la lecture, au moins? 166

— J ’ai ça... — Pouah ! Je vais plutôt t’apporter un bouquin de Chevtchenko... — Je veux bien, merci ; mais tu sais, c’est utile aussi, les journaux ! — Je vois : tu essayes de calculer la progression de l’Armée rouge ! Alors, qu’est-ce que tu dis? — Qu’ils seront là en septembre... Le 23 septembre, la rumeur des canons a retenti dans le lointain. Une foule affolée s’est ruée dans l’abri d’Ylia. Lorsque, beaucoup plus tard, le crépitement des armes automatiques s’est tu dans les parages, Ylia a compris que l’Armée rouge venait de les libérer... Il s’est précipité à l’extérieur. Aveuglé par la lumière et ses larmes de joie, il a discerné un groupe de soldats soviétiques qui stationnait au coin de la rue. Il a couru les embrasser. Il a demandé à être reçu par leur commandant : — Cet officier m’a posé énormément de questions sur ce qui m’était advenu depuis mon évasion ; mais il avait les meilleures raisons du monde pour faire confiance aux volontaires juifs. Il m’a incorporé puis affecté sur le front oriental, dans la région de Khaneva, pour aider à la construction de ponts stratégiques sur le D niepr. Ensuite, je me suis fait muter en premières lignes au IXe régiment de blindés et j ’ai participé avec le reste de la IIe armée à la libération de Lublin et de Varsovie avant de traverser la Poméranie en janvier 1944 et d’entrer, avec les autres soldats, en vainqueurs, dans Berlin... — Monsieur Sloutsky, tous les drames que vous venez de retracer sont imputés aux tsars, puis à Hitler. N’en avez-vous pas tout autant à reprocher à Staline ? 167

— Ce n’est pas du tout comparable ! Sans doute, dans la période héroïque où l’U.R.S.S. était menacée de toutes parts, les excès dans la défense du communisme ont-ils entraîné des erreurs, commises non seulement par Staline mais par la direction collégiale du parti tout entière. Contrairement à l’hypocrisie qui reste de règle dans la plupart des pays, ces « bavures » ont été reconnues et sévèrement critiquées par le XXIe congrès du parti, qui a relancé l’Union soviétique sur une meilleure voie. Mais il ne faut pas oublier que les crimes de cette période ont été très largement exagérés par la presse occidentale. Surtout, nul ne peut soutenir que les Juifs en aient jamais été plus particulièrement les victimes, à moins de céder à des émotions passionnelles et subjectives. Objectivement, il est inévitable de consta­ ter qu’ont été inquiétés et maltraités, arrêtés et déportés, des millions de Lettons, de Géorgiens, voire d’Ukrainiens ! — Et les grands procès? Fefer, Markish, celui des « médecins en blouses blanches » ? Ils n’avaient aucun sens? — Il s’agissait de cas, certes regrettables, mais stricte­ ment individuels. Staline disposait d’une puissance suffi­ sante pour déclencher des pogroms s’il l’avait voulu. Nul ne l’accuse de l’avoir fait. L’immense majorité des Juifs, pendant ce temps-là, vivait ni mieux ni plus mal que leurs camarades des autres nationalités. Quelle meil­ leure preuve pouvez-vous trouver que notre propre désir de retourner là-bas ? Il a raison. Non dans ce tableau idyllique où il justifie par la défense de la patrie socialiste les erreurs d’un Praesidium fantôme ; par les excès de celui-ci, les crimes de Staline ; par les crimes de ce dernier, l’antisémitisme latent chez tant de peuples ; mais il a raison de nous 168

renvoyer au mystère de sa propre attitude — sans doute impénétrable pour un Occidental ! *** Raconté d’une voix chevrotante, entrecoupé de longs silences, de cris, de chuchotements et de brusques sanglots, le récit de la tragédie de Vladimir Fleshel nous est apparu trop décousu pour être rapporté littérale­ ment. Il en ressort qu’il est né aux alentours de 1897, près d’Olbadokha (dans le district de Vinnitza, lui aussi) de père juif et de mère chrétienne orthodoxe ; mais lui dit plutôt « de père Juif et de mère russe ». Sur son lit de mort, cette dernière lui a remis la petite croix qu’il arbore aujourd’hui. A l’orphelinat de Berditchev, où les deux enfants ont ensuite été recueillis, on les disait « vykristy », c’est-àdire convertis à l’orthodoxie. De fait, ils s’exprimaient rarement en yiddish, plus souvent en ukrainien et presque toujours en russe. Mais le garçon ne se sentait « pas plus Juif que Russe ni quoi que ce soit d’autre » parce qu’il n’avait reçu aucune éducation religieuse et souligne n’avoir « jamais seulement su ce que c’est que prier »... Pendant son enfance, lui aussi dit « avoir entendu parler » de persécutions contre les Juifs. Lui aussi les impute aux seules troupes de Makhno et de Pétlioura « que nous prenions pour un roi », dit-il. Il affirme ne pas avoir été mobilisé à cette époque parce qu’il avait déjà le cœur malade, mais se flatte d’avoir « cassé des cailloux pour le compte de l’Armée rouge » jusqu’en 1922. Ensuite, il serait « parti à Kharkov », où on lui aurait « donné un bon logement et un bon travail dans une verrerie ». Tous les soirs, il devait aller pour la première 169

fois de sa vie à l’école, dans le cadre de la grande campagne pour la liquidation de l’analphabétisme lancée par les Soviets. Sa situation s’en serait trouvée grande­ ment améliorée. Vladimir s’est marié avec Clara Süsserman, une très jeune fille juive. Ils ont eu trois enfants : un garçon (Yevséi) et deux filles (Evguénia et Tatiana) ; les deux premiers sont devenus ingénieurs et la troisième, écono­ miste. Pour ne pas les quitter lorsque sa verrerie a déménagé à Kiev, en 1935, il est entré dans une fabrique de meubles, où il se targue d’avoir été « promu maître de sixième rang ». Il gagnait bien sa vie. En 1941, malgré sa déficience cardiaque, il semble avoir été mobilisé et expédié au front ; mais l’épisode reste obscur, puisqu’il se croit obligé d ’expliquer bizarre­ ment : « Il fallait bien que je défende l’usine où je travaillais. » Lors de l’occupation allemande, il aurait rejoint la résistance à Kharkov et Voronetz. Il com­ mente : « Il faudrait que je raconte toutes les horreurs que j ’ai vues à ce moment-là. » Mais il n’y arrive pas : cela le fait trop pleurer. C’est en 1942, qu’il a été blessé à la tête en défendant Stalingrad. Quand il est sorti de l’hôpital, avec une main et les jambes paralysées — effaré et abasourdi comme les rescapés de la Vingt-cinquième Heure, l’impitoyable roman de Virgil Gheorghiu — toute sa famille avait été déportée. Exterminée. Il ne lui restait que sa sœur, miraculeusement épargnée parce qu’elle portait la croix de leur mère ; elle allait émigrer en Palestine ; il ne devait jamais plus la revoir.

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CHAPITRE HUITIÈME

AU-DELA DU MUR DE SILENCE « Dès la première rencontre, leurs yeux accrochent votre regard pour ne plus le lâcher. Du coup, vous n’avez plus rien à dire. De votre enfance remonte une peur ancienne de devoir affronter seul un monde que jamais vous ne comprendrez, et des êtres que jamais vous ne vous concilierez. Vous vous retrouvez pauvre, impuissant, orphelin. Ayant perdu leur poids, leur signification, les mots ne vous sont plus d’aucun secours : ils cessent de servir de lien pour devenir obstacle. Comme vous, ils ont été vaincus par les yeux d’hommes qui désespèrent de la parole. » Cet émouvant et beau passage consacré aux regards des Juifs soviétiques ouvre le livre de l’écrivain améri­ cain Ehe Wiesel, publié en France par les Editions du Seuil sous le titre Les Juifs du silence, en même temps qu’il en justifie l’insolite démarche : fondé à se défier de la propagande occidentale autant que de la communiste, l’auteur ne s’est pas contenté de se rendre en U.R.S.S. pour voir de ses propres yeux la condition de ses coreligionnaires de l’Est ; il a poussé la méfiance jusqu’à refuser de recueillir des témoignages — forcément suspects de partalité — ne se fiant qu’à sa propre sensibilité. Le résultat forme un reportage d’autant plus 171

touchant sur le malaise des Juifs en question qu’il s’avoue délibérément subjectif. Objectif dans les limites du possible et certainement tout aussi scrupuleux, l’ouvrage de Christian Jelen et Léopold Unger paru aux Editions Albin Michel et intitulé Le Grand Retour s’attache au contraire à resti­ tuer fidèlement les propos — non moins subjectifs — des Juifs qui ont fui l’Union soviétique. Cette patiente enquête conduit les journalistes à conclure dès leurs premières pages : « Le système soviétique — c’est une évidence — ne fournit pas de réponse satisfaisante aux aspirations des trois millions de Juifs qui vivent en U.R.S.S. Tandis que les uns rêvent encore d’assimilation, les autres ne croient plus qu’elle soit possible. Aussi tiennent-ils à maintenir intacte leur spécificité, une spécificité d’ailleurs plus ressentie qu’inscrite dans la réalité ». Sans prendre aussi catégoriquement parti, il nous semble honnête d ’ajouter à ce dossier complexe les points de vue en sens inverse — et tout aussi subjectifs — des Juifs qui souhaitent retourner là-bas. Tous se défen­ dent avec autant d’énergie d’être communistes que d’avoir été sionistes. Tous soutiennent bien entendu avoir toujours assumé sans difficulté leur judaïsme, mais chacun diffère de manière significative sur le sens qu’il donne à ce mot. ♦* * Si curieux que cela puisse paraître de la part de personnes ayant voulu émigrer en Israël, quelques-uns des parias de Vienne ne se considèrent même pas tout à fait comme Juifs. Nous connaissons déjà les raisons de Vladimir Fleshel, mais il est plus singulier d’entendre Aliko Moshiashvili soutenir : 172

— En Géorgie, j’étais un G éorgien comme les autres... Il est en effet né en 1925 dans le district de Karensyi, aujourd’hui nommé Tbilissi, où son père était ouvrier. Il n’a jamais éprouvé la moindre différence entre lui et ses voisins ou collègues. Il nie avoir jamais mis les pieds dans une synagogue. Quelques autres se reconnaissent vaguement comme Juifs, mais sans pouvoir donner à ce mot une significa­ tion bien claire. C’est le cas de Roman Voskov, né en 1935 au hameau de Tomaszpol (dans le district ukrainien de Vinnitza) comme ses trois frères, avant de s’installer à Tchernovzy. Il constate : — Sur mon passeport, il est mentionné que je suis Juif mais j ’ai toujours vécu non seulement avec des Ukrai­ niens mais avec des Russes, des Moldaves et des Roumains ; nous ne formions qu’une seule et grande famille très unie... A titre d’exemple, il raconte avoir été invité au mariage typiquement ukrainien de son meilleur ami, où plus de la moitié des convives se trouvaient être Juifs. R éciproquem ent, de nombreux camarades russes venaient chez lui manger les pâtisseries que ses parents préparaient à l’occasion des fêtes traditionnelles sans être croyants pour autant. Lui-même se rendait généra­ lement à la synagogue dans de telles circonstances et respectait scrupuleusement la journée de jeûne du YomKippour. S’il communiquait surtout en russe et en ukrainien à l’extérieur, il utilisait le yiddish à domicile, et remarque à ce sujet : — A ce moment-là, je me sentais un peu Juif, mais plus du tout ici : maintenant, nous n’avons plus d’iden­ tité... • Yossef Diouk souligne de manière très voisine : 173

— Je sais que je suis Juif, mais je ne sens pas que je le suis ! S’il parlait en yiddish avec sa femme et si leurs enfants le comprenaient, il ne s’adressait jamais à eux qu'en russe. Avant que la baisse de sa vue ne lui rende difficile de déchiffrer les caractères hébraïques, il lisait volontiers des livres en yiddish et appréciait particulièrement le grand écrivain Shalom Aleikhem. Il avait en effet suivi pendant sept ans les cours d’une institution où cette langue était enseignée, mais ce n’était ni un « kheder » ni une « yeshiva », une école talmudique, simplement une école juive laïque. Car ses parents étaient athées comme lui, ce qu’il exprime cocassement en s’écriant : — Nous n’avons jamais été croyants, que Dieu nous en préserve ! *** La plupart des parias de Vienne, conformément à la doctrine des m ultinationales prônée par Lénine et les pionniers de la révolution, regardent leur judaïcité non comme du judaïsme mais comme une nationalité. Ainsi de ce prosélyte de l’assimilation qu’Ylia Sloutsky se proclame être en affirmant : — Je suis et je resterai Juif ; non comme un chrétien reste catholique ou orthodoxe, mais comme un Soviéti­ que reste Russe ou Ukrainien... A l’entendre, il subsisterait en U.R.S.S. une littéra­ ture juive non négligeable. A Kiev, par exemple, l’Etat veillait à maintenir des théâtres et des librairies juives. Il ne saurait être tenu pour responsable de la désaffection que connaissent ces derniers comme les synagogues, par suite de l’assimilation en cours. Il distingue à cette évolution deux causes, dont la première seulement serait spécifiquement soviétique : 174

— La culture proprement russe, qui a apporté la liberté à tous nos peuples jouit de ce fait d’un prestige tout particulier. Les Ukrainiens font autant ou davan­ tage d’efforts pour que leurs enfants suivent les cours d’une école russe plutôt que d’une école ukrainienne, que ne font les Juifs ; les Ukrainiens préfèrent souvent le théâtre russe au leur, tout autant que les Juifs le préfèrent au leur. C’est que le processus de fusion entre les diverses nationalités est très largement entamé sans contrainte politique d’aucune sorte... Quant à la désaffection religieuse, en revanche, il y voit un phénomène mondial : — Je constate que les Israéliens se détournent des synagogues aussi inéluctablement que les Autrichiens renoncent à se rendre dans leurs églises. Les Juifs d’Europe ou d’Amérique pratiquent aussi peu l’hébreu que le yiddish. Pourquoi vroudriez-vous qu’il en soit autrement en Union soviétique, où seules les personnes âgées restent vraiment attachées à leurs traditions ? Le vieil Hershko Rosenthal confirme : — Avant la guerre, il y avait beaucoup de synagogues en U.R.S.S., que les Allemands ont démolies et qui n’ont jamais été reconstruites simplement parce que les Juifs ne l’ont pas demandé. Ma femme et moi avons toujours discuté en yiddish et nous avons eu notre « kasshene », un authentique mariage juif après la mairie : nous sommes passés devant le rabbin, qui nous a uni sous le dai rituel de la « khipe » et nous avons signé la « ketouba »... Quand j’étais enfant, je lisais les Ecritu­ res, le « midrash » et la « ghemarah » en yiddish ; mais je n’étais pas allé apprendre l’hébreu dans les « kheders » ni dans les « yeshivas » où enseignaient les « khassidim » et les « melameds ». Je me souviens même qu’à Szotmar, il y avait un saint « reb », un rabbi 175

miraculeux dont on disait qu’il guérissait les malades. Mais je considérais tout cela comme de la blague ! Quant à sa fille, Clara, elle rappelle : — A mon école, on ne nous enseignait naturellement pas la religion en tant que telle. De même qu’on nous apprenait l’astronomie, la physique et la chimie, les sciences exactes, on nous parlait de ça en histoire. On nous expliquait que les croyances en des dieux étaient très répandues dans l’antiquité et qu’il fallait respecter les vieilles gens qui avaient encore de telles convictions — parce que c’était leur droit — mais qu’il ne fallait pas promouvoir de telles crédulités, qui risquaient d’être nuisibles. Je me souviens même que l’on nous avait présenté un film qui s’appelait Yehovah et qui racontait l’histoire d’une petite fille que de mauvais maîtres avaient laissée entraîner par une secte de « Témoins de Jehovah » et qui aurait fini crucifiée si un courageux jeune homme n’avait pas appelé la police... — Moi, j’ai embrassé la foi soviétique, ce qui ne m’empêche pas de me sentir parfaitement Juif ! L’auteur de cette étonnante définition, le Caucasien Irmiya Isakov, était l’un des six fils d’un viticulteur de Derbent (en Azerbaïdjan) où il est né en 1916. Il présente la particularité d’être un Juif « gorskyi », l’un de ces Juifs des montagnes que l’on appelle aussi des « Tatas » et qui ont importé d’Iran, voici des millénai­ res, leur langue propre : — Le parsitat reste courant parmi nous et l’on publie toujours des journaux et des livres rédigés avec. Mais nous parlons plus généralement le russe et, quelquefois, l’arménien, l’ouzbek et le tadjik... Sa destinée reflète ce cosmopolitisme dont il exagère la survivance. Apprenti teinturier en tapis à l’usine Daguinou de Derbent depuis l’âge de quinze ans jusqu’à 176

dix-neuf ans, il a accompli six mois de service militaire en Biélorussie avant d’apprendre par un télégramme la mort de son père. Son commandant, le futur général Voroshilov, l’a libéré de ses obligations militaires comme soutien de famille, à la suite de quoi il est allé s’installer chez un oncle à Moscou pour poursuivre ses études de tapissier à l’Institut technique des arts. C’est le rabbin Yakovitch qui l’a aidé à survivre à l’époque mais il doit tout le reste à « l’amical soutien de non-Juifs ». *

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La majorité de nos témoins appartiennent en fait à des générations-charnières, dont les ascendants étaient croyants (voire pratiquants) et dont les descendants s’avèrent résolument agnostiques. Chez Roman Khoudaidatov, né en 1949 à Kazalinsk (au Kazakhstan) seul le grand-père paternel, venu d’Ouzbékistan, était vraiment très religieux. Il passait le plus clair de ses journées à lire les textes saints. Le père de Roman allait encore régulièrement à la synagogue les jours de fête, mais pas sa mère qui était institutrice ; lui-même n’a pas fait sa communion, la « barmitzvah ». En famille, il parlait essentiellement tadjik, mais c’est la littérature russe qu’il a voulu apprendre à la faculté de Samarcande, tout en travaillant comme machiniste et photographe amateur, dans un théâtre de la ville. Même situation pour Youri Chaoulov, né en 1944 à Bastandyk, près de Tachkent (en Ouzbékistan) et qui qualifie son grand-père paternel de très pieux : — Comme il était à la retraite, il avait le temps d’aller prier matin et soir ; si quelqu’un le cherchait, on savait toujours où le trouver : il en crevait, de sa synagogue ! Le père ne l’imitait qu’à l’occasion des fêtes. Il savait 177

déchiffrer les caractères hébraïques, mais sans compren­ dre le sens de ce qu’il lisait, situation rendue très fréquente par l’absence d’authentique catéchisme juif. Il connaissait mieux le russe, l’ouzbek et le boukharien : — Le parsi restait notre langue maternelle ; nous respections les fêtes juives ; nous conservions nos coutu­ mes ; nous étions présentés comme Juifs sur nos passe­ ports ; mais nous nous sentions tout autant Ouzbèks que nos frères musulmans et nous étions tout comme eux d’ardents citoyens soviétiques ! Youri a commencé à travailler jeune à l’usine de tissages Mashsotel, tout en suivant les cours du soir de l’Institut des textiles de Tachkent. Il a été incorporé à dix-neuf ans et se flatte d’avoir été démobilisé en se voyant décerner un certificat de bonne conduite et une médaille de travailleur émérite. Il a ensuite repris la profession de coiffeur qu’exerçait son père, mais souli­ gne que son frère est devenu ingénieur, sa sœur, laborantine, et que son cadet poursuit encore sans difficultés des études supérieures. Siméon Kogan a grandi dans une famille très prati­ quante. Du côté maternel, son grand-père et l’un de ses oncles étaient rabbins, un autre oncle « khazan » — ce qui équivaut à peu près à la fonction de chantre ou de diacre. Son propre père allait très régulièrement à la synagogue : — Si j’avais voulu l’imiter, dans la mesure où j ’étais éloigné des idées progressistes comme la plupart des gens de mon âge, rien ne m’en aurait empêché. A la maison, nous observions méticuleusement toutes les p re sc rip tio n s coutum ières et nous mangions les « matzoth », les galettes de pain azyme qui étaient distribuées gratuitement pour le service religieux de la Pâque ; pendant et juste après la guerre, quand il a été 178

difficile d’en obtenir, ma mère les confectionnait ellemême. Nos voisins moldaves venaient toujours en manger chez nous et en retour, une semaine plus tard, pendant les Pâques chrétiennes, ils nous offraient des œufs peints, du « koulitch » et de la « paskha »... Pendant que son père travaillait à la coopérative agricole de Belitsa, à la libération, Siméon était obligé de recommencer toutes ses études à l’école russe. Ne parlant que le roumain et le yiddish, il a eu quelque peine à terminer l’école de commerce. Mais il aimait beaucoup son métier de comptable. En mars 1949, il a été enrôlé dans la marine de la Baltique et il tire une grande fierté d’y avoir servi jusqu’en 1954. Au décor près, l’évolution de Yakov Tsatsanashvili est assez semblable. Unique fils d’un cordonnier de Tbilissi (en Géorgie) qui avait déjà six filles d’un premier lit et deux d’un second, il est venu au monde en 1939. Après huit années d’école primaire, il a suivi les cours d’une auto-école spécialisée pour devenir chauffeur de taxi. — Jusqu’à sa mort en 1969, mon père a toujours été un fervent de la synagogue que, personnellement, je n’aimais pas du tout ; je n’y suis pratiquement jamais allé si ce n’est pendant quelques semaines, pour réciter comme il le souhaitait la prière des morts, que je ne savais même pas lire sans l’aide des vieux... — Avec l’aide des anciens, j’ai recopié en caractères cyrilliques le texte du « Kaddish » et je l’ai répété à la synagogue pendant toute l’année qui a suivi la mort de mon père, en 1945. Employé de commerce à Samarcande (en Ouzbékis­ tan) le père de Fakir Yagoudayev était resté très religieux. Il demeurait en plein quartier des Juifs 179

« boukhariens » et se rendait ponctuellement à la syna­ gogue chaque vendredi soir et chaque samedi. Ce jourlà, son épouse Larissa allumait les bougies rituelles, marmonnait des prières pour rendre grâce à Dieu de ses bienfaits et le supplier de protéger leurs enfants. Ces derniers célébraient en famille et entre amis les fêtes du Yom-Kippour et de Pessah. Ils ne mangeaient que des nourritures « kasher ». Fakir lui-même s’étonne : — Nous étions beaucoup plus stricts là-dessus que ne le sont les gens en Israël ou les Juifs autrichiens. Moi, j’ai fait ma « bar-mitzvah » à treize ans, en 1943, pendant que mon frère aîné servait comme médecin dans un hôpital militaire. Nous n’avons pas beaucoup souffert de la guerre parce que nous vivions dans une région agricole très éloignée du front. J’allais dans une école juive où nous apprenions le tadjik que nous parlions avec les intonations et certaines expressions propres aux Juifs... Il se souvient avec émotion de ces années où les écoliers de tous les peuples se réunissaient sans distinc­ tion pour danser et s’amuser. Son père recevait souvent à domicile son patron ouzbek, lequel considérait celui-ci comme son propre frère et traitait Fakir comme un fils. D ’autres amis de toutes origines fréquentaient assiduement la maison : — Ouzbèks, Tadjiks, Russes, tous étaient « nos gens »... Nous formions une seule nation, presque une grande famille ! Les jeunes s’intéressaient déjà de moins en moins aux religions. Comme je l’ai observé en Israël et en Autriche, les vieux ne vont plus à la synagogue que pour se montrer ou conclure des affaires ; les gens s’aperçoivent de plus en plus que la foi ne sert à rien... — Seule, notre religion nous distinguait des Tadjiks ou des Russes que j ’ai fréquentés à Doushambé, renchérit Salomon Leviev. Les Juifs de là-bas étaient 180

restés très pieux et il y avait énormément de synagogues. Nous ne mangions que « kasher », contrairement à ce qui se passe ici... C’est en 1939 à Samarcande, donc en Ouzbékistan avant d’émigrer au Tadjikistan, qu’est né Salomon Leviev. Fils de commerçant, une véritable « guerre de religion » l’oppose désormais à son père. Ce dernier, Benjamin Leviev, avait été formé à l’école juive, le « kheder », pour devenir un authentique « hassid », un juif orthodoxe jusqu’à l’intégrisme. Il était suffisamment versé en théologie pour débattre des questions les plus cabbalistiques avec n’importe quel éminent rabbin. Il était capable de lire la Torah dans le texte, même s’il n’en comprenait pas toujours le sens. Les enfants, en revanche, ont étudié en russe dès leur plus tendre enfance. Les deux sœurs de Salomon sont devenues respectivement ingénieur-économiste et biolo­ giste, cependant que lui-même suivait les cours de l’école dentaire. Ils ont donc reçu une éducation typiquement soviétique et il prétend aujourd’hui : — Je n’aurais jamais commis la bêtise de partir en Israël sans les balivernes religieuses de mon père ! — Si je n’avais pas écouté les balivernes sionistes de ma mère, je serais toujours en U.R.S.S. ! Né en 1945 à Tchernovtzy (en Ukraine) Aaron Voloshen prétend que seule la guerre a fait perdre la foi à sa famille, intégralement descendante de rabbins. Luimême se souvient avoir enfilé matin et soir ses « téfillines », les phylactères de prière, quand il était tout petit, mais n’avoir bientôt plus marqué rituellement que les principales fêtes, comme « Pessah » et « Yom-Kippour ». Contre le gré maternel, il a même épousé une Russe de « pure souche », fille d’un responsable... du K.G.B. ! 181

** * Ce panorama des divers stades de l’incrédulité pour­ rait laisser croire que les parias de Vienne enjolivent la liberté religieuse en Union soviétique avec d’autant plus de désinvolture qu’ils n’y sont personnellement plus guère attachés. Une telle hypothèse serait démentie par les témoignages de la minorité d’entre eux qui non seulement croit encore, mais pratique le culte de ses ancêtres avec une très vive conviction. — Il a fallu que j ’aille en Israël pour m’entendre traiter de « goy » ; car nulle part, jamais, je ne me suis sentie aussi profondément Juive qu’en Russie... A Tchernovtzy, Mina Stekolskik, elle aussi, ne fré­ quentait que des voisins et des collègues russes ; elle envoyait ses trois enfants suivre les cours de l’école russe ; mais ses parents étaient des Juifs très pieux, qui parlaient presque uniquement le yiddish, fréquentaient scrupuleusement la synagogue et respectaient tous les préceptes traditionnels. Elle est restée extrêmement croyante. Elle affirme que ni ses parents, ni elle-même, ni ses enfants n’ont jamais eu à en pâtir. David Megrebshvili est né en 1927 à Kutaishi, près de Tbilissi, en Géorgie. Pendant la guerre, il a appris pour vivre le métier de tanneur. Le samedi, il donnait 50 kopeks (2,50 francs) à un paysan chrétien pour le remplacer à l’atelier pendant qu’il respectait le repos du « shabbat ». Il pratiquait quotidiennement les rites « sephardim » dans l’une des trois synagogues de la ville. Jamais il n’a ressenti la moindre discrimination au travail ni dans son voisinage. Les non-Juifs de son entourage l’invitaient régulièrement à leurs fêtes d’anni­ versaires ou de mariages, comme lui-même les recevait 182

en pareilles circonstances. Aujourd’hui encore, il enfile chaque jour ses « téfillines » pour prier. En cela, il n’est que l’une des exceptions qui confir­ ment la règle. La plupart de ses concitoyens et coreli­ gionnaires semblent davantage attachés aux traditions que réellement pratiquants, et leur pratique beaucoup plus superficielle qu’empreinte d’un sentiment religieux profond. Ils forment davantage un peuple que les adeptes d’une religion ou les constituants sédentaires d’une nation. Et il est difficile à croire que ce peuple reste aussi enraciné dans ses us et coutumes s’il n’y est quelque peu incité par l’antisémitisme ambiant... *** La vie morale des Juifs en Union soviétique, ainsi présentée sous un jour inhabituellement satisfaisant, qu’en est-il de leur vie matérielle ? Pour rester en Géorgie, lorsque nous avons demandé ce qu’il en était à ce sujet à David Megrebshvili, il s’est empressé d’exhi­ ber fièrement ses photographies d’une vaste villa blan­ che, entourée d’un balcon et d’un jardin, dans la rue Gomskaya, à Tbilissi. Il a commenté : — Nous avions là six chambres pour nous et nos trois enfants, totalisant 120 mètres carrés, plus 250 mètres carrés de terre arable. Nous aurions pu l’acheter, mais ça ne nous coûtait que 46 roubles avec les charges, alors que j ’en gagnais 150 par mois, sans compter les heures supplémentaires qui m’étaient réglées quand je travail­ lais les jours fériés, ni les primes qui pouvaient aller jusqu’à doubler mon salaire. Rappelons qu’il était simplement tanneur de cuir et que 300 roubles ne représentent jamais que 1500 francs (bien qu’il soit impossible d’estimer un niveau de vie en 183

valeur absolue, ou en référence aux salaires de l’Europe industrialisée). C’est seulement à dix numéros plus bas, dans la même rue, que Yakov Tsatsanashvili partageait avec douze membres de sa famille un spacieux logement dans une résidence appartenant à l’Etat. Sa part de loyer ne dépassait 2,30 roubles (12 francs) qu’en comptant les 30 kopeks (2 francs) de gaz et d’électricité. Il recevait près de 100 roubles (500 francs) comme chauffeur de taxi et souligne : — Comme tout est très bon marché là-bas, et que tout le monde travaillait dans ma famille, c’était très large­ ment suffisant ! Toujours à Tbilissi mais rue Akhoundoba, Aliko Moshiashvili habitait le confortable appartement qu’il a laissé en émigrant à son fils Lali. Le frère jumeau de celui-ci, prénommé Tamazi, est mort brusquement et sans raison apparente en pleine rue, à l’âge de six ans, en 1961. Leur mère ne lui a pas longtemps survécu. Aliko, lui-même orphelin, avait été marié avec elle par l’entre­ mise d’un oncle, à son retour de six années de service militaire, en 1947 : — Je suis alors entré comme auxiliaire au restaurant de la gare. J ’y travaillais tantôt comme groom, tantôt comme serveur, tantôt comme aide-cuisinier et je tou­ chais 140 roubles par mois sans compter les pourboires. Tout le monde m’aimait et me respectait et je le leur rendais bien... *** Pour en venir à l’Ukraine, le témoignage d’Aaron Voloshen offre l’intérêt tout particulier d’apporter un aperçu des conditions de vie en prison. Au sortir de 184

l’adolescence, il aurait en effet été condamné à cinq ans de réclusion « par suite d’une rixe, déclare-t-il, mais je l’avais bien mérité ». Interné à Kharkov, il aurait été l’un des trois seuls Juifs parmi 1500 détenus et y aurait terminé ses études en étant excellemment nourri : — J’étais vachement mieux là qu’en liberté en Israël ! prétend-il... (sic). Le seul ennui, c’est que nul ne l’a avisé de la mort de son père pendant cette période. En l’apprenant à sa libération, il aurait « éprouvé un tel choc » que cela l’aurait conduit « à casser la gueule à un gardien ». Il en a aussitôt repris pour trois années supplémentaires. A son retour à Tchernovtzy, ces « erreurs de jeu­ nesse » ne l’ont pas empêché de se faire engager (peutêtre sur intervention de son policier de beau-père) comme agent de la firme des Transports internationaux. Non seulement il voyageait beaucoup, ce qui convenait à merveille à son tempérament, mais il percevait l’énorme salaire de 560 roubles (1300 francs) par mois. Autre habitant de Tchernovtzy, c’est à Vinnitza que Roman Voskov avait commencé à travailler comme apprenti à la Firme de métallurgie n° 4. Il est devenu mécanicien spécialisé au cours d’un stage effectué à Kiev. C’est ainsi qu’il a reçu la direction d’un parc de 90 voitures, moyennant 150 roubles (750 francs) par mois et a pu se payer un appartement de deux pièces avec salle de bains : — Je ne me contentais pas de montrer leur travail aux ouvriers : comme animateur d’un collectif de 800 per­ sonnes, c’était toujours moi qui organisais les concerts et les représentations préparées à l’occasion des grandes fêtes, par exemple le défilé du 1er mai. Nous avions de très bonnes périodes de vacances, mais le reste de l’année aussi, la vie était très gaie... 185

En 1954, il a connu l’un des meilleurs moments de sa carrière lorsqu’il a été affecté comme danseur dans les Chœurs de l’Armée rouge. Il a eu la joie de participer à des tournées non seulement à Lvov, à Kiev et à Moscou mais jusqu’à Volgograd, ex-Stalingrad. Là, il s’enor­ gueillit d’avoir reçu les félicitations personnelles du ministre des Armées : Bertchev. A Vinnitza, le tailleur de vitres Yossef Diouk occupait rue Lénine le deux pièces cuisine de 32 mètres carrés où vit toujours sa femme. Avec le récepteur de télévision, la machine à laver et tous les autres appareils ménagers, il ne lui en coûtait que 15 roubles (72 francs). Démobilisé à Kiev, Ylia Sloutsky a été engagé pour confectionner des manteaux à la fabrique Mossilskaya, qui avait l’honneur très relatif d’être fournisseur attitré de la famille du tristement célèbre chef de la police secrète : Beria. A titre privé, il travaillait pour l’épouse du maréchal Gretchko. Cette pratique, affirme-t-il, était officiellement tolérée dans la mesure où elle n’empiétait sur aucun monopole d’Etat. Ensuite, il a eu la chance d’être employé pendant dix ans comme costumier dans un théâtre, où ses réalisations lui ont valu les compliments du ministre de la Culture. A la suite de la visite d’une délégation de Canadiens originaires d’Ukraine, il a même été cité dans un journal d’Outre-Atlantique. Cet honneur lui a valu de jalouses remontrances du directeur ukrainien, membre du parti communiste, Charavatko ; mais Ylia s’en est plaint à l’échelon supérieur et, raconte-t-il, le directeur s’est trouvé limogé et remplacé par un Juif nommé Wolf... Son salaire de base ne s’élevait qu’à 120 roubles (600 francs) mais les primes traditionnellement attri­ buées à l’occasion des spectacles le portait en moyenne à 186

300 (1500 francs). Ce qui ne l’empêchait pas d’arrondir ses fins de mois en travaillant le soir à domicile pour sa clientèle privée. Son deux pièces cuisine avec salle de bains, doté du chauffage central, du téléphone et de la télévision, ne lui coûtait tout compris que 60 roubles (300 francs). Il ne l’évoque pas sans une vive émotion rétrospective : — Quel confort ! Vous vous rendez compte ? En été, je pouvais prendre une douche toutes les heures pour me détendre puis m’installer en robe de chambre devant le match de l’une des nombreuses chaînes de la télé. Ah ! j’étais bien heureux... *** En Moldavie, Mina Stekolszik n’a pas toujours eu la vie aussi facile. Mariée en 1946, mère d’un fils et de deux filles, elle a divorcé en 1964. Chargée de la garde de son fils et de ses deux filles, elle avait reçu du juge l’autorisation de conserver l’appartement conjugal ; mais l’obstination de son mari l’a obligée à se réfugier chez ses parents, le temps d’obtenir l’appartement coopératif qu’elle devait laisser à son fils en partant. Par chance, elle n’a jamais rencontré de difficulté sur le plan professionnel. Spécialiste en blanchisserie, elle a travaillé pendant vingt ans dans la même entreprise, qui lui assurait 150 roubles (750 francs) par mois. Compte tenu du raisonnable coût de la vie, elle estime n’avoir jamais manqué de quoi nourrir et éduquer convenable­ ment ses enfants. La situation de Clara Rosenthal a suivi un cours à peu près parallèle. En 1960, elle a commencé à travailler comme infirmière à l’hôpital de Beltsy, où elle avait préparé son diplôme depuis deux ans. Elle a débuté aux 187

émoluments de 450 roubles anciens, ce qui, après la réforme financière traduite par une forte dévaluation, équivalait à 75 nouveaux roubles mais n’a pas grande signification dans nos monnaies. En 1963, elle a épousé « le camarade Yazhemsky » qui gagnait pour sa part 170 roubles. Ils ont donc pu emménager avec leur petite fille dans un confortable trois pièces avec salle de bains et chauffage central qui ne leur coûtait que 50 roubles tout compris. Ils se tiraient parfaitement d’affaire avec leurs ressources. En 1966, le ménage a cessé de s’entendre « à cause de sa mère et de ses amis à lui ». Elle a donc réclamé et obtenu le divorce. Ayant la garde de l’enfant, elle avait droit à deux pièces et lui à une. Mais ce n’est qu’en 1971 qu’elle s’est résignée à quitter définitivement le domicile conjugal pour se réfugier chez son père. A cinquante-huit ans, Herhko Rosenthal travaillait comme tailleur depuis trente-deux ans, dont vingt dans le même combinat textile où il gagnait 140 anciens ou 100 nouveaux roubles et n’était qu’à deux ans de sa retraite. Il a tout perdu en partant. *** En Ouzbékistan, et plus précisément à Samarcande, Roman Khoudaidatov vivait encore chez ses parents. Ils ont longtemps habité une grande maison individuelle, entourée d’un vaste jardin où poussaient des fleurs, des fruits et de la vigne. Lorsque son père est tombé malade, ils ont déménagé dans un plus modeste appartement coopératif, comportant tout de même quatre pièces et tout le confort. Roman, afin de poursuivre ses études, bénéficiait d’une bourse de 40 roubles par mois. Svetlana Davidova, 188

la jeune voisine qu’il n’a épousée qu’à Haifa se souvient avec regrets de cette époque : — Tout était agréable, dit-elle, très gai ; on ne sentait pas le temps passer... — Tous les soirs, ajoute-t-il, nous allions au cinéma, au théâtre ou au bal... — Nous faisions de longues promenades dans les jardins publics... En 1952, Fakir Yagoudayev a quitté l’Institut médical de Samarcande, où il ne se plaisait pas, puis il s’est inscrit à l’Institut soviétique de commerce, où il est resté jusqu’en 1956. Après un stage comme simple magasi­ nier, il est devenu responsable de la gestion de stocks d’une valeur supérieure à 3 millions, alors qu’il gagnait personnellem ent 180 roubles. Sa femme travaillait comme infirmière lorsqu’il l’a connue ; mais ne pouvant concilier ses horaires de nuit avec les besoins de ses enfants, elle a repris des études jusqu’à devenir cosméticienne à 140 roubles par mois. Salomon Leviev touchait 120 roubles par mois comme dentiste. Mais son épouse travaillait comme sage-femme et son père comme employé de commerce. Ils habitaient une superbe « datcha » de cinq pièces, donnant par une véranda sur le jardin où poussaient vignes et légumes et où ils garaient leurs voitures. Ils constatent en chœur : — Nous étions tellement attachés à cette atmosphère d’humanité et d’hospitalité presque orientale que nous continuons depuis quatre ans à vivre selon les coutumes d ’Asie centrale... A Tachkent, les Chaoulov aussi habitaient une grande maison. Elle avait quatre pièces, deux cuisines distinctes pour l’hiver et l’été, une salle de bains, un vaste jardin... 189

Il ne leur en coûtait pourtant que 2 roubles par... an i Plus 4 roubles pour le gaz et l’électricité. Comme coiffeur, lui gagnait autour de 180 roubles et elle davantage comme « première main » dans un salon pour dames. Irmiya Isakov payait 37 roubles par an un logement qu’il affirme avoir été confortable, dans Kalenenskyi Prospek, à Moscou. Il gagnait environ 100 roubles par mois comme tapissier ; mais, comme les salaires étaient bloqués, on lui versait en outre des primes. Il est resté dix-sept ans chez son dernier employeur qui lui a dit, en apprenant son intention de partir : — Alors, on va te donner un petit pécule, pour t’aider jusqu’au bout... Tous ces récits et descriptions idylliques étonnent et détonnent par rapport à tant de témoignages d’émigrés ou d’Occidentaux sur les conditions de vie en U.R.S.S. Sans doute convient-il d’y faire la part de la nostalgie qui embellit tout avec le recul et de l’opportunisme pur et simple : ces gens veulent retourner en Union soviéti­ que... Mais ces collections de coquettes bicoques si quiètes et bon marché, ces petits emplois mal payés mais complétés par les pourboires et le travail au noir, ces longues heures de flâneries dans les parcs ou de contem­ plation de la télévision finissent par donner la plus insolite des images du socialisme : celle de la réussite du petit bonheur petit bourgeois !

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ÉPILOGUE POUR R E T A R D E R L E M O M E N T D E CONCLURE

— Désormais, même les espions qu’on nous envoie sont Juifs ! Cette boutade du défunt président Ben Gourion dénonçait comme des provocateurs la poignée de privilé­ giés repartis d’Israël et admis à réintégrer l’U.R.S.S., où ils se sont signalés par une virulente propagande anti­ sioniste diffusée à la radio, à la télévision et dans la presse. Effectivement choisis pour des raisons très obscures, ils seraient 32 selon Mina Stekolszik, 38 selon Clara Rosenthal, moins de 50 selon les évaluations les plus optimistes. Aucune statistique officielle n’a jamais été publiée par quiconque à leur sujet. Pour essayer d’en avoir le cœur net, il aurait bien sûr fallu les interroger personnellement. Mais toutes les démarches que nous avons entreprises pour les joindre, tant auprès des ambassades et des ministères que des organes de presse soviétiques, sont demeurées sans réponse. Et nous ne disposions pas des moyens nécessai­ res pour passer au crible les innombrables lettres et articles publiés par eux ou sur eux dans les multiples journaux des diverses républiques. C’est dans une brochure publiée dès mai 1970 à Moscou par l’agence Novosti (et pompeusement intitu191

lée : « Le sionisme, instrument de la réaction impéria­ liste ») que nous avons découvert une allusion à l’his­ toire d'un vieillard qui serait directement revenu d’Israël. Il ne nous a pas été permis de contrôler cette histoire, ni même de la reproduire littéralement. C’est donc sous toutes réserves que nous devons nous conten­ ter de la résumer. Cet homme s’appellerait Abram Tchertchis, et serait originaire d’Odessa. Orphelin, il aurait débuté dans la vie comme viticulteur. Pendant la guerre, il se serait battu contre les Gardes blancs finnois puis contre les envahisseurs nazis et avec suffisamment de courage pour mériter une médaille. Le métier qu’il aurait exercé ensuite n’est pas précisé. Mais c’est comme contremaître d’atelier qu’il aurait pris en 1967 sa retraite, qui lui aurait rapporté une pension de 120 roubles (600 francs). Auparavant, il aurait pos­ sédé sa propre voiture et un logement de trois pièces, se serait marié et aurait eu trois enfants : un fils aîné, Ilya, qui serait très connu comme athlète ; un puîné, Léonide, appelé à l’armée ; une fille cadette, Svetlana, qui aurait poursuivi ses études. Il semblerait que ce soit sa belle-mère, se plaignant de rester malade et solitaire en Israël, qui aurait convaincu Abram de l’y rejoindre en 1969 avec sa femme et sa fille. Pour des raisons non mentionnées, il y aurait bientôt constaté qu’il avait commis « une erreur capitale » et sollicité par lettre l’indulgence du Soviet suprême. Ce dernier lui aurait octroyé la restitution de sa citoyenneté d’origine et l’aurait laissé rentrer, par des voies non spécifiées, dès mars 1970. Plus récemment, nous avons appris par une brochure diffusée par Novosti (sous le titre : « Notre Patrie est l’U.R.S.S., disent les Juifs soviétiques ») que sept per192

sonnes dans des situations analogues ont été présentées au public sous l’égide du ministère des Affaires étrangè­ res à la Maison centrale du journaliste de Moscou le 6 février 1976. C’est curieusement par les Etats-Unis que prétend être revenu le premier d’entre eux, en 1975. Nous ignorons sa profession, mais il se nomme Valéri Kouvent et se dit né en 1942 à Naltchik. Il aurait émigré vers 1972 en Israël, avec ses trois enfants en bas âge, sa femme et sa mère, sans qu’il en ait indiqué les motifs. Il n’a pas davantage expliqué concrètement ce qui lui aurait déplu. De ses diatribes classiquement anti-sionis­ tes, il ressort principalement qu’il aurait refusé de participer contre rémunération à des émissions et à des tournées de conférences israéliennes classiquement anti­ communistes. Il apparaît beaucoup plus clair qu’il a voulu éviter de servir contre les Arabes dans l’armée israélienne où, à l’en croire, les immigrants soviétiques sont enrôlés de force. Il raconte par exemple que l’un de ses propres camarades de jeunesse a été conduit à la caserne par les gendarmes, menottes aux poignets. Un autre jeune homme, non identifié si ce n’est par le fait qu’il aurait perdu un œil des suites d’un accident d’enfance, aurait entendu répondre à ses protestations : — Moshe Dayan aussi est borgne ; mais ça ne l’empê­ che pas de porter l’uniforme ! Pour échapper à sa propre convocation, Valéri se serait embarqué comme passager clandestin dans la malle d ’amis émigrants à bord d’un cargo faisant route vers Chypre. De là, il aurait poursuivi son voyage à ciel ouvert et à visage découvert jusqu’en Italie. Il n’a pas rapporté pourquoi ni comment sa famille et lui seraient 193

ensuite passés aux Etats-Unis, ni par quelle voie miracu­ leuse il se serait retrouvé de là en U.R.S.S. Il a seulement rappelé y avoir toujours eu sa maison, son jardin, son travail, et n’y avoir jamais manqué de rien. Plus logiquement, c’est directement d’Italie que serait rentré la même année l’ingénieur Ilya Fouzailov, né en 1934 à Tachkent. Séparé par la guerre de son beau-père resté seul en Occident, il aurait été harcelé par celui-ci d’appels téléphoniques qui l’auraient finalement décidé à le rejoindre en Israël avec sa famille en 1973. Il livre une version en tous points conforme à celles que nous connaissons de son transit à Schoenau et de son accueil à Lod, où on lui aurait dit : — Nous vous félicitons à l’occasion de votre arrivée en Terre sainte... Vraisemblable dans le compte rendu de son attente et de la réception de son « todat oleh », il s’emmêle de façon bien excusable dans la géographie israélienne. Il soutient ainsi avoir réclamé, sur les conseils de son beaupère, un logement dans un lieu qu’il baptise paradoxale­ ment « Ramadan », alors qu’il doit s’agir de RamatGan. Il se plaint d’avoir alors été envoyé dans « des baraques » à Beersheba, qu’il situe assez bizarrement « sur les terres conquises pendant la guerre de 1967, à la frontière avec les Etats arabes ». Son récit semble redevenir plus conforme à la réalité lorsqu’il rapporte être allé visiter son oncle « dans le quartier de Shapiro où, pour l’essentiel, vivent des Juifs de Boukhara, originaires d’Asie centrale, qui se sont installés en Israël il y a trente à quarante ans ». Il déclare avoir été déçu et indigné tant par leur cadre de vie que par leur conservatisme religieux. Malgré les promesses de son beau-père, qui s'offrait à lui payer voiture. 194

maison et confort, malgré les menaces du Comité boukharien, il aurait alors résolu de s’en aller. Il aurait usé d’un subterfuge pour obtenir la délivrance d’un laissez-passer de huit jours à sa famille : il aurait demandé à des relations de lui expédier de Rome un télégramme l’appelant sous le prétexte fallacieux que des parents à lui s’y seraient trouvés très souffrants. Aban­ donnant tous ses bagages, il serait alors parvenu en Italie, d’où il tait comment il a arraché l’autorisation de rentrer en U.R.S.S. Tous les autres orateurs de la même conférence de presse seraient passés par Vienne en 1973. L’ingénieur du bâtiment Boris Bravshtein, né en 1938 à Kiev, aurait émigré deux ans plus tôt en Israël avec sa mère, sa femme et leurs deux enfants. Lui aussi laisse dans le vague les mobiles de cette décision, qu’il se borne à imputer à la propagande sioniste, à travers l’habituelle phraséologie communiste. Mais il observe de manière inattendue : — Pendant tout ce temps-là, ma femme et moi nous avons travaillé, nous avions un logement bien agencé et nous vivions mieux que la moyenne des gens, d’après le standard israélien. La désillusion dont il fait état n’en semble pas moins vive. Installé également à Beersheba, il dresse un réquisitoire impitoyable contre les relations extérieures et intérieures du pays. Il témoigne que l’une de ses concitoyennes a été chassée par la police de l’hôpital où les médecins refusaient pour une cause inconnue de soigner son enfant malade ; que de riches voisins euro­ péens avaient clos de fils de fer la cour de leur belle maison pour que leurs enfants y jouent sans contact avec les petits juifs d’origine africaine. Il n’a fourni aucune information sur les modalités de 195

son départ d’Israël, les conditions de son séjour en Autriche, ni les circonstances de son retour en Union soviétique. Nous n’avons guère trouvé de détails sur le ménage de Klara et Léizer Krais, revenus la même année. Nous savons seulement que lui est né en 1932, qu’il est chauffeur et qu’ils vivent à Tchernovtsy. Ils auraient émigré dès 1971 en Israël avec leurs deux fils adoles­ cents, sans nous en révéler la cause. Nous ignorons tout de leurs conditions matérielles d’existence là-bas. Elle, s’indigne seulement d’avoir entendu dire que l’épouse vietnamienne d’un citoyen israélien, mère de ses deux enfants, se serait entendu refuser non seulement le droit d’asile mais sa conversion au judaïsme. Klara soutient que les anciens ressortis­ sants soviétiques ne sont pas davantage considérés comme partie intégrante de cette « race élue » dont elle n’accrédite la notion contestée que pour la dénoncer elle-même. En fait, résidant à proximité d’un cimetière militaire, il semble surtout qu’elle n’ait pas supporté le spectacle répété de l’inhumation de nombreux jeunes soldats. Lorsque l’aîné de ses fils aurait été incorporé à quinze ans pour un mois de formation para-militaire dans une organisation non déterminée, elle a sans doute eu peur qu’il connaisse un jour le même sort. Elle est partie après le remboursement des « dettes » avec un laissezpasser valable quinze jours. Léizer, son mari, qui l’accompagnait, n’a pas évoqué plus qu’elle leurs conditions de séjour à Vienne. Mais il a affirmé y rester en correspondance avec leurs amis Fayermann, Kourelapnik, Voldmann et Vologi, dont nous nous sommes enquis sur place sans en trouver trace. Il n’a rien dévoilé non plus des causes ni des 196

moyens par lesquels eux-mêmes sont parvenus à rega­ gner ru.R . s.s. Citoyen de Tchernovtsy lui aussi, l’ingénieur-mécanicien Itshak Selzer, né en 1920, s’est avéré à peine plus explicite sur son émigration entre 1971 et 1973. Il a signalé qu’une centaine de ses parents étaient arrivés de Roumanie en Israël après la guerre et que ce facteur, conjugué à la sympathie qu’il est seul à reconnaître avoir éprouvé pour les idées sionistes, justifiait son voyage. Il ne rapporte rien de concret sur sa vie en exil ni sur son rapatriement ; il se contente de vitupérer le sionisme qu’il renie désormais et d’évoquer son existence présente en usant de l’expression, incongrue pour un Soviétique : — Tout est O.K. ! Isaak Kaplan, né en 1909, a quitté entre les mêmes dates Moscou, où il est dorénavant revenu dans des circonstances non exposées prendre sa retraite. Il déclare y avoir obtenu sans débourser un kopeck un confortable logement, y avoir fait gratuitement suivre leurs études à son fils et à sa fille, y avoir régulièrement pris des vacances au Caucase ou en Crimée. A quelques maladresses d’expressions près, il décrit dans les termes que nous avons déjà entendus l’am­ biance de Schoenau, où il affirme en outre avoir été fouillé. Il raconte n’avoir jamais pu trouver le « coin perdu » où devait être le logement qui lui avait été attribué à Lod ; revenu se renseigner à Tel-Aviv, il aurait été installé à Ramat-Gan, dans « une véritable maison de tolérance ». Lorsque sa femme et lui se sont présen­ tés aux adresses indiquées par le bureau de placement, tous les employeurs auraient répondu : — Nous n’avons besoin de personne ! Ils auraient vécu dans la misère, en vendant leurs 197

effets personnels, jusqu’à ce qu’il ait enfin obtenu un emploi de simple manœuvre et elle une besogne de femme de ménage. Même alors, ils ne seraient qu’à peine parvenus à « joindre les deux bouts » car les prix doublaient selon lui en l’espace de quelques mois : ceux du loyer, du téléphone, de l’électricité, tout comme le prix du gaz, de l’eau, des transports et de la nourriture augmentaient vertigineusement et les impôts pesaient de plus en plus lourd, cependant que les salaires restaient infimes. Désireux de repartir, ils se seraient présentés à l’ambassade de Finlande. Mais la « sokhnouth » se serait fait communiquer leurs papiers par des espions et ils auraient été suivis, poursuivis de propositions d’aide opposées à des menaces. A bout de force et d’espoir. Mina, sa femme, se serait suicidée. *

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Ils seraient donc tout de même quelques heureux élus à avoir achevé de « boucler la boucle », à avoir bénéficié de cette « Petite Rentrée » qui formerait moins le ressac que le lazaret du « Grand Retour ». Le poète de la Renaissance française Joachim Du Bellay semble avoir prophétiquement composé pour eux tout exprès ses vers célèbres : « Heureux qui comme Ulysse a fait un long voyage (...) « Et puis est revenu, plein d ’usage et raison « Vivre entre ses parents le reste de son âge » Qu’ils demeurent donc en paix ! Mais... cela même est-il si sûr? Il était une autre fois, nous ont raconté certains des Juifs de Vienne, un Juif soviétique qui s’appelait Simon, Simon Ladijensky. Pionnier dans l’âme, il aurait été 198

parmi les premiers à demander — et à obtenir — la permission d’émigrer en Israël, et fustigé pour cela par la presse soviétique unanime. Déçu par la Terre sainte, il aurait également été parmi les premiers à demander — et à obtenir — la permission de réintégrer l’U.R.S.S. ; là et las, les agents secrets du K.G.B. l’auraient convié à flétrir le sionisme à longueur de colonnes de journaux, avant de se détourner de lui avec mépris. Mais son odyssée devient réellement effarante parce qu’elle ne s’arrête pas là. 11 aurait encore été le premier (et, de l’avis général, le seul) à demander — et à obtenir — de retourner une seconde fois en Israël ; là et las, les agents secrets du « Shin beth » l’auraient jugé trop discrédité pour l’inviter à dénoncer le communisme ; ils l’auraient laissé à lui-même dans les rues de Haïfa, solitaire et honni de tous. Et Simon Ladijensky s’est pendu. Vraie ou fausse, cette histoire doit sembler une parabole exemplaire à ceux que leur foi convainc que notre passage ici-bas n’est jamais qu’un pénible voyage à travers une « vallée de larmes », que la mort en est le plus grand de tous les retours, et que la paix ne se trouve que sur les voies impénétrables qui cheminent à travers les « pâturages des patries du Ciel »... Pour nous, cette histoire nous paraît une fable trop dérisoire et trop cruelle pour que nous nous hasardions à en tirer une quelconque morale. De même, l’aventure strictement individuelle de quel­ ques dizaines de Juifs rentrés en Union soviétique, le drame rigoureusement personnel de quelques centaines d ’autres qui espèrent les y suivre, voire la tragédie bien particulière de quelques milliers d’autres qui poursuivent ailleurs leur impossible quête d’un pays où l’on n’arrive 199

jamais, ne semblent guère peser en regard de l’épopée collective de ces dizaines de milliers d’émigrés soviéti­ ques, de ces centaines de milliers de pionniers venus du monde entier, qui continuent leur construction d’une patrie nouvelle. De ceux qui ont quitté le pays natal pour fuir une épouse acariâtre, pour satisfaire un père sénile ou complaire à une belle-mère égoïste, nul ne peut contes­ ter l’entière responsabilité personnelle. Pour eux, au mépris des froides statistiques, il faut seulement revendiquer l’inscription, en tête de toutes nos pieuses et grandiloquentes déclarations de principes, de la plus oubliée en même temps que la plus indispensa­ ble des libertés : le droit à l’erreur. Pour nous, au-delà des propagandes dépassées, il reste des leçons moins philosophiques à tirer de leur drame. *

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D ’abord, s’ils ont un jour choisi l’exil, c’est à l’évi­ dence qu’ils croyaient à l’époque avoir d ’excellentes raisons de le faire, si erronées que celles-ci leur parais­ sent à eux-mêmes aujourd’hui. La première raison pourrait être qu’ils ne vivaient réellement pas encore dans le meilleur des paradis socialistes possibles. Ils n’y trouvaient pas toutes les conditions d’existence matérielles et morales qu’ils s’esti­ maient en droit d’espérer. Et il y a de sérieux motifs de le croire. L’U.R.S.S., éprouvée par tant de révolutions et de guerres chaudes ou froides, entourée de voisins hostiles, constitue un immense pays, composé d’une mosaïque de peuples très différents, qu’il est extrêmement difficile de contrôler, même avec une poigne de fer. Il n’est donc 200

nullement surprenant que n’aient pu s’y trouver résolues à ce jour toutes les difficultés économiques et culturelles du socialisme. Le socialisme, dénué de tout véritable précédent historique, assailli d’intérêts antagonistes, constitue un gigantesque projet, composé d’une myriade d’aspects, qu’il est extrêmement difficile de maîtriser, même avec une lourde bureaucratie. Il n’est donc nullement surpre­ nant qu’il n'ait pu résoudre à ce jour toutes les difficultés causées par le judaïsme. Le judaïsme, engendré par une si longue et pathétique histoire, harcelé par la barbarie de tant de peuples, constitue un énorme problème, composé d’une multi­ tude de facettes, qu’il est bien difficile d’aborder sans préjugé ni schématisme. Il n’est donc nullement surpre­ nant que son intégration n’ait pu être entièrement réalisée à ce jour par les pionniers du socialisme soviétique. Confrontés à un phénomène juif qui recouvre simulta­ nément ou séparément une religion, un peuple ou une nation, ceux-ci ont suivi la tendance historique de leur époque, qui tendait à privilégier les seules nationalités. Ils n’ont donc reconnu que la nationalité juive, la faisant mentionner comme telle sur la célèbre cinquième ligne des passeports multinationaux soviétiques et lui propo­ sant un foyer dans la lointaine république du Birobidjan. Mais peu de Soviétiques se sentent réellement ressor­ tir d’une nation aussi artificiellement forgée. Beaucoup, ne restant Juifs que par religion, culture ou simple origine, s’assimilent davantage aux Russes, Ukrainiens, Géorgiens, Ouzbèks, Tadjiks ou autres citoyens des multiples républiques soviétiques au milieu desquels ils vivent. D ’autres se rattachent à une nouvelle nation juive, fondée avec de plus fortes racines à l’étranger. Dans ces conditions, l’indication portée sur leurs 201

papiers d’identité n’apparaît plus que comme une men­ tion religieuse ou ethnique. Elle risque constamment de servir de base à des discriminations racistes. Plutôt que d’accabler à ce sujet les autorités soviétiques, ne peut-il leur être suggéré de procéder au plus tôt à une auto­ critique sur cette question ? Il leur appartient naturellement de trouver leurs propres solutions par une consultation démocratique des populations concernées. Mais il semble au premier examen souhaitable que les Juifs qui se reconnaissent une patrie au Birobidjan reçoivent la seule mention claire de celle-ci, où qu’ils vivent ; que ceux qui se considèrent comme citoyens d’autres républiques sovié­ tiques y soient naturalisés en conservant le droit de respecter leurs coutumes comme tous les autres peuples et de pratiquer leur religion comme les autres croyants ; que ceux qui s’estiment Israéliens soient admis comme tels, étrangers résidant dans leurs républiques soviéti­ ques respectives parmi tant d’autres étrangers, libres de regagner leur patrie s’ils le désirent vraiment, et sans obligation, ni pression... La seconde raison qui a incité les parias de Vienne à émigrer semble être qu’ils ont été poussés à sous-estimer la valeur de leur patrie russe par une propagande occidentale dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle semble périmée. Ils l’entendaient constamment décrier par des informateurs eux-mêmes mal renseignés. Et il y a de sérieux motifs de le comprendre. C’est bien parce que l’U.R.S.S. constitue un immense pays, d’une grande variété, et que les vicissitudes de l’histoire l’ont conduite à s’isoler, qu’il reste très difficile d’apprendre ce qui s’y passe. Et comme l’organisation socialiste paraît sans rapport avec rien de connu, il reste problématique d’interpréter ce qu’on peut en apprendre. 202

Il est bien naturel par ailleurs que l’éclairage des faits relatifs à la question juive reste tout spécialement imprégné de réactions émotionnelles... Les experts européens des questions soviétiques ont pris l’habitude de collationner les moindres petits faits qui filtrent jusqu’à eux, au détriment de leur vision d’ensemble. Ils se sont en particulier accoutumés à accorder une attention extrême et sans réserve aux déclarations des intellectuels « dissidents », oubliant que leur condition n’est pas forcément représentative de celle des masses soviétiques, et que leurs mésaventures rend obligatoirement leurs propos, sinon sujets à cau­ tion, tout au moins méritant une analyse critique ou un décryptage. Dans ces conditions, l’image de la réalité soviétique reflétée par la presse occidentale n’est pas forcément fidèle. Elle risque de ne plus servir qu’à étayer des positions partisanes. Il revient évidemment aux journalistes occidentaux d’exprimer ce qu’ils croient vrai selon leur conscience. Il paraît en première analyse nécessaire de replacer davan­ tage chaque fait dans son contexte global. Que les cas de discrimination manifestes restent dénoncés en Union soviétique comme dans tous les autres nombreux pays où s’observent des conduites racistes, soit ; mais que toute sanction individuelle cesse d’être automatiquement pré­ sentée comme signe d’antisémitisme, simplement parce qu’elle s’exerce contre des Juifs — ce qui équivaut à encourager un paradoxal racisme à rebours. *** Ensuite, si les parias de Vienne ont un jour opté pour Israël, c’est qu’ils pensaient y trouver une terre hospita­ lière. Il est caractéristique à cet égard que, lorsqu’elles sont 203

débarrassées de toute propagande sommaire, les explica­ tions russes et israéliennes se recoupent parfaitement. L’ambassadeur d ’Israël en Autriche a pu remarquer par exemple : « Les Juifs qui viennent d’U.R.S.S. ont rêvé d’un paradis ; mais Israël n’est pas un paradis ; c’est un pays comme les autres ! » Et le journaliste soviétique (proche des milieux du K.G.B.) Victor Louis a confirmé de son côté : « La plupart des Juifs d’U.R.S.S. qui veulent émigrer en Israël voient ce pays à travers des lunettes trop roses... » Puisqu’ils se trouvent être d’accord sur ce point, ne reculons pas devant la facilité de les renvoyer dos à dos : que les uns montrent donc sans fard leur réalité ; mais que les autres ne s’opposent plus à laisser découvrir celle-ci. C’est probablement la propagande sioniste qui est la première « coupable » de cette surestimation, par les parias de Vienne, du bonheur de vivre en Israël. Ces derniers l’ont entendue pendant des années vanter emphatiquement les charmes d’Israël, sans la moindre référence à des difficultés pourtant inéluctables. Et il y a de sérieux motifs à cela. La nation hébraïque, dispersée et persécutée en tant que telle depuis des millénaires, repose avant tout sur des concepts mystiques comme ceux d’ « alliance » avec Dieu, de « peuple élu » et de « terre promise » qui signifient très schém atiquem ent que les juifs ont convenu avec leur dieu d’une mission, laquelle confère à leur peuple davantage de devoirs mais pas plus de droits qu’aux autres, sinon le bénéfice d’un asile et d’une protection purement spirituels. Il est bien naturel que ces notions complexes de théologie soient traduites en termes historiques plus immédiatement accessibles par les abusives exégèses des juifs peu pratiquants de la « diaspora ». 204

La « diaspora » juive, sentimentalement attachée à une entreprise dont elle reste physiquement éloignée, (ce qui développe en elle un sentiment de culpabilité diffus et confus), tend à devenir aussi peu logiquement « inconditionnelle » envers le foyer national juif, que l’étaient les communistes français envers Staline ou les gaullistes vis-à-vis du « général »... Les vrais pionniers du sionisme, ayant désespérément besoin du soutien de l’étranger et du renfort des immigrants pour que subsiste leur puissante réalisation, ont pris l’habitude de mobiliser tous les moyens pour sa défense. Mais cette attitude aboutit à cautionner et camoufler leurs erreurs politiques les plus graves ; elle conduit en particulier à attirer chez eux à grands frais des gens qui n’y resteront pas. On pourrait leur souhaiter — nous n’avons pas envie de les harceler à ce sujet — de revenir à une présentation plus exacte de leurs réalités. Ils sont seuls en droit d’exposer leur situation telle qu’ils la vivent. Mais il serait judicieux de révéler à leurs alliés et futurs citoyens toute l’étendue de leurs difficul­ tés non seulement économiques et financières, mais culturelles, sociales, voire militaires. Si l’on cherche une autre responsabilité dans ce fait que les parias de Vienne aient surestimé le bonheur de vivre en Israël, on trouvera peut-être la constante opposition des autorités soviétiques à leur libre circula­ tion. En cela encore, les plus honnêtes partisans de chaque camp se trouvent d’accord. Victor Louis, journa­ liste soviétique, a formulé la solution sous forme de boutade : — Que le gouvernement soviétique laisse sortir quel­ ques dizaines de milliers de touristes juifs et il fera l’économie du même nombre d’émigrants ! Son confrère le correspondant du New-York Times à 205

Moscou avait exprimé la même idée, lors de la confé­ rence de presse organisée en février 1976, sous forme de question posée à Boris Bravchtein : — Estimez-vous que les autres Juifs soviétiques doi­ vent obtenir la possibilité de voyager et de se convaincre ainsi de la situation en Israël ? Le moins que l’on puisse dire est qu’il aura fallu bien des périphrases et des circonlocutions embarrassées à l’ingénieur de Kiev pour déguiser sa réponse d’affirma­ tive en négative. Pour éviter d’être accusé de tronquer les citations, nous sommes obligés de prendre le risque d’en reproduire l’essentiel intégralement : « J ’ai vécu deux ans en Israël et, pendant cette période, j’ai eu de nombreuses rencontres et de nom­ breux contacts avec des immigrants d’Union soviétique ainsi qu’avec les autochtones. Soit dit en passant, avec ceux qui ont quitté leur patrie soviétique bien avant la période dont nous parlons. Ils ont vécu là-bas dix, quinze et même vingt ans. Pendant les deux années vécues en Israël, je n ’y ai jamais rencontré un seul homme, si nanti soit-il sur le plan matériel, qui m ’ait dit qu'il était heureux en Israël. Tous sont unanimes à dire que s’il y a une période heureuse dans leur vie, c’est celle de leur séjour en Union soviétique. Je ne pense pas qu’un touriste puisse faire une analyse lucide et profonde de tel ou tel pays, de tel ou tel régime, voilà pourquoi je ne suis pas certain que le tourisme de masse en Israël puisse donner aux person­ nes qui y feront un bref séjour la possibilité d ’y voir clair en tout. » Bien sûr, c’est nous qui soulignons les passages dont il ressort que l’orateur n’était « pas certain » (mais pouvait néanmoins croire) que le tourisme permettait « une analyse lucide et profonde » pour « y voir clair en tout » (à propos d’un phénomène dont il soutient par ailleurs qu’il saute aux yeux). 206

Les dirigeants soviétiques ne peuvent, dans leur esprit, ouvrir leurs frontières aux Juifs désorientés par l’afflux d’informations venues d’Occident, sans craindre de déclencher une ruée dommageable pour leur prestige et leur économie. Bien plus, ils ne peuvent accorder ce droit aux seuls Juifs tout en continuant de le refuser aux autres peuples, sans faire preuve de discrimination « raciale ». Mais ils accréditent du même coup les critiques les plus sévères des propagandes sionistes et occidentales. La meilleure solution serait alors, pour les Soviétiques, d’ouvrir leurs frontières à tout le monde... Ainsi tous leurs ressortissants pourraient se faire une idée personnelle de l’Occident. Et ceux qui voudraient revenir en Union soviétique — nous savons désormais que ces désirs peuvent exister — pourraient considérer avec réalisme cette possibilité... *** D ’autre part, si les parias de Vienne ont finalement quitté Israël, c’est qu’à l’expérience il leur est apparu de sérieuses raisons de le faire. Ils n’y avaient pas trouvé, comme on le leur avait laissé espérer, « le meilleur des paradis sionistes possibles »... A cela également, il y avait des causes simples. L’Etat d’Israël, précisément parce qu’il ne résulte que d’une aventure mystique millénaire, parce qu’il est assiégé par des voisins puissants, ne forme qu’un minus­ cule pays, composé d’une mosaïque de citoyens d’origi­ nes géographiques très diverses, qu’il est particulière­ ment ardu de faire vivre en parfaite harmonie. Il est bien normal qu’il n’ait pu intégrer du jour au lendemain un considérable contingent d’immigrants soviétiques. Ses dirigeants ont cédé à la facilité en cherchant à puiser principalement dans l’énorme réservoir humain 207

que constitue l’Union soviétique. Mais ils ont du même coup négligé l’énorme problème d’intégration qui leur reste à résoudre. D’où la nécessité, pour les autorités d’Israël, d’envisager une révision efficace de leur politique de la population : c’est en tout cas ce que nous pensons. Ces autorités restent naturellement seules juges des meilleures mesures à prendre. Mais il paraît nécessaire qu’elles améliorent les conditions d’accueil et d’intégra­ tion des immigrants soviétiques ; qu’elles ne fassent plus seulement appel à l’argent mais aux hommes des « dias­ poras » d’Europe et d’Amérique ; qu’elles reconquièrent en priorité leurs nombreux ressortissants qui partent s’installer à l’étranger; qu’elles assurent à tous équita­ blement une société plus prospère et plus fraternelle — parce que plus pacifique... *

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Par ailleurs, si les parias de Vienne ont souhaité après réflexion retourner en Union soviétique, c’est qu’ils ont trouvé, en comparaison, de solides motifs d’agir ainsi. Il leur est apparu que leurs conditions de vie en Russie, tant matérielles que morales, n’étaient nullement épou­ vantables. Et il existe encore bien des raisons de le comprendre... L’U.R.S.S., reconnaissons-le, est finalement parve­ nue à produire du beurre et plus seulement des canons. Si une partie de son élite intellectuelle y demeure vivement frustrée, par l’esprit, l’immense majorité de son prolétariat y jouit désormais d’un niveau de vie apparemment décent. Bien plus, la lenteur même de son développement économique semble y avoir permis un développement social progressif et pas forcément désharmonieux. Ce 208

pays a trouvé sinon la recette du moins une voie vers l’amélioration de cette mystérieuse « qualité de la vie » que revendiquent nos « écologistes ». Les dirigeants soviétiques ont-ils proposé à leurs dirigés un peu de ce « bonheur en plus » tant cherché ? Cette part de vérité n’est pas tellement plaisante pour nous. Mais en pleine crise de notre propre « civilisa­ tion » nous n’avons aucun intérêt à nous la dissimuler. Soulager nos consciences en dénonçant les tares du régime soviétique reste trop aisé et ne doit pas empêcher des jugements rudes sur notre société occidentale et sa réalité. C’est à nous seuls de réfléchir, là-dessus. Mais les idées reçues qu’il est nécessaire de réexaminer paraissent claires : avons-nous tellement bien réussi à construire notre propre société ? Sommes-nous si bien placés pour critiquer celles des autres ? ** * Enfin, si les parias de Vienne restent à Vienne contre leur gré, c’est que leur malheur sert tant d’intérêts, qu’il s’est forgé autour de lui une scandaleuse conspiration du silence. Les Occidentaux pourraient mettre à profit cette occasion supplémentaire de dénoncer les entraves oppo­ sées par les Soviétiques à la libre circulation des person­ nes : mais il leur faudrait admettre du même coup cette preuve flagrante que leurs régimes ne semblent pas forcément les meilleurs à tout le monde. Les Soviétiques pourraient saisir au vol cette rare opportunité de montrer l’infériorité du capitalisme en général et du sionisme en particulier; mais il leur faudrait accepter du même coup de montrer aux Juifs qui Souhaitent partir que leur voyage n’est pas sans retour. 209

Ce n’est pas par hasard que l’une des plaquettes que nous avons citées contient une interview de Boris Choumiline, vice-ministre de l’Intérieur de l'U.R.S.S. par un correspondant de Novosti. Il y rappelle que la circulation des Soviétiques est réglementée par l’arrêté n° 801 du Conseil des ministres de l’U.R.S.S. en date du 22 septembre 1970. Il y réaffirme que les dispositions de celui-ci sont entièrement conformes aux termes du Pacte international sur les droits civiques et politiques, adopté p a r l ’a ss e m b lé e g é n é r a le de l ’O .N .U . le 16 décembre 1966. Et les entraves opposées à cette liberté ? La mauvaise volonté de fait opposée à tant de Juifs ou non qui veulent s’en aller, comme le refus de fait opposé aux parias de Vienne ? Ces limitations découlent directement des dispositions de ce pacte, réplique par avance le ministre. Ecoutons-le les évoquer : — Il dit, en particulier, que le droit de l’homme à sortir de son pays pour s’installer définitivement dans un autre pays peut être limité dans les cas ayant trait à « la protection de la sécurité de l’Etat, de l’ordre social, de la santé ou de la morale de la population, ou bien pour protéger les droits et les libertés des autres ». Large brèche, en effet. Mais qui n’oppose aucune restriction d ’aucun ordre au simple tourisme. Quant aux parias de Vienne, qui peut soutenir qu’ils menacent les droits et les libertés des autres Soviétiques ? Qui oserait prétendre qu’ils risquent de porter atteinte à la santé ou à la morale de la population ? Peut-être y a-t-il des provocateurs et des agents secrets israéliens parmi eux, comme il y en a des Soviétiques chez ceux qui viennent de Russie. Mais tous ces malheu­ reux que nous avons rencontrés peuvent-ils pour ces raisons être maintenus à l’écart, comme des pestiférés? Je pose la question : risque-t-il de porter atteinte à 210

l’ordre social ou à la sécurité du puissant Etat soviétique, ce pauvre vieux Vladimir Fleshel, sans parents, sans amis, épuisé par une si longue route et qui supplie : — Q u’on me laisse seulement rentrer mourir chez moi...

A chevé d'imprimer en janvier 1979 sur presse C A M E R O N , dans les ateliers de la S.E.P.C. à Saint-Amand-Montrond (Cher)